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+The Project Gutenberg EBook of Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume
+7 / 7), by Paul Thureau-Dangin
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+
+Title: Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 7 / 7)
+
+Author: Paul Thureau-Dangin
+
+Release Date: January 19, 2014 [EBook #44710]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MONARCHIE DE JUILLET ***
+
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+
+Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
+the Online Distributed Proofreading Team at
+http://www.pgdp.net (This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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+
+
+
+ HISTOIRE
+ DE LA
+ MONARCHIE DE JUILLET
+
+
+ PAR
+ PAUL THUREAU-DANGIN
+
+
+ OUVRAGE COURONNÉ DEUX FOIS PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE
+ GRAND PRIX GOBERT, 1885 ET 1886
+
+
+ DEUXIÈME ÉDITION
+
+ TOME SEPTIÈME
+
+
+
+
+ PARIS
+ LIBRAIRIE PLON
+ E. PLON, NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
+ RUE GARANCIÈRE, 10
+
+ 1892
+
+ _Tous droits réservés_
+
+
+
+
+ HISTOIRE
+ DE LA
+ MONARCHIE DE JUILLET
+
+
+
+
+L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de
+traduction et de reproduction à l'étranger.
+
+Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la
+librairie) en avril 1892.
+
+
+
+
+DU MÊME AUTEUR:
+
+
+ =Royalistes et Républicains.= Essais historiques sur des
+ questions de politique contemporaine: I. _La Question de
+ Monarchie ou de République du 9 thermidor au 18 brumaire_; II.
+ _L'Extrême Droite et les Royalistes sous la Restauration_; III.
+ _Paris capitale sous la Révolution française_. _2e édition._ Un
+ volume in-18.
+
+ Prix 4 fr. »
+
+
+ =Le Parti libéral sous la Restauration.= _2e édition._ Un vol,
+ in-18.
+
+ Prix 4 fr. »
+
+
+ =L'Église et l'État sous la Monarchie de Juillet.= Un vol.
+ in-18.
+
+ Prix 4 fr. »
+
+
+ =Histoire de la Monarchie de Juillet.= Sept volumes in-8º.
+
+ Prix de chaque volume 8 fr. »
+
+
+(_Couronné deux fois par l'Académie française, GRAND PRIX GOBERT,
+1885 et 1886._)
+
+
+PARIS. TYPOGRAPHIE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.
+
+
+
+
+HISTOIRE
+
+DE LA
+
+MONARCHIE DE JUILLET
+
+
+
+
+LIVRE VII
+
+LA CHUTE DE LA MONARCHIE
+
+(1847-1848)
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+UNE SESSION MALHEUREUSE.
+
+(Mars-août 1847.)
+
+ I. Ébranlement de la majorité. Les conservateurs progressistes.
+ M. Duvergier de Hauranne et sa proposition de réforme
+ électorale. Elle est repoussée à une grande majorité. La
+ réforme parlementaire est écartée à une majorité moins
+ forte.--II. Le gouvernement avait-il raison de se refuser
+ absolument à toute réforme? Il est accusé d'un parti pris
+ d'immobilité. Le Roi est pour beaucoup dans cette immobilité.
+ Lassitude de M. Duchâtel. Il désire que le ministère cède
+ la place à d'autres.--III. Échecs infligés par la Chambre à
+ plusieurs ministres. On reconnaît la nécessité de remplacer
+ trois d'entre eux. Affaiblissement résultant de cette crise
+ partielle.--IV. La mauvaise récolte. Désordres amenés par
+ la crainte de la disette. Embarras monétaires. Trouble jeté
+ dans les affaires de chemins de fer. Contre-coup sur les
+ finances de l'État. Conséquences politiques de ce malaise
+ économique.--V. Projet de M. de Salvandy sur l'enseignement
+ secondaire. Son avortement. M. de Montalembert et M. Guizot à
+ la Chambre des pairs.--VI. L'apologétique révolutionnaire. Les
+ histoires de MM. Louis Blanc et Michelet. Les _Girondins_ de
+ Lamartine. État d'esprit de l'auteur. Caractère du livre. Effet
+ produit par sa publication.--VII. La campagne de corruption.
+ Premières révélations sur l'affaire Cubières. Dénonciations
+ de M. de Girardin et débats qui en résultent. Vote des
+ «satisfaits».--VIII. Mise en accusation de MM. Teste, Cubières,
+ Pellapra et Parmentier. Le procès. M. Teste convaincu de son
+ crime. Condamnation.--IX. Effet produit dans le public par le
+ procès Teste. M. Guizot s'explique, à la Chambre des pairs, sur
+ l'accusation de corruption.--X. La session finit tristement.
+ Gémissement des amis du cabinet. Cause et caractère du mal.
+
+
+I
+
+La discussion de l'adresse, au début de la session de 1847,
+avait été, pour le ministère, l'occasion d'un éclatant succès.
+Non seulement il était sorti pleinement vainqueur du débat sur
+les mariages espagnols, mais un amendement blâmant sa politique
+intérieure avait été repoussé par 243 voix contre 130, et l'ensemble
+de l'adresse adopté par 248 voix contre 84. Depuis 1830, aucun
+ministère ne s'était vu à la tête d'une majorité aussi forte. M.
+Guizot, qui, pendant tant d'années et à travers tant de vicissitudes,
+avait travaillé à constituer cette majorité, se flattait d'avoir
+enfin atteint son but. Au lendemain même de l'adresse, il écrivait à
+l'un de ses ambassadeurs: «Le parti conservateur existe réellement
+dans les Chambres, dans les collèges électoraux, dans le pays. Il
+repose sur des intérêts puissants, sur les intérêts des positions
+faites dans notre société actuelle et qui n'aspirent qu'à se
+consolider; sur des convictions réfléchies, car ces intérêts ont
+compris que notre politique seule peut les consolider; sur des
+passions vives et publiques, suscitées par les luttes que cette
+politique soutient depuis seize ans. Le parti conservateur est donc
+et devient chaque jour davantage un parti d'action et de gouvernement
+qui fait ses propres affaires et soutient sa propre politique,
+attaché à cette politique par amour-propre comme par intérêt[1].»
+
+[Note 1: Lettre à M. de Flahault, du 24 février 1847. (_Documents
+inédits._)]
+
+À peine M. Guizot avait-il eu le temps de se féliciter de ces
+résultats qu'un incident se produisait, bien de nature à faire
+douter de l'existence ou tout au moins de la solidité de sa majorité.
+Le 22 mars 1847, la Chambre avait à élire un vice-président: il
+s'agissait de remplacer M. Hébert qui venait d'être appelé aux
+fonctions de garde des sceaux, vacantes par la mort de M. Martin du
+Nord. Le candidat du ministère était M. Duprat. Après deux tours
+de scrutin dans lesquels une partie des voix conservatrices se
+détournèrent sur M. de Belleyme, M. Léon de Malleville, candidat de
+l'opposition, l'emporta par 179 voix contre 178. Adversaire acharné
+du cabinet, il s'était fait, à la tribune, une sorte de spécialité
+des accusations de corruption; plusieurs fois déjà, il avait eu à ce
+propos des prises avec M. Duchâtel; naguère, dans la discussion de
+l'adresse, il avait été l'un des trois signataires de l'amendement
+sur la politique intérieure, amendement repoussé à une forte majorité.
+
+Cette nomination inattendue souleva un cri de triomphe dans la
+gauche, tandis que les partisans du cabinet étaient dans une sorte
+de stupeur. Le dépit des amis personnels de M. de Belleyme était
+pour quelque chose dans ce soudain revirement; il ne suffisait pas à
+l'expliquer. Dans la majorité conservatrice, issue des élections de
+1846, la proportion des députés nouveaux était beaucoup plus grande
+que de coutume; plusieurs, parmi eux, jeunes, ambitieux, n'avaient
+nul goût à venir prendre rang à la queue des anciens, comme des
+conscrits incorporés dans une armée déjà organisée; loin de se faire
+solidaires de tous les partis pris, de tous les ressentiments, de
+toutes les responsabilités de l'ancienne politique conservatrice,
+ils rêvaient de la modifier, de lui imprimer leur marque, de lui
+donner quelque chose de plus entreprenant, de plus novateur. Ils
+s'appelaient eux-mêmes des «conservateurs progressistes». L'un
+d'eux, le marquis de Castellane, avait annoncé, dès la discussion
+de l'adresse, l'entrée en scène de «la fraction plus jeune du
+parti conservateur», qui, disait-il, «apportait la fidélité des
+anciens combattants, sans la passion des anciennes luttes», et il
+la montrait, se faisant un «devoir» de réclamer des «réformes». Ce
+que seraient ces réformes, les «progressistes» ne le savaient pas
+bien encore; pour le moment, ils voulaient surtout faire comprendre
+au gouvernement la nécessité de compter avec eux. Une élection de
+vice-président, qui n'engageait qu'une question de personne, leur
+avait paru une occasion favorable pour donner un avertissement de ce
+genre. Aussi bien l'entrée dans le cabinet de M. Hébert, qui, comme
+député et procureur général, personnifiait l'ancienne politique
+en ce qu'elle avait de plus résistant[2], n'était pas plus pour
+satisfaire leurs velléités novatrices, que le mot d'ordre donné par
+le ministère, dans une élection de vice-président, ne convenait à
+leurs prétentions d'indépendance.
+
+[Note 2: Sur les circonstances dans lesquelles M. Hébert avait été
+nommé procureur général, voir plus haut, t. V, p. 12.]
+
+Cette attitude d'une partie de la majorité était d'autant plus
+remarquée, que la même dissidence se manifestait, beaucoup plus
+tranchée, hors du Parlement. La _Presse_ était depuis longtemps
+l'un des organes, sinon les plus considérés, du moins les plus
+répandus et les plus bruyants du parti conservateur; avec le
+_Journal des Débats_, qu'elle jalousait, elle faisait émulation
+de zèle ministériel, d'ardeur agressive contre l'opposition. Au
+commencement de 1847, le propriétaire de ce journal, M. Émile de
+Girardin, s'étant vu refuser par le gouvernement certaines faveurs,
+notamment un titre de pair pour le général de Girardin dont il
+passait pour être le fils naturel, la _Presse_ devint peu à peu
+maussade, menaçante, ouvertement hostile. Son grief apparent était
+la résistance du cabinet aux réformes, principalement aux réformes
+économiques. Dès qu'elle entrevit dans la majorité des ferments de
+scission, elle s'appliqua à les développer, à les envenimer, se
+faisant le champion des dissidents, dépassant souvent de beaucoup
+leur pensée, mais, par ce moyen, se flattant de les compromettre et
+de les entraîner. Sans doute, le rédacteur en chef de la _Presse_
+n'avait pas grande autorité morale; chacun devinait les dessous de
+son évolution, et quand le _Journal des Débats_ voulait mortifier et
+intimider les conservateurs en velléité d'indépendance, il affectait
+de croire que M. de Girardin était leur chef. Mais ce n'en était
+pas moins un polémiste actif, plein de ressources, en possession
+d'un instrument puissant de publicité, ayant l'oreille d'une partie
+de la bourgeoisie et, à tous ces titres, capable de faire beaucoup
+de mal à ceux qu'il attaquait. Le cabinet avait déjà assez peu de
+défenseurs parmi les journaux, pour qu'il ne fût pas indifférent
+d'en voir passer un au camp adverse. Contre toutes les feuilles de
+centre gauche, de gauche, de droite royaliste, il n'avait plus guère
+à son service que le _Journal des Débats_, qui, malgré sa rédaction
+et sa clientèle d'élite, ne pouvait faire tête, seul, à toute une
+armée. Les statisticiens évaluaient à vingt mille le chiffre des
+abonnés de la presse ministérielle, contre cent cinquante mille
+qu'ils attribuaient à la presse opposante[3]. Une telle inégalité
+était un danger grave, surtout dans une société où les révolutions
+avaient détruit ou amoindri plusieurs des forces traditionnelles qui
+servent d'ordinaire de point d'appui aux gouvernements. L'existence
+d'une majorité parlementaire, issue d'un suffrage restreint, n'était
+pas une compensation suffisante, et d'ailleurs qu'arriverait-il, si,
+comme l'élection de M. de Malleville pouvait le faire craindre, cette
+majorité venait à être ébranlée?
+
+[Note 3: C'est le chiffre que répétera M. de Forcade en 1849.]
+
+Le gouvernement devait être impatient de savoir exactement quelle
+était l'étendue de cet ébranlement. Y avait-il dislocation
+définitive, formation d'un nouveau tiers parti, ou n'était-ce qu'un
+accident passager et réparable? Une occasion s'offrait à lui de
+mettre les conservateurs à l'épreuve: immédiatement après l'élection
+de son vice-président, la Chambre avait à discuter un projet de
+réforme électorale.
+
+Trop de bruit devait se faire, avant peu, autour de cette réforme,
+pour qu'il n'importe pas d'en rappeler les antécédents et d'indiquer
+ce qui la mettait dès lors plus en vue. On n'a pas oublié comment,
+en 1840, sous le ministère de M. Thiers, les radicaux avaient tenté,
+sans grand succès, il est vrai, de faire de l'agitation autour de la
+réforme électorale[4]. Sous le ministère du 29 octobre, à la veille
+des élections générales de 1842, la question fut reprise, cette fois
+non plus seulement par les radicaux, mais au nom de tous les groupes
+de gauche; une proposition déposée par M. Ducos, appuyée par MM.
+Dufaure et de Lamartine, combattue par M. Guizot, fut écartée à 41
+voix de majorité[5]. Pendant la législature suivante, de 1842 à 1846,
+à peine trouve-t-on à signaler, en 1845, la proposition faite par un
+député d'autorité fort médiocre, M. Crémieux; elle fut rejetée après
+un débat sans importance. Dans la session de 1846, aux approches de
+nouvelles élections générales, c'eût été le moment de poursuivre
+une telle réforme, si on l'avait crue mûre; mais l'opposition était
+alors absorbée par d'autres questions, notamment par la politique
+étrangère; se croyant, chaque jour, sur le point de détacher une
+partie de la majorité ministérielle, elle ne songeait pas à se
+plaindre du mode de suffrage qui lui laissait de telles espérances.
+Tout changea avec les élections de 1846. En face d'une majorité
+ministérielle de plus de cent voix, ne croyant plus avoir rien à
+attendre de la Chambre, les adversaires du cabinet s'en prirent au
+système électoral qui venait de leur être si défavorable. À les
+entendre, s'ils avaient été battus, ce n'était pas que l'opinion
+leur fût contraire, c'était que le mode de scrutin ne permettait
+pas à l'opinion de se manifester librement et sincèrement. Ainsi se
+trouvèrent-ils conduits, moins par une impulsion venue du pays, que
+par le dépit de leur impuissance parlementaire, à attribuer à la
+question de la réforme électorale une importance qu'elle n'avait pas
+encore eue.
+
+[Note 4: Voir plus haut, t. IV, ch. II, § IX.]
+
+[Note 5: Voir plus haut, t. V, ch. I, § IX.]
+
+Dès le mois d'août 1846, dans une réunion du centre gauche, M.
+Thiers, jusqu'alors mal disposé pour cette réforme, et qui plus
+d'une fois avait laissé voir qu'elle était, à ses yeux, une
+niaiserie, et une niaiserie dangereuse, se prononça ouvertement
+pour que la question fût soulevée; il offrit même, aux acclamations
+des assistants, agréablement surpris, d'en prendre l'initiative.
+M. Duvergier de Hauranne, chargé de l'aider dans l'élaboration du
+projet, y travailla activement pendant les vacances parlementaires;
+aux approches de la session de 1847, il était en mesure de
+communiquer aux chefs de la gauche et du centre gauche les résultats
+de cette étude préliminaire. Mais, pendant ce temps, M. Thiers,
+ayant cru trouver dans les mariages espagnols un terrain d'attaque
+qu'il jugeait plus favorable et qui convenait mieux à ses habitudes,
+avait été repris de ses répugnances contre la réforme électorale. Il
+trouva à redire à tout ce qui était proposé; à peine admettait-il
+l'augmentation du nombre des députés; d'accroître le nombre des
+électeurs, il ne voulait pas entendre parler. On lui répondit de
+la gauche et du centre gauche que la proposition était annoncée,
+attendue, et que l'abandonner serait abdiquer aux mains du cabinet.
+Plusieurs des opposants, d'ailleurs, ne jugeaient pas que les
+mariages espagnols offrissent un moyen d'attaque bien avantageux,
+et ils tenaient beaucoup à ne pas mettre tout leur enjeu sur cette
+unique carte. Demeuré seul de son avis, M. Thiers ne put le faire
+prévaloir; il en conçut une vive humeur contre ses alliés, qu'il
+ne ménagea pas dans ses propos. Naturellement, il ne fallait plus
+compter sur lui pour présenter le projet. M. Duvergier de Hauranne
+s'en chargea à sa place et se donna à cette tâche, avec son
+ardeur accoutumée. Dès le milieu de janvier 1847, il publiait une
+longue brochure, presque un livre, sous ce titre: _De la Réforme
+parlementaire et de la Réforme électorale_. Il ne se bornait pas
+à y traiter la question spéciale, dans tous ses détails, avec une
+netteté incisive. Craignant qu'elle ne suffit pas à échauffer le
+public, il avait soin de la rattacher à un grief plus général,
+celui qui avait servi à faire la révolution de 1830 et la coalition
+de 1839: il dénonçait les entreprises du «pouvoir personnel». «Le
+gouvernement représentatif est en péril, s'écriait-il au commencement
+de sa brochure; ce n'est point, comme en 1830, la violence qui le
+menace, c'est la corruption qui le mine.» Dans toute la suite de
+son écrit, il en revenait toujours à accuser le pouvoir royal de
+détruire le pouvoir parlementaire et de faire prévaloir «toutes les
+idées, toutes les habitudes des gouvernements despotiques». «Reste
+à savoir, ajoutait-il, s'il convient à la France de se prosterner,
+en 1847, devant le principe qu'elle a vaincu en 1830.» Sans doute il
+reconnaissait qu'on ne pouvait toucher à ces redoutables questions,
+sans provoquer des «frémissements et des colères»; mais, à son avis,
+«il eût été lâche de s'en laisser effrayer ou troubler». La brochure
+de M. Duvergier de Hauranne fut un signal pour la presse opposante,
+qui, ainsi munie d'arguments, commença sur ce sujet une polémique
+assez vive. Enfin, le 6 mars, quand on crut l'opinion suffisamment
+préparée, le projet fut déposé: il comportait l'abaissement du
+cens à 100 francs et l'adjonction des «capacités», c'est-à-dire
+environ deux cent mille électeurs de plus; en outre, le nombre
+des députés était porté de quatre cent cinquante-neuf à cinq cent
+trente-huit. Le changement ainsi proposé était vraiment peu de
+chose, et il y avait une sorte de disproportion entre les arguments
+employés et les conclusions auxquelles on aboutissait. C'est qu'au
+fond, le centre gauche et même la gauche ne redoutaient pas moins
+que la majorité conservatrice une extension considérable du droit
+de suffrage. Quelques mois auparavant, M. Odilon Barrot, causant
+avec M. Cobden qui s'étonnait qu'on s'agitât tant pour demander
+si peu, déclarait que l'adjonction de deux cent mille électeurs
+lui suffirait largement: il ne jugeait pas la masse du peuple mûre
+pour exercer un droit de vote, et ne voyait de sécurité, pour le
+gouvernement constitutionnel, que dans un suffrage très restreint[6].
+Le gouvernement n'hésita pas à combattre le projet de M. Duvergier
+de Hauranne, comme il avait combattu les projets présentés
+précédemment sur le même sujet. Il essaya même d'écarter tout débat,
+en obtenant des bureaux qu'ils n'autorisassent pas «la lecture»
+de la proposition[7]. Il allait trop loin. Sur neuf bureaux, trois
+refusèrent de le suivre jusque-là: il n'en fallait pas plus pour que
+la question de prise en considération fût portée devant la Chambre.
+
+[Note 6: JOHN MORLEY, _The Life of Richard Cobden_, t. I, p. 417.]
+
+[Note 7: Le _Journal des Débats_ fit vivement campagne dans ce sens.
+«La proposition n'est pas sérieuse, déclarait-il. Toute la question
+est de savoir si la majorité se prêtera chrétiennement à entendre les
+injures qu'on veut lui dire. Nous ne croyons pas, quant à nous, qu'il
+soit nécessaire de pousser la mansuétude jusque-là.»]
+
+C'était cette discussion qui se trouvait à l'ordre du jour, le 23
+mars 1847, au lendemain de l'élection du vice-président. Le public
+l'attendait avec une curiosité anxieuse, non à cause du fond de la
+question, auquel, en dépit des efforts de l'opposition, il demeurait
+toujours assez indifférent, mais à raison du doute que la nomination
+de M. Léon de Malleville avait fait naître sur les dispositions de
+la majorité. À défaut de M. Thiers, dont le silence fut remarqué,
+de nombreux orateurs soutinrent la proposition, entre autres MM.
+Duvergier de Hauranne, Billault, de Beaumont, Odilon Barrot. Ils
+alléguèrent les vices du système électoral, l'étroitesse de sa base,
+ses injustes exclusions, ses inégalités déraisonnables, la facilité
+qu'il offrait à la corruption; ils montrèrent cette corruption
+devenue générale et annulant de fait le gouvernement représentatif;
+enfin, ils reprochèrent au gouvernement sa stérilité, son inertie, et
+le mirent en demeure d'accomplir les progrès annoncés naguère par M.
+Guizot dans le discours de Lisieux. Suivant sa coutume, M. Duchâtel,
+dans sa réponse, développa de préférence les raisons pratiques: il
+insista sur ce que rien n'indiquait, dans le pays, un désir de cette
+réforme, et sur ce qu'une loi de ce genre ne pouvait être adoptée
+qu'à la veille d'élections générales. M. Guizot prit les choses de
+plus haut. Il exposa doctrinalement les avantages du système qui,
+au lieu de «placer le droit électoral dans le nombre», le plaçait
+dans la «capacité politique». Rencontrait-il, au cours de ses
+développements, le suffrage universel, il l'écartait avec un dédain
+superbe; à M. Garnier-Pagès, qui lui criait: «Son jour viendra», il
+répondait: «Il n'y a pas de jour pour le suffrage universel;... la
+question ne mérite pas que je me détourne, en ce moment, de celle qui
+nous occupe.» Plus loin, s'adressant à ceux qui l'accusaient de ne
+vouloir d'aucun progrès, il dissertait éloquemment sur les conditions
+du «vrai progrès, qui n'était pas seulement un changement»; il
+rappelait que, dans un régime de liberté «où toutes les idées,
+toutes les ambitions sont en mouvement, où l'on demande trop, où
+l'on veut avoir trop vite, où l'on pousse trop fort, la mission du
+gouvernement était de marcher lentement, mûrement, de maintenir, de
+contenir». Cet ordre d'idées le conduisait naturellement à s'occuper
+de ceux des conservateurs qui se disaient «progressistes». La grosse
+question du débat n'était-elle pas de savoir comment ils voteraient?
+De la gauche, on leur avait fait plus d'une invite. Les paroles que
+leur adressa M. Guizot furent moins une prière qu'une leçon, moins
+une caresse qu'une réprimande. Il railla ces députés qui «voulaient
+agir tout de suite, à l'entrée de cette législature, avant de la
+bien connaître, avant de bien connaître leurs collègues, avant de
+bien connaître le gouvernement près duquel ils agissaient, avant
+de se bien connaître peut-être eux-mêmes»; il leur rappela que,
+d'ordinaire, «les tiers partis ne tournaient pas à l'utilité du
+pays, à la considération et à la force de ceux qui les composaient»;
+puis il les mit en demeure, ou de «rester avec le gouvernement et de
+marcher avec lui», ou de «passer dans les rangs de l'opposition». Il
+professait, quant à lui, «qu'il valait mieux, pour le pays et pour le
+cabinet, maintenir fermement cette politique avec une majorité moins
+forte, que l'affaiblir pour conserver une majorité plus nombreuse».
+Ce langage était, par plus d'un côté, mortifiant pour ceux auxquels
+il était adressé, mais il leur en imposa. M. de Castellane, tout en
+se plaignant avec amertume de «l'espèce de défi» que le ministre
+avait porté à «certains membres», déclara que ses amis repousseraient
+la prise en considération. La réforme électorale fut écartée par 252
+voix contre 154. Jamais elle n'avait eu contre elle une aussi forte
+majorité.
+
+Le jour même où la Chambre se prononçait ainsi contre la réforme
+électorale, le 26 mars 1847, M. de Rémusat déposait une proposition
+de réforme parlementaire. C'était, pour le ministère, un second
+défilé à franchir, plus difficile que le précédent. La réforme
+parlementaire, qui tendait à exclure de la Chambre la plupart des
+fonctionnaires, n'avait pas été proposée moins de dix-sept fois
+depuis 1830; elle répondait à un mouvement d'opinion plus sérieux
+et à un besoin plus réel que la réforme électorale; on ne pouvait
+nier qu'il n'y eût là des abus qui, chaque jour, fournissaient
+davantage matière aux critiques de l'opposition[8]. La discussion
+sur la prise en considération s'ouvrit le 19 avril. M. de Rémusat
+défendit son projet avec habileté. À défaut de M. Guizot, qui garda
+le silence, M. Duchâtel et M. Hébert insistèrent, au nom du cabinet,
+sur l'impossibilité de voter, dès le début d'une législature, une
+proposition qui obligerait à de nouvelles élections, ou mettrait
+en suspicion une Chambre appelée à siéger encore pendant cinq
+ans. Les conservateurs progressistes allaient-ils être, dans ce
+débat, aussi dociles et aussi timides que dans l'autre? M. Billault
+s'efforça de piquer leur amour-propre par un mélange assez adroit de
+caresses et d'épigrammes. Sur cet appel direct, M. de Castellane,
+toujours disposé à se mettre en avant, prit la parole. «Tout le
+monde reconnaît, dit-il, qu'il y a quelque chose à faire, même M.
+le ministre de l'intérieur qui regarde la question comme une simple
+question de limites. Si c'est une question de limites, qu'on nous
+dise donc, à nous qui voulons sérieusement faire quelque chose, ce
+qu'on veut faire, quand et comment on le voudra!... Y a-t-il une
+époque précise de la législature actuelle où le ministère voudra
+faire quelque chose? Encore une fois, qu'il nous le dise!» Tous les
+yeux se tournèrent vers le banc des ministres: M. Guizot fit un
+geste négatif. «Le ministère me dit non, reprit M. de Castellane;
+je le savais d'avance, mais j'ai dû lui en faire la demande une
+dernière fois. Eh bien donc, le ministère repoussant toute réforme
+au fond, en principe, nous croyons, nous, qu'il y a opportunité à
+voter tout à l'heure la prise en considération de la proposition de
+M. de Rémusat.» Cette fois, la scission était ouverte. Au vote, le
+ministère n'en conserva pas moins la majorité; mais cette majorité
+fut assez notablement réduite: elle avait été de 98 voix sur la
+réforme électorale; elle ne fut plus que de 49.
+
+[Note 8: Voir ce qui a été déjà dit des arguments invoqués pour ou
+contre cette réforme, t. IV, ch. II, § VI.]
+
+Du côté du gouvernement, on affecta de ne pas s'émouvoir de cette
+diminution, et de voir là, pour la majorité, moins un affaiblissement
+qu'un débarras. Le _Journal des Débats_ disait, avec une ironie plus
+hautaine que prudente: «Les prétendus Christophe Colomb du parti
+conservateur, qui sont las de ce vieux monde et vont à la recherche
+du nouveau, ont librement donné cours à leur fantaisie; mais ils ont
+pu voir que le ministère et cette pauvre majorité arriérée étaient
+parfaitement en état de se passer d'eux... Puisqu'ils veulent courir
+les aventures, il faut espérer qu'ils en rapporteront quelque
+expérience. Il n'y a rien de tel que les voyages pour former la
+jeunesse.» Il ajoutait, quelques jours plus tard: «Qu'ils aillent
+dans l'opposition!... Nous ne leur reprocherons qu'une chose, c'est
+d'y aller trop tard. Ils auraient dû s'apercevoir plus tôt qu'il y a
+et qu'il y aura toujours un abîme entre le parti faiseur et le parti
+conservateur.» Ces derniers mots s'adressaient plus particulièrement
+à M. de Girardin, qui demandait, dans la _Presse_, que le pouvoir
+passât des _parleurs_ aux _hommes d'affaires_.
+
+
+II
+
+Les considérations par lesquelles les ministres avaient combattu la
+double réforme électorale et parlementaire, semblaient, par beaucoup
+de côtés, parfaitement raisonnables. Néanmoins, à voir comment les
+choses devaient tourner, on se prend à douter de l'opportunité de
+la résistance, si justifiée que celle-ci parût sur le moment. En ce
+qui touche notamment la présence des fonctionnaires dans la Chambre,
+qu'eût-on compromis en s'engageant à résoudre cette question avant
+la fin de la législature? C'eût été répondre au sentiment de la
+majorité elle-même; car, parmi les députés qui avaient repoussé par
+discipline la proposition de M. de Rémusat, la plupart n'hésitaient
+pas à reconnaître que, sur ce point, «il y avait quelque chose à
+faire[9]». Sans doute, il n'en était pas de même de l'extension
+du droit de suffrage, qui soulevait beaucoup plus d'objections,
+ne fût-ce que celle qui était tirée de l'indifférence manifeste
+du public. Toutefois, que penser de la valeur de cette dernière
+objection, quand on voit, dix mois après, l'état des esprits devenir
+tel que, de l'aveu du même M. Guizot, cette réforme ne pourra plus
+être évitée? Au lieu de s'exposer ainsi à la subir plus tard en
+vaincu, n'eût-il pas été plus habile de s'en saisir tout de suite,
+avant que les partis y eussent donné une importance factice, et de
+tenter de l'accomplir quand on pouvait encore la limiter, en rester
+le maître et en recueillir l'avantage? Dans ces conditions, le
+corps électoral n'aurait pas été gravement modifié, et puis, quels
+qu'eussent été les inconvénients d'une concession, ils auraient été
+difficilement comparables aux dangers que la résistance devait si
+rapidement faire naître.
+
+[Note 9: M. de Viel-Castel écrivait sur son journal intime, à la
+date du 25 avril 1847: «Lorsqu'on s'entretient en particulier
+avec les conservateurs les plus prononcés, à peine en trouve-t-on
+qui ne conviennent qu'il est urgent d'apporter une barrière à
+l'envahissement progressif des fonctions publiques par les députés.
+Seulement ils varient sur les mesures à prendre.» (_Documents
+inédits._)]
+
+Cependant, si le gouvernement se refusait absolument à entendre
+parler d'aucune des deux réformes, il aurait peut-être eu un moyen
+de les repousser sans trop de péril: c'eût été de mettre en avant
+quelque autre projet qui fît diversion aux manoeuvres des partis
+hostiles, occupât l'opinion, et amusât cette imagination populaire
+que le pouvoir, en France surtout, ne laisse jamais impunément
+sans aliment. La chose, il est vrai, était malaisée. On se butait
+au dilemme que j'ai déjà plusieurs fois indiqué: d'une part, il
+semblait nécessaire d'avoir égard à ce goût maladif du changement
+que nos révolutions avaient éveillé dans l'esprit public; d'autre
+part, ces mêmes révolutions avaient tant ébranlé la société, qu'on
+avait peine à imaginer un changement qui fût sans péril. Quelque
+difficile que fût ce problème, c'était la tâche du gouvernement de
+tenter de le résoudre. En 1847, moins qu'à toute autre époque, il
+pouvait s'y dérober: il se trouvait en face d'une Chambre nouvelle,
+et qui, comme telle, devait être particulièrement désireuse de
+faire du nouveau; il avait à contenter une majorité qui, se sentant
+assurée de sa prépondérance numérique, cessant d'avoir à combattre
+journellement pour son existence, n'était plus disposée à considérer
+sa besogne comme accomplie, quand elle avait repoussé les attaques
+et maintenu le _statu quo_. Ce que pourrait être l'oeuvre à laquelle
+elle rêvait d'attacher son nom, elle eût été fort embarrassée de le
+préciser; mais elle était toute prête à s'en prendre au ministère,
+s'il ne la lui faisait pas accomplir. _A priori_ même et par le
+seul fait de son grand âge, ce ministère vieux de plus de six ans
+était suspect, aux yeux de cette Chambre née d'hier, d'avoir trop le
+goût de l'immobilité et le besoin du repos. Un moment, au lendemain
+des élections du 1er août 1846, on avait pu croire que M. Guizot
+se rendait compte de ce que l'opinion attendait de lui; il avait
+paru comprendre que, si sa grande victoire électorale pouvait être
+interprétée comme une approbation du passé, elle lui créait pour
+l'avenir des devoirs nouveaux; que le programme de résistance un
+peu négative qui, depuis Casimir Périer, avait suffi aux jours de
+péril, ne suffisait plus dans la sécurité du succès; qu'il fallait
+rajeunir la vieille politique conservatrice. C'est alors que, le
+2 août 1846, en s'adressant à ses électeurs de Lisieux, il avait
+annoncé solennellement que, désormais, rassuré sur la paix extérieure
+et l'ordre intérieur, il serait en mesure de donner satisfaction
+au désir de mouvement et de réforme. «Toutes les politiques vous
+promettent le progrès, avait-il dit dans une phrase devenue aussitôt
+célèbre; la politique conservatrice seule vous le donnera[10].»
+Mais quelques semaines ne s'étaient pas écoulées que les mariages
+espagnols venaient donner une tout autre direction à sa pensée.
+L'affaire avait été tout de suite assez compliquée, avait exigé
+assez d'efforts pour absorber toute son attention. Convaincu que ce
+qui suffisait à l'occuper et à le satisfaire suffisait également à
+occuper et à satisfaire l'opinion, il n'avait plus jugé nécessaire
+de préparer d'autre objet à l'activité parlementaire de la nouvelle
+Chambre. C'est ainsi qu'au début de la session de 1847, en dehors
+des questions étrangères, aucun projet considérable et de nature à
+intéresser l'opinion ne s'était trouvé prêt à être déposé par le
+gouvernement.
+
+[Note 10: Voir plus haut, t. V, p. 29 et 30.]
+
+Cette abstention, à laquelle s'était ajouté bientôt le _veto_
+opposé par le ministère aux deux propositions de réforme, avait été
+interprétée comme un parti pris d'inaction. De là, dans la majorité,
+une surprise, une déception et bientôt un mécontentement, qui ne se
+manifestaient pas seulement par quelques défections, mais aussi par
+l'état d'esprit de ceux dont le vote n'avait pas failli. Au coeur
+même du parti conservateur, divers symptômes trahissaient le doute,
+l'esprit de critique, les tentations d'indiscipline, la lassitude
+des vieilles luttes, le désir vague de quelque chose de nouveau. Ces
+sentiments, qui éclataient sans ménagement dans les conversations de
+couloirs, arrivaient parfois jusqu'à la tribune. Tel fut un incident
+qui se produisit, le 27 avril 1847, au cours de la discussion des
+fonds secrets. L'auteur en fut un député, naguère ardent ministériel,
+M. Desmousseaux de Givré. Amené à se demander pourquoi la majorité
+de cent voix, issue des élections de 1846, paraissait sur le point
+de se diviser, il proclama que le mal venait de «l'inertie du
+gouvernement», et il montra les ministres répondant sur toutes les
+questions: «Rien, rien, rien!» Aussitôt répercutés, grossis par
+les journaux opposants, ces mots: _Rien, rien, rien!_ eurent un
+retentissement énorme. On affectait d'y voir le résumé exact de la
+situation. Jamais, quand il défendait le ministère, M. Desmousseaux
+de Givré n'avait ainsi occupé le public. La _Presse_ inscrivit les
+trois mots en tête de ses colonnes, à la place où naguère elle avait
+mis, comme épigraphe, la promesse de progrès faite par M. Guizot
+dans son discours de Lisieux. Le _Journal des Débats_ ne contribuait
+pas à calmer la polémique, quand il répliquait sur le même ton: «Le
+parti conservateur, à son tour, n'a que trois mots à répondre aux
+faiseurs utopistes: Rien, rien, rien! vous n'obtiendrez rien.»
+
+L'immobilité qu'on reprochait à la politique du gouvernement n'était
+pas imputable seulement au cabinet. Le Roi y avait plus de part
+encore, et souvent c'était lui qui l'imposait à ses ministres.
+Il avait alors soixante-quatorze ans. Son intelligence, bien que
+toujours supérieure, se ressentait du poids de l'âge. Cette charge,
+venant s'ajouter à celle d'un règne déjà long et toujours laborieux
+et difficile, avait amené chez lui quelque fatigue et quelque
+affaiblissement: de là, sa crainte du mouvement et du changement. Il
+tâchait de se persuader que la France, ayant, elle aussi, traversé
+beaucoup de vicissitudes, devait avoir le même goût. Il oubliait
+que le pays n'avait pas vieilli avec lui, qu'il se rajeunissait
+incessamment par l'avènement de générations nouvelles, oublieuses
+des déceptions passées, ouvertes aux espérances, aux illusions,
+impatientes d'agir à leur tour. Des malentendus de ce genre se
+produisent quelquefois entre vieillards et jeunes gens. En outre,
+Louis-Philippe était d'autant plus porté à écarter ou à ajourner les
+problèmes sociaux et politiques soulevés autour de lui, que moins
+que jamais il croyait possible d'y trouver une heureuse solution.
+Son expérience, en s'allongeant, avait encore accru la part de
+scepticisme et de désenchantement qui de tout temps s'était mêlée à
+sa sagesse. Ses propos, qu'il n'avait pas, on le sait, l'habitude
+de beaucoup mesurer, semblaient parfois d'un homme découragé qui se
+sentait lié à une tâche impossible. «Tenez, disait-il un jour à M.
+Guizot qui lui témoignait son habituel optimisme, je souhaite de
+tout mon coeur que vous ayez raison; mais ne vous y trompez pas:
+un gouvernement libéral en face des traditions absolutistes et
+de l'esprit révolutionnaire, c'est bien difficile; il y faut des
+conservateurs libéraux, et il ne s'en fait pas assez. Vous êtes les
+derniers des Romains.» Un autre jour, il s'écriait, en se prenant
+la tête dans les mains: «Quelle confusion! quel gâchis! Une machine
+toujours près de se détraquer! Dans quel triste temps nous avons
+été destinés à vivre[11]!» L'âge avait eu sur Louis-Philippe un
+autre effet: il augmentait chez lui, en même temps que la défiance
+des choses, la confiance en soi. Cette confiance, que lui avaient
+justement donnée tant de difficultés surmontées, menaçait de tourner
+en une obstination irritable et impérieuse qui tenait de la sénilité.
+Admettait-il quelqu'un à lui parler, il n'écoutait guère que ce
+qui rentrait dans ses idées; la contradiction l'impatientait sans
+l'avertir. Il oubliait que le premier avantage de l'irresponsabilité
+royale dans le régime constitutionnel est que le souverain peut,
+sans se diminuer, se prêter à des politiques diverses, gouverner
+avec des ministres de nuances opposées, et il menaçait, pour le cas
+où l'on prétendrait modifier ce que, depuis longtemps, il appelait
+assez imprudemment «son système», de se retirer au château d'Eu et
+de remettre le gouvernement à la régence. Ceux qui approchaient le
+Roi étaient péniblement surpris de voir qu'à la fin de 1846 et au
+commencement de 1847, il faisait souvent allusion à cette abdication
+possible. Le plus fâcheux était que ces boutades ne restaient pas
+renfermées dans les Tuileries, et qu'il en arrivait quelque écho
+dans les couloirs du palais Bourbon. Commentées sans bienveillance,
+elles n'augmentaient pas le crédit parlementaire du cabinet, qu'on
+semblait dès lors fondé à accuser d'être l'instrument trop docile du
+«pouvoir personnel». Et surtout elles compromettaient le souverain,
+le rendaient responsable d'une politique peu populaire, et, par
+l'éventualité même qu'elles faisaient entrevoir, accoutumaient les
+esprits à rêver d'autre chose que d'une simple crise ministérielle.
+
+[Note 11: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 91.]
+
+L'espèce d'inertie dont le gouvernement semblait alors si étrangement
+affecté avait encore une autre forme. Ce qui manquait à la majorité,
+ce n'était pas seulement la grande impulsion politique qu'il eût
+appartenu au Roi et à M. Guizot de donner, c'étaient aussi les soins
+de tous les jours. Cette partie de l'oeuvre ministérielle, la plus
+modeste, mais non la moins utile sous un régime parlementaire, avait
+été jusqu'alors accomplie avec beaucoup d'habileté par M. Duchâtel.
+Sans cesse attentif aux dispositions générales de la Chambre et aux
+dispositions particulières de chaque député, soigneux des hommes
+autant que des choses, le ministre de l'intérieur avait su faire,
+avec adresse et tact, sans dédain des petites précautions et des
+petits moyens, ce qui était nécessaire pour raffermir les fidélités
+douteuses, calmer les susceptibilités, désintéresser les ambitions,
+prévenir les caprices, maintenir l'harmonie et la discipline. Le tour
+pratique et la netteté judicieuse de son esprit, la sûreté de son
+commerce, la facilité de son abord, la distinction de ses manières,
+et jusqu'au prestige de sa grande fortune, tout chez lui convenait
+à ce rôle. Telle avait été son action qu'aux yeux de plusieurs,
+l'armée ministérielle lui appartenait plus qu'à M. Guizot. Après
+les élections de 1846, en face d'une majorité accrue d'éléments si
+divers, il était plus nécessaire encore que M. Duchâtel continuât
+son travail: on l'avait entendu dire alors: «Nous avons cent
+conservateurs nouveaux; il nous faudra trois mois pour les former.»
+Et cependant, quand arriva la session de 1847, il ne se montra pas
+pressé de s'occuper de cette «formation». Une sorte d'indolence,
+qui était du reste le fond de sa nature, semblait avoir remplacé sa
+vigilance et son activité d'autrefois. À peine le voyait-on à la
+Chambre, et, coup sur coup, il prit des congés pour cause de maladie.
+
+Sa maladie était réelle et se manifestait par des accès de fièvre
+répétés. Mais n'y avait-il pas là aussi une fatigue plus politique
+encore que physique, et comme une velléité de distinguer sa fortune
+personnelle de celle du cabinet? On l'a beaucoup dit alors. On
+prétendait que M. Duchâtel, gêné de l'impopularité et jaloux de
+la prépondérance de M. Guizot, méditait de le supplanter et de
+former, sans lui, un autre ministère conservateur, moins provocant
+dans l'ordre des doctrines, quoique aussi rassurant pour les
+intérêts; plus terne, mais plus solide, faisant en même temps moins
+de bruit oratoire et plus d'affaires. Qu'autour du ministre de
+l'intérieur on ait caressé quelque rêve de ce genre, c'est possible
+et même probable; que le ministre personnellement se soit arrêté
+à un semblable projet, rien ne le prouve. Il est à remarquer, au
+contraire, que le principal intéressé, M. Guizot, a rendu après coup
+un hommage éclatant à la fidélité de son collègue[12]. Seulement,
+ce qui est incontestable, c'est que, depuis quelque temps, M.
+Duchâtel estimait que le ministère, usé par sa durée même, ferait
+bien de céder la place à des hommes nouveaux. Déjà, à la veille de
+la session de 1845, on avait vu poindre chez lui cette idée[13].
+Il y était revenu depuis, notamment à la fin de 1846, sous le coup
+d'un vif mécontentement personnel: pour cause ou sous prétexte
+d'urgence, la décision relative au mariage du duc de Montpensier
+avait été prise entre le Roi, la Reine et M. Guizot, sans consulter
+les autres membres du cabinet; fort blessé du procédé, M. Duchâtel
+en fut d'autant plus porté à voir d'un oeil peu favorable la
+décision ainsi prise[14]; pendant quelques jours, il fut à peu près
+résolu à porter au Roi sa démission, qui eût forcément entraîné la
+dislocation du cabinet tout entier; il y était poussé par des hommes
+considérables dont il suivait volontiers les avis, entre autres par
+le chancelier Pasquier, peu favorable, il est vrai, à M. Guizot; la
+réflexion le fit reculer: il ne voulut ni causer une telle joie à
+l'opposition, ni se faire soupçonner par les conservateurs d'obéir à
+une susceptibilité mesquine. Un peu plus tard, lors de l'élection de
+M. de Malleville comme vice-président, il laissa voir encore quelque
+velléité de retraite, sans y insister beaucoup. En somme, il restait
+à son poste, toujours correct et loyal, mais triste, inquiet, un peu
+boudeur, ayant peu de coeur à sa besogne, et guettant l'occasion
+d'une retraite toujours désirée.
+
+[Note 12: M. Guizot s'est exprimé en ces termes, sur la tombe de
+M. Duchâtel: «... En même temps qu'il faisait preuve de ces rares
+qualités de l'esprit, il déployait la grande qualité du caractère; il
+était un parfait homme d'honneur, dans l'acception la plus stricte
+et la plus élevée du mot, constamment fidèle à ses opinions, à sa
+cause, à ses amis, malgré les dissentiments particuliers qui naissent
+quelquefois, entre amis, dans la vie politique.»]
+
+[Note 13: Voir plus haut, t. V, p. 433, 434.]
+
+[Note 14: «C'est jouer gros jeu pour peu de chose, disait M. Duchâtel
+dans son intimité; c'est sacrifier à des satisfactions de famille
+et à un éclat apparent les sérieux intérêts du pays... Se brouiller
+avec l'Angleterre, à moins que l'honneur de la France ne le commande
+impérieusement, jamais il n'y faut consentir, et aujourd'hui moins
+que jamais. N'avons-nous pas assez de nos révolutionnaires, sans nous
+mettre encore sur les bras tous ceux qu'elle peut lancer dans toutes
+les parties du monde?» (Notice sur M. Duchâtel par M. Vitet.)]
+
+
+III
+
+La Chambre faillit faire payer cher au ministère la négligence dont
+il usait à son égard. Le cheval auquel on laisse la bride sur le cou
+a bien vite fait quelque sottise, même quand il n'est pas, de son
+naturel, rétif ou violent. Coup sur coup, plusieurs des ministres
+se trouvèrent mis en minorité dans les affaires de leur ressort
+particulier, et parfois d'une façon assez mortifiante. Visiblement,
+la majorité croyait pouvoir ne pas se gêner avec eux. Il lui était
+d'autant moins difficile de leur faire sentir sa mauvaise humeur,
+que, par l'effet d'une sorte d'indolence égoïste, les membres du
+cabinet semblaient déshabitués de se prêter mutuellement appui.
+Chacun d'eux se présentait séparément devant l'opposition, sans être
+secondé par ses pairs, ni couvert par son chef. Situation pleine de
+risques pour ceux qui manquaient d'adresse ou de prestige. M. Guizot
+ne vit d'abord, dans les mésaventures de ses collègues, que des
+accidents sans gravité: il lui semblait que les votes hostiles ne
+portaient que sur des questions spéciales, et que, dût-on regarder
+tel ou tel ministre comme assez grièvement atteint, il serait
+bien temps, après la session, d'examiner s'il convenait de le
+remplacer[15]. Mais cette sécurité ne dura pas. Vers la fin d'avril
+et dans les premiers jours de mai, divers symptômes révélèrent, tout
+d'un coup, que le cabinet entier avait été blessé et dangereusement
+blessé par les coups frappés sur plusieurs de ses membres.
+
+[Note 15: M. Génie, chef de cabinet de M. Guizot, écrivait, quelques
+jours plus tard, à M. de Jarnac: «On savait bien qu'il y avait eu
+quelques échecs personnels; que tout le monde ne s'en était pas
+relevé; que deux, ou trois, ou quatre membres du cabinet étaient
+blessés; mais on se faisait illusion sur la gravité des atteintes, et
+l'on croyait qu'il serait possible de traverser la session sans le
+modifier.» (Lettre du 13 mai 1847, _Documents inédits_.)]
+
+M. Guizot, sentant un peu tardivement que le mal était dû en grande
+partie à ce qu'il s'était tenu personnellement en dehors des débats,
+saisit, le 6 mai, une occasion de se montrer à la tribune. M.
+Billault venait, à propos des crédits supplémentaires, d'attaquer
+l'ensemble de la politique extérieure. Avec une maîtrise supérieure
+et un succès incontesté, M. Guizot passa en revue toutes les affaires
+où notre diplomatie avait alors à agir. Il ne voulut pas terminer
+son discours sans faire allusion aux difficultés parlementaires du
+moment. Il reconnaissait que, «dans une Chambre nouvelle, il pouvait
+y avoir, entre une majorité et un cabinet au fond d'accord, des
+malentendus, des méprises et des embarras»; mais il se refusait à
+voir là rien de grave et de profond. «Je pense, ajouta-t-il, que
+ce n'est pas sur des embarras momentanés, sur des tentatives plus
+ou moins habilement concertées ou voilées, qu'une scission se fait
+entre une majorité et un gouvernement. Pour le compte du cabinet,
+je n'hésite pas à dire qu'il ne voit, dans les convictions de la
+majorité, rien qui contrarie les siennes. Si la majorité pensait
+autrement à l'égard du cabinet, elle est parfaitement la maîtresse
+de le lui témoigner, et il s'en apercevra sur-le-champ.» La majorité
+applaudit. Le lendemain, l'un des collaborateurs de M. Guizot au
+ministère des affaires étrangères, M. Désages, écrivait à M. de
+Jarnac, notre chargé d'affaires à Londres. «Le ministre a eu hier,
+à la Chambre, un immense succès. Ce succès a raffermi bon nombre
+d'esprits un peu ébranlés. On a reconnu bien vite que la situation,
+toute la situation appartenait encore à M. Guizot et n'appartenait
+qu'à lui[16].»
+
+[Note 16: Lettre du 6 mai 1847. (_Documents inédits._)]
+
+M. Désages se faisait illusion sur l'effet du discours. Si grand
+qu'eût été le succès oratoire de M. Guizot, il ne suffisait pas à
+raffermir le cabinet tout entier. Bien au contraire, les lézardes
+inquiétantes qui s'étaient produites dans l'édifice ministériel
+s'élargissaient avec une telle rapidité que c'était à se demander
+si un effondrement n'était pas imminent. Il n'y avait plus une
+minute à perdre pour aviser. Les conservateurs éclairés se rendaient
+compte que, pour échapper à une crise totale, force était de prendre
+les devants et d'opérer spontanément un remaniement partiel. Deux
+jours après le discours de M. Guizot, le 7 mai, le duc de Broglie,
+écrivant à son fils, lui exposait comment l'«imprévoyance», le
+«discrédit moral», la «nullité» de tel ou tel ministre rendaient
+«une recomposition du ministère inévitable». «Ce qui l'a rendu plus
+inévitable encore, ajoutait-il, c'est l'indolence du ministère en
+général, quand il s'est vu à la tête d'une majorité de cent voix, et
+la fantaisie de cette majorité qui, pour se divertir, s'est amusée à
+déchiqueter, pièce à pièce, le ministère dans ses conversations, et
+à procurer à trois ou quatre de ses membres des échecs consécutifs
+sur quelques points de détail. Quoi qu'il en soit des causes, la
+majorité est, en ce moment, en pleine dissolution, et le ministère,
+par contre-coup, sans qu'il y ait, pour cela, la moindre raison, je
+ne dis pas suffisante, mais le moindre prétexte. Il faut recomposer
+le ministère et, par lui, la majorité[17].»
+
+[Note 17: _Documents inédits._]
+
+Une fois convaincus du péril dont ils ne s'étaient pas d'abord
+doutés, le Roi et M. Guizot n'hésitèrent pas, pour alléger la nef
+qui menaçait ainsi de sombrer en mer calme, à jeter par-dessus
+bord les trois ministres qui paraissaient le plus compromis, celui
+des finances, M. Lacave-Laplagne, celui de la guerre, le général
+Moline Saint-Yon, et celui de la marine, l'amiral de Mackau: les
+deux derniers consentirent à donner leur démission; le premier,
+réfractaire au rôle de bouc émissaire, dut être destitué. Le plus
+grave en cette affaire ne fut peut-être pas l'obligation où l'on
+s'était trouvé subitement de sacrifier une partie des ministres;
+ce fut la difficulté qu'on éprouva à les remplacer. Leur succession
+fut offerte à divers personnages parlementaires qui la déclinèrent:
+si bien que M. Guizot, comprenant la nécessité d'en finir très
+vite, s'adressa à des fonctionnaires dévoués qui n'étaient même
+pas à Paris, et imposa, par télégraphe, à leur dévouement,
+l'acceptation des portefeuilles vacants. Tout put être ainsi conclu
+en quarante-huit heures. Le 10 mai, le _Moniteur_ annonça que M.
+Jayr, préfet de Lyon, était nommé ministre des travaux publics, en
+remplacement de M. Dumon, qui devenait ministre des finances; que le
+général Trézel, commandant la division militaire de Nantes, était
+appelé au ministère de la guerre, et M. de Montebello, ambassadeur
+à Naples, au ministère de la marine. Tous trois étaient pairs de
+France. Le premier, qui avait fait sa carrière dans l'administration
+préfectorale, était un administrateur habile; le second, soldat brave
+et intègre, très estimé pour ses vertus et son caractère, avait eu
+peu de bonheur dans sa vie militaire; c'est lui qui commandait lors
+du désastre de la Macta; le troisième, fils aîné du maréchal Lannes,
+avait occupé des postes diplomatiques secondaires, sans y trouver
+l'occasion d'un rôle considérable; il avait détenu en outre, pendant
+quelques jours, le portefeuille des affaires étrangères, dans le
+ministère provisoire et incolore constitué le 31 mars 1839, à la
+suite de la coalition. Aucun d'eux n'avait d'importance parlementaire
+ni de signification politique bien déterminée.
+
+C'était une solution, mais une solution peu brillante. M. de
+Viel-Castel notait dans son journal intime, à la date du 11 mai:
+«Le sentiment de l'affaiblissement moral du cabinet, par suite
+de la modification qu'il vient d'éprouver et des incidents qui
+l'avaient précédée, est universel[18].» Deux jours plus tard, M.
+Génie, chef du cabinet de M. Guizot, écrivait à M. de Jarnac:
+«Le ministère, qui comptera bientôt sept années de durée, était
+remarquable en ce qu'aucune scission n'avait éclaté dans son sein;
+les remplacements qui ont eu lieu depuis 1842 avaient des causes
+connues et inévitables: les uns étaient morts; les autres étaient
+notoirement dans un état grave de maladie[19]. Ici, rien de tout
+cela; le vent de la Chambre des députés emporte trois ministres; les
+ministres restants l'ont senti, l'ont vu et ont cédé... La majorité
+conservatrice s'est émue, inquiétée. La petite fraction de cette
+majorité qui, depuis six mois, cherche à prendre de l'importance,
+a considéré ce résultat comme un succès, mais comme un succès
+insuffisant[20].» Ce n'était pas seulement dans l'intimité que les
+amis du cabinet constataient l'atteinte portée à son prestige. Le
+_Journal des Débats_ le déplorait publiquement, et ce lui était
+une occasion de faire l'examen de conscience du gouvernement. «Le
+ministère, disait-il le 12 mai, n'a pas déployé assez d'activité
+et de vigilance depuis la discussion de l'adresse. Il a cru que
+la majorité lui était acquise; il l'a pour ainsi dire abandonnée
+à elle-même... La Chambre n'a pas été gouvernée.» Quelques jours
+plus tard, on lisait dans la chronique politique de la _Revue des
+Deux Mondes_: «Un ministère qui, de l'aveu des représentants de
+l'opposition, était, il y a trois mois, maître incontesté du champ
+de bataille, a perdu, peu à peu, une partie des avantages de cette
+situation; il s'est trouvé un beau jour compromis, sérieusement
+menacé. Était-ce par quelque triomphe imprévu de l'opposition? Non;
+s'il a été harcelé d'une façon périlleuse, c'est par ses propres
+amis; c'est d'eux qu'il a reçu des atteintes et des blessures.»
+
+[Note 18: _Documents inédits._]
+
+[Note 19: Voici, en effet, quelles avaient été les modifications
+ministérielles depuis le 29 octobre 1840: M. Lacave-Laplagne avait
+remplacé, en 1842, M. Humann, décédé; en 1843, l'amiral Roussin avait
+remplacé l'amiral Duperré, qui se retirait pour cause de santé; il
+avait lui-même, au bout de quelques mois, cédé la place à l'amiral de
+Mackau; dans la même année, une question toute personnelle, nullement
+politique, avait fait remplacer M. Teste par M. Dumon; en 1845, M.
+Villemain, malade, avait été remplacé par M. de Salvandy, et le
+maréchal Soult, fatigué, avait remis le portefeuille de la guerre
+au général Moline de Saint-Yon. Enfin, au commencement de 1847, M.
+Hébert avait remplacé M. Martin du Nord, décédé.]
+
+[Note 20: Lettre du 13 mai 1847. (_Documents inédits._)]
+
+Tels paraissaient être l'ébranlement et le malaise laissés par
+cette crise partielle, que l'opposition crut le moment favorable
+pour tenter de la transformer en une crise totale. Le 14 mai, M.
+Odilon Barrot interpella le ministère sur les modifications qui
+venaient d'être apportées à sa composition. La gauche comptait
+sur les divisions de la majorité et, tout spécialement, sur le
+ressentiment de M. Lacave-Laplagne, qu'elle caressait maintenant,
+après l'avoir fort vilipendé tant qu'il était au pouvoir. On avait eu
+soin de préparer à l'avance, pour le cas de victoire, un ministère
+Molé-Dufaure. Tous ces calculs furent trompés. M. Guizot, prévenu par
+ses amis du trouble des esprits, fut prudent et habile; évitant les
+chausse-trapes où M. Barrot se flattait de le faire tomber, il ne dit
+rien qui pût blesser les ministres congédiés et fit surtout appel à
+l'union des conservateurs contre l'opposition. M. Lacave-Laplagne,
+de son côté, eut le bon goût et le bon sens de ne pas faire le jeu
+de la gauche; gardant une grande réserve sur ce qui le concernait,
+il engagea, lui aussi, la majorité à demeurer unie et protesta de sa
+fidélité conservatrice. Les néo-progressistes, qu'on avait dit être
+prêts à une levée de boucliers, se tinrent cois. Ainsi déçue dans
+toutes ses espérances, l'opposition fut réduite à battre en retraite
+assez piteusement. L'issue de ce débat rendit à M. Guizot sa sécurité
+un peu dédaigneuse, et, quelques jours après, il écrivait à M.
+Rossi, son ambassadeur à Rome: «Je ne vous dis rien de nos affaires
+intérieures. Point de danger réel; les embarras et les ennuis d'une
+Chambre nouvelle; les anciens un peu fatigués; les nouveaux pas
+encore dressés; des fantaisies peu profondes, mais très vaniteuses;
+des ambitions peu puissantes, mais très remuantes; l'alliance
+momentanée des chimères honnêtes et des prétentions intéressées[21].»
+
+[Note 21: Lettre du 28 mai 1847. (_Documents inédits._)]
+
+
+IV
+
+Quelque déplaisants que fussent les accrocs inattendus de la
+machine parlementaire, le pays s'en fût distrait et consolé
+assez facilement, s'il eût trouvé ailleurs des satisfactions
+d'un ordre plus positif. On sait que la politique l'intéressait
+beaucoup moins qu'autrefois, et que, de plus en plus, il paraissait
+surtout préoccupé de ses intérêts matériels. Il venait précisément
+de traverser une période de grande prospérité commerciale et
+industrielle[22]; il en avait joui, et ce n'avait pas été pour
+le ministère conservateur le moindre titre à la faveur publique
+que d'avoir présidé à un tel développement de richesse. Or voici
+qu'au commencement de 1847, cette prospérité faisait place à une
+crise économique, dont le public souffrait plus encore que de
+l'inconsistance de la majorité et de l'émiettement du cabinet.
+
+[Note 22: Cf. plus haut, t. VI, ch. II.]
+
+Cette crise avait pour cause première un accident dont le
+gouvernement ne pouvait être responsable; c'était la mauvaise récolte
+de 1846. On s'en ressentait d'autant plus que l'année 1845, ayant
+été médiocre, n'avait pas laissé d'excédents de grains. Le mal
+nous avait pris un peu à l'improviste. Un mois avant la moisson,
+on croyait à de beaux résultats; tout avait été compromis par la
+chaleur et la sécheresse excessives des dernières semaines. Les
+entraves de la législation douanière et l'imperfection des moyens
+de transport ne permettaient pas alors de parer aussi facilement
+et aussi promptement qu'on le fait aujourd'hui aux insuffisances
+de la production nationale. D'ailleurs, plusieurs des pays voisins
+de la France n'avaient pas été plus favorisés. Il se produisit
+donc, à la fin de 1846, un renchérissement des céréales qui alarma
+aussitôt le public. Les imaginations effrayées se voyaient déjà aux
+prises avec la disette. Le ministre du commerce, M. Cunin-Gridaine,
+mal informé par ses enquêtes administratives, crut d'abord à une
+panique non justifiée, et publia, le 16 novembre 1846, une circulaire
+aux préfets, destinée à rassurer les esprits. Mais l'optimisme
+ministériel ne pouvait prévaloir contre un fait trop réel: le blé
+manquait. Le gouvernement comprit, un peu tardivement, qu'il était
+en face d'un danger grave qui exigeait de promptes mesures. Une
+ordonnance royale autorisa l'admission en franchise des grains
+étrangers; les conseils municipaux furent invités à suspendre
+également les droits d'octroi; dans les ports, la police sanitaire
+reçut ordre de réduire notablement les quarantaines pour les
+bâtiments apportant du blé; le département de la guerre et celui
+de la marine décidèrent d'acheter toute leur consommation hors de
+France; les fourgons de l'artillerie furent employés à transporter
+dans l'intérieur du pays les provisions qui s'accumulaient sur les
+quais des ports. Ces remèdes étaient malheureusement insuffisants;
+d'ailleurs, il y avait eu du temps perdu; l'hiver était venu, rendant
+les charrois plus difficiles. Le prix de la farine montait toujours.
+Paris et, à son exemple, de nombreuses communes s'imposèrent de
+lourdes dépenses pour maintenir à un prix normal le pain consommé par
+les indigents. Sur plusieurs points, des chantiers et des ateliers
+furent ouverts par l'État et les municipalités, en vue de fournir
+du travail aux malheureux. La charité privée, comme toujours, fit
+plus encore que l'assistance officielle. Malgré tout, la misère
+était grande. Dans le centre de la France, elle se trouvait encore
+augmentée par suite des inondations extraordinaires qui avaient porté
+le ravage et la ruine sur les bords de la Loire et de ses affluents.
+Le chiffre inaccoutumé des retraits opérés dans les caisses d'épargne
+révélait la détresse des classes pauvres: il dépassait de plus de
+trente millions celui des versements. En même temps que les corps
+souffraient, les esprits se troublaient, les passions fermentaient.
+De graves désordres éclatèrent dans les départements de l'Ouest et
+du Centre. Des paysans et des ouvriers s'opposaient par la violence
+à la circulation des grains, pillaient les bateaux ou les voitures
+dans lesquels on les transportait, les greniers où on les conservait,
+envahissaient les marchés, et prétendaient forcer les propriétaires
+à vendre leur récolte à un certain prix. De véritables bandes de
+mendiants terrorisaient les fermes isolées. Sur plusieurs points, le
+sang coula; des scènes atroces eurent lieu dans l'Indre, à Buzançais
+et à Bélâbre, où plusieurs maisons furent saccagées et deux
+propriétaires massacrés. On eût dit qu'un vent de jacquerie soufflait
+sur la France. Le gouvernement se montra ferme. Il demanda des
+crédits pour augmenter l'effectif des divisions territoriales et être
+ainsi présent en force partout où des désordres pourraient éclater.
+Près de cinq cents individus, poursuivis devant les tribunaux, furent
+frappés de peines diverses. La cour d'assises de l'Indre, entre
+autres, prononça, à raison des faits de Buzançais et de Bélâbre,
+plusieurs condamnations aux travaux forcés et trois condamnations à
+mort, qui furent aussitôt exécutées. La presse radicale ne manqua pas
+de s'apitoyer sur les victimes de la justice bourgeoise. Sous le coup
+de cette répression sévère, le désordre matériel disparut, mais non
+sans laisser quelque malaise dans les esprits, irritation chez les
+uns, inquiétude chez les autres.
+
+Par un enchaînement fatal, la crise des subsistances avait amené une
+crise monétaire. L'encaisse métallique de la Banque de France était
+tombée de 252 millions à 80 et même bientôt à 57. Cette diminution
+vraiment inquiétante tenait principalement aux masses d'argent
+qu'il avait fallu sortir de France pour payer les blés achetés en
+Russie et ailleurs. Elle tenait aussi à ce que d'autres pays, non
+moins éprouvés par la disette, étaient venus chercher à Paris le
+métal précieux dont ils étaient à court. Un relèvement du taux de
+l'escompte semblait s'imposer. La Banque, désirant vivement l'éviter,
+essaya de plusieurs autres remèdes, par exemple d'achats de lingots à
+Londres; tous furent impuissants; l'encaisse baissait toujours. Dès
+lors, il n'était plus possible d'hésiter, et l'escompte fut porté à 5
+pour 100. Cette mesure produisit tout d'abord sur le marché un effet
+de gêne et d'inquiétude; les affaires en furent entravées, le crédit
+resserré; mais elle eut un bon résultat au point de vue monétaire; au
+15 mars, l'encaisse était remontée à 110 millions. À cette époque,
+il est vrai, la Banque recevait un secours fort inattendu dont j'ai
+déjà eu occasion de parler: 50 millions en numéraire lui étaient
+remis par le Czar, pour acheter des rentes françaises[23]. La France
+rentrait ainsi en possession de l'argent que nos importateurs de
+grains avaient récemment envoyé en Russie. Rien ne pouvait venir
+plus à propos pour l'aider à sortir de ses embarras monétaires. On
+comprend le calcul du Czar: il était le premier intéressé à nous
+mettre à même de continuer des achats dont son pays profitait, et
+il devait s'attendre que cet argent reprendrait bientôt le chemin
+d'Odessa.
+
+[Note 23: Sur cet incident et sur l'impression qu'il causa dans le
+monde politique, voir plus haut, t. VI, p. 329.]
+
+Le trouble jeté sur le marché se fit surtout sentir dans les affaires
+de chemins de fer, où, depuis quelques années, la spéculation était
+singulièrement surexcitée[24]. Plus on avait été aveugle dans ses
+engouements, plus on était prompt à la panique; plus on s'était
+engagé témérairement, plus la ruine menaçait d'être grande. On vit
+s'effondrer le cours des actions, non seulement de celles qui avaient
+été évidemment surfaites par l'agiotage, mais aussi de celles qui
+représentaient une valeur sérieuse. Les souscripteurs se refusaient
+à compléter leurs versements. Sur beaucoup de lignes, les travaux
+étaient interrompus ou allaient l'être. Si quelques compagnies, comme
+celle du chemin de fer du Nord, étaient de force à supporter cette
+bourrasque, plusieurs menaçaient de sombrer, notamment celles qui,
+dans l'affolement des dernières années, avaient consenti des rabais
+excessifs. À bout de ressources, elles imploraient de l'État un peu
+d'aide ou tout au moins une atténuation de leurs charges. Leur ruine
+eût gravement retardé et compromis la construction des chemins de
+fer; or, il n'y avait déjà eu que trop de temps perdu: en ce moment
+même, quand il s'agissait de transporter les grains dont on avait un
+besoin si urgent, la France voyait bien ce qu'il lui en coûtait de
+n'avoir pas encore un réseau ferré un peu complet; le gouvernement
+fut donc amené à faire voter une série de lois qui, sous diverses
+formes, portaient secours à plusieurs des compagnies en détresse.
+Avec ces expédients, on parvint, tant bien que mal, à écarter
+quelques-unes de leurs difficultés financières, mais sans les rendre
+florissantes: le temps seul devait effacer le discrédit moral que les
+déboires d'une spéculation imprudente faisaient peser sur ce genre
+d'affaires.
+
+[Note 24: Voir plus haut, t. VI, p. 32 à 36.]
+
+Tant de crises avaient nécessairement leur contre-coup sur les
+finances publiques. On se rappelle qu'à la fin de la session de
+1846, elles paraissaient en bon état: le ministère se félicitait
+de les avoir dégagées des embarras que lui avait légués le cabinet
+du 1er mars[25]. Quelques mois s'écoulent, et voici qu'à la suite
+de la mauvaise récolte, les embarras renaissent: le terrain qu'on
+croyait avoir gagné semble perdu. C'est d'abord l'équilibre du budget
+ordinaire, si laborieusement reconquis en 1844 et 1845, après quatre
+années de déficit, qui est de nouveau compromis. D'une part, les
+dépenses s'accroissaient des secours donnés aux populations éprouvées
+par la disette et les inondations, du prix beaucoup plus élevé dont
+il fallait payer l'alimentation des armées de terre et de mer, enfin
+des augmentations d'effectif jugées nécessaires pour maintenir
+partout l'ordre[26]. D'autre part, le rendement des impôts indirects,
+qui, depuis quelque temps, avait accusé une progression annuelle de
+24 millions en moyenne, faiblissait sous le coup du malaise général;
+sans doute, l'élan était tel que le ralentissement ne se faisait
+pas tout de suite sentir, et que le résultat total de 1846, malgré
+la crise des derniers mois, faisait encore ressortir, par rapport
+à 1845, une augmentation de 19 millions; mais, dans les premiers
+mois de 1847, le déchet était considérable: ce n'était pas seulement
+un arrêt; c'était un recul marqué. Accroissement des dépenses,
+diminution des recettes, il y avait là une double cause de déficit:
+ce déficit était pour le budget ordinaire de 1846, de 45 millions; il
+s'annonçait beaucoup plus fort pour 1847[27].
+
+[Note 25: Voir plus haut, t. VI, ch. II, § III.]
+
+[Note 26: Ces deux dernières causes élevèrent le budget de la guerre
+de 302 millions, qui était le chiffre de 1845, à 331 en 1846, et à
+349 en 1847, et le budget de la marine de 114 millions, chiffre de
+1845, à 130 en 1846 et 133 en 1847.]
+
+[Note 27: Le déficit du budget ordinaire de 1847 devait être de 109
+millions; il eût été plus fort encore, sans l'amélioration notable
+qui se produira dans la seconde moitié de l'année.]
+
+La crise n'avait pas une influence moins fâcheuse sur le budget
+extraordinaire. On sait quel avait été le système établi par la loi
+du 11 juin 1842, pour les dépenses de chemins de fer, et étendu
+depuis à beaucoup d'autres dépenses: prévues pour plus d'un milliard,
+effectuées pour environ 400 millions, ces dépenses avaient été
+laissées provisoirement à la charge de la dette flottante, jusqu'au
+jour où l'extinction des découverts budgétaires permettrait d'y
+appliquer les réserves de l'amortissement[28]. Au commencement de
+1846, on croyait ce moment arrivé: la liquidation du passé paraissait
+terminée; les découverts accumulés de 1840 à 1844 allaient être
+éteints et même laisser libre, sur les 77 millions composant les
+réserves de l'amortissement en 1846, une somme de 57 millions qui
+pourrait être affectée aux travaux publics. Mais, pour cela, il
+fallait que l'équilibre du budget ordinaire, rétabli en 1845, ne
+fût pas de nouveau détruit. Le retour du déficit faisait évanouir
+ces espérances, bouleversait ces calculs, et ajournait indéfiniment
+l'échéance où les réserves de l'amortissement seraient disponibles.
+Or, comme les grands travaux n'étaient pas, ne pouvaient pas être
+complètement interrompus,--on avait prévu de ce chef, en 1847, une
+dépense de 197 millions,--ils retombaient à la charge de la dette
+flottante, qui se trouvait notablement grossie: de 400 millions,
+chiffre qu'elle avait atteint en janvier 1846, elle s'élevait à 600
+millions et menaçait d'atteindre presque 700 millions à la fin de
+1847.
+
+[Note 28: Voir plus haut, t. VI, p. 44 et 45.]
+
+C'était beaucoup pour l'époque, d'autant que, par l'effet de la
+crise, les ressources qui alimentaient d'ordinaire cette dette
+flottante devenaient moins abondantes et moins faciles. Elles
+étaient de deux natures: les unes qui venaient spontanément au
+Trésor: avances des receveurs généraux, dépôts des communes et
+des établissements publics, portion non consolidée des fonds des
+caisses d'épargne; les autres que le Trésor, au contraire, allait
+chercher par l'émission des bons royaux. La première catégorie de
+ces ressources se trouvait notablement réduite par les retraits
+opérés dans les caisses d'épargne, par les dépenses que les communes
+s'imposaient pour abaisser le prix du pain et ouvrir des ateliers
+de charité, et en général par tous les besoins d'argent nés de la
+disette, des inondations et du mauvais état des affaires. Dès lors,
+force était de demander davantage à l'émission des bons du Trésor.
+Une loi du 20 juin 1847 autorisa le ministre des finances à porter
+cette émission de 210 à 275 millions. Mais, au moment où il fallait
+émettre un plus grand nombre de bons, ceux-ci, toujours par l'effet
+de la crise, se plaçaient plus difficilement; le crédit de l'État,
+sans être ébranlé, se ressentait des embarras du marché; dès le mois
+d'avril 1847, le ministre des finances était obligé d'élever à 5 pour
+100 l'intérêt des bons du Trésor; ce ne fut qu'au mois d'août suivant
+qu'il jugea possible de le ramener à 4 1/2. Tous ces faits mettaient
+davantage en lumière l'inconvénient d'une dette flottante trop
+considérable, et le gouvernement était amené à chercher les moyens de
+la réduire. Un seul s'offrait à lui: consolider une partie de cette
+dette, en la transformant en dette perpétuelle. Dans ce dessein, il
+se fit autoriser, par une loi du 8 août 1847, à contracter, quand
+il jugerait le moment favorable, un emprunt de 350 millions. On
+verra plus tard dans quelles conditions et dans quelle mesure les
+circonstances permettront de réaliser cet emprunt.
+
+Le ministère ne pouvait chercher à dissimuler cet état embarrassé des
+finances: plus d'une fois, au cours de la session, il s'en expliqua
+franchement, sans découragement, mais non sans mélancolie. Il avait
+soin d'en bien marquer l'origine accidentelle, de faire tout remonter
+à la mauvaise récolte et aux inondations. Les commissions du budget,
+de leur naturel un peu sévères et maussades, appuyèrent plus encore
+sur ce qu'elles appelaient «les tristes aspects» des exercices de
+1846 et de 1847; elles ne contestaient pas que les fléaux survenus
+à la fin de 1846 n'en fussent une des causes; mais, à leur avis,
+ce n'était pas la cause unique; il y avait aussi de la faute du
+gouvernement, qui, dans l'enivrement des années prospères, était
+allé trop vite, avait voulu tout faire à la fois, et qui avait eu
+le tort plus grave encore de ne pas prévoir les mauvais jours[29].
+Ce reproche contenait une part de vérité. Non sans doute qu'il
+eût été loisible au gouvernement de se soustraire à l'obligation,
+très lourde et très périlleuse en effet, de tout faire à la fois:
+ni l'exécution des chemins de fer, ni la conquête de l'Algérie
+n'eussent pu être retardées ou ralenties, sans qu'il en coûtât
+plus cher encore au pays; et si l'on y avait ajouté les dépenses
+militaires, suite de l'alerte de 1840, la faute n'en était pas au
+ministère du 29 octobre. Son tort était ailleurs: il consistait à
+avoir adopté, pour l'exécution des grands travaux, des combinaisons
+financières supposant la persistance d'un ciel sans nuage; on ne
+s'était pas assez précautionné contre les accidents possibles. Défaut
+de prévoyance qui, sans être la cause première et principale de la
+crise, avait contribué à la rendre, quand elle était survenue, plus
+sensible et plus troublante. Des finances moins engagées eussent
+mieux supporté le coup de la disette et des inondations.
+
+[Note 29: Voir les rapports de M. Bignon sur le budget des dépenses,
+et celui de M. Vuitry sur le budget des recettes, à la Chambre des
+députés. Voir aussi le rapport de M. d'Audiffret, à la Chambre des
+pairs.]
+
+On voit combien nombreuses et graves étaient, pour les fortunes
+privées et pour la fortune publique, les conséquences de la mauvaise
+récolte de 1846. Rarement un simple accident climatérique avait
+produit une telle succession de contrecoups. Le mal, d'ailleurs,
+n'était pas spécial à la France; il s'étendait à tous les pays où les
+blés avaient manqué. En Angleterre, il sévissait plus rudement encore
+que chez nous. Sous le coup d'une disette qui, en Irlande, prenait,
+suivant l'expression de lord John Russell, le caractère d'une «famine
+du treizième siècle», les finances du Royaume-Uni, très florissantes
+pendant les années précédentes, étaient devenues tout à coup fort
+embarrassées. De très gros déficit succédaient brusquement à de gros
+excédents. Le rendement des impôts baissait de 37 millions, pendant
+le premier trimestre de 1847. L'ébranlement du crédit faisait tomber
+les consolidés de 93 à 79 1/2. La Banque royale, effrayée du vide
+de ses caisses, hésitait à escompter les meilleurs papiers. Une
+véritable panique se produisait chez les actionnaires des compagnies
+de chemins de fer. Les faillites se multipliaient. Toutes les
+transactions étaient suspendues. En somme, le désordre économique
+semblait d'autant plus désastreux que le pays avait été surpris
+au milieu d'un mouvement d'affaires plus actif et plus compliqué,
+dans une fièvre de spéculation plus intense. La crise n'était pas
+seulement plus aiguë qu'en France, elle devait durer plus longtemps:
+au milieu de 1847, quand on voyait déjà chez nous les signes d'un
+retour de prospérité, le mal ne diminuait pas outre-Manche: bien au
+contraire, il menaçait de s'aggraver encore.
+
+La pensée des embarras plus grands de l'Angleterre ne suffisait pas
+à consoler le public français de ses propres déboires. Il demeurait
+surpris, inquiet, triste d'avoir vu se voiler si rapidement une
+prospérité dont il s'était fait une agréable et fructueuse habitude.
+L'opposition ne manquait pas d'exploiter cette humeur et tâchait
+de la tourner en grief contre le gouvernement. Naguère, quand les
+intérêts matériels avaient pleine satisfaction, elle avait imaginé
+de reprocher au cabinet d'en être trop préoccupé; maintenant qu'ils
+étaient en souffrance, elle l'accusait de les avoir compromis,
+et elle ne se trompait pas en croyant ce second moyen d'attaque
+plus efficace que le premier. Aussi avec quel entrain passionné
+s'appliquait-elle à rendre plus douloureux et plus irritants les
+malaises du pays! On eût dit que dans chaque symptôme fâcheux
+qu'elle pouvait enregistrer, elle voyait une bonne fortune. Le tort
+ainsi fait non seulement au ministère, mais à la monarchie, fut
+considérable: parmi les causes complexes de cette maladie de l'esprit
+public qui fut le prodrome de la révolution de Février et qui la
+rendit possible, il faut évidemment faire une certaine part à la
+crise économique, née de la mauvaise récolte de 1846.
+
+
+V
+
+Obligé, par la situation embarrassée des finances, d'ajourner
+certaines réformes économiques qui eussent, du moins au début,
+diminué les recettes du Trésor[30], le gouvernement aurait dû
+chercher, ce semble, à compenser cette immobilité forcée dans l'ordre
+des progrès matériels, par une activité plus féconde pour ce qui
+regardait le progrès moral. Une occasion s'offrait à lui: c'était la
+question toujours pendante de la liberté d'enseignement[31], question
+plus large que son étiquette; car, en réalité, elle renfermait le
+plus important des problèmes qui s'imposent aux hommes politiques du
+dix-neuvième siècle, celui du rapprochement à opérer entre l'État
+moderne et l'Église antique, entre la liberté et la foi. Un calme
+relatif s'était fait sur ce sujet, après les luttes si vives des
+années précédentes. Le moment paraissait venu de conclure une sorte
+de concordat, de pacifier définitivement les esprits par un nouvel
+édit de Nantes.
+
+[Note 30: Telles furent notamment la réforme postale et la réduction
+de l'impôt du sel, qui étaient vivement désirées par la Chambre.]
+
+[Note 31: Voir plus haut, t. V, ch. VIII.]
+
+Comme j'ai déjà eu plusieurs fois occasion de l'indiquer, M. Guizot
+personnellement comprenait l'importance de la liberté d'enseignement
+et était disposé à l'accorder. Il en avait pris l'engagement
+solennel, dans son discours du 31 janvier 1846[32]. Il n'était pas,
+du reste, sans s'apercevoir que, même au point de vue politique, le
+«parti catholique» commençait à devenir une force avec laquelle il
+fallait compter. Aux élections générales de 1846, M. de Montalembert,
+imitant la tactique par laquelle M. Cobden venait de faire triompher
+en Angleterre la liberté commerciale, avait donné comme mot d'ordre
+à ses amis de se tenir en dehors des questions débattues entre le
+ministère et l'opposition, et de porter l'appoint souvent décisif de
+leurs voix au candidat, quel qu'il fût, qui prendrait un engagement
+en faveur de la liberté d'enseignement. Sans doute, dans ce rôle
+tout nouveau pour eux, les catholiques s'étaient montrés novices,
+incertains, ignorants de leur force et de leur nombre. Toutefois,
+ils avaient contribué à l'échec de plusieurs de leurs adversaires,
+avaient fait triompher quelques-uns de leurs plus chauds amis,
+entre autres M. de Falloux, et, parmi les élus d'opinions diverses,
+ils en comptaient cent quarante-six qui s'étaient prononcés pour
+la liberté religieuse. Bien que, parmi ces promesses de candidats,
+toutes ne fussent pas également sincères et solides, c'était un grand
+changement par rapport à la Chambre précédente, où les intérêts
+religieux n'étaient pour ainsi dire pas représentés. Les catholiques
+ne s'endormirent pas sur ce succès relatif; ils lancèrent des
+pétitions qui, dès les premiers mois de 1847, réunissaient plus de
+cent mille signatures. Ainsi stimulé, le ministère ne pouvait se
+dérober. Le 12 avril 1847, M. de Salvandy déposa le projet promis.
+
+[Note 32: Voir plus haut, t. V, p. 578.]
+
+L'exposé des motifs n'était pas, comme celui de M. Villemain en 1844,
+un plaidoyer contre la liberté d'enseignement; tout au contraire,
+avec la pompe chaleureuse qui lui était habituelle, M. de Salvandy y
+proclamait le droit de la famille, condamnait le monopole, rendait
+hommage à l'action de la religion dans l'éducation et reconnaissait
+tout ce qu'avaient de légitime les préoccupations du clergé en
+semblable matière. Malheureusement, la loi elle-même ne répondait
+pas à ce préambule. Ses dispositions, bien que plus conciliantes que
+celles du projet de 1844, étaient beaucoup moins larges et libérales
+que le projet de 1836, chaque jour plus regretté par les catholiques.
+Si M. de Salvandy n'était pas aussi exigeant que M. Villemain pour
+les certificats et grades imposés à qui voulait enseigner, il l'était
+cependant assez pour que ces conditions équivalussent souvent à
+une interdiction. Si, pour certaines répressions, il substituait
+les tribunaux à l'Université, il donnait à celle-ci des droits
+considérables de surveillance, de direction et de juridiction sur
+les établissements libres, lui accordait jusqu'au pouvoir de désigner
+tous les livres de classe, et maintenait le certificat d'études.
+S'il posait le principe d'un grand conseil de l'instruction publique
+plus large que le conseil royal de l'Université, il faisait, dans ce
+conseil, une part dérisoire aux éléments non universitaires. Enfin,
+s'il n'obligeait plus les professeurs à déclarer eux-mêmes qu'ils ne
+faisaient point partie d'une congrégation religieuse, il maintenait
+contre les membres de ces congrégations l'interdiction d'enseigner.
+En même temps, il proposait sur l'instruction primaire une loi à
+laquelle on reprochait de diminuer les libertés concédées en 1833,
+et, à propos de projets préparés par lui sur l'enseignement du droit
+et de la médecine, il disait à ceux qui réclamaient la liberté de
+l'enseignement supérieur: «Le gouvernement n'est pas préparé au fait,
+et il nie le droit.»
+
+On était loin des espérances qu'avaient fait concevoir aux
+catholiques les sentiments personnels de M. de Salvandy et surtout le
+mémorable discours de M. Guizot. Aussi l'abbé Dupanloup, si disposé
+qu'il fût à la conciliation, publiait-il une critique nette et ferme,
+bien que toujours courtoise, du projet sur l'instruction secondaire.
+Le comité pour la défense de la liberté religieuse disait, dans
+une de ses circulaires: «Jamais l'attente publique n'a été plus
+complètement trompée. On nous avait promis la liberté, on ne nous en
+donne même pas le semblant... Cette loi ne peut ni ne doit satisfaire
+aucune opinion, pas plus les partisans du monopole que les amis de
+la liberté. Il n'est peut-être personne en France, excepté M. le
+comte de Salvandy lui-même, qui puisse voir là une bonne loi et une
+solution définitive.» Et la circulaire déclarait, en terminant, que
+«la lutte devait être reprise avec plus d'énergie que jamais». Le
+comité multiplia en effet ses appels, pour ramener l'armée catholique
+au combat. Son insistance même révélait qu'il rencontrait quelque
+inertie. Était-ce lassitude d'une lutte déjà bien longue pour des
+hommes dont le tempérament n'était pas militant? Était-ce difficulté
+de se remettre en train, après le désarroi que la mission de M. Rossi
+et l'intervention de la cour romaine avaient jeté, en 1845, parmi les
+catholiques? Était-ce certitude qu'avec les progrès déjà faits, le
+succès final n'était qu'une question de temps, et que, tôt ou tard,
+le gouvernement se déciderait de lui-même à faire le dernier pas?
+Était-ce répugnance à augmenter les embarras d'un ministère déjà
+affaibli, et dont la chute livrerait le pouvoir à M. Thiers, plus
+engagé que jamais avec les partis révolutionnaires? Toujours est-il
+qu'on ne parvenait pas à exciter un mouvement pareil à celui de 1844.
+Ce n'était pas seulement l'épiscopat, mais aussi une partie des
+laïques qui se tenaient à l'écart.
+
+Pour avoir mécontenté les catholiques, M. de Salvandy n'avait pas
+satisfait leurs adversaires. À peine le projet connu, le _Journal
+des Débats_, le _Constitutionnel_ et le _National_ ne l'attaquèrent
+pas moins que l'_Univers_. Ces hostilités se firent jour dans la
+Chambre. Le ministre s'y était cru d'abord sûr de la victoire: dans
+la nomination de la commission, il était parvenu à faire passer, sur
+neuf membres, sept ministériels, dont cinq fonctionnaires; mais,
+fidèle à l'esprit de son projet, il avait écarté ceux de ses amis
+qui étaient nettement partisans de la liberté d'enseignement. Dès
+lors, les commissaires se trouvèrent accessibles aux suggestions
+des ennemis du clergé: poussés d'un côté par M. Thiers, de l'autre
+par le _Journal des Débats_, qui, dans ces questions, appuyait
+presque toujours l'opposition, ils en vinrent à faire échec au
+ministre, modifièrent le projet dans un sens restrictif, et notamment
+rétablirent l'obligation pour tout professeur d'affirmer qu'il
+n'était pas membre d'une congrégation. Les travaux de la commission
+se résumèrent dans un rapport rédigé par M. Liadières et déposé le 24
+juillet. Ce rapport, tout imprégné de préoccupations voltairiennes,
+était sur plus d'un point la contradiction de l'exposé des motifs de
+M. de Salvandy. Aussitôt mis en pièces par M. de Montalembert, dans
+un écrit d'une ironie terrible, il ne devait pas être plus discuté
+que ne l'avait été celui de M. Thiers. Une fois encore, l'effort
+tenté pour résoudre le problème de la liberté d'enseignement
+aboutissait à un avortement.
+
+M. Guizot devait être le premier à en gémir. Dans les derniers
+jours de la session, à la Chambre des pairs, M. de Montalembert
+reprocha vivement au ministère d'avoir été, sur cette question,
+comme sur toutes les autres, impuissant à tenir ses promesses de
+réformes; puis, rappelant le malaise et le trouble des esprits, il
+s'écria, en s'adressant directement à M. Guizot: «Qu'y a-t-il de plus
+infirme dans ce pays? Vous l'avez proclamé avec plus d'éloquence
+que personne, avec une éloquence incomparable: c'est l'état des
+âmes; c'est elles qui ont besoin qu'on leur prêche le dévouement,
+le désintéressement, la pureté; c'est l'éducation morale de ce
+pays qui est, sinon à refaire, du moins à modifier et à épurer
+profondément. Et comment vous y prendrez-vous? C'est une banalité
+que de le dire, vous ne pouvez vous y prendre sérieusement que par
+cette forte discipline des âmes et des consciences qui se trouve
+dans la religion. Et comment fortifieriez-vous son action?... Par la
+liberté que nous garantissent et nous promettent la Charte, le bon
+sens et la raison; par la liberté du dévouement, du désintéressement
+et de la charité. Qu'avez-vous fait pour assurer cette liberté?
+Rien.» Et l'orateur demandait comment M. Guizot, avec ses doctrines
+personnelles, avec les exemples que lui donnaient alors les hommes
+d'État anglais, «s'était résigné à passer au pouvoir sans y laisser
+une seule trace de son dévouement à la liberté religieuse». La
+réponse du ministre eut un accent particulier. Plus que jamais on
+put entrevoir dans ses paroles comme un hommage à la cause défendue
+par son contradicteur et un regret d'être obligé, par situation,
+à la combattre. Il commença par «remercier M. de Montalembert
+du caractère de la lutte qu'il venait d'ouvrir». Bien loin de
+contester ce que l'orateur catholique avait dit sur la nécessité de
+développer la liberté et la foi religieuses: «Je pense comme lui,
+s'écria-t-il, que, pour toutes les maladies morales de la société,
+c'est le premier des remèdes et celui auquel le gouvernement doit
+avant tout son appui.» Il promit d'aider la liberté religieuse à
+conquérir ce qui lui manquait encore: s'il n'avait pas fait plus
+dans cet ordre d'idées, c'était parce qu'il avait dû tenir compte de
+préventions qu'il espérait bien voir disparaître un jour; puis il
+disait à M. de Montalembert, d'un ton qui n'était pas celui dont il
+combattait ses autres adversaires: «Vous méconnaissez bien souvent
+l'état et la pensée du pays... Si vous aviez le gouvernement entre
+les mains, si vous sentiez les difficultés contre lesquelles il faut
+lutter,--permettez-moi de vous le dire, vous êtes un homme sincère,
+un homme de courage,--eh bien! je suis convaincu que vous ne feriez
+ni plus ni autrement que les ministres qui siègent sur ces bancs;
+ou, si vous faisiez autrement, vous perdriez à l'instant même, ou
+vous compromettriez pour bien longtemps la cause et les intérêts
+qui vous sont chers. Le pays est susceptible et malade à cet égard,
+depuis plus longtemps et pour plus longtemps que vous ne croyez. Il
+y a un mal profond dans l'état du pays, au fond de ses idées sur
+la religion, sur les rapports de la religion avec la politique,
+de l'Église avec l'État... Encore une fois, prenez patience; ayez
+plus de confiance dans nos institutions, et dans la liberté, et
+dans le gouvernement, et dans le temps. Oui, il y a encore à faire
+pour ramener le pays à des idées plus justes, à des influences plus
+salutaires, à des influences qui pénètrent dans les âmes; cela se
+fera, avec la prudence que nous y apportons, avec le temps que nous y
+mettons.»
+
+Il y avait une part de vérité dans ce que disait M. Guizot: l'état
+d'esprit, non seulement de l'opposition, mais des conservateurs,
+était un obstacle sérieux à sa bonne volonté. M. de Montalembert,
+comme il arrive d'ordinaire aux opposants, ne tenait pas assez compte
+des difficultés que rencontrait le pouvoir. Mais il est certain aussi
+que le ministre eût pu montrer plus de résolution, de hardiesse,
+en un mot, gouverner davantage. S'il avait lu dans l'avenir, il en
+aurait compris la nécessité, non dans l'intérêt des catholiques, mais
+dans celui de la monarchie elle-même; car c'est à elle qu'allait
+manquer, pour s'honorer par cet acte de justice, le temps duquel le
+ministre attendait, avec une confiance fondée, le plein triomphe
+de la liberté religieuse. Quoi qu'il en soit, n'est-il pas évident
+qu'une cause ainsi combattue était une cause moralement victorieuse?
+De ces paroles ministérielles, qui sont comme les _novissima verba_
+du gouvernement de Juillet dans ces questions, ressortait un aveu
+solennel que le succès des idées défendues par M. de Montalembert
+était désirable et qu'il était certain dans un délai plus ou moins
+éloigné. Comment se produirait le dénouement, dès ce moment prévu?
+Par quels moyens triompherait-on des derniers obstacles? Combien
+faudrait-il de temps? Les politiques les plus clairvoyants eussent
+été embarrassés de le préciser. On voyait le but devant soi: mais
+les derniers détours de la route qui y conduisait échappaient aux
+regards. C'est le moment que choisit d'ordinaire la Providence pour
+intervenir, par des coups inattendus, brouillant tous les calculs
+humains, brusquant les transitions, mûrissant en quelques instants
+les solutions qui semblaient encore exiger de longues années.
+
+
+VI
+
+Tandis que le gouvernement ne réussissait pas à accomplir une
+réforme qui eût contribué à redresser les esprits et à relever les
+âmes, ses ennemis déployaient au contraire, dans tous les ordres
+d'idées, une activité malfaisante. Au commencement de 1847, des
+écrivains considérables, M. Louis Blanc, M. Michelet et surtout M.
+de Lamartine, publiaient, simultanément et avec grand fracas, des
+livres tendant à glorifier le drame sanglant de 1792 et de 1793[33].
+C'était un pas de plus dans la réhabilitation déjà commencée, sous la
+Restauration, par MM. Thiers et Mignet. Parmi les oeuvres historiques
+qui comptaient et qui se faisaient lire du grand public, rien n'avait
+encore été écrit d'aussi audacieusement révolutionnaire. Depuis
+lors, sans doute, d'autres ouvrages ont exalté les pires terroristes,
+mais ils n'ont eu ni le même retentissement, ni la même action;
+bien au contraire, les oeuvres les plus considérables publiées sur
+la Révolution, pendant le second Empire ou la troisième République,
+ont témoigné d'une réaction dont les livres de M. Quinet, de M. de
+Tocqueville et de M. Taine marquent en quelque sorte les étapes
+successives. On peut donc fixer aux premiers mois de 1847 l'apogée
+de ce que le feu duc de Broglie appelait «l'apologétique du régime
+révolutionnaire». Il semble qu'à cette date, les néo-girondins et
+les néo-montagnards aient été avertis par une sorte de mot d'ordre
+mystérieux, que le moment était venu de tenter un grand effort pour
+surprendre la conscience du public et s'emparer de son imagination.
+Survenant après des années de tranquillité, cet effort n'était pas le
+contre-coup de la révolution de la veille; c'était l'avant-coureur de
+la révolution du lendemain.
+
+[Note 33: Voir plus haut, t. V, ch. III, § II.]
+
+M. Louis Blanc et M. Michelet entrent d'abord en scène: ils font
+paraître le premier volume de leur _Histoire de la Révolution_,
+l'un le 6, l'autre le 13 février 1847; la suite devait venir
+ultérieurement[34]; mais ce début suffisait à révéler le caractère
+de l'oeuvre. On comprend qu'un tel sujet ait attiré M. Louis Blanc,
+qui, dès ses débuts, avait pris position comme journaliste radical,
+historien antimonarchiste et docteur en socialisme[35]. Quant à
+M. Michelet, l'espèce de vertige furieux où venait de le jeter sa
+campagne contre les Jésuites, le goût qu'il y avait contracté de la
+popularité mauvaise[36], ne lui laissaient plus la sérénité d'esprit
+nécessaire pour continuer régulièrement l'histoire de France,
+commencée par lui aux jours où il n'était qu'un savant tout occupé à
+fouiller le passé, un artiste appliqué à le faire revivre. De là,
+le parti subit et étrange qu'il prend, après avoir fini le règne de
+Louis XI, de sauter trois siècles et de passer tout de suite à la
+Révolution. Sur ce nouveau terrain, il pourra demeurer en contact
+avec les passions au milieu desquelles il a vécu depuis quelques
+années, et il retrouvera cet applaudissement de la foule dont sa
+vanité surexcitée ne sait plus se passer[37].
+
+[Note 34: Le second tome de M. Louis Blanc paraîtra le 31 octobre
+1847, et l'ouvrage, qui ne comprend pas moins de douze volumes, ne
+sera complet qu'en 1862. Le second tome de M. Michelet sera publié
+le 20 novembre 1847, et l'ensemble de l'ouvrage, comprenant sept
+volumes, sera terminé en 1853.]
+
+[Note 35: Cf. plus haut, t. VI, ch. III, § VI.]
+
+[Note 36: Cf. plus haut, t. V, ch. VIII, § VI.]
+
+[Note 37: On ne peut pas prendre au sérieux l'historiette rapportée
+par M. Michelet, en 1869, pour expliquer sa résolution. Il raconte
+que, visitant un jour la cathédrale de Reims, il avait vu, à
+l'extérieur de l'une des tours, une guirlande de suppliciés, tous
+hommes du peuple. «Je ne comprendrai pas les siècles monarchiques,
+s'écria-t-il à cette vue, si d'abord, avant tout, je n'établis en moi
+l'âme et la foi du peuple.» Et ce fut sous cette inspiration qu'il
+se décida soudainement à entreprendre l'histoire de la Révolution
+française.]
+
+Si les deux historiens se proposent d'exalter toute la Révolution,
+ils ont cependant des doctrines fort différentes et au fond ne
+s'entendent guère mieux que leurs héros respectifs, Robespierre et
+Danton. M. Louis Blanc commence par affirmer d'un ton superbe que
+«l'histoire de la Révolution n'a pas encore été écrite». Demeuré
+sophiste dogmatique et superficiel, habitué à plier les faits à
+ses théories arbitraires, il prétend tout résumer dans la lutte de
+la fraternité socialiste qui est le bien, contre l'individualisme
+bourgeois qui est le mal. La fraternité, qu'il fait remonter jusqu'à
+Jean Huss, Étienne Marcel et la Ligue, et dont le _Contrat social_
+de Rousseau a été l'Évangile, lui paraît personnifiée, pendant la
+Révolution, par les jacobins, les montagnards, le comité de salut
+public, et principalement par Saint-Just et Robespierre, apôtres et
+martyrs de ce principe; l'individualisme, dérivé de la Réforme et de
+Voltaire, est représenté par les constituants, les girondins et les
+dantonistes. Le 9 thermidor est la date lamentable, celle à laquelle
+a avorté la Révolution. Les crimes ne gênent pas M. Louis Blanc; il
+s'en tire par des phrases de rhéteur sur ces hommes «insensibles à la
+peur, supérieurs aux remords», qui, «par un dévouement sans exemple
+et sans égal, ont mis au nombre de leurs sacrifices leurs noms voués,
+s'il le faut, à une infamie éternelle»; il les loue d'avoir «épuisé
+l'épouvante, rendu la terreur impossible par son excès même», et
+se plaint de «l'ingrate pusillanimité» qui a fait «voiler leurs
+statues». Son idéal, c'est la dictature révolutionnaire et niveleuse.
+
+M. Michelet n'est pas de sang-froid quand il aborde l'histoire de
+cette Révolution qui est pour lui l'objet de tout amour, de tout
+culte, de toute foi, la source de toute lumière, le «soleil de
+justice», le «mystère de vie». N'attendez pas de lui, en semblable
+matière, la méthode, la critique, le calme de l'historien. Il ne
+se possède pas. Sa main est convulsive, son esprit en proie à une
+surexcitation fiévreuse. L'art même s'en ressent. Les divagations
+lyriques ou élégiaques abondent. À côté de pages merveilleuses où
+le drame populaire revit avec un éclat radieux ou terrible, des
+incohérences, des disproportions énormes, le tout au gré d'une
+fantaisie passionnée. Comme il vient d'être en lutte avec le clergé,
+il salue surtout dans la Révolution l'antichristianisme; entre
+toutes les haines qui bouillonnent dans ce livre, haines des rois,
+des riches, des bourgeois, des Anglais, celle qui domine de beaucoup
+est la haine des prêtres. À ses yeux, le héros de la Révolution, ce
+n'est pas tel ou tel homme, c'est la force collective, anonyme, qui
+a tout soulevé, tout brisé, et à laquelle il se plaît à donner le
+premier rôle. Il l'appelle le peuple, le peuple infaillible, dont
+il partage, au fur et à mesure des événements, les émotions, les
+troubles, les terreurs, les colères. Cette idée de l'infaillibilité
+du peuple lui fait légitimer toutes les violences, toutes les
+cruautés de la foule. L'émeute, d'ailleurs, le fascine: vient-elle
+à passer devant lui, il la suit en chantant la Marseillaise. Sur
+les crimes individuels, sa conscience semble d'abord garder un peu
+plus de liberté de jugement; mais, le plus souvent, ses velléités de
+réprobation finissent par s'évanouir devant la théorie des crimes
+nécessaires. Ne fait-il pas, d'ailleurs, d'étranges distinctions?
+S'il se prononce contre les jacobins, il se proclame montagnard; s'il
+n'aime pas Robespierre, il exalte Danton et réhabilite Chaumette. Et
+puis, à mesure qu'il avancera, il s'échauffera au feu des passions
+qu'il évoque, si bien qu'à la fin son inquiétude sera d'avoir été
+trop sévère pour «les hommes héroïques qui, en 93 et 94, soutinrent
+la Révolution défaillante», et que son récit du 9 thermidor sera tout
+à la gloire de Saint-Just et de Robespierre. Il s'attendrira sur les
+coeurs sensibles des terroristes, sur la bonté du cordonnier Simon
+envers Louis XVII. Par contre, tout est calculé pour supprimer la
+compassion à laquelle ont droit les victimes. L'historien omet ce qui
+les rendrait intéressantes, ou même les calomnie pour tâcher de les
+rendre odieuses. Ne parle-t-il pas avec amertume, en quelque endroit,
+de ce spectre de la pitié qui, sortant du fond de tant de tombeaux,
+s'élève contre le génie de la Révolution et lui barre le chemin? Son
+histoire est faite précisément pour chasser ce spectre.
+
+Si importants que fussent les livres de M. Louis Blanc et de
+M. Michelet, ils n'eussent eu à eux seuls qu'une action assez
+restreinte. Bien autre fut le retentissement de l'_Histoire
+des Girondins_ par M. de Lamartine: d'autant que celui-ci ne
+se borna pas, comme les deux précédents, à entrer en matière
+par la publication d'un premier volume, mais qu'il fit paraître
+coup sur coup, du 20 mars au 12 juin 1847, les huit tomes de son
+ouvrage. On n'a pas oublié sous l'empire de quels sentiments M.
+de Lamartine avait solennellement annoncé, en 1843, qu'il passait
+à l'opposition[38]. Depuis lors, il avait tourné les forces de
+son éloquence, sinon contre la monarchie dont il ne se déclarait
+pas encore l'adversaire, du moins contre «la politique du règne».
+Malgré l'éclat de sa parole, il ne rencontrait dans la gauche
+parlementaire, pas plus qu'il ne l'avait trouvée naguère au centre,
+l'occasion du rôle extraordinaire auquel aspirait son ambition
+à la fois immense et vague. Il demeurait un isolé[39]. S'il
+s'étonnait d'être ainsi méconnu, il ne doutait pas pour cela de sa
+destinée. Dès le 10 février 1843, il annonçait à un de ses amis
+qu'avant cinq ans il serait maître de la France. «Souvenez-vous-en,
+ajoutait-il, et moquez-vous de ceux qui se moquent de moi. Je ne
+suis rien, mais les situations, en politique comme à la guerre, sont
+toutes-puissantes. Or, j'ai l'oeil qui sait les voir de loin, et
+le pied qui ose hardiment s'y poser[40].» À défaut de l'importance
+qu'on lui refusait dans la Chambre et dans les partis classés, il
+se plaisait à regarder croître son prestige et son influence dans
+le pays même. «J'ai maintenant, écrivait-il, des forces extérieures
+au Parlement, toujours plus grandes et fanatiques. Je ne suffis
+pas aux audiences, aux adresses... Preuve que je touche la fibre
+où elle devient sensible[41].» Et plus tard: «Je ne suffis pas aux
+enthousiasmes[42].» Ce n'était pas là seulement ce que M. Doudan
+appelait alors «les effroyables explosions de vanité» de M. de
+Lamartine[43]. J'ai déjà eu occasion de noter que tout n'était pas
+illusion dans l'idée qu'il se faisait de sa popularité[44]. Quel
+était son but? Il ne le précisait pas: mais, évidemment, moins
+il trouvait de place pour lui dans le jeu régulier de la machine
+parlementaire, plus il rêvait de je ne sais quelle grande crise qui
+le porterait au sommet, en abaissant tous ceux qui ne prenaient pas
+maintenant au sérieux ses prétentions politiques. S'il se faisait
+encore quelque scrupule d'appeler ouvertement ce bouleversement, il
+se plaisait à le regarder venir[45]. «Je n'ai rien à faire qu'à
+attendre, écrivait-il à un ami, le 24 décembre 1846. Le Roi est
+fou; M. Guizot est une vanité enflée; M. Thiers, une girouette;
+l'opposition, une fille publique; la nation, un Géronte. Le mot
+de la comédie sera tragique pour beaucoup.» Il était, du reste,
+prêt à toutes les audaces, à toutes les témérités. «Il brûle de se
+compromettre», disait alors de lui M. Cousin[46].
+
+[Note 38: Voir t. V, chap. III, § III.]
+
+[Note 39: On trouve les aveux suivants, à toutes les pages de sa
+correspondance: «Je suis mal vu; on a peur de moi...--Le monde ne
+veut pas de moi...--Je n'ai pas un adhérent...--On ne veut pas de
+moi.» (Lettres du 2 février, du 14 juillet 1844; du 22 juin et du 29
+octobre 1845.)]
+
+[Note 40: Lettre du 10 février 1843.]
+
+[Note 41: Lettre de 1844.]
+
+[Note 42: Lettre d'avril 1846.]
+
+[Note 43: Lettre du 19 septembre 1845. (X. DOUDAN, _Mélanges et
+lettres_, t. II, p. 74.)]
+
+[Note 44: Un observateur clairvoyant et désintéressé, M.
+Sainte-Beuve, notait en 1846: «L'autorité de Lamartine, auprès des
+esprits réfléchis, n'a pas gagné dans ces dernières années; il n'a
+pas même acquis grand crédit au sein de la Chambre, malgré toute son
+éloquence; mais, au dehors et sur le grand public vague, son renom
+s'étend et règne de plus en plus; il le sait bien, il y vise, et bien
+souvent, quand il fait ses harangues à la Chambre, qui se montre
+distraite ou mécontente, ce n'est pas à elle qu'il s'adresse, c'est
+à la galerie, c'est aux gens qui demain le liront. _Je parle par la
+fenêtre_, dit-il expressivement.» (_Notes et Pensées, Causeries du
+lundi_, t. XI, p. 458.)]
+
+[Note 45: «Ce pays est mort, écrit-il le 7 juillet 1845; rien ne peut
+le galvaniser qu'une crise. Comme honnête homme, je la redoute; comme
+philosophe, je la désire.»]
+
+[Note 46: Voici en quelles circonstances fut tenu ce propos. Un
+libraire en quête d'un article sur Jésus-Christ, pour je ne sais
+quelle publication, était venu le demander à M. Cousin. Celui-ci
+refusa. L'éditeur se retirait désolé; il avait déjà descendu
+plusieurs marches de l'escalier, lorsque M. Cousin, se penchant
+sur la rampe, rappela l'éditeur et lui dit gaiement: «Allez voir
+Lamartine: il vous le fera; il brûle de se compromettre.» (_Souvenirs
+sur Lamartine_, par Charles ALEXANDRE, p. 5 et 6.)]
+
+Est-ce par suite de ce désir de «se compromettre» que, dès 1843, à
+peine passé à gauche, il avait formé le projet d'écrire un livre
+sur les Girondins? Ses opinions nouvelles étaient sans doute pour
+beaucoup dans le choix d'un pareil sujet. Toutefois, ce livre
+n'avait pas été prémédité tel qu'il finit par être écrit: dans la
+pensée première de l'auteur, il devait réagir contre les histoires
+fatalistes ou apologétiques de la Révolution. Mais M. de Lamartine
+eut bientôt oublié son dessein d'être le juge de la Révolution,
+et n'en fut plus que le chantre; il s'était échauffé, la plume en
+main, comme font certains orateurs à la tribune, fièvre littéraire
+autant que politique, entraînement de dramaturge non moins que
+passion de tribun. Par moments, sans doute, il s'arrêtait inquiet,
+et, pressentant l'influence possible d'un tel livre, il demandait à
+quelques-uns de ses confidents: «Si vous aviez une révolution dans
+la main, l'ouvririez-vous[47]?» Le scrupule ne tenait pas longtemps
+devant l'ivresse de l'artiste, devant l'irritation de l'opposant,
+devant l'impatience du joueur téméraire appelant l'inconnu, pour y
+trouver la revanche de ses déboires présents. Loin donc de refermer
+la main, il l'ouvrait toute grande, et les feuillets incendiaires
+s'en échappaient avec une effrayante rapidité.
+
+[Note 47: RONCHAUD, _La Politique de Lamartine_, t. I, p. LIX.]
+
+Il avait suffi à M. de Lamartine de parcourir superficiellement
+quelques Mémoires, de jeter les yeux sur quelques documents inédits,
+de causer avec quelques acteurs de la Révolution ou avec leurs fils,
+pour improviser, en dix-huit mois, huit volumes. Aussi rien dune
+histoire sérieuse et complète: des disproportions encore plus énormes
+que chez M. Michelet; les épisodes qui lui plaisaient développés sans
+mesure, tandis que les événements les plus considérables étaient
+omis; les faits altérés, les dates transposées avec une fantaisie
+souveraine; tout subordonné à l'effet littéraire et dramatique;
+beaucoup de portraits, fort brillants de couleur, mais dessinés
+d'invention, représentant les personnages, non tels qu'ils avaient
+été, mais tels que l'auteur les voyait, ou plutôt tels qu'il se
+voyait en eux, car, dans sa pensée, c'est lui qui était en scène;
+sous les masques les plus divers, sous celui de Mirabeau comme sous
+celui de Vergniaud, on retrouve toujours ce que M. Sainte-Beuve
+appelle «le profil de Jocelyn-tribun». Jamais l'imagination ne s'est
+jouée avec un pareil sans-gêne de faits historiques récents. «Il a
+élevé l'histoire à la hauteur du roman», disait Alexandre Dumas; tel
+autre faisait observer que c'était machiné comme un feuilleton; les
+plus polis parlaient d'épopée: personne ne pouvait y reconnaître
+une histoire. Mais quelle vie! quel souffle! quelle poésie! Que de
+morceaux charmants ou superbes! Comment ne pas être ébloui par cette
+langue de pourpre et d'or à laquelle on ne pouvait reprocher qu'un
+excès de richesse! Et si le drame n'était pas vrai, combien du moins
+il était pathétique!
+
+Quant aux idées, on a pu dire «qu'il y en avait pour tous les goûts».
+L'auteur vibre et résonne à chaque souffle qui passe; il s'attendrit
+ou s'irrite, tantôt avec les uns, tantôt avec les autres, et il
+paraît entièrement possédé par l'émotion du moment. Lorsque, au
+gré de ces impressions successives, son point de vue change, il ne
+s'attarde pas à revenir sur ses pas pour corriger ce qu'il a écrit
+la veille et rétablir une sorte d'harmonie; de là des contradictions
+dont il est le seul à ne pas s'étonner. Essaye-t-il de conclure, la
+splendeur de la phrase ne parvient pas à cacher ce que la pensée a
+de flottant et d'incohérent. Toutefois, ce qui finalement se dégage
+du livre, c'est la glorification de la Révolution entière, de la
+Révolution sainte et nécessaire, dont l'idée est si grande et si
+lumineuse qu'elle rejette dans l'ombre les accidents secondaires, les
+erreurs et les crimes des hommes qui en ont été les instruments. Le
+sang versé finit même par ne plus être aux yeux de l'auteur que la
+condition mystérieuse de la germination de cette idée. Et puis, s'il
+ne refuse pas sa pitié aux victimes, quels sont les bourreaux qu'il
+n'a pas tour à tour exaltés! Au début, ses héros sont les girondins;
+à la fin, il passe aux montagnards, à Robespierre et à Danton. Lui
+qui certes ne voudrait pas imiter ces monstres ni les proposer comme
+modèles, il aboutit à les idéaliser tous, jette sur leurs laideurs le
+voile magique de sa poésie et tâche de leur donner je ne sais quoi
+de surhumain qui ne permette plus de leur appliquer la mesure de la
+morale ordinaire[48].
+
+[Note 48: M. de Lamartine, causant avec M. de Carné, quelques
+mois après la publication des _Girondins_, lui disait: «Si l'on
+m'applaudit, c'est que j'accomplis une oeuvre de tardive justice;
+c'est que, sans faire l'apologie ni des crimes ni des criminels,
+ainsi qu'on m'en accuse, je montre que nos malheurs n'ont pas été
+perdus pour l'humanité, et que les principaux acteurs du drame,
+cédant parfois à la violence de leurs passions, mais pénétrés de la
+foi qui fait les martyrs, ont poursuivi des vérités fécondes, en
+y risquant jusqu'à l'honneur de leur mémoire. S'il a pu m'arriver
+de les grandir, c'est que j'ai cherché à saisir toujours les idées
+sous les hommes, et cela beaucoup moins dans l'intérêt de la
+renommée de ceux-ci qu'au profit de la Révolution, dont la cause est
+désormais inséparable de celle de la France.» (_Correspondant_ du 10
+décembre 1873.)--Plus tard, en 1861, M. de Lamartine, reconnaissant
+tardivement le péril et l'injustice de son oeuvre, a fait son
+_meâ-culpâ_ dans la _Critique de l'Histoire des Girondins_.]
+
+Le livre produisit un grand effet, et son apparition prit les
+proportions d'un événement. La première édition fut tout de suite
+épuisée. Le public haletant se jetait sur chaque volume, à mesure
+qu'il était mis en vente, et le dévorait fiévreusement. À Londres, M.
+Greville notait sur son journal: «L'_Histoire des Girondins_ est le
+plus grand succès de librairie qu'on ait vu depuis plusieurs années.»
+Aucun roman-feuilleton n'avait davantage passionné la curiosité de
+la foule, ne s'était à ce point emparé de son imagination. On ne
+parlait pas d'autre chose dans les salons comme dans les ateliers. La
+société d'alors, aussi peu clairvoyante, en cette circonstance, que
+naguère au sujet des _Mystères de Paris_, était la première à grandir
+la fortune d'un livre qui devait lui être si funeste[49].
+
+[Note 49: Voir, par exemple, une lettre de M. Doudan du 26 mars 1847
+(_Mélanges et lettres_, t. II, p. 115), et une _Lettre parisienne_ du
+vicomte DE LAUNAY (Mme de Girardin), en date du 4 avril 1847 (t. IV,
+p. 237).]
+
+M. de Lamartine n'avait pas eu pleine conscience, en écrivant son
+histoire, de la secousse qu'elle allait imprimer aux esprits.
+Toutefois, il n'était pas homme à s'étonner d'un succès, ni à se
+troubler d'une responsabilité. Le soir même du jour où les deux
+premiers volumes ont été lancés, le 20 mars 1847, il écrit à un
+ami: «J'ai joué ma fortune, ma renommée littéraire et mon avenir
+politique sur une carte, cette nuit. J'ai gagné. Les éditeurs m'ont
+écrit, à minuit, que jamais, en librairie, un succès pareil n'avait
+été vu... C'est surtout le peuple qui m'aime et qui m'achète...
+J'ai vu des prodiges de passion pour les _Girondins_... Des femmes
+les plus élégantes ont passé la nuit pour attendre leur exemplaire.
+C'est un incendie.» L'écrivain jouit, s'enivre de cette popularité.
+Il voit dans l'écho que rencontre sa parole le signe que la France,
+jusque-là endormie, s'éveille, et qu'enfin les temps sont venus. La
+grande crise dont le rêve l'avait toujours hanté, mais qui n'était
+qu'une vision lointaine et vague, lui semble se rapprocher et prendre
+corps. Lui qui, naguère encore, se défendait de poursuivre autre
+chose qu'une réforme, il se plaît à entendre dire que son livre
+«sème partout le feu dur des révolutions[50]». N'est-il pas dès lors
+assuré, en cas de bouleversement, d'y jouer le premier rôle? Il ne
+contredit ni ne se défend, quand quelque interlocuteur lui montre le
+peuple prêt à l'acclamer président de la république[51]. Sans doute,
+il ne forme aucun projet précis, ne noue aucune conspiration; mais il
+se familiarise de plus en plus avec l'idée d'un événement formidable
+qui fera de lui l'arbitre souverain des destinées de la France et de
+l'Europe; il se tient prêt à développer hardiment sa voile au vent
+d'orage qu'il sent monter à l'horizon.
+
+[Note 50: Lettre du 20 mars 1847.]
+
+[Note 51: Conversation avec M. Sainte-Beuve, rapportée par M. DE
+MAZADE. (_Revue des Deux Mondes_, 15 octobre 1870, p. 599.)]
+
+Qui oserait dire, après l'événement, que M. de Lamartine s'exagérait
+l'action de son livre? Il a fait, pour ainsi dire, entrer l'idée
+révolutionnaire, toute parée de sa poésie, dans cette imagination
+populaire que le gouvernement bourgeois avait eu le tort de laisser
+vide. Sous ce rapport, son influence a été beaucoup plus considérable
+et plus néfaste que celle de MM. Michelet et Louis Blanc. Ceux-ci
+ont pu augmenter l'audace, échauffer le fanatisme des jacobins;
+l'auteur des _Girondins_ a habitué, attiré à la révolution ceux qui
+en étaient les adversaires naturels et qui, avant lui, en avaient
+peur et horreur. Aussi est-ce devenu un lieu commun de dire que
+cette publication a été l'une des causes de la révolution du 24
+février. Ce n'est pas la seule fois qu'on peut relever de semblables
+responsabilités à la charge de la littérature. Un ancien membre de
+la Commune de 1871, l'auteur des _Réfractaires_, M. Jules Vallès,
+cherchant comment ses pareils étaient devenus des révolutionnaires,
+les appelait les _victimes du livre_, et au premier rang des livres
+dont «l'odeur chaude» les avait ainsi «grisés» et «jetés dans la
+mêlée», il nommait l'_Histoire des Girondins_.
+
+
+VII
+
+Il y avait pour la monarchie de Juillet quelque chose de plus
+dangereux encore que la réhabilitation et la glorification de la
+Révolution: c'était ce qui tendait à déconsidérer la monarchie
+elle-même. L'opposition travaillait, de toutes ses forces, à
+cette déconsidération, en reprenant, plus violemment que jamais,
+l'accusation de «corruption» autour de laquelle elle avait déjà
+commencé, dans la session de 1846, à faire grand bruit[52]. Tout
+lui servait pour ce dessein, même des incidents particuliers qui, en
+d'autres temps, eussent été considérés comme de simples faits divers.
+Découvrait-on quelques malversations à la direction des subsistances
+de Rochefort ou à la manutention militaire de Paris; dirigeait-on
+des poursuites pour prévarication contre certains fonctionnaires
+algériens; deux candidats étaient-ils condamnés, sur l'initiative du
+ministère public, pour avoir acheté les votes de leurs électeurs,
+l'opposition prétendait aussitôt généraliser ces faits: à l'entendre,
+c'étaient les signes d'une corruption partout tolérée ou même
+encouragée par le gouvernement. Malheureusement, elle allait avoir de
+bien autres scandales à exploiter.
+
+[Note 52: Voir plus haut, t. VI, ch. I, § III.]
+
+À la fin d'avril 1847, le tribunal de la Seine était saisi d'un
+procès intenté par M. Parmentier, directeur des mines de Gouhenans
+(Haute-Saône), à plusieurs de ses coïntéressés, parmi lesquels était
+le général Despans-Cubières, pair de France, ancien ministre de la
+guerre. Le procès en lui-même était peu sérieux, et n'avait été fait
+que pour mettre au jour des lettres écrites par le général Cubières,
+à un moment où la société de Gouhenans sollicitait du gouvernement la
+concession d'une mine de sel. La première de ces lettres, datée du
+14 janvier 1842, était ainsi conçue: «Mon cher monsieur Parmentier,
+tout ce qui se passe doit faire croire à la stabilité de la politique
+actuelle et au maintien de ceux qui la dirigent. Notre affaire
+dépendra donc des personnes qui se trouvent maintenant au pouvoir...
+Il n'y a pas un moment à perdre. Il n'y a pas à hésiter sur les
+moyens de nous créer un appui intéressé dans le sein même du conseil.
+J'ai les moyens d'arriver jusqu'à cet appui; c'est à vous d'aviser
+aux moyens de l'intéresser... Dans l'état où se trouve la société
+de Gouhenans, ce ne sera pas chose aisée que d'obtenir l'unanimité
+et l'accord, quand il s'agit d'un sacrifice. On se montrera sans
+doute très disposé à compter sur notre bon droit, sur la justice de
+l'administration, et cependant rien ne serait plus puéril. N'oubliez
+pas que le gouvernement est dans des mains avides et corrompues,
+que la liberté de la presse court risque d'être étranglée sans bruit
+l'un de ces jours, et que jamais le bon droit n'eut plus besoin de
+protection.» Suivaient, à des dates rapprochées, plusieurs autres
+lettres où le général Cubières insistait sur sa proposition première,
+puis faisait connaître qu'on n'avait pas été satisfait de la somme
+d'abord offerte, qu'on exigeait davantage, et pressait M. Parmentier
+de céder sans retard à ces exigences. Aucun ministre n'était nommé;
+mais chacun pouvait se rendre compte qu'à cette date le titulaire du
+ministère des travaux publics était M. Teste, devenu depuis président
+de chambre à la cour de cassation.
+
+On conçoit quelle fut l'émotion du public, quand, le 2 mai 1847, ces
+lettres se trouvèrent reproduites par tous les journaux; on conçoit
+également le parti que l'opposition voulut aussitôt en tirer. Quant
+au cabinet, il n'eut pas un instant d'hésitation: dès le lendemain, 3
+mai, le ministre des travaux publics, M. Dumon, déclara, en réponse à
+une interpellation de M. Muret de Bord, que la concession des mines
+de Gouhenans avait été régulièrement faite, mais que le gouvernement,
+pour calmer de trop vives alarmes, allait demander à la justice
+d'examiner si cette concession avait été obtenue par de coupables
+manoeuvres. Une ordonnance royale du 6 mai saisit la cour des pairs,
+seule compétente pour juger un de ses membres, et renvoya devant
+elle le général Cubières, prévenu de corruption et d'escroquerie.
+Deux jours auparavant, devant cette même assemblée, M. Teste avait
+désavoué, dans les termes les plus énergiques, toute participation
+aux faits dénoncés.
+
+Il n'y avait qu'à attendre en silence les résultats d'une instruction
+ouverte avec une si honnête promptitude. Mais cela n'eût point fait
+l'affaire de l'opposition. Ne voyant là qu'un scandale à exploiter,
+elle s'appliqua à entretenir, à aviver l'émotion, et surtout à
+faire croire qu'il ne s'agissait pas d'un méfait particulier et
+exceptionnel. M. Crémieux renouvela une proposition déjà votée
+en 1844 par la Chambre des députés et écartée par la Chambre des
+pairs; il s'agissait d'édicter une sorte de suspicion générale,
+également outrageante pour le Parlement et pour l'administration, et
+d'interdire aux membres des deux Chambres de s'intéresser dans les
+concessions de travaux publics,--chemins de fer ou autres,--accordées
+par le gouvernement. Après une séance orageuse[53], remplie
+de dénonciations personnelles, et d'où il ressortit que, dans
+les conseils d'administration des chemins de fer, les députés
+opposants étaient aussi nombreux que les ministériels, la prise en
+considération fut votée; le ministère ne s'y était pas opposé; il
+était résolu à combattre la proposition au fond, mais il estimait
+que, pour dissiper tant de vapeurs malsaines, un débat approfondi
+serait plus utile que nuisible. En fait, la proposition ne devait
+jamais venir en discussion.
+
+[Note 53: 10 mai 1847.]
+
+Après M. Crémieux, ce fut le tour de M. Émile de Girardin, plus
+difficile encore à prendre au sérieux dans ce rôle de vengeur
+de la conscience publique. On sait quels griefs tout personnels
+l'avaient jeté récemment dans l'opposition. Il crut trouver dans
+un fait de presse l'occasion de prendre à parti le cabinet. M.
+Solar et M. Granier de Cassagnac avaient fondé, en 1845, à grand
+fracas de réclames, l'_Époque_, journal à très bon marché, qui
+tâcha de se faire une place par le caractère agressif et tapageur
+de son conservatisme. Après avoir dévoré beaucoup d'argent et
+vécu d'expédients plus ou moins honorables, ce journal venait de
+disparaître au commencement de 1847, en laissant ses gérants engagés
+dans des procès d'assez fâcheux aspect. M. de Girardin se mit alors à
+raconter, dans la _Presse_, toutes sortes d'histoires où il montrait
+les propriétaires de l'_Époque_, à court d'argent, battant monnaie
+avec le crédit dont ils jouissaient auprès des ministres; M. de
+Girardin ajoutait, et là était la gravité de son assertion, que les
+ministres avaient connu, toléré, secondé ce trafic. Il parlait,
+entre autres, d'un privilège de théâtre pour l'obtention duquel
+100,000 francs avaient été versés dans la caisse de l'_Époque_, d'une
+promesse de pairie vendue 80,000 francs, de marchés du même genre
+faits pour des lettres de noblesse, des croix d'honneur, etc., etc.
+
+La Chambre des pairs, émue de l'allégation relative à la promesse
+de pairie et y voyant une atteinte à sa dignité, eut l'idée assez
+bizarre de citer M. de Girardin à sa barre. C'était ouvrir la
+porte à bien des débats. En effet, le prévenu étant membre de la
+Chambre des députés, il fallait que celle-ci délibérât d'abord
+s'il lui convenait d'autoriser les poursuites. Il paraissait
+impossible que M. de Girardin ne profitât pas de cette première
+délibération pour justifier ses accusations. La gauche, qui y
+comptait, se montrait disposée à le soutenir chaleureusement. Le
+débat s'engage le 17 juin. Le public, affriandé par l'espoir d'un
+scandale, remplit, à s'étouffer, toutes les tribunes de la Chambre.
+À la surprise générale, M. de Girardin se montre tout d'abord peu
+empressé à remplir son rôle d'accusateur. Il faut que, de toutes
+parts, des bancs de la majorité comme de ceux de la gauche, on le
+mette itérativement en demeure, pour qu'il se décide à prendre la
+parole. Il renouvelle alors ses accusations, en ajoute même une plus
+extraordinaire encore, celle d'une promesse faite aux maîtres de
+poste, moyennant 1,200,000 fr., d'un projet de loi favorable à leurs
+intérêts; seulement, arrivé au moment de donner ses preuves, il feint
+de redouter le scandale et propose que la Chambre se forme en comité
+secret. M. Duchâtel s'élève aussitôt avec indignation contre cette
+manoeuvre hypocrite; il déclare que le gouvernement ne craint pas
+la pleine lumière, qu'il la veut au contraire, et, après une scène
+tumultueuse, il contraint M. de Girardin à retirer sa demande. Voilà
+donc ce dernier au pied du mur; il va vider son dossier. La curiosité
+et l'émotion sont au comble. Mais quelle déception! L'accusateur
+n'apporte pas l'ombre d'une preuve ou même d'une indication; il
+se borne à répéter ses affirmations ou s'abrite derrière quelque
+petit journal satirique. La stupeur est grande dans les rangs de la
+gauche, où l'on se sent tout honteux d'être associé à une si piteuse
+campagne. La tâche du ministère est singulièrement simplifiée. À des
+preuves, il lui eût fallu répondre par des preuves contraires; pour
+détruire un oui, il lui suffit d'y opposer un non. M. Duchâtel le
+prononce avec une netteté, une assurance, un sang-froid, que fait
+encore ressortir l'embarras de son contradicteur. Le point le plus
+délicat était l'affaire du privilège de théâtre: le ministre ne
+nie pas le versement de 100,000 francs qui a été en effet établi
+par des débats judiciaires, mais il affirme que l'administration
+et ses intermédiaires y ont été tout à fait étrangers. Sur toutes
+les autres questions, sa dénégation est absolue. L'excellent effet
+de ce discours est complété par quelques mots de M. Guizot: M. de
+Girardin, à défaut de preuves sur la promesse de pairie négociée par
+l'_Époque_, s'était fait fort d'établir qu'un fauteuil de pair avait
+été offert au général de Girardin sous la condition que la _Presse_
+cesserait son opposition; M. Guizot riposte par un coup droit, en
+lisant une lettre, vieille de plusieurs années, par laquelle M. Émile
+de Girardin offrait lui-même de modifier la ligne de son journal, si
+son père était appelé à siéger au Luxembourg. En somme, la déroute
+du dénonciateur est complète. Le public oublie même ce qu'il reste
+d'un peu suspect dans certaines affaires, comme celle du privilège
+de théâtre, pour voir seulement le contraste entre les énormités
+que M. de Girardin s'était engagé à démontrer et l'impuissance
+misérable dont il vient de faire preuve. «Il y a bien longtemps,
+écrit un observateur au sortir de cette séance, que le ministère
+n'avait obtenu un triomphe pareil; sa position en est évidemment
+raffermie[54].» Le _Journal des Débats_ exulte. La _Presse_ balbutie.
+Les feuilles de gauche, contraintes à avouer l'humiliante défaite de
+leur allié, sont réduites, pour se consoler, à soutenir que, si M. de
+Girardin n'a pas prouvé ses assertions, le ministère est loin d'avoir
+établi victorieusement son innocence.
+
+[Note 54: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._]
+
+Ensuite du vote de la Chambre des députés qui a autorisé les
+poursuites, M. de Girardin comparaît, le 22 juin, devant la Chambre
+des pairs. Aussi déférant à l'égard de la haute assemblée qu'il
+a été injurieux pour les ministres, il proteste n'avoir jamais
+voulu porter atteinte à son honneur, et rappelle qu'il l'a toujours
+défendue contre ses ennemis. Cette attitude lui vaut l'indulgence
+des juges, et il est renvoyé des fins de la citation. Naturellement,
+il se sert aussitôt de la décision des pairs pour se relever de
+la fâcheuse posture où l'a laissé la discussion à la Chambre des
+députés, et il reprend, dans son journal, le verbe plus haut que
+jamais: à l'entendre, son acquittement est la condamnation du
+gouvernement et suffit à prouver que ses accusations étaient fondées.
+Il ose même, le 25 juin, au cours de la discussion du budget, traiter
+de nouveau la question, à la tribune du palais Bourbon. Il répète
+la plupart de ses dénonciations; s'il en abandonne quelques-unes,
+comme le roman des maîtres de poste, il en imagine de nouvelles. Ce
+ne sont toujours que de pures affirmations, sans rien à l'appui.
+La gauche elle-même ne peut feindre de croire que la preuve ait
+été faite; mais, dit-elle, on est en face de deux affirmations qui
+se contredisent, et, pour savoir où est la vérité, il faut que le
+gouvernement saisisse la justice, en poursuivant M. de Girardin,
+ou que la Chambre ordonne une enquête parlementaire. Le ministère
+n'a nulle envie de se prêter à des mesures dont le premier résultat
+serait de prolonger le scandale; et surtout il sait trop ce dont
+le jury est capable, pour mettre son honneur entre ses mains. M.
+Duchâtel répond donc que, dans une affaire toute politique, il ne
+comprend pas d'autre juge que la Chambre; il ajoute qu'une enquête
+ne peut être proposée là où il n'y a pas même un commencement de
+preuve, une raison de douter. Il réitère, en outre, sur tous les
+points, les dénégations les plus péremptoires. Sa parole est aussitôt
+confirmée par un témoignage qui ne laisse pas de produire de l'effet
+sur la Chambre: M. Benoist Fould, désigné par plusieurs journaux
+comme celui avec lequel aurait été négociée la promesse de pairie,
+prend la parole pour opposer un démenti solennel et catégorique à
+tout ce qui a été raconté. M. de Girardin n'en revient pas moins à la
+charge. La séance n'est plus qu'une mêlée confuse, tumultueuse, où se
+croisent les démentis et les outrages. Pour retrouver une pareille
+scène, il faudrait remonter jusqu'à cette journée où l'opposition
+jetait à la face de M. Guizot son voyage à Gand: encore, en 1844, y
+avait-il moins de boue remuée. À la fin, la Chambre lassée, écoeurée,
+indignée, se décide à fermer la bouche au calomniateur: elle vote, à
+la majorité énorme de deux cent vingt-cinq voix contre cent deux, un
+ordre du jour ainsi conçu: «La Chambre, satisfaite des explications
+données par le gouvernement, passe à l'ordre du jour.»
+
+À voir les termes de la motion et le chiffre des voix, la victoire
+du gouvernement était complète; jamais il n'avait eu une majorité
+si forte. Et cependant cette discussion n'en laissait pas moins
+une impression fâcheuse. C'est le caractère redoutable et perfide
+de certaines accusations qu'il est dangereux d'avoir à se défendre
+contre elles, alors même qu'on parvient à en triompher. Et puis, s'il
+était bien prouvé que M. de Girardin ne méritait aucun crédit, il
+l'était moins que tout eût été irréprochable, sinon dans les actes
+du gouvernement, du moins auprès de lui. L'un des amis du cabinet,
+le même qui croyait la partie gagnée après la séance du 17 juin,
+écrivait, le soir du débat: «On ne s'entretient qu'avec tristesse
+de la scandaleuse séance. Les ministériels, tout en se félicitant
+du vote qui l'a terminée, reconnaissent que la situation qui avait
+rendu un vote indispensable est pénible, fâcheuse pour le pouvoir et
+le pays[55].» Aussi les journaux de l'opposition affectaient-ils de
+croire que le gouvernement sortait de là tout couvert de boue; ils
+le montraient fuyant honteusement la lumière d'un débat judiciaire
+et arrachant à la majorité, qui ne le lui avait donné qu'à regret,
+un vote purement politique. S'emparant de la formule même de l'ordre
+du jour, ils faisaient du mot «satisfaits», une sorte de sobriquet
+injurieux dont ils prétendaient flétrir nominativement tous ceux qui
+venaient de se rendre, par leur vote, solidaires de la corruption
+ministérielle.
+
+[Note 55: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._]
+
+
+VIII
+
+Le lendemain même du jour où la Chambre des députés s'efforçait d'en
+finir avec les dénonciations de M. Émile de Girardin, la Chambre
+des pairs prenait, ensuite de l'instruction ouverte sur les faits
+révélés par les lettres du général Cubières, une décision qui allait
+fournir de bien autres armes aux exploiteurs de scandales. Cette
+instruction, menée avec autant d'habileté que de conscience par le
+chancelier Pasquier, n'avait pas duré moins de six semaines. On
+s'y était montré résolu à ne rien laisser dans l'ombre. «Il faut,
+disait le rapporteur, M. Renouard, sonder de telles plaies d'une
+main courageuse; l'opinion publique ne s'égare pas quand on lui
+dit tout.» Certains points étaient apparus tout de suite assez
+nettement: on se rendait compte de la difficulté que, à raison de
+ses fâcheux antécédents, la société de Gouhenans avait dû éprouver
+à obtenir la concession qu'elle désirait; on trouvait trace de la
+proposition faite par le général Cubières de lever ces difficultés
+en remettant cent mille francs au ministre, du consentement donné à
+cette proposition par M. Parmentier, le directeur de la société, de
+la part prise à ces démarches par l'un des actionnaires, M. Pellapra.
+Mais il était une autre question sur laquelle on hésita davantage, à
+cause de sa gravité même et de l'obscurité dont elle parut d'abord
+enveloppée: la corruption, évidemment préméditée, voulue, concertée,
+avait-elle été en fait accomplie? Les cent mille francs avaient-ils
+été remis au ministre? M. Teste, qui dès le début avait été entendu
+comme témoin, devait-il passer au rang des accusés? On voyait bien
+que M. Parmentier avait remis à M. Pellapra vingt-cinq actions
+pour le couvrir de la somme qu'il se chargeait de verser aux mains
+du ministre; mais on voyait aussi que, plus tard, en le menaçant
+de faire du scandale, le même M. Parmentier avait contraint M.
+Pellapra à lui restituer ces actions. Fallait-il en conclure que rien
+n'avait été payé au ministre? C'était la thèse de M. Parmentier,
+qui expliquait ainsi la répétition de ses titres. Toutefois, les
+correspondances saisies, notamment les lettres nombreuses échangées,
+pendant plusieurs années, entre MM. Pellapra et Cubières, ne
+concordaient pas avec cette allégation; elles supposaient, au
+contraire, que le versement des cent mille francs avait été fait;
+il en ressortait même qu'après la restitution des actions à M.
+Parmentier, M. Pellapra, ne voulant pas supporter seul la perte
+de la somme versée, avait obtenu du général Cubières la promesse
+de l'indemniser jusqu'à concurrence de cinquante mille francs.
+Ces preuves finirent par convaincre le chancelier et les pairs
+instructeurs de la culpabilité de M. Teste: ils ne reculèrent pas
+devant la douloureuse obligation de le mettre en cause. Le 26 juin,
+conformément à leur avis et aux réquisitions du procureur général, la
+cour, statuant en chambre du conseil, décida la mise en accusation
+de MM. Teste, Cubières, Pellapra et Parmentier. Quinze jours étaient
+donnés à la défense pour se préparer.
+
+Les quatre accusés étaient d'importance fort inégale. Le public ne
+s'intéressait pas à M. Parmentier, un de ces faiseurs d'affaires
+sans scrupules, qu'on n'est jamais étonné de voir finir en police
+correctionnelle. M. Pellapra lui-même, bien que riche capitaliste
+et ancien receveur général, n'était pas celui qui attirait le plus
+l'attention. Ce qui causait une émotion extrême, c'était de voir
+sous le coup d'une accusation déshonorante deux pairs de France;
+anciens ministres, parvenus aux premiers rangs, l'un de l'armée,
+l'autre de la magistrature. M. Cubières, né en 1786, avait eu de
+brillants états de service sous l'Empire; sous-lieutenant à dix-sept
+ans, colonel à vingt-cinq, il avait été couvert de blessures à
+Waterloo; en 1832, lors de l'occupation d'Ancône, il avait été
+chargé d'une mission politique délicate; en 1840, il avait reçu de
+M. Thiers le portefeuille de la guerre. On comprend mal qu'un tel
+passé ait conduit le général à se faire complice des tripotages
+d'un Parmentier; mais, de moeurs légères, avide d'argent, il s'était
+laissé prendre par la fièvre de spéculations alors régnante. Quant
+à M. Teste, qui avait soixante-sept ans en 1847, c'était un grand
+vieillard, légèrement courbé par l'âge, encore vigoureux, avec une
+belle figure, une physionomie grave et un peu triste; homme à la
+fois de travail et de plaisir, ayant beaucoup de talent, très peu de
+principes. Sa vie avait été fort mouvementée. Né, dans les environs
+de Nîmes, d'un père engagé dans le mouvement de 1789 et de 1792, il
+avait traversé, pendant son enfance et son adolescence, les violentes
+péripéties de l'époque révolutionnaire. Sous l'Empire, il devint vite
+l'un des avocats les plus renommés du Midi. Compromis pour avoir
+accepté des fonctions sous les Cent-jours, il ne fut pas proscrit en
+1815, mais prit de lui-même le parti de s'établir en Belgique; il
+paraît avoir été de ceux qui, par haine des Bourbons, rêvaient alors
+de pousser le prince d'Orange au trône de France. Ce ne fut qu'après
+1830 qu'il rentra dans sa patrie: on le vit alors, à cinquante ans,
+entreprendre de se faire, à Paris, une position d'avocat et se
+pousser bientôt à la tête du barreau, par son éloquence sobre et
+puissante, par sa science du droit et son intelligence des affaires;
+en 1838, il obtenait les honneurs du bâtonnat. Presque aussitôt après
+son retour en France, il avait été élu député; mais, comme beaucoup
+d'avocats, il était loin d'avoir retrouvé, à la Chambre, les mêmes
+succès de parole et la même importance qu'au Palais de justice. Sans
+convictions, paraissant apporter au milieu des luttes politiques
+une sorte d'indifférence ennuyée, un moment mêlé au tiers parti qui
+convenait à l'état flottant et incertain de ses opinions, il finit
+par accepter d'être le porte-parole habituel et en quelque sorte
+l'avocat parlementaire du maréchal Soult. Ce rôle un peu subalterne
+ne lui fut pas sans profit. Le maréchal lui fit une place dans son
+cabinet du 12 mai 1839, et, en 1840, exigea pour lui, de M. Guizot
+qui ne s'en souciait guère, le portefeuille des travaux publics.
+On le lui retira en décembre 1843, sans qu'aucune raison politique
+fût donnée de cette mesure. Rien de précis sans doute n'avait été
+découvert; mais, devant certains bruits qui circulaient dans le
+monde financier, on ne s'était pas soucié de laisser plus longtemps
+à M. Teste le maniement des grandes affaires de chemins de fer.
+Malheureusement, par une faiblesse trop fréquente en pareil cas,
+les ministres ne crurent pas possible de se séparer d'un collègue
+sans lui donner une compensation; il fut fait pair de France, grand
+officier de la Légion d'honneur, et, ce qui était plus grave encore,
+président de chambre à la cour de cassation.
+
+Les accusés n'avaient pas été mis en état d'arrestation provisoire.
+Leur position sociale semblait une garantie suffisante contre
+une fuite qui eût été l'aveu de leur culpabilité. Cependant,
+l'avant-veille du jour fixé pour les débats, M. Pellapra, ne se
+sentant pas de force à affronter la lutte et l'angoisse des audiences
+publiques, disparut. M. Teste, au contraire, fit remettre au Roi
+cette lettre digne et habile: «Sire, je dois à Votre Majesté, en
+retour d'un dévouement dont je me suis efforcé de multiplier les
+preuves, la dignité de pair de France et l'honneur de siéger dans la
+plus haute magistrature du royaume, comme l'un de ses présidents.
+J'aborde demain une épreuve solennelle, avec la ferme confiance
+d'en sortir sans avoir rien perdu de mes droits à l'estime publique
+et à celle de Votre Majesté. Mais un pair de France, un magistrat,
+qui a eu le malheur de traverser une accusation de corruption, se
+doit à lui-même de se retremper dans la confiance du souverain qui
+lui a conféré ce double caractère. Je dépose entre les mains de
+Votre Majesté ma démission de la dignité de pair de France et celle
+des fonctions de président à la cour de cassation, pour n'être
+défendu, dans les débats qui vont s'ouvrir, que par mon innocence.»
+L'innocence, en effet, n'eût pas parlé un autre langage.
+
+Les audiences commencèrent le 8 juillet. La curiosité du public
+était très surexcitée, et, malgré la chaleur, il y eut grande
+affluence au palais du Luxembourg. La première séance, consacrée
+tout entière à la lecture des pièces, fut sans intérêt. Mais, dans
+la soirée, le bruit se répandit que des documents compromettants
+pour M. Teste se trouvaient aux mains d'un député, M. de Malleville.
+Celui-ci, mandé par M. Pasquier, lui remit la copie de lettres
+échangées entre le général Cubières et M. Pellapra; ces lettres
+se rapportaient aux arrangements conclus par ces deux personnages
+après la restitution des vingt-cinq actions à M. Parmentier; le
+général y faisait assez triste figure; on l'y voyait essayer, par des
+menaces de scandale, de se soustraire à l'engagement pris par lui de
+supporter sa part des cent mille francs, mais pas une des lettres
+qui n'impliquât la réalité du payement fait au ministre. Comment ces
+pièces étaient-elles en la possession de M. de Malleville? Il fut
+bientôt évident que c'était le général Cubières qui les lui avait
+fait parvenir par une voie détournée. Le système de défense de M.
+Parmentier, en cela favorable à M. Teste, tendait à faire croire
+que MM. Cubières et Pellapra n'avaient rien déboursé pour obtenir
+la concession, et qu'ils avaient essayé de garder pour eux la somme
+destinée au ministre. Le général avait un moyen d'écarter cette
+imputation, plus déshonorante encore que toutes les autres: c'était
+de prouver que les cent mille francs avaient été payés; seulement,
+du même coup, il se reconnaissait coupable du crime de corruption.
+Impatient de faire voir qu'il n'était pas un escroc, sans s'avouer
+trop ouvertement corrupteur, il prit un moyen terme, et, tout en
+évitant encore de se découvrir personnellement, il voulut faire
+arriver indirectement aux juges des pièces établissant la réalité
+du versement. Devant cette révélation qui aggravait la situation de
+M. Teste, M. Pasquier crut nécessaire d'empêcher qu'il ne suivît
+l'exemple de M. Pellapra. Le soir même, il le fit arrêter, ainsi que
+les deux autres accusés. Certains indices donnèrent depuis à supposer
+que la précaution n'avait pas été superflue, et que M. Teste était
+sur le point de s'enfuir.
+
+La seconde audience s'ouvrit par l'interrogatoire du général
+Cubières. Celui-ci s'y montra singulièrement embarrassé; il voulait
+bien qu'on crût à la vérité des faits établis dans les pièces
+communiquées par M. de Malleville, mais il ne se souciait pas d'en
+faire lui-même la déclaration. Spectacle pénible que celui de ce
+vieux soldat qui, sous la pression de l'accusation, balbutiait de
+maladroites échappatoires, s'embrouillait et se perdait au milieu de
+ses mensonges, faisait, malgré lui, des demi-aveux qu'il cherchait
+ensuite à reprendre, sans qu'une seule fois le péril de son honneur
+lui arrachât un cri du coeur. Cette attitude piteuse contrastait avec
+le sang-froid de M. Teste, qui intervint plusieurs fois au cours
+de l'interrogatoire de son coaccusé, mettant habilement en lumière
+tout ce qui pouvait lui servir, jetant des doutes sur ce qui lui
+nuisait, aussi libre d'esprit et de parole que s'il n'eût rempli là
+qu'un rôle d'avocat. M. Parmentier, questionné ensuite, persista
+plus que jamais à accuser MM. Pellapra et Cubières d'avoir abusé de
+sa confiance en supposant une dépense qu'ils n'avaient pas faite.
+Restait l'interrogatoire de M. Teste, qui fut renvoyé au jour suivant.
+
+Entre temps, le général Cubières, se découvrant davantage, fit
+remettre directement à M. Pasquier l'original des lettres dont M. de
+Malleville avait communiqué la copie. Chaque jour donc, un nouveau
+fait venait augmenter les charges pesant sur M. Teste. Celui-ci,
+cependant, n'en paraissait ni embarrassé, ni abattu. Il soutint son
+interrogatoire avec une force d'esprit et de corps étonnante chez
+un homme de son âge. Jamais sa parole n'avait été plus prompte,
+plus ferme. Ses réponses étaient autant de plaidoiries, souvent
+éloquentes, toujours habiles. Pas une accusation à laquelle il
+ne fit tête. Était-il serré de trop près, se sentait-il touché,
+avec quelle vigueur il se retournait et fonçait sur l'assaillant!
+C'était lui qui raffermissait, qui ranimait ses avocats, notamment
+M. Paillet, dont le visage trahissait l'embarras et l'angoisse de
+conscience. Ni le président ni le procureur général ne parvinrent
+à le faire se départir du système qu'il avait arrêté d'avance. Des
+gens, disait-il en substance, s'étaient concertés pour lui demander
+une concession; son collègue, M. Cubières, son ancien client, M.
+Pellapra, l'en avaient entretenu; rien là que de très naturel. La
+concession avait été accordée après une instruction régulière. Que
+s'était-il passé depuis? Les associés avaient pu faire entre eux des
+arrangements, échanger des actions, s'accuser de dol, d'escroquerie.
+Il ne connaissait rien de ces tristes affaires, n'en voulait rien
+connaître, et s'indignait qu'on prétendît y mêler un ministre du Roi.
+Lui opposait-on les pièces récemment produites, cette correspondance
+échangée entre le général Cubières et M. Pellapra, d'où ressortait si
+clairement la réalité du versement des cent mille francs, il ne se
+démontait pas; il donnait à entendre que M. Pellapra avait abusé de
+la crédulité du général et avait gardé pour lui l'argent. Il estimait
+sans doute que l'accusé absent était le moins dangereux à charger, et
+que sa fuite rendait plausibles les accusations portées contre lui.
+
+M. Pellapra était-il donc aussi hors d'état de se défendre que le
+supposait M. Teste? Avant son départ, prévoyant que, pour échapper
+à l'accusation d'escroquerie, il pourrait avoir intérêt à avouer et
+à démontrer lui-même la réalité de la corruption, il avait remis à
+sa femme un dossier dont elle devait user en cas de nécessité. Après
+l'interrogatoire de M. Teste, madame Pellapra jugea le moment venu
+de remplir le mandat que lui avait donné son mari. Le matin même
+de la quatrième audience (12 juillet), elle adresse au chancelier
+un certain nombre de pièces, toutes tendant à établir que les cent
+mille francs ont été effectivement payés; les plus importantes
+étaient des notes constatant diverses opérations financières de M.
+Pellapra, entre autres un placement en bons du Trésor qui paraissait
+bien destiné à solder l'engagement pris envers le ministre. À la
+lecture de ces documents, si accablants qu'ils paraissent, M. Teste
+ne faiblit pas. Il se débat contre l'accusation qui l'enveloppe et le
+presse. Avec une étonnante présence d'esprit, il arguë de certaines
+obscurités des notes financières, pour jeter du doute sur leur sens.
+Acculé au bord de l'abîme, il se raidit, dans un suprême effort, pour
+ne pas y tomber. Des témoins ont été cités, afin de donner quelques
+éclaircissements sur les papiers qui viennent d'être communiqués à
+la cour. C'est d'abord M. Roquebert, le notaire de M. Pellapra; la
+considération dont il jouit augmente la valeur de son témoignage.
+Toutes les explications qu'il fournit sur les notes de son client
+en font ressortir la portée accusatrice. Le procureur général lui
+pose alors cette question: «M. Pellapra vous a-t-il parlé des cent
+mille francs donnés à M. Teste?» Tous les regards se tournent vers
+M. Roquebert: celui-ci garde le silence pendant quelques instants;
+son angoisse est visible; des larmes remplissent ses yeux; enfin, il
+se décide à répondre: «M. Pellapra m'a dit qu'il avait donné cent
+mille francs à M. Teste.» L'émotion du témoin est extrême; il fait
+effort pour retenir des sanglots qui bientôt éclatent. M. Teste,
+naguère si prompt à discuter les témoignages, ne trouve à adresser
+à M. Roquebert que cette question insignifiante: «À quelle époque
+M. Pellapra vous a-t-il fait cette confidence?--En 1844», répond
+le témoin. M. Teste n'ajoute rien; il se sent vaincu. Sa pâleur
+est affreuse; il s'essuie le front; ses traits, qui se décomposent
+avec une effrayante progression, trahissent l'agonie de son âme; en
+quelques instants, il vieillit de dix ans. Les assistants considèrent
+ce drame avec une émotion poignante. L'écrasement devait être
+plus complet encore. Commission rogatoire a été donnée à un juge
+d'instruction pour vérifier au ministère des finances s'il n'a pas
+été fait, aux dates indiquées par les notes de M. Pellapra, des
+acquisitions de bons du Trésor, soit pour lui, soit pour le compte
+de M. Teste. Avant la fin de l'audience, le président est en mesure
+de communiquer à la cour le résultat de ces vérifications; elles
+confirment toutes les indications de M. Pellapra; elles établissent
+notamment que ce dernier a touché, le 12 septembre 1843, divers bons
+montant à 94,000 francs, et que, ce même jour, M. Charles Teste,
+député, fils du ministre, a versé au Trésor, contre un seul bon, la
+somme de 95,000 francs. Le silence dans lequel est écoutée cette
+lecture, et qui se prolonge quelque temps après qu'elle a été finie,
+montre l'impression produite. M. Teste se borne à demander copie de
+ce document, et il ajoute: «J'ai à m'informer de l'opération qui me
+paraît être personnelle à mon fils.»
+
+Au sortir de l'audience, M. Teste est si affaissé qu'il lui faut
+être soutenu par deux personnes pour regagner la prison. Il dîne
+cependant avec son fils et ses avocats. Les convives partis et les
+portes fermées, il saisit de chaque main des pistolets de poche,
+qui très probablement lui ont été apportés par son fils, et il se
+tire simultanément deux coups, l'un dans la bouche, l'autre au
+coeur: le premier ne part pas, parce que le renversement de l'arme
+a fait tomber la capsule; l'autre ne produit qu'une contusion; la
+balle, au lieu de pénétrer dans le corps, a roulé à terre. Les
+gardiens accourent au bruit. M. Pasquier est prévenu. M. Teste se
+laisse soigner sans témoigner d'une grande émotion, et, désirant un
+livre, demande un roman d'Alexandre Dumas, _Monte-Cristo_. Certaines
+personnes ont supposé que cette tentative de suicide n'avait été
+qu'une comédie: ce n'était pas l'opinion du chancelier.
+
+Le lendemain, M. Teste écrivait au président de la cour des pairs:
+«Les incidents de l'audience d'hier ne laissent plus de place à la
+contradiction en ce qui me concerne, et je considère, à mon égard, le
+débat comme consommé et clos définitivement. J'accepte d'avance tout
+ce qui sera fait par la cour, en mon absence. Elle ne voudra sans
+doute pas, pour obtenir une présence désormais inutile à l'action
+de la justice et à la manifestation de la vérité, prescrire contre
+moi des voies de contrainte personnelle, ni triompher par la force
+d'une résistance désespérée.» Ce n'était pas le gémissement d'un
+coupable qui se repent; c'était le découragement d'un joueur qui
+reconnaît avoir perdu la partie. Jusqu'au bout, il apparaissait que
+le sens moral manquait absolument à cet homme. La loi n'y faisant
+pas obstacle, le procès se continua en l'absence de M. Teste. La
+cinquième audience fut remplie par le réquisitoire du procureur
+général et les plaidoiries des avocats. La délibération en chambre
+du conseil, sur l'application des peines, ne dura pas moins de
+quatre jours; des efforts furent tentés pour atténuer le châtiment
+du général Cubières. M. Teste fut condamné à la dégradation civique,
+94,000 francs d'amende et trois années d'emprisonnement; MM. Cubières
+et Parmentier, à la dégradation civique et 10,000 francs d'amende;
+les 94,000 francs déposés au Trésor furent confisqués au profit des
+hospices. Quelques jours après, M. Pellapra se présentait devant
+la cour et était condamné aux mêmes peines que MM. Cubières et
+Parmentier[56].
+
+[Note 56: M. Teste vécut encore quelques années, après sa sortie de
+prison; il mourut en 1854. Le général Cubières obtint de la cour
+de Rouen, le 17 août 1852, un arrêt de réhabilitation, rendu par
+application de l'article 619 du Code d'instruction criminelle, et
+mourut l'année suivante. M. Parmentier ne survécut que six mois à sa
+condamnation.]
+
+
+IX
+
+Le public avait suivi avec une émotion chaque jour croissante les
+péripéties de ce drame judiciaire. Le peuple n'était pas moins occupé
+que les salons et les cercles politiques des révélations produites
+devant la Chambre des pairs, et l'impression qu'il en ressentait
+était loin d'être saine et rassurante. Rien n'était mieux fait
+pour aider aux passions socialistes que tant de sophistes et de
+tribuns travaillaient alors à répandre chez les ouvriers. Au cours
+même du procès, un incident de rue permit d'entrevoir à quel point
+étaient ainsi excités contre les riches le mépris et la colère des
+pauvres. Le 5 juillet, le duc de Montpensier donnait à Vincennes,
+pour l'inauguration du polygone d'artillerie, une fête brillante à
+laquelle fut convié tout ce qu'il y avait alors à Paris de haute
+société mondaine et officielle. Pendant une partie de la soirée,
+défilèrent, à travers le quartier et le faubourg Saint-Antoine,
+des équipages remplis de femmes en grande toilette et d'hommes en
+uniformes brodés. De tels spectacles n'éveillent ordinairement que de
+la curiosité dans les foules populaires. Cette fois, les ouvriers,
+rangés en haie des deux côtés de la rue, avaient une figure sombre,
+menaçante; ils accueillaient chaque voiture par des railleries, des
+huées. «À bas les voleurs!» tel était le cri qui dominait. D'autres
+ajoutaient: «Le peuple n'a pas de pain, pendant que ces coquins-là
+s'amusent!» Plusieurs de ceux qui furent témoins de cette scène
+en rapportèrent une impression de surprise inquiète. Peu de jours
+après, M. Duvergier de Hauranne, se trouvant avec M. Recurt, ancien
+président de la société des Droits de l'homme, et qui connaissait
+bien le quartier Saint-Antoine où il exerçait la médecine, lui
+demanda si le parti républicain avait été pour quelque chose dans
+la manifestation faite contre les invités du duc de Montpensier.
+«Pour rien du tout, répondit M. Recurt, et je vous avoue que nous en
+avons été aussi effrayés que vous.» Puis, après avoir insisté sur le
+caractère socialiste de cet incident: «Il y a là, ajoutait-il, un
+travail, un danger auquel on ne songe pas assez. Ce que je puis vous
+affirmer, c'est que la manifestation dont vous me parlez est la plus
+grave que j'aie vue. Si nous l'avions voulu, il nous était facile de
+la tourner en émeute, peut-être en révolution[57].»
+
+[Note 57: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._]
+
+Les condamnations prononcées par la cour des pairs ne mirent pas fin
+à l'émotion. Sans doute, à raisonner de sang-froid, le gouvernement,
+par sa promptitude à saisir la justice, par la rigueur inflexible
+avec laquelle avaient été conduite l'instruction et dirigés les
+débats, venait de montrer qu'il n'avait rien de suspect à cacher, et
+que personne ne ressentait plus que lui l'horreur de la corruption.
+Aucune des investigations poursuivies pendant plusieurs semaines, des
+pièces saisies, des dénonciations provoquées, aucun des témoignages
+reçus n'avait fait entrevoir, dans l'administration française, en
+dehors du ministre accusé, la plus petite trace de prévarication:
+tous les fonctionnaires, sauf un, sortaient absolument intacts de
+cette redoutable épreuve. Et même, à voir la pauvreté de M. Teste,
+qui n'avait pas de quoi payer entièrement son amende, ne devait-on
+pas conclure, ou bien qu'il n'avait pas cherché d'autres occasions de
+faire argent de ses fonctions, ou que nos moeurs et nos institutions
+avaient singulièrement entravé ses desseins malhonnêtes? Un régime
+où la concussion n'avait pas pu être plus lucrative n'était certes
+pas corrompu. D'ailleurs, l'émotion ressentie, le scandale produit,
+ne suffisaient-ils pas à prouver que la prévarication était alors un
+fait bien exceptionnel? Il est des temps et des pays où le cas de M.
+Teste eût laissé les esprits beaucoup plus calmes. En somme, tout
+montrait qu'il n'y avait pas là autre chose qu'un crime individuel,
+un accident isolé. Mais l'opposition s'inquiétait peu de raisonner
+juste et de juger avec équité. Ayant entrepris d'établir que le
+gouvernement était corrompu et corrupteur, elle n'avait pu, jusqu'à
+présent, mettre la main sur aucune preuve sérieuse; elle était
+bien obligée de s'avouer l'avortement ridicule et misérable des
+dénonciations de M. de Girardin; dans de pareilles circonstances, un
+ministre solennellement convaincu de prévarication, c'était une bonne
+fortune qu'elle saisissait avec une sorte d'empressement et de joie
+cyniques. Elle affecta de voir là le symptôme d'un état général et la
+justification de toutes les accusations qu'elle n'avait pu prouver.
+«La France, disait un de ses journaux, a maintenant des preuves
+incontestables de cette dégradation morale si souvent signalée dans
+les hautes régions du pouvoir[58].»
+
+[Note 58: _National_ du 18 juillet 1847.]
+
+Ce langage ne trouvait malheureusement que trop d'échos. Divers
+sentiments, de valeur différente, y aidaient: indignation sincère des
+honnêtes gens, plaisir malsain que les petits ont à mal penser des
+grands, facilité des esprits simples à accepter, sans y regarder de
+près, certaines généralisations. Dès le lendemain de la condamnation,
+un observateur que j'aime à citer à cause de son exactitude, écrivait
+dans son journal intime: «Ce procès laisse dans les âmes un profond
+sentiment d'angoisse et de tristesse;... on sent que la position du
+pouvoir est ébranlée.» Il ajoutait, quelques jours plus tard: «Il
+est impossible de le méconnaître: le procès a porté un coup très
+grave à la considération du gouvernement. Au lieu d'y voir la preuve
+qu'en France il y a une justice même pour les coupables de l'ordre
+le plus élevé, et que les délits, punis avec tant de rigueur, ne
+sont pas apparemment passés dans nos moeurs d'une manière absolue,
+on en conclut que la corruption est universelle dans le monde
+officiel, ceux qui viennent d'être condamnés ayant été seulement
+plus malheureux ou plus maladroits que les autres. C'est ainsi qu'on
+raisonne dans le peuple, toujours disposé à considérer les riches et
+les puissants comme autant de pillards et d'oppresseurs; c'est ainsi
+qu'en jugent les provinces, dont l'esprit jaloux et crédule accueille
+si facilement tout ce qui tend à incriminer Paris et l'administration
+centrale[59].»
+
+[Note 59: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._]
+
+M. Guizot était habitué à supporter les outrages des partis, à lutter
+contre les préventions et les injustices de l'opinion. Mais, cette
+fois, l'attaque prenait un tel caractère qu'il en était presque
+découragé. Écrivant à M. le duc de Broglie, il ne pouvait retenir
+ce gémissement: «J'ai grand besoin de repos, moralement encore plus
+que physiquement. Ma lassitude est extrême de cette lutte continue
+contre toutes les pauvretés et les bassesses humaines, tantôt pour
+les combattre, tantôt pour les ménager[60].» Toutefois, si las et si
+dégoûté qu'il fût, il ne voulut pas laisser finir la session sans
+s'expliquer sur ce cri de corruption qui retentissait partout. Il
+le fit, le 2 août, à la tribune de la Chambre des pairs, pendant la
+discussion du budget. Suivant son habitude, ce fut en s'élevant à
+d'éloquentes généralités qu'il tenta d'avoir raison des attaques. Il
+expliqua tout d'abord que s'il n'en avait pas parlé plus tôt, c'est
+qu'il avait «confiance dans l'empire de la vérité», et qu'il était
+convaincu que les accusations non fondées finissaient toujours par
+«tomber d'elles-mêmes». Puis, après avoir rappelé que Washington,
+lui aussi, avait été indignement calomnié, il ajoutait: «Tout homme
+qui entre un peu avant dans la vie publique peut s'attendre aux
+calomnies, aux outrages; mais aussi il peut s'attendre à l'oubli
+des injures et des calomnies, s'il a réellement mérité l'estime de
+ses concitoyens. De notre temps, je le répète, les honnêtes gens
+peuvent être tranquilles; les malhonnêtes gens ne doivent jamais
+l'être. Et s'il y a un lieu dans lequel on puisse prononcer une
+telle parole, c'est dans cette enceinte. Comment! on parle de
+corruption! On dit,--car c'est là le grief le plus exploité,--qu'il
+n'y a de justice que contre les faibles, que contre les pauvres;
+que les puissants et les riches échappent à l'action des lois! On
+dit cela, et, si ces paroles entraient dans cette enceinte et la
+traversaient, elles recevraient, à chaque pas, un démenti de tous
+ces bancs!... Messieurs, on se fait, sur le pays aussi bien que
+sur le gouvernement, les plus fausses idées. Il n'est pas vrai que
+le pays soit corrompu. Le pays a traversé de grands désordres; il
+a vu le règne de la force, et souvent de la force anarchique; il
+en est résulté un certain affaiblissement, je le reconnais, des
+croyances morales et des sentiments moraux; il y a moins de force,
+moins de vigueur, et dans la réprobation et dans l'approbation
+morales. Mais la pratique dans la vie commune du pays est honnête,
+plus honnête qu'elle ne l'a peut-être jamais été. Le désir, le
+désir sincère de la moralité dans la vie publique, comme dans la
+vie privée, est un sentiment profond dans le pays tout entier. Pour
+mon compte, au milieu de ce qui se passe depuis quelque temps, au
+milieu--il faut bien appeler les choses par leur nom,--au milieu du
+dégoût amer que j'en ai éprouvé, je me suis félicité de voir mon
+pays si susceptible, si ombrageux, si méfiant. Ce sentiment rendra
+aux croyances, aux principes de moralité, cette fermeté qui leur
+manque de nos jours. Voulez-vous me permettre de vous dire comment
+nous pouvons y contribuer d'une manière efficace? Nous croyons trop
+vite à la corruption et nous l'oublions trop vite... Soyons moins
+soupçonneux et plus sévères. Tenez pour certain que la moralité
+publique s'en trouvera bien.» Noble et beau langage, mais où il est
+facile de discerner un profond accent de tristesse. C'est que M.
+Guizot ne se faisait pas grande illusion sur l'efficacité immédiate
+de sa parole. «Je parlais, a-t-il dit lui-même plus tard, pour ma
+propre satisfaction et mon propre honneur, plutôt que dans l'espoir
+de dissiper les mauvaises impressions qui agitaient alors l'esprit
+public[61].»
+
+[Note 60: Lettre du 8 juillet 1847. (_Lettres de M. Guizot à sa
+famille et à ses amis_, p. 249.) Plus tard, après la révolution de
+Février, le 15 avril 1848, M. Guizot, revenant sur son état d'esprit
+à la fin de la session de 1847, écrivait à M. de Barante: «J'étais
+très fatigué, moralement surtout, fatigué et triste, non que je
+prévisse ce qui est arrivé, mais je me sentais engagé dans une lutte
+que le succès aggravait au lieu d'y mettre fin, indéfiniment aux
+prises avec les erreurs vulgaires et les passions basses. Je me
+relève de ce pénible état d'âme.» (_Documents inédits._)]
+
+[Note 61: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 44.]
+
+
+X
+
+Voilà donc ce qu'était devenue cette session qui avait semblé d'abord
+promettre au ministère une destinée si facile et si brillante. Quel
+changement depuis l'éclatant triomphe des élections de 1846 et de la
+discussion de l'adresse au commencement de 1847! Jamais on n'avait vu
+des vainqueurs perdre aussi rapidement le fruit de leurs victoires.
+Une sorte de malchance avait accumulé, en quelques mois, toutes
+sortes de maux: ébranlement de la majorité, dislocation du cabinet,
+crise économique, perversion de l'esprit public par la littérature
+révolutionnaire, enfin et surtout cette série de scandales
+perfidement exploités. Tel était le contraste entre les espérances
+du début et les tristesses de la fin, que tous en étaient frappés.
+Les opposants n'étaient pas naturellement les moins empressés à le
+mettre en lumière. Tandis que M. de Montalembert montrait, avec
+une gravité douloureuse, la majorité, à l'origine «si triomphante,
+tout à coup épuisée, dévorée par je ne sais quel mal intérieur qui
+l'a jetée fatiguée, impuissante, au milieu de toutes les misères
+de la plus petite politique qu'on ait jamais vue[62]», M. Thiers
+s'écriait, avec une malice triomphante: «Si quelque chose pouvait me
+réjouir, ce serait l'abaissement croissant de ces ministres de la
+contre-révolution; ils sont comme un vaisseau qui a une voie d'eau
+et qu'on voit s'enfoncer de minute en minute[63].» Les amis mêmes du
+cabinet ne cachaient pas leur désappointement et leur inquiétude. Un
+député dévoué à M. Guizot, l'un des «satisfaits», M. d'Haussonville,
+publiait un article où, dénonçant le mal de la situation, il s'en
+prenait au ministère qui n'avait pas su «gouverner la majorité[64]».
+Le chroniqueur politique de la _Revue des Deux Mondes_, alors
+conservateur, constatait «qu'une sorte de découragement semblait
+s'être emparé des intelligences, qu'une inquiétude sourde agitait
+les imaginations»; et il ajoutait: «Si nous avons la satisfaction de
+voir que l'ordre matériel n'a pas reçu d'atteintes,... sommes-nous
+dans toutes les conditions de cette sécurité morale qui n'est pas
+un des moindres besoins de la société[65]?» Il n'était pas jusqu'au
+_Journal des Débats_ qui n'en vînt à proclamer que «la session
+n'avait pas été bonne». «Encore une semblable, disait-il, et non
+seulement le ministère, mais le parti conservateur n'y résisterait
+pas.» Puis, après avoir constaté que «le ministère s'était
+présenté, devant la Chambre, sans idée arrêtée, sans projets bien
+mûris, soucieux seulement de gagner du temps», et que «la majorité
+inexpérimentée, n'ayant reçu de direction de personne, s'était livrée
+à ses fantaisies», il insistait sur le mal fait par les récents
+scandales. «Depuis six semaines, disait-il, le public n'a eu, pour
+aliment de sa curiosité, que les débats d'un lamentable procès et ces
+questions personnelles que fait toujours naître l'oisiveté politique.
+On ne lui a rebattu les oreilles que d'accusations infamantes,
+de soupçons odieux; on ne lui a donné que des scènes de police
+correctionnelle ou de cour d'assises. L'opposition a profité de ces
+tristes circonstances; elle n'a rien négligé pour jeter dans les
+âmes la tristesse et le découragement, pour faire croire que notre
+gouvernement tout entier n'était que désordre, que laisser-aller,
+que corruption; et, jusqu'à un certain point, il faut le reconnaître,
+elle a réussi à ébranler l'opinion[66].» Cet aveu, fait par l'organe
+du ministère, des fautes passées et du péril présent, eut un grand
+retentissement, d'autant que la presse de gauche ne manqua pas d'y
+faire écho, en l'interprétant comme un cri de détresse.
+
+[Note 62: Discours du 2 août 1847 à la Chambre des pairs.]
+
+[Note 63: Lettre du 25 juin 1847, adressée à M. Panizzi.]
+
+[Note 64: _De la situation actuelle_, par M. D'HAUSSONVILLE, _Revue
+des Deux Mondes_ du 1er juillet 1847.]
+
+[Note 65: Livraison du 1er août 1847.]
+
+[Note 66: Articles du 28 et du 31 juillet 1847.]
+
+Quand les amis du cabinet parlaient ainsi tout haut, devant le grand
+public, que ne disaient-ils pas tout bas, dans leurs épanchements
+intimes? M. de Viel-Castel écrivait dans ses notes journalières:
+«La session qui vient de se terminer est assurément la plus triste
+et la plus étrange qu'on ait vue depuis 1830. Sans donner aucune
+force à l'opposition, sans surtout la mettre en mesure de s'emparer
+de la direction des affaires, elle a constaté, dans la majorité
+conservatrice, un état d'impuissance, d'atonie, de découragement,
+qui ressemble au marasme, et elle a frappé le cabinet d'une
+déconsidération telle que, même en l'absence d'adversaires capables
+de le remplacer au pouvoir, on se demande s'il pourra le garder.
+C'est un grand problème que de savoir comment il se relèvera de cet
+abaissement[67].» M. de Barante, après avoir observé l'état des
+esprits dans son département, croyait devoir envoyer à M. Guizot ces
+renseignements et ces avertissements: «Je n'ai pas à vous apprendre
+que les conservateurs, ceux mêmes qui professent pour vous confiance
+et admiration, sont sous une impression de tristesse et d'inquiétude
+sans malveillance; les déclamations haineuses des journaux n'ont pas
+beaucoup agi sur eux, mais il y a évidemment une réaction contre
+ce soin des intérêts privés, ces complaisances et ces ménagements
+pour les personnes, ces distributions de faveurs et d'emplois, et
+surtout cette faiblesse pour les exigences des députés, qui ont été
+plus ou moins nécessaires pour composer une majorité. Je ne prends
+pas ces blâmes et ces voeux au pied de la lettre. Si on se jetait
+passionnément dans une réforme puritaine, on n'irait pas loin sans
+trébucher. Vous avez cependant à prendre un autre aspect, non point
+avec jactance, mais tranquillement et de manière que le public
+s'en aperçoive... Vous y songerez, malgré tant de grandes affaires
+extérieures qui doivent vous occuper. Le moment est critique, il
+exige une extrême prudence[68].» Tout en donnant ces utiles conseils
+à M. Guizot, M. de Barante n'était pas cependant des esprits un
+peu courts qui attribuaient le mal de la situation uniquement à
+certaines maladresses ou à quelques petits abus trop facilement
+tolérés; il savait bien que ces maladresses et ces abus n'étaient pas
+en rapport avec l'effet produit. «Nous pouvons, écrivait-il à un de
+ses parents, nous tirer tant bien que mal des embarras et des périls
+actuels. On les exagère beaucoup. Il y en a qui sont accidentels et
+passagers. Mais ce qui est plus général, plus profond, c'est l'état
+moral des sociétés européennes: tant d'amour de la liberté, un tel
+fanatisme d'égalité, une si grande ardeur d'intérêt privé, la haine
+ou le mépris de l'autorité; et tout cela, sans aucun contrepoids de
+convictions religieuses ou d'habitudes morales: voilà le mal que
+nous avons vu croître depuis soixante ans. L'expérience des dix-huit
+dernières années est même plus remarquable. Nous avons obtenu ce que
+nous voulions, ou plutôt ce que nous avions cru vouloir; nous avons
+réussi à conserver l'ordre intérieur et la paix; nous avons joui de
+la prospérité; et nous sommes en disposition moins sensée, moins
+honnête, moins rassurante que le 30 juillet 1830. Ce sont de tristes
+réflexions, de funestes conjectures pour l'avenir. Pourtant tout est
+calme; chacun souhaite l'ordre et le repos; l'esprit de conservation
+a une majorité évidente; mais les calculs de l'intérêt ne sont pas
+une base solide; la moindre affection désintéressée serait plus
+rassurante[69].» Ces réflexions d'un ami de la monarchie de Juillet
+n'étaient malheureusement que trop fondées, et elles méritent de
+servir de conclusion à la mélancolique histoire de cette session.
+Dans le mal moral qu'il signale, est la seule explication suffisante
+de l'étonnant revirement qui s'était produit en si peu de mois. En
+effet, quelque dangereux que fussent par eux-mêmes les accidents
+qu'une étrange fatalité avait multipliés pendant la première moitié
+de 1847, ils n'eussent pas été à ce point malfaisants, s'ils fussent
+survenus dans un corps social à peu près sain. La vérité est qu'en
+dépit de certaines apparences, ce corps était gravement malade. Ce
+n'était pas impunément que, depuis soixante ans, il avait subi la
+secousse de tant de révolutions.
+
+[Note 67: _Journal inédit de M. de Viel-Castel_, 11 août 1847.]
+
+[Note 68: Lettre de M. de Barante à M. Guizot, du 8 septembre 1847.
+(_Documents inédits._)]
+
+[Note 69: Lettre du même à M. d'Houdetot, en date du 25 septembre
+1847. (_Documents inédits._)]
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+LA CAMPAGNE DES BANQUETS.
+
+(Juillet-décembre 1847.)
+
+ I. L'opposition veut provoquer dans le pays une agitation sur
+ la question de la réforme. Alliance des dynastiques et des
+ radicaux. On décide de lancer une pétition et d'organiser
+ un banquet.--II. Le banquet du Château-Rouge. Les discours.
+ Omission du toast au Roi.--III. Banquet de Mâcon offert à M. de
+ Lamartine, pour célébrer le succès des _Girondins_. Le cri de la
+ réforme paraît être sans écho dans le pays.--IV. Assassinat de
+ la duchesse de Praslin. Effet produit sur l'opinion. Suicide du
+ duc de Praslin. Rapport de M. Pasquier. Tristesse et inquiétude
+ générales. Pressentiments de révolution. M. Guizot président
+ du conseil.--V. Les banquets deviennent plus nombreux à partir
+ de la fin de septembre. Caractère factice de cette agitation.
+ Les radicaux prennent de plus en plus la tête du mouvement.
+ Manifestations socialistes. Certains opposants se tiennent
+ à l'écart. Attitude de M. Thiers.--VI. M. Ledru-Rollin au
+ banquet de Lille. M. Barrot obligé de se retirer. Les opposants
+ dynastiques continuent cependant leur campagne. Banquets
+ d'extrême gauche. Les dynastiques, maltraités par les radicaux
+ extrêmes, sont abandonnés par les radicaux parlementaires. Le
+ banquet de Rouen. Impossibilité de continuer la campagne. Elle
+ est interrompue par l'ouverture de la session. Conclusion.
+
+
+I
+
+L'intervalle entre les sessions était d'ordinaire, au moins pour la
+politique intérieure, une époque de calme, de silence, une sorte de
+morte-saison. Il n'en devait pas être ainsi dans la seconde moitié
+de 1847. Bien au contraire, l'opposition prétendait employer les
+loisirs que lui laissaient les vacances parlementaires, à provoquer,
+par toute la France, une grande agitation en faveur de la «réforme».
+Pour trouver l'idée première de cette campagne, il faut remonter
+à près d'un an en arrière, au lendemain des élections générales
+d'août 1846. Un des adversaires du cabinet, rencontrant alors
+un ami de M. Guizot, dans les couloirs de la Chambre, lui avait
+dit: «Vous êtes les plus forts, c'est évident; votre compte est
+exact, je l'ai vérifié. Ici, plus rien à faire, plus rien à dire
+pour nous; nos paroles seraient perdues. Nous allons ouvrir les
+fenêtres[70].» À cette époque même, le hasard d'un voyage amenait
+à Paris Richard Cobden, le grand agitateur anglais, le fondateur
+de la «Ligue» qui venait, après une campagne de plusieurs années,
+d'imposer aux pouvoirs publics d'outre-Manche l'abolition des lois
+contre l'importation des céréales. Les députés de l'opposition
+l'entourèrent aussitôt, non pour prêter l'oreille à ses prédications
+libre-échangistes, mais pour se faire faire par lui une sorte de
+cours d'«agitation». M. Cobden se prêta à leur enseigner comment
+on soulevait l'opinion au moyen de pétitions, de souscriptions, de
+réunions, de banquets[71]. Ces entretiens ne contribuèrent pas peu
+à confirmer les opposants français dans leur dessein d'agir hors
+de la Chambre: l'exemple de la «ligue» anglaise ne leur donnait
+pas seulement confiance dans le succès; il les rassurait sur la
+correction constitutionnelle d'une telle conduite; comment avoir
+scrupule d'imiter ce qui était d'usage normal et fréquent sur
+la terre classique du régime parlementaire? On ne songeait pas
+à se demander si la France, avec son passé de révolutions et sa
+monarchie encore mal assise, pouvait supporter tout ce que supportait
+l'Angleterre. M. Cobden lui-même, en donnant les renseignements qui
+lui étaient demandés, avait été loin d'approuver l'entreprise en vue
+de laquelle on les lui demandait. Ayant appris, en effet, de ses
+interlocuteurs, qu'il s'agissait seulement de réclamer l'adjonction
+de deux cent mille électeurs, il se montra stupéfait qu'on recourût
+à des moyens si extraordinaires, qu'on mît en branle une si grosse
+machine, pour obtenir un si piètre résultat[72].
+
+[Note 70: Notice de M. Vitet sur M. Duchâtel.]
+
+[Note 71: J'ai déjà eu l'occasion de noter que, dès avant cette
+époque, M. de Montalembert, mieux au courant que la plupart de ses
+compatriotes de ce qui se passait en Angleterre, s'était inspiré
+des exemples de M. Cobden et de sa ligue pour organiser le parti
+catholique. (Voir plus haut, t. V, p. 485.)]
+
+[Note 72: John MORLEY, _The Life of Richard Cobden_, t. I, p. 417.]
+
+Au premier moment, probablement à cause de la diversion produite
+par les mariages espagnols, aucune suite ne fut donnée au projet
+d'agitation[73]. On ne s'occupa de le mettre à exécution qu'après
+le rejet, par la Chambre, en mars et avril 1847, des propositions
+de réforme électorale et parlementaire. La principale objection
+faite par les ministres dans la discussion, objection en effet
+assez fondée, avait été tirée de l'indifférence du pays. On estima
+que, pour y avoir réponse, il fallait provoquer à tout prix quelque
+émotion populaire. Par quel moyen? C'était le cas de se rappeler les
+leçons de M. Cobden. La question fut l'objet de plusieurs conférences
+entre les chefs de l'opposition. On y proposa tout d'abord une
+pétition. Les députés ne pouvaient en prendre l'initiative, puisqu'il
+s'agissait de faire croire à un mouvement spontané de l'opinion.
+Ils se mirent alors en rapport avec un comité que nous avons déjà
+vu à l'oeuvre aux élections de 1846, le _Comité central électoral
+de Paris_; celui-ci se montra disposé à donner son concours. Une
+réunion eut lieu en mai, chez M. Odilon Barrot: les députés y étaient
+représentés par MM. Duvergier de Hauranne et de Malleville, du
+centre gauche; par MM. O. Barrot et de Beaumont, de la gauche; par
+MM. Carnot et Garnier-Pagès, de l'extrême gauche; le Comité central,
+par MM. Pagnerre, Recurt, Labélonye et Biesta. Il fut décidé, séance
+tenante, que le Comité central prendrait l'initiative de l'agitation
+réformiste, et, pour commencer, M. Pagnerre reçut mission de rédiger
+le projet de pétition.
+
+[Note 73: Les meneurs ne perdaient pas cependant de vue ce projet.
+M. Duvergier de Hauranne y faisait allusion dans la brochure qu'il
+publia, en janvier 1847, sous ce titre: _De la réforme parlementaire
+et de la réforme électorale_. «Au point où les choses en sont
+venues, disait-il, il serait insensé de rien attendre de la majorité
+parlementaire. C'est au pays qu'il convient de parler.» Et il
+expliquait la légitimité de cet «appel à l'opinion du dehors contre
+l'opinion du dedans». Gourmandant la mollesse de ses amis, il leur
+rappelait comment, en Angleterre, l'agitation extérieure avait imposé
+la réforme électorale en 1831, la réforme commerciale en 1846; il
+leur proposait l'exemple des hommes politiques d'outre-Manche,
+sachant quitter «leur vie de château si splendide, si séduisante,
+pour parcourir les comtés, pour présider les réunions publiques,
+pour assister aux banquets politiques, pour éclairer, pour ranimer
+toujours et partout l'opinion». «Si O'Connell, ajoutait-il, pendant
+le cours de sa longue vie, fût resté muet et oisif, croit-on qu'il
+eût arraché aux préjugés, à l'orgueil anglais, l'émancipation
+catholique d'abord, et bientôt sans doute l'égalité des deux peuples?
+Si Villiers, Cobden, Bright se fussent bornés à quelques discours en
+plein parlement, croit-on qu'ils eussent fait capituler le ministère
+et soumis, réduit l'aristocratie territoriale?... Ce sont là les
+vraies moeurs, les vraies habitudes du gouvernement représentatif.
+Ces moeurs, ces habitudes sont-elles les nôtres, à nous qui
+n'avons pas même su opposer nos banquets d'opposition aux banquets
+ministériels de MM. Guizot, Duchâtel et Lacave-Laplagne?»]
+
+Comme on le voit par le nom de ses délégués, le Comité central était
+républicain. Cela n'avait pas empêché les représentants du centre
+gauche et de la gauche dynastique de réclamer son concours. Depuis
+longtemps, ils s'étaient habitués à l'idée d'une alliance avec le
+parti radical. M. Duvergier de Hauranne l'avait professée hautement
+dans sa brochure sur la _Réforme électorale et parlementaire_[74].
+Quelques jours après, pour mettre sa théorie en pratique, il s'était
+chargé de négocier, au nom de ses amis, une sorte de traité de paix
+avec M. Marrast, rédacteur en chef du _National_; l'entrevue avait
+eu lieu chez M. Edmond Adam; le plénipotentiaire du centre gauche y
+avait obtenu du journaliste radical qu'il cessât ses attaques contre
+M. Thiers, et qu'il appuyât dans une certaine mesure la campagne de
+réforme. L'entente des députés avec le Comité central n'était que le
+développement logique de l'accord ébauché, quelques mois auparavant,
+entre M. Duvergier de Hauranne et M. Marrast.
+
+[Note 74: Dans cette brochure, M. Duvergier de Hauranne précisait
+ainsi sur quel terrain pouvait se faire l'alliance: «Les radicaux
+pensent que, dans une société démocratique comme la société
+française, le pouvoir royal et le pouvoir parlementaire ne peuvent
+exister à la fois, et que l'un doit nécessairement tuer l'autre;
+ils pensent, dès lors, que la monarchie constitutionnelle doit
+périr, non par les tentatives violentes de ses ennemis, mais par
+ses propres fautes, par ses propres imperfections, par ses propres
+impossibilités. Les constitutionnels nient qu'il en soit ainsi, et
+soutiennent que, sans dépouiller le pouvoir royal de ses justes
+prérogatives, le pouvoir parlementaire, une fois établi, peut très
+bien prendre sa place et se faire respecter. Il y a là, entre les
+constitutionnels et les radicaux, une question dont l'avenir seul
+est juge. Mais, pour qu'elle puisse se juger, il est une condition
+préliminaire: c'est que le pouvoir royal n'absorbe pas le pouvoir
+parlementaire, que celui-ci se ranime au sein d'une majorité
+indépendante et libérale. Constitutionnels et radicaux ont donc
+provisoirement le même intérêt et doivent avoir le même but.»]
+
+La rédaction du projet de pétition n'était pas sans difficulté:
+entre les radicaux qui poursuivaient ouvertement le suffrage
+universel et les dynastiques qui s'en tenaient à une très légère
+augmentation du nombre des électeurs, il y avait un abîme. M.
+Pagnerre se tira d'affaire en ne sortant pas des thèses négatives sur
+lesquelles seules une apparence d'accord était possible; il dénonça
+très violemment les vices de la loi électorale et en demanda la
+«réforme», sans indiquer aucunement ce qu'elle devrait être. Comme le
+disait un commentateur, la pétition «laissait ainsi place à toutes
+les adhésions et à toutes les espérances». Le projet fut approuvé
+sans difficulté, dans une réunion tenue chez M. Odilon Barrot, vers
+la fin de mai. Ce ne fut pas la seule décision prise. Le sentiment
+général des meneurs était qu'une simple pétition ne suffirait pas à
+remuer un pays qui, visiblement, s'intéressait peu à la réforme: il
+fallait trouver un moyen d'agitation plus efficace. Après en avoir
+discuté plusieurs, on s'arrêta à l'idée d'un banquet offert aux
+députés par le Comité central et les électeurs de Paris. Qui avait eu
+le premier cette idée? L'initiative en a été revendiquée tantôt pour
+les députés, tantôt pour le Comité central[75]. Peut-être y avait-on
+pensé simultanément des deux côtés. D'ailleurs, il n'y avait pas là
+d'invention vraiment nouvelle; le procédé était connu. Sans remonter
+au banquet que l'association _Aide-toi, le ciel t'aidera_, avait
+offert, en avril 1830, aux 221, n'avait-on pas vu déjà, en 1840, les
+radicaux entreprendre une campagne de banquets réformistes[76]? Quoi
+qu'il en soit, le principe du banquet fut admis par tous. La seule
+inquiétude exprimée fut que l'indifférence du public n'exposât les
+promoteurs à un insuccès un peu ridicule. Les questions d'exécution
+furent renvoyées à une réunion ultérieure, celle du 8 juin, où l'on
+appela les rédacteurs des journaux opposants. Il y fut décidé que
+le banquet offert à tous les députés réformistes aurait lieu dans
+les premiers jours de juillet, avant que la session fût close et
+que les députés eussent quitté Paris. Pour écarter les risques de
+désordre, il fut stipulé que les électeurs seraient seuls admis,
+que la cotisation serait fixée au chiffre relativement élevé de dix
+francs, et que les toasts seraient arrêtés à l'avance. Il était
+convenu qu'en cas de succès, on provoquerait d'autres banquets dans
+les départements, pendant les vacances parlementaires. Le Comité
+central, qui s'emparait de plus en plus de l'autorité exécutive,
+se chargea de propager la pétition et d'organiser le banquet. Ses
+membres ne laissaient pas que de s'étonner de l'aveuglement avec
+lequel les députés de l'opposition dynastique se livraient à eux. Un
+jour, sortant avec MM. Carnot, Biesta, Labélonye et Garnier-Pagès,
+d'une réunion chez M. Odilon Barrot, M. Pagnerre se demandait comment
+ses propositions relatives au banquet avaient été si facilement
+acceptées par les modérés: «Ces messieurs, disait-il, voient-ils
+bien où cela peut les conduire? Pour moi, je confesse que je ne le
+vois pas clairement; mais ce n'est pas à nous, radicaux, de nous en
+effrayer[77].»
+
+[Note 75: À entendre M. Garnier-Pagès, présent à toutes ces réunions,
+c'est M. Pagnerre qui aurait, le premier, songé à un banquet.
+(_Histoire de la révolution de 1848_, 2e édit., t. I, p. 98.) M.
+Duvergier de Hauranne, qui avait pris à ces préliminaires une part
+peut-être plus active encore, affirme, au contraire, que le banquet
+fut proposé par les députés. (_Notes inédites._) M. Élias Regnault,
+qui fut secrétaire du Comité central, affirme que l'idée du banquet
+fut mise en avant par M. Duvergier de Hauranne. (_Histoire du
+gouvernement provisoire_, p. 19.)]
+
+[Note 76: Voir plus haut, t. IV, ch. II, § IX.]
+
+[Note 77: GARNIER-PAGÈS, _Histoire de la révolution de 1848_, t. I,
+p. 100.]
+
+
+II
+
+Le public accueillit d'abord froidement le projet de banquet.
+Vainement les journaux battaient-ils le rappel, vainement les députés
+et les membres du Comité central allaient-ils faire de la propagande
+sur place dans les divers quartiers, vainement mettait-on en branle
+les comités d'arrondissement, les adhésions ne venaient que fort
+lentement. «Nous étions assez embarrassés, a confessé plus tard
+l'un des promoteurs, et, plus d'une fois, nous regrettâmes d'avoir
+entrepris une oeuvre aussi difficile.» Cependant, après s'être
+démené pendant plusieurs semaines, on finit par recruter, dans tout
+Paris, un nombre suffisant de convives et l'on s'occupa de chercher
+un local: le choix s'arrêta sur le Château-Rouge, jardin public où
+se donnaient des bals d'un caractère peu sévère. Le jour fut fixé
+au 7 juillet, puis, par suite de certaines difficultés, remis au
+9. Les audiences du procès Teste-Cubières devaient commencer le 8:
+les meneurs comptaient sur cette coïncidence pour échauffer les
+esprits. Ils firent faire par le propriétaire du Château-Rouge une
+déclaration à la préfecture de police: rien de plus; le banquet étant
+donné dans un local privé, ils estimaient n'avoir pas besoin de
+demander à l'administration l'autorisation exigée pour les réunions
+publiques. Le gouvernement, bien que convaincu que la législation
+lui donnait le droit d'empêcher de semblables réunions, ne voulut
+pas user de rigueur. «Nous résolûmes, dit à ce propos M. Guizot
+dans ses Mémoires, de laisser à la liberté de réunion son cours, et
+d'attendre, pour combattre le mal, qu'il fût devenu assez évident et
+assez pressant pour que le sentiment du public tranquille réclamât
+l'action du pouvoir en faveur de l'ordre menacé.»
+
+Le 9 juillet au soir, douze cents convives, appartenant en général
+aux opinions avancées, se trouvaient réunis au Château-Rouge. Sur
+les cent cinquante-quatre députés, classés par leurs votes comme
+réformistes, et auxquels des invitations avaient été adressées,
+quatre-vingt-six étaient présents. L'ordre matériel ne fut pas
+troublé. Le temps était beau. La musique jouait la _Marseillaise_ et
+autres «chants de la Révolution», dont la foule, massée aux abords
+du jardin, répétait les strophes. Des toasts nombreux, arrêtés à
+l'avance, furent portés soit par les députés, soit par les membres
+du Comité central. Il semblait malaisé de tenir un langage qui
+répondît à la fois aux sentiments des républicains et à ceux des
+dynastiques. «Ce qu'il faut, avait dit un de ces derniers, c'est un
+discours radical très modéré et un discours centre gauche très vif.»
+Ce programme fut à peu près rempli, surtout dans sa seconde partie.
+Les républicains se bornèrent généralement à parler de la réforme:
+toutefois, un de leurs orateurs, M. Marie, tint à bien marquer que
+ses amis et lui n'abandonnaient rien de leurs convictions, et que
+leurs voeux allaient au delà d'une simple modification de la loi
+électorale. «Mais, ajoutait-il, à chaque jour son oeuvre, et, pour
+arriver sûrement au but, il ne faut pas trop se presser... Nous nous
+associons à l'oeuvre qui commence, au parti qui la développera,
+bien assurés que, lorsqu'il s'agira d'achever la conquête, nous
+trouverons, à notre tour, pour alliés, tous ceux à qui nous nous
+allions nous-mêmes aujourd'hui.» Un autre républicain, membre
+du Comité central, parla de 1792 et de 1793, «cette époque si
+calomniée et qui, grâce au ciel, trouve tous les jours de nouveaux
+et illustres défenseurs». Les députés de la gauche et du centre
+gauche ne s'effarouchèrent pas de cette évocation jacobine; leur
+seule préoccupation paraissait être de se montrer plus agressifs
+que personne contre le gouvernement. M. Barrot proclama que la
+révolution de Juillet était systématiquement faussée, trahie, depuis
+dix-sept ans. «Y a-t-il aujourd'hui des incrédules? s'écriait-il. Les
+scandales sont-il assez grands? Le désordre moral qui menace cette
+société d'une dissolution entière ne se manifeste-t-il pas par des
+désordres assez éclatants? Il n'y a que deux moyens de gouverner
+les hommes: ou par les sentiments généreux, ou par les sentiments
+égoïstes. Le gouvernement a fait son choix: il s'est adressé aux
+cordes basses du coeur humain.» Après avoir longtemps continué sur
+ce ton, il finissait par émettre le voeu que «la France refît, sous
+le glorieux drapeau de la révolution de Juillet, ce qu'elle avait
+manqué en 1830». À la véhémence déclamatoire de M. Odilon Barrot
+succéda l'âpreté incisive de M. Duvergier de Hauranne. Celui-ci
+rappelait les dernières heures de la Restauration, l'attentat
+réactionnaire accompli par la royauté d'alors, l'union victorieuse de
+tous les libéraux, dynastiques ou non, contre cette royauté, et il
+trouvait là de grandes ressemblances avec la situation de 1847. «La
+Restauration, disait-il, pour arriver à son but, aimait à prendre les
+grandes routes et à faire beaucoup de tapage. Le pouvoir actuel, plus
+modeste, recherche les sentiers détournés et chemine à petit bruit.
+En d'autres termes, ce que la Restauration voulait faire par les
+menaces, par la force, le pouvoir actuel veut le faire par la ruse et
+par la corruption. On ne brise plus les institutions, on les fausse;
+on ne violente plus les consciences, on les achète. Pensez-vous que
+cela vaille mieux? Je suis d'un avis tout contraire. Pour la liberté,
+le danger est le même, si ce n'est plus grand, et la moralité court
+risque d'y périr avec la liberté. Aussi, regardez-vous comme de
+purs accidents tous ces désordres, tous ces scandales, qui viennent
+chaque jour porter la tristesse et l'effroi dans l'âme des honnêtes
+gens? Non, messieurs, tous ces désordres, tous ces scandales ne sont
+pas des accidents, c'est la conséquence nécessaire, inévitable, de
+la politique perverse qui nous régit, de cette politique qui, trop
+faible pour asservir la France, s'efforce de la corrompre.» L'orateur
+faisait amende honorable pour avoir soutenu, pendant plusieurs
+années, un tel gouvernement; «mais, ajoutait-il, soldat de la
+dernière heure, je ne serai pas le moins résolu; je veux la réforme,
+parce que je ne veux, sous aucun titre et sous aucune forme, le
+gouvernement personnel». MM. de Beaumont et de Malleville ne furent
+pas plus modérés.
+
+Il y avait dans ce banquet quelque chose de plus grave encore que ce
+qu'on y disait; c'était ce qu'on n'y disait pas. Entre tant de toasts
+portés à la «souveraineté nationale», à la «révolution de 1830», à la
+«réforme», aux «députés», au «Comité central», à la «ville de Paris»,
+à l'«amélioration du sort des classes laborieuses», etc., etc., on
+cherchait vainement un toast au Roi. Ce toast n'eût pourtant pas été
+omis dans cette Angleterre, des exemples de laquelle on prétendait
+s'autoriser. Les dynastiques n'auraient-ils pas dû y tenir d'autant
+plus que le parti républicain prenait une part considérable à la
+manifestation? Cependant, ils ne l'avaient pas proposé au moment de
+dresser la liste des toasts. Deux jours avant le banquet, un député
+de Paris, M. Malgaigne, avait écrit au Comité pour demander que cette
+omission fût réparée et en faire la condition de son concours. Sous
+prétexte que tout était arrêté, on ne lui avait même pas répondu.
+
+
+III
+
+La session parlementaire devait se prolonger encore pendant plusieurs
+semaines; tant que les députés étaient ainsi retenus à Paris, il ne
+pouvait être question de provoquer en province des manifestations
+semblables à celle du Château-Rouge. Le banquet qui eut lieu à Mâcon,
+le 18 juillet, ne se rattachait nullement à l'agitation réformiste:
+offert à M. de Lamartine par ses compatriotes et électeurs, il avait
+pour objet de célébrer le succès de l'_Histoire des Girondins_. La
+cérémonie ne fut pas sans éclat. Au dire des comptes rendus amis,
+les assistants étaient près de six mille, dont trois mille convives.
+Au moment des toasts, un orage éclata, déchirant en partie la toile
+de la tente et menaçant de faire écrouler la charpente. Ce fut au
+bruit du tonnerre et du vent, à la lueur des éclairs, que M. de
+Lamartine prit la parole. Un tel cadre plaisait à son imagination: il
+se figurait être le Moïse de la révélation démocratique, au milieu
+des foudres d'un nouveau Sinaï[78]. Il parla longtemps, en rhéteur
+magnifique, avec une étonnante richesse d'images, sans serrer de près
+aucune idée. Fort occupé de soi, il se comparait à Hérodote couronné
+aux jeux Olympiques, et présentait la publication des _Girondins_
+comme le principal événement du jour. «Mon livre, ajoutait-il en
+s'adressant à ses auditeurs, avait besoin d'une conclusion; c'est
+vous qui la faites.» Que voulait-il dire par là? En dépit de ses
+protestations contre toute pensée «factieuse», ce qui ressortait de
+son discours, comme naguère de son histoire, c'était l'exaltation
+de la révolution. Il dressait un réquisitoire véhément contre toute
+la politique du règne, à laquelle il reprochait d'avoir été la
+négation des principes de cette révolution. Dans une autre partie de
+son discours, il faisait du malaise des esprits une peinture qui ne
+répondait que trop au sentiment d'une partie du public. «J'ai dit,
+il y a quelques années, à la tribune, s'écriait-il, un mot qui a
+fait le tour du monde et qui m'a été mille fois rapporté depuis par
+tous les échos de la presse; j'ai dit un jour: La France s'ennuie!
+Je dis aujourd'hui: La France s'attriste!... Qui de nous ne porte sa
+part de la tristesse générale? Un malaise sourd couve dans le fond
+des esprits les plus sereins; on s'entretient à voix basse, depuis
+quelque temps; chaque citoyen aborde l'autre avec inquiétude; tout le
+monde a un nuage sur le front. Prenez-y garde, c'est de ces nuages
+que sortent les éclairs pour les hommes d'État, et quelquefois aussi
+les tempêtes. Oui, on se dit tout bas: Les temps sont-ils sûrs?
+Cette paix est-elle la paix? Cet ordre est-il l'ordre?» Il montrait
+ensuite le gouvernement devenu une «grande industrie», «l'esprit de
+mercantilisme et de trafic remontant des membres dans la tête», la
+«Régence de la bourgeoisie aussi pleine d'agiotage, de concussion,
+de scandales, que la Régence du Palais-Royal», la nation «affligée
+et humiliée» de «l'improbité des pouvoirs publics», épouvantée par
+«les tragédies de la corruption», et alors, d'un ton fatidique, à
+cette France qui avait connu «les révolutions de la liberté et les
+contre-révolutions de la gloire», il faisait entrevoir ce qu'il
+appelait d'un mot vraiment meurtrier, «la révolution du mépris».
+
+[Note 78: M. Doudan écrivait plaisamment à ce sujet, le 27 juillet
+1847: «Dans l'ordre de la déclamation, cet homme est le père des
+fleuves. Il a fait feu supérieur contre un orage épouvantable et une
+pluie diluvienne. Le tonnerre a dû se retirer tout mouillé et bien
+attrapé d'avoir trouvé son maître.»]
+
+Quel effet ne devaient pas avoir de telles paroles sur un public
+encore tout ému des scandales du procès Teste! Quant à l'orateur,
+il sortait de là peut-être plus échauffé encore que l'auditoire.
+L'ivresse et le vertige qui l'avaient peu à peu gagné, tandis qu'il
+écrivait les _Girondins_, s'en trouvaient accrus. L'orage au milieu
+duquel il venait de parler et qu'il se flattait d'avoir dominé par
+son éloquence, lui apparaissait comme le symbole de la tempête
+révolutionnaire qui, dans sa pensée, devait servir de cadre à son
+exaltation politique. Plus que jamais, il était prêt à se jeter, les
+yeux fermés, dans l'inconnu. «Nous commençons une grande bataille, la
+bataille de Dieu, lisons-nous dans une de ses lettres. On me l'écrit
+de toutes parts et dans toutes les langues. Je suis l'horreur des uns
+et l'amour des autres... Quant à moi, je ne recule pas. Je me dévoue
+à Dieu et aux hommes pour Dieu. Il faut que quelques-uns se brûlent
+la main; je serai ce _Mucius Scævola_ de la raison humaine, s'il le
+faut[79].»
+
+[Note 79: Lettre du 17 août 1847.]
+
+Bien qu'étrangers à la réunion de Mâcon, les promoteurs de
+l'agitation réformiste ne pouvaient qu'être heureux de son
+retentissement et se sentaient ainsi confirmés dans leur projet
+d'organiser des banquets en province. Aussi bien, à la fin de
+juillet, avec la clôture des travaux de la Chambre des députés[80],
+le moment paraissait venu de réaliser ce projet. Mais autre chose
+était de rêver, à Paris, entre meneurs, d'une grande agitation;
+autre chose, de trouver par toute la France des gens disposés à se
+mettre en mouvement. Vainement le Comité central envoyait-il, le
+1er août, à tous ses correspondants, une circulaire où, après avoir
+vanté le banquet du Château-Rouge, il les engageait à en organiser
+de semblables dans leurs arrondissements, à peu près personne ne
+parut, sur le premier moment, disposé à répondre à cet appel; le cri
+de la réforme ne trouvait pas d'écho. Les ministres, rassurés par
+cette indifférence, se flattaient que le pays était retombé dans le
+calme plat qui était l'état ordinaire des vacances parlementaires. M.
+Duchâtel écrivait à M. Dupin, le 15 août: «Il n'y a rien de nouveau;
+c'est le moment où tout dort[81].» Trois jours ne s'étaient pas
+écoulés que ce sommeil était tragiquement interrompu.
+
+[Note 80: La Chambre des députés finit ses travaux le 26 juillet. La
+clôture officielle de la session ne fut, il est vrai, prononcée que
+le 9 août, pour laisser le temps à la Chambre des pairs de voter le
+budget.]
+
+[Note 81: _Mémoires de M. Dupin_, t. IV, p. 384.]
+
+
+IV
+
+Le 18 août, à quatre heures et demie du matin, dans un hôtel du
+faubourg Saint-Honoré, les domestiques du duc de Choiseul-Praslin
+sont réveillés par des secousses violentes imprimées aux sonnettes
+qui communiquent avec l'appartement de la duchesse. Accourus
+précipitamment, ils perçoivent à travers les portes fermées de cet
+appartement comme le bruit d'une lutte. Quand, après plusieurs
+tentatives infructueuses, ils parviennent à y pénétrer, ils trouvent,
+étendu sur le parquet, vêtu d'une seule chemise, le cadavre de leur
+maîtresse. Le désordre des meubles, les traces de sang partout
+imprimées témoignent que la victime s'est débattue. La justice est
+aussitôt avertie; dès ses premières constatations, il lui apparaît
+avec évidence que le mari est l'auteur du meurtre.
+
+Descendant d'une race illustre, âgé de quarante-deux ans, le duc de
+Choiseul-Praslin était chevalier d'honneur de la Reine et pair de
+France; la duchesse, qui avait deux ans de moins, était la fille
+unique du maréchal Sébastiani; elle avait apporté une fortune
+considérable à son mari. L'union, contractée alors que les deux
+époux étaient encore très jeunes, avait paru d'abord heureuse; neuf
+enfants en étaient nés. La duchesse, très pieuse, intelligente, d'âme
+élevée, de coeur tendre, de nature ardente, portait à son mari un
+amour passionné, exigeant. Le duc, après y avoir répondu pendant
+quelque temps, finit par s'en fatiguer. D'un tempérament vulgairement
+libertin, il se mit à courtiser les caméristes et les gouvernantes.
+Les plaintes jalouses de sa femme ne firent que l'aliéner davantage.
+Jusqu'en 1841, cependant, rien qui différât beaucoup de ce qui
+se passait dans plus d'un ménage. À cette époque, entra dans la
+maison, comme gouvernante des enfants, une demoiselle Deluzy,
+habile, dominatrice, intrigante, qui ne fut pas longue à s'emparer
+complètement du coeur et de l'esprit du duc et de ses enfants. La
+duchesse, absolument supplantée, tenue à l'écart, condamnée à vivre
+en étrangère au milieu de sa propre famille, journellement outragée
+dans ses affections et dans sa dignité, en était réduite à exhaler
+sa douleur, soit dans des lettres qu'elle écrivait à son mari pour
+tâcher de le ramener, soit dans des notes intimes que la justice
+découvrit après sa mort. Le scandale devint tel, que le vieux
+maréchal Sébastiani crut devoir intervenir. Devant la menace d'une
+séparation, le duc, qui avait besoin de la fortune de sa femme,
+consentit, en juillet 1847, à éloigner Mlle Deluzy; mais il ne rompit
+pas pour cela avec elle. Une correspondance s'établit entre eux; il
+allait la voir et lui menait ses filles. Quant à sa femme, il la
+détestait d'autant plus qu'elle l'avait contraint à cette séparation.
+«Jamais il ne me pardonnera, écrivait la duchesse sur son journal;
+l'avenir m'effraye; je tremble en y songeant.» Se rendait-elle compte
+que, dès ce moment, le misérable avait décidé de la tuer? Il tâtonna
+pendant quelques semaines, ébaucha divers projets, et enfin, pendant
+un voyage à Paris, consomma son crime, au sortir d'une visite faite à
+Mlle Deluzy.
+
+La première mesure à prendre par les autorités judiciaires semblait
+être de faire conduire en prison l'homme que tout désignait comme
+l'assassin. Le procureur général, M. Delangle, se crut empêché de
+prendre cette mesure, par l'article 29 de la Charte[82]. À son avis,
+un pair ne pouvait être emprisonné qu'en vertu d'un mandat délivré
+par la Chambre haute. Or, cette Chambre n'était pas réunie: il
+fallait, pour la convoquer et la saisir, une ordonnance royale, et
+le Roi était à Eu; si vite qu'on procédât, ces formalités exigeaient
+plusieurs jours. Devant de telles conséquences, le chancelier, M.
+Pasquier, exprima tout de suite l'avis très net que la magistrature
+devait, en attendant, décerner le mandat d'arrêt et prendre toutes
+les décisions nécessaires pour assurer la répression. «Tant que le
+droit exceptionnel n'est pas encore en mesure d'agir, disait-il, le
+droit commun conserve son empire.» Il alla jusqu'à offrir d'assumer
+seul toute la responsabilité et de signer le mandat en sa qualité
+de président. Ce fut vainement. Le procureur général s'obstina dans
+son scrupule constitutionnel, et, jugeant une arrestation régulière
+impossible, il se borna à faire garder à vue le meurtrier dans ses
+appartements.
+
+[Note 82: Cet article portait: «Aucun pair ne peut être arrêté que de
+l'autorité de la Chambre et jugé que par elle en matière criminelle.»]
+
+Aussitôt répandue dans le public, la nouvelle du crime y produisit
+une émotion extraordinaire. En tout temps, elle eût fort troublé
+les esprits; elle devait le faire plus encore au lendemain du
+procès Teste. C'était un réveil et une aggravation de tous les
+sentiments mauvais, dangereux, que ce procès avait fait naître
+dans le peuple. «La foule, écrivait sur le moment même un témoin,
+ne cesse de stationner devant l'hôtel où le crime a été commis.
+Elle est très irritée, très disposée à craindre qu'on ne veuille
+sauver l'assassin, parce qu'il est noble et riche. Elle tient de
+détestables propos contre les classes élevées[83].» La décision prise
+par le parquet de laisser l'accusé chez lui n'était pas faite pour
+dissiper les soupçons. D'ailleurs, l'esprit de parti s'appliquait
+à aviver et à exploiter cette émotion. Si jamais crime fut le
+résultat d'une perversion tout individuelle où la politique n'avait
+pas de part, c'était bien celui-là. Les feuilles de M. Thiers, le
+_Constitutionnel_ en tête, ne s'ingéniaient pas moins à trouver là
+un argument contre ce qu'ils appelaient «la politique corruptrice du
+ministère». Quant aux journaux démocratiques, ils saisissaient cette
+occasion d'exciter la haine et la colère du peuple; ils affectaient
+de voir dans MM. Teste et Cubières le type de nos hommes politiques,
+et dans le duc de Praslin celui de nos grands seigneurs. Quelques-uns
+d'entre eux se livraient à de tels excès de langage et dissimulaient
+si peu leurs conclusions factieuses, qu'ils étaient saisis et que le
+jury les condamnait.
+
+[Note 83: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._]
+
+Cependant le gouvernement hâtait, autant qu'il le pouvait, la
+constitution de la Chambre des pairs en cour de justice. L'ordonnance
+royale, signée à Eu le 19 août, parvenait le 20 au chancelier, qui
+aussitôt ordonnait d'amener l'accusé dans la prison du Luxembourg:
+telle était l'excitation de la foule, qu'on dut procéder de nuit à
+cette translation. Mais ce n'était plus qu'un moribond qui était
+ainsi remis à la garde de la cour des pairs. En effet, aussitôt
+qu'il avait vu son crime découvert, le duc avait profité de ce
+qu'on le laissait dans son appartement, pour avaler, à l'insu de
+ses gardiens, le contenu d'une fiole d'arsenic; quand les premiers
+effets de l'empoisonnement s'étaient fait sentir, on avait consenti
+à appeler son propre médecin; celui-ci, croyant ou feignant de
+croire à une attaque de choléra, avait usé d'une médication qui ne
+pouvait arrêter les ravages du poison. Dans ces circonstances, le
+chancelier ne voulut pas perdre une minute et procéda immédiatement
+à l'interrogatoire. L'accusé, pressé par lui de faire un aveu qui
+eût témoigné de quelque repentir, prit prétexte de sa faiblesse et
+de ses souffrances pour refuser toute réponse. Vainement lui fit-on
+observer qu'on ne lui demandait qu'un oui ou un non, et que le refus
+de prononcer le non était déjà un aveu, rien ne put vaincre son
+obstination taciturne. Trois jours de suite, M. Pasquier recommença
+sans succès sa tentative. Le 24 août, averti par les médecins,
+le chancelier fit venir un prêtre; le mourant allégua encore ses
+souffrances pour refuser tout entretien. À cinq heures du soir, il
+succombait.
+
+Cette mort décevait la curiosité cruelle et la passion envieuse de
+ceux qui aspiraient à voir un grand seigneur monter sur l'échafaud;
+ils en laissèrent échapper un cri de rage. Le _National_, avec cette
+ironie vraiment féroce qui caractérisait presque tous ses articles
+sur cette triste affaire, donna à entendre que ce qui venait de se
+passer était une comédie, concertée assez peu adroitement, pour
+dérober autant que possible aux flétrissures de la justice celui
+qu'il affectait toujours d'appeler «le pair de France, le chevalier
+d'honneur». La _Démocratie pacifique_ disait, de son côté: «De
+malheureux affamés portent leur tête sur l'échafaud, à Buzançais, et
+le duc et pair, le chevalier d'honneur, qui a massacré, pendant un
+quart d'heure, la plus respectable femme qui était la sienne depuis
+dix-huit ans, dont il avait eu onze enfants, en est quitte pour
+avaler une petite fiole de poison.» Ainsi excité, le public en vint
+même à douter de la réalité de la mort, et le bruit courut qu'on
+avait fait évader le coupable. Le 25 août, pendant que se faisait
+l'autopsie, une foule menaçante se pressait aux abords de la prison
+et demandait à voir le corps; il fallut employer la force pour la
+disperser. Ce soupçon devait persister pendant longtemps.
+
+Le trouble de l'opinion détermina le chancelier à un acte tout à fait
+extraordinaire. Dans notre droit moderne, il n'y a plus de «procès à
+la mémoire»; la mort du coupable le soustrait à la justice humaine
+et met fin à toute accusation. Le chancelier crut nécessaire de
+se placer au-dessus de ce principe. Dans la séance du 30 août, il
+fit à la cour des pairs, réunie en chambre du conseil, un rapport
+où étaient exposés tous les faits constatés par l'instruction;
+il y proclamait la culpabilité de l'homme qui s'était «jugé et
+condamné lui-même», et exprimait le regret que «la réparation
+n'eût pas été aussi éclatante que l'attentat». «L'égalité devant
+la loi, ajoutait-il, devait, dans une pareille affaire, être plus
+hautement proclamée que jamais.» La cour ordonna la publication de
+ce rapport. Elle poursuivait ainsi le pair indigne jusque dans sa
+tombe, pour le flétrir, et, suivant l'expression de M. Pasquier
+lui-même, elle «prononçait, après la mort de l'accusé, l'arrêt qui
+ne devait régulièrement l'atteindre que vivant[84]». C'était une
+mesure sans précédent,--le duc de Broglie la qualifiait même tout
+bas de «monstrueuse»,--et, si elle avait été prise par un tribunal
+ordinaire, la cour de cassation l'eût certainement annulée. La cour
+des pairs et son président n'avaient pas cependant hésité, tant il
+leur tenait à coeur de montrer au public que le privilège de la
+pairie, loin d'assurer l'impunité au criminel, le soumettait au
+contraire à une répression plus sévère.
+
+[Note 84: «Le misérable duc, écrivait M. Pasquier à M. de Barante, le
+14 septembre 1847, en tranchant son existence, nous a, pour quelques
+moments, mis dans une difficile situation; mais au fond le dénouement
+a peut-être encore été le moins malheureux auquel on fût exposé,
+car le jugement et surtout l'exécution auraient pu causer une bien
+grande émotion populaire. Mais il a eu, pour moi, l'inconvénient de
+m'imposer la nécessité de me faire l'organe de la vindicte publique
+et de prononcer, après sa mort, l'arrêt qui ne devait régulièrement
+l'atteindre que vivant. Cette irrégularité a été, heureusement, fort
+bien accueillie par les principaux organes de l'opinion.» (_Documents
+inédits._)]
+
+Cet acte cependant ne suffit pas à calmer les esprits. On ne saurait
+se rendre compte, aujourd'hui, à quel point le crime du duc de
+Praslin avait assombri l'imagination populaire. Chez beaucoup, même
+en dehors de toute prévention de parti, il y avait comme le sentiment
+d'une «société qui se détraque[85]». Cette impression gagnait
+jusqu'aux coins les plus reculés de la province. D'un petit village
+de Normandie, M. de Tocqueville écrivait, le 27 août: «J'ai trouvé
+ce pays-ci dans un bien redoutable état moral. L'effet produit par
+le procès Cubières a été immense. L'horrible histoire aussi dont
+on s'occupe depuis huit jours est de nature à jeter une terreur
+vague et un malaise profond dans les âmes. Elle produit cet effet,
+je le confesse, sur la mienne. Je n'ai jamais entendu parler d'un
+crime qui m'ait fait faire un retour plus pénible sur l'homme en
+général et sur l'humanité de mon temps. Quelle perturbation dans les
+consciences un pareil acte annonce! Comme il fait voir toutes les
+ruines que les révolutions successives ont produites[86]!» Plus loin
+encore, au fond de l'Algérie, l'émotion n'était pas moins vive, et,
+de Miliana, le colonel de Saint-Arnaud écrivait à son frère, le 1er
+septembre: «Quel siècle et quelle crise! Quelle époque fatalement
+marquée! Des ministres, des pairs, des généraux, des intendants,
+la tête, l'élite de la société en accusation, et, pour combler la
+mesure, l'aristocratie de France frappée au coeur par le poignard
+d'un Choiseul-Praslin! Quel est le membre de cette société malade qui
+n'est pas atteint d'une fièvre de dégoût[87]?»
+
+[Note 85: «Décidément l'année est néfaste, écrivait M. Léon Faucher,
+le 3 septembre 1847; la société, comme une machine usée, se
+détraque.» (Léon FAUCHER, _Biographie et correspondance_, t. I, p.
+202.)]
+
+[Note 86: _Correspondance inédite d'Alexis de Tocqueville_, t. II, p.
+132.]
+
+[Note 87: _Lettres du maréchal de Saint-Arnaud._]
+
+Ce n'est pas sur les marches du trône que l'angoisse était le moins
+vive. Elle apparaît particulièrement douloureuse chez la duchesse
+d'Orléans, qui n'était pas, il est vrai, sans prévention contre la
+direction alors donnée à la politique. «Il y a, écrivait-elle, des
+sujets amers, à l'ordre du jour, qui me font ouvrir les journaux en
+rougissant. Je suis triste au fond de l'âme de ce malaise général
+qui règne dans les esprits, de la désaffection, du discrédit qui
+rejaillit sur les classes élevées, de ce dégoût qui gagne tout le
+monde. Nous allions trop bien; on s'est engourdi, on a lâché la
+bride... L'ébranlement moral se manifeste non par des secousses
+subites ou des bouleversements, mais par la faiblesse qui gagne
+les chefs et l'indifférence qui gagne le peuple. Il nous faut une
+réaction. Pour réprimer le mal, il faut une main habile; pour le
+guérir, il faudrait un coeur sympathique. Hélas! ma pensée ne
+rencontre qu'un prince qui ait compris cette époque, dont l'âme
+délicate éprouvait le contre-coup des souffrances morales du pays:
+non, il les devinait plutôt! Il aurait su retremper son pays, lui
+imprimer un nouvel élan... La France a besoin de lui; mais Dieu le
+lui a enlevé! Quel sera notre avenir? C'est une pensée qui agite mes
+nuits et trouble mes heures de solitude. Le mal est profond, parce
+qu'il atteint les populations dans leur moralité. Est-il passager,
+ou est-ce le symptôme de l'affaiblissement? Je ne saurais prononcer,
+mais je demande à Dieu de répandre un souffle vivifiant sur notre
+vieille terre de France[88].»
+
+[Note 88: _Madame la duchesse d'Orléans_, p. 114.]
+
+L'inquiétude qui se manifestait ainsi partout n'était que trop
+fondée. Dans les conditions où il est survenu, le crime du duc de
+Praslin a été l'un des événements les plus funestes non seulement
+à la monarchie, mais à la société[89]. S'en est-on rendu compte
+sur le moment? Depuis la fin de la session, en dépit des railleurs
+qui plaisantaient «les gens timides, ayant les oreilles assez
+fines pour entendre de sourdes rumeurs dans les bas-fonds de la
+société[90]», l'appréhension plus ou moins vague d'une révolution
+possible et prochaine avait traversé certains esprits[91]. L'émoi
+causé par le crime du duc de Praslin n'était pas fait pour dissiper
+ces sombres pronostics. Quelques heures après l'assassinat, M. Molé
+écrivait à M. de Barante: «Notre civilisation est bien malade, et
+rien ne m'étonnerait moins qu'un bon cataclysme qui mettrait fin à
+tout cela[92].» M. de Tocqueville, plus enclin qu'un autre à ces
+pressentiments, écrivait, le 25 août, à un Anglais de ses amis: «Vous
+trouverez la France tranquille et assez prospère, mais cependant
+inquiète. Les esprits y éprouvent, depuis quelque temps, un malaise
+singulier; et, au milieu d'un calme plus grand que celui dont nous
+avons joui depuis longtemps, l'idée de l'instabilité de l'état de
+choses actuel se présente à beaucoup d'esprits[93].» Il ajoutait,
+dans une autre lettre, le 27 août: «Nous ne sommes pas près peut-être
+d'une révolution; mais c'est assurément ainsi que les révolutions se
+préparent[94].» Et enfin, au mois de septembre: «Pour la première
+fois, depuis la révolution de Juillet, je crains que nous n'ayons
+encore quelques épreuves révolutionnaires à traverser. J'avoue que
+je ne vois pas comment l'orage pourrait se former et nous emporter;
+mais il se lèvera tôt ou tard, si quelque chose ne vient pas ranimer
+les esprits et relever le ton des âmes[95].» Toutefois, il ne
+conviendrait pas de prendre trop à la lettre ou de trop généraliser
+ces explosions de pessimisme, habituelles aux époques de malaise. Au
+fond, le public avait le sentiment qu'on traversait une crise grave,
+que la monarchie en souffrait, que la société était malade; il était
+disposé à voir les choses très en noir; mais il n'avait nullement la
+prévision réfléchie et précise d'une révolution prochaine. Les plus
+inquiets, y compris M. de Tocqueville, eussent été bien surpris si on
+leur eût annoncé ce qui devait se passer quelques mois plus tard.
+
+[Note 89: En mars 1848, M. Sainte-Beuve écrivait: «La révolution
+à laquelle nous assistons est sociale plus encore que politique;
+l'acte de M. de Praslin y a contribué peut-être autant que les actes
+de M. Guizot.» (Notes ajoutées à la nouvelle édition des _Portraits
+contemporains_, t. I, p. 377.)]
+
+[Note 90: M. Doudan écrivait, le 27 juillet 1847, au prince Albert de
+Broglie: «Les gens timides qui ont les oreilles fines disent qu'on
+entend de sourdes rumeurs dans les bas-fonds de la société, que le
+mécontentement est grand, et qu'un matin nous nous réveillerons en
+révolution. Ou fait remarquer que ces grandes secousses arrivent
+communément au moment qu'on s'y attend le moins, et, à ces signes, je
+reconnais qu'en effet l'heure est venue.» (X. DOUDAN, _Mélanges et
+lettres_, t. II, p. 120.)]
+
+[Note 91: Mme de Girardin écrivait, dans sa _Lettre parisienne_ du
+11 juillet 1847: «Oh! que c'est ennuyeux! encore des révolutions!
+Depuis quinze jours, on n'entend que des gémissements politiques, des
+prédictions sinistres; déjà des voix lugubres prononcent les mots
+fatals, les phrases d'usage, formules consacrées, présages des jours
+orageux: L'horizon s'obscurcit!--Une crise est inévitable!--Une fête
+sur un volcan!--Nous sommes à la veille de grands événements!--Tout
+cela ne peut finir que par une révolution!--Les uns, précisant leur
+pensée, disent: Nous sommes en 1830! Les autres, renchérissant sur
+la prédiction, s'écrient: Que dites-vous? bien plus! nous sommes en
+1790.» Et la chronique continuait sur ce ton. (_Lettres parisiennes
+du vicomte de Launay_, t. IV, p. 259.)]
+
+[Note 92: Lettre du 18 août 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 93: _Oeuvres d'Alexis de Tocqueville_, t. VII, p. 231.]
+
+[Note 94: _Correspondance inédite d'A. de Tocqueville_, t. II, p.
+132.]
+
+[Note 95: Cité dans un article de M. A. GIGOT, _Correspondant_ du 10
+décembre 1860.]
+
+Au premier rang de ceux qui ne voyaient pas le danger d'une
+catastrophe prochaine, il faut nommer les membres du cabinet; ils ne
+semblaient même pas douter de leur avenir ministériel. Leur sécurité
+et leur confiance étonnaient les conservateurs les plus résolus. «Le
+ministère, écrivait le maréchal Bugeaud à la date du 3 septembre,
+paraît vouloir braver une autre session: c'est du courage! Car la
+situation est mauvaise; l'esprit public se pervertit chaque jour par
+les déclamations de la presse, qui s'appuie sur des faits malheureux
+dont la portée est terriblement exagérée par l'esprit de parti[96].»
+Le duc de Broglie, étant venu passer quelques jours à Paris, au
+commencement de septembre, mandait à son fils qu'il n'avait découvert
+dans le gouvernement aucune trace de découragement. «Je ne parle
+pas du Roi et de M. Guizot, disait-il, qui ne sont point sujets à
+cette faiblesse et qui m'ont paru tout aussi décidés, tout aussi
+confiants que jamais; mais j'ai trouvé à peu près la même disposition
+dans Duchâtel, bien qu'il ait toujours quelques ressentiments de
+fièvre, et le reste du ministère ne demande qu'à bien faire[97].» Le
+cabinet choisit même ce moment pour effectuer, dans sa composition
+intérieure, un changement qui indiquait tout le contraire d'une
+disposition à capituler. On sait pour quelles raisons, lors de la
+formation du ministère du 29 octobre 1840, on avait attribué au
+maréchal Soult la présidence du conseil: un grand nom guerrier
+avait paru utile pour faire accepter au pays les sacrifices imposés
+par la politique de paix, et il avait été jugé nécessaire de tenir
+compte des préventions que les vaincus de la coalition gardaient
+encore si vives contre M. Guizot. Depuis lors, bien que le temps eût
+peu à peu effacé les circonstances passagères qui avaient justifié
+cette combinaison, M. Guizot n'avait pas demandé à devenir le chef
+nominal du ministère dont il portait la responsabilité. Il y avait
+là cependant, pour lui, autre chose que la privation d'un titre; il
+en résultait, dans l'exercice même du gouvernement, une gêne que
+les caprices, l'humeur et la susceptibilité du maréchal n'étaient
+pas toujours faits pour diminuer. M. Guizot se résignait à cette
+gêne. Il ne voulait probablement pas qu'on l'accusât d'augmenter
+les difficultés du gouvernement, pour se donner une satisfaction de
+vanité personnelle. Peut-être aussi se rappelait-il ce qu'il lui en
+avait coûté, sous le ministère du 11 octobre, dans des circonstances,
+il est vrai, différentes, pour n'avoir pas supporté patiemment
+certains inconvénients de la présidence du maréchal. Il laissa ainsi
+passer près de sept années. Ce ne fut pas par sa volonté que cette
+situation changea; ce fut par la volonté du maréchal, qui, accablé
+par l'âge, pressé par sa famille, annonça la résolution formelle de
+se retirer[98]. La place devenue ainsi vacante, M. Guizot n'avait
+plus aucune raison de ne pas l'occuper; le désir du Roi et le
+voeu unanime de ses collègues l'y appelaient; en face des périls
+de l'heure présente, au lendemain d'une session où le cabinet
+avait failli périr par défaut de cohésion, il paraissait utile d'y
+fortifier le commandement intérieur. Une ordonnance du 19 septembre
+1847 nomma donc M. Guizot président du conseil. L'un de ses premiers
+actes fut de contresigner la décision conférant à son prédécesseur le
+titre extraordinaire de maréchal général, qui n'avait été possédé,
+avant lui, que par Turenne, Villars et Maurice de Saxe. M. Guizot,
+en s'élevant si tard et après un si long exercice du pouvoir au
+poste que M. Thiers avait déjà occupé deux fois, en 1836 et en 1840,
+ne pouvait pas être accusé d'une prétention outrecuidante et d'une
+ambition prématurée. L'opposition trouva cependant le moyen de crier
+contre cette nomination; ce n'était pas sérieux; on pouvait discuter
+s'il y avait lieu ou non de maintenir le ministère; mais du moment
+qu'on le maintenait, il était naturel, logique, sincère de lui donner
+pour président M. Guizot.
+
+[Note 96: _Le maréchal Bugeaud_, par D'IDEVILLE, t. III, p. 201.]
+
+[Note 97: Lettre du 15 septembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 98: Déjà, en 1845, par la même raison, le maréchal avait
+déposé le portefeuille de la guerre; mais il avait conservé alors la
+présidence du conseil.]
+
+
+V
+
+Durant ce temps, que devenait la campagne réformiste? L'émotion
+causée par l'affaire Praslin, si exploitée qu'elle fût par les
+agitateurs, ne parut pas tout d'abord donner plus d'activité aux
+banquets. «Pendant les deux premiers mois, a écrit quelque temps
+après l'un des meneurs, nous eûmes peu de succès, et c'est à peine
+si, à grand renfort d'articles de journaux, nous parvînmes à
+organiser deux ou trois banquets.» On essaya de mettre en mouvement
+les conseils généraux. Huit ou neuf au plus émirent des voeux en
+faveur de la réforme ou demandèrent des mesures contre la corruption
+régnante[99]. Ce fut seulement vers la fin de septembre que toutes
+ces excitations commencèrent à avoir raison de l'indifférence du
+public. À force de secouer des torches sur ce bois vert, on était
+parvenu à l'enflammer. Une fois allumé, le feu se propagea assez
+rapidement. Dans les derniers jours de septembre et pendant le mois
+d'octobre, beaucoup de villes, grandes ou petites, eurent leurs
+banquets, imités de celui du Château-Rouge.
+
+[Note 99: Citons, par exemple, dans ce dernier ordre d'idées, cette
+délibération du conseil général du Nord: «Le conseil général,
+douloureusement affligé des scandales qui, depuis quelque temps, se
+sont révélés dans diverses parties du service public, émet le voeu
+que le gouvernement se montre animé, dans le choix de ses agents,
+de ces sentiments de probité et de haute moralité qui seuls peuvent
+donner à l'administration cette influence légitime qu'elle doit
+exercer dans l'intérêt de tous.»]
+
+Ce n'était certes pas un mouvement spontané et profond. Le secrétaire
+du Comité central, chargé de la correspondance, M. Élias Regnault,
+a écrit après coup: «On ne saurait croire combien l'agitation des
+banquets fut superficielle et factice; il faudrait, pour cela,
+consulter les correspondances du Comité central; on y verrait quelles
+difficultés présentait l'organisation des banquets de province[100].»
+Le public de ces réunions se composait de deux éléments fort
+différents: quelques hommes de parti, généralement d'opinions très
+avancées; beaucoup de curieux qui voyaient là une distraction à la
+monotonie de leur vie de province. Les toasts, les discours ne se
+composaient que de banalités violentes. Pour être au ton, il fallait
+accuser le gouvernement de «croupir dans la fainéante quiétude
+d'un égoïsme repu» et de «noyer le sentiment public dans une mare
+d'indignité et de corruption». Certains orateurs se transportaient
+d'une ville à l'autre. «Ce qui attirait surtout aux banquets les
+électeurs des campagnes, rapporte encore M. Élias Regnault, c'était
+la présence annoncée d'un député de renom; et M. Odilon Barrot
+remplissant alors les journaux de ses harangues, chaque ville le
+demandait, l'exigeait à son tour; chaque correspondant écrivait au
+Comité qu'il n'y avait pas à songer au banquet, si l'on n'envoyait M.
+Odilon Barrot. Mais M. Barrot ne pouvait pas être partout à la fois.
+Le Comité central offrait alors d'autres noms, accueillis ou rejetés
+par le comité local, qui souvent les marchandait au poids et à la
+qualité.» On ne pouvait, du reste, reprocher à M. Odilon Barrot de se
+ménager: il figura dans plus de vingt banquets, toujours convaincu de
+l'importance et de la solennité de son rôle, inconscient du mal qu'il
+faisait. Son habit bleu et son pantalon gris étaient bien connus du
+public de ces réunions; l'heure du discours était-elle venue, il
+prenait des poses de tribun, croisait ses bras, agitait sa tête et
+lançait avec véhémence des phrases toutes faites sur la corruption du
+dedans et les humiliations du dehors, sur les empiétements du pouvoir
+royal et la Sainte-Alliance des peuples[101].
+
+[Note 100: _Histoire du gouvernement provisoire._]
+
+[Note 101: Ainsi apparut-il à M. Maxime du Camp. (_Souvenirs de
+l'année_ 1848, p. 42.)]
+
+Au sein même de l'opposition, les esprits un peu délicats et sincères
+avaient peu de goût pour cette parade. Un jeune républicain, M.
+Lanfrey, écrivait alors à un de ses amis: «Je ne te cèlerai pas que
+j'abhorre le genre banquet... De tous les charlatans et de tous les
+déclamateurs, les charlatans et les déclamateurs démocratiques sont,
+de beaucoup, les plus terribles. Je hais les factieux, ce qui ne veut
+pas dire que je n'aime pas les grands révolutionnaires. J'appelle
+factieux ces êtres sans dignité qui, sans avoir seulement raisonné
+leurs convictions, font de l'opposition entre la poire et le fromage,
+au milieu des fumées du vin, et qui n'injurient que parce qu'ils
+peuvent injurier sans danger. Ils ont, en général, de grosses faces
+réjouies qui jurent avec leurs sombres discours, et sont les ennemis
+personnels de M. le maire, de M. le préfet ou de M. le député qui
+ont refusé de pousser leurs fils. Voilà les gens qui peuplent les
+banquets. Aussi le peuple est-il très sceptique à leur endroit, et
+ce n'est pas sans ironie qu'il voit défiler la procession de ces
+messieurs[102].» Ce scepticisme n'eût-il pas été plus grand encore,
+si l'on avait pu alors deviner que, parmi les plus animés contre le
+«pouvoir personnel», parmi les plus ardents à se plaindre de ne pas
+respirer assez librement sous le despotisme de Louis-Philippe, se
+trouvaient plusieurs futurs fonctionnaires ou même futurs ministres
+de Napoléon III; tel, pour n'en citer qu'un, M. Abbatucci, député du
+Loiret et président de chambre à la cour d'Orléans, qui s'écriait,
+au banquet de cette ville: «Eh quoi! après soixante ans de luttes
+arrosées de tant de sang et de tant de larmes, après deux révolutions
+glorieuses et sans égales dans les fastes du monde, en serions-nous
+encore réduits à nous demander si la pratique réelle, sincère, du
+gouvernement représentatif est possible?» Ce même M. Abbatucci,
+quatre ans plus tard, au lendemain du 2 décembre, acceptait le
+ministère de la justice.
+
+[Note 102: Lettre citée par le feu comte d'Haussonville dans un
+article sur M. Lanfrey. (_Revue des Deux Mondes_, 1er septembre 1880,
+p. 26.)]
+
+Plus les banquets se multipliaient, plus l'élément révolutionnaire
+y prenait d'importance. Les dynastiques n'avaient pas prévu
+cette conséquence, pourtant inévitable, de leur alliance avec
+les radicaux. Ils avaient été probablement induits en erreur par
+certains souvenirs. Quand il s'était agi de coalitions purement
+parlementaires, les députés de l'extrême gauche, qui, dans la
+Chambre, se savaient peu nombreux et sans crédit, avaient été le plus
+souvent réduits à se mettre derrière l'opposition constitutionnelle,
+et celle-ci avait pu croire qu'elle se servait d'eux plus qu'elle
+ne les servait. Mais tout autre était la situation, du moment où
+l'on sortait sur la place publique, où l'on provoquait une agitation
+populaire; alors le premier rôle passait forcément aux vrais
+agitateurs, c'est-à-dire aux radicaux; à leur tour de se sentir
+sur leur terrain et de prendre la tête du mouvement. Un fait entre
+plusieurs manifestait leur prépondérance: dans le plus grand nombre
+des banquets, comme naguère au Château-Rouge, aucun toast n'était
+porté au Roi; omission d'autant plus significative qu'elle était
+soulignée par les polémiques de la presse. Lorsqu'on avait décidé
+d'organiser des banquets en province, les dynastiques s'étaient
+bornés à convenir plus ou moins explicitement avec les radicaux que
+«cette question du toast resterait subordonnée aux circonstances
+locales, et que la santé du Roi serait ou ne serait pas portée,
+selon l'esprit particulier de chaque localité[103]». Au fond,
+d'ailleurs, l'exclusion de tout hommage à la couronne, si elle était
+contraire aux principes de ces députés, était en harmonie avec leurs
+passions du moment. N'étaient-ils pas alors en lutte directe avec
+le Roi lui-même? «Il nous paraissait, a avoué l'un d'eux, qui était
+pourtant nettement monarchiste, qu'il n'y avait ni sincérité ni
+dignité à placer sous l'invocation du nom du Roi une manifestation
+dirigée contre le gouvernement personnel.»
+
+[Note 103: M. Odilon Barrot dit, dans ses _Mémoires_ (t. I, p. 463):
+«Le toast au Roi ne fut ni exclu ni imposé.»]
+
+Pendant que la monarchie était exclue des banquets, on laissait
+le socialisme y prendre place plus ou moins ouvertement. À
+entendre ceux qui développaient le toast presque partout porté «à
+l'amélioration du sort des classes laborieuses», il semblait que
+le mot «réforme» impliquât la réforme de la propriété et de toute
+la société bourgeoise; aussi bien, n'était-ce pas la conséquence
+logique de tant de déclamations sur la corruption de cette société?
+Au banquet de Saint-Quentin, sous la présidence de M. Odilon Barrot,
+M. Considérant portait un toast «à l'organisation progressive de la
+fraternité dans l'humanité», et l'on sait ce qu'entendait par là le
+principal apôtre du fouriérisme. Au banquet d'Orléans, un député
+républicain, d'ordinaire plus modéré, M. Marie, faisait, entre les
+vertus, les souffrances, l'infériorité politique des ouvriers, et les
+richesses, l'égoïsme, la corruption, les privilèges de l'aristocratie
+bourgeoise, des antithèses que M. Louis Blanc n'eût pas désavouées et
+qui ressemblaient fort à un cri de guerre sociale.
+
+Si M. Odilon Barrot et ceux de ses amis qui s'étaient jetés avec lui,
+tête baissée, dans cette campagne, ne paraissaient pas s'inquiéter
+du tour de plus en plus révolutionnaire qu'elle prenait, il n'en
+était pas de même de tous les membres de l'opposition dynastique. M.
+Léon Faucher, qui avait participé d'abord à quelques banquets, se
+retira en voyant ce qu'ils devenaient[104]. D'autres, tels que MM.
+de Tocqueville, Billault, Dufaure, s'étaient abstenus dès le premier
+jour[105]. Ce qui était survenu depuis les avait confirmés dans
+leur abstention et leur défiance. M. Dufaure se crut même obligé de
+manifester hautement son blâme; invité, en octobre, à présider le
+banquet de Saintes, il refusa par lettre publique. «Lorsqu'au mois de
+juin dernier, disait-il, le premier banquet réformiste a été préparé
+à Paris, nous avons prévu, mes amis et moi, qu'il aurait un autre
+caractère politique que celui que nous voulions lui donner; nous
+avons refusé d'y assister; l'événement a justifié nos prévisions.» La
+presse de gauche, fort irritée de cette lettre, riposta en reprochant
+amèrement à M. Dufaure «ses susceptibilités», «son orgueil», «son
+esprit faux et étroit». Faut-il croire qu'à cette époque, M. Dufaure,
+dégoûté de la gauche, tendait à se rapprocher du cabinet? Ce qui est
+certain, c'est que M. Guizot avait alors quelque velléité de créer ce
+ministère de l'Algérie que M. Dufaure avait demandé dans le rapport
+fait, en 1846, au nom de la commission des crédits, et qu'il songeait
+à le lui offrir[106].
+
+[Note 104: Léon FAUCHER, _Biographie et correspondance_, t. I, p.
+208.]
+
+[Note 105: On se rappelle qu'au banquet du Château-d'Eau, sur 154
+députés invités, 86 seulement avaient accepté.]
+
+[Note 106: M. Guizot en avait parlé à M. le duc d'Aumale, au moment
+de sa nomination au gouvernement de l'Algérie, et lui avait demandé
+s'il y aurait quelque objection.]
+
+Il ne faudrait pas croire cependant que tous les députés qui ne
+prenaient pas part aux banquets, les désapprouvassent. Quelques-uns
+ne s'abstenaient que pour ménager leur situation ou tenir compte de
+certaines convenances. M. de Rémusat, par exemple, jugeait qu'ayant
+été ministre du Roi, il ne pouvait prendre une part personnelle à
+cette campagne, mais il «encourageait ceux qui, plus libres que lui,
+s'y étaient engagés[107]». C'était aussi un peu le cas de M. Thiers.
+Au fond, sans doute, il n'augurait pas grand'chose de bon de cette
+agitation, et il laissait volontiers à M. Odilon Barrot la gloire
+de parader sur les tréteaux des banquets[108]. Mais il veillait bien
+à ce que, du moins à gauche, son abstention ne fût pas interprétée
+comme un blâme; causait-il avec les agitateurs, il déclarait être
+de coeur avec eux et leur donnait à entendre que, s'il se tenait à
+l'écart, c'était pour leur laisser plus de liberté. «Ma présence,
+leur disait-il sur un ton de confidence, pourrait être une gêne pour
+les orateurs, sinon les discours de ces derniers pourraient être
+une gêne pour moi.» On racontait ce propos de M. Odilon Barrot: «M.
+Thiers ne figure pas comme convive dans nos banquets, mais il en
+est le cuisinier.» Parmi ceux qui ne se mêlaient pas à l'agitation
+réformiste, il faut aussi nommer M. de Lamartine. Convié, à raison
+même du retentissement qu'avait eu la réunion de Mâcon, à présider
+plusieurs banquets, il s'y refusa. «Le rôle de courrier national ne
+me convient pas, écrivait-il à un de ses amis; je voudrais m'en tenir
+à Mâcon.» Ce n'était, certes, de sa part, ni timidité ni scrupule
+conservateur; c'était répugnance à prendre place dans une campagne
+qu'il ne commandait pas.
+
+[Note 107: C'est ce que dit expressément M. Duvergier de Hauranne,
+dans l'article qu'il a publié sur M. de Rémusat. (_Revue des Deux
+Mondes_ du 15 novembre 1875, p. 347.)]
+
+[Note 108: M. Thiers disait à M. Nisard, le 24 février 1848: «J'ai
+laissé la conduite des banquets à Barrot. C'est l'homme de ces
+choses-là, parce qu'il est...» M. Nisard, tout en taisant le mot
+dont s'était servi M. Thiers, dit que le terme qui s'en rapprochait
+le plus était celui de «simple d'esprit». (_Ægri somnia_, ouvrage
+posthume de M. Nisard.)]
+
+
+VI
+
+Les radicaux extrêmes, ceux que représentaient à la Chambre M.
+Ledru-Rollin et dans la presse la _Réforme_[109], ne s'étaient
+pas jusqu'alors mêlés à la campagne des banquets; l'objet leur
+en paraissait mesquin, les conditions suspectes. Ils n'avaient
+pas manqué, fidèles en cela à la tradition jacobine, d'accuser
+de trahison les républicains qui, sous prétexte de poursuivre
+une réforme illusoire, consentaient à donner la main à des
+monarchistes. Cependant, au bout de quelque temps, ils se prirent à
+regretter de n'avoir point de part à une agitation qui devenait si
+révolutionnaire, et ils cherchèrent une occasion de sortir de leur
+abstention. Un banquet était annoncé à Lille, sous la présidence
+de M. Odilon Barrot, pour le 7 novembre 1847. Parmi les membres du
+comité local était un journaliste de province, alors peu connu,
+mais qui devait acquérir une sinistre notoriété lors de la Commune
+de 1871; il s'appelait Charles Delescluze. Sur sa proposition,
+une invitation fut adressée à MM. Ledru-Rollin et Flocon. Ceux-ci
+l'acceptèrent; seulement, pour n'avoir pas l'air d'adhérer à ce
+qu'ils avaient blâmé, ils firent annoncer avec fracas par la
+_Réforme_ que, s'ils se rendaient au banquet de Lille, c'était pour y
+relever un drapeau que d'autres avaient abaissé.
+
+[Note 109: Sur la fondation de la _Réforme_, voir plus haut, t. VI,
+p. 3 et 4.]
+
+Si habitué que fût M. Odilon Barrot à tout supporter, il s'effaroucha
+de l'adhésion de M. Ledru-Rollin et des commentaires de la _Réforme_.
+On eût dit que cet incident lui révélait tout d'un coup des
+périls auxquels jusqu'alors il n'avait pas songé. Comme le disait
+plaisamment la _Revue des Deux Mondes_, «il se frotta les yeux et
+s'aperçut que, depuis trois ou quatre mois, on le faisait dîner
+avec la République». C'était un peu tard pour faire ses conditions:
+il l'essaya cependant. Il n'alla pas jusqu'à exiger un toast au
+Roi, mais il demanda qu'on ajoutât à celui qui devait être porté
+«à la réforme électorale et parlementaire», ces mots: «comme moyen
+d'assurer la pureté et la sincérité des institutions de Juillet».
+Par cette phrase, sans oser nommer la monarchie, on en reconnaissait
+implicitement l'existence. Le chef de la gauche était convaincu que
+personne n'hésiterait à payer d'une si petite concession le grand
+avantage de sa présence et de sa parole. Aussi fut-il fort surpris
+et mortifié, quand les commissaires du banquet, toujours poussés
+par M. Delescluze, lui répondirent par un refus. Il déclara que ses
+amis et lui n'assisteraient pas au banquet. On se passa d'eux. M.
+Ledru-Rollin, resté maître du terrain et devenu l'orateur principal
+de la cérémonie, se livra, dans un toast «aux travailleurs», à
+des déclamations aussi creuses que sonores sur les souffrances
+du peuple. Puis, s'élevant contre ceux qui, après avoir découvert
+dans la société actuelle des «plaies honteuses», n'offraient pour
+y remédier que des «demi-mesures», des «petits moyens», il donna
+à entendre que seule une grande révolution pouvait tout purifier.
+«Parfois aussi, s'écriait-il, les flaques d'eau du Nil desséché, les
+détritus en dissolution sur ses rives apportent la corruption et
+l'épidémie; mais que l'inondation arrive, le fleuve, dans son cours
+impétueux, balayera puissamment toutes ces impuretés, et, sur ses
+bords, resteront déposés des germes de fécondité et de vie nouvelle.»
+
+La mésaventure de M. Barrot fut très remarquée. Tandis que les
+promoteurs originaires de la campagne des banquets en étaient assez
+penauds, les conservateurs se réjouissaient de voir ainsi justifiés
+tous les avertissements qu'ils avaient donnés aux dynastiques. «Il
+vous restait une dernière humiliation à subir, disait le _Journal
+des Débats_ à M. Odilon Barrot et à ses amis, celle d'être chassés
+de vos propres banquets. Celle-là même ne vous a pas manqué...
+Avoir fait tant de bruit des banquets réformistes, pour venir,
+un jour, soi-même, dans un moment de repentir ou de peur, faire
+éclater le secret de ces réunions dangereuses! Cela n'a pas besoin
+de commentaires. M. Odilon Barrot est et sera toujours le même. La
+scène de Lille s'est déjà répétée vingt fois dans sa vie. Il avance
+jusqu'au bord de la sédition, et quand enfin il aperçoit l'abîme sous
+ses pieds, alors, nous en convenons, il a du courage pour reculer,
+incapable d'aller jusqu'au bout du mal qu'il voit, mais trop capable,
+hélas! de ne voir le mal que lorsqu'il est fait... Cela n'empêche
+pas qu'à la première occasion, M. Odilon Barrot recommencera. Aucune
+expérience ne lui apprendra qu'il n'y a rien à faire, avec les partis
+violents, que de la violence.»
+
+Le _Journal des Débats_ ne se trompait pas: dans ce qui venait de
+se passer, M. Odilon Barrot et ses amis ne virent aucune raison
+d'interrompre ou de ralentir leur campagne. La passion les
+poussait, et surtout leur amour-propre était engagé. Pour eux, même
+après l'échec que leur avait infligé M. Ledru-Rollin, l'ennemi à
+combattre était toujours le gouvernement. Un moment du moins, on put
+croire qu'ils se feraient désormais une loi d'exiger le toast au
+Roi: quelques jours plus tard, dans le banquet d'Avesnes, présidé
+par M. Barrot, la santé du «roi constitutionnel» était portée
+avec quelque solennité; mais, peu après, on retrouvait le même M.
+Barrot aux banquets de Valenciennes et de Béthune, où les radicaux
+excluaient toute allusion à la monarchie; les toasts au Roi ou
+seulement aux «institutions de Juillet» devinrent encore plus rares
+qu'ils ne l'avaient été avant l'incident de Lille. En même temps,
+les dynastiques laissaient tenir devant eux un langage ouvertement
+révolutionnaire. À Béthune, en présence de M. Odilon Barrot, un
+orateur, après avoir accusé le gouvernement d'avoir trahi ses
+serments, s'écriait: «Le peuple n'a pas donné sa démission. Il peut
+revenir sur la place publique et dire: «Je puis toujours porter la
+main sur la couronne que je donne, la briser et en jeter encore les
+débris aux flots de Cherbourg.» À Castres, sous la présidence de M.
+de Malleville, député du centre gauche, vice-président de la Chambre,
+ancien sous-secrétaire d'État pendant le ministère du 1er mars, un
+toast absolument socialiste était porté à «l'organisation du travail».
+
+La faiblesse des dynastiques ne pouvait qu'enhardir les radicaux
+extrêmes à pousser plus avant dans la voie où, dès le premier pas,
+à Lille, ils avaient remporté un si complet succès. Dans la seconde
+moitié de novembre et au cours du mois de décembre, ils organisent,
+à Dijon, à Autun, à Chalon-sur-Saône, plusieurs banquets où ils
+sont absolument les maîtres. Les orateurs de ces réunions sont MM.
+Louis Blanc, Étienne Arago, Beaune et surtout M. Ledru-Rollin, qui
+s'applique de plus en plus à prendre les allures d'un tribun et
+qui se plaît à faire entrevoir, comme dans un nuage menaçant, la
+révolution prochaine. «Une invisible volonté, dit-il, va semant dans
+les hautes régions d'humiliantes catastrophes!... Messieurs, quand
+les fruits sont pourris, ils n'attendent que le passage du vent pour
+se détacher de l'arbre.» Dans ces banquets, le socialisme a sa place
+réservée à côté du jacobinisme; la formule adoptée est: «Révolution
+politique comme moyen, révolution sociale comme but.» Tout est à
+la glorification de 1793; on porte des toasts à la Convention, à
+laquelle on ne reproche que d'avoir été trop bourgeoise; on se
+proclame montagnard; on copie le langage et les poses des hommes de
+la Terreur; on invoque les _Droits de l'homme et du citoyen_ tels
+que les a formulés Robespierre. En même temps, les attaques ne sont
+pas ménagées aux hommes de la gauche dynastique; on rappelle que M.
+Odilon Barrot a été «volontaire royal» en 1815; «il a beau faire,
+ajoute-t-on, il n'arrêtera pas le char de la révolution; il en sera
+écrasé.» M. Flocon, après avoir fait la critique des doctrines
+parlementaires, s'écrie: «Est-ce là ce que vous voulez aussi? Non,
+n'est-ce pas? Eh bien, donc, à vos tentes, Israël! Chacun sous son
+drapeau! Chacun pour sa foi! La démocratie, avec ses vingt-cinq
+millions de prolétaires qu'elle veut affranchir, qu'elle salue du nom
+de citoyens, frères, égaux et libres! L'opposition bâtarde, avec ses
+monopoles et son aristocratie du capital! Ils parlent de réformes;
+ils parlent du vote au chef-lieu, du cens à cent francs! Nous
+voulons, nous, les _Droits de l'homme et du citoyen_!»
+
+Ainsi maltraités par les radicaux extrêmes, les dynastiques
+continuaient-ils du moins à être secondés par les radicaux
+parlementaires avec lesquels ils avaient organisé et commencé la
+campagne? Compter sur ces derniers eût été mal connaître ce que,
+de tout temps, les girondins ont été en face des montagnards.
+Les radicaux parlementaires furent beaucoup plus intimidés par
+les violences de M. Ledru-Rollin et de ses amis, qu'ils ne s'en
+montrèrent indignés. Ils se justifièrent humblement de leur alliance
+momentanée avec les opposants constitutionnels, en donnant à entendre
+qu'ils n'avaient eu d'autre but que de les entraîner et de les
+compromettre; c'était la cause républicaine qu'ils se faisaient
+honneur d'avoir servie par cette alliance. En même temps, comme
+s'ils avaient été gênés de se montrer de nouveau dans cette compagnie
+suspecte, ils organisaient, en plusieurs endroits, des banquets
+tout à eux, où nulle part n'était faite à la monarchie ni aux
+monarchistes, et ils y redoublaient de violence révolutionnaire.
+
+Être abandonnés par les radicaux parlementaires après avoir été
+repoussés par les radicaux révolutionnaires, c'était pour les meneurs
+de l'opposition dynastique un gros mécompte. Si cette rupture se
+confirmait, tout leur plan de campagne était ruiné, et ils se
+trouvaient faire bien piteuse figure devant ce public auquel ils
+s'étaient présentés à l'origine comme les chefs d'une redoutable
+coalition. Ils résolurent donc de tenter un suprême effort pour
+conjurer ce péril. Un dernier banquet était annoncé à Rouen, pour
+le 25 décembre. Il fallait à tout prix que radicaux et dynastiques
+s'y montrassent dans le même accord qu'au Château-Rouge, et que
+l'opposition s'y replaçât sur un terrain à peu près constitutionnel.
+Sous l'empire de cette préoccupation, MM. Odilon Barrot et Duvergier
+de Hauranne se mirent en rapport avec le comité rouennais, présidé
+par M. Senard et composé en majorité de républicains modérés. Ils
+purent croire d'abord être arrivés à leurs fins. Après pourparlers,
+il fut convenu: 1º qu'il n'y aurait pas de toast spécial au Roi; 2º
+qu'on unirait dans le même toast la souveraineté nationale et les
+«institutions fondées en juillet 1830». Les dynastiques, suivant
+leur habitude, s'étaient montrés peu exigeants. Quelques-uns de
+leurs amis trouvèrent qu'ils ne l'avaient pas été assez; n'admettant
+pas, après tout ce qui s'était passé, qu'on n'osât pas nommer
+expressément le Roi, ils se retirèrent. D'un autre côté, les radicaux
+extrêmes, mécontents qu'on mentionnât les «institutions de Juillet»,
+déclarèrent qu'ils ne prendraient pas part au banquet. MM. Barrot et
+Duvergier de Hauranne s'inquiétaient peu de cette double retraite,
+surtout de la seconde, s'ils demeuraient d'accord avec leurs premiers
+alliés du Château-Rouge, les radicaux parlementaires. Or, cet accord
+n'était-il pas assuré, puisque le comité avec lequel ils avaient
+négocié et traité était précisément de nuance républicaine? Aussi,
+grand fut leur désappointement quand, à la dernière heure, M.
+Garnier-Pagès fit demander la suppression du toast constitutionnel.
+Sur la réponse faite par M. Senard, que tous les arrangements
+pris étaient déjà connus du public et qu'il n'était plus temps
+de les modifier, les radicaux parlementaires signifièrent qu'ils
+s'abstiendraient. Vainement MM. Barrot et Duvergier de Hauranne,
+très troublés de cette résolution, s'efforcèrent-ils de la faire
+abandonner; vainement exposèrent-ils aux défectionnaires que leur
+conduite rendait impossible la continuation de la campagne des
+banquets, ils échouèrent complètement; MM. Garnier-Pagès et Pagnerre,
+avec lesquels ils eurent une longue conférence, ne contestèrent pas
+la justesse des arguments qu'on leur opposait; «mais, ajoutèrent-ils,
+la _Réforme_, par ses attaques, nous a nui dans l'esprit de nos
+amis, et nous craindrions, si nous allions à Rouen avec vous, que
+M. Ledru-Rollin n'en profitât pour nous dérober une partie de
+notre armée; il vaut mieux nous abstenir, afin de conserver notre
+influence». Pour être privé de la présence des députés radicaux, le
+banquet de Rouen n'en fut pas plus modéré. Les députés du centre
+gauche et de la gauche dynastique y prononcèrent des discours
+particulièrement âpres et violents. Ils semblaient s'être fait un
+point d'honneur de montrer que leurs déboires du côté du parti
+radical n'avaient en rien atténué ni découragé leur opposition contre
+le gouvernement.
+
+On s'était flatté que le banquet de Rouen rétablirait l'union
+entre les agitateurs: il avait au contraire manifesté avec éclat
+l'impossibilité de cette union; loin d'avoir diminué les désaccords,
+il les avait multipliés. La démonstration était décisive. La
+coalition, sur l'existence de laquelle était fondé tout le plan
+de l'opposition, se trouvait définitivement dissoute, et cette
+dislocation mettait nécessairement fin à la campagne, telle que
+l'avaient conçue ses promoteurs. Ceux-ci étaient les premiers à
+en convenir, au moins tout bas. M. Odilon Barrot et ses amis se
+voyaient réduits à l'alternative, ou de se laisser mettre hors du
+mouvement qu'ils avaient suscité dans l'espérance de le conduire,
+ou de demeurer, devant le public, les témoins, les assistants, les
+cautions d'une entreprise de renversement qui allait à l'encontre de
+toutes leurs convictions. Avouer, en se retirant, qu'ils avaient été
+dupes, ou, en continuant, accepter d'être complices, ils ne pouvaient
+échapper à ce dilemme. Aussi furent-ils bien aises qu'à ce moment
+même l'ouverture de la session, fixée au 28 décembre, leur fournît,
+pour interrompre leurs manifestations extraparlementaires, une
+explication qui ne fût pas l'aveu de leur impuissance.
+
+Du commencement de juillet à la fin de décembre 1847, la campagne
+des banquets avait duré six mois; très languissante au début, elle
+n'était devenue un peu active que depuis la fin de septembre. Le
+nombre total des banquets avait été d'environ soixante-dix, celui
+des convives d'à peu près dix-sept mille. Tout ce mouvement n'avait
+pas été sans effet: à la longue, on était ainsi parvenu à donner
+quelque retentissement à ce mot de «réforme» qui, au début, laissait
+l'opinion si froide. Pour n'être pas le résultat naturel et spontané
+des voeux et des besoins du peuple, l'agitation n'en était pas moins
+réelle. Les conservateurs ne pouvaient plus en nier l'existence. Le
+_Journal des Débats_, qui, lors des premiers banquets de province,
+avait affecté de les ignorer, tant il les jugeait insignifiants, qui,
+un peu plus tard, n'y avait trouvé matière qu'à raillerie, avait été
+obligé, vers la fin de l'année, de les prendre plus au sérieux, et il
+les dénonçait avec une émotion qui trahissait quelque alarme. Quant
+aux ministres, ils en étaient venus à se demander s'il n'aurait pas
+mieux valu user de leur droit d'interdiction; plusieurs de leurs amis
+leur reprochaient de ne l'avoir pas fait.
+
+À un certain point de vue, les promoteurs des banquets semblaient
+donc être arrivés à leurs fins. Mais à quel prix? Pour remuer
+l'opinion, nous les avons vus employer des procédés, nouer des
+alliances, mettre en mouvement des idées d'une portée redoutable
+et étrangement disproportionnée avec la réforme très limitée
+qu'ils disaient poursuivre. Ils étaient allés répétant que la
+liberté, la fortune, l'honneur, la probité de la nation étaient
+compromis, que tout était corruption dans le gouvernement et la
+société régnante; ils avaient dirigé leurs attaques contre le Roi
+lui-même, l'accusant d'avoir menti aux promesses de son avènement
+et de chercher à établir son pouvoir personnel par une sorte de
+coup d'État sournois; tout cela, ils ne l'avaient pas dit dans
+l'enceinte plus ou moins fermée d'un parlement, devant un auditoire
+relativement capable de discuter et de juger; ils l'avaient crié
+en quelque sorte sur toutes les places publiques de France, devant
+une foule prête, par sottise ou passion, à prendre à la lettre les
+déclamations oratoires. S'étaient-ils imaginé que cette foule, une
+fois convaincue de la vérité de telles accusations, en conclurait
+uniquement à la convenance de faire quelques modestes additions à la
+liste électorale? La logique populaire a de bien autres exigences.
+Surtout en France, avec notre passé de révolutions successives, en
+face d'un régime issu lui-même des journées de Juillet, il ne pouvait
+y avoir à toutes ces accusations qu'une conclusion: c'était de jeter
+bas un gouvernement si malfaisant et si malhonnête. Dans la mesure où
+les agitateurs avaient action sur l'opinion, ils l'avaient poussée,
+ou tout au moins préparée à une révolution. Aussi bien, dans les
+banquets eux-mêmes, cette idée d'une révolution possible, désirable,
+nécessaire, était-elle apparue de jour en jour plus menaçante,
+plus audacieuse, et les radicaux avaient-ils fini par prendre
+manifestement la tête du mouvement. Des monarchistes avaient ainsi
+fourni à la république ce qui, dans l'état des institutions et des
+moeurs, lui avait manqué jusqu'alors: une tribune et un auditoire.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+LA FRANCE ET L'ANGLETERRE
+
+EN ESPAGNE, EN GRÈCE, EN PORTUGAL ET SUR LA PLATA.
+
+(1847-1848)
+
+ I. Hostilité persistante de lord Palmerston. Le duc de
+ Broglie ambassadeur à Londres. Sa façon de traiter avec
+ lord Palmerston.--II. Attitude volontairement réservée du
+ gouvernement dans les affaires espagnoles. Intrigues de Bulwer
+ et scandales du palais de Madrid. Précautions prises par M.
+ Guizot contre un divorce de la Reine. Retour de Narvaez au
+ pouvoir. Échec de la diplomatie anglaise.--III. En Grèce, lord
+ Palmerston cherche à renverser Colettis. Difficultés qu'il lui
+ suscite. Le gouvernement français défend le ministre grec.
+ Habileté de Colettis. Sa mort. Attitude plus réservée de la
+ diplomatie française.--IV. La guerre civile en Portugal. Lord
+ Palmerston, après avoir repoussé la coopération de la France,
+ est obligé de l'accepter. À la Plata, le plénipotentiaire
+ anglais dénonce arbitrairement l'action commune avec la France.
+ Lord Palmerston, qui avait d'abord approuvé son agent, est
+ contraint de le désavouer.
+
+
+I
+
+On sait tout ce que, dans les derniers mois de 1846 et dans les
+premiers de 1847, lord Palmerston avait tenté, soit à Madrid, soit
+auprès des puissances continentales, pour se venger des mariages
+espagnols[110]. Partout il avait échoué. Allait-il enfin prendre son
+parti des faits accomplis et renoncerait-il à continuer la guerre
+diplomatique qu'il nous avait déclarée? Non, ses premiers insuccès
+n'avaient fait qu'exaspérer son ressentiment, et, plus que jamais,
+il était résolu à chercher toutes les occasions de faire du mal à
+la France. Sans doute, parmi les hommes politiques d'Angleterre
+et jusque dans le sein du cabinet, il en était plusieurs que cet
+acharnement fatiguait, inquiétait, et qui eussent volontiers vu se
+produire une certaine détente. Mais que pesaient leurs velléités
+conciliatrices devant la décision passionnée de lord Palmerston?
+
+[Note 110: Voir plus haut, t. VI, ch. V et VI.]
+
+Cette rancune persistante du secrétaire d'État rendait inefficaces
+toutes les démarches faites du dehors pour amener un rapprochement
+entre les deux cours. Le roi des Belges, cependant, ne se lassait pas
+d'aller de l'une à l'autre, dans l'espoir de mettre fin à un conflit
+qui l'alarmait de plus en plus, et pour l'Europe en général, et pour
+la Belgique en particulier[111]. Fort écouté de la reine Victoria,
+sa nièce, non moins apprécié de Louis-Philippe, son beau-père[112],
+il était mieux placé que personne pour s'entremettre. Il l'essaya,
+à deux reprises, en février 1847, puis en mai, mais ne parvint à
+nous offrir qu'une transaction fondée sur le sacrifice des droits
+éventuels de la duchesse de Montpensier à la couronne d'Espagne[113].
+Le gouvernement français ne pouvait y consentir. Louis-Philippe le
+fit comprendre amicalement à son gendre et insista pour qu'il ne le
+compromît pas par des ouvertures sans chance d'aboutir: «Vous en avez
+fait assez, lui écrivit-il le 2 mai, en vous efforçant de rectifier
+les idées aussi fausses qu'injustes qui ont amené la cessation d'une
+intimité personnelle à laquelle j'attachais beaucoup de prix et que
+je regrette vivement, mais sur laquelle je préfère que mon fidèle ami
+ne dise plus rien que cela. Je crois que c'est le _germanisme_ qui
+domine à Windsor, et que l'intimité avec Berlin, qui n'est peut-être
+pas celle pour laquelle la reine Victoria aurait eu le plus de
+penchant, est celle qu'on aime mieux cultiver[114].»
+
+[Note 111: Voir les lettres écrites, le 25 février et le 6
+avril 1847, par le roi Léopold à son neveu, le duc régnant de
+Saxe-Cobourg-Gotha. (_Aus meinem Leben und aus meiner Zeit_, von
+ERNST II, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 175 et 181.) J'ai
+déjà eu, du reste, occasion de noter ces préoccupations chez le roi
+des Belges. (Voir plus haut, t. VI, p. 283.)]
+
+[Note 112: Louis-Philippe prisait si haut l'esprit politique du roi
+des Belges, que, vers la fin de son règne, en face des difficultés
+croissantes de la situation, il songea à confier à ce prince la
+régence de la France, pendant la minorité de son petit-fils. Il eut,
+à ce sujet, avec lui, une correspondance, mais on ne s'entendit pas.
+«Eh bien, disait assez irrévérencieusement Léopold, en causant de
+cette affaire avec son neveu, le duc régnant de Saxe-Cobourg, que le
+bon vieux monsieur mange sa soupe lui-même!» (_Aus meinem Leben_,
+etc., t. I, p. 184.) Le roi des Belges, esprit plus avisé que tendre,
+ne se piquait pas de dévouement envers son beau-père; il cherchait
+plus à l'exploiter qu'il n'était disposé à le servir, et il ne le
+ménageait pas, quand il se trouvait avec d'autres Cobourg.]
+
+[Note 113: Lettre de Louis-Philippe au roi des Belges, en date du 16
+février 1847, publiée par la _Revue rétrospective._--Lettre de M.
+Désages à M. de Jarnac, du 3 mai 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 114: _Revue rétrospective._]
+
+Le gouvernement français savait donc à quoi s'en tenir sur
+l'impossibilité de rétablir, pour le moment, l'entente cordiale. Il
+ne voulut, néanmoins, rien négliger de ce qui pouvait limiter les
+conséquences du différend. M. de Sainte-Aulaire, qui représentait
+la France, outre-Manche, depuis 1841, fatigué par l'âge et aussi
+quelque peu dégoûté des procédés du _Foreign office_, demandait
+instamment à se retirer: Londres lui était devenu, disait-il, un
+«véritable purgatoire». M. Guizot pria le duc de Broglie de prendre,
+pour un temps, la succession de M. de Sainte-Aulaire; nul nom ne lui
+paraissait mieux fait pour flatter l'opinion anglaise et en imposer à
+lord Palmerston; on se rappelait d'ailleurs, à Paris, quel avait été
+le succès d'une première mission du duc, en 1845, pour le règlement
+du droit de visite. M. de Broglie accepta par patriotisme, non par
+goût; il exposait ainsi ses motifs, dans une lettre à son fils: «Si
+Palmerston n'a personne devant lui, il fera tout ce qui lui plaira;
+si on lui fournit l'occasion de rappeler lord Normanby et de placer
+la France et l'Angleterre dans la position où se trouvent, depuis
+quatre ans, la France et la Russie, il la saisira avec empressement.
+Il y a nécessité de lui tenir tête, de donner courage à ceux qui lui
+tiennent tête, de lui enlever l'opinion qu'il a ameutée contre la
+France et qui commence à nous revenir. C'est là ce qui m'a décidé.
+La mission que je vais remplir pendant quelque temps est précisément
+de même nature que celle que j'ai remplie il y a deux ans... Cette
+fois, je fais encore un plus grand sacrifice, en entreprenant de
+contenir un peu un méchant fou et de remettre en honneur la bonne foi
+de notre gouvernement qui, à tort, à mon avis, mais réellement, n'est
+pas sortie tout à fait intacte des transactions espagnoles. Je tente
+quelque chose qui peut fort bien échouer et qui, dans la plus grande
+chance de succès, ne rapportera pas grand honneur. Mais, tout compte
+fait, j'y suis plus propre qu'aucun autre, et, si je refuse, il faut
+laisser la barque à la grâce de Dieu[115].»
+
+[Note 115: Lettre du 26 avril 1847. (_Documents inédits._) Le duc
+de Broglie terminait ainsi sa lettre: «Mon rôle dans les affaires
+publiques a toujours été de me compter pour peu de chose et de ne
+point viser au succès personnel. Somme toute, je m'en suis bien
+trouvé, comme il arrive toujours quand on suit ce rôle par instinct
+et avec persévérance. Je parle quand je crois avoir quelque chose à
+dire qu'un autre ne dira ni mieux ni aussi bien que moi. J'agis quand
+je crois que j'ai quelque chose à faire qu'un autre ne peut faire ni
+mieux ni aussi bien que moi. Passé cela, je me tiens tranquille, et
+ce que je préfère, c'est la vie privée. Si j'ai tort ou raison dans
+cette occasion, c'est ce que l'événement décidera; mais je me serai
+conduit conformément à mon caractère. C'est tout ce qu'il me faut. À
+soixante et un ans, on n'a plus que cela à faire, même par intérêt.»]
+
+Arrivé à Londres, le 1er juillet 1847, le duc de Broglie fut
+personnellement très bien reçu de la Reine, des ministres, de
+la haute société politique. Peut-être même y avait-il dans ces
+politesses quelque affectation et comme une arrière-pensée de séparer
+l'ambassadeur de ceux qui l'envoyaient, et d'honorer d'autant plus la
+probité politique du premier qu'on contestait celle des seconds; mais
+le duc n'était pas homme à permettre que son bon renom fût tourné
+en affront contre son gouvernement. La courtoisie dont on usait à
+son égard ne l'empêchait pas de bien voir à quelles préventions il
+se heurtait[116]. Il savait notamment à quoi s'en tenir sur lord
+Palmerston. M. Guizot lui écrivait de Paris: «Les Anglais sont comme
+les pièces de Shakespeare, pleins de vrai et de faux, de droiture
+et d'artifice, ayant beaucoup de grandes et bonnes impulsions
+et beaucoup de petits calculs. Et, dans lord Palmerston, le mal
+l'emporte de beaucoup sur le bien. Mon impression est même que ce
+qu'il a des bonnes qualités du caractère anglais ne lui sert guère
+qu'à couvrir les mauvaises tendances de son propre caractère. Je vous
+dis sans réserve toute ma méfiance de lui. Je le crois encore plus
+avantageux et impertinent dans son âme et à part lui qu'il ne le
+montre au dehors, quoiqu'il le montre pas mal.» Il ajoutait, quelque
+temps après: «Palmerston est persévérant et astucieux; il a une idée
+fixe; il la suivra toujours, en dessous, quand il ne pourra pas en
+dessus[117].» Le ministre et l'ambassadeur s'entendaient parfaitement
+sur la façon de traiter avec ce personnage si incommode. Dès le 16
+juillet, M. Guizot faisait remarquer au duc de Broglie que lord
+Palmerston était «disposé à n'être bien que pour ceux qui, sensément
+et convenablement, se faisaient craindre de lui[118]». De son côté,
+M. de Broglie écrivait au ministre: «Une manière de se conduire
+ouverte, directe, résolue, est ce qui embarrasse le plus lord
+Palmerston. À mon avis, on se trouve toujours bien d'aller droit à
+lui, de le mettre en demeure de prendre le bon parti, et de prendre,
+soi, acte de son refus. Nous avons pour nous, en toutes choses, la
+raison, le bon droit, la bonne cause; il faut prendre tranquillement
+nos avantages et lui laisser la politique sournoise et querelleuse,
+cette politique de roquet qui grogne sans mordre et qui ruse sans
+attraper[119].»
+
+[Note 116: Le roi des Belges, alors à Windsor, avait averti le duc
+de Broglie qu'il était «impossible d'ôter de la tête de toutes
+les personnes tant soit peu influentes en Angleterre, la Reine y
+comprise, que tout ce qui était arrivé était le résultat d'une vaste
+machination du gouvernement français». (Lettre confidentielle du duc
+de Broglie à M. Guizot, du 5 juillet 1847. _Documents inédits._)]
+
+[Note 117: Lettres confidentielles de M. Guizot au duc de Broglie, du
+16 juillet et du 6 décembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 118: Lettre précitée du 16 juillet 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 119: Lettre confidentielle du 18 octobre 1847. (_Documents
+inédits._)]
+
+L'ambassadeur usait en outre de son autorité personnelle pour
+agir sur les autres membres du cabinet anglais, et pour tâcher de
+les décider à retenir un peu leur collègue. Ainsi écrivait-il, un
+jour, à M. Guizot, après une conversation avec lord Lansdowne: «Je
+lui ai expliqué la politique de la France avec détail, et je l'ai
+forcé, comme toujours, à y donner son entière approbation. Mais ces
+approbations sont sans effet immédiat; ce n'est qu'à la longue et
+en ne se lassant point qu'on peut en attendre quelque chose. Il faut
+changer les esprits autour de lord Palmerston[120].» Une autre fois,
+c'était le chef du cabinet, lord John Russell, avec lequel le duc de
+Broglie avait une longue conversation sur les questions pendantes, et
+auquel il se sentait en position d'adresser l'avertissement suivant:
+«J'espère qu'aucun différend, aucune difficulté ne s'élèvera entre
+nos deux gouvernements. Si cela arrivait par malheur, il n'est pas
+d'efforts que je ne fisse pour en prévenir les conséquences. Mais
+promettez-moi une chose: c'est de veiller avec soin, comme chef
+du gouvernement de la Reine, au langage qui serait tenu dans les
+premiers moments, si telle conjecture venait à se présenter; c'est
+de ne rien dire, c'est de ne rien laisser dire qui parût mettre le
+gouvernement français, la nation française au défi de faire telle
+ou telle chose, de prendre tel ou tel parti. Souvenez-vous de
+l'affaire Pritchard. À coup sûr, jamais nos deux gouvernements, nos
+deux nations n'ont été plus unis qu'à cette époque. L'affaire était
+minime en elle-même. Nous avions tort jusqu'à un certain point, et il
+nous était d'autant plus facile de le reconnaître que le gouverneur
+de Taïti avait donné tort officiellement à son subordonné. Nous ne
+demandions pas mieux que de terminer le différend, comme il s'est
+effectivement terminé. Mais des paroles imprudemment prononcées dans
+le Parlement ont failli rendre tout accommodement impossible; il
+ne s'en est fallu que de quatre voix que le ministère français ne
+fût renversé, et que son successeur ne fût obligé de refuser toute
+réparation, ce qui aurait entraîné la guerre entre les deux pays.
+Dans la situation actuelle des choses, tout serait bien autrement
+grave, bien autrement périlleux et compromettant. Promettez-moi de
+veiller à ce qu'il ne soit pas dit, le cas échéant, un mot qui nous
+rende plus difficile, qui nous rende impossible de faire au bien de
+la paix tous les sacrifices que comporteraient notre honneur et nos
+intérêts essentiels[121].» La haute considération dont jouissait
+notre ambassadeur ne lui donnait pas seulement le moyen de faire
+entendre d'utiles vérités aux hommes d'État anglais; elle faisait
+de lui le confident, le conseiller et, dans une certaine mesure,
+le _leader_ des ambassadeurs étrangers accrédités à Londres. «Tout
+le corps diplomatique, écrivait-il à son fils, non seulement est
+bien pour moi, mais me considère comme un point central... On se
+ferait difficilement l'idée du degré d'humeur et de malveillance
+dont tous les gouvernements de l'Europe sont animés contre l'ennemi
+commun[122].»
+
+[Note 120: Lettre confidentielle du duc de Broglie à M. Guizot, du 12
+octobre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 121: Dépêche du duc de Broglie à M. Guizot, du 16 septembre
+1847.]
+
+[Note 122: Lettre du 23 septembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+Sans doute, comme on le verra bientôt, notre ambassadeur ne parvenait
+pas, par ces divers moyens, à déjouer tous les mauvais desseins de
+lord Palmerston. Du moins il faisait ainsi, à Londres, tout ce qui
+était alors possible pour limiter le mal, pour gagner du temps.
+L'ambition du gouvernement français n'allait pas au delà. Dès le
+début de l'ambassade du duc de Broglie, le 8 juillet 1847, M. Guizot
+lui écrivait: «Je crois parfaitement à tout ce que vous me dites dans
+votre lettre du 5[123]. Le Roi en a été très frappé. Et cet état des
+esprits en Angleterre durera assez longtemps, car il se fonde sur des
+faits mal compris, mal appréciés, mais réels et que nous ne pouvons
+ni ne devons changer. La politique anglaise a perdu en Espagne une
+bataille qu'elle a eu tort de livrer; sensément et honnêtement, il
+n'y avait pas lieu à bataille; mais enfin, la bataille a eu lieu.
+Nous n'en pouvons effacer ni l'impression ni les résultats. Tant
+qu'on croira, comme dit le _Times,_ que nous travaillons avec passion
+à nous créer partout une prépondérance exclusive et illégitime, la
+situation actuelle durera. Personne n'est aussi propre que vous
+à la contenir, à l'atténuer, à la combattre chaque jour, à faire
+chaque jour pénétrer dans les esprits anglais un peu de vérité et
+de confiance. Et puis, viendra peut-être en Europe quelque grand
+événement, en Angleterre quelque grand revirement des partis et
+des hommes, qui remettra les idées justes et les intérêts vrais
+à la place de toutes les susceptibilités, jalousies, vanités et
+chimères nationales et individuelles. C'est à attendre ce moment et à
+prévenir, en l'attendant, tout accident grave, que nous travaillons,
+vous et moi. J'espère que nous y réussirons[124].»
+
+[Note 123: Il s'agit de la lettre dont j'ai cité plus haut, en note,
+un passage, et où M. de Broglie rapportait une conversation avec le
+roi des Belges.]
+
+[Note 124: Cette lettre est de celles que Mme de Witt a publiées dans
+son intéressant volume, _Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses
+amis._]
+
+
+II
+
+Le gouvernement français devait tenir tête à lord Palmerston et
+parer ses coups, sur les divers théâtres où les deux diplomaties se
+trouvaient en contact. J'ai déjà eu l'occasion d'indiquer quelle
+avait été, aussitôt après la célébration des deux mariages de la
+reine Isabelle et de sa soeur, l'attitude très différente prise, en
+Espagne, par les cabinets de Paris et de Londres[125]. Tandis que
+lord Palmerston, tout à sa soif de vengeance, poussait son agent,
+sir Henri Bulwer, à se jeter plus passionnément que jamais dans
+les intrigues des partis espagnols, notre gouvernement, préoccupé
+de dissiper les soupçons éveillés par son récent succès, se
+retirait ostensiblement de la lutte, faisait prendre un congé à son
+ambassadeur, M. Bresson, et ne laissait à Madrid qu'un secrétaire
+auquel instruction était donnée de ne pas se mêler aux affaires
+intérieures de la Péninsule. M. Guizot expliqua lui-même ainsi, à la
+tribune, les raisons de cette attitude: «On s'est servi de l'action
+que nous avions exercée, des résultats que nous avions obtenus, pour
+nous accuser d'esprit de domination, d'ingérence, de prépotence
+en Espagne, pour exciter contre nous, à ce sujet, l'esprit de
+nationalité, de fierté, de susceptibilité espagnole. Eh bien! quand
+l'événement a été accompli, quand la conclusion a été obtenue, nous
+avons pensé qu'il était bon que notre attitude, que notre conduite
+donnât un démenti éclatant à de telles accusations. Nous avons pensé
+qu'il était d'une politique intelligente et prudente que les passions
+excitées à cette occasion, les ressentiments, pour appeler les choses
+par leur nom, eussent le temps et la facilité de se calmer, de
+s'éteindre... Voilà les motifs de notre conduite, et je les tiens,
+tous les jours, pour plus décisifs et meilleurs. Je tiens qu'il est
+bon que le soupçon, légitime ou non, d'ingérence et de prépotence
+se porte ailleurs. Que d'autres aient, à leur tour, à en sentir
+l'embarras, le fardeau et les inconvénients... Nous avons d'ailleurs
+dans l'intelligence et dans les sentiments du peuple espagnol une
+entière confiance. Nous avons la confiance que, livré à lui-même,
+sous l'empire d'institutions libres, le peuple espagnol, en présence
+des faits, comprendra mieux, tous les jours, que l'intimité avec la
+France est pour lui, aussi bien que pour nous, une bonne et nationale
+politique[126].»
+
+[Note 125: Voir plus haut, t. VI, p. 262, 263.]
+
+[Note 126: Discours du 5 mai 1847.]
+
+Cette tactique parut d'abord assez peu nous réussir. Sir Henri Bulwer
+profita de ce que nous lui laissions le champ libre pour combattre
+nos amis, pousser les siens et surtout brouiller les cartes. Le
+ministère Isturiz, qui s'était compromis avec nous dans l'affaire des
+mariages, se vit obligé de céder la place à un ministère Sotomayor,
+encore _moderado_, mais en réaction contre l'influence française et
+en coquetterie avec les progressistes. Il y avait quelque chose de
+plus fâcheux encore: l'un des deux mariages que nous avions faits
+tournait fort mal. La jeune reine laissait éclater son antipathie
+contre le mari que la politique lui avait imposé, et témoignait à un
+certain général Serrano, d'opinion progressiste et ouvertement engagé
+dans la politique anglaise, une faveur dont elle ne se mettait pas
+en peine de voiler le caractère. Le roi François d'Assise, blessé
+de l'affront qui lui était fait, embarrassé de son rôle et de sa
+personne, n'avait pas ce qu'il fallait pour ramener sa femme et ne se
+montrait nullement disposé à lui pardonner. Le scandale devint tel
+qu'en mars 1847, le ministère enjoignit au général Serrano d'aller
+prendre un commandement en Navarre, et, sur son refus d'obéir, fit
+ouvrir contre lui une instruction par le Sénat. La Reine répondit en
+mettant brusquement à la porte, le 28 mars, les ministres assez osés
+pour s'attaquer à son favori, et les remplaça par un cabinet composé
+principalement des amis personnels de ce dernier; l'un des plus
+remuants parmi les nouveaux ministres était M. Salamanca, spéculateur
+peu considéré et âme damnée de sir Henri Bulwer. Bien que Serrano
+fût demeuré hors du ministère, son pouvoir était connu de tous, et
+l'on avait trouvé un euphémisme pour le désigner; on l'appelait
+«l'influence».
+
+À la nouvelle du coup fait par la Reine, Palmerston ne put retenir
+un cri de joie et de triomphe. «Bravo, Isabelle!» écrivait-il à lord
+Normanby[127]. En même temps, il pressait Bulwer de lier partie plus
+étroite encore avec le favori. L'attachement de la Reine n'éveillait
+chez lui aucun scrupule; il y voyait une bonne fortune dont il
+fallait profiter pour amener un divorce[128]. Ainsi aidée par la
+diplomatie anglaise, la rupture des royaux époux devint de plus en
+plus profonde. Le Roi avait quitté le palais et s'était retiré au
+Pardo, près Madrid, se refusant à toute rencontre avec la Reine.
+Celle-ci, dans l'emportement de son caprice, en venait à répéter
+à ses ministres et même à certains membres du clergé ce mot de
+«divorce» que lui avait soufflé Bulwer[129]. Mais, si les ministres
+avaient l'air d'entrer plus ou moins dans son idée, si quelques-uns
+même, comme Salamanca, l'y encourageaient, les membres du clergé
+lui répondaient par un _non possumus_ absolu. C'était l'illusion
+de protestants comme Palmerston et Bulwer de croire qu'un divorce
+était chose possible dans un pays aussi catholique que l'Espagne.
+Leur passion les aveuglait. Chaque jour, ils s'enfonçaient plus
+avant dans leurs très vilaines intrigues. Désespérant de trouver
+assez d'audace chez les ministres espagnols, ils travaillaient à les
+remplacer par de purs progressistes: dans ce dessein, ils avaient
+fait rappeler d'exil Espartero. Bulwer finit par trouver Serrano
+lui-même trop timide et trop mou, et il poussa à sa place, auprès
+de la Reine, un nouveau favori, colonel de la garde d'Espartero. De
+Londres, Palmerston excitait son agent, et les journaux inspirés
+par le _Foreign office_ faisaient ouvertement campagne pour le
+divorce de la Reine, et demandaient qu'en même temps la duchesse
+de Montpensier fût déchue de ses droits successoraux[130]. Il est
+vrai qu'en Angleterre, tout le monde n'était pas également flatté
+de se trouver ainsi complice des scandales du palais de Madrid. Les
+journaux tories n'étaient pas les seuls à blâmer Bulwer. Au sein même
+du cabinet britannique, la conduite de lord Palmerston était loin
+d'être universellement approuvée: lord John Russell laissait voir par
+moments sa tristesse et son embarras[131].
+
+[Note 127: Lettre du 2 avril 1847. (BULWER, _The Life of Palmerston_,
+t. III, p. 308.)]
+
+[Note 128: BULWER, t. III, p. 199, 200.]
+
+[Note 129: En rapportant ces faits après coup, Bulwer s'étonne
+des scrupules du peuple espagnol. «C'est un peuple plein de
+_decorum_, dit-il. Quelques personnages très considérables et très
+considérés discutaient gravement s'il y avait lieu de se débarrasser
+tranquillement du Roi au moyen d'une tasse de café; mais le scandale
+d'un divorce les choquait.» (_Ibid._, p. 200.)]
+
+[Note 130: Sur toutes ces intrigues, voir _passim_ la correspondance
+de M. Guizot avec ses divers ambassadeurs, et les lettres qu'il
+recevait du duc de Glucksbierg, chargé d'affaires de France à Madrid.
+(_Documents inédits._) Voir aussi les aveux qui ressortent du récit
+même de Bulwer. (_The Life of Palmerston_, t. III, p. 200, 201.)]
+
+[Note 131: Le duc de Broglie mandait à M. Guizot, le 21 septembre
+1847: «Lord John Russell m'a parlé avec découragement de l'Espagne;
+les attaques contre Bulwer lui sont très sensibles.» Toutefois, notre
+ambassadeur se rendait compte que, pour voir grandir cette révolte de
+la conscience anglaise, il fallait à la fois que les menées de Bulwer
+fussent mises en lumière et que la France s'effaçât. (Lettre du duc
+de Broglie à son fils, en date du 15 septembre 1847. _Documents
+inédits._)]
+
+Le gouvernement français ne pouvait qu'être très désagréablement
+affecté de ce qui se passait en Espagne, d'autant que l'opposition ne
+manquait pas d'en tirer argument et de lui demander ironiquement si
+tel était le bénéfice des fameux mariages. Toutefois, il ne trouvait
+pas là une raison de sortir de sa réserve. Non qu'il ne fût sollicité
+d'opposer intrigues à intrigues, complots à complots. Certains
+«moderados», irrités de la conduite de la Reine, l'eussent volontiers
+poussée à une abdication dont elle-même parlait assez souvent,
+afin de la remplacer par la duchesse de Montpensier. La reine mère
+Christine, mécontente qu'on l'empêchât de retourner en Espagne,
+entrait plus ou moins dans ce projet. M. Guizot y mit fermement le
+holà. «On ne nous forcera pas la main, écrivait-il au duc de Broglie.
+Bien loin d'accepter l'abdication de la Reine, nous protesterons
+contre. Nous garderons ici le duc et la duchesse de Montpensier. Le
+jour où leurs droits s'ouvriraient naturellement, nous verrions.
+D'ici là, nous ne serons point à la merci de fantaisies folles
+ou d'intrigues coupables. Je crois qu'à Madrid et à la rue de
+Courcelles[132], on croit assez que nous ferons comme nous disons,
+et cela contient beaucoup. Cela contiendra-t-il assez? Je l'espère,
+et je compte beaucoup sur le défaut de suite et de vraie hardiesse
+de tout ce monde-là. Ils rêvent et complotent tous, et ne font
+rien[133].»
+
+[Note 132: C'était là que demeurait la reine Christine.]
+
+[Note 133: Lettre du 30 juillet 1847. (_Documents inédits._)]
+
+Toutefois, la réserve du gouvernement français n'était ni de
+l'indifférence ni de l'inertie. Très attentif aux événements, il
+se tenait prêt à intervenir dans certaines éventualités. Dès le
+mois d'avril 1847, M. Guizot écrivait à l'un de ses ambassadeurs:
+«Que les Espagnols fassent ou défassent leurs affaires comme ils
+l'entendent. Nous disons cela très haut, et nous le pratiquons.
+Mais si quelque grande question française se trouvait engagée dans
+les affaires espagnoles, nous reprendrions la position active, et
+nous la reprendrions d'autant mieux que nous aurions quelque temps
+détendu la corde.» Quelques mois plus tard, dans une autre lettre,
+notre ministre annonçait que, le cas échéant, il serait «aussi décidé
+et aussi efficace pour maintenir les conséquences du mariage, qu'il
+l'avait été pour le conclure[134]».
+
+[Note 134: Lettres de M. Guizot à M. Rossi, du 26 avril et du 3
+octobre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+Le cabinet de Paris tenait à ce que le gouvernement britannique
+ne se fît sur ce point aucune illusion. Le duc de Broglie saisit
+l'occasion d'une conversation avec le premier ministre, lord John
+Russell, pour lui donner, avec toutes les assurances qui pouvaient
+dissiper ses préventions, des avertissements qui le missent en
+garde contre certains entraînements. «Il n'y a qu'une chose qui
+nous importe, à Madrid, lui dit-il, c'est que le fond même de
+l'établissement actuel en Espagne subsiste. Du reste, que ce soit
+Pierre ou Paul qui soit ministre, cela nous fait peu de chose. Nous
+ne mettons pas de vanité à paraître gouverner l'Espagne et à répondre
+de ce qui s'y fait; et effectivement, il n'y a pas beaucoup de vanité
+à en tirer... Que désirez-vous? Vous désirez que la reine d'Espagne
+vive, qu'elle règne, que les droits éventuels de la duchesse de
+Montpensier soient indéfiniment ajournés? Eh bien, je vous affirme,
+et croyez que je sais ce que je dis en parlant ainsi, qu'il n'entre
+pas dans notre pensée d'avancer d'un seul jour, d'une heure,
+l'ouverture des droits éventuels de la duchesse de Montpensier...
+Rien n'est si aisé, pour la légation d'Angleterre, que de renverser
+un ministère _moderado_. En voilà trois qui tombent, coup sur coup,
+depuis un an. Rien ne serait si aisé à la légation de France que de
+renverser un ministère progressiste, si elle se mettait à l'oeuvre.
+Mais à quoi cela peut-il servir, sinon à faire les affaires de
+nos ennemis, aux dépens des nôtres, et quel est le meilleur moyen
+de rendre le trône d'Espagne vacant que de rendre à la Reine tout
+gouvernement impossible!... Sur la question du divorce, j'ai deux
+choses à vous dire: la première, c'est que toute idée de divorce est
+un rêve et une folie. Si la reine d'Espagne veut divorcer, elle n'a
+qu'un parti à prendre, c'est de faire comme Henri VIII, de se faire
+protestante et de faire son royaume protestant. Aucun pape, aucun
+prêtre catholique,--non excommunié,--n'admettra un seul instant
+l'idée d'un divorce, et, pour que le mariage fût déclaré nul _ab
+initio_, il faudrait qu'il eût été contracté en violation des lois
+de l'Église, ce qui n'est pas. L'empereur Napoléon, dans toute sa
+puissance, n'a pu obtenir de Pie VII, qui l'avait sacré, l'annulation
+du mariage de son frère Jérôme, qui cependant avait épousé une
+protestante. Ma seconde observation est plus grave... Il importe
+essentiellement que l'Angleterre se tienne pour satisfaite de l'ordre
+de choses établi en Espagne; dans le cas contraire, je prévois
+tout, et je ne réponds de rien. Si vous vous aperceviez que nous
+travaillions à détruire cet ordre de choses à notre profit, à hâter,
+je le répète, d'un seul jour, d'une seule heure, les droits éventuels
+de Mme la duchesse de Montpensier, vous auriez toute raison d'y
+regarder de très près; vous auriez tout droit de vous y opposer. Ce
+que vous feriez en pareil cas, je ne vous le demande pas; peut-être
+ne le savez-vous pas vous-même; mais je reconnais toute l'étendue
+de vos droits. En revanche, la partie est égale entre nous: si nous
+apercevions que vous travailliez à détruire, à notre détriment,
+l'ordre de choses actuel, à changer la position de la Reine vis-à-vis
+de nous et l'ordre de succession tel qu'il existe aujourd'hui, nous
+aurions toute raison d'y regarder de très près et tout droit de
+nous y opposer. Ce que nous ferions, ne me le demandez pas, car je
+l'ignore; mais je sais ce que nous aurions le droit de faire[135].»
+
+[Note 135: Dépêche de M. le duc de Broglie à M. Guizot, du 16
+septembre 1847.]
+
+Si assuré que fût M. Guizot de la fermeté du Pape à maintenir
+l'indissolubilité du mariage, il ne laissait pas que de prendre
+aussi, de ce côté, quelques précautions. Dans ce dessein, il mettait
+notre ambassadeur à Rome, M. Rossi, au courant de toutes les menées
+de la diplomatie anglaise. «Je n'ai pas besoin, ajoutait-il, de
+vous dire combien l'affaire est grosse, et combien il nous importe
+d'arrêter le travail de lord Palmerston dans son cours, avant
+d'en venir, et pour ne pas en venir aux dernières extrémités et
+nécessités. À Rome est l'enclouure décisive. Rome ne prononcera
+pas la nullité du mariage. Elle ne le peut ni religieusement, ni
+moralement, ni politiquement. Nous y comptons. Assurez-vous-en
+bien, et ne négligez aucune occasion, aucun moyen de corroborer
+cette certitude. Qu'on ne s'inquiète pas, à Rome, des conséquences
+possibles, en Espagne, de la résistance. La reine Isabelle ne fera
+point ce qu'a fait Henri VIII. Je sais bien, très bien où elle
+en est et ce qui se passe en elle. Elle fera beaucoup de folies
+secondaires. Elle ne fera pas la folie suprême... Je tiens pour
+impossible qu'on ne comprenne pas, à Rome, que les intérêts vitaux
+du catholicisme en Espagne sont liés à la cause du parti monarchique
+modéré espagnol et de la politique française[136].» La confiance
+de notre ministre était fondée: Pie IX était absolument résolu à
+repousser toute demande en annulation de mariage.
+
+[Note 136: Lettre particulière de M. Guizot à M. Rossi, du 3 octobre
+1847. (_Documents inédits._)]
+
+La cour romaine n'était pas la seule à laquelle M. Guizot jugeât
+utile de dénoncer les mauvais desseins de la diplomatie britannique.
+Il se faisait honneur auprès des puissances continentales de ce qu'en
+Espagne, comme sur beaucoup d'autres théâtres, il se trouvait être,
+contre lord Palmerston, le champion de la cause conservatrice. Dès le
+4 mars 1847, il avait écrit à son ministre à Berlin: «Nous avons bien
+le droit de demander aux amis de l'ordre européen, même à ceux qui
+nous ont témoigné dans la question espagnole peu de bienveillance,
+qu'ils nous secondent un peu dans cette rude tâche. L'ordre en
+Espagne, c'est l'ordre dans l'Europe occidentale. L'ordre dans
+l'Europe occidentale, c'est l'ordre dans l'Europe[137].»
+
+[Note 137: Lettre particulière de M. Guizot au marquis de Dalmatie,
+du 4 mars 1847. (_Documents inédits._)]
+
+Pour le moment, au delà de cet avertissement donné à Londres, de
+cette vigilance exercée à Rome, de cet appel un peu platonique à la
+sympathie des autres cours, le gouvernement français ne voyait rien
+à faire. À Madrid, notamment, il estimait habile de se tenir coi
+et attendait la réaction qui lui paraissait devoir être provoquée,
+tôt ou tard, par les excès de ses adversaires. Divers symptômes
+confirmaient sa prévision. L'orgueil espagnol était vivement blessé
+de l'ingérence et de la prépotence de plus en plus affichées par le
+ministre d'Angleterre. Les intérêts s'inquiétaient des avantages
+commerciaux que la diplomatie britannique, toujours pratique,
+prétendait se faire accorder par les ministres qu'elle patronnait.
+Et puis, la politique suivie ne pouvait-elle pas être jugée à ses
+fruits: gouvernement en décomposition, désordre moral et matériel
+du haut en bas de l'échelle, sans compter l'insurrection carliste
+qui profitait de cette situation pour se ranimer et qui faisait
+en Catalogne des progrès alarmants? Le péril devenait tel que les
+complices mêmes de Bulwer hésitaient à le suivre plus loin. Ajoutez
+l'effet produit par l'arrogance des progressistes qui, forts de
+l'appui de l'Angleterre, annonçaient hautement leur intention,
+une fois revenus au pouvoir, d'exercer leur vengeance contre tous
+leurs anciens adversaires, à commencer par les ministres actuels;
+c'était mettre sur ses gardes non seulement le cabinet, mais aussi
+la Reine, qui avait gardé de certains événements de son enfance un
+souvenir assez présent pour ne pas désirer retomber aux mains de
+cette faction. «Méfie-toi de tes progressistes, répétait-elle à
+Serrano; ils te pendront et moi aussi!» Elle détestait et redoutait
+particulièrement Espartero: «Je vois bien qu'il faudra que je prenne
+Narvaez, afin de me sauver d'Espartero», disait-elle assez haut pour
+être entendue des amis de ce dernier[138].
+
+[Note 138: Correspondance du duc de Glucksbierg, chargé d'affaires de
+France à Madrid, avec M. Guizot. (_Documents inédits._)]
+
+Il y aurait eu là de quoi faire réfléchir sir Henri Bulwer. Mais
+celui-ci se croyait maître de la situation, et, grâce au concours
+de M. Salamanca, qui, lui, ne reculait devant aucune extrémité, il
+se flattait de réaliser bientôt ses desseins. Aussi quel ne fut
+pas son ébahissement, quand, le 4 octobre 1847, par un nouveau
+coup de théâtre, non moins soudain que celui du mois de mars, la
+Reine congédia ses ministres et les remplaça par le chef du parti
+conservateur, par l'adversaire le plus redouté des progressistes,
+par Narvaez! À peine au pouvoir, celui-ci obtint, en quelques jours,
+l'éloignement de Serrano, la réconciliation de la Reine et du Roi,
+enfin le rappel de la reine Christine, qui fut reçue par sa fille
+avec effusion et tendresse. Au tour de M. Guizot de triompher.
+«L'événement est complet, écrivait-il à ses ambassadeurs; l'ordre
+extérieur apparent est rétabli dans le gouvernement par la formation
+d'un cabinet en harmonie avec les cortès, dans le palais par la
+réconciliation de la femme avec le mari, de la fille avec la mère.
+Pour combien de temps? Nous verrons. Quoi qu'il arrive, nous sommes
+rentrés dans la bonne voie, nous y marcherons quelque temps. Et, en
+tout cas, ce qui vient de se passer prouve qu'on peut y rentrer, et
+que, si le bien est toujours chancelant en Espagne, le mal l'est
+aussi[139].» De Londres, le duc de Broglie répondait au ministre:
+«L'événement fait ici un excellent effet, en bien sur les uns, en
+consternation sur les autres[140].» La revanche de la France en
+Espagne paraissait éclatante.
+
+[Note 139: Lettres de M. Guizot à M. Rossi et au duc de Broglie, en
+date du 17 octobre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 140: Lettre du duc de Broglie à M. Guizot, en date du 26
+octobre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+Ce n'est pas à dire que notre diplomatie en eût fini avec toutes
+les difficultés espagnoles. En dépit de l'autorité que Narvaez et
+la reine Christine exerçaient sur la jeune reine, celle-ci menaçait
+à chaque instant de leur échapper et de faire quelque nouvelle
+frasque privée ou publique; seule, la peur des progressistes la
+retenait un peu. D'autre part, quelques esprits ardents caressaient
+toujours le projet de remplacer Isabelle par sa soeur. Tout au
+moins le voeu unanime des _moderados_ était-il de voir revenir à
+Madrid le duc de Montpensier. Narvaez faisait savoir à Paris qu'à
+cette condition seule, il pourrait continuer sa tâche. La reine
+Christine joignait ses instances à celles du ministre. On faisait
+même écrire par Isabelle une lettre dans ce sens à sa soeur, pour
+laquelle, malgré le contraste absolu de leur mode de vie, elle avait
+conservé une très vive affection. Notre chargé d'affaires affirmait
+qu'un refus découragerait absolument les amis de la France[141]. M.
+Guizot cependant ne crut pas devoir accueillir cette demande. «Le
+voyage du duc et de la duchesse en Espagne, mandait-il le 2 novembre
+à son agent à Madrid, rouvrirait la carrière des intrigues, des
+calomnies, des jalousies... Il faut, pendant quelque temps du moins,
+fermer toute porte, enlever tout prétexte à ce mouvement fébrile et
+pervers de l'intérieur du palais, des journaux, des conversations
+hostiles[142].» Et il écrivait, le lendemain, au duc de Broglie:
+«Nos amis de Madrid auront de l'humeur. Ils seraient plus rassurés,
+s'ils nous avaient sous la main et à leur disposition. Mais l'humeur
+passera et le bon effet de la bonne conduite restera. À tout prendre,
+je suis bien aise de cet incident. Il m'a fourni l'occasion de
+sonder un peu avant tous les coeurs et d'établir nettement notre
+position[143].» De nouvelles instances ne firent pas changer d'avis
+M. Guizot.
+
+[Note 141: Correspondance du duc de Glucksbierg avec M. Guizot.
+(_Documents inédits._)]
+
+[Note 142: _Documents inédits._]
+
+[Note 143: _Ibid._]
+
+Ce refus n'eut pas pour nos amis, dans la Péninsule, les conséquences
+fâcheuses qu'ils nous avaient annoncées. Somme toute, leur situation
+allait plutôt s'affermissant, et, le 17 novembre 1847, notre
+ministre pouvait écrire à M. de Broglie: «Laissant de côté les
+oscillations, nous avons gagné en Espagne plus de terrain solide
+que je ne pensais[144].» D'ailleurs, si prudent qu'il fût, le
+gouvernement français ne se refusait pas, avec le temps, à sortir
+de la réserve où il s'était volontairement renfermé depuis les
+mariages, et à reprendre sur ce théâtre l'influence active qui lui
+appartenait. Aussitôt Narvaez de retour au pouvoir, il avait été
+question, à Paris, de ne plus se contenter d'un chargé d'affaires
+en Espagne, et d'y envoyer un ambassadeur; le nom de M. Piscatory
+avait été prononcé. Le choix d'un diplomate aussi énergique, aussi
+entreprenant, et qui venait de lutter avec succès, en Grèce, contre
+lord Palmerston, était significatif. Il l'était même tellement,
+qu'on jugea sage d'attendre encore quelque temps avant de l'arrêter
+et de le faire connaître. M. de Broglie écrivait à ce sujet, le 18
+octobre, à M. Guizot: «Je ne serais pas d'avis de trop tendre la
+corde à Madrid. C'est beaucoup que d'y réunir tout d'un coup Narvaez,
+la reine Christine et Piscatory[145].» Ce fut seulement le 12
+décembre 1847 qu'on jugea possible de faire ce nouveau pas, et que le
+_Moniteur_ annonça la nomination de M. Piscatory. Celui-ci n'eut pas
+le temps de prendre possession de son poste avant la révolution de
+Février.
+
+[Note 144: _Ibid._]
+
+[Note 145: _Ibid._]
+
+Lord Palmerston et son agent n'avaient pas vu sans un amer dépit
+l'insuccès si complet de leurs menées et le rétablissement de
+l'influence française. Il était dur, en effet, de s'être à ce point
+compromis, pour n'en retirer aucun profit. Dans l'aveuglement de
+son ressentiment, Bulwer prêtait une oreille complaisante à toutes
+les dénonciations qui lui étaient apportées contre les ministres
+espagnols et le gouvernement français, fût-ce des accusations
+d'empoisonnement, et il les transmettait au _Foreign office_, où
+elles trouvaient crédit. Au commencement de décembre, lord John
+Russell écrivit un mot au duc de Broglie, pour lui communiquer
+amicalement, disait-il, les nouvelles qu'il venait de recevoir de
+Madrid: d'après ces nouvelles, les ministres espagnols conspiraient
+pour faire abdiquer Isabelle, et celle-ci avait été malade après
+avoir pris des drogues suspectes préparées par son entourage; la
+lettre du premier ministre se terminait par une phrase établissant un
+lien entre les auteurs de ces prétendus complots et le gouvernement
+français qui les protégeait. Le duc de Broglie renvoya aussitôt
+à lord John sa lettre. «En relisant le dernier paragraphe, lui
+écrivit-il, vous concevrez qu'il m'est impossible de la garder. Je
+crois agir dans l'intérêt de la paix et de la bonne intelligence
+entre nos deux gouvernements, en m'efforçant de l'oublier.» Le chef
+du cabinet anglais comprit la leçon, et répondit par un billet
+d'excuse et de regrets[146]. Du reste, plus on allait, plus la
+situation de Bulwer devenait fausse en Espagne: il avait partie
+ouvertement liée avec l'opposition, s'agitait, intriguait, conspirait
+même avec elle; loin de voiler son intervention, il l'affichait,
+non seulement par emportement de passion, mais aussi par calcul, se
+flattant d'exercer ainsi une sorte d'intimidation. Narvaez n'en
+était ni troublé ni affaibli. Cela lui servait, au contraire, à
+soulever le patriotisme espagnol contre cette ingérence de l'étranger
+et à retenir la Reine.
+
+[Note 146: Lettre confidentielle du duc de Broglie à M. Guizot, du 5
+décembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+La campagne de la diplomatie britannique devait, peu de temps après
+la révolution de Février, aboutir à un très piteux dénouement. Poussé
+par les instructions que lord Palmerston lui enverra à l'insu des
+autres ministres, Bulwer en fera tant, il s'engagera à ce point dans
+les conspirations révolutionnaires, il se montrera si impérieux, si
+insolent envers le gouvernement de Madrid, que celui-ci, poussé à
+bout, le mettra à la porte de l'Espagne; et le cabinet anglais, se
+sentant dans son tort, subira cet affront, sans user des représailles
+auxquelles lord Palmerston tâchera vainement de l'entraîner.
+
+
+III
+
+La Grèce était, comme l'Espagne, l'un des champs de lutte où les
+diplomaties anglaise et française avaient, depuis quelques années,
+l'habitude de se rencontrer. Même du temps de l'entente cordiale,
+il avait suffi que Colettis, chef de ce qu'on appelait à Athènes
+le parti français, remplaçât au pouvoir Maurocordato, client de la
+légation britannique, pour que le ministre d'Angleterre, sir Edmund
+Lyons, digne émule de Bulwer, fît une opposition passionnée au
+nouveau cabinet, et pour que notre agent, M. Piscatory, se crût par
+contre obligé de le prendre sous sa protection[147]. L'avènement de
+lord Palmerston n'était pas pour améliorer la situation. «Je suis
+averti, écrivait M. Guizot à l'un de ses ambassadeurs, le 9 novembre
+1846, que lord Palmerston penche à se venger en Grèce de son échec
+en Espagne[148].» Non seulement Lyons ne fut plus contenu, mais il
+fut excité. M. Piscatory n'était pas d'humeur à laisser sans défense
+son ami Colettis, quand il était ainsi attaqué. Il se jeta dans
+la bataille, avec son ardeur accoutumée, et y remporta plus d'un
+avantage, non, il est vrai, sans s'exposer quelque peu à fausser son
+rôle diplomatique, en se mêlant d'aussi près aux querelles des partis.
+
+[Note 147: Sur les événements de Grèce jusqu'en 1846, voir plus haut,
+t. VI, ch. IV, § III.]
+
+[Note 148: Lettre particulière au comte de Flahault. (_Documents
+inédits._)]
+
+Pour tâcher de renverser Colettis, tous les moyens étaient bons à
+lord Palmerston et à son agent, même ceux qui menaçaient le trône
+d'Othon et l'indépendance de la Grèce. Vers la fin de janvier 1847,
+à l'occasion d'un passeport refusé à un de ses aides de camp, le roi
+de Grèce avait adressé, dans un bal, quelques paroles assez vives
+au ministre de Turquie, M. Musurus. Celui-ci, poussé par sir Edmund
+Lyons, grossit aussitôt l'incident, affecta d'y voir un affront dont
+il imputait la responsabilité à Colettis, et réclama des excuses.
+La question, portée à Constantinople, y fit l'objet de pourparlers,
+qui se prolongèrent pendant les mois de février et de mars.
+Vainement Othon et son ministre envoyèrent-ils des explications très
+acceptables et que les cours continentales, l'Autriche notamment,
+jugeaient telles; l'Angleterre excita la Porte à se montrer
+intraitable. Ce conseil fut naturellement écouté d'une puissance qui
+ne se consolait pas d'avoir vu créer, à ses dépens, l'État grec,
+et qui devait saisir toute occasion de le mettre en danger. Ainsi
+envenimée, la querelle amena une rupture des relations diplomatiques
+entre Constantinople et Athènes, et l'on pouvait se demander si elle
+ne finirait pas par une guerre.
+
+Ce n'était pas assez pour lord Palmerston. Les finances avaient
+toujours été l'un des points faibles de la Grèce. Le pays était
+pauvre et l'administration sans ordre. Les trois puissances
+protectrices, la France, l'Angleterre et la Russie, s'étaient souvent
+plaintes d'un état de choses dont elles subissaient le contre-coup,
+comme garantes de l'emprunt de 60 millions contracté au lendemain de
+l'émancipation. Colettis désirait sincèrement remédier au mal, et
+y avait travaillé, mais sans beaucoup de succès. De l'aveu de son
+ami, M. Guizot, l'ancien palikare n'avait «ni les habitudes ni les
+instincts de la régularité administrative». Au commencement de 1847,
+il n'était pas encore en mesure de payer complètement les intérêts
+de la dette, et se voyait réduit à demander aux puissances un
+nouveau délai; il leur offrait en échange beaucoup de promesses et
+quelques garanties. La France et la Russie étaient disposées à s'en
+contenter, tout en insistant pour de promptes et efficaces réformes.
+Mais lord Palmerston répondit en réclamant impérieusement le payement
+immédiat du premier semestre de 1847, et en dressant un véritable
+acte d'accusation contre le gouvernement grec. En même temps, avec
+cette rudesse qui est un peu dans les habitudes des Anglais quand
+ils ont affaire aux petits, il appuya ses exigences par l'envoi de
+plusieurs navires sur les côtes de l'Attique; la présence de ces
+navires, auxquels on croyait mission de saisir de force les revenus
+du trésor grec, devait jeter et jeta en effet beaucoup d'alarme et
+de trouble dans la population. Un tel conflit venant s'ajouter à
+la querelle diplomatique alors engagée avec la Turquie, n'était-ce
+pas plus qu'il n'en fallait pour rendre la situation intenable
+à Colettis, d'autant qu'il avait alors sur les bras de graves
+difficultés dans le Parlement et jusque dans le sein de son parti
+et de son ministère? Aussi Palmerston, tout joyeux, se croyait-il
+sur le point de nous battre à Athènes, comme, à ce moment même, il
+se flattait de nous avoir battus à Madrid[149]. Son imagination
+vindicative ne s'arrêtait pas à un changement de ministre; elle
+rêvait plus ou moins d'une révolution; ce n'était pas à son insu qu'à
+Londres, à Malte, à Corfou, on préparait des insurrections en Grèce,
+et que le prince Louis-Bonaparte, alors réfugié à Londres, ébauchait
+des intrigues en vue de prendre la place du roi Othon[150].
+
+[Note 149: C'était, en effet, le moment où Isabelle mettait
+violemment ses ministres _moderados_ à la porte, pour les remplacer
+par les créatures de Bulwer.--Voir la lettre de lord Palmerston à
+lord Normanby, du 2 avril 1847. (BULWER, _The Life of Palmerston_, t.
+III, p. 308.)]
+
+[Note 150: M. Guizot mentionnait ces intrigues dans une lettre
+particulière, écrite le 31 mars 1847, au marquis de Dalmatie,
+ministre de France à Berlin, et il terminait par ces mots: «Il n'y a
+pas un de ces détails dont je ne sois positivement sûr.» (_Documents
+inédits._)]
+
+Le gouvernement français vit le danger. À peine, dans les derniers
+jours de mars 1847, fut-il informé des mauvais desseins de lord
+Palmerston, que, sans perdre une minute, il les dénonça aux cabinets
+de Vienne, de Berlin, de Saint-Pétersbourg. Pour les intéresser à
+cette affaire, il fallait leur y montrer autre chose qu'une lutte
+d'influence locale entre la France et l'Angleterre. Aussi M. Guizot
+affectait-il de n'attacher aucune importance à cette face de la
+question. «Je sais trop bien, écrivait-il à son ambassadeur à
+Vienne, ce que vaut pour nous l'apparence de l'influence à Athènes,
+pour me préoccuper longtemps de ce qui nous ferait perdre cette
+influence.» Il insistait, sachant bien que cela toucherait davantage
+le cabinet autrichien, sur ce que les menées anglaises risquaient
+de provoquer en Grèce une explosion nationale et un soulèvement
+anarchique qui bouleverseraient l'Orient et, par suite, l'Europe.
+«Lord Palmerston, ajoutait-il, ne s'inquiète guère de mettre en
+branle les insurrections et les révolutions, et, quand il a sa
+passion à satisfaire, il ne voit plus du tout l'ensemble et l'avenir
+des choses. Mais, en vérité, l'Europe n'est pas obligée de s'associer
+à son emportement et à son imprévoyance. Est-ce que l'Europe ne
+fera rien, ne dira rien, pour empêcher qu'on n'ouvre sur elle cette
+nouvelle outre pleine de je ne sais quelle tempête? Est-ce que M.
+de Metternich n'avertira pas l'Europe, pour qu'elle se réunisse
+et s'entende afin de parer le coup, si cela se peut encore, ou du
+moins afin d'en arrêter les conséquences?... Nous croyons qu'avec
+un peu de prévoyance et d'action commune, le mal peut être étouffé
+dans son germe. Que le prince de Metternich _take the lead_ dans cet
+intérêt européen; nous le seconderons de notre mieux.» En même temps,
+M. Guizot écrivait à Berlin: «Je ne puis croire que, si l'Europe
+continentale se montrait unie dans son improbation, lord Palmerston
+n'hésitât pas à aller jusqu'au bout[151].»
+
+[Note 151: Lettres particulières de M. Guizot au comte de Flahault,
+en date du 30 mars 1847, et au marquis de Dalmatie, en date du 31
+mars. (_Documents inédits._) Les affaires de Grèce étaient de celles
+sur lesquelles, à cette même époque, M. de Kindworth avait mission de
+proposer une entente à M. de Metternich. (_Mémoires de Metternich_,
+t. VII, p. 389.)]
+
+Obtenir des deux cours allemandes une action prompte et énergique,
+était chose à peu près impossible. Tout indigné qu'il fût des
+menées de lord Palmerston, M. de Metternich laissa voir, au premier
+moment, une sorte de résignation fataliste à ce qu'il ne croyait pas
+pouvoir empêcher. «Il faut se borner, nous disait-il, à prendre une
+attitude et à attendre[152].» N'était-ce pas du reste, en bien des
+circonstances, le premier et le dernier mot de sa diplomatie? Quant à
+la Prusse, les représentations qu'elle était disposée à faire faire
+à Londres perdaient beaucoup de leur force en passant par la bouche
+de M. de Bunsen, de plus en plus acquis à lord Palmerston[153]. À
+Athènes, les deux envoyés d'Autriche et de Prusse, tout en témoignant
+leur sympathie à Colettis, l'engageaient, dans son intérêt, à céder
+momentanément devant l'orage. «Plus tard, lui disaient-ils, vous
+reviendrez plus fort[154].» Notre gouvernement eût certainement
+désiré un concours plus ferme; ce n'en était pas moins un résultat
+sérieux d'avoir amené les cabinets de Vienne et de Berlin à déclarer
+qu'ils jugeaient comme nous la politique britannique en Grèce, à
+adresser à Londres des observations même mal écoutées, et à agir,
+non sans efficacité, sur le gouvernement russe pour le détourner de
+suivre lord Palmerston[155].
+
+[Note 152: Lettre particulière de M. de Flahault à M. Guizot, du 5
+avril 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 153: Lettre particulière de M. Guizot à M. de Flahault, du 30
+mars 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 154: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 370.]
+
+[Note 155: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 389, 390.]
+
+Toutefois, la meilleure carte de notre jeu était Colettis lui-même.
+Celui-ci, loin de faiblir, trouvait dans le péril une occasion de
+montrer tout ce qu'il avait de ressources. Un remaniement de son
+cabinet, des élections hardiment provoquées et terminées par un
+éclatant succès, lui suffirent pour se débarrasser de ses difficultés
+intérieures, et il en sortit plus populaire que jamais dans la
+nation, plus en crédit auprès du Roi. Sagement préoccupé de mériter
+la sympathie des autres puissances continentales, il les fit en
+quelque sorte juges de sa conduite et de celle de lord Palmerston, et
+s'arrangea pour mettre celui-ci bien dans son tort, en lui faisant
+des offres assez sérieuses de garanties ou même de payement. De son
+côté, le ministre anglais, chaque jour plus violent, s'aliénait
+les autres puissances, sans parvenir à intimider la Grèce; loin
+d'ébranler le ministre qu'il détestait, il le fortifiait et le
+grandissait, en faisant de lui le représentant du sentiment national
+offensé.
+
+Au commencement de septembre 1847, lord Palmerston paraissait donc
+avoir échoué dans sa campagne, et le cabinet français se félicitait
+du succès de son client, quand arriva tout à coup d'Athènes une
+lugubre nouvelle: Colettis, tombé malade au milieu même de sa
+victoire, était mourant. Il succomba le 12 septembre, pleuré de la
+cour et du peuple. M. Guizot ressentit très vivement la douleur de
+cette perte. «La mort de Colettis, écrivait-il à M. de Barante, est
+pour moi un vrai chagrin. J'ai fait, deux fois en ma vie, de grandes
+affaires avec de vrais amis. Lord Aberdeen est à Haddo. Colettis est
+mort. La veille de sa mort, la reine de Grèce, fondant en larmes
+avec Piscatory, lui disait: «Et il y a des gens qui ne voient pas
+que c'est un grand homme qui meurt[156]!» Notre ministre ne pleurait
+pas seulement un ami personnel. Avec Colettis, le «parti français»
+à Athènes perdait ses principales chances de succès et à peu près
+tout ce qui pouvait nous le rendre intéressant. Cet homme, vraiment
+unique sur le petit théâtre où les circonstances l'avaient fait
+surgir, ne laissait derrière lui personne en état de le remplacer. M.
+Guizot devait se sentir un peu dans la situation d'un joueur qui se
+verrait enlever la carte sur laquelle il avait placé tout son enjeu,
+et, de la politique suivie jusqu'alors, il ne lui restait guère
+que l'embarras de se trouver engagé si avant dans l'inextricable
+imbroglio des affaires intérieures de la Grèce.
+
+[Note 156: Lettre du 28 septembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+Par contre, lord Palmerston croyait, grâce à cet accident, tenir
+enfin sa revanche. Il la voulait très complète. Vainement le
+gouvernement bavarois proposait-il une sorte de désarmement
+réciproque et la constitution à Athènes d'un ministère de coalition
+où tous les partis seraient représentés; vainement la France se
+montrait-elle disposée à entrer dans cette voie et offrait-elle de
+rappeler M. Piscatory si l'on faisait de même pour sir Edmund Lyons:
+lord Palmerston repoussait toutes ces ouvertures; il lui fallait
+un cabinet présidé par Maurocordato, le chef du parti anglais, et
+le premier acte de ce cabinet devait être de dissoudre la Chambre
+qui venait d'être élue et qui n'avait pas encore siégé. La Grèce et
+son roi, blessés de cette arrogance impérieuse, refusèrent de s'y
+soumettre et maintinrent le pouvoir aux mains des amis de Colettis.
+Lord Palmerston, exaspéré, voulut alors renverser de vive force ceux
+qui osaient lui résister. Dans ses conversations, il ne se gênait
+pas pour annoncer la chute prochaine d'Othon[157]. Mais, cette fois
+encore, sa passion fut trompée. Tel avait été le prestige de Colettis
+que, mort, il protégeait encore ceux qui suivaient sa politique et se
+recommandaient de son nom. Le cabinet, appuyé par le Roi et par la
+grande majorité de la nation, parvint à réprimer les insurrections
+fomentées ou en tout cas favorisées par la diplomatie anglaise, mit
+fin au conflit diplomatique avec la Porte, et, lorsque la session se
+rouvrit, il put se faire honneur de la pacification relative du pays.
+
+[Note 157: De Londres, le duc de Broglie écrivait, le 2 novembre
+1847, à M. Guizot: «Lord Palmerston a dit à M. de Bunsen que le
+roi Othon serait bientôt détrôné, qu'une révolution se préparait.»
+(_Documents inédits._)]
+
+Le gouvernement français aidait le ministère grec à se défendre, mais
+avec réserve, «sans l'épouser», comme il avait fait de Colettis.
+Il cherchait visiblement à se dégager peu à peu des affaires
+helléniques. M. Piscatory, qui comprenait la nécessité de cette
+semi-retraite, mais qui éprouvait quelque embarras à l'effectuer
+lui-même, était le premier à désirer son rappel. Aussi fut-il
+heureux, au commencement de décembre 1847, de se voir nommer à
+l'ambassade de Madrid[158]. La gestion de la légation d'Athènes
+resta aux mains du premier secrétaire, M. Thouvenel. Ce dernier
+était précisément de ceux qui avaient regretté que la politique
+française se compromît autant au service de ses clients de Grèce.
+Réduit au rôle de spectateur par l'activité débordante de son chef,
+M. Piscatory, il avait été, par cela même, d'autant plus porté à
+la critique. Sans nier les qualités rares de Colettis, son esprit,
+son adresse, son courage, il le trouvait un peu chimérique, homme
+d'expédient plus que de solution, capable de faire gagner du temps,
+non de créer un gouvernement vraiment régulier. «Sur bien des
+points, disait-il, les Anglais voient trop noir; de notre côté, nous
+voyons trop blanc; en fondant les deux couleurs, nous arriverions
+à une nuance grise qui serait plus vraie et plus juste.» De même,
+tout en reconnaissant les mérites de M. Piscatory, en admirant
+l'énergie avec laquelle «il forçait le succès», en proclamant qu'il
+avait habilement et complètement «battu» sir Edmund Lyons, il lui
+reprochait d'avoir «trop mis au jeu» dans les affaires grecques, et
+d'y avoir apporté une trop grande «excitation personnelle». À son
+avis, la lutte d'influence, si vivement engagée avec l'Angleterre,
+était dangereuse pour un pays aussi frêle que la Grèce, et la France
+n'en pouvait recueillir des avantages proportionnés aux efforts
+faits et aux responsabilités assumées. Athènes lui paraissait être
+devenue «un terrain d'une importance exagérée et factice», et,
+dans ce qui s'y passait, il ne voyait guère qu'une «tragi-comédie»
+assez pitoyable, où il nous était fâcheux d'avoir le premier rôle.
+En 1846 et 1847, le jeune secrétaire avait exprimé plus ou moins
+librement ces idées, dans les lettres qu'il écrivait à ses amis et
+même dans sa correspondance avec le directeur politique du ministère
+des affaires étrangères, M. Désages[159], qui était déjà un peu en
+méfiance des entraînements philhelléniques de M. Piscatory[160]. On
+conçoit qu'avec de telles opinions, M. Thouvenel fût bien préparé
+à suivre la politique qui s'imposait, après la mort de Colettis.
+Il la définissait ainsi, le 30 décembre 1847, dans une lettre à
+M. Désages: «L'oeuvre que M. Piscatory a tenté d'accomplir en
+Grèce lui appartenait en propre, et je ne conseille à personne de
+la reprendre; mais ce qui nous importe, ce me semble, c'est que
+cette oeuvre ne cesse pas brusquement, c'est que notre politique
+ne fasse pas de soubresaut. Il faut qu'on ne nous accuse pas de
+faiblesse, et cependant que nous rentrions dans une voie normale.
+Nous devons désirer que notre bruit ne soit pas plus fort que notre
+action réelle, et que nos embarras ne dépassent pas notre profit...
+Je pense que six ou huit mois d'un régime plus doux, tel que je
+le conçois, suffiront pour donner à notre situation un caractère
+moins tranché, mais toujours très amical pour le Roi et pour le
+pays, toujours fermes, sauf des irritations personnelles de moins
+vis-à-vis de la légation anglaise. En un mot, je tâcherai de faire
+en sorte que le successeur de M. Piscatory ne vienne pas à Athènes
+pour prendre à son compte tous les actes et toutes les fautes d'un
+parti et du gouvernement grec, mais simplement pour être le chef
+d'une légation bienveillante[161].» Ce programme était conforme à la
+pensée du cabinet de Paris, et M. Désages répondait, le 11 février
+1848, à M. Thouvenel: «Nous n'avons, pour le présent, autre chose
+à vous demander que ce que vous faites. Continuer _modérément_ M.
+Piscatory, prendre à l'égard de ce qu'on appelle le parti français,
+parti actuellement sans tête depuis la mort de Colettis, le rôle
+de conciliateur plutôt que celui de directeur; se maintenir dans
+les meilleurs rapports avec le Roi et la Reine, les conseiller dans
+le sens vrai de leur intérêt et de leur dignité, et, sauf le cas
+de péril sérieux, se tenir plutôt derrière que devant eux; voilà,
+en gros, ce que vous faites et ce que vous avez de mieux à faire.»
+Quel eût été le résultat de cette politique? Eût-elle pu maintenir
+ce qu'il y avait de légitime et d'essentiel dans notre influence,
+tout en diminuant nos compromissions? C'est une question à laquelle
+la révolution de Février n'a pas permis d'avoir la seule réponse
+vraiment décisive, celle des faits.
+
+[Note 158: Voir plus haut, p. 132.]
+
+[Note 159: _Passim_ dans _La Grèce du roi Othon, Correspondance de M.
+Thouvenel avec sa famille et ses amis_, publiée par L. THOUVENEL.]
+
+[Note 160: Lettre de M. Désages à M. de Jarnac, 30 juillet 1847.
+(_Documents inédits._)]
+
+[Note 161: _La Grèce du roi Othon_, etc., p. 160, 161.]
+
+
+IV
+
+Lord Palmerston ne se bornait pas à aviver et à envenimer la lutte
+sur les théâtres où l'Angleterre et la France étaient déjà avant
+lui en état de rivalité. Dans toutes les questions, il cherchait
+l'occasion d'user envers nous d'un de ces mauvais procédés, de nous
+jouer un de ces mauvais tours auxquels notre diplomatie avait fini
+par être si bien habituée qu'elle les appelait, de son nom, des
+«palmerstonades»[162].
+
+[Note 162: Le mot se trouve, par exemple, dans une lettre de M.
+Thouvenel au prince Albert de Broglie, 19 janvier 1848. (_La Grèce du
+roi Othon_, etc., p. 164.)]
+
+Le Portugal n'était pas moins troublé que l'Espagne. Des mesures
+réactionnaires, prises en 1846 par la reine Dona Maria, avaient
+provoqué une insurrection «libérale», devenue bientôt une véritable
+guerre civile. Les Miguelistes en avaient profité pour reprendre les
+armes. En Angleterre, on ne voyait pas sans préoccupation l'état
+fâcheux d'un pays qu'on considérait comme une sorte de client. De
+plus, la reine Victoria s'intéressait particulièrement au sort de
+Dona Maria, qui avait épousé un cousin germain du prince Albert; elle
+désirait qu'on vînt à son secours et pesait dans ce sens sur lord
+Palmerston, dont les sympathies naturelles fussent allées plutôt
+aux révolutionnaires. La France, au contraire, était peu attentive
+à ce qui se passait en Portugal, et ne songeait aucunement à y
+rivaliser avec l'influence anglaise; c'était sans fondement et par
+un pur effet de sa manie soupçonneuse, que lord Palmerston croyait
+voir, derrière la politique rétrograde de Dona Maria, les conseils
+de Louis-Philippe. Cependant, la persistance et les progrès de
+l'insurrection avaient fini par éveiller la sollicitude de notre
+gouvernement: celui-ci craignait le contre-coup qui pouvait se
+produire à Madrid, d'autant que les Esparteristes proclamaient très
+haut leur espoir de «faire rentrer la révolution en Espagne par le
+Portugal». C'était pour nous une raison de nous intéresser à la
+pacification de ce dernier pays.
+
+Telles étaient les dispositions du cabinet de Paris quand, au
+commencement de 1847, Dona Maria, se fondant sur le traité un peu
+oublié de la «Quadruple alliance», réclama le secours de l'Espagne.
+On sait que par ce traité, signé le 22 avril 1834, les deux reines
+constitutionnelles de la Péninsule avaient établi entre elles une
+sorte d'assurance mutuelle contre les Miguelistes et les Carlistes,
+et que, de plus, l'Angleterre et la France avaient promis de les
+aider, au besoin par les armes, contre ces adversaires[163].
+L'évocation d'un acte diplomatique où il avait été partie parut à
+notre gouvernement une occasion de dire son mot dans l'affaire: il
+s'autorisa, à son tour, du traité de 1834, pour offrir aux cabinets
+de Londres et de Madrid de délibérer en commun sur les mesures à
+prendre, et d'examiner s'il n'y aurait pas lieu de se porter ensemble
+médiateurs entre les belligérants. Que la France se mêlât des
+affaires du Portugal, et qu'au lendemain des mariages espagnols, elle
+parût, dans une démarche publique, être l'alliée de l'Angleterre,
+c'est ce que l'animosité et la rancune de lord Palmerston ne
+pouvaient admettre. Aussi, pour nous éconduire, s'empressa-t-il de
+déclarer que le traité de la Quadruple alliance n'existait plus, et
+qu'en tout cas il ne pouvait s'appliquer à la circonstance présente.
+«Pas d'action commune avec la France, quand on peut l'éviter»,
+écrivait-il à ce propos, le 17 février 1847, à lord Normanby[164].
+
+[Note 163: Voir plus haut, t. II, ch. XIV, § V.]
+
+Toutefois, le secrétaire d'État ne pouvait justifier son refus et
+se défendre contre de nouvelles insistances de notre part, qu'en
+accomplissant à lui seul la besogne pour laquelle il repoussait notre
+concours, et en trouvant, en dehors de nous, quelque autre moyen de
+pacification. Il l'essaya. On le vit successivement négocier avec
+l'Espagne et le Portugal, pour substituer une triple alliance à la
+quadruple dont il ne voulait plus, puis offrir la médiation de
+l'Angleterre seule. Tout échoua. La situation du Portugal devenait
+de plus en plus critique. Lord Palmerston sentait qu'autour de
+lui, à la cour de Windsor, dans le public anglais, et jusque chez
+ses collègues du cabinet, on s'en prenait à lui de la prolongation
+et de l'aggravation de cette crise. Embarrassé de son impuissance
+et de sa responsabilité, il sentit la nécessité de revenir sur le
+refus hautain qu'il nous avait d'abord opposé. C'était sans doute
+une reculade mortifiante, mais force lui fut de s'exécuter. La
+Quadruple alliance fut donc momentanément ressuscitée, et, en mai
+1847, des arrangements furent conclus entre les quatre cours, en vue
+d'une sorte de médiation armée à exercer entre les belligérants. La
+charge peu agréable de procéder aux mesures coercitives fut laissée
+à l'Angleterre. Celle-ci s'en acquitta aussitôt d'une main si peu
+légère qu'elle se fit beaucoup d'ennemis en Portugal et y affaiblit
+sa situation. C'était une maladresse de plus ajoutée à toutes celles
+qu'avait déjà commises lord Palmerston en cette affaire. Quant à
+la France, une fois qu'elle se fut donné le plaisir d'imposer son
+concours au cabinet de Londres, et qu'elle eut obtenu, tant bien que
+mal, la pacification matérielle désirée par elle en vue de l'Espagne,
+elle eut soin de se dégager d'une entreprise où elle n'avait aucun
+intérêt. Dès la fin d'août 1847, notre gouvernement avertissait lord
+Palmerston qu'il regardait, en ce qui le concernait, la question
+comme close[165].
+
+[Note 164: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 290.]
+
+[Note 165: Voir la conversation du duc de Broglie et de lord
+Palmerston, rapportée dans une dépêche du duc à M. Guizot, en date du
+29 août 1847.]
+
+À peine en avait-on fini avec le Portugal, qu'un incident du
+même genre se produisait sur un tout autre théâtre. En 1845,
+pour être agréable à lord Aberdeen, M. Guizot avait consenti,
+fort à contre-coeur, à remettre la main dans les affaires de la
+Plata, et à tenter, avec l'Angleterre, une médiation armée entre
+Rosas, le dictateur de la Confédération argentine, et l'État de
+Montevideo[166]. Il n'avait pas fallu longtemps pour nous apercevoir
+que, suivant le mot de M. Désages, nous nous étions fourrés dans
+un véritable «guêpier[167]». Nous n'y restions que par fidélité
+à l'engagement pris envers l'Angleterre. Tant que lord Aberdeen
+avait été au _Foreign office_, l'accord avait régné à la Plata
+entre les agents des deux gouvernements. Il fallait s'attendre que
+cette situation changeât avec lord Palmerston. Celui-ci apporta
+dans cette affaire sa méfiance accoutumée à l'égard de la France;
+il s'imaginait, on ne sait vraiment pourquoi, que nous songions
+à profiter de ce qu'il y avait un certain nombre de Français à
+Montevideo, pour nous emparer de cette ville; et l'important lui
+paraissait être moins de faire réussir l'action commune que de nous
+empêcher «de jouer le jeu d'Alger sur la rivière de la Plata[168]».
+En 1847, le plénipotentiaire anglais dans ces régions était lord
+Howden; s'inspirant évidemment des méfiances de son chef, il se
+trouva bientôt en désaccord avec son collègue français, M. Walewski,
+sur la façon de traiter Montevideo; au lieu d'en référer à son
+gouvernement et de laisser, en attendant, les choses dans l'état,
+il prit sur lui de mettre brusquement fin à l'action concertée:
+il signifia à notre représentant que l'Angleterre se retirait de
+l'intervention, leva le blocus et abandonna Montevideo au sort
+que lui ferait subir Rosas. Un tel procédé était inouï dans une
+entreprise faite en commun.
+
+[Note 166: Voir plus haut, t. VI, ch. I, § II.]
+
+[Note 167: Lettre de M. Désages à M. de Jarnac, du 29 août 1846.
+(_Documents inédits._)]
+
+[Note 168: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 273.]
+
+À peine notre gouvernement fut-il informé, en septembre 1847, de la
+conduite de lord Howden, qu'il chargea le duc de Broglie de s'en
+plaindre au cabinet anglais. Le premier ministre, lord John Russell,
+que notre ambassadeur vit, à la place du chef du _Foreign office_,
+momentanément absent de Londres, convint des torts de lord Howden
+et promit d'en écrire aussitôt à lord Palmerston. Mais ce dernier,
+qui reconnaissait sinon ses instructions, au moins son esprit, dans
+l'acte de son plénipotentiaire, l'avait aussitôt pris à son compte;
+sans consulter ses collègues, il avait envoyé à Paris une dépêche
+où il approuvait lord Howden et déclarait terminée l'action commune
+à la Plata. Cette fois encore, la passion l'avait entraîné trop
+loin; il allait être obligé de reculer. Lord John Russell, lié par
+ses premières déclarations, relancé par l'ambassadeur de France,
+se décida à user de son autorité de premier ministre et à adresser
+de sérieuses représentations à son collègue. Palmerston dut céder.
+Renonçant à maintenir les déclarations de sa dépêche, il reconnut que
+l'action commune n'était pas terminée, et que les deux gouvernements
+avaient à délibérer sur les suites à donner à l'affaire, absolument
+comme s'il ne s'était manifesté aucun dissentiment entre leurs
+agents; sans convenir expressément des torts de lord Howden, il ne
+contredit pas au jugement sévère que nous en portions. Sur ce point
+encore, comme naguère en Portugal, il avait été obligé, suivant
+l'expression du duc de Broglie, «d'avaler la pilule». Tout cela se
+passait vers la fin de septembre et le commencement d'octobre 1847.
+Les pourparlers pour la rédaction des instructions communes à envoyer
+aux plénipotentiaires français et anglais, se prolongèrent pendant
+plusieurs semaines et n'aboutirent que dans les premiers jours de
+décembre. D'ailleurs, le gouvernement français, satisfait d'avoir
+empêché qu'on ne lui faussât peu honnêtement compagnie, ne cherchait
+aucunement à prolonger l'intervention. Bien au contraire, il estimait
+que les deux cabinets devaient chercher ensemble un moyen décent de
+sortir le plus tôt possible de cette ennuyeuse affaire[169].
+
+[Note 169: Sur ces négociations, j'ai consulté la correspondance
+confidentielle échangée entre M. Guizot et le duc de Broglie.
+(_Documents inédits._)]
+
+On le voit, sur ces divers théâtres, la rancune de lord Palmerston
+avait été gênante, mais, en fin de compte, assez impuissante. En
+Espagne, l'influence française, un moment compromise, avait bientôt
+repris le dessus, et c'était, au contraire, l'influence anglaise
+qui se trouvait absolument discréditée. En Grèce, il avait fallu
+l'accident de la mort de Colettis pour ébranler notre prépotence, et
+encore le cabinet de Londres était-il loin de recueillir de cette
+mort les avantages qu'il en avait espérés. En Portugal, sur la Plata,
+après avoir tenté d'agir en dehors de nous, lord Palmerston devait
+reconnaître assez piteusement qu'il n'en avait ni le moyen ni le
+droit. Tant d'échecs ne laissaient pas que d'être fort mortifiants
+pour ce ministre, et son prestige outre-Manche en était atteint. De
+Londres, le duc de Broglie écrivait à son fils: «On commence ici
+à trouver que le mal n'a pas trop bonne mine quand il ne réussit
+pas[170].»
+
+[Note 170: Lettre du 22 octobre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+LA FRANCE ET LES AGITATIONS EN EUROPE.
+
+(1847-1848.)
+
+ I. Les agitations en Europe, au commencement de 1847. C'est
+ pour le gouvernement français l'occasion d'un grand rôle.
+ Comment il est amené à se rapprocher de l'Autriche et à lui
+ proposer une entente. Rapports directs entre M. Guizot et M.
+ de Metternich. Cette évolution convenait-elle à la situation
+ faite à la France?--II. Fermentation libérale en Allemagne.
+ État d'esprit complexe et troublé de Frédéric-Guillaume IV.
+ Ses rapports avec M. de Metternich. Il convoque une diète des
+ États du royaume. Impulsion ainsi donnée au mouvement libéral
+ et unitaire en Allemagne. M. Guizot comprend le danger qui en
+ résulte pour la France. Il provoque sur ce point une entente
+ avec l'Autriche. Ombrages de la presse allemande. Le public
+ français moins clairvoyant que son gouvernement.--III. Les
+ menées des radicaux en Suisse. Lucerne appelle les Jésuites.
+ Attaque des corps francs contre Lucerne. Le gouvernement
+ français se refuse aux démarches comminatoires demandées par le
+ cabinet de Vienne. Constitution du Sonderbund. Le gouvernement
+ français persiste à repousser les mesures pouvant conduire à
+ une intervention armée. Conseils qu'il fait donner à la Suisse.
+ Les radicaux finissent par conquérir la majorité dans la diète
+ fédérale.--IV. Violents desseins des radicaux suisses. La France
+ écarte une fois de plus les propositions de l'Autriche. Elle
+ essaye, sans succès, d'amener l'Angleterre à tenir le même
+ langage qu'elle à Berne. La diète décrète l'exécution fédérale
+ contre le Sonderbund.--V. L'Europe va-t-elle laisser faire
+ les radicaux? En réponse à une ouverture venue de Londres, M.
+ Guizot propose aux puissances d'offrir leur médiation, et leur
+ soumet un projet de note. Lord Palmerston, après avoir fait
+ attendre sa réponse, rédige un contre-projet. Le gouvernement
+ français consent à le prendre en considération. Il obtient de
+ lord Palmerston certaines modifications de rédaction et fait
+ adopter ce contre-projet amendé par les représentants des
+ puissances continentales. Pendant ce temps, le Sonderbund est
+ complètement vaincu par l'armée fédérale. La diplomatie anglaise
+ a pressé sous main les radicaux d'agir. Lord Palmerston estime
+ qu'il n'y a plus lieu de remettre la note. Triomphe insolent
+ des radicaux. La France n'a pas fait jusqu'alors une brillante
+ campagne.--VI. Les puissances continentales, désireuses de
+ prendre leur revanche en Suisse, attendent l'initiative de la
+ France. M. Guizot comprend l'importance du rôle qui lui est
+ ainsi offert. Il est résolu à le remplir, malgré les hésitations
+ qui se manifestent autour de lui. Il renonce à la conférence et
+ la remplace par une note concertée et une entente générale avec
+ les cours continentales. Le comte Colloredo et le général de
+ Radowitz sont envoyés en mission à Paris. Leur accord avec M.
+ Guizot. Isolement de l'Angleterre. La note est remise à la diète
+ suisse, et l'on se réserve de décider ultérieurement les autres
+ mesures à prendre. En février 1848, la direction de l'action
+ européenne en Suisse est aux mains de la France.--VII. L'Italie,
+ qui paraissait sommeiller depuis 1832, commence à se réveiller
+ avec les écrits de Gioberti, Balbo et d'Azeglio. Élection de
+ Pie IX. L'amnistie. Effet produit à Rome et dans toute la
+ Péninsule. Dangers résultant de l'inexpérience du Pape et de
+ l'excitation de la population. Premières réformes accomplies
+ à Rome. Leur contre-coup en Italie. Le mouvement en Toscane.
+ Charles-Albert, son passé, ses sentiments, son caractère. Son
+ impression à la nouvelle des premières mesures de Pie IX.--VIII.
+ Politique du cabinet français en face du mouvement italien. Il
+ veut empêcher à la fois que ce mouvement ne s'arrête devant la
+ résistance réactionnaire et qu'il ne dégénère sous la pression
+ révolutionnaire. Ses conseils au gouvernement pontifical. Il
+ cherche à constituer en Italie un parti modéré. Il met en garde
+ les Italiens contre le danger d'un bouleversement territorial et
+ d'une attaque contre l'Autriche. La France et l'Autriche dans
+ la question italienne. Dans quelle mesure et sur quel terrain
+ elles pouvaient se rapprocher. M. Guizot expose à la tribune
+ sa politique.--IX. Occupation de Ferrare par les Autrichiens.
+ Effet produit à Rome et dans le reste de la Péninsule. Embarras
+ qui en résulte pour la politique du gouvernement français.
+ Ses conseils à Vienne et à Rome. Il est assez bien écouté à
+ Vienne. En Italie, au contraire, les esprits se montent contre
+ lui. Comment M. Guizot répond à cette ingratitude. Contre-coup
+ sur l'opinion en France. M. Guizot et le prince de Joinville.
+ Arrangement de l'affaire de Ferrare.--X. Lord Palmerston
+ excite les Italiens contre la France. Au fond, cependant, il
+ ne veut pas faire plus que nous contre l'Autriche. Mission de
+ lord Minto.--XI. L'excitation croissante des esprits n'est pas
+ favorable au mouvement sagement réformateur. Pie IX réunit la
+ Consulte d'État. Conseils du gouvernement français. Scènes
+ de désordres à Rome. Situation inquiétante de la Toscane. En
+ Piémont, Charles-Albert accorde des réformes, mais s'effraye
+ de l'agitation qu'elles provoquent. M. de Metternich voit les
+ choses très en noir et se tourne de plus en plus vers la France.
+ Le cabinet de Paris se prépare à intervenir.--XII. L'agitation
+ dans le royaume des Deux-Siciles. Ferdinand II accorde une
+ constitution. Le roi de Sardaigne et le grand-duc de Toscane
+ obligés de suivre son exemple. Embarras du Pape. Sages conseils
+ de notre diplomatie. Action contraire de la diplomatie anglaise.
+ La Prusse et la Russie prennent une attitude menaçante envers
+ l'Italie. L'Autriche se plaint de lord Palmerston et se loue de
+ M. Guizot. Position de la France dans les affaires italiennes
+ au moment où la révolution de Février vient tout bouleverser.
+ Conclusion générale sur la politique étrangère de la monarchie
+ de Juillet à la veille de sa chute.
+
+
+I
+
+Les mauvais procédés de lord Palmerston à notre égard, en Grèce
+comme en Espagne, sur la Plata comme en Portugal, étaient la moindre
+part des difficultés avec lesquelles notre diplomatie se trouvait
+alors aux prises. Il en était d'autres, plus importantes et plus
+redoutables, dont le ministre anglais n'était pas l'auteur premier,
+bien qu'il s'appliquât perfidement à les aggraver. Depuis quelque
+temps, dans cette Europe naguère immobile, un vent s'était élevé
+qui agitait les peuples et ébranlait les gouvernements; était-ce
+un vent de liberté ou de révolution? L'horizon se chargeait sur
+plusieurs points de gros nuages noirs; qu'en allait-il sortir? une
+pluie fécondante ou une trombe dévastatrice? Dès le commencement
+de 1847, en Allemagne, en Suisse, et surtout en Italie à la suite
+de l'avènement de Pie IX, la fermentation était assez visible pour
+que tous en fussent frappés, ceux qui s'en réjouissaient comme ceux
+qui s'en effrayaient. Au cours de la discussion de l'adresse, M.
+Thiers, traçant, à la tribune de la Chambre, un brillant tableau
+de cette agitation universelle, la saluait avec une allégresse
+triomphante. M. de Metternich considérait naturellement ce spectacle
+avec des yeux tout autres. «Le monde est bien malade, écrivait-il
+mélancoliquement au comte Apponyi... La situation générale de
+l'Europe est fort dangereuse. L'ère dans laquelle nous vivons est
+une ère de transition, et le moment actuel porte le caractère de
+l'une des crises comme il doit nécessairement s'en présenter aux
+époques de transition. Savoir à quoi aboutit une crise n'entre pas
+dans la faculté des praticiens les plus expérimentés... Je suis
+né calme et patient, observateur sévère des forces agissantes et
+surtout des forces motrices; eh bien, plus je suis tout cela, et
+moins je me reconnais capable de me rendre compte d'un avenir que
+mon esprit ne peut pénétrer. Ce qui est clair pour moi, c'est que
+les choses subiront de grands changements[171].» M. de Viel-Castel,
+que sa situation au ministère des affaires étrangères mettait à même
+d'être exactement informé et que sa sagesse d'esprit préservait
+des exagérations, notait, sur son journal intime, en février 1847:
+«L'aspect de l'Europe est grave en ce moment, et nul ne peut prévoir
+ce qu'il deviendra d'ici à quelque temps; il s'en faut de beaucoup
+que la France soit la plus compromise[172].» Le baron Stockmar,
+confident du prince Albert et du roi Léopold, écrivait de Londres,
+au commencement de 1847: «Je prévois de grandes révolutions; mais
+quels en seront les résultats, je ne m'aventurerai pas à le prédire.»
+Et encore: «Je suis de plus en plus convaincu que nous sommes à la
+veille d'une grande crise politique[173].» M. Guizot disait, à la
+tribune de la Chambre des députés, le 5 mai 1847: «Depuis longtemps,
+l'Europe a vécu dans un état, à tout prendre, stationnaire; la
+politique du _statu quo_ a été, depuis 1814, la politique dominante
+dans les gouvernements européens. Un grand changement s'opère en ce
+moment, plus grand que ne le disent ceux qui en parlent le plus.» En
+somme, personne ne pouvait prévoir ce qui allait se passer en Europe;
+mais chacun pressentait qu'il s'y préparait des événements graves.
+L'édifice politique construit en 1815 semblait sur le point d'être
+renversé ou tout au moins transformé.
+
+[Note 171: Lettres du 10 mars et du 19 juin 1847. (_Mémoires de
+M. de Metternich_, t. VII, p. 330 et 333.)--Il y avait longtemps,
+d'ailleurs, que le chancelier d'Autriche avait, au sujet de cette
+année 1847, de fâcheux pressentiments. En 1840, peu après la
+signature de la convention du 15 juillet, on parlait, dans son salon,
+des préparatifs militaires de la France et des dangers que courait
+la paix. «Non, dit le prince, la paix ne sera pas troublée cette
+fois; tout cela se calmera; _mais, en 1847, tout ira au diable!_»
+Cette anecdote fut racontée dans les premiers jours de 1848, par
+la princesse de Metternich, à M. de Flahault, alors ambassadeur de
+France à Vienne. (Lettre particulière de M. de Flahault à M. Guizot,
+en date du 8 janvier 1848. _Documents inédits._)]
+
+[Note 172: _Documents inédits._]
+
+[Note 173: _Le Prince Albert, Extraits de l'ouvrage de sir Théodore
+Martin_, par M. CRAVEN, t. I, p. 212.]
+
+En face de telles éventualités, la France ne pouvait demeurer inerte
+et indifférente. Tout le monde avait les yeux sur elle, attendait
+d'elle quelque chose, aussi bien les peuples qui s'agitaient que les
+gouvernements qui se sentaient menacés. Son intérêt était double:
+elle devait seconder des mouvements réformateurs et libéraux qui
+lui créeraient en Europe une clientèle d'États constitutionnels et
+feraient obstacle à la reconstitution d'une Sainte-Alliance; mais
+elle devait aussi empêcher que ces mouvements ne dégénérassent en
+des révolutions et des guerres qui compromettraient également sa
+sécurité intérieure et sa considération extérieure. En un mot, il lui
+appartenait d'exercer une sorte d'arbitrage, de protéger l'impulsion
+réformatrice contre la réaction absolutiste, et les gouvernements
+contre la révolution. Ce rôle pouvait être profitable et glorieux. La
+monarchie de 1830 n'avait pas encore eu l'occasion de tenir en Europe
+une telle place et d'y exercer une action aussi considérable.
+
+Il était fâcheux que cette tâche s'imposât à elle au moment même où
+elle était brouillée avec l'Angleterre. Notre gouvernement, sans
+doute, s'il n'eût tenu qu'à lui, se fût volontiers concerté avec le
+cabinet de Londres, dont l'alliance lui paraissait indiquée pour
+toute politique libérale. Mais il n'y avait aucune chance d'obtenir
+le concours de lord Palmerston; bien plus, on pouvait être assuré
+que celui-ci verrait dans ces agitations européennes une occasion de
+nous susciter des embarras et des périls, en brouillant toutes les
+cartes, en poussant partout aux troubles et aux révolutions. L'oeuvre
+à accomplir en devenait beaucoup plus compliquée. Le cabinet de Paris
+vit la difficulté et, pour la surmonter, prit tout de suite une
+importante décision; il résolut de chercher du côté de l'Autriche le
+point d'appui qu'il n'avait plus l'espoir de trouver en Angleterre.
+
+De la part du gouvernement du roi Louis-Philippe, ce n'était pas une
+sorte de nouveauté soudaine, de brusque revirement. Depuis longtemps,
+il tendait à se rapprocher de la cour de Vienne, et j'ai eu souvent
+l'occasion de noter les démarches qu'il avait faites dans ce sens.
+Sans doute, au lendemain de 1830, le cabinet autrichien s'était
+montré l'antagoniste, à la fois épeuré et dédaigneux, de la France de
+Juillet, s'agitant pour reconstituer contre elle la Sainte-Alliance,
+sur tous les points contredisant ses principes et cherchant à
+contrarier sa politique, se heurtant directement en Italie à sa
+diplomatie, presque à ses armées; c'est contre l'Autriche que Casimir
+Périer, en 1832, faisait l'expédition d'Ancône; c'est à M. de
+Metternich qu'en 1833, à la suite des conférences de Münchengraetz,
+le duc de Broglie ripostait avec tant de raideur et de hauteur.
+Mais, dès 1834, le Roi, d'accord avec M. de Talleyrand, jugea le
+moment venu de se mettre en meilleurs termes avec les puissances
+continentales, notamment avec la cour de Vienne, et il entra en
+relations directes avec M. de Metternich: cette politique lui
+paraissait avantageuse à la fois pour la dynastie, qui y gagnerait
+d'être reçue dans la société des vieilles monarchies, et pour la
+France, qui, retrouvant par là le libre choix de ses alliances, ne
+serait plus à la discrétion de l'Angleterre. L'évolution était-elle
+prématurée? Le duc de Broglie le croyait, et cette divergence avec
+le souverain n'avait pas été pour peu dans sa chute. M. Thiers,
+au début de son ministère, en 1836, entra vivement dans l'idée
+de Louis-Philippe, et fit beaucoup d'avances aux cours de l'Est,
+dans l'espoir d'obtenir ainsi pour le duc d'Orléans la main d'une
+archiduchesse d'Autriche; mais, déçu sur ce point, il ne songea
+qu'à se venger et voulut jeter un défi à l'Europe réactionnaire en
+intervenant en Espagne: le Roi alors le brisa et le remplaça par M.
+Molé. Le nouveau cabinet donna à la cour de Vienne un gage éclatant
+de ses intentions amicales, en évacuant Ancône; aussi l'un des griefs
+de la coalition fut-il que M. Molé avait trahi la cause libérale
+en Europe et humilié la France devant les cours absolutistes. Dans
+la crise de 1840, l'Autriche ne suivit l'Angleterre et la Russie
+qu'à contre-coeur et parce qu'il lui paraissait impossible de s'en
+séparer; si elle était peu énergique dans ses velléités de résistance
+à lord Palmerston, elle était sans hostilité propre contre la France;
+avant la convention du 15 juillet, elle proposa plusieurs fois des
+transactions destinées à prévenir le conflit; après, elle chercha des
+accommodements qui y missent fin, et, quand le cabinet du 29 octobre
+fut au pouvoir, elle l'aida efficacement à rentrer dans le concert
+européen. De 1841 à 1846, toutes les fois que M. Guizot avait quelque
+difficulté avec l'Angleterre, il cherchait appui à Vienne; M. de
+Metternich, sans être toujours d'accord avec lui, ne lui refusait
+généralement pas cet appui, surtout s'il y entrevoyait un moyen de
+raffermir la paix générale et aussi de relâcher les liens existant
+entre les deux puissances occidentales; il ne se montrait vraiment
+maussade à notre égard que quand l'«entente cordiale» paraissait
+s'affermir.
+
+Lors donc qu'au lendemain des mariages espagnols, le cabinet français
+avait, comme nous l'avons vu, cherché appui à Vienne contre les
+premières manoeuvres hostiles de lord Palmerston[174], il n'avait
+fait que persévérer dans une politique déjà ancienne. Depuis, la
+rupture avec l'Angleterre étant devenue plus profonde encore,
+il voulut faire un pas de plus et proposa formellement à M. de
+Metternich une «entente» générale sur les questions pendantes[175].
+Pour établir avec le chancelier des rapports plus directs et plus
+intimes que ne pouvaient l'être les communications officielles, il
+se servit d'un certain Klindworth, Allemand de naissance, dont il
+n'ignorait pas les liens avec la diplomatie autrichienne[176]. Au
+commencement d'avril 1847, ce personnage se mit en route pour Vienne,
+avec mission de faire connaître à M. de Metternich les sentiments de
+M. Guizot sur la conduite à tenir en face de l'agitation soulevée
+dans diverses contrées de l'Europe, notamment en Allemagne et
+en Italie; il devait aussi parler des affaires d'Espagne et de
+Grèce[177]. M. de Metternich, flatté de recevoir ces avances,
+chercha, au moins vis-à-vis de ses propres agents, à faire croire
+que la France libérale était réduite à lui demander secours et à
+lui faire plus ou moins amende honorable[178]. Mais il ne le prit
+pas d'aussi haut dans sa réponse au ministre français: fort inquiet
+lui-même, il avait garde de décourager les ouvertures qu'on lui
+faisait. S'il se plaisait à envelopper ses déclarations de théories
+qui rappelaient un peu la Sainte-Alliance, il aboutissait en pratique
+à accepter le terrain d'accord qui lui était proposé[179]. M. Guizot
+souriait de ce qu'il appelait un «galimatias judicieux[180]»; du
+moment où il avait satisfaction sur la réalité des choses, peu lui
+importait que le chancelier s'abandonnât à sa manie prédicante
+et pontifiante: loin de s'en formaliser, il affectait, pour
+mieux gagner son nouvel allié, de prêter une oreille attentive à
+ses enseignements, et était tout prêt à lui payer en courtoisie
+admirative et déférente l'avantage de l'attirer dans l'orbite de la
+politique française.
+
+[Note 174: Voir plus haut, t. VI, chap. V, § 9, et chap. VI, §§ 1 et
+8.]
+
+[Note 175: M. de Metternich écrivait, le 19 avril 1847, au comte
+Apponyi: «Le cabinet français voudrait établir avec nous une
+_entente_. Nous n'aimons pas ce terme, fort discrédité aujourd'hui.»
+(_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 331.)]
+
+[Note 176: M. Guizot écrivait, le 31 mars 1847, au marquis de
+Dalmatie, ministre de France en Prusse: «Vous verrez, à Berlin
+un Allemand que vous connaissez sûrement, de nom au moins, M.
+Klindworth. Sachez qu'il voyage pour moi. Au fond, il appartient au
+prince de Metternich. Ce n'est pas une raison pour que je ne m'en
+serve pas.» (_Documents inédits._)]
+
+[Note 177: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 388.]
+
+[Note 178: Voir notamment les lettres de M. de Metternich au comte
+Apponyi, en date du 19 avril et du 25 mai 1847. (_Mémoires de M. de
+Metternich_, t. VII, p. 331 à 333.)]
+
+[Note 179: Lettre et dépêche du 12 et du 19 avril 1847, de M. de
+Metternich au comte Apponyi. (_Mémoires de M. de Metternich_, p. 388
+à 395.)]
+
+[Note 180: M. Guizot écrivait au duc de Broglie, le 3 décembre
+1847: «Il m'est arrivé une fois d'appeler les dépêches du prince de
+Metternich un galimatias judicieux. Convenez que sa petite lettre
+d'aujourd'hui me donne bien raison.» (_Documents inédits._)]
+
+Cette disposition de M. Guizot apparaît bien dans une lettre qu'il
+adressa à M. de Metternich, après le retour de M. Klindworth; ce que
+ce dernier lui rapportait de Vienne lui avait paru assez favorable
+pour qu'il crût le moment venu d'ouvrir une correspondance directe
+avec le chancelier; il lui écrivit donc, le 18 mai 1847, la lettre
+suivante, qui est trop caractéristique de la nouvelle politique du
+cabinet français pour qu'il n'y ait pas intérêt à la reproduire
+en entier: «Les conversations de Votre Altesse avec M. Klindworth
+ne me laissent qu'un regret, mais bien vif, c'est de ne les avoir
+pas eues moi-même. Plus j'entrevois votre esprit, plus j'éprouve
+le besoin et le désir de le voir tout entier. Et l'on ne voit tout
+qu'avec ses propres yeux. On ne s'entend vraiment que lorsqu'on se
+parle. Faute de cela, et en attendant cela, car je n'en veux pas
+désespérer, je serai heureux de vous écrire et que vous m'écriviez,
+et que nos communications, si elles restent lointaines, soient du
+moins personnelles et intimes. Ce ne sera pas assez, mais ce sera
+mieux pour les affaires. Et ce sera pour moi un grand plaisir, en
+même temps qu'un grand bien dans les affaires. Je ne connais pas de
+plus grand plaisir que l'intimité avec un grand esprit. Nous sommes
+placés à des points bien différents de l'horizon, mais nous vivons
+dans le même horizon. Au fond et au-dessus de toutes les questions,
+vous voyez la question sociale. J'en suis aussi préoccupé que vous.
+Nos sociétés modernes ne sont pas en état de décadence, mais, par
+une coïncidence qui ne s'était pas encore rencontrée dans l'histoire
+du monde, elles sont à la fois en état de développement et de
+désorganisation, pleines de vitalité et en proie à un mal qui devient
+mortel s'il dure, l'esprit d'anarchie. Avec des points de départ et
+des moyens d'action fort divers, nous luttons, vous et moi, j'ai
+l'orgueil de le croire, pour les préserver ou les guérir de ce mal.
+C'est là notre alliance. C'est par là que, sans conventions spéciales
+et apparentes, nous pouvons, partout et en toute grande occasion,
+nous entendre et nous seconder mutuellement. Ce n'est pas de tels
+ou tels rapprochements diplomatiques, fondés sur telle ou telle
+combinaison d'intérêts, c'est d'une seule et même politique pratiquée
+de concert que l'Europe a besoin. Il n'y a pas deux politiques
+d'ordre et de conservation. La France est maintenant disposée et
+propre à la politique de conservation. Elle a, pour longtemps,
+atteint son but et pris son assiette. Bien des oscillations encore,
+mais de plus en plus faibles et courtes, comme d'un pendule qui tend
+à se fixer. Point de fermentation profonde et turbulente, ni pour le
+dedans, ni pour le dehors. Il y a deux courants contraires dans notre
+France actuelle: l'un, à la surface et dans les apparences, encore
+révolutionnaire; l'autre, au fond et dans les réalités, décidément
+conservateur. Le courant du fond prévaudra. L'Europe a grand intérêt
+à nous y aider. À l'occident et au centre de l'Europe, en Espagne,
+en Italie, en Suisse, en Allemagne, c'est la question sociale qui
+fermente et domine. Il y a là des révolutions à finir ou à prévenir.
+À l'ouest de l'Europe, autour de la mer Noire et de l'Archipel,
+la question est plus politique que sociale. Il y a là des États à
+soutenir ou à contenir. Ce n'est qu'avec le concours de la France, de
+la politique conservatrice française, qu'on peut lutter efficacement
+contre l'esprit révolutionnaire et anarchique dans les pays où il
+souffle, c'est-à-dire dans l'Europe occidentale. Et dans l'Europe
+orientale, où tant de complications politiques peuvent naître,
+l'intérêt français est évidemment en harmonie avec l'intérêt européen
+et spécialement avec l'intérêt autrichien. La politique d'entente et
+d'action commune est donc, entre nous, naturelle et fondée en fait,
+et j'ai la confiance que, pratiquée avec autant de suite que peu de
+bruit, elle sera aussi efficace que naturelle. Je suis charmé de
+voir, mon prince, que vous avez aussi cette confiance, et je tiens à
+grand honneur ce que vous voulez bien penser de moi. J'espère que la
+durée et la mise en pratique de notre intimité ne feront qu'affermir
+votre confiance et votre bonne opinion. C'est la pratique qui est la
+pierre de touche de toute chose. Et certes, les questions au sujet
+desquelles notre entente sera mise à l'épreuve, ne manquent pas en ce
+moment. Vous les avez parcourues et éclairées, tout en causant avec
+M. Klindworth. Je m'en entretiens aussi avec lui presque tous les
+jours... Croyez, mon prince, au profond plaisir que me causent les
+témoignages de votre estime, et permettez-moi de vous offrir tous les
+sentiments qu'il pourra vous plaire de trouver en moi pour vous[181].»
+
+[Note 181: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 400 et 401.]
+
+La réponse de M. de Metternich, datée du 15 juin, est loin d'avoir le
+même intérêt. Après avoir témoigné «la satisfaction que lui faisait
+éprouver la confiance personnelle» de M. Guizot, le chancelier
+dogmatisait avec sa solennité accoutumée. Il se piquait cependant de
+«ne pas vivre dans des abstractions, mais dans le monde pratique»,
+et de «savoir tenir compte de la première des puissances, celle
+de la vérité dans les choses». «Le caractère véritable de notre
+temps, ajoutait-il, est celui d'une ère de transition... Le jeu
+politique ne m'a point semblé répondre aux besoins de ce temps; je
+me suis fait socialiste conservateur.» Il laissait toujours voir
+quelque préoccupation de se poser comme si c'était la France qui
+venait rejoindre l'Autriche sur son terrain; mais, en somme, il
+adhérait à toutes les idées exprimées par M. Guizot. «La France,
+disait-il, marchant dans une direction conservatrice, peut être sûre
+de se rencontrer avec l'Autriche, et cette rencontre même renferme
+un gage pour le repos général. Vous avez, Monsieur, une grande et
+noble tâche à remplir, celle de consolider le repos de la France. Le
+repos d'un grand État ne saurait être un fait isolé; pour arriver
+à sa pleine jouissance, il doit être soutenu par le repos général.
+Comptez sur ma volonté de concourir, autant que mes facultés pourront
+me le permettre, à la salutaire entreprise d'assurer ce bienfait
+à l'Europe, et veuillez être convaincu de la satisfaction que
+j'éprouverai toujours en joignant, pour un but aussi important, mes
+efforts personnels aux vôtres[182].»
+
+[Note 182: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 400 à 403.]
+
+En nouant ces relations, le désir de M. Guizot était évidemment de
+se mettre avec M. de Metternich sur le pied d'intimité amicale et
+confiante où il avait été, de 1843 à 1846, avec lord Aberdeen. Il n'y
+réussit pas pleinement. La correspondance directe devait se continuer
+entre les deux ministres français et autrichien; mais, en dépit des
+politesses réciproques[183], il y resta toujours quelque chose d'un
+peu guindé. Si l'entente était établie, elle n'avait, à vraiment
+parler, rien de «cordial».
+
+[Note 183: Dans une lettre du 7 novembre 1847, adressée par M. Guizot
+à M. de Metternich, on trouve cette phrase: «J'ai appris avec grand
+plaisir que la santé de Votre Altesse était excellente. J'en fais mon
+compliment à l'Europe.» (_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p.
+405.)]
+
+Cette évolution vers l'Autriche était un moyen de nous défendre
+contre l'hostilité de l'Angleterre, de nous garantir de l'isolement
+où lord Palmerston prétendait nous réduire. Elle avait, de plus,
+cet avantage, constamment poursuivi par notre diplomatie depuis
+1830, de rompre définitivement la coalition toujours près de se
+reformer entre les trois puissances de l'Est contre la France
+suspecte de révolution. Convenait-elle aussi bien à la situation
+que nous faisaient, au rôle que nous imposaient les agitations
+survenues en Europe? N'avait-elle pas cet inconvénient, au moment
+où la liberté fermentait dans tant de contrées, de nous ranger dans
+le camp réactionnaire? C'était, on le sait, le reproche hautement
+formulé par M. Thiers. Ce reproche eût été fondé, s'il s'était agi
+pour la France de se mettre à la remorque de l'Autriche. Mais, comme
+on le verra, M. Guizot ne l'entendait pas ainsi. Il ne voulait pas
+aller rejoindre M. de Metternich sur le terrain où, après 1830,
+le chancelier s'était placé pour nous faire échec; il voulait le
+déterminer à venir sur le terrain nouveau, intermédiaire, où il
+plaisait à la monarchie de Juillet, devenue un gouvernement établi,
+conservateur, de lui offrir une rencontre. Des deux objets de notre
+politique extérieure: combattre la révolution et aider aux réformes,
+le premier plaisait beaucoup plus à l'Autriche que le second. Mais
+nous comptions sur le besoin qu'elle avait de notre secours contre la
+révolution, pour obtenir d'elle qu'elle laissât faire les réformes.
+Que cette politique eût des difficultés, on ne saurait le nier. Il
+fallait s'attendre que l'Autriche n'eût pas toujours la résignation
+facile, et qu'elle cherchât à nous attirer dans sa ligne, à nous
+compromettre. Certains changements, notamment en Italie, devaient
+être malaisés à lui faire accepter. Mais quelle politique aurait
+été plus commode? S'il eût fallu manoeuvrer d'accord avec lord
+Palmerston, au milieu des agitations européennes, n'eussions-nous
+pas eu au moins autant de mal à ne pas nous laisser engager dans ses
+complaisances révolutionnaires?
+
+Du reste, c'était chez M. Guizot une idée arrêtée, que la France
+servait d'autant plus efficacement la liberté en Europe, qu'elle
+était plus résolument et plus manifestement conservatrice, qu'elle
+donnait aux puissances, jusque-là méfiantes et inquiètes, plus de
+gages de sa sagesse. Il exposait cette idée, le 5 mai 1847, à la
+tribune de la Chambre des députés, en réponse aux critiques de
+l'opposition. Parlant du «grand changement» qui s'opérait alors en
+Europe: «Vous y voyez, disait-il, des gouvernements nouveaux, des
+monarchies constitutionnelles qui travaillent à se fonder, une en
+Espagne, une en Grèce; vous voyez, en même temps, des gouvernements
+anciens qui travaillent à se modifier, le Pape en Italie, la Prusse
+en Allemagne. Je ne veux rien développer, je ne fais que nommer.
+Ces faits-là sont immenses. Croyez-vous que la politique que la
+France a suivie depuis 1830, la politique conservatrice, pour appeler
+les choses par leur nom, n'ait pas joué et ne joue pas un grand
+rôle dans ce qui se passe en Europe? Beaucoup d'hommes, dans les
+gouvernements et dans les peuples, ont été rassurés contre la crainte
+des révolutions; beaucoup d'hommes ont appris à croire ce qu'ils
+ne croyaient pas possible il y a quinze ans, que des gouvernements
+libres fussent en même temps des gouvernements réguliers,
+parfaitement étrangers à toute propagande révolutionnaire, à tout
+désordre révolutionnaire. L'Europe a appris à croire cela, qu'elle
+ne croyait pas. C'est une des principales causes des changements
+que vous voyez se faire aujourd'hui en Europe. Prenez garde! le
+rôle que vous avez joué depuis 1830, ne le changez pas; soyez plus
+conservateurs que jamais!»
+
+
+II
+
+Il convenait d'indiquer tout d'abord quelle était, en face de
+l'agitation régnant en Europe, la direction générale donnée à la
+diplomatie française. Reste maintenant à voir cette diplomatie à
+l'oeuvre, dans chacune des contrées où l'agitation soulevait quelque
+grave problème. Trois pays, entre tous les autres, devaient, à ce
+titre, fixer l'attention: l'Allemagne, la Suisse et l'Italie.
+
+On sait comment, après 1815, l'organisation donnée à l'Allemagne
+et la conduite suivie par les gouvernements de la Confédération
+avaient trompé les espérances libérales et les ambitions nationales
+éveillées en 1813[184]. M. de Metternich avait été l'auteur principal
+et pour ainsi dire la personnification de cette réaction absolutiste
+à laquelle lui paraissait liée la suprématie de l'Autriche en terre
+germanique. Pendant de longues années, il fut assez habile ou
+assez heureux pour se faire seconder par la puissance même qui eût
+pu trouver intérêt à arborer le drapeau contraire, par la Prusse.
+Frédéric-Guillaume III, modeste, d'esprit un peu étroit et court,
+d'autant plus désireux de repos et d'immobilité qu'il avait traversé,
+pendant sa jeunesse, de plus tragiques vicissitudes, s'était fait
+une loi de marcher toujours derrière le cabinet de Vienne. Mais
+ce prince était mort en 1840, et le caractère de son successeur,
+Frédéric-Guillaume IV, était loin de donner à M. de Metternich la
+même sécurité. Déjà plusieurs fois[185], j'ai eu l'occasion de
+noter quelques traits de cette physionomie complexe, énigmatique,
+troublée: un mélange de chimère et de pusillanimité, d'ambition et de
+scrupule, d'exaltation et d'indécision; l'horreur de la révolution,
+la répugnance pour toute nouveauté libérale, surtout si elle portait
+la marque française, le culte presque superstitieux du passé,
+l'infatuation d'un roi de droit divin, des protestations sincères
+d'attachement à l'Autriche et de déférence pour M. de Metternich; et,
+en même temps, une imagination toujours en travail, un esprit plein
+de projets, des rêves de grandes réformes, le goût de discourir et de
+donner ses émotions en spectacle, une aspiration à la popularité des
+remueurs et des meneurs d'opinion, et, dans un lointain encore un peu
+vague, à travers beaucoup d'incertitudes, la tentation du grand rôle
+qui pouvait appartenir à la Prusse dans une Allemagne transformée et
+unifiée.
+
+[Note 184: Voir plus haut, t. IV, ch. IV, § X.]
+
+[Note 185: Voir plus haut, t. IV, p. 311; t. V, p. 47; t. VI, p. 268.]
+
+Un tel esprit devait être ému de l'insistance avec laquelle l'opinion
+réclamait l'exécution des promesses constitutionnelles faites, en
+1807 et en 1815, par Frédéric-Guillaume III. Il eût bien voulu
+dégager la parole en souffrance de son père, satisfaire son peuple
+par quelque initiative généreuse, se sentir en communion avec l'âme
+allemande. Mais, en même temps, il était décidé à ne rien faire qui
+ressemblât à une constitution française, rien qui limitât le pouvoir
+absolu qu'il croyait tenir de Dieu. L'idée lui vint de résoudre la
+difficulté en développant les États provinciaux qui fonctionnaient
+en Prusse depuis 1822, et dont le caractère tout germanique lui
+plaisait. Il se mit alors à chercher comment il pourrait les
+réunir et les admettre à délibérer sur les affaires du royaume,
+sans cependant en faire des États généraux. Cette recherche dura
+plusieurs années. Par un effet singulier de la confusion qui régnait
+dans ce cerveau, au moment où il songeait à inaugurer une politique
+en réalité dirigée contre M. de Metternich, c'était de ce dernier
+qu'il tenait avant tout à prendre l'avis. Vainement le chancelier
+tâchait-il d'éviter des entretiens dont il pressentait l'inutilité,
+le Roi saisissait toutes les occasions de se «jeter à son cou» et de
+«lui ouvrir son coeur». Ainsi profita-t-il de ce que M. de Metternich
+était venu, en 1845, à Stolzenfels, saluer la reine Victoria, pour
+avoir avec lui, dans la cabine d'un bateau à vapeur, une conversation
+de plus de deux heures. Le ministre autrichien l'écouta en homme dont
+la sagesse n'était pas dupe de ces chimères. À Frédéric-Guillaume
+lui affirmant sa volonté de ne se laisser jamais imposer des «États
+généraux du royaume» et de se borner à une réunion plénière des
+États provinciaux, il répliqua: «Si Votre Majesté veut réellement
+ce qu'elle me fait l'honneur de me confier, mon intime conviction
+me presse de lui déclarer qu'elle convoquera les six cents députés
+provinciaux comme tels, et que ceux-ci se sépareront comme États
+généraux. Pour empêcher cela, la volonté de Votre Majesté ne suffit
+pas.» Et comme le Roi ajoutait qu'il agirait seulement «pour lui»,
+et que son successeur pourrait changer son oeuvre, le chancelier
+l'interrompant: «Il y a des choses, lui dît-il, qui, une fois faites,
+sont irrévocables!» Quoique ainsi contredit, le Roi n'en termina pas
+moins la conversation en prodiguant les démonstrations affectueuses
+à son interlocuteur et en «l'embrassant à l'étouffer». Quant à
+M. de Metternich, il sortit de là inquiet et triste. «La Prusse,
+écrivait-il au comte Apponyi, est dans une fort dangereuse situation.
+Le Roi veut le bien, mais il ne sait pas où il se trouve... Il fait
+tout ce qu'il faut pour arriver là où il ne veut point en venir.
+Rendre droit un pareil esprit est une entreprise impossible.» Il
+ajoutait, toujours à propos des projets de ce prince, dans une
+lettre à l'archiduc Louis: «Tout le monde se demande ce qu'un avenir
+prochain pourrait bien nous réserver, et personne n'a confiance dans
+les événements futurs[186].»
+
+[Note 186: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VI, p. 634; t. VII,
+p. 100 à 103 et 127 à 137.--Cf. aussi une conversation de M. de
+Metternich, rapportée dans une lettre particulière du comte de
+Flahault à M. Guizot, en date du 21 janvier 1847. (_Documents
+inédits._)]
+
+M. de Metternich avait raison de croire que ses conseils
+n'arrêteraient pas le roi de Prusse. Le 3 février 1847, après
+bien des tergiversations, celui-ci publia, avec grand fracas, des
+lettres patentes convoquant dans une diète générale les États
+divers,--État des princes, comtes et seigneurs, État de l'ordre
+équestre, État des villes, État des communes rurales,--qui jusque-là
+ne s'étaient réunis que sous la forme de diètes provinciales. Le
+nombre des députés dépassait six cents. Il est vrai que l'assemblée
+ne devait avoir ni périodicité, ni droit d'initiative, et que
+ses délibérations étaient purement consultatives. Le Roi, qui se
+piquait d'être orateur, inaugura, au commencement d'avril, les
+travaux de la diète par un long discours où éclataient toutes les
+contradictions de son esprit et de son oeuvre. Il y déclarait, avec
+insistance, «qu'aucune puissance sur la terre ne l'amènerait à
+changer les rapports naturels entre le souverain et son peuple en
+rapports conventionnels et constitutionnels garantis par des chartes
+et scellés par des serments»; il n'admettait pas «qu'une feuille
+écrite vînt s'interposer entre Dieu et la Prusse pour gouverner ce
+pays par ses paragraphes»; il proclamait sa volonté de maintenir
+«l'omnipotence royale» contre «les damnables désirs et l'esprit
+négatif du siècle»; et, en même temps, il donnait aux députés réunis
+l'exemple de la hardiesse, en soulevant, dans sa harangue, les
+questions les plus difficiles, les plus brûlantes, et en semblant
+les offrir lui-même à la discussion[187]. Le résultat ne se fit pas
+attendre. Dans la diète, des voix nombreuses, éloquentes, s'élevèrent
+contre les thèses royales et revendiquèrent les droits du peuple et
+de ses représentants. Les débats, qui se prolongèrent jusque vers la
+fin de juin, furent d'un véritable parlement politique: ils portèrent
+sur toutes les questions intérieures et même, malgré les ministres,
+sur les affaires étrangères. Le retentissement fut immense, non
+seulement en Prusse, mais dans l'Allemagne entière. Les espérances
+libérales, si longtemps déçues et comprimées, se donnèrent carrière.
+Chacun avait le sentiment qu'il se passait quelque chose comme un
+1789 germanique. Peu importait que Frédéric-Guillaume essayât et
+même qu'il réussît en partie, pour cette fois, à maintenir ses
+droits contre les exigences parlementaires; le seul fait de ces
+discussions donnait à l'esprit public une impulsion à laquelle on
+ne pouvait se flatter de résister longtemps. M. de Metternich, qui,
+au mois de février, dès le lendemain des lettres patentes, s'était
+écrié tristement, mais sans surprise: «_Alea jacta est_», ajoutait,
+le 6 juin, après avoir vu se dérouler toutes les conséquences
+qu'il avait prévues: «Le Roi a été entraîné où il ne voulait pas
+aller. Il ne voulait point d'_États généraux_, et il les a dans les
+_États réunis_... Il ne voulait pas subordonner aux États toute
+la législation, et elle est entre leurs mains... Six cent treize
+individus ne se laissent pas mettre sur un lit de Procuste, et, si on
+les y met, ils font sauter le lit et s'en procurent un meilleur[188].»
+
+[Note 187: Le prince Albert écrivait, à ce propos, au baron Stockmar:
+«J'ai lu aujourd'hui avec alarme le discours du roi de Prusse,
+qui, dans ma mauvaise traduction anglaise, produit une impression
+vraiment étrange. Ceux qui connaissent et qui aiment le Roi le
+retrouveront là, lui, ses vues et ses sentiments, dans chaque parole,
+et lui seront reconnaissants de la franchise avec laquelle il s'est
+exprimé; mais, si je me place au point de vue d'un public froid et
+mal disposé, je me sens trembler. Quelle confusion d'idées! et quel
+courage de la part d'un roi, que d'improviser ainsi, dans un pareil
+moment et aussi longuement, non seulement en touchant aux sujets les
+plus difficiles et les plus épineux, mais en s'y plongeant d'emblée,
+en prenant Dieu à témoin, en promettant, menaçant, protestant, etc.!»
+(_Le Prince Albert, Extraits de l'ouvrage de sir Théodore Martin_,
+par M. CRAVEN, t. I, p. 221.)]
+
+[Note 188: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 368 à 371, et
+377 à 379.]
+
+Lord Palmerston voyait avec plaisir Frédéric-Guillaume s'engager
+dans cette voie nouvelle[189]: il l'y eût volontiers poussé. Rien
+ne lui paraissait plus favorable à l'alliance anglo-prussienne
+qu'il rêvait d'édifier sur les ruines de l'entente avec la
+France[190]. À Paris, avait-on les mêmes raisons d'être satisfait?
+S'il n'avait été question, à Berlin, que d'un développement
+libéral et constitutionnel, la France n'aurait eu aucune raison
+de le voir de mauvais oeil; bien au contraire. Mais il suffisait
+d'être un peu attentif,--ce qui, à la vérité, était difficile
+au public parisien,--pour apercevoir, au fond de ce mouvement,
+l'idée de l'unité allemande, redevenue si vivace depuis 1840[191].
+On la devinait, quoique encore enveloppée de réticences et de
+scrupules, dans la pensée royale; elle inspirait évidemment les
+hommes politiques prussiens dont les conseils avaient décidé
+Frédéric-Guillaume à publier sa quasi-constitution[192]; elle
+éclatait dans les manifestations de la diète et plus encore
+peut-être dans l'émotion que ces manifestations éveillaient par
+toute l'Allemagne. Évidemment, en devenant libérale, la Prusse
+prenait la direction de l'opinion allemande, et continuait ainsi,
+dans l'ordre politique, à son profit et au détriment de l'Autriche,
+l'unification qu'elle avait commencée déjà, depuis quelque temps,
+dans l'ordre économique, par l'établissement du _Zollverein_. M. de
+Metternich ne s'y trompait pas. Le 6 juin 1847, dans une lettre au
+roi de Wurtemberg, où il exposait les dangers de l'expérience tentée
+par le roi de Prusse, il terminait par ce remarquable pronostic: «Il
+faut que, sous la pression du nouveau système, la Prusse s'efforce
+d'agrandir l'espace dans lequel elle se trouve emprisonnée; l'idée
+allemande lui en fournit les moyens tout prêts, et ces moyens, c'est
+l'idée des nationalités qui les lui offre, cette idée qui dit tout et
+qui ne dit rien, cette idée qui remplit actuellement le monde[193].»
+
+[Note 189: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 285.]
+
+[Note 190: Voir plus haut, t. VI, p. 266.]
+
+[Note 191: Sur 1840, voir plus haut, t. IV, ch. IV, § X.]
+
+[Note 192: D'après une lettre de M. de Flahault, M. de Metternich
+était «persuadé que ces vues d'agrandissement politique et
+territorial entraient pour beaucoup dans les conseils des hommes
+d'État qui s'étaient employés le plus activement à déterminer le roi
+de Prusse à publier sa constitution». (Lettre particulière de M. de
+Flahault à M. Guizot, du 5 mars 1847. _Documents inédits._)]
+
+[Note 193: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 378.]
+
+Ce n'est pas aujourd'hui qu'il est besoin de montrer de quel danger
+était, pour la France, l'unité allemande constituée sous l'hégémonie
+prussienne. En intervenant d'une façon trop directe et trop ouverte
+pour l'empêcher, la diplomatie française eût risqué d'irriter le
+sentiment national et, par suite, de précipiter le mouvement qu'il
+lui importait de contenir. Mais elle avait, dans cette circonstance,
+des alliés tout indiqués, qui pouvaient agir plus utilement et
+qu'elle devait se borner à stimuler, à seconder sous main: c'étaient
+les petits États d'outre-Rhin, intéressés à ne pas se laisser
+absorber par la Prusse; c'était aussi l'Autriche, menacée dans sa
+suprématie sur la Confédération. M. Guizot eut tout de suite une vue
+très nette de la situation, et, dès le 25 février 1847, avant même
+que la diète prussienne eut commencé ses travaux, il adressait à son
+ambassadeur à Vienne cette lettre vraiment remarquable: «Un fait
+considérable vient de s'accomplir en Allemagne. Le roi de Prusse
+a donné une constitution à ses États; ce que lord Palmerston voit
+surtout dans cet événement, c'est un triomphe de l'esprit libéral,...
+et c'est dans ce sens qu'il travaille à attirer l'événement et à
+l'exploiter. Nous n'avons certes aucun éloignement pour l'extension
+du régime constitutionnel en Europe; et nous aussi, au moins autant
+que l'Angleterre, nous pouvons la regarder comme favorable. Mais nous
+voyons, dans ce qui se passe en Prusse, deux choses: d'une part, le
+fait purement intérieur pour la Prusse, le changement apporté dans
+son mode de gouvernement au dedans; d'autre part, le fait extérieur
+et germanique, la situation nouvelle que, par suite de ce changement,
+la Prusse prend ou pourra prendre en Allemagne. Nous n'avons, quant
+au premier de ces faits, aucun rôle à jouer, aucune influence à
+exercer; le changement des institutions intérieures de la Prusse
+excite notre intérêt sans appeler notre action. Le changement de sa
+situation en Allemagne, au contraire, nous préoccupe fort, et notre
+politique y est fort engagée. Nous sommes frappés du grand parti que
+la Prusse ambitieuse pourrait désormais tirer, en Allemagne, des
+deux idées qu'elle tend évidemment à s'approprier, l'unité germanique
+et l'esprit libéral. Elle pourrait, à l'aide de ces deux leviers,
+saper peu à peu l'indépendance des États allemands secondaires, et
+les attirer, les entraîner, les enchaîner à sa suite, de manière à
+altérer profondément l'ordre germanique actuel et, par suite, l'ordre
+européen. Or, l'indépendance, l'existence tranquille et forte des
+États secondaires de l'Allemagne nous importent infiniment, et nous
+ne pouvons entrevoir la chance qu'ils soient compromis ou seulement
+affaiblis au profit d'une puissance unique, sans tenir grand
+compte de cette chance et la faire entrer pour beaucoup dans notre
+politique. Il y a donc pour nous, dans ce qui se passe en Prusse,
+tout autre chose que ce que paraît y voir lord Palmerston, et nous
+y regarderons de très près. Qu'en pense le prince de Metternich?
+Quelle conduite l'Autriche tiendra-t-elle en cette circonstance? Nous
+aurions grand intérêt à le savoir[194].»
+
+[Note 194: _Documents inédits._]
+
+M. de Metternich, auquel lecture fut donnée de la lettre de M.
+Guizot, répondit dans la même forme, le 18 mars 1847, par une lettre
+à son ambassadeur à Paris. Il commença tout d'abord par affirmer son
+accord de vues avec le gouvernement français. «M. Guizot, écrit-il,
+fixe des regards inquiets sur ce qui se passe aujourd'hui en Prusse.
+Il ne peut mettre en doute que, entre son impression et la mienne,
+il ne saurait guère y avoir de différence.» Le chancelier reconnaît
+que «la situation pourrait évoquer des dangers à l'égard desquels
+la France et l'Autriche se rencontreraient dans leurs intérêts, et
+qui, loin de concerner seulement ces deux puissances, toucheraient
+plus particulièrement les États allemands de second ordre et ceux
+d'un ordre inférieur». Le moyen d'écarter ces dangers lui paraît
+être de soutenir, de renforcer le principe de la fédération et de
+l'opposer aux ambitions centralisatrices. «Le salut, dit-il, est dans
+l'union de tous contre un, dans la voie légale qu'offre le système
+fédéral.» Il promet, quant à lui, de se placer sur ce terrain, d'y
+appeler ses confédérés, et demande à la France de lui donner, pour
+cette oeuvre, son «appui moral». Toutefois, faisant remarquer que
+le premier rôle doit être laissé aux États allemands, il recommande
+au cabinet de Paris une grande réserve; il insiste sur ce que ce
+cabinet, en se donnant trop de mouvement, risquerait de «provoquer
+le mal» qu'il veut empêcher. «Un esprit éclairé comme l'est celui
+de M. Guizot, dit-il en terminant, ne saurait se tromper sur ce que
+nous regardons comme utile ou dangereux. Veuillez porter cette lettre
+à la connaissance de M. Guizot. Il me trouvera constamment disposé
+à l'échange le plus franc de mes impressions et de mes idées avec
+les siennes, et il n'y a pas aujourd'hui de sujet plus grave que le
+prochain avenir de la Prusse et le contre-coup que, en mal ou en
+bien, le développement des événements devra porter sur les autres
+États allemands[195].»
+
+[Note 195: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 371 à 376.]
+
+L'observation du chancelier sur la réserve commandée à la France
+était fondée. Pour le moment, d'ailleurs, le danger qui nous
+préoccupait n'avait pas pris corps; le roi de Prusse paraissait
+même plus embarrassé du mouvement suscité par lui en Allemagne que
+décidé à en profiter. Il y avait donc pour nous plutôt à regarder,
+à nous tenir prêts, qu'à agir. Notre vigilance, du moins, ne se
+ralentit pas. Quand, au commencement d'avril 1847, M. Guizot envoya
+M. Klindworth en Autriche pour proposer une entente générale[196],
+la première question dont il le chargea d'entretenir M. de
+Metternich fut la situation de la Prusse et de l'Allemagne. Cette
+communication mit de nouveau en lumière l'accord d'intérêts et de
+vues existant sur ce point entre les cabinets de Paris et de Vienne.
+«M. Guizot pense comme moi, écrivit à ce propos M. de Metternich,
+que le seul contrepoids possible contre les écarts auxquels a donné
+lieu l'entreprise de Sa Majesté Prussienne, devra être cherché
+dans le principe fédéral. Aussi est-ce vers ce but que tendent et
+que ne cesseront d'être dirigés nos efforts. Le développement
+des événements servira de guide à notre marche ultérieure[197].»
+Le gouvernement français ne se contentait pas d'être ainsi en
+communication avec le cabinet autrichien, il veillait à ce que les
+États secondaires d'Allemagne, ceux surtout qui avaient un régime
+constitutionnel plus ou moins analogue au nôtre, fussent aussi sur
+leurs gardes, et il les assurait de son appui discret, mais ferme,
+contre toute tentative d'absorption.
+
+[Note 196: Voir plus haut, p. 155.]
+
+[Note 197: Lettre au comte Apponyi, en date du 12 avril 1847.
+(_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 389.)]
+
+La diplomatie prussienne eut vent de nos démarches, particulièrement
+de nos ouvertures à l'Autriche, et, dans ses dépêches, le comte
+d'Arnim, ministre de Prusse à Paris, ne manqua pas d'en informer son
+gouvernement[198]. La presse allemande était aussi sur le qui-vive,
+singulièrement prompte à prendre feu dès que nous faisions mine de
+nous occuper des affaires germaniques. En novembre 1847, le _Journal
+des Débats_ ayant dit que la Prusse n'était pas, ne pouvait pas être
+toute l'Allemagne, et ayant ajouté que celle-ci était une fédération
+d'États, non un État fédératif, les feuilles d'outre-Rhin répondirent
+en revendiquant hautement le droit du peuple allemand à constituer
+son unité. Le _Journal des Débats_ répliqua en rappelant les traités
+de 1814 et en insistant sur l'indépendance des petits États. Pour
+empêcher qu'on n'évoquât le vieux spectre de l'ambition française,
+il déclara que personne ne songeait plus à revendiquer la frontière
+du Rhin, et répudia, au nom de son gouvernement, toute prétention de
+s'immiscer, à titre de protecteur, dans les affaires germaniques. «Ce
+que nous souhaitons, ajouta-t-il, en donnant aux États secondaires
+de l'Allemagne des témoignages constants d'une vieille sympathie, ce
+n'est point de les obliger à venir prendre chez nous un mot d'ordre
+et une consigne, c'est de les encourager à maintenir chez eux l'ordre
+politique qui s'y est développé dans des formes analogues aux nôtres,
+à préserver les établissements parlementaires qu'ils doivent, comme
+nous, au mouvement constitutionnel de 1815. Ce que nous souhaitons
+par-dessus tout, c'est que les puissants confédérés qu'ils ont à
+Francfort ne gênent pas plus leur liberté que ne la gênera jamais
+cette sincère et discrète amitié qu'ils trouvent auprès de nous, et
+dont on ne réussira plus à leur faire un épouvantail.»
+
+[Note 198: Dépêches mentionnées par HILLEBRAND, _Geschichte
+Frankreichs_, 1830-1848, t. II, p. 649, 650.]
+
+En France, le public, distrait par d'autres questions plus bruyantes,
+s'occupait très peu de ces affaires allemandes; il les connaissait
+mal et n'en saisissait pas l'importance. La presse de gauche
+venait-elle par hasard à en parler, c'était pour s'indigner de ce que
+le gouvernement se rapprochait de l'Autriche absolutiste, au lieu de
+tendre la main à la Prusse en voie de transformation libérale; et
+elle montrait là une preuve nouvelle de la conspiration réactionnaire
+dont elle accusait Louis-Philippe et M. Guizot. Vue bien courte et
+bien fausse! Elle ne se rendait pas compte que le danger contre
+lequel la diplomatie française devait se tenir en garde au centre de
+l'Europe, avait changé de place depuis le seizième et le dix-septième
+siècle; qu'il venait, non plus de l'Autriche, maintenant déchue, mais
+de la Prusse, dont tout révélait la rapide et menaçante croissance.
+Or, de même que Richelieu avait accepté contre la prépotence de
+la maison de Habsbourg tous les alliés qui s'offraient, sans
+s'effaroucher qu'ils fussent protestants, de même, contre l'ambition
+des successeurs de Frédéric II, M. Guizot pouvait, sans scrupule,
+faire appel au concours d'une puissance qui n'avait pas encore
+introduit chez elle le régime parlementaire. Aujourd'hui, d'ailleurs,
+après les événements de 1866 et de 1870, personne n'hésite à donner
+absolument raison au gouvernement du roi Louis-Philippe. On lui sait
+gré de n'avoir pas attendu la leçon de ces événements pour comprendre
+où était l'intérêt de la France, et l'on ne peut s'empêcher de
+songer, non sans d'amers regrets, aux malheurs qui eussent été
+évités, si, parmi les gouvernements venus après lui, tous avaient eu
+la même clairvoyance et donné la même direction à leur politique.
+
+
+III
+
+En Allemagne, le danger qui préoccupait justement M. Guizot n'était
+qu'à l'état de menace plus ou moins lointaine. En Suisse, la crise
+était flagrante et exigeait des décisions immédiates. Bien que le
+théâtre fût petit, le drame qui s'y déroulait était un de ceux qui,
+en 1847, occupaient le plus, non seulement le cabinet, mais le public
+français; les diverses puissances y prêtaient une attention anxieuse,
+et l'attitude qu'y prenait notre gouvernement se trouvait avoir une
+grande influence sur ses rapports avec les autres cours et sur sa
+situation en Europe; à tous ces points de vue, ce fut un des épisodes
+importants et caractéristiques de l'histoire diplomatique de la fin
+du règne. Pour le bien comprendre, force est de revenir un peu en
+arrière. On sait que depuis longtemps, en Suisse, le parti radical
+tâchait de substituer à la fédération existant en vertu du pacte de
+1815, un État plus centralisé dont il se flattait d'être le maître et
+qui menaçait de devenir, entre ses mains, le refuge et la place forte
+de la révolution cosmopolite. Les puissances, émues d'un travail plus
+ou moins dirigé contre elles, considéraient que leur participation
+à la constitution de la Confédération helvétique, en 1814, les
+avantages de toutes sortes qu'elles lui avaient alors garantis, entre
+autres la neutralité perpétuelle et l'inviolabilité territoriale,
+leur donnaient le droit de veiller à ce que cette constitution ne fût
+pas altérée; l'Autriche, notamment, s'était fondée sur ce droit pour
+adresser de fréquentes réclamations au gouvernement fédéral, et avait
+manifesté, à plusieurs reprises, des velléités d'intervention. J'ai
+eu occasion de dire quelle avait été l'attitude de la monarchie de
+Juillet dans cette question: d'abord, au lendemain de 1830, désireuse
+surtout de faire échec aux influences réactionnaires et d'étendre sa
+clientèle libérale, elle avait été conduite à protéger plus ou moins
+les agitateurs suisses contre les autres cours; plus tard, quand elle
+avait été mieux dégagée de son origine, et qu'elle aussi s'était
+sentie menacée par les réfugiés, elle avait commencé à regarder les
+choses à peu près du même oeil que les autres cours, sans cependant
+confondre son action avec la leur; on l'avait vue, en 1836, sous le
+ministère de M. Thiers, en 1838, sous celui de M. Molé, réclamer
+plus énergiquement que personne contre les menées des radicaux
+suisses[199].
+
+[Note 199: Sur ces précédents, voir plus haut, t. III, ch. II, § III;
+ch. III, § III; ch. VI, § III.]
+
+Ceux-ci, depuis lors, étaient loin d'avoir abandonné leur entreprise.
+Leur tactique consistait à se porter en masse tantôt dans un canton,
+tantôt dans un autre, pour y provoquer des révolutions locales
+qui missent le gouvernement de ces cantons dans leurs mains.
+Ils calculaient qu'une fois maîtres de la majorité des cantons,
+ils le deviendraient du même coup de la diète fédérale, et, par
+elle, supprimeraient l'indépendance des cantons de la minorité.
+Ce fut ainsi qu'en 1841, ils s'emparèrent du pouvoir en Argovie,
+et en usèrent aussitôt pour y détruire des couvents célèbres dont
+l'existence avait été garantie par le parti fédéral: la haine du
+catholicisme était en effet leur passion maîtresse. La diète, mise
+en demeure de réprimer une illégalité aussi flagrante, agit avec
+une mollesse qui ne pouvait en imposer aux persécuteurs. Elle se
+composait alors de trois fractions à peu près égales, radicaux,
+catholiques, protestants modérés; ces derniers étaient froids quand
+il s'agissait de protéger des couvents. Les catholiques, irrités,
+et de l'attentat, et du déni de justice, se sentirent d'autant plus
+portés à prendre, dans les cantons où ils dominaient, les mesures
+qu'ils jugeaient propres à fortifier leur foi.
+
+C'est sous l'empire de ces sentiments que les Lucernois songèrent à
+confier aux Jésuites l'institut théologique et le séminaire de leur
+canton. Rien là que de parfaitement légal. Les Jésuites avaient déjà,
+sur d'autres points de la Suisse, à Fribourg et dans le Valais, des
+établissements d'instruction formellement reconnus. Chaque canton
+était certainement maître de faire, en semblable matière, ce qui lui
+convenait; et ceux qui n'avaient pas trouvé à redire quand, quelques
+années auparavant, le gouvernement radical du canton de Zurich avait
+confié une chaire d'histoire et de doctrine chrétiennes au professeur
+Strauss, célèbre pour avoir attaqué la divinité de Jésus-Christ, ne
+pouvaient certes dénier à Lucerne le droit d'appeler des Jésuites.
+Seulement, si le droit était incontestable, était-il prudent de
+l'exercer? Sur cette question de conduite, il y avait désaccord
+entre les deux chefs les plus influents des catholiques lucernois.
+Tandis que le paysan Joseph Leu, uniquement préoccupé, dans sa foi
+ardente, d'écarter du séminaire des influences qui lui paraissaient
+suspectes, poussait à appeler les Jésuites, l'avocat Meyer, non moins
+dévoué à la cause religieuse, mais plus politique, estimait dangereux
+d'associer sans nécessité la cause conservatrice à celle de religieux
+alors si impopulaires. Ce dernier sentiment était celui de M. de
+Metternich, qui, sur la demande de Meyer, agit à Rome, sans succès,
+il est vrai, pour obtenir que les Jésuites déclinassent d'eux-mêmes
+la mission qu'on voulait leur confier[200]. La résistance de Meyer et
+de ses amis retarda pendant quelque temps la décision; mais la masse
+du peuple était avec Leu, et l'appel des Jésuites fut définitivement
+voté en octobre 1844.
+
+[Note 200: Voir, sur ce point, les renseignements contenus dans les
+_Mémoires de Meyer_, publiés à Vienne en 1875, et analysés dans la
+_Revue générale de Bruxelles_, mai et octobre 1881.--Voir aussi les
+_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 115 et 116.]
+
+Les radicaux résolurent de répondre par la violence à cet exercice
+parfaitement légitime de la souveraineté cantonale. Précisément, à
+cette époque, leur audace révolutionnaire était plus excitée que
+jamais. En février 1845, leurs corps francs renversaient par un
+coup de force le gouvernement conservateur du canton de Vaud et le
+remplaçaient par un gouvernement radical. Ils croyaient facile d'user
+du même moyen à Lucerne. De ce côté, cependant, leurs premières
+tentatives ne réussirent pas. Ils résolurent alors de procéder plus
+en grand. On vit en pleine paix, et pendant plusieurs mois, l'un de
+leurs chefs, M. Ochsenbein, s'occuper à réunir en Argovie, près de la
+frontière de Lucerne, plusieurs milliers de condottieri ramassés dans
+toute la Suisse. Quoiqu'on ne se donnât pas la peine de dissimuler
+la destination de cette armée, l'autorité fédérale n'apportait pas
+d'obstacle sérieux à sa formation; bien plus, divers gouvernements
+cantonaux y concouraient ouvertement et laissaient prendre les canons
+de leurs arsenaux. Jamais le brigandage politique ne s'était ainsi
+montré à nu, dans un pays civilisé.
+
+De tels procédés ne pouvaient pas ne pas faire scandale en Europe.
+M. Guizot ne fut pas le moins indigné. Sans doute, il y avait bien
+là quelque chose qui le gênait un peu: c'était que des Jésuites
+fussent la cause ou du moins le prétexte du conflit; se croyant
+obligé, en ce moment même, par les clameurs de l'opinion française,
+de prendre des mesures contre ces religieux, il éprouvait quelque
+embarras à paraître se faire leur champion en Suisse: aussi ne
+manquait-il pas de reprocher vivement au gouvernement de Lucerne
+d'avoir porté la lutte sur un tel terrain et «jeté cette sorte de
+défi à l'opinion protestante et radicale[201]». Mais cette part
+faite aux préventions régnantes ne l'empêchait pas de réprouver la
+conduite des radicaux. Au commencement de mars 1845, il fit adresser
+au gouvernement helvétique de sérieuses représentations et l'adjura
+de prendre immédiatement des mesures pour supprimer les corps
+francs[202]. Il demanda en outre aux cabinets de Vienne, de Berlin,
+de Saint-Pétersbourg et de Londres ce qu'ils pensaient des affaires
+de Suisse et les invita à se concerter avec lui sur l'attitude à
+prendre: c'était reconnaître à la question un caractère européen[203].
+
+[Note 201: Dépêches de M. Guizot à M. de Pontois, des 26 décembre
+1844 et 3 mars 1845.]
+
+[Note 202: Dépêche du même au même, du 3 mars 1845.]
+
+[Note 203: Voir notamment une dépêche de M. Guizot au marquis de
+Dalmatie, ministre de France à Berlin, en date du 23 mars 1845.]
+
+Pendant que la diplomatie se mettait ainsi en branle, les corps
+francs, sans s'inquiéter autrement de ses observations, continuaient
+leur entreprise. Dans les derniers jours de mars 1845, Ochsenbein,
+à la tête d'une armée de huit mille hommes, munie de douze canons,
+envahissait le territoire de Lucerne. Les Lucernois, bien que
+beaucoup moins nombreux, attendirent les assaillants de pied ferme,
+et, après un court combat où les corps francs ne firent pas brillante
+figure, les mirent en complète déroute.
+
+Le gouvernement français se réjouit de cette victoire du bon
+droit[204]. Suffisait-il de se réjouir? M. de Metternich ne le
+pensait pas. En réponse aux ouvertures que M. Guizot lui avait faites
+avant la déroute des corps francs, il proposa que les puissances se
+concertassent pour adresser au gouvernement fédéral une déclaration
+comminatoire. Le cabinet de Paris n'entendait pas aller si vite,
+surtout à la suite de l'Autriche. M. de Metternich, tout en maugréant
+à part lui contre ce qu'il appelait les équivoques de la politique
+française, n'insista pas sur sa proposition. D'ailleurs, les
+Lucernois avaient, à eux seuls, fait si bien leurs affaires, qu'il
+jugeait moins urgent d'intervenir[205].
+
+[Note 204: «Vous aurez bien joui, écrivait, le 4 avril 1845,
+Louis-Philippe au maréchal Soult, de l'échec vigoureux que les corps
+francs ont essuyé dans leur indigne tentative. L'effet moral en sera
+grand, et contribuera, j'espère, à désabuser ceux qui croient encore
+que les révolutionnaires sont toujours les plus forts, et qu'en
+définitive ils obtiennent toujours la victoire. Nous autres, vétérans
+de 92, nous savons le contraire; mais on nous prend trop souvent pour
+des Cassandres.» (_Documents inédits._)]
+
+[Note 205: Dépêches et lettres diverses d'avril, mai et juin
+1845.--Cf. _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 444 à 448, et
+_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 110 à 121.]
+
+C'eût été cependant une grande illusion que de croire à un
+désarmement des radicaux suisses. Leur échec n'avait fait que les
+exaspérer. Le brigandage à ciel ouvert ayant échoué, on recourut
+au guet-apens. Il fut bientôt manifeste que la vie des chefs
+lucernois était en péril. L'avocat Meyer n'échappa qu'à grand'peine
+aux embûches qui lui furent tendues. Le paysan Leu, si honnête et
+si respecté, n'eut pas la même chance. Le 20 juillet 1845, il fut
+tué traîtreusement, dans son lit, d'un coup de fusil. La clameur
+féroce par laquelle les radicaux saluèrent cette mort, suffisait à
+révéler leur complicité. En dépit de leurs efforts pour entraver la
+justice, l'assassin fut condamné à mort, après avoir avoué que deux
+mille francs lui avaient été offerts pour prix de son crime; les
+instigateurs échappèrent à la vindicte des lois, protégés par les
+gouvernements des cantons voisins qui refusèrent leur extradition.
+
+Ainsi attaqués par les uns, abandonnés par les autres, menacés
+chaque jour de nouvelles violences, les cantons catholiques se
+crurent fondés à prendre des mesures pour se défendre eux-mêmes. Le
+11 décembre 1845, sept cantons, Lucerne, Uri, Schwytz, Unterwalden,
+Zug, Fribourg et le Valais, s'unirent en confédération particulière,
+«s'engageant à se porter mutuellement secours, aussitôt que l'un
+d'entre eux serait attaqué dans son territoire ou dans ses droits
+de souveraineté». Ce pacte, auquel on donna le nom de _Sonderbund_,
+n'avait rien de contraire aux lois et aux traditions de la Suisse;
+les libéraux en avaient donné eux-mêmes plusieurs fois l'exemple,
+et jamais il n'avait été autant justifié par les circonstances. Les
+radicaux n'en crièrent pas moins à la violation de la constitution
+fédérale et soutinrent qu'il appartenait à la diète de sévir. Raison
+nouvelle pour eux de s'y faire une majorité. Dans ce dessein,
+ils tentèrent de s'emparer, par de nouveaux coups de force, des
+gouvernements cantonaux, jusqu'alors aux mains des conservateurs
+ou des modérés. S'ils échouèrent à Bâle-ville et à Fribourg, ils
+réussirent à Berne, en janvier 1846, et à Genève, en octobre de la
+même année. Dès lors, ils possédaient onze cantons sur vingt-deux. Il
+leur suffisait d'en gagner un de plus pour être maîtres de la diète.
+
+Devant ce danger croissant, M. de Metternich crut pouvoir, en octobre
+1846, proposer de nouveau au gouvernement français une démarche
+comminatoire[206]. La situation créée par les mariages espagnols lui
+faisait espérer qu'il serait mieux écouté que l'année précédente.
+C'était précisément le moment où M. Guizot, préoccupé des menées de
+lord Palmerston à Vienne, protestait, auprès du cabinet autrichien,
+de sa volonté de détendre la politique conservatrice partout en
+Europe et particulièrement en Suisse[207]. Cependant, cette fois
+encore, notre gouvernement se déroba. Était-ce répugnance à marcher
+derrière l'Autriche, sur un terrain où les deux puissances avaient
+été en rivalité d'influence? Était-ce souci des attaques auxquelles
+il s'exposerait de la part de l'opposition française, en s'engageant
+dans une sorte de croisade réactionnaire et en paraissant le
+protecteur des Jésuites? Ces sentiments ont pu être pour quelque
+chose dans la conduite suivie, mais il faut en chercher ailleurs la
+raison vraiment sérieuse et déterminante, celle qui devait jusqu'à la
+fin peser sur notre politique en Suisse et lui donner une apparence
+d'incertitude et de timidité. Si notre gouvernement se refusait
+aux démarches proposées par l'Autriche, c'est qu'il voyait au bout
+une intervention militaire. Sans doute, pour le moment, il n'était
+question que de menaces diplomatiques; mais on devait s'attendre
+que, dans l'état des esprits et des choses en Suisse, ces menaces
+seraient sans effet, et que leur inefficacité constatée forcerait
+les puissances qui les auraient solennellement proférées, à les
+appuyer par la force. M. de Metternich ne le niait pas[208], et
+envisageait même probablement sans déplaisir l'occasion d'étendre
+à la Suisse le système d'occupations armées qu'il avait souvent
+appliqué en Italie. Au contraire, par toutes sortes de raisons
+générales ou particulières, le gouvernement français y répugnait
+fort. Louis-Philippe, notamment, se montra, dès l'origine, aussi
+décidé contre une intervention conservatrice en Suisse qu'il l'avait
+été autrefois contre une intervention libérale en Espagne[209].
+Il avait un sentiment très vif des difficultés inextricables qui
+en résulteraient. M. Guizot s'inspirait évidemment de la pensée
+du Roi, quand il écrivait, le 22 octobre 1846, dans une dépêche
+destinée à être communiquée à M. de Metternich: «Il n'y a pas moyen
+de douter que l'intervention étrangère n'excite, en Suisse, la plus
+forte répulsion. Le sentiment de l'indépendance nationale y est
+général et énergique. Le mot est puissant, même sur les Suisses qui
+détestent et redoutent le plus ce qui se passe en ce moment chez
+eux. Pour que l'intervention étrangère y fût supportée, il faudrait
+que la nécessité en fût évidente, absolue. Elle ne deviendra telle
+que lorsque les maux de l'anarchie et de la guerre civile seront,
+en Suisse, non pas seulement une perspective entrevue, une crainte
+sentie par quelques-uns, mais des faits réels, matériels, pesant
+depuis quelque temps sur tous. Un cri s'élèvera peut-être alors
+de toutes parts pour invoquer la guérison. Mais si l'intervention
+se montrait auparavant, le cri qui s'élèverait serait celui de
+la résistance. Beaucoup d'honnêtes gens et de conservateurs le
+pousseraient comme les radicaux, les uns par un sincère sentiment de
+nationalité, les autres par pusillanimité et contagion.» M. Guizot
+montrait ensuite combien seraient ainsi aggravées les difficultés par
+elles-mêmes énormes de la réorganisation qui devrait être opérée en
+Suisse. «Évidemment, concluait-il, en présence de tels obstacles, la
+sagesse européenne doit dire: Mon Dieu, éloignez de moi ce calice!»
+
+[Note 206: Dépêches de M. de Metternich au comte Apponyi, en date
+des 11 et 16 octobre 1846.--Voir aussi une lettre confidentielle du
+même au même, du 19 octobre, reproduite dans les _Mémoires de M. de
+Metternich_, t. VII, p. 178.]
+
+[Note 207: Voir plus haut, t. VI, p. 254 et 264.]
+
+[Note 208: Voir, par exemple, ce que M. de Metternich devait écrire
+au baron de Kaisersfeld, son représentant en Suisse, le 1er juillet
+1847, et au comte Apponyi, le 3 juillet: «Si l'on ne veut pas
+éventuellement de l'action, disait-il, il faut éviter la menace.»
+(_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 459 et 464.)]
+
+[Note 209: Dépêche de l'envoyé sarde à Paris, M. de Brignole, en date
+du 22 octobre 1846. (HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848,
+t. II, p. 663.)]
+
+Si le gouvernement français ne voulait pas se laisser entraîner dans
+des démarches qui lui paraissaient conduire à l'intervention, il
+n'en jugeait pas moins les radicaux suisses aussi sévèrement que le
+gouvernement autrichien, et il donnait à ce dernier des gages sérieux
+de la sincérité de ce jugement. En décembre 1846, il rappelait son
+ambassadeur à Berne, M. de Pontois, que son passé pouvait rendre peu
+propre à marcher d'accord avec l'Autriche, et il le remplaçait par
+M. de Bois-le-Comte, que ses sympathies personnelles et notamment
+ses ardentes convictions religieuses devaient rendre peu suspect de
+faiblesse envers les ennemis du Sonderbund. Les instructions du
+nouvel ambassadeur le mettaient particulièrement en garde contre
+toute tentation de prolonger l'antagonisme qui avait existé naguère,
+sur ce terrain, entre les diplomaties française et autrichienne[210].
+M. de Bois-le-Comte mit un grand zèle à faire connaître, en Suisse,
+les sentiments de son gouvernement et à tâcher de créer un état
+d'opinion qui fît obstacle aux mauvais desseins des radicaux. Non
+content de causer avec les personnages que sa position lui faisait
+rencontrer à Berne, il entreprit, de janvier à mai 1847, de parcourir
+les divers cantons. Dans les conversations qu'il cherchait à avoir
+avec les hommes de tous les partis, il leur répétait avec insistance:
+«Que chaque canton reste chez soi et laisse les autres se gouverner
+comme ils l'entendent. C'est par là qu'ont fini vos guerres de
+religion: elles menacent de recommencer, parce que vous revenez à
+vouloir politiquement ou religieusement conquérir les uns sur les
+autres. Ce conseil, nous avons le droit de vous le donner. Lisez
+l'acte de Vienne: nous y stipulons que nous traitons, en Suisse, avec
+vingt-deux États indépendants; nous sommes donc autorisés par vous
+à vous demander si, en effet, ces vingt-deux cantons indépendants
+existent, et, quand il en est parmi eux qui nous disent qu'on veut
+étouffer leur indépendance, à nous en enquérir. Ce n'est pas là
+porter atteinte à l'indépendance de la Suisse en Europe, c'est
+protéger l'indépendance des États les plus faibles en Suisse[211].»
+
+[Note 210: Instructions remises à M. de Bois-le-Comte, février 1847.]
+
+[Note 211: Voir notamment une dépêche de M. de Bois-le-Comte, du 22
+janvier 1847.]
+
+Mais que pouvaient ces sages conseils devant le parti pris passionné
+des radicaux? Ceux-ci n'en poursuivaient pas moins leur campagne,
+et malheureusement non sans succès. On sait que, grâce à toutes les
+révolutions locales déjà provoquées par eux, il ne leur restait
+plus qu'un canton à conquérir pour avoir la majorité dans le grand
+conseil fédéral. En mai 1847, une élection très disputée et où ils ne
+l'emportèrent que de trois voix, fit passer de leur côté le canton
+de Saint-Gall. Leur but était atteint.
+
+
+IV
+
+Il fut tout de suite manifeste que les radicaux, devenus maîtres du
+pouvoir central, en useraient pour continuer, avec plus de ressources
+et surtout avec une apparence de légalité, la guerre révolutionnaire
+commencée par les corps francs contre l'indépendance des cantons
+catholiques. Quelques jours après les élections de Saint-Gall,
+ils portaient à la tête du canton de Berne, et, par suite, de
+la Confédération entière[212], Ochsenbein, l'organisateur et le
+commandant des bandes qui, en 1845, s'étaient jetées sur Lucerne.
+Ochsenbein déclarait à tout venant que la nouvelle majorité, sans
+s'inquiéter de la souveraineté cantonale, allait agir par la force
+contre le Sonderbund. Et quand notre ambassadeur s'étonnait de le
+voir prêt à déchaîner ainsi la guerre civile dans son pays: «Ne
+sommes-nous pas en guerre? répondait-il; eh bien! il vaut mieux en
+finir.» Pour la première fois que les radicaux arrivaient quelque
+part au gouvernement, ils s'y montraient avec les caractères qui
+deviendront leur marque distinctive dans la seconde moitié de ce
+siècle: résolution de ne voir dans la possession du gouvernement
+qu'un moyen de satisfaire leurs passions de parti et d'écraser leurs
+adversaires; mépris cynique du droit et de la liberté, surtout de la
+liberté religieuse; principe affiché que la majorité peut tout, et
+que rien n'est dû à la minorité.
+
+[Note 212: Depuis janvier 1847, Berne étant «canton directeur»,
+son président particulier devenait de plein droit chef du pouvoir
+exécutif de la Confédération.]
+
+Devant un danger devenu ainsi beaucoup plus pressant, on n'est pas
+surpris de voir M. de Metternich revenir, pour la troisième fois, à
+la charge. Il proposa que les puissances adressassent à la Suisse
+des notes identiques d'un ton très nettement comminatoire, par
+lesquelles elles feraient connaître leur volonté de «ne pas souffrir
+que la souveraineté cantonale fût violentée[213]». Le cabinet de
+Paris ne crut pas plus que dans le passé pouvoir accepter ce projet.
+Sa raison était toujours la même; il craignait d'être entraîné à
+une intervention armée[214]. M. de Metternich regretta l'échec de
+sa proposition; il n'en fut pas surpris[215]. Très résolu à rester
+uni au cabinet français dont il ne mettait pas en doute les bonnes
+intentions, il déclara abandonner tout projet auquel ce cabinet ne
+s'associerait pas[216].
+
+[Note 213: Dépêche du 7 juin 1847. (_Mémoires de M. de Metternich_,
+t. VII, p. 451 à 454.)]
+
+[Note 214: Dépêche de M. Guizot à M. de Flahault, en date du 25 juin
+1847.]
+
+[Note 215: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 457, 458, 464.]
+
+[Note 216: _Ibid._, p. 459, 460, 464.--De Paris, on avait donné
+à entendre à M. de Metternich que l'intervention, impossible à
+faire ensemble et simultanément, pourrait se faire séparément et
+successivement: l'Autriche prendrait les devants, et la France
+suivrait. M. Guizot se flattait que, dans de telles conditions,
+une action militaire serait plus facilement acceptée par le public
+français; elle lui paraîtrait destinée moins encore à peser sur la
+Suisse qu'à faire contrepoids à l'Autriche. Mais c'était précisément
+cette dernière interprétation que redoutait fort M. de Metternich;
+il se souvenait de notre expédition d'Ancône, et ne voulait pas nous
+fournir l'occasion de la recommencer en Suisse. «Nous ne donnerons
+pas dans ce panneau», écrivait-il au comte Apponyi. (_Ibid._, p. 335,
+461, 462, 465.)]
+
+À en croire ce qui se racontait alors, à Paris, dans le corps
+diplomatique, M. Guizot n'aurait pas écarté aussi nettement la
+proposition de M. de Metternich, si le Roi n'avait pesé sur lui[217].
+Peut-être aussi le ministre se sentait-il obligé de tenir compte
+des préventions qui régnaient alors dans l'opinion française.
+Nos journaux d'opposition s'occupaient beaucoup des affaires de
+Suisse: tous--ceux du centre gauche non moins que ceux de la
+gauche--prenaient violemment parti pour les radicaux; ils étaient
+parvenus à persuader à une portion du public que le cabinet français
+se mettait à la remorque de la Sainte-Alliance et au service des
+Jésuites. Le 24 juin 1847, un débat s'engageait sur ce sujet, à la
+Chambre des députés. Avec quelle véhémence indignée M. Odilon Barrot
+et ses amis y dénoncèrent «cette politique de renégats»! Avec quelle
+assurance ils mirent au défi le ministère de soutenir le Sonderbund!
+Il fallut une sorte de courage à M. Guizot pour revendiquer, dans son
+discours, les droits de la souveraineté cantonale et pour avouer son
+accord avec l'Autriche. Encore eut-il soin de présenter à la Chambre,
+sous la forme la plus adoucie, la plus atténuée, les avertissements
+qu'il avait adressés au gouvernement suisse.
+
+[Note 217: HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t. II,
+p. 671.--D'après l'envoyé badois, M. Guizot lui aurait dit lui-même
+n'avoir fait en cette circonstance que «céder à la manifestation
+d'une volonté auguste qui s'était prononcée d'une façon décisive».
+(_Ibid._)--M. de Metternich avait eu les mêmes informations par son
+ambassadeur à Paris. (_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p.
+461.)]
+
+Tout en se refusant aux démarches qui lui paraissaient conduire à
+une intervention armée, le cabinet de Paris se faisait un devoir de
+renouveler avec plus d'insistance ses représentations au gouvernement
+fédéral[218]. C'était, il est vrai, plus par acquit de conscience
+qu'avec l'espoir d'un résultat pratique. Une seule chose eut
+peut-être donné quelque efficacité à ces représentations, c'eût été
+que toutes les grandes puissances sans exception tinssent le même
+langage; or, jusqu'à présent, il en était une, l'Angleterre, qui
+se tenait à l'écart, et cette attitude connue était pour beaucoup
+dans le peu d'égards avec lequel on nous écoutait à Berne. M. Guizot
+eût désiré vivement voir cesser cette dissonance, non seulement
+pour avoir plus de chance d'en imposer à M. Ochsenbein, mais pour
+faire disparaître ce que son entente avec l'Autriche avait d'un
+peu compromettant aux yeux de l'opinion française. D'ailleurs,
+d'une façon générale, il recherchait toutes les occasions d'amener
+l'Angleterre à faire quelque chose avec nous, et de mettre ainsi fin
+à l'état de bouderie malveillante, suite des mariages espagnols. À
+la vérité, les dispositions connues de lord Palmerston ne laissaient
+pas grande chance de rien obtenir. Ne le savait-on pas résolu à nous
+contrecarrer partout et toujours? M. Guizot voulut cependant faire
+une tentative. Le 4 juillet 1847, le duc de Broglie, qui venait
+d'arriver à Londres, eut avec lord Palmerston un entretien où il le
+pressa vivement de tenir à Berne un langage analogue au nôtre. Le
+ministre anglais se montra embarrassé, perplexe, sympathique aux
+radicaux, mais un peu effrayé des compromissions qu'entraînerait
+une complicité trop avouée, répugnant à faire quelque chose avec
+nous et avec M. de Metternich, mais redoutant aussi qu'il ne se fît
+quelque chose sans lui. Dans une seconde conversation, quelques jours
+plus tard, il parut mieux disposé, et le duc de Broglie put croire,
+d'après sa déclaration, qu'il allait envoyer à son représentant en
+Suisse des instructions à peu près semblables à celles qu'avait
+reçues notre ambassadeur. Cette nouvelle réjouit fort M. Guizot:
+croyant acceptée à Londres une politique qu'à Vienne, déjà, on
+était disposé à suivre, il écrivait au duc de Broglie: «C'est notre
+politique qui devient une politique européenne[219].» Pure illusion!
+Au fond, lord Palmerston n'avait aucune intention de réaliser
+l'espérance qu'il avait donnée au duc de Broglie. Bien au contraire,
+au même moment, rappelant son ministre à Berne, M. Morier, suspect
+d'être trop peu favorable aux radicaux, il le remplaçait par un
+jeune chargé d'affaires, d'esprit peu rassis, M. Peel: il donnait
+à ce dernier mission de congratuler de la façon la plus flatteuse
+M. Ochsenbein, et de lui exprimer la confiance qu'inspiraient au
+gouvernement de la Reine son caractère et ses déclarations[220].
+
+[Note 218: Dépêche de M. de Bois-le-Comte à M. Guizot, du 4 juin
+1847. Lettre et dépêche de M. Guizot à M. de Bois-le-Comte, du 2
+juillet 1847.]
+
+[Note 219: Correspondance confidentielle de M. Guizot et du duc de
+Broglie pendant la première moitié de juillet 1847. (_Documents
+inédits._)]
+
+[Note 220: Dépêche de M. Peel à lord Palmerston, août 1847. (Papiers
+parlementaires anglais.)]
+
+Rien ne pouvait davantage enhardir les radicaux à aller de l'avant.
+Entrée en session le 5 juillet 1847, la diète vota, le 20 juillet,
+deux résolutions, l'une prononçant l'illégalité du Sonderbund,
+l'autre obligeant tous les cantons qui avaient des Jésuites sur leur
+territoire à les expulser. Les cantons de la minorité déclarèrent
+que, forts du sentiment de la liberté et de l'indépendance achetées
+par le sang de leurs pères, ils protestaient solennellement contre
+ces décisions. La diète se montra résolue à ne tenir aucun compte
+de ces protestations. Néanmoins, tout n'étant pas encore prêt, elle
+se sépara en septembre, et s'ajourna au 18 octobre, pour prendre
+les mesures d'exécution. Ces quelques semaines furent employées en
+préparatifs militaires dans les cantons où les radicaux étaient
+le plus les maîtres, à Zurich, à Berne, à Lausanne. Quand la
+diète se trouva de nouveau réunie, le 18 octobre, elle ordonna le
+rassemblement d'une armée de cinquante mille hommes, dont elle confia
+le commandement au général Dufour, officier capable, nullement
+radical, mais se croyant tenu par devoir professionnel d'obéir aux
+autorités fédérales. Enfin, après avoir repoussé les propositions de
+conciliation et de transaction faites au nom de la minorité, elle
+vota, le 4 novembre, l'exécution fédérale contre les cantons du
+Sonderbund. La guerre civile était décrétée.
+
+
+V
+
+L'Europe allait-elle donc assister immobile et muette à ce que M.
+de Barante, à ce moment même, qualifiait justement d' «infamie
+révolutionnaire[221]»? Depuis le mois de juillet, il semblait que
+les puissances eussent renoncé à faire aucune démarche pour contenir
+les radicaux. L'Autriche était découragée par le refus de la France,
+la France par celui de l'Angleterre. Notre gouvernement s'était
+contenté d'envoyer sous main des armes et de l'argent à Lucerne;
+Louis-Philippe exposait au comte Apponyi que c'était le meilleur
+moyen d'aider efficacement le Sonderbund, et engageait l'Autriche à
+en faire autant[222]. Un moment, dans les premiers jours d'octobre
+1847, M. Guizot, auquel il coûtait beaucoup de ne rien faire, avait
+songé à rassembler des troupes sur la frontière suisse; l'idée lui
+en avait été suggérée par M. de Bois-le-Comte; mais elle fut écartée
+par le conseil des ministres et par le Roi, toujours préoccupé de
+ne pas se laisser entraîner à l'intervention[223]. Voyant la guerre
+civile inévitable, M. Guizot avait fini par se persuader que seule
+elle pourrait fournir l'occasion d'une intervention utile. «Voici,
+écrivait-il, le 13 octobre, à M. de Bois-le-Comte, l'idée que je me
+forme du cours des choses. Si le Sonderbund est attaqué, il doit se
+défendre avec ses propres forces, sans aucun recours à l'intervention
+étrangère. Il est fort possible qu'il réussisse et que les premiers
+succès de sa vigoureuse résistance fassent tomber, dans tel ou tel
+canton, les gouvernements radicaux dont l'union est nécessaire pour
+que la guerre civile continue. Si ce résultat n'est pas obtenu, si
+la guerre civile continue, si le Sonderbund éprouve des échecs et
+tombe dans un péril grave et prolongé, qu'il s'adresse à toutes les
+puissances signataires du traité de Vienne, et réclame, au nom de
+cet acte, leur intervention. Pour nous, tout devient possible, dès
+lors, et efficace pour la Suisse[224].» M. Guizot n'oubliait qu'une
+hypothèse, celle où le Sonderbund serait écrasé trop vite pour
+avoir le temps d'appeler au secours. Était-ce donc une éventualité
+invraisemblable, avec la disproportion énorme des forces? Les cantons
+catholiques n'avaient que 394,000 habitants, généralement pauvres,
+tandis que la population beaucoup plus riche des cantons dominés
+par les radicaux était de 1,867,000 âmes. Mais le souvenir de la
+vaillante et victorieuse résistance de Lucerne, en 1845, faisait
+illusion.
+
+[Note 221: Lettre à M. d'Houdetot, du 10 novembre 1847. (_Documents
+inédits._)]
+
+[Note 222: Dépêche confidentielle du marquis Ricci, représentant du
+gouvernement sarde à Vienne. (BIANCHI, _Storia documentata della
+diplomazia europea in Italia_, t. V, p. 13.)]
+
+[Note 223: Lettre particulière de M. Guizot à M. de Bois-le-Comte, du
+13 octobre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 224: _Documents inédits._]
+
+Le gouvernement français était dans ces dispositions, quand lui
+vinrent, du côté où il les attendait le moins, des ouvertures tendant
+à une action diplomatique immédiate. Le 30 octobre 1847, à sept
+heures du soir, M. de Bunsen, ministre de Prusse à Londres, accourait
+assez ému chez le duc de Broglie. «Je quitte lord Palmerston,
+lui dit-il; je l'ai trouvé très préoccupé de la collision qui
+s'approche en Suisse... Il demande si l'on ne pourrait pas encore
+prévenir l'effusion du sang par une démarche collective des grandes
+puissances, et il m'a invité à m'en entretenir avec vous.» Et comme
+le duc de Broglie, fort surpris et un peu sceptique, objectait que,
+se mît-on d'accord, on avait de grandes chances de ne pas arriver à
+temps, M. de Bunsen insista vivement pour qu'on prît au sérieux les
+dispositions nouvelles du _Foreign office_[225]. Par une coïncidence
+significative, le 29 octobre, le chargé d'affaires anglais à Berne
+avait avec M. de Bois-le-Comte une conversation analogue. Il lui
+demandait si l'on allait «laisser écraser ces braves gens», et
+parlait fort mal des radicaux. «Ne ferez-vous donc rien? ajoutait-il;
+un mot de vous suffirait. Ils ont une peur énorme de vous; ils sont
+poltrons, très poltrons.» Notre ambassadeur répondit que c'était
+l'attitude dissidente de l'Angleterre qui avait jusqu'ici ôté toute
+efficacité aux représentations de la France: «Mais enfin, répliqua M.
+Peel, ne pourrions-nous pas nous entendre[226]?»
+
+[Note 225: Dépêche du duc de Broglie à M. Guizot, du 1er novembre
+1847.--Bunsen n'avait pas dû être le moins étonné de l'ouverture de
+lord Palmerston. En effet, peu auparavant, tout dévoué qu'il fût au
+ministre anglais, il ne pouvait s'empêcher de dire de lui au duc
+de Broglie: «Depuis les derniers événements d'Espagne, Palmerston
+est comme un lion blessé; il est intraitable; il nous rudoie dans
+les affaires de Suisse; il dit que nous donnons la main à tous les
+projets de l'Autriche et de la France, et leur suppose, à l'une et à
+l'autre, des projets démesurés; il ne veut pas entendre raison sur
+les affaires de Grèce... Il n'y a rien à faire avec lui.» (Lettre
+confidentielle du duc de Broglie à M. Guizot, en date du 30 octobre
+1847. _Documents inédits._)]
+
+[Note 226: Dépêche de M. de Bois-le-Comte à M. Guizot, du 31 octobre
+1847.]
+
+Quel était le secret de ce langage si nouveau? Lord Palmerston
+jugeait-il nécessaire, pour son crédit en Europe, de ne pas trop
+afficher sa complicité avec les radicaux? Ou se flattait-il de nous
+mieux entraver, en feignant de vouloir marcher avec nous? Le duc
+de Broglie trouvait l'ouverture un peu suspecte[227]. Néanmoins,
+M. Guizot regrettait trop de ne rien faire, pour ne pas saisir
+l'occasion qui lui était ainsi offerte de tenter quelque chose: si
+faible qu'elle fût, il ne voulut pas laisser échapper la chance
+d'obtenir cet accord à cinq qu'il désirait tant. Sans s'arrêter donc
+à scruter la sincérité de lord Palmerston et de son ami Bunsen, il
+entra vivement dans la voie qu'on lui ouvrait. Il se flattait que les
+petits cantons résisteraient assez pour que la diplomatie eût encore
+le moyen d'agir utilement. «On n'arrivera pas à temps pour prévenir
+la guerre civile, écrivait-il au duc de Broglie, et peut-être, pour
+la solution définitive, vaut-il mieux qu'elle commence; mais il y
+aura quelque chose à faire pour l'arrêter[228].»
+
+[Note 227: Lettre confidentielle du duc de Broglie à M. Guizot, du 30
+octobre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 228: Lettres confidentielles de M. Guizot au duc de Broglie,
+dans le commencement de novembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+Il parut à M. Guizot que le mode d'action qui risquerait le moins
+d'aboutir à l'intervention armée serait une médiation offerte par les
+puissances aux cantons divisés[229]. Il ne perdit pas un instant, et,
+dès les premiers jours de novembre, il fut en mesure de proposer aux
+quatre cabinets de Londres, Vienne, Berlin et Saint-Pétersbourg, un
+projet de note identique à envoyer immédiatement aux trois parties en
+présence, cantons radicaux, cantons catholiques et cantons neutres.
+Cette note commençait par exposer les faits; elle rappelait les
+conseils et les avertissements jusqu'alors donnés en vain, l'atteinte
+portée aux conditions essentielles de la Confédération, le droit
+qu'auraient les puissances «de regarder celle-ci comme dissoute et
+de se déclarer déliées des engagements qu'elles avaient contractés
+envers elle»; elle indiquait que, néanmoins, ces puissances avaient
+«résolu de tenter un dernier effort pour arrêter l'effusion du
+sang et empêcher la dissolution violente de la Confédération»;
+distinguant, dans les questions qui divisaient la Suisse, deux
+questions principales, l'une religieuse, l'autre politique, elle
+proposait de déférer la première à l'arbitrage du Pape; quant à
+la seconde, «c'est-à-dire à tout ce qui touchait aux rapports des
+vingt-deux cantons souverains avec la Confédération», les cinq
+puissances offraient leur médiation; l'acceptation de cette médiation
+impliquerait la suspension immédiate des hostilités et l'ouverture
+d'une conférence diplomatique sur un point voisin du théâtre des
+événements; la note se terminait ainsi: «Si les représentations de
+l'Europe n'étaient pas écoutées, si une lutte sanglante, qui révolte
+à la fois la politique et l'humanité, continuait malgré ses efforts,
+le gouvernement du Roi se verrait contraint de ne plus consulter
+que ses devoirs comme membre de la grande famille européenne et les
+intérêts de la France elle-même, et il aviserait.» Cette phrase était
+rédigée à la fois pour ne pas obliger à l'intervention armée et pour
+ne pas l'exclure; chaque puissance conservait, sous ce rapport, sa
+liberté d'action[230].
+
+[Note 229: M. Guizot avait déjà pensé à cette médiation, quelques
+mois auparavant. (Lettres confidentielles de M. Guizot au duc de
+Broglie, pendant la première moitié de juillet. _Documents inédits._)]
+
+[Note 230: Dépêches de M. Guizot en date des 4, 7 et 8 novembre 1847.]
+
+Les cabinets de Berlin et de Vienne--le premier surtout--surent
+grand gré au gouvernement français de son initiative; ils donnèrent
+immédiatement leur adhésion et garantirent celle du cabinet de
+Saint-Pétersbourg[231]. La difficulté était à Londres. Lord
+Palmerston se montra d'abord très récalcitrant et même quelque peu
+impertinent. Sur lui, notre principal, notre unique moyen d'action
+était de le menacer de faire la démarche sans l'Angleterre, auquel
+cas elle se trouverait, comme la France en 1840, seule contre quatre.
+Le duc de Broglie, d'accord avec M. Guizot, qui, fort préoccupé de la
+question, correspondait avec lui presque tous les jours, usa beaucoup
+de cette menace. Elle rendait le ministre anglais assez perplexe,
+mais ne le décidait pas. Les jours s'écoulaient, sans qu'il donnât
+de réponse positive. Son calcul paraissait être de faire traîner les
+choses en longueur. Or, pendant ce temps, les hostilités commençaient
+en Suisse. Le 10 novembre, l'armée fédérale envahissait le canton de
+Fribourg, qui, ne se sentant pas en force, capitulait le 15 et se
+voyait livré à tous les excès des vainqueurs. Sans doute, ce n'était
+pas encore là un résultat décisif: le noeud de la question était à
+Lucerne, où l'on manifestait l'intention de résister comme en 1845.
+Mais il était bien évident que la diplomatie n'avait plus une heure à
+perdre. Aussi M. Guizot écrivait-il au duc de Broglie: «Si on veut
+traîner, coupez court à toute tentative de ce genre. C'est un devoir
+et une nécessité de se décider et d'agir[232].»
+
+[Note 231: Dépêches du marquis de Dalmatie et du comte de Flahault à
+M. Guizot, en date des 10 et 11 novembre 1847.--Voir aussi la dépêche
+de M. de Metternich au comte Apponyi, en date du 15 novembre 1847.
+(_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 490 à 492.)]
+
+[Note 232: Correspondance confidentielle de M. Guizot et du duc de
+Broglie; pendant la première moitié de novembre 1847. (_Documents
+inédits._)]
+
+Tout le monde en Angleterre n'approuvait pas le jeu de lord
+Palmerston: plusieurs de ses collègues ne se voyaient pas sans
+préoccupation sur le point d'être séparés de l'Europe et associés
+aux radicaux; le prince Albert et le roi des Belges insistaient pour
+qu'on fît quelque chose en faveur du Sonderbund[233]. Ainsi pressé,
+le chef du _Foreign office_ se décida, le 16 novembre, à modifier sa
+tactique; il parut entrer dans l'idée de la médiation; seulement, il
+proposa une autre rédaction pour la note identique. Dans son projet,
+plus un mot de blâme contre les violences des radicaux, de réserve
+en faveur de l'indépendance des cantons et de la liberté religieuse;
+une apparence d'impartialité entre les deux parties, qui dissimulait
+mal une préférence pour la diète; tranchant par avance, contre le
+Sonderbund, la principale contestation, il prétendait établir, comme
+condition même de la médiation, l'expulsion des Jésuites; enfin, il
+demandait que la conférence se tînt à Londres[234].
+
+[Note 233: Lettre confidentielle du duc de Broglie à M. Guizot; du 14
+novembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 234: Dépêche de lord Palmerston à lord Normanby, en date du
+16 novembre 1847.--Voir aussi une lettre confidentielle du duc de
+Broglie à M. Guizot; en date du 16 novembre. (_Documents inédits._)]
+
+Une question de conduite fort délicate se posa alors pour le
+gouvernement français. Devait-il interpréter comme un refus une
+contre-proposition témoignant de sentiments si différents des
+siens, renoncer au concours de l'Angleterre et agir avec les trois
+autres puissances? Ou bien devait-il prendre en considération le
+projet de lord Palmerston, sauf à négocier pour obtenir quelque
+atténuation des passages les plus choquants? Autour de lui, les
+meilleurs esprits étaient divisés. M. Désages penchait pour le
+premier parti: à son avis, c'était duperie de courir après lord
+Palmerston, qui se jouait de nous; nous manquerions ainsi à ce que
+nous devions aux autres puissances, avec lesquelles nous avions déjà
+lié partie avant la dernière ouverture de l'Angleterre et envers
+lesquelles «notre honneur était engagé». À ceux qui s'effarouchaient
+de voir la France se rapprocher des puissances absolutistes, M.
+Désages répondait: «En communiquant avec les cours continentales,
+avons-nous pris leur drapeau? avons-nous accepté toutes leurs idées?
+nous sommes-nous mis, en un mot, à leur dévotion et à leur suite?
+Assurément non. Nous leur avons demandé de nous laisser faire, de
+se mettre derrière nous[235].» L'opinion contraire avait pour elle
+une autorité plus considérable encore, celle du duc de Broglie.
+Non que celui-ci partageât les sympathies de lord Palmerston pour
+les radicaux suisses. «Il n'y a jamais eu, depuis l'origine du
+monde, écrivait-il à son fils, une meilleure cause que celle du
+Sonderbund[236].» Mais nul n'avait un sentiment plus vif des dangers
+d'une intervention prématurée. «Intervenir, disait-il, sans être
+appelé par personne, avec la certitude d'être désavoué par tous
+les conservateurs de la Suisse (je n'en ai pas encore trouvé un
+seul qui n'en repousse l'idée avec horreur), intervenir sans aucune
+chance de pouvoir y établir des gouvernements en état de se soutenir
+par eux-mêmes, sans savoir, par conséquent, combien d'années il y
+faudrait faire le métier de geôliers et de gendarmes, et cela dans
+l'état actuel de l'Allemagne, de l'Italie et de la France, cela me
+paraissait, je l'avoue, le comble de la déraison[237].» C'était à
+cette extrémité qu'il craignait que la France ne fût amenée par
+une action «à quatre» avec l'Autriche, la Prusse et la Russie.
+«L'Angleterre écartée, écrivait-il à M. Guizot, nous sommes un contre
+trois dans la médiation. Une fois la médiation rejetée, et elle
+le sera certainement, il faut faire quelque chose, et nous sommes
+à la discrétion de l'Autriche. Voilà mon inquiétude. Il dépend
+de M. de Metternich, en envoyant un bataillon dans le Tessin ou à
+Schaffouse, de nous faire occuper Lausanne. Or, cela est grave[238].»
+Élargissant d'ailleurs la question, le duc de Broglie était conduit
+à juger l'évolution faite, en ce moment, par le gouvernement
+français vers les puissances de l'Est et à peser les avantages
+comparés des alliances continentales et de l'alliance anglaise.
+«Nous n'avons en Europe que des ennemis, écrivait-il à M. Désages,
+dont il connaissait les vues différentes. Nous avons des ennemis
+permanents: ce sont les cours continentales; ennemis prudents,
+sensés, éclairés sur leurs intérêts, qui ne nous feront jamais que
+le mal qui ne leur est pas nuisible et qui nous feront quelquefois
+le bien qui leur est utile. N'en attendez rien de plus, ou vous y
+serez pris. Nous avons un ennemi accidentel: c'est l'Angleterre
+égarée par lord Palmerston; ennemi violent, actif, persévérant, et
+qui nous fera toujours tout le mal qu'il osera nous faire. Notre
+jeu est d'opposer, tour à tour, ces inimitiés l'une à l'autre, de
+défendre l'ordre avec les cours continentales et la liberté avec
+l'Angleterre, sans nous laisser entraîner à la Sainte-Alliance dans
+le premier cas, ni au radicalisme dans le second. En passant ainsi
+de l'un à l'autre, sans compter sur l'un ni sur l'autre, nous leur
+donnerons souvent de l'humeur: il faut s'y résigner quand on ne peut
+l'éviter. Point d'illusion, point de découragement, point d'abandon
+envers personne; toujours peser ses paroles, et n'en point dire qui
+soient oiseuses[239].» Il écrivait encore au même correspondant: «Il
+n'y a point pour nous, dans les cours du continent, de sympathie
+proprement dite, de sympathie permanente, assurée, qui puisse servir
+de base à une alliance durable et complète. Entre nous et ces cours,
+l'entente ne peut s'établir que là où nous nous rencontrons dans
+un intérêt commun de conservation, de paix et d'ordre, dans une
+question où l'existence des traités est en jeu, où il s'agit de les
+faire respecter par qui de droit; et encore devons-nous veiller
+à ce que cet accord ne fasse pas disparaître notre drapeau d'État
+libre et constitutionnel, pour lui substituer celui des puissances
+absolutistes. Plus ou moins, il faut toujours lutter pour prévenir
+la confusion. Avec l'Angleterre, à la condition de ne traiter avec
+elle que d'égal à égal, de savoir lui résister à propos, les raisons
+et les chances de bonne entente, d'alliance sympathique et durable,
+existent. La politique de conservation surtout, quand elle est celle
+des deux cabinets, leur est d'autant plus facile à poursuivre en
+commun, qu'ils sont constitutionnellement portés, l'un et l'autre, à
+la dégager de ce caractère d'absolutisme ou d'exclusivisme qui lui
+aliénerait l'opinion publique. Il est donc évident que toutes les
+fois que nous trouvons l'Angleterre prête à marcher avec nous dans
+cette voie, à ces conditions et avec cette mesure, nous ne devons
+rien négliger pour écarter les obstacles qui contrarieraient l'action
+commune[240].» On le voit, le duc de Broglie conservait quelque chose
+des préventions qui lui avaient déjà fait combattre si vivement, en
+1834 et 1835, la tendance du Roi à se rapprocher de l'Autriche[241].
+Peut-être ne tenait-il pas assez compte des changements survenus
+depuis. En tout cas, c'étaient ces sentiments généraux qui, dans la
+question particulière de la Suisse, le portaient à faire beaucoup
+de sacrifices pour ne pas se trouver séparé de l'Angleterre. Il ne
+se dissimulait pas cependant que continuer la négociation avec lord
+Palmerston, c'était lui fournir une nouvelle occasion de traîner les
+choses en longueur. Cette perspective ne l'effrayait pas beaucoup.
+Au fond, il jugeait l'affaire de la médiation mal engagée et se
+serait consolé de ne pas la voir aboutir. «Je crois, écrivait-il
+à M. Guizot, qu'il y a tout à gagner maintenant à différer. Si
+Lucerne doit résister, rien n'arrivera à temps; l'attaque est
+en train. Si Lucerne doit imiter Fribourg, et que toute cette
+affaire du Sonderbund tourne en déroute de Méhémet-Ali, couvrant de
+ridicule ses malencontreux protecteurs, il ne faut pas faire une
+démonstration éclatante, car le ridicule en serait plus grand. Pour
+que la médiation ait un sens, il faut qu'il y ait des belligérants,
+il faut qu'il y ait des gens qui se battent. J'ajoute qu'après le
+rejet de l'offre anglaise, la médiation n'est qu'une forme; c'est
+une offre qui, venant des quatre puissances seulement, sera rejetée
+avec insolence. Et puis après, que ferons-nous? L'offre anglaise me
+paraît en ce moment une bonne fortune, ne fût-ce que pour gagner du
+temps et savoir si le Sonderbund est une réalité ou si ce n'est qu'un
+fantôme[242].» Il ajoutait, dans une lettre à M. Désages: «Quant à
+l'avenir de tout ceci, le plus vraisemblable, c'est que nous ne nous
+mettrons pas d'accord, et que, dussions-nous nous mettre d'accord,
+le pauvre Sonderbund sera mort et enterré, avant que nous puissions
+arriver sur le champ de bataille avec nos paperasses[243].»
+
+[Note 235: Lettres diverses de M. Désages à M. de Jarnac, du 16 au 22
+novembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 236: Lettre du 13 octobre 1847. (_Documents inédits._) Dans
+cette même lettre, le duc de Broglie parlait avec admiration de cette
+«résolution calme de ne pas souffrir qu'on porte atteinte au droit
+qu'a Lucerne de confier à cinq Jésuites l'éducation de ses enfants,
+pas plus que Guillaume Tell n'a souffert qu'il fût porté atteinte au
+droit qu'il avait de ne pas ôter son bonnet devant les armoiries de
+l'Autriche».]
+
+[Note 237: Lettre à M. Désages, du 21 novembre 1847. (_Documents
+inédits._)]
+
+[Note 238: Lettre confidentielle du 18 novembre 1847. (_Documents
+inédits._)]
+
+[Note 239: Lettre du 21 novembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 240: Cité dans une lettre écrite, le 24 novembre 1847, par M.
+Désages à M. de Jarnac. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 241: Voir plus haut, t. II, ch. XIV, § VI.]
+
+[Note 242: Lettre du 19 novembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 243: Lettre du 21 novembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+M. Guizot ne partageait pas les préventions de son ambassadeur contre
+une action commune avec l'Autriche et les puissances continentales;
+on sait au contraire que, sans vouloir aucunement se mettre à
+leur remorque, il estimait que ce rapprochement était dans les
+nécessités de la situation. Il avait également plus confiance que le
+duc de Broglie dans l'efficacité possible de la médiation et dans
+la résistance du Sonderbund. Mais, autant que lui, il désirait le
+concours de l'Angleterre. Il craignait, en rompant avec elle, d'ôter
+tout effet aux démarches qui seraient faites en Suisse. Il craignait
+aussi de fournir, en France, une arme redoutable à l'opposition,
+déjà si animée contre la politique suivie dans les affaires suisses.
+Ne voulant donc rien négliger pour obtenir, s'il était possible, un
+concours si précieux, il fit décider par le conseil des ministres,
+sans perdre un jour, que le contre-projet anglais serait pris en
+considération, sauf à demander quelques modifications de rédaction.
+«Je suis bien aise, écrivait-il, le 18 novembre, au duc de Broglie,
+de donner cette preuve de fait que je mets toujours le même prix à
+l'entente avec l'Angleterre, et que je n'ai pas la moindre envie de
+son isolement[244].»
+
+[Note 244: _Documents inédits._--Quelques jours auparavant, M. Guizot
+écrivait déjà, dans le même ordre d'idées: «Je n'ai pas la moindre
+envie de prendre sur lord Palmerston, à quatre contre un, ma revanche
+du traité du 15 juillet. Nous sommes quittes depuis longtemps à cet
+égard, et ce n'est pas ma faute si j'ai été obligé de m'acquitter.»
+(_Documents inédits._)]
+
+Dès le 20 novembre, le duc de Broglie voyait lord Palmerston et
+s'accordait avec lui, sans trop de difficulté, sur les modifications
+désirées par M. Guizot. La principale portait sur la question
+des Jésuites; entre la première rédaction française se bornant
+à stipuler l'arbitrage du Pape, et le contre-projet anglais ne
+parlant plus du Pape et posant comme condition l'expulsion de
+ces religieux, on adoptait cette rédaction intermédiaire: «Les
+sept cantons du Sonderbund s'adresseront au Saint-Siège, pour lui
+demander s'il ne convient pas, dans l'intérêt de la paix et de la
+religion, d'interdire à l'Ordre des Jésuites tout établissement
+sur le territoire de la Confédération helvétique[245].» Malgré
+le succès apparent de sa négociation, le duc de Broglie n'en
+demeurait pas moins fort sceptique sur le résultat final. «Nous
+essayons, écrivait-il à son fils, une médiation qui est bien la
+plus malencontreuse qu'il soit possible d'imaginer. Il ne s'agit
+de rien moins que de faire passer dans le même bateau le loup, la
+chèvre et le chou, M. de Metternich, M. Guizot et lord Palmerston.
+La langue n'a point assez de souplesse pour inventer les équivoques
+qui seraient nécessaires en pareil cas. Ainsi, moi qui ne suis
+chargé que du loup, je l'ai un peu apprivoisé, mais pas assez pour
+que nous en venions à nos fins. Tout cela n'est que de l'encre et
+du papier perdus. Les radicaux seront maîtres de toute la Suisse,
+moins peut-être les vallées inaccessibles pendant l'hiver, avant que
+nous ayons mis nos points et nos virgules, et que nous soyons venus
+à bout, je ne dis pas de nous entendre, mais au contraire de ne pas
+nous entendre, c'est-à-dire de cesser de nous imputer mutuellement
+des perfidies, des desseins cachés, des ambitions dissimulées.
+Je ne connais pas de plus triste et de plus déplorable tâche que
+celle-là[246].»
+
+[Note 245: Dépêche et lettre du duc de Broglie à M. Guizot, en date
+du 20 novembre 1847.]
+
+[Note 246: Lettre du 24 novembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+Avec les corrections obtenues par le duc de Broglie, le contre-projet
+anglais parut à M. Guizot, sinon satisfaisant, du moins acceptable.
+Restait à le faire agréer aux trois autres puissances. C'était là
+une autre difficulté. En effet, aussitôt avait-on connu, à Berlin et
+à Vienne, la première rédaction de lord Palmerston, qu'on l'avait
+déclarée dérisoire, impertinente, et l'on en avait conclu qu'il
+fallait agir sans l'Angleterre. «Si nous entrons en négociations
+avec lord Palmerston, disait M. de Canitz, ministre des affaires
+étrangères de Prusse, nous n'aboutirons à rien; nous n'arriverons
+même pas à temps pour l'enterrement.» Les hommes d'État de Berlin,
+naguère si portés vers l'alliance anglaise et si hostiles à la
+France, proclamaient très haut que «lord Palmerston était le
+représentant du principe révolutionnaire, et que toute la cause du
+principe conservateur était remise aux mains du gouvernement du roi
+Louis-Philippe[247]». M. de Metternich n'était pas moins animé[248].
+M. Guizot entreprit cependant d'amener les trois cours de l'Est à
+se contenter du contre-projet amendé par lui. «Lord Palmerston,
+leur fit-il remarquer, abandonne son principe, l'illégitimité du
+Sonderbund; il met les deux parties belligérantes sur le même niveau
+et traite avec toutes deux; il se joint à nous pour l'offre et les
+bases essentielles de la médiation en commun: grand désappointement
+et rude coup pour les radicaux. Si la médiation est acceptée et
+réussit, le but est atteint. Si elle est refusée ou si elle échoue,
+nous rentrons tous dans notre pleine liberté. Nous pourrons faire
+alors, s'il y a lieu, d'autres pas à quatre, à trois, à deux; mais
+nous aurons fait les premiers pas à cinq[249].» Le temps manquant
+pour attendre la réponse des cabinets eux-mêmes, notre ministre,
+employant un procédé auquel Casimir Périer avait eu souvent recours,
+réunit chez lui, le 24 novembre, les ambassadeurs d'Autriche, de
+Prusse et de Russie. Fortement chapitrés par lui, le comte Apponyi
+et le comte Arnim prirent sur eux d'accepter le contre-projet,
+et s'engagèrent, dès qu'il aurait été définitivement approuvé à
+Londres, à le transmettre aux représentants de leurs cours à Berne.
+L'ambassadeur de Russie, par manque d'instructions, ne put prendre
+le même engagement; mais il approuva la conduite de ses collègues et
+fit espérer l'adhésion de sa cour[250]. L'influence ainsi exercée par
+M. Guizot sur les ambassadeurs étrangers n'était pas une médiocre
+preuve de la grande situation qu'il s'était faite en Europe[251]. En
+possession de cette adhésion, il l'annonça, le jour même, au duc de
+Broglie et le pressa de tout conclure: «On avait bonne envie, lui
+écrivait-il, de laisser l'Angleterre seule. Nous n'avons pas cédé à
+cette envie. Nous comptons qu'en retour toute lenteur, toute petite
+difficulté disparaîtront, et que le prochain courrier m'apportera la
+signature anglaise[252].»
+
+[Note 247: Lettre du marquis de Dalmatie à M. Guizot, en date du 22
+novembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 248: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 494 à 500.]
+
+[Note 249: Lettre particulière de M. Guizot à ses représentants à
+Vienne, Berlin et Saint-Pétersbourg, en date du 19 novembre 1847.
+(_Documents inédits._)]
+
+[Note 250: Dépêche de M. Guizot au duc de Broglie, du 24 novembre
+1847.]
+
+[Note 251: M. de Metternich, après coup, devait exprimer un regret
+de l'adhésion donnée par son ambassadeur. (_Mémoires de M. de
+Metternich_, t. VII, p. 508.)]
+
+[Note 252: Lettre particulière de M. Guizot au duc de Broglie, en
+date du 25 novembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+Mais, avec lord Palmerston, on n'était jamais au bout des surprises
+désagréables. Informé, le 26 novembre, par le duc de Broglie, que
+les autres puissances acceptaient son contre-projet amendé, il
+prétendit remettre en question certains points de la rédaction,
+notamment ceux qui avaient trait aux Jésuites. Notre ambassadeur lui
+rappela fermement la parole donnée. Pendant trois heures, Palmerston
+essaya de toutes les mauvaises chicanes pour échapper à son pressant
+interlocuteur; il n'y parvint pas et dut finir par donner l'assurance
+qu'il ferait remettre la note aux belligérants suisses en même temps
+que les représentants des autres puissances[253]. «Ouf! ce n'est
+pas sans peine, écrivait le duc de Broglie à M. Guizot, au sortir de
+cette conférence. Il m'a fallu recourir aux grands moyens et peindre
+à lord Palmerston, sous les plus noires couleurs, la position de
+l'Angleterre dans l'isolement. J'ai employé, dans cette discussion,
+tout ce que le ciel m'a donné de présence d'esprit, de subtilité, de
+ressources d'argumentation, de résolution obstinée. Enfin, je l'ai
+décidé à lâcher prise[254].»
+
+[Note 253: Dépêche du duc de Broglie à M. Guizot, du 26 novembre
+1847.]
+
+[Note 254: Lettre particulière du 26 novembre 1847. (_Documents
+inédits._)--Quatre jours plus tard, revenant sur cet entretien, le
+duc de Broglie écrivait encore à M. Guizot: «Si je n'eusse pris mon
+parti de rompre, après trois heures d'altercation, de replier mon
+papier, de prendre mon chapeau et de me lever pour sortir, Palmerston
+n'aurait pas lâché prise.» (_Documents inédits._)]
+
+Tout paraissait donc conclu, et il n'y avait plus qu'à agir. Le 28
+novembre, M. Guizot, le comte Apponyi et le comte Arnim envoyaient
+aux représentants de la France, de l'Autriche et de la Prusse à
+Berne, la note identique que ceux-ci devaient remettre à la diète et
+au Sonderbund. Avis nous avait été donné de Londres, le 27, que sir
+Stratford-Canning était envoyé en Suisse avec la même mission. La
+Russie devait suivre prochainement.
+
+Pendant que les puissances, systématiquement entravées par lord
+Palmerston, avaient tant de peine à se mettre en mouvement, les
+radicaux, en Suisse, précipitaient les événements. Aussitôt Fribourg
+soumis, le général Dufour avait marché sur Lucerne. Chacun sentait
+que là devait se livrer la bataille décisive. «La Suisse entière,
+écrivait l'ambassadeur de France à Berne, est dans une attente
+pleine de passion et d'anxiété, les yeux tournés vers Lucerne.» Les
+forces des deux partis étaient singulièrement inégales. L'armée du
+général Dufour ne comptait pas moins de 50,000 hommes de troupes de
+première ligne, de 30,000 hommes de réserve et de 172 canons; les
+officiers et les soldats étaient loin d'être tous des radicaux, mais,
+suivant l'exemple du général Dufour, ils obéissaient à la diète.
+Le Sonderbund n'avait pas en tout 25,000 combattants, médiocrement
+commandés; pas de direction d'ensemble bien acceptée; chacun des
+sept cantons se préoccupait de retenir ses hommes sur son territoire
+pour le défendre contre l'invasion radicale. L'armée de la diète
+avait pour elle plus encore que la supériorité du nombre, de
+l'armement et du commandement: c'était de paraître l'armée régulière
+de la Confédération; en voyant s'avancer contre eux des troupes
+portant le brassard fédéral, ceux-là mêmes qui, en 1845, avaient si
+gaillardement culbuté les corps francs, éprouvaient, en dépit de leur
+bon droit, un sentiment d'incertitude et de trouble. La lutte fut
+courte et sans éclat. Après quelques escarmouches, Lucerne se soumit,
+le 24 novembre. Du coup, le Sonderbund était mort, et la résistance
+partielle qui se prolongea encore quelques jours dans les cantons
+d'Uri et du Valais, n'avait aucune importance. Sans honneur pour les
+vainqueurs, dont le succès n'était qu'un grossier et odieux abus de
+la force, la lutte fut aussi sans honneur pour les vaincus, dont la
+prompte capitulation ne parut pas en harmonie avec leur attitude
+jusque-là si fière[255].
+
+[Note 255: C'est ce qui devait faire dire, quelques semaines plus
+tard, en pleine Chambre des pairs, au plus éloquent apologiste du
+Sonderbund, M. de Montalembert: «Oui, la défaite a été honteuse.
+La vérité m'arrache ce témoignage au détriment même de mes amis.»
+Le duc de Broglie, avant l'événement, avait le pressentiment de ce
+qui allait se passer; il écrivait à M. Guizot: «Il n'y a rien de si
+simple et de si légitime que de céder à la force; mais, quand on en
+est là, il ne faut pas trancher du Léonidas ni des martyrs.» (Lettre
+du 20 novembre 1847. _Documents inédits._)]
+
+Ainsi, au moment où la diplomatie, sans nouvelles des opérations
+militaires, parvenait enfin à arracher le consentement du
+gouvernement anglais et lançait l'offre de médiation, l'un des
+belligérants, entre lesquels elle prétendait s'interposer, était déjà
+écrasé. C'était bien en prévision de ce résultat que lord Palmerston
+avait fait traîner les négociations préliminaires. Il ne s'était pas
+d'ailleurs contenté de retarder les puissances. Tandis qu'à Londres
+il feignait de chercher, de concert avec les autres cabinets, le
+moyen de contenir le gouvernement fédéral et de prévenir la guerre
+civile, il se montrait, à Berne, impatient d'applaudir au succès
+de ce gouvernement et le pressait de précipiter son attaque. Le
+chapelain de la légation britannique avait même été envoyé au camp du
+général Dufour, pour l'avertir que le chef du _Foreign office_, ne
+pouvant résister plus longtemps à la pression de la France, allait
+signer la note identique, et qu'il n'y avait pas un instant à perdre
+pour abattre Lucerne avant que la note arrivât à destination. Après
+l'événement, notre chargé d'affaires se donna le plaisir de faire
+confesser, devant témoins, cette démarche, par M. Peel lui-même.
+«Avouez, lui dit-il, que vous nous avez joué un tour, en pressant
+les événements.» Et comme le diplomate anglais se taisait, notre
+agent insista: «Pourquoi faire le mystérieux? Après une partie, on
+peut bien dire le jeu qu'on a joué.--Eh bien, c'est vrai, dit alors
+M. Peel, j'ai fait dire au général Dufour d'en finir vite[256].» Il
+est vrai que, quant à lui, M. Peel n'était pas complice du double
+jeu de son ministre; il n'était associé qu'à la partie radicale de
+sa politique; quand il avait appris que lord Palmerston signait la
+note identique, il n'avait pu contenir sa surprise et son émotion.
+«Si je pouvais, disait-il à notre agent, montrer les dépêches de
+lord Palmerston, on penserait, comme moi, que je ne saurais remettre
+la note qu'il m'annonce. Je donnerai ma démission plutôt que de le
+faire. Eh! le puis-je donc, en effet, quand je viens de faire une
+visite à M. Ochsenbein dans un sens tout opposé? Vous comprenez que
+je ne me suis pas lié avec des gens comme les radicaux, par amitié
+pour eux. Mais la guerre est finie, et l'on m'a fait jouer un rôle
+qui me blesse beaucoup[257].» Voilà de quelle loyauté usait le
+ministre qui s'indignait si fort de nos prétendues dissimulations
+dans l'affaire des mariages espagnols!
+
+[Note 256: Lettre de M. de Massignac, secrétaire d'ambassade, à M.
+de Bois-le-Comte, en date du 29 novembre 1847, rapportée dans une
+dépêche de ce dernier, en date du 31 décembre 1847.]
+
+[Note 257: Dépêche de M. de Bois-le-Comte à M. Guizot, en date du 2
+décembre 1847.]
+
+Quel effet pouvaient avoir désormais la note identique et l'offre
+de médiation? Quand cette note arriva en Suisse, le 30 novembre,
+c'est à peine si les derniers débris du Sonderbund s'agitaient
+encore dans le Valais. Les ambassadeurs de France, d'Autriche
+et de Prusse la firent remettre cependant aux deux parties. Le
+gouvernement anglais prit prétexte des événements survenus pour
+s'abstenir, préférant sans doute rester sur les félicitations que son
+représentant avait adressées aux vainqueurs. «Du moment où il n'y
+a plus de lutte, disait-on au _Foreign office_, il ne saurait être
+question de médiation.» Les radicaux suisses n'avaient pas dès lors
+à se gêner. Par une note, en date du 7 décembre, ils repoussèrent la
+médiation, déclarant qu'il n'y avait jamais eu de guerre civile, mais
+seulement une exécution armée des décrets de la diète. Ils poussèrent
+l'impertinence jusqu'à demander à Paris que M. de Bois-le-Comte fût
+rappelé pour avoir pris ouvertement le parti des «rebelles[258]». En
+même temps, dans l'usage qu'ils faisaient de leur victoire contre la
+minorité vaincue, ils montraient un mépris cynique de tout droit, de
+toute justice, de toute liberté. Plusieurs semaines après, le duc de
+Broglie, dont on connaît pourtant l'esprit mesuré, ne pouvait pas
+encore parler de ces excès sans un frémissement d'indignation. «Dieu,
+disait-il, a voulu, dans ses desseins impénétrables, que l'oeuvre
+de destruction, que l'oeuvre d'iniquité s'accomplît; il a voulu,
+pour notre enseignement à tous, que nous revissions encore une fois
+à l'oeuvre et dans son triomphe le principe qui domine aujourd'hui
+dans la Confédération helvétique et qui paraît relever la tête sur
+plusieurs points de l'Europe; il a voulu que nous revissions encore,
+après soixante ans, la conquête avec ses exigences implacables,
+l'occupation militaire avec ses exactions cupides, la profanation des
+lieux saints, la dévastation des choses saintes, les proscriptions en
+masse, les confiscations en bloc, des gouvernements révolutionnaires
+improvisés à la pointe des baïonnettes, et improvisant, à leur
+tour, sous le nom de lois, l'inquisition et la persécution, aux
+acclamations de la populace[259].»
+
+[Note 258: Le fait fut connu des diplomates accrédités à Paris.
+(HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t. II, p. 677.)]
+
+[Note 259: Discours prononcé à la Chambre des pairs le 16 janvier
+1848.--M. Doudan, tout sceptique qu'il fût, s'exprimait avec émotion
+sur les violences commises par «ces enragés de radicaux» contre «de
+pauvres gens qui leur étaient supérieurs devant Dieu, bien qu'ils
+aimassent les Jésuites»; il les qualifiait «d'indignes sauvages»;
+puis, à propos de l'expulsion des religieux de Saint-Bernard,
+l'un des hauts faits des vainqueurs, il ajoutait: «Les chiens du
+Saint-Bernard sont très supérieurs à ces radicaux-là, quoi qu'on en
+puisse dire.» (_Mélanges et Lettres_, t. II, p. 145 et 148.)]
+
+Les circonstances auraient-elles permis au gouvernement français
+de faire mieux? En tout cas, force était de reconnaître que,
+jusqu'alors, sa campagne diplomatique, dans les affaires de Suisse,
+avait été peu heureuse. Il s'était trompé sur la force de résistance
+du Sonderbund, comme, en 1840, sur celle de Méhémet-Ali. Il s'était
+laissé duper par lord Palmerston, genre de mésaventure qui fait
+toujours faire à un gouvernement une figure assez fâcheuse et un
+peu ridicule, alors même qu'il peut se plaindre d'avoir été victime
+de manoeuvres déloyales. Il avait mis en mouvement les grandes
+puissances de l'Europe, pour leur faire essuyer, en fin de cause, le
+refus insolent des radicaux de Berne. Les clients qu'il avait voulu
+protéger, d'accord avec les autres cours du continent, ces clients
+dont la cause était celle de l'ordre, du droit, de la liberté,
+avaient été écrasés sous ses yeux, sans avoir reçu de lui aucun
+secours efficace. Les amis de M. Guizot ne pouvaient se dissimuler
+qu'il y avait là «un véritable échec pour la cause monarchique et
+conservatrice», et aussi «quelque humiliation pour le gouvernement
+français[260]». Par contre, ses adversaires se sentaient encouragés
+à le prendre de plus haut encore, soit dans la presse, soit dans
+les banquets alors en pleine activité, avec une politique qui
+venait de se montrer aussi impuissante; tous leurs applaudissements
+étaient pour lord Palmerston qu'ils félicitaient d'avoir joué notre
+gouvernement, pour les radicaux de la diète dont ils partageaient le
+triomphe.
+
+[Note 260: _Journal inédit du baron de Viel-Castel_, à la date du 5
+décembre 1847.]
+
+
+VI
+
+À Vienne comme à Berlin, on n'était nullement disposé à rester sur
+l'insuccès des premières démarches. M. de Metternich proclamait,
+au contraire, que l'écrasement du Sonderbund rendait le devoir de
+l'Europe plus pressant encore, son droit plus évident[261]. M.
+de Canitz disait au ministre de France: «Peut-on accepter, parce
+que cela plaît à lord Palmerston, l'énorme échec que vient de
+subir le parti conservateur en Europe[262]?» Seulement, que faire?
+Dans les deux cabinets allemands, se manifestait fortement cette
+double conviction, d'abord qu'il n'y avait rien à faire avec lord
+Palmerston, ensuite qu'on ne pouvait rien faire sans M. Guizot;
+que l'un était l'ennemi forcé, l'autre le sauveur possible. Cela
+ressortait des dépêches écrites par M. de Metternich à cette époque:
+en même temps qu'il se plaignait amèrement de la mauvaise foi de
+lord Palmerston et qu'il se déclarait résolu à ne pas être une
+seconde fois sa dupe[263], il témoignait sa confiance en M. Guizot et
+exprimait le voeu qu'il prît la direction de la campagne. «M. Guizot
+voit les choses telles qu'elles sont, disait-il à notre ambassadeur;
+avec un esprit comme le sien, je suis toujours sûr de m'entendre,
+et je serai toujours prêt à marcher.» Il ajoutait qu'il «attendait
+du ministre français le nouveau plan de conduite à tenir[264]». Ces
+sentiments étaient peut-être plus vifs encore à Berlin; le marquis de
+Dalmatie les notait, presque jour par jour, dans sa correspondance
+avec M. Guizot. «Le cabinet prussien, écrivait-il, qui naguère
+encore se tenait tellement rapproché de l'Angleterre, en est bien
+loin aujourd'hui. Si je compare le langage d'aujourd'hui à celui d'il
+y a un an, quelle distance! Et cette comparaison est ici dans toutes
+les bouches. On dit tout haut, aujourd'hui, que lord Palmerston
+est le représentant du principe révolutionnaire, et que toute la
+cause du principe conservateur est remise aux mains du gouvernement
+français... Le fait seul d'en être venu à un tel éloignement de
+l'Angleterre, que je pourrais, après une liaison aussi intime,
+presque l'appeler une rupture, ce fait peut vous donner la mesure de
+la préoccupation dans laquelle on est ici. Aussi ne se repose-t-on
+que sur la fermeté du gouvernement français pour soutenir la cause
+commune.» Si M. de Canitz montrait quelque inquiétude, c'était quand
+il croyait qu'à Paris on lui gardait rancune de son mauvais vouloir
+passé. «Pourquoi ne veut-on pas de nous?» demandait-il humblement
+au marquis de Dalmatie, et il revenait alors sur sa conduite dans
+l'affaire des mariages espagnols, pour chercher à l'excuser[265].
+Lord Westmorland, ministre d'Angleterre, qui rentrait à Berlin, dans
+les premiers jours de décembre, après un assez long congé, était
+tout surpris du changement des esprits; sa femme disait à un ami
+«qu'elle voyait avec douleur combien lord Palmerston avait aliéné de
+l'Angleterre tout le continent[266]». Vainement, de Londres, M. de
+Bunsen tâchait-il de ramener son gouvernement à une appréciation des
+affaires suisses, moins contraire à celle du _Foreign office_; M. de
+Canitz ne cachait pas la méfiance que lui inspiraient les rapports
+de cet agent. Frédéric-Guillaume lui-même entreprenait, avec une
+ardeur singulière, de convertir «son ami Bunsen» à des idées plus
+saines. «De quoi s'agit-il en Suisse, lui écrivait-il, et pour nous
+et pour les grandes puissances?... D'une seule question que j'appelle
+l'épidémie du radicalisme. Le radicalisme, c'est-à-dire la secte
+qui a scientifiquement rompu avec le christianisme, avec Dieu,
+avec tout droit établi, avec toutes les lois divines et humaines.
+Cette secte-là, en Suisse, va-t-elle, oui ou non, s'emparer de la
+souveraineté par le meurtre, à travers le sang, à travers les larmes,
+et mettre en péril l'Europe entière? Voilà ce dont il s'agit. Cette
+pensée, qui est la mienne, doit être aussi la vôtre; elle doit être
+celle de tous mes représentants auprès des grandes puissances. À
+cette condition seulement, vous et eux, vous agirez efficacement dans
+le sens de ma politique et de ma volonté. Il est de toute évidence,
+à mes yeux, que la victoire de la secte sans Dieu et sans droit,
+dont les partisans augmentent de jour en jour (comme la boue dans
+les jours de pluie), particulièrement en Allemagne, il est, dis-je,
+de toute évidence que cette victoire établira un puissant foyer
+de contagion pour l'Allemagne, l'Italie, la France, un vrai foyer
+d'infection dont l'influence sera incalculable et effroyable... Le
+cabinet anglais ne considère pas la situation des choses au point de
+vue des dangers que court le droit européen, cela est parfaitement
+clair; quant à vous, très cher Bunsen, la voyez-vous ainsi que je la
+vois? Cela ne m'est pas clair du tout. C'est pourquoi je vous écris,
+car vous devez,--il le faut,--vous devez voir les choses comme moi,
+et agir en conséquence, brûlant du feu sacré, parlant, conseillant,
+n'ayant ni repos ni cesse, aussi longtemps que durera l'affaire[267].»
+
+[Note 261: Dépêches de M. de Metternich, du 29 novembre et du 7
+décembre 1847. (_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 500 et
+508.)]
+
+[Note 262: Lettre particulière du marquis de Dalmatie à M. Guizot, en
+date du 2 décembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 263: Dépêches de M. de Metternich, des 12 et 24 décembre 1847.
+(_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 354, 511, 512, 523.)]
+
+[Note 264: Lettres particulières de M. de Flahault à M. Guizot, en
+date des 29 et 30 novembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 265: Correspondance particulière du marquis de Dalmatie avec M.
+Guizot, en novembre et décembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 266: Lettre du même au même, du 10 décembre 1847. (_Documents
+inédits._)]
+
+[Note 267: _Frédéric-Guillaume IV et le baron de Bunsen_, par M.
+SAINT-RENÉ TAILLANDIER.]
+
+À Berlin comme à Vienne, c'était donc vers Paris qu'on tournait les
+yeux, de Paris qu'on attendait une initiative et une direction.
+Ainsi apparaît-il que la campagne diplomatique qui, à regarder ses
+résultats en Suisse, avait jusqu'alors si mal réussi, influait
+cependant heureusement sur la situation de la France en Europe.
+M. Guizot, comprenant l'importance du rôle offert à son pays,
+était décidé à ne pas tromper l'attente des puissances. Il s'en
+expliquait ainsi dans la correspondance presque journalière qu'il
+avait alors avec le duc de Broglie: «Le Prussien et l'Autrichien ne
+nous demandent pas d'adopter leur politique, mais de les mettre à
+couvert sous la nôtre. Nous sommes évidemment à ce point critique où
+la bonne politique française peut devenir, de gré ou de force, par
+conviction ou nécessité, la politique européenne. Crise décisive pour
+l'affermissement de notre établissement de Juillet et la grandeur
+nouvelle de notre pays.» Il ajoutait, un autre jour: «La question
+est posée plus grandement et plus nettement que jamais, entre la
+politique conservatrice et la politique révolutionnaire. L'Italie
+est certainement au bout de la Suisse; peut-être même l'Allemagne.»
+Et encore: «Lord Palmerston veut rester le patron des radicaux, les
+protéger dans leurs embarras et profiter de leurs victoires. Or, plus
+je vois les radicaux à l'oeuvre, oeuvre sérieuse ou frivole, guerre
+civile ou banquets, plus je les méprise et redoute leur empire. Je
+suis convaincu que nous entrons dans une recrudescence générale,
+européenne, de la lutte engagée entre eux et nous. Notre position,
+dans cette lutte, est excellente aujourd'hui, car, en fondant un
+gouvernement libre, nous avons fait nos preuves comme gouvernement
+régulier, et nous sommes les modérateurs naturels, acceptés, de
+cette lutte, acceptés par les gouvernements eux-mêmes, comme par la
+portion honnête et sensée des populations. Toute notre politique
+doit consister à maintenir cette position et à en recueillir les
+fruits[268].»
+
+[Note 268: Lettres particulières de M. Guizot au duc de Broglie, en
+date des 29 novembre, 3 et 6 décembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+M. Guizot faisait donc connaître, dès le 4 décembre 1847, à Vienne
+et à Berlin, sa résolution de continuer, dans les affaires suisses,
+l'entente et l'action commune avec les puissances continentales[269].
+Ayant su que le cabinet prussien avait eu quelques doutes sur ses
+intentions, il se hâtait de le rassurer et écrivait au marquis
+de Dalmatie: «Priez M. de Canitz, de ma part, d'être certain que
+je ne manquerai ni à notre politique, ni à nos engagements. J'ai
+été, dès l'origine, et je suis encore aujourd'hui le premier sur
+la brèche, dans cette affaire suisse... Nous comptons tout à fait
+sur le cabinet de Berlin, et il peut compter sur nous[270].» Notre
+gouvernement ne faisait pas mystère au public de ses intentions.
+Le 7 décembre, le _Journal des Débats_ annonçait que la chute
+du Sonderbund ne mettrait pas fin à l'action pacificatrice des
+puissances en Suisse; qu'en présence des projets hautement proclamés
+par le radicalisme, il leur restait le devoir de protéger ce pays
+contre l'oppression et les bouleversements dont il était menacé;
+«elles doivent empêcher, déclarait-il, qu'on n'en fasse un foyer de
+désordre, un laboratoire d'anarchie, en vue de seconder dans les
+États voisins le mouvement révolutionnaire».
+
+[Note 269: Lettres au comte de Flahault et au marquis de Dalmatie.
+(_Documents inédits._)]
+
+[Note 270: Lettre du 8 décembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+Pour prendre et garder cette attitude, M. Guizot avait cependant plus
+d'une résistance à vaincre en France. L'opinion continuait à y être
+fort occupée des affaires de Suisse[271]. Égarée par ses préventions
+naturelles et par les polémiques des journaux, elle voyait de mauvais
+oeil toute action commune avec les puissances dites réactionnaires.
+M. de Barante constatait que l'opposition était parvenue à susciter
+contre la politique suivie en cette circonstance par le gouvernement,
+une «clameur universelle», qu'il se hâtait du reste de qualifier
+de «clameur exagérée, ignorante et irréfléchie[272]». Tout cela
+n'échappait pas à M. Guizot. «Je ne me fais point d'illusion sur les
+difficultés, écrivait-il, le 3 décembre, au duc de Broglie. La lutte
+sera très rude dans les Chambres. Je crois parfaitement ce que vous
+me dites, que de Londres on donnera et qu'à Paris on acceptera ce
+terrain pour l'attaque contre moi. Personnellement, cela me convient.
+Au fond et pour les choses, cela est inévitable[273].» Parmi les
+conservateurs et même parmi les membres du cabinet, tous n'avaient
+pas le même sang-froid et la même fermeté; on en peut juger par
+l'incident que M. Guizot racontait en ces termes au duc de Broglie:
+«Duchâtel et, après lui, quelques-uns de nos amis sont venus rompre
+ma solitude, fort troublés, répétant ce que disent les adversaires,
+convaincus que le péril est très grand pour le cabinet, qu'il n'y a
+pas moyen de se séparer de l'Angleterre dans la question suisse, que
+rien n'est possible sans elle, pas plus une attitude qu'une action,
+et qu'il faut tenir, comme elle, la question suisse pour terminée,
+si on ne doit pas la continuer avec elle. Entre nous, ceci ne change
+rien à ce que je pense et ferai, et je poserai très volontiers la
+question de cabinet sur la politique que je viens de vous exposer. Je
+ne veux certainement pas me ranger derrière les cours continentales;
+mais, quand elles se rangent derrière moi et font tout ce que nous
+leur demandons, je ne ferai certainement pas la bêtise et la lâcheté
+d'abandonner notre propre politique pour n'avoir pas l'air de la
+faire en commun avec Berlin et Vienne[274].»
+
+[Note 271: «Ces affaires, notait M. de Viel-Castel, occupent en
+ce moment tous les esprits, et elles rejettent dans l'ombre les
+questions intérieures.» (_Journal inédit._)]
+
+[Note 272: _Documents inédits._]
+
+[Note 273: _Ibid._]
+
+[Note 274: Lettre particulière de M. Guizot au duc de Broglie, en
+date du 13 décembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+C'était jusque chez les collaborateurs les plus intimes de
+sa politique extérieure que M. Guizot rencontrait, sinon des
+oppositions, du moins un certain trouble. Tel était, entre autres, le
+cas de M. Rossi. À son insu, son double passé de patriote italien et
+de libéral suisse le prédisposait mal à l'entente avec l'Autriche;
+mais, en même temps, il était un politique trop avisé pour ne pas
+apercevoir la nécessité et les avantages possibles de cette entente.
+De là une sorte d'angoisse dont, de Rome, il faisait part au duc de
+Broglie, dans une lettre curieuse à plus d'un titre. «Je conçois,
+lui écrivait-il, que les gouvernements s'inquiètent des agitations
+radicales en Suisse; pas seulement les absolutistes, mais tout
+gouvernement libéral et conservateur. Ils se trouvent tous en face
+d'un ennemi commun qui menace de devenir redoutable et qui fait des
+progrès tous les jours. Tout le monde n'est pas confiné dans une
+île et n'aime pas à jouer avec les tempêtes... Quelques indices
+me font conjecturer qu'on se dispose à donner au radicalisme la
+leçon qu'il mérite, et à dissiper, s'il le faut, à coups de canon,
+l'orage qui s'amoncelle. Notre gouvernement ne veut pas rester sous
+la tente, et je le conçois encore. Il est un grand gouvernement;
+il est intéressé dans la question; il sort de l'isolement par un
+fait éclatant; il trouve une noble revanche de Beyrouth; c'est une
+reconstitution, à notre profit, de la politique européenne. Tout
+cela est important, grand même. Il faudrait être stupide pour ne pas
+l'apprécier à sa valeur! Une chose cependant m'inquiète ou, à mieux
+parler, m'inquiéterait, si je n'étais convaincu qu'on saura éviter
+l'écueil que j'aperçois. Si une action commune devient nécessaire,
+nous serons les alliés des puissances du Nord, en particulier de
+l'Autriche. Vous ne me croyez pas l'esprit assez borné pour me
+laisser dominer par d'anciens souvenirs et des antipathies: j'ai
+assez prouvé le contraire ici. Mais, en fait, l'Autriche et nous,
+nous ne représentons pas le même principe, et une campagne contre le
+radicalisme, quelque nom et couleur qu'on lui donne, recèle une lutte
+de principes. En combattant les principes subversifs du radicalisme,
+il faut bien qu'on sache quel est le drapeau qu'on élève, quel est le
+but qu'on se propose, quels sont les principes qui nous font agir.
+Nous pouvons bien avoir avec l'Autriche un intérêt commun, mais la
+communauté peut-elle s'étendre plus loin? Pouvons-nous proclamer les
+mêmes principes et viser au même but? Oui, si l'Autriche voulait,
+elle aussi, comprendre les nécessités du temps, du moins pour la
+Suisse et l'Italie! Mais je n'y crois guère. Dès lors, la situation
+devient délicate. L'Autriche ne se plaçant pas sous notre drapeau,
+il y aurait deux drapeaux distincts, à moins que la France ne se
+plaçât sous le drapeau de l'Autriche. Cette dernière hypothèse, je
+m'empresse de le reconnaître, est injurieuse et impossible. Une
+intervention au nom des principes autrichiens ne serait qu'une
+réaction qui en préparerait une autre, un peu plus tôt, un peu
+plus tard. Je suis en même temps convaincu qu'elle serait un grave
+danger pour nous, pour notre gouvernement, j'ose ajouter pour notre
+dynastie, un de ces dangers qui n'éclatent pas en naissant, mais qui
+couvent et fermentent. Nous sommes des conservateurs, mais, ainsi que
+M. Guizot me l'écrivait, des conservateurs intelligents et éclairés,
+tranchons le mot, des conservateurs libéraux. C'est là notre force,
+notre salut, la gloire de ce grand règne. Je laisse les inconvénients
+d'un démenti à notre constant langage, etc., etc., car, encore une
+fois, je suis convaincu, malgré le peu de satisfaction que m'ont fait
+éprouver certains faits subalternes, qu'on ne songe pas à mettre
+notre drapeau dans la poche, pour arborer celui du Conseil aulique.
+Comment s'y prendre pour avoir, dans une action matérielle commune,
+une action politique distincte? C'est là le scrupule qui me préoccupe
+et dont j'ai voulu vous parler, accoutumé que je suis à penser tout
+haut avec vous. Il ne m'appartient pas de chercher la solution du
+problème, la meilleure solution, car j'en entrevois plusieurs. On y a
+sans doute déjà pensé, et je l'attends avec pleine confiance[275].»
+
+[Note 275: _Documents inédits._]
+
+Quoique dans une moindre mesure, le duc de Broglie n'était pas
+sans partager quelques-unes des préoccupations de M. Rossi. Il
+l'avait laissé voir naguère par ses répugnances contre le projet de
+médiation; il le montra encore par les conseils qu'il donna à son
+gouvernement sur la conduite à tenir après la défaite du Sonderbund.
+M. Guizot avait pensé que, du moment où l'on voulait continuer
+l'entente avec les puissances, la marche la plus naturelle était
+de réunir, à Neufchâtel ou ailleurs, la conférence prévue dans
+les accords préalables et même annoncée dans la note identique;
+l'Angleterre, sans doute, refuserait d'y venir; on se passerait
+d'elle. «S'il n'y a plus lieu à médiation, écrivait notre ministre,
+il y a toujours lieu à entente entre les puissances, et la conférence
+doit s'ouvrir comme signe et moyen d'entente,... non pour agir
+immédiatement, mais pour rester, vis-à-vis de la Suisse, dans une
+situation d'observation et d'attente... La situation se réduit à
+ceci: faire durer l'entente avec les puissances et l'attente envers
+la Suisse[276].» Le duc de Broglie témoigna tout de suite une assez
+vive répugnance pour cette conférence à quatre qui lui paraissait
+avoir des «airs de congrès de Laybach et de Vérone». «Une conférence
+n'ayant d'autre mission que de représenter les traités de 1815,
+écrivait-il à M. Guizot, me paraît dangereuse et compromettante. M.
+de Metternich et le roi de Prusse en parlent fort à leur aise. Ces
+traités sont leur gloire, et ils n'ont pas de Chambres à concilier.
+Mais nous ne sommes pas dans la même position. Notre position est
+excellente, comme vous le dites, en ce sens que nous pouvons faire
+faire aux autres notre volonté; mais c'est pour cela qu'il faut
+qu'ils se plient à nos convenances, et que nous ne tirions pas pour
+eux les marrons du feu.» Toujours convaincu qu'une action armée en
+Suisse serait prématurée «tant que le fond du pays n'aurait pas
+souffert, et souffert longtemps, amèrement, cruellement, dans ses
+intérêts matériels», le duc se demandait quelle figure ferait cette
+conférence forcément oisive. À son avis, il fallait mettre fin, le
+plus promptement possible, à la première phase des négociations; et,
+pour cela, le mieux lui paraissait être une note concertée entre
+les quatre puissances et signifiée à la diète. Ce n'est pas qu'il
+entendît au fond passer condamnation sur les méfaits des radicaux;
+non, mais voici la tactique qu'il proposait de suivre à leur égard.
+«Il faut, disait-il, bloquer moralement la Suisse, la renfermer
+en elle-même, la menacer d'un inconnu sans limites, la ruiner en
+l'obligeant à se maintenir sur un pied de guerre insoutenable pour
+elle, et attendre que les gouvernements radicaux soient chassés à
+coups de fourche par les paysans, comme l'ont été les gouvernements
+conservateurs.» M. de Broglie était également fort loin de vouloir
+que la France se séparât des puissances continentales et se
+rapprochât de l'Angleterre. Bien au contraire, il entrevoyait comme
+devant faire suite à la remise de la note concertée, une entente
+avec les puissances continentales à l'exclusion de l'Angleterre,
+«entente réelle, durable, publique», et même générale, s'appliquant
+aux affaires d'Italie comme à celles de Suisse. «Là est, écrivait-il
+à M. Guizot, la clef des destinées de l'Europe... Vous êtes alors le
+maître du terrain dans toute l'Europe; lord Palmerston sera à moitié
+détruit, et personne dans les Chambres, n'a un mot à dire.» Il
+ajoutait: «Hâtez-vous;... traitez l'affaire de l'entente sans trop en
+parler à vos collègues; vous leur feriez peur; ils bavarderaient, et
+la mèche serait éventée[277].»
+
+[Note 276: Lettre de M. Guizot au duc de Broglie, en date du 3
+décembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 277: Lettres particulières du duc de Broglie à M. Guizot, du 4
+au 17 décembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+M. Guizot, voyant le duc de Broglie d'accord avec lui sur le fond
+des choses et sur le but à atteindre, ne se refusa pas à prendre en
+considération ses objections de forme. Après quelques hésitations
+et à la suite de plusieurs lettres échangées, il renonça à réunir
+une conférence et se rallia à l'idée d'une note concertée dont il
+résumait ainsi le contenu: «Maintien de notre droit de regarder à
+ces affaires de Suisse. Réserve de notre droit d'agir suivant les
+circonstances. Point de demande; rien qui donne lieu à une réponse.
+Les engagements de l'Europe envers la Suisse tenus en suspens,
+tant que la Suisse ne sera pas rentrée dans son état normal. Le
+mal hautement déclaré. L'avenir laissé incertain.» Il ajoutait:
+«La note une fois remise et l'entente rétablie, chacun rentrerait
+chez soi, et nous attendrions, dans l'attitude prise en commun, ce
+qui se passerait en Suisse.» M. Guizot se fiait à son crédit sur
+les puissances continentales et au besoin qu'elles avaient de lui,
+pour leur faire accepter ce changement de procédure. «D'ailleurs,
+ajoutait-il, la perspective d'une entente permanente et générale sur
+les affaires du continent leur plaira bien plus que ne leur déplaira
+l'abandon de la conférence. Et je suis de plus en plus convaincu que,
+pour un temps du moins, nous leur ferons accepter notre politique: ce
+qui fera faire aux affaires européennes et à nous-mêmes, en Europe,
+un très grand pas[278].»
+
+[Note 278: Lettres particulières de M. Guizot au duc de Broglie, du 4
+au 20 décembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+M. Guizot agit donc aussitôt sur les cabinets autrichien et prussien
+pour les faire renoncer à la conférence. Il leur montra comment
+cette conférence, inutile pour l'attitude expectante et comminatoire
+qu'on voulait prendre envers le gouvernement fédéral, risquait
+de devenir compromettante ou ridicule. Il insista également sur
+une considération qu'il qualifiait de «toute personnelle», mais
+qui n'avait pas été probablement pour lui la moins décisive. «La
+conférence, disait-il, aggraverait beaucoup les difficultés déjà
+fort grandes de ma situation ici, devant nos Chambres et notre
+public. Je suis profondément convaincu que la politique que j'ai
+suivie et que je persiste à suivre dans les affaires suisses est
+bonne, très bonne pour la France comme pour l'Europe, pour notre
+gouvernement comme pour tous les gouvernements. Mais on ne peut se
+dissimuler qu'elle est contraire, très contraire aux préjugés, aux
+traditions, aux passions parlementaires et populaires, et que, pour
+la faire comprendre et prévaloir, j'aurai à surmonter de très grands
+obstacles, obstacles que la faiblesse et la défaite si prompte du
+Sonderbund ont immensément grossis. Ma résolution est parfaitement
+prise: je ne reculerai point devant ces obstacles; je soutiendrai
+dans les débats, je maintiendrai dans la pratique la politique que
+j'ai adoptée, et je triompherai ou je tomberai en la maintenant. Mais
+je ne crois pas qu'il soit utile pour personne de rendre le succès
+plus difficile et plus incertain[279].» Les cabinets de Vienne et de
+Berlin, désireux avant tout de marcher avec la France et disposés par
+suite à prendre en bonne part ce qui venait d'elle, se rendirent à
+ces arguments et consentirent à remplacer la conférence par une note.
+Fait curieux et qui marque bien leurs sentiments pour M. Guizot: la
+considération du danger parlementaire auquel était exposé le cabinet
+français ne fut pas celle qui agit le moins sur eux[280].
+
+[Note 279: Lettres particulières de M. Guizot au comte de Flahault
+et au marquis de Dalmatie, en date du 20 décembre 1847. (_Documents
+inédits._)]
+
+[Note 280: Lettre du marquis de Dalmatie à M. Guizot, en date du 25
+décembre 1847. (_Documents inédits._)--Dépêches de M. de Metternich
+au comte Apponyi, en date des 24 et 29 décembre 1847. (_Mémoires de
+M. de Metternich_, t. VII, p. 355 à 359, et 523 à 527.)]
+
+À cette époque, d'ailleurs, les deux puissances allemandes donnaient
+une preuve justement remarquée de la confiance, j'allais presque
+dire de la déférence qu'elles entendaient témoigner à la France. Dès
+la fin de novembre 1847, croyant à la réunion d'une conférence,
+elles avaient désigné chacune leur plénipotentiaire: l'Autriche, le
+comte Colloredo; la Prusse, le général de Radowitz: c'étaient deux
+personnages considérables, et leur choix indiquait l'importance qu'on
+attachait à leur mission. Ils s'étaient rencontrés à Vienne, dans le
+commencement de décembre, pour arrêter, sous les auspices de M. de
+Metternich, la conduite à tenir. Le chancelier autrichien avait tout
+un plan d'action graduée, débutant par des sommations comminatoires,
+continuant par une déclaration de dissolution de la Confédération, un
+blocus commercial, des rassemblements de troupes sur la frontière, et
+aboutissant, s'il était nécessaire, à une intervention armée et à une
+occupation territoriale[281]. Mais, à Vienne comme à Berlin, force
+était bien de s'avouer qu'on ne pouvait rien sans la France, et que
+c'était M. Guizot, non M. de Metternich, dont l'avis était important
+à connaître. De là, l'idée d'envoyer les deux plénipotentiaires à
+Paris, au lieu de les garder à Vienne. Le gouvernement autrichien
+s'y décida assez facilement; la Prusse consentit avec plus de
+peine à une démarche qui paraissait mettre aussi ouvertement sa
+politique à la suite de la France; toutefois ses hésitations ne
+durèrent pas longtemps, et, vers le 22 décembre, le comte Colloredo
+et le général de Radowitz arrivaient ensemble à Paris[282]. «Cette
+arrivée est une circonstance notable, écrivait au moment même M. de
+Barante. L'Autriche et la Prusse se plaçant sous la direction de
+notre gouvernement, lui accordant confiance, résolues à ne pas aller
+plus vite ni plus loin que nous, et se plaçant en dissidence avec
+l'Angleterre, voilà qui est très nouveau[283]!»
+
+[Note 281: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 513 à 520.]
+
+[Note 282: Lettres particulières du marquis de Dalmatie à M. Guizot,
+en date des 16, 18, 19, 22 décembre 1847. Lettre particulière de
+M. Guizot au comte de Flahault, en date du 21 décembre 1847, et
+lettre de M. de Flahault à M. Guizot, en date du 28 décembre 1847.
+(_Documents inédits._)]
+
+[Note 283: Lettre du 27 décembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+M. Guizot entra tout de suite en conversation avec les deux
+plénipotentiaires, sur les affaires suisses et aussi sur toutes les
+autres grandes questions pendantes. Ils apportaient sans doute un
+désir de réaction un peu solennelle et fastueuse qui n'était pas dans
+notre ligne. Mais M. Guizot gagna vite leur confiance, prit action
+sur eux et les ramena entièrement à ses idées. Au plan de M. de
+Metternich, il fit substituer le sien, qui se résumait ainsi: point
+de conférence; point de sommation à terme fixe qui provoquerait un
+refus; en place, une déclaration notifiée à la diète, et portant
+que les puissances considéraient la souveraineté cantonale comme
+violée; que par suite la confédération n'était pas dans une situation
+régulière et conforme aux traités; puis, la déclaration faite,
+entente permanente et avouée entre les puissances, attente vis-à-vis
+de la Suisse, et réserve des mesures qu'il y aurait lieu de prendre
+ultérieurement. Les cabinets de Vienne et de Berlin ratifièrent avec
+empressement l'approbation donnée par leurs plénipotentiaires. M.
+de Metternich, particulièrement, fut enchanté de la déclaration:
+«Il l'adopte sans restriction aucune, écrivait M. de Flahault à M.
+Guizot, et m'a dit qu'il ne voudrait y ajouter ni en retrancher
+un seul mot. À chaque passage, il répétait: C'est cela, c'est
+parfait[284].»
+
+[Note 284: Lettres particulières du comte de Flahault à M. Guizot,
+des 8 et 12 janvier 1848; du marquis de Dalmatie à M. Guizot, du 9
+janvier 1848. (_Documents inédits._)--Voir aussi une dépêche de M. de
+Metternich au comte Apponyi, du 12 janvier 1848. (_Mémoires de M. de
+Metternich_, t. VII, p. 553, 554.)]
+
+L'adhésion des puissances allemandes impliquait celle de la Russie.
+M. Guizot avait été un moment préoccupé de la réserve où l'on
+paraissait vouloir se renfermer à Saint-Pétersbourg, et il s'était
+demandé «si l'on ne craignait pas là de se mettre en froid avec
+Londres et en trop bons rapports avec Paris[285]». Mais il avait
+été bientôt rassuré: M. de Metternich se portait fort du concours
+du gouvernement russe; celui-ci d'ailleurs ne cachait pas son
+irritation contre lord Palmerston; s'il se tenait à l'écart, c'était
+par crainte, non d'être entraîné trop loin, mais au contraire d'être
+associé à une action trop molle et trop incertaine[286]. M. de
+Nesselrode disait lui-même à notre chargé d'affaires: «Vous pouvez
+compter sur l'appui de l'Empereur pour tout ce que vous ferez dans
+l'intérêt de l'ordre et en vue de combattre le radicalisme[287].»
+
+[Note 285: Lettre particulière de M. Guizot au marquis de Dalmatie,
+en date du 10 décembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 286: Lettres particulières du marquis de Dalmatie à M. Guizot,
+en date des 16, 19 et 22 décembre 1847; du comte de Flahault à M.
+Guizot, en date du 28 décembre 1847. (_Documents inédits._)--Voir
+aussi dépêche de M. de Metternich au comte Apponyi, en date du 12
+janvier 1848. (_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 553, 554.)]
+
+[Note 287: Lettre particulière de M. Guizot au comte de Flahault, en
+date du 21 décembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+Restait l'Angleterre: communication lui fut faite du projet de
+note, sans espoir d'obtenir son adhésion, et avec la volonté très
+ferme de ne pas se laisser une seconde fois jouer par elle. Lord
+Palmerston refusa en effet de prendre part à une entreprise qui,
+à l'entendre, ne tendait à rien moins qu'à faire de la Suisse une
+nouvelle Pologne. Il lui avait paru suffisant d'envoyer à Berne sir
+Strafford Canning, avec mission de traiter les radicaux en amis,
+tout en leur conseillant un peu de modération. Au bout de quelques
+semaines, sir Strafford avouait mélancoliquement à notre ambassadeur
+qu'il n'avait rien pu obtenir, et il s'éloignait fort découragé. Cet
+insuccès n'était pas pour rendre à lord Palmerston son isolement
+plus agréable. Tout ce qui lui revenait de la mission Colloredo et
+Radowitz le chagrinait fort, surtout à cause de l'importance qui en
+résultait pour la France. Il ne négligeait rien pour éveiller dans
+le cabinet autrichien des défiances à notre sujet[288]. C'était sans
+succès; M. de Metternich persistait à réserver toutes ses défiances
+pour lord Palmerston lui-même. Celui-ci n'avait plus décidément, en
+Europe, d'autre allié que l'opposition française: celle-ci, il est
+vrai, était prête à le servir avec une ardeur passionnée. Il y avait
+entre eux accord plus ou moins explicite pour porter sur les affaires
+de Suisse le principal effort de l'attaque parlementaire qui allait
+être dirigée contre le cabinet français[289]. C'était par là que
+le ministre britannique espérait enfin trouver la vengeance qu'il
+poursuivait en vain, depuis plus d'une année; contre les ministres
+auteurs des mariages espagnols[290].
+
+[Note 288: Lettre de lord Palmerston à lord Ponsonby, alors
+ambassadeur à Vienne, en date du 21 décembre 1847. (ASHLEY, _The Life
+of Palmerston_, t. I, p. 13.)]
+
+[Note 289: Dès le 30 novembre 1847, le duc de Broglie écrivait à M.
+Guizot: «Lord Palmerston est très content, visiblement très content
+des affaires suisses, et il dirige ses journaux de façon à en faire
+contre vous le principal point d'attaque de notre opposition.» Le
+duc de Broglie ajoutait, dans une autre lettre, datée du 24 décembre
+1847: «Il est sans exemple que des pièces diplomatiques aient
+été publiées sans être déposées au Parlement. La publication des
+documents suisses n'aura donc pas lieu avant le mois de février; mais
+il est probable que lord Palmerston les fait imprimer en attendant,
+et il les donnera furtivement en communication à l'opposition en
+France.» (_Documents inédits._)]
+
+[Note 290: Lettre de lord Palmerston à lord Minto. (ASHLEY, _The Life
+of Palmerston_, t. I. p. 10.)]
+
+La note fut remise à la diète, le 18 janvier 1848, au nom de la
+France, de l'Autriche et de la Prusse. La Russie s'y associa après
+coup. On ne se flattait pas d'en avoir fini ainsi avec la Suisse. Si
+c'était la clôture d'une première phase de l'action diplomatique,
+c'était aussi l'ouverture d'une seconde. On prévoyait la nécessité
+de prendre ultérieurement d'autres mesures, peut-être des mesures
+coercitives. Quelles seraient-elles? Le gouvernement français,
+bien que de plus en plus prononcé contre le radicalisme, entendait
+toujours éviter l'intervention armée, tant qu'une anarchie prolongée
+ne l'aurait pas fait désirer par la Suisse elle-même. Il prévoyait
+cependant l'éventualité--qui ne lui déplaisait pas autrement--où
+l'Autriche voudrait, de son côté, occuper militairement quelque
+partie de la confédération; il était résolu, dans ce cas, à prendre
+tout de suite, lui aussi, une forte position, et il s'en était
+entretenu avec le maréchal Bugeaud. En tout cas, les décisions à
+prendre sur les mesures ultérieures furent ajournées d'un commun
+accord; on désirait voir auparavant ce que deviendrait la Suisse,
+où commençaient à se montrer quelques signes d'apaisement; on
+attendait surtout que le ministère français fût débarrassé de la
+discussion de l'adresse, qui alors l'absorbait complètement. Les
+autres cabinets, témoins inquiets des dangers parlementaires courus
+par M. Guizot, étaient les premiers à ne pas vouloir les augmenter
+par quelque démarche diplomatique qui fournît prétexte aux attaques
+de l'opposition[291]. Par toutes ces raisons, il fut donc convenu
+que les puissances ne reprendraient qu'un peu plus tard leurs
+délibérations sur les affaires suisses: ce n'était pas d'ailleurs un
+ajournement indéfini; rendez-vous fut pris pour le 15 mars 1848. Qui
+donc aurait pu alors prévoir qu'à cette date si proche, la monarchie
+française ne serait plus; que les gouvernements d'Autriche et de
+Prusse seraient, chez eux, aux prises avec la révolution, et que la
+crise particulière de la Suisse aurait pour ainsi dire disparu dans
+la crise générale de l'Europe?
+
+[Note 291: M. de Metternich écrivait à M. de Ficquelmont: «M.
+Guizot veut attendre la fin du débat de l'adresse et la réponse
+du Directoire helvétique, avant de passer à la seconde période de
+l'action à entamer dans l'affaire suisse. En cela, M. Guizot a
+raison.» (_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 563.)]
+
+L'entreprise diplomatique, commencée dans les affaires de Suisse,
+a donc été, comme beaucoup d'autres à cette époque, brusquement
+interrompue avant d'avoir pu produire ses effets. Il serait difficile
+et en tout cas assez oiseux de chercher à deviner quels ils auraient
+pu être. Notons seulement qu'à la veille de la révolution de Février,
+un résultat paraissait acquis: c'était que la direction de cette
+entreprise était aux mains de la France. Les puissances continentales
+sentaient la nécessité et avaient pris leur parti de marcher derrière
+elle et à son pas. Le comte Colloredo et le général Radowitz avaient
+manifesté cette sorte de subordination en prolongeant leur séjour à
+Paris jusqu'à la fin de janvier et en témoignant envers M. Guizot une
+confiance entière que partageaient leurs gouvernements[292]. Aussi le
+duc de Broglie lui-même, malgré la répugnance avec laquelle il était
+venu aux alliances continentales, ne pouvait-il s'empêcher, à la fin
+de janvier et au commencement de février 1848, de constater la «bonne
+position» prise par le cabinet français dans les affaires suisses.
+Il le montrait «imposant sa propre politique aux puissances du
+continent et les obligeant à la modération et à la libéralité, sans
+rien abdiquer des idées d'ordre», tandis que lord Palmerston était
+«laissé tout seul, fraternisant avec les radicaux et leur drapeau à
+la main[293]».
+
+[Note 292: Dépêche de M. de Metternich à M. de Ficquelmont, 10
+février 1848. (_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 563.)--Voir
+aussi une lettre particulière du 19 février 1848, dans laquelle le
+marquis de Dalmatie signale les bonnes impressions rapportées par le
+général de Radowitz à Berlin. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 293: Lettres du duc de Broglie à son fils, en date des 27
+janvier et 7 février 1848. (_Documents inédits._)]
+
+
+VII
+
+L'Italie, après avoir été, au lendemain de 1830, l'un des gros
+soucis de la diplomatie européenne[294], ne l'avait plus occupée
+ensuite pendant environ quatorze ans. À partir de 1832, le calme
+s'était fait sur ce théâtre un moment si troublé. Les fauteurs
+d'insurrections, découragés de n'avoir pas trouvé dans la monarchie
+de Juillet la complicité révolutionnaire sur laquelle ils comptaient,
+avaient à peu près désarmé. Au conflit qui avait menacé d'éclater
+entre les influences rivales de la France et de l'Autriche, avait
+succédé une sorte d'équilibre; l'occupation d'Ancône avait répondu
+à celle de Bologne, et la simultanéité avec laquelle s'opérait, en
+1838, l'évacuation des deux villes, manifestait la persistance de
+cet équilibre[295]. Quant à l'effort tenté par les puissances pour
+imposer à Grégoire XVI les réformes politiques et administratives
+indiquées dans le Mémorandum du 21 mai 1831, il n'en avait plus été
+question; le vieux pontife avait pu s'endormir dans une immobilité
+routinière qui repoussait les chemins de fer au même titre que les
+constitutions, et pour laquelle M. de Metternich lui-même était
+suspect de «jacobinisme»[296]. Sans doute, cette immobilité n'était
+pas une solution, et aucun esprit réfléchi ne pouvait se faire
+illusion sur les dangers du réveil qui succéderait, tôt ou tard,
+à ce sommeil. Mais les cabinets n'étaient pas tentés de devancer
+l'heure où ils devraient de nouveau se débattre avec ce redoutable
+problème. Le gouvernement français, notamment, s'était habitué à ne
+plus regarder de ce côté. En 1845, M. Rossi recevait à Rome, où il
+était en mission, la visite du jeune prince Albert de Broglie; il
+entretint longuement son visiteur des affaires religieuses qu'il
+avait à traiter avec la cour romaine; mais, dans la conversation,
+il ne fut pas même fait allusion à la situation intérieure de la
+Péninsule: on eût presque dit que l'ancien émigré italien lui-même
+oubliait, à ce moment, l'existence de cette question.
+
+[Note 294: Voir plus haut, livre I, ch. V, § III, et livre II, ch.
+II, §§ II et VI.]
+
+[Note 295: Voir livre III, ch. VI, § IV.]
+
+[Note 296: Voir ce que M. de Metternich rapportait lui-même à M. de
+Sainte-Aulaire en 1843. (_Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 289.)]
+
+Il ne faudrait pas croire, cependant, qu'à cette date de 1845,
+tout fût muet et sourd au delà des Alpes. Bien au contraire, un
+mouvement d'opinion libérale et nationale, d'un caractère nouveau,
+venait de s'y produire. Il n'avait plus son origine dans les
+sociétés secrètes et ne se manifestait pas, comme en 1831 et en
+1832, par des insurrections. C'était une propagande à ciel ouvert,
+répudiant hautement toute violence, faisant profession de respecter
+les lois, prêchant la concorde au lieu de la guerre civile, et
+invitant peuples et princes à s'unir pour l'oeuvre commune. Deux
+livres surtout avaient eu un immense retentissement, le _Primato_,
+de l'abbé Gioberti (1843), et les _Speranze d'Italia_, du comte
+Balbo (1844): Gioberti concluait à une confédération italienne dont
+le Pape, devenu libéral et patriote, serait la tête, et le roi de
+Piémont le bras; Balbo, plus préoccupé encore d'indépendance que de
+liberté, donnait comme mot d'ordre l'expulsion de l'étranger, et
+proposait de dédommager l'Autriche avec les débris de l'empire turc.
+À demi tolérés par des polices bénévoles ou indolentes, ces livres
+pénétrèrent partout en Italie. Leurs doctrines trouvaient un apôtre
+singulièrement actif et séduisant dans le marquis Massimo d'Azeglio:
+celui-ci, à la fin de 1845, visitait Rome, parcourait les Légations
+et la Toscane, répandant la parole nouvelle dans les salons comme
+parmi le populaire; puis, au commencement de 1846, devenu auteur à
+son tour, il faisait paraître sa brochure des _Casi di Romagna_,
+qui ne produisait pas moins d'effet que les livres de Balbo et de
+Gioberti. On ne saurait s'imaginer à quel point l'esprit public
+italien se trouvait ranimé par ces publications: l'état présent de
+la Péninsule n'en était pas, sans doute, immédiatement modifié; mais
+une grande espérance était descendue dans les âmes, qui toutes se
+tendaient vers l'avenir de liberté intérieure et d'indépendance
+extérieure qu'on leur faisait entrevoir.
+
+C'est au milieu de cette attente émue que survient, le 1er juin 1846,
+la mort de Grégoire XVI. Chacun sent aussitôt que le choix du pape
+nouveau peut avoir une action décisive sur les destinées de l'Italie.
+À ne considérer que les prévisions humaines, il semble à craindre
+que les cardinaux, presque tous créés par le pontife défunt, ne lui
+donnent un successeur imbu de ses idées: on annonce comme probable
+l'élection du cardinal Lambruschini, secrétaire d'État pendant le
+dernier règne, et incarnation de la vieille politique dans ce qu'elle
+a de plus sévère. Mais voici qu'après un conclave d'une brièveté
+exceptionnelle, le peuple romain apprend, étonné et ravi, que le
+Sacré Collège, cédant à une sorte de pression mystérieuse, a porté
+son choix sur l'un de ses plus jeunes membres, le cardinal Mastaï
+Ferretti, évêque d'Imola, très pieux, n'ayant sans doute aucune idée
+bien arrêtée sur les problèmes de gouvernement qu'il ne s'attendait
+pas à être chargé de résoudre, mais étranger à la coterie rétrograde,
+naturellement ouvert aux idées généreuses, répugnant aux rigueurs
+dont son âme tendre a plus d'une fois déploré les conséquences
+douloureuses, et surtout possédé du besoin d'aimer et d'être aimé; en
+venant au conclave, il avait prié un de ses diocésains de lui donner
+le _Primato_, les _Speranze d'Italia_ et les _Casi di Romagna_, pour
+«faire hommage, disait-il, de ces beaux livres au nouveau pape».
+
+Le premier usage que Pie IX fait de sa souveraineté est une amnistie
+très large à tous les prisonniers ou exilés politiques; avec le
+langage d'un père plus encore que d'un souverain, il offre la paix
+du coeur, _pace di cuore_, à «cette jeunesse inexpérimentée qui,
+entraînée par de trompeuses espérances au milieu des discordes
+intestines, a été plutôt séduite que séductrice». À peine le
+_perdono_ est-il affiché sur les murs de Rome, que se produit, dans
+toute la ville, une explosion de joie reconnaissante. Les habitants
+se portent en foule sur la place du Quirinal pour y acclamer le
+Pontife. Deux fois déjà, celui-ci les a bénis, quand arrivent
+de nouvelles bandes des quartiers plus éloignés. Il est nuit; le
+Saint-Père est rentré dans ses appartements, et toutes les fenêtres
+du palais sont fermées. Contrairement à l'étiquette qui veut que
+les papes ne se laissent pas voir après le coucher du soleil, Pie
+IX consentira-t-il à paraître encore une fois au balcon? La foule
+attend anxieuse. «Tout à coup, rapporte M. Rossi, témoin de la scène,
+les applaudissements redoublent; je n'en comprenais pas la raison,
+lorsque quelqu'un me fit remarquer la lumière qui perçait à travers
+les persiennes, à l'extrémité de la façade. Le peuple avait compris
+que le Saint-Père traversait l'appartement pour se rendre au balcon.
+Bientôt, en effet, le balcon s'entr'ouvrit, et le Saint-Père, en
+robe blanche et mantelet rouge, apparut au milieu des flambeaux.
+Représentez-vous une place magnifique, une nuit d'été, le ciel de
+Rome, un peuple immense, ému de reconnaissance, pleurant de joie et
+recevant avec amour et respect la bénédiction de son pasteur et de
+son prince, et vous ne serez pas étonné si je vous dis que nous avons
+partagé l'émotion générale et placé ce spectacle au-dessus de tout ce
+que Rome nous avait offert jusqu'ici. Aussitôt que la fenêtre s'est
+fermée, la foule s'est écoulée paisiblement, dans un parfait silence.
+On aurait dit un peuple de muets; c'était un peuple satisfait[297].»
+L'applaudissement, éclaté dans Rome, se propage, en un clin d'oeil,
+dans l'Italie entière. Partout le peuple, tournant vers le Quirinal
+un regard plein d'amour et de confiance, pousse un long cri de
+_Evviva Pio nono!_ Ce cri a son écho au delà des Alpes, même dans
+les milieux les moins catholiques. Surprenante popularité, qui se
+manifeste soudainement dans une société où, tout à l'heure, le clergé
+était suspect, la religion dédaignée. Du coup, elle semble dissiper
+tous les malentendus accumulés entre l'Église et la société moderne.
+C'est une de ces heures radieuses de concorde, de foi et d'espérance,
+où l'humanité croit voir disparaître les difficultés qui pesaient sur
+elle et toucher à la réalisation de ses rêves les plus généreux.
+
+[Note 297: Lettre à M. Guizot, du 18 juillet 1846.]
+
+Mais, hélas! ce n'est pas d'ordinaire par les applaudissements des
+foules enivrées et dans l'attendrissement passager des baisers
+Lamourette que se résolvent les problèmes ardus et complexes imposés
+aux efforts de notre virilité et de notre liberté. Il semble qu'en
+vertu d'une loi de châtiment qui pèse sur l'humanité, tous les grands
+enfantements doivent ici-bas se faire dans la douleur et non dans
+la joie. Dès les premières émotions du nouveau pontificat, on peut
+discerner, entre le Pape et le peuple qui l'acclame, le germe d'un
+malentendu. En décrétant son amnistie, le Pape n'a guère songé qu'à
+suivre l'impulsion de son coeur et à faire oeuvre de miséricorde
+sacerdotale; le peuple y a vu surtout une répudiation solennelle de
+la réaction jusqu'alors régnante et l'inauguration d'une politique
+libérale et nationale, dont il témoigne attendre impatiemment, au
+dedans et au dehors, le développement. Pie IX a l'âme italienne;
+mais il a aussi l'âme apostolique, et, comme père de toutes les
+nations catholiques, il sent l'impossibilité de se poser en ennemi
+de l'une d'elles; s'il n'a aucun scrupule, et si même il est disposé
+à soustraire le gouvernement pontifical à la lourde tutelle de la
+chancellerie aulique, il ne l'est nullement à se faire, contre
+l'Autriche, le chef d'une croisade diplomatique ou militaire.
+Quant aux réformes intérieures, la difficulté, pour paraître moins
+insoluble, est cependant fort embarrassante. Sans doute Pie IX a le
+coeur trop généreux pour ne pas être séduit à la pensée de corriger
+les abus, de gagner l'amour de ses sujets, de faire succéder la
+concorde aux anciennes divisions; aussi est-ce avec une grande bonne
+volonté et une sincérité parfaite qu'il entreprend de donner sur ce
+point satisfaction aux voeux de l'opinion. Mais cette transformation
+d'un État d'ancien régime, toujours malaisée, l'est plus encore à
+Rome, à cause du caractère ecclésiastique du gouvernement. Dans le
+passé du pieux évêque d'Imola, dans ses travaux, dans sa nature
+d'esprit, rien ne l'a préparé à surmonter ces difficultés. Lui-même
+est le premier à se défendre d'être un homme d'État, et il dit, avec
+sa belle humeur accoutumée: «_Vogliono fare di me un Napoleone,
+mentre che non sono altro che un povero curato di campagna._[298]»
+
+[Note 298: «Ils veulent faire de moi un Napoléon, quand je ne suis
+qu'un pauvre curé de campagne.» (Cité par M. le marquis COSTA
+DE BEAUREGARD dans son livre sur _Les dernières années du roi
+Charles-Albert_.)]
+
+À mesure que les événements, en se développant, font naître de
+nouveaux problèmes, l'inexpérience du Pape se trahit par un mélange
+de lenteurs hésitantes et de témérités inconscientes. Il soulève
+trop de questions et n'en résout pas assez ou ne les résout pas
+assez vite. Il manque absolument de ce qui serait le plus nécessaire
+en pareil cas, le sentiment net de ce qu'il veut et de ce qu'il
+ne veut pas, la résolution arrêtée d'aller jusqu'à tel point et
+de ne pas le dépasser. Cette indécision personnelle le laisse à
+la merci des influences extérieures, d'autant qu'il a une nature
+très impressionnable, un esprit mobile, prompt aux inquiétudes et
+aux doutes, un souci singulier de ne déplaire à personne. Quelque
+prélat de la vieille cour éveille-t-il chez lui un scrupule, il
+s'arrête; mais la foule lui fait-elle froid visage, il tâche
+aussitôt de regagner sa faveur, en lui promettant d'abandonner ce
+qu'il a d'abord voulu retenir. Tout concourt ainsi à accroître les
+exigences de cette foule, aussi bien la velléité de résistance par
+laquelle on excite son impatience, que les concessions qui lui
+montrent son pouvoir et la faiblesse du gouvernement. D'ailleurs,
+il est de jour en jour plus visible que cette foule est conduite
+par certains meneurs, généralement d'anciens réfugiés, qui ont
+compris le parti à tirer de l'enthousiasme populaire et du goût
+du Pape pour les ovations. «Remuez les masses, ne fût-ce que pour
+témoigner de la reconnaissance, écrivait Mazzini; des fêtes, des
+chants, des rassemblements suffisent pour donner au peuple le
+sentiment de sa force et le rendre exigeant.» Sous une habile et
+mystérieuse impulsion, les _dimostrazioni in piazza_ se multiplient
+et deviennent la vraie puissance directrice. Le moindre prétexte
+suffit à faire descendre la foule dans la rue. «_Coragio, Santo
+Padre_, crie-t-elle, _confidatevi al vostro popolo_[299]!» Mais
+ce n'est plus, comme à l'origine, l'explosion spontanée et sans
+arrière-pensée de la reconnaissance populaire; c'est, au moins chez
+les meneurs, une tactique savamment combinée en vue d'échauffer,
+d'enfiévrer les esprits, de compromettre, de pousser ou d'intimider
+le Pontife. Quelques mois ont suffi pour arriver à ce résultat gros
+de redoutables conséquences: Pie IX n'est plus maître du mouvement
+dont il a donné le signal; il est entraîné.
+
+[Note 299: «Courage, Saint Père, ayez confiance dans votre peuple!»]
+
+Si l'inexpérience du gouvernement romain l'expose ainsi à de
+graves périls et risque trop souvent de gâter ses meilleures
+oeuvres, sa bonne volonté n'est cependant pas stérile. À travers
+des tâtonnements, des gaucheries, des faiblesses, un certain
+nombre de réformes finissent par s'accomplir, et, à voir où l'on
+en est au milieu de 1847, après une année de pontificat, force
+est de reconnaître que beaucoup a été fait. Les écoles primaires
+développées, les salles d'asile introduites, l'ancienne université de
+Bologne restaurée, des établissements agricoles créés, les chemins
+de fer décrétés, la publicité donnée au budget, les attributions
+du conseil des ministres réglementées, les notables des provinces
+convoqués en Consulte pour participer à l'administration et
+donner leur avis sur les changements à opérer, Rome dotée d'une
+représentation municipale, la presse soustraite à l'arbitraire et
+jouissant, en fait, sinon encore en droit, d'une liberté à peu près
+complète, et enfin la garde civique instituée,--car on s'imagine
+alors qu'une garde nationale est la garantie nécessaire des libertés
+publiques,--telles sont, en dehors de beaucoup d'autres questions
+mises à l'étude, les réformes d'ores et déjà accomplies.
+
+Ces réformes ont leur contre-coup en Italie et y augmentent l'émotion
+déjà si vive qui a éclaté, dès le premier jour, à la nouvelle de
+l'amnistie. Chaque _dimostrazione_ faite sous les fenêtres du
+Quirinal a comme son prolongement dans les diverses villes de la
+Péninsule, et aux illuminations de la cité pontificale répondent les
+feux de joie qui embrasent les crêtes des Apennins. Partout on entend
+la même acclamation: _Evviva Pio nono!_ Seulement, plus encore
+qu'à Rome, il apparaît bien que cette acclamation ne signifie pas
+seulement liberté intérieure, mais aussi indépendance extérieure,
+expulsion des Autrichiens. _Fuori i barbari!_ c'est le cri qui sort
+de tous les coeurs.
+
+En face de cette agitation grandissante, les gouvernements de la
+Péninsule se sentent fort embarrassés. Il leur est malaisé de
+traiter en ennemi un mouvement si général et à la tête duquel paraît
+être le Pape. Quelques princes, cependant,--le roi de Naples est
+du nombre,--se montrent réfractaires. D'autres, après quelques
+hésitations, emboîtent le pas derrière le Pontife. Celui qui s'y
+décide le premier et avec le plus de bonne grâce est le grand-duc
+de Toscane. Dès le printemps de 1847, il autorise la création
+d'une presse politique, tolère des réunions et des manifestations
+libérales, nomme des commissions chargées de rédiger un code civil
+et un code pénal, promet une garde nationale, des municipalités
+électives, des conseils provinciaux et même une représentation
+centrale.
+
+Que le gouvernement toscan s'engage dans la voie des réformes, ce
+n'est sans doute pas un fait indifférent; mais il importait bien
+davantage aux destinées de l'Italie de savoir le parti qu'allait
+prendre le roi de Sardaigne. Étrange physionomie que celle de
+Charles-Albert[300]! Né, en 1798, d'un prince de Carignan ayant fait
+adhésion à la République française, et d'une mère qui, à peine veuve,
+se mésallia et abandonna à peu près son fils, son enfance fut triste
+comme un matin sans soleil. Il paraissait destiné à une vie obscure
+et étroite, quand des morts imprévues firent de lui l'héritier
+du trône de Sardaigne. Ce ne fut pas la fin de ses traverses.
+Entouré par les _carbonari_ qui voulaient se servir de lui contre
+le roi régnant, il se trouva compromis, en 1821, dans un mouvement
+révolutionnaire: il en sortit, suspect à la fois au Roi qui l'exila,
+et aux libéraux qui l'accusèrent de trahison. M. de Metternich
+manoeuvra pour le faire priver de ses droits à la couronne; s'il n'y
+réussit pas, il le contraignit du moins à souscrire l'engagement de
+ne rien changer «aux bases fondamentales et aux formes organiques de
+la monarchie telles qu'il les trouverait à son avènement», et, pour
+comble d'humiliation, un conseil, composé des évêques du royaume et
+des chevaliers de l'Annonciade, fut chargé de surveiller l'exécution
+de cet engagement. Monté sur le trône en 1831, Charles-Albert y
+conserva les ministres du parti réactionnaire et autrichien, ne
+relâcha rien du pouvoir absolu, favorisa les entreprises de la
+duchesse de Berry, de don Carlos et de don Miguel, réprima ou laissa
+réprimer, avec une sanglante rigueur, les insurrections «libérales»
+éclatées, en 1833, dans ses États. En tout cela, sa physionomie
+semblait d'un prince d'ancien régime; mais d'autres traits faisaient
+douter que ce fut là son véritable fond. En même temps qu'il
+s'enfermait dans une sorte d'immobilité politique, il menait à fin
+beaucoup de réformes administratives, financières, économiques,
+judiciaires et militaires. Tout en conservant les anciens ministres
+réactionnaires, il leur en adjoignait un de tendances libérales,
+avec lequel il paraissait en intimité particulière. Sans approuver
+ouvertement la propagande entreprise par Gioberti, Balbo et
+d'Azeglio, tous trois ses sujets, il passait pour ne pas la voir
+de mauvais oeil. En 1845, des difficultés commerciales s'étant
+élevées avec le cabinet de Vienne, au sujet de droits sur le sel et
+les vins, il poussa le conflit, malgré plusieurs de ses ministres,
+avec une vivacité, une susceptibilité d'indépendance, qui furent
+très remarquées en Italie et lui valurent, à Turin, des ovations
+inaccoutumées; à la vérité, il en parut plus gêné que flatté.
+
+[Note 300: Pour tout ce que j'aurai à dire de ce prince, je me suis
+beaucoup servi des attachants volumes du marquis COSTA DE BEAUREGARD,
+sur la _Jeunesse_ et les _Dernières Années du roi Charles-Albert_.]
+
+En mai 1846, M. de Metternich, inquiet de tous ces symptômes, fit
+demander solennellement à Charles-Albert des explications, et
+l'invita à désabuser la «faction» qui cherchait à se servir de
+son nom[301]. Le Roi répondit par des généralités, protesta qu'il
+«n'accorderait jamais de constitution», mais se réserva «d'avancer
+dans la voie d'une sage réforme», et fit remarquer qu'il n'était plus
+possible de combattre la révolution de front[302]. M. de Metternich
+demeura inquiet et soupçonneux. Il l'eût été bien plus s'il avait su
+ce qui s'était passé, quelques mois auparavant, entre Charles-Albert
+et Massimo d'Azeglio. C'était un matin d'hiver, à six heures.
+D'Azeglio avait demandé audience au Roi pour lui parler de la tournée
+qu'il venait de faire en Italie; il lui raconta qu'il avait présenté
+à tous les patriotes le Piémont et son roi comme les instruments
+nécessaires de la délivrance et de la résurrection nationales.
+«J'attends, dit-il en finissant son récit, que Votre Majesté approuve
+ou blâme ce que je viens de faire.» Après un long silence, le Roi
+répondit enfin: «Faites savoir à ces messieurs de se tenir en repos,
+de ne pas bouger, puisque le moment n'est pas venu, mais d'être bien
+certains que, l'occasion se présentant, ma vie, la vie de mes fils,
+mes forces, mes trésors, mon armée, tout sera dépensé pour la cause
+italienne.» D'Azeglio, étonné, répéta la phrase du Roi. Celui-ci fit
+un signe de tête, pour assurer qu'il avait été bien compris; puis,
+se levant, il mit les mains sur les épaules de son interlocuteur et
+l'embrassa. Chose étrange! tel était le renom de dissimulation de ce
+prince qu'en ce moment même, devant une démonstration si nette et si
+grave, d'Azeglio se prit à douter: «Cet embrassement, a-t-il raconté
+plus tard, avait en soi quelque chose d'étudié, de froid, presque de
+funèbre, qui me glaça, et une voix intérieure, le terrible _Ne te fie
+pas_, s'éleva dans mon coeur[303].»
+
+[Note 301: Le chancelier écrivait, le 29 mai, à son ministre à
+Turin: «Le Roi n'a le choix qu'entre deux systèmes diamétralement
+opposés: entre celui qu'il a suivi jusqu'ici, et celui que bien des
+symptômes semblent caractériser comme étant celui qu'il entend suivre
+dans un prochain avenir. Le premier de ces systèmes est celui de
+conservation; l'autre est celui de la crasse révolution... Je regarde
+comme possible que l'encens libéral puisse obscurcir ses yeux...
+S'il a pris son parti, s'il veut la révolution, qu'il se prononce,
+nous saurons prendre le parti qui nous convient; s'il ne la veut
+pas, qu'il se prononce contre le mauvais jeu, nous sommes prêts à le
+seconder dans ses efforts... Le point le plus essentiel, c'est que
+nous voyions clair dans la situation.»]
+
+[Note 302: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 226 à 247.]
+
+[Note 303: Le marquis d'Azeglio a rapporté lui-même cette dramatique
+conversation dans ses _Ricordi_.]
+
+D'Azeglio avait tort de douter. Depuis longtemps Charles-Albert
+nourrissait au fond de son âme la pensée d'une lutte suprême contre
+l'Autriche, lutte où l'Italie trouverait son indépendance et la
+maison de Savoie le couronnement de son ambition séculaire. C'est
+pour se préparer à cette lutte qu'il s'était appliqué à refaire
+les finances et l'armée du Piémont. Seulement, il renfermait
+cette pensée au dedans de lui, ou si, par instants, il semblait
+s'entr'ouvrir, il déroutait, aussitôt après, les curiosités par des
+démonstrations contradictoires. Ce n'était pas là uniquement un effet
+de la dissimulation traditionnelle chez les princes de sa race. Né
+tendre, ardent, crédule, chevaleresque, mystique, les disgrâces et
+les désillusions de sa vie l'avaient refoulé sur lui-même et lui
+avaient fait prendre peu à peu un masque de froideur, de défiance,
+de sécheresse et de pessimisme ironique. Peu d'hommes ont été aussi
+tristes: sa sensibilité maladive le mettait dans un état presque
+continuel de souffrance morale et physique. D'ailleurs, s'il était
+ambitieux, s'il rêvait volontiers de grands desseins, une sorte
+d'irrésolution naturelle, aggravée par l'habitude prise de voir tout
+en noir, lui rendait la gestation de ces desseins particulièrement
+douloureuse. Il attendait l'heure des grosses responsabilités et
+des décisions redoutables avec une angoisse indicible. Tous ces
+traits semblent d'un nouvel Hamlet, et l'on comprend que ce nom se
+soit trouvé sous la plume de l'écrivain qui a pénétré le plus avant
+dans l'âme de Charles-Albert[304]. En tout cas, ils expliquent
+d'où venait, dans son attitude, ce je ne sais quoi d'incertain, de
+mystérieux, de déconcertant, qui faisait que personne ne se fiait à
+lui et que lui-même disait à ses familiers: «N'est-ce pas que je suis
+un homme incompréhensible?»
+
+[Note 304: Voir la préface du livre de M. le marquis DE COSTA, _les
+Dernières Années du roi Charles-Albert_.]
+
+Avec un tel état d'esprit, le roi de Sardaigne ne pouvait demeurer
+étranger à l'émotion produite par l'avènement et les premières
+mesures de Pie IX. Mais il voit là surtout le réveil de la question
+nationale. Il écrit aussitôt à un de ses confidents: «C'est une
+campagne que le Pape entreprend contre l'Autriche, _evviva_!» Quant
+aux réformes libérales, il ne se montre nullement pressé de les
+imiter. Bien au contraire, il ne tarde pas à s'en effaroucher, et
+semble plutôt vouloir se mettre en travers du mouvement. Ainsi le
+voit-on interdire l'entrée en Piémont des journaux publiés à Rome
+et à Florence. Le public, qui a été un moment prêt à unir dans ses
+acclamations Charles-Albert et Pie IX, ne comprend rien à cette
+attitude; il y croit découvrir un signe nouveau des irrésolutions ou
+du double jeu de ce prince. La vérité est qu'au fond Charles-Albert
+ne s'intéresse qu'à la question d'indépendance nationale et se
+soucie fort peu des libertés intérieures; il les redoute même, comme
+risquant d'affaiblir le gouvernement à l'instant où celui-ci aurait
+besoin de toutes ses forces pour la lutte contre l'Autriche. De plus
+en plus, cette lutte est sa préoccupation exclusive; il l'aperçoit
+au terme de l'agitation provoquée par le Pape, et il en regarde
+approcher l'heure avec un mélange d'impatience et de tremblement.
+
+
+VIII
+
+Le gouvernement français n'avait pas désiré la crise italienne.
+Cela était vrai particulièrement de Louis-Philippe, de plus en plus
+ami, en toutes choses, du _statu quo_. Son premier sentiment, à la
+mort de Grégoire XVI, fut un vif regret mêlé de quelque inquiétude:
+«J'ai, écrivait-il au maréchal Soult, le 6 juin 1846, à vous donner
+une bien triste nouvelle qui n'est pas encore publique, mais qui ne
+peut rester secrète. Le Pape est mort le 1er de juin. Nous faisons
+tous, et moi particulièrement, une perte énorme, et vous concevez
+que nous en sommes tous très affectés[305].» À ce moment même, le
+prince Albert de Broglie, nommé premier secrétaire à l'ambassade
+de Rome, étant venu prendre congé du Roi, celui-ci lui dit ces
+paroles significatives: «Ce que je veux, c'est un pape tranquille;
+il y a assez de trouble dans le monde[306].» Quant à M. Guizot,
+pris évidemment un peu au dépourvu par cette mort, il n'envoya à M.
+Rossi, en vue du conclave, que des instructions sommaires et vagues.
+«Qu'on nous donne, écrivait-il, un pape indépendant, croyant et
+intelligent... Un esprit ouvert et un peu de bon vouloir dans notre
+sens, voilà ce qu'il nous faut. J'espère que cela se peut trouver...
+Nous n'avons jusqu'à présent, quant aux noms propres, aucun préjugé
+ni aucune préférence[307].» Toutefois, M. Guizot veillait à ce que
+l'Autriche n'abusât pas de notre réserve, et il prévenait M. de
+Metternich que si, durant l'interrègne, les Autrichiens entraient
+dans les Légations, les troupes françaises occuperaient aussitôt
+Civita-Vecchia ou Ancône[308].
+
+[Note 305: _Documents inédits._]
+
+[Note 306: Ce propos m'a été rapporté par M. le duc de Broglie.]
+
+[Note 307: Lettre du 8 juin 1846.]
+
+[Note 308: Dépêche de M. de Revel au ministre des affaires étrangères
+du Piémont, en date du 10 juin 1846. (_Storia documentata della
+diplomazia europea in Italia_, par Nicomède BIANCHI, t. V, p. 6.)]
+
+À Paris, on s'attendait à un long conclave et à un résultat assez
+incolore. Aussi l'élection si prompte de Pie IX et l'explosion qui
+suivit causèrent-elles à notre gouvernement une grande surprise, à
+laquelle se mêla peut-être, sur le premier moment, quelque chose
+comme le sentiment d'une difficulté inattendue et importune.
+Toutefois il n'hésita pas. À la vue du Pontife inaugurant une
+politique de clémence et de réforme, il applaudit et offrit son
+appui. Dès le 5 août 1846, M. Guizot écrivait à M. Rossi[309]: «Les
+hommes sensés et bien intentionnés ressentent une joie profonde,
+en voyant qu'un pouvoir qui a si longtemps marché à la tête de la
+civilisation chrétienne, se montre disposé à accomplir encore cette
+mission auguste et à consacrer, en l'épurant et le modérant, ce
+qu'il y a de raisonnable et de légitime dans l'état et le progrès
+des sociétés modernes.» De son côté, Pie IX fut, dès le premier
+jour, gracieux et confiant envers l'ambassadeur de France, le
+mettant au courant de ses desseins et lui demandant des conseils
+que celui-ci lui donnait avec une sympathie respectueuse pour de si
+pures et de si nobles intentions, mais non sans quelque inquiétude
+de tant d'inexpérience. D'esprit froid et lucide, connaissant les
+hommes et les choses d'Italie, étranger pour son compte à toute
+illusion, M. Rossi cherchait à en préserver le Saint-Père et son
+gouvernement. «L'oeuvre que vous abordez, ne se lassait-il pas de
+leur dire, est grande et périlleuse; une administration vieillie ne
+se réforme pas en un jour; des paroles de liberté ne tombent pas
+impunément du haut d'un trône, sans aller réveiller ce foyer de
+passions révolutionnaires qui couve toujours au fond des sociétés.
+Vous avez promis, mettez-vous à l'oeuvre. Dès aujourd'hui, faites vos
+plans; dès demain, exécutez-les. Ne laissez pas les esprits errer
+à l'aventure et soulever toutes les questions au hasard. Guidez
+vous-même le mouvement que vous avez donné, ou vous serez entraîné
+par lui. Ayez peu de foi aux applaudissements populaires; ils se
+changent vite en murmures[310].»
+
+[Note 309: J'ai eu sous les yeux, grâce à de bienveillantes
+communications, la correspondance officielle et confidentielle de M.
+Guizot et de M. Rossi, correspondance également remarquable des deux
+côtés. J'y ai fait de nombreux emprunts. Une partie de ces documents
+avait déjà été citée soit dans le livre de M. D'HAUSSONVILLE sur la
+_Politique extérieure du gouvernement de Juillet_, soit dans les
+_Mémoires de M. Guizot_. J'indiquerai ceux qui seront publiés ici
+pour la première fois.]
+
+[Note 310: Ce résumé des conversations de M. Rossi a été donné par le
+prince Albert de Broglie, qui, comme je l'ai dit, était alors premier
+secrétaire de l'ambassade de Rome. (_Rossi et Pie IX_, article publié
+dans la _Revue des Deux Mondes_ du 15 décembre 1848.)]
+
+Notre diplomatie, fidèle en cela à sa politique générale, avait,
+à Rome, une double préoccupation: empêcher, d'une part, que le
+mouvement réformateur, commencé par Pie IX, ne s'arrêtât devant
+les résistances réactionnaires; d'autre part, qu'il ne dégénérât
+sous la pression révolutionnaire. Il lui fallait à la fois stimuler
+et affermir le gouvernement pontifical. M. Guizot tenait la main
+à ce qu'aucune des deux parties de la tâche ne fût perdue de vue.
+«Dites très nettement et partout où besoin sera, mandait-il à M.
+Rossi, ce que nous sommes, au dehors comme au dedans, en Italie
+comme ailleurs. Nous sommes des conservateurs décidés, d'autant
+plus décidés que nous succédons, chez nous, à une série de
+révolutions... Mais, en même temps, nous sommes décidés aussi à être
+des conservateurs sensés et intelligents. Or, nous croyons que c'est,
+pour les gouvernements les plus conservateurs, une nécessité et un
+devoir de reconnaître et d'accomplir sans hésiter les changements
+que provoquent les besoins sociaux, nés du nouvel état des faits
+et des esprits.» Notre ministre envisageait à ce double point de
+vue la tâche entreprise par le Pape. «Les voeux d'une population
+qui a longtemps souffert, disait-il, sont, à beaucoup d'égards,
+chimériques, et il serait impossible de les satisfaire; mais il
+faut aussi prévoir que, si les améliorations réelles, efficaces,
+graduelles, ne commençaient pas avec certitude, l'opinion publique
+se lasserait et, de confiante qu'elle est, deviendrait ombrageuse et
+exigeante. Reconnaître d'un oeil pénétrant la limite qui sépare, en
+fait de changements et de progrès, le nécessaire du chimérique, le
+praticable de l'impossible, le salutaire du périlleux; poser d'une
+main ferme cette limite et ne laisser au public aucun doute qu'on
+ne se laissera pas pousser au delà, voilà ce que font et à quels
+signes se reconnaissent les vrais et grands chefs de gouvernement.
+C'est évidemment l'oeuvre qu'entreprend le Pape... Il peut compter
+sur tout notre appui. Nous ferons tout ce qui dépendra de nous,
+tout ce qu'il désirera de nous, pour le seconder dans sa tâche.»
+Rappelant ensuite la politique de lord Palmerston, qui «prenait
+habituellement au dehors pour point d'appui l'esprit d'opposition
+et de révolution», M. Guizot ajoutait: «Nous ne voulons et ne
+ferons jamais rien de semblable, car nous regardons cela comme très
+mauvais et très dangereux pour tout le monde... Ce n'est point aux
+prétentions exagérées des partis, ni même aux espérances confuses du
+public, c'est au travail réfléchi, mesuré, prudent des gouvernements
+eux-mêmes que nous entendons prêter notre concours. Et c'est
+envers le gouvernement du Saint-Siège que nous garderons le plus
+soigneusement cette position et cette conduite, car c'est peut-être
+aujourd'hui, de tous les gouvernements appelés à accomplir de grandes
+choses, celui dont la tâche est la plus difficile et exige le plus de
+ménagements[311].»
+
+[Note 311: Lettre du 7 mai 1847. La première moitié de cette lettre
+avait été seule publiée par M. Guizot dans ses _Mémoires_; la fin est
+inédite.]
+
+M. Rossi se conformait à ces instructions, quand il cherchait à
+éclairer le gouvernement pontifical sur les inconvénients de ses
+alternatives de résistance et d'abandon. Tantôt il le pressait de
+faire à temps les concessions nécessaires, tantôt il lui recommandait
+le sang-froid et la fermeté devant les manifestations populaires.
+En juillet 1847, à un moment où il ne paraissait plus y avoir à
+Rome ni gouvernement ni police, notre ambassadeur n'hésitait pas à
+dire au cardinal secrétaire d'État: «Songez bien que c'est ainsi
+que les pouvoirs périssent et que les catastrophes s'annoncent.»
+Puis il écrivait, le lendemain, à M. Guizot: «J'espère que ce mot
+de révolution est encore trop gros pour la situation... Cependant
+j'ai cru devoir m'en servir hier _ad terrorem_. Je me rendis à la
+secrétairerie d'État; je trouvai Mgr Corboli assez ému; je lui dis
+sans détour que la révolution était commencée..., qu'il fallait
+absolument faire, sans le moindre délai, deux choses: réaliser
+les promesses et fonder un gouvernement réel et solide.» M. Rossi
+portait ce jugement dans une autre lettre: «Tout a été tâtonnement
+et lenteur: on a tout touché, tout ébranlé, sans rien fonder. Comme
+je le disais au Pape, le gouvernement pontifical a perdu l'autorité
+traditionnelle d'un vieux gouvernement, sans acquérir la vigueur d'un
+gouvernement nouveau. On a gaspillé une situation unique. Jamais
+prince ne s'est trouvé plus maître de toutes choses que Pie IX,
+dans les huit premiers mois de son pontificat. Tout ce qu'il aurait
+fait aurait été accueilli avec enthousiasme. C'est pour cela que je
+disais: Fixez donc les limites que vous voulez; mais, au nom de Dieu,
+fixez-les et exécutez sans retard votre pensée[312].»
+
+[Note 312: Lettres diverses de M. Rossi à M. Guizot, de juillet 1846
+à juillet 1847.]
+
+De Paris, M. Guizot, fort attentif à ces événements, approuvait
+et encourageait M. Rossi. «Conseillez toujours au gouvernement
+pontifical d'accomplir les réformes, lui écrivait-il, de les
+accomplir promptement, complètement, et de rentrer, dès qu'il les
+aura accomplies, dans sa position et dans son office de gouvernement
+uniquement appliqué à faire, selon les lois établies, les affaires
+quotidiennes et permanentes de la société. Sans doute, il paraît vain
+de répéter sans cesse des conseils si mal compris et si peu suivis.
+Mais ces conseils n'en sont pas moins et toujours, d'une part, la
+bonne politique; d'autre part, notre drapeau à nous. Il faut le tenir
+et le montrer incessamment à tous.» Il ajoutait, quelques jours plus
+tard: «Il faut se hâter de limiter le champ des ambitions d'esprit et
+de raffermir l'exercice quotidien du pouvoir[313].»
+
+[Note 313: Lettres particulières de M. Guizot à M. Rossi, en date des
+21 et 28 juillet 1847. (_Documents inédits._)]
+
+Certes, nul ne peut contester la sagesse clairvoyante de ces
+conseils, ni ce qu'ils révèlent de sollicitude sincère pour le
+gouvernement pontifical. En cela, M. Guizot n'était pas seulement
+guidé par la sympathie que lui inspiraient la personne et l'oeuvre
+de Pie IX. Il avait senti combien la France de 1830 était intéressée
+à mériter l'amitié reconnaissante du Saint-Siège, quel secours moral
+devaient trouver dans un tel rapprochement une monarchie qui n'avait
+pas encore entièrement effacé son origine révolutionnaire et une
+société matérialiste qui souffrait de son manque de croyances et
+d'idéal. «Rome pourrait nous faire beaucoup de bien, écrivait-il à
+M. Rossi: son amitié franche, son concours actif nous vaudraient
+de la force et de l'autorité chez nous et en Europe. Et comme nous
+pouvons, en revanche, par notre amitié et notre concours, lui faire
+aussi beaucoup de bien chez elle et en Europe, je suis convaincu
+qu'elle doit finir par comprendre, accepter et pratiquer sérieusement
+cet échange de bons offices et de bons effets entre nous. Poursuivez
+ce but-là, avec votre persévérance et votre tact accoutumés, et
+indiquez-moi toutes les choses, petites ou grandes, que je puis faire
+pour vous y aider[314].» Le gouvernement pontifical paraissait
+comprendre la sincérité et apprécier la valeur de l'amitié qui lui
+était ainsi offerte. Vers la fin de juillet 1847, à un moment où la
+fermentation extrême des esprits jetait l'alarme au Quirinal, le
+cardinal Ferretti, récemment nommé secrétaire d'État, exprimait à
+M. Rossi la crainte que lui inspirait la double perspective d'une
+pression révolutionnaire et d'une intervention autrichienne; notre
+ambassadeur lui ayant répondu «que, le cas échéant, le gouvernement
+français ne manquerait pas à ses amis», le cardinal l'embrassa
+vivement, en lui disant: «Merci, cher ambassadeur; en tout et
+toujours, confiance pour confiance, je vous le promets[315].»
+
+[Note 314: Lettre du 28 mai 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 315: Lettre de M. Rossi à M. Guizot, du 30 juillet 1847.]
+
+Les avertissements et les conseils que M. Guizot adressait au
+gouvernement pontifical, il ne les ménageait pas non plus au peuple
+romain. Ses efforts tendaient à créer, en Italie, un parti libéral
+modéré, qui prît position entre le parti stationnaire et le parti
+révolutionnaire. Oeuvre difficile, surtout en un pays où ce parti
+modéré était chose absolument nouvelle. Le dépit et la déception
+que les libéraux ressentaient des lenteurs et des incertitudes du
+Saint-Siège, les portaient trop souvent à faire cause commune avec
+les révolutionnaires. M. Guizot ne se lassait pas de les détourner
+de cette dangereuse promiscuité. «Restez fidèle au principe de notre
+politique, écrivait-il à M. Rossi, principe fondamental en Italie
+encore plus qu'ailleurs. Conseillez toujours aux modérés de ne point
+se confondre avec les radicaux qui les perdront, et de persister,
+quelles que soient les difficultés, dans la résolution d'accomplir,
+par le gouvernement et de concert avec lui, les réformes que l'état
+de la société rend indispensables.» Il ajoutait, quelques jours
+plus tard: «Je ne peux d'ici que vous rappeler sans cesse les idées
+générales qui sont nos idées fixes. Créer, entre le parti de la
+révolution et le parti de la réaction, un parti de la résistance
+intelligente et modérée, et rallier ce parti autour du gouvernement
+qui peut seul être son chef et son moyen d'action, voilà notre idée
+simple et fixe, la seule idée avec laquelle, vous le savez comme moi,
+on termine ou l'on prévienne les révolutions[316].»
+
+[Note 316: Lettres des 21 et 28 juillet 1847. (_Documents inédits._)]
+
+Plus encore peut-être que les exagérations d'un libéralisme trop
+exigeant et trop impatient, le gouvernement français redoutait,
+chez les Italiens, les entraînements de la passion nationale. Il
+s'appliquait à les retenir sur la pente qui les eût conduits à
+bouleverser l'état territorial de la Péninsule pour y réaliser
+leur rêve d'unité, et à déchirer les traités européens pour
+chasser les Autrichiens de la Lombardie et de la Vénétie. Autant
+il se déclarait prêt à défendre leur indépendance contre toute
+intervention qui eût prétendu entraver leurs réformes intérieures,
+autant il les avertissait de ne pas compter sur son appui, s'il
+leur prenait fantaisie de mettre en péril, par quelque agression,
+la paix générale. Notre diplomatie croyait ainsi ne pas mal
+servir les vrais intérêts de l'Italie, et M. Rossi se chargeait
+de démontrer aux patriotes romains que toute attaque violente
+contre l'Autriche fournirait à celle-ci une occasion d'arrêter
+par la force le mouvement national, contre lequel, au contraire,
+elle ne pourrait rien et devant lequel elle serait tôt ou tard
+contrainte de capituler, si ce mouvement demeurait pacifique et
+se manifestait seulement par le progrès intérieur et graduel des
+divers États[317]. En tout cas, nos ministres étaient certains de
+servir ainsi les vrais intérêts de la France. Déjà, au lendemain de
+1830, quelles que fussent alors les sympathies de l'opinion pour la
+patrie de Silvio Pellico, la monarchie de Juillet n'avait pas voulu
+se mettre à la remorque des agitateurs italiens, en favorisant les
+révolutions au delà des Alpes et en s'engageant dans une guerre
+contre l'Autriche[318]. Les raisons qui l'avaient alors décidée
+subsistaient. On peut même dire que le refroidissement survenu avec
+l'Angleterre eût rendu plus dangereuse encore pour la France toute
+politique la plaçant en conflit avec l'Autriche et probablement aussi
+avec les autres puissances continentales.
+
+[Note 317: Lettre de M. Rossi à M. Guizot, en date du 28 juillet
+1847.]
+
+[Note 318: Voir livre I, ch. V, § III.]
+
+Il convenait en effet que notre gouvernement, en face du problème
+particulier de l'Italie, ne perdît pas de vue l'ensemble de la
+situation faite à la France, en Europe, par les mariages espagnols.
+On sait que cette situation l'avait déterminé à se rapprocher de
+l'Autriche. Il lui fallait veiller à ce que sa politique italienne
+contribuât à ce rapprochement ou tout au moins ne le contrariât pas.
+Au premier aspect et étant donnés les points de vue assez divergents
+des deux cabinets, cela paraissait malaisé. M. de Metternich, qui,
+depuis 1815, avait eu pour politique de maintenir tout immobile au
+delà des Alpes, avait vu avec déplaisir le mouvement suscité par Pie
+IX[319]; un pape libéral lui paraissait une sorte de monstruosité
+dont il ne pouvait prendre son parti[320]; il faisait remonter le mal
+à la contagion des idées françaises[321]; à son avis, c'était pure
+illusion de vouloir distinguer les réformes modérées et pacifiques
+des bouleversements révolutionnaires, les premières n'étant que la
+préface des seconds; entre un Balbo et un Mazzini, il ne trouvait
+pas «d'autre différence que celle qui existe entre des empoisonneurs
+et des assassins[322]». Dès le début, il avait essayé sans succès
+d'endoctriner Pie IX[323], et, dans la suite, il n'avait pas
+négligé tout ce qui pouvait éveiller en lui des inquiétudes ou des
+scrupules[324]. Le grand-duc de Toscane se montrait-il disposé à
+suivre l'exemple du Pape, M. de Metternich lui adressait directement
+des représentations[325]. Tout cela sans doute témoignait d'idées
+et de préférences peu en harmonie avec celles de la France. À défaut
+cependant d'un accord de principes, notre gouvernement ne jugeait pas
+impossible d'arriver à une sorte d'accord pratique, ou au moins de
+prévenir tout conflit. Il se rendait compte que le cabinet de Vienne
+était peu disposé à aller au delà de ces gémissements platoniques, de
+ces conseils peu efficaces, et qu'il ne se sentait pas en mesure de
+recommencer quelqu'une de ces interventions militaires qui, depuis
+1815, avaient été l'arme principale de sa politique en Italie. Il
+devinait aussi que ce cabinet, compromis par son renom absolutiste,
+désorienté par le changement de l'esprit public, comprendrait
+l'avantage d'être appuyé et pour ainsi dire protégé par une puissance
+libérale; cette même raison ne le déterminait-elle pas, en ce
+moment, dans les affaires de Suisse, à marcher derrière la France?
+On voit dès lors comment les deux politiques, parties de points
+si opposés, pouvaient cependant trouver un certain contact sur le
+terrain italien: il s'agissait pour nous d'obtenir de l'Autriche
+qu'elle n'intervînt pas militairement, qu'elle laissât le mouvement
+réformateur suivre son cours, en lui offrant, comme compensation,
+de nous employer à limiter ce mouvement, à l'empêcher de devenir
+révolutionnaire et belliqueux.
+
+[Note 319: Dépêche de Ricci, ambassadeur sarde à Vienne, 26 février
+1847. (BIANCHI, _Storia documentata della diplomazia europea in
+Italia_, t. V, p. 397, 398.)]
+
+[Note 320: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 476.]
+
+[Note 321: _Ibid._, p. 339.]
+
+[Note 322: _Ibid._, p. 410.]
+
+[Note 323: _Ibid._, p. 251 à 256.]
+
+[Note 324: _Ibid._, p. 410 à 414.]
+
+[Note 325: La lettre écrite, à ce propos, le 24 avril 1847, par M.
+de Metternich au grand-duc, est assez curieuse. Il lui reproche sa
+«passivité» en face d'un parti libéral aussi dangereux que le parti
+radical. «Le souverain _chassé_ ne revient jamais», lui dit-il sous
+forme d'avertissement. Puis il ajoute: «Que Votre Altesse Impériale
+ne se fasse aucune illusion sur les dispositions fâcheuses à l'égard
+de l'Autriche: le mot _Autriche_ ne désigne pas la chose elle-même;
+il ne s'applique qu'au pouvoir répressif dont les hommes du progrès
+voudraient se débarrasser. Si ce pouvoir tombait, les princes
+italiens tomberaient aussi, et pas un ne resterait sur son trône. En
+ce qui concerne le trône grand-ducal, il est une vérité indiscutable:
+Votre Altesse Impériale et votre Maison ne sont ni plus ni moins
+italiennes et allemandes que le roi de la Lombardie.» (_Mémoires de
+M. de Metternich_, t. VII, p. 405 à 410.)]
+
+Dès la fin de 1846 et les premières semaines de l'année suivante,
+des pourparlers s'engagèrent sur ces bases, entre Paris et Vienne.
+Ils prirent plus de précision, en avril 1847, lors de la mission
+secrète de M. Klindworth[326]: l'Italie était l'un des sujets sur
+lesquels cet agent devait proposer une entente. M. Guizot, alors très
+préoccupé des efforts faits par lord Palmerston pour attirer M. de
+Metternich dans son jeu, insistait naturellement sur ce qui, dans sa
+politique italienne, pouvait le plus rassurer le cabinet autrichien.
+Non seulement il se prononçait pour le _statu quo_ territorial
+dans la Péninsule, ce qui impliquait la sauvegarde des droits de
+l'Autriche sur le royaume lombard-vénitien; non seulement il se
+déclarait opposé à toute agitation révolutionnaire; mais il exprimait
+l'avis que les réformes devaient être surtout administratives, et
+que l'on aurait tort de chercher à introduire prématurément dans
+les divers États italiens un régime constitutionnel pour lequel ils
+n'étaient pas mûrs; il s'offrait à donner, d'accord avec l'Autriche,
+des conseils dans ce sens au Pape et aux autres souverains[327]. En
+même temps, tout en recommandant à M. Rossi de ne rien abandonner de
+notre politique propre, il l'invitait à «ménager Vienne», à avoir
+égard «à ses défiances et à ses alarmes[328]».
+
+[Note 326: Voir plus haut, p. 155, dans quelles circonstances avait
+eu lieu cette mission.]
+
+[Note 327: Dépêche du comte d'Arnim, ministre de Prusse à Paris,
+en date du 25 janvier 1847. (HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_,
+1830-1848, t. II, p. 682.)--Dépêche du marquis Ricci, ambassadeur de
+Sardaigne à Vienne, en date du 26 février 1847. (BIANCHI, _Storia
+documentata, etc._, t. V, p. 19 et 398.)--_Mémoires de M. de
+Metternich_, t. VII, p. 398 à 400.]
+
+[Note 328: «Ménagez toujours Vienne, écrivait M. Guizot à M.
+Rossi, le 6 décembre 1846. Ses défiances et ses alarmes du côté de
+l'Italie sont infinies. Lord Palmerston travaille toujours à lui
+arracher quelque démarche, quelque parole réelle ou apparente qui
+le serve dans ses protestations contre la descendance de M. le duc
+de Montpensier. M. de Metternich tient bon et reste tout à fait en
+dehors de la question. Il nous importe fort qu'il persiste et que,
+soit dans l'affaire espagnole, soit dans l'affaire polonaise, on ne
+se retrouve pas quatre contre un. Je suis sûr que vous n'oublierez
+jamais cela, tout en avançant dans notre voie à nous.» (_Documents
+inédits._)--Louis-Philippe était également très soucieux que M. Rossi
+ne fît rien «pouvant donner de l'ombrage à l'Autriche». (Dépêche du
+marquis Brignole, ambassadeur de Sardaigne à Paris, en date du 5
+décembre 1846. HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, t. II, p. 681.)]
+
+M. de Metternich était trop inquiet des événements d'Italie pour
+repousser ces ouvertures. De son côté, il en avait fait de semblables
+au gouvernement français. Sans doute, fidèle à sa manie dogmatisante,
+il professait, dans les élucubrations diplomatiques auxquelles il se
+livrait sur ce sujet, des principes sur lesquels notre gouvernement
+aurait eu des critiques à faire. Mais, en somme, quand il fallait
+aboutir à des conclusions effectives, il reconnaissait l'intérêt de
+mettre fin à une rivalité dont les agitateurs tireraient profit;
+revendiquant seulement son autorité sur le royaume lombard-vénitien,
+désavouant toute pensée de porter atteinte à l'indépendance des
+autres États italiens et à leur droit de modifier leurs institutions,
+s'offrant même à s'entendre avec la France pour conseiller certaines
+réformes administratives, il déclarait ne songer, pour le moment,
+à aucune intervention armée; il ajoutait que si, plus tard, cette
+intervention devenait nécessaire, un concert préalable devrait
+s'établir entre les puissances[329].
+
+[Note 329: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 390 à 400, 416
+à 422, 471 à 474.--On s'en tint, entre les deux gouvernements, à cet
+échange d'idées; mais il n'y eut pas de convention proprement dite,
+comme le prétend à tort un historien prussien, M. Hillebrand, sur la
+foi d'une dépêche de l'ambassadeur de Sardaigne à Paris. (_Geschichte
+Frankreichs_, t. II, p. 682.) L'existence de cette convention secrète
+est contredite par tous les documents que j'ai eus sous les yeux,
+notamment par une lettre déjà citée de M. Guizot à M. de Metternich,
+où il est dit que l'entente s'était faite «sans conventions
+spéciales». (Voir plus haut, p. 157.)]
+
+Le gouvernement français avait ainsi satisfaction. Dès lors, il
+croyait pouvoir donner comme mot d'ordre à ses agents en Italie, non
+plus seulement de ménager l'Autriche, mais de chercher les occasions
+de se concerter avec elle. Loin de s'effaroucher d'une action
+commune, il estimait, avec raison, qu'elle tournerait à l'avantage
+de notre influence, et que la France y deviendrait l'arbitre des
+décisions à prendre: «Je suis d'avis, écrivait-il le 21 juillet 1847
+à M. Rossi, qu'en gardant soigneusement notre position, en tenant
+hautement notre drapeau, vous ne devez point éviter les occasions
+et les invitations de vous entendre et d'agir de concert avec vos
+collègues du corps diplomatique, y compris M. de Lutzow (ambassadeur
+d'Autriche). Quel que soit l'empire des vieux intérêts, des vieilles
+passions et des vieilles traditions, les grands gouvernements
+européens, l'Autriche la première, sont aujourd'hui sensés et
+prudents. Ils l'ont prouvé depuis 1830, et plus d'une fois. La
+nécessité leur déplaît. Ils la reconnaissent le plus tard possible.
+Mais ils finissent par la reconnaître et par l'accepter. Mettons-nous
+partout à la tête de la nécessité, de la nécessité réelle, bien
+comprise et exactement mesurée. Soyons ses interprètes dans les
+conseils de l'Europe. C'est désormais notre position naturelle et la
+plus grande en même temps que la plus sûre... Ne nous faisons pas
+autres que nous ne sommes, mais ne nous isolons pas. En définitive,
+dans l'action concertée, c'est nous qui prévaudrons[330].»
+
+[Note 330: _Documents inédits_.]
+
+Ajoutons, d'ailleurs, que tout ce que le cabinet de Paris faisait
+pour ménager celui de Vienne et pour rendre possible une action
+commune, ne le conduisait cependant pas à rien sacrifier des points
+essentiels de sa politique. Il était surtout bien résolu à ne
+jamais permettre à l'Autriche une intervention isolée qui lui eût
+rendu l'espèce de protectorat qu'elle exerçait autrefois sur les
+gouvernements de la Péninsule; il entendait que, si le Pape avait
+un jour besoin d'une armée étrangère pour le protéger, la France ne
+laissât pas le rôle principal à son ancienne rivale. «En cas, disait
+M. Guizot, de danger matériel, d'appel au secours matériel extérieur,
+que rien ne se fasse sans nous; qu'on ne demande rien à personne,
+sans nous le demander aussi à nous, au moins en même temps. Nous ne
+manquerons pas à nos amis[331].» Comme pour bien marquer par avance
+ses intentions, le cabinet de Paris répondait aux mouvements des
+troupes autrichiennes sur la frontière de la Lombardie, en faisant
+évoluer la flotte française en vue des côtes d'Italie.
+
+[Note 331: Même lettre du 21 juillet 1847.--Cela montre à quel point
+M. Hillebrand se trompe quand, sur la foi d'une dépêche du ministre
+de Prusse à Paris, il prétend que le gouvernement français aurait
+promis à l'Autriche de ne pas recommencer l'expédition d'Ancône, si
+les Autrichiens occupaient les Légations. (_Geschichte Frankreichs_,
+t. II, p. 682.)]
+
+Telle était, sous ses diverses faces, la politique de «juste milieu»
+à laquelle le gouvernement français s'était arrêté, dès le premier
+jour, dans les affaires italiennes, et que, depuis, il avait
+fidèlement appliquée. M. Guizot estima qu'il ne suffisait pas de la
+pratiquer diplomatiquement, et qu'il convenait d'en exposer au moins
+les grandes lignes au public. Il le fit, le 3 août, dans les derniers
+jours de la session de 1847, au cours de la discussion du budget à
+la Chambre des pairs. «Que faut-il, se demandait le ministre, pour
+la satisfaction des intérêts français en Italie? La paix intérieure
+de l'Italie d'abord; aucun bouleversement territorial ou politique
+ne nous est bon au delà des Alpes. Il nous faut aussi l'indépendance
+et la sécurité des gouvernements italiens; nous avons besoin qu'ils
+ne soient dominés ni exploités par aucune autre puissance, et
+qu'ils gouvernent paisiblement leurs peuples.» Après avoir indiqué
+que, pour obtenir ce dernier résultat, ces gouvernements devaient
+satisfaire leurs sujets par certaines réformes, il montrait comment
+le Pape avait donné l'exemple; puis il ajoutait: «Le représentant
+par excellence de l'autorité souveraine et incontestée entrant dans
+une telle voie, c'est là un des plus grands spectacles qui aient
+encore été donnés au monde. On ne peut pas, on ne doit pas craindre
+que le Pape oublie jamais les besoins et les droits de ce principe
+d'autorité, d'ordre, de perpétuité dont il est le représentant le
+plus éminent... Non, il ne l'oubliera pas... Mais, en même temps,
+puisqu'il se montre disposé à comprendre et à satisfaire, dans ce
+qu'il a de sensé et de légitime, l'état nouveau des intérêts sociaux
+et des esprits, ce serait une faute énorme, de la part de tous les
+gouvernements, je ne veux pas dire que ce serait un crime, ce serait
+une faute énorme de ne pas seconder Pie IX dans la tâche difficile
+qu'il entreprend.» M. Guizot ne reconnaissait qu'aux partis modérés
+le pouvoir de mener à bonne fin de telles réformes, et il entendait
+par là «des partis modérés ayant le courage d'agir, de se mettre
+en avant, d'accepter la responsabilité, le courage de soutenir les
+gouvernements qu'ils ne veulent pas voir renverser». Il terminait en
+proclamant que «la mission naturelle de la France était de chercher
+sa force et son point d'appui, non dans l'esprit d'opposition et de
+révolution, mais dans l'esprit de gouvernement intelligent, sensé, et
+dans le concours des partis modérés avec de tels gouvernements».
+
+En cherchant ainsi à faire prévaloir, en Italie, des idées de réforme
+mesurée et pacifique, M. Guizot poursuivait un dessein honnête,
+raisonnable et conforme aux intérêts de la France. D'ailleurs,
+qu'eût-il pu faire d'autre? Impossible, après la secousse donnée par
+l'avènement de Pie IX, de songer à prolonger l'ancien _statu quo_.
+Quant à pousser aux révolutions et à risquer une guerre européenne
+pour flatter les passions et servir les ambitions des Italiens,
+c'est une politique dont on peut, hélas! mesurer aujourd'hui les
+conséquences. Mais, pour être le seul sage et le seul possible, le
+parti auquel s'était arrêté le gouvernement du roi Louis-Philippe
+ne lui en imposait pas moins une tâche très délicate et dont le
+succès était loin d'être assuré. M. Guizot s'en rendait compte, et,
+dans l'intimité, il ne cachait pas ses doutes. «Je voudrais bien
+réussir à Rome, écrivait-il, le 30 juillet 1847, au duc de Broglie;
+mais j'ai une méfiance infinie des Italiens. Et nous sommes là
+parfaitement seuls, entre les conspirations radicales fomentées de
+Londres et les routines absolutistes de Vienne... Plus j'avance, plus
+je demeure convaincu de deux choses: la bonté de notre politique et
+la difficulté du succès. Et mes deux convictions sont sans cesse aux
+prises, l'une m'encourageant, l'autre m'inquiétant. Dieu seul a le
+secret de l'issue: ce serait trop commode de le savoir[332].»
+
+[Note 332: _Documents inédits._]
+
+
+IX
+
+Les difficultés avec lesquelles nous venons de voir aux prises la
+diplomatie française pendant la première année du pontificat de Pie
+IX, allaient être singulièrement aggravées, en août 1847, par un acte
+inconsidéré de l'Autriche. Celle-ci, en vertu des traités de 1815,
+avait droit de garnison dans la «place» de Ferrare, l'une des villes
+des Légations. Que fallait-il entendre par le mot _place_? Était-ce
+la ville elle-même, ou seulement le château, espèce de citadelle
+sans valeur, située au centre de la ville? Il y avait eu controverse
+sur ce point. En fait, les Impériaux n'occupaient que le château et
+quelques casernes; la garde des barrières et des autres postes était
+aux mains des pontificaux. Ce partage, délicat de tout temps, le
+devenait plus encore avec l'excitation des esprits. Des provocations
+furent échangées entre la garde civique de Ferrare et les patrouilles
+autrichiennes. Enfin, quelques rixes ayant éclaté dans les premiers
+jours d'août, le commandant autrichien crut devoir agir comme si la
+sûreté de sa garnison était compromise; il la renforça notablement
+par un corps venu de l'autre côté du Pô; puis, brutalement, sans
+avoir aucun égard aux protestations du cardinal-légat, il occupa
+toute la ville et s'empara des postes jusqu'alors laissés à la garde
+des pontificaux.
+
+Cet acte indiquait-il, de la part du cabinet de Vienne, la volonté de
+sortir de sa réserve défensive et expectante? Non, à ce même moment,
+M. de Metternich nous déclarait formellement que son gouvernement
+ne demandait qu'à «rester maître chez lui», qu'il «n'entendait pas
+exercer sa puissance souveraine en dehors de ses frontières», et
+qu'il «ne pensait pas à une intervention matérielle[333]». Fait
+plus significatif encore, quelques jours après, la même idée se
+retrouvait non moins nettement exprimée dans les instructions
+confidentielles adressées à M. de Ficquelmont, agent supérieur
+du chancelier à Milan[334]. On pouvait être d'autant plus assuré
+de cette sagesse qu'elle était un peu forcée. Non seulement une
+politique agressive eût froissé d'une façon imprudente l'opinion
+européenne, universellement sympathique à Pie IX, mais elle eût
+rencontré des oppositions à Vienne même. Le souffle libéral qui
+passait en ce moment sur l'Europe se faisait sentir en Autriche;
+une réaction s'y dessinait contre le système de M. de Metternich et
+se manifestait jusque dans l'intérieur du cabinet; si le chancelier
+continuait de personnifier au dehors le gouvernement impérial avec
+le même apparat, son autorité au dedans était bien entamée; les
+autres membres du conseil ne se gênaient pas pour contrecarrer ses
+desseins; le ministre de l'intérieur, le comte Kolowrat, se posait
+ouvertement comme son rival. Pour vaincre ces oppositions, M. de
+Metternich ne trouvait pas dans l'archiduc Louis, qui remplaçait
+le souverain malade, et qui était visiblement embarrassé de sa
+responsabilité, l'appui qu'il était, autrefois, toujours sûr
+d'obtenir de l'empereur François. En juillet 1847, ayant voulu
+faire mobiliser un corps d'armée destiné à prendre position sur la
+frontière du Tessin et sur le Pô, il se heurta à mille difficultés
+soulevées par le ministre de la guerre et par celui des finances:
+ce dernier soutenait que les charges pécuniaires résultant d'une
+telle mesure seraient «un danger plus grave pour le gouvernement que
+celui auquel pouvait donner lieu la marche libérale adoptée par le
+Saint-Père[335]». Le chancelier n'eût-il pas rencontré une opposition
+plus forte encore, s'il eût proposé une intervention à main armée
+dans les États pontificaux? Dans l'incident de Ferrare, il ne fallait
+donc pas voir le commencement de cette intervention et l'indice
+d'un changement de politique. C'était un mouvement d'impatience du
+commandement militaire, évidemment agacé par tout le tapage italien;
+le gouvernement l'avait laissé faire, sans beaucoup de réflexion,
+flatté peut-être, au milieu d'une politique nécessairement effacée,
+de faire à peu de frais quelque étalage de sa force armée.
+
+[Note 333: Lettre de M. de Metternich au comte Apponyi, en date du 6
+août 1847. (_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 416 à 422.)]
+
+[Note 334: Dépêche du 22 août 1847. (_Ibid._, p. 471 à 474.)]
+
+[Note 335: Dépêche du marquis Ricci, ambassadeur de Sardaigne à
+Vienne, en date du 14 août 1847. (BIANCHI, _Storia documentata della
+diplomazia europea in Italia_, t. V, p. 399 à 402.)]
+
+Mais, du premier jour, cette mesure se trouve avoir beaucoup plus
+de retentissement que ne s'y attendaient et que ne le désiraient
+ses auteurs. À Rome, c'est l'occasion d'une véritable explosion
+d'indignation patriotique. Sincèrement ou non, on prétend voir
+là l'exécution d'une vaste conspiration absolutiste qui a ses
+ramifications jusque autour du Pape. «L'invasion est commencée,
+s'écrie-t-on; l'Italie entière doit se lever en armes pour la
+repousser.» Le gouvernement pontifical, troublé de cette émotion,
+croyant nécessaire de s'y associer pour ne pas être suspect, froissé
+d'ailleurs dans sa dignité par le procédé des Autrichiens, fait
+publier dans le _Diario di Roma_ les protestations du cardinal-légat
+contre l'occupation de Ferrare. Se flatte-t-il de calmer les esprits
+par cette publicité? Il les excite au contraire. L'impression,
+aussitôt répandue et exploitée par les meneurs, est que le Pape
+prend la tête de la croisade italienne contre l'Autriche. Les
+journaux racontent qu'il ordonne, dans ce dessein, des armements
+considérables. Les radicaux profitent de cette effervescence
+pour se pousser hardiment à la tête du mouvement. Le chef des
+révolutionnaires, Mazzini, écrit au Pape, dans un langage qui fait
+songer au tentateur offrant au Christ l'empire du monde: «Saint Père,
+j'étudie vos démarches avec une espérance immense... Soyez confiant,
+fiez-vous à nous... Nous fonderons pour vous un gouvernement unique
+en Europe. Nous saurons traduire en un fait puissant l'instinct
+qui frémit d'un bout à l'autre de la terre italienne... Je vous
+écris parce que je vous crois digne d'être l'initiateur de cette
+vaste entreprise[336]...» Le même Mazzini recommande, d'un autre
+côté aux «masses», de «s'engager, avec ou sans le consentement
+des princes, dans des mesures qui obligent les Autrichiens à les
+attaquer»; il faut, conclut-il, «accroître de plus en plus la haine
+contre les Autrichiens et irriter l'Autriche par tous les moyens
+possibles[337]». De Rome, l'agitation gagne la Péninsule entière,
+depuis la Sicile jusqu'au Piémont. Le fait le plus grave peut-être
+est l'impression produite sur Charles-Albert. Jusqu'alors, en face
+d'une campagne principalement libérale, il était demeuré froid.
+Au cri de: «Guerre à l'Autriche!» il tressaille. Sous le coup de
+l'occupation de Ferrare, Pie IX, se croyant menacé d'une invasion
+autrichienne, a fait demander au gouvernement sarde un asile éventuel
+et l'envoi immédiat d'un bâtiment de guerre à Civita-Vecchia;
+Charles-Albert accède avec empressement à toutes les demandes
+du Pontife. «Grâce à Dieu, écrit-il à son ministre et confident,
+Villamarina, nous avons un pape saint et plein de fermeté, qui saura
+soutenir avec dignité l'indépendance nationale. Je lui ai fait écrire
+que, quelconque événement (_sic_) qui puisse arriver, je ne séparerai
+jamais ma cause de la sienne... Une guerre d'indépendance nationale,
+qui s'unirait à la défense du Pape, serait pour moi le plus grand
+bonheur qui pourrait m'arriver.» Les patriotes italiens, alors réunis
+à Casal sous prétexte d'association agraire, lui ayant envoyé une
+adresse toute pleine des sentiments qui bouillonnaient en Italie, il
+répond par une lettre, lue en séance, où il se dit «résolu à faire
+pour la cause guelfe ce que Schamil fait contre l'immense empire
+russe». «Il paraît, ajoute-t-il, qu'à Rome on tient en réserve les
+armes spirituelles... Espérons... Ah! le beau jour que celui où nous
+pourrons jeter le cri de l'indépendance nationale!» Le retentissement
+de cette lettre est énorme. Personne n'hésite plus à se jeter
+dans une campagne qui paraît avoir pour elle le Pape et le roi de
+Sardaigne, la plus haute force morale et la plus sérieuse force
+militaire de la Péninsule. Il est vrai que, suivant son habitude,
+Charles-Albert se montre, presque aussitôt après, embarrassé de
+l'enthousiasme qu'il a suscité, fait froide mine aux ovations qui
+l'accueillent à Turin et à Gênes, et déclare que, «s'il est décidé à
+défendre l'indépendance du royaume contre une agression étrangère,
+il l'est aussi à ne pas se compromettre vis-à-vis des grandes
+puissances, en faisant, sans leur consentement, franchir la frontière
+à son armée». Mais vainement essaye-t-il de courir après ses paroles,
+celles-ci ont fait trop de chemin pour qu'il puisse les rattraper.
+
+[Note 336: Lettre du 8 septembre 1847. (COSTA DE BEAUREGARD, _Les
+dernières années du roi Chartes-Albert_, p. 559.)]
+
+[Note 337: Lettre du 4 octobre 1847. Cette lettre, tombée aux mains
+de M. de Metternich, a été communiquée par lui au cabinet anglais, en
+novembre 1847, et par suite publiée dans les _Parliamentary Papers_.]
+
+En somme, l'incident de Ferrare non seulement a grandement échauffé
+les esprits, mais il a eu pour résultat, dans toute l'Italie, de
+faire passer brusquement au premier plan cette redoutable question
+nationale que notre diplomatie était jusqu'alors parvenue à maintenir
+dans l'ombre. Il a ainsi considérablement augmenté les difficultés
+de la politique modérée et pacifique que le gouvernement français
+cherchait à faire prévaloir. Ce gouvernement cependant ne se
+décourage pas. Sans se laisser entraîner, fût-ce d'un pas, hors
+du terrain moyen où il s'est placé dès le début, il s'efforce d'y
+ramener les Autrichiens et les Italiens. À tous deux, il entreprend
+de faire entendre le langage de la raison.
+
+À Vienne d'abord, notre cabinet laisse voir, sous une forme amicale,
+sa désapprobation du procédé des troupes impériales, insiste sur
+le danger de l'émotion ainsi provoquée, et appelle fortement, «sur
+les protestations du Saint-Siège et sur la nécessité de régler ce
+différend de façon à mettre promptement un terme à l'agitation qui en
+est résultée dans la Péninsule, la plus sérieuse sollicitude de M. le
+prince de Metternich[338]». De ce côté, nos observations sont bien
+accueillies. Visiblement embarrassé d'avoir suscité un tel tapage,
+le gouvernement autrichien nous sait gré de notre désir d'arranger
+les choses[339]. Loin de grossir l'incident et d'en faire le point de
+départ d'une politique agressive, il affecte d'en réduire la portée.
+«Nous n'accordons pas à ce pitoyable conflit la valeur d'une affaire,
+écrit M. de Metternich, mais celle d'une entente sur une question
+de service militaire[340].» Il reconnaît même qu'il a commis une
+faute. «Pitoyable affaire, dit-il un jour à notre ambassadeur, qui
+fournit une preuve de plus de la faute que commet toujours une grande
+puissance, lorsqu'elle se compromet dans une petite question[341].»
+De son côté, le comte Apponyi fait à M. Guizot cette sorte d'aveu:
+«On peut se tromper dans ce qu'on prévoit; on peut irriter quand on
+a voulu imposer.» Notre ministre ajoute, après avoir rapporté à M.
+Rossi ce propos: «Avec un peu de modération et de patience, je crois
+que l'incident de Ferrare doit finir à l'avantage du Pape. On en a
+envie à Vienne. On ne se soucie pas d'engager à fond la partie[342].»
+Cette impression est durable chez M. Guizot, qui écrit, un peu plus
+tard, à M. de Flahault: «Ce que m'a dit le comte Apponyi ne me permet
+pas de douter que le prince de Metternich ne désire mettre fin, sans
+bruit, à cet incident de Ferrare[343].» En attendant, du reste, cette
+solution, le cabinet autrichien ne nous refuse pas de nouvelles
+assurances de ses intentions pacifiques. «Le gouvernement français
+désire que nous restions en panne, écrit, le 7 octobre 1847, M. de
+Metternich au comte Apponyi; ses voeux à ce sujet seront remplis.
+Nous savons nous renfermer dans le rôle de spectateur des drames dans
+lesquels l'heure d'entrer en scène ne nous semble pas venue[344].»
+
+[Note 338: Dépêche de M. Guizot au chargé d'affaires de France à
+Vienne, en date du 1er septembre 1847.]
+
+[Note 339: Lettre de M. de Metternich au comte Apponyi, en date du 19
+octobre 1847. (_Mémoires de M. de Metternich,_ t. VII, p. 344.)]
+
+[Note 340: _Ibid._--Cf. aussi lettre du 7 octobre (p. 425).]
+
+[Note 341: Lettre particulière du comte de Flahault à M. Guizot, en
+date du 22 novembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 342: Lettre du 18 septembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 343: Lettre du 8 octobre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 344: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 425.]
+
+Notre cabinet a donc toutes raisons de compter sur la modération de
+l'Autriche et sur sa volonté de réparer l'esclandre de Ferrare. Cette
+conviction l'encourage à persister dans son attitude conciliante.
+Toutefois, il est bien résolu, au cas où son espérance serait
+trompée, à sauvegarder l'influence de la France et l'indépendance
+des États italiens. Il ne le crie pas sur les toits, pour ne pas
+irriter les amours-propres par des menaces éventuelles; mais il
+s'en explique nettement avec ses agents, dans ses correspondances
+confidentielles. M. Guizot écrit, le 7 septembre 1847, à M. Rossi:
+«Rendons-nous compte des diverses hypothèses: 1º Les Autrichiens,
+sur la réclamation du Pape, rentrent à Ferrare, dans le _statu quo_
+antérieur. Si cela arrivait, nous aurions, quant à présent, cause
+gagnée et rien à faire.--2º Les Autrichiens, malgré la réclamation
+du Pape, restent à Ferrare, dans la position qu'ils y ont prise,
+continuant de soutenir qu'ils en ont le droit aux termes des traités,
+et sans faire un pas de plus. Que le Pape réclame, dans ce cas, soit
+notre médiation seule, soit celle de la France et de l'Angleterre,
+ou de la France et de la Prusse, soit celle de toutes les grandes
+puissances qui ont signé le traité de Vienne.--3º Les Autrichiens
+poussent plus avant dans les États romains, sans appel du Pape
+et sans prétexte diplomatique. En ce cas, que le Pape proteste
+solennellement, constate que le fait a lieu contre son gré et
+s'adresse à nous. Mon avis est que nous devons, dans cette hypothèse,
+prendre position aussi sur un point efficace des États romains, dans
+l'intérêt de l'indépendance du Pape et de notre propre situation en
+Europe. Il serait infiniment désirable que nous ne fissions cela,
+s'il y avait lieu, que sur la demande du Pape et de concert avec
+lui...--4º Ailleurs que dans les États romains, dans quelques autres
+des États italiens, en Toscane, à Modène, à Lucques, à Parme, les
+Autrichiens interviennent à la suite d'une insurrection populaire,
+soit de leur propre mouvement, soit sur la demande des souverains...
+C'est ici l'hypothèse difficile. Une insurrection contre l'ordre
+établi et la demande de l'intervention par le souverain lui-même
+donnent à Vienne des prétextes spécieux et nous embarrassent,
+nous, dans nos motifs. Et pourtant nos motifs seraient, dans ce
+cas, presque les mêmes et presque aussi puissants qu'en cas d'une
+intervention dans les États romains. Il faudrait que les souverains
+chez qui aucune insurrection n'aurait eu lieu et qui n'auraient pas
+réclamé l'intervention autrichienne, le Pape, le roi de Naples,
+le roi de Sardaigne, protestassent contre un acte compromettant
+pour eux-mêmes, car il pourrait amener un désordre général et une
+explosion révolutionnaire dans toute l'Italie. S'ils faisaient un
+pas de plus, s'ils s'adressaient aux autres grandes puissances de
+l'Europe, à nous d'abord, pour leur demander de s'employer à faire
+cesser un état de choses si dangereux pour la paix européenne, ils
+se donneraient à eux-mêmes de fortes garanties et à nous de grands
+moyens d'action... Ne regardez point tout ceci, mon cher ami, comme
+des résolutions que je vous annonce et des instructions que je vous
+donne. Je vous dis mes idées et je vous demande les vôtres sur les
+cas et les embarras divers qu'on peut prévoir. Et il faut les prévoir
+pour faire ce que je vous ai dit: prendre nos mesures de façon à être
+prêts dans toutes les hypothèses. Répondez-moi sans retard. Je n'ai
+pas besoin de vous répéter que notre pensée dirigeante, dominante,
+est toujours celle-ci: Soutenir l'indépendance des États italiens et
+l'influence du parti modéré en Italie, en évitant une conflagration
+révolutionnaire et une guerre européenne[345].»
+
+[Note 345: _Documents inédits._]
+
+Rien donc à la fois de plus modéré dans la forme et de plus décidé
+dans le fond que l'attitude prise par le gouvernement français envers
+l'Autriche, à la suite de l'incident de Ferrare. Le langage qu'il
+tient en même temps aux Italiens n'est ni moins sage ni moins net.
+Dès le premier jour, tout en manifestant au gouvernement romain
+«sa sympathie pour le sentiment de dignité courageuse qui a dicté
+ses protestations» contre l'occupation de Ferrare, il ne cache pas
+son regret de la publicité qui leur a été donnée[346]. «Le Pape,
+écrit-il à M. Rossi, aurait dû épuiser toute possibilité de vider,
+de gouvernement à gouvernement, la question diplomatique, avant de
+porter devant le public une question de nationalité et de révolution.
+De deux choses l'une: ou l'Autriche désire, ou elle ne désire pas
+un prétexte pour une levée de boucliers; si elle le désire, il faut
+bien se garder de le lui fournir... Si elle ne le désire pas, il
+faut l'entretenir dans sa bonne disposition, en traitant avec elle
+comme avec un pouvoir qui ne demande pas mieux que de laisser ses
+voisins tranquilles chez eux, si on ne trouble pas sa tranquillité
+chez lui. Ne négligez rien pour ramener et contenir Rome dans cette
+politique, la seule efficace pour le succès, aussi bien que la
+plus sûre. L'Italie a déjà perdu plus d'une fois ses affaires en
+plaçant ses espérances dans une conflagration européenne. Elle les
+perdrait encore. Qu'elle s'établisse, au contraire, sur le terrain
+de l'ordre européen, des droits des gouvernements indépendants, du
+respect des traités. C'est vous dire combien il importe de contenir
+ces affaires-ci dans les limites d'une question _romaine_, et
+d'empêcher qu'on en fasse une question _italienne_. J'en sais toute
+la difficulté. Mais employez tout votre esprit, tout votre bon
+sens, toute votre persévérance, toute votre patience, toute votre
+influence, à faire comprendre au parti _national italien_ qu'il est
+de sa politique, de sa nécessité actuelle, de se présenter et d'agir
+_fractionnairement_, comme romain, toscan, napolitain, etc., etc., de
+ne point poser une question générale qui deviendrait inévitablement
+une question révolutionnaire[347].» M. Rossi s'inspire de ces idées
+dans ses conversations, et il n'hésite pas à rabrouer les prétentions
+et les intempérances italiennes. «Mais enfin, dit-il avec sa parole
+froide et mordante, où voulez-vous en venir par ces incessantes
+provocations contre l'Autriche? Elle ne vous menace point; elle reste
+dans les limites que les traités lui ont tracées. C'est donc une
+guerre d'indépendance que vous voulez? Eh bien! voyons, calculons vos
+forces: vous avez soixante mille hommes en Piémont, et pas un homme
+de plus en fait de troupes réglées. Vous parlez de l'enthousiasme
+de vos populations. Je les connais, ces populations. Parcourez vos
+campagnes: voyez si un homme bouge, si un coeur bat, si un bras est
+prêt à prendre les armes. Les Piémontais battus, les Autrichiens
+peuvent aller tout droit jusqu'à Reggio, en Calabre, sans rencontrer
+un Italien. Je vous entends: vous viendrez alors à la France. Le
+beau résultat d'une guerre d'indépendance, que d'amener, une fois de
+plus, deux armées étrangères sur votre sol!... Et puis, vous voulez
+être indépendants, n'est-ce pas? Nous, nous le sommes. La France
+n'est point un caporal aux ordres de l'Italie. La France fait la
+guerre quand et pour qui il lui convient de la faire. Elle ne met ses
+bataillons et ses drapeaux à la discrétion de personne[348].»
+
+[Note 346: Dépêche de M. Guizot à M. Rossi, 25 août 1847.]
+
+[Note 347: Lettre particulière de M. Guizot à M. Rossi, du 26 août
+1847.--M. Guizot revenait avec insistance sur cette idée. «Nous
+pourrons et nous ferons beaucoup, disait-il dans une autre lettre,
+pour la cause de l'indépendance et des réformes romaines, toscanes,
+napolitaines, sardes. Nous ne pourrions et ne ferions rien pour la
+cause d'une révolution qui attaquerait l'ordre général européen. Et
+les autres puissances s'uniraient contre.» (Lettre du 18 septembre.
+_Documents inédits._)]
+
+[Note 348: D'HAUSSONVILLE, _Histoire de la politique extérieure_, t.
+II, p. 260.]
+
+Ce n'est pas seulement à Rome que le gouvernement français adresse
+ses conseils et ses avertissements. Il en fait parvenir de semblables
+aux cours de Toscane et de Piémont. Dans une dépêche adressée
+au chargé d'affaires de France à Turin, M. Guizot rappelle aux
+Italiens combien ils compromettent leurs plus importants intérêts,
+en projetant des remaniements territoriaux qui ne pourraient
+s'accomplir que par la guerre et les révolutions; puis il ajoute: «Le
+gouvernement du Roi se croirait coupable si, par ses démarches ou
+par ses paroles, il poussait l'Italie sur une telle pente, et il se
+fait un devoir de dire clairement aux peuples comme aux gouvernements
+italiens ce qu'il regarde, pour eux, comme utile ou dangereux,
+possible ou chimérique[349].»
+
+[Note 349: Dépêche à M. de Bourgoing, en date du 18 septembre
+1847.--Voir aussi la dépêche de M. Guizot au comte de la
+Rochefoucauld, ministre de France à Florence, en date du 25 août
+1847.]
+
+S'il se refuse à suivre les Italiens dans leurs rêves belliqueux,
+notre gouvernement a bien soin de marquer qu'il n'en demeure pas
+moins résolu à protéger et à favoriser, chez eux, les réformes
+régulières et pacifiques. Pour qu'il ne puisse y avoir à ce sujet
+aucun malentendu, volontaire ou non, M. Guizot résume, le 17
+septembre 1847, dans une courte circulaire destinée à être mise
+sous les yeux de tous les cabinets étrangers, les principes de sa
+politique. Il s'y prononce, avec une égale force, d'abord «pour
+le maintien de la paix et le respect des traités», ensuite pour
+«l'indépendance des États et de leurs gouvernements», pour leur
+droit de «régler, par eux-mêmes et comme ils l'entendent, leurs lois
+et leurs affaires intérieures». Il indique, comme une condition
+du succès des réformes, «qu'elles s'accomplissent régulièrement,
+progressivement, de concert entre les gouvernements et les peuples,
+par leur action commune et mesurée, non par l'explosion d'une
+force unique et déréglée». Il demande, pour «la grande oeuvre de
+réforme» entreprise par le Pape, «le respect et l'appui de tous les
+gouvernements européens», se déclarant, quant à lui, prêt à «le
+seconder en toute occasion». Notre ministre termine en exprimant
+le voeu que les principes exposés par lui prévalent dans toute
+l'Italie; «c'est le seul moyen, dit-il, d'assurer les bons résultats
+du mouvement qui s'y manifeste, et de prévenir de grands malheurs et
+d'amères déceptions».
+
+Par application de cette politique, le cabinet français ne manque
+pas d'aider les gouvernements italiens toutes les fois qu'ils
+paraissent disposés à s'avancer dans la voie des sages réformes.
+Le grand-duc de Toscane ayant, vers cette époque, appelé dans ses
+conseils des libéraux modérés, M. Guizot en exprime aussitôt sa
+très vive satisfaction et prescrit à notre représentant à Florence
+de «prêter aux nouveaux ministres toscans tout l'appui qui pourra
+les servir». Il ajoute ce conseil remarquable: «Nous ne saurions
+apprécier d'ici quelle mesure de concessions et d'institutions
+convient au gouvernement intérieur de la Toscane... Ce qui me frappe,
+c'est combien il importe qu'une politique à peu près analogue
+prévale dans les divers États italiens, à Rome, à Naples, à Turin,
+à Florence; qu'en tenant compte de la diversité des situations et
+des besoins, ils marchent tous à peu près du même pas, dans la voie
+des réformes modérées... Si, au contraire, leur marche était très
+inégale, si les uns se lançaient dans l'innovation extrême, tandis
+que d'autres se refuseraient à tout progrès, ils en seraient tous,
+au dedans et au dehors, grandement affaiblis... Je ne crois pas à
+l'unité italienne, mais je crois à l'union des États italiens, et je
+la désire beaucoup[350].» Cette idée tenait à coeur au gouvernement
+français, car on la retrouve dans une lettre écrite, quelques jours
+plus tard, par Louis-Philippe à son neveu, le grand-duc de Toscane:
+«Il me paraîtrait désirable, dit le Roi, que les souverains italiens
+et leurs gouvernements cherchassent à se recorder, et, si faire
+se pouvait, à se mettre d'accord sur les changements à apporter,
+soit dans leur régime gouvernemental, soit surtout dans leurs
+administrations intérieures.» Au cours de cette même lettre, le Roi
+insistait sur la nécessité de calmer les défiances des peuples par
+une grande sincérité dans les réformes; il rappelait, à ce propos,
+comment sa première parole, en 1830, avait été: «La Charte sera
+désormais une vérité!» «Ne croyez pas, mon cher neveu, ajoutait-il,
+que je veuille par là vous pousser à établir une charte en Toscane.
+Non, je n'émets point d'opinion sur ce que je ne connais pas. Chaque
+pays, chaque peuple a ses circonstances particulières, sur lesquelles
+on doit régler ce qui convient ou ne convient pas. Mais ce sur quoi
+j'insiste avec conviction, c'est que, quoi qu'on fasse, on le fasse
+nettement, franchement, loyalement et sans aucune arrière-pensée de
+revenir sur ce qu'on aura fait. C'est là, selon moi, la seule chance
+de salut[351].»
+
+[Note 350: Lettre du 7 octobre 1847, publiée par le marquis de Flers,
+dans son livre: _Le roi Louis-Philippe, Vie anecdotique_, p. 436 à
+439.]
+
+[Note 351: Lettre du 17 octobre 1847. _Le roi Louis-Philippe_, p. 443
+à 447.]
+
+Ce n'était certes pas le langage d'une politique rétrograde et
+ennemie de la liberté italienne. Les patriotes ultramontains,
+cependant, ne nous en savaient aucun gré. Ils méconnaissaient
+absolument ce que nous continuions à faire pour leurs meilleurs
+intérêts et s'attachaient seulement à ce que nous refusions à leurs
+rêves. Il leur semblait que nous avions manqué à tous nos devoirs
+et commis une sorte de trahison, en ne nous mettant pas à leur
+diapason sur l'affaire de Ferrare, en ne poussant pas avec eux le
+cri de guerre, en essayant au contraire de jeter quelques seaux
+d'eau froide sur leur passion nationale en ébullition. Du coup, il
+fut admis que la France faisait cause commune avec l'Autriche contre
+l'Italie. À la vérité, de notre politique, les Italiens connaissaient
+imparfaitement la partie qui tendait à contenir le cabinet de
+Vienne; car il entrait précisément dans notre tactique de n'en pas
+faire étalage; ils connaissaient surtout les avertissements et les
+remontrances qui leur étaient adressés, remontrances parfois d'autant
+plus mortifiantes pour leur vanité qu'elles ne leur arrivaient pas
+seulement par l'entremise discrète de nos diplomates, mais que le
+_Journal des Débats_ les leur notifiait publiquement et non sans
+rudesse[352]. Encore, si les plaintes contre la France n'étaient
+venues que des radicaux, dont notre gouvernement était, en effet,
+résolu à contrarier les desseins; mais elles venaient aussi des
+modérés, dont il avait conscience de servir la cause, et qu'il
+s'était flatté d'avoir pour clients. Ceux-ci, par entraînement
+ou par peur, faisaient chorus avec les violents. «Je suis chaque
+jour plus frappé, écrivait M. Guizot, de l'inhabileté et de la
+pusillanimité des modérés italiens. Cela me rend très indulgent
+pour nos conservateurs[353].» M. Rossi analysait ainsi, dans une de
+ses lettres, l'état d'esprit de ces modérés: «Ils ne reprochent pas
+au gouvernement français, comme les radicaux, son éloignement pour
+les bouleversements révolutionnaires dans l'intérieur des États;
+comme lui, ils préfèrent les réformes accomplies pacifiquement par
+l'accord du souverain et du peuple... Mais ils ne lui pardonnent pas
+son amour de la paix, son respect pour les traités à l'endroit de la
+question austro-italienne. Ils sentent avec colère que le _veto_ de
+la France leur est un puissant obstacle, même borné à l'inaction,
+à un refus de concours. Quand ils nous accusent d'être les alliés
+dévoués de l'Autriche, de ne rien faire, de ne prendre aucune
+précaution pour empêcher l'Autriche de les envahir, de les opprimer,
+de travailler à réorganiser contre eux une Sainte-Alliance, ils ne
+disent pas exactement ce qu'ils pensent. C'est une manière de se
+plaindre d'une amitié qui leur paraît froide et dédaigneuse, parce
+qu'elle ne va pas jusqu'à leur offrir cent mille hommes[354].» Cette
+déception se traduisait, dans les journaux de Rome ou de Florence,
+en invectives contre Louis-Philippe et M. Guizot, devenus presque
+aussi impopulaires que M. de Metternich. Dans les salons, il était
+de mode de mal parler de la France. M. Rossi, naguère si bien vu de
+ses anciens compatriotes, était mis dans une sorte de quarantaine
+par la société romaine; se rendait-il au théâtre, personne ne
+venait le saluer dans sa loge. À Turin également, on boudait notre
+ambassade, à laquelle Balbo et d'Azeglio reprochaient de retenir
+Charles-Albert[355]. Les gouvernements eux-mêmes, ne fût-ce que
+par le langage qu'ils laissaient tenir aux journaux soumis à leur
+censure, semblaient partager les préventions populaires, ou tout au
+moins ne pas oser les contredire. À la chancellerie piémontaise, on
+avait fini par se persuader qu'en aucune hypothèse il ne fallait
+faire fond sur la France. L'ambassadeur de Sardaigne à Londres, le
+comte de Revel, causant, en septembre 1847, avec lord Palmerston, lui
+exprimait la crainte que l'Autriche ne songeât à intervenir dans les
+États romains. «Je ne vois pas, ajoutait-il, ce qui l'en empêcherait;
+on sait fort bien que l'Italie n'a rien de bon à attendre de la part
+de la France; la conviction générale est que le gouvernement français
+est d'accord à ce sujet avec l'Autriche[356].»
+
+[Note 352: C'est à l'occasion de certains articles du _Journal des
+Débats_, qui soulevèrent, en effet, beaucoup d'irritation au delà
+des Alpes, que M. d'Azeglio écrivait à un de ses amis de France:
+«Que peut gagner votre ministère à laisser ainsi insulter par le
+principal de ses organes un peuple qui fait les efforts les plus
+méritoires pour se tirer de l'état d'abjection où l'avaient réduit
+ses détestables gouvernements?» (_Correspondance politique de Massimo
+d'Azeglio_, publiée par E. RENDU.)]
+
+[Note 353: Lettre de M. Guizot au duc de Broglie, en date du 25
+octobre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 354: Lettre du 17 février 1848.]
+
+[Note 355: Dès le 12 avril 1847, avant l'affaire de Ferrare, Massimo
+d'Azeglio écrivait à un Français: «Ce qui va trop doucement et
+même ne va pas du tout, c'est votre ambassade. Je sais bien que
+l'affaire des mariages espagnols gêne terriblement le gouvernement
+français en Italie; aussi n'avons-nous pas la prétention d'exiger
+de M. Guizot une déclaration de guerre à M. de Metternich. Si
+les mariages espagnols sont avantageux pour la France, cela vous
+regarde; mais, sauf meilleur avis, vous n'avez pas non plus intérêt
+à jouer en Italie absolument le même air que l'Autriche... Or, dans
+ce moment-ci, les deux flûtes, je vous assure, sont terriblement
+d'accord; et je ne vois que l'Angleterre qui puisse s'en réjouir.
+Vous lui laissez là, à elle, qui au fond se moque parfaitement
+de notre progrès libéral et national, un admirable terrain, et
+elle saura l'exploiter.» (_Correspondance politique de Massimo
+d'Azeglio._)]
+
+[Note 356: Dépêche du comte de Revel, en date du 3 septembre 1847.
+(BIANCHI, _Storia documentata della diplomazia europea in Italia_, t.
+V, p. 410.)]
+
+Tout en ressentant l'injustice et l'on peut dire l'ingratitude des
+Italiens, M. Guizot ne s'en étonnait pas trop. «Nous servons leurs
+intérêts contre leurs passions, écrivait-il. Nous les aidons à
+faire ce qu'ils peuvent faire, et non pas à avoir l'air de tenter
+ce qu'ils ne peuvent pas faire, ce qu'ils ne tenteraient même pas
+sérieusement. Je trouve fort simple que ceux qui les flattent à tort
+et à travers leur plaisent davantage[357].» Il estimait même que
+leur mécontentement avait son bon côté. «Pour qu'on ne fasse pas de
+folies en Italie, disait-il, il faut deux choses: qu'on ait assez
+peur des Autrichiens et qu'on ne compte pas trop sur nous[358].»
+C'était donc sans vaine irritation, avec une sorte d'indulgence
+hautaine que, dans ses conversations avec le nonce et dans ses
+lettres à Rome, il rétablissait la vérité sur sa politique: «On dit,
+écrivait-il à M. Rossi, que nous nous entendons avec l'Autriche, que
+nous donnons pleine raison à l'Autriche, que le Pape ne peut pas
+compter sur nous dans ses rapports avec l'Autriche. Mensonge que tout
+cela... Nous sommes en paix et en bonnes relations avec l'Autriche,
+et nous désirons y rester, parce que les mauvaises relations et la
+guerre avec l'Autriche, c'est la guerre générale et la révolution en
+Europe. Nous croyons que le Pape aussi a un grand intérêt à vivre
+en paix et en bonnes relations avec l'Autriche, parce que c'est
+une grande puissance catholique en Europe et une grande puissance
+en Italie... Nous savons que probablement ce que le Pape veut et
+a besoin d'accomplir, les réformes dans ses États, les réformes
+analogues dans les autres États italiens, tout cela ne plaît guère à
+l'Autriche, pas plus que ne lui a plu notre révolution de Juillet,
+quelque légitime qu'elle fût, et que ne lui plaît notre gouvernement
+constitutionnel, quelque conservateur qu'il soit. Mais nous savons
+aussi que les gouvernements sensés ne règlent pas leur conduite selon
+leurs goûts ou leurs déplaisirs... Nous croyons que le gouvernement
+autrichien peut respecter l'indépendance des souverains italiens,
+même quand ils font chez eux des réformes qui ne lui plaisent pas, et
+écarter toute idée d'intervention dans leurs États. C'est en ce sens
+que nous agissons à Vienne..., en faisant pressentir le poids que
+nous mettrions dans la balance, et de quel côté nous le mettrions, si
+le cabinet de Vienne agissait autrement.» Du reste, comme toujours,
+M. Guizot prévoyait le cas où l'Autriche tromperait son attente et où
+elle prétendrait intervenir: pour cette éventualité, il renouvelait,
+en ces termes, une déclaration déjà faite plusieurs fois: «Ne
+laissez au Pape aucun doute qu'en pareil cas, nous le soutiendrions
+efficacement, lui, son gouvernement, sa souveraineté, son
+indépendance, sa dignité. On ne règle pas d'avance, on ne proclame
+pas d'avance tout ce que l'on ferait, dans des hypothèses qu'on ne
+saurait connaître d'avance complètement et avec précision. Mais que
+le Pape soit parfaitement certain que, s'il s'adressait à nous,
+notre plus ferme et plus actif appui ne lui manquerait pas[359].» M.
+Guizot écrivait encore, vers la même époque, au chargé d'affaires de
+France à Turin: «Appliquez-vous à éclairer sur les vrais motifs de
+notre conduite tous ceux qui peuvent les méconnaître, et, si vous
+ne réussissez à dissiper une humeur qui prend sa source dans des
+illusions que nous ne voulons pas avoir le tort de flatter..., ne
+leur laissez du moins aucun doute sur la sincérité et l'activité de
+notre politique dans la cause de l'indépendance des États italiens et
+des réformes régulières qui doivent assurer leurs progrès intérieurs
+sans compromettre leur sécurité[360].»
+
+[Note 357: Lettre de M. Guizot à M. Rossi, en date du 28 octobre
+1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 358: Lettre du 27 septembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 359: Même lettre.]
+
+[Note 360: Dépêche de M. Guizot à M. de Bourgoing, en date du 18
+septembre 1847.]
+
+Il était une chose que M. Guizot supportait plus impatiemment que
+les injures des partis ou de la foule, de ceux qu'il appelait «les
+menteurs et les badauds», c'était la «pusillanimité» avec laquelle
+les gouvernements semblaient, par leur tolérance, s'associer aux
+attaques contre la politique française. «Je comprends, écrivait-il
+le 28 octobre 1847, j'admets même dans une certaine mesure le
+petit calcul qui leur fait rechercher, pour leur propre compte,
+la popularité du laisser-aller, en rejetant sur nous toute
+l'impopularité des conseils sensés et fermes... Mais il y a à cela
+une limite posée par le sentiment de la dignité, comme par l'intérêt
+du succès. Et quand je lis, dans les journaux italiens, ce concert
+de calomnies et d'absurdités _censurées_, je suis bien tenté de
+croire que la limite est atteinte et que nous ferions bien de faire
+un peu sentir que nous le pensons[361].» Quelques semaines après,
+le 17 novembre, devant «la faiblesse croissante des gouvernements et
+les mensonges de plus en plus absurdes dont la politique française
+était l'objet», M. Guizot déclara décidément que la limite était
+dépassée; il ne se contentait pas que le Pape dît à telle personne
+en particulier n'avoir qu'à se louer du gouvernement français; il
+demandait que «le langage public, les actes publics du gouvernement
+romain le proclamassent et le prouvassent». «Je sais, ajoutait-il,
+que cela déplaira aux factieux et aux badauds, et que, pour agir
+ainsi, un peu de courage est nécessaire. Mais vous savez qu'il n'y
+a pas de gouvernement possible sans un peu de courage. Déplaire à
+quelqu'un, risquer quelque chose, c'est la condition quotidienne de
+ceux qui gouvernent. Je crains qu'on ne sache pas assez cela à Rome,
+et qu'on ne l'apprenne à ses dépens[362].»
+
+[Note 361: _Documents inédits._]
+
+[Note 362: _Documents inédits._]
+
+Les injustices de l'opinion italienne n'étaient pas seulement
+un embarras pour notre politique extérieure. Elles avaient leur
+contre-coup en France et y augmentaient les difficultés intérieures
+avec lesquelles M. Guizot était alors aux prises. En effet, toutes
+les plaintes venues d'outre-monts contre notre gouvernement
+trouvaient aussitôt écho dans l'opposition française: celle-ci
+s'indignait que notre diplomatie n'eût pas osé relever le défi de
+Ferrare, et la dénonçait comme ayant noué une vaste conspiration
+réactionnaire avec la cour de Vienne. Spectacle piquant que celui
+des voltairiens de la gauche, pleins d'une sollicitude toute
+nouvelle pour le Pape, faisant un grief au ministère de ce qu'il
+ne le soutenait pas assez chaleureusement et associant, dans les
+toasts de leurs banquets, Pie IX et Ochsenbein. Que les adversaires
+systématiques de M. Guizot cherchassent ainsi à exploiter le
+mécontentement des Italiens, il n'y avait pas à s'en étonner ni à
+s'en émouvoir outre mesure. Un fait plus grave était le trouble jeté
+dans l'esprit de certains conservateurs dont j'ai eu déjà l'occasion
+de parler à propos des affaires de Suisse: mal informés de la
+politique suivie par le ministère, ils se demandaient si la France
+n'était pas en train de s'aliéner ses amis naturels pour mériter les
+bonnes grâces de ses ennemis traditionnels; leurs préjugés d'hommes
+de 1830 s'effarouchaient à la pensée de se voir participant, en
+compagnie de l'Autriche, à une nouvelle Sainte-Alliance.
+
+Ces préventions trouvaient accès jusque sur les marches du trône.
+Le prince de Joinville, qui commandait alors l'escadre de la
+Méditerranée, était par là même au premier rang pour entendre tout
+ce qui se disait en Italie contre le gouvernement français. Cette
+impopularité lui était déplaisante. Jeune, ardent, rêvant de gloire
+pour son pays et pour lui-même, la sagesse pacifique de son père
+lui pesait parfois un peu. Dans une lettre écrite, le 7 novembre
+1847, de la Spezzia, à son frère, le duc de Nemours, il jugeait
+ainsi notre politique italienne: «Séparés de l'Angleterre au moment
+où les affaires d'Italie arrivaient, nous n'avons pu y prendre une
+part active qui aurait séduit notre pays et été d'accord avec des
+principes que nous ne pouvons abandonner, car c'est par eux que
+nous sommes. Nous n'avons pas osé nous tourner contre l'Autriche,
+de peur de voir l'Angleterre reconstituer immédiatement contre nous
+une nouvelle Sainte-Alliance... Nous ne pouvons plus maintenant
+faire autre chose ici que de nous en aller, parce que, en restant,
+nous serions forcément conduits à faire cause commune avec le parti
+rétrograde; ce qui serait, en France, d'un effet désastreux. Ces
+malheureux mariages espagnols! nous n'avons pas encore épuisé le
+réservoir d'amertume qu'ils contiennent[363].» M. Guizot ne connut
+pas cette lettre, mais l'état d'esprit qui l'avait fait écrire ne
+lui échappait pas. Il faisait grand cas de l'intelligence du prince,
+qu'il avait ainsi caractérisé, l'année précédente, dans une lettre
+à M. Rossi: «Très spirituel et, quand il se trouve engagé dans les
+affaires, avec la responsabilité sur les épaules, très sensé; d'une
+imagination un peu fantasque et vagabonde, quand il est oisif et
+en liberté[364].» Il s'était bien trouvé de lui avoir donné un rôle
+important et délicat lors de la guerre du Maroc[365], et cette
+épreuve l'avait convaincu que ce prince était capable de comprendre
+par réflexion et de servir efficacement une politique qui, au premier
+abord, ne satisfaisait pas son imagination. Il ne crut donc pas
+faire oeuvre inutile en entreprenant de redresser ses idées fausses
+sur la conduite suivie en Italie. Partant de cette idée que sa
+mauvaise impression venait surtout de ce qu'il était mal informé, il
+lui adressa tout un paquet des dépêches diplomatiques où il avait
+exposé sa politique, et y joignit une longue lettre explicative.
+«Vous le voyez, Monseigneur, lui écrivait-il, nous ne sommes point
+restés inactifs... Nous ne nous sommes point unis aux souverains
+absolus. Nous ne nous sommes point liés secrètement avec l'Autriche.
+Nous avons hautement, toujours et partout, conseillé et soutenu les
+réformes modérées... Que cette politique n'ait point aujourd'hui, en
+Italie, la faveur populaire, je ne m'en étonne point. Les Italiens
+voudraient tout autre chose. Ils voudraient que la France mit à
+leur disposition ses armées, ses trésors, son gouvernement, pour
+faire ce qu'ils ne peuvent pas faire eux-mêmes, pour chasser les
+Autrichiens d'Italie et établir, en Italie, sous telle ou telle
+forme, l'unité nationale et le gouvernement représentatif. Tenez
+pour certain, Monseigneur, que c'est là ce qui est au fond de tous
+les esprits italiens, des sensés comme des fous... C'est là ce qui
+détermine, en Italie, non pas toutes les actions, tant s'en faut,
+mais les sentiments de bonne ou de mauvaise humeur, de sympathie
+ou de colère.» M. Guizot indiquait ensuite comment on ne pouvait
+songer «à entreprendre pour le compte de l'Italie ce que, très
+sagement et très moralement, on n'avait pas voulu entreprendre pour
+le compte de la France, c'est-à-dire le remaniement territorial et
+politique de l'Europe, en prenant pour point d'appui et pour allié
+l'esprit de guerre et de révolution». Il déclarait donc que «toute
+sa politique en Italie, la seule qui convenait à la France», c'était
+«l'indépendance des États italiens» et «le libre et tranquille
+accomplissement des réformes dans chaque État». «Cette politique,
+ajoutait-il, je me suis appliqué à la faire prévaloir par les moyens
+réguliers et efficaces, en traitant de gouvernement à gouvernement,
+sans répandre, chaque matin, devant le public, pour son amusement
+et pour la satisfaction de ma vanité, mes démarches, mes idées, mes
+raisons, mes espérances. Je cherche le succès et non pas le bruit.
+Quand je me suis mêlé de l'affaire de Ferrare, je me suis bien gardé
+d'aller, dès le premier moment, crier sur les toits le plein droit du
+Pape et le crime de l'Autriche. J'aurais fait plaisir aux Italiens,
+mais j'aurais fort gâté l'affaire même. J'ai travaillé, sans bruit et
+poliment, à convaincre l'Autriche qu'il fallait finir cette affaire,
+et rentrer dans le _statu quo_... Je ne désespère pas d'y réussir;
+et si j'y réussis, ce sera parce que j'aurai traité la question par
+les bons procédés, de gouvernement à gouvernement, et en me tenant
+bien en dehors des clameurs des journaux... L'expérience m'a appris
+que la bonne politique n'était pas populaire en commençant... Je sais
+supporter l'impopularité qui passera[366]...»
+
+[Note 363: Cette lettre, qui a été publiée dans la _Revue
+rétrospective_, contenait d'autres critiques contre la politique du
+Roi. J'aurai l'occasion d'y revenir.]
+
+[Note 364: Lettre du 8 août 1846. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 365: Voir plus haut, t. V, p. 383 et 387.]
+
+[Note 366: Cette lettre était du 7 novembre, c'est-à-dire de la même
+date que la lettre du prince de Joinville au duc de Nemours; elle a
+été publiée par M. Guizot, dans ses _Mémoires_, t. VIII, p. 385 à
+389.]
+
+L'espoir que M. Guizot manifestait, dans cette lettre, au sujet de
+l'affaire de Ferrare, ne devait pas tarder à se réaliser. On sait
+que, dès le premier jour, le cabinet de Vienne, pressé par nous,
+s'était montré disposé à chercher quelque arrangement qui donnât
+satisfaction au Pape. Mais des difficultés s'étaient présentées.
+L'éclat fait de part et d'autre avait mis en jeu des questions de
+dignité et d'amour-propre. Et puis, si prêt que fût M. de Metternich
+à faire des concessions, il lui fallait compter avec les exigences
+du maréchal Radetzky, commandant supérieur de l'armée impériale en
+Italie, qui menaçait, si l'on reculait, de donner sa démission[367].
+Toutefois, ces obstacles finirent par être surmontés. Au cours du
+mois de décembre, une convention intervint entre l'Autriche et la
+cour de Rome, et, le 23, en vertu de cette convention, les troupes
+impériales remirent aux pontificaux les postes dont ils s'étaient
+emparés avec une brutalité si altière, quatre mois auparavant. Notre
+politique à la fois conciliante et insistante avait donc fini par
+obtenir de l'Autriche une retraite complète. Mais, au delà des Alpes,
+les esprits étaient trop échauffés pour nous en savoir gré et même
+pour s'en rendre compte.
+
+[Note 367: Dépêche de lord Minto, adressée de Rome à lord Palmerston,
+en date du 13 novembre 1847. (_Parliamentary papers._)]
+
+
+X
+
+L'irritation qui se manifestait, en Italie, contre la France,
+offrait à la rancune de lord Palmerston une occasion qu'elle ne
+devait pas laisser échapper. Sans doute la politique anglaise ne
+s'était pas toujours piquée de sympathies italiennes. Par tradition,
+au contraire, elle était favorable à l'Autriche, depuis longtemps
+alliée de la Grande-Bretagne. Lord Aberdeen disait à notre chargé
+d'affaires, en 1843: «Souvenez-vous, quelle que soit l'intimité
+de notre union, qu'en Italie je ne suis pas Français, je suis
+Autrichien[368].» Le prince Albert écrivait, en 1847, à lord John
+Russell: «Notre politique a jusqu'à présent préféré, en Italie,
+la suprématie de l'Autriche à celle de la France[369].» Mais lord
+Palmerston s'inquiétait peu de cette tradition. Surtout depuis les
+mariages espagnols, il n'avait qu'une pensée: créer à la France
+des embarras, des mortifications, des périls, fût-ce au risque de
+mettre l'Europe en feu. Quand il nous vit prêcher la sagesse aux
+Italiens et chercher à les retenir, il s'empressa de les flatter et
+de les exciter. Dès le mois d'avril 1847, les lettres de M. Rossi
+signalaient le travail des agents anglais, poussant au mouvement et
+surtout insinuant que la France avait partie liée avec les puissances
+absolutistes[370]. Dans les premiers jours d'août, le _Times_
+publiait un article qu'on disait inspiré par le _Foreign office_[371]
+et qui eut, au delà des Alpes, un immense retentissement: cet article
+accusait la France de s'être alliée à l'Autriche pour opprimer le
+Pape et maintenir les Romains sous le joug, et il promettait aux
+Italiens l'appui de lord Palmerston.
+
+[Note 368: Cf. plus haut, t. V, p. 208.]
+
+[Note 369: _Le prince Albert, extraits de l'ouvrage de sir Théodore
+Martin_, par A. CRAVEN, t. I, p. 233.]
+
+[Note 370: Lettres des 18 et 20 avril 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 371: Lettre du duc de Broglie à M. Guizot, en date du 9 août
+1847. (_Documents inédits._)]
+
+Cette attitude s'accentua encore plus après l'incident de Ferrare.
+M. Désages écrivait à M. de Jarnac, le 30 août 1847: «Nos lettres
+d'Italie sont remplies du mouvement que se donnent les langues
+des résidents et des voyageurs anglais, langues officielles et
+officieuses, dans le sens du _progrès_, de la nationalité italienne,
+etc., etc., le tout avec accompagnement d'injures pour l'Autriche
+et d'insinuations perfides sur notre compte. Si lord John n'y prend
+garde, lord Palmerston le mènera plus loin qu'il ne pense. C'est
+l'outre de Canning que lord Palmerston est fort disposé, je crois,
+à lâcher tout ouverte sur le monde, dans l'espoir d'y trouver à
+se venger de nous et, en même temps, du peu de docilité qu'il a
+rencontrée à Vienne dans l'affaire du mariage[372].» Les agitateurs
+italiens savaient naturellement gré aux agents anglais de leur
+conduite, et l'un de ces derniers constatait avec satisfaction, dans
+ses dépêches, que les bandes qui manifestaient dans les rues de
+Florence contre les Autrichiens, criaient en même temps: «Vive le
+ministre d'Angleterre!»
+
+[Note 372: _Documents inédits._]
+
+Était-ce donc que le cabinet de Londres fût disposé à donner aux
+Italiens, s'ils entraient en guerre contre l'Autriche, le concours
+que le gouvernement français leur refusait? Nullement. Dans ses
+rapports avec la cour de Vienne, il reconnaissait formellement la
+légitimité des possessions italiennes de l'Autriche, son droit de les
+défendre, et ne revendiquait que l'indépendance intérieure de chaque
+État dans son oeuvre de réforme[373]. Rien de plus que la thèse de
+la diplomatie française. De même, à l'occasion de Ferrare, il tint
+à M. de Metternich un langage plein de ménagement, se bornant à
+exprimer l'espoir que les autorités impériales jugeraient compatible
+avec la sécurité de leur garnison, de revenir à l'ancien état de
+choses[374]. Lorsque M. Guizot eut connaissance, par lord Normanby,
+des dépêches adressées de Londres à Vienne en ces diverses occasions,
+il put déclarer que, pour son compte, il n'avait pas dit autre chose
+à M. de Metternich[375]. C'était là, de la part de la diplomatie
+anglaise, une attitude fort différente de celle que pouvaient faire
+supposer ses coquetteries et ses familiarités avec les agitateurs de
+la Péninsule. Aussi lord Palmerston ne laissait-il pas que d'être
+assez embarrassé quand certains Italiens, moins faciles que d'autres
+à se payer de mots et d'apparences, cherchaient à savoir, d'une façon
+un peu précise, ce que valaient ses belles paroles. Au commencement
+de septembre 1847, l'ambassadeur de Sardaigne à Londres, causant
+avec lui de l'hypothèse d'une intervention autrichienne dans les
+États romains ou en Toscane, lui demanda si l'on pourrait compter,
+en ce cas, sur un concours effectif de l'Angleterre. Le chef du
+_Foreign office_ protesta de sa sympathie, mais se déroba dès que
+son interlocuteur voulut mettre les points sur les _i_. Au sortir
+de l'entretien, le diplomate italien résumait ainsi son impression:
+«Lord Palmerston, ordinairement si net, si précis, si tranchant, pour
+dire le mot, a été, en cette occasion, vague, incertain et évidemment
+gêné par ma persistance. Son habitude ordinaire est de récapituler la
+dépêche qu'on vient de lui lire et d'y faire une réponse catégorique.
+Au lieu de cela, il s'est livré à des tirades et à des plaisanteries
+contre la France et contre l'Autriche, qui prouvaient l'embarras
+de son esprit[376].» C'est qu'au fond, comme l'avait dit, peu
+auparavant, d'Azeglio, dans une lettre que j'ai déjà citée, lord
+Palmerston «se moquait parfaitement du progrès libéral et national
+de l'Italie[377]». M. Guizot était même convaincu que, si la France
+prenait les armes pour aider les Italiens à attaquer l'Autriche,
+elle rencontrerait devant elle l'Angleterre, faisant partie de la
+coalition aussitôt reformée[378]. Dans cette affaire, comme dans
+toutes celles auxquelles il se mêlait alors en Europe, il n'y avait
+de vrai pour lord Palmerston que le désir passionné de nous faire
+échec.
+
+[Note 373: Voir les dépêches de lord Palmerston à lord Ponsonby, en
+date des 12 août et 11 septembre 1847. (_Parliamentary papers._) Voir
+aussi _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 414 à 416.]
+
+[Note 374: Autre dépêche du 11 septembre 1847.]
+
+[Note 375: Dépêche de lord Normanby à lord Palmerston, du 17
+septembre 1847.]
+
+[Note 376: Dépêche du comte de Revel au ministre des affaires
+étrangères de Sardaigne, en date du 3 septembre 1847. (BIANCHI,
+_Storia documentata della diplomazia europea in Italia_, t. V, p.
+411.)]
+
+[Note 377: Voir plus haut, p. 258.]
+
+[Note 378: M. Guizot exprimait cette opinion dans une lettre à M.
+Rossi, en date du 18 septembre 1847. (_Documents inédits._)--Voir
+aussi ses discours à la Chambre des députés, dans les séances des 29
+et 31 janvier 1848.]
+
+Ce désir le poussa, vers la fin d'août 1847, à proposer à ses
+collègues une démarche plus compromettante encore que les menées
+plus ou moins occultes auxquelles, jusqu'alors, s'étaient livrés
+ses agents. Il ne s'agissait de rien moins que d'envoyer l'un des
+membres du cabinet, lord Minto, en mission à Turin, à Florence, à
+Rome, afin d'y manifester avec un éclat inaccoutumé la sympathie
+de l'Angleterre pour l'agitation blâmée par la France. Aussitôt
+connu à Windsor, ce projet y souleva de graves objections, et le
+prince Albert rédigea un long _memorandum_ que la Reine remit à
+lord John Russell. Il y était dit que la mission de lord Minto
+«serait une démarche hostile envers l'Autriche, ancien et naturel
+allié de l'Angleterre», et qu'elle fortifierait les suspicions déjà
+éveillées contre le cabinet britannique par ses complicités avec les
+révolutionnaires d'autres pays. L'auteur du _memorandum_ indiquait
+comme préférable la remise au cabinet de Vienne d'une note où, tout
+en lui reconnaissant le droit de se défendre dans ses domaines, on
+revendiquerait l'indépendance des autres États de la Péninsule. Lord
+John Russell, qui, comme presque toujours, servait de compère plus
+ou moins involontaire à lord Palmerston, s'appliqua à dissiper les
+inquiétudes de la cour; il protesta que la politique du cabinet
+était celle du _memorandum_, et que lord Minto aurait précisément
+pour tâche de la mettre en pratique. Bien qu'imparfaitement rassuré,
+le prince Albert renonça à combattre l'idée de la mission; mais
+il insista, dans sa réponse à lord Russell, sur ce que, tout en
+protégeant les mouvements réformateurs, l'Angleterre devait avoir
+grand soin de ne pas pousser les nations à aller trop vite dans cette
+voie. «La civilisation et les institutions libérales, disait-il,
+doivent, pour prospérer et faire le bonheur d'un peuple, être le
+produit d'une croissance organique et d'un développement national. Un
+échelon négligé, un bond trop subit conduiraient infailliblement à
+la confusion et au retard du développement désiré. Des institutions
+qui ne répondent pas à l'état de la société qu'elles sont destinées
+à régir doivent mal fonctionner, lors même qu'elles seraient, en
+elles-mêmes, meilleures que l'état dans lequel cette société se
+trouve.» Le prince, revenant ensuite sur une idée déjà indiquée
+dans son _memorandum_, recommandait d'éviter, en Italie, les fautes
+commises en Grèce et en Portugal; il rappelait que la conduite tenue
+par l'Angleterre dans ces pays lui avait valu «la haine de tous et
+la conviction générale qu'elle répandait le désordre pour des motifs
+intéressés». Lord Palmerston, sans laisser voir qu'il se sentît
+atteint par ce blâme, se déclara d'accord avec le prince consort sur
+la conduite à suivre, et promit que les instructions de lord Minto y
+seraient conformes[379].
+
+[Note 379: _Le prince Albert, extraits de l'ouvrage de sir Théodore
+Martin_, par A. CRAVEN, t. I, p. 230 à 234.]
+
+Ces instructions, datées du 18 septembre 1847, furent en effet
+assez modérées; elles chargeaient lord Minto de témoigner aux
+gouvernements de Turin, de Florence, de Rome, la sympathie de
+l'Angleterre pour leur entreprise réformatrice et sa sollicitude
+pour leur indépendance. Ces instructions péchaient moins par
+ce qu'elles disaient, que par ce qu'elles ne disaient pas, par
+l'omission de tout avis donné aux Italiens de se mettre en garde
+contre les entraînements révolutionnaires et belliqueux. Et puis
+que pesaient des instructions demeurées secrètes, devant ce fait
+public, éclatant, d'un ministre anglais se déplaçant pour apporter en
+Italie des félicitations et des encouragements, et cela à un moment
+où les esprits étaient en pleine ébullition? Vers cette époque, le
+duc de Broglie, causant avec lord John Russell, lui disait: «Les
+peuples d'Italie n'ont pas besoin qu'on les enivre d'éloges et qu'on
+les pousse sur la place publique; ils ne sont que trop disposés à
+bien penser d'eux-mêmes et à prendre de vaines démonstrations, des
+chants, des danses et des cris de joie, pour des actes d'héroïsme
+patriotique. Ils ne sont que trop disposés à nous dire: Faites nos
+affaires, et faites-nous des compliments. On ne peut tenir, comme on
+le fait, des populations en effervescence pendant un temps indéfini,
+sans qu'il en résulte de graves désordres[380].» Lord John Russell
+ne contredit pas et parut d'accord avec notre ambassadeur. Celui-ci
+cependant connaissait trop bien lord Palmerston pour garder aucune
+illusion sur ce que serait en réalité l'attitude de la diplomatie
+britannique, notamment celle de lord Minto. «Les paroles sont
+excellentes, écrivait-il à son fils, les instructions modérées, la
+bonne volonté réelle dans le chef du cabinet; la mise en oeuvre
+est exactement le contraire, et rien n'est négligé pour porter les
+pauvres Italiens aux dernières sottises, le tout dans l'unique vue de
+créer des embarras au Roi et à M. Guizot[381].»
+
+[Note 380: Dépêche du duc de Broglie à M. Guizot, en date du 16
+septembre 1847.]
+
+[Note 381: Lettre du 23 septembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+Arrivé dans les premiers jours d'octobre 1847 à Turin, lord Minto se
+rendait à Florence vers la fin du mois, à Rome au milieu de novembre,
+et demeurait dans cette dernière ville pendant plus de deux mois.
+C'était, suivant le portrait qu'en traçait alors le duc de Broglie,
+«un galant homme, d'un esprit étroit et résolu, qui devait aller
+jusqu'au bout, sans la moindre hésitation, soit dans la bonne, soit
+dans la mauvaise voie, incapable de machiavélisme, mais aussi de
+nuances et de ménagements[382]». Les conversations qu'il eut partout
+avec les souverains et les ministres furent évidemment conformes à
+ses instructions. Les dépêches dans lesquelles il en rendait compte
+à lord Palmerston--celles du moins qu'il a convenu à ce dernier de
+publier dans le _Blue book_--sont d'une insignifiance remarquable: le
+ministre voyageur voit tout en beau dans le mouvement italien; s'il
+ne peut s'empêcher de constater qu'il y a des têtes chaudes, cela lui
+semble sans importance, et il n'en est aucunement troublé; de parti
+pris, il n'aperçoit de danger que du côté réactionnaire. D'ailleurs,
+ce qu'il pouvait dire dans ses colloques officiels n'était pas ce
+qui exerçait le plus d'action. La foule n'en connaissait rien. Ce
+qu'elle connaissait, c'était la signification que donnaient à la
+présence de lord Minto les meneurs les plus ardents du parti radical.
+À peine arrivait-il dans une ville, que ces meneurs l'entouraient,
+se montraient avec lui, lui faisaient des ovations bruyantes, et
+imprimaient ainsi à sa mission le caractère qui convenait à leurs
+desseins. Dans ces _dimostrazioni_, son rôle était assez sommaire; il
+se montrait au balcon, et ses _speechs_ les plus longs se bornaient à
+crier: «Vive l'indépendance italienne!» Il n'en fallait pas davantage
+pour produire l'effet cherché par les meneurs. Un jour, à Rome, la
+foule envahit la cour de l'hôtel où réside le ministre anglais et
+pousse des cris répétés de: «Vive lord Minto! Vive l'indépendance!
+À bas les Autrichiens!» En réponse à ces cris, des mouchoirs sont
+agités des fenêtres de l'hôtel. Est-ce lord Minto ou quelqu'un de sa
+suite? La foule ne s'en informe pas et redouble ses acclamations.
+Puis elle se disperse, répandant partout la nouvelle que l'Angleterre
+a pris en main la cause de l'indépendance italienne trahie par la
+France et qu'elle se charge de mettre dehors les _Tedeschi_. La
+flotte qu'au même moment lord Palmerston envoyait parader sur les
+côtes de la Péninsule, était présentée comme le prélude et le gage de
+cette action. Lord Minto se sentait bien parfois un peu embarrassé
+du personnage qu'on lui faisait ainsi jouer; mais il n'avait pas
+l'adresse et la souplesse nécessaires pour échapper à des metteurs
+en scène aussi habiles; et puis rien dans ses instructions ne
+l'invitait à se mettre en garde contre de telles compromissions.
+
+[Note 382: Lettre du duc de Broglie à son fils, en date du 15
+septembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+En somme, le voyage du ministre anglais se trouvait avoir pour
+principal résultat d'accroître partout la fièvre que la diplomatie
+française cherchait à calmer, de donner partout confiance et
+impulsion au parti révolutionnaire et belliqueux. «En Italie,
+écrivait M. Rossi, Palmerston est l'espoir des radicaux[383].»
+On suivait lord Minto à la trace de l'effervescence et des
+démonstrations tumultueuses qui éclataient pour ainsi dire sous ses
+pas. À ce triste jeu, l'Angleterre avait gagné, dans les parties
+agitées de l'Italie, une certaine popularité: popularité bien
+compromettante pour un grand gouvernement, car elle le montrait plus
+que jamais dans ce rôle de protecteur de la révolution cosmopolite
+qui inquiétait le prince Albert; popularité bien courte et bien
+précaire, car elle avait été obtenue en éveillant des espérances
+qu'on ne voulait ni ne pouvait satisfaire[384]; popularité bien
+coupable, car on n'avait pas craint de pousser l'Italie sur une
+pente qui la conduisait à un abîme, et de mettre en péril la paix de
+l'Europe entière; mais, malgré tout, popularité agréable au coeur
+de lord Palmerston, parce qu'il se flattait de l'avoir conquise aux
+dépens de la France.
+
+[Note 383: Lettre au duc de Broglie, en date du 24 décembre 1847.
+(_Documents inédits._)]
+
+[Note 384: «L'Angleterre, disait M. Guizot dans sa lettre déjà citée
+au prince de Joinville, donne aujourd'hui aux Italiens les paroles et
+les apparences qui leur plaisent; elle ne leur donnera rien de plus,
+et il faudra bien qu'ils s'en aperçoivent eux-mêmes.»]
+
+
+XI
+
+L'agitation née de l'incident de Ferrare et entretenue par les menées
+de la diplomatie anglaise n'était pas une condition favorable pour
+l'oeuvre de réforme modérée au succès de laquelle s'intéressait
+le gouvernement français. Il en était résulté, du côté du public
+italien, plus d'exigence, d'impatience, l'intimidation plus grande
+des modérés, l'audace accrue des violents; du côté des gouvernements
+de la Péninsule, encore moins de fermeté, de sang-froid, de décision,
+de possession d'eux-mêmes. Ajoutons que la victoire remportée, à la
+fin de novembre 1847, par les radicaux de la Suisse, avait, au sud
+des Alpes, un retentissement qui n'était pas pour améliorer cette
+situation.
+
+Rome était toujours le point central sur lequel tous les yeux étaient
+fixés. Le 15 novembre 1847, le gouvernement pontifical faisait
+en avant un pas considérable: il réunissait, pour la première
+fois, la Consulte d'État établie par un décret antérieur. Cette
+assemblée, composée de notables choisis par le Pape sur une triple
+présentation des provinces, était appelée à donner son avis sur
+les réformes entreprises et, en général, sur toutes les grandes
+affaires temporelles; elle ressemblait un peu à la diète convoquée
+récemment par le roi de Prusse. Une telle institution dépassait de
+beaucoup ce qu'on eût pu attendre, un an auparavant, de la libéralité
+pontificale. Mais les esprits excités menaçaient déjà de ne plus
+s'en contenter et rêvaient d'un plein régime parlementaire. Ému de
+ces prétentions, le Pape insista, dans son allocution d'ouverture,
+sur le caractère purement consultatif des délibérations, et ajouta
+quelques paroles attristées et sévères sur l'ingratitude d'une
+partie de ses sujets. Le discours fut accueilli avec une froideur
+marquée, et, quand le Pontife revint à son palais, la foule témoigna
+son mécontentement en ne poussant pas les acclamations accoutumées.
+Les premières séances de la Consulte se passèrent assez bien; le
+caractère ferme et respectueux de son adresse sembla indiquer que les
+modérés y avaient la majorité. Mais bientôt, avec la discussion du
+règlement intérieur, les difficultés commencèrent. Les délibérations
+seraient elles secrètes ou publiques? C'était, en réalité, la
+question du régime parlementaire qui se posait. Aux prises avec
+ce pouvoir si nouveau pour lui d'une assemblée délibérante, le
+gouvernement pontifical se sentait singulièrement inexpérimenté.
+«Je suis fort novice, fort peu expert en ces matières», disait avec
+bonhomie Pie IX à M. Rossi. Un autre jour, causant avec un de ses
+familiers, il racontait l'histoire d'un enfant qui, ayant vu un
+magicien faire apparaître et disparaître le diable, et ayant voulu
+l'imiter, avait bien réussi à évoquer le fantôme, mais n'avait pu le
+chasser. «Cet enfant, ajoutait le Pontife, c'est moi.»
+
+Dans son embarras, Pie IX devait naturellement chercher conseil
+auprès des gouvernements depuis longtemps habitués à ces problèmes.
+Lord Minto, alors à Rome, pressait le Pape de tout céder, et
+cherchait à lui persuader que le seul danger était, non d'aller trop
+vite, mais de s'attarder. Toutefois, le crédit du ministre anglais
+n'était pas en progrès au Quirinal; on finissait par voir clair
+dans les résultats de sa mission. «C'est chose incroyable, écrivait
+M. Désages à M. de Jarnac, à quel point les Anglais ont mauvaise
+réputation en Italie, à cette heure, auprès des gouvernants et des
+modérés[385].» Au contraire, on revenait peu à peu à la France, et
+l'on s'apercevait que sa sagesse, un moment déplaisante, servait
+les vrais intérêts de l'Italie[386]. M. Rossi, reprenant toujours
+les mêmes thèses, recommandait au Pape de faire les concessions
+nécessaires, mais de bien marquer qu'il ne se laisserait pas
+entraîner au delà. Puis, se tournant vers les membres de la Consulte,
+il leur prêchait fortement la modération, la patience, et leur
+représentait combien ils se mettraient dans leur tort, aux yeux de
+l'opinion européenne, s'ils entraient en lutte avec un pontife ayant
+pris l'initiative de tant de mesures libérales.
+
+[Note 385: Lettre du 27 janvier 1848. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 386: M. Rossi écrivait, le 18 novembre 1847, à M. Guizot: «Ceux
+qui nous ont trouvés trop réservés ont compris que la voie pacifique
+était la plus sûre. Aussi revient-on peu à peu à nous, précisément à
+cause de la réserve digne et sérieuse que nous y avons mise.»]
+
+Le gouvernement français n'admettait point, notamment, qu'on
+prétendît imposer au Pape le régime parlementaire. Il apercevait, à
+l'introduction de ce régime dans les États de l'Église, des obstacles
+d'un caractère particulièrement grave. M. Guizot s'en expliquait
+ainsi, dans une lettre remarquable, adressée, le 1er décembre 1847, à
+M. Rossi: «Ce qui constitue vraiment l'État pontifical, ce qui fait
+sa force et sa grandeur, c'est la souveraineté du Pape dans l'ordre
+spirituel. Sa souveraineté temporelle dans un petit territoire a
+pour objet et pour mérite de garantir l'indépendance et la dignité
+visible de sa souveraineté spirituelle. Or, celle-ci ne peut être
+partagée. Son intégrité, c'est la papauté elle-même. Il serait bien
+difficile, probablement impossible, que la souveraineté temporelle
+fût partagée sans que la souveraineté spirituelle eût à en souffrir.
+Je ne comprendrais pas que, pour se donner le plaisir de couper en
+deux ou trois parts le pouvoir temporel du Pape et d'en avoir une,
+les Romains d'esprit et de sens courussent le risque de diminuer et
+de compromettre la papauté... Se rend-on bien compte de ceci autour
+de vous?... Quand je dis _on_, je veux dire d'une part le Pape, de
+l'autre les chefs du parti laïque. Le Pape est-il bien décidé à
+maintenir la position qu'il a prise dans son allocution, c'est-à-dire
+à conserver sa souveraineté intacte, en admettant, du reste, dans
+le gouvernement de ses États, toutes les améliorations désirables,
+notamment ce concours, en haut et en bas, des laïques avec les
+ecclésiastiques, dont l'appel de la _Consulta_ est déjà, à vrai dire,
+le témoignage et le gage le plus éclatant? De leur côté, les chefs du
+parti laïque comprennent-ils bien ou peuvent-ils comprendre combien
+il leur importe de maintenir la papauté à toute sa hauteur et dans
+toute sa force, et combien ils perdraient eux-mêmes à l'affaiblir et
+à l'abaisser, dussent-ils avoir en partage un lambeau de sa petite
+dépouille temporelle? Il nous importe essentiellement de savoir ce
+qui en est, sur l'un et l'autre point, pour régler nous-mêmes notre
+conduite. Si le Pape, d'un côté, et les chefs du parti laïque, de
+l'autre, se font de leur situation une idée nette et sont résolus
+de s'y tenir fermement, nous pourrons, à notre tour, les approuver
+hautement, les appuyer fermement et pratiquer, d'une façon patente et
+conséquente, une politique en harmonie avec la leur. Mais s'il n'y
+avait, à Rome, sur la question vitale, point de vues un peu précises
+et de résolutions un peu solides; si le Pape devait tantôt se
+retrancher dans sa souveraineté, tantôt se laisser aller à la dérive
+des prétentions qui le pressent; si les chefs laïques, de leur côté,
+devaient être tantôt modérés, tantôt très exigeants, et céder tour à
+tour à la crainte de mécontenter le Pape et au désir de contenter les
+radicaux ou les rêveurs qui poussent aux révolutions, nous serions
+obligés alors d'être beaucoup plus réservés et de nous tenir dans
+une position d'observation et d'attente; car personne ne peut, en de
+telles affaires, jouer le rôle des autres et faire pour eux ce qu'ils
+ne feraient pas eux-mêmes[387].»
+
+[Note 387: _Documents inédits._]
+
+C'était sur un tout autre point, sur la participation des laïques
+à l'administration et au gouvernement des États de l'Église, que
+le cabinet français pressait Pie IX de faire des concessions. M.
+Rossi avait cette réforme fort à coeur et y revenait souvent dans
+ses conversations avec le cardinal secrétaire d'État et avec le
+Pape: «Il n'y a plus d'illusion possible, disait-il au premier;
+votre situation est nettement dessinée. Les radicaux frappent à
+votre porte; il faut leur tenir tête. Vous seul, clergé, vous ne le
+pouvez pas; il vous faut le concours des laïques, de tout ce qu'il
+y a parmi eux de sensé, de puissant, de modéré. Pour les rallier,
+il faut les satisfaire. La garde civique et la _Consulta_ sont des
+moyens, ce n'est pas le but. Refuser toute part dans l'administration
+proprement dite à des hommes qu'on vient de rendre plus forts serait
+un contresens. Il y a plus d'un an que je le dis et que je le répète:
+Si vous ne vous fortifiez pas en appelant des laïques aux fonctions
+qui ne touchent en rien aux choses de la religion et de l'Église,
+tout deviendra impossible pour vous, et tout deviendra possible aux
+radicaux... Un cabinet mixte et bien composé rassurerait les timides
+et satisferait les ambitieux[388].» Le Pape, avec sa bonne foi et sa
+bonne volonté habituelles, reconnaissait la justesse de ces idées,
+et essayait de les appliquer. Un _motu proprio_, du 30 décembre
+1847, décida que le ministère de la guerre pourrait être confié à un
+laïque; il fut en effet donné au général Gabrielli. En outre, il fut
+prescrit que, sur les vingt-quatre auditeurs attachés au conseil des
+ministres, il y aurait douze laïques. M. Rossi, tout en louant ces
+mesures, ne s'en déclara pas satisfait; il demanda qu'on introduisit,
+dans le ministère, deux autres laïques. Le Pape parut convaincu[389].
+Mais quand se déciderait-il à agir en conséquence? Ce n'était pas
+chose aisée pour lui de dépouiller le corps dont il était le chef.
+
+[Note 388: Lettre de M. Rossi à M. Guizot, en date du 12 décembre
+1847. Voir aussi une lettre du 14 décembre, rapportant une
+conversation semblable avec le Pape.]
+
+[Note 389: Lettre de M. Rossi à M. Guizot, en date du 18 janvier
+1848.]
+
+Chaque fois que notre diplomatie pressait le gouvernement pontifical
+de satisfaire l'opinion, elle ne manquait pas de lui recommander,
+en même temps, la fermeté, le courage; elle le conjurait de prendre
+enfin en main les rênes que, depuis si longtemps, il laissait
+flotter. «Il faut savoir vous fortifier et regarder en face les
+radicaux, disait M. Rossi au cardinal secrétaire d'État. Tout est
+là. Que peut craindre le Pape, en marchant d'un pas ferme dans la
+voie de l'ordre et du progrès régulier? En tout cas, l'Europe serait
+pour lui; avant tous, plus que tous, la France. Ne l'oubliez pas.
+Que le Pape ne se trompe pas sur ses véritables amis.» Il ajoutait,
+un autre jour, en causant avec Pie IX: «Que Votre Sainteté considère
+la situation. Son État est au centre de l'Italie. Si l'ordre y
+est maintenu, il pourrait y avoir, au pis aller, une question
+napolitaine, ou toscane, ou sarde, mais point de question italienne.
+S'il y avait bouleversement ici, la clef de la voûte serait brisée;
+ce serait le chaos... D'ici peut sortir un grand bien, mais aussi, je
+dois le dire, un mal incalculable[390].»
+
+[Note 390: Lettres précitées de M. Rossi à M. Guizot, en date du 12
+décembre 1847 et du 18 janvier 1848.]
+
+Nos conseils ne parvenaient pas, malheureusement, à communiquer au
+gouvernement pontifical la vigueur qui lui eût été nécessaire. Rome
+est toujours au régime des _dimostrazioni_; seulement, le caractère
+en est bien changé. Pie IX, au lieu d'être l'objet d'ovations
+respectueuses et attendries, se voit en butte à des familiarités
+insultantes. Sous ce rapport, rien de plus déplorable que ce qui
+se passe à l'occasion de la fête du 1er janvier 1848. Inquiet de
+certains mauvais desseins imputés aux meneurs radicaux, le Pape a
+commencé par décider que cette fête n'aurait pas lieu. Mais, peu
+après, le peuple ayant murmuré, il lève l'interdiction; bien plus,
+le jour venu, il consent à se montrer au Corso en équipage de gala.
+Aussitôt, la foule entoure sa voiture avec des clameurs incohérentes.
+Des enfants déguenillés grimpent sur les marchepieds. Un certain
+Cicervacchio, tribun du plus bas étage, alors en faveur auprès de
+la plèbe, et qui devait peu après être compromis dans le meurtre de
+Rossi, monte derrière le carrosse pontifical et agite au-dessus de
+sa tête un énorme drapeau tricolore avec cette inscription: _Saint
+Père, fiez-vous au peuple!_ N'était-ce pas une scène de révolution?
+En même temps, dans cette foule qui paraît avoir perdu le respect de
+son souverain, l'effervescence antiautrichienne est au comble: une
+pétition est remise à la Consulte, réclamant une armée nationale,
+avec des chefs capables, pour commencer au plus tôt la guerre de
+délivrance.
+
+Si des États de l'Église on passe en Toscane, on y trouve une
+situation plus troublée encore et plus inquiétante. Point de
+gouvernement, une presse sans frein, une garde civique en grande
+partie aux mains des radicaux, les manifestations de la rue à
+l'état permanent et dégénérant souvent en émeute, partout le cri de
+guerre contre l'Autriche. «Le grand-duc de Toscane est à la dérive,
+sans savoir où il jettera l'ancre», écrit M. de Barante[391]. M.
+Doudan parle, de son côté, avec une compassion un peu ironique et
+méprisante, des «avanies triomphales que ses peuples font subir au
+pauvre grand-duc», et il le montre réduit à l'état d'un souverain
+désarmé «autour duquel on danse et qu'on veut faire danser, pour
+célébrer la chute de son pouvoir»; il en conclut que «les peuples ont
+bien mauvaise mine à l'heure où ils s'affranchissent». Il ajoute, un
+peu plus tard, dans une autre lettre: «Le grand-duc prend d'un air
+si doux toutes les fantaisies plus ou moins absurdes de ses sujets,
+que ces complaisances infinies pourraient bien le mener trop loin.
+Les idées libérales sont bonnes, mais, comme le bon vin de Champagne,
+il faut les tenir dans des bouteilles solides et bien bouchées. Les
+souverains d'Italie n'ont pas la mine de savoir mettre le vin de
+Champagne en bouteilles[392].»
+
+[Note 391: Lettre à M. d'Houdetot, en date du 10 novembre 1847.
+(_Documents inédits._)]
+
+[Note 392: Lettres du 6 et du 27 novembre 1847. (_Mélanges et
+Lettres_, t. II, p. 136 et 141.)]
+
+En Piémont, les esprits sont aussi excités, mais il ont affaire à un
+gouvernement moins débile. Qui pouvait savoir toutefois où voulait
+en venir le prince de plus en plus mystérieux qui régnait à Turin?
+Au commencement d'octobre, la foule ayant pris prétexte de la fête
+du Roi pour faire une manifestation à la façon romaine et pour mêler
+aux vivats en l'honneur du souverain des cris de: Vive l'Italie! À
+bas les _codini_! À bas les Jésuites! la police la disperse assez
+rudement. «En vous parlant à coeur ouvert, écrit Charles-Albert
+au marquis Villamarina, je vous dirai que toutes ces ovations me
+répugnent extrêmement; je suis né dans la révolution, j'en ai
+parcouru les phases, et je sais ce que c'est que la popularité.
+Aujourd'hui: _Viva!_ demain: _Morte!_... Je m'opposerai de tout mon
+pouvoir à ces manifestations populaires à l'imitation de Rome et de
+Florence.» Mais, au moment où l'on peut croire ainsi le Roi tout
+à la résistance, voici qu'il congédie son vieux ministre, M. de
+La Margherita, personnification de l'ancien régime, et que, le 30
+octobre, la _Gazette officielle_ de Turin annonce toute une série de
+réformes libérales: abolition des tribunaux d'exception, publicité
+des débats judiciaires, institution d'une cour de cassation, égalité
+des classes dans les conseils de ville, introduction du système
+électif dans l'administration locale, création d'un registre de
+l'état civil remis aux mains des autorités laïques, adoucissement
+notable de la censure pour la presse politique. Ces concessions, très
+désirées et peu attendues, sont accueillies avec enthousiasme; à
+Turin, à Gênes, le «roi réformateur» est acclamé avec le même délire
+que naguère Pie IX. Il est vrai que, comme à Rome, ces acclamations
+sont calculées pour compromettre et entraîner le souverain. À
+Gênes, la foule qui crie: À bas les Jésuites! prétend empêcher
+Charles-Albert d'aller entendre la messe dans l'église de ces
+religieux. Est-ce parce qu'il entrevoit ce qui se mêle d'exigences
+et de menaces révolutionnaires dans ces ovations, que le Roi y
+paraît si triste, si visiblement souffrant, pâle comme un cadavre,
+des larmes dans les yeux, et que souvent il s'y dérobe avec une
+brusquerie qui déconcerte les manifestants? Au fond, il n'a toujours
+qu'une pensée, celle de la lutte contre l'Autriche, pensée pleine
+de désirs et d'angoisses, et si l'agitation populaire lui répugne
+tant, c'est qu'il y voit un affaiblissement pour la grande oeuvre
+nationale. Dès le commencement d'octobre, dans la lettre déjà citée
+à Villamarina, il écrivait: «Il nous faut de la tranquillité, il
+nous la faut surtout devant l'Autriche, car, si nous commençons à
+nous diviser, à être en agitation, l'indépendance nationale finira
+par se perdre; et je suis résolu à la soutenir et à la défendre en y
+donnant ma vie.» Et plus tard, ouvrant son coeur au marquis Robert
+d'Azeglio, il se déclare prêt aux derniers sacrifices pour l'Italie,
+mais se plaint d'être entravé par les difficultés que fait naître
+le parti libéral. «Il faut des soldats, dit-il, et non des avocats,
+pour mener à bien la grande entreprise. Infini serait donc le danger
+d'une constitution qui, livrant la tribune aux parlementaires,
+affaiblirait la force du gouvernement, amoindrirait la discipline
+dans l'armée et, par ses indiscrétions, ajouterait aux difficultés
+déjà écrasantes du commandement.» Puis il ajoute, en regardant bien
+en face son interlocuteur: «Rappelez-vous, marquis d'Azeglio, que,
+comme vous, je veux l'affranchissement de l'Italie, et rappelez-vous
+que c'est pour cela que je ne donnerai jamais de constitution à mon
+peuple.» Le langage est fier et paraît ferme. Mais il n'est pas
+probable que ce peuple, une fois mis en branle, accepte de s'arrêter
+devant la barrière que son souverain prétend élever devant lui.
+Son effervescence, loin de se calmer, va chaque jour croissant.
+Les journaux profitent de leur liberté nouvelle pour échauffer
+les esprits et presser le Roi de leur donner satisfaction. Les
+manifestations deviennent de plus en plus fréquentes et tumultueuses,
+et le mot d'ordre y est de demander une constitution.
+
+Ce qui se passe ainsi à Rome, en Toscane, en Piémont, ne dispose
+naturellement pas M. de Metternich à voir les choses moins en noir.
+Plus que jamais sa correspondance est pleine de gémissements et
+de sombres pronostics. «Je suis vieux, écrit-il le 7 octobre 1847
+au comte Apponyi, et j'ai traversé bien des phases dans ma vie
+publique; je suis ainsi à même d'établir des comparaisons entre les
+situations... Eh bien, je vous avouerai que la phase dans laquelle se
+trouve aujourd'hui placée l'Europe est, d'après mon intime sentiment,
+la plus dangereuse que le corps social ait eu à traverser dans le
+cours des dernières soixante années[393].» Il augure très mal des
+réformes entreprises dans les États romains[394], et s'exprime
+sévèrement sur Pie IX lui-même. «Le Pape, dit-il, se montre chaque
+jour davantage privé de tout esprit pratique. Né et élevé dans une
+famille libérale, il s'est formé à une mauvaise école; bon prêtre,
+il n'a jamais tourné son esprit vers les affaires gouvernementales;
+chaud de coeur et faible de conception, il s'est laissé prendre et
+enlacer, dès son avènement à la tiare, dans un filet duquel il ne
+sait plus se dégager, et, si les choses suivent leur cours naturel,
+il se fera chasser de Rome[395].» Charles-Albert lui inspire la plus
+grande méfiance; il devine ses secrètes aspirations; il sent que la
+Lombardie frémissante a les yeux fixés sur ce prince; aussi, tout en
+témoignant pour les incertitudes et les duplicités de son caractère
+un certain mépris, le redoute-t-il. «Le côté le plus dangereux pour
+nous, c'est le Piémont», écrit-il le 23 janvier 1848[396]. Enfin, le
+jeu de l'Angleterre ne lui échappe pas; il voit tous les dangers de
+la politique «propagandiste» suivie en Italie par lord Palmerston, et
+celui-ci lui apparaît comme «l'un des appuis les plus éhontés» de la
+révolution[397].
+
+[Note 393: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 424.]
+
+[Note 394: Lettre au comte Apponyi, en date du 2 novembre 1847.
+(_Ibid._, p. 439.)]
+
+[Note 395: Lettre au même, en date du 7 octobre 1847. (_Ibid._, p.
+342.) Voir aussi p. 344 et 435.]
+
+[Note 396: _Ibid._, p. 433, 437, 444 et 557.]
+
+[Note 397: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 426 et 441.]
+
+Plus M. de Metternich est inquiet, plus il sent le besoin de se
+tourner vers la France. C'est d'ailleurs le moment où le même
+rapprochement s'opère dans les affaires de Suisse et où le voyage
+à Paris du comte Colloredo et du général de Radowitz semble mettre
+aux mains du gouvernement français la direction de la défense
+conservatrice en Europe[398]. Non, sans doute, que le chancelier
+se rallie complètement à nos principes et à notre point de vue
+dans la question italienne; il persiste à soutenir que le «juste
+milieu», possible en France, est une illusion en Italie[399]. Mais
+il sent que, seuls, nous pouvons quelque chose contre les périls
+qui le menacent; c'est à nous qu'il a recours pour contenir les
+gouvernements dont les menées l'alarment, celui de Turin par exemple;
+confiant dans les intentions de M. Guizot, disposé à se mettre pour
+ainsi dire derrière lui, il lui demande à plusieurs reprises ce qu'il
+compte faire, comme pour régler là-dessus sa propre attitude[400].
+Quant à lui, il proteste toujours de sa volonté de demeurer sur la
+défensive, de ne pas intervenir tant qu'on ne viendra pas l'attaquer
+sur son propre territoire[401]; de cette modération, il a donné un
+gage en faisant retraite dans l'affaire de Ferrare, et si, vers la
+fin de décembre, il envoie quelques soldats à Modène sur la demande
+du duc, cette mesure, trop restreinte pour être sérieusement
+inquiétante, n'est que l'exécution d'un traité antérieur et spécial,
+nullement le préliminaire d'une intervention plus étendue.
+
+[Note 398: Voir plus haut, p. 214.]
+
+[Note 399: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 424, 554,
+558.--Voir aussi les _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 373 à
+377.--Voir enfin une lettre de M. de Flahault, en date du 17 octobre
+1847, rapportant à M. Guizot une conversation de M. de Metternich,
+et la réponse de M. Guizot, en date du 27 octobre. (_Documents
+inédits._)]
+
+[Note 400: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 349, 424, 438,
+555, 558, 559.--Voir aussi la lettre de M. de Flahault à M. Guizot,
+en date du 29 janvier 1848. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 401: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 425, 437.]
+
+Le gouvernement français ne se refusait pas au premier rôle que
+le cabinet de Vienne semblait lui laisser. Il ne se faisait
+cependant pas d'illusion sur les dangers de la situation et sur
+la gravité des résolutions qu'elle pouvait l'obliger à prendre.
+Rome surtout le préoccupait: on sait que, dès l'origine, il
+s'était déclaré résolu à défendre le Pape, le cas échéant, et à
+ne pas laisser, sur un terrain aussi important, le champ libre
+soit à la révolution, soit à l'Autriche agissant seule et comme
+puissance réactionnaire. Or, le moment de mettre cette résolution
+en pratique par une intervention armée lui paraissait approcher.
+Quelque répugnance qu'il eût pour les opérations de ce genre,--et
+cette répugnance s'était manifestée dans les affaires d'Espagne
+autrefois, dans celles de Suisse tout récemment,--il n'hésitait pas
+et se préparait à toutes les éventualités. Dans les premiers jours
+de janvier 1848, notre ambassadeur à Vienne avait sur ce sujet,
+avec M. de Metternich, une conversation que ce dernier résumait en
+ces termes, dans une lettre au comte Apponyi: «Après la lecture
+des rapports qui venaient de m'arriver de Rome, de Florence et de
+Turin, M. de Flahault me dit: «Mais voilà une détestable position
+des choses!... Les puissances ne peuvent pas souffrir que le Pape
+soit chassé!--Cela ne devrait point être possible, lui dis-je; mais
+de quels moyens les cours disposent-elles pour agir comme elles
+devraient le faire? L'Autriche est hors d'action; ceux qui ont à se
+reprocher le malheur n'ont qu'à réparer le mal qu'ils ont fait.--Il
+faut que le Pape adresse une réquisition simultanée à la France et
+à l'Autriche.--L'Autriche, repris-je, ne peut se charger seule de
+la besogne, car vous arriveriez avec un nouvel Ancône; la France,
+si elle agit seule, sera paralysée par l'Angleterre; les deux cours
+allant ensemble, le parti libéral, réuni aux radicaux, chassera
+M. Guizot, parce qu'il sera accusé de vouloir renouveler avec M.
+de Metternich la Sainte-Alliance!--Mais il faut se moquer d'une
+attaque pareille; que le Pape s'adresse aux deux cours, et nous
+irons!--C'est vous qui le dites; êtes-vous le cabinet français?--Non,
+mais le cabinet parlera.--S'il parle, nous verrons ce que nous
+aurons à répondre[402].» Ainsi qu'on peut s'en rendre compte, le
+diplomate français paraissait beaucoup plus décidé à l'intervention
+que le ministre autrichien. M. de Flahault ne se trompait pas sur
+les dispositions de son gouvernement. Vers cette époque, le duc de
+Broglie, alors à Paris et fort avant dans les confidences de M.
+Guizot, écrivait à son fils, premier secrétaire à l'ambassade de
+Rome: «Il est évident qu'il en faudra venir à une intervention à Rome
+et en Toscane, en supposant que le reste tienne bon. Heureusement,
+la violence contre le Pape excitera tout le monde ici, et ceux qui
+s'en rendront coupables ne seront pas épousés, du moins tout de
+suite, par l'opinion même la plus violente. Heureusement encore,
+l'Autriche n'a ni la possibilité ni la volonté d'agir sans nous,
+peut-être pas même avec nous, à Rome du moins, et nous tiendrons
+la tête du mouvement. Mais, pour cela, il faut que le ministère
+reste en place.» Il ajoutait, quelques jours plus tard: «Il y a
+des points arrêtés. Ainsi, secourir le Pape s'il demande secours;
+intervenir si les Autrichiens interviennent; mais, dans le cas où
+les Italiens attaqueraient les Autrichiens, les laisser se battre
+sans y prendre part, voilà le plan général. Les circonstances
+décideront du reste[403].» En effet, M. Guizot avait obtenu du Roi et
+du conseil des ministres des décisions formelles dans ce sens. Des
+troupes étaient réunies à Toulon et à Port-Vendres, prêtes à être
+embarquées au premier signal; le général Aupick était désigné pour
+le commandement de cette expédition éventuelle et avait reçu ses
+instructions. Une dépêche, du 27 janvier 1848, informait M. Rossi de
+toutes les mesures prises et l'autorisait, s'il le jugeait utile, à
+les annoncer au gouvernement pontifical.
+
+[Note 402: Lettre du 14 janvier 1848. (_Mémoires de M. de
+Metternich_, t. VII, p. 555.)]
+
+[Note 403: Lettres du 16 et du 27 janvier 1848. (_Documents
+inédits._)]
+
+
+XII
+
+Vers la fin du mois de septembre 1847, M. Guizot, après avoir
+énuméré tout ce qui l'inquiétait en Italie, concluait en ces termes:
+«Cependant, j'espère: à Naples, il y a un roi et une administration;
+en Piémont, il y a un roi, un gouvernement et une nation; je crois
+que ces deux États tiendront bon[404].» Quelques semaines plus
+tard, M. de Metternich exprimait également l'idée que la révolution
+pourrait être limitée et contenue, tant qu'elle n'aurait pas gagné
+ces deux royaumes[405]. Enfin, au commencement de janvier 1848, M.
+Rossi terminait ainsi le récit des scènes de désordre dont Rome
+venait d'être le théâtre: «Ce n'est encore qu'une tempête dans un
+verre d'eau; Turin et Naples sont les parois du verre; si ces parois
+viennent à rompre, tout est à craindre[406].» Le mois de janvier
+n'était pas fini, que l'une de ces parois se brisait.
+
+[Note 404: Lettre du 28 septembre 1847. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 405: Lettre à M. de Ficquelmont, en date du 23 octobre 1847.
+(_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 437.)]
+
+[Note 406: Cité par M. D'HAUSSONVILLE dans son _Histoire de la
+politique extérieure du gouvernement de Juillet_, t. II, p. 262.]
+
+Ferdinand II, qui régnait à Naples depuis 1830, était un pur
+autocrate, convaincu de son omnipotence, habitué à imposer en toutes
+choses sa volonté; plein de mépris, quoique non sans sollicitude
+pour ses sujets; professant que ceux-ci «n'avaient pas besoin de
+penser», puisqu'il «se chargeait de leur bien-être»; détesté de la
+partie intelligente, remuante et ambitieuse des classes moyennes,
+en même temps qu'il jouissait d'une sorte de popularité parmi les
+_lazzaroni_; non dépourvu de résolution et de fierté, mais esprit
+court, obstiné, avec je ne sais quoi d'un peu rusé et ironique;
+portant haut le sentiment de la dignité de sa couronne et prompt à
+maintenir l'indépendance de son royaume, soit contre l'Angleterre
+quand elle tentait de le violenter, soit contre l'Autriche quand
+elle prétendait le protéger. Par son caractère, par ses idées, par
+son passé, il était donc porté à voir de mauvais oeil un mouvement
+italien où l'autonomie napolitaine risquait d'être absorbée
+dans l'idée nationale, et un mouvement libéral qui menaçait son
+absolutisme[407]. Quand du Quirinal part le signal des réformes, et
+que les gouvernements de Toscane et de Piémont y répondent plus ou
+moins, Ferdinand II, plein d'humeur et non sans dédain à l'égard du
+nouveau pape, jaloux de Charles-Albert et se méfiant de lui, essaye
+de fermer absolument ses États à la contagion des idées nouvelles.
+Mais toutes les prohibitions policières sont impuissantes. Vainement
+les premières insurrections, éclatées, en septembre 1847, à Messine
+et à Reggio, sont-elles assez rudement réprimées, l'agitation va
+croissant, surtout en Sicile. Là, les abus de l'administration sont
+pires encore qu'en terre ferme, et le mécontentement se complique
+d'un vieux sentiment d'indépendance très réfractaire à la prépotence
+napolitaine. À la fin de 1847, les choses deviennent si menaçantes,
+que le Roi reconnaît la nécessité de faire quelques concessions
+aux Siciliens. Il s'y prend mal, et, au milieu de janvier 1848,
+Palerme, en pleine révolte, repousse les troupes envoyées pour la
+soumettre, et réclame impérieusement l'autonomie de la Sicile avec la
+constitution libérale de 1812, autrefois établie sous l'influence de
+l'Angleterre.
+
+[Note 407: Peu de temps après son avènement, ayant reçu de
+Louis-Philippe, son oncle, le conseil de faire des concessions à
+l'opinion, Ferdinand II avait répondu par cette lettre qui le peint
+bien: «Pour m'approcher de la France de Votre Majesté, si elle peut
+jamais être un principe, il faudrait renverser la loi fondamentale
+qui constitue la base de notre gouvernement, et m'engouffrer dans
+cette politique de jacobins pour laquelle mon peuple s'est montré
+félon plus d'une fois à la maison de ses rois. La liberté est fatale
+à la famille des Bourbons, et moi, je suis décidé à éviter à tout
+prix le sort de Louis XVI et de Charles X. Mon peuple obéit à la
+force et se courbe; mais malheur s'il se redresse sous les impulsions
+de ces rêves qui sont si beaux dans les sermons des philosophes
+et impossibles en pratique! Dieu aidant, je donnerai à mon peuple
+la prospérité et l'administration honnête à laquelle il a droit;
+mais je serai roi, je serai roi seul et toujours... J'avouerai avec
+franchise à Votre Majesté qu'en tout ce qui concerne la paix ou le
+maintien du système politique en Italie, j'incline aux idées qu'une
+vieille expérience a montrées au prince de Metternich efficaces et
+salutaires... Nous ne sommes pas de ce siècle. Les Bourbons sont
+vieux, et, s'ils voulaient se calquer sur le patron des dynasties
+nouvelles, ils seraient ridicules.»]
+
+Cette même influence se devine dans le mouvement sicilien de 1848.
+«Lord Napier et tous ses compatriotes de Naples et de Palerme, écrit
+peu après M. Désages, ont été très actifs pour l'insurrection et
+la séparation[408].» Les efforts de pacification que fait notre
+diplomatie[409] se heurtent à l'action contraire de la diplomatie
+britannique. Au plus fort des troubles, le gouvernement napolitain
+ayant demandé aux représentants de la France et de l'Angleterre
+de se porter médiateurs pour arrêter l'effusion du sang, et notre
+chargé d'affaires s'étant montré disposé à accepter cette mission,
+le ministre anglais, lord Napier, s'y refuse, à moins que le roi de
+Naples ne l'autorise à rendre aux Siciliens la constitution de 1812
+et à leur garantir le droit d'y faire eux-mêmes telles modifications
+que bon leur semblerait: «Partez seul, si vous le jugez convenable,
+dit-il à son collègue français; seulement, je dois vous prévenir que
+le bâtiment qui vous conduira en Sicile portera également des lettres
+à nos agents et aux hommes influents du pays, par lesquelles je leur
+expliquerai pourquoi je n'ai pas cru devoir partir avec vous. Quant
+à m'associer à vous dans cette occasion, croyez-moi, je le regrette,
+mais c'est impossible. Partout ailleurs, sur tous les points du
+globe, en Chine même, je pourrais peut-être faire ce que vous me
+demandez: en Sicile, la France et l'Angleterre ont des intérêts d'un
+ordre très différent[410].» Il était évident qu'une Sicile, à demi
+ou même complètement séparée de Naples, convenait aux ambitions
+méditerranéennes de la politique britannique.
+
+[Note 408: Lettre à M. de Jarnac, en date du 12 février 1848.
+(_Documents inédits._)]
+
+[Note 409: Le même M. Désages mandait à M. de Jarnac, le 27 janvier
+1848: «Nous écrivons à Naples pour prêcher modération pendant la
+lutte, clémence et réformes après, si l'insurrection est comprimée.»]
+
+[Note 410: Cité par M. D'HAUSSONVILLE dans son _Histoire de la
+politique extérieure_, t. II, p. 271.]
+
+L'insurrection de Palerme a naturellement son contre-coup à Naples,
+où se produisent des démonstrations menaçantes. Ferdinand, effrayé,
+se tourne vers l'Autriche et lui demande jusqu'à quel point il peut
+compter sur son aide. M. de Metternich, qui, on le sait, n'était
+nullement en mesure et en volonté de se lancer dans une intervention,
+assure le roi de Naples de tout son appui moral; mais, quant à un
+secours armé, il s'excuse sur l'impossibilité de faire traverser les
+États pontificaux par ses troupes, sans l'autorisation du Pape: or,
+il sait bien que, dans l'état des esprits, on ne peut pas, à Rome,
+lui donner cette autorisation, et en effet le cardinal secrétaire
+d'État ne parle de rien moins que de se porter lui-même à la
+frontière pour barrer le chemin aux Autrichiens[411]. Laissé à ses
+propres forces, Ferdinand sent fléchir son orgueil de prince absolu,
+et entre à son tour dans la voie des concessions. S'il y vient le
+dernier, il y marche singulièrement vite. Le 18 janvier 1848, un
+décret confère des attributions nouvelles et presque représentatives
+aux Consultes déjà existantes de Naples et de Sicile; des ministres
+distincts sont nommés pour cette dernière portion du royaume. Le 19,
+d'autres décrets apportent de grands adoucissements au régime de la
+presse et accordent une large amnistie. Mais la population surexcitée
+ne se déclare pas satisfaite; le 27 janvier, elle remplit les rues de
+Naples, promenant des drapeaux aux trois couleurs italiennes, criant:
+Vive Pie IX! et réclamant une constitution. Après quelques velléités
+de résistance, la capitulation du Roi est complète. Il renvoie, non
+seulement du palais, mais du royaume, son ministre de la police et
+son confesseur, particulièrement impopulaires, et prend des ministres
+libéraux. Bien plus, le 29 janvier, une proclamation annonce l'octroi
+d'une constitution analogue à la charte française. C'est dans Naples
+un délire de joie; le Roi étant sorti à cheval, la foule se presse
+pour lui baiser les mains. Le 11 février, la constitution est
+définitivement promulguée. En quelques jours, Ferdinand, naguère
+si réfractaire au mouvement libéral, a de beaucoup dépassé tous les
+autres souverains qui n'en sont encore qu'aux réformes civiles,
+et qui ont jusqu'ici refusé de donner des constitutions. Est-ce
+seulement, chez lui, effet de la peur, ou bien nécessité de lâcher
+d'autant plus qu'il a plus imprudemment retenu? Probablement l'un et
+l'autre. Peut-être cherche-t-il aussi à jouer une sorte de méchant
+tour aux autres gouvernements: une malice de ce genre est assez dans
+sa nature. On racontait de lui ce propos: «Ils me poussent, je les
+précipiterai.»
+
+[Note 411: Dépêche du ministre des affaires étrangères de Naples à
+son ambassadeur à Vienne, en date du 14 janvier 1848; dépêche de
+cet ambassadeur, en date du 17 janvier; dépêche du comte de Ludolf,
+ambassadeur d'Autriche à Rome, en date du 23 janvier. (BIANCHI,
+_Storia documentata della diplomazia europea in Italia_, t. V, p. 88,
+89.)]
+
+L'impulsion venue de Naples est en effet irrésistible. Dans toute
+l'Italie, des manifestations bruyantes ont lieu en l'honneur de la
+révolution des Deux-Siciles, et les souverains sont mis en demeure
+de suivre l'exemple de Ferdinand II. Si décidé que Charles-Albert
+ait été jusqu'alors à ne pas s'engager dans cette voie, il se sent
+ébranlé par une telle clameur. Il consulte une sorte de conseil de
+conscience sur la valeur de la promesse qu'il a faite autrefois à
+M. de Metternich de ne pas changer les bases fondamentales et les
+formes organiques de la monarchie; le conseil déclare qu'il n'y a
+là rien qui empêche l'octroi de la constitution. Cet avis ne calme
+pas entièrement les scrupules du Roi, et c'est l'âme déchirée, au
+milieu d'angoisses qui contrastent étrangement avec l'allégresse
+de la foule, que, le 8 février, il se décide à publier les bases
+d'un Statut selon le type de la charte française. Le grand-duc de
+Toscane n'est pas homme à résister quand le roi de Sardaigne cède;
+lui aussi promet donc sa constitution, le 11 février, et la promulgue
+le 17. Que va faire le Pape, ainsi enveloppé de gouvernements qui
+deviennent représentatifs et pressé par son peuple qui lui crie qu'un
+Pie IX ne peut refuser ce qu'un Bourbon a accordé? Chez lui, sans
+doute, le chef d'État n'est pas habitué à résister longtemps; mais
+ici, la conscience du Pontife est en jeu: il doute que le régime
+parlementaire soit compatible avec l'intégrité de sa souveraineté
+spirituelle. Tout en bénissant, du balcon du Quirinal, la foule
+qui réclame la constitution, il lui rappelle tout ce qu'il a fait
+déjà et la supplie de ne rien demander qui soit «contraire à la
+sainteté de l'Église». Il consent néanmoins à charger une commission
+d'examiner quelles institutions pourraient donner satisfaction
+au voeu populaire, sans entraver l'exercice du pontificat. L'un
+des premiers actes de cette commission est de prendre l'avis de
+l'ambassadeur de France, qui, naturellement, en réfère à son
+gouvernement[412]. M. Rossi voit les difficultés théoriques
+du problème; mais en fait, il constate que «la nécessité d'un
+gouvernement représentatif est reconnue, à Rome, par tout le monde».
+Parmi ceux qui, autour du Pape, se prononcent le plus hautement dans
+ce sens, on remarque beaucoup de personnages naguère très opposés à
+toute concession de ce genre. «Ils n'ont pas changé, dit finement
+M. Rossi; c'est toujours le même sentiment: ils avaient peur de la
+constitution; aujourd'hui, ils ont peur de ceux qui veulent une
+constitution.» Est-il besoin d'ajouter que, dans toute la Péninsule,
+l'effervescence, provoquée par la question constitutionnelle, amène
+un redoublement de manifestations contre l'Autriche? À Turin, dans la
+fête organisée en l'honneur du Statut, figurent les délégués milanais
+en costume de deuil, et le soir, dans les rues de la ville, circule
+un char allégorique sur lequel chaque ville lombarde a sa bannière
+brandie par un homme en armure de fer; au sommet, un moine sonne le
+tocsin à coups redoublés.
+
+[Note 412: Lettre de M. Rossi à M. Guizot, en date du 17 février
+1848.--La réponse du gouvernement français ne put être donnée avant
+la révolution de Février.]
+
+Le gouvernement français--j'ai déjà eu l'occasion de le
+dire--estimait que, pour le moment, les Italiens avaient bien assez
+à faire de mener à terme leurs réformes civiles, et il ne désirait
+pas qu'ils s'appropriassent trop tôt notre régime parlementaire.
+Ce n'est pas qu'il fût indifférent à l'avantage de voir ce régime
+s'étendre en Europe et, par suite, accroître le nombre des clients
+naturels de la France; mais c'est que rien ne lui paraissait
+devoir plus nuire à son patronage libéral que des innovations
+prématurées et par suite condamnées à l'insuccès[413]. Néanmoins,
+le changement accompli, il ne peut faire mauvais visage à ceux
+qui témoignent ainsi le désir de le prendre pour modèle. Il leur
+déclare donc «se féliciter des nouveaux gages d'intimité que créera
+désormais la similitude des institutions politiques», et promet
+de «seconder l'établissement pacifique et régulier» des nouveaux
+régimes constitutionnels[414]. Mais, cette politesse faite, il
+s'empresse d'y ajouter, «avec une amicale franchise», des conseils
+qui trahissent ses inquiétudes. Ainsi indique-t-il, dans une dépêche
+à son représentant à Florence, les deux conditions dont dépend, à son
+avis, le succès de l'entreprise tentée en Toscane. La première est
+que les modérés «se rallient autour du grand-duc,... s'appliquent
+à faire sortir des institutions nouvelles un gouvernement fort et
+régulier, les défendent énergiquement contre l'invasion des passions
+démagogiques, assignent au mouvement un temps d'arrêt et résistent
+fermement à ceux qui voudraient le pousser au delà». La seconde est
+que «le gouvernement toscan mette toute sa fermeté à assurer le
+maintien des traités, à conserver avec les États voisins des rapports
+de bonne intelligence, à empêcher que son territoire ne devienne un
+foyer de propagande et d'hostilité contre tel ou tel État, enfin
+à écarter toute cause, tout prétexte d'intervention extérieure et
+toute occasion de guerre[415]». Le gouvernement français n'envoie
+pas d'autres conseils à Turin. Louis-Philippe répète volontiers au
+marquis Brignole, ambassadeur du gouvernement sarde à Paris, que
+le meilleur moyen, pour le Piémont, de rassurer les puissances sur
+ses innovations politiques, est de se montrer résolu à contenir le
+parti qui pousse à la guerre contre l'Autriche[416]. Se tournant
+en même temps vers la cour de Vienne, notre cabinet tâche de lui
+faire prendre, sinon en gré, du moins en patience, les constitutions
+italiennes[417], et obtient d'elle de nouvelles assurances qu'elle ne
+songe toujours pas à intervenir, soit à Naples, soit ailleurs[418];
+il lui offre, du reste, de proclamer, d'accord avec les autres
+cabinets, le respect dû à ses droits sur le royaume lombard-vénitien,
+lui promet de s'employer à surveiller et à contenir Charles-Albert,
+et lui annonce que notre armée est prête, au premier appel, à voler
+au secours du Pape[419].
+
+[Note 413: À l'heure même où, sans qu'on le sût encore à Paris,
+commençait l'éclosion des constitutions italiennes, le 31 janvier
+1848, M. Guizot expliquait, à la tribune du Palais-Bourbon,
+pourquoi il avait laissé les gouvernements de la Péninsule juges
+du degré et de la nature de leurs réformes, sans les pousser à
+copier nos institutions politiques. «Je crois, disait-il, que la
+France doit avoir constamment l'oeil ouvert sur l'équilibre qui se
+déplace, de jour en jour, en Europe, entre les grands systèmes de
+gouvernement, entre les gouvernements absolus et les gouvernements
+constitutionnels. Je crois que l'établissement d'institutions libres
+tourne au profit de la France, de son influence, de sa grandeur:
+à une condition cependant, à la condition que ces tentatives-là
+réussissent... Savez-vous ce qu'il y a de plus dangereux pour le
+régime constitutionnel?... Ce sont les tentatives infructueuses ou
+malheureuses. Savez-vous ce qui a le plus nui aux réformes en Italie?
+Ce sont les révolutions de 1820 et de 1821, révolutions mal conçues,
+venues mal à propos, fondées sur de mauvais principes et fondant des
+institutions impraticables... Je n'ai nulle envie de voir recommencer
+des tentatives pareilles... Voilà la cause de ma réserve dans les
+conseils que je peux être appelé à donner aux États italiens. Quand
+ils se sentiront en mesure de fonder des constitutions chez eux,
+quand elles seront, en effet, praticables, leur indépendance sera,
+je le répète, affirmée, maintenue par nous, aussi bien qu'elle l'est
+aujourd'hui pour les réformes purement administratives.»]
+
+[Note 414: Dépêche de M. Guizot au comte de La Rochefoucauld,
+ministre de France à Florence, en date du 21 février 1848.]
+
+[Note 415: Même dépêche.]
+
+[Note 416: BIANCHI, _Storia documentata della diplomazia europea in
+Italia_, t. V, p. 93 à 95, et p. 434 et 435.]
+
+[Note 417: _Ibid._]
+
+[Note 418: Lettre particulière de M. de Flahault à M. Guizot, en date
+du 1er février 1848. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 419: Dépêche de M. d'Arnim, ministre de Prusse, à Paris,
+en date du 8 février 1848. (HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs,
+1830-1848_, t. II, p. 690.)]
+
+Comme il fallait s'y attendre, cette fois encore, notre action
+modératrice est contrariée par la diplomatie britannique. Celle-ci,
+bien que convaincue à part soi que les Italiens ne sont pas mûrs
+pour le régime parlementaire et l'avouant au besoin, a pressé
+ardemment les gouvernements piémontais et toscan de suivre sans
+retard l'exemple du roi de Naples[420]. Les constitutions octroyées,
+elle prend partout sous son patronage ceux qui veulent en tirer les
+conséquences les plus radicales. Ce rôle est particulièrement visible
+à Naples, où les concessions royales n'ont pas désarmé l'insurrection
+sicilienne, et où l'Angleterre paraît de plus en plus avoir intérêt
+à la persistance du conflit et du désordre. Une telle conduite n'est
+pas pour rendre plus facile la situation de nos représentants en
+Italie. Ceux-ci se sentent impuissants à retenir un mouvement ainsi
+protégé, excité, et, sur le théâtre particulier où ils opèrent, la
+popularité des agents de lord Palmerston leur semble parfois grandir
+aux dépens de la leur. Aussi ne faut-il pas s'étonner de trouver
+alors, dans leurs appréciations, une note assez attristée. De Naples,
+M. de Bussières mande, vers la fin de février 1848, à M. Guizot, que
+l'influence de la France est très diminuée, que les Anglais tiennent
+le haut du pavé, parlent en maîtres, font trembler le gouvernement,
+ont des agents partout, soudoient la presse, renversent le ministère
+suspect de sympathies françaises, pour le remplacer par un ministère
+à eux[421]. De Turin, M. de Bacourt, chargé d'affaires de France,
+écrit à M. de Barante: «Mon influence ici est absolument nulle; on se
+méfie de nous, surtout le gouvernement.» Puis il ajoute: «Le Piémont
+est complètement changé de ce que vous l'avez connu. Ce gouvernement
+si régulier, cette administration si ordonnée, ce roi si hautain et
+si inabordable pour la foule, ce calme si complet qu'il ressemblait,
+dit-on, au calme des tombeaux, tout cela n'existe plus. L'agitation
+révolutionnaire s'est emparée de tout le monde. Il n'y a plus
+d'autorité nulle part, que celle des journaux plus ou moins radicaux
+et de la tourbe qui s'agite dans les cafés, dans les auberges, dans
+les rues... Les hommes que vous avez connus raisonnables, modérés,
+corrigés presque par l'expérience des révolutions, ont, tous ou
+à peu près, perdu la tête... Ceux d'entre eux qui ont encore le
+pouvoir de réfléchir n'ont pas le courage d'arrêter les autres et
+d'affronter l'impopularité en disant qu'on court à la perte. Mon
+rôle est ici très difficile, car, si je dis, comme je le fais, que
+la France appuiera toutes les réformes légitimes qui ont été faites
+par le Roi, mais qu'elle appuiera aussi le maintien des traités,
+seule base du maintien de la paix générale, on me répond que je parle
+de la France de M. Guizot, mais qu'il y a, derrière lui, derrière
+notre gouvernement, derrière le Roi, une France qui ne permettra pas
+qu'on écrase l'Italie, si elle tente de chasser les Autrichiens...
+Le ministre d'Angleterre joue ici, dans la mesure de son esprit, le
+jeu de lord Palmerston; il pousse aux partis extrêmes; c'est lui seul
+qu'on écoute de tous les membres du corps diplomatique. Il prend en
+main la défense des Lombards persécutés par l'Autriche et accepte les
+ovations que les avocats radicaux de Turin lui décernent en l'honneur
+des notes diplomatiques adressées par lord Palmerston au prince de
+Metternich... Je juge tout très froidement, et c'est pour cela que
+je vous affirme que nous sommes ici dans la première phase d'une
+révolution[422].»
+
+[Note 420: Dépêches de M. Abercromby, ministre d'Angleterre à Turin,
+en date des 2 et 3 février 1848, et dépêches de lord Palmerston à ses
+agents à Turin, Florence, Naples, en date des 11 et 12 février.]
+
+[Note 421: Lettres des 23, 28 février et 3 mars 1848. (_Documents
+inédits._)]
+
+[Note 422: Février 1848. (_Documents inédits._)]
+
+Les Italiens faisaient preuve d'un singulier aveuglement, quand
+ils refusaient d'écouter nos conseils de sagesse et préféraient
+se fier aux flatteries de la diplomatie anglaise. En effet, à
+ce moment même, sans qu'ils parussent s'en apercevoir ou s'en
+inquiéter, une grave menace s'élevait contre eux en Europe; ils
+étaient en train, par leurs imprudences, de s'attirer l'hostilité
+de deux grandes puissances, jusqu'alors demeurées spectatrices:
+la Prusse et la Russie. Le gouvernement prussien avait été assez
+longtemps sympathique au mouvement inauguré par Pie IX, et
+s'était d'abord montré peu compatissant pour les embarras de la
+politique autrichienne, à laquelle il reprochait volontiers son
+«exagération» dans tout ce qui regardait l'Italie; il aimait à
+voir dans les réformes du Pape une sorte d'imitation de celles
+de Frédéric-Guillaume[423]. «Le prince de Metternich, disait M.
+de Canitz au ministre de France, part de ce point qu'il y a une
+révolution en Italie; si l'on entend par cette expression une
+modification du système suivi jusqu'ici, on pourrait dire aussi
+qu'il y a une révolution en Prusse[424].» Mais, au commencement de
+1848, le point de vue changea complètement à Berlin. On aperçut dans
+l'agitation italienne cette révolution que le roi de Prusse abhorrait
+et qu'à ce moment il désirait tant réprimer en Suisse; on y découvrit
+aussi une menace contre les traités constitutifs de l'Europe. Dès
+lors, on jugea nécessaire de manifester hautement la résolution de
+la traiter en ennemie. Dans les premiers jours de février 1848, le
+gouvernement prussien fit adresser des représentations à Turin: il
+y démentait le bruit, alors répandu en Italie, d'un refroidissement
+entre l'Autriche et la Prusse; tout en reconnaissant le droit du
+gouvernement sarde de changer ses institutions, il faisait remarquer
+que la garantie donnée par l'Europe à l'indépendance des États
+italiens avait pour contre-partie l'obligation pour ces États de
+remplir leurs devoirs internationaux; que cette garantie était
+incompatible avec une attitude de menace et d'agression envers un
+pays voisin, et que tel était le caractère du mouvement unitaire,
+auquel on semblait, à Turin, donner trop d'encouragement; il
+terminait par cette grave déclaration qu'il considérerait comme
+s'adressant à lui-même toute attaque dirigée contre l'Autriche, son
+alliée[425].
+
+[Note 423: Ce rapprochement se présentait à d'autres esprits qui, à
+raison de leurs préjugés, ne pouvaient voir qu'un des côtés de la
+physionomie du Pape. Le prince Albert écrivait, dans une lettre au
+baron Stockmar, le 13 février 1848: «Le Pape est la contre-partie
+du roi de Prusse; beaucoup d'élan, des idées politiques à moitié
+digérées, peu de perspicacité, avec un esprit très cultivé et très
+accessible aux influences extérieures. Leur pierre d'achoppement à
+tous les deux, c'est la pensée qu'ils peuvent mettre leurs sujets en
+branle et garder ensuite complètement dans leurs mains la direction
+et l'extension du mouvement...» (_Le Prince Albert, Extraits de
+l'ouvrage de sir Théodore Martin_, par A. CRAVEN, t. I, p. 243.)]
+
+[Note 424: Correspondance du marquis de Dalmatie avec M. Guizot, en
+1847, notamment lettres du 18 août et du 14 octobre. (_Documents
+inédits._)]
+
+[Note 425: Lettres du marquis de Dalmatie à M. Guizot, notamment
+celles du 18 et du 19 février 1848. (_Documents inédits._)]
+
+Derrière la Prusse était la Russie. Nicolas, à la différence
+de Frédéric-Guillaume, n'avait jamais vu d'un oeil favorable
+le mouvement italien; mais il avait paru d'abord y faire peu
+d'attention. Tout au plus, en octobre 1847, s'en était-il occupé
+un moment, pour féliciter le roi des Deux-Siciles de la vigueur
+avec laquelle il venait de réprimer des insurrections, et de «sa
+résolution de faire face avec énergie au débordement du torrent
+révolutionnaire[426]». Naples était visiblement le seul point de
+la Péninsule où il trouvait un souverain vraiment selon son coeur.
+Aussi, grandes sont son émotion et sa colère quand, quelques
+mois plus tard, il apprend que ce roi de Naples a été réduit à
+capituler devant la révolution. Il sort alors de son immobilité un
+peu dédaigneuse et indifférente. Il offre à l'Autriche de mettre
+d'urgence à sa disposition l'argent dont elle aurait besoin, sauf à
+régulariser plus tard les conditions de cet emprunt; il lui propose
+également de se charger de maintenir la Galicie, afin de rendre
+disponibles pour l'Italie les troupes qui s'y trouvent[427]. C'est
+tout de suite qu'il voudrait voir le cabinet de Vienne agir avec
+énergie, et il se plaint amèrement de la timidité de ce cabinet,
+de sa «vieillesse», de ses tiraillements intérieurs[428]. Comme
+le gouvernement prussien, c'est Turin qu'il juge le point le plus
+menaçant en Italie: il invite Charles-Albert à considérer l'Autriche
+comme son alliée naturelle, et lui signifie sans réticence que toute
+attaque du Piémont contre l'Autriche en Lombardie serait regardée
+par la Russie comme un cas de guerre[429]. Ce n'est pas tout; il
+s'adresse aussi à lord Palmerston. Le 12-24 février 1848, le comte
+Nesselrode envoie au baron Brunnow, représentant de la Russie à
+Londres, une longue dépêche sur la situation de l'Italie, qu'il
+déclare être «chaque jour plus grave et plus menaçante pour la paix
+générale». Il veut bien «ne pas mettre à la charge du gouvernement
+anglais tous les faux bruits, toutes les fausses inductions qu'on
+a cru pouvoir tirer, en Italie, de son langage et de celui de ses
+agents». Mais, ajoute-t-il, «l'idée a fini par s'accréditer que ce
+gouvernement appuie de ses désirs les efforts que tenterait l'Italie
+pour rejeter au delà des Alpes ce qu'on est convenu d'appeler le
+joug autrichien». Cherchant ensuite par quel argument il pourrait
+détourner lord Palmerston de la voie où il s'est engagé, il n'en
+trouve pas de plus efficace que de faire appel à cette haine jalouse
+de la France qui, déjà en 1840, a rapproché les deux cabinets de
+Londres et de Saint-Pétersbourg. Sa thèse est curieuse, surtout comme
+aveu de la grande situation alors acquise à la France en Europe. «En
+favorisant, dit-il, le mouvement constitutionnel sur le continent,
+l'Angleterre agit, sans le vouloir, dans l'unique intérêt de la
+France, dont les idées démocratiques, par la nature du sol où elles
+tombent, ont bien plus d'écho dans les esprits, bien plus d'affinité
+avec les moeurs que n'en peuvent avoir les idées anglaises. C'est en
+favorisant l'introduction de ces institutions et le triomphe de ces
+idées en Espagne et en Grèce, que l'Angleterre y a déjà augmenté la
+puissance morale du gouvernement français... Même chose aura lieu
+en Italie. D'ici à peu, grâce aux changements qui sont à la veille
+de s'y effectuer, comme ils ont déjà eu lieu dans les autres pays,
+la France aura conquis par la paix plus que ne lui donnerait la
+guerre. Elle se verra, de tous côtés, entourée d'un rempart de petits
+États constitutionnels organisés sur le type français, vivant de son
+esprit; agissant sous son influence, et si, plus tard, cette France,
+non plus celle de Louis-Philippe, mais celle qui lui succédera, quand
+le système de compression adopté par ce souverain aura cessé de la
+contenir, obéit aux instincts d'ambition qui tendent à la faire
+déborder hors de ses limites, le gouvernement anglais regrettera
+trop tard d'avoir affaibli d'avance le ressort des résistances qu'on
+aurait pu opposer aux Français, paralysé la puissance autrichienne
+qui leur servait de contrepoids et miné ainsi par la base le système
+défensif fondé autrefois par lui-même, de concert avec l'Europe, au
+prix de tant de calamités, de labeurs et de sacrifices.» Le comte
+Nesselrode ne s'en tient pas à cet appel aux mauvais sentiments de
+lord Palmerston contre la France; il termine par des avertissements
+qui sont de véritables menaces et pose un _casus belli_. Il signifie
+au cabinet de Londres que «l'Empereur est fermement résolu, en ce
+qui concerne l'état de possession assigné aux divers États italiens
+par les actes dont il est garant, à ne transiger en rien sur la
+marche que lui prescrivent ses devoirs et ses intérêts politiques».
+Il indique notamment qu'il n'admettra jamais cette séparation de
+la Sicile plus ou moins sourdement poursuivie par la diplomatie
+anglaise. Quant à la Lombardie, le chancelier russe s'exprime ainsi:
+«L'appui moral de l'Empereur est d'avance acquis à l'Autriche dans
+les mesures qu'elle prendra pour s'en conserver la possession;
+et si les attaques qu'elle aurait essuyées d'un point quelconque
+de l'Italie étaient soutenues du dehors par quelque puissance
+étrangère, notre auguste maître n'hésiterait pas à regarder une
+pareille agression comme un cas de guerre européenne et à employer
+dès lors toutes ses forces disponibles à la défense du gouvernement
+autrichien[430].»
+
+[Note 426: Dépêche du comte Nesselrode à l'ambassadeur russe à
+Naples, en date du 18 octobre 1847. (BIANCHI, _Storia documentata
+della diplomazia europea in Italia_, t. V, p. 414.)]
+
+[Note 427: Dépêche chiffrée du marquis de Dalmatie à M. Guizot, en
+date du 20 février 1848. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 428: Dépêche de M. Mercier, chargé d'affaires de France à
+Saint-Pétersbourg, en date du 3 février 1848, et dépêche du marquis
+de Dalmatie, en date du 19 février. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 429: BIANCHI, _Storia documentata, etc._, t. V, p. 96.]
+
+[Note 430: La dépêche du comte Nesselrode, qui ne fut communiquée
+à lord Palmerston que le 7 mars, après la révolution de Février,
+se trouve dans les _Parliamentary papers_ distribués aux Chambres
+anglaises en 1849.]
+
+Cette attitude de la Prusse et de la Russie est faite pour relever
+un peu l'Autriche du découragement où elle était tombée. M. de
+Metternich croit voir approcher, et il s'en réjouit, le moment
+où, «l'Italie entrant en révolution flagrante, les puissances ne
+pourront pas ne point s'en mêler». «Vous avez dit, écrit-il à M.
+de Ficquelmont le 17 février 1848, un mot qui renferme la vérité
+tout entière: _Les événements dans le royaume des Deux-Siciles
+rompent le tête-à-tête dans lequel l'Autriche s'est trouvée avec
+la révolution italienne._ Ce mot, je l'ai adopté, et je m'en suis
+emparé dans mes expéditions aux cours... Ne tombons pas d'ici à deux
+mois, et bien des choses seront placées autrement qu'elles ne le
+sont le 17 février[431]!» Non sans doute que le cabinet de Vienne
+se sente ainsi enhardi à sortir de sa réserve et à tenter quelque
+démarche offensive: bien au contraire, il continue à protester qu'il
+ne songe à rien de semblable; une intervention isolée en Italie,
+loin de le séduire, l'effraye, et il déclare qu'en tout cas, il ne
+voudrait jamais rien faire, dans ce genre, qu'après concert entre
+les puissances et en agissant en leur nom, au lieu d'agir au sien
+propre[432]. Seulement, il se sent autorisé à le prendre de plus haut
+avec l'Angleterre, et notamment à ne plus subir aussi patiemment
+les interrogations soupçonneuses que lord Palmerston a l'habitude
+de lui adresser à propos de tous les bruits d'intervention qui
+circulent en Italie. À une question de ce genre que le ministre
+anglais lui fait poser au cours de février, le chancelier répond
+sur un ton fort piqué, et, se portant accusateur à son tour, il
+se plaint de la malveillance témoignée dans ces derniers temps à
+l'Autriche par le cabinet anglais, et de «l'encouragement donné par
+ses organes officiels à la méfiance des gouvernements italiens[433]».
+L'irritation contre le chef du _Foreign office_ est alors extrême
+à la cour de Vienne. M. de Metternich écrit, le 17 février, à M.
+de Ficquelmont: «Je vous envoie ci-joint quelques pièces qui vous
+montreront jusqu'où vont les inepties enragées de lord Palmerston.
+Si vous comprenez cet homme, vous êtes plus avancé que moi[434].»
+Quelques jours plus tard, le 23 février, dans une lettre à son
+ambassadeur à Londres, il montre lord Palmerston «à la tête de tous
+les mouvements qui tendent à bouleverser l'Europe», et allumant
+l'incendie en Espagne, en Grèce, en Suisse et en Italie[435].
+
+[Note 431: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 589.]
+
+[Note 432: Lettre de M. de Metternich à M. de Ficquelmont, en date du
+10 février 1848. (_Mémoires de M. de Metternich,_ t. VII, p. 564.)
+Lettres du comte de Flahault à M. Guizot, du 1er février 1848; du
+marquis de Dalmatie au même, du 18 février; de M. Désages au comte de
+Jarnac, du 14 février. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 433: Dépêche de lord Palmerston à lord Ponsonby, en date du 11
+février 1848, et dépêche de M. de Metternich au comte Dietrichstein,
+ambassadeur d'Autriche à Londres, en date du 27 février 1848.
+(_Parliamentary papers._)]
+
+[Note 434: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 589.]
+
+[Note 435: Cité dans les Mémoires de Bernard de Meyer, le chef des
+catholiques lucernois. (Cf. _Revue générale_ de Bruxelles, octobre
+1881.)]
+
+En même temps qu'il se plaint de lord Palmerston, M. de Metternich
+se loue, de plus en plus, de M. Guizot. Malgré quelques griefs de
+détail, il déclare que «les dispositions personnelles de ce ministre
+sont aussi bonnes qu'elles peuvent l'être sous, l'influence de sa
+position[436]»; que «le cabinet français marche aussi bien qu'il peut
+aller[437]»; qu'il a «une bonne attitude en Italie[438]». L'appui
+qu'il trouve maintenant à Berlin et à Saint-Pétersbourg ne lui fait
+pas attacher moins de prix à notre concours. Il demeure convaincu
+de l'impossibilité de rien tenter d'efficace sans la France, et,
+par suite, comprend la nécessité de se placer sur le terrain où
+il peut la rencontrer. Aussi continue-t-il à demander ce qu'on
+pense et ce qu'on veut à Paris, afin de régler là-dessus sa propre
+conduite[439]. En réalité, dans l'affaire d'Italie, comme dans celle
+de Suisse, il est toujours résigné à marcher derrière la France.
+Mêmes sentiments en Prusse. Notre crédit est, depuis quelques mois,
+singulièrement grandi à la cour de Frédéric-Guillaume. Le marquis
+de Dalmatie écrit de Berlin, le 19 février 1848, à M. Guizot: «La
+confiance dans le gouvernement du roi Louis-Philippe est absolue.
+On l'exprime ici de toutes les façons. À mon retour, on me l'a dit
+en termes plus énergiques et, j'ai dû le reconnaître, plus sincères
+que jamais[440].» Peu importe, dès lors, ce que la dépêche, citée
+tout à l'heure, du comte Nesselrode au baron Brunnow, trahit de
+malveillance persistante à notre égard dans le gouvernement russe:
+cette malveillance est impuissante; du reste, comme on l'a vu par
+cette même dépêche, ce n'est pas à Saint-Pétersbourg qu'on a le
+sentiment le moins vif de la grande position que la France s'est
+faite en Europe. En somme, M. de Barante peut, dans une lettre
+intime, écrite le 31 janvier 1848, caractériser ainsi la situation
+respective du cabinet de Paris et des autres cours: «Sans l'agitation
+où les radicaux tiennent les esprits, le rôle de la France paraîtrait
+ce qu'il est réellement, et l'on remarquerait que ces puissances du
+continent, auparavant menaçantes, toujours prêtes à s'unir avec
+l'Angleterre contre nous, implorent maintenant notre aide, n'osent
+pas intervenir et se tiennent sur la défensive, heureuses de se
+concerter avec nous[441].»
+
+[Note 436: Dépêche à M. de Ficquelmont, en date du 10 février 1848.
+(_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 563.)]
+
+[Note 437: Dépêche au même, en date du 19 février 1848. (_Mémoires de
+M. de Metternich_, t. VII, p. 567.)]
+
+[Note 438: Lettre particulière du comte de Flahault à M. Guizot, en
+date du 24 février 1848. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 439: Dépêche de M. de Metternich au comte Apponyi, en date du 6
+février 1848. (_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 563.)]
+
+[Note 440: _Documents inédits._]
+
+[Note 441: _Documents inédits._]
+
+Le gouvernement du roi Louis-Philippe en était là de sa campagne
+diplomatique, quand soudainement il sombra dans la tourmente du
+24 février. Quelle eût été, sans cela, l'issue de cette campagne?
+En présence d'une crise qui devenait, en Italie, chaque jour plus
+aiguë, aurait-il pu longtemps encore empêcher les révolutions et
+la guerre? Et, si celles-ci avaient fini par éclater malgré lui,
+aurait-il trouvé là l'occasion d'une sorte d'arbitrage suprême qui
+lui eût définitivement donné le premier rôle en Europe, ou bien son
+«juste milieu» se fût-il débattu, impuissant entre les deux parties,
+et eût-il été réduit, soit à se laisser annuler, soit à se mettre à
+la remorque de l'une ou de l'autre? C'était le secret d'événements
+qui n'ont pas eu le temps de se produire. Quoi qu'il en soit, le
+dessein de cette politique était honnête, raisonnable et conforme aux
+intérêts français. À travers beaucoup d'obstacles, le gouvernement
+y était demeuré imperturbablement fidèle; les difficultés, en effet
+très graves, rencontrées par lui, étaient imputables, non à ses
+propres fautes, mais à celles que d'autres avaient commises malgré
+lui. Enfin, si embrouillées que fussent les choses en Italie, à la
+fin de février, nous y avions du moins sauvegardé l'essentiel: les
+divers gouvernements, quoique entraînés et affaiblis, étaient tous
+debout; l'Autriche, bien que menacée, n'avait pas été matériellement
+attaquée et s'était abstenue de son côté de prendre l'offensive.
+Faut-il ajouter que, si l'on est embarrassé pour préciser quel
+bien la monarchie de Juillet, en subsistant, eût pu faire dans la
+Péninsule, on ne l'est pas pour mesurer le mal qui, sur ce théâtre,
+devait résulter de sa chute? L'Italie, prise de vertige et n'étant
+plus retenue par personne, va se précipiter tête baissée dans tous
+les périls dont la diplomatie du roi Louis-Philippe a cherché à la
+préserver: elle va entreprendre contre les Autrichiens une guerre où
+elle sera fatalement écrasée, et son mouvement réformateur se perdra
+en un désordre révolutionnaire qui la conduira au meurtre de Rossi, à
+la fuite de Pie IX et à la république romaine.
+
+ * * * * *
+
+J'ai suivi ainsi, l'une après l'autre, chacune des grandes
+entreprises qui ont occupé la diplomatie de la monarchie de
+Juillet, dans la dernière période de son existence. Sauf en 1831
+ou en 1840, jamais cette diplomatie n'avait été plus agissante et
+appliquée à de plus graves objets. M. Guizot, qui s'y donnait tout
+entier, parfois un peu au détriment de la politique intérieure, y
+avait acquis une rare maîtrise. On a pu en juger par les lettres
+particulières dans lesquelles il traitait presque toutes les affaires
+et dont je me félicite d'avoir pu donner de nombreux extraits.
+On ne saurait dire moins de bien de celles de ses correspondants
+quand ils s'appelaient Broglie ou Rossi. C'est un ensemble de
+littérature diplomatique vraiment incomparable. Malheureusement, en
+racontant ces diverses négociations, l'historien est, chaque fois,
+obligé de s'arrêter court devant l'abîme soudainement creusé par
+la révolution du 24 février. Je ne me dissimule pas--car je l'ai
+éprouvé pour mon compte--ce que cette interruption a de pénible et
+d'irritant. On dirait d'un spectacle qu'un accident ferait cesser
+brusquement au moment le plus critique du drame, et où, en place
+du dénouement curieusement attendu, on n'aurait plus sous les yeux
+que des acteurs qui s'enfuient et une scène qui s'effondre. Et
+cependant, tout incomplète et mutilée que dût être forcément cette
+histoire, elle était trop importante par les questions soulevées,
+et surtout trop caractéristique de la direction nouvelle suivie par
+le gouvernement du roi Louis-Philippe, de la position acquise par
+lui au dehors, pour ne pas être exposée avec détail. L'impression
+générale et dernière qui s'en dégage me paraît fort honorable pour
+ce gouvernement. Nous venons de le voir, en Europe, jouissant
+d'un crédit, occupant une place, exerçant une action qu'on ne lui
+avait pas encore connus. Tandis que l'Angleterre était isolée et
+discréditée par ses compromissions révolutionnaires, que les petits
+États constitutionnels étaient naturellement amenés à faire partie
+de notre clientèle, que les vieilles monarchies, désorientées par
+le changement de l'esprit public, prenaient confiance dans notre
+modération et sentaient le besoin de notre appui, la France, devenue
+ouvertement, résolument conservatrice, sans cesser d'être sagement
+libérale, se trouvait exercer une sorte d'arbitrage, imposer sa
+politique aux autres cours du continent, et avoir la direction des
+grandes affaires pendantes. Cela seul, et quelle qu'eût pu être
+plus tard l'issue de chacune de ces affaires, était un résultat
+considérable. Pour en mesurer l'importance, il suffit de se rappeler
+combien longtemps la monarchie de Juillet avait vécu sous la menace
+constante d'une nouvelle coalition des puissances continentales,
+condamnée à une prudence qui lui interdisait les grandes initiatives,
+et fatalement rivée à l'alliance anglaise, alliance excellente en
+soi, mais incommode et coûteuse du moment qu'elle était forcée.
+Maintenant, elle a définitivement dissous la coalition; elle a
+retrouvé le libre choix de ses alliances, et son appui, on pourrait
+dire sa protection, est recherchée par ceux qui la traitaient en
+suspecte. En un mot, à la veille du 24 février, elle est parvenue
+à effacer le tort que lui avait fait, en Europe, la révolution de
+1830; elle a reconquis la faculté de faire au dehors de la grande
+politique.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+LE DUC D'AUMALE GOUVERNEUR DE L'ALGÉRIE.
+
+(1847-1848)
+
+ I. Le duc d'Aumale et le maréchal Bugeaud. Attaques contre la
+ nomination du prince au gouvernement de l'Algérie. Ses rapports
+ avec Changarnier, La Moricière et Bedeau. Ce qu'il fait pour
+ l'administration civile de l'Algérie et pour le gouvernement
+ des indigènes.--II. Les hostilités éclatent entre l'empereur du
+ Maroc et Abd el-Kader. L'émir, vaincu, engage les siens à se
+ soumettre à la France. Après avoir essayé de gagner le désert,
+ il prend le parti de se rendre à La Moricière. Conditions de
+ la reddition. Le duc d'Aumale les approuve. Ses entrevues avec
+ l'émir. Hommage rendu par le duc d'Aumale au maréchal Bugeaud.
+ L'engagement pris envers Abd el-Kader est critiqué en France.
+ Attitude du gouvernement en présence de cet engagement. Il
+ se décide à le ratifier, sauf à obtenir certaines garanties
+ nécessaires à la sécurité de la colonie. Grand effet produit en
+ Algérie par la reddition d'Abd el-Kader. Projets du duc d'Aumale.
+
+
+I
+
+Quand le maréchal Bugeaud avait quitté l'Algérie, le 5 juin 1847, en
+annonçant hautement sa démission[442], le gouvernement était décidé
+à lui donner le duc d'Aumale pour successeur[443]. Ne voulant pas,
+cependant, par ménagement pour le maréchal, paraître trop pressé de
+le remplacer, il se borna d'abord à confier l'intérim au général
+Bedeau. Ce fut seulement trois mois après, le 11 septembre, que
+le _Moniteur_ publia la nomination du prince. Quelques semaines
+auparavant, le 3 août, celui-ci avait écrit au maréchal Bugeaud:
+«J'ai longtemps espéré que vous consentiriez à reprendre le
+gouvernement général. Si tout espoir doit être perdu à cet égard,
+si aucune autre combinaison ne paraît acceptable au gouvernement
+du Roi, je ne refuserai pas une position éminente où je puis
+servir activement mon pays. Je ne me fais aucune illusion sur les
+obstacles qui hérissent la question, sur les attaques dont je serai
+l'objet, sur les déceptions qui m'attendent; mais j'apporterai à
+l'accomplissement de mes devoirs une entière abnégation personnelle
+et un dévouement de tous les instants. Je conserverai précieusement
+le souvenir de tout ce que je vous ai vu faire d'utile et de grand
+sur cette terre d'Afrique, et je ferai tous mes efforts pour suivre
+vos traces et y continuer votre oeuvre.» Le maréchal avait répondu:
+«Vous avez mesuré les difficultés, vous avez prévu la critique et
+même la calomnie, et cependant vous bravez tout cela pour servir la
+France et obéir à votre père... Vous voulez, dites-vous, marcher sur
+mes traces; moi, je veux que vous les élargissiez, et je serai bien
+heureux si vous faites mieux que moi; je ne serai pas le dernier à le
+proclamer.»
+
+[Note 442: Sur les dernières années du gouvernement du maréchal
+Bugeaud et sur les causes de sa retraite, voir plus haut, t. VI, ch.
+VII.]
+
+[Note 443: Sur l'origine de cette résolution, voir t. VI, p. 371 et
+425.]
+
+Le duc d'Aumale était nommé gouverneur général au même titre et
+avec les mêmes attributions que son prédécesseur. Un moment,
+Louis-Philippe avait songé à faire de lui un vice-roi; il y avait
+aussitôt renoncé, pour ne pas fournir un prétexte aux attaques de
+l'opposition. Ces attaques se produisirent quand même. Dans une
+nomination si hautement justifiée par le passé et par les qualités du
+prince, comme par les traditions de toutes les monarchies, même des
+plus parlementaires, les journaux de gauche affectèrent de voir un
+acte de courtisanerie de la part du cabinet et une preuve nouvelle
+du dessein attribué à la couronne d'absorber tous les pouvoirs et
+d'annihiler l'autorité ministérielle. Comme presque toujours, ces
+journaux se trouvaient faire campagne avec les organes de lord
+Palmerston. Ceux-ci accueillirent avec de singuliers emportements
+une mesure qui avait, à leurs yeux, le tort de manifester notre
+résolution de nous installer définitivement en Algérie; ils virent là
+une sorte de provocation à l'adresse de l'Angleterre, et déclarèrent
+que l'ambition de Louis XIV et de Napoléon ne leur avait jamais rien
+fait faire de plus exorbitant. Ainsi attaquée, la nomination du
+prince aurait dû être défendue par tous les patriotes: nos opposants
+ne parurent pas s'en douter.
+
+Débarqué à Alger, le 5 octobre, le duc d'Aumale fut reçu avec
+enthousiasme. Dans son ordre du jour aux troupes, il rappela
+qu'il avait été «appelé déjà cinq fois à l'honneur de servir dans
+leurs rangs», et il rendit hommage à «l'illustre chef» auquel
+il succédait et «sous les ordres duquel il aurait tant aimé à
+se retrouver encore». Il avait eu soin de s'assurer le concours
+des plus célèbres «Africains». Il gardait La Moricière à Oran et
+Bedeau à Constantine. Il obtenait de Cavaignac, sur le point de
+rentrer en France, qu'il demeurât à Tlemcen, où on lui organisait
+un commandement divisionnaire. Enfin, il ramenait dans la colonie
+le général Changarnier, auquel il donnait la division d'Alger. On
+sait à la suite de quelles querelles cet officier de haut mérite,
+mais de caractère difficile, avait quitté l'Afrique en 1843[444];
+le ressentiment qu'il en gardait lui avait fait rejeter, à deux
+reprises, en 1845 et en 1846, l'offre de revenir sous les ordres du
+maréchal Bugeaud; il avait posé sans succès, aux élections de 1846,
+une candidature d'opposition; il se morfondait donc, depuis quatre
+ans, dans une inaction aussi douloureuse pour lui que fâcheuse pour
+le pays, quand le duc d'Aumale lui proposa un commandement, accepté
+tout de suite avec reconnaissance. Ce n'était pas le moindre avantage
+du nouveau gouverneur général que d'être, par sa situation, étranger
+et supérieur aux rivalités jalouses qui divisaient trop souvent
+nos généraux et qui, sans lui, eussent rendu impossibles certaines
+collaborations. Sa suprématie était facilement acceptée de tous. Il
+l'exerçait d'ailleurs avec un tact rare, sachant allier l'autorité
+qui appartenait à son rang avec la modestie qui convenait à son âge,
+maniant les caractères les plus ombrageux avec une adresse aimable à
+laquelle le souvenir des rudesses de son prédécesseur donnait encore
+plus de prix, et justifiant chaque jour davantage son élévation par
+les qualités dont il faisait preuve. À peine débarqué à Alger, il
+eut, pendant huit jours de suite, avec La Moricière, Changarnier et
+Bedeau, des conférences où furent examinées toutes les questions
+militaires et administratives, intéressant l'avenir de la colonie.
+Les trois généraux en sortirent pleins de confiance dans la haute
+capacité de leur jeune chef et charmés de sa bonne grâce. Le prince
+savait du reste gagner l'estime et l'affection des officiers de
+tous rangs, attentif à faire récompenser le mérite partout où il le
+découvrait, sans préoccupation de coterie ou de politique, et usant à
+l'égard de tous d'un esprit de justice et d'impartialité à laquelle
+un républicain, le colonel Charras, devait rendre plus tard, du haut
+de la tribune, un hommage reconnaissant.
+
+[Note 444: Voir plus haut, t. V, ch. V, § XIII.]
+
+Ce n'était pas de conquête qu'avait le plus à s'occuper le duc
+d'Aumale: sur ce point, le principal avait été fait et bien fait par
+le maréchal Bugeaud; c'était d'administration et de colonisation.
+Le sentiment général était que cette partie de l'oeuvre africaine
+avait été jusqu'alors trop négligée, et qu'il était urgent de
+s'y appliquer. Cela avait été dit par plusieurs orateurs, avec
+l'assentiment visible de la Chambre, dans la discussion des crédits
+de l'Algérie, en juin 1847; M. Guizot, tout en essayant de répondre
+à ces critiques et de justifier le passé, avait promis de donner
+désormais toute son attention à ces problèmes, et, pour assurer
+l'exécution de cet engagement, on avait ajouté à la loi des crédits
+un article portant qu'il serait rendu compte, dans la session de
+1848, de l'organisation de l'administration civile en Algérie. Le
+ministre était, du reste, résolu à tenir sa promesse: il écrivait
+au duc de Broglie, le 8 juillet 1847: «Je m'occupe sérieusement de
+l'Algérie. C'est une de ces affaires qui doivent nécessairement avoir
+fait un pas d'ici à la prochaine session.»
+
+À ce point de vue encore, le duc d'Aumale était bien l'homme de la
+situation; grâce à sa qualité de prince qui dominait chez lui celle
+de général, il pouvait donner à son gouvernement un caractère
+moins exclusivement militaire, sans cependant tomber dans un régime
+purement civil qui eût compromis notre autorité sur les Arabes. Il
+avait déjà prouvé, pendant son trop court passage à la tête de la
+province de Constantine, l'importance qu'il attachait aux questions
+d'administration, et il n'y avait pas moins bien réussi que dans les
+choses de la guerre. Ses trois principaux lieutenants étaient tout
+disposés à le seconder dans cette tâche. La Moricière se piquait,
+depuis longtemps, d'idées libérales et avait à ce sujet rompu plus
+d'une lance avec Bugeaud; tout heureux de se voir désormais mieux
+compris, il envoyait force plans au nouveau gouverneur, qui les
+recevait volontiers, tout en se réservant de décider par lui-même.
+Le général Bedeau était frappé des défauts de l'administration
+civile et du tort ainsi fait «à la colonisation et aux intérêts
+européens en Afrique». «Cette administration, disait-il, telle
+qu'on l'a constituée, est indubitablement le principal obstacle au
+progrès des affaires; dans l'état actuel, il y a abus d'attributions,
+multiplicité inutile de hiérarchie et de centralisation, emploi
+beaucoup trop nombreux de personnel, et, malgré cela, lenteur extrême
+d'expédition.» Enfin, le général Changarnier, lui aussi, tenait à
+ce qu'on ne le classât pas parmi ceux pour lesquels «il n'y avait
+pas dans la vie autre chose que des fusils et des soldats»; il
+reconnaissait que «désormais la grande affaire était la colonisation».
+
+Avant même de débarquer en Algérie, le nouveau gouverneur s'y fit
+précéder par deux ordonnances royales, destinées à donner, sur
+deux points importants, satisfaction aux voeux de l'opinion. La
+première, datée du 1er septembre 1847, réorganisait complètement
+l'administration civile de l'Algérie, de façon à lui donner plus de
+simplicité, de promptitude, d'unité et, par suite, d'efficacité: aux
+trois grandes directions rivales qui, à Alger, s'entravaient l'une
+l'autre, on substituait une seule direction générale des affaires
+civiles, flanquée d'un conseil supérieur, et ne relevant que du
+gouverneur général, qui, de son côté, correspondait avec le ministre
+de la guerre; dans chacune des trois provinces, l'administration
+était également concentrée aux mains d'un directeur des affaires
+civiles, sorte de préfet, préparant le travail du commandant de la
+province pour tout ce qui concernait les affaires administratives,
+même en territoire militaire, et assisté d'un conseil qui
+avait quelque ressemblance avec nos conseils de préfecture; la
+centralisation était notablement diminuée, et la décision de beaucoup
+d'affaires se trouvait reportée soit de Paris à Alger, soit d'Alger
+au chef-lieu de la province. La seconde ordonnance, datée du 28
+septembre, fondait le régime municipal en Algérie. Dans le rapport
+fait au nom de la commission des crédits, M. de Tocqueville avait
+insisté sur la nécessité de cette réforme. Le duc d'Aumale en avait
+préparé les bases avec le général de La Moricière; puis, M. Vivien,
+fort habile rédacteur en ces matières, lui avait donné sa forme
+définitive. C'étaient à peu près l'organisation et les attributions
+des municipalités françaises, sauf qu'on n'avait pas jugé possible
+d'introduire, dès le début, le principe électif. Cette mesure,
+l'une des plus fécondes que l'on pût prendre, fut accueillie avec
+grande satisfaction en Algérie. Elle devait survivre, au moins dans
+ses principales dispositions, à beaucoup de transformations et de
+bouleversements. En 1873, un député algérien, d'opinion avancée,
+disait à M. le duc d'Aumale que, de toutes les institutions du passé,
+l'ordonnance du 28 septembre 1847 était restée la plus chère aux
+Français d'Afrique.
+
+Pendant les quelques mois de son gouvernement, le prince résolut ou
+aborda beaucoup d'autres questions: réorganisation des tribunaux
+de commerce avec élection de leurs magistrats; création d'un
+comptoir de la Banque de France à Alger; développement des voies
+de communication; fixation définitive des plans du port d'Alger
+et activité imprimée aux travaux; construction de postes et de
+batteries pour la défense des côtes, etc... Soucieux de développer
+la colonisation, le gouverneur faisait étudier dans chaque province
+la détermination des zones où les Européens pourraient s'établir; il
+cherchait à simplifier la procédure des concessions et des mises en
+possession. Il assurait aux colons un débouché pour leurs récoltes,
+en interdisant à l'intendance d'acheter au dehors, comme elle l'avait
+fait souvent, la subsistance des troupes. Il pensait surtout que le
+meilleur moyen de seconder cette colonisation et de lui procurer
+les terrains nécessaires, était de débrouiller les questions fort
+obscures ayant trait à l'assiette de la propriété arabe et d'arriver,
+sans violence, sans spoliation, au cantonnement graduel des tribus;
+des études étaient faites dans ce sens. La sollicitude que le
+prince témoignait à la population civile ne lui faisait pourtant
+pas négliger les Arabes. Sa politique à leur égard était équitable,
+bienveillante, respectueuse des droits acquis et des moeurs, mais
+elle tendait à les fixer au sol, à affaiblir parmi eux la grande
+féodalité, trop souvent tyrannique pour les populations et hostile à
+la France. Tout en maintenant l'excellente institution des bureaux
+arabes, il soumettait les indigènes, en matière criminelle, à la
+juridiction des tribunaux français. Comme bienvenue, il leur apporta
+une amnistie qui rendit la liberté à beaucoup de prisonniers détenus
+en France. Plusieurs tribus émigrées furent rapatriées et installées
+sur des territoires désignés à cet effet. Un projet fut préparé,
+de concert avec La Moricière, pour l'organisation de l'instruction
+publique musulmane. Le duc d'Aumale apportait ainsi, dans tous les
+ordres de questions, une activité intelligente qui ne pouvait sans
+doute se flatter de résoudre instantanément tous les problèmes,
+mais dont on devait, avec le temps, recueillir les fruits. «Amis
+et ennemis, lui écrivait M. Guizot, sont unanimes à reconnaître
+l'heureuse impulsion que vous avez donnée à toutes choses.»
+
+
+II
+
+Si occupé qu'il fût des affaires administratives, le duc d'Aumale
+ne pouvait perdre de vue Abd el-Kader, réfugié avec sa deïra, dans
+le Maroc, à peu de distance de notre territoire[445]. La prise
+d'armes de 1845 nous avait appris tout ce qu'on pouvait craindre de
+cet indomptable ennemi. Si dénué qu'il fût, tant qu'il demeurait
+libre, une menace planait sur la colonie. Le gouverneur faisait donc
+surveiller la frontière, tandis que notre diplomatie agissait sur
+l'empereur Abd er-Raman. Celui-ci commençait à comprendre que l'émir
+était plus menaçant encore pour lui que pour la France, et qu'il
+travaillait à se créer un État indépendant aux dépens du Maroc. Les
+Kabyles du Rif, voisins de la deïra, s'étant plaints à Fez d'avoir
+été razziés par Abd el-Kader, l'empereur envoya au caïd de cette
+région un renfort de cavaliers et l'ordre de s'emparer de l'émir.
+Celui-ci répondit en surprenant de nuit le camp des Marocains et en
+tuant le caïd. Ce coup d'audace irrita fort Abd er-Raman. «Tout ce
+que tu nous as prédit est arrivé, mandait-il à notre consul général;
+tu connaissais mieux que nous les ruses diaboliques d'Abd el-Kader;
+il ne lui reste plus que la vengeance céleste à attendre, et c'est
+à nous de faire disparaître de ce monde la trace même de ses pas.»
+Les marabouts qui cherchèrent à s'interposer en faveur de l'émir
+furent fort mal reçus du sultan. «Ce n'est point un vrai musulman,
+disait ce dernier, celui qui, après avoir demandé l'hospitalité,
+cherche à trahir son hôte!... C'est un rebelle qui trace une ligne
+de feu et de sang partout où il passe. Je ne veux rien entendre de
+lui... L'un de nous deux doit commander dans l'empire, et Dieu va
+décider entre nous.» Vers cette même époque, en septembre 1847, une
+partie de la tribu algérienne des Beni-Amer, émigrée récemment dans
+l'intérieur du Maroc, ayant voulu rejoindre la deïra, l'empereur la
+fit poursuivre et impitoyablement massacrer. Abd el-Kader, venu à sa
+rencontre, ne put qu'être témoin de cette extermination et s'échappa
+lui-même avec peine. Commençant un peu tard à se rendre compte qu'il
+avait trop bravé le souverain du Maroc, il essaya de l'apaiser et
+d'entrer en négociation. Ce fut sans succès. Son envoyé fut retenu
+prisonnier. L'armée destinée à le combattre grossissait chaque
+jour; le fils de l'empereur venait en prendre le commandement, et,
+au commencement de décembre, elle comptait, dit-on, près de vingt
+mille cavaliers, auxquels devaient s'ajouter un nombre à peu près
+égal de Kabyles du Rif. Enfin,--et ce n'était pas le coup le moins
+redoutable,--l'émir était solennellement frappé par le sultan d'une
+sorte d'excommunication religieuse.
+
+[Note 445: Pour le récit qui va suivre, je me suis servi
+principalement des _Souvenirs_ toujours si exacts du général DE
+MARTIMPREY, et du remarquable ouvrage de M. Camille ROUSSET sur la
+_Conquête de l'Algérie_. J'ai aussi consulté la _Vie du général de La
+Moricière_, par M. KELLER.]
+
+Cette crise nous intéressait trop pour échapper à la vigilance du duc
+d'Aumale et de ses lieutenants. Ils eurent d'abord quelque peine à
+croire à l'énergie d'Abd er-Raman; mais quand ils le virent se mettre
+sérieusement en mouvement, ils prirent de leur côté les précautions
+nécessaires. La Moricière, vers la fin de novembre, se rapprocha de
+la frontière avec un corps de cinq à six mille hommes, et s'y tint
+sur le qui-vive, prêt à marcher à la première alerte.
+
+La situation d'Abd el-Kader devenait singulièrement critique. Aux
+quarante mille hommes rassemblés pour l'attaquer, il n'a à opposer
+qu'une poignée de combattants. Ses réguliers, vétérans de toutes ses
+guerres, sont à peine mille à douze cents, admirables, il est vrai,
+de bravoure et de dévouement. Les cinq à six cents tentes de sa
+deïra contiennent surtout des femmes, des enfants, des vieillards,
+des esclaves; il peut cependant en tirer encore mille à quinze cents
+combattants de moindre valeur. Il n'a guère plus de huit jours de
+vivres. Malgré tout, jamais si hardi que dans les cas désespérés,
+il décide de prendre l'offensive. Ses ennemis, d'ailleurs, en dépit
+de leur immense supériorité, semblent hésiter à l'aborder, comme
+des chiens poltrons autour d'un redoutable sanglier. Son plan est
+de surprendre de nuit les camps marocains qui, au nombre de quatre,
+occupent les hauteurs, de courir droit à la tente du fils de
+l'empereur et de s'emparer de sa personne; une fois en possession
+d'un tel otage, il pourra traiter avantageusement. L'attaque a lieu
+dans la nuit du 10 au 11 décembre. Mais le secret en a été livré
+aux Marocains, qui sont sur leurs gardes. Les assaillants trouvent
+le premier camp désert. Ils se jettent sur le second; le fils de
+l'empereur n'y est pas. Bientôt le jour commence à paraître. Épuisés,
+accablés par le nombre, décimés par le feu de l'ennemi, les réguliers
+sont obligés de battre en retraite, en laissant sur le terrain la
+moitié de leur effectif. Cet insuccès ne laisse plus aucun espoir à
+Abd el-Kader. Acculé à la mer et à la Moulouïa, petite rivière au
+delà de laquelle est la frontière algérienne, serré de plus en plus
+près par la masse des Marocains, voyant les défections se produire
+dans ses rangs et jusque parmi ses frères, il n'a plus d'autre
+ressource, pour sauver du massacre la deïra où il a des êtres très
+chers, sa mère, sa femme, ses enfants, que de la faire passer sur le
+territoire français. Dans la nuit du 20 au 21 décembre, commence la
+traversée du gué de la Moulouïa. Au lever du soleil, les Marocains
+paraissent sur les hauteurs: il faut livrer un dernier combat pour
+couvrir la retraite de la deïra. Les réguliers se dévouent. Abd
+el-Kader est au milieu d'eux, la tête, la poitrine et les pieds nus,
+brave entre les plus braves, cherchant la mort sans la trouver;
+ses vêtements sont criblés de balles, et il a trois chevaux tués
+sous lui. À la fin de la journée, un tiers de ses combattants a
+succombé, mais le but est atteint; la deïra touche le sol algérien.
+L'émir conseille alors à ses soldats de se disperser et d'aller
+faire leur soumission aux Français. Les survivants des réguliers, en
+haillons, noirs de poudre, exténués, décharnés, la plupart criblés
+de blessures, mais d'allure encore superbe, se dirigent les uns
+vers la ville de Nemours, les autres vers le camp de La Moricière.
+Abd el-Kader ne les suit pas. Accompagné de quelques cavaliers, il
+s'éloigne vers le sud. Espère-t-il gagner le désert et y tenter
+encore une fois la fortune? Ou bien n'est-ce pas plutôt le souvenir
+des prisonniers français odieusement massacrés par son ordre, presque
+au même endroit où il vient de livrer son dernier combat, qui pèse
+sur lui et le fait hésiter à se fier à la générosité française?
+
+De la frontière strictement gardée, La Moricière suit tous ces
+événements. L'important est de mettre la main sur Abd el-Kader. Avec
+son coup d'oeil habituel et sa connaissance des lieux, le général
+devine que l'émir devra passer par le col de Kerbous, voisin de la
+frontière. Sans perdre une minute, il y envoie un détachement de
+spahis, et lui-même se met en route, au milieu de la nuit, avec le
+gros de ses troupes. Il a vu juste. Au bout de peu de temps, on
+entend quelques coups de feu: c'est Abd el-Kader qui essaye de forcer
+le passage. Le trouvant gardé, il se décide enfin à suivre le parti
+que sa mère et sa femme l'ont supplié de prendre, et à se livrer aux
+Français. Ne pouvant écrire à cause de la nuit noire et du mauvais
+temps, il envoie à La Moricière l'empreinte de son cachet sur un
+papier tout mouillé par la pluie. Le général lui fait porter, avec
+la promesse de L'_aman_, son propre sabre comme gage de sa parole.
+Le jour venu, l'émir écrit à La Moricière: «...J'ai reçu le cachet
+et le sabre que tu m'as fait remettre comme signe que tu avais reçu
+le blanc-seing que je t'avais envoyé... Cette réponse de ta part
+m'a causé de la joie et du contentement. Cependant, je désire que
+tu m'envoies une parole française qui ne puisse être ni diminuée ni
+changée, et qui me garantira que vous me ferez transporter, soit à
+Alexandrie, soit à Akka (Saint-Jean d'Acre), mais pas autre part.
+Veuille m'écrire à ce sujet d'une façon positive...» Le général
+estime qu'avant tout il ne faut pas laisser échapper l'occasion,
+vainement cherchée pendant tant d'années, de délivrer notre colonie
+de son plus redoutable ennemi; il a trop l'expérience du pays et de
+l'homme pour être sûr de s'emparer de ce dernier s'il veut gagner
+le désert; aussi n'hésite-t-il pas à prendre sur lui d'accepter les
+conditions de l'émir. «J'ai reçu ta lettre, lui répond-il, et je l'ai
+comprise. J'ai l'ordre du fils de notre Roi de t'accorder l'_aman_
+que tu m'as demandé et de t'accorder le passage de Djemnia-Ghazaouet
+à Alexandrie ou à Akka; on ne te conduira pas autre part. Viens,
+comme il te conviendra, soit de jour, soit de nuit. Ne doute pas de
+cette parole: elle est positive. Notre souverain sera généreux envers
+toi et les tiens...»
+
+Le lendemain,--c'était le 23 décembre,--Abd el-Kader vient se livrer
+aux Français, sur le plateau même de Sidi-Brahim où, deux ans
+auparavant, il a exterminé la petite troupe du colonel de Montagnac:
+le marabout est là avec ses murs encore tachés de sang, et les
+ossements jonchent le sol. L'émir croyait rencontrer La Moricière;
+mais celui-ci étant occupé ailleurs à pourvoir au sort des nombreux
+fugitifs, il est reçu par le colonel de Montauban. Après avoir salué
+gravement la cavalerie française, il pousse jusqu'à Nemours, où il
+rejoint enfin La Moricière; celui-ci y arrivait sans autre escorte
+que quelques-uns des réguliers qui s'étaient rendus à lui la veille.
+Abd el-Kader remet son yatagan au général, «le seul homme, dit-il,
+entre les mains duquel il a pu se résoudre à consommer le sacrifice
+suprême de son abdication».
+
+Quelques heures auparavant, dans cette même petite ville de Nemours,
+débarquait le duc d'Aumale qui était parti d'Alger le 18 décembre,
+sur les pressantes instances de La Moricière, mais qui avait été
+retardé par le mauvais état de la mer. Le commandant de la province
+d'Oran lui rend aussitôt compte de tout ce qu'il a fait. Après
+quelques instants de réflexion, le prince donne son approbation
+entière, et déclare au général, qui l'en remercie avec émotion,
+qu'il ratifie les engagements pris et en assume la responsabilité.
+Le soir, Abd el-Kader, conduit par La Moricière, vient rendre
+visite au gouverneur. «Tu devais, depuis longtemps, désirer ce
+qui arrive aujourd'hui, lui dit-il; l'événement s'est accompli à
+l'heure que Dieu avait marquée.» Le prince confirme alors à l'émir
+la promesse qui lui a été faite de le conduire à Saint-Jean d'Acre
+ou à Alexandrie; toutefois il ajoute: «Il sera ainsi fait, s'il
+plaît à Dieu; mais il faut l'approbation du Roi et des ministres,
+qui seuls peuvent décider sur l'exécution de ce qui est convenu
+entre nous trois; quant à moi, je ne puis que rendre compte de ce
+qui s'est passé, et t'envoyer en France pour y attendre les ordres
+du Roi.»--«Que la volonté de Dieu soit faite, répond l'émir; je me
+confie à toi.» Le prince prévient en outre Abd el-Kader, qui paraît
+le comprendre, qu'on ne pourra pas l'envoyer tout de suite en Orient,
+et que le gouvernement devra préalablement se concerter avec la
+Porte. La conversation se prolonge pendant quelques instants: on
+parle du passé, particulièrement de la prise de la Smala. À la fin
+de la visite, le duc d'Aumale rappelle à l'émir, qui eût bien voulu
+l'oublier, qu'il doit lui amener un cheval en signe de soumission. En
+rentrant dans sa tente, Abd el-Kader, jusque-là si stoïque, ne peut
+s'empêcher de pleurer: toute la nuit, il demeure sans sommeil, secoué
+par ses sanglots.
+
+Le lendemain matin, l'âme brisée, mais résignée, l'émir monte la
+dernière jument qui lui reste et qui, comme lui-même, est blessée;
+puis il s'avance, suivi de quelques serviteurs, vers le logement
+du gouverneur. À une certaine distance, il met pied à terre, et,
+conduisant le cheval par la bride, il s'approche du duc d'Aumale qui
+est entouré de son état-major. «Je t'offre ce cheval, lui dit-il,
+le dernier que j'aie monté; c'est un témoignage de ma gratitude,
+et je désire qu'il te porte bonheur.»--«Je l'accepte, répond le
+prince, comme un hommage rendu à la France dont la protection te
+couvrira désormais, et comme signe de l'oubli du passé.» Les nombreux
+indigènes, témoins de cette scène, ne cachent pas leur émotion. Abd
+el-Kader retourne ensuite à pied à sa tente. Dans l'après-midi, il
+s'embarque, avec le gouverneur, sur un bâtiment à vapeur qui le
+conduit à Mers el-Kébir, le port d'Oran. Là, il est transbordé sur
+une frégate qui fait immédiatement route pour Toulon. Pendant ce
+temps, un _Te Deum_ solennel d'actions de grâces était chanté dans
+la principale église d'Oran, en présence du prince, du général de La
+Moricière et de toutes les autorités.
+
+Dans la joie d'un succès qui marquait si heureusement les débuts de
+son gouvernement, le jeune prince eut le bon goût de ne pas oublier
+le vieux guerrier qui, après avoir été si longtemps à la peine, ne
+se trouvait pas être à l'honneur; il écrivit au maréchal Bugeaud:
+«Les événements du Maroc et la vie politique d'Abd el-Kader ont eu
+le dénouement que vous prévoyiez et que je n'osais espérer. Lorsque
+le grand fait s'est accompli, votre nom a été dans tous les coeurs.
+Chacun s'est rappelé avec reconnaissance que c'est vous qui aviez
+mis fin à la lutte, que c'est l'excellente direction que vous aviez
+donnée à la guerre et à toutes les affaires d'Algérie qui a amené
+la ruine morale et matérielle d'Abd el-Kader.» Visiblement touché
+au coeur, le maréchal répondit: «J'étais certain d'avance que vous
+pensiez ce que vous m'écrivez sur la chute d'Abd el-Kader. Vous avez
+l'esprit trop juste pour ne pas apprécier les véritables causes de
+cet événement, et l'âme trop élevée pour ne pas rendre justice à
+chacun. Comme tous les hommes capables de faire les grandes choses,
+vous ne voulez que votre juste part de gloire, et, au besoin,
+vous en céderiez un peu aux autres. Dans cette circonstance, mon
+prince, vous m'avez beaucoup honoré, mais vous vous êtes honoré bien
+davantage.» Sous la même inspiration, le duc d'Aumale envoyait à
+Mme de La Moricière le yatagan que le général, son mari, avait reçu
+d'Abd el-Kader lors de sa soumission, et qu'il avait ensuite remis au
+gouverneur, et il faisait présent au général Changarnier du pistolet
+que l'émir avait laissé à l'arçon de sa selle en amenant le cheval de
+soumission. Le prince tenait évidemment à bien marquer ce qui était
+dû, dans le bonheur présent, aux efforts passés. C'était d'un coeur
+délicat et d'une politique habile.
+
+Il semble qu'un événement aussi heureux, aussi décisif pour l'avenir
+de notre domination algérienne, eût dû causer en France une
+satisfaction sans mélange. Mais il fallait compter avec un esprit
+d'opposition alors trop surexcité pour laisser juger des choses au
+seul point de vue patriotique. C'était ainsi qu'à la veille de la
+révolution de 1830, les libéraux de ce temps, loin d'applaudir à
+la prise d'Alger, avaient vu avec déplaisir un succès qui pouvait
+servir au gouvernement et s'étaient efforcés d'en obscurcir l'éclat.
+Aussitôt la nouvelle de la reddition d'Abd el-Kader arrivée à Paris,
+dans les premiers jours de janvier 1848, les journaux de gauche
+affectèrent d'en réduire la portée et d'y voir un pur hasard dont le
+gouvernement n'était pas fondé à se faire honneur. Cherchant où faire
+porter leur critique, ils s'attaquèrent à l'engagement contracté
+envers l'émir, feignant de croire qu'il eût été facile de s'emparer
+de sa personne sans souscrire aucune condition. Ils s'en prenaient
+moins à La Moricière, chez lequel ils ménageaient un député siégeant
+sur les bancs de l'opposition, qu'au duc d'Aumale. À les entendre, le
+général n'avait pas eu, dans la chaleur et la rapidité de l'action,
+le loisir de beaucoup réfléchir; il appartenait au gouverneur de
+décider avec plus de maturité et de liberté d'esprit. L'approbation
+que ce dernier avait donnée était présentée comme un acte de légèreté
+imputable à sa jeunesse; si elle eût été refusée, les mêmes journaux
+eussent montré là, sans doute, une malveillance jalouse. Cette
+campagne tendait à mettre le ministère en demeure de désavouer le
+prince, ou, s'il s'y refusait, à l'accuser une fois de plus de
+courtisanerie.
+
+Le duc d'Aumale avait prévu ces attaques. Quand, après avoir entendu
+le rapport du général de La Moricière, il s'était décidé à ratifier
+l'engagement pris, le général Cavaignac, présent à l'entretien, lui
+avait dit: «Vous serez attaqués, très vivement attaqués, soyez-en
+sûrs, vous surtout, prince. Plus le succès est grand, plus on
+s'efforcera de l'amoindrir et même de le retourner contre vous.»
+Cette perspective n'avait pas ébranlé un moment le gouverneur dans
+sa résolution de couvrir entièrement son lieutenant. «Eh bien,
+avait-il répondu en riant à Cavaignac, le général de La Moricière est
+député de la gauche, et vous n'êtes pas, je crois, sans avoir encore
+quelques amis dans le parti républicain: à vous deux de parer.» La
+Moricière était sans doute sous l'impression de l'avertissement donné
+par Cavaignac, quand, dans cette même journée du 24 décembre, il
+écrivait à sa femme: «Nous n'étions pas sûrs de prendre l'émir; il
+a proposé de se soumettre, j'ai accepté, le voilà entre nos mains.
+Plus ce résultat est important, plus on va chercher à le diminuer ou
+à le décrier. Ainsi sont les hommes. Attendez-vous donc à m'entendre
+attaqué en cette occasion. Je vous en préviens, pour que vous ne
+vous en étonniez pas.» Du reste, une fois rentré en France, le
+commandant d'Oran profita de sa position de député pour justifier sa
+conduite du haut de la tribune; il expliqua comment Abd el-Kader eût
+pu s'échapper, et à ceux qui disaient qu'il eût mieux valu courir
+cette chance et que l'émir était moins dangereux dans le désert qu'à
+Alexandrie, il ripostait vivement: «Si telle est votre opinion, rien
+n'est plus facile que de le remettre au désert: vous n'avez qu'un mot
+à dire; les chemins sont ouverts, et, si vous lui offrez la liberté,
+votre prisonnier ne la refusera pas.»
+
+Tout en laissant à La Moricière le soin de «parer» les coups de
+l'opposition, le duc d'Aumale ne négligeait pas, de son côté, d'agir
+auprès du gouvernement pour prévenir un désaveu qui eût été bien
+autrement grave que toutes les criailleries de journaux. Dès le
+24 décembre, il adressait à M. Guizot une dépêche où, après avoir
+fait connaître l'engagement pris envers l'émir par La Moricière, il
+exprimait le voeu qu'on n'en fît pas attendre longtemps l'exécution:
+«Sans cette condition, ajoutait-il, il était fort possible qu'un
+homme seul, résolu, entouré d'une poignée de cavaliers fidèles,
+parvînt à nous échapper et à gagner les tribus qui lui sont encore
+dévouées dans le Sud, où il nous eût suscité de grands embarras. Je
+ne pense pas qu'il soit possible de manquer à la parole donnée par
+cet officier général.» Le 1er janvier 1848, le ministre de la guerre
+répondait au duc d'Aumale: «Vous avez ratifié les promesses faites
+par le général de La Moricière, et la volonté du Roi est qu'elles
+soient exécutées. Le cabinet s'occupe des mesures propres à prévenir
+les embarras éventuels qui pourraient naître, dans l'avenir, du
+caractère aventureux et perfide de l'émir.» Cette dernière réserve
+était justifiée: il eût été imprudent de débarquer purement et
+simplement Abd el-Kader dans quelque port du Levant, sans prendre
+aucune mesure pour l'empêcher de travailler de là contre nous ou
+même de revenir nous faire la guerre en Algérie. L'attention du
+gouvernement était d'autant plus en éveil sur ce danger, que l'émir,
+causant avec le colonel Daumas qui était venu le voir à Toulon, avait
+émis la prétention, dont il n'avait pas été question lors de sa
+reddition, d'aller s'établir à la Mecque, loin de toute surveillance
+française et au foyer le plus ardent du fanatisme musulman. Le
+ministère n'admettait l'idée de conduire Abd el-Kader à Alexandrie
+que s'il devait y être en quelque sorte interné et tenu dans
+l'impossibilité de nous nuire.
+
+Tant qu'il se préoccupait seulement d'obtenir ces garanties, le
+gouvernement ne manquait pas aux promesses faites par le duc
+d'Aumale. Mais y avait-il chez lui quelque autre arrière-pensée?
+Songeait-il à désavouer ces promesses? On avait remarqué qu'à peine
+arrivé à Toulon, Abd el-Kader, au lieu d'être gardé au lazaret, avait
+été enfermé comme un prisonnier au fort Lamalgue. Le 3 janvier, lors
+de la nomination de la commission de l'adresse, M. Léon Faucher ayant
+critiqué, dans son bureau, l'engagement contracté et ayant sommé le
+ministère de dire s'il le prenait à son compte, M. Guizot répondit
+qu'il réservait son opinion, qu'il n'avait pas arrêté encore de
+parti, et que la publication faite, dans le _Moniteur_, du rapport
+du gouverneur général n'impliquait pas ratification. Deux semaines
+après, le 17 janvier, à la Chambre des pairs, le président du
+conseil, tout en exprimant l'espoir d'arriver à concilier le maintien
+des paroles données avec ce qu'exigeait la sécurité de l'Algérie,
+insistait d'une façon significative sur ce «qu'il n'appartenait pas
+à un général, à un général en chef, même à un prince, d'engager
+politiquement, sans retour, sans examen, le gouvernement du Roi»;
+il ajoutait que, «dans la question qui lui était soumise, le
+gouvernement conservait et entendait conserver la pleine liberté de
+son examen et de sa décision». Le lendemain, le _Journal des Débats_
+développait, dans un grand article, une thèse semblable. Enfin, vers
+la même époque, on tâchait, sans succès, il est vrai, par l'entremise
+du colonel Daumas, d'amener l'émir à demander de lui-même à rester en
+France.
+
+Tout cela indiquait évidemment chez les ministres une méfiance, après
+tout assez justifiée par le passé, de ce que chercherait à faire
+Abd el-Kader une fois hors de nos mains; ils eussent été heureux de
+pouvoir honorablement échapper à l'exécution de l'engagement pris;
+mais, d'autre part, ils n'oubliaient pas que cet engagement avait
+seul permis de s'emparer de la personne de l'émir, et que, en dépit
+de toutes les thèses sur le droit de ratification, l'honneur de la
+France était engagé dans une certaine mesure. D'Alger, d'ailleurs, le
+duc d'Aumale ne manquait pas de faire valoir avec beaucoup de force
+ces considérations, et il déclarait sa volonté très nette de donner
+sa démission s'il était désavoué. Est-ce l'effet de cette menace?
+toujours est-il que les déclarations faites, le 5 février, par M.
+Guizot, à la Chambre des députés, différaient notablement de son
+langage à la Chambre des pairs. Il y annonçait que «le gouvernement
+se proposait de tenir la parole donnée» et d'envoyer l'émir à
+Alexandrie; il ajoutait qu'une négociation était ouverte pour obtenir
+du pacha d'Égypte les garanties de surveillance nécessaires à notre
+sécurité. Le 22 février, à la veille même de la révolution, le Roi,
+causant avec M. Horace Vernet qui allait faire le portrait de l'émir,
+le chargeait de donner à ce dernier toute assurance pour la prochaine
+réalisation des promesses faites par le duc d'Aumale. On le voit,
+le gouvernement avait, plus ou moins à regret, pris son parti de
+ratifier ce qui avait été fait. Si donc Abd el-Kader a été, pendant
+quatre ans encore, retenu prisonnier en France, c'est le fait de la
+république, non de la monarchie de Juillet. La république a-t-elle
+cru trouver, dans l'ébranlement général causé par la révolution, des
+raisons nouvelles qui l'autorisaient à prendre cette mesure? Ce n'est
+pas le lieu d'examiner cette question. Remarquons seulement que le
+pouvoir a été alors occupé, pendant un certain temps, par les hommes
+qui devaient attacher le plus d'importance à observer la parole
+donnée, par les généraux de La Moricière et Cavaignac.
+
+Si la reddition d'Abd el-Kader causait quelques embarras passagers
+au gouvernement français, elle avait, en Algérie même, un effet
+immense et singulièrement bienfaisant. Nulle victoire n'eût autant
+servi à affermir notre domination, à soumettre les Arabes et à
+donner confiance aux colons. Partout se manifestait une impression
+de paix et de sécurité, inconnue jusqu'alors. L'Afrique française
+voyait s'ouvrir devant elle une ère vraiment nouvelle. Tel était le
+changement que, du coup, l'armée d'occupation eût pu être réduite
+d'un tiers. Le duc d'Aumale insista cependant pour qu'on ne rappelât
+pas immédiatement en France les régiments devenus disponibles:
+ceux-ci lui paraissaient pouvoir être employés plus utilement en
+Algérie. Il avait préparé, pour la conquête de la Kabylie, demeurée
+indépendante malgré les diverses expéditions du maréchal Bugeaud, un
+plan qui pouvait être exécuté au printemps de 1848, si aucune tâche
+plus urgente ne s'imposait. Ajoutons qu'à ce moment, tout attentif
+qu'il fût aux choses de son gouvernement, il ne s'y absorbait pas
+exclusivement et ne laissait pas de porter ses regards au loin. En
+présence de la situation chaque jour plus troublée de l'Europe et
+particulièrement de l'Italie, il croyait que la France serait amenée
+prochainement à quelque action militaire, et, dans ce cas, l'armée
+d'Afrique lui semblait appelée à jouer un rôle considérable. Sous
+l'empire de cette préoccupation, il ramenait sur la côte, pendant
+le mois de janvier 1848, les troupes dont la présence n'était
+plus nécessaire dans l'intérieur des provinces. Il massait ainsi,
+sans bruit, à proximité des ports, environ quinze mille soldats
+aguerris qui, en quatre jours et sans donner l'éveil à personne,
+pouvaient être embarqués et dirigés sur un point quelconque de la
+Méditerranée[446]. L'emploi possible de ce corps expéditionnaire
+faisait travailler la jeune et généreuse imagination du gouverneur:
+il voyait déjà s'ouvrir devant lui de plus importants champs de
+bataille, et son âme frémissait à la pensée des grandes choses qu'il
+aurait peut-être l'occasion d'y faire, pour cette France tant aimée.
+Ces idées l'occupaient, quand, le 10 février 1848, il fut rejoint à
+Alger par le prince de Joinville qui cherchait pour la princesse,
+sa femme, un climat plus chaud que celui de Paris. Le vainqueur de
+Saint-Jean d'Ulloa et de Mogador n'avait pas le patriotisme moins
+ardent que le vainqueur de la Smala. On peut donc s'imaginer les
+rêves de gloire qui durent être alors ébauchés dans les conversations
+des deux frères. Hélas! le réveil était proche, et quel réveil!
+
+[Note 446: Ce sont ces troupes que la république devait trouver
+toutes prêtes et dont elle fera le noyau de l'armée des Alpes.]
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+LA DERNIÈRE SESSION.
+
+(Décembre 1847.--Février 1848.)
+
+ I. Malaise des esprits. N'aurait-il pas mieux valu changer le
+ cabinet? Le Roi rebute ceux qui lui donnent ce conseil. Madame
+ Adélaïde. La famille royale. Raisons pour lesquelles M. Guizot
+ ne veut pas quitter le pouvoir. Sa conversation avec le Roi.
+ État d'esprit de M. Duchâtel. Les opposants ne croient pas à
+ la possibilité d'une révolution.--II. Le discours du trône.
+ Irritation de l'opposition. La majorité paraît compacte.--III.
+ L'adresse à la Chambre des pairs. Le débat sur l'Italie. M.
+ Guizot expose sa politique. Le débat sur la Suisse. Discours
+ de M. de Montalembert.--IV. À la Chambre des députés, attaque
+ sur l'affaire Petit. Réponse de M. Guizot.--V. L'adresse
+ au Palais-Bourbon. La question budgétaire. M. Thiers et M.
+ Duchâtel. Quelle est la véritable situation des finances? Le
+ bilan du règne.--VI. L'amendement sur la question de moralité.
+ Discours de M. de Tocqueville. Discussion scandaleuse.--VII. Le
+ débat sur les affaires étrangères. Dans la question italienne,
+ M. Guizot a un avantage marqué sur M. Thiers. Discours
+ révolutionnaire de M. Thiers sur la Suisse. Fatigue de M.
+ Guizot. L'opposition le croit physiquement abattu. Il parle avec
+ un succès éclatant sur la nomination du duc d'Aumale.--VIII. La
+ question de la réforme. Beaucoup de conservateurs voudraient
+ qu'on «fît quelque chose». Le projet de banquet du XIIe
+ arrondissement. Défis portés, à la tribune, par les opposants.
+ Réponses de M. Duchâtel et de M. Hébert. Les amendements
+ Darblay et Desmousseaux de Givré. L'article additionnel de M.
+ Sallandrouze. Déclaration un peu ambiguë de M. Guizot. Il a agi
+ malgré le Roi. Le ministère l'emporte au vote, mais il sort
+ affaibli de cette discussion.
+
+
+I
+
+L'ouverture de la session était annoncée pour le 28 décembre 1847.
+L'opposition, tout échauffée de ses banquets, y arrivait dans un état
+de surexcitation extrême et résolue à ne garder aucun ménagement.
+Un symptôme encore plus inquiétant peut-être était le malaise et
+le trouble de cette grande masse qui joue le rôle de spectateur
+dans le drame politique. Tout y avait contribué: les mécomptes de
+la dernière session, les souffrances de la crise économique et
+surtout le doute où l'on était parvenu à jeter les esprits sur la
+moralité du régime. De nouveaux scandales[447], de retentissants
+suicides[448] venaient encore d'assombrir les derniers mois de 1847.
+«Triste année», écrivait le 31 décembre, à l'heure même où elle
+finissait, un ami du cabinet, «année marquée par tant de désastres,
+tant de catastrophes, tant de crimes publics ou privés, et qui
+apparaîtra dans l'histoire avec une physionomie toute particulière,
+plus sombre que celle des années mêmes où ont éclaté de grandes
+et sanglantes révolutions, parce qu'elle a semblé mettre à nu les
+plaies d'une société corrompue[449].» Le même observateur ajoutait,
+quelques jours plus tard: «Les esprits sont inquiets, tristes,
+agités. Les événements de la politique extérieure, l'état de la
+Suisse et de l'Italie, en France même le réveil plus ou moins
+sérieux de l'esprit révolutionnaire, attesté par les banquets, les
+nombreuses catastrophes qui ont semblé prouver, depuis quelques
+mois, l'affaiblissement du sentiment moral tant dans le gouvernement
+que dans les classes supérieures, les embarras financiers, les
+souffrances du commerce et de l'industrie, les faillites, moins
+nombreuses, moins énormes qu'en Angleterre, en Belgique et en
+Allemagne, mais considérables pourtant, la baisse des fonds, les
+bruits sans cesse répandus sur la maladie ou la mort du Roi, et qui
+rappellent si vivement aux imaginations les chances de l'existence
+d'un homme de soixante-quinze ans, tel est le fonds bien sombre sur
+lequel roulent tous les entretiens. Il faut ajouter que, par suite
+des diverses calamités qui ont affligé la société, l'hiver s'écoule
+sans fêtes, sans bals, sans grandes réunions; que le commerce s'en
+ressent et s'en plaint. Aussi le mécontentement est-il général.
+On se croit vaguement menacé de quelque grande calamité[450].»
+La même impression se retrouve chez d'autres contemporains. «On
+n'entend que des bruits sinistres», écrivait M. Doudan[451]. Pas
+de mauvaises nouvelles qui ne trouvassent immédiatement créance:
+à plusieurs reprises, on crut le Roi malade ou même mort. Un
+député ministériel, déjà assez en vue, bien que fort loin de la
+notoriété qu'il devait acquérir plus tard, M. de Morny, avouait son
+anxiété dans un article publié par la _Revue des Deux Mondes_; il
+y déclarait que «la situation politique était plus grave et plus
+difficile qu'elle ne l'avait été depuis longtemps». Le désarroi,
+le découragement des amis naturels du cabinet frappaient tous les
+observateurs un peu perspicaces. Dès le 3 octobre 1847, M. de Barante
+envoyait à M. Guizot cet avertissement: «Le parti conservateur est,
+je crois, fidèle, mais plus attristé qu'on ne vous le dit: vous avez
+à lui donner courage et contentement. Vous avez besoin d'une forte
+session et de quelques discussions éclatantes, pour regagner ce que
+l'insolence des journaux et la présomption des opposants d'ordre
+inférieur ont fait perdre en considération au gouvernement[452].» Le
+même M. de Barante écrivait, deux mois plus tard, à un de ses amis:
+«Le parti conservateur soutiendra M. Guizot, mais avec une mollesse
+chagrine, avec plus de crainte de l'opposition que de confiance dans
+le cabinet[453].»
+
+[Note 447: Un pair portant un grand nom de l'Empire était devenu fou
+à la suite de désordres et avait voulu, dit-on, tuer sa maîtresse. Un
+autre, ambassadeur en fonction, pris d'un accès de manie furieuse à
+la suite de querelles domestiques, s'était enfermé dans une chambre
+d'hôtel, avec ses deux enfants, menaçant de les tuer et de se tuer
+après; ce n'était qu'après trois heures d'efforts qu'on était parvenu
+à se rendre maître de lui et à l'enfermer dans une maison de santé.]
+
+[Note 448: Le plus douloureux de ces suicides fut celui du comte
+Bresson, l'habile négociateur des mariages espagnols, qui se coupa
+la gorge à Naples, où il venait d'être nommé ambassadeur. Le déboire
+très vif qu'il avait ressenti en se voyant appelé momentanément à un
+poste secondaire ne suffisait pas à expliquer cet acte de désespoir,
+qui devait être attribué à un accès de fièvre chaude.]
+
+[Note 449: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._]
+
+[Note 450: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._]
+
+[Note 451: _Mélanges et lettres_, t. II, p. 148.]
+
+[Note 452: _Documents inédits._]
+
+[Note 453: _Ibid._]
+
+De bons esprits,--dont plusieurs n'étaient nullement ennemis des
+hommes au pouvoir,--en venaient à se demander s'il ne vaudrait
+pas mieux éviter la lutte que l'engager dans ces conditions
+périlleuses, et s'il ne serait pas plus sage de changer le
+cabinet avant l'ouverture de la session. À leur avis, la situation
+était trop tendue; il fallait à tout prix la détendre. N'était-ce
+pas précisément l'avantage du régime parlementaire et de la
+responsabilité ministérielle de permettre à la couronne de se plier
+aux évolutions successives de l'esprit public? Que les idées de
+l'opposition fussent peu raisonnables, ses mobiles et ses procédés
+encore moins respectables, plusieurs de ceux qui désiraient un
+nouveau ministère ne le contestaient pas; mais ils croyaient
+impossible de ne pas tenir compte des préventions qu'elle était
+parvenue à soulever. Ils ne s'arrêtaient pas à ce fait que le cabinet
+avait jusqu'ici gardé la majorité dans les Chambres; pour être encore
+numériquement nombreuse, cette majorité leur semblait moralement
+ébranlée; si elle suivait le ministère, elle le suivait tristement,
+avec plus de docilité que de foi. Ils ajoutaient que, surtout avec
+un régime de suffrage restreint, on devait prêter l'oreille aux
+bruits qui s'élevaient parfois hors des frontières du pays légal,
+et y avoir égard quand ils avaient une certaine puissance. Il
+n'était pas jusqu'à la durée inaccoutumée du cabinet qui ne parût
+une raison de le remplacer. On ne doit pas croire, en effet, que,
+pour un ministère, une vie prolongée soit toujours une cause de
+force. Il faut compter avec la frivolité badaude, si vite ennuyée
+de toute monotonie. Une partie de l'opinion, oublieuse du dégoût
+et de l'inquiétude que lui avait causés, avant 1840, un régime de
+crises ministérielles incessantes, finissait par se lasser de voir au
+gouvernement les mêmes visages. D'ailleurs, si, en gardant longtemps
+le pouvoir, des ministres peuvent, par les services rendus, créer et
+fortifier leur clientèle, ils éveillent aussi forcément autour d'eux,
+par ce qu'ils font et par ce qu'ils ne font pas, des déceptions,
+des ressentiments, des jalousies, dont l'accumulation devient un
+véritable péril. Et puis, dans les luttes parlementaires de quelque
+durée, la situation est loin d'être égale entre eux et les opposants:
+ces derniers, après chaque défaite, sont libres de se retirer à
+l'écart, pendant un certain temps, pour restaurer leurs forces;
+ainsi avait fait souvent M. Thiers; les ministres, au contraire, ne
+sauraient s'éloigner, un seul instant, du champ de bataille; ils
+doivent y demeurer quand même, exposés aux coups de leurs ennemis,
+aux exigences de leurs amis, aux surprises des événements; de là
+souvent ce résultat bizarre que les blessures du vainqueur restent à
+vif et même s'enveniment, tandis que celles du vaincu se cicatrisent
+assez promptement.
+
+Quelles que fussent les raisons alléguées en faveur d'un changement
+de ministère, elles se brisaient devant la volonté absolument
+contraire du Roi. Déjà j'ai eu l'occasion de montrer quel était alors
+l'état d'esprit de Louis-Philippe[454]. L'irritation que lui avait
+causée la campagne des banquets, l'affermissait encore dans son parti
+pris de ne rien céder à l'opposition. Et puis il se sentait tout à
+fait rassuré sur la correction constitutionnelle de sa conduite.
+Pour rien au monde, il n'eût cherché, comme Charles X, à gouverner
+contre la majorité. Mais le pays, consulté en 1846, n'avait-il
+pas répondu en donnant au ministère une majorité qui, depuis
+lors, lui était demeurée fidèle? Après sa chute, Louis-Philippe
+revenait volontiers sur cet argument qui lui paraissait justifier
+sa conduite. «Remarquez-le bien, disait-il à un de ses visiteurs
+de Claremont, je suis tombé en pleine constitution! Mon ministère,
+dont on demandait la chute, avait la majorité... Si, cédant aux
+clameurs de l'opposition, j'avais spontanément brisé ce ministère, je
+n'étais plus dans la pratique vraie du gouvernement constitutionnel.
+La France ne voulait plus de mes ministres, prétendaient leurs
+adversaires. Mais cet argument a été, de tout temps et dans tous
+les pays, l'arme de l'opposition... C'est ce que la plus formidable
+des oppositions disait à Pitt, lorsque, âgé de vingt-quatre ans, il
+prit les affaires. Pitt ne se laissa pas convaincre. Après avoir
+essuyé quatorze défaites en trois mois (mon ministère n'en avait pas
+encore subi une seule), il désira savoir si l'Angleterre pensait
+réellement comme l'opposition, et il fit appel aux électeurs. Que
+répondirent-ils? qu'ils étaient avec Pitt et non avec l'opposition.
+Fort de cette réponse, Pitt garda les affaires, et il les garda
+vingt ans! Mon gouvernement avait une situation bien plus belle
+que celle de Pitt; la Chambre le soutenait, et le Roi,--un roi
+constitutionnel!--lui devait son franc et loyal support. D'ailleurs,
+je croyais, moi, dans mon âme et conscience, que la politique suivie
+par mon ministère était la bonne, la vraie[455].»
+
+[Note 454: Voir plus haut, p. 16 et 17.]
+
+[Note 455: _Abdication du roi Louis-Philippe_, racontée par lui-même
+et recueillie par M. Édouard LEMOINE, p. 34 à 37.]
+
+Il ne manquait pourtant pas de gens, dans l'entourage du Roi, pour
+le pousser à se séparer de ce ministère. La cour était généralement
+défavorable à M. Guizot, dont elle jugeait l'impopularité dangereuse
+pour la monarchie. L'intendant de la liste civile, M. de Montalivet,
+professait cette idée avec une particulière insistance. Son jugement
+était, à la vérité, un peu suspect, car, depuis plusieurs années,
+il avait pris position contre le cabinet et s'était associé aux
+campagnes de M. Molé[456]. Appelé par ses fonctions à travailler
+deux ou trois fois par semaine avec le Roi, il en profitait pour lui
+signaler le mécontentement croissant de l'opinion. Plusieurs autres
+personnes, en mesure d'aborder le souverain, lui parlaient dans le
+même sens, telles le maréchal Gérard, le maréchal Sébastiani, M.
+Dupin, et enfin le préfet de la Seine, M. de Rambuteau, qui déclarait
+l'esprit de la bourgeoisie parisienne fort malade et ajoutait que
+«la moindre écorchure amènerait la gangrène». Louis-Philippe ne
+voulait rien entendre et rabrouait même parfois assez rudement ces
+informateurs et ces conseillers malencontreux. M. d'Haubersaert,
+conseiller d'État, interrogé au retour d'une mission qui lui avait
+fait parcourir une partie de la France, rapportait au Roi «qu'il y
+avait beaucoup d'agitation dans les esprits, que partout on demandait
+des réformes»; mais Louis-Philippe l'interrompait, à chaque mot, par
+des «Non... Vous vous trompez... Je sais le contraire.» L'effort pour
+inquiéter le Roi et le détacher de M. Guizot devait se continuer dans
+les premiers jours de la session. M. de Montalivet se fondait sur
+ce qu'il était colonel de la légion à cheval de la garde nationale,
+pour signaler à Louis-Philippe le mécontentement et la désaffection
+qui se manifestaient dans les rangs de la milice parisienne. Un
+jour, il avait fait de cet état d'esprit une peinture si sombre que,
+pour la première fois, le Roi parut ébranlé. Mais ce ne fut pas
+pour longtemps. Le surlendemain, comme Louis-Philippe travaillait
+avec son intendant, il lui dit: «J'ai été ému avant-hier; j'ai fait
+venir Duchâtel et Jacqueminot; ils m'ont pleinement rassuré! Cette
+maudite goutte vous rend pessimiste!--Hélas! Sire, répondit M. de
+Montalivet, c'est de l'aveuglement de vos ministres que vient le
+danger!--Que peut me faire la garde nationale? reprit le Roi. Je suis
+dans la Charte. Je n'en sortirai pas comme Charles X. Je suis donc
+inexpugnable.--La Chambre ne représente plus le pays; la majorité
+est factice. La Charte a donné au Roi le pouvoir de dissoudre afin
+de rectifier les malentendus graves et profonds.--Vous voulez la
+réforme, vous ne l'aurez pas! Non que je sois hostile à la réforme
+en elle-même, mais elle me mènerait par M. Molé à M. Thiers. Thiers,
+c'est la guerre! et je ne veux pas voir anéantir ma politique de
+paix. D'ailleurs, si on me pousse, j'abdiquerai.» Cette crainte de
+M. Thiers était alors l'un des sentiments dominants du Roi. «Vous
+voulez, disait-il à M. Dupin, que je renvoie mon ministère et que
+j'appelle Molé. Je n'ai pas, vous le savez, la moindre répugnance
+pour Molé; mais Molé échouera; et après lui, que reste-t-il? M.
+Thiers escorté de MM. Barrot et Duvergier qui voudront gouverner,
+qui m'ôteront tout pouvoir, qui bouleverseront ma politique; non,
+non, mille fois non. J'ai une grande mission à remplir, non seulement
+en France, mais en Europe, celle de rétablir l'ordre... C'est là ma
+destinée; c'est là ma gloire; vous ne m'y ferez pas renoncer[457].»
+
+[Note 456: Voir t. V, p. 422 et suiv.]
+
+[Note 457: J'ai trouvé ces divers renseignements soit dans les
+passages qui m'ont été communiqués, des _Mémoires de M. le comte de
+Montalivet_, soit dans d'autres documents contemporains également
+inédits.]
+
+Quand ils se voyaient rebutés par le Roi, M. de Montalivet, le
+maréchal Gérard, M. Dupin, M. de Rambuteau allaient assez volontiers
+porter leurs alarmes à Madame Adélaïde. Depuis que Louis-Philippe
+et sa soeur avaient pu se réunir après la première dispersion
+de l'émigration, ils ne s'étaient pas quittés et, à vrai dire,
+ils ne faisaient qu'un. Confidente de toutes les pensées de son
+frère, associée à son travail, admise à lire tous ses papiers,
+presque constamment présente dans son cabinet, Madame Adélaïde ne
+représentait pas, dans cette communauté si étroite, l'élément le
+moins viril, et, chaque fois qu'une initiative hardie avait été
+prise, elle n'y avait pas été étrangère. Des événements douloureux
+auxquels sa famille avait été mêlée à la fin du siècle dernier, elle
+avait gardé une sorte de ressentiment contre les hommes et les idées
+de la droite, et, par suite, une tendance à se porter du côté opposé.
+Elle avait notamment peu de goût pour M. Guizot, et en entendre
+mal parler ne devait pas lui déplaire. Cela ne la déterminait pas
+cependant à presser son frère de changer son ministère. L'admiration
+passionnée qu'elle portait au Roi, le souci qu'elle avait de lui
+conserver la prépotence dans le gouvernement, la détournaient de
+le contredire ouvertement sur une question où il manifestait avoir
+une résolution si arrêtée et où il s'était à ce point engagé[458].
+D'ailleurs, elle aussi était vieillie, fatiguée. Étant tombée malade
+dans les derniers jours de 1847, son état s'aggrava subitement,
+et elle succomba le 31 décembre. Sa mort, très douloureuse pour
+Louis-Philippe, fit dans le public l'effet d'un nouveau son d'alarme
+ajouté à tous ceux qui avaient retenti au cours de cette année
+néfaste; l'impression générale fut que, privé de cet appui, le vieux
+roi serait plus faible pour résister aux crises qui pourraient
+éclater.
+
+[Note 458: _Mémoires inédits du comte de Montalivet._]
+
+Ce que Madame Adélaïde n'avait pas pu ou voulu tenter pour détacher
+le Roi de M. Guizot, personne autre dans la famille royale n'était
+en mesure de le faire. La Reine avait été un moment assez émue des
+rapports de M. de Montalivet; mais le Roi, bien que lui étant très
+attaché et admirant beaucoup ses vertus, n'avait pas l'habitude
+de prendre ses avis sur les choses de la politique. Quant à la
+duchesse d'Orléans, à raison de ses sympathies anciennes et notoires
+pour les hommes et les idées du centre gauche, elle était un peu
+suspecte à son beau-père et ne pouvait prétendre à exercer sur lui
+aucune influence; triste, inquiète, elle se tenait dans une grande
+réserve, se sentant observée avec quelque défiance, préoccupée
+moins d'agir elle-même que de n'être pas compromise par ceux qui
+s'agitaient parfois un peu indiscrètement autour d'elle. Parmi les
+fils du Roi, il en était qui ne cachaient pas leurs préventions
+contre la politique du cabinet, notamment le prince de Joinville.
+Mais si Louis-Philippe était un père très attaché à ses enfants,
+plein de sollicitude pour leur avenir, très fier de leurs brillantes
+qualités, il était aussi un chef de famille très jaloux de son
+autorité, permettant aux princes d'être les instruments, nullement
+les conseillers et encore moins les critiques de sa politique.
+Plusieurs fois, il avait manifesté son vif mécontentement quand
+quelqu'un d'entre eux s'était trouvé agir à l'encontre de ses idées.
+Ainsi était-il arrivé, notamment en 1844, lors de la publication de
+la note du prince de Joinville sur l'_État des forces navales de la
+France_[459]. À la fin de 1847, le bruit courait que, si ce même
+prince avait quitté son commandement dans la Méditerranée et s'il se
+disposait à aller passer l'hiver à Alger, c'était que son désaccord
+avec le Roi sur la politique extérieure et intérieure l'avait fait
+frapper d'une sorte de disgrâce[460].
+
+[Note 459: _Aus meinem Leben und uns meiner Zeit_, von ERNST II,
+herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 184.]
+
+[Note 460: On a fait grand bruit, à ce propos, d'une lettre que le
+prince de Joinville avait écrite le 7 novembre 1847, de la rade de
+la Spezzia, à son frère le duc de Nemours. Cette lettre, ramassée
+dans quelque tiroir, lors du sac des Tuileries, le 24 février 1848,
+a été publiée par la _Revue rétrospective_. Cette façon de violer le
+secret d'une correspondance de famille, pour livrer au public les
+plaintes d'un fils contre son père, et cela quand ce dernier était
+dans le malheur, fait peu d'honneur à la délicatesse des éditeurs
+de la _Revue rétrospective_, et montre une fois de plus qu'on se
+permet dans la vie politique des procédés auxquels on aurait honte
+d'avoir recours dans la vie privée. Ajoutons qu'on ne saurait
+accepter comme un jugement réfléchi et définitif des pages écrites
+dans le laisser-aller d'un épanchement fraternel, à une heure d'idées
+noires où le prince lui-même se disait «troublé» et «funesté» par
+de douloureuses nouvelles. Pour avoir l'expression exacte de sa
+pensée, il faudrait, non sans doute prendre le contre-pied, mais
+baisser ses plaintes de plusieurs tons. Ces réserves faites, voici
+les principaux passages de la lettre: «Mon cher bon, je t'écris
+un mot parce que je suis troublé par les événements que je vois
+s'accumuler de tous côtés. Je commence à m'alarmer sérieusement,
+et, dans ces moments-là, on aime à causer avec ceux en qui on a
+confiance. La mort de Bresson m'a funesté... Il était ulcéré contre
+le Roi; il avait tenu à Florence d'étranges propos sur lui. Le Roi
+est inflexible; il n'écoute plus aucun avis; il faut que sa volonté
+l'emporte sur tout. On ne manquera pas de répéter, et on relèvera,
+ce que je regarde comme un danger, l'action que le père exerce sur
+tout. Cette action inflexible, lorsqu'un homme d'État compromis
+avec nous ne peut la vaincre, il n'a plus d'autre ressource que
+le suicide.» Rien, soit dit en passant, de moins prouvé que cette
+interprétation donnée au suicide de M. Bresson; le prince, écrivant
+dans l'émotion de la première nouvelle, était évidemment mal informé.
+La lettre continuait en ces termes: «Il me paraît difficile que,
+cette année, à la Chambre, le débat ne vienne pas sur cette situation
+anormale qui a effacé la fiction constitutionnelle et a mis le Roi
+en cause sur toutes les questions. Il n'y a plus de ministres; leur
+responsabilité est nulle; tout remonte au Roi. Le Roi est arrivé
+à cet âge où l'on n'accepte plus les observations. Il est habitué
+à gouverner, et il aime à montrer que c'est lui qui gouverne. Son
+immense expérience, son courage et ses grandes qualités font qu'il
+affronte le danger audacieusement, mais le danger n'en existe
+pas moins... Nous arrivons devant la Chambre avec une déplorable
+situation extérieure, et, à l'intérieur, avec une situation qui n'est
+pas meilleure. Tout cela est l'oeuvre du Roi seul, le résultat de
+la vieillesse d'un roi qui veut gouverner, mais à qui les forces
+manquent pour prendre une résolution virile. Le pis est que je ne
+vois pas de remède. Chez nous, que dire et que faire, lorsqu'on
+montrera notre mauvaise situation financière? Au dehors, que faire
+pour relever notre position et suivre une ligne de conduite qui soit
+du goût de notre pays? Ce n'est pas, certes, en faisant en Suisse une
+intervention austro-française, ce qui serait pour nous ce que les
+campagnes de 1823 ont été pour la Restauration. J'avais espéré que
+l'Italie pourrait nous offrir ce dérivatif, ce révulsif dont nous
+avons tant besoin; mais il est trop tard, la bataille est perdue...
+Je me résume: En France, les finances délabrées; au dehors, placés
+entre une amende honorable à Palmerston au sujet de l'Espagne, ou
+cause commune avec l'Autriche pour faire le gendarme en Suisse et
+lutter en Italie contre nos principes et nos alliés naturels: tout
+cela rapporté au Roi, au Roi seul qui a faussé nos institutions
+constitutionnelles... Tu me pardonneras cette épître; nous avons
+besoin de nous sentir les coudes. Tu me pardonneras ce que je dis du
+père: c'est à toi seul que je le dis; tu connais mon respect et mon
+affection pour lui; mais il m'est impossible de ne pas regarder dans
+l'avenir, et il m'effraye un peu.»]
+
+Si Louis-Philippe ne voulait pas se séparer de son ministère,
+ne pouvait-il pas venir à la pensée du ministère lui-même de se
+retirer volontairement? M. Guizot ne devait pas ignorer qu'il y
+avait, dans une partie des conservateurs, une réelle lassitude de
+la résistance, l'effroi des violences probables de la lutte, le
+désir d'une détente. Ajoutons qu'il n'estimait pas ses adversaires
+capables de garder longtemps sa succession. Une sortie volontaire,
+en pareil cas, pouvait donc être, de sa part, un acte de prudence
+et un calcul habile; et puis elle avait quelque chose de fier et de
+hautain qui ne devait pas lui déplaire. Il ne paraît pas cependant
+en avoir eu un seul moment l'idée. Sa conduite ne saurait être
+expliquée par un vulgaire amour du pouvoir; il était au-dessus d'un
+pareil sentiment, et, d'ailleurs, la possession de ce pouvoir avait
+vraiment alors peu d'agrément. M. Guizot se décidait uniquement
+par la conviction très sincère du bien qu'il pouvait faire au
+pays en restant et du mal qu'il lui ferait en tombant; en cela,
+il songeait peu aux affaires intérieures, bien qu'il se fût fait
+scrupule de provoquer, par sa retraite, la dislocation d'une majorité
+conservatrice si laborieusement constituée; il songeait surtout aux
+affaires étrangères qui étaient, on le sait, depuis quelque temps,
+sa préoccupation dominante. Il se sentait engagé, particulièrement
+en Suisse et en Italie, dans de grandes opérations diplomatiques,
+au terme desquelles il apercevait la France devenue l'arbitre de
+l'Europe; la mission du comte Colloredo et du général de Radowitz
+à Paris l'autorisait à croire qu'il touchait à ce but. Or ces
+opérations, lui seul en possédait le secret et était en mesure de
+les conduire à bonne fin. C'était à raison de la confiance qu'il
+inspirait que les puissances continentales consentaient à se mettre
+derrière la France. On le lui répétait journellement de Vienne et de
+Berlin, et l'un des objets du voyage à Paris des plénipotentiaires
+autrichien et prussien était précisément d'examiner, avant de se
+lier définitivement, jusqu'à quel point on pouvait être assuré de
+la durée du ministère. Celui-ci tombé et les opposants installés à
+sa place, tout était interrompu, bouleversé; plus de chance de voir
+jouer à la France le grand rôle rêvé pour elle; elle s'éloignait
+des puissances continentales, se retrouvait à la merci de lord
+Palmerston, et n'était-il même pas à craindre qu'on ne l'engageât,
+en Italie, dans quelque aventure conduisant à la guerre, et à la
+guerre révolutionnaire? Un ami du ministre, conseiller d'État et
+député, le comte de Saint-Aignan, était allé faire un voyage à Rome,
+à la fin de 1847; au moment de prendre congé de M. Rossi, il lui
+demanda ses commissions pour Paris. «J'en aurais bien une, répondit
+l'ambassadeur, mais vous n'oseriez pas la faire.» Sur la promesse
+d'une transmission fidèle, M. Rossi reprit: «Eh bien, dites à M.
+Guizot qu'il est temps pour lui de s'en aller.» M. de Saint-Aignan,
+qui ne s'était attendu à rien de pareil, ne laissait pas d'être assez
+embarrassé de son message. Néanmoins, aussitôt revenu à Paris, il
+s'en acquitta. M. Guizot ne parut ni surpris, ni choqué; il ne cacha
+pas qu'à regarder seulement les affaires intérieures, il aurait été
+très tenté de céder la place à d'autres. «Mais, ajouta-t-il, passez
+dans le cabinet de M. Génie; il vous montrera les dernières dépêches
+que j'ai reçues de Londres, de Berne, de Vienne, de Berlin; vous
+comprendrez alors pourquoi je ne puis m'en aller[461].» Doit-on
+beaucoup s'étonner de voir le ministre dans ce sentiment, quand
+un homme qui n'avait certes pas donné l'exemple d'un attachement
+immodéré au pouvoir, et qui avait même, dans d'autres circonstances,
+conseillé à M. Guizot de donner sa démission, le duc de Broglie,
+écrivait de Londres, le 16 décembre 1847: «Il est clair que le
+nouveau cabinet, quel qu'il soit, passera sous le joug de lord
+Palmerston et de M. Thiers, que la France prendra rang, derrière
+l'Angleterre, à la tête des radicaux de l'Europe; cela est à peu près
+aussi certain qu'il est certain que deux et deux font quatre. J'en
+conclus qu'il n'y a pas pour la France ni pour l'Europe d'intérêt
+plus pressant que le maintien du cabinet, qu'il faut que le cabinet
+lui-même ne succombe qu'après avoir fait tout ce qu'il peut faire
+honorablement pour se conserver, et que les puissances conservatrices
+en Europe doivent faire également au maintien du cabinet tous les
+sacrifices que comportent leur honneur et leur dignité[462].»
+
+[Note 461: Ce fait m'a été rapporté par M. le comte de Saint-Aignan.]
+
+[Note 462: _Documents inédits._]
+
+Toutefois, si M. Guizot croyait de son devoir de ne pas déserter son
+poste, il n'avait nulle envie de s'imposer à la couronne, et était
+prêt à se retirer au cas où celle-ci aurait la moindre hésitation.
+Il tenait d'autant plus à avoir sur ce point une explication très
+nette, qu'il n'ignorait pas tous les propos tenus contre lui à la
+cour, et que l'air parfois soucieux du Roi pouvait faire craindre
+qu'il n'en fût ébranlé. Avant donc de s'engager dans les luttes de
+la session, il voulut éprouver en quelque sorte la résolution du
+souverain et lui ouvrir la porte toute grande pour reculer s'il en
+avait la moindre velléité. «Que le Roi, lui dit-il, ait la bonté
+d'y penser sérieusement; la situation est grave et peut provoquer
+des résolutions graves; on a réussi à donner à cette question de la
+réforme électorale et parlementaire une importance qu'en soi elle n'a
+pas, mais qui, dans l'état des esprits, est devenue réelle; il n'est
+pas impossible que le Roi soit obligé de faire à cet égard quelque
+concession.--Que me dites-vous là? s'écria Louis-Philippe avec un
+mouvement de vive impatience; voulez-vous, vous aussi, m'abandonner,
+moi et la politique que nous avons soutenue ensemble?--Non, Sire;
+personne n'est plus convaincu que moi de la bonté de cette politique,
+et plus décidé à lui rester fidèle; mais le Roi le sait par sa propre
+expérience: il y a, dans le gouvernement constitutionnel, des moments
+difficiles, des désagréments à subir, des défilés à passer. C'est
+sur le Roi lui-même, je le reconnais, non sur ses ministres, que
+pèsent les situations de ce genre; les ministres qui n'y conviennent
+pas peuvent et doivent se retirer; le Roi reste et doit rester.
+Si la question qui agite en ce moment le pays plaçait le Roi dans
+une nécessité semblable, il y aurait pour lui plus de déplaisir
+que de danger; il trouverait, dans les rangs de l'opposition, des
+conseillers qui lui sont sincèrement attachés et qui accompliraient
+probablement ces réformes dans une mesure conciliable avec la
+sécurité de la monarchie. Et si cette mesure était dépassée, si
+les nouveaux conseillers du Roi ne contenaient pas le mouvement
+après l'avoir satisfait, si la politique d'ordre et de paix était
+sérieusement compromise, le Roi ne tarderait pas à retrouver, pour la
+relever, l'appui du pays.--Qui me le garantira? Qui sait où peut me
+mener la pente où l'on veut que je me place? On est près de tomber,
+quand on commence à descendre. Avec votre cabinet, je suis à l'abri
+des mauvais premiers pas.--Pas autant que je le voudrais, Sire; le
+cabinet est bien attaqué; il l'est non seulement dans la Chambre,
+dans le public ardent et bruyant; il l'est quelquefois auprès du Roi
+lui-même, dans sa cour, plus haut encore peut-être.--C'est vrai,
+et je m'en désole: ils ont même inquiété et troublé un moment mon
+excellente reine; mais, soyez tranquille, je l'ai bien raffermie;
+elle tient à vous autant que moi.--J'en suis bien heureux, Sire,
+et bien reconnaissant; mais tout cela fait, pour le cabinet, une
+situation bien tendue; s'il doit en résulter une crise ministérielle,
+il vaut mieux, infiniment mieux, que la question soit résolue avant
+la réunion des Chambres et leurs débats. Aujourd'hui, le Roi peut
+changer son cabinet par prudence; la lutte une fois, engagée, il ne
+le changerait que par nécessité.--C'est précisément là ma raison pour
+vous garder aujourd'hui, s'écria le Roi; vous savez bien, mon cher
+ministre, que je suis parfaitement résolu à ne pas sortir du régime
+constitutionnel et à en accepter les nécessités, même déplaisantes;
+mais, aujourd'hui, il n'y a point de nécessité constitutionnelle;
+vous avez toujours eu la majorité. Si le régime constitutionnel veut
+que je me sépare de vous, j'obéirai à mon devoir constitutionnel;
+mais je ne ferai pas le sacrifice d'avance, pour des idées que je
+n'approuve pas. Restez avec moi, défendez jusqu'au bout la politique
+que tous deux nous croyons bonne; si on nous oblige à en sortir, que
+ceux qui nous y obligeront en aient seuls la responsabilité.--Je
+n'hésite pas, Sire; j'ai cru de mon devoir d'appeler toute
+l'attention du Roi sur la gravité de la situation; le cabinet
+aimerait mille fois mieux se retirer que de compromettre le Roi; mais
+il ne l'abandonnera pas[463].»
+
+[Note 463: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 542 à 545.]
+
+En effet, ainsi rassuré sur la résolution de la couronne, M. Guizot
+était prêt à aborder la lutte, sans hésitation, bien que sans
+illusion sur son extrême gravité. «J'aurai besoin de tout ce que
+je puis avoir de force physique et morale, écrivait-il au duc de
+Broglie. Pourvu que je l'aie, je l'emploierai volontiers dans la
+situation actuelle, car elle me convient. Elle est vive, mais elle
+est nette. Au dedans et au dehors, nous sommes partout en face
+des radicaux, et plus je les regarde, plus je reconnais en eux
+l'ennemi[464].»
+
+[Note 464: Lettre particulière du 13 décembre 1847. (_Documents
+inédits._)]
+
+Tous les membres du cabinet étaient prêts à suivre loyalement leur
+chef dans cette bataille; mais tous n'y apportaient pas le même
+entrain. Parmi les plus ardents, les plus dévoués à la politique et
+à la personne de M. Guizot, était M. Hébert, nommé garde des sceaux
+le 14 mars précédent. D'autres, au contraire, étaient plutôt portés
+à prendre un peu ombrage de l'autorité que le nouveau président
+du conseil pourrait vouloir exercer sur eux. Celui-ci s'en était
+aperçu le jour où, préoccupé de remédier à ce que son cabinet avait
+d'un peu vieilli et fatigué, il avait songé à y adjoindre, en
+qualité de sous-secrétaires d'État, quatre jeunes députés, MM. de
+Goulard, Moulin, Magne et Béhic; il dut reculer devant la résistance
+méfiante d'une partie de ses collègues. Les journaux avaient plus
+ou moins vent de ces petites difficultés intérieures et cherchaient
+naturellement à les grossir. Ils faisaient surtout grand bruit de
+l'hostilité sourde qui, à les entendre, continuait à exister entre
+M. Guizot et M. Duchâtel. Ils racontaient que l'élévation du premier
+à la présidence du conseil avait été faite contre l'opposition du
+second. Ce n'était pas exact. En admettant même qu'au fond, cette
+mesure n'eût pas été tout à fait agréable au ministre de l'intérieur,
+il avait eu le bon goût de n'y faire aucun obstacle et de l'approuver
+hautement. Ce qui était vrai, c'était la continuation de cette
+lassitude chagrine que nous avons déjà notée chez lui au commencement
+de l'année[465]. Elle se traduisait quelquefois par une certaine
+disposition critique à l'égard de son chef. À l'intérieur, bien que
+très opposé à la «réforme», plus opposé même peut-être au fond que
+M. Guizot, qui, sans le Roi, n'eût pas eu scrupule à faire quelque
+concession, il jugeait la résistance du président du conseil trop
+hautaine et trop cassante dans la forme. Sur la politique étrangère,
+il trouvait plus encore à blâmer: ayant désapprouvé les mariages
+espagnols[466], il voyait de mauvais oeil l'évolution vers l'Autriche
+qui s'en était suivie, et s'inquiétait d'entendre les journaux crier
+au rétablissement de la Sainte-Alliance; j'ai déjà eu occasion de
+mentionner la démarche faite par lui, à la fin de 1847, auprès de M.
+Guizot, pour lui demander de ne pas se séparer de l'Angleterre dans
+les affaires de Suisse[467]. Sans doute il ne mettait pas le public
+dans la confidence de ces dissentiments; mais il s'en ouvrait avec
+des familiers qui n'étaient pas tous discrets. Il avait aussi des
+griefs d'un autre ordre. Son frère, M. Napoléon Duchâtel, préfet de
+la Haute-Garonne, avait eu la fantaisie peu justifiée de devenir
+ambassadeur, et il avait brigué la succession de M. Bresson à Madrid.
+M. Guizot ne crut pas pouvoir opposer un refus aux instances de
+son collègue, et la nomination fut convenue; seulement, connue des
+journaux avant d'être réalisée, elle suscita une telle clameur qu'il
+ne put être question d'y donner suite. Le ministre de l'intérieur en
+fut mortifié et soupçonna le chef du cabinet du président du conseil,
+M. Génie, d'avoir perfidement ébruité la mesure pour en rendre
+l'exécution impossible, et d'avoir encouragé l'opposition en donnant
+à entendre que son ministre avait eu la main forcée et qu'il serait
+heureux de pouvoir se dégager. Toutefois, quelle que fût l'humeur
+de M. Duchâtel, elle ne lui faisait pas oublier les devoirs de sa
+situation, et l'opposition ne devait compter, non seulement, bien
+entendu, sur aucune trahison de sa part, mais sur aucune faiblesse.
+Il avait renoncé, pour le moment, à toutes les idées de démission
+qui, naguère, lui avaient traversé l'esprit. Bien que toujours assez
+fatigué du pouvoir, il lui aurait répugné d'avoir l'air de reculer
+devant la violence injurieuse de l'attaque et de fuir personnellement
+le péril auquel ses collègues resteraient exposés. Il n'était pas de
+ceux qui prennent leur retraite la veille d'une bataille. Il restait
+donc à son poste, faisait face à l'ennemi, et tout en prenant soin
+parfois de ne pas confondre absolument sa position avec celle de M.
+Guizot, il annonçait la résolution de prendre sa bonne part de la
+lutte qui allait s'ouvrir[468].
+
+[Note 465: Voir plus haut, p. 18 à 20.]
+
+[Note 466: Voir plus haut, p. 19.]
+
+[Note 467: Voir plus haut, p. 207, 208.]
+
+[Note 468: _Journal inédit du baron de Viel-Castel_, novembre et
+décembre 1847.]
+
+De cette lutte, personne alors ne pouvait préjuger l'issue. On savait
+seulement qu'elle serait violente, acharnée. Le ministère avait bien
+l'air d'être affaibli, mais l'opposition ne paraissait pas avoir
+gagné ce qu'il avait perdu. On se sentait dans une obscurité pleine
+d'angoisses et de menaces. Il ne faudrait pas en conclure cependant
+qu'on s'attendît au dénouement qui devait se produire à si bref
+délai. Comme j'ai déjà eu occasion de le noter, si l'imagination
+publique était oppressée de je ne sais quelle vague inquiétude,
+il n'y avait, à vrai dire, chez personne, la prévision nette et
+réfléchie que le gouvernement de Juillet pût être à la veille de
+sa chute. Fait remarquable, c'était chez les révolutionnaires
+qu'on était le plus éloigné de croire à une révolution prochaine.
+Les républicains, qui, dans les premières années de la monarchie,
+s'imaginaient toujours être sur le point de la jeter bas, étaient
+absolument revenus de ces illusions et ne croyaient plus à la
+possibilité d'un coup de force. Plusieurs d'entre eux, ne gardant
+pour la république qu'une préférence théorique, professaient
+hautement qu'il fallait se placer sur le terrain de la Charte et
+agir en parti constitutionnel; cette idée avait été soutenue, au
+commencement de 1847, dans une brochure intitulée: _Les Radicaux et
+la Charte_, qui avait fait quelque bruit; son auteur, M. Hippolyte
+Carnot, fils du conventionnel, était cependant un républicain
+notoire, et il avait donné, quelques années auparavant, un gage aux
+opinions avancées, en publiant les mémoires de Barrère, le plus
+odieux peut-être des hommes de 1793, et en les faisant précéder
+d'une préface apologétique[469]. M. Recurt, l'ancien président de
+la Société des Droits de l'homme, disait à M. Duvergier de Hauranne,
+auprès duquel il était assis au banquet du Château-Rouge: «Je
+suis républicain, et je ne doute pas qu'un jour la république ne
+succède à la monarchie. Mais ce jour est loin, et, je vous le dis en
+conscience, dans l'état actuel des esprits et des moeurs, j'aurais
+la république dans ma main, que je me garderais de l'en laisser
+sortir.» Le découragement avait pénétré jusque dans la fraction
+la plus violente du parti. Le journal _la Réforme_ agonisait,
+faute d'abonnés et d'argent, et était à la veille d'interrompre sa
+publication. Les sociétés secrètes, désorganisées, ne comptaient
+guère plus de quinze cents adhérents. Au plus fort de l'agitation des
+banquets, en octobre 1847, un aventurier démagogue qui devait avoir
+son heure de célébrité, M. Caussidière, convoqua à Paris quelques
+meneurs de province pour examiner si l'échauffement des esprits ne
+permettait pas de tenter un mouvement. L'idée, très mal accueillie,
+fut combattue notamment par l'un des chefs les plus influents des
+sociétés secrètes, l'ouvrier Albert, le futur membre du gouvernement
+provisoire. M. Ledru-Rollin, consulté, parut trouver très mauvais
+qu'on eût songé à le mêler à une entreprise aussi insensée; il
+«déclara, d'un ton assez sec, qu'aucune insurrection ne devait
+éclater, et que, par conséquent, il n'en était pas le chef[470]».
+
+[Note 469: Cette publication avait eu du moins cet avantage de
+provoquer l'Essai de Macaulay sur Barrère. En effet, voyageant alors
+en France, Macaulay fut indigné de cette tentative de réhabilitation,
+et il voulut, selon sa propre expression, «faire trembler le vieux
+scélérat dans sa tombe». Il y réussit. Qui ne se souvient de ces
+lignes vraiment vengeresses par lesquelles il termina son Essai: «Il
+n'est pas indifférent qu'un homme revêtu par le public d'un mandat
+honorable et élevé, un homme auquel sa position et ses relations
+semblent donner le droit de parler au nom d'une grande partie de ses
+concitoyens, vienne solliciter notre approbation en faveur d'une
+vie souillée de toutes sortes de vices que ne rachète aucune vertu.
+C'est ce qu'a fait M. Hippolyte Carnot. En cherchant à transformer
+en relique cette charogne jacobine, il nous a forcé à la pendre au
+gibet, et nous osons dire que de la hauteur d'infamie où nous l'avons
+placée, il aura quelque peine à la descendre.»]
+
+[Note 470: Lucien DE LA HODDE, _Histoire des sociétés secrètes de
+1830 à 1848_, p. 378 à 381.]
+
+À plus forte raison ne songeait-on pas à la possibilité d'une
+révolution dans les rangs de l'opposition dynastique. On y avait
+même, au fond, peu d'espoir de vaincre prochainement le ministère.
+«Je dois le dire, a écrit depuis l'un des chefs de ce parti,
+malgré les efforts de toutes les oppositions, malgré l'agitation
+des banquets, malgré le mouvement qui s'opérait visiblement dans
+l'opinion des classes moyennes, je croyais que, pour plusieurs
+années, le roi Louis-Philippe et sa politique triompheraient de
+toutes nos attaques[471].» Peut-être faut-il voir dans cette double
+conviction et de la durée du ministère et de la solidité du trône,
+une explication des violences où se laissèrent entraîner des
+hommes sincèrement attachés à la monarchie. Ils étaient à la fois
+exaspérés de se voir encore si loin du pouvoir et rassurés sur les
+conséquences de la secousse qu'ils donnaient à la machine politique.
+Sur ce dernier point, les principaux d'entre eux ont fait, après
+coup, des aveux significatifs. «Le Roi et ses ministres, a écrit M.
+Odilon Barrot, étaient parvenus à nous faire partager leur fausse
+sécurité; ils nous rendirent, par cela même, moins défiants des
+suites de l'agitation que nous avions dû provoquer pour répondre
+à leur défi[472].» Même langage chez M. Duvergier de Hauranne.
+«L'opposition constitutionnelle a certainement commis une erreur,
+a-t-il dit; elle a cru l'éducation politique du pays plus avancée
+et la monarchie de 1830 plus solidement établie qu'elle ne l'était
+en effet[473].» M. Guizot, de son côté, s'associait à cette sorte
+de _meâ culpâ_ et confessait l'excès de sa confiance. «Ce fut là, à
+cette époque, dit-il dans ses Mémoires, et je suis persuadé qu'ils
+ne me désavoueront pas, l'erreur commune de tous les hommes qui,
+dans les rangs de l'opposition comme dans les nôtres, voulaient
+sincèrement le maintien du gouvernement libre dont le pays entrait
+en possession. Nous avons trop et trop tôt compté sur le bon sens
+et la prévoyance politique que répand la longue pratique de la
+liberté; nous avons cru le régime constitutionnel plus fort qu'il ne
+l'était réellement[474].» Enfin, le vieux roi exilé faisait, peu de
+temps avant sa mort, à M. Cuvillier-Fleury, cette réflexion d'une
+philosophie attristée: «Les gouvernements en France ont plus de
+facilité à s'établir parce qu'ils sont faibles, qu'à durer quand ils
+sont forts. Faibles, tout leur vient en aide. Les bourgeois de Paris
+ne m'auraient pas renversé s'ils ne m'avaient cru inébranlable.»
+
+[Note 471: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._]
+
+[Note 472: _Mémoires posthumes_ de M. Odilon BARROT, p. 505, 506.]
+
+[Note 473: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._]
+
+[Note 474: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 546.]
+
+
+II
+
+Le 28 décembre 1847, les deux Chambres étaient réunies pour entendre
+le discours du trône. Louis-Philippe, visiblement vieilli, fatigué,
+attristé, en fit la lecture d'une voix sourde. Après un début où il
+constatait l'amélioration de la situation économique et annonçait
+divers projets, notamment sur la réduction du prix du sel et sur
+la réforme postale, il passait aux questions étrangères; loin d'y
+appeler la discussion, il se renfermait dans des généralités peu
+contestables et se bornait à exprimer l'espoir de voir maintenir la
+paix de l'Europe et l'ordre intérieur des États; quelques phrases
+étaient dites sur la Suisse, mais le nom de l'Italie n'était même
+pas prononcé. Un court paragraphe était consacré à l'Algérie et
+à la nomination du duc d'Aumale. Venait enfin le passage le plus
+important, celui par lequel le Roi entendait répondre à la campagne
+des banquets; on remarqua qu'en l'abordant, il fit effort pour
+raffermir sa voix. «Plus j'avance dans la vie, disait-il, plus je
+consacre, avec dévouement, au service de la France, au soin de
+ses intérêts, de sa dignité, de son bonheur, tout ce que Dieu m'a
+donné et me conserve encore d'activité et de force. Au milieu de
+l'agitation que fomentent des passions ennemies ou aveugles, une
+conviction m'anime et me soutient: c'est que nous possédons dans la
+monarchie constitutionnelle, dans l'union des grands pouvoirs de
+l'État, les moyens assurés de surmonter tous les obstacles et de
+satisfaire à tous les intérêts moraux et matériels de notre chère
+patrie. Maintenons fermement, selon la Charte, l'ordre social et
+toutes ses conditions. Garantissons fidèlement, selon la Charte, les
+libertés publiques et tous leurs développements. Nous transmettrons
+intact, aux générations qui viendront après nous, le dépôt qui
+nous est confié, et elles nous béniront d'avoir fondé et défendu
+l'édifice à l'abri duquel elles vivront libres et heureuses.» Cette
+fin du discours royal ne manquait pas de grandeur; l'accent en
+avait même quelque chose de touchant dans la bouche d'un souverain
+septuagénaire; la phrase sur la nécessité de «garantir les libertés
+publiques et tous leurs développements» n'était pas d'une politique
+réactionnaire; mais tout cela fut pour ainsi dire inaperçu; on ne
+vit, on ne voulut voir que ces trois mots: _passions ennemies ou
+aveugles_ qui se détachèrent du reste avec un relief extraordinaire.
+
+La sévérité de ce langage indiquait de la part du gouvernement
+l'intention de faire tête à l'opposition. Comme l'écrivait alors
+un officieux, «le ministère relevait le gant qui lui avait été
+jeté». On racontait dans les couloirs de la Chambre que, lors de
+la rédaction du discours, M. Guizot avait répondu à ceux de ses
+collègues qui eussent préféré un ton moins agressif: «Je veux porter
+la guerre dans leur camp», et que le Roi avait ajouté: «C'est à moi,
+à moi personnellement que les banquets se sont attaqués, et nous
+verrons qui sera le plus fort.» Il n'y avait donc pas à s'étonner
+que l'opposition prît ces paroles comme une déclaration de guerre,
+ou plutôt comme l'acceptation de la guerre qu'elle-même avait
+déclarée. Mais elle fit plus; elle feignit d'y voir une provocation
+inattendue, une insulte gratuite, une infraction aux convenances
+constitutionnelles qui ne permettaient pas de mêler le Roi aux
+querelles des partis. De là, dans tous ses journaux, de bruyants
+éclats de colère et d'indignation. Il est difficile de les prendre
+au sérieux et d'y voir autre chose qu'une tactique peu sincère.
+Après tout, ce double qualificatif--_ennemies ou aveugles_--qui
+caractérisait avec tant de justesse le rôle des diverses fractions
+de la gauche, n'avait rien d'excessif ni dans le fond ni dans la
+forme. Sans doute, ce langage était placé dans la bouche du Roi, mais
+ne savait-on pas que le discours du trône devait être regardé comme
+l'oeuvre du cabinet et engageait sa seule responsabilité? Et puis
+vraiment, étaient-ils fondés à se plaindre qu'on ne les traitât pas
+avec assez de ménagements, ceux qui venaient, pendant la campagne des
+banquets, d'accabler d'outrages non seulement le ministère, mais le
+souverain?
+
+Au sortir de la séance royale, les opposants de toutes
+nuances,--gauche, centre gauche, républicains, légitimistes,--se
+réunirent sous la présidence de M. Odilon Barrot. On agita s'il y
+aurait lieu de répondre à ce qu'on appelait la provocation de la
+couronne, par une démission en masse; l'idée fut repoussée, et M.
+de Girardin demeura seul à vouloir résigner son mandat. Mais tous
+se proclamèrent résolus à une lutte à outrance. Le plus vif fut M.
+Thiers, qui, cependant, n'avait pas pris part personnellement aux
+banquets; il déclara «voir dans l'injure jetée du haut du trône à
+l'opposition presque entière un attentat véritable dont le châtiment
+ne devait pas se faire attendre». Quelques jours après, quand la
+Chambre vint, à l'occasion de la mort de Madame Adélaïde, apporter
+ses condoléances au Roi affligé, on remarqua l'abstention de presque
+tous les députés de l'opposition. Les radicaux, naturellement,
+ne pouvaient qu'encourager les dynastiques dans cette attitude
+d'hostilité contre le Roi lui-même. «On n'a pas mesuré, disait le
+_National_, les coups qu'on porte à l'opposition; qu'elle ne mesure
+pas davantage ceux qu'elle rendra... Toute faiblesse serait une
+déchéance. On l'accuse d'être aveugle ou ennemie, qu'elle accepte
+franchement le dilemme: il lui sera facile de prouver qu'elle n'est
+pas aveugle; elle doit avoir le courage de l'autre position et aller
+jusqu'au bout.»
+
+Si, par son accent militant, le discours du trône irritait la gauche,
+il parut, du moins au début, affermir la majorité conservatrice.
+Celle-ci se montra, dans ses premiers votes, plus consistante qu'on
+ne pouvait s'y attendre après les incertitudes de la session de
+1847 et dans l'état de l'esprit public. Lors de la nomination du
+président, des vice-présidents et des secrétaires de la Chambre, les
+candidats du ministère l'emportèrent à une énorme majorité. «Les
+élections du bureau sont triomphantes pour le parti conservateur,
+écrivait M. de Viel-Castel, le 30 décembre 1847, et dépassent les
+espérances. Aussi, ce soir, paraît-on très confiant dans les salons
+ministériels[475].» Quelques jours après, il s'agissait de nommer
+la commission de l'adresse; les neuf élus furent des partisans du
+cabinet. En même temps, arrivait à Paris, le 1er janvier 1848, la
+nouvelle de la reddition d'Abd el-Kader. Ne pouvait-on pas, après
+les tristesses de l'année précédente, la saluer comme un heureux
+présage pour l'année qui commençait et comme un signe que la mauvaise
+veine était enfin épuisée? Sous ces impressions, il se produisait un
+certain rassérènement chez les amis du ministère. «Il y a confiance
+dans le succès», écrivait, le 2 janvier, M. de Barante à un de ses
+amis[476]. Le 6, le duc de Broglie mandait à son fils: «La situation
+ici est bonne, sans être excellente. La majorité est très bien
+ralliée... Il y a néanmoins toujours du trouble au fond des esprits.
+Les événements de l'année dernière ont laissé leurs traces, et la
+majorité, quand elle se sent solidement établie, recommence à rêver
+des projets de réforme et à chercher ce qu'elle pourra faire pour
+démolir un peu quelque chose. Les bourses sont vides, les économies
+sont consommées, le crédit et la confiance se rétablissent lentement
+et péniblement. Il y aura du tirage pendant toute la session. M.
+Guizot est content, confiant comme à son ordinaire. Duchâtel est
+bien, mais il a moins d'ardeur et d'entrain. Le reste du ministère
+paraît de bonne espérance et de bonne humeur[477].»
+
+[Note 475: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._]
+
+[Note 476: _Documents inédits._]
+
+[Note 477: _Ibid._]
+
+
+III
+
+Suivant l'usage, la Chambre des pairs discuta la première son
+adresse: elle le fit avec une ampleur inaccoutumée et n'y consacra
+pas moins de huit séances, du 10 au 18 janvier. Au début et à la
+fin, il fut question de la politique intérieure; mais, en dépit des
+excentricités tapageuses de MM. d'Alton-Shée et de Boissy, cette
+partie du débat n'eut pas grande importance; on sentait que, sur ce
+sujet, les paroles décisives seraient dites dans une autre enceinte.
+La discussion sur les affaires extérieures eut plus d'éclat et mérite
+qu'on s'y arrête.
+
+On commença par l'Italie. M. de Montalembert et M. Pelet de la
+Lozère ayant reproché au gouvernement de s'être montré trop «tiède»
+envers Pie IX, trop favorable à l'Autriche, et d'avoir ainsi aliéné
+à la France les sympathies des Italiens, M. Guizot saisit avec
+empressement l'occasion qui lui était offerte de faire la lumière
+sur une politique jusqu'alors mal connue. Ses premiers mots furent
+pour s'attaquer de front à un préjugé alors très répandu, même dans
+une partie des conservateurs; ce préjugé n'admettait pas que la
+France libérale pût, sans commettre une sorte d'apostasie, devenir,
+dans quelque combinaison diplomatique, l'alliée d'une «puissance
+absolutiste[478]». «On fait, dit le ministre, retentir les mots
+_puissances absolutistes, Sainte-Alliance_, pour me placer et vous
+placer vous-mêmes d'avance sous le joug des sentiments que ces mots
+réveillent. Je repousse ces fantômes qu'on rassemble autour de notre
+politique; j'écarte ces entraves dont on prétend la charger. Je me
+félicite plus que personne de vivre dans un État constitutionnel
+et dans un pays libre; mais les États constitutionnels et les pays
+libres ont besoin comme les autres que leur politique aussi soit
+libre, qu'elle puisse s'éloigner ou se rapprocher de telle ou telle
+combinaison, s'isoler ou se concerter avec telle ou telle puissance,
+choisir enfin et agir suivant l'intérêt seul du pays, dans la
+circonstance où elle est appelée à agir. Le gouvernement de Juillet
+possède très légitimement cette liberté, car il l'a conquise à la
+sueur de son front... Il est bien en droit de choisir librement sa
+politique, sans qu'on puisse le soupçonner de déserter quelqu'un des
+grands intérêts qu'il a si fermement défendus. Au nom du gouvernement
+que j'ai l'honneur de représenter, je réclame et je pratique cette
+liberté nécessaire; et, en agissant ainsi, je crois mieux servir la
+révolution de Juillet, je crois être plus fier pour elle et plus
+confiant dans ses destinées que ceux qui veulent la cantonner dans
+je ne sais quelle politique fatale, lui interdisant telle ou telle
+combinaison, tel ou tel mouvement dans la sphère où se meuvent
+les grands États[479].» Après ce préambule, le ministre exposa sa
+politique italienne telle que nous l'avons vue à l'oeuvre, à la fois
+favorable aux réformes régulières et en garde contre les prétentions
+révolutionnaire et belliqueuses. Il ne méconnaissait pas qu'une telle
+sagesse avait pu déplaire aux Italiens. «Il m'est arrivé, dit-il, de
+sacrifier la popularité en France pour servir ce que je regardais
+comme la bonne cause et l'intérêt bien entendu de mon pays; je
+n'hésiterais pas davantage à le faire en Italie. Je peux regretter
+la popularité; la rechercher, jamais.» À ceux qui lui reprochaient
+d'avoir été trop «tiède» envers Pie IX, il répondit en parlant
+magnifiquement du pontife réformateur et du catholicisme[480].
+Enfin, pour montrer que sa politique avait été bien réellement celle
+qu'il venait d'exposer, il termina en lisant, sans commentaire, l'une
+des nombreuses lettres qu'il avait écrites à M. Rossi[481]. Cette
+simple lecture eut un effet considérable. Ce fut comme une révélation
+inattendue pour tous ceux qui, sur la foi des journaux, s'étaient
+fait une idée si fausse de la conduite suivie en Italie. Les orateurs
+qui, comme M. Cousin, s'apprêtaient à critiquer cette conduite,
+se sentirent désarmés, et la Chambre n'eut plus qu'une pensée:
+s'associer aux idées exprimées par le ministre, en en prenant acte;
+elle se trouva unanime à voter un paragraphe additionnel, témoignant
+sympathie et sollicitude pour le Saint-Père et pour ses imitateurs.
+
+[Note 478: Dans un article publié par la _Revue des Deux Mondes_,
+le 1er janvier 1848, un député de la majorité, M. de Morny, se
+demandait si, pour remplacer l'alliance anglaise, la France devait
+«rechercher d'autres alliances et s'empresser de donner des gages à
+ces nouvelles amitiés». Il répondait: «Non.» Il reconnaissait sans
+doute la nécessité de respecter les traités; mais il ajoutait: «Cela
+fait, n'oublions jamais que nous sommes une puissance libérale, que
+notre gouvernement est né d'une révolution... Si nous étions tentés
+de l'oublier, le pays nous en ferait bientôt ressouvenir. N'imitons
+pas ces parvenus qui, rougissant de leur origine, finissent par être
+odieux à leurs familles plébéiennes et méprisés par le monde nouveau
+où ils tentent de s'introduire.»]
+
+[Note 479: C'étaient là des vérités que ne contesterait aujourd'hui
+aucun homme politique sérieux. M. Thiers, qui, par entraînement
+d'opposition, usait, en 1847, de l'argument combattu par M. Guizot,
+en a fait justice lui-même plus tard, quand il l'a rencontré dans
+la bouche des ministres de Napoléon III; à ceux-ci, prétendant que
+l'Empire était tenu, à raison de son principe, de se mettre toujours,
+en Europe, du côté des nationalités, il a répondu, avec l'impatience
+du bon sens se heurtant à une niaiserie dangereuse: «En politique, il
+faut se mettre du côté de ses intérêts. Si on rencontre son principe
+sur son chemin, tant mieux; si on le trouve contre soi, tant pis.»
+C'était, sous une forme plus vive et, en quelque sorte, plus brutale,
+la même idée qu'avait exprimée M. Guizot.]
+
+[Note 480: «Le Pape, dit M. Guizot, a fait une grande chose,
+une chose qui, depuis bien des siècles peut-être, n'était venue
+spontanément dans la pensée d'aucun souverain. Il a entrepris
+volontairement, sincèrement, la réforme intérieure de ses États... À
+ce titre seul, une immense confiance lui est due... Mais qu'est-ce
+qui manque, en général, à la plupart des grands réformateurs? Un
+point d'arrêt, un principe de résistance... Il y a, grâce à Dieu,
+dans la situation du Pape, à côté d'un principe admirable et puissant
+de réforme, un principe admirable et puissant de résistance... Je
+sais bien que les révolutionnaires sont arrogants; je sais qu'ils
+font bon marché de la religion, du catholicisme, de la papauté;
+qu'ils se figurent qu'ils enlèveront tout cela comme un torrent. Ils
+l'ont essayé plus d'une fois; ils ont cru qu'ils avaient emporté ces
+vieilles grandeurs de la société humaine; elles ont reparu derrière
+eux; elles ont reparu plus grandes qu'eux. Ce qui a surmonté le
+pouvoir de la Révolution française et de Napoléon surmontera bien les
+fantaisies de la jeune Italie.»]
+
+[Note 481: La lettre lue par M. Guizot était du 27 septembre 1847;
+j'en ai cité ailleurs quelques passages. (Cf. plus haut, p. 259 et
+260.) Le ministre aurait pu, du reste, aussi bien lire plusieurs
+autres de ses lettres.]
+
+Après l'Italie, la Suisse. Attaquée par M. Pelet de la Lozère, la
+politique suivie par le ministère dans le conflit de la Diète et du
+Sonderbund eut la chance d'être défendue par M. le duc de Broglie,
+qui la connaissait pour en avoir été l'un des principaux agents.
+Celui-ci exposa, avec la précision et l'autorité habituelles de sa
+parole, la situation respective des cantons, les attentats de la
+Diète, le droit des puissances à se mêler de cette affaire, les
+efforts faits par la France pour arrêter le mal sans cependant se
+laisser entraîner dans une intervention armée. Il ne put sans doute
+dissimuler l'échec final: «Le temps a manqué, dit-il tristement, et
+Dieu a permis que l'iniquité triomphât.» Sur l'action diplomatique
+qui se continuait, il garda la plus grande réserve; évidemment le
+gouvernement n'était pas pressé de mettre une opinion si prévenue
+contre tout ce qui lui paraissait avoir un air de Sainte-Alliance,
+dans la confidence des négociations alors suivies avec le comte
+Colloredo et le général de Radowitz. M. de Broglie se borna à
+déclarer que «si le gouvernement n'avait pas réussi dans son oeuvre
+de pacification, il avait du moins posé par là les bases d'une
+entente durable entre les puissances médiatrices».
+
+Ce discours, d'un sens politique si haut et si mesuré, avait fait
+excellente impression, et la question paraissait vidée, quand M. de
+Montalembert monta à la tribune. Dès ses premiers mots, il apparut
+que ce n'était plus l'opposant venant chercher querelle au cabinet
+ni même le chef du parti catholique apportant une doléance purement
+religieuse. Préludant au rôle qui allait devenir le sien dans
+les assemblées républicaines, l'orateur se plaçait au-dessus des
+divisions d'écoles ou de groupes et parlait au nom de la société
+menacée. «Je tiens, dit-il, qu'on ne s'est battu, en Suisse, ni
+pour ni contre les Jésuites, ni pour ni contre la souveraineté
+cantonale; on s'est battu contre vous et pour vous. (_Sensation._) Et
+voici comment: on s'est battu pour la liberté sauvage, intolérante,
+irrégulière, hypocrite, contre la liberté tolérante, régulière,
+légale et sincère, dont vous êtes les représentants et les défenseurs
+dans le monde. (_Très bien!_)... Ainsi donc, je ne viens pas parler
+pour des vaincus, mais à des vaincus, vaincu moi-même à des vaincus,
+c'est-à-dire aux représentants de l'ordre social, de l'ordre
+régulier, de l'ordre libéral, qui vient d'être vaincu en Suisse et
+qui est menacé dans toute l'Europe par une nouvelle invasion de
+barbares.» (_Sensation._) Et alors, en traits de feu, il faisait un
+tableau de toutes les infamies commises en Suisse, montrant partout
+«l'abus de la force, l'étouffement de la liberté, la violation
+de la foi jurée, la supériorité du nombre érigée en dogme et le
+mensonge servant d'arme et de parure à la violence». Lord Palmerston
+n'était pas oublié, et sa conduite était flétrie. Jamais parole
+plus vengeresse n'avait consolé la conscience publique attristée
+des défaites du bon droit. L'orateur insistait principalement sur
+ce que la bataille perdue en Suisse était la même qui se livrait
+en France. Il rappelait les banquets démagogiques fraternisant avec
+les vainqueurs du Sonderbund; il signalait également l'évocation
+des pires souvenirs révolutionnaires, l'éclosion d'apologies
+terroristes auxquelles on assistait depuis un an. À M. de Lamartine
+qui avait dit: «Nous ne voulons pas rouvrir le club des jacobins!»
+il répondait: «Il est trop tard; le club des jacobins est déjà
+rouvert, non pas en fait et dans la rue, mais dans les esprits, dans
+les coeurs, du moins dans certains esprits égarés par des sophismes
+sanguinaires, dans certains coeurs dépravés par ces exécrables romans
+qu'on décore du nom d'histoire et où l'apothéose de Voltaire sert
+d'introduction à l'apologie de Robespierre.» (_Approbation énergique
+et prolongée._) Puis, comme s'il avait eu une intuition prophétique
+de tout ce que devait être le radicalisme dans la seconde moitié du
+siècle, il s'écriait: «Savez-vous ce que le radicalisme menace le
+plus? Ce n'est pas au fond le pouvoir: le pouvoir est une nécessité
+de premier ordre pour toutes les sociétés; il peut changer de mains,
+mais, tôt ou tard, il se retrouve debout; il ne périt jamais tout
+entier. Ce n'est pas même la propriété: la propriété peut changer
+de mains, mais je ne crois pas encore à son anéantissement ou à sa
+transformation. Mais savez-vous ce qui peut périr chez tous les
+peuples? C'est la liberté. (_C'est vrai! Approbation._) Ah! oui,
+elle périt, et pendant de longs siècles elle disparaît. Et, pour ma
+part, je ne redoute rien tant, dans le triomphe de ce radicalisme,
+que la perte de la liberté. (_Très bien!_) Qu'on ne vienne pas dire
+que le radicalisme, c'est l'exagération du libéralisme; non, c'en
+est l'antipode, c'est l'extrême opposé; le radicalisme n'est que
+l'exagération du despotisme, rien autre chose! (_Très bien!_) et
+jamais le despotisme n'affecta une forme plus odieuse. La liberté,
+c'est la tolérance raisonnée, volontaire; le radicalisme, c'est
+l'intolérance absolue qui ne s'arrête que devant l'impossible... La
+liberté consacre les droits des minorités, le radicalisme les absorbe
+et les anéantit.» Faisant alors un retour sur lui-même, l'orateur
+rappelait combien il avait toujours aimé la liberté. «La liberté!
+Ah! je peux le dire sans phrase, elle a été l'idole de mon âme.
+(_Mouvement._) Si j'ai quelque reproche à me faire, c'est de l'avoir
+trop aimée, aimée comme on aime quand on est jeune, c'est-à-dire
+sans mesure, sans frein. Mais je ne me le reproche pas, je ne le
+regrette pas; je veux continuer à la servir, à l'aimer toujours,
+à croire en elle toujours! (_Très bien!_) Et je crois ne l'avoir
+jamais plus aimée, jamais mieux servie qu'en ce jour où je m'efforce
+d'arracher le masque à ses ennemis qui se parent de ses couleurs, qui
+usurpent son drapeau pour la souiller, pour la déshonorer.» (_Marques
+unanimes et prolongées d'assentiment._) Devant un tel péril, M.
+de Montalembert n'avait pas grand coeur à s'arrêter longtemps aux
+petites critiques qu'il pouvait avoir à faire sur la conduite du
+cabinet; aussi se hâtait-il de laisser les ministres pour s'adresser
+au pays. «La France, disait-il en terminant, se trouve dans la
+situation que voici: le drapeau que vous avez vaincu à Lyon, en 1831
+et en 1834, ce drapeau-là est aujourd'hui relevé de l'autre côté du
+Jura (_sensation_), et, ce qui est bien plus grave, il y est appuyé
+par l'Angleterre! À l'intérieur, vous avez ce que vous n'aviez ni
+en 1831, ni en 1834, des sympathies avouées, publiques, croissantes
+pour la Convention et la Montagne... Je ne demande aucune mesure
+d'exception... Je demande que les honnêtes gens ouvrent les yeux...,
+qu'ils s'arment d'une triple résolution à l'encontre des ennemis
+intérieurs et extérieurs qui nous menacent... Ne souffrons pas que
+les méchants aient seuls le monopole de l'énergie de l'audace...
+Que les honnêtes gens aient aussi l'énergie du bien... Que ce soit
+le principe de l'union entre nous tous qui voulons, au fond, la
+même chose: la liberté, l'ordre, la paix. Veillons surtout sur la
+liberté... N'oublions pas que cette liberté vient d'être immolée en
+Suisse, qu'elle a été trahie par l'Angleterre, mais que la France
+a pour destinée d'en être à jamais le drapeau et la sauvegarde.»
+(_Acclamations prolongées._)
+
+On se ferait difficilement une idée de l'effet produit par ce
+discours sur la Chambre haute. Ces vieux routiers de la politique,
+qu'on pouvait croire cuirassés contre toutes les émotions oratoires
+et qui étaient d'ailleurs habitués plus à contredire qu'à suivre M.
+de Montalembert, furent étrangement secoués, bouleversés, entraînés
+par sa parole. Presque à chaque phrase, c'étaient des frémissements,
+des trépignements, des bravos. Jamais on n'avait vu la vénérable
+assemblée dans un tel état de surexcitation[482]. Quand l'orateur
+revint à sa place, presque tous les pairs, et parmi eux M. le duc de
+Nemours, se précipitèrent pour le féliciter. M. Guizot, qui devait
+lui succéder à la tribune, renonça à la parole. «Je ne partage pas,
+dit-il, toutes les idées exprimées par l'honorable préopinant; je
+n'accepte point les reproches qu'il a adressés au gouvernement.
+Mais il a dit trop de grandes, bonnes et utiles vérités, et il les
+a dites avec un sentiment trop sincère et trop profond, pour que je
+veuille élever, en ce moment, un débat quelconque avec lui. Je ne
+mettrai pas, à la suite de tout ce qu'il vous a dit, une question
+purement politique, et encore moins une question personnelle.»
+Le calme ne parvenant pas à se rétablir, il fallut suspendre la
+séance pendant quelque temps. Quand elle fut reprise, M. le comte
+de Saint-Priest, encore tout ému, demanda que la Chambre ordonnât
+l'impression du discours. Cette proposition eût été probablement
+votée d'enthousiasme, si le président n'eût rappelé les articles du
+règlement qui interdisaient toute mesure de ce genre.
+
+[Note 482: Un journal peu suspect de sympathie pour l'orateur,
+qu'il traite de «sacristain», le National, fait ce tableau de la
+séance: «Nous voudrions raconter froidement la séance incroyable à
+laquelle nous avons assisté; froidement, si cela est possible... Il
+était réservé à M. de Montalembert d'exciter parmi ses collègues
+une de ces violentes émotions contre lesquelles nous les croyions
+garantis. Il peut être fier de son succès, qui dépasse tout ce que
+son orgueil avait pu rêver. Personne n'avait encore remué à ce point
+les pupitres, les couteaux de bois et les poitrines de la pairie. Ce
+n'était pas de l'agitation, mais des transports. Ce n'étaient pas des
+spasmes, mais une sorte de fièvre chaude. Les cris, les bravos, les
+trépignements servaient de cortège aux effusions de son éloquence.
+Passionné lui-même jusqu'au délire, il a jeté, sur tous les bancs,
+des courants d'électricité qui les faisaient bondir.»]
+
+L'émotion ne demeura pas renfermée dans l'enceinte du Luxembourg.
+«L'effet, notait un observateur, n'a guère été moins grand au dehors
+que dans la Chambre des pairs; c'est un véritable événement[483].»
+Tous les journaux, même les plus hostiles à M. de Montalembert,
+étaient obligés de constater son immense succès[484]. M. Marrast
+ne cachait pas à M. Louis Veuillot son admiration et exprimait le
+regret que le parti républicain «n'eût pas un _enragé éloquent_ comme
+celui-là[485]». M. Doudan écrivait à un de ses amis: «J'aurais mieux
+aimé que ce fût un autre que M. de Montalembert qui eût ce grand
+succès. La Chambre des pairs en a été comme folle d'admiration durant
+plusieurs heures[486].» M. Sainte-Beuve, dans ses notes, tout en se
+défendant contre les idées développées dans ce discours, ne pouvait
+s'empêcher de constater «l'enthousiasme sans exemple qu'il excitait
+dans les salons et qui n'était qu'un reflet affaibli de celui qu'il
+avait excité dans la haute Chambre[487]».
+
+[Note 483: _Journal inédit du baron de Viel-Castel_, à la date du 15
+janvier 1848.]
+
+[Note 484: Le _Journal des Débats_ déclarait que «l'effet produit
+par le discours était peut-être unique dans notre histoire
+parlementaire». Le _Constitutionnel_ disait: «Sans proclamer, comme
+on l'a fait, M. de Montalembert le plus grand orateur des temps
+modernes, nous reconnaîtrons volontiers qu'il a déployé un grand
+talent pour la défense d'une détestable cause.» On lisait dans la
+_Presse_: «L'aiglon s'est fait aigle et s'est élevé à une hauteur où
+l'amitié la plus complaisante ne le supposait pas capable d'arriver.
+Peu d'hommes de tribune ont compté dans leur vie un succès aussi
+complet.»]
+
+[Note 485: _Mélanges_, par Louis VEUILLOT, t. IV, p. 74.]
+
+[Note 486: X. DOUDAN, _Mélanges et lettres_, t. II, p. 147.]
+
+[Note 487: _Les Cahiers de Sainte-Beuve_, p. 70.]
+
+Une impression si extraordinaire ne tenait pas seulement à
+l'éloquence de l'orateur, bien qu'il se fût élevé à des hauteurs
+qu'il n'avait pas encore atteintes; elle ne tenait pas à sa passion,
+bien qu'elle n'eût jamais été aussi entraînante. Elle tenait surtout
+à ce qu'il venait de répondre à l'angoisse, jusque-là plus ou moins
+inconsciente, qui oppressait alors les âmes. Il avait éclairé, comme
+d'une lueur tragique, l'abîme vers lequel la France se sentait
+poussée, en même temps qu'il essayait de réveiller le courage un peu
+endormi de ceux que cet abîme épouvantait. C'était vraiment le cri
+d'alarme et le cri de guerre de la société en péril qu'il se trouvait
+avoir poussés.
+
+La discussion de l'adresse se prolongea, quelques jours encore, sans
+incident remarquable. Au vote sur l'ensemble, la minorité fut de 23
+voix: le chiffre parut élevé pour la Chambre des pairs.
+
+
+IV
+
+Le débat du Luxembourg avait pu un moment attirer l'attention par le
+talent des orateurs; mais le résultat n'en avait jamais été douteux
+pour personne. C'est au Palais-Bourbon que devait se livrer la grande
+bataille. Plus on en approchait, plus l'opinion se montrait nerveuse
+et inquiète. Le chroniqueur politique de la _Revue des Deux Mondes_,
+alors favorable au ministère, écrivait le 15 janvier: «Le cabinet
+ne peut se dissimuler qu'il règne, dans l'opinion publique, et même
+dans l'esprit de beaucoup de ses amis, une sorte de panique, d'autant
+plus dangereuse qu'elle est indéterminée.» Le _Journal des Débats_
+constatait lui-même, le 20 janvier, les rumeurs alarmantes qui de
+nouveau circulaient et se propageaient partout, sans qu'on en pût
+saisir l'origine. «Des gens, ajoutait-il, viennent vous dire, d'un
+air mystérieux que la situation est bien tendue. À voir certaines
+figures, à entendre certains discours, on croirait, pour parler le
+langage révolutionnaire, que nous sommes à la veille d'une journée...
+Il en reste, dans l'esprit public, une inquiétude vague. La Bourse
+baisse, et l'on finit par croire qu'il y a quelque chose, quoique
+personne ne puisse dire ce qu'il y a.» Faut-il croire que l'idée
+d'une révolution prochaine commençait à se présenter à certains
+esprits? Le roi des Belges, observateur perspicace, au coeur un peu
+sec, disait, vers cette époque, au duc régnant de Saxe-Cobourg:
+«Mon beau-père sera sous peu chassé comme Charles X. La catastrophe
+éclatera inévitablement en France, et, par suite de cela, en
+Allemagne[488].»
+
+[Note 488: _Aus meinem Leben und aus meiner Zeit_, von ERNST II,
+herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 193.]
+
+Contrairement à l'usage, la Chambre des députés ne commença pas par
+discuter son adresse. La gauche voulut avoir auparavant, en guise
+de prologue, une séance de scandale, ce qu'on appelait dans la
+session précédente une «séance de corruption». Il lui parut qu'après
+avoir été réduit à défendre sa moralité contre des accusations
+outrageantes, le ministère apporterait moins d'autorité dans les
+grands débats politiques. Or, par une continuation de cette sorte de
+malechance mystérieuse qui pesait, depuis un an, sur le gouvernement,
+il venait précisément de se faire, au cours d'un procès privé, une
+révélation qui fournissait aux opposants une arme redoutable. Voici
+les faits tels qu'ils furent alors jetés aux quatre vents de la
+publicité par les intéressés eux-mêmes. M. Petit, ex-receveur des
+finances à Corbeil, était en procès avec sa femme, à laquelle il
+reprochait des relations coupables avec M. Bertin de Vaux, pair de
+France et l'un des propriétaires du _Journal des Débats_; accusé à
+son tour d'avoir obtenu sa recette particulière grâce à la protection
+de l'homme qu'il présentait comme l'amant de sa femme, il fit rédiger
+par son avocat, M. Bethmont, député de la gauche, un mémoire destiné
+à sa justification, ou plutôt à sa vengeance. Ce mémoire ne pouvait
+nier l'entremise de M. Bertin, mais il exposait que M. Petit avait
+été nommé après avoir procuré au gouvernement, qui en avait besoin
+pour acquitter certaines promesses, la démission de plusieurs membres
+de la cour des comptes, et qu'il avait dédommagé ces derniers à
+prix d'argent, soit par une somme une fois payée, soit par une
+rente viagère. Ces marchés remontaient à 1841 et 1844; circonstance
+aggravante, ils avaient été négociés dans le cabinet de M. Génie,
+chef du secrétariat particulier de M. Guizot. Averti à l'avance de
+la publication du mémoire, et en pressentant le très fâcheux effet,
+le gouvernement essaya de l'empêcher; il n'y réussit pas. Le mémoire
+fut lancé le 4 janvier, et l'un des premiers exemplaires fut remis
+au _National_, qui se hâta de reproduire les faits, en criant au
+scandale et à la corruption. On devine quel écho un pareil cri
+pouvait rencontrer dans une opinion encore tout émue des tristes
+débats de la session de 1847. Il paraît bien que ces achats de
+démission n'étaient pas chose nouvelle; il y en avait eu soit avant,
+soit depuis 1830, et sous les ministères les plus divers[489]. Leur
+légalité avait même été débattue devant les tribunaux, et certains
+arrêts l'avaient admise. L'expédient avait semblé parfois utile pour
+corriger certains effets de l'inamovibilité et assurer une sorte
+de retraite à des fonctionnaires âgés et infirmes. Peut-être les
+souvenirs de la vénalité des charges avaient-ils empêché de bien voir
+le vice de semblables pratiques. Mais il n'en restait pas moins que
+c'était un abus, et qu'un gouvernement faisait fâcheuse figure quand
+il se laissait surprendre la main dans de pareils brocantages. Les
+amis du cabinet s'en rendaient bien compte. «Cela produit beaucoup
+d'effet, écrivait l'un d'eux; les conservateurs se sentent mal à
+l'aise, et M. Guizot lui-même est très préoccupé[490].»
+
+[Note 489: Une note, trouvée dans les papiers de M. Guizot et publiée
+par la _Revue rétrospective_, n'en relevait pas moins de vingt et un
+entre 1821 et 1844.]
+
+[Note 490: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._]
+
+L'«affaire Petit», comme on disait alors, fut discutée le 21 janvier,
+à la Chambre des députés, sur une interpellation de M. Odilon Barrot.
+La veille, le ministère, pour marquer l'attitude qu'il entendait
+prendre, avait déposé un projet interdisant et réprimant les
+démissions données à raison d'une compensation pécuniaire. L'attaque
+fut vive. M. Odilon Barrot s'indigna avec une solennité déclamatoire;
+M. Dupin protesta au nom de la dignité de la magistrature; M. Dufaure
+fut l'adversaire le plus redoutable, très âpre sous son apparente
+modération. Derrière ces chefs d'emploi, s'agitait bruyamment le
+choeur des interrupteurs, manifestant, par ses gestes, par ses cris,
+par ses injures, le dégoût, le mépris, l'horreur que lui inspirait
+un gouvernement si corrompu. La tactique était visiblement de faire
+concentrer tous les coups sur le président du conseil. L'opposition
+voulait profiter de ce que le marché avait été fait dans le cabinet
+de M. Génie et, en quelque sorte, sous les yeux de M. Guizot,
+pour atteindre ce dernier dans son renom, jusqu'alors incontesté,
+d'austérité. «On veut l'abattre à force de clameurs», écrivait M. de
+Barante[491]. Mais M. Guizot n'était pas de ceux auxquels on faisait
+ainsi courber la tête. Il répondit avec une hauteur attristée. Sans
+discuter le détail des faits, sans plaider l'ignorance personnelle,
+sans opposer scandale à scandale par l'étalage de ce qui avait été
+fait sous d'autres ministères, il se borna à affirmer que l'abus
+était ancien, mais il reconnut que c'était un abus, annonça sa
+résolution de le proscrire à l'avenir, et déclara que, depuis plus
+de deux ans déjà, il avait cessé. Il ne se plaignait pas «de voir de
+nouvelles susceptibilités morales s'introduire dans les moeurs, de
+voir tomber devant la publicité, devant l'élévation croissante des
+sentiments, des usages longtemps tolérés». Il demandait seulement
+que ce progrès ne rendît pas injuste envers le passé. De la part de
+l'opposition, sans doute, il savait n'avoir pas à attendre d'équité.
+«Cependant, ajoutait-il, en présence d'hommes qui ont voué leur vie
+entière à la cause de l'ordre et des libertés du pays,... en présence
+d'hommes que jamais, dans la pensée même de leurs adversaires, aucun
+intérêt personnel, autre que celui du pouvoir dont ils sont chargés,
+n'a fait agir, il me semble que ce qui se passe aujourd'hui devant
+vous dépasse la limite ordinaire des atteintes portées à la justice
+ou à la vérité... Je n'ai pas un mot de plus à dire à l'opposition.
+Quant à mes amis, ce n'est pas moi qui les découragerai jamais
+d'être aussi vigilants et aussi exigeants qu'ils le pourront dans
+la cause de la moralité publique et privée... Je demande seulement
+au parti conservateur de se souvenir toujours que les hommes qu'il
+honore de sa confiance ont recueilli de nos temps orageux un héritage
+très mêlé... Nous travaillons incessamment à régler, à épurer cet
+héritage... S'il a la confiance que c'est là ce que nous faisons,
+qu'alors il se souvienne que l'oeuvre est très difficile, quelquefois
+très amère, et que nous avons besoin de n'être pas un instant
+affaiblis dans ce rude travail. Nous avons besoin que le parti
+conservateur voie toujours les choses exactement comme elles sont,
+sans faiblesse et sans charlatanerie. Nous avons besoin qu'il nous
+soutienne de toute sa force. Si le moindre affaiblissement devait
+nous venir de lui dans la tâche difficile que nous poursuivons, je
+n'hésite pas à dire que, pour mon compte et pour celui de mes amis,
+nous ne l'accepterions pas un instant.» Ainsi mise en demeure, la
+Chambre ne manqua pas au cabinet; par 225 voix contre 146, elle
+déclara sa «confiance dans la volonté exprimée par le gouvernement et
+dans l'efficacité des mesures qui devaient prévenir le retour d'un
+ancien et regrettable abus».
+
+[Note 491: Lettre du 21 janvier 1848. (_Documents inédits._)]
+
+La victoire paraissait complète. M. Guizot s'était tiré avec habileté
+et dignité d'une situation difficile. Force était cependant d'avouer
+que le ministère sortait affaibli de ce débat. Tout en votant pour
+lui et en étant convaincue que ses accusateurs eussent fait pis
+encore, la majorité n'avait pas caché sa tristesse. Il est toujours
+fâcheux, pour un gouvernement, d'avoir à se défendre contre de telles
+attaques, fût-il absolument innocent, ce qui n'était pas alors le
+cas[492]. Toutefois l'opposition dynastique, qui avait mené cette
+campagne avec tant de passion, avait-elle sujet de se féliciter du
+résultat? Le discrédit qu'elle avait cherché à faire tomber sur
+le cabinet rejaillissait sur le régime tout entier, sur la classe
+gouvernante sans distinction de gauche ou de droite. De pareilles
+journées ne profitaient en réalité qu'aux révolutionnaires et aux
+socialistes.
+
+[Note 492: M. Doudan écrivait au prince de Broglie, au sujet de cette
+discussion: «C'est un bruit terrible pour une omelette au lard.
+J'en ai voulu à la majorité d'avoir permis que M. Guizot subît la
+nécessité de s'expliquer devant la Chambre sur ces misères. Il y
+a des choses qui ne sont rien et qui sont indéfendables devant le
+pédantisme d'un public, même d'un public qui ferait la même chose et
+plus, toute la journée; mais la majorité, tout en votant bien, s'est
+passé la fantaisie de prendre de grands airs attristés sur l'horreur
+de donner des places dans une vue politique.» (_Mélanges et lettres_,
+t. II, p. 148.)]
+
+
+V
+
+Le lendemain même de l'orageux débat sur l'«affaire Petit», la
+Chambre des députés commençait la discussion de son adresse. La
+première bataille, qui ne dura pas moins de trois jours[493], porta
+sur la question financière. D'ordinaire cette question était
+renvoyée au budget. Mais les meneurs croyaient qu'elle fournissait,
+cette année, un terrain d'attaque exceptionnellement favorable, et
+ils étaient impatients d'en profiter. On se rappelle, en effet,
+le contre-coup fâcheux qu'avait eu sur les finances la mauvaise
+récolte de 1846[494]. Depuis lors, sans doute, la situation s'était
+notablement améliorée: l'excellente récolte de 1847 avait ramené
+l'abondance et le bas prix des subsistances; plus aucune crainte
+d'embarras monétaires; les affaires étaient redevenues actives; le
+revenu des contributions indirectes, en recul assez marqué pendant
+le premier semestre de 1847, avait repris sa marche en avant pendant
+le second, si bien que le résultat total de l'année se trouvait à
+peu près égal à celui de 1846: fait d'autant plus remarquable que
+le malaise persistait en Belgique, en Hollande, en Allemagne, en
+Angleterre surtout, où le déchet des impôts indirects pour 1847
+n'était pas moindre de 55 millions. Toutefois, si la crise économique
+semblait à sa fin, les difficultés qui en étaient résultées pour
+nos finances n'avaient pu disparaître aussi vite; c'étaient ces
+difficultés dont l'opposition croyait pouvoir se faire une arme
+contre le cabinet.
+
+[Note 493: Séances des 24, 25 et 26 janvier 1848.]
+
+[Note 494: Voir plus haut, ch. I, § IV.--Cf. du reste, sur l'histoire
+financière de la monarchie de Juillet, t. III, ch. V, § V; t. IV, ch.
+V, § _XII_; t. V, ch. I, § X; t. VI, ch. II, § III.]
+
+M. Thiers mena l'attaque. Pendant deux jours entiers, il fut presque
+constamment sur la brèche, critiquant, répliquant, interrompant, avec
+une verve qui ne faiblit pas un moment. Il excellait à illuminer, à
+animer, à vivifier ces matières d'ordinaire assez ternes, lourdes et
+arides. Si habile discuteur qu'il fût, il trouva un contradicteur
+capable de lui tenir tête; ce fut M. Duchâtel, qui se surpassa en
+cette circonstance, moins brillant que M. Thiers, mais non moins
+lumineux et d'une doctrine financière plus sûre, plus large et plus
+neuve. Quand, par exemple, M. Thiers déclarait l'épargne française
+incapable de fournir, sans tarir les sources où s'alimentaient
+le commerce et l'industrie, les 300 millions que l'État et les
+compagnies s'apprêtaient à lui demander annuellement pour les
+travaux de chemins de fer, il était singulièrement en retard, et
+sa conclusion, qui tendait à ralentir la construction de notre
+réseau ferré, eût été désastreuse. Quand, au contraire, M. Duchâtel
+rappelait qu'on pouvait alléger les charges de l'État, non seulement
+en diminuant ses dépenses, mais aussi en accroissant ses ressources;
+quand il soutenait que certaines dépenses étaient fécondes, et
+qu'il exposait les avantages de la politique financière du «faire
+valoir», son idée était juste, à condition d'être appliquée avec
+mesure et de ne pas servir d'excuse au gaspillage. Tout le discours
+de M. Thiers tendait à présenter la situation comme dangereuse et
+très gravement compromise par ce qu'il appelait les «folies de la
+paix»: à son avis, avec des finances aussi engagées, il eût fallu
+être garanti contre tout péril de guerre; or il croyait qu'on ne
+l'était plus depuis les mariages espagnols; aussi terminait-il par ce
+coup de tocsin: «Je quitte cette tribune, profondément alarmé.» M.
+Duchâtel répondait que «la situation financière commandait une grande
+prudence, une salutaire réserve, mais qu'elle ne devait pas inspirer
+le découragement». Il se croyait sûr de «pouvoir conduire à bien,
+sans dommage et sans péril pour le pays, les grandes entreprises
+commencées».
+
+Entre le pessimisme de M. Thiers et l'optimisme relatif de M.
+Duchâtel, que faut-il croire? La vérité est qu'on était alors
+en train de réparer les suites de la crise de 1847: ce travail
+de réparation, analogue à celui que le gouvernement de Juillet
+avait déjà mené à bonne fin après 1830 et après 1840, n'était pas
+terminé, mais le plan en était tracé, et l'on pouvait entrevoir le
+moment où les choses seraient rétablies dans leur état normal. En
+ce qui touchait le budget ordinaire, si celui de 1847 se soldait
+par un gros déficit de 109 millions, on s'attendait, pour 1848, à
+un déficit beaucoup moindre, et on croyait pouvoir promettre le
+retour à l'équilibre pour 1849. La principale difficulté venait,
+on le sait, du budget extraordinaire et des travaux de chemins de
+fer et autres, mis provisoirement à la charge de la dette flottante
+jusqu'à ce qu'on pût y appliquer les réserves de l'amortissement.
+Ces réserves se trouvant, pour le moment, absorbées par les
+découverts du budget, la dette flottante avait rapidement grossi;
+elle atteignait, le 1er janvier 1848, 630 millions, sur lesquels 285
+millions de bons du Trésor à court terme, et environ 143 millions
+de comptes courants des caisses d'épargne ou des correspondants du
+Trésor. Il y avait là évidemment un chiffre trop élevé d'engagements
+à vue ou à brève échéance; il pouvait en résulter, en cas de crise,
+de graves embarras; sur ce point, les critiques de M. Thiers étaient
+en partie fondées. Ajoutons que les travaux publics étaient loin
+d'être terminés; tels qu'ils avaient été fixés par la loi du 11
+juin 1842 sur les chemins de fer et par les lois successives qui
+l'avaient complétée, ils s'élevaient à un milliard 109 millions;
+sur cette somme, 412 millions seulement avaient été dépensés: il
+restait donc encore à pourvoir, pour les années suivantes, à près de
+700 millions; la dépense à faire de ce chef pour 1848 était fixée à
+150 millions. Cet avenir effrayait M. Thiers, qui croyait voir déjà
+la dette flottante à 800 millions. Il oubliait les deux causes qui
+devaient l'alléger. C'était d'abord l'emprunt de 350 millions que la
+loi du 8 août 1847 avait autorisé précisément dans ce dessein[495];
+sur cette somme, 250 millions avaient été émis en rentes 3 pour 100
+et adjugées, le 10 novembre 1847, à la maison Rothschild, au taux de
+75 fr. 25[496]; les versements des adjudicataires étaient échelonnés
+jusqu'en novembre 1849[497]. La dette flottante devait aussi être
+dégagée par les remboursements que les compagnies de chemins de
+fer auraient à effectuer et qui s'élevaient à 205 millions. Grâce
+à cette double cause d'allégement, le gouvernement croyait pouvoir
+affirmer que la dette flottante ne s'augmenterait pas, et que bientôt
+même elle commencerait à diminuer. En effet, d'après ses calculs,
+en 1848 ou au plus tard en 1849, tous les déficits des budgets
+antérieurs seraient éteints par les réserves de l'amortissement qui
+s'élevaient maintenant à environ 90 millions par an. Ces réserves,
+devenues ainsi disponibles, pourraient alors être affectées aux
+travaux extraordinaires et dégageraient d'autant la dette flottante.
+En somme, en réunissant les 350 millions de l'emprunt, les 205
+millions dus par les compagnies et les réserves de l'amortissement,
+on calculait que vers 1855 on aurait terminé la liquidation de cette
+colossale entreprise, et que la dette flottante serait absolument
+dégagée. On aurait ainsi fait pour plus de 1,100 millions de travaux
+extraordinaires, presque tous productifs, en n'augmentant la dette
+publique que d'un capital de 350 millions. Ces calculs supposaient,
+il est vrai, qu'aucun événement ne viendrait d'ici la compromettre la
+paix extérieure ou la prospérité intérieure, et, par suite, détruire
+l'équilibre du budget ordinaire; qu'il n'y aurait aucun danger de
+guerre comme en 1840, aucune mauvaise récolte comme en 1846. C'était
+là évidemment le côté faible de la combinaison; on n'y faisait pas
+assez la part des accidents possibles.
+
+[Note 495: Cf. plus haut, p. 32.]
+
+[Note 496: Les emprunts précédents avaient été négociés, celui de
+1841 à 78 fr. 52 1/2, celui de 1844 à 84 fr. 75: on voit quelle
+dépréciation avait été causée par la crise de 1847.]
+
+[Note 497: Les adjudicataires versèrent ainsi, jusqu'au 24 février
+1848, 64 millions. Après la révolution, à raison de l'effondrement du
+crédit, ils obtinrent de ne pas remplir leurs engagements.]
+
+Toutefois, peut-on reprocher au gouvernement de n'avoir pas
+prévu la catastrophe qui allait éclater et de ne s'être pas
+préparé financièrement à son propre renversement? D'ailleurs,
+quelles précautions eussent pu prévenir les conséquences d'une
+révolution donnant le signal d'une panique universelle, arrêtant
+brusquement toutes les affaires, tarissant les impôts, ruinant le
+crédit, et provoquant le retrait en masse des dépôts faits aux
+caisses d'épargne? Les auteurs de cette révolution, placés en
+face de l'effroyable crise économique dont ils avaient toute la
+responsabilité, ont essayé de la rejeter sur le régime déchu; ils ont
+osé proclamer qu'à la veille des journées de Février, la banqueroute
+était imminente, et que la République seule en avait sauvé la
+France[498]. Pur mensonge dont il est facile aujourd'hui de faire
+justice. C'est après et non avant la chute de la monarchie qu'il y
+a eu menace de banqueroute; et la faute en était à ceux qui avaient
+déchaîné la révolution et ne parvenaient pas, en dépit du mot de l'un
+d'eux, à faire de l'ordre avec du désordre.
+
+[Note 498: M. Garnier-Pagès, membre du gouvernement provisoire,
+chargé de diriger les finances du nouveau régime, a dit, dans son
+rapport du 10 mars 1848: «Ce qui est certain, ce que j'affirme de
+toute la force d'une conviction éclairée et loyale, c'est que si la
+dynastie d'Orléans avait régné quelque temps encore, la banqueroute
+était inévitable. Oui, citoyens, proclamons-le avec bonheur, avec
+orgueil, à tous les titres qui recommandent la République à l'amour
+de la France et au respect du monde, il faut ajouter celui-ci: la
+République a sauvé la France de la banqueroute.»]
+
+Et maintenant si l'on cherche à juger dans son ensemble la politique
+financière de la monarchie de Juillet, sans s'arrêter aux embarras
+passagers dans lesquels elle se trouvait encore engagée à la veille
+de sa chute, certains grands faits ressortent avec netteté. D'abord,
+loin d'avoir augmenté les impôts, elle les a réduits; si elle a
+ajouté 16 millions au principal de la contribution personnelle et
+mobilière et de la taxe sur les portes et fenêtres, elle a fait des
+dégrèvements pour plus de 60 millions, notamment sur l'impôt des
+boissons et sur la loterie; l'accroissement d'environ 300 millions
+qui s'est produit dans le revenu des contributions indirectes a
+été dû au développement de la richesse publique. En second lieu,
+elle a très peu emprunté: les rentes perpétuelles étaient, à la
+fin de la Restauration, de 202 millions, soit, si on en défalque
+environ 38 millions appartenant à la caisse de l'amortissement, 164
+millions; elles s'élevaient, en 1848, à 244 millions, soit, en en
+défalquant aussi 67 millions de rentes de la caisse d'amortissement,
+177 millions. Ce n'est donc qu'une augmentation de 13 millions pour
+les dix-huit années du règne, chiffre singulièrement minime si l'on
+songe que le total des rentes dépasse actuellement 900 millions. À la
+vérité, pour être absolument exact, les 13 millions devraient être
+augmentés des 8 à 9 millions de rentes dont l'émission, autorisée
+par la loi du 8 août 1847, n'a pu être réalisée avant la chute de la
+monarchie; cette émission, en effet, était nécessaire pour dégager
+la dette flottante. Ajoutons enfin que, parmi les 67 millions de
+rentes appartenant en 1848 à la caisse d'amortissement, toutes ne
+provenaient pas, comme en 1830, de rachats; 38 millions provenaient
+de la consolidation des fonds des caisses d'épargne. Malgré ces deux
+dernières observations, la monarchie de Juillet n'en doit pas moins
+être considérée comme ayant usé très discrètement de l'emprunt. Et
+cependant, sans impôts nouveaux, avec des emprunts si réduits, elle
+a fait plus de 1,600 millions de travaux extraordinaires; elle a
+dépensé plus d'un milliard pour la conquête de l'Algérie; elle a créé
+l'instruction primaire; elle a transmis à ses successeurs une armée
+en parfait état; elle a laissé un pays dont toutes les ressources
+avaient été ménagées et qui était en plein développement économique.
+Jamais on n'a fait autant pour l'avenir, en le grevant aussi peu.
+Devant ces résultats, que pèsent certaines difficultés momentanées,
+ou même certaines fautes de gestion? L'histoire est obligée de
+reconnaître qu'en dehors de la Restauration, aucun autre des régimes
+qui se sont succédé en France dans ce siècle ne se présente avec un
+pareil bilan.
+
+
+VI
+
+La discussion sur les finances avait été vive, mais honorable. À
+peine fut-elle finie que la Chambre retomba dans le scandale. M.
+Billault avait présenté un amendement demandant au gouvernement «de
+travailler sans relâche à développer la moralité des populations et
+de ne plus s'exposer à l'affaiblir par de funestes exemples». C'était
+vouloir infliger au cabinet une sorte de flétrissure infamante. La
+présentation d'un tel amendement par un homme qui n'appartenait
+pas aux opinions extrêmes, et qui avait même refusé de s'associer
+aux banquets, montrait à quel degré d'animosité en était venue
+l'opposition de toutes nuances.
+
+Le débat[499] commença toutefois par un discours d'une inspiration
+supérieure à l'amendement qu'il venait appuyer. J'ai déjà eu
+occasion de marquer le rôle parlementaire de M. de Tocqueville,
+et comment, chez lui, la vue naturellement haute et lointaine du
+moraliste politique se trouvait parfois rabaissée et raccourcie par
+les préoccupations de l'homme de parti[500]. Cette dualité ne fut
+jamais plus apparente que dans le discours du 27 janvier 1848. Le
+moraliste politique s'y montrait d'abord dans des avertissements
+d'une clairvoyance vraiment prophétique. «Pour la première fois
+depuis quinze ans, disait-il, j'éprouve une certaine crainte pour
+l'avenir;... pour la première fois, existe, dans le pays, le
+sentiment, l'instinct de l'instabilité, ce sentiment précurseur
+des révolutions, qui souvent les annonce, qui quelquefois les fait
+naître..... On dit qu'il n'y a point de péril parce qu'il n'y a pas
+d'émeute; on dit que, comme il n'y a pas de désordre matériel à la
+surface de la société, les révolutions sont loin de nous. Messieurs,
+je crois que vous vous trompez. Sans doute le désordre n'est pas dans
+les faits, mais il est entré profondément dans les esprits. Regardez
+ce qui se passe au sein de ces classes ouvrières qui, aujourd'hui,
+je le reconnais, sont tranquilles. Il est vrai qu'elles ne sont pas
+tourmentées par les passions politiques proprement dites, au même
+degré où elles ont été tourmentées jadis; mais ne voyez-vous pas que
+leurs passions, de politiques, sont devenues sociales? Ne voyez-vous
+pas qu'il se répand peu à peu dans leur sein des opinions, des idées
+qui ne vont pas seulement à renverser telles lois, tel ministère,
+tel gouvernement, mais la société même, à l'ébranler sur les bases
+sur lesquelles elle repose aujourd'hui? Ne voyez-vous pas que peu
+à peu il se dit dans leur sein que tout ce qui se trouve au-dessus
+d'elles est incapable et indigne de les gouverner; que la division
+des biens, faite jusqu'à présent dans le monde, est injuste; que la
+propriété repose sur des bases qui ne sont pas les bases équitables?
+Et ne croyez-vous pas que quand de telles opinions prennent racine,
+quand elles se répandent d'une manière presque générale, quand elles
+descendent profondément dans les masses, elles amènent, tôt ou tard,
+je ne sais pas quand, je ne sais pas comment, mais elles amènent tôt
+ou tard les révolutions les plus redoutables? Telle est, messieurs,
+ma conviction profonde; je crois que nous nous endormons à l'heure
+qu'il est sur un volcan.» Revenant sur la même idée, à la fin de
+son discours, il s'écriait avec une véritable angoisse: «Est-ce que
+vous ne ressentez pas, par une sorte d'intuition instinctive qui
+ne peut s'analyser, mais qui est certaine, que le sol tremble de
+nouveau en Europe? Est-ce que vous ne sentez pas, que dirai-je? un
+vent de révolution qui est dans l'air?..... Est-ce que vous avez,
+à l'heure où nous sommes, la certitude d'un lendemain? Est-ce que
+vous savez ce qui peut arriver en France, d'ici à un an, à un mois,
+à un jour peut-être? Vous l'ignorez; mais ce que vous savez, c'est
+que la tempête est à l'horizon, c'est qu'elle marche sur vous. Vous
+laisserez-vous prévenir par elle? Messieurs, je vous supplie de ne
+pas le faire; je me mettrais volontiers à genoux devant vous, tant
+je crois le danger réel et sérieux, tant je pense que le signaler
+n'est pas recourir à une vaine forme de rhétorique.» On ne relit
+pas aujourd'hui sans émotion ces paroles auxquelles l'événement
+est venu donner une si prompte et si tragique confirmation. Sur le
+moment, cependant, elles produisirent peu d'effet: l'opinion n'en
+fut pas remuée et effrayée, comme elle l'avait été par le discours
+de M. de Montalembert. Cette différence ne tenait pas seulement à
+ce que l'éloquence de M. de Tocqueville était de nature plus froide
+et moins communicative; elle tenait surtout à ce que, par d'autres
+côtés, sa thèse paraissait être une thèse de parti, et qu'à ce
+titre son pessimisme devenait suspect. En effet, quelle était sa
+conclusion? Il ne disait pas: «Oublions nos misérables querelles;
+unissons-nous contre le danger commun; faisons tous notre _meâ culpâ_
+de fautes qui sont celles, non de tel parti, de tel gouvernement,
+de tel ministère, mais d'une société où les révolutions politiques
+ont détruit les traditions, les principes, les croyances, et où la
+révolution économique menace d'aboutir à une sorte de matérialisme
+aussi dépravant pour les hautes classes qu'irritant pour les
+classes inférieures; travaillons ensemble à refaire les moeurs
+publiques de la France.» Non, il retombait dans les griefs courants
+de l'opposition; on eût dit qu'il ne parlait de la dégradation des
+moeurs publiques que pour en imputer la responsabilité au ministère,
+et il offrait comme remède au péril si effrayant qu'il dénonçait, la
+réforme électorale et le remplacement de M. Guizot par M. Thiers.
+
+[Note 499: Cette partie de la discussion occupa les séances des 27 et
+28 janvier 1848.]
+
+[Note 500: Cf. plus haut, t. VI, ch. II, § VI.]
+
+En dépit de cette conclusion, M. de Tocqueville s'était tenu
+généralement sur des hauteurs où les adversaires du cabinet
+n'entendaient pas se placer. Le signataire de l'amendement, M.
+Billault, lui restitua sa vraie portée, en rassemblant, dans un
+discours d'une acrimonie froide et venimeuse, tous les scandales
+réels ou imaginaires, exploités depuis un an par l'opposition.
+Conformément à la tactique qui s'était déjà manifestée lors de
+l'«affaire Petit», il chercha à faire retomber le poids infamant
+de ces scandales sur M. Guizot. «Jusqu'à présent, disait-il, la
+situation personnelle de M. le président du conseil avait donné
+à l'éloquence de sa parole une influence considérable. Jusqu'à
+présent, tous les reproches de corruption, de mauvais moyens, d'abus
+d'influence venaient mourir, au pied de cette tribune, devant
+l'austère magnificence de sa figure oratoire. Mais nous commençons à
+connaître les secrets intimes de cet extérieur éclatant. Nous savons
+que, derrière ce mirage oratoire qui enthousiasmait la majorité et
+qui frappait le pays, se cachent des pratiques dont l'influence est
+moins brillante, mais plus sûre.» Tous les regards étaient fixés sur
+le président du conseil. La tête renversée, plus pâle encore que de
+coutume, d'une effrayante immobilité, son émotion ne se trahissait
+que par les éclairs qui, de temps à autre, jaillissaient de ses
+yeux. Il dédaigna de répondre. Ce fut un membre de la majorité, M.
+Janvier, qui vint déplorer le tour pris par le débat; il termina par
+cette grave leçon à l'adresse de l'opposition constitutionnelle:
+«Elle travaille, dit-il, à faire des ruines sous lesquelles nous
+serions écrasés en commun. Pourtant elle a été durement avertie.
+On ne reprochera pas aux radicaux d'avoir fait de l'hypocrisie;
+ils ont montré une formidable, une implacable sincérité; ils se
+sont réservé, une fois le parti conservateur abattu, de régler leur
+compte avec les dynastiques, comme ils les nomment. Les radicaux
+sont de terribles logiciens; ils ne tarderont pas à se prévaloir des
+arguments de leurs alliés d'un jour pour démontrer qu'il faut couper
+jusque dans sa racine l'arbre qui, depuis dix-huit ans, n'a produit
+que de mauvais fruits.» La leçon ne fut pas entendue, et ceux à qui
+elle était adressée n'en continuèrent pas moins leur vilaine besogne.
+À la séance suivante, M. de Malleville descendit à des personnalités
+plus mesquines encore; comme M. Billault, il visait principalement M.
+Guizot; il se complaisait à montrer «le souverain pontife du parti
+conservateur mêlé à d'indignes tripotages, receleur de démissions
+achetées à prix d'argent». Le garde des sceaux ayant répondu, M. de
+Girardin en prit prétexte pour lui lancer de grossières injures,
+visiblement inspirées par les plus méprisables rancunes. Plus on
+allait, plus le débat s'abaissait. La Chambre finit par en ressentir
+honte et dégoût. M. Dufaure, tout en se prononçant pour l'amendement,
+jugea nécessaire de désavouer les personnalités par lesquelles on
+l'avait appuyé. Après quelques mots de M. Duchâtel, cet amendement
+fut repoussé, par assis et levé, à une grande majorité.
+
+En dépit du vote, les journaux de gauche se félicitaient du débat:
+avec une sorte de joie féroce, ils comparaient les moyens de
+discussion employés par l'opposition à des «coups de stylet»; ils
+proclamaient que M. Guizot avait été condamné non seulement dans sa
+politique, mais dans sa probité, dans son honneur, et ils saluaient
+d'avance «le procès qui devait le conduire où son collègue Teste
+l'attendait». La vérité était que cette violence finissait par faire
+un tort sérieux au ministère. M. de Barante, dans une lettre à un
+ami, après avoir constaté que ce qui se passait à la Chambre «n'était
+plus une discussion parlementaire, mais une vraie guerre civile où
+l'on veut détruire son ennemi par tous les moyens», ajoutait: «Cette
+situation afflige et effraye un grand nombre de conservateurs. Les
+uns lâchent pied; les autres cherchent des conciliations; beaucoup
+sont portés au blâme et au mécontentement.» Il disait encore, dans
+une autre lettre: «Une partie des conservateurs savent mauvais gré à
+M. Guizot d'avoir tant d'ennemis[501].»
+
+[Note 501: _Documents inédits._]
+
+
+VII
+
+Heureusement, pour l'honneur des derniers jours du régime
+parlementaire, le débat se releva avec les affaires extérieures.
+L'Italie occupa deux séances[502]; la Suisse, trois[503]. M. de
+Lamartine, qui n'avait pas paru à la tribune depuis dix-huit
+mois, ouvrit le feu sur la question italienne: sa harangue, plus
+sentimentale que politique, plus déclamatoire qu'éloquente, fut ce
+qu'on pouvait attendre de l'auteur de l'_Histoire des Girondins_.
+Avec de grandes phrases sur la sympathie due aux peuples opprimés,
+il accusa le gouvernement de s'être montré d'une «partialité
+inqualifiable pour le seul antique ennemi de la France, la maison
+d'Autriche», et d'avoir travaillé à maintenir, au delà des Alpes,
+«l'oppression étrangère, les abus, le morcellement et l'impuissance
+des États italiens»; puis, généralisant son grief, il s'écria:
+«Depuis les mariages espagnols, il a fallu que la France, à l'inverse
+de sa nature, à l'inverse des siècles et de la tradition, devint
+gibeline à Rome, sacerdotale à Berne, autrichienne en Piémont, russe
+à Cracovie, française nulle part, contre-révolutionnaire partout!»
+
+[Note 502: 29 et 31 janvier 1848.]
+
+[Note 503: 1er, 2 et 3 février.]
+
+M. Guizot se leva pour répondre; il fut tout de suite visible que les
+outrages dont il venait d'être abreuvé depuis le commencement de la
+session, ne l'avaient pas abattu. Aussi maître de son visage, de son
+geste, de sa voix, de sa pensée, qu'au lendemain d'un triomphe, sa
+parole était fière, imposante. Vainement l'opposition, surprise et
+irritée de voir porter la tête si haut à celui qu'elle se flattait
+d'avoir accablé, tentait-elle de le démonter par ses clameurs
+injurieuses; chaque apostrophe qu'elle lui jetait provoquait de sa
+part une réplique qui mettait en déroute les imprudents agresseurs.
+Domptant la gauche comme un cheval ombrageux qu'on ramène à
+l'obstacle jusqu'à ce qu'il l'ait franchi, il la forçait à entendre
+l'éloge de la modération de l'Autriche. Interrompu lorsqu'il disait:
+«Nous avons accepté les traités de 1815», par des voix lui criant:
+«subis, subis!»--«Comment, messieurs, leur répondait-il, vous trouvez
+plus honorable et plus fier de dire que vous les avez subis!» Après
+chacun de ces incidents, renouvelés dix fois avant qu'il eût parlé un
+quart d'heure, le ministre reprenait le fil de son discours avec une
+entière liberté d'esprit. La gauche, vaincue, finit par l'écouter en
+silence. La politique qu'il exposait, nous la connaissons: politique
+de «juste milieu», comme disait le ministre, favorable aux réformes,
+sympathique à Pie IX, mais en garde contre les entraînements
+révolutionnaires et belliqueux, se refusant «à faire, pour enlever
+la Lombardie à l'Autriche, ce que la France n'avait pas voulu faire,
+au lendemain de 1830, pour reprendre elle-même la frontière du Rhin
+et la frontière des Alpes». La majorité paraissait goûter ces idées,
+et quand le président du conseil descendit de la tribune, il fut
+accompagné jusqu'à son banc par des acclamations enthousiastes.
+
+Le lendemain, ce fut le tour de M. Thiers. Au début, à l'entendre
+grossir la voix pour dénoncer les «tyrans» et les «bourreaux» de
+l'Italie, on put croire à une répétition de la _Marseillaise_
+déjà chantée à la tribune par M. de Lamartine. Mais s'il voulait
+plaire à l'opposition, il entendait ne pas devenir impossible
+comme ministre; or il se rendait bien compte que, sur ce terrain
+des affaires italiennes, dépasser une certaine limite, c'était
+tomber dans la guerre[504]. De là, dans son discours, après des
+phrases qui semblaient d'un tribun, des conclusions qui étaient
+d'un ministre éventuel. Le premier criait qu'il fallait «détester»
+les traités de 1815; le second se hâtait d'ajouter qu'il fallait
+les «observer». En somme, M. Thiers se défendait de vouloir, en
+Italie, aucun bouleversement, aucun remaniement de territoire, et,
+tout en affectant de combattre la politique du gouvernement, il
+n'aboutissait qu'à revendiquer, comme lui, l'indépendance des divers
+États de la Péninsule et à demander qu'on les encourageât dans leurs
+réformes. Surprise, désappointée, l'opposition, qui avait commencé
+par applaudir l'orateur, devint bientôt silencieuse; elle laissait
+même entrevoir une irritation qui devait éclater plus librement, le
+lendemain, dans ses journaux[505].
+
+[Note 504: À ce même moment, M. Rossi, qui de Rome suivait
+anxieusement ces débats, disait à son premier secrétaire, le prince
+Albert de Broglie: «Si le ministère tombe, et que Molé ou Thiers
+arrivent au pouvoir, je vous envoie tout de suite à Paris pour leur
+dire:--Je ne puis faire un pas de plus sans aboutir à la guerre
+contre l'Autriche. La voulez-vous?»--Je tiens ce fait de M. le duc de
+Broglie.]
+
+[Note 505: Le _National_ du 1er février disait que la politique
+exposée par M. Thiers «était au fond la même que celle de M. Guizot,
+avec l'hypocrisie en plus», et il regrettait que la gauche n'eût pas
+«sifflé» l'orateur.]
+
+M. Guizot profita habilement de l'avantage que lui donnait le
+discours de M. Thiers. Avec une modération qui n'était pas sans
+persiflage, il se félicita de se trouver si parfaitement d'accord
+avec son adversaire. «Vous demandez, lui dit-il en substance, qu'on
+défende l'indépendance des États et qu'on encourage les réformes; ç'a
+été précisément la politique du cabinet; tout au plus différons-nous
+sur certains détails de forme, sur l'emploi de certains gros mots que
+vous eussiez probablement laissés de côté si vous étiez au pouvoir;
+ainsi, nous n'avons pas qualifié les gouvernements de _tyrans_ et de
+_bourreaux_, ne croyant pas utile et convenable de traiter de cette
+manière ceux qu'on veut ramener à des sentiments de modération, de
+clémence et de générosité envers les peuples; ainsi encore, nous ne
+nous sommes pas vantés de _détester_ les traités que nous jugions
+nécessaire de maintenir et de respecter, estimant que ce n'était
+peut-être pas la meilleure manière d'en conseiller le respect et
+d'en assurer le maintien; mais, à cela près, nous sommes d'accord;
+les bons conseils que vous nous avez donnés, nous les avons suivis
+d'avance; ce que vous avez dit, nous l'avons déjà fait[506].» M.
+Thiers se sentit pris au piège, et, contrairement à son habitude, il
+ne répliqua pas. Ses mouvements d'épaule et la moue de son visage
+trahissaient assez clairement sa contrariété. À son défaut, M. Odilon
+Barrot vint déclamer furieusement contre les traités de 1815, qui,
+disait-il, n'existaient plus en droit, s'ils existaient encore en
+fait. Cela n'était pas pour rendre moins fausse la situation de M.
+Thiers, ni pour atténuer le succès de M. Guizot; aussi se trouva-t-il
+une grande majorité pour approuver la politique italienne du
+ministère.
+
+[Note 506: M. Guizot éprouvait parfois un singulier embarras à
+concilier les exigences de la discussion parlementaire avec les
+convenances de sa diplomatie. Au cours de sa réponse à M. Thiers,
+il fut amené à dire que la présence des troupes autrichiennes à
+Modène était «un fait irrégulier». Mais il se rendit compte aussitôt
+que cette expression blesserait l'Autriche, qu'il entrait dans son
+jeu de ménager. M. Klindworth écrivit, le 3 février 1848, à M. de
+Metternich: «Dans la discussion sur l'Italie, M. Guizot a prononcé
+un discours dans lequel il a dit que la présence des Autrichiens à
+Modène constituait un état de choses _irrégulier_. Le ministre fait
+savoir à Votre Altesse le vif regret qu'il éprouve de n'avoir pas
+songé, en parlant ainsi, aux traités qui autorisaient la présence
+des troupes impériales dans cet État. Ce mot _irrégulier_ lui
+est échappé, et il s'appliquera à réparer le mal à la première
+occasion, en expliquant la vérité sur cette affaire.» (_Mémoires de
+Metternich_, t. VII, p. 565.) On peut croire que si M. Guizot eût
+écrit lui-même, il l'eût fait d'un ton un peu différent, et que,
+s'il a inspiré la démarche de M. Klindworth, il n'a pas été consulté
+sur la rédaction de sa lettre. Il est heureux, en tout cas, qu'une
+indiscrétion n'ait pas fait tomber alors ce document aux mains de
+l'opposition.]
+
+M. Thiers voulut prendre sa revanche dans la discussion des affaires
+de Suisse. La question lui paraissant diplomatiquement close, il
+crut les hardiesses de langage moins compromettantes et visa à se
+faire pardonner par la gauche sa réserve dans le débat sur l'Italie.
+Tout d'abord, il marqua qu'il voyait, dans ce qui s'était passé en
+Suisse, la lutte de la révolution et de la contre-révolution; la
+France ne pouvait, à son avis, prendre parti contre la première sans
+trahir son principe et sacrifier son intérêt. Suivait un long récit
+où, avec une habileté perfide, les faits étaient toujours présentés
+à l'honneur des radicaux. L'orateur «applaudissait» sans réserve
+«à la grande force déployée par la diète contre le Sonderbund», et
+accusait le gouvernement du roi Louis-Philippe de «s'être conduit
+comme eût pu le faire Charles X». Puis, faisant allusion aux
+négociations qui se continuaient avec les puissances continentales,
+il s'efforçait de soulever l'opinion en lui montrant une perspective
+d'intervention armée. «À la face de la France et de l'Europe», il
+défiait solennellement le ministère d'oser demander à la Chambre «un
+homme et un écu pour envoyer une armée en Suisse». Il ajoutait que,
+si on ne voulait pas l'intervention, la politique suivie conduisait
+à une issue ridicule. «Vous êtes coupable, en Suisse, concluait-il,
+ou des plus mauvais sentiments, ou d'une imprévoyance impardonnable,
+et peut-être des deux torts à la fois.» Jamais la parole de M. Thiers
+n'avait été plus pressante, plus saisissante; jamais il n'avait eu
+plus de verve et d'éclat; mais jamais aussi il ne s'était montré
+plus audacieusement révolutionnaire. «On dit, s'écriait-il, que
+les hommes qui viennent de triompher en Suisse sont radicaux, et
+on croit avoir tout dit en les accusant de radicalisme. Je ne suis
+pas radical, messieurs, les radicaux le savent bien, et il suffit
+de lire leurs journaux pour s'en convaincre. Mais entendez bien mon
+sentiment. Je suis du parti de la révolution, tant en France qu'en
+Europe; je souhaite que le gouvernement de la révolution reste dans
+la main des hommes modérés; je ferai tout ce que je pourrai pour
+qu'il continue à y être; mais, quand ce gouvernement passera dans la
+main d'hommes qui sont moins modérés que moi et mes amis, dans la
+main d'hommes ardents, fussent les radicaux, je n'abandonnerai pas ma
+cause pour ce motif: je serai toujours du parti de la révolution.» À
+cette déclaration que l'orateur, le bras étendu, la tête haute, avait
+faite avec une énergie voulue, la gauche, surprise et ravie, répondit
+par des bravos frénétiques, auxquels les rédacteurs du _National_
+s'associèrent ouvertement du haut de la tribune des journalistes.
+Trois fois M. Thiers voulut reprendre son discours, trois fois les
+acclamations réitérées l'en empêchèrent. L'impression ne fut pas
+moins vive de l'autre côté de la Chambre: seulement c'était de la
+colère, de l'indignation. Les conservateurs voyaient plus clairement
+encore qu'ils ne l'avaient vu dans le passé, ce qu'ils auraient à
+craindre d'un retour de M. Thiers au ministère. Ces sentiments
+se manifestaient même chez quelques-uns de ceux qu'on pouvait
+croire avoir partie liée avec l'opposition. De ce nombre était M.
+Molé: alors fort prononcé contre M. Guizot dont il se flattait de
+recueillir la succession, il avait négocié d'avance avec la gauche
+la composition de son futur cabinet; depuis le commencement de la
+discussion de l'adresse, il assistait à toutes les séances de la
+Chambre des députés, dans l'attente visible de l'événement qui lui
+ouvrirait l'accès du pouvoir, et ne cachait nullement son intimité
+avec les opposants les plus animés; néanmoins, après le discours
+de M. Thiers sur les affaires de Suisse, il ne put contenir son
+irritation; il allait répétant partout dans les couloirs: «Ce sont
+d'odieux sophismes!»
+
+M. Guizot eût désiré répondre immédiatement; mais brisé par la
+fatigue des débats antérieurs, souffrant en outre d'un violent accès
+de grippe, il se trouvait physiquement hors d'état de le faire. Le
+lendemain, bien que très faible encore, il voulut parler quand même.
+Son discours se ressentit de l'état de sa santé; il parut languissant
+et terne, surtout après celui de M. Thiers. Le président du conseil
+n'en parvint pas moins à faire la lumière, et sur le droit des
+puissances à regarder aux affaires intérieures de la Suisse, et sur
+la justice de la cause du Sonderbund, et sur l'iniquité des radicaux.
+Ce qui fit le plus d'effet fut la citation de plusieurs dépêches
+que M. Thiers lui-même avait écrites en 1836, et dans lesquelles
+il gourmandait et menaçait les radicaux suisses beaucoup plus
+rudement que ne l'avait fait depuis le ministère conservateur[507].
+La contradiction entre le langage de ces dépêches et celui que le
+même homme d'État venait de tenir à la tribune était telle, qu'elle
+provoqua, de la part de la majorité, pendant la lecture des pièces,
+une succession presque ininterrompue de rires et d'exclamations.
+Avec son impatience accoutumée, M. Thiers demanda à s'expliquer
+immédiatement et ne fit que s'enferrer davantage. Explicite sur le
+passé, M. Guizot fut réservé sur l'avenir connaissant les préjugés
+répandus jusque dans une partie des conservateurs, il n'osait pas
+trop dévoiler son intention de continuer, dans les affaires suisses,
+l'entente avec les puissances continentales. Au moment du vote,
+pressé de nouveau sur ce point par M. Thiers, il déclara, à deux
+reprises, pour éviter de s'expliquer, que le projet d'adresse, tel
+qu'il était rédigé, impliquait seulement approbation de ce qui avait
+été fait jusqu'alors. «La Chambre, ajoutait-il, reste parfaitement
+libre dans son jugement sur ce qui pourra se faire; il n'y a pas un
+mot qui enchaîne l'avenir et qui le préjuge, ni pour le gouvernement,
+ni pour la Chambre.» Sur cette déclaration, l'amendement de
+l'opposition fut repoussé par 206 voix contre 126.
+
+[Note 507: Sur les circonstances dans lesquelles ces dépêches avaient
+été écrites, cf. plus haut, t. III, ch. II, § III.]
+
+Dans la question suisse comme dans la question italienne, M. Guizot
+avait donc eu pour lui une majorité considérable. Néanmoins,
+n'était-ce pas une attitude assez inusitée de la part d'un ministère,
+que cette façon de limiter au passé l'approbation demandée? Cela seul
+ne montrait-il pas quelles difficultés rencontrait, dans l'état de
+l'opinion, la politique, pourtant alors très justifiée, qui tendait
+à se rapprocher des puissances continentales et à profiter du besoin
+que celles-ci avaient de se mettre derrière la France? On en vient à
+se demander si M. Guizot eût pu jamais triompher de préventions si
+fortes, et s'il n'eût pas nécessairement succombé le jour où il lui
+aurait fallu faire accepter du pays quelque démarche manifestant ce
+rapprochement. Étrange et inintelligente contradiction de ce public
+qui attendait de son gouvernement qu'il lui assurât, en Europe,
+toutes les satisfactions de la prépondérance, si ce n'était même
+les profits de la conquête, et qui, par une sorte de sentimentalité
+révolutionnaire, répugnait à la liberté d'alliances qui était la
+condition première d'une telle politique!
+
+Il y avait déjà treize séances que l'opposition s'acharnait contre M.
+Guizot. Elle ne pouvait se vanter de l'avoir une seule fois battu;
+mais, en voyant la faiblesse relative de son discours sur la Suisse,
+elle se flattait qu'il était physiquement hors de combat; elle
+croyait avoir brisé sinon son courage, du moins sa voix. Ses journaux
+le déclaraient usé, fini: M. Guizot aphone, c'était Samson dépouillé
+de sa chevelure. «Tout le monde a pu se convaincre, disait une
+feuille de ce parti, que sa voix compte pour une grosse moitié dans
+son éloquence.» Ce peu généreux espoir devait être de courte durée.
+Dès la séance suivante[508], un député de la gauche, M. Lherbette,
+ayant débité une diatribe contre la nomination du duc d'Aumale au
+gouvernement de l'Algérie, M. Guizot n'y peut tenir, et, malgré sa
+souffrance, il prend la parole. Il ne la garde qu'une demi-heure,
+mais c'est assez pour y déployer, avec un éclat extraordinaire, les
+qualités même qu'on avait pu croire voilées lors de son précédent
+discours; on ne saurait imaginer parole plus serrée, plus nerveuse,
+plus vibrante. De M. Lherbette et de ses sottises, il n'est plus
+trace; tout a été broyé. Avec cela, d'admirables accents pour
+exprimer la fierté de l'homme et la loyauté du royaliste. Le geste,
+l'allure, semblent avoir quelque chose d'inspiré. Ajoutez la pâleur
+de ce visage altéré, ce regard où brûle la fièvre, cette voix sombre,
+d'abord incertaine, mais bientôt subjuguée par une volonté maîtresse.
+L'assemblée, qui ne s'attendait à rien de pareil, en est toute
+saisie. Tandis que la majorité, soulevée de ses bancs, éclate en
+applaudissements, la gauche demeure stupide et anéantie, en voyant se
+dresser, si grand et si terrible, l'orateur qu'elle croyait terrassé;
+elle ne songe pas à l'interrompre et semble presque sur le point
+d'être entraînée dans l'enthousiasme général. Au sortir de la séance,
+chacun disait que M. Guizot n'avait jamais eu un plus beau triomphe
+oratoire[509]. Qui donc aurait pu se douter que c'était le dernier?
+
+[Note 508: 4 février 1848.]
+
+[Note 509: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._]
+
+
+VIII
+
+En somme, jusqu'à ce jour, le ministère a fait assez bonne figure
+dans la bataille, et le duc de Broglie pouvait écrire à son fils,
+le 7 février 1848: «Les choses marchent ici laborieusement,
+mais glorieusement. La majorité est solide[510].» Toutefois, on
+n'avait pas encore abordé la question la plus brûlante et la plus
+périlleuse, celle des banquets et de la réforme. Sur ce point, le
+projet d'adresse faisait docilement écho au discours du trône; il
+parlait des «agitations que soulevaient des passions _ennemies_ ou
+des entraînements _aveugles_», et se bornait à des généralités sur
+l'ordre social et les libertés publiques, sans un mot qui donnât
+pour l'avenir une espérance de réforme. Était-ce répondre au vrai
+sentiment des conservateurs? Plus que jamais, on pouvait discerner,
+chez un certain nombre d'entre eux, une sorte d'hésitation inquiète,
+le sentiment qu'il «fallait faire quelque chose». Dans la lettre
+même que je viens de citer, après avoir constaté la «solidité» de la
+majorité, le duc de Broglie ajoutait: «Elle n'est ébranlable que par
+un point: le désir d'un petit bout de réforme pour satisfaire aux
+engagements pris avec les collèges électoraux et apaiser l'opinion
+publique, qui est fort gâtée par les banquets et par la mauvaise
+année que nous venons de passer.»
+
+[Note 510: _Documents inédits._]
+
+Ce besoin de voir «faire quelque chose» ne se manifestait pas
+seulement chez les conservateurs «progressistes», plus ou moins
+détachés du cabinet, mais chez les ministériels les plus dévoués.
+J'ai déjà eu occasion de parler de l'article que M. de Morny avait
+publié dans la _Revue des Deux Mondes_ du 1er janvier 1848[511].
+Dans cet article, tout en se défendant d'être un «progressiste» ou
+un «dissident», il déclarait que la réforme parlementaire était
+«l'objet d'un voeu presque unanime»; sans doute, disait-il, cette
+concession aura «moins bonne mine» après les banquets qu'elle
+n'aurait eu au commencement de 1847; mais «vouloir introduire
+l'amour-propre dans ces situations, c'est refuser au pays sa
+participation et son influence; un gouvernement ne doit pas résister
+par pique». M. de Morny ne se contenta pas de faire connaître ainsi
+son sentiment au public; il vint trouver M. Guizot, qui faisait
+cas de son esprit et de son courage. «Prenez-y garde, dit-il au
+président du conseil, je ne prétends pas que ce mouvement soit
+bon, mais il est réel; il faut lui donner quelque satisfaction.
+Dans quelle mesure? Je ne sais pas; mais il y a quelque concession
+à faire. Plusieurs de nos amis le pensent sans vous le dire. Si
+vous ne vous y prêtez pas, on hésitera, on se divisera.--Vous me
+connaissez assez, répondit M. Guizot, pour ne pas supposer qu'à les
+considérer en elles-mêmes, j'attache aux réformes dont on parle une
+importance capitale; quelques électeurs de plus dans les collèges et
+quelques fonctionnaires de moins dans la Chambre ne bouleverseraient
+pas l'État. Je ne me fais pas non plus illusion sur la situation
+du cabinet; il dure depuis bien longtemps; les assiégeants sont
+impatients; et, parmi nos amis assiégés avec nous, quelques-uns
+sont las et voudraient bien un peu de repos. S'il ne s'agissait que
+de cela, ce serait facile à arranger. Mais ne vous y trompez pas:
+l'affaire n'est plus dans la Chambre; on l'en a fait sortir; elle
+a passé dans ce monde du dehors, illimité, obscur, bouillonnant,
+que les brouillons et les badauds appellent le peuple...--Je le
+sais bien, reprit M. de Morny, et c'est à cause de cela que je suis
+inquiet; si ce mouvement continue, si on va où il pousse, nous
+arriverons je ne sais où, à quelque catastrophe; il faut l'arrêter à
+tout prix, et on ne le peut que par quelque concession.--Retirez donc
+la question, dit M. Guizot, des mains qui la tiennent aujourd'hui;
+qu'elle rentre dans la Chambre; que la majorité fasse un pas dans
+le sens des concessions indiquées; si petite qu'elle soit, je vous
+réponds qu'elle sera comprise et que vous aurez un nouveau cabinet
+qui fera ce que vous croyez nécessaire.--C'est aisé à dire, répondit
+M. de Morny, mais ce sera là bien autre chose que la retraite du
+cabinet; ce sera la défaite, la désorganisation plus ou moins
+profonde, plus ou moins longue, du parti conservateur. Qui sait
+ce qui en résulterait? Et qui voudra se faire l'instrument d'un
+tel coup?--Je vous comprends, répliqua le président du conseil,
+mais, à coup sûr, vous comprenez aussi que ce n'est pas moi qui me
+chargerai de cette oeuvre. Qu'une majorité nouvelle en décide. Si la
+question rentre dans la Chambre, c'est au groupe réformiste qu'il
+appartient de la vider[512].» Ce ne fut pas le seul avis donné alors
+à M. Guizot, des dispositions de la majorité. Vers cette époque
+(probablement dans les premiers jours de février), un groupe assez
+nombreux de députés conservateurs déléguait, après délibération,
+deux des leurs, MM. de Goulard et d'Angeville, auprès du président
+du conseil, afin d'appeler son attention sur la nécessité de la
+réforme parlementaire; ces délégués devaient en outre toucher une
+question plus délicate, celle du remplacement de M. Hébert, jugé trop
+provocant, et de l'éloignement de M. Génie, compromis par l'«affaire
+Petit». M. Guizot reconnut qu'il y avait quelque chose à faire sur
+les incompatibilités, mais que cela devait être l'oeuvre du parti
+conservateur, accomplie à son heure et non sous l'injonction de
+l'opposition; il défendit dans M. Hébert son collègue le plus dévoué;
+tout au plus parut-il résigné à se séparer de M. Génie[513].
+
+[Note 511: V. plus haut, p. 325.]
+
+[Note 512: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 537 à 539.]
+
+[Note 513: Joseph D'ARCAY, _Notes inédites sur M. Thiers_, p. 225
+à 229.--L'auteur dit tenir ces renseignements de M. de Goulard.
+Seulement il se trompe évidemment, quand il place cette démarche à
+la fin de 1847. D'après ce qu'il rapporte lui-même, elle a eu lieu
+après l'«affaire Petit». L'opposition paraît en avoir eu, sur le
+moment, une connaissance plus ou moins précise; le _National_ en
+parle dans les premiers jours de février 1848.--Des démarches de M.
+de Morny et de M. de Goulard, on peut rapprocher la lettre suivante,
+écrite au Roi, le 24 janvier 1848, par un autre député conservateur,
+M. Liadières: «Que le Roi me permette de le dire, il serait
+dangereux pour le système conservateur de résister plus longtemps à
+l'entraînement des esprits. Je pense, avec un grand nombre de mes
+amis, que des réformes sérieuses doivent être préparées, et qu'il
+serait utile d'annoncer aux Chambres que le cabinet s'en occupe.»]
+
+De ces diverses démarches, il résultait clairement que la politique
+de résistance était à bout. Comme l'a écrit le duc de Broglie: «La
+majorité de la majorité était plus d'à moitié vaincue ou convaincue.»
+Encore un peu de patience, et l'opposition, obtenait sûrement sa
+réforme. C'est le moment qu'elle choisit pour sortir de cette
+enceinte parlementaire, où elle touche à la victoire, et pour faire
+de nouveau appel à l'agitation extérieure qui ne doit profiter qu'aux
+révolutionnaires. On ne saurait comprendre comment elle y a été
+amenée, sans revenir de quelques jours en arrière.
+
+Aussitôt la session ouverte, les chefs du centre gauche et de la
+gauche modérée avaient déclaré que, ne jugeant pas convenable
+d'opposer une tribune populaire à celle du Parlement, ils ne
+consentiraient plus désormais à assister à des banquets. Ils
+n'étaient d'ailleurs pas fâchés d'avoir une raison d'interrompre
+une campagne où ils se sentaient débordés. Dans les premiers jours
+de janvier, l'idée s'étant présentée à quelques personnes qu'une
+agitation commencée à Paris devait se clore dans la même ville,
+il avait été question de faire deux banquets, l'un dans le 2e
+arrondissement, l'autre dans le 12e. Invités à y prendre part,
+MM. Odilon Barrot, Duvergier de Hauranne et leurs amis, fidèles à
+leur résolution, répondirent par un refus formel et invitèrent les
+organisateurs à ajourner leur projet. Ceux du 2e arrondissement y
+consentirent sans difficulté. Ceux du 12e (c'était le quartier du
+Panthéon) persistèrent. Ils formèrent un comité où ils appelèrent
+plusieurs députés radicaux, MM. Marie, Crémieux, Garnier-Pagès,
+Boissel, et un républicain du Comité central, M. Pagnerre. Puis,
+ayant fixé le jour de leur banquet au 19 janvier, ils en donnèrent
+avis au commissaire de police. Le gouvernement était résolu à ne
+plus user envers les banquets d'une tolérance que beaucoup de
+conservateurs lui avaient reprochée. Le préfet de police répondit
+donc, le 14 janvier, par un refus d'autorisation, et annonça qu'il
+s'opposerait à la réunion[514]. Le comité, tout en retardant
+l'exécution de son projet, répliqua que «le préfet avait confondu
+une déclaration pure et simple du lieu et du jour du banquet, avec
+la demande d'une autorisation qu'on n'avait ni à solliciter, ni à
+refuser», et il déclara «regarder la sommation de M. le préfet comme
+un acte de pur arbitraire et de nul effet». Interrogé, le 18 janvier,
+à la Chambre des pairs par M. d'Alton-Shée, M. Duchâtel dit que le
+préfet avait agi par ses ordres; il ajouta que, conformément à de
+nombreux précédents, il se tenait pour investi par les lois générales
+de police, et notamment par la loi de 1790, du droit d'interdire les
+banquets et autres réunions publiques, quand il croyait que l'ordre
+était menacé.
+
+[Note 514: On a prétendu plus tard que le projet de banquet était
+abandonné, quand le préfet de police était venu le faire reprendre
+par son interdiction provocatrice. Cette assertion est démentie par
+les pièces mêmes publiées sur le moment.]
+
+L'attitude prise par le gouvernement n'était pas faite pour beaucoup
+surprendre. Depuis quelque temps déjà, les ministres n'avaient pas
+fait mystère de leur volonté de ne plus tolérer de banquets. Quant
+au droit d'interdiction, on n'ignorait pas qu'il avait été souvent
+exercé, et que, notamment, sous le ministère du 1er mars, M. de
+Rémusat en avait usé contre un des banquets réformistes d'alors[515].
+Sans doute, un tel régime n'avait rien de commun avec la liberté de
+réunion; mais ne savait-on pas que, sur ce point, comme en matière
+d'association, notre législation et nos moeurs publiques étaient
+encore fort timides? L'opposition affecta cependant de se trouver en
+face d'une prétention exorbitante et d'un attentat imprévu contre
+lesquels il était de l'honneur de tous les amis de la liberté de
+lutter hautement. Entraînés ou intimidés, M. Odilon Barrot et ses
+amis parurent croire que cet incident changeait complètement la
+situation et leur imposait des devoirs nouveaux. Quand donc les
+délégués radicaux du 12e arrondissement, l'arrêté du préfet de police
+et le discours de M. Duchâtel à la main, vinrent leur demander
+s'ils persistaient dans leur refus de prendre part au banquet, ils
+déclarèrent que non, et promirent leur concours pour la résistance
+légale projetée; ils demandèrent seulement et obtinrent que le
+banquet fût remis après la discussion de l'adresse, et qu'on leur
+laissât le soin d'en fixer la date. Ces monarchistes ne paraissent
+pas s'être demandé, un seul instant, jusqu'où pouvait les conduire le
+conflit qu'ils retiraient du Parlement pour le porter dans les rues
+de Paris, à un moment déjà si troublé et en compagnie si ouvertement
+révolutionnaire. Pouvaient-ils mieux justifier le reproche
+d'«aveuglement» que leur adressait le discours du trône, et dont ils
+se montraient tant indignés? Loin de manifester quelque hésitation à
+s'engager dans cette voie, ils ne paraissaient préoccupés que de le
+faire avec plus d'éclat et d'une façon plus irrévocable. Afin de se
+couper toute retraite, ils convinrent entre eux que M. Duvergier de
+Hauranne, inscrit pour parler le premier sur le dernier paragraphe de
+l'adresse, annoncerait solennellement sa détermination d'assister au
+banquet du 12e arrondissement malgré l'interdiction ministérielle, et
+que l'opposition s'associerait à ce défi par ses acclamations.
+
+[Note 515: Voir plus haut, t. IV, p. 181.]
+
+Le programme fut exécuté. Le 7 février, aussitôt la discussion
+ouverte sur la question des banquets et de la réforme, M. Duvergier
+de Hauranne parut à la tribune. Après avoir déclaré qu'il s'adressait
+au pays, non à la Chambre, il ajouta: «Je tiens, quant à moi, les
+réunions politiques pour légales, pour libres, et, je le déclare
+hautement, je suis tout prêt à m'associer à ceux qui, par un acte
+éclatant de résistance légale, voudront prouver jusqu'à quel point,
+cinquante-huit ans après notre première révolution, les droits des
+citoyens peuvent être confisqués par un arrêté de police.» Comme il
+était convenu, les membres de la gauche s'écrièrent: «Nous aussi,
+tous!» M. Duvergier de Hauranne recommença ensuite son réquisitoire
+habituel contre le gouvernement et fit l'apologie des banquets. Pour
+justifier les dynastiques d'y avoir donné la main aux radicaux,
+il crut suffisant d'évoquer le souvenir de la coalition de 1839.
+Il toucha, en passant, l'exclusion du toast au Roi. «Lorsqu'on a
+l'imprudence, disait-il, de faire du Roi un chef de parti et de
+le faire parler comme tel, on n'a pas le droit de s'étonner d'un
+tel silence. On a dit avec raison que le silence des peuples est
+la leçon des rois; faites donc votre profit de celui qui a été
+gardé dans quelques banquets, mais n'en faites pas un grief contre
+nous.» Puis, se tournant vers les ministres: «Vous nous accusez,
+s'écria-t-il, d'être mus par des passions haineuses ou aveugles! nous
+vous accusons, nous, de fonder sur des passions, basses et cupides
+tout l'espoir de votre domination... Je l'ai dit et je le répète,
+nous serions indignes de la liberté, si, forts du droit que nous
+donne la constitution, nous allions reculer lâchement devant un ukase
+ministériel.»
+
+Commencée sur ce ton, la discussion générale sur le paragraphe se
+prolongea pendant trois séances[516]. Toujours même thèse chez les
+orateurs de l'opposition. Ils refusaient à la majorité le droit de
+blâmer les banquets dans le passé et de les interdire dans l'avenir,
+renouvelaient le défi de M. Duvergier de Hauranne, le tout accompagné
+de déclamations contre la corruption et le pouvoir personnel,
+d'attaques plus ou moins voilées contre le Roi. C'était chez eux
+comme un mot d'ordre d'évoquer le souvenir de Charles X. «Ne résistez
+pas, disaient-ils; autrement ce ne serait plus seulement une réforme,
+ce serait une révolution!» Cette révolution, ils n'y croyaient pas,
+et la plupart d'entre eux étaient sincères quand ils protestaient
+n'en pas vouloir; mais cela leur paraissait un procédé oratoire
+propre à intimider la majorité. Ils ne se faisaient aucun scrupule de
+mettre ainsi publiquement en doute la solidité et la durée du régime,
+de réhabituer les esprits à voir dans les violences de la rue la
+revanche des défaites parlementaires; et ils ne se demandaient pas
+ce qu'un tel langage, tenu à la tribune nationale par des hommes se
+disant monarchistes, produisait de trouble et d'ébranlement dans la
+masse de la nation, d'encouragement chez les révolutionnaires.
+
+[Note 516: 7, 8 et 9 février.]
+
+Du côté du ministère, la lutte fut principalement soutenue par M.
+Duchâtel et par M. Hébert, chacun avec son tempérament particulier.
+M. Duchâtel, alors dans la plénitude de son talent, fut très net
+et très ferme, mais de ton modéré, sans violence, quoique parfois
+non sans malice, affectant de montrer plus de bon sens et de raison
+que de passion. Il commença par établir juridiquement le droit du
+gouvernement et par rappeler les précédents, notamment celui de 1840,
+alors que l'un de ses principaux contradicteurs, M. de Malleville,
+était sous-secrétaire d'État au ministère de l'intérieur. Quant au
+conflit dont on le menaçait dans la rue, il tâchait prudemment de le
+faire tourner en controverse judiciaire. «Je crois, disait-il, que
+ceux qui, tout à l'heure, comme on l'a déjà fait hier, adressaient
+au gouvernement un défi,--défi auquel je ne répondrai pas par un
+défi pareil, car je ne veux pas envenimer la question,--je crois
+que ceux qui ont adressé ce défi feraient beaucoup mieux de porter
+la question devant les tribunaux, que de s'exposer contre leur gré
+à provoquer un désordre que je n'hésite pas à dire certain, par
+une résistance matérielle aux prescriptions de l'autorité agissant
+en vertu de ses droits... Mais je n'hésite pas à dire que, si l'on
+croit que le gouvernement, accomplissant son devoir, cédera devant
+des manifestations, quelles qu'elles soient, non, il ne cédera pas.»
+Et comme la gauche éclatait en clameurs, prétendant que Charles X
+ou Ferdinand de Naples n'auraient pas tenu un autre langage, le
+ministre, sans se troubler ni s'échauffer, répondait tranquillement
+qu'il avait seulement voulu faire bien connaître la résolution où le
+gouvernement était de ne pas changer d'avis. Puis, à la fin, sans
+hausser la voix et, en quelque sorte, de bonne amitié, il demandait
+aux banqueteurs ce qu'on aurait pu leur dire de plus doux que de les
+appeler «aveugles». «Nous nous abonnerions parfaitement, ajoutait-il,
+à ne subir jamais d'autres qualifications.»
+
+Courageux, hardi, M. Hébert était un discuteur puissant, mais
+avec je ne sais quoi d'implacable, de cassant et d'irritant dans
+l'argumentation; il allait volontiers jusqu'au bout de toutes ses
+thèses, ne craignant ni de porter ni de recevoir les coups. Tandis
+que M. Duchâtel s'était borné à revendiquer pour le gouvernement le
+droit d'empêcher par mesure de police les réunions dangereuses, M.
+Hébert nia d'une façon absolue le droit même de réunion. Aux défis
+de l'opposition, il répondit en exprimant dédaigneusement le doute
+qu'elle osât les tenir, et il rappela que, lors de la loi de 1834
+contre les associations, il y avait eu également des serments de
+désobéir, et que les auteurs de ces serments étaient devenus, l'un
+pair de France, l'autre député de la majorité conservatrice. C'était
+provoquer naturellement la gauche à renouveler ses menaces. Elle
+n'y manqua pas. Sur tous les bancs, l'excitation était extrême. À
+un moment, M. Odilon Barrot se lève, et, le bras tendu, d'une voix
+fatidique, il jette au ministre cette apostrophe: «M. de Polignac et
+M. de Peyronnet n'ont jamais parlé ainsi!» Acclamations enthousiastes
+de la gauche; exclamations indignées du centre. «Je proteste contre
+ces accusations, répond M. Hébert; et loin qu'elles arrêtent mon
+courage, loin qu'elles me fassent reculer, elles me démontrent de
+plus en plus que j'ai eu raison, que j'ai montré la vérité, que
+j'ai touché la plaie. Cette plaie, il n'y a que le maintien juste
+et persévérant des lois, malgré ceux qui veulent s'en écarter, qui
+pourra la guérir.» «Nous acceptons la menace! Nous n'en avons pas
+peur!» crie-t-on de toutes parts à gauche. Les députés sont debout,
+poussant des clameurs, trépignant, se montrant le poing. Le ministre,
+la tête haute, les bras croisés, pâle, mais résolu, regarde fixement
+M. Odilon Barrot. Le président agite sa sonnette, sans pouvoir
+dominer un tumulte qui menace de dégénérer en pugilat, et il se voit
+réduit à lever la séance.
+
+Le soir même, M. Duchâtel écrivait à M. Guizot: «L'effet de la séance
+n'est pas très favorable. Hébert a été trop absolu à la fin. C'est
+le sentiment de tous ceux que j'ai vus. Il faut calmer la Chambre.
+Nous allons droit à une émeute, pour laquelle j'ai, du reste, toutes
+mes mesures prises.» Le _National_, de son côté, saluait avec joie,
+«dans cette agitation, dans ces incidents, dans cette véhémence des
+apostrophes, dans ces échanges de colère», le «prologue» d'un «autre
+drame bien plus palpitant et plus réel». En effet, ces violences ne
+pouvaient pas ne pas avoir leur contre-coup dans le pays. À vrai
+dire, elles produisaient moins encore d'excitation que de malaise et
+d'inquiétude. Mais ce n'était pas de quoi se rassurer; un tel état
+d'esprit est souvent le préliminaire des paniques et des débandades.
+Chez plus d'un contemporain, on discernait alors l'impression vague
+que «tout cela pourrait bien finir d'une façon brutale[517]». Seul
+le Roi gardait son entière sécurité. «Tous ces gens-là, disait-il
+à son entourage, sont des fiers-à-bras qui veulent intimider le
+gouvernement; ils crient, ils s'enivrent de l'encens que leurs
+propres journaux leur mettent sous le nez. Mais, quand ils verront
+qu'ils n'intimident personne, ils se calmeront[518].»
+
+[Note 517: C'est l'expression dont se servait, à la date même du
+9 février, dans son journal intime, un «officier de service aux
+Tuileries». (MARNAY _Mémoires secrets_.)]
+
+[Note 518: _Ibid._]
+
+Le moment était venu, pour la Chambre, de conclure et de voter.
+Elle se trouvait en présence de divers amendements, tous présentés
+par des conservateurs dissidents. La discussion se ralluma à propos
+de chacun d'eux et se prolongea encore, avec un acharnement inouï,
+pendant trois longues séances[519]. Le premier de ces amendements,
+celui de M. Darblay, faisait deux parts des banquets, condamnant les
+uns comme factieux, absolvant les autres comme constitutionnels.
+Repoussé également par M. Odilon Barrot et par M. Duchâtel, il ne
+se trouvait convenir à personne. Ce n'en fut pas moins l'occasion
+d'un débat violent. M. Guizot y intervint en quelques mots, avec le
+désir visible de corriger ce que la parole de M. Hébert avait eu
+de maladroitement provocant. Mais les esprits étaient trop montés
+pour que cette tentative pût avoir un heureux effet. Le président du
+conseil n'aboutit qu'à faire parler M. Thiers, qui prit hautement
+et vivement parti pour les banquets. De là de nouvelles scènes de
+tumulte au milieu desquelles l'amendement, mis aux voix, ne réunit
+que deux suffrages.
+
+[Note 519: Séances des 10, 11 et 12 février.]
+
+Le jour suivant, ce fut le tour d'un amendement de M. Desmousseaux
+de Givré, qui se bornait à supprimer du projet d'adresse le
+double reproche d'_aveuglement_ et d'_hostilité_. De nombreux
+orateurs l'appuyèrent. M. de Lamartine s'écria d'un ton menaçant:
+«Souvenez-vous du Jeu de paume! Le Jeu de paume, Messieurs,
+c'est un lieu de réunion fermé par l'autorité, rouvert par la
+nation.» MM. de Rémusat et Dufaure, plus habiles, reprochèrent à
+la politique ministérielle d'être une politique irréconciliable
+et de rendre impossible toute transaction. MM. de Morny, Vitet,
+Duchâtel répondirent, avec la préoccupation de ne pas se montrer
+agressifs. Un premier vote par assis et levé fut déclaré douteux; on
+procéda alors à l'appel nominal, au milieu d'une grande émotion; le
+scrutin donna 185 voix pour l'amendement, 228 contre. Le ministère
+l'emportait encore; mais, de 80 voix, sa majorité était tombée à 43.
+Immédiatement après, le paragraphe de la commission fut adopté par
+223 voix contre 18; la gauche s'était abstenue, dans l'espérance de
+rendre le vote nul.
+
+Tout n'était pas fini. Un dernier défilé restait à franchir, et
+ce n'était pas le moins difficile. On savait en effet, depuis
+quelques jours, qu'un député récemment élu, riche manufacturier,
+conservateur notoire, bien vu à la cour, M. Sallandrouze, proposait
+un paragraphe additionnel où, sans rien retrancher du blâme
+infligé aux banquets, il exprimait le voeu que le gouvernement
+prît l'initiative de «réformes sages et modérées», notamment de la
+«réforme parlementaire». Quelle conduite le ministère devait-il tenir
+en face de cette proposition? M. Guizot, on le sait, n'avait pas
+personnellement d'objection absolue contre la réforme demandée. Il
+n'ignorait pas que cet amendement répondait au sentiment vrai d'une
+partie de ses amis; les démarches de M. de Goulard et de M. de Morny
+ne pouvaient lui laisser sur ce point aucun doute. Il n'ignorait
+pas non plus que la majorité était ébranlée; le dernier vote le lui
+avait prouvé. Mais, d'autre part, il se demandait si, après une si
+longue résistance, et devant une pareille attaque, il pouvait céder
+sans se diminuer. Et puis, pour certains conservateurs qui désiraient
+la réforme parlementaire, il en était d'autres qui auraient regardé
+toute concession comme une sorte de trahison; ne pouvait-il pas se
+croire, envers ces derniers, des devoirs particulièrement étroits?
+Était-ce à lui de désorganiser l'armée qu'il avait eu tant de
+peine à former? Enfin, il lui fallait compter avec le Roi, plus
+décidé que jamais à tout refuser. On racontait que Louis-Philippe
+s'était borné à répondre à M. Sallandrouze qui lui démontrait les
+avantages de son amendement: «Monsieur Sallandrouze, vendez-vous
+bien vos tapis?» De quelque côté qu'on l'envisageât, la situation
+était fort embarrassante pour M. Guizot. Céder, malgré le Roi, ne
+lui paraissait pas être dans son rôle. Résister absolument comme
+l'aurait voulu le Roi, c'était s'exposer à un échec. Cette dernière
+perspective, à la vérité, ne déplaisait pas à certains conservateurs,
+qui, jugeant l'heure venue de passer la main à d'autres ministres,
+voyaient là un moyen de mettre fin à une tension devenue périlleuse.
+Tel était notamment le sentiment de M. Duchâtel. Mais d'autres amis
+du ministère, dont était le duc de Broglie, estimaient que, dans
+l'état de l'Europe, il ne devait pas aller au-devant d'une chute qui
+bouleverserait toute notre politique étrangère et mettrait peut-être
+la paix en péril[520]. Un tel argument était fait pour agir sur M.
+Guizot. Il décida donc, après délibération, de tenir un langage
+moins absolu que dans le passé, et il se proposa cette tâche peu
+aisée de donner quelque satisfaction ou du moins quelque espérance
+aux conservateurs désireux d'une réforme, sans cependant prendre
+l'engagement refusé par le Roi.
+
+[Note 520: Quelques jours plus tard, le 17 février, le duc de Broglie
+mandait à son fils que quelques personnes eussent préféré que le
+ministère se laissât mettre en minorité et se retirât; puis il
+ajoutait: «Dans l'état présent de l'Europe, je ne saurais partager ce
+sentiment.» (_Documents inédits._)]
+
+Le 12 février, au moment où s'ouvrit la discussion sur l'amendement
+de M. Sallandrouze, la Chambre ignorait à quel parti s'était arrêté
+le gouvernement. Aussi l'anxiété était-elle grande. Le débat fut
+d'abord concentré entre conservateurs; la gauche jugeait plus prudent
+de se tenir à l'écart. MM. Sallandrouze et Clappier soutinrent
+l'amendement, mais en protestant de leurs bons sentiments à l'égard
+du cabinet. MM. de Goulard et de Morny le combattirent, mais en se
+prononçant pour la réforme parlementaire. M. Guizot fit ensuite sa
+déclaration. «Après ce qui s'est passé naguère dans le pays, dit-il,
+en présence de ce qui se passe en Europe, toute innovation du genre
+de celle qu'on vous indique et qui aboutirait nécessairement à la
+dissolution serait, à notre avis, au dedans une faiblesse, au dehors
+une grande imprudence... Le ministère croirait manquer à tous ses
+devoirs en s'y prêtant. Il croirait également manquer à ses devoirs,
+s'il prenait aujourd'hui, à cette tribune et pour l'avenir, un
+engagement. En pareille matière, Messieurs, promettre, c'est plus
+que faire; car, en promettant, on détruit ce qui est et on ne le
+remplace pas. Un gouvernement sensé peut et doit quelquefois faire
+des réformes, il ne les proclame pas d'avance; quand il en croit le
+moment venu, il agit; jusque-là, il se tait. Je pourrais dire plus;
+je pourrais dire, en m'autorisant des plus illustres exemples, que
+jusque-là il les combat; plusieurs des grandes réformes qui ont
+été opérées en Angleterre l'ont été par des hommes qui les avaient
+combattues jusqu'au moment où ils ont cru devoir les accomplir. En
+même temps que je dis cela, le ministère ne méconnaît pas l'état des
+esprits, ni dans le pays, ni dans la Chambre; il ne le méconnaît pas
+et il en tient compte. Il reconnaît que ces questions doivent être
+examinées à fond et vidées dans le cours de cette législature. Ce que
+vous me demandez en ce moment, dans votre pensée, c'est ce que fera
+le ministère, le jour où viendra définitivement cette question...
+Voici ma réponse. Le maintien de l'unité du parti conservateur, le
+maintien de la politique conservatrice et de sa force, voilà ce
+qui sera l'idée fixe et la règle de conduite du cabinet... Il fera
+de sincères efforts pour maintenir, pour rétablir, si vous voulez,
+sur cette question, l'unité du parti conservateur, pour que ce soit
+le parti conservateur lui-même et tout entier qui en adopte et en
+donne au pays la solution. Si une telle transaction dans le sein du
+parti conservateur est possible, si les efforts du cabinet dans ce
+sens peuvent réussir, la transaction aura lieu. Si cela n'est pas
+possible, le cabinet laissera à d'autres la triste tâche de présider
+à la désorganisation du parti conservateur et à la ruine de sa
+politique.»
+
+En dépit du grand air qu'avait toujours la parole de M. Guizot,
+elle n'avait pu, cette fois, masquer complètement l'embarras de sa
+situation. De l'effort fait pour donner satisfaction à la fois à
+des opinions contradictoires, résultait une sorte d'incertitude et
+d'équivoque. Le ministre en disait assez pour que sa résistance, si
+longtemps superbe, parût avoir fait place à une demi-capitulation,
+pas assez pour désarmer les mécontents. M. Sallandrouze déclara
+maintenir son amendement. Par combien de conservateurs allait-il être
+suivi? L'incertitude du résultat faisait naître une grande agitation
+dans la Chambre; chaque parti envoyait chercher ses amis absents ou
+même malades. Dans cette passe périlleuse, le ministère fut sauvé par
+MM. Thiers et de Rémusat, qui ne résistèrent pas au plaisir d'appuyer
+sur la désorganisation de la majorité, sur l'humiliation du cabinet,
+et qui témoignèrent de l'«orgueil» qu'en ressentait l'opposition. Les
+conservateurs, ainsi avertis de la portée de leur vote, repoussèrent
+l'amendement par 222 voix contre 189. M. Guizot gardait donc la
+majorité; mais celle-ci avait subi un nouveau déchet; elle n'était
+plus que de 33 voix. «La séance d'hier,--écrivait, le lendemain, dans
+son journal intime, un des amis du ministère,--a produit un effet
+très peu favorable au cabinet, moins encore par la faiblesse relative
+de la majorité, à laquelle on s'attendait, que parce que beaucoup de
+gens, ne tenant pas, à mon avis, suffisamment compte des difficultés
+de la position du gouvernement, ont trouvé l'attitude de M. Guizot
+peu digne et peu franche. Les partisans de la réforme lui reprochent
+de n'avoir pas nettement adopté le principe qu'il avouait lui-même
+ne pouvoir plus repousser d'une manière absolue et péremptoire, et
+d'avoir cherché à se ménager encore des faux-fuyants; les adversaires
+systématiques de toute innovation, tels qu'on en compte un bon nombre
+dans le parti conservateur, s'indignent, au contraire, de le voir
+baisser pavillon devant des exigences auxquelles il a longtemps
+opposé de si hautains refus[521].»
+
+[Note 521: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._]
+
+Si peu que M. Guizot eût cédé et donné d'espérances aux partisans
+de la réforme, il avait dû le faire de sa propre autorité et malgré
+le Roi. Le soir même de la séance et devant ceux qui venaient la
+lui raconter, Louis-Philippe protestait avec vivacité qu'aucune
+promesse n'avait pu être apportée à la tribune par son ministre;
+que lui, en tout cas, n'en avait pas fait. «Il n'y aura pas de
+réforme, disait-il, je ne le veux pas. Si la Chambre des députés
+la vote, j'ai la Chambre des pairs pour la rejeter. Et quand bien
+même la Chambre des pairs l'adopterait, mon _veto_ est là[522].» Il
+ne faudrait pas, sans doute, prendre trop à la lettre les boutades
+un peu intempérantes auxquelles s'abandonnait parfois le Roi.
+Néanmoins, il n'est que trop certain que, sur cette question, il
+était singulièrement animé et obstiné. Le lendemain, il rabrouait
+assez rudement M. de Montalivet, qui venait le féliciter de ce
+que son ministère avait fait un premier pas dans la voie des
+concessions[523]. C'était évidemment parce que M. Guizot connaissait
+cet état d'esprit du Roi et pour adoucir son mécontentement, qu'il
+lui écrivait, le 12 février au soir, en sortant de la Chambre: «Voilà
+le défilé passé; un des plus difficiles que nous ayons jamais passés.
+Je n'ai pris aucun engagement. Si je n'avais pas dit ce que j'ai dit,
+l'amendement était adopté et le cabinet renversé. Il y aura bien à
+réfléchir dans la session prochaine; car, si on ne parvient pas à
+remettre l'unité dans le parti conservateur, la division que j'ai
+fait ajourner éclatera, et l'opposition en profitera infailliblement.
+En tout cas, le Roi reste parfaitement libre[524].» Rien sans doute
+que de vrai dans cette lettre; seulement elle ne s'attachait qu'à
+l'une des faces de la déclaration ministérielle. Il était une autre
+face que le _Journal des Débats_, soucieux de ménager, non plus
+les préventions du Roi, mais celles du public, mettait en lumière
+quand il affirmait que les paroles de M. Guizot «n'avaient qu'un
+sens possible», qu'elles annonçaient la «solution définitive» de la
+réforme parlementaire dans le cours de la législature, que cette
+«grande question était décidée en principe, en attendant qu'elle
+le fût au scrutin», et que «désormais il n'y avait plus matière à
+discussion, ni prétexte aux violences qui avaient affligé le pays».
+Le _Journal des Débats_ n'avait certainement pas tenu ce langage à
+l'insu de M. Guizot. Ce dernier, du reste, en était déjà à arrêter
+quelle réforme non seulement parlementaire, mais électorale, il
+pourrait proposer. Le duc de Broglie, qui avait alors toutes ses
+confidences, écrivait à son fils: «La semi-réforme a gagné son
+procès; il a fallu donner des espérances au parti progressiste devenu
+la majorité de la majorité. Il paraît convenu que, comme contre-pied
+à l'extension des incompatibilités et à l'admission de la seconde
+liste du jury, on rétablira les catégories de la propriété pour la
+Chambre des pairs, ce qui donnera à la loi un caractère général et
+lui ôtera un peu celui d'une concession[525].»
+
+[Note 522: _Documents inédits._]
+
+[Note 523: _Mémoires inédits de M. de Montalivet._--Plus tard, après
+sa chute, dans une conversation très réfléchie et destinée à être
+publiée, le Roi a tenu à rappeler qu'il avait désapprouvé le langage
+de M. Guizot, et que, quant à lui, il était résolu à «s'en aller»
+plutôt que de faire la réforme. (_Abdication du roi Louis-Philippe_
+racontée par lui-même et recueillie par M. Édouard LEMOINE, p. 40 à
+44.)]
+
+[Note 524: _Revue rétrospective._]
+
+[Note 525: Lettre du 17 février 1848. (_Documents inédits._)]
+
+Aussitôt après le rejet de l'amendement de M. Sallandrouze, la
+Chambre procéda au vote sur l'ensemble de l'adresse et l'adopta par
+241 voix sur 244; l'opposition s'était abstenue. Ainsi finit, le
+12 février, cette bataille, la plus longue et la plus acharnée qui
+eût été livrée à la tribune parlementaire, pendant la monarchie de
+Juillet. La discussion n'avait pas occupé moins de vingt séances,
+avec de singuliers contrastes, tantôt déshonorée par de honteuses
+violences, tantôt brillant d'un incomparable éclat oratoire. Ce
+n'était pas seulement en France qu'on l'avait suivie avec une
+curiosité anxieuse. L'Europe entière tenait les yeux fixés sur le
+Palais-Bourbon, car elle n'ignorait pas quel contre-coup aurait sur
+ses destinées la victoire ou la défaite du cabinet. Tandis qu'à
+Londres, lord Palmerston désirait le renversement de M. Guizot et
+y travaillait de son mieux, à Berlin et à Vienne on faisait des
+voeux ardents pour son succès[526]. Au plus vif des attaques contre
+le ministère français, la princesse de Metternich, causant avec un
+diplomate autrichien, ne pouvait s'empêcher de s'écrier: «S'il tombe,
+nous sommes tous perdus[527]!» Sans doute le cabinet n'était pas
+«tombé»; dans aucun des nombreux votes émis durant ces vingt séances,
+il n'avait été mis en minorité. Néanmoins pouvait-on dire qu'il
+sortait de là intact? Force était bien d'avouer que, s'il s'était
+habilement défendu sur la question financière, s'il avait eu un réel
+succès dans le débat sur les affaires extérieures, les séances à
+scandale et surtout les dernières discussions sur la réforme avaient
+été pour lui d'un fâcheux effet. Tout le monde s'en rendait compte.
+Ce n'était pas seulement M. Duvergier de Hauranne qui constatait, au
+sortir de la dernière séance, ce sentiment général que «le ministère
+était perdu[528]». Parmi les amis même de ce ministère, plus d'un
+reconnaissait qu'il était «blessé à mort», qu'il «ne pouvait plus
+que se traîner», et que son intérêt était de se retirer le plus tôt
+possible[529].
+
+[Note 526: Correspondance de M. le comte de Flahault et de M. le
+marquis de Dalmatie avec M. GUIZOT. (_Documents inédits._)]
+
+[Note 527: M. DE HUBNER, _Une année de ma vie_, p. 12.]
+
+[Note 528: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._]
+
+[Note 529: _Journal inédit du baron de Viel-Castel_, à la date du 14
+février 1848.]
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+LA RÉVOLUTION.
+
+(Février 1848.)
+
+ I. Dans une réunion de l'opposition parlementaire, résolution
+ est prise d'assister au banquet. Agitation qui en résulte. Il
+ est question d'une procession populaire devant accompagner les
+ députés. Dispositions de la garde nationale. Nouvelle réunion où
+ les députés décident de se rendre en corps au banquet. Optimisme
+ du Roi. Les radicaux ne croient pas à une révolution.--II. Les
+ inquiétudes ressenties dans les deux camps conduisent à chercher
+ une transaction. Arrangement conclu entre les représentants du
+ ministère et ceux de l'opposition. Il en résulte une certaine
+ détente.--III. Publication du programme de la manifestation,
+ rédigé par M. Marrast. Le gouvernement estime que cette
+ publication rompt l'accord et prend des mesures en conséquence.
+ Court débat à la Chambre. Embarras de l'opposition qui renonce
+ au banquet et à la manifestation. Réunions dans les bureaux du
+ _Siècle_ et dans ceux de la _Réforme._ Le gouvernement, rassuré,
+ contremande pendant la nuit les mesures militaires qu'il avait
+ ordonnées.--IV. La journée du 22 février. Attroupements sur
+ la place de la Concorde et envahissement du Palais-Bourbon.
+ Échauffourées. Les députés préparent la proposition de mise en
+ accusation. Elle est déposée à la séance de la Chambre par M.
+ Barrot. Les désordres s'aggravent. Faiblesse du commandement
+ militaire. On ne se décide pas à appeler le maréchal Bugeaud. Le
+ duc de Nemours. Dans la soirée, ordre d'occuper militairement la
+ ville.--V. Le 23 au matin, l'émeute reparaît. La garde nationale
+ manifeste en faveur de la réforme et prend l'émeute sous sa
+ protection.--VI. Effet produit à la cour et sur Louis-Philippe
+ par la défection de la garde nationale. Conversations du Roi
+ avec M. Duchâtel et M. Guizot. Retraite du cabinet. Émotion
+ de la Chambre. Qui est responsable de cette retraite?--VII.
+ M. Molé est chargé de former un cabinet. Accueil fait à cette
+ nouvelle. Démarches de M. Molé. En attendant, ne conviendrait-il
+ pas de donner le commandement au maréchal Bugeaud? La fusillade
+ du boulevard des Capucines. Qui avait tiré le premier coup de
+ feu? La promenade des cadavres. M. Molé renonce à former un
+ cabinet. Le Roi fait appeler M. Thiers au milieu de la nuit,
+ mais, auparavant, nomme le maréchal Bugeaud au commandement
+ supérieur des troupes et de la garde nationale.--VIII. Bugeaud
+ arrive à l'état-major le 24, vers deux heures du matin. Les
+ mesures qu'il prend. Conversation du Roi avec M. Thiers. Ce
+ dernier est chargé de former un ministère dont fera partie M.
+ Odilon Barrot. Ses démarches pour réunir ses collègues. Les
+ colonnes formées par Bugeaud se mettent en mouvement entre cinq
+ et six heures du matin. Bedeau s'arrête devant la barricade
+ du boulevard Saint-Denis et envoie demander de nouvelles
+ instructions à l'état-major. Bugeaud donne l'ordre de suspendre
+ les hostilités. Comment y a-t-il été amené? M. Thiers et ses
+ nouveaux collègues sont reçus par le Roi. La Moricière à
+ la tête de la garde nationale. Entrevue des ministres et de
+ Bugeaud.--IX. Retraite lamentable de la colonne du général
+ Bedeau. Bugeaud mal reçu par la garde nationale. M. Barrot et le
+ général de La Moricière vont annoncer dans la ville le nouveau
+ ministère. Leur insuccès. Alerte aux Tuileries. Progrès de
+ l'émeute. Elle n'a toujours ni direction ni chef. Elle s'empare
+ de l'Hôtel de ville. Le Roi essaye de passer en revue les forces
+ réunies sur la place du Carrousel.--X. Les Tuileries sont
+ menacées. Le cabinet du Roi. M. Crémieux demande le changement
+ de M. Thiers et du maréchal Bugeaud. M. Barrot président du
+ conseil. On commence à parler d'abdication. Démarche de M. de
+ Girardin. Le Roi dit: «J'abdique.» Attitude de la Reine. Le Roi
+ écrit son abdication. L'émeute n'en est pas désarmée. Départ du
+ Roi.--XI. Le duc de Nemours prend en main le commandement. La
+ duchesse d'Orléans quitte les Tuileries. Le duc de Nemours veut
+ l'emmener au Mont-Valérien. La duchesse va à la Chambre.--XII.
+ État d'esprit des députés. M. Thiers, absolument découragé, ne
+ fait que traverser le Palais-Bourbon. M. Odilon Barrot n'y vient
+ pas. Délégation du _National._ Lamartine promet son concours à
+ la république.--XIII. La duchesse d'Orléans dans la Chambre.
+ M. Sauzet veut la faire sortir. Elle s'y refuse. MM. Marie et
+ Crémieux proposent la nomination d'un gouvernement provisoire.
+ M. Odilon Barrot, qui vient seulement d'arriver, prend la
+ parole. La duchesse veut parler, mais sa voix est étouffée.
+ Première invasion du peuple. Discours de M. Ledru-Rollin et
+ de M. de Lamartine. Seconde invasion. Fuite des députés et
+ de la famille royale. Nomination à la criée des membres du
+ gouvernement provisoire.--XIV. D'où venaient les envahisseurs?
+ Les troupes les ont laissés passer malgré les ordres réitérés
+ du duc de Nemours. Toutes les troupes qui occupent encore
+ quelque point dans Paris rentrent dans leurs casernes, souvent
+ en se laissant désarmer. Derniers et vains efforts de M.
+ Odilon Barrot. La duchesse d'Orléans et le duc de Nemours aux
+ Invalides.--XV. La duchesse d'Orléans et le duc de Nemours
+ quittent la France. Après beaucoup de traverses, le Roi et la
+ Reine s'embarquent pour l'Angleterre. Départ d'Algérie du prince
+ de Joinville et du duc d'Aumale.--XVI. Conclusion.
+
+
+I
+
+Plus l'opposition croyait le ministère «perdu», moins elle avait de
+raisons de continuer une agitation extraparlementaire devenue inutile
+et dont elle ne pouvait se dissimuler les périls[530]. Mais, par ses
+défis de tribune, elle s'est mise dans l'impossibilité de reculer.
+Il lui faut faire quelque chose d'éclatant, sous peine de paraître
+ridicule. Elle ne se sent plus libre, et, comme l'écrivait alors le
+duc de Broglie, elle a «fait un pacte avec le diable[531]».
+
+[Note 530: Pour le récit qui va suivre, j'ai d'abord consulté,
+en m'efforçant de le contrôler, tout ce qui a été publié par les
+contemporains, acteurs ou spectateurs du drame, entre autres les
+Mémoires de MM. Guizot, Odilon Barrot, Dupin; les brochures de M.
+Édouard Lemoine et les articles de M. Croker dans la _Quarterly
+Review_, échos des entretiens de Louis-Philippe dans l'exil; les
+conversations de M. Thiers recueillies par M. Senior; les lettres
+apologétiques publiées par le maréchal Bugeaud et le général Bedeau;
+les histoires de MM. Garnier-Pagès, Élias Regnault, Daniel Stern, de
+Lamartine, Louis Blanc, Pelletan; l'ouvrage de Lucien de la Hodde sur
+les sociétés secrètes; les _Souvenirs de l'année 1848_, par M. Maxime
+du Camp; l'écrit de M. Sauzet sur la Chambre des députés; les notes
+de M. Marie reproduites par son biographe, M. Chérest; les _Mémoires
+secrets et témoignages authentiques_ de M. de Marnay, etc., etc.
+J'ai complété et redressé, sur plusieurs points, ces témoignages,
+par de nombreux _Documents inédits_ dont on a bien voulu me donner
+communication. Ce sont d'abord des notes que M. Guizot s'est fait
+adresser, après la révolution, par ses anciens collègues et par
+ses principaux agents, et où ceux-ci rapportent ce qu'ils ont fait
+et vu: Note de M. Duchâtel, ministre de l'intérieur, datée d'avril
+1850; de M. Hébert, garde des sceaux, mai 1850; de M. Jayr, ministre
+des travaux publics, mai 1848; de M. Dumon, ministre des finances,
+mai 1850; du général Trézel, ministre de la guerre, décembre 1849;
+du général Tiburce Sébastiani, commandant l'armée de Paris; de M.
+Delessert, préfet de police, mai 1850; de M. Génie, chef du cabinet
+de M. Guizot, février 1867. Je n'ai pas besoin de faire ressortir
+l'importance capitale de ces pièces dont je me suis beaucoup servi. À
+un point de vue opposé, je n'ai pas pris connaissance avec moins de
+fruit d'un récit détaillé écrit par M. Duvergier de Hauranne. J'ai eu
+également communication des Mémoires du duc Pasquier et de quelques
+fragments de ceux du comte de Montalivet. Enfin j'ai pu recueillir
+utilement certains renseignements verbaux de la bouche de témoins
+survivants. Je me borne à indiquer ces sources d'une façon générale,
+ne pouvant spécifier, à chacun des détails de ce récit, toutes celles
+où j'aurai puisé; je ne ferai cette spécification que pour quelques
+faits plus importants ou plus contestés que d'autres.]
+
+[Note 531: Lettre à son fils, en date du 17 février 1848. (_Documents
+inédits._)]
+
+Le 13 février, le lendemain même du vote de l'adresse, une centaine
+de députés de gauche et de centre gauche se réunissent au restaurant
+Durand, place de la Madeleine, sous la présidence de M. Odilon
+Barrot. Au milieu d'une discussion confuse et tumultueuse, deux
+avis se font jour: l'un conclut à prendre part au banquet interdit;
+l'autre propose une démission en masse qui, dit-on, amènera
+forcément la dissolution de la Chambre. Cette idée de la démission,
+mise en avant dans les journaux par MM. Marrast et de Girardin, a
+pour principal champion dans la réunion un républicain, M. Marie.
+Les arguments par lesquels il combat le banquet sont curieux à
+noter. À l'entendre, «ce banquet, réalisé en face d'une bataille
+toujours menaçante, après les excitations qui l'ont précédé et qui
+nécessairement doivent l'accompagner et le suivre, au milieu d'une
+population si impressionnable, si ardente, si facile à soulever,
+est un feu de joie allumé au milieu de matières incendiaires».
+Déjà le matin, dans une conférence entre radicaux, M. Marie a dit:
+«Si nous sommes prêts pour une révolution, donnez votre banquet;
+si nous ne sommes pas prêts, ce sera une émeute, et je n'en veux
+pas.» Dans une telle bouche, ces paroles devraient faire réfléchir
+les opposants dynastiques. Ce sont cependant leurs chefs les plus
+écoutés qui, d'accord avec certains radicaux moins timides que M.
+Marie, viennent réfuter ce dernier. Ils font valoir qu'il y a un
+engagement publiquement pris pour le banquet, et que le renier
+serait se déconsidérer; ils ne nient pas la possibilité d'une
+collision, mais croient pouvoir la braver, sauf à en rejeter à
+l'avance la responsabilité sur le gouvernement; ils objectent, du
+reste, à la démission en masse, que la dissolution ne s'ensuivrait
+pas nécessairement, et que les réélections des démissionnaires ne
+seraient peut-être pas toutes assurées. Ce dernier argument n'est
+pas celui qui frappe le moins vivement les intéressés. En somme,
+dans cette réunion où les dynastiques sont en immense majorité, le
+banquet, qui effrayait un républicain, est voté par 70 voix contre 18.
+
+En sortant, M. Thiers, qui est demeuré muet pendant tout le débat,
+dit à M. Marie: «Le parti que vous avez proposé était le seul
+raisonnable.--Pourquoi donc, lui répond M. Marie, n'avez-vous pas
+exprimé cette opinion? Vous auriez influencé plusieurs de vos amis
+qui ont voté en sens contraire.--Que voulez-vous? réplique M. Thiers,
+ils tiennent au banquet; mais toute agitation est dangereuse; toute
+résistance sera vaincue. Le gouvernement est prêt; il a dans Paris ou
+près de Paris 80,000 hommes; les points stratégiques sont arrêtés.
+Un mouvement populaire, quel qu'il soit, sera écrasé en moins d'une
+heure.» Quelle est la vraie pensée de M. Thiers? N'a-t-il pas quelque
+projet ou tout au moins quelque rêve qui lui fait voir sans déplaisir
+la situation se tendre et les affaires se gâter? Peu de jours
+auparavant, un de ses interlocuteurs lui ayant exprimé une certaine
+inquiétude: «Soyez donc tranquille, a-t-il répondu; tout s'arrangera
+mieux que vous ne le supposez. Le pis aller serait l'abdication du
+_vieux_. Serait-ce donc, à vos yeux, un si grand malheur?» Les propos
+de ce genre ne sont pas rares à gauche, surtout depuis que le Roi a
+pris l'habitude, dans ses heures d'impatience, de menacer lui-même
+de son abdication. L'écho de ces propos arrivait à la cour et dans
+les milieux conservateurs; on avait même fini par s'y persuader que,
+dans une partie de l'opposition dynastique, s'était formée une sorte
+de conspiration ou tout au moins d'intrigue tendant à pousser le
+vieux roi dehors et à le remplacer par une régence de la duchesse
+d'Orléans. Quelques-uns soupçonnaient, très à tort, la princesse
+d'être personnellement mêlée à cette intrigue.
+
+Dès le lendemain de la réunion du restaurant Durand, une
+note, publiée dans tous les journaux de l'opposition, avertit
+solennellement le public de la décision prise. Il y est dit «que
+l'adresse, telle qu'elle a été votée, constitue, de la part de la
+majorité, une violation flagrante, audacieuse, des droits de la
+minorité; que le ministère, en entraînant son parti dans un acte
+aussi exorbitant, a tout à la fois méconnu un des principes les
+plus sacrés de la constitution, et violé, dans la personne de leurs
+représentants, l'un des droits les plus essentiels des citoyens».
+La note annonce ensuite «le concours des députés au banquet qui
+se prépare, à titre de protestation contre les prétentions de
+l'arbitraire». Elle se termine en faisant connaître que, par suite
+d'une décision de la réunion, «aucun de ses membres ne participera à
+la présentation de l'adresse au Roi».
+
+Ainsi, pour cette seule raison que le gouvernement a blâmé les
+banquets et reproché à l'opposition son «aveuglement», on ne
+craint pas de le dénoncer comme ayant violé la constitution. Cette
+accusation redoutable, portée devant une nation qui, depuis dix-huit
+ans, s'est vue si souvent louée d'avoir fait, pour un semblable
+motif, la révolution de 1830, devait paraître une invitation à la
+recommencer. Les dynastiques ont-ils, après coup, quelque sentiment
+de l'imprudence de leur conduite? On les voit aussitôt s'appliquer
+à faire prendre par la commission générale d'organisation des
+mesures qui révèlent une certaine préoccupation. Ils obtiennent
+que le comité local du 12e arrondissement, suspect d'être trop
+radical, soit dessaisi et ses invitations annulées. D'après le projet
+primitif, le banquet devait avoir lieu un dimanche, dans le faubourg
+Saint-Marceau, et le prix en était fixé à 3 francs; on décide qu'il
+aura lieu un jour de la semaine, dans les Champs-Élysées, et que
+la cotisation sera élevée à 6 francs. Il était un peu puéril de
+croire à l'efficacité de ces petits moyens. Au moment même où l'on
+se flatte d'empêcher que le banquet ne soit trop démocratique,
+l'idée se répand d'une démonstration bien autrement dangereuse et
+pour laquelle toutes les précautions sont de nul effet; il s'agit
+d'une sorte de grande procession populaire qui doit accompagner les
+députés à travers la ville lorsqu'ils se rendront au lieu du banquet.
+Dès lors, plus d'exclusion possible; personne qui ne soit appelé à
+participer à cette procession. L'agitation s'en trouve généralisée.
+Dans les milieux les plus divers, il n'y a guère d'autre sujet de
+conversation. Chaque soir, sur le boulevard, des groupes se forment,
+où l'on discute avec animation les événements qui se préparent.
+La jeunesse des écoles est particulièrement échauffée. Dans les
+faubourgs, beaucoup d'ateliers s'apprêtent à chômer le jour de la
+manifestation, et les ouvriers se promettent de s'y rendre, les uns
+par esprit d'opposition, d'autres par curiosité du spectacle. Les
+chefs des sociétés secrètes, voyant ce mouvement, ne veulent pas
+rester à l'écart, et une délégation, composée de MM. Louis Blanc,
+Guinard et Howyn, vient réclamer dans le cortège une place à part
+pour deux à trois cents ouvriers en blouse; il faut montrer par là,
+disent-ils, que la manifestation n'est pas exclusivement bourgeoise.
+La délégation est reçue par MM. Garnier-Pagès, Pagnerre et Odilon
+Barrot; c'est ce dernier qui insiste pour qu'on lui fasse une réponse
+favorable.
+
+Des étudiants, des ouvriers, on en veut bien dans le cortège; mais
+ce que les meneurs désirent avant tout et ce qu'ils se croient
+assurés d'avoir en grand nombre, ce sont des gardes nationaux.
+Là leur paraît être ce qui donnera à la manifestation toute son
+importance et toute son efficacité. Leur ambition est de pouvoir dire
+que le ministère Guizot est condamné par la garde nationale comme
+l'avait été autrefois le ministère Villèle. Se trompaient-ils sur
+les dispositions de cette milice ou sur son influence? L'événement
+ne devait malheureusement que leur donner trop raison. On est si
+complètement revenu aujourd'hui des anciennes illusions sur la garde
+nationale, qu'on a quelque peine à se figurer les idées régnantes
+dans la première moitié du siècle[532]. La garde nationale en était
+venue à se considérer, non comme une partie de la force publique dans
+la main des autorités, mais comme la «cité politique sous les armes»,
+jugeant le gouvernement avant de le soutenir, et pouvant au besoin
+lui signifier ses blâmes ou ses exigences. La monarchie de 1830, à
+son origine, n'avait pas peu contribué à exalter des prétentions qui
+devaient, à la fin, lui être si funestes[533]. La garde nationale
+lui avait alors payé ses flatteries, en lui fournissant pour la
+répression des émeutes une force que, dans la désorganisation d'un
+lendemain de révolution, on n'aurait peut-être pas trouvée ailleurs;
+encore raisonnait-elle son concours et n'était-on jamais assuré
+qu'il ne lui passerait pas par la tête de le refuser. Mais, le
+danger matériel dissipé et la royauté nouvelle mieux assise, les
+inconvénients de l'institution subsistèrent seuls[534], et ce fut
+le jeu habituel de l'opposition de susciter par là des embarras au
+gouvernement. La revue que le Roi avait l'habitude de passer à chaque
+anniversaire des journées de Juillet devint bientôt, à cause des
+manifestations qu'on redoutait d'y voir se produire, un véritable
+cauchemar pour les ministres. Le premier, M. Thiers osa, en 1836, la
+contremander. Rétablie en 1837, elle fut de nouveau suspendue les
+années suivantes et eut lieu pour la dernière fois en 1840[535].
+Visiblement, à mesure que le gouvernement de Juillet s'éloignait
+et se dégageait de son origine, il se montrait plus froid et plus
+défiant à l'égard de la garde nationale. La défiance se comprend:
+mais peut-être avait-on le tort d'y joindre un peu de négligence.
+Cette négligence apparut notamment dans le choix du commandant en
+chef. Au début, on avait compris l'importance capitale de ce poste.
+Aussitôt après s'être débarrassé de La Fayette, on y avait appelé
+le maréchal de Lobau, l'un des plus glorieux vétérans des guerres
+impériales; celui-ci, par son prestige personnel, son activité, son
+mélange de fermeté et de rondeur, était parvenu à tenir bien en
+main cette troupe de nature indocile et capricieuse; le bourgeois
+armé se sentait flatté d'être traité avec une sorte de familiarité
+militaire par un si illustre guerrier. Mort en 1839, le maréchal de
+Lobau avait eu pour successeur le maréchal Gérard; c'était encore une
+grande renommée; sa santé l'obligea à donner sa démission en 1842. La
+sécurité matérielle dont on jouissait alors fit-elle croire que ce
+commandement n'était plus qu'une sorte de sinécure honorifique? On
+donna pour successeur aux deux maréchaux le général Jacqueminot, de
+promotion récente, sans illustration guerrière, et n'ayant pas figuré
+sur les champs de bataille de l'Empire avec un grade supérieur à
+celui de colonel. Il venait d'être, sous les précédents commandants,
+major général de la garde nationale. En dehors de son dévouement au
+Roi, il avait pour principal titre d'être le beau-père de M. Duchâtel
+et d'avoir été, comme député, l'un des membres influents de ce groupe
+des anciens 221, auxquels le ministère du 29 octobre jugeait utile,
+en 1842, de donner des gages. Pour comble, il n'était plus jeune
+et avait une santé délabrée; dans les derniers temps, il en était
+venu à ne pouvoir presque plus sortir de sa chambre, ni se lever de
+sa chaise longue. Malgré d'excellentes intentions, il n'était donc,
+ni moralement, ni physiquement, en état d'exercer sur les gardes
+nationaux l'action personnelle qui était, avec eux, la principale et
+presque l'unique arme du commandement. Naturellement, l'opposition
+souligna les défiances montrées par le gouvernement, pour éveiller et
+irriter les susceptibilités de la garde nationale, et elle profita
+de la négligence du commandement pour s'emparer de l'influence
+qu'il laissait échapper. Ce ne fut pas sans succès. Les élections
+des officiers, faites presque toujours sur le terrain politique,
+témoignaient des progrès que faisait dans la milice parisienne
+un certain esprit de fronde, s'attaquant, sinon à la monarchie
+elle-même, du moins à sa politique. Ces sentiments étaient surtout
+visibles depuis un an. Nulle part les malheureux événements de 1847
+et la campagne des banquets n'avaient exercé une plus fâcheuse
+action. Dans les diverses légions, les «réformistes» se trouvaient
+en nombre; s'ils n'étaient pas la majorité, ils étaient du moins
+l'élément le plus remuant. On comprend dès lors comment, voulant
+provoquer une grande manifestation extraparlementaire, les agitateurs
+se sont tout de suite tournés vers la garde nationale et pourquoi
+leur appel y a trouvé beaucoup d'écho.
+
+[Note 532: Même après la révolution de 1848, M. de Tocqueville
+proclamait que «les grandes libertés politiques des nations modernes
+consistaient surtout en trois choses: la garde nationale, la liberté
+de la presse et la liberté de la tribune».]
+
+[Note 533: Rappelons qu'un article de la charte de 1830 avait
+solennellement «confié au patriotisme et au courage des gardes
+nationales» cette même charte et «tous les droits qu'elle
+consacrait».]
+
+[Note 534: Ajoutons qu'en 1837, pour rendre moins lourd le service
+des factions, on porta à 80,000 hommes l'effectif des douze légions
+de Paris, et que cette augmentation ne put se faire sans en rendre la
+composition plus démocratique.]
+
+[Note 535: À la suite de diverses scènes de désordre, plusieurs
+gardes nationales de province furent dissoutes.]
+
+Cependant, l'idée de faire précéder le banquet d'une procession
+populaire ne plaisait pas également à tous les députés. Plusieurs
+se préoccupaient du caractère que cette procession menaçait de
+prendre. Le 19 février au matin, l'opposition parlementaire était
+de nouveau réunie au restaurant Durand, pour prendre les dernières
+décisions. La principale question posée est celle de savoir si l'on
+se rendra en corps au banquet. La délibération n'est pas moins
+confuse et tumultueuse qu'à la première réunion. M. Barrot, qui
+préside, en fait reproche à l'assemblée. «Il est vraiment incroyable,
+dit-il, que nous ne puissions pas délibérer avec calme, quand nous
+prenons peut-être la plus grave résolution que nous ayons prise
+en notre vie.» Elle est bien grave en effet, plus encore que ne
+se l'imagine M. Barrot. Beaucoup des assistants sont visiblement
+tristes, inquiets, tentés de reculer. M. Berryer augmente encore leur
+désarroi en leur démontrant qu'ils se placent sur un terrain qui va
+s'effondrer sous leurs pas. C'est M. de Lamartine qui ranime les
+courages par une harangue enflammée; il ne nie pas le péril de la
+manifestation. «La foule, s'écrie-t-il, est toujours un péril; mais,
+au point où nous en sommes, il faut, ou avancer dans le péril, ou
+reculer dans la honte[536].» Sous l'action de cette parole, il est
+décidé, à la presque unanimité, que le banquet aura lieu le mardi 22
+février, et que les députés résolus à prendre part à ce «grand acte
+de résistance légale»--ils étaient au nombre de 92--se réuniront ce
+jour-là, à dix heures du matin, place de la Madeleine, pour se rendre
+processionnellement au lieu du banquet.
+
+[Note 536: Le lendemain, M. de Lamartine écrivait à un ami: «Hier,
+il y a eu une dernière réunion des oppositions. La démoralisation
+était au camp. Berryer venait de l'achever avec les légitimistes,
+en parlant bien et en concluant à se retirer. On m'a conjuré de lui
+répondre. Je l'ai fait, dans une improvisation de vingt minutes,
+telle que tout s'est raffermi comme au feu. Jamais encore ma faible
+parole n'avait produit un tel effet. Tout ce que vous avez lu de moi
+est du sucre et du miel auprès de cette poudre!»]
+
+Durant toute cette séance, M. Thiers, suivant le mot d'un témoin,
+a trouvé le moyen de n'être ni absent ni présent. Il s'est tenu
+constamment à la porte du salon, voyant et entendant tout, appuyant
+quelquefois d'un signe de tête ou d'un geste les paroles les plus
+véhémentes, mais ne prononçant pas un mot. Comme il sortait avec M.
+de Falloux, celui-ci lui dit: «N'êtes-vous pas effrayé de tout ce
+que nous venons de voir et d'entendre?--Non, pas du tout.--Cependant
+ceci ressemble bien à la veille d'une révolution.» M. Thiers hausse
+gaiement les épaules et répond avec l'accent de la plus franche
+sécurité: «Une révolution! une révolution! On voit bien que vous êtes
+étranger au gouvernement et que vous ne connaissez pas ses forces.
+Moi, je les connais; elles sont dix fois supérieures à toute émeute
+possible. Avec quelques milliers d'hommes sous la main de mon ami le
+maréchal Bugeaud, je répondrais de tout. Tenez, mon cher monsieur
+de Falloux, pardonnez-moi de vous le dire avec une franchise qui
+ne peut vous blesser, la Restauration n'est morte que de niaiserie,
+et je vous garantis que nous ne mourrons pas comme elle. La garde
+nationale va donner une bonne leçon à Guizot. Le Roi a l'oreille
+fine, il entendra raison et cédera à temps.»
+
+Cette sécurité de M. Thiers témoigne sans doute d'un aveuglement bien
+étrange chez un esprit aussi fin. Mais, dans ces jours malheureux,
+où n'est pas l'aveuglement? M. de Rambuteau, ému des nouvelles
+inquiétantes que lui ont apportées plusieurs membres de son conseil
+municipal sur l'état des esprits dans Paris et particulièrement dans
+la garde nationale, les apporte au Roi. Celui-ci l'écoute non sans
+impatience et le congédie avec ces mots: «Mon cher préfet, dans huit
+jours, vous serez honteux des sottes peurs qu'on vous a inspirées
+et que je ne puis partager en aucune façon.» Ces mêmes conseillers
+municipaux sont allés aussi avertir le préfet de police, M.
+Delessert. Celui-ci se refuse à prendre au sérieux leurs avis. «Tout
+est prévu, leur dit-il; nous sommes parfaitement en mesure.» Et comme
+l'un de ses interlocuteurs fait un geste d'incrédulité, il reprend
+d'une voix plus haute: «Oui, monsieur, parfaitement en mesure; vous
+pouvez le dire à ceux qui vous effrayent.»
+
+Cette révolution, que le Roi aussi bien que M. Thiers se refusent à
+croire possible, la prévoit-on du moins chez les radicaux? Ceux-ci,
+dans les pourparlers fréquents qu'ils ont alors avec leurs alliés
+de la gauche dynastique, protestent n'avoir aucun dessein de ce
+genre. Le _National_ dénonce à l'avance, comme agents provocateurs,
+tous ceux qui, le jour du banquet, pousseraient au désordre. M.
+Marrast dit à M. Odilon Barrot et à M. Duvergier de Hauranne: «Vous
+craignez une collision; eh bien, moi, je la crains cent fois plus que
+vous.--Plus, c'est beaucoup dire.--Plus, car si elle a lieu, ce n'est
+pas votre parti, c'est le mien qui en aura toute la responsabilité.»
+En exprimant ces sentiments, les radicaux sont sincères; ils
+redoutent d'autant plus un choc armé, que la victoire du gouvernement
+leur paraît absolument certaine. On peut donc affirmer qu'il n'y a,
+de leur part, à cette époque, aucune conspiration tendant à une prise
+d'armes, aucun plan de révolution[537]. Toutefois, beaucoup d'entre
+eux n'en ont pas moins le sentiment que la voie où l'on s'engage
+est pleine d'inconnu et peut leur apporter bien des surprises. Pour
+n'être pas préparée, voulue, la collision leur paraît possible;
+et alors il n'est guère d'éventualités, si hardies soient-elles,
+que quelques-uns ne caressent en rêve, qu'ils n'abordent en
+conversation[538]. Dans des réunions tenues chez M. Goudchaux, les
+républicains de l'école du _National_ vont jusqu'à discuter la
+composition d'un gouvernement provisoire, et ils font demander à
+M. Marie s'il consentirait à en faire partie. «Y a-t-il donc des
+projets?» demande M. Marie, étonné et peu disposé, au premier abord,
+à prendre cette ouverture au sérieux. «Des projets, lui répond-on,
+non; mais tout est possible dans le mouvement qui se prépare, et il
+faut nous mettre en garde contre toutes les éventualités.» M. Marie
+se rend à ses observations, et, comme il l'a rapporté depuis, ses
+interlocuteurs et lui se séparent «avec la pensée que le dénouement
+pourrait bien ne pas être aussi pacifique qu'ils l'ont cru tout
+d'abord». Ces républicains poussent plus loin encore leur prévoyance.
+Se sentant par eux-mêmes sans prestige sur l'armée, ils croient utile
+de s'allier à un Bonaparte; leur seule hésitation est de savoir
+s'ils s'adresseront au fils du roi Jérôme ou au prince Louis, l'homme
+de Strasbourg et de Boulogne; après délibération, ce dernier a la
+préférence, et il reçoit d'eux, en Angleterre, avis de se tenir prêt
+à passer en France au premier signal[539].
+
+[Note 537: «Par mes opinions, a écrit depuis M. Marie, par mes
+relations, par la situation que quelques services rendus m'avaient
+faite au sein des partis avancés, j'aurais connu les projets
+conçus... Un mouvement sérieux se préparant dans le but d'une
+révolution, je l'aurais su... Or j'affirme que personne alors ne
+voulait de révolution, qu'il n'y avait aucune préparation dans ce
+sens. Pas de conspiration, en un mot. Des désirs, des voeux, des
+espérances peut-être, rien de plus.» (_La Vie et les oeuvres de A. T.
+Marie_, par Aimé CHÉREST, p. 94.)]
+
+[Note 538: «Il me semble, dit un jour M. Pagnerre aux députés
+radicaux, que les dynastiques vont plus loin qu'ils ne pensent et
+qu'ils ne veulent. Ils espèrent continuer le mouvement sur le terrain
+de la légalité, mais il ne me paraît pas du tout certain qu'ils y
+parviennent. Que feront-ils, que ferez-vous, si le mouvement va
+plus loin?--Nous les aiderons loyalement à maintenir tout dans la
+légalité, répondent les députés radicaux. Si une force supérieure
+en ordonne autrement, nos collègues de la gauche ont déclaré
+maintes fois, à la tribune et ailleurs, que la responsabilité des
+événements retomberait sur les ministres, sur le Roi lui-même, qui
+les avaient provoqués, et qu'ils n'abandonneraient plus la cause de
+la Révolution.»]
+
+[Note 539: Ce dernier fait est rapporté par un témoin peu suspect et
+bien informé, M. SARRANS jeune, dans son _Histoire de la révolution
+de Février_, t. I, p. 291 à 293.]
+
+
+II
+
+À mesure qu'on approche du jour où l'opposition et le gouvernement
+doivent se heurter en pleine rue, au milieu d'une population
+surexcitée, force est aux plus optimistes de s'avouer que le conflit
+peut avoir de redoutables conséquences. Cette impression se manifeste
+dans les deux camps. Tandis que plus d'un opposant dynastique
+regrette au fond de s'être engagé dans une pareille aventure,
+certains conservateurs ne voient pas sans tristesse ni sans effroi
+les choses poussées ainsi à l'extrême. De cette double disposition
+devaient naître quelques essais d'arrangement transactionnel,
+d'autant que les représentants des deux partis se rencontraient
+chaque jour dans les couloirs de la Chambre, et qu'entre plusieurs
+les divergences politiques avaient laissé subsister une certaine
+familiarité affectueuse. Tantôt c'est M. Achille Fould qui propose
+à M. Thiers de faire prendre, par une cinquantaine de ministériels,
+l'engagement d'obtenir, de gré ou de force, l'éloignement du cabinet,
+si le banquet est abandonné; tantôt c'est M. Duvergier de Hauranne
+qui offre de renoncer au banquet, si le gouvernement dépose un
+projet sur le droit de réunion. Ces deux tentatives échouent; mais
+une troisième se produit qui paraît d'abord avoir plus de chances
+de réussir. Dès le premier jour, la commission du banquet, en
+organisant ses diverses sous-commissions, a chargé trois de ses
+membres, MM. Duvergier de Hauranne, Berger et de Malleville, de
+«se mettre officieusement en communication avec M. Duchâtel pour
+régler les formes de la manifestation et pour arriver aux moyens de
+prévenir tout prétexte de conflit et de désordre». Il est bientôt
+visible que ces délégués, au fond assez effrayés, sont disposés à
+réduire leur banquet à une sorte de cérémonial très sommaire dont
+tous les points seraient convenus à l'avance, et qu'ils cherchent
+à rendre aux tribunaux le conflit si témérairement porté sur la
+place publique. Des ouvertures que M. Duvergier de Hauranne fait à
+M. Vitet, M. Berger à M. de Morny, M. de Malleville à M. Duchâtel
+lui-même, il ressort à peu près ceci: «Si le ministère veut, comme on
+l'annonce, empêcher les convives d'entrer au lieu même du banquet,
+il les place dans cette alternative, ou de résister, ce qui est
+le conflit matériel avec tout son inconnu, ou de reculer devant
+la première injonction du commissaire de police, ce qui leur est
+difficile après leurs défis si retentissants. Qu'il laisse seulement
+commencer le banquet; le commissaire de police viendra, au bout de
+quelques instants, en prononcer la dissolution. Engagement serait
+pris par les convives de se disperser aussitôt, et, par le fait même
+de la contravention constatée, la question se trouverait soumise
+aux tribunaux.» Le gouvernement ne paraît pas d'abord disposé à
+se prêter à cette sorte de comédie; il préfère empêcher, par un
+grand déploiement de forces, l'accès même de la salle du banquet.
+De plus en plus inquiets, les délégués de l'opposition reviennent
+à la charge; ils font observer que le système du gouvernement
+empêche la contravention de se commettre, et que, par suite, les
+tribunaux ne pourront être saisis. Cet argument fait quelque
+effet sur les ministres. Et puis, pour le plaisir d'embarrasser
+et d'humilier davantage les opposants, doivent-ils les pousser à
+risquer par amour-propre ce que par politique ils répugnent à faire?
+Ne convient-il pas de tenir compte de l'état d'esprit d'une bonne
+partie des conservateurs? N'a-t-on pas vu, dans la discussion de
+l'adresse, qu'ils ne s'associent qu'à contre-coeur à la résistance
+du cabinet? Si celui-ci se montre trop entier et trop raide, ne
+s'expose-t-il pas à être abandonné par une portion de ses troupes,
+ou tout au moins à se voir imputer la responsabilité de tous les
+accidents qui pourront suivre? Soutenues avec force par M. Duchâtel,
+ces raisons triomphent des objections faites par quelques-uns de
+ses collègues et aussi des répugnances du Roi. Pouvoir est alors
+donné par le ministre de l'intérieur à MM. de Morny et Vitet de
+traiter sur les bases proposées avec les délégués de l'opposition.
+Le sentiment très vif que chacune des parties a des dangers de la
+situation facilite les pourparlers. À la fin de cette même journée
+du 19 février, dans la matinée de laquelle a eu lieu la réunion du
+restaurant Durand, les cinq négociateurs, dûment autorisés par leurs
+mandants respectifs, arrivent à un accord aussitôt constaté dans un
+procès-verbal assez étendu, dont le texte n'était du reste destiné
+à recevoir aucune publicité[540]. Les conditions de l'accord se
+résument ainsi: au jour et à l'heure indiqués, M. Odilon Barrot et
+ses amis se rendront au banquet; avertis à la porte de la salle, par
+le commissaire de police, qu'en se réunissant ils violent un arrêté
+du préfet, ils passeront outre; aussitôt qu'ils seront assis, le
+commissaire constatera la contravention et enjoindra à la réunion
+de se dissoudre; M. Odilon Barrot répondra brièvement en maintenant
+le droit de réunion, mais en engageant les assistants à se retirer;
+l'autorité judiciaire, saisie de la contravention, prononcera sur la
+question débattue; jusqu'à sa décision, les députés ne patronneront
+aucun autre banquet. Les négociateurs s'engagent également à agir
+sur les journaux de leurs partis respectifs, pour empêcher qu'aucun
+article provocateur ou satirique ne vienne, d'un côté ou de l'autre,
+envenimer les esprits.
+
+[Note 540: Ce procès-verbal fut publié pour la première fois, en
+1851, par M. de Morny, dans le _Constitutionnel_. M. Guizot l'a
+reproduit dans ses _Mémoires_, t. VIII, p. 556 à 560.]
+
+À mesure que se répand, dans la soirée du 19 février et dans la
+matinée du 20, la nouvelle de la transaction conclue, les ardents
+des deux camps ne cachent pas leur déplaisir. Dans les couloirs de
+la Chambre, M. Duchâtel se voit reprocher par quelques conservateurs
+d'avoir pactisé avec le désordre et avili l'autorité; qu'est-ce,
+dit-on, que cette façon de régler la rencontre du gouvernement et
+de l'émeute, comme on ferait les conditions d'un duel entre pairs?
+À gauche, certaines gens font ressortir ce que cette retraite de
+l'opposition a de piteux après une entrée en scène si tapageuse; au
+Palais de justice, M. Marie n'ose, devant la vivacité des critiques,
+avouer l'approbation qu'il a donnée à l'arrangement. Et puis les
+spectateurs, comme toujours portés à la gouaillerie, ne se privent
+pas de railler ce qu'ils appellent une «parodie». «Serez-vous de la
+farce qui se jouera mardi?» demande-t-on tout haut dans la salle des
+conférences du Palais-Bourbon[541].
+
+[Note 541: Une lettre de M. Doudan au prince Albert de Broglie, en
+date du 17 février,--c'est-à-dire alors que l'accord n'était pas
+encore conclu,--est un spécimen des sarcasmes qui avaient cours dans
+certains salons. «Les meneurs modérés, écrivait-il, ne demandent
+qu'une grâce au gouvernement, c'est de faire juger par les tribunaux
+si, oui ou non, Dieu et la Loi veulent que M. Ledru-Rollin puisse
+monter sur les tables après son dîner et dire à peu près ouvertement
+que le Roi est un drôle, les Chambres, un ramas d'escrocs, et Danton,
+le plus aimable et le plus humain des législateurs. Or, pour les
+traduire devant les tribunaux, le gouvernement le veut bien, mais il
+ne veut pas leur donner l'occasion de commettre le délit nécessaire;
+eux insistent et promettent de ne faire le délit que le plus petit
+possible, un petit crime de deux sous, quoi! juste ce qu'il en faut
+pour aller en police correctionnelle! C'est une chose admirable que
+ce désir qu'a le parti d'aller en police correctionnelle, et je crois
+bien que c'est la vocation de la plupart de ceux qui n'en ont pas
+une plus haute, parmi ces doux panégyristes de 1793 et de 1794. Tout
+le monde ne peut pas prétendre à la cour d'assises, malgré l'égalité
+fondamentale et primordiale des hommes entre eux.» (_Mélanges et
+Lettres_, t. II, p. 153, 154.)]
+
+Néanmoins, l'impression dominante est une sorte de soulagement. Si
+l'on se donne le plaisir facile de se moquer du traité, on est au
+fond bien aise que la guerre soit évitée. Dans la commission du
+banquet, personne ne songe à désavouer les négociateurs, et l'on
+se prépare à exécuter le scénario convenu; on vient précisément de
+découvrir enfin un local convenable pour le banquet, dans une rue
+presque déserte des Champs-Élysées, la rue du Chemin de Versailles,
+et l'on y fait dresser en toute hâte la tente qui doit abriter
+les convives. De l'autre côté, le conseil des ministres ratifie
+pleinement ce qui a été fait; M. Duchâtel donne aux autorités de
+police des instructions loyalement conformes à la convention; sans
+doute, des précautions militaires sont prises pour parer aux
+éventualités; quelques troupes ont ordre de se rassembler près de
+la barrière de l'Étoile; mais on évite tout ce qui pourrait être
+interprété comme une provocation; ainsi renonce-t-on à mettre
+préventivement la main sur les hommes connus pour être les fauteurs
+ordinaires d'émeutes. En même temps, le gouvernement, qui ne croit
+plus avoir devant lui qu'un débat judiciaire, s'y prépare. M. Hébert,
+après avoir sondé discrètement des membres considérables de la cour
+de cassation, se dit assuré que la question de droit sera tranchée
+contre les prétentions de l'opposition. Le procureur général, M.
+Dupin, malgré son peu de bienveillance habituelle pour le ministère,
+est venu spontanément trouver le garde des sceaux; il lui a dit
+combien il était heureux de l'arrangement conclu, et il lui a promis
+de prendre la parole quand l'affaire viendra devant la cour suprême.
+Le préfet de police n'est pas le moins satisfait de l'arrangement;
+interrogé à plusieurs reprises par les ministres sur la possibilité
+de troubles, il se montre très rassuré et ne redoute pas d'incidents
+sérieux le jour du banquet. «Les gens à émeute, dit-il à M. Hébert,
+ne sont pas prêts; les chefs ne veulent pas agir; toutes les mesures
+sont bien prises, et les choses tourneront parfaitement.» Après le
+conseil des ministres, M. Duchâtel étant allé voir madame la duchesse
+d'Orléans, celle-ci le remercie vivement de ce qu'il a fait pour
+prévenir le conflit et se montre agréablement surprise que le Roi n'y
+ait pas fait obstacle. Dans les salons où les ministres et les chefs
+de l'opposition se rencontrent, par exemple à l'ambassade ottomane
+où il y a fête le 19 au soir, ils s'entretiennent pacifiquement de
+l'arrangement. M. Duvergier de Hauranne, se trouvant, le 20, au
+concert du Conservatoire, dans la même loge que M. Vitet, a avec lui
+une conversation amicale et presque joyeuse sur le futur banquet. En
+somme, il y a partout comme la détente que produit, entre deux armées
+prêtes à s'entre-choquer, l'annonce subite d'un armistice.
+
+
+III
+
+Tout semble ainsi à la paix, quand, le 21 février au matin, le
+_National_, la _Réforme_ et la _Démocratie pacifique_ publient, en
+tête de leurs colonnes, le programme officiel de la manifestation du
+lendemain. Dans cette pièce, le banquet disparaît presque absolument
+derrière la grande procession populaire qui doit accompagner les
+députés de la Madeleine à la rue du Chemin de Versailles; le peuple
+est appelé à descendre dans la rue, pour donner à cette démonstration
+des proportions énormes; libellé dans la forme d'un arrêté de police
+ou plutôt d'un ordre de bataille, le programme dispose de la voie
+publique, indique les conditions du défilé, attribue à chaque groupe
+sa place; enfin, fait plus grave encore et qui met bien en lumière
+la prétention de substituer une sorte de pouvoir révolutionnaire aux
+autorités légales, invitation est adressée aux gardes nationaux de
+figurer dans le cortège, en uniforme, sinon en armes, et de se ranger
+par légion, officiers en tête.
+
+Que s'est-il donc passé? D'où vient ce programme qui, suivant
+l'expression même de l'un des députés adhérant au banquet, «sentait
+la république d'une lieue[542]»? C'est M. Marrast qui l'a rédigé
+au nom d'une des sous-commissions d'organisation. Sur la demande
+d'un des membres de cette sous-commission, il l'a montré, avant de
+l'imprimer, à MM. Odilon Barrot et Duvergier de Hauranne; ceux-ci
+en ont été peu satisfaits; mais ils se sont bornés à recommander
+au rédacteur de prendre un ton plus modeste, sans paraître
+attacher beaucoup d'importance à l'affaire et sans réclamer que
+les corrections leur soient soumises. M. Marrast, laissé ainsi
+sans contrôle, en a profité pour maintenir à peu près sa rédaction
+première. Prévoyait-il qu'il ferait ainsi rompre l'accord conclu
+entre l'opposition et le gouvernement? Quelques-uns de ses amis lui
+ont attribué, après coup, une sorte d'arrière-pensée machiavélique
+dont ils lui ont fait un titre à la reconnaissance du parti
+républicain. Peut-être lui ont-ils supposé ainsi une décision et une
+prévision révolutionnaires qu'il était loin d'avoir à cette date.
+
+[Note 542: Lettre de M. Léon Faucher à M. Reeve, en date du 8 mars
+1848.]
+
+En tout cas, que M. Marrast l'ait voulu ou non, sa publication fait
+évanouir toute chance d'arrangement pacifique. Les membres du cabinet
+s'étant réunis vers dix heures du matin au ministère de l'intérieur,
+M. Duchâtel, si décidé naguère pour l'accord avec l'opposition,
+déclare que cet accord ne peut subsister après le programme[543]. À
+son avis, le gouvernement ne saurait accepter d'être ainsi dépossédé
+de ses pouvoirs de police sur la voie publique et de son droit
+de commander à la garde nationale; et puis, contre les dangers
+d'une telle manifestation, ce qui a été arrangé à l'avance pour le
+banquet n'est plus une garantie. Les ministres adhèrent unanimement
+à cette façon de voir. Tout en continuant à offrir à l'opposition
+l'épreuve convenue pour arriver à un débat judiciaire, ils décident
+d'interdire et, au besoin, de réprimer la manifestation projetée.
+Leur détermination est immédiatement communiquée au Roi, qui y donne
+sa pleine approbation. Diverses mesures sont prises en vue d'avertir
+le public. La principale est une proclamation du préfet de police
+à la population parisienne; MM. Vitet et de Morny ont été invités
+à la rédiger pendant que les ministres délibéraient. Elle commence
+par rappeler comment, dans le dessein de donner une issue judiciaire
+au conflit, le gouvernement avait renoncé à «s'opposer par la force
+à la réunion projetée» et avait consenti «à laisser constater la
+contravention en permettant l'entrée des convives dans la salle
+du banquet». Puis elle continue, en ces termes: «Le gouvernement
+persiste dans cette détermination; mais le manifeste, publié ce
+matin par les journaux de l'opposition, annonce un autre but,
+d'autres intentions; il élève un gouvernement à côté du véritable
+gouvernement du pays;... il appelle une manifestation publique,
+dangereuse pour le repos de la cité; il convoque, en violation de la
+loi du 22 mars 1831, les gardes nationaux qu'il dispose à l'avance,
+en haie régulière, par numéro de légion, les officiers en tête. Ici
+aucun doute n'est possible de bonne foi; les lois les plus claires,
+les mieux établies, sont violées. Le gouvernement saura les faire
+respecter.» La proclamation se termine par une «invitation à tous
+les bons citoyens de ne se joindre à aucun rassemblement». On décide
+d'afficher en même temps: 1º un ordre du jour du général Jacqueminot,
+rappelant aux gardes nationaux qu'ils ne peuvent se réunir, à ce
+titre, sans l'ordre de leur chef; 2º un arrêté du préfet de police,
+interdisant formellement le banquet; 3º l'ordonnance sur les
+attroupements. Tout en cherchant à retenir la population, le cabinet
+s'apprête, s'il est nécessaire, à réprimer le désordre. Le meilleur
+moyen lui paraît être de faire, le lendemain, un grand déploiement
+militaire; on exécutera un plan que le maréchal Gérard a arrêté dès
+1840, pour le cas de troubles dans Paris; dans ce plan qui suppose
+l'action simultanée de l'armée et de la garde nationale, tout est
+minutieusement prévu, la division des zones, l'emplacement à occuper
+par chaque corps, la façon dont ils doivent se relier, le mode de
+combat. On croit disposer de forces suffisantes pour parer à toutes
+les éventualités; le ministre de la guerre dit avoir sous la main
+31,000 hommes de troupes; depuis quelque temps déjà, en prévision de
+troubles possibles, les soldats ont reçu des vivres et des munitions.
+
+[Note 543: Telle a été son impression dès la veille au soir, où il
+a reçu communication, en épreuves d'imprimerie, du document qui
+allait être publié par les journaux radicaux. Il l'a montré alors à
+MM. de Morny et Vitet, qui l'ont trouvé si contraire à l'esprit des
+conventions et aux paroles échangées, qu'ils ont refusé d'abord de
+croire à son authenticité.]
+
+Pendant que les ministres prennent ces diverses décisions, la
+commission générale du banquet était réunie chez M. Odilon Barrot.
+Vers midi, M. Duvergier de Hauranne, qui assistait à cette réunion,
+est averti que deux messieurs le demandent à la porte. Il sort et se
+trouve en face de MM. Vitet et de Morny, dont la physionomie lui
+fait aussitôt pressentir un malheur. Tout saisi, il les interroge
+du regard. «Nous venons de passer chez vous, lui disent-ils, pour
+vous annoncer, à notre grand regret, que tout est rompu.--Rompu, et
+pourquoi?--À cause du programme, du malheureux programme qui a paru
+dans les journaux.» M. Duvergier de Hauranne est fort troublé. Ne
+peut-on pas trouver quelque expédient pour rétablir l'accord? Il prie
+les ambassadeurs ministériels d'entrer dans la chambre à coucher de
+M. Odilon Barrot et appelle ce dernier. Les deux représentants de la
+gauche insistent sur le péril de la situation. «Le char est lancé,
+disent-ils, et, quoi que nous fassions, le peuple sera demain dans la
+rue.» Ils ne justifient pas le programme, en avouent l'inconvenance,
+mais ne sont pas en mesure d'en garantir le désaveu public. Ils
+offrent seulement de faire insérer dans leurs journaux une note
+destinée à l'atténuer en le commentant. Séance tenante, M. Duvergier
+de Hauranne rédige cette note et va la montrer à M. Marrast, qui
+consent à la publier le lendemain dans le _National_. MM. Vitet
+et de Morny n'ont pas pouvoir pour accepter rien de semblable;
+ils promettent seulement d'en référer aux ministres. M. Barrot et
+M. Duvergier de Hauranne rejoignent les membres de la commission,
+auxquels ils n'osent même pas communiquer la nouvelle qu'ils viennent
+de recevoir; ils veulent encore espérer que la rupture pourra être
+évitée.
+
+Leur espoir est de courte durée. Peu après, vers deux heures, en
+arrivant au Palais-Bourbon, ils apprennent que le ministère persiste
+dans sa résolution, et qu'on commence à afficher dans les rues les
+proclamations du préfet de police. Dans les couloirs et sur les
+bancs de la Chambre, les conservateurs sont fort animés. «Enfin,
+disent-ils, c'en est fait des capitulations; le parti de l'énergie
+l'emporte.» L'opposition, au contraire, est accablée, consternée.
+Elle ne sait que faire ni que dire. Cependant, en se prolongeant,
+son immobilité et son silence menacent de devenir tout à fait
+ridicules. Vers la fin de la séance, M. Odilon Barrot se décide à
+interpeller le ministère. Sa parole est embarrassée. Après avoir
+rappelé les premiers faits: «Il paraît, dit-il, qu'à des conseils
+de sagesse, de prudence, ont succédé d'autres inspirations, que des
+actes d'autorité s'interposent, sous prétexte d'un trouble qu'ils
+veulent apaiser et qu'ils s'exposent à faire naître. (_Rumeurs._)...
+Il n'y a pas de ministère, il n'y a pas de système administratif
+qui vaille une goutte de sang versé. C'est le gouvernement qui
+est chargé du maintien de l'ordre... C'est sur lui que pèse la
+responsabilité.»--«La responsabilité ne pèse pas seulement sur le
+gouvernement, répond M. Duchâtel; elle pèse sur tout le monde.» Le
+ministre n'a jamais parlé avec plus d'autorité et de mesure. Du
+banquet pour lequel «il est toujours prêt à laisser arriver les
+choses au point où, une contravention étant constatée, un débat
+judiciaire pourrait s'engager», il distingue la manifestation
+annoncée par le programme, au mépris de la loi sur les attroupements
+et de la loi sur la garde nationale. «C'est, dit-il, un gouvernement
+né d'un comité, prenant la place du gouvernement constitutionnel,
+parlant aux citoyens, convoquant les gardes nationaux, provoquant des
+attroupements... Non, nous ne pouvions pas le supporter!» M. Barrot
+essaye de revenir à la charge; il n'aboutit qu'à trahir plus encore
+l'embarras et l'équivoque de sa situation. Parle-t-il du programme,
+il déclare «qu'il ne l'avoue ni le désavoue», et comme ces paroles
+étranges provoquent des exclamations, qu'on lui crie de toutes parts:
+«Il faut l'avouer ou le désavouer», il reprend: «Je mettrai tout
+le monde parfaitement à l'aise. J'avoue très hautement l'intention
+de cet acte, j'en désavoue les expressions.»--«La détermination du
+gouvernement, réplique le ministre, se trouve justifiée par les
+paroles de M. Odilon Barrot. Ce manifeste que l'on n'avoue ni ne
+désavoue est-il un gage de sécurité pour nous qui sommes chargés de
+maintenir l'ordre public?»
+
+De l'aveu de tous, dans cette courte escarmouche, l'avantage a été
+pour le ministre. Seul il a parlé net et a paru savoir ce qu'il
+voulait. En outre, sur le terrain où il a fort habilement porté
+la question, l'opposition ne saurait plus se donner une attitude
+de résistance légale. Ce n'est pas en effet la question plus ou
+moins discutable du droit de réunion dans un local clos et couvert
+qui est maintenant posée; il s'agit d'appliquer la loi contre les
+attroupements que personne n'a jamais pu contester et à laquelle on
+ne saurait refuser d'obéir sans tomber dans la rébellion ouverte.
+Que peut donc faire cette opposition? Comment sortir de l'impasse où
+elle s'est si aveuglément engagée? Elle n'a pas une minute à perdre
+pour prendre son parti. La journée touche à sa fin, et c'est pour le
+lendemain matin qu'elle a donné rendez-vous au peuple dans la rue.
+
+En sortant de la séance, vers cinq heures, les députés de la gauche
+et du centre gauche se réunissent dans un bureau de la Chambre;
+mais le tumulte est tel qu'ils ne peuvent délibérer. Ils se
+transportent, au nombre d'une centaine, chez M. Odilon Barrot. Ce
+dernier préside et commence par poser la question sans conclure.
+M. Thiers, qui jusqu'à présent s'est borné au rôle de spectateur
+silencieux et complaisant, qui dans aucune des réunions n'a ouvert
+la bouche pour retenir ses amis, se décide cette fois à crier:
+Casse-cou! Il le fait avec une vivacité de gestes et de langage qui
+montre à quel point il est alarmé. «L'opposition, dit-il, serait
+insensée et coupable, si elle exposait volontairement la capitale
+à une collision sanglante, si elle livrait les événements au
+jugement de la force, incomparablement supérieure dans les mains du
+gouvernement. Il faut subir la loi des circonstances et céder.» Un
+député de la gauche avancée, M. Bethmont, parle dans le même sens.
+La plupart des assistants sont visiblement soulagés de s'entendre
+donner ces conseils; ils ont peur et ne demandent qu'à capituler.
+Bientôt même, suivant l'expression d'un témoin, c'est une sorte de
+«sauve-qui-peut». À peine consent-on à écouter ceux qui, comme M. de
+Lamartine, déclament sur la honte de la reculade, ou qui, comme M.
+Duvergier de Hauranne et M. de Malleville, déclarent qu'ayant pris
+un engagement public, ils ne sont plus libres de ne pas le tenir.
+Au vote, 80 voix contre 17 décident que les députés n'iront pas au
+banquet.
+
+C'est maintenant à la commission générale de statuer si ce banquet
+aura lieu sans les députés. Elle se réunit dans la soirée, toujours
+chez M. Odilon Barrot. L'irritation est vive parmi les délégués du
+Comité central et du 12e arrondissement. Toutefois force leur est de
+reconnaître qu'on ne peut rien faire sans l'opposition parlementaire.
+M. Marrast est un des plus vifs pour l'abstention. «Par humanité,
+s'écrie-t-il, par amour du peuple, renoncez au banquet... Qu'un
+conflit s'engage, et la population sera écrasée. Voulez-vous la
+livrer à la haine de Louis-Philippe et de M. Guizot[544]?» La réunion
+n'hésite donc pas à prononcer l'ajournement du banquet. Seulement,
+inquiète de la figure qu'elle va faire, elle cherche comment couvrir
+l'humiliation de cette reculade. MM. Abbatucci et Pagnerre proposent
+de mettre en accusation le ministère. On se jette sur cette idée, et
+les députés présents signent en blanc l'acte d'accusation qui n'est
+même pas rédigé. Pas un d'eux ne songe à se demander où pourrait bien
+être, dans la conduite du ministère, le crime qui seul justifierait
+une proposition aussi grave et aussi insolite. Ce n'est pas au
+ministère qu'ils songent, mais bien à eux-mêmes; ils se flattent
+d'échapper au ridicule à force de violence, et ne voient pas d'autre
+moyen de se faire pardonner par les partis extrêmes leur défection
+dans l'affaire du banquet.
+
+[Note 544: Quelques historiens de gauche ont attribué à M. Marrast
+un langage tout opposé. Mais M. Duvergier de Hauranne, qui était
+présent, leur donne, dans ses _Notes inédites_, un démenti formel.]
+
+Comment informer maintenant cette population que, depuis quelques
+jours, on a travaillé à mettre en branle, que la manifestation est
+ajournée? Des notes sont rédigées pour les journaux qui s'impriment
+dans la nuit. De plus, les députés et les membres de la commission
+générale se dispersent pour aller porter la nouvelle dans les
+différents centres d'agitation. Partout elle est reçue avec colère.
+Les soldats s'indignent de la prudence de leurs chefs. Une députation
+des écoles vient relancer M. Odilon Barrot jusque dans sa maison et
+lui reproche d'avoir «déserté en présence de l'ennemi». Ce soir-là,
+il y a réunion assez nombreuse dans les bureaux du _Siècle_; les
+esprits y sont fort échauffés. Les députés, qui viennent y annoncer
+la décision prise, sont violemment invectivés; on les accuse de
+«lâcheté», de «trahison». «Voilà trop longtemps que cela dure,
+s'écrie-t-on, il faut en finir et jeter tout par terre!» Sur ce,
+arrive le rédacteur en chef du _Siècle_, M. Perrée; il sort de
+l'état-major de sa légion où il a appris qu'ordre est donné de
+convoquer la garde nationale le lendemain. «Vous avez raison d'être
+irrités, dit-il aux assistants; mais il ne s'agit pas de déclamer et
+de crier comme des enfants; il s'agit de prendre un parti. Eh bien,
+moi, voici ce que je vous propose. Demain, j'en suis instruit, le
+rappel sera battu à six heures du matin. Allons-y tous en armes,
+et crions: Vive la réforme!» Une acclamation unanime part de tous
+les coins de la salle. «C'est cela! en armes, vive la réforme et à
+bas le système!» Se rend-on compte qu'on vient de trouver l'arme
+avec laquelle sera faite la révolution? Le _Siècle_ est l'organe de
+l'opposition dynastique: il était dit que, jusqu'au bout, ce parti
+prendrait l'initiative et assumerait la responsabilité de tout ce qui
+devait contribuer à renverser la monarchie. En quittant la réunion
+du _Siècle_, vers minuit, les députés sont tristes et inquiets; ils
+se sentent absolument débordés par le mouvement qu'ils ont suscité.
+Comme l'a écrit plus tard l'un d'eux, ils ont le sentiment «que la
+chaudière fera explosion, malgré toutes leurs soupapes».
+
+Dans cette même soirée du lundi, il y a aussi réunion aux bureaux
+de la _Réforme_. C'est le quartier général des révolutionnaires
+extrêmes, des hommes des sociétés secrètes. On y délibère sur la
+conduite à tenir le lendemain. Quelques comparses secondaires
+paraissent plus ou moins tentés de profiter de l'agitation régnante
+et de l'irritation causée par la défection des députés, pour
+risquer une émeute. Mais ce parti est nettement combattu par les
+personnages importants. M. Louis Blanc déclare qu'on ne peut exposer
+le peuple à être écrasé comme il le serait inévitablement. «Si vous
+décidez l'insurrection, s'écrie-t-il, je rentrerai chez moi pour
+me couvrir d'un crêpe et pleurer sur la ruine de la démocratie.»
+M. Ledru-Rollin, fort écouté dans cette maison, n'est pas moins
+prononcé pour l'abstention. «À la première révolution, dit-il d'un
+ton légèrement dédaigneux, quand nos pères faisaient une journée, ils
+l'avaient préparée longtemps à l'avance; nous autres, sommes-nous en
+mesure? avons-nous des armes, des munitions, des hommes organisés?
+Le pouvoir, lui, est tout prêt, et les troupes n'attendent qu'un
+ordre pour nous écraser. Donner le signal de l'insurrection, ce
+serait conduire le peuple à la boucherie. Je m'y refuse absolument.»
+Docile à la voix de ses chefs, l'assemblée décide qu'on dissuadera le
+peuple de descendre dans la rue, et que, s'il y vient malgré cela,
+on se bornera à se mêler à lui et à observer les événements. Il est
+convenu que la _Réforme_ du lendemain matin donnera le mot d'ordre
+de l'abstention, et M. Flocon rédige un article qui conclut en ces
+termes: «Hommes du peuple, gardez-vous, demain, de tout entraînement
+téméraire. Ne fournissez pas au pouvoir l'occasion cherchée d'un
+succès sanglant. Ne donnez pas à cette opposition dynastique qui vous
+abandonne et qui s'abandonne, un prétexte dont elle s'empresserait
+de couvrir sa faiblesse... Patience! quand il plaira au parti
+démocratique de prendre une initiative semblable, on saura s'il
+recule, lui, quand il s'est avancé!»
+
+Pendant ce temps, que se passe-t-il du côté du gouvernement? Les
+autorités militaires ont employé la fin de l'après-midi à assurer
+l'exécution des résolutions énergiques prises dans le conseil des
+ministres du matin. Les généraux et colonels de l'armée de Paris,
+réunis à l'état-major, ont entendu lecture du plan détaillé du
+maréchal Gérard; on leur a remis leurs ordres de marche, l'indication
+des points qu'ils doivent occuper. Les mesures ont été également
+prises pour que la garde nationale soit appelée sous les armes,
+le lendemain, à la première heure. Les commissaires de police
+ont reçu leurs instructions sur la conduite à tenir en face des
+rassemblements. Enfin le préfet de police est convenu avec le
+ministre de l'intérieur de faire arrêter dans la nuit vingt-deux
+individus connus pour être des fauteurs d'émeutes: dans le nombre
+étaient Albert et Caussidière. En somme, on s'attendait à une
+«journée» pour le lendemain, et l'on s'y préparait.
+
+Mais, dans la soirée, à mesure qu'on apprend le désarroi de
+l'opposition, sa reculade, les contre-ordres partout donnés aux
+manifestants, la préoccupation fait place, dans les ministères
+et aux Tuileries, à une satisfaction triomphante. On jouit, et
+de la sécurité retrouvée, et de la figure ridicule faite par des
+adversaires naguère si arrogants. Le Roi surtout exulte. Lord
+Normanby étant venu le voir, il lui crie, du plus loin qu'il
+l'aperçoit: «Vous le savez, tout est fini; j'étais bien sûr qu'ils
+reculeraient!» De même à l'un de ses ministres, M. de Salvandy: «Eh
+bien! Salvandy, vous nous disiez hier que nous étions sur un volcan;
+il est beau, votre volcan! Ils renoncent au banquet, mon cher! Je
+vous avais bien dit que tout cela s'évanouirait en fumée!» Il répète
+volontiers: «C'est une vraie journée des dupes.» La Reine, avec plus
+de mesure, se laisse gagner par cette confiance. «Vous nous trouvez
+beaucoup plus tranquilles, dit-elle à l'amiral Baudin; ce matin,
+j'étais très inquiète, et j'ai écrit à mes fils Joinville et d'Aumale
+que je regrettais fort leur absence en un pareil moment; maintenant,
+j'espère que tout se passera bien.» Sans doute, les rapports, en
+même temps qu'ils font connaître la capitulation des chefs de
+l'opposition, signalent la fermentation assez grande qui continue à
+régner dans la ville, les attroupements qui se forment autour des
+proclamations du préfet de police, les propos irrités ou méprisants
+qu'on y tient sur la retraite des députés. Mais on ne voit là que la
+fin des récentes agitations, non le prélude de quelque trouble plus
+grave.
+
+Le gouvernement se sent définitivement confirmé dans sa sécurité,
+quand, vers minuit, le préfet de police est informé par son agent
+De La Hodde, en même temps membre influent des sociétés secrètes,
+de tout ce qui s'est passé dans les bureaux de la _Réforme_. Du
+moment que, dans ce milieu d'où sont sorties toutes les insurrections
+du commencement du règne, on est découragé et l'on conclut à
+s'abstenir, n'est-ce pas une assurance que l'ordre ne sera pas
+troublé? De même que certains hommes d'État avaient le tort, pour
+apprécier les mouvements d'opinion, de ne pas regarder au delà
+du pays légal, M. Delessert croyait que, pour juger des chances
+d'émeute, il suffisait de surveiller les conspirateurs de profession.
+Ainsi l'habileté même avec laquelle il était parvenu à pénétrer dans
+les sociétés secrètes, lui devenait une cause d'erreur. Aussitôt
+en possession du rapport de son agent, il court au ministère de
+l'intérieur, où il trouve M. Duchâtel conférant avec le général
+Tiburce Sébastiani, commandant la division de Paris, et avec le
+général Jacqueminot, commandant la garde nationale. Tous quatre
+s'accordent à penser que, dans cette situation nouvelle, le grand
+déploiement militaire, projeté pour le lendemain, devient inutile,
+qu'il est même dangereux, qu'il aurait un air de provocation, qu'il
+contribuerait à faire naître les rassemblements; que, du moment où
+les troupes doivent demeurer immobiles, le mieux est de ne pas les
+mettre en contact avec la population; faut-il ajouter qu'au fond on
+a des doutes sur la garde nationale, qu'on craint son inertie ou ses
+manifestations hostiles, et qu'on est bien aise d'avoir une raison de
+ne pas la convoquer? En somme, l'opinion unanime est qu'il vaut mieux
+laisser à la ville sa physionomie accoutumée. Toutefois, le ministre
+de l'intérieur peut-il, à lui seul, contremander une mesure aussi
+considérable, qui a été décidée le matin en conseil? Il juge que
+l'urgence et la difficulté de consulter ses collègues au milieu de la
+nuit, lui permettent d'assumer cette responsabilité. Il n'en avertit
+même pas le président du conseil. Il se borne à envoyer le général
+Jacqueminot prendre l'avis du Roi. Celui-ci répond non seulement
+qu'il approuve, mais que la même idée lui était venue, et qu'il
+allait en écrire au ministre. Dès lors, M. Duchâtel n'hésite pas:
+le reste de la nuit est employé à faire porter à tous les chefs de
+corps et aux états-majors des diverses légions de la garde nationale,
+des contre-ordres qui leur arrivent entre quatre et cinq heures du
+matin. Il est prescrit seulement de consigner les troupes dans leurs
+casernes, pour qu'elles soient prêtes à tout événement. En outre,
+M. Delessert croit se conformer à la nouvelle attitude du pouvoir,
+en suspendant l'exécution des arrestations préventives dont il était
+convenu, quelques heures auparavant, avec le ministre.
+
+
+IV
+
+Le mardi 22 février, au lever du jour, le ciel est bas et plombé; par
+intervalles, des rafales de vent chassent une pluie fine et froide.
+Dans les premières heures de la matinée, tout paraît tranquille. Les
+organisateurs du banquet, qui, la veille au soir, ont contremandé la
+manifestation, sont même étonnés d'être si complètement obéis; ils
+voient là un signe de l'indifférence de la population, et l'un d'eux,
+M. Pagnerre, causant avec M. Barrot et M. Duvergier de Hauranne,
+conclut que «le gouvernement, en forçant l'opposition à se retirer,
+lui a épargné un bien complet fiasco». Aux Tuileries, le Roi félicite
+chaudement ses conseillers. «L'affaire tourne à merveille, leur
+dit-il. Que je vous sais gré, mes chers ministres, de la manière
+dont elle a été conduite!... Quand je pense que beaucoup de nos amis
+voulaient qu'on cédât! Mais ceci va réconforter la majorité.»
+
+Cependant, vers neuf heures, des bandes, peu nombreuses d'abord,
+bientôt grossies, commencent à descendre des faubourgs du nord et
+de l'est sur les boulevards, des faubourgs du sud sur les quais, se
+dirigeant toutes vers la Madeleine. C'est l'effet de l'impulsion
+donnée depuis quelques jours et que le contre-ordre de la dernière
+heure n'a pas suffi à détruire; quand le populaire a été à ce point
+chauffé, il ne se refroidit pas si vite. De ceux qui forment ces
+bandes, les uns n'ont pas su les dernières décisions de la commission
+générale du banquet, les autres en sont irrités et veulent protester
+quand même, le plus grand nombre sont des curieux qui désirent voir
+«s'il y aura quelque chose». Partout ils trouvent libre passage.
+Pas un soldat dans les rues. Les sergents de ville eux-mêmes ont
+pour instruction de ne pas se montrer en uniforme. Cette foule vient
+s'accumuler devant la Madeleine et sur la place de la Concorde. Les
+blouses y sont en majorité. Nulle cohésion entre les éléments qui la
+composent; nulle discipline; aucun chef ne la pousse ni ne la dirige.
+Elle reste là, ondulant sur cette vaste place, ne sachant pas ce
+qu'elle attend, sans dessein arrêté, poussant quelques cris de: «Vive
+la réforme! À bas Guizot!» huant les gardes municipaux qui passent,
+mais n'ayant aucune idée de livrer bataille. Les révolutionnaires,
+qui, suivant le mot d'ordre donné la veille à la _Réforme_, se sont
+mêlés à ce peuple pour l'observer, n'estiment pas qu'il y ait rien à
+tenter avec lui.
+
+À la préfecture de police, au ministère de l'intérieur, on n'attache
+pas une grande importance à ces attroupements. On reste sous
+l'impression optimiste qui a fait décommander, pendant la nuit, le
+déploiement des troupes. Tous les ministres, cependant, ne sont pas
+aussi rassurés. L'un d'eux, M. Jayr, qui, en venant aux Tuileries,
+a pu voir sur les deux quais un courant continu d'hommes en blouse
+se dirigeant vers la place de la Concorde, ne peut cacher au Roi
+ses préoccupations: «Nous aurons, lui dit-il, sinon une grande
+bataille, du moins une forte sédition; il faut s'y tenir prêts.--Sans
+doute, reprend le Roi, Paris est ému; comment ne le serait-il pas?
+Mais cette émotion se calmera d'elle-même. Après le _lâche-pied_
+de la nuit dernière, il est impossible que le désordre prenne des
+proportions sérieuses. Du reste, vous savez que les mesures sont
+prises.»
+
+Cependant la situation ne s'améliore pas sur la place de la Concorde.
+Une bande nombreuse d'étudiants et d'ouvriers, partie du Panthéon,
+arrive en chantant la _Marseillaise_. Plus organisée et plus compacte
+que les autres, elle traverse la foule, l'entraîne et se dirige
+sur le Palais-Bourbon. Vainement quelques gardes municipaux, qu'un
+commissaire de police est allé chercher en toute hâte au poste
+voisin, essayent-ils de barrer le pont; ils sont emportés en un
+instant. Arrivés devant les grilles de la Chambre, les plus hardis
+des manifestants les escaladent et pénètrent dans l'intérieur du
+palais, où il n'y a, à cette heure, que les garçons de service et
+quelques rares députés. Que signifie cet envahissement? Ses auteurs
+eussent été bien embarrassés de le dire. C'est une gaminerie, mais
+une gaminerie de sinistre augure. L'alarme est donnée; les dragons
+accourent de la caserne d'Orsay; ils trouvent, en arrivant, le
+palais déjà évacué et rejettent la foule au delà du pont, tandis que
+d'autres troupes viennent occuper les abords de la Chambre.
+
+Les manifestants alors se divisent. Tandis qu'une partie se forme
+en bandes pour parcourir la ville, le plus grand nombre reste sur
+la place de la Concorde. Un tas de pierres se trouvant là, l'idée
+vient à quelques individus de s'en servir pour attaquer un poste
+voisin. Un détachement de gardes municipaux à pied et à cheval
+arrive au secours des assiégés. À plusieurs reprises, il essaye
+de déblayer la place; mais la foule se reforme derrière lui; les
+gamins se mêlent à ses rangs et se faufilent entre les jambes des
+chevaux que les cavaliers embarrassés ont peine à tenir debout sur
+l'asphalte glissant; aussitôt que les soldats ont le dos tourné, des
+volées de cailloux tombent sur eux. Des curieux réfugiés partout
+où les charges ne peuvent les atteindre, plusieurs assis dans les
+vasques des fontaines, rient de ces escarmouches, lancent des lazzi
+aux troupes, poussent des cris séditieux ou font entendre des chants
+révolutionnaires. Les municipaux sont admirables de sang-froid et de
+patience: en dépit des insultes et des pierres dont on les accable,
+des blessures que reçoivent plusieurs d'entre eux, de l'agacement que
+doit leur causer l'inefficacité de leurs efforts, ils évitent d'user
+sérieusement de leurs armes; tout au plus distribuent-ils quelques
+coups de crosse et de plat de sabre. Des échauffourées du même genre
+ont lieu autour de la Madeleine. Vers midi, une bande se détache pour
+aller attaquer le ministère des affaires étrangères, alors au coin
+de la rue des Capucines; elle jette des pierres dans les vitres,
+essaye d'enfoncer la porte, mais est bientôt obligée de se retirer
+devant les troupes qu'on est allé chercher aux casernes voisines.
+Les étudiants repassent alors sur la rive gauche, qu'ils parcourent
+pendant quelques heures et où ils tentent vainement de débaucher
+l'École polytechnique.
+
+Ces désordres ne décident pas encore le gouvernement à une action
+plus énergique. Est-il dérouté de voir démentir ses prévisions de
+la veille au soir? Ou bien persiste-t-il à croire que tout est fini
+par l'abandon du banquet, que ces dernières ébullitions sont sans
+gravité, et que l'important est de ne pas rallumer par une attitude
+provocante les passions en voie de s'éteindre? Quoi qu'il en soit, on
+dirait qu'il s'est appliqué à se montrer le moins possible. En dehors
+des quelques bataillons et escadrons déployés tardivement autour
+du Palais-Bourbon, les troupes restent invisibles, renfermées dans
+leurs casernes. Ce qui a été fait pour protéger tel ou tel point l'a
+été sur l'initiative isolée de quelque commissaire de police, et on
+n'y a guère employé que de faibles détachements de gardes municipaux
+dont le courage ne peut suppléer au petit nombre. Ces luttes inégales
+ont pour principal résultat d'aviver la vieille hostilité des foules
+parisiennes contre cette troupe d'élite. Déjà l'on voit poindre la
+tactique populaire qui tend à diviser les défenseurs de l'ordre,
+en criant: Vive la ligne! en même temps que: À bas les municipaux!
+En somme, contre l'émeute grandissante, à peine, çà et là, une
+défensive partielle, morcelée, incertaine; pas d'offensive générale
+et puissante.
+
+Que font, pendant ce temps, les députés de l'opposition? Les voit-on
+chercher à calmer une agitation dont ils sont responsables? Non, ils
+s'occupent à rédiger l'acte d'accusation qu'ils doivent déposer à la
+Chambre contre le ministère. Ils ne se font pourtant pas illusion sur
+le résultat; ils sont découragés et croient leur rôle fini. «Venez,
+mon cher ami, écrit M. Barrot à M. Duvergier de Hauranne, pour que
+nous fassions ensemble notre testament politique.» Un projet, préparé
+à la hâte, est soumis, vers onze heures, aux députés qui se trouvent
+réunis chez M. Barrot: le ministère y est accusé «d'avoir trahi au
+dehors l'honneur et les intérêts de la France, d'avoir faussé les
+principes de la constitution, violé les garanties de la liberté;...
+d'avoir, par une corruption systématique,... perverti le gouvernement
+représentatif; d'avoir trafiqué des fonctions publiques;... d'avoir
+ruiné les finances de l'État;... d'avoir violemment dépouillé les
+citoyens d'un droit inhérent à toute constitution libre;... d'avoir
+remis en question toutes les conquêtes de nos deux révolutions». À
+la grande surprise des rédacteurs, M. Thiers les critique vivement.
+Selon lui, «on se méprend sur l'état des esprits; tout est fini,
+complètement fini, et l'opposition n'a plus qu'à subir sa défaite;
+si pourtant on se croit obligé de faire quelque chose, une adresse
+à la couronne suffit pleinement; certes, l'idée d'une mise en
+accusation ne doit pas être abandonnée, et, bientôt peut-être, il y
+aura lieu d'y revenir à propos des affaires de Suisse et d'Italie;
+mais c'est une ressource dernière qu'il faut ménager; aujourd'hui,
+un tel acte paraîtrait à tous excessif et ridicule». Les auteurs du
+projet répondent que la mise en accusation sera à peine suffisante
+pour calmer l'émotion publique; ils rappellent que, la veille au
+soir, dans la commission du banquet, les députés se sont formellement
+engagés à la proposer; qu'à cette condition seule, ils ont obtenu
+l'ajournement de la manifestation; ils se déclarent résolus à ne
+pas manquer à leur parole. L'avis de M. Thiers n'est pas appuyé. La
+discussion porte à peu près uniquement sur le point de savoir si
+l'acte sera signé par quelques membres ou par tous les députés de
+l'opposition. Ce dernier parti l'emporte; mais quand il s'agit de
+s'exécuter, beaucoup se dérobent.
+
+En se rendant, vers deux heures, à la séance de la Chambre, les
+députés, dont plusieurs ignoraient jusqu'alors ce qui se passait,
+sont surpris de voir la foule massée sur la place de la Concorde
+et le Palais-Bourbon entouré de troupes. Les manifestants les
+accueillent diversement, suivant qu'ils les reconnaissent pour des
+amis ou des adversaires du cabinet. Les opposants jouissent plus
+ou moins des ovations ordinairement assez grossières qui leur sont
+faites. Aucun d'eux, du reste, n'augure de tout cela rien de sérieux;
+les plus radicaux, loin de voir dans cette agitation le commencement
+d'une révolution, ne croient même pas à une véritable émeute; ils
+sont convaincus que la nuit mettra fin à ce tapage. Arrivés à la
+Chambre, les promoteurs de la mise en accusation circulent de banc
+en banc pour recueillir des signatures; ils n'ont qu'un succès
+médiocre. M. Dufaure répond à l'un d'eux, de sa voix la plus rude et
+de façon à être entendu de tout le monde: «C'est dans le cas où le
+cabinet aurait laissé faire le banquet qu'il mériterait d'être mis en
+accusation.» En somme, cinquante-trois députés seulement consentent à
+signer[545]. Les ministériels, qui paraissent confiants, assistent,
+ironiques, à ces allées et venues. Enfin M. Odilon Barrot se décide à
+remettre silencieusement son papier au président. M. Guizot monte au
+bureau, pour en prendre connaissance, et le parcourt avec un sourire
+dédaigneux. Pendant ce temps, se poursuivait, devant des auditeurs
+naturellement peu attentifs, une discussion sur le renouvellement du
+privilège de la Banque de Bordeaux. Elle durait depuis deux heures
+environ, quand M. Barrot rappelle au président, sans en indiquer
+autrement l'objet, la proposition qu'il a déposée au nom «d'un assez
+grand nombre de députés», et lui demande de fixer le jour de la
+discussion dans les bureaux. M. Sauzet répond qu'elle aura lieu le
+surlendemain, jeudi. Sur ce, l'assemblée se sépare.
+
+[Note 545: En voici la liste: Odilon Barrot, Duvergier de Hauranne,
+général de Thiard, Dupont de l'Eure, Isambert, Léon de Malleville,
+Garnier-Pagès, Chambolle, Bethmont, Lherbette, Pagès de l'Ariège,
+Baroche, Havin, Léon Faucher, F. de Lasteyrie, de Courtais, H. de
+Saint-Albin, Crémieux, Gaultier de Rumilly, Raimbault, Boissel, de
+Beaumont (Somme), Lesseps, Mauguin, Creton, Abbatucci, Luneau, Baron,
+G. de Lafayette, Marie, Carnot, Bureaux de Pusy, Dusolier, Mathieu,
+Drouyn de Lhuys, d'Aragon, Cambacérès, Drault, Marquis, Bigot,
+Quinette, Maichain, Lefort-Gonsollin, Tessié de la Motte, Demarçay,
+Berger, Bonnin, de Jouvencel, Larabit, Vavin, Gamon, Maurat-Ballange,
+Taillandier. Il est curieux de noter que cette liste contenait trois
+futurs ministres de l'Empire, MM. Baroche, Abbatucci et Drouyn de
+Lhuys.]
+
+Durant la séance de la Chambre, l'agitation a grandi dans la ville.
+La place de la Concorde a fini par être un peu dégagée; mais, dans
+les Champs-Élysées, les gardes municipaux ne parviennent pas à avoir
+raison des bandes qui s'embusquent derrière les arbres ou les amas
+de chaises. Un moment, le petit poste de la rue de Matignon est
+assailli par des gens qui tâchent d'y mettre le feu. Des bandes
+descellent les grilles du ministère de la marine et s'en servent
+comme de leviers pour déchausser les pavés et ébaucher une première
+barricade au coin de la rue Saint-Florentin et de la rue de Rivoli.
+Repoussées par les gardes municipaux, elles se replient sur le centre
+de la ville, et essayent d'élever d'autres barricades, d'abord rue
+Duphot, ensuite rue Saint-Honoré. Sur leur chemin, elles enfoncent
+les devantures des boutiques d'armuriers; elles y trouvent des
+fusils, mais peu de poudre, car le gouvernement a eu, dans les jours
+précédents, la précaution de la faire enlever. Pas plus que le matin,
+il n'y a d'ensemble ni de direction; chaque bande agit au gré de sa
+fantaisie. Les hommes des sociétés secrètes demeurent spectateurs
+assez sceptiques. Caussidière, qui assiste avec Albert à la tentative
+de barricade de la rue Saint-Honoré, dit à De La Hodde: «Tout cela
+n'est pas clair; il y a du monde, mais c'est tout; ça n'ira pas
+jusqu'aux coups de fusil.» Albert est du même avis; il n'a pas
+reconnu ses hommes dans les remueurs de pavés, et la manifestation ne
+lui paraît pas avoir un caractère républicain.
+
+En présence de tels faits, l'effacement des autorités militaires
+devient de plus en plus difficile à comprendre. Leur quartier général
+est à l'état-major de la garde nationale, alors installé dans l'aile
+des Tuileries qui longe la rue de Rivoli. Le général Jacqueminot,
+commandant supérieur de la garde nationale, et le général Tiburce
+Sébastiani, chef de l'armée de Paris, y sont en permanence. J'ai déjà
+eu occasion de noter en quoi le premier était inégal à la position
+qu'il occupait[546]. Le second était un officier brave, dévoué à la
+monarchie de Juillet, mais de portée ordinaire, sans grand prestige,
+et dont on ne pouvait attendre d'initiative en dehors des habitudes
+d'un service régulier; s'il avait été appelé, en 1842, à la tête
+de la première division militaire, c'était uniquement à raison de
+la faveur dont jouissait auprès du Roi, son frère, le maréchal
+Sébastiani. Dès le jour où l'on a pu craindre des désordres, certains
+ministres se sont demandé s'il ne conviendrait pas de réunir tous
+les pouvoirs dans une main plus forte et plus ferme; un nom s'est
+présenté tout de suite à leur esprit, celui du maréchal Bugeaud.
+Lui-même se croyait indiqué, et, depuis quelque temps, il tournait
+autour du Roi et des ministres, s'offrant manifestement et se portant
+fort du succès. Plusieurs fois on a pu croire que ce changement
+allait être fait. Mais certains membres du cabinet, M. Duchâtel
+notamment, hésitaient, par crainte soit d'effaroucher l'opinion,
+soit de se donner un collaborateur encombrant et dominateur, soit
+seulement de faire de la peine aux deux titulaires. Cette dernière
+considération n'était pas sans agir sur le Roi, qui savait gré aux
+généraux Jacqueminot et Sébastiani de leur dévouement politique. La
+mesure s'est donc trouvée ajournée. Toutefois, il était implicitement
+convenu entre le Roi et son gouvernement que, si les choses
+tournaient mal, le maréchal recevrait le commandement de l'armée et
+de la garde nationale: on oubliait que les meilleurs remèdes risquent
+de ne plus produire d'effet, lorsqu'on y recourt trop tard.
+
+[Note 546: Voir plus haut, p. 401.]
+
+À défaut du maréchal, le duc de Nemours tâchait d'exercer, au-dessus
+des deux commandants, une sorte d'arbitrage; il le faisait sans avoir
+reçu d'investiture spéciale, et n'ayant d'autre titre que celui
+de son rang. Ainsi assurait-il un peu d'unité entre des pouvoirs
+égaux et naturellement rivaux. Loyal, courageux, admirablement
+désintéressé, ce prince devait se montrer, dans ces journées
+tragiques, plus que jamais digne du bel éloge que faisait de lui le
+duc d'Orléans, quand il disait: «Mon frère Nemours, c'est le devoir
+personnifié!» Mais, d'une timidité fière et triste, se sachant peu
+populaire auprès du public qui le connaissait mal et s'en sentant
+parfois gêné, ayant plus de réflexion que d'initiative, de rectitude
+dans le jugement que de promptitude dans la décision, plus habitué
+par son père à obéir qu'à commander, plus propre à se dévouer qu'à
+exercer de l'ascendant, il était homme à faire modestement tout
+son devoir en s'effaçant autant que possible, non à se mettre en
+avant pour suppléer à l'insuffisance des autres, ni à s'emparer
+spontanément d'un rôle qui ne serait pas strictement le sien.
+Combien il eût gagné à être secondé par ses deux frères, le prince
+de Joinville et le duc d'Aumale, particulièrement aimés du soldat et
+en faveur auprès de l'opinion! Malheureusement ils étaient au loin.
+Le second était, depuis six mois, dans son gouvernement d'Afrique,
+et le premier venait de rejoindre son frère à Alger, pour assurer
+à la princesse, sa femme, le bienfait d'un hiver en pays chaud. La
+Reine, agitée de sombres pressentiments, déplorait ces séparations;
+elle eût voulu retenir auprès du Roi le prince de Joinville, et,
+le 30 janvier, en lui disant adieu, elle avait versé beaucoup de
+larmes[547]. De tous ses frères, le duc de Nemours n'avait alors à
+Paris que le plus jeune, le duc de Montpensier, le préféré du père
+comme presque tous les derniers-nés, mais n'ayant encore eu le temps
+ni d'acquérir beaucoup d'expérience, ni de se faire un renom égal à
+celui de ses aînés.
+
+[Note 547: Le matin du 24 février, on entendra la duchesse d'Orléans
+s'écrier à plusieurs reprises: «Et Joinville, Joinville qui n'est pas
+ici!»]
+
+Vers cinq heures, les nouvelles qui arrivent à l'état-major sont
+telles qu'on se décide enfin à prescrire l'occupation militaire
+de la ville suivant le plan du maréchal Gérard. C'est l'opération
+que le conseil des ministres avait déjà décidée le lundi matin et
+que M. Duchâtel avait contremandée dans la nuit. Les ordres sont
+aussitôt expédiés à tous les chefs de corps, qui savent d'avance où
+se porter. Comme la garde nationale doit participer à l'occupation,
+le rappel est battu dans plusieurs quartiers; il produit peu d'effet;
+un très petit nombre d'hommes prennent les armes, et encore leurs
+dispositions sont-elles souvent douteuses. Ce n'est pas le seul
+mécompte. Le préfet de police ayant voulu procéder aux arrestations
+préventives, suspendues la veille au soir, ne parvient à mettre
+la main que sur cinq des meneurs révolutionnaires et non des plus
+considérables; les autres se sont cachés. L'armée, du moins, s'est
+mise en mouvement aussitôt les ordres reçus. À neuf heures du soir,
+chaque corps est arrivé à l'emplacement qu'il doit occuper. Partout,
+devant ce mouvement offensif exécuté avec ensemble, l'émeute s'est
+dispersée sans résistance sérieuse. Tout au plus se produit-il encore
+quelque reste de désordre là où les soldats ne se trouvent pas en
+nombre; sur divers points, les réverbères sont détruits et les
+conduites de gaz coupées; aux Champs-Élysées, des gamins mettent le
+feu à des baraques et à des amas de chaises; des bandes incendient
+ou dévastent les barrières de l'Étoile, du Roule et de Courcelles;
+aux Batignolles, dans la rue du Bourg-l'Abbé, dans la rue Mauconseil,
+il y a des échauffourées avec échange de quelques coups de feu; mais
+nulle part ne s'engage de combat sérieux. Peu à peu, d'ailleurs,
+avec la nuit qui s'avance, le silence se fait dans la ville; le
+peuple est rentré dans ses maisons. Les soldats bivouaquent autour de
+grands feux, sous une pluie épaisse. À une heure du matin, ordre leur
+est donné de retourner à leurs casernes, en ne laissant dehors que
+quelques détachements.
+
+Que penser de la journée qui finit? D'aucun côté, on n'y voit clair.
+Les meneurs des sociétés secrètes se sont réunis, dans la soirée, au
+Palais-Royal; ils ne songent toujours pas à se mêler à un mouvement
+qu'ils se refusent à prendre au sérieux: attendre et voir, telle est
+la conclusion à laquelle ils aboutissent, après une conversation
+confuse. À la _Réforme_, au _National_, on n'est pas moins
+embarrassé, et l'on regrette même une agitation dont on n'espère
+aucun résultat et par laquelle on craint d'être compromis. Dans les
+bureaux du _Siècle_, chez M. Odilon Barrot, on est triste et inerte.
+Aux Tuileries, toute la soirée s'est passée à attendre et à recevoir
+les nouvelles qui arrivent successivement. La Reine ne cache pas son
+anxiété et son trouble. Le Roi, au contraire, demeure confiant. Il
+rappelle plaisamment que les Parisiens n'ont pas l'habitude de faire
+des révolutions en hiver. «Ils savent ce qu'ils font, dit-il encore;
+ils ne troqueront pas le trône pour un banquet.» Cette confiance
+augmente à mesure qu'on apprend l'absence de résistance opposée aux
+troupes, dans la soirée, et le calme si facilement rétabli dans
+la ville. Les ministres d'ailleurs disent bien haut que ce n'a été
+qu'une échauffourée sans importance, que le lendemain il n'en sera
+probablement plus question, qu'en tout cas, si le désordre persiste,
+on sera alors fondé à agir très vigoureusement. Cette impression de
+sécurité est encore confirmée, quand M. Delessert vient annoncer que
+les chefs révolutionnaires persistent à se tenir à l'écart. À la fin
+de la soirée, lorsque le Roi se retire dans ses appartements, il est
+tout à fait triomphant. Jugeant l'affaire définitivement terminée,
+il se félicite et félicite ses ministres d'avoir su vaincre sans
+effusion de sang. Il attend de cette victoire toutes sortes d'heureux
+résultats. Persuadé que, comme en 1839, l'impuissance constatée de
+l'émeute raffermira le pouvoir royal, il ne cache pas à M. Duchâtel
+que depuis longtemps il ne s'est pas senti aussi fort.
+
+
+V
+
+Le mercredi 23, Paris se réveille encore sous la pluie. Dès sept
+heures du matin, les troupes sortent de leurs casernes pour reprendre
+les positions qu'elles occupaient la veille au soir. La ville paraît
+calme. Au ministère de l'intérieur, on se flatte que tout est fini;
+quelques députés conservateurs, venus aux nouvelles auprès de M.
+Duchâtel, lui expriment même le regret que le désordre n'ait pas duré
+assez longtemps pour effrayer les intérêts et donner au pouvoir la
+force dont il a besoin. Bientôt cependant, vers neuf heures, l'émeute
+reparaît sur plusieurs points. Cette fois, elle se concentre entre la
+rue Montmartre, les boulevards, la rue du Temple et les quais, dans
+ces quartiers populeux, aux rues enchevêtrées, qui, au lendemain de
+1830, avaient été le théâtre préféré de toutes les insurrections.
+Les bandes n'ont toujours pas de direction d'ensemble, ni de chefs
+connus. Elles harcèlent les troupes, élèvent çà et là des barricades,
+attaquent les postes isolés; nulle part elles n'engagent une vraie
+bataille, n'opposent une résistance durable. De part et d'autre, il y
+a quelques blessés et même quelques morts, mais en très petit nombre.
+Dans le peuple, bien que les physionomies soient plus sombres que la
+veille, rien n'indique une passion bien profonde. Quant à l'armée,
+elle est triste de la besogne qu'on lui fait faire, un peu troublée
+parfois quand elle doit marcher contre des gens qui l'accueillent
+en criant: Vive la ligne! Elle souffre du mauvais temps, de la
+distribution défectueuse des vivres et surtout de ne pas se sentir
+conduite par une main ferme et une volonté résolue. Néanmoins, sa
+supériorité de forces est évidente. Pendant cette matinée, elle
+ne subit d'échec nulle part; partout les insurgés reculent devant
+elle. Des renforts lui arrivent des garnisons voisines. Dans ces
+conditions, la lutte pourra, à raison même de ce qu'elle a de
+morcelé, se prolonger plus ou moins longtemps, mais la défaite finale
+de l'émeute ne paraît pas douteuse. Telle est la situation quand
+entre en scène la garde nationale.
+
+Dès la veille, aussitôt les premiers troubles éclatés, les
+adversaires du ministère lui avaient crié: «Osez donc réunir la garde
+nationale!» Trois députés de Paris, MM. Carnot, Vavin et Taillandier,
+après s'être concertés avec leurs collègues, étaient venus exprimer à
+M. de Rambuteau «la douloureuse surprise qu'éprouvait la population
+de ne pas voir convoquer la garde nationale». Il eût fallu que le
+gouvernement pût répondre sans ambages: «Non, nous ne la convoquons
+pas, parce que vous avez travaillé à en faire un instrument de
+désorganisation, ce que déjà, par sa nature propre, elle n'était
+que trop disposée à devenir.» Mais un tel langage eût fait alors
+scandale. En haut lieu, d'ailleurs, on avait des illusions sur
+l'esprit de cette milice; on s'en fiait aux protestations répétées
+du général Jacqueminot, qui croyait témoigner son dévouement au
+Roi en se refusant à admettre qu'il ne fût pas partagé par tous
+ses subordonnés. Louis-Philippe, dans l'esprit duquel certains
+rapports finissaient par jeter quelque inquiétude, avait, au cours
+de cette même journée du mardi, envoyé le ministre de la guerre à
+l'état-major, pour savoir très nettement ce qu'on devait attendre
+de la garde nationale. «Vous pouvez dire au Roi, avait répondu
+le général Jacqueminot, que, sur trois cent quatre-vingt-quatre
+compagnies, il y en a six ou sept mal disposées, mais que toutes
+les autres sont sincèrement attachées à la monarchie.» Informé de
+cette réponse, le Roi s'était borné à dire: «Six ou sept mauvaises!
+Oh! il y en a bien dix-sept ou dix-huit!» C'est évidemment sur
+ces assurances données par le commandant supérieur que, quelques
+moments après, lors des ordres donnés, à cinq heures du soir, pour
+l'occupation militaire de la ville, on s'était décidé à faire battre
+le rappel dans plusieurs quartiers. J'ai dit quel en avait été le
+très médiocre résultat.
+
+Cette première épreuve n'était pas un encouragement à recommencer.
+Cependant, le mercredi matin, quand l'armée a été remise en
+mouvement, on n'a pas jugé possible de ne pas convoquer de nouveau
+la garde nationale. Celle-ci n'avait-elle pas son rôle et sa place
+marqués dans le plan d'occupation qu'il s'agissait d'exécuter? Son
+absence aurait fait des vides matériels; elle aurait fait surtout un
+vide moral dont on craignait que les troupes ne fussent affectées. La
+convocation a même été plus générale que la veille: ordre a été donné
+de battre le rappel dans tous les quartiers. Bien que, cette fois,
+l'affluence soit un peu plus grande, ce n'est encore qu'une faible
+minorité qui prend les armes. Ceux qui viennent sont-ils du moins
+les hommes d'ordre, instruits enfin par la prolongation des troubles
+qu'il est de leur intérêt d'y mettre un terme? Non, par un phénomène
+étrange, à l'appel du gouvernement, les amis de ce gouvernement, les
+conservateurs, qui au fond forment la majorité de la plupart des
+légions, ne répondent qu'en petit nombre; presque tous restent chez
+eux, rassurés, indolents ou boudeurs. Les opposants, au contraire,
+accourent avec empressement. C'est que, de ce côté, il y a un mot
+d'ordre, celui de se réunir en armes pour crier: Vive la réforme!
+On l'a vu donner, le 21, dans la réunion du _Siècle_. Depuis, il a
+été répété et propagé. Dans la soirée du 22, les républicains du
+Comité central, réunis chez M. Pagnerre, ont décidé de suivre cette
+tactique. Le 23, au matin, les révolutionnaires de la _Réforme_, M.
+Flocon en tête, s'y sont ralliés; ils ont pressé leurs partisans,
+dont beaucoup n'étaient pas de la garde nationale, de se procurer
+quand même des uniformes et de se mêler aux détachements afin d'y
+pousser le cri convenu.
+
+En effet, à peine les gardes nationaux sont-ils arrivés à leurs
+divers points de rassemblement, que, de leurs rangs, s'élèvent des
+voix demandant qu'on s'interpose entre le gouvernement et le peuple,
+pour obliger le Roi à changer ses ministres et à accorder la réforme.
+Soutenue sur un ton très haut, appuyée par les compères, l'idée
+trouve faveur. Parmi ceux qui y adhèrent, beaucoup, pour rien au
+monde, ne voudraient contribuer à jeter bas la monarchie; mais ils
+s'imaginent niaisement faire oeuvre de pacification; leur vanité
+est séduite par l'importance de ce rôle d'arbitre, et il ne leur
+déplaît pas de donner une leçon à un gouvernement accusé de tant de
+crimes au dehors et au dedans. Ceux qui seraient d'un avis contraire
+se croient en minorité,--ils le sont peut-être par la faute de tous
+les conservateurs restés chez eux,--et ils se taisent, intimidés.
+Plus que jamais, d'ailleurs, on sent l'insuffisance du commandement
+supérieur. Autrefois, pas un trouble n'éclatait dans la ville, pas
+un coup de tambour ne résonnait, sans qu'on vît aussitôt le vieux
+maréchal de Lobau aller d'une mairie à l'autre, parcourir tous les
+postes, haranguant, dirigeant, stimulant ses gardes nationaux. Son
+successeur est hors d'état de quitter la chambre; nul ne le voit; il
+n'est même pas représenté auprès des divers corps par des officiers
+sûrs qui dirigent et surveillent l'exécution de l'ordre général.
+
+C'est vers dix ou onze heures du matin que la plupart des légions
+se mettent en mouvement. Il est tristement instructif de les suivre
+à l'oeuvre. La première (quartiers des Champs-Élysées et de la
+place Vendôme) est la seule où les réformistes n'aient pu provoquer
+aucune manifestation: bien au contraire, elle siffle au passage les
+députés de la gauche. La seconde (Palais-Royal, Chaussée-d'Antin et
+faubourg Montmartre), appelée à prendre position devant le pavillon
+de Marsan, y arrive, après une longue promenade, escortée de deux
+mille individus avec lesquels elle chante la _Marseillaise_ et crie:
+Vive la réforme! La troisième (quartier Montmartre et faubourg
+Poissonnière), chargée de protéger la Banque, se jette entre les
+insurgés et les gardes municipaux et force ces derniers à rentrer
+dans leur caserne; un peu plus tard, elle croise par deux fois la
+baïonnette contre les cuirassiers qui, d'ordre du général Friant, se
+disposent à dégager la place des Victoires; enfin elle parcourt les
+rues environnantes en criant: «Vive la réforme! à bas le système! à
+bas Guizot!» M. Maxime du Camp, qui passe par là, court au commandant
+dans lequel il reconnaît un riche agent de change, et lui demande
+où il va. «Je n'en sais rien, répond celui-ci; je viens de protéger
+la population contre les cuirassiers qui voulaient la sabrer; ce
+gouvernement nous rend la risée de l'Europe; je vais promener mes
+hommes à travers la ville, afin de donner l'exemple à la bourgeoisie;
+je suis tout prêt, si l'on veut, à aller arrêter Guizot pour le
+conduire à Vincennes.» La quatrième légion (quartier du Louvre) signe
+une pétition pour demander la mise en accusation du ministère, et
+entreprend de la porter en corps au Palais-Bourbon; arrêtée sur le
+quai par un bataillon fidèle de la dixième légion, elle remet sa
+pétition à quelques députés de la gauche accourus au-devant d'elle.
+La cinquième (quartier Bonne-Nouvelle et faubourg Saint-Denis) fait
+comme la seconde: elle empêche les gardes municipaux de charger
+l'émeute. La sixième (quartier du Temple) se prononce aussi pour
+la réforme. La septième (quartiers voisins de l'Hôtel de ville)
+somme le préfet de la Seine de faire savoir au Roi que, s'il ne
+cède pas à l'instant, «aucune force humaine ne pourra prévenir
+une collision entre la garde nationale et la troupe». La dixième
+(faubourg Saint-Germain) est divisée: tandis qu'un bataillon,
+résolument conservateur, protège la Chambre, un autre, massé dans la
+rue Taranne, acclame la réforme et refuse d'obéir au colonel, qui,
+désespéré, s'éloigne en arrachant son hausse-col.
+
+En somme, presque toutes les légions se sont prononcées contre le
+gouvernement. Sans doute, si l'on tient compte des gardes nationaux
+restés chez eux, les manifestants ne sont qu'une faible minorité;
+mais qu'importe? ils sont les seuls à se montrer, à crier, à agir.
+Sans doute aussi, parmi ces manifestants, la grande masse n'a pas
+conscience de ce qu'elle fait, et, au fond, elle aurait horreur et
+terreur d'une révolution; mais, encore une fois, qu'importe? son
+aveuglement ne rend sa conduite ni moins coupable ni moins funeste.
+L'effet en est immense, et du coup la situation est absolument
+changée. Cette émeute misérable, infime, décousue, sans chef,
+désavouée par les révolutionnaires eux-mêmes, devient importante
+et se sent enhardie, du moment où la garde nationale l'a prise
+sous sa protection. Par contre, l'armée, qui jusqu'ici a combattu
+tristement, mais sans hésitation, est désorientée, ébranlée. Dans
+le quartier Saint-Denis, au moment où la garde nationale commence à
+se montrer, un passant demande à un officier: «Est-ce que l'émeute
+est sérieuse?» L'officier lève les épaules, en signe d'ignorance.
+«Ah! dit-il, ce ne sont point les émeutiers que je redoute.--Eh! que
+redoutez-vous donc?--La garde nationale, qui, si cela continue, va
+s'amuser à nous tirer dans le dos.» Vers le même moment, sur la place
+de l'Odéon, deux détachements, l'un de soldats de ligne, l'autre de
+gardes nationaux, sont côte à côte. Les commandants se saluent. «Que
+ferez-vous, si une troupe de peuple se présente? demande l'officier
+de la garde nationale.--Je ferai comme vous, répond l'officier de
+ligne.--Mais, moi, je ne disperserai pas la colonne, je la laisserai
+passer.--Je ferai comme vous, répète l'officier de ligne; mes soldats
+feront ce que fera la garde nationale.»
+
+Si fâcheux que soient l'encouragement donné aux factieux et le
+découragement jeté dans l'armée, la conduite de la garde nationale
+devait avoir une conséquence plus grave encore.
+
+
+VI
+
+Quand arrivent aux Tuileries les premières nouvelles de la défection
+de la garde nationale, on ne veut pas d'abord y croire. «C'est
+impossible, s'écrie le général Jacqueminot, c'est impossible; la
+garde nationale est fidèle, je la connais.» Mais les rapports se
+succèdent, de plus en plus positifs et alarmants. D'ailleurs, du
+palais lui-même, on entend les cris de la seconde légion massée sous
+les fenêtres du pavillon de Marsan, et l'on voit défiler sur le quai
+la quatrième légion portant sa pétition à la Chambre. Puis voici des
+amis connus, M. Horace Vernet, M. Besson, pair de France et colonel
+de la troisième légion, le général Friant, qui racontent _de visu_
+les scènes de la place des Victoires et comment les gardes nationaux
+ont croisé la baïonnette contre les cuirassiers. Cette fois, les
+plus optimistes sont atterrés. On avait toujours pensé que la garde
+nationale était le rempart de la monarchie, et l'on s'était habitué
+à le dire plus encore qu'on ne le pensait: du moment où elle passe
+à l'émeute, que devenir? M. de Montalivet, qui vient de parcourir
+Paris à la tête des gardes nationaux à cheval; M. Dupin, qui a
+tenu à rendre visite au Roi en se rendant à la Chambre, insistent
+avec émotion sur le péril de la situation. Plusieurs officiers de
+la garde nationale ont pénétré dans le château, dans un grand état
+d'effarement et d'exaltation, criant très haut qu'ils sont prêts à se
+faire tuer pour le Roi, mais que le ministère est en exécration: ils
+assurent que, si ce ministère est congédié, la garde nationale fera
+tout rentrer dans l'ordre.
+
+Depuis longtemps, on le sait, le ministère avait, au sein de la
+cour, d'assez nombreux adversaires. Ces nouvelles leur servent
+d'arguments. «Pour un homme, disent-ils, faut-il exposer la monarchie
+à périr?» Ils trouvent un puissant auxiliaire dans la Reine. Il y
+a déjà plusieurs mois que, sous l'action des propos tenus autour
+d'elle, elle désire un changement de cabinet. L'agitation des
+dernières semaines, en augmentant ses inquiétudes, l'avait rendue
+plus impatiente encore de voir recourir au remède qu'elle croyait
+seul efficace. Vers le 15 février, elle avait fait appeler M. de
+Montalivet, lui avait manifesté les plus sombres pressentiments, et
+lui avait demandé de tenter un suprême effort pour déterminer le Roi
+à congédier M. Guizot. M. de Montalivet n'avait pas besoin d'être
+convaincu; mais, ayant déjà plusieurs fois échoué devant le parti
+pris de Louis-Philippe, il avait supplié la Reine de faire elle-même
+la démarche. «Eh bien, soit, avait-elle dit, je parlerai.» Toutefois,
+peu habituée à entretenir son époux des affaires politiques, elle
+avait différé de jour en jour l'exécution de son dessein. Enfin, le
+23, terrifiée des nouvelles qu'on lui apporte sur la garde nationale,
+oubliant dans son trouble que ce qui eût pu être concédé avec honneur
+à un mouvement d'opinion, ne pouvait l'être à une émeute, elle
+accourt, éplorée, auprès du Roi, emploie toutes les ressources de sa
+tendresse à lui faire partager son émotion et ses inquiétudes, et
+le conjure de se séparer d'un cabinet dont la solidarité lui paraît
+mortelle pour la monarchie.
+
+Tout à l'heure encore, Louis-Philippe eût éconduit celle qu'il aimait
+à appeler sa «bonne reine», en lui donnant affectueusement à entendre
+qu'elle se mêlait de choses qui n'étaient pas de sa compétence.
+Mais, depuis qu'il a su la trahison de la garde nationale, il est
+bien changé; rien ne subsiste plus de l'optimisme obstiné, ironique,
+avec lequel il recevait tous les alarmistes. Il est comme étourdi et
+affaissé sous le coup qui le frappe et auquel il ne s'attendait pas.
+Sans doute, il n'ignore pas que l'armée est toujours maîtresse de ses
+positions, que nulle part elle n'a été entamée par l'émeute, que sa
+supériorité de forces demeure évidente. Mais il se rend compte que,
+s'il veut continuer la lutte, il doit engager à fond les troupes, se
+débarrasser coûte que coûte de la garde nationale et donner l'ordre
+de tirer au besoin sur elle. Cette dernière perspective le fait
+frémir. On l'entend se répéter à lui-même: «J'ai vu assez de sang!»
+Ne lui affirme-t-on pas d'ailleurs, jusque dans son entourage le
+plus intime et le plus cher, que s'il consent à donner satisfaction
+aux voeux des gardes nationaux, l'ordre sera rétabli aussitôt, sans
+qu'aucune goutte de sang soit versée? C'est toucher une de ses
+cordes les plus sensibles, et j'ai déjà eu occasion de noter combien
+l'ancien élève de Mme de Genlis avait gardé vifs la sollicitude et
+le respect de la vie humaine[548]. Un tel sentiment faisait sans
+doute honneur à son coeur; mais, dans le cas particulier, était-il
+bien raisonné? Les défaillances des souverains, par les conséquences
+qu'elles entraînent, ne coûtent-elles pas souvent beaucoup plus de
+sang que n'en feraient répandre les plus énergiques résistances? On
+peut indiquer encore une autre cause de l'hésitation qui se manifeste
+chez le Roi. Il semble avoir, sur son droit à se défendre par les
+armes, un doute qui ne se fût certes pas présenté à l'esprit d'un
+prince légitime, s'appuyant sur un titre antérieur et supérieur à
+toute désignation populaire. Au moment de réprimer par la force la
+sédition de la bourgeoisie parisienne, il s'arrête, anxieux, à la
+pensée qu'il a reçu la couronne de ses mains. Il n'ose pas faire
+violence à l'égarement passager de ceux dont il croit tenir son
+pouvoir. État d'esprit qui se traduira, après sa chute, dans un
+entretien avec M. Duchâtel, par cette exclamation bien significative:
+«Est-ce que je pouvais faire tirer sur mes électeurs[549]?» Après
+tout, n'est-ce pas l'un des phénomènes de ce siècle, que la foi au
+droit monarchique semble n'être pas moins ébranlée dans le coeur
+des rois que dans celui des peuples? N'oublions pas enfin que
+Louis-Philippe avait alors soixante-quatorze ans: là même, à vrai
+dire, est la principale explication du trouble où le jette cette
+crise. Les vicissitudes de sa vie ont fini par user les énergies de
+son esprit et de sa volonté. Comme j'ai dû déjà le faire observer,
+dans l'obstination un peu infatuée avec laquelle il refusait naguère
+d'écouter aucun avertissement, il y avait, à y regarder de près,
+moins de fermeté que de sénilité; on ne pouvait s'étonner que cette
+même sénilité, sous l'empire d'autres circonstances, tournât en
+défaillance.
+
+[Note 548: Par les conversations que le Roi a eues après sa chute,
+on voit combien cette préoccupation du sang versé a eu d'action sur
+lui. «On ne sait donc pas, disait-il à un de ses interlocuteurs,
+que tout le monde m'a dit: Si vous cédez, pas une goutte de sang
+français ne sera versée... On m'avait montré la guerre civile au
+moment d'éclater; je n'ai pas voulu de la couronne au prix de la
+guerre civile! On m'avait dit: La garde nationale demande la réforme;
+si on la lui refuse, le sang coulera; non pas le sang des émeutiers
+quand même, des fauteurs de désordre, mais le sang du vrai peuple, le
+sang de la garde nationale, le sang des travailleurs et des honnêtes
+gens! À cette garde nationale, à ce peuple de travailleurs, donnez
+un ministère réformiste, et tout sera fini, tout. Il ne sera pas
+même tiré un coup de fusil.» (_Une visite au roi Louis-Philippe_,
+par Édouard LEMOINE.) Il ajoutait un autre jour: «J'ai détesté toute
+ma vie cette profonde iniquité qu'on nomme la guerre... Ce n'est
+pas pour rien que mes ennemis m'appelaient, en altérant la vérité
+comme toujours, le Roi de la paix à tout prix. J'ai surtout une
+horreur insurmontable pour la guerre civile.» (_Abdication du roi
+Louis-Philippe_, racontée par lui-même et recueillie par Édouard
+LEMOINE.) Causant avec le duc de Saxe-Cobourg, qui était venu le voir
+à Claremont, Louis-Philippe revenait volontiers sur cette idée, qu'il
+aurait pu triompher facilement de l'émeute; mais, répétant sa phrase
+habituelle, il ajoutait: «J'ai vu assez de sang!» (_Aus meinem Leben
+und aus meiner Zeit_, von ERNST II, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha,
+t. I, p. 184, 185.) Le Roi disait encore à M. Cuvillier-Fleury:
+«Contre une insurrection morale, il n'y avait ni à attaquer, ni à se
+défendre.»]
+
+[Note 549: Louis-Philippe exprimera la même idée à M. Édouard
+Lemoine: «Me défendre, avec quoi? avec l'armée? Oh! je sais qu'elle
+eût bravement fait son devoir... Mais l'armée seule était prête,
+et ce n'était pas assez pour moi. La garde nationale, cette force
+sur laquelle j'étais si heureux de m'appuyer, la garde nationale
+de Paris, de cette ville qui, la première entre toutes, m'avait
+dit en 1830: Prenez la couronne et sauvez-nous de la république!
+la garde nationale de Paris, pour laquelle j'ai toujours eu tant
+de bénévolence, ou s'abstenait, ou se prononçait contre moi. Et je
+me serais défendu! Non, je ne le pouvais pas!» (_Abdication du roi
+Louis-Philippe_, racontée par lui-même et recueillie par Édouard
+LEMOINE.) À la même époque, causant des journées révolutionnaires
+traversées en 1848 par le gouvernement républicain, notamment de
+l'invasion manquée de la Chambre le 15 mai, et de la sanglante
+bataille de juin, Louis-Philippe était amené à parler de ceux qui lui
+reprochaient d'avoir reculé, en février, devant la répression. «Le
+15 mai, disait-il, leur donne raison; mais les journées de Juin me
+donnent raison à moi-même; il n'y a que les gouvernements anonymes
+qui puissent faire ces choses-là!»]
+
+Louis-Philippe a écouté la Reine, sans prendre de parti; mais il est
+sorti de cet entretien, ému et ébranlé. Sur ces entrefaites, vers
+deux heures, M. Duchâtel arrive aux Tuileries; il a jugé convenable
+de venir voir le Roi, en se rendant à la Chambre. Ce n'est pas qu'il
+ait aucune inquiétude sur ses dispositions. Tout à l'heure encore,
+il était informé par le général Dumas, aide de camp de service
+auprès de Sa Majesté, qu'elle estimait le moment venu d'agir plus
+énergiquement; il avait répondu que c'était aussi son avis, et,
+depuis lors, divers messages avaient été échangés entre le château
+et le ministère de l'intérieur, toujours dans le même ordre d'idées.
+Aussitôt entré dans le cabinet du Roi, M. Duchâtel est interrogé
+sur la situation[550]. Il répond que l'affaire est plus sérieuse
+que la veille et l'horizon plus chargé, mais qu'avec de l'énergie
+dans la résistance, on s'en tirera. «C'est aussi mon sentiment», dit
+le Roi; il ajoute «qu'on lui donne, de tous côtés, le conseil de
+terminer la crise en changeant le cabinet, mais qu'il ne veut pas s'y
+prêter». «Le Roi sait bien, réplique alors M. Duchâtel, que, pour ma
+part, je ne tiens pas à garder le pouvoir, et que je ne ferais pas
+un grand sacrifice en y renonçant; mais les concessions arrachées
+par la violence à tous les pouvoirs légaux ne sont pas un moyen de
+salut; une première défaite en amènerait bientôt une nouvelle; il
+n'y a pas eu loin, dans la révolution, du 20 juin au 10 août, et,
+aujourd'hui, les choses marchent plus vite que dans ce temps-là; les
+événements vont à la vapeur, comme les voyageurs.--Je crois comme
+vous, dit le Roi, qu'il faut tenir bon; mais causez un moment avec
+la Reine; elle est très effrayée; je désire que vous lui parliez.»
+La Reine, aussitôt appelée, entre dans le cabinet, suivie du duc de
+Montpensier; elle est sous l'empire d'une vive excitation. «Monsieur
+Duchâtel, dit-elle, je connais le dévouement de M. Guizot pour le
+Roi et la France; s'il le consulte, il ne restera pas un instant de
+plus au pouvoir; il perd le Roi!--Madame, répond le ministre surpris
+et ému d'une telle sortie, M. Guizot, comme tous ses collègues, est
+prêt à se dévouer pour le Roi, jusqu'à la dernière goutte de son
+sang; mais il n'a pas la prétention de s'imposer au Roi malgré lui.
+Le Roi est le maître de donner ou de retirer sa confiance, selon
+qu'il le juge convenable pour les intérêts de sa couronne.» Les
+paroles de la Reine, le ton dont elle les a prononcées, l'émotion
+dont tous ses traits portent l'empreinte, ont visiblement fait un
+grand effet sur le Roi; mais, en même temps, la solution à laquelle
+elle pousse, l'effraye. Il se tourne vers elle: «Ne parle pas ainsi,
+ma chère amie, lui dit-il; si M. Guizot le savait!--Je ne demande
+pas mieux qu'il le sache, s'écrie impétueusement la Reine; je le lui
+dirai à lui-même; je l'estime assez pour cela; il est homme d'honneur
+et me comprendra.» Le duc de Montpensier se prononce dans le même
+sens, plus froidement, bien que d'une manière non moins arrêtée.
+M. Duchâtel fait observer qu'il ne pourra pas ne pas communiquer à
+M. Guizot ce qu'il vient d'entendre. Le Roi est devenu de plus en
+plus soucieux. «Il y aurait peut-être lieu, dit-il, de convoquer
+sur-le-champ le conseil.» M. Duchâtel répond que la Chambre est
+assemblée, qu'elle ne peut rester sans ministre, et que le Roi ferait
+mieux de causer d'abord avec M. Guizot. «Vous avez raison, conclut
+Louis-Philippe; allez trouver M. Guizot, sans perdre un instant, et
+amenez-le-moi.»
+
+[Note 550: Pour les importantes conversations qui vont suivre et
+qui ont amené la retraite du cabinet, je me suis attaché au récit
+qu'en a fait M. Duchâtel dans la note qu'il a écrite à la demande
+de M. Guizot, et dont j'ai eu communication. M. Guizot a, du reste,
+reproduit presque entièrement, dans ses _Mémoires_, le récit de son
+collègue.]
+
+M. Duchâtel court à la Chambre, qui est réunie depuis peu de temps,
+mais dont l'agitation ne permet aucune délibération. Il prévient
+M. Guizot qui sort précipitamment de la salle, le fait monter dans
+sa voiture, et, pendant le court trajet du Palais-Bourbon aux
+Tuileries, le met au courant de ce qui vient de se passer. Les deux
+ministres tombent aussitôt d'accord qu'ils doivent se montrer prêts
+à poursuivre leur tâche, mais que, dans l'état de la Chambre et du
+pays, ils ne peuvent le faire, s'ils ne sont pas assurés de l'appui
+résolu de la couronne; quant à «imposer aujourd'hui au Roi chancelant
+le maintien du cabinet ébranlé», ce serait, à leur avis, oeuvre vaine
+et dangereuse, car ils n'obtiendraient pas ensuite de lui les mesures
+nécessaires à la résistance; leur conclusion est donc de «laisser
+la royauté choisir librement dans son hésitation, sans aggraver les
+conditions des deux conduites entre lesquelles elle a à se prononcer».
+
+Il est environ deux heures et demie quand M. Guizot et M. Duchâtel
+entrent dans le cabinet du Roi, qui a auprès de lui la Reine, le duc
+de Nemours et le duc de Montpensier. Le Roi expose la situation,
+s'appesantit sur la gravité des circonstances, parle beaucoup de
+son désir de garder le ministère, dit qu'il aimerait mieux abdiquer
+que s'en séparer. «Tu ne peux pas dire cela, mon ami, interrompt la
+Reine; tu te dois à la France; tu ne t'appartiens pas.--C'est vrai,
+reprend le Roi, je suis plus malheureux que les ministres; je ne
+puis pas donner ma démission.» À ce préambule, les ministres croient
+voir que la résolution du Roi est prise de se séparer d'eux. M.
+Guizot, qui jusqu'ici l'a écouté en silence, prend alors la parole:
+«C'est à Votre Majesté, dit-il, à prononcer: le cabinet est prêt ou à
+défendre jusqu'au bout le Roi et la politique conservatrice qui est
+la nôtre, ou à accepter sans plainte le parti que le Roi prendrait
+d'appeler d'autres hommes au pouvoir. Il n'y a point d'illusion à
+se faire, Sire; une telle question est résolue par cela seul que,
+dans un tel moment, elle est posée. Aujourd'hui plus que jamais, le
+cabinet, pour soutenir la lutte avec chance de succès, a besoin de
+l'appui décidé du Roi. Dès qu'on saurait dans le public, comme cela
+serait inévitable, que le Roi hésite, le cabinet perdrait toute force
+morale et serait hors d'état d'accomplir sa tâche.» Sur ces mots, le
+Roi laisse de côté toute précaution de langage, et, considérant la
+question comme tranchée: «C'est avec un bien amer regret, dit-il, que
+je me sépare de vous; mais la nécessité et le salut de la monarchie
+exigent ce sacrifice. Ma volonté cède; je vais perdre beaucoup de
+terrain; il me faudra du temps pour le regagner.» Le Roi indique son
+intention d'appeler M. Molé, auquel les ministres ne font aucune
+objection; puis il leur fait ses adieux, en les embrassant avec
+larmes. «Vous serez toujours les amis du Roi, dit la Reine; vous le
+soutiendrez.--Nous ne ferons que de la résistance au petit pied et
+sur le second plan, ajoute le duc de Nemours, mais, sur ce terrain,
+nous comptons retrouver votre appui.» En présence de la rupture
+accomplie, le trouble et la tristesse de Louis-Philippe augmentent
+encore. Tendant une dernière fois la main à ceux dont il se sépare,
+il leur dit avec un accent particulier d'amertume: «Vous êtes plus
+heureux que moi, vous autres[551]!»
+
+[Note 551: Comme je l'ai dit plus haut, je n'ai, sur cette
+conversation, que le récit de M. Duchâtel, confirmé par M. Guizot; je
+n'ai pas celui de Louis-Philippe. Toutefois je dois faire connaître
+ce qu'on a parfois donné à entendre pour décharger le Roi. On a
+dit que, tout en étant fort ébranlé, il n'avait pas encore exprimé
+positivement sa volonté, qu'il avait seulement posé la question,
+quand M. Guizot déclara précipitamment, d'un ton très raide et comme
+s'il saisissait une occasion cherchée, «qu'une telle question était
+résolue par cela seul qu'elle était posée.» Dans cette version, M.
+Guizot aurait prononcé, le premier, la parole de rupture; le Roi
+n'aurait fait que suivre. Je ne puis qu'indiquer cette façon de
+présenter les choses. En l'absence de témoignages formels, je dois
+m'en tenir au compte rendu si précis des deux anciens ministres.]
+
+Cependant la Chambre, intriguée du départ subit de M. Guizot,
+était de plus en plus agitée. Un député de Paris, M. Vavin, veut
+interpeller le ministère sur la convocation tardive de la garde
+nationale. M. Hébert demande qu'on attende le retour du président
+du conseil. Une demi-heure se passe. Voici enfin M. Guizot: sa
+figure est pâle et contractée. M. Vavin reprend la parole et indique
+brièvement l'objet de son interpellation. M. Guizot se lève,
+gagne lentement la tribune, et avec une gravité triste et fière:
+«Messieurs, dit-il, je crois qu'il ne serait ni conforme à l'intérêt
+public, ni à propos pour la Chambre, d'entrer, en ce moment, dans
+aucun débat sur ces interpellations.» L'opposition, qui croit que le
+ministre se dérobe, éclate en murmures. M. Guizot, impassible, répète
+mot pour mot ce qu'il vient de dire, puis ajoute: «Le Roi vient de
+faire appeler M. le comte Molé, pour le charger...» Des bancs de
+la gauche partent des applaudissements de triomphe, que M. Odilon
+Barrot, qui en sent l'inconvenance, tâche d'arrêter. «L'interruption
+qui vient de s'élever, reprend M. Guizot toujours du même ton, ne me
+fera rien ajouter ni retrancher à mes paroles. Le Roi vient d'appeler
+M. le comte Molé, pour le charger de former un nouveau cabinet. Tant
+que le cabinet actuel sera chargé des affaires, il maintiendra ou
+rétablira l'ordre, et fera respecter les lois selon sa conscience,
+comme il l'a fait jusqu'à présent.»
+
+À peine M. Guizot est-il descendu de la tribune que, des bancs de la
+majorité, les députés se précipitent vers les ministres, la colère
+dans les yeux, l'injure à la bouche; ils croient que c'est le cabinet
+qui a déserté son poste. «C'est indigne! s'écrient-ils. C'est une
+lâcheté! On nous trahit!» Un simple mot arrête le torrent: «Et qui
+vous dit que ce soient les ministres qui abandonnent le Roi?» Les
+députés comprennent. Les uns, stupéfaits, regagnent leurs bancs, la
+tête basse. Les autres tournent contre le Roi l'indignation qu'ils
+exprimaient contre les ministres. «Aux Tuileries!» s'écrient-ils, et
+plusieurs d'entre eux quittent précipitamment la salle. M. Calmon,
+l'ancien directeur général de l'enregistrement, dit à son voisin
+M. Muret de Bord, ami de M. Guizot, en lui frappant sur l'épaule:
+«Citoyen Muret de Bord, dites à la citoyenne Muret de Bord de
+préparer ses paquets; la république ne vous aimera pas.» Du côté
+de l'opposition, si la masse triomphe avec une joie grossière,
+quelques-uns sont soucieux. «Je désirais vivement la chute du
+cabinet, dit M. Jules de Lasteyrie à M. Duchâtel; mais j'aurais mieux
+aimé vous voir rester dix ans de plus que sortir par cette porte.»
+M. de Rémusat, camarade de collège de M. Dumon, cause avec lui du
+nouveau ministère dont il s'attend à faire partie; il se montre
+inquiet. «C'eût été bien facile, dit-il, si nous étions arrivés par
+un mouvement de la Chambre; mais qui peut mesurer les conséquences
+d'un mouvement dans la rue?» Quant à M. Thiers, il se fait raconter
+complètement par M. Duchâtel ce qui s'est passé. «Ah! reprend-il avec
+une sorte de joie contenue, il a eu peur.»
+
+Bientôt connue aux Tuileries, l'émotion de la Chambre ne laisse pas
+que d'augmenter le trouble et la tristesse du Roi. A-t-il eu raison
+de céder aux instances des siens? Il a des regrets, tout au moins
+des doutes. Aussi bien personne ne veut-il paraître avoir conseillé
+cette mesure. Le duc de Nemours, qui n'a été pour rien dans la chute
+du cabinet, rencontrant M. de Montalivet à l'état-major, lui dit:
+«Eh bien, mon cher comte, vous devez être content; M. Guizot n'est
+plus ministre!--Bien loin de là, Monseigneur, reprend vivement M.
+de Montalivet, je m'en afflige profondément. C'est trop tard ou trop
+tôt. On ne change pas un général au milieu d'une bataille!»
+
+À quatre heures, M. Guizot et ses collègues se réunissent, pour
+la dernière fois, chez le Roi, afin de prendre congé de lui.
+Louis-Philippe commence par se plaindre, avec un peu d'amertume,
+qu'on fasse retomber sur lui seul toute la responsabilité du
+changement de cabinet. «Il y a à cela, dit-il, quelque injustice;
+j'ai pensé, sans doute à mon grand regret, que l'intérêt de la
+monarchie exigeait ce changement; mais M. Guizot et M. Duchâtel ont
+partagé mon avis.» M. Guizot répond que M. Duchâtel et lui étaient
+prêts à soutenir jusqu'au bout la politique de résistance, qu'ils se
+sont mis à l'entière disposition du Roi, qu'ils ont seulement ajouté
+que poser dans les circonstances actuelles la question de la retraite
+du cabinet, c'était la résoudre. MM. de Salvandy, Hébert et Jayr
+expriment leurs regrets et leur désapprobation de la décision prise.
+La conversation devient alors un peu pénible, et, quand on se sépare,
+il y a de part et d'autre quelque contrainte.
+
+Les ministres étaient fondés à rappeler que leur retraite était
+l'oeuvre de Louis-Philippe[552]. Est-ce à dire qu'ils soient
+absolument dégagés de toute responsabilité? Ne peut-on pas regretter
+que M. Guizot et M. Duchâtel aient pris si vite le Roi au mot, qu'ils
+ne l'aient nullement aidé à se relever d'une défaillance qui pouvait
+être passagère? Quelques-uns de leurs collègues, entre autres M.
+Hébert et M. de Salvandy, leur ont reproché, non sans raison, de
+s'être décidés et surtout d'avoir fait connaître leur décision à
+la Chambre, sans avoir consulté préalablement les autres membres
+du cabinet. M. Guizot et M. Duchâtel n'eussent pas compromis leur
+dignité ni ne se seraient fait soupçonner d'un attachement excessif
+au pouvoir, en appelant l'attention du prince sur les inconvénients
+d'une capitulation devant l'émeute et en demandant que leur retraite
+fût ajournée jusqu'après le rétablissement de l'ordre matériel.
+L'idée ne paraît pas leur en être venue. Peut-être M. Duchâtel, qui
+depuis longtemps désirait s'en aller, a-t-il mis quelque empressement
+à saisir l'occasion offerte. Quant à M. Guizot, il a vu sans doute
+tout de suite les choses sous le jour où M. Duchâtel les lui a
+montrées, dans leur rapide conversation entre le Palais-Bourbon et
+les Tuileries. D'ailleurs, comme cela ressort de l'entretien qu'il
+avait eu avec le Roi à la veille de la session[553], le président
+du conseil se préoccupait vivement, depuis quelque temps, de la
+cabale de cour formée contre le cabinet, et il était convaincu que le
+gouvernement deviendrait impossible pour lui du moment où le Roi se
+laisserait influencer par cette cabale. Ajoutons que ni le président
+du conseil, ni le ministre de l'intérieur, n'avaient alors la moindre
+pensée que la sédition mît sérieusement en péril l'existence de la
+monarchie. Peu après, à Rome, M. Rossi, causant de cet événement avec
+le prince Albert de Broglie, lui disait: «Votre père eût quitté trois
+mois plus tôt. Casimir Périer n'eût pas quitté du tout.»
+
+[Note 552: Au lendemain même de la révolution de Février, M.
+Capefigue publia un livre où il présentait M. Guizot et ses collègues
+comme ayant abandonné le Roi, le 23 février. M. Hébert voulut
+protester et en écrivit à M. Guizot. Celui-ci lui répondit, le 12
+avril 1849, en l'engageant, en son nom et au nom de M. Duchâtel
+qu'il avait consulté, à garder le silence. «Ce serait, disait-il,
+un spectacle déplorable, que de nous voir, tous dans le malheur et
+naguère dans l'exil, rejeter officiellement les fautes sur le Roi, le
+plus malheureux de tous et aujourd'hui le seul exilé... Non seulement
+l'histoire saura et dira sur tout ceci la vérité, mais la plus
+grande, de beaucoup la plus grande partie du public la sait et l'a
+dite déjà...» (_Documents inédits._)]
+
+[Note 553: Voir plus haut, chap. VI, § I.]
+
+En tout cas, sur ce changement de cabinet opéré en pleine émeute, il
+ne saurait y avoir deux manières de voir. Qu'à telle ou telle époque
+antérieure, le Roi eût mieux fait de se séparer de M. Guizot, c'est
+une opinion qui peut se soutenir par des raisons très sérieuses:
+on comprend une politique qui eût cherché à prévenir la crise par
+quelque concession. Mais résister obstinément et à outrance, frapper
+solennellement l'opposition du blâme contenu dans le discours du
+trône et dans l'adresse, refuser jusqu'au bout toute promesse de
+réforme, interdire le banquet, mettre en mouvement l'armée pour
+réprimer le désordre, engager le combat, et puis subitement, parce
+que la garde nationale a trahi, abandonner tout ce qu'on a refusé
+jusqu'alors, capituler sur les hommes et sur les choses, voilà qui
+ne saurait s'expliquer que par une lamentable défaillance. Tout
+ce qui va suivre--audace grandie de l'attaque, désorganisation
+et impuissance de la défense, impossibilité de trouver un point
+d'arrêt--ne sera que la suite fatale de cette première défaillance.
+Le signal est donné d'un immense _lâchez tout_, après lequel il
+n'y aura plus moyen de rien retenir. À vrai dire, l'histoire de la
+monarchie de Juillet pourrait se terminer ici: la révolution a cause
+gagnée.
+
+
+VII
+
+Du moment où l'on a pris le parti de la capitulation, au moins
+faudrait-il tâcher d'en recueillir les bénéfices. Pour cela, la
+première condition serait de procéder franchement et vivement,
+sans arrière-pensée ni marchandage, et de s'avancer tout de suite
+jusqu'au point où l'on a chance de frapper l'imagination populaire,
+de satisfaire ceux qu'on vise à désarmer. Telle ne paraît pas être la
+disposition du Roi. Regrettant au fond ce qu'il a fait, il n'a qu'une
+préoccupation: restreindre ses concessions, s'arrêter le plus près
+possible du terrain qu'il est triste d'avoir quitté. C'est dans ce
+dessein qu'au lieu d'appeler M. Thiers, il a voulu tenter d'abord une
+combinaison avec M. Molé.
+
+Ce dernier était à la Chambre des pairs, tandis que le Roi le faisait
+chercher à son hôtel; prévenu tardivement, il n'arrive aux Tuileries
+qu'un peu après quatre heures[554]. Louis-Philippe commence par lui
+exposer les faits, en atténuant la part qu'il a prise au renvoi du
+ministère, «Maintenant, ajoute-t-il, c'est sur vous que je compte
+pour former un cabinet.--Sire, répond M. Molé, je remercie le Roi
+de sa confiance; mais, au point où en sont les choses, je ne puis
+rien. Il faut reconnaître que les banquets l'emportent. C'est à
+ceux qui ont fait les banquets à maîtriser le mouvement. Le seul
+conseil que je puisse donner au Roi, c'est d'appeler MM. Barrot et
+Thiers.--Appeler M. Thiers! Qu'est-ce que dira l'Europe?--Eh! Sire,
+ce n'est pas à l'Europe qu'il faut penser en ce moment. La maison
+brûle. Il s'agit d'appeler ceux qui peuvent éteindre le feu.--Oui,
+mais pourquoi M. Thiers? M. Thiers n'a pas assisté aux banquets plus
+que vous.--Il les a défendus, et ses amis les ont organisés.--Laissez
+là M. Thiers, et dites-moi comment vous composeriez un cabinet.»
+Pressé par le Roi, M. Molé indique MM. Dufaure, Passy, Billault.
+Le nom de Bugeaud se trouvant jeté dans la conversation au sujet
+du ministère de la guerre, le Roi laisse voir quelque répugnance;
+il craint que le caractère dominant et peu traitable du maréchal
+n'enlève à lui et à ses fils toute action sur les nominations
+militaires. Enfin M. Molé quitte les Tuileries, en promettant de voir
+ses amis et d'essayer de constituer un cabinet.
+
+[Note 554: Pour la conversation qui va suivre, j'ai eu sous les yeux
+un récit recueilli par M. Duvergier de Hauranne de la bouche de M.
+Molé. J'ai déjà eu occasion de noter cette obligation où l'on est,
+pour tous les entretiens avec le Roi, de s'en rapporter uniquement
+au témoignage de ses interlocuteurs, sans pouvoir contrôler leur
+version par celle du Roi lui-même. Je ne mets aucunement en doute la
+bonne foi de ces interlocuteurs; mais il serait possible que certains
+propos apparussent avec une physionomie un peu différente, racontés
+par l'autre partie.]
+
+Avant même que M. Molé ait vu le Roi, des gardes nationaux à
+cheval, expédiés par M. de Montalivet, et beaucoup d'autres
+messagers volontaires, se sont répandus dans les rues pour annoncer
+le changement de cabinet. Au premier abord, dans les quartiers
+riches, les gardes nationaux sont flattés de l'avoir emporté; ils
+s'imaginent que tout est fini, et qu'ils n'ont qu'à rentrer chez
+eux. Mais bientôt des objections s'élèvent: le nom de M. Molé est
+déclaré insuffisant; on fait remarquer qu'il n'y a eu encore aucun
+acte précis donnant quelque garantie, et que le Roi pourrait bien
+avoir voulu se jouer du peuple. La conclusion est qu'il faut exiger
+davantage. N'y est-on pas encouragé par le premier succès obtenu?
+Ces sentiments se manifestent avec plus de force encore dans les
+quartiers démocratiques. Les républicains, les hommes des sociétés
+secrètes, qui commencent à entrevoir des chances auxquelles ils
+n'avaient pas cru jusqu'ici, travaillent activement à aviver les
+méfiances et à entretenir l'agitation. Malgré tout, sauf sur quelques
+points où la plèbe s'acharne avec férocité contre des postes isolés
+de gardes municipaux, il s'est produit une sorte de suspension
+d'armes. Mais, entre les deux camps demeurés en présence, quel
+contraste! Les émeutiers ont des allures de vainqueurs; ils pénètrent
+dans les casernes, sous les yeux des soldats qui n'osent s'y opposer,
+et délivrent les prisonniers faits dans la journée. Les troupes, au
+contraire, sont fatiguées, tristes, mal à l'aise, sentant moins que
+jamais au-dessus d'elles une impulsion forte et une direction nette,
+ne sachant plus si la consigne est de résister ou de lâcher tout.
+Cette démoralisation de l'armée est un des grands dangers de l'heure
+actuelle. Le remède ne peut venir des ministres démissionnaires,
+demeurés nominalement à leur poste. En réalité, toute initiative leur
+est interdite. Jusqu'à ce que le nouveau cabinet soit constitué et
+installé, l'émeute n'a plus aucun gouvernement en face d'elle.
+
+M. Molé est-il suffisamment convaincu de la nécessité d'aller vite?
+Il semble conduire ses négociations comme il ferait en temps normal.
+En sortant de chez le Roi, vers cinq heures, il a mandé chez lui
+MM. Dufaure, Passy, Billault. Leur avis a été qu'on ne pouvait
+rien faire si l'on n'était pas assuré de l'appui de M. Thiers. Un
+temps précieux est dépensé pour s'informer des dispositions de cet
+homme d'État. Les premières démarches n'ayant pas abouti, M. Molé
+se décide, après dîner, à aller lui-même place Saint-Georges. Il
+trouve M. Thiers fort entouré et en train d'échanger, à travers
+les grilles de son hôtel, des poignées de main avec la foule qui
+l'acclame. Il lui demande si le ministère en voie de formation
+pourrait compter sur sa bienveillance[555]. M. Thiers ne la refuse
+pas, mais en indique les conditions. D'abord la réforme électorale
+et la réforme parlementaire.--M. Molé ne fait pas d'objection.--La
+dissolution.--«Ah! pour cela, répond M. Molé, c'est impossible. Je
+vois ce que c'est: vous voulez que je gouverne pour vous.--Et quand
+je le voudrais, réplique son interlocuteur, est-ce que ce n'est
+pas la conséquence des derniers événements?» Il est manifeste que
+M. Thiers se croit maître de la situation, et qu'il ne laisse à M.
+Molé qu'un rôle assez subalterne: celui-ci s'en aperçoit et en est
+mortifié. Toutefois, en terminant, M. Thiers daigne lui donner à
+entendre que l'opposition ne refusera peut-être pas de prendre envers
+lui quelques engagements pour le lendemain de la dissolution. Encore,
+en donnant cette espérance, s'avance-t-il beaucoup: en effet, à ce
+même moment, il y a réunion nombreuse chez M. Odilon Barrot; M.
+Duvergier de Hauranne, qui essaye d'y dire quelques mots en faveur
+du ministère Molé, présenté comme une combinaison transitoire, ne
+parvient pas à se faire écouter, et il est décidé, à la presque
+unanimité, qu'on ne saurait se contenter d'une semblable solution.
+
+[Note 555: Sur la conversation de M. Molé et de M. Thiers, j'ai sous
+les yeux deux récits recueillis par M. Duvergier de Hauranne de
+la bouche des deux interlocuteurs. Ils ne concordent pas sur tous
+les points. J'ai tâché d'en dégager les parties essentielles sur
+lesquelles le doute ne m'a pas paru possible.]
+
+Cependant, aux Tuileries, on s'étonne de ne pas entendre parler
+de M. Molé. Chaque heure qui passe fait sentir plus vivement le
+danger de cet interrègne. À défaut du ministère, dont l'enfantement
+paraît devoir être pénible, n'y aurait-il pas moyen de satisfaire au
+besoin le plus urgent, en constituant tout de suite un commandement
+militaire assez fort et assez considérable pour agir et s'imposer
+par lui seul? N'a-t-on pas sous la main l'homme d'un tel rôle, le
+maréchal Bugeaud? Mais si l'on n'osait pas le prendre naguère quand
+on faisait de la résistance, l'osera-t-on maintenant qu'on est entré
+dans la voie des concessions? Quant à lui, il persiste à s'offrir.
+Dans la journée, avant la démission de M. Guizot et de ses collègues,
+il était venu trouver à la Chambre l'un des ministres, M. Jayr,
+pour lui exprimer son étonnement qu'on n'eût pas encore donné suite
+au projet de lui confier le commandement, et pour l'avertir que
+la situation s'était singulièrement aggravée. «Le temps presse,
+ajoutait-il; je suis un excellent médecin, mais pas au point de
+sauver les moribonds.» Quand les ministres se sont réunis, peu après,
+chez le Roi, pour lui remettre leurs portefeuilles, ils lui ont fait
+part de la démarche du duc d'Isly; Louis-Philippe s'est borné à
+répondre qu'il y penserait. À cinq heures, le maréchal se rend de sa
+personne aux Tuileries et a une conversation avec le Roi. Celui-ci
+est-il enfin convaincu? Il mande MM. Guizot et Duchâtel, leur annonce
+son désir de donner le commandement général au maréchal Bugeaud
+et les prie d'y préparer les généraux Sébastiani et Jacqueminot.
+Les ministres remplissent leur mission; mais, en revenant, ils
+trouvent le Roi de nouveau hésitant et disposé à attendre l'avis
+du nouveau cabinet. Quel est le secret de ces tergiversations?
+Est-ce l'influence du duc de Montpensier, très opposé, en effet, à
+la nomination du maréchal? N'est-ce pas surtout l'âge du Roi qui,
+décidément, n'a plus la force physique et morale nécessaire pour
+dominer une telle crise? Il n'est pas jusqu'au regret de la faute
+qu'il a commise en changeant son ministère, qui ne contribue à
+abattre son courage et à lui ôter sa présence d'esprit. Ce regret
+l'obsède et l'accable. Vers huit heures et demie ou neuf heures du
+soir, M. Jayr, lui ayant apporté plusieurs ordonnances à signer, en
+profite pour insister longuement et fortement sur la nécessité de
+constituer tout de suite le commandement militaire. Louis-Philippe
+l'écoute sans l'interrompre, puis, après quelques instants de
+silence, suivant la pensée intérieure, pensée amère et douloureuse,
+qui évidemment l'a seule occupé pendant que le ministre lui parlait
+d'un tout autre sujet: «Et quand je songe, dit-il, que cette
+résolution a été prise et exécutée en un quart d'heure!» M. Jayr
+n'obtient pas d'autre réponse. Le maréchal Bugeaud, qui a été retenu
+à dîner au château, finit par se lasser d'attendre: il quitte les
+Tuileries, en disant avec colère à son aide de camp, le commandant
+Trochu: «On a peur de moi; je les inquiète; je ne puis plus être
+employé; allons-nous-en!»
+
+Pendant ce temps, dans la ville qui ne sent aucune autorité au-dessus
+d'elle, l'effervescence est loin de se calmer. La nuit venue, des
+bandes circulent, criant, chantant, portant des torches et des
+lanternes de papier. L'idée leur est venue d'exiger l'illumination
+des fenêtres, et les habitants, entraînés ou intimidés, obéissent.
+Le spectacle de cet embrasement général a attiré beaucoup de
+curieux dans les rues. Vers huit heures et demie, une bande plus
+nombreuse que les autres s'est formée du côté de la Bastille et s'est
+engouffrée dans les boulevards: en tête, quelques officiers de la
+garde nationale, dont l'un porte l'épée nue; puis un pêle-mêle de
+gardes nationaux, de bourgeois, d'ouvriers, ces derniers en grande
+majorité; parmi eux, quelques figures menaçantes et sinistres;
+des drapeaux flottent au-dessus de la masse; sur les flancs, des
+gamins agitent des torches. Cette foule avance en chantant la
+_Marseillaise_, et grossit à chaque pas. En plusieurs points, elle
+rencontre, stationnant sur les boulevards, des régiments de ligne,
+de cavalerie ou d'artillerie qui la laissent passer. À la rue
+Lepelletier, elle se détourne un instant pour se faire haranguer aux
+bureaux du _National_, puis reprend sa marche vers la Madeleine.
+Mais voici qu'arrivée au boulevard des Capucines,--il était alors
+environ neuf heures et demie du soir,--elle voit, devant elle, la
+chaussée complètement occupée par un bataillon du 14e de ligne,
+derrière lequel on aperçoit les casques d'un détachement de dragons.
+Cette mesure a été prise pour défendre les abords du ministère des
+affaires étrangères qui, depuis la veille, a été plusieurs fois
+menacé par l'émeute. La circulation se fait à droite par la rue
+Basse-du-Rempart, à gauche par la rue Neuve-Saint-Augustin. Pour
+éviter tout risque de contact trop direct entre le peuple et la
+troupe de ligne, on avait pris soin de placer devant celle-ci un
+bataillon de la garde nationale; mais, par une fatale malechance, ce
+bataillon a quitté ses positions quelques instants avant l'arrivée
+des manifestants, pour aller protéger le ministère de la justice.
+Les hommes qui sont au premier rang de la foule viennent donc se
+buter à la ligne immobile des soldats; pressés par ceux qui arrivent
+derrière eux, ils requièrent impérieusement qu'on leur livre passage.
+Le lieutenant-colonel leur répond avec douceur, en alléguant les
+ordres qu'il a reçus: «Mes enfants, leur dit-il, je suis soldat, je
+dois obéir; j'ai reçu la consigne de ne laisser passer personne,
+et vous ne passerez pas. Si vous voulez aller plus loin, prenez la
+rue Basse-du-Rempart.» Et comme la foule criait: Vive la ligne! «Je
+suis très touché de votre sympathie, reprend-il, mais je dois faire
+exécuter les ordres supérieurs; je ne puis vous laisser passer.»
+Cependant la poussée venant de la queue devient de plus en plus
+forte. Des trottoirs, les curieux crient: «Ils passeront, ils ne
+passeront pas!» Des clameurs confuses s'élèvent de la bande: «À bas
+Guizot! Vive la réforme! Vive la ligne! Illuminez!» Le tumulte est au
+comble. Le lieutenant-colonel, insulté, menacé, voyant sa troupe sur
+le point d'être forcée, rentre dans les rangs et ordonne de croiser
+la baïonnette. À ce moment, un coup de feu part; quelques autres
+suivent; puis, sans qu'aucun ordre ait été donné, tous les soldats,
+qui se croient attaqués, déchargent leurs fusils sur la foule.
+Celle-ci s'enfuit, en poussant un cri d'horreur et d'effroi. En même
+temps, par un phénomène étrange, les soldats sont pris aussi de
+panique; malgré le lieutenant-colonel qui leur crie: «14e de ligne,
+vous vous déshonorez», ils se précipitent en désordre dans toutes
+les rues adjacentes; les dragons détalent à fond de train du côté de
+la Madeleine. La chaussée reste déserte, jonchée de lanternes, de
+torches, de drapeaux, de chapeaux, de cannes, de parapluies, d'armes
+diverses, et, au milieu de mares de sang, gisent une cinquantaine de
+morts ou de blessés. Ce n'est qu'au bout de quelques instants que
+les soldats, ayant retrouvé leurs esprits, reviennent honteux à leur
+poste, et que, du côté de la foule, plusieurs personnes se hasardent
+à secourir les victimes.
+
+Comment expliquer cette catastrophe? D'où était parti le premier
+coup de feu, devenu le signal d'une décharge générale? Sur le moment
+on ne l'a pas su, et ce mystère a donné naissance à beaucoup de
+suppositions. Les uns ont cru que le coup venait du côté de la foule
+et en ont donné pour preuve qu'un soldat figurait parmi les morts:
+on a même précisé et dit que l'auteur volontaire du coup était un
+certain Lagrange, cerveau brûlé du parti démagogique, qui aurait
+cherché par là à rendre toute pacification impossible; le «coup de
+pistolet de Lagrange» est même devenu l'une des légendes des journées
+de Février; je dis légende, car il paraît qu'à cette même heure
+Lagrange était au Gros-Caillou. D'autres ont raconté que le coup
+avait été tiré, dans un dessein analogue, par les agents du prince
+Napoléon, fils du roi Jérôme, si ce n'est par le prince lui-même.
+Bien qu'on ait été, paraît-il, jusqu'à se vanter de quelque chose de
+ce genre dans certains milieux bonapartistes, cette version ne me
+satisfait pas plus que la première. Le prince Napoléon a pu, le 23
+et le 24 février, faire montre de zèle révolutionnaire, probablement
+pour remercier Louis-Philippe de l'accueil bienveillant qui venait
+d'être fait aux sollicitations de son père et aux siennes; mais
+aucune preuve n'a été apportée qu'il ait joué un rôle dans cet
+événement. D'après une explication plus simple et par cela seul plus
+plausible, le coup de feu aurait été tiré par un sergent du 14e.
+Ce sergent, nommé Giacomoni, Corse d'origine, avait un dévouement
+passionné pour son lieutenant-colonel. Voyant ce dernier insulté
+et menacé par une sorte d'énergumène qui faisait le geste de le
+frapper au visage avec une torche, il avait une première fois ajusté
+l'insulteur: un capitaine releva vivement son fusil. «Êtes-vous fou?
+lui demanda-t-il, qu'est-ce que vous faites?--Puisqu'on veut faire du
+mal au lieutenant-colonel, répondit Giacomoni, je dois le défendre,
+n'est-il pas vrai?--Restez tranquille», reprit l'officier. À trois
+ou quatre reprises, la même scène se renouvela. À la fin, devant une
+agression plus menaçante du porteur de torche, Giacomoni n'y tint pas
+et lâcha son coup[556].
+
+[Note 556: J'emprunte ce récit aux _Souvenirs de l'année 1848_, par
+M. Maxime DU CAMP. L'auteur s'est trouvé, après plusieurs années, en
+rapport avec Giacomoni, et a recueilli ses confidences.]
+
+Il a été d'opinion courante, dans un certain milieu, de considérer
+la scène du boulevard des Capucines comme la crise décisive des
+journées de Février; on a soutenu que tout aurait bien fini sans
+ce malheur, et que la monarchie avait été mortellement atteinte
+par ce coup de feu. C'est la tendance habituelle du vulgaire de
+chercher dans des accidents fortuits la cause des grands événements;
+en simplifiant ainsi l'histoire, il la met mieux à sa portée; de
+plus, il trouve parfois son compte à décharger les responsabilités
+humaines pour charger le hasard. Rien n'est moins justifié dans le
+cas particulier. On sait en effet combien, avant ce lugubre épisode,
+la situation était déjà compromise; les choses en étaient à un point
+où, si cet accident avait été évité, il en serait survenu un autre
+qui eût produit le même effet. J'ai garde de nier cependant que cet
+effet n'ait été considérable et qu'il n'ait contribué à précipiter la
+révolution.
+
+Aussitôt le premier moment de terreur passé, la foule est revenue
+sur le boulevard. Croyant à un guet-apens, sa colère est extrême.
+Vainement la troupe, stupéfaite et atterrée, témoigne-t-elle ses
+regrets; vainement le lieutenant-colonel envoie-t-il au peuple un
+de ses officiers pour lui expliquer que tout a été le résultat d'un
+«horrible malentendu»; on ne veut rien écouter, et le courageux
+messager est sur le point d'être écharpé. Les hommes des sociétés
+secrètes ont d'ailleurs compris tout de suite le parti à tirer de
+ce que l'un d'eux n'a pas craint d'appeler une «bonne aubaine»; ils
+s'appliquent à échauffer et à exploiter cette colère et surtout à la
+propager dans la ville entière. Un fourgon qui passe là, conduisant
+des émigrants au chemin de fer de Rouen, est arrêté, déchargé; on y
+entasse seize cadavres, et le lugubre convoi se met en route dans
+la direction de la Bastille. Des ouvriers, debout sur les rebords
+de la voiture, agitent leurs torches et en projettent la lueur sur
+les corps défigurés, souillés et sanglants; parfois ils en soulèvent
+un et le dressent pour le mieux faire voir. «Vengeance! crient-ils,
+vengeance! on égorge le peuple!--Aux armes! aux barricades!» répond
+la foule. Des individus courent aux églises et sonnent le tocsin. Le
+cortège s'arrête un moment devant le _National_, où M. Garnier-Pagès
+le harangue; il parle de «crime horrible», d'«ordres sanguinaires»;
+il déclare que «le sang du peuple a coulé, et qu'il doit être vengé».
+Le chariot reprend ensuite sa marche; il parcourt les quartiers
+Saint-Denis, Poissonnière, Montmartre, fait une halte aux bureaux
+de la _Réforme_, passe par les Halles, le quartier Saint-Martin, et
+vient enfin déposer les corps à la mairie du 4e arrondissement. Il
+est deux heures du matin; il y a trois heures que cette tragique
+procession circule dans Paris, sans que personne ait osé l'arrêter.
+Elle a laissé derrière elle comme une longue traînée d'horreur, de
+colère et de haine. Le peuple, répondant au lugubre appel qui lui est
+fait, redescend en masse dans la rue; et, malgré la nuit, malgré la
+pluie qui tombe par rafales, il s'emploie fiévreusement à hérisser
+de barricades les quartiers du centre. Les uns ramassent des armes,
+soit en pillant des boutiques d'armuriers, soit en obligeant les
+habitants de chaque maison à livrer leurs fusils. D'autres fondent
+des balles et fabriquent des cartouches. Partout c'est la bataille
+qui se prépare. Sur quelques points, des bandes n'attendent pas le
+jour pour attaquer les postes de municipaux ou de soldats de ligne;
+mais ce ne sont que des escarmouches isolées. D'ailleurs, bien que
+le mouvement soit devenu plus puissant, plus général, et que les
+hommes des sociétés secrètes s'y soient mêlés, on ne distingue
+toujours pas d'impulsion ni de direction centrales, de chefs connus
+et considérables.
+
+C'est vers dix heures du soir que le Roi apprend l'événement du
+boulevard des Capucines. Il envoie aussitôt M. de Montalivet chez
+M. Molé, pour le presser. M. Molé n'était pas encore revenu de chez
+M. Thiers; MM. Dufaure, Passy et Billault l'attendaient. Les deux
+premiers sont découragés et se sentent débordés. «Ce n'est plus une
+émeute, c'est une révolution», disent-ils. M. de Montalivet abonde
+dans leur sens et déclare que le Roi n'a plus qu'une ressource:
+appeler M. Thiers et M. Odilon Barrot. Seul M. Billault se déclare
+prêt à assumer toutes les responsabilités. M. Molé, qui revient
+bientôt après, tout ému des nouvelles qu'il a recueillies sur son
+chemin, tombe d'accord avec MM. Dufaure et Passy qu'il n'y a plus
+place pour sa combinaison; elle n'a du reste jamais été viable.
+Pendant ce temps, M. de Montalivet est retourné aux Tuileries, où il
+rapporte, en s'y associant, les sinistres prévisions de MM. Dufaure
+et Passy. Il trouve, auprès du Roi, MM. Guizot et Dumon qui sont
+accourus à la nouvelle de la fusillade et qui, au nom de tous les
+ministres démissionnaires, insistent de nouveau pour la nomination
+immédiate du maréchal Bugeaud[557]. Louis-Philippe n'en conteste
+pas la nécessité, mais, dans l'incertitude où il est encore sur le
+nouveau ministère, il ne se décide toujours pas. MM. Guizot et Dumon
+se retirent sans avoir obtenu aucun acte. Le vieux roi est calme,
+mais apathique, visiblement accablé par les émotions successives de
+cette journée. Le duc de Montpensier est agité; le duc de Nemours,
+plus maître de soi, mais gardant sa réserve accoutumée.
+
+[Note 557: La plupart des ministres démissionnaires avaient dîné chez
+M. Duchâtel et se trouvaient encore au ministère de l'intérieur,
+quand arriva la nouvelle de la fusillade. M. Duchâtel dit aussitôt à
+M. Guizot: «Je crois que nous devons demander au Roi la nomination
+immédiate du maréchal Bugeaud. Ni Jacqueminot, ni Sébastiani n'auront
+droit de se plaindre; nous avons assez fait pour eux, trop peut-être!
+J'espère qu'il ne sera pas trop tard.--Vous savez, répondit M.
+Guizot, que ç'a été toujours mon avis: allons donc chez le Roi.» Il
+fut convenu que M. Guizot irait avec M. Dumon, M. Duchâtel restant
+au ministère pour recevoir les nouvelles, mais prêt à rejoindre ses
+collègues aux Tuileries, si cela était nécessaire. (_Note de M.
+Génie._)--On a cru et dit, sur la foi de témoignages considérables,
+que M. de Montalivet avait jusqu'au bout combattu auprès du Roi la
+nomination du maréchal. Dans les fragments qui m'ont été communiqués
+de ses _Mémoires_, M. de Montalivet affirme, au contraire, que quand
+il a été question d'appeler M. Thiers, il a insisté pour que la
+nomination du maréchal fût faite auparavant.]
+
+Vers minuit, le Roi est enfin officiellement informé que M. Molé
+renonce à constituer un cabinet; depuis le renvoi du ministère
+Guizot, neuf heures ont été perdues, et des heures bien précieuses.
+Il n'est plus possible d'éviter M. Thiers. La répugnance du Roi
+cède devant la nécessité. Toutefois, il veut, auparavant, prendre
+une précaution: passant outre aux objections persistantes du duc de
+Montpensier, il manifeste l'intention de suivre enfin le conseil
+qui lui a été tant de fois donné dans la journée, et de mettre le
+maréchal Bugeaud à la tête de l'armée et de la garde nationale. Il
+juge utile que le nouveau cabinet se trouve sur ce point en face d'un
+fait accompli. «M. Thiers, dit-il, ne voudrait peut-être pas nommer
+lui-même le maréchal; mais il l'acceptera, je n'en doute pas, s'il
+le trouve nommé et installé.» Seulement par qui faire contresigner
+l'ordonnance? Nul autre moyen que de recourir aux membres de l'ancien
+cabinet. On envoie chercher en toute hâte MM. Guizot, Duchâtel et le
+général Trézel. «Au nom du salut de la monarchie», le Roi réclame de
+«leur dévouement» ce dernier service. Les ministres démissionnaires
+ne refusent pas d'assumer cette responsabilité. Deux aides de camp
+sont envoyés à la recherche du maréchal Bugeaud et de M. Thiers. Il
+est environ une heure du matin. À ce moment, le fourgon qui portait
+les seize cadavres n'avait pas encore fini sa sinistre promenade.
+
+
+VIII
+
+Le maréchal Bugeaud arrive aux Tuileries, vers une heure et demie
+du matin, le 24 février. Il accepte aussitôt, sans hésitation ni
+récrimination, la mission difficile qu'on lui confie si tardivement.
+Le duc de Nemours, M. Guizot et M. Duchâtel l'accompagnent à
+l'état-major pour l'installer. Dans le trajet, l'un d'eux lui ayant
+demandé ce qu'il augurait de la journée: «Il est un peu tard, dit
+le maréchal, mais je n'ai jamais été battu, et je ne commencerai
+pas aujourd'hui. Qu'on me laisse faire et tirer le canon; il y aura
+du sang répandu; mais, ce soir, la force sera du côté de la loi, et
+les factieux auront reçu leur compte.» À l'état-major, il trouve les
+officiers absolument démoralisés. Il se met alors à les haranguer,
+leur déclare que le péril ne dépasse pas ce à quoi on doit s'attendre
+dans toute crise politique; il annonce sa résolution de prendre
+les devants contre l'émeute, et de la balayer par une offensive
+vigoureuse. «Il est deux heures, dit-il en posant sa montre sur
+la table; il faut qu'à quatre heures nous ayons commencé partout
+l'attaque. Je n'ai jamais été battu, et je compte bien ne pas perdre
+aujourd'hui ma virginité.» Ces paroles, débitées avec une verve
+gasconne qui, chez un autre, pourrait paraître de la fanfaronnade,
+mais qui, chez lui, est l'assurance d'une volonté forte, produisent
+un effet extraordinaire sur les assistants. C'est, raconte un témoin,
+un véritable «retournement». Les physionomies s'éclairent; les têtes
+se redressent; chacun reprend confiance; c'est à qui demandera un
+commandement. Le maréchal arrête aussitôt ses dispositions. Pas de
+petits paquets, mais de fortes colonnes. Il révoque l'ordre donné aux
+troupes cantonnées à la Bastille, à l'Hôtel de ville et au Panthéon,
+de se replier sur les Tuileries, et leur annonce, au contraire, qu'on
+va les rejoindre. Avec les forces qu'il a sous la main, il décide la
+formation de quatre colonnes. La première, commandée par le général
+Tiburce Sébastiani, qui a supplié qu'on ne le mît pas complètement
+de côté, se dirigera vers l'Hôtel de ville, en passant par la Banque
+et en coupant les rues Montmartre, Saint-Denis et Saint-Martin. La
+seconde, sous les ordres du général Bedeau, qui, de passage à Paris,
+a offert ses services, gagnera la Bastille par la Bourse et les
+boulevards. La troisième manoeuvrera derrière les deux premières
+pour empêcher les barricades de se reformer. La quatrième rejoindra
+le général Renaud au Panthéon. Les réserves seront sur la place du
+Carrousel. Dans cette distribution des rôles, aucune part n'est faite
+à la garde nationale. Le maréchal a interrogé le général Jacqueminot,
+mais n'a rien pu en tirer: il est résolu à ne pas s'arrêter devant
+l'inertie ou l'hostilité de cette milice. Tout en prenant ces
+décisions, il continue, suivant son habitude, à pérorer, fait une
+sorte de cours sur la guerre des rues, sur la façon de dissiper les
+rassemblements, d'enlever les barricades. Il recommande de remettre
+aux soldats un certain nombre de balles libres, pour qu'ils puissent
+au besoin en glisser deux dans le fusil. «C'est, dit-il, un souvenir
+du siège de Saragosse.» En somme, il paraît s'attendre à une bataille
+sérieuse, mais est résolu à user de la plus grande énergie.
+
+Pendant que le maréchal prend ces dispositions à l'état-major, M.
+Thiers, qu'un aide de camp est allé chercher, et qui a dû traverser
+beaucoup de barricades gardées par des sentinelles très excitées et
+souvent ivres, arrive aux Tuileries: il est environ deux heures et
+demie du matin. M. de Montalivet accourt au-devant de lui: «Ménagez
+le Roi», lui recommande-t-il. Louis-Philippe, qui a sur le coeur
+l'hostilité si vive, si directe, manifestée depuis quelque temps
+contre la politique royale par son ancien ministre, est très mortifié
+de devoir recourir à lui; il le laisse voir dans l'accueil qu'il lui
+fait; son ton est froid, parfois un peu amer[558]. «Ah! c'est vous,
+monsieur Thiers, dit-il. Je vous remercie d'être venu. Vous savez que
+j'ai été forcé, à mon grand regret, de me séparer de mes ministres.
+J'avais appelé M. Molé qui me convenait mieux que vous, parce que sa
+politique s'éloigne moins de la mienne. M. Molé vient de me rendre
+ses pouvoirs. J'ai donc besoin de vous, et je vous prie de me faire
+un cabinet.--_M. Thiers._ Sire, dans les circonstances actuelles,
+c'est une mission bien difficile. Néanmoins, je suis aux ordres du
+Roi; mais, avant tout, il convient de s'entendre sur les hommes et
+sur les choses.--_Le Roi._ Pourquoi cela? Je vous charge de faire un
+cabinet, est-ce que cela ne vous suffit pas?--_M. Thiers._ Je prie le
+Roi de croire que je ne viens pas lui dicter des conditions. En ce
+moment, je me considère comme tyrannisé plutôt que comme tyran.--_Le
+Roi._ Ah! oui, j'oubliais, vous ne vouliez plus être ministre _sous
+le règne_.--_M. Thiers._ Sire, cela est vrai, et si les circonstances
+ne me faisaient pas un devoir d'accepter, je prierais le Roi de
+songer à un autre. Mais, tout disposé que je suis à faire de mon
+mieux, je ne puis être utile au Roi que si mes amis me secondent.
+J'ai donc besoin de savoir si le Roi agréera les noms que je compte
+lui proposer.--_Le Roi._ Eh bien, voyons, qui voulez-vous?--_M.
+Thiers._ D'abord et avant tout, M. Odilon Barrot.--_Le Roi._ M.
+Barrot, M. Barrot! il vous faut M. Barrot. Un brave homme, je le
+sais, mais un songe-creux qui voudra me faire passer par je ne
+sais quelles réformes.--_M. Thiers._ Sire, cela est inévitable. Le
+nom de M. Barrot est plus populaire que le mien, et je ne puis pas
+m'en passer. Quant aux réformes, mon ami M. Duvergier...--_Le Roi,
+vivement._ Ah! M. Duvergier!--_M. Thiers._ Mon ami M. Duvergier, qui
+serait nécessairement un de mes collègues, a présenté et défendu un
+projet de réformes qui, certes, n'a rien de bien effrayant.--_Le
+Roi._ Ah! oui, ce projet qui augmente le nombre des députés. Combien
+y en aurait-il de plus?--_M. Thiers._ 70 à 80.--_Le Roi._ Et cela
+ne vous effraye pas? Comment vous tireriez-vous d'affaire avec une
+Chambre aussi nombreuse? Au reste, cela vous regarde. Pour conduire
+la Chambre, vous êtes passé maître. Mais ce n'est pas tout, et M.
+Barrot voudra probablement les incompatibilités? (En prononçant ce
+dernier mot, le Roi appuyait sur chaque syllabe.)--_M. Thiers._
+Le Roi n'a pas, je pense, d'objection à M. de Rémusat.--_Le Roi._
+Non, certainement.--_M. Thiers._ Eh bien, sur la question des
+incompatibilités, nous sommes, M. de Rémusat et moi, beaucoup
+plus engagés que M. Barrot.--_Le Roi._ Eh bien, va pour les
+incompatibilités. Mais êtes-vous sûr que M. Barrot ne demandera rien
+autre chose?--_M. Thiers._ Sire, il demandera, et je demande avec
+lui la dissolution de la Chambre.--_Le Roi, se levant brusquement._
+La dissolution de la Chambre! Pour cela, je n'y consens pas, je n'y
+consentirai jamais!--_M. Thiers._ Cependant, Sire...--_Le Roi._ Je
+n'y consens pas, vous dis-je. Je vois bien où l'on veut en venir.
+On veut renvoyer la Chambre parce qu'elle m'est dévouée. C'est moi,
+moi seul qu'on attaque en elle. Ne me parlez pas de dissolution!» M.
+Thiers insiste. «Non, vous dis-je, reprend le Roi, la Chambre est
+bonne, excellente, je veux la garder, je la garderai... Au surplus,
+pourquoi nous quereller là-dessus? Vous avez votre avis, j'ai le
+mien. Demain, il sera temps de nous entendre. Aujourd'hui, j'ai
+besoin de votre nom;... il me le faut;... et, quoi que vous fassiez,
+il sera au _Moniteur_.--_M. Thiers._ Le Roi ne fera pas mentir le
+_Moniteur_.--_Le Roi._ Non, mais le _Moniteur_ dira que je vous ai
+appelé. Vous ai-je appelé, oui ou non? Reste à savoir si vous voudrez
+qu'on dise que vous avez refusé.--_M. Thiers._ Si la nécessité était
+moins pressante, je refuserais certainement. Aujourd'hui, je ne
+m'oppose pas à ce que le _Moniteur_ annonce que le Roi m'a appelé
+et que j'ai accepté, pourvu que le nom de M. Barrot soit joint au
+mien.--_Le Roi._ Encore M. Barrot. Pourquoi M. Barrot?--_M. Thiers._
+Le nom de M. Barrot est indispensable, et si le Roi refuse, je n'ai
+plus qu'à me retirer.--_Le Roi._ Allons! il faut faire ce que vous
+voulez. Eh bien, dictez, je suis votre secrétaire.--_M. Thiers._
+Sire, je vais écrire moi-même.--_Le Roi, prenant vivement la plume._
+Non, non, dictez. Si ce que vous dictez ne me convient pas, je le
+changerai.»--M. Thiers dicte alors la note que doit publier le
+_Moniteur_. Elle porte que M. Thiers, chargé de former un cabinet, a
+proposé au Roi de s'adjoindre M. Barrot, et que le Roi y a consenti.
+Après une ou deux minutes de réflexion, le Roi trouve cette formule
+convenable et l'écrit de sa main. «Le Roi, ajoute M. Thiers, me
+permettra maintenant d'aller me concerter avec mes futurs collègues.
+Quant à la dissolution et aux autres questions non résolues, il reste
+bien entendu que si demain il nous était impossible de nous entendre
+avec le Roi, nous serions libres.--_Le Roi._ Certainement; vous
+êtes libres, et moi aussi.» Le Roi annonce alors à M. Thiers qu'il
+a mis le maréchal Bugeaud à la tête de la force publique. «C'est
+votre ami, lui dit-il; vous vous entendrez à merveille.» M. Thiers
+paraît un peu embarrassé et se plaint qu'on ait pris un parti si
+grave sans consulter le nouveau cabinet. «Que voulez-vous? lui dit le
+Roi, Trézel et Jacqueminot ne sont bons à rien. Il me faut un homme
+pour me défendre, et Bugeaud est le seul en qui j'ai confiance... Au
+reste, que peut-on vous dire? Ce n'est pas vous qui l'avez nommé,
+c'est Duchâtel. Allez trouver le maréchal et concertez-vous avec lui.»
+
+[Note 558: Je n'ai, sur la conversation du Roi et de M. Thiers, que
+des comptes rendus recueillis de la bouche de ce dernier, soit par
+M. Duvergier de Hauranne, soit par M. Senior. Je me suis attaché de
+préférence au premier, qui est plus complet et qui m'a semblé devoir
+être plus exact. Toutefois je dois, ici plus que jamais, renouveler
+les réserves que j'ai faites déjà sur l'inconvénient de comptes
+rendus émanés d'un seul des interlocuteurs et non contrôlés par
+l'autre.]
+
+En sortant de chez le Roi, M. Thiers se rend à l'état-major. Du
+plus loin qu'il l'aperçoit, le maréchal, interrompant le discours
+qu'il tient aux officiers: «Eh bien, mon cher Thiers, lui crie-t-il,
+je suis charmé de vous voir. Je suis commandant en chef, vous
+êtes premier ministre. À nous deux, nous allons faire de bonne
+besogne.--Permettez, répond M. Thiers, je ne suis pas ministre et
+je ne sais pas si je le serai; je suis seulement chargé de former
+un cabinet avec M. Barrot.» Au nom de Barrot, le maréchal fait un
+peu la grimace; mais il se remet aussitôt. Il parle alors de ses
+moyens d'action, se plaint que ses prédécesseurs lui aient laissé
+des troupes fatiguées avec des munitions insuffisantes[559]. Il
+n'en promet pas moins d'agir vigoureusement, et répète, à plusieurs
+reprises, avec sa rudesse de vieux soldat: «J'aurai le plaisir de
+tuer beaucoup de cette canaille, c'est toujours cela.» Il presse M.
+Thiers de courir chez ses amis et de persuader à la garde nationale
+de donner son concours. «Il serait sans doute très malheureux,
+ajoute-t-il, qu'elle ne voulût pas marcher, ou qu'elle voulût marcher
+contre nous. Mais, s'il en était ainsi, dites-lui bien que ce ne
+serait pas une raison pour me faire jeter ma langue au chat.»
+
+[Note 559: Le maréchal Bugeaud ayant renouvelé, après la révolution,
+dans une lettre publiée, ses plaintes sur l'insuffisance des
+munitions, le général Trézel, ministre de la guerre dans le cabinet
+Guizot, lui a répondu en apportant des chiffres détaillés. La
+controverse intéresse peu aujourd'hui. En effet, ce n'est pas faute
+de cartouches que la monarchie est tombée, c'est faute d'avoir voulu
+s'en servir.]
+
+Rentré chez lui, M. Thiers y trouve M. de Rémusat qu'il a envoyé
+chercher en partant pour les Tuileries; il lui rend compte brièvement
+de sa conversation avec le Roi. Au nom de Bugeaud, M. de Rémusat
+proteste. «Il y avait, dit-il, pour le Roi, deux partis à prendre:
+ou livrer bataille purement et simplement, sans transiger; dans ce
+cas, il faisait bien de prendre Bugeaud, mais nous n'avions rien à
+faire aux Tuileries; ou essayer de la conciliation et faire, dans
+ce dessein, les concessions nécessaires; alors il était naturel
+d'appeler Thiers et Barrot, mais Bugeaud devait être tenu à l'écart.»
+M. de Rémusat insistant, M. Thiers lui propose de retourner
+immédiatement avec lui aux Tuileries. Ils trouvent le malheureux
+roi, épuisé de fatigue, enveloppé de flanelle, sur le point de se
+mettre au lit. M. de Rémusat expose brièvement ses objections. Le
+Roi lui répond «d'abord qu'il est impossible de faire descendre
+de cheval le général en chef au moment du combat, ensuite que M.
+Thiers et ses amis ne sont pas encore ministres et, par conséquent,
+ne répondent pas de la nomination; demain, quand le cabinet sera
+constitué, il fera ce qu'il lui plaira». Il est près de quatre
+heures du matin, quand M. Thiers et M. de Rémusat, qui a fini par
+se laisser persuader, sortent des Tuileries. Ils emploient le reste
+de la nuit à recruter les membres du nouveau ministère. Ils se
+rendent successivement chez M. Duvergier de Hauranne et chez M.
+Odilon Barrot, dont ils ont quelque peine à obtenir le concours; tous
+deux font contre le maréchal Bugeaud les plus vives objections. Il
+est entendu que des portefeuilles sont réservés à MM. Cousin et de
+Malleville. M. Thiers voudrait avoir aussi quelques membres du tiers
+parti: des offres sont faites à MM. Dufaure, Passy, Billault, qui
+les déclinent, et au général de La Moricière, qui les accepte. Ces
+pourparlers se prolongent jusque vers huit heures du matin.
+
+Tandis que M. Thiers est occupé à ces démarches préliminaires, le
+maréchal Bugeaud commence l'exécution de son plan d'attaque. Les
+trois colonnes qui doivent se diriger sur l'Hôtel de ville, la
+Bastille et le Panthéon, sont parties entre cinq et six heures du
+matin. Le maréchal a présidé lui-même au départ, prescrivant aux
+chefs d'annoncer partout le nouveau ministère, encourageant les
+soldats par quelques paroles d'une énergique familiarité. À peu de
+distance du Carrousel, les troupes rencontrent les barricades qui ont
+été construites pendant la nuit et qui sont beaucoup plus nombreuses
+qu'on ne pouvait s'y attendre[560]. Néanmoins la résistance n'est
+pas suffisamment organisée pour arrêter une offensive vigoureuse.
+La colonne du général Sébastiani, partie la première à cinq heures
+un quart, arrive à l'Hôtel de ville un peu avant sept heures, après
+avoir emporté et détruit plusieurs barricades: elle a eu dix à douze
+hommes tués et le double de blessés. La colonne dirigée vers le
+Panthéon atteint aussi le but qui lui a été indiqué.
+
+[Note 560: D'après un relevé fait après coup, il y en avait plus de
+1,500. En outre, 4,000 arbres avaient été abattus.]
+
+Quant à la colonne du général Bedeau, forte d'environ deux mille
+hommes et partie à cinq heures et demie, elle s'est avancée sans
+grande difficulté jusqu'au boulevard Bonne-Nouvelle. Elle se trouve
+là en face d'une barricade d'aspect assez imposant, élevée à l'entrée
+de la rue Saint-Denis. Cette barricade ne constitue pas un obstacle
+infranchissable: ses défenseurs peu nombreux ne tiendraient pas
+devant une attaque résolue, et en tout cas elle peut être tournée
+par les rues adjacentes. Mais, à ce moment, interviennent des gardes
+nationaux, des habitants du quartier, qui adjurent le général de
+ne pas donner le signal d'une bataille meurtrière. «Il y a un
+malentendu, disent-ils; le peuple ne sait pas encore que MM. Thiers
+et Barrot sont chargés de faire un ministère; attendez au moins
+quelques instants, qu'on ait le temps de répandre cette nouvelle, et
+la pacification se fera d'elle-même.» En dépit de la vigueur dont
+il a fait preuve en Afrique, le général Bedeau est, par nature, un
+peu temporisateur; la conduite du gouvernement depuis vingt-quatre
+heures n'est pas d'ailleurs faite pour l'encourager à brusquer
+les choses. Au lieu de renvoyer ces donneurs de conseils, il les
+écoute et se met à parlementer avec eux. Il allègue ses ordres. Ses
+interlocuteurs le pressent d'en référer à l'état-major, qui ne pourra
+lui savoir mauvais gré d'avoir évité l'effusion du sang. Le général
+consent à envoyer au maréchal un mot au crayon, l'informant «qu'il
+est en présence d'une population non armée, inoffensive et trompée,
+qui ne croit pas au changement de ministère»; il lui demande des
+proclamations faisant connaître ce changement; il ajoute qu'il «s'est
+arrêté pour faciliter la réunion de la garde nationale». Cependant,
+plus l'immobilité de la colonne se prolonge, plus la foule augmente
+autour d'elle, insistant vivement pour qu'on ne cherche pas à forcer
+le passage. Les troupes sont comme enlisées dans cette foule;
+elles ne pourraient s'en dégager que par un effort énergique; il
+leur faudrait commencer par bousculer les prétendus médiateurs et
+peut-être par les charger. Bedeau est de plus en plus hésitant et
+anxieux. Un négociant du quartier, M. Fauvelle-Delebarre, s'offre à
+aller faire connaître la situation au maréchal Bugeaud et à rapporter
+ses ordres; le général consent à suspendre jusque-là toute attaque.
+Ne devait-on pas compter sur le maréchal pour mettre fin à ces
+hésitations?
+
+Depuis que les colonnes d'attaque sont parties, ont afflué à
+l'état-major, des bourgeois, des gardes nationaux qui, sous prétexte
+d'apporter des nouvelles, déclaraient tout émus que l'armée, en
+engageant les hostilités, allait empêcher l'effet pacificateur que
+devait produire l'appel de MM. Thiers et Odilon Barrot. Le maréchal
+les a reçus d'abord assez mal. Au premier message du général Bedeau,
+il a répondu en ne le blâmant pas de s'être arrêté et en lui envoyant
+des proclamations; «toutefois, a-t-il ajouté, il demeure entendu que,
+si l'émeute se montre, il faut faire les sommations et employer la
+force avec énergie, comme nous en sommes convenus ce matin». Mais
+de nouveaux prôneurs de conciliation accourent, de plus en plus
+nombreux et pressants; au lieu de leur fermer la porte, le maréchal
+consent à discuter avec eux. Voici enfin M. Fauvelle-Delebarre qui se
+dit chargé d'une mission du général Bedeau. L'état-major présente,
+à ce moment, un spectacle étrange: l'escalier est encombré par la
+foule des arrivants; en haut, le maréchal, entouré d'officiers; sur
+les premières marches, M. Fauvelle-Delebarre, couvert de sueur, les
+traits en désordre, s'exprimant sur un ton très haut et avec une
+grande exaltation. «Si la troupe tire un coup de fusil, s'écrie-t-il,
+tout est perdu; toute médiation devient impossible, et Paris est
+noyé dans le sang.»--«Qui donc êtes-vous, demande un officier
+d'état-major, pour parler ainsi à un maréchal de France?»--«Oui,
+ajoute le maréchal d'un ton brusque, qui êtes-vous, un maire, un
+adjoint? Êtes-vous hostile ou bien intentionné?» M. Fauvelle se
+dit connu de plusieurs amis du maréchal qu'il nomme; il affirme
+son dévouement à l'ordre et ses intentions pacifiques; puis il
+insiste de nouveau avec véhémence sur sa demande, se porte fort
+qu'une fois le nouveau ministère connu, la garde nationale suffira
+à maintenir l'ordre. De toutes les marches de l'escalier, des voix
+confuses l'appuient. Le maréchal résiste quelques instants; mais il
+est visiblement étourdi de ce bruit, troublé de ces instances si
+générales. Enfin il rentre dans la salle la plus proche et dicte
+un ordre à l'adresse du général Bedeau; cet ordre lui prescrit de
+cesser les hostilités, de se replier sur les Tuileries en évitant
+toute collision et de laisser la garde nationale rétablir seule la
+tranquillité. Le maréchal revient ensuite sur l'escalier et remet
+le papier à M. Fauvelle. «Allez, lui dit-il, je suis convaincu
+que vous êtes un honnête homme; je vous confie l'ordre que vous
+sollicitez[561].»
+
+[Note 561: Quelques personnes ont prétendu que M. le duc de Nemours
+était présent à l'entretien avec M. Fauvelle-Delebarre, et lui ont
+attribué un rôle plus ou moins actif dans la délibération qui a
+précédé l'envoi des ordres. Ces assertions sont inexactes. Je tiens
+de M. le duc de Nemours qu'il n'est pas retourné à l'état-major
+depuis la nomination du maréchal Bugeaud. Il ne voulait pas que sa
+présence pût gêner le commandement; il se faisait seulement tenir au
+courant de ce qui se passait par un de ses officiers d'ordonnance.]
+
+Aussitôt après, des ordres semblables sont expédiés à tous les chefs
+de corps. Celui qui est adressé au général Sébastiani est ainsi
+conçu: «Annoncez partout que le feu a cessé, que l'on est d'accord,
+et que la garde nationale va prendre le service de la police. Faites
+entendre des paroles de douceur.» On y a joint l'_Avis_ suivant,
+destiné à être porté à la connaissance de la population: «Le Roi,
+usant de sa prérogative constitutionnelle, a chargé MM. Thiers et
+Barrot de former un cabinet. Sa Majesté a confié au maréchal duc
+d'Isly le commandement en chef des gardes nationales et de toutes les
+troupes de ligne. La garde nationale prend le service de la police.
+Je donne ordre de faire cesser le feu partout. _Paris, le 24 février
+1848._ Le maréchal duc D'ISLY.» Le préfet de police reçoit également
+par un officier d'état-major «l'ordre de cesser toute opération autre
+que celle de la défensive»; il est avisé que «les postes occupés
+doivent être maintenus, mais sans agression et sans tirer un coup de
+fusil».
+
+Que s'est-il donc passé dans l'esprit du maréchal? Comment lui,
+tout à l'heure encore si énergique, en est-il venu à cette sorte de
+capitulation? Quand il avait pris possession du commandement, il
+était évidemment dans les dispositions qui, les jours précédents,
+l'avaient poussé à proposer son concours au ministère Guizot; il ne
+songeait qu'à accomplir l'oeuvre de répression armée qui eût été en
+harmonie avec la politique de ce ministère. Mais il avait dû bientôt
+se rendre compte que le cabinet Thiers-Barrot auquel il se trouvait
+associé avait une orientation fort différente. Quand tout dans le
+gouvernement était au laisser-aller, pouvait-il seul s'obstiner à
+la résistance? Force lui était bien de s'avouer que la thèse des
+prôneurs de conciliation et de désarmement eût été approuvée par
+les nouveaux ministres. Encore s'il eût pris le parti de suivre sa
+voie à part, sans s'occuper d'un cabinet dont, après tout, il ne
+tenait pas son mandat et qui n'était pas encore formé! Mais non; il
+nourrissait au contraire l'arrière-pensée de prendre place dans ce
+cabinet, et, au milieu de la nuit, il avait écrit à M. Thiers une
+lettre par laquelle il s'offrait pour le ministère de la guerre[562].
+Se rendant compte, comme on le voit par cette lettre même, qu'on
+lui objecterait son «impopularité», il se préoccupait de la faire
+disparaître et de montrer à la population parisienne qu'il n'était
+pas le fusilleur sanguinaire de la légende de la rue Transnonain.
+Faut-il ajouter que, de divers côtés, lui arrivaient d'assez
+fâcheuses nouvelles? On annonçait qu'au delà du rayon où agissaient
+les troupes, notamment autour de la Bastille et dans le faubourg
+Saint-Marceau, l'insurrection faisait des progrès et s'emparait de
+plusieurs casernes; que, derrière les colonnes elles-mêmes, les
+barricades détruites se reformaient. Peut-être, en présence de ces
+faits, le maréchal perdait-il un peu, au fond, de son assurance
+première et commençait-il à se demander si une armée déjà fatiguée
+et qu'il croyait insuffisamment munie de cartouches[563], serait en
+état de soutenir une lutte qui menaçait de se prolonger. Dans quelle
+mesure chacune de ces causes a-t-elle influé sur sa détermination?
+Il serait difficile de le dire avec précision. Après tout, pourquoi
+pousser plus loin l'analyse? À Claremont, comme on débattait devant
+Louis-Philippe à qui devait être imputé l'ordre de suspendre les
+hostilités: «À quoi bon cet ordre? dit le Roi, il était dans l'air.»
+Voilà le vrai mot de la situation. Oui, cet ordre était dans l'air
+qui régnait aux Tuileries depuis la retraite du cabinet conservateur,
+et ce n'est certes pas la moindre preuve de l'action débilitante de
+cet air, qu'un Bugeaud lui-même n'ait pu y échapper[564].
+
+[Note 562: Dans cette lettre, le maréchal s'exprimait ainsi: «Il
+y avait longtemps que j'avais prévu, mon cher Thiers, que nous
+serions tous les deux appelés à sauver la monarchie. Mon parti est
+pris, je brûle mes vaisseaux... Quand j'aurai vaincu l'émeute, et
+nous la vaincrons, car l'inertie et le défaut de concours de la
+garde nationale ne m'arrêteront pas, j'entrerai volontiers, comme
+ministre de la guerre, avec vous, dans la formation d'un nouveau
+cabinet, à moins que l'impopularité prétendue qu'on me reproche ne
+soit un obstacle insurmontable. Dans ce cas, je n'hésiterai pas à
+vous conseiller de prendre Bedeau, officier distingué, et de lui
+adjoindre, comme sous-secrétaire d'État, M. Magne, député, dont je
+connais personnellement la rare capacité.»]
+
+[Note 563: L'insuffisance des munitions préoccupait à ce point le
+maréchal, qu'en ce moment même il envoyait à M. Thiers une note où il
+disait qu'en dehors de la colonne de Bedeau, les soldats n'avaient
+que dix cartouches par homme. J'ai déjà mentionné que le général
+Trézel a contesté l'exactitude de ces assertions.]
+
+[Note 564: C'est au milieu de témoignages souvent un peu incertains
+et mal concordants, que j'ai cherché à dégager la vérité sur les
+circonstances dans lesquelles a été donné l'ordre de suspendre
+les hostilités. Ce cas n'est pas le seul où j'aie eu occasion de
+remarquer que le trouble et l'émotion de ces heures de crise semblent
+avoir réagi sur les souvenirs de ceux qui y ont été acteurs ou
+spectateurs. De là, entre eux, des contradictions parfois singulières
+qu'on aurait probablement tort d'attribuer à un défaut de sincérité.
+Ces réflexions trouvent leur application à propos du récit fait par
+le maréchal Bugeaud des événements que je viens de raconter. Ce récit
+se trouve dans une lettre publique du 19 octobre 1848, lettre écrite
+à un moment où le maréchal briguait les suffrages des conservateurs
+pour la présidence de la république. Le maréchal est parfaitement
+dans le vrai, quand il parle d'une «foule de bourgeois très bien mis,
+venant des divers points où se trouvait l'insurrection, et accourant
+vers lui, les larmes dans les yeux, pour le supplier de faire retirer
+les troupes»; il est également dans le vrai, quand il se fait honneur
+d'avoir repoussé d'abord ces conseils. Mais, plus loin, voulant
+expliquer pourquoi il a fini par céder, il affirme que l'ordre exprès
+et réitéré de cesser les hostilités lui aurait été apporté de la part
+du Roi, une première fois par MM. Thiers et Barrot, une seconde par
+M. le duc de Nemours. Ici le maréchal se trompe évidemment. D'abord
+il paraît certain que l'ordre a été donné avant même que la nouveaux
+ministres fussent arrivés aux Tuileries: l'un d'eux, M. Duvergier de
+Hauranne, le déclare de la façon la plus formelle. À quelle heure
+exactement cet ordre est-il parti de l'état-major? C'est difficile
+à fixer. Le général Sébastiani et M. Delessert disent sept heures:
+je serais porté à croire, étant donné le temps pris par la marche de
+Bedeau et par les pourparlers qui ont suivi, que cette indication
+est un peu trop matinale. En tout cas, c'est au plus tard vers huit
+heures, et les ministres ne semblent être arrivés aux Tuileries que
+vers huit heures et demie. C'est donc à tort que le maréchal fait
+intervenir M. Thiers et M. Barrot. Quant au Roi, il a nié absolument,
+dans ses conversations de l'exil, avoir donné l'ordre que lui
+attribue Bugeaud. Enfin M. le duc de Nemours m'a affirmé n'avoir rien
+transmis de semblable. Ce n'est pas à dire que les ministres ou le
+Roi aient blâmé cet ordre. Bien au contraire, comme on le verra dans
+la suite du récit, les ministres, dans leur première entrevue avec le
+Roi, ont parlé de la suspension des hostilités comme d'une mesure qui
+s'imposait, et Louis-Philippe, dans cette même conversation de l'exil
+où il a nié avoir donné l'ordre, ajoutait: «Il est bien entendu que
+je ne regrette pas, que je n'ai jamais regretté que le maréchal n'ait
+pas engagé la bataille... J'ai une horreur pour la guerre civile.
+Aussi il est certain, très certain, que, si l'on m'avait consulté,
+j'aurais été d'avis qu'il fallait, n'importe par quel moyen, éviter
+l'effusion du sang.» (_Abdication du roi Louis-Philippe_, racontée
+par lui-même et recueillie par M. Édouard LEMOINE, p. 17 à 19.) Cet
+ordre était la conséquence logique de la politique où l'on s'était
+engagé depuis le changement du ministère. C'est seulement en ce sens
+que le maréchal pouvait en rejeter la responsabilité sur d'autres.
+Mais, s'il n'a fait que ce qu'on lui aurait demandé de faire, si sa
+détermination a été, aussitôt après, approuvée et confirmée, il n'en
+reste pas moins qu'il a donné l'ordre sans avoir reçu sur ce point
+aucune prescription spéciale du Roi et des ministres. Bugeaud donnait
+une explication plus exacte de sa conduite, le jour où, rencontrant
+dans un salon ce M. Fauvelle-Delebarre qui s'était fait le messager
+du général Bedeau, il lui disait: «Je vous reconnais, monsieur. Vous
+nous avez fait bien du mal. J'aurais dû, sans vous écouter, vous
+faire chasser de ma présence, et, sourd aux lamentations de vos
+bourgeois de Paris et de votre garde nationale, défendre mon roi dans
+ses Tuileries et vous mitrailler tous sans merci. Louis-Philippe
+serait encore sur le trône, et vous me porteriez aux nues à l'heure
+qu'il est. Mais que voulez-vous? J'étais harcelé, étourdi par un tas
+de poltrons et de courtisans. _Ils m'avaient rendu imbécile comme
+eux!_» (Ce propos a été rapporté par Daniel STERN dans son _Histoire
+de la révolution de 1848_.)]
+
+Pendant que ces graves événements se produisent à l'état-major, M.
+Thiers, qui a terminé ses démarches préliminaires, reprend, vers
+huit heures du matin, le chemin des Tuileries, en compagnie de M.
+Odilon Barrot et des autres hommes politiques qu'il désire faire
+entrer dans son cabinet. De la place Saint-Georges au palais, les
+futurs ministres franchissent de nombreuses barricades et risquent
+même un moment d'être pris entre deux feux. Partout, sur leur chemin,
+ils annoncent le nouveau ministère, mais sans grand succès. «On
+vous trompe, répondent les insurgés; on veut nous égorger.» Et, à
+l'appui de leurs défiances, ils allèguent la nomination de Bugeaud.
+M. Barrot, troublé de ces apostrophes populaires, veut s'en retourner
+chez lui, et ce n'est pas sans peine que M. Thiers et le général de
+La Moricière le déterminent à franchir le guichet des Tuileries.
+Les députés trouvent la place du Carrousel occupée par des troupes
+assez nombreuses, mais mornes; dans la cour du château, des aides
+de camp, des gens de service, de simples citoyens, courant çà et là
+d'un air effaré. Le duc de Nemours et le duc de Montpensier viennent
+au-devant d'eux avec courtoisie, calmes et dignes, mais fort abattus.
+Au moment d'entrer dans le palais, M. Thiers quitte un instant ses
+collègues pour passer par l'état-major, mais il ne tarde pas à les
+rejoindre dans les appartements du Roi. Celui-ci vient de se lever.
+Enveloppé dans un large vêtement brun, il paraît fatigué et ne marche
+qu'avec effort. La conversation s'engage. Sur les personnes, pas de
+difficulté. «Je les accepte toutes, dit le Roi; venons aux choses.»
+Quelqu'un ayant parlé de la dissolution, le Roi s'y montre non moins
+opposé que dans sa conversation de la nuit avec M. Thiers. Le mot de
+réforme est prononcé. «Nous verrons, répond le Roi, quand la crise
+sera finie. Ce n'est pas de ces éventualités que j'ai besoin de
+causer maintenant avec vous. Que faut-il faire aujourd'hui même?»
+Comme M. Thiers répliquait que lui et ses amis n'étaient pas encore
+ministres, et que le cabinet Guizot était toujours en fonction:
+«Laissez là les bêtises constitutionnelles, dit vivement le Roi; vous
+savez bien que M. Guizot est hors de question, et que je ne me fie
+qu'à vous.» M. Thiers propose alors, pour tenir compte des objections
+présentées contre Bugeaud, sans cependant «faire descendre de cheval
+un maréchal de France», une transaction que, peu auparavant, il a
+fait agréer par ses collègues: elle consiste à donner le commandement
+de la garde nationale à un général plus populaire, à La Moricière,
+Bugeaud conservant toujours le commandement en chef. Le Roi entre
+vivement dans cette idée; il demande seulement si le général de La
+Moricière consent à être sous les ordres du maréchal. «De tout mon
+coeur, dit La Moricière; j'ai servi sous lui toute ma vie.» M.
+Thiers signale ensuite à l'attention du Roi l'insuffisance des forces
+militaires et le manque de munitions. Il en conclut que le mieux
+serait de rappeler toutes les troupes et de les concentrer autour des
+Tuileries. Le Roi approuve encore. Il est bien entendu, quoiqu'on ne
+fasse pas allusion à l'ordre donné tout à l'heure par le maréchal,
+que les hostilités sont suspendues: c'est un point qu'on ne discute
+pas, parce que tous le considèrent comme acquis. On ne songe à user,
+pour le moment, que des moyens de conciliation et de pacification.
+«S'ils ne réussissent pas, ajoute M. Thiers, eh bien! nous nous
+battrons.» Le Roi congédie ses ministres,--je les appellerai
+désormais ainsi, bien que le cabinet ne soit pas officiellement
+constitué,--en les engageant à aller s'entendre avec le maréchal
+Bugeaud sur les décisions prises[565].
+
+[Note 565: Deux des membres de l'ancien cabinet, MM. Dumon et Hébert,
+arrivant aux Tuileries quelques instants après cet entretien,
+trouvent le Roi fort soucieux. Ils lui demandent si le ministère
+est formé. «Pas encore, répond le Roi, mais je crois qu'il va se
+former.» Puis, interrogé sur les mesures qui lui sont réclamées, il
+ajoute: «Je ne sais pas trop. Au surplus, je ne dispute pas avec eux.
+J'accorde tout; je suis vaincu.»]
+
+Le maréchal prend très bien la nomination de La Moricière. «Vous
+ne pouviez pas, dit-il, me donner un meilleur second.» Il agrée
+également l'idée de M. Thiers de concentrer les troupes autour
+des Tuileries. «J'ai déjà pris les devants», lui répond-il,
+faisant allusion aux ordres qu'il a envoyés, peu auparavant, aux
+chefs de corps. De nouvelles instructions, dans ce sens, sont
+aussitôt rédigées et expédiées[566]. Les ministres exposent, avec
+complaisance, au maréchal et aux officiers qui l'entourent, leur
+façon d'envisager la situation. «L'opinion, disent-ils, veut la
+réforme; nous la lui apportons; mais elle n'en sait rien encore.
+Voilà la cause de la crise. Il s'agit donc uniquement de dissiper
+ce malentendu, non de mettre Paris à feu et à sang. Au lieu de
+témoigner, comme le précédent cabinet, de la défiance à la garde
+nationale, nous allons la convoquer; elle annoncera partout la bonne
+nouvelle.» Dans le même dessein, on décide que M. Odilon Barrot et
+le général de La Moricière vont se montrer dans les rues pour faire
+connaître le changement de ministère et de système. Le général
+étant en costume de ville, on l'affuble, par-dessus son pantalon à
+carreaux, de diverses pièces d'uniforme empruntées aux uns et aux
+autres. M. Thiers s'est offert aussi pour aller parler au peuple,
+mais le maréchal l'a arrêté: «Laissez-les, dit-il, aller seuls et
+tâcher de raconter leur histoire. J'ai besoin de vous ici. Nous
+serons bientôt attaqués.» Le vrai motif du maréchal était que M.
+Horace Vernet venait de lui dire à l'oreille: «Retenez M. Thiers.
+J'ai traversé l'insurrection; je l'ai trouvée furieuse contre lui, et
+je suis convaincu qu'on le couperait en petits morceaux.» Les choses
+allaient vite, et M. Thiers était déjà dépassé.
+
+[Note 566: Ce sont peut-être ces instructions que le maréchal Bugeaud
+confondait avec le premier ordre de cesser le feu, quand il racontait
+n'avoir fait qu'obéir aux prescriptions apportées par les nouveaux
+ministres.]
+
+
+IX
+
+Nous avons laissé le général Bedeau, immobile sur le boulevard
+Bonne-Nouvelle, pressé de toutes parts par le peuple, attendant
+les ordres qu'il a envoyé demander à l'état-major. Enfin arrivent
+M. Fauvelle-Delebarre et divers messagers, dont un employé de la
+ville qui a passé par les égouts pour être plus sûr de ne pas être
+arrêté; ils apportent les nouvelles instructions: suspendre les
+hostilités; remettre la police à la garde nationale; se replier sur
+les Tuileries. Le général Bedeau est tout de suite sans illusion sur
+les conséquences. «Une retraite honorable, dans ces circonstances,
+est impossible», dit-il à un de ses aides de camp. En effet, que
+peut-il advenir d'une troupe qu'on fait reculer devant l'émeute, avec
+recommandation d'éviter tout conflit, et qui se trouve littéralement
+noyée au milieu d'une foule dont cette retraite même accroît encore
+la surexcitation et l'audace? Mais le général est obligé d'obéir à
+cet ordre, qu'il a contribué, du reste, à provoquer par ses propres
+hésitations. La mort dans l'âme, il commande demi-tour, et, prenant
+la tête, il se met en mouvement dans la direction de la Madeleine.
+
+Les barricades ont été relevées sur la route qu'il doit parcourir;
+à chacune, il faut parlementer, au milieu de cris confus: «Vive la
+ligne! À bas Guizot!» et même par moments: «À bas Louis-Philippe!»
+Ces obstacles et ces arrêts disloquent et allongent la colonne. La
+foule pénètre dans ses rangs, engage des colloques et fraternise
+avec la troupe. Plus on avance, plus le désordre et l'indiscipline
+augmentent. Les soldats, inertes, ahuris, laissent prendre leurs
+cartouches. Les officiers détournent les yeux, impuissants et navrés.
+À la hauteur de la rue de Choiseul, l'artillerie se trouve arrêtée
+par une barricade plus forte que les autres. Des individus commencent
+à vouloir fouiller dans les caissons; un officier, qui s'assied sur
+l'un d'eux pour empêcher le pillage, est brutalement jeté à terre.
+L'émeute menace de s'emparer de la batterie entière; on ne voit pas
+d'autre ressource que de l'abandonner à la garde nationale, qui
+réussit à conduire les canons à la mairie du 2e arrondissement, mais
+laisse tomber les caissons au pouvoir du peuple. Un peu plus loin,
+nouvelle humiliation: la foule crie: La crosse en l'air! Le soldat
+obéit; la garde nationale lui a d'ailleurs donné l'exemple. Près de
+la rue de la Paix, M. de Laubespin, qui fait fonction d'officier
+d'état-major, passe près d'un détachement de cuirassiers. «Ah!
+capitaine, lui disent des cavaliers tremblant de honte et d'émotion,
+vous êtes bien heureux, vous avez conservé votre sabre. La foule
+a exigé que nous lui remissions nos lattes, et nous n'avons au
+côté que des fourreaux[567].» De plus en plus mêlée au peuple, la
+colonne n'a rien d'une force militaire. Chaque soldat marche, la
+crosse sur l'épaule, donnant le bras à un ouvrier ou à un bourgeois.
+Quant au général Bedeau, il est en avant où il croit sa présence
+nécessaire pour se faire ouvrir passage. Quand on vient lui annoncer
+que l'artillerie est abandonnée, que les soldats mettent la crosse
+en l'air, il baisse la tête: absolument découragé, ne se sentant
+aucune force en main pour arrêter ce désordre, il est réduit à faire
+adresser à ses auteurs de bien vaines supplications. «Au nom du
+ciel, dit-il à l'un des bourgeois qui sont près de lui, si vous avez
+quelque autorité sur les hommes du peuple, faites-leur comprendre
+qu'ils déshonorent le soldat. Le peuple ne saurait vouloir humilier
+l'armée!» Malheureux général! Ceux qui l'approchent peuvent voir les
+larmes amères qui mouillent ses yeux. Il sent évidemment combien
+ces quelques heures de guerre civile vont ternir le renom militaire
+si pur et si brillant qu'il a acquis par des années de combats en
+Afrique[568].
+
+[Note 567: Ce fait, ainsi que plusieurs autres incidents de cette
+lamentable retraite, m'a été raconté par le comte de Laubespin
+lui-même, actuellement sénateur de la Nièvre. M. de Laubespin, ancien
+aide de camp du maréchal Valée et en disponibilité depuis la mort de
+ce dernier, avait repris volontairement du service quand il avait vu
+la monarchie en péril.]
+
+[Note 568: Le général Bedeau devait en effet être très attaqué à
+raison de ces faits: on a même voulu faire peser exclusivement sur
+lui une responsabilité qui devait être au moins partagée. Il en a
+beaucoup souffert, et on peut même dire qu'il en est mort.]
+
+En débouchant sur la place de la Concorde, confondue dans cette
+cohue tumultueuse, la colonne a un tel aspect, que les vingt gardes
+municipaux du poste de l'avenue Gabriel, croyant voir arriver
+l'émeute, se mettent en défense; bientôt même, attaqués ou se croyant
+attaqués par des hommes du peuple, ils font feu. On riposte du
+côté de la foule. Vainement, au risque de se faire tuer, Bedeau se
+précipite-t-il entre les combattants pour les arrêter; il n'est pas
+écouté. Au bout de quelques instants, le poste est enlevé, détruit,
+ses défenseurs tués ou en fuite. Peu après, du côté opposé de la
+place, le poste du pont Tournant, trompé par une autre alerte, fait
+également une décharge qui tue trois personnes, dont un député
+conservateur, M. Jollivet. Ces incidents ne sont pas pour diminuer la
+confusion, et c'est à grand'peine que le général Bedeau parvient à
+rallier ses troupes absolument démoralisées et à leur faire prendre
+position sur la place, à côté de celles qui s'y trouvaient déjà. Il
+est alors environ dix heures et demie.
+
+À défaut de la lutte dont on vient de se retirer de si piteuse
+manière, recueille-t-on quelques profits de la conciliation? Aussitôt
+après sa conférence avec les ministres, le maréchal Bugeaud a voulu
+se montrer aux gardes nationaux rangés sur la place du Carrousel.
+«Mes amis, mes camarades, dit-il, tout est terminé. L'ordre vient
+d'être expédié aux troupes de ne pas combattre et d'annoncer que la
+police de Paris est confiée au patriotisme de la garde nationale.» Il
+est accueilli froidement. Il sort dans la rue de Rivoli, et ordonne
+par deux fois à un bataillon de la 2e légion de rompre par sections
+et de le suivre. Personne ne bouge. Un officier d'état-major se
+décide alors à lui dire: «J'ai le regret, monsieur le maréchal, de
+vous apprendre que la garde nationale ne veut pas de vous.»
+
+Il a été convenu, on le sait, que M. Odilon Barrot et le général de
+La Moricière iraient annoncer au peuple les changements opérés. M.
+Barrot se dirige vers les boulevards, accompagné de quelques amis,
+dont M. Horace Vernet, en uniforme de colonel de la garde nationale
+et tout chamarré de décorations. Au début, dans les quartiers
+riches, il n'est pas mal accueilli: quelques cris de: Vive Barrot!
+mêlés à d'autres cris de: À bas Bugeaud! et même: À bas Thiers!
+À mesure qu'il s'avance sur les boulevards, l'accueil est plus
+froid, plus méfiant. «Vous êtes un brave homme, lui dit-on; mais
+il vous a déjà attrapé en 1830; il vous attrapera de nouveau.» M.
+Barrot se dépense en phrases sonores, en poignées de main, mais
+avec un succès qui va toujours diminuant. Bientôt on crie: «À bas
+les endormeurs! Plus de Thiers! Plus de Barrot! Le peuple est le
+maître! À bas Louis-Philippe!» Le chef de la gauche arrive enfin
+auprès de la barricade de la porte Saint-Denis, devant laquelle
+s'était arrêté le général Bedeau; un drapeau rouge flotte au sommet.
+Là, toutes ses avances échouent: les visages sombres, les gestes
+menaçants lui font comprendre qu'il n'a plus qu'à retourner sur ses
+pas. Étonné et triste d'avoir rencontré si vite et si près le terme
+de sa popularité, épuisé de fatigue, la voix brisée, il reprend
+péniblement, au milieu de la foule tumultueuse qui l'enveloppe, le
+chemin de la Madeleine. Près de la rue de la Paix, il se rencontre
+avec le général de La Moricière qui n'a pas mieux réussi dans sa
+tournée, malgré sa parole prime-sautière, son allure hardie et ce
+je ne sais quoi d'héroïque si propre à agir sur le populaire. À
+ce moment, les bandes qui entourent les deux ministres se mettent
+à crier: Aux Tuileries! aux Tuileries! M. Barrot et le général se
+voient sur le point de terminer leur expédition conciliatrice,
+en conduisant l'émeute à l'assaut de la demeure royale. Ils se
+dérobent, chacun à sa manière: La Moricière pique des deux, devance
+les braillards, et rentre seul au palais; M. Barrot expose, d'un ton
+dolent, qu'il a besoin de se reposer et qu'il doit «rentrer chez lui,
+rue de la Ferme-des-Mathurins, pour rassurer sa femme». La foule le
+suit; à l'entrée de sa rue, quelques individus accrochent un écriteau
+avec ces mots: Rue du Père du peuple. Dans sa maison, M. Barrot
+trouve un grand nombre de députés, de journalistes, de membres du
+Comité central, tous ceux avec lesquels il a fait la campagne des
+banquets; plusieurs en sont déjà à demander la déchéance du Roi:
+toutefois le mot de république n'est pas encore prononcé.
+
+Pendant que leurs deux collègues font cette expédition, MM. Thiers,
+Duvergier de Hauranne, de Rémusat sont demeurés aux Tuileries.
+Toujours convaincus que le salut est dans les concessions, ils
+arrachent au Roi, non sans peine, la promesse de cette dissolution
+qu'il avait jusqu'ici refusée. Une proclamation est aussitôt rédigée
+dans ce sens; mais on ne trouve pas au palais moyen de l'imprimer.
+
+Peu après, vers dix heures et demie, le Roi était à déjeuner, avec
+sa famille et une vingtaine d'étrangers dont MM. Thiers, de Rémusat
+et Duvergier de Hauranne, quand la porte de la salle à manger,
+brusquement ouverte, laisse apparaître un capitaine d'état-major,
+en tenue de campagne, tout haletant et le visage défait. C'est M.
+de Laubespin, que nous avons vu tout à l'heure dans la colonne du
+général Bedeau, et qui s'en est détaché pour venir faire connaître
+aux Tuileries, où il a ses entrées, le lamentable état de cette
+colonne[569]. À la vue de cette assemblée au milieu de laquelle
+il ne s'attendait pas à tomber, le capitaine s'arrête, surpris,
+embarrassé; mais apercevant parmi les convives M. de Rémusat, son
+parent, il s'approche vivement de lui et lui raconte en deux mots
+ce dont il vient d'être témoin. Le Roi, qui a remarqué la scène,
+demande à haute voix: «Monsieur de Rémusat, que vous dit M. de
+Laubespin?--Sire, des choses très graves.» Louis-Philippe se lève
+aussitôt et fait signe à l'officier de le suivre, laissant la réunion
+singulièrement troublée et inquiète. Arrivé dans son cabinet, le Roi
+se fait tout raconter par M. de Laubespin. Celui-ci, qui a rapporté
+des faits auxquels il a assisté l'impression la plus noire, ne cache
+pas que, dans l'état où elle est, la division du général Bedeau
+ne lui paraît pas en mesure de défendre la place de la Concorde,
+et que la famille royale n'est plus en sûreté dans les Tuileries.
+«Mais alors», dit le Roi, qui, tout en parlant, revêt un uniforme
+de général, «vous voulez que je me retire?» M. de Laubespin fait
+observer qu'il est trop jeune pour donner un conseil. Louis-Philippe,
+qui répugne à croire la situation aussi désespérée, ordonne qu'on
+envoie d'autres officiers aux nouvelles. En attendant, entre le
+Roi, sa famille et les ministres présents, se tient une sorte de
+conseil sur le parti à prendre. Le vieux roi, qui a gardé son calme,
+est assis. Dans un coin de la pièce, sont les princesses et leurs
+enfants, fort agitées et en larmes. La Reine, plus ferme, se place
+devant son époux et s'écrie, avec énergie, que «le Roi et sa famille
+doivent attendre leur sort aux Tuileries et mourir ensemble s'il le
+faut». Louis-Philippe demande aux ministres leur avis: faut-il rester
+ou s'en aller? Les ministres, très émus, déclinent respectueusement
+la responsabilité d'un oui ou d'un non. M. Thiers cependant laisse
+voir sa préférence pour un départ; à son avis, le mieux serait de
+se retirer hors Paris, en un point où l'on assemblerait soixante
+mille hommes, et, avec cette force, le maréchal Bugeaud aurait
+vite fait de reprendre la capitale[570]. Le Roi paraît goûter cette
+idée et parle de Vincennes. «Pas Vincennes, qui est une prison,
+dit M. Thiers; mieux vaudrait Saint-Cloud, qui est une position
+stratégique.» Consulté à son tour, M. Duvergier de Hauranne craint
+qu'on n'ait peu de chances de rentrer aux Tuileries, si une fois on
+en sort. Mais, à ce moment, surviennent les officiers envoyés place
+de la Concorde; ils rapportent des nouvelles moins alarmantes; ils
+font connaître qu'un certain ordre a été rétabli dans les troupes,
+qu'elles ont pris position sur la place, et que la sûreté du palais
+n'est pas menacée. Chacun respire, et il ne semble plus qu'il y ait
+lieu de continuer la délibération[571].
+
+[Note 569: Je tiens de M. de Laubespin les détails qui vont suivre.
+Je les ai complétés, pour la délibération qui a eu lieu entre le Roi
+et les ministres, par des renseignements émanés de M. Duvergier de
+Hauranne et de M. Thiers.]
+
+[Note 570: C'est, on le voit, le plan que M. Thiers devait exécuter
+lors de la Commune. Ce plan était-il, le 24 février au matin, aussi
+net dans son esprit, et y a-t-il alors autant insisté que le ferait
+croire le récit fait par lui à M. Senior? Les renseignements donnés
+par M. Duvergier de Hauranne tendraient à m'en faire douter.]
+
+[Note 571: En se retirant, M. de Laubespin, qui demeure inquiet,
+rencontre le général de Chabannes. «Mon cher général, lui dit-il,
+je persiste à croire que le Roi et sa famille seront obligés,
+sous quelques heures, de quitter les Tuileries. Avez-vous des
+voitures?--Oui, il y a plusieurs berlines à quatre chevaux.--Il
+sera impossible de vous en servir; je vous adjure de faire préparer
+quelques voitures plus modestes.» On verra plus tard combien le
+dévouement de M. de Laubespin était bien inspiré, et de quelle
+utilité devait être cette précaution.]
+
+Si l'émeute n'est pas encore, comme on a pu le croire un moment,
+maîtresse de la place de la Concorde, elle fait, dans le reste
+de la ville, grâce au désarmement volontaire du gouvernement,
+des progrès rapides. Plusieurs casernes tombent, l'une après
+l'autre, en son pouvoir, avec les fusils et les munitions qu'elles
+contiennent. Comment, après l'ordre donné d'éviter toute hostilité,
+les détachements qui les occupent opposeraient-ils une résistance
+sérieuse? Plusieurs se laissent facilement persuader de fraterniser
+avec le peuple. On rencontre dans les rues des soldats n'ayant
+plus ni fusil ni sabre, qui laissent les gamins fouiller dans leur
+giberne. «Oui, mon bourgeois, dit l'un d'eux à M. Maxime du Camp qui
+le considérait avec stupeur, c'est comme cela; puisqu'on nous lâche,
+nous lâchons tout.» On ne s'attaque pas seulement aux casernes;
+d'autres bandes vont détruire les barrières de l'octroi et brûler les
+bureaux de péage des ponts; elles font si bien les choses qu'elles
+brûlent par-dessus le marché deux ponts, le pont de Damiette et le
+pont Louis-Philippe. Où donc est la garde nationale qui devait se
+substituer à l'armée pour faire la police de la ville? Nulle part
+on ne la voit dans ce rôle. Elle ne se montre que pour obliger les
+soldats et les gardes municipaux à céder devant l'émeute. Souvent
+même elle ouvre ses rangs aux insurgés et forme une seule troupe avec
+eux.
+
+La sédition, cependant, n'a toujours ni ensemble, ni chef. Chaque
+bande agit séparément, suivant la fantaisie de ceux qui la composent.
+Les chefs politiques du parti républicain, les premiers surpris de
+l'importance que prend ce soulèvement, ne le dirigent pas. Un des
+futurs membres du gouvernement provisoire, M. Marie, étant passé aux
+bureaux du National, vers dix heures du matin, y trouve une agitation
+bruyante, mais absolument vaine et stérile. «Aucun plan, dit-il,
+n'était mis en avant, aucune résolution provoquée. La brusquerie du
+mouvement avait évidemment pris tout le monde au dépourvu.» Une heure
+plus tard, il rencontre le rédacteur en chef de la _Réforme_, M.
+Flocon, au pied du grand escalier de la Chambre des députés, causant
+tranquillement avec un de ses amis; «il n'avait, dit encore M. Marie,
+ni l'air, ni l'attitude d'un homme qui poursuit, dans sa pensée, une
+oeuvre révolutionnaire». Aussi M. Marie ajoute-t-il: «Ce qu'il y a
+de certain pour moi, c'est que la révolution a mené le peuple de
+Paris et n'a pas été menée par lui, au moins jusqu'à onze heures...
+Je défie qu'on me signale jusque-là une direction raisonnée, un
+acte réfléchi... Voilà pour moi la vérité; je la dis hautement,
+n'en déplaise aux prophètes du lendemain et à ces intelligences
+orgueilleuses qui veulent toujours avoir commandé, tandis que, dans
+la réalité, elles n'ont fait qu'obéir[572].»
+
+[Note 572: Extraits des notes de M. Marie, publiés par M. Aimé
+CHÉREST dans la _Vie de A.-T. Marie_, p. 100 à 102.]
+
+Cependant, à défaut d'une direction supérieure, une sorte d'instinct
+indique à l'émeute que, maîtresse de toute la partie de Paris
+abandonnée par les troupes, elle doit porter son effort sur les
+points où celles-ci sont encore en nombre; il en est trois surtout
+dont l'importance stratégique et politique est capitale: l'Hôtel
+de ville, les Tuileries et le Palais-Bourbon. Il est naturel de
+commencer par l'Hôtel de ville. Depuis que la division du général
+Sébastiani a reçu, vers huit heures du matin, l'ordre de cesser
+les hostilités, elle est demeurée sur la place de Grève, dans une
+inaction énervante, en contact avec le populaire, s'habituant
+à crier: Vive la réforme! avec tous les détachements de gardes
+nationaux qui passaient, laissant attaquer sous ses yeux les gardes
+municipaux sans leur venir au secours. Enfin, vers onze heures,
+tandis qu'une bande d'ouvriers force une des portes de derrière
+de l'Hôtel de ville, un simple capitaine de la garde nationale,
+accompagné d'élèves de l'École polytechnique, traverse hardiment
+les troupes qui ne bougent pas, entre par la grande porte du palais
+municipal, monte jusqu'au cabinet où le préfet se trouve avec le
+général Sébastiani, et leur signifie qu'il «vient s'emparer de
+l'Hôtel de ville au nom du peuple». Le préfet et le général se
+retirent. Les troupes, abandonnées par leur chef, se débandent,
+livrent à la foule un grand nombre de fusils, tous leurs canons, et
+s'en retournent à leurs casernes. C'est plus pitoyable encore que
+la retraite du général Bedeau. La populace, enivrée d'un si facile
+succès, pousse des cris de joie, hurle des chants révolutionnaires,
+et décharge en l'air les fusils dont elle vient de s'emparer, tandis
+qu'une fille, grimpée sur un canon, la harangue en termes immondes.
+
+À peu près à la même heure où l'émeute célébrait ainsi sa victoire
+sur la place de Grève, la place du Carrousel était le théâtre d'un
+nouvel échec de la royauté. Il avait paru utile, pour relever les
+courages de ses défenseurs, que le roi passât en revue les forces
+rassemblées devant le château. L'idée n'était pas mauvaise; mais,
+pour réussir, n'eût-il pas fallu plus d'entrain physique et moral
+que n'en pouvait avoir un roi de soixante-quatorze ans? Combien il
+était changé depuis le temps où, en 1832, il parcourait Paris, un
+jour d'émeute, et, par sa tranquille hardiesse, se faisait acclamer
+de la garde nationale et du peuple! Il est environ onze heures, quand
+Louis-Philippe monte à cheval, entouré de ses deux fils, du maréchal
+Bugeaud, du général de La Moricière et de plusieurs autres officiers;
+M. Thiers et M. de Rémusat l'accompagnent à pied. Des fenêtres, la
+Reine et les princesses le suivent des yeux avec anxiété. Les groupes
+les plus proches du palais l'accueillent par des cris assez nourris
+de: Vive le Roi! Ces acclamations donnent espoir à la Reine, qui
+remercie du geste. Louis-Philippe franchit l'arc de triomphe. Sur la
+place, sont rangés d'abord quatre mille hommes de troupes, ensuite
+divers corps de gardes nationaux, dont les uns font partie des 1re
+et 10e légions, les deux plus conservatrices de Paris; les autres
+dépendent de la 4e et sont venus là sans ordre, moins pour défendre
+la royauté que pour peser sur elle. La revue commence par la garde
+nationale. Des rangs de la 1re et de la 10e légion, partent des cris
+mêlés de: Vive le Roi! Vive la réforme! «La réforme est accordée»,
+répond le Roi. Il pousse plus avant et arrive à la 4e légion. Là, on
+ne crie plus: Vive le Roi! mais seulement: Vive la réforme! À bas les
+ministres! À bas le système! Les officiers agitent leurs épées, les
+gardes nationaux leurs fusils; plusieurs sortent des rangs avec des
+gestes menaçants et entourent le Roi. Celui-ci, découragé, abattu,
+ne cherche pas à lutter; du moment où la garde nationale se prononce
+contre lui, il n'a plus d'espoir. À la stupéfaction de ceux qui le
+suivent, il tourne bride, et reprend le chemin du château, sans faire
+aucune attention aux troupes de ligne qui l'attendent sous les armes
+et auxquelles cette brusque et morne rentrée n'est pas faite pour
+rendre confiance. Une fois dans son cabinet, le vieux roi s'affaisse
+dans un fauteuil et reste là, muet, immobile, la tête dans les mains.
+
+
+X
+
+Maîtresse de l'Hôtel de ville, l'émeute se porte vers les Tuileries.
+Sur la place du Carrousel, sur la place de la Concorde, autour du
+Palais-Bourbon et à l'École militaire, le gouvernement a encore sous
+la main huit à dix mille hommes de troupes: ce serait assez pour
+se défendre; car, du côté du peuple, les combattants résolus sont
+très peu nombreux. «Nous étions une poignée», a dit plus tard l'un
+d'eux, M. Charles Lagrange. Mais que peut-on attendre du soldat dans
+l'état moral où il se trouve, et surtout qui est en mesure et en
+volonté de lui donner une impulsion vigoureuse? Le maréchal Bugeaud,
+partant toujours de cette idée qu'on doit agir seulement par la
+garde nationale, s'évertue à en chercher quelques compagnies un peu
+sûres, pour les placer aux abords du Carrousel. Quant au général de
+La Moricière, il se plaint de ne savoir où trouver la milice dont
+on lui a donné le commandement. Il est réduit à aller presque seul
+au-devant de l'émeute pour tâcher de la désarmer en lui annonçant les
+concessions faites; toujours en mouvement, il dépense à cette besogne
+beaucoup de courage personnel, sans grande efficacité.
+
+Vers onze heures et demie, une bande d'hommes du peuple et de gardes
+nationaux, au nombre de cinq à six cents, arrive par les petites
+rues qui existaient alors entre le Palais-Royal et le Carrousel,
+débouche sur cette dernière place et s'avance hardiment devant les
+troupes rangées en bataille. Les Tuileries vont-elles donc être
+enlevées comme l'a été tout à l'heure l'Hôtel de ville? Le maréchal
+Bugeaud est sur la place, entouré de quelques officiers. Il s'élance
+au-devant des envahisseurs et leur adresse des paroles énergiques.
+Sa figure martiale, l'intrépidité de son attitude les font hésiter.
+Toutefois, étant venu à se nommer: «Ah! vous êtes le maréchal
+Bugeaud?» crient des voix menaçantes.--«Oui, c'est moi!» Un garde
+national s'avance et lui dit: «Vous avez fait égorger nos frères dans
+la rue Transnonain!--Tu en as menti, répond avec force le maréchal;
+car je n'y étais pas.» L'homme fait un mouvement avec son fusil.
+Bugeaud le serre de près pour saisir son arme. «Oui, s'écrie-t-il, je
+suis le maréchal Bugeaud! J'ai gagné vingt batailles. Retirez-vous.»
+Sa contenance en impose aux émeutiers; quelques-uns même viennent lui
+serrer la main. La Moricière accourt joindre ses efforts à ceux du
+commandant en chef, et la bande finit par se retirer. Mais pendant
+combien de temps peut-on espérer défendre les Tuileries par de tels
+moyens?
+
+À l'intérieur du palais, le Roi ne s'est pas relevé de l'état
+d'abattement dans lequel il est rentré de la revue du Carrousel.
+Il est toujours assis sur un fauteuil, dans une salle du
+rez-de-chaussée[573]. À côté de lui, ses deux fils et quelques-uns
+des ministres. Ceux-ci ne savent que faire, n'ont l'idée d'aucune
+initiative; on entend seulement, de temps à autre, M. Thiers répéter
+cette phrase: «Le flot monte! Le flot monte!» À l'autre extrémité
+de la pièce, se pressent des généraux, des aides de camp, des amis,
+des inconnus. Par une porte entr'ouverte, on aperçoit, dans le
+salon voisin, la Reine et les princesses. Depuis le commencement de
+la crise, Marie-Amélie a le pressentiment d'une catastrophe; son
+esprit est fort agité; mais elle garde le coeur haut, soutenue par
+la foi religieuse et par la fierté de la race. Auprès d'elle, est la
+duchesse d'Orléans avec ses deux fils. Plus le péril augmente, plus
+cette princesse tient à se montrer étroitement unie aux siens. Elle
+n'ignore pas que, dans l'opposition, des amis compromettants, plus
+désireux de se servir d'elle que de la servir, ont rêvé de la porter
+à la régence, en provoquant l'abdication du Roi; elle sait aussi que,
+parmi les conservateurs et jusque dans la famille royale, on a été
+parfois tenté de ne pas la croire absolument étrangère à ces visées.
+Elle veut, par son attitude, donner un démenti à des espérances et
+à des soupçons dont elle se sent également offensée. Quelqu'un de
+sa maison lui demandant: «Que fait-on? Que fait Madame?»--«Je ne
+sais pas ce qu'on fait, répond-elle; je sais seulement que ma place
+est auprès du Roi; je ne dois pas le quitter; je ne le quitterai
+pas[574].»
+
+[Note 573: Cette salle était une de celles qui servaient de cabinet
+de travail au Roi.]
+
+[Note 574: La nuit précédente, la duchesse d'Orléans était restée
+auprès de la Reine; celle-ci, qui essayait de lire des prières et
+pouvait à peine tenir son livre, s'interrompit un moment et prononça
+le mot d'abdication. Était-ce un pressentiment qui lui traversait
+l'esprit, ou bien, rendue soupçonneuse par le chagrin, voulait-elle
+sonder sa belle-fille? Celle-ci se récria vivement. «Le Roi, reprit
+la Reine, est trop bon pour la France; la France est mobile et
+ingrate.» Ce n'était pas seulement en présence de la Reine que la
+duchesse d'Orléans protestait contre toute idée d'abdication. Dans la
+journée du 23 février, comme M. Scheffer, qui était de ses familiers,
+lui faisait entrevoir dans l'abdication un dernier moyen de salut
+auquel il faudrait peut-être avoir recours, elle repoussa avec force
+cette insinuation, et déclara que, si le Roi avait une telle pensée,
+elle le supplierait de n'y pas donner suite.]
+
+Entre la cour des Tuileries et le cabinet du Roi, il y a un
+va-et-vient continuel d'officiers, de curieux, apportant à
+chaque minute des nouvelles, des avis. Toutes les barrières de
+l'étiquette sont tombées; entre et parle qui veut, comme le matin
+à l'état-major[575]. Ce n'est pas le caractère le moins étrange de
+ces heures troublées que les décisions les plus graves se trouvent
+ainsi prises sur le conseil des premiers venus et souvent des plus
+suspects. Voici l'un de ces donneurs de conseil: c'est M. Crémieux
+qu'introduit le duc de Montpensier; il se posait alors en dynastique.
+Il dit avoir parcouru divers quartiers; à l'entendre, la partie
+peut encore être gagnée. «Seulement, ajoute-t-il, le peuple veut un
+ministère qui soit franchement de gauche; la présence de M. Thiers
+à la tête du gouvernement est un dangereux contresens; il faut le
+remplacer par M. Odilon Barrot. À ce prix, je crois pouvoir garantir
+le rétablissement de l'ordre. Si le Roi tarde, tout est perdu.»
+Louis-Philippe se tourne vers M. Thiers, et avec une bienveillance
+mélancolique où il n'y a plus rien de l'amertume des premières
+conversations: «Eh bien! mon cher ministre, vous voilà, à votre
+tour, impopulaire; ce n'est pas moi, vous le voyez, qui répudie
+vos services.» M. Thiers presse le Roi d'essayer le moyen de salut
+qu'on lui propose. M. Crémieux signale ensuite l'irritation du
+peuple contre le maréchal Bugeaud, et demande qu'on lui substitue
+le maréchal Gérard. À ce moment, le commandant en chef entre dans
+le cabinet. «Mon cher maréchal, lui dit le Roi, on veut que je me
+sépare de vous.» Bugeaud ne se montre pas plus désireux de garder son
+commandement que M. Thiers son ministère. On mande le baron Fain,
+secrétaire du Roi, pour préparer les ordonnances constatant ces
+changements, et le général Trézel pour les contresigner[576].
+
+[Note 575: «On entrait comme dans une halle», dit un témoin.]
+
+[Note 576: Il ne paraît pas que, dans le trouble des événements qui
+vont suivre, ces formalités aient été remplies.]
+
+Le nouveau président du conseil n'est même pas aux Tuileries. Nous
+avons laissé M. Barrot, vers dix heures et demie, se reposant chez
+lui de sa vaine expédition sur les boulevards. À onze heures, il
+s'est remis en mouvement pour aller prendre possession du ministère
+de l'intérieur[577]. Son cortège est plus d'un chef d'émeute que
+d'un ministre du Roi; dans sa voiture et jusque sur le siège, des
+républicains comme M. Garnier-Pagès et M. Pagnerre; autour, une
+foule tumultueuse célébrant bruyamment sa victoire et criant:
+Mort à Guizot! Ce dernier était précisément alors au ministère de
+l'intérieur, avec M. Duchâtel; tous deux n'ont que le temps de se
+sauver par le jardin[578]. Installé à la place des fugitifs, M.
+Odilon Barrot harangue la foule et télégraphie en province que
+«l'ordre, un moment troublé, va être rétabli grâce au concours de
+tous les bons citoyens». Il ne paraît pas s'être demandé s'il n'y
+avait pas une oeuvre plus urgente et si sa place n'aurait pas dû être
+auprès du Roi et des autres ministres.
+
+[Note 577: Le ministère de l'intérieur était alors au 101 de la
+rue de Grenelle, où se trouve actuellement l'hôtel du ministre du
+commerce.]
+
+[Note 578: On a raconté inexactement la façon dont M. Guizot était
+sorti de France. Voici la vérité. Au moment de s'échapper du
+ministère de l'intérieur, madame Duchâtel, qui avait conservé tout
+son sang-froid, dit à M. Guizot: «Je suis sûre que vous n'avez pas
+réfléchi où vous pourriez vous cacher.--Non.--Eh bien, je sais que
+M. Duchâtel a pris ses précautions; je vais m'occuper de vous.» Elle
+conduisit M. Guizot chez une concierge de la rue de Verneuil qui le
+fit monter dans sa chambre, au cinquième étage, et qui, arrivée en
+haut, lui dit: «_C'est-il_ vous qui défendez les honnêtes gens?--Je
+l'espère.--Eh bien, alors, je vais vous défendre.» M. Guizot resta
+toute la journée dans cette chambre, où il reçut la visite du duc de
+Broglie. Le soir, il se rendit chez madame de Mirbel, où il demeura
+caché plusieurs jours. Enfin il fut conduit en Belgique par M. de
+Fleischmann, ministre de Wurtemberg à Paris et à Bruxelles, qui le
+fit passer pour son domestique.]
+
+Après tout, en quoi la présence de M. Odilon Barrot aux Tuileries
+eût-elle pu changer les événements? Sur la pente où l'on glisse avec
+une rapidité croissante, il ne semble plus y avoir d'arrêt possible.
+À peine a-t-on sacrifié M. Thiers et le maréchal Bugeaud, sur la
+demande de M. Crémieux, qu'une bien autre exigence se fait entrevoir.
+Les rumeurs qui pénètrent par les portes si mal fermées du palais,
+commencent à y apporter, plus ou moins distinctement, le mot qui
+servira à précipiter la chute de la royauté. Ce mot vient d'être
+jeté dans la foule par certains républicains, que la défaillance du
+pouvoir et le succès grandissant de l'émeute ont enfin décidés à se
+mêler au mouvement, mais qui n'osent pas encore parler ouvertement de
+république. Pendant la promenade de M. Barrot sur les boulevards, M.
+Emmanuel Arago s'est approché de lui: «Avant ce soir, l'abdication du
+Roi, lui a-t-il dit, sinon une révolution.» C'est aussi d'abdication
+que parlaient les radicaux que M. Barrot a trouvés réunis dans sa
+maison et qui lui ont fait cortège jusqu'au ministère de l'intérieur.
+Cette sorte de mot d'ordre a été vite accepté par les hommes des
+barricades, et tout à l'heure, quand le général de La Moricière est
+venu leur annoncer les concessions faites, ils ont répondu que cela
+ne suffisait plus, et qu'il fallait la retraite de Louis-Philippe.
+
+La sommation ne tarde pas à arriver jusqu'au Roi lui-même[579].
+Interrogé par ce dernier sur le résultat de ses démarches, le
+général de La Moricière est amené à lui dire: «On ne se contente
+pas de ce que je promets au nom de Votre Majesté: on demande
+autre chose!--Autre chose? s'écrie le Roi; c'est mon abdication!
+et comme je ne la leur donnerai qu'avec ma vie, ils ne l'auront
+pas...» Mais on ne peut s'attendre à voir Louis-Philippe persister
+longtemps dans cette disposition énergique. Arrive bientôt un autre
+messager; c'est un secrétaire de M. Thiers, M. de Rheims; il vient
+du _National_ et en rapporte que, de toutes parts, le peuple et la
+garde nationale réclament l'abdication; à l'entendre, il n'y a pas
+d'autre chance de sauver la monarchie, et encore est-il bien tard.
+Informés de ces nouvelles, les princes sont d'avis de les faire
+connaître à leur père. Celui-ci demande conseil à M. Thiers, qui
+se récuse, non sans laisser voir qu'il est porté à penser comme son
+secrétaire. Louis-Philippe, fort ébranlé, passe dans le salon voisin
+pour consulter la Reine[580]. Là, du moins, on le presse «de ne pas
+faiblir».
+
+[Note 579: J'ai eu sous les yeux plusieurs récits manuscrits ou
+imprimés des scènes qui ont précédé et accompagné l'abdication du
+Roi. Ils ne concordent pas toujours, soit sur l'ordre des incidents,
+soit sur l'attitude et les propos attribués aux divers personnages.
+On retrouve là l'effet du trouble que j'ai déjà eu l'occasion de
+signaler dans les témoignages se rapportant aux événements de ces
+journées. Je me suis attaché à ceux de ces témoignages qui m'ont paru
+présenter le plus de garanties d'exactitude.]
+
+[Note 580: M. Thiers, dans le récit qu'il a fait à M. Senior, a
+prétendu que M. Guizot était dans ce salon. C'est une erreur;
+l'ancien président du conseil n'était pas revenu aux Tuileries depuis
+le matin. (Cf. _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 593.)]
+
+Cependant les nouvelles sont de plus en plus alarmantes: bientôt même
+elles semblent confirmées par un bruit de fusillade qui vient de la
+place du Palais-Royal. Le détachement qui occupe, sur cette place, le
+poste du Château d'eau, donnant un exemple de fierté militaire rare
+dans cette journée, a refusé de se laisser désarmer, et le combat
+s'est engagé entre cette poignée de soldats et la masse sans cesse
+grossissante des émeutiers. Des Tuileries, on entend distinctement
+le crépitement des coups de feu. Ce n'est pas pour donner plus de
+sang-froid à tous ceux qui se pressent autour du Roi et qui croient
+déjà voir les Tuileries emportées de vive force.
+
+À ce moment,--il est environ midi,--paraît M. Émile de Girardin,
+l'oeil en feu, un carré de papier à la main. Se frayant brusquement
+passage à travers les rangs pressés des assistants, il va droit au
+Roi. «Qu'y a-t-il?» demande celui-ci. M. de Girardin répond avec
+beaucoup de véhémence que pas une minute n'est à perdre; que le
+peuple ne veut plus de M. Thiers et de M. Odilon Barrot; qu'il faut
+l'abdication immédiate. Il a formulé ainsi, sur le papier qu'il
+tient à la main, les concessions nécessaires: «Abdication du Roi,
+régence de la duchesse d'Orléans, dissolution de la Chambre, amnistie
+générale.» Le Roi interroge du regard ceux qui l'entourent. Pas un
+conseil d'énergie qui réponde à cette interrogation. M. de Girardin
+insiste; M. le duc de Montpensier l'appuie[581]; dans le fond de la
+salle et dans l'antichambre voisine, des voix impatientes crient:
+«Abdication! abdication!» Le vieux roi n'est pas de force à résister
+longtemps à une telle pression. Il laisse, avec accablement, tomber
+cette parole: «J'abdique!» Puis, tandis que diverses personnes, entre
+autres le duc de Montpensier, sortent dans la cour pour annoncer
+cette nouvelle, il se lève, ouvre la porte du salon où se trouve la
+Reine, et répète, d'une voix plus haute: «J'abdique!»
+
+[Note 581: On a dit que le duc de Nemours, soit à ce moment, soit
+à un autre, se serait également prononcé pour l'abdication; cette
+assertion est inexacte. Ce prince, fidèle à sa réserve habituelle,
+n'a rien dit qui pût influencer le Roi dans un sens ou dans l'autre.]
+
+La Reine, les princesses se précipitent vers le Roi qui est revenu
+à son fauteuil. «Non, tu ne feras pas cela! s'écrie Marie-Amélie,
+d'une voix entrecoupée de sanglots, et tout en couvrant de baisers
+la tête de son époux. Plutôt mourir ici, que d'en sortir par cette
+porte!... Monte à cheval, l'armée te suivra!» Puis, se tournant
+vers les assistants: «Je ne comprends pas qu'on abandonne le Roi
+dans un semblable moment!... Vous vous en repentirez!... Vous ne
+méritez pas un si bon roi!» La duchesse d'Orléans, prosternée avec
+ses enfants aux pieds de son beau-père, lui saisit les mains. «Sire,
+supplie-t-elle, n'abdiquez pas!» Les assistants sont émus, mais
+inertes. Une voix s'élève cependant, chaude, vibrante; c'est celle
+de M. Piscatory. «L'abdication, dit-il, c'est la république dans
+une heure!» Il ajoute qu'il vient de parcourir Paris, qu'avec un
+peu d'énergie tout peut encore être sauvé. M. de Montalivet, que
+la Reine a envoyé chercher, le colonel de Neuilly se prononcent
+aussi contre l'abdication[582]. Le Roi paraît hésiter. M. Piscatory
+revient à la charge. Sur ces entrefaites, les personnes qui étaient
+sorties pour annoncer l'abdication rentrent dans la salle, surprises
+et émues d'apprendre que tout est remis en question. Plusieurs font
+observer qu'on ne peut revenir sur une décision annoncée au peuple,
+que d'ailleurs il ne reste plus aucun moyen de se défendre. À ce
+moment même, le bruit de la fusillade redouble. «Il n'y a pas une
+minute à perdre, dit le duc de Montpensier; les balles sifflent
+jusque dans la cour.» Le Roi est de plus en plus anxieux. «Est-il
+vrai, demande-t-il, que toute défense soit impossible?»--«Impossible,
+impossible!» répondent des voix nombreuses. Il y a là cependant
+beaucoup de généraux, d'officiers. Le vieux maréchal Soult, appuyé
+contre un chambranle, assiste muet à cette scène. M. Thiers va et
+vient, laissant voir une sorte de stupeur. M. Piscatory veut tenter
+un nouvel effort; mais Marie-Amélie s'approche de lui. «Merci, lui
+dit-elle, c'est assez; ne dites pas un mot de plus; il y a des
+traîtres ici.» M. Piscatory fléchit le genou devant la Reine et lui
+baise la main. Vainement la duchesse d'Orléans adjure-t-elle une
+dernière fois le Roi de «ne pas charger son petit-fils d'un fardeau
+que lui-même ne peut pas porter»; Louis-Philippe est définitivement
+vaincu. Il se lève, et, au milieu d'un silence profond: «Je suis un
+roi pacifique, dit-il; puisque toute défense est impossible, je ne
+veux pas faire verser inutilement le sang français, et j'abdique.»
+
+[Note 582: À en croire le maréchal Bugeaud, il aurait insisté auprès
+du Roi pour l'empêcher d'abdiquer. Je dois dire que ce fait n'est
+confirmé par aucun des autres témoins.]
+
+Le maréchal Gérard entre à ce moment; il avait été mandé à la suite
+de la démarche de M. Crémieux. On lui demande aussitôt d'annoncer au
+peuple l'abdication. «Mon bon maréchal, dit la Reine, sauvez ce qui
+peut encore être sauvé!» Bien que très cassé par l'âge et la maladie,
+le maréchal ne se refuse pas à un tel appel. Sans lui laisser le
+temps de revêtir un uniforme, on le hisse sur un cheval; on lui met,
+en signe de paix, un rameau vert dans la main; puis, accompagné de
+quelques personnes de bonne volonté, il se dirige vers la place du
+Palais-Royal où le combat dure toujours. Au moment de franchir la
+grille, quelqu'un lui fait remarquer qu'il n'a entre les mains aucun
+papier constatant l'abdication. «C'est juste», dit-il, et, tout en
+continuant son chemin, il prie deux personnes de sa suite d'aller
+demander ce papier.
+
+Invité ainsi à fournir le témoignage écrit de son sacrifice,
+Louis-Philippe va s'asseoir à son bureau, et, avec une lenteur
+qui n'est pas sans dignité, dispose son papier et ses plumes. Les
+assistants, parmi lesquels beaucoup d'inconnus, sont littéralement
+sur son dos, observant tous ses mouvements, et ne cachant pas
+l'impatience que leur cause cette lenteur. «Plus vite, plus vite!»
+osent même dire quelques-uns. «Je vais aussi vite que je puis,
+messieurs», répond le Roi. Et il se met à écrire posément, de la
+grande écriture qui lui est coutumière. Comme le bruit des coups de
+feu semble se rapprocher, le duc de Montpensier, inquiet pour la
+sécurité de son père, le conjure de se hâter. «J'ai toujours écrit
+lentement, dit le Roi, et ce n'est pas le moment de changer mon
+habitude.» Voici cependant qu'il a terminé; il trace sa signature.
+Un inconnu, debout derrière lui, s'écrie avec joie: «Enfin, nous
+l'avons!--Qui êtes-vous, monsieur? lui dit sévèrement la Reine,
+en se levant.--Madame, je suis un magistrat de la province.--Eh
+bien, oui, vous l'avez, et vous vous en repentirez!» La façon dont
+sont prononcés ces derniers mots et le regard qui les accompagne
+sont d'une petite-fille de Marie-Thérèse. Cependant le Roi relit
+à haute voix ce qu'il vient d'écrire: «J'abdique cette couronne
+que la volonté nationale m'avait appelé à porter, en faveur de mon
+petit-fils, le comte de Paris. Puisse-t-il réussir dans la grande
+tâche qui lui échoit aujourd'hui!»--«Puisse-t-il ressembler à son
+grand-père!» s'écrie la Reine; et, levant par deux fois les bras au
+ciel: «Ô mon Dieu! ils le regretteront!» Plusieurs personnes, dont
+M. Crémieux, se plaignent que le Roi n'ait pas déclaré la duchesse
+d'Orléans régente. «D'autres le feront, s'ils le croient nécessaire,
+dit Louis-Philippe; mais, moi, je ne le ferai pas. C'est contraire
+à la loi. Grâce à Dieu, je n'en ai encore violé aucune, et je ne
+commencerai pas dans un tel moment.» Cela est dit d'un ton qui ne
+permet pas d'insister; du reste, la consommation de l'abdication a
+été comme le signal d'une dispersion générale des assistants[583].
+
+[Note 583: Dans les derniers moments de cette scène, on remarqua un
+aparté entre la princesse Clémentine, fille du Roi, et M. Thiers.
+La princesse paraissait adresser des reproches très vifs à l'homme
+d'État, qui répondait: «Mais, madame, je ne puis rien; vous voyez,
+que je ne puis rien.» Un autre incident plus douloureux se produisit,
+que je ne puis passer sous silence, parce qu'il a été rapporté plus
+ou moins exactement par divers historiens. Égarée par l'excès de son
+chagrin et aussi par d'anciens soupçons dont j'ai déjà indiqué le mal
+fondé, la Reine aurait dit à la duchesse d'Orléans: «Eh bien, Hélène,
+soyez contente!» La duchesse, se baissant presque jusqu'à terre et
+saisissant les mains de la Reine: «Ah! ma mère, s'écria-t-elle, que
+dites-vous là? vous ne pouvez le penser!» Le grand et noble coeur de
+Marie-Amélie a dû regretter cette parole cruelle.]
+
+Aussitôt l'acte signé, un jeune homme l'a pris pour le porter au
+maréchal Gérard; il ne parvient pas à le rejoindre, et le papier,
+passant de mains en mains, finit par tomber dans celles des insurgés.
+Le maréchal, du reste, a échoué complètement dans sa tentative.
+L'annonce de l'abdication, loin de désarmer l'émeute, l'enhardit. Sur
+la place du Palais-Royal, l'attaque continue, plus acharnée, contre
+le corps de garde du Château d'eau. Le moindre mouvement offensif des
+troupes massées sur le Carrousel suffirait à dégager le détachement
+qui soutient cette lutte si inégale. Mais le mot d'ordre est toujours
+de ne pas combattre: les héroïques et obstinés défenseurs du poste
+sont hors la consigne. À plusieurs reprises, La Moricière et d'autres
+officiers se jettent bravement entre les combattants pour arrêter
+le feu. Ils ne sont écoutés d'aucun côté. À la fin, le cheval de La
+Moricière tombe, frappé d'une balle; lui-même est blessé d'un coup de
+baïonnette et fait prisonnier par les insurgés.
+
+Autour de la famille royale, une solitude relative s'est faite,
+depuis l'abdication. Louis-Philippe espère que son sacrifice lui
+vaudra au moins la paix dont son extrême fatigue physique et morale
+lui fait sentir le besoin. Convaincu que, dans l'état des esprits,
+son éloignement facilitera la tâche de la régence, il est résolu à se
+retirer tout de suite au château d'Eu. Avec l'aide de la Reine, il
+quitte son uniforme, revêt un costume de voyage et s'occupe à réunir
+les objets qu'il veut emporter. Dans sa pensée, du reste, c'est d'un
+départ, non d'une fuite qu'il s'agit. Ordre vient d'être donné aux
+écuries royales d'amener les berlines à quatre chevaux et en grande
+livrée--c'est ce qu'on appelait les «attelages»--dans lesquelles
+il effectuera son voyage. En se retirant, à qui laisse-t-il le
+pouvoir? Il ne prend à ce sujet aucune mesure. S'il n'a pas voulu de
+lui-même briser arbitrairement la loi qui confère la régence au duc
+de Nemours, il n'est pas cependant sans se rendre compte que, pour
+ceux qui ont exigé l'abdication, la régence de la duchesse d'Orléans
+en est le corollaire indispensable. Peut-être entend-il laisser aux
+vainqueurs du moment, aux chefs de l'opposition qui l'ont forcé à
+se démettre, le soin de résoudre la question. Mais où sont-ils,
+ces vainqueurs? On ne les voit nulle part. Si, comme beaucoup le
+croyaient alors, ces opposants ont noué de longue date une sorte
+d'intrigue pour pousser à l'abdication et en faire sortir la régence
+féminine, ils se montrent bien mal préparés à user de leur victoire.
+Quant à la duchesse d'Orléans, qui, personnellement, n'a pas trempé
+dans ces menées, elle est épouvantée de la tâche qui lui incombe.
+À des amis qui lui parlent de la nécessité de prendre la régence:
+«C'est impossible! répond-elle. Je ne puis porter un tel fardeau; il
+est au-dessus de mes forces!» Puis elle ajoute: «Ôter la couronne au
+Roi, ce n'est pas la donner à mon fils.» Enfin, quand elle voit les
+préparatifs de départ de la famille royale: «Quoi! s'écrie-t-elle
+avec larmes, vous allez me laisser seule ici, sans parents, sans
+amis, sans conseils! Que voulez-vous que je devienne?» La Reine
+alors, s'approchant d'elle, lui dit avec force et tendresse: «Ma
+chère Hélène, c'est pour sauver la dynastie, c'est pour conserver
+la couronne à votre fils, qu'il faut que vous restiez ici; c'est un
+sacrifice que vous lui devez.»
+
+Sur ces entrefaites, arrivent de nouveaux messagers de malheur,
+annonçant, coup sur coup, l'échec du maréchal Gérard, la blessure
+et la prise du général de La Moricière, les progrès de l'émeute que
+l'abdication n'a pas désarmée et qui commence à déborder sur la place
+du Carrousel. Le trouble résultant de ces nouvelles se trouve accru
+par le fracas d'une décharge qui semble être tout proche; on ne tarde
+pas à en avoir l'explication: des insurgés, embusqués aux abords
+du Carrousel, ont tiré sur les voitures royales au moment où elles
+sortaient des écuries, alors situées rue Saint-Thomas du Louvre;
+ils ont tué le piqueur, deux des chevaux, et se sont emparés des
+voitures. Ce dernier incident ne laisse plus de doute sur l'imminence
+du péril. À ce moment, reparaît M. Crémieux, les vêtements en
+désordre, plus agité que jamais. «Sire, s'écrie-t-il, il n'y a pas un
+instant à perdre. Le peuple vient. Encore quelques minutes, il est
+aux Tuileries!» On ne songe plus qu'à fuir, sans prendre le temps de
+terminer les préparatifs commencés. Il est environ midi et demi.
+
+Le duc de Nemours a eu la présence d'esprit, au moment où il a vu
+l'émeute s'emparer des grandes berlines, de faire filer, par le quai,
+jusqu'à la place de la Concorde, des voitures qui se trouvaient
+dans la cour des Tuileries; c'étaient deux coupés et un cabriolet
+de la maison du Roi, en petite livrée, de ceux qui servaient aux
+aides de camp[584]. Il s'agit, pour Louis-Philippe et les siens,
+de rejoindre ces voitures à la grille du pont Tournant. Le triste
+cortège se met en route à travers le jardin désert. En tête, le
+vieux roi, tout brisé, soutenu par la Reine, dont la grande âme
+semble avoir décuplé la force physique; viennent ensuite le duc
+de Montpensier, la duchesse de Nemours et ses enfants, le duc
+et la duchesse de Saxe-Cobourg et leurs enfants, la duchesse de
+Montpensier, l'inévitable M. Crémieux, quelques amis, entre autres
+M. Ary Scheffer, le général Dumas, M. Jules de Lasteyrie, des gens
+de service; comme escorte, des gardes nationaux à cheval, commandés
+par M. de Montalivet, et quelques troupes que le duc de Nemours a
+fait venir de la place du Carrousel. Du palais où il est resté, ce
+prince veille à tout. Arrivés à la grille, les fugitifs ont quelques
+instants de grande angoisse; les voitures ne sont pas sur la place;
+enfin les voici; quinze personnes s'y entassent. Les soldats, les
+gardes nationaux, les curieux contemplent avec stupeur cette scène
+dont ils n'ont pas tout d'abord l'explication. Quelques cris de: Vive
+le Roi! se font entendre. Les voitures, entourées par les gardes
+nationaux à cheval et par deux escadrons de cuirassiers, partent au
+galop dans la direction de Saint-Cloud.
+
+[Note 584: J'insiste sur ce détail, pour faire justice de la
+légende de la fuite en _fiacre_. La présence de ces voitures était
+probablement due à l'avertissement donné par M. de Laubespin à M. de
+Chabannes. (Cf. plus haut, p. 481.)]
+
+
+XI
+
+Après le départ précipité de Louis-Philippe, où donc est le
+gouvernement? M. Thiers, M. de Rémusat et M. Duvergier de Hauranne
+ont quitté le palais, presque aussitôt après la famille royale. M.
+Odilon Barrot n'est toujours pas revenu aux Tuileries. Le maréchal
+Bugeaud, depuis quelque temps déjà virtuellement déchu de son
+commandement, a accueilli la nouvelle de l'abdication par un juron
+de soldat; puis, le Roi parti, croyant n'avoir plus rien à faire, il
+s'en est retourné chez lui, à cheval, en grand uniforme, en imposant,
+par l'intrépidité de son attitude, aux braillards qui veulent lui
+faire un mauvais parti. Le maréchal Gérard n'a pas reparu depuis
+sa malheureuse tentative. La Moricière est blessé et prisonnier.
+Dans cet abandon général, un homme du moins ne s'abandonne pas:
+c'est le duc de Nemours. Il ne se demande pas s'il est ou non le
+régent[585]; il se souvient seulement qu'il est fils de France et
+que ce titre lui crée un devoir. Il monte à cheval et prend en main
+le commandement que personne n'exerçait plus. Il ne peut songer,
+sans doute, à engager une lutte offensive; mais il veut, tout en
+préparant l'évacuation du palais, tenir l'émeute en respect pendant
+le temps nécessaire pour assurer la retraite du Roi. Les minutes
+sont précieuses. Calme et maître de soi au milieu de l'affolement
+général et des balles qui commencent à siffler, il fait passer les
+cuirassiers dans le jardin, à travers le vestibule du pavillon
+de l'Horloge, déploie deux bataillons de ligne dans la cour des
+Tuileries, en fait monter deux autres au premier étage du château et
+les poste aux fenêtres, pour avoir, au besoin, une seconde ligne de
+feux, et enfin met l'artillerie en position.
+
+[Note 585: On a prêté au duc de Nemours, pendant la scène de
+l'abdication, des propos par lesquels il se serait lui-même prononcé
+pour la régence de la duchesse d'Orléans. Ces propos n'ont pas été
+tenus. Le prince n'avait ni revendiqué ni abandonné son droit légal
+à la régence. Il avait alors d'autres préoccupations.]
+
+Toutes ces mesures sont rapidement exécutées, et déjà le prince
+calculait le moment où, le Roi étant hors d'atteinte, il pourrait
+commencer le mouvement de retraite, quand on vient lui annoncer que
+la duchesse d'Orléans est encore dans le palais: il la croyait avec
+la famille royale. À la pensée qu'il aurait pu l'abandonner sans le
+savoir, son émotion est extrême. Il envoie officier sur officier à la
+princesse, pour lui dire de partir au plus vite et de se rendre, par
+le jardin, à la grille du pont Tournant où il la rejoindra.
+
+En effet, après le départ du Roi, la duchesse d'Orléans, se voyant
+délaissée par tous, n'ayant plus auprès d'elle que sa maison, avait
+pris par la main ses deux enfants, et, à travers les longues galeries
+du palais, s'était rendue dans ses appartements du pavillon de
+Marsan. Se plaçant sous le portrait du duc d'Orléans: «C'est ici,
+dit-elle, qu'il faut mourir!» Elle donne l'ordre d'ouvrir les portes,
+prête à affronter tous les périls d'une invasion de l'émeute, mais au
+fond ne désespérant pas de ramener le peuple quand elle se trouvera
+face à face avec lui. Pas un homme politique n'était auprès d'elle.
+Chaque instant qui s'écoulait lui faisait ressentir plus amèrement
+cet abandon, quand entrent précipitamment deux députés, MM. Dupin et
+de Grammont. Ils avaient entendu annoncer dans la rue l'abdication
+du Roi, et étaient passés par les Tuileries pour savoir à quoi
+s'en tenir. «Oh! monsieur Dupin! s'écrie la princesse dès qu'elle
+l'aperçoit, vous êtes le premier qui veniez à moi!» La conversation
+s'est à peine engagée que surviennent les officiers dépêchés par le
+duc de Nemours. Pressée par les avis réitérés de son beau-frère, la
+duchesse se décide à partir; elle descend dans la cour et reprend, à
+travers le jardin, le chemin que Louis-Philippe vient de parcourir
+quelques instants auparavant. Elle donne le bras à M. Dupin; le
+comte de Paris est entre elle et M. de Grammont; le duc de Chartres,
+souffrant, est porté par le docteur Blache; quelques officiers de la
+maison de la princesse, M. Regnier, précepteur du comte de Paris; M.
+Ary Scheffer, qui vient de reconduire le Roi, composent à peu près
+toute la suite.
+
+Pendant ce temps, le duc de Nemours est resté dans la cour des
+Tuileries[586], contenant l'émeute qui n'attend que son départ pour
+envahir le palais. Quand il estime que la duchesse d'Orléans a eu
+le temps de s'éloigner, il donne ses dernières instructions sur la
+façon de faire retraite, traverse à cheval le pavillon de l'Horloge,
+fait au galop tout le jardin et rejoint la princesse entre le bassin
+octogonal et la grille. «Hélène, lui dit-il, la position n'est plus
+défendable à Paris; elle peut l'être encore ailleurs. J'ai là une
+demi-batterie d'artillerie. Montez sur un caisson avec vos enfants.
+Je me charge de vous conduire au Mont-Valérien.» La princesse ne
+faisant aucune objection, le duc croit son idée admise et se dirige
+rapidement sur la place de la Concorde pour se concerter avec les
+divers chefs de corps: il y a là un régiment de cuirassiers qui
+entourera la batterie; l'infanterie marchera derrière et sur les
+flancs; les troupes, en train d'évacuer les Tuileries, formeront
+l'arrière-garde et empêcheront toute poursuite. Ainsi combinée,
+l'opération est militairement immanquable. Politiquement, n'est-ce
+pas le meilleur parti à prendre? On verra, en route, s'il vaut mieux
+se rendre à Saint-Cloud ou au Mont-Valérien. Ce qu'il importe, c'est
+de gagner quelques heures pour se reconnaître, de mettre un arrêt
+dans la déroute, de pouvoir réunir des forces considérables, de
+donner à la France le temps d'intervenir, à Paris celui de réfléchir.
+Avec vingt-quatre heures, douze heures de répit, n'est-on pas assuré
+d'éviter une révolution dont personne ne veut? N'est-il pas jusqu'à
+ce tableau d'une princesse montant avec ses deux enfants sur les
+caissons d'une batterie, qui ne puisse, en frappant heureusement
+l'imagination populaire, y déterminer un retour de sympathie?
+
+[Note 586: M. Dupin affirme dans ses Mémoires, avec une insistance
+dont on cherche vainement le motif, qu'à ce moment le duc de Nemours
+avait déjà quitté le palais. Il est possible qu'il n'ait pas vu le
+prince, mais celui-ci était toujours là, occupé à protéger le départ
+de sa belle-soeur. Je suis autorisé à opposer, sur ce point, à M.
+Dupin, un témoignage irrécusable, celui de M. le duc de Nemours
+lui-même.--C'est aussi de M. le duc de Nemours que je tiens les
+renseignements qui vont suivre.]
+
+Le duc de Nemours est encore occupé à donner ses ordres au centre
+de la place de la Concorde, quand on vient lui dire que la duchesse
+d'Orléans, au lieu de l'attendre comme il y comptait, s'est dirigée
+vers la Chambre des députés. Que s'était-il donc passé? Aussitôt
+après le départ du duc de Nemours, la princesse avait vu venir à elle
+MM. Havin et Biesta, chargés d'une commission de M. Odilon Barrot.
+Celui-ci, à la nouvelle de l'abdication, s'était enfin décidé à
+quitter le ministère de l'intérieur et à se mettre à la recherche
+de la duchesse d'Orléans. N'ayant pas su la trouver aux Tuileries,
+il avait prié MM. Havin et Biesta de la rejoindre, de l'inviter à
+se rendre à l'Hôtel de ville par les boulevards et de lui annoncer
+qu'il l'y accompagnerait. Après l'échec de sa promenade du matin, ce
+conseil témoignait, chez M. Barrot, d'une foi singulièrement robuste
+dans le peuple parisien. Avait-il donc des indices nouveaux lui
+permettant d'augurer le succès? Savait-il seulement en quelles mains
+le palais municipal était tombé depuis quelques heures? Non; c'était
+uniquement, chez lui, le souvenir peu raisonné du sacre populaire
+que le duc d'Orléans était allé chercher à l'Hôtel de ville, le
+31 juillet 1830[587]. La duchesse d'Orléans, dont l'imagination
+était vaillante, se sentait tentée par ce que l'entreprise avait
+de périlleux, et elle proposait déjà qu'on lui amenât un cheval de
+dragon, se faisant fort de le monter sans selle de femme. Mais M.
+Dupin, avec son gros bon sens, déclara que c'était «un conseil de
+fou». La princesse parla alors d'aller à la Chambre. «Vous avez
+raison», dit M. Dupin. Et sans plus tarder, il franchit la grille,
+s'avança vers les gardes nationaux et le peuple, ôta son chapeau
+et cria: «Vive le comte de Paris, roi des Français! Vive madame la
+duchesse d'Orléans, régente!» La foule, qui n'était pas alors très
+nombreuse en cet endroit, fit écho à ce cri. La princesse prit le
+bras d'un officier de la garde nationale et se dirigea vers le pont.
+Dans cette délibération, qui n'a duré que quelques minutes, elle ne
+paraît pas avoir parlé de la proposition que le duc de Nemours lui
+avait faite et qu'il avait cru acceptée. Au milieu de l'agitation
+générale, ne l'avait-elle pas entendue ou comprise? Ou bien, se fiant
+à sa popularité personnelle pour sauver ce qui avait été perdu par
+le gouvernement ancien, trouvait-elle avantage à se séparer de ce
+gouvernement, à se montrer entourée d'autres hommes, à user de moyens
+nouveaux?
+
+[Note 587: M. Duvergier de Hauranne a écrit dans ses _Notes
+inédites_: «C'était peu de partir pour l'Hôtel de ville; il fallait y
+arriver et en revenir. Or, dans l'état de Paris, il est très douteux
+que la princesse y fût arrivée; il est presque certain qu'elle n'en
+serait pas revenue.»]
+
+La détermination de la duchesse d'Orléans est un coup terrible pour
+le duc de Nemours. Dans la pensée de ce prince, elle détruit la
+dernière chance de salut, en même temps qu'elle expose la duchesse
+et ses fils aux plus grands dangers. Il résout donc de courir après
+elle, de tâcher de l'arrêter si elle n'est pas encore entrée dans
+la Chambre, de l'en faire sortir si elle y est déjà. Toutefois, il
+se préoccupe auparavant d'assurer la défense du Palais-Bourbon.
+La précaution était d'autant plus nécessaire qu'à ce moment même,
+sur les pas des troupes qui évacuaient les Tuileries, l'émeute s'y
+précipitait. Deux corps se trouvent sur la place de la Concorde,
+celui du général Bedeau et celui que le général Ruhlières vient de
+ramener du Carrousel. Ce dernier général étant le plus ancien en
+grade, le duc de Nemours lui prescrit de prendre le commandement de
+toutes les troupes réunies sur la place et lui donne mission spéciale
+de protéger la Chambre des députés. Il fait porter un ordre semblable
+à l'officier général qui commande sur la rive gauche. Ces mesures
+prises, il part, au galop de son cheval, dans la direction qu'a
+suivie la duchesse. En arrivant à la grille du Palais-Bourbon, il
+apprend qu'elle y est déjà entrée. Il met alors pied à terre pour la
+rejoindre dans l'intérieur du palais.
+
+
+XII
+
+Que peut-on attendre de rassemblée à laquelle la duchesse d'Orléans
+va en quelque sorte livrer les dernières chances de la royauté?
+Dès midi, les députés sont venus assez nombreux au Palais-Bourbon.
+Leur agitation, leur effarement étaient extrêmes. Les membres
+de l'ancienne majorité, depuis la chute du ministère Guizot, se
+sentaient, eux aussi, des vaincus; le vent de déroute qui régnait
+aux Tuileries ne les avait pas épargnés. L'épreuve révélait ce qui
+manquait de fond solide et résistant à ce conservatisme établi
+principalement sur les intérêts. On n'y voyait presque aucune trace
+de ces convictions et de ces fidélités qui se raidissent contre
+la mauvaise fortune, prêtes à tous les dévouements et à tous les
+sacrifices. Chaque minute abattait davantage les courages, en faisant
+connaître un nouveau désastre: l'abdication d'abord, puis le départ
+du Roi. Quelques députés essayaient de susciter un mouvement en
+faveur de la duchesse d'Orléans; l'idée était bien accueillie, mais
+les adhésions étaient peu énergiques. D'ailleurs, une assemblée ne
+peut agir qu'à la condition d'être conduite; or, aucun de ceux que
+la Chambre était habituée à suivre ne se trouvait là. Les membres de
+l'ancien cabinet avaient dû pourvoir à leur sûreté, et l'on ne savait
+où étaient les nouveaux ministres, ni même quels ils étaient.
+
+Cependant, un peu avant une heure, M. Thiers apparaît. Est-ce enfin
+la direction attendue? Les députés l'entourent. Haletant, le visage
+altéré, encore tout ému des menaces qui viennent de lui être faites
+quand il a traversé la place de la Concorde, M. Thiers est plus en
+disposition de propager l'effroi que de ranimer la confiance. Il
+confirme le départ du Roi, mais ne sait rien de plus et n'a pas
+vu la duchesse d'Orléans; il craint qu'il ne soit trop tard pour
+sauver la régence; toute défense lui paraît impossible; il déclare
+que les troupes n'empêcheront pas le peuple de passer, et qu'avant
+peu la Chambre sera envahie; puis, comme naguère aux Tuileries,
+il s'écrie: «Le flot monte, monte, monte[588]!» et tout en disant
+ces mots, il élève son chapeau, imitant le geste d'un marin en
+perdition. Vainement le presse-t-on de rester à la Chambre pour agir
+en faveur de la régence, il n'a qu'une pensée, s'en aller au plus
+vite. Il emmène avec lui un député, M. Talabot, qui s'est offert à
+l'accompagner. On ne devait plus le revoir; il passera une partie
+de l'après-midi à regagner son hôtel de la place Saint-Georges, en
+faisant un long circuit pour éviter les rencontres populaires[589].
+
+[Note 588: En voyant cette phrase: «Le flot monte!» se retrouver
+constamment sur les lèvres de M. Thiers pendant la journée du 24
+février, comment ne pas se rappeler les termes dans lesquels, en
+1846, il avait porté un défi au gouvernement? «Je me rappelle,
+disait-il, le noble langage d'un écrivain allemand qui, faisant
+allusion aux opinions qui triomphent tard, a dit ces belles paroles
+que je vous demande la permission de citer: _Je placerai mon vaisseau
+sur le promontoire le plus élevé du rivage et j'attendrai que la mer
+soit assez haute pour le faire flotter._ Il est vrai que je place
+mon' vaisseau bien haut, mais je ne crois pas l'avoir placé dans une
+position inaccessible.»]
+
+[Note 589: Ce trouble de M. Thiers a été constaté par tous les
+témoins. (Voir notamment les Mémoires de M. de Falloux et les Notes
+de M. Marie.) D'après M. de Falloux, M. Thiers était si ému qu'il
+demandait par quelle porte il pouvait sortir, quand il en avait
+une ouverte devant lui. Dans le récit qu'il a fait à M. Senior, M.
+Thiers ne peut nier son refus de rester à la Chambre et son départ
+précipité. Seulement, pour y donner une autre couleur, il se montre
+prononçant une sorte de malédiction contre cette Chambre «servile»
+et «corrompue», avec laquelle il «ne voulait plus avoir rien de
+commun». Il est, du reste, le premier à reconnaître que, s'il avait
+été présent à la séance, celle-ci aurait pu avoir un autre résultat;
+il s'excuse en disant qu'il croyait la duchesse d'Orléans partie pour
+Saint-Cloud avec le Roi.]
+
+Vers une heure, M. Sauzet, pressé par plusieurs députés, se décide,
+non sans quelque scrupule, à ouvrir la séance plus tôt qu'il
+n'était indiqué sur l'ordre du jour. Mais l'absence des ministres
+ne permet aucune délibération. Bien que le président l'ait fait
+avertir, M. Odilon Barrot ne paraît pas plus pressé de venir au
+Palais-Bourbon qu'il ne l'était naguère d'aller aux Tuileries. Après
+sa tentative infructueuse pour rejoindre la duchesse d'Orléans,
+il a repris le chemin du ministère de l'intérieur. M. de Corcelle
+l'a rencontré alors, au milieu d'individus affublés des dépouillés
+de l'armée, celui-ci portant une cuirasse, celui-là un bonnet à
+poil, plusieurs grimpés sur le siège de sa voiture. «Je ne sais
+comment me dégager, dit-il à M. de Corcelle; je n'ose aller en cette
+compagnie à la Chambre, car je la prendrais!» Il n'échappe à cette
+tourbe, en rentrant au ministère, que pour retomber sous la main
+des radicaux qui se sont autorisés de l'alliance contractée lors
+des banquets, pour se constituer, depuis le matin, ses conseillers
+et ses surveillants. Ils lui prêchent qu'il n'y a rien à faire avec
+une Chambre impopulaire et dont il a exigé la dissolution. Ils le
+poussent à regarder plutôt du côté de l'Hôtel de ville; l'un d'eux,
+M. Garnier-Pagès, accepte de s'y rendre en compagnie de MM. de
+Malleville et de Beaumont, pour y disposer les esprits en faveur de
+la régence; cet étrange ambassadeur, aussitôt arrivé à destination,
+fraternisera avec les pires révolutionnaires et proclamera la
+république. En attendant son retour, M. Barrot reste toujours à
+l'hôtel de la rue de Grenelle, ne sachant même pas ce qui se passe
+dans le reste de la ville, sans communication soit avec la duchesse
+d'Orléans, soit avec les commandants militaires, prêtant l'oreille
+à tous les avis, ne prenant aucun parti, et bornant son activité à
+télégraphier en province que «tout marche vers la conciliation».
+
+Tandis que le gouvernement néglige de se montrer au Palais-Bourbon,
+la république y a déjà ses envoyés. Ils viennent du _National_.
+Jusqu'à midi, dans les bureaux de ce journal, on n'allait pas au
+delà de l'abdication. Depuis, enhardi par la faiblesse du pouvoir,
+on s'est mis à parler de déchéance et de république. Une sorte de
+conciliabule, tenu dans le bureau de la rédaction, a décidé que
+la monarchie n'était plus possible, que la république s'imposait,
+et qu'il fallait constituer un gouvernement provisoire dont on a
+fixé ainsi la composition: MM. Dupont de l'Eure, François Arago,
+Marie, Garnier-Pagès, Ledru-Rollin, Odilon Barrot, Marrast. Quelques
+membres de la réunion, dont MM. Emmanuel Arago et Sarrans, ont reçu
+mission de se rendre immédiatement à la Chambre, d'y devancer les
+représentants de la régence et de signifier aux députés ce qu'on
+appelle le «décret du peuple»; ce peuple, c'est la coterie d'un
+journal qui n'a pas trois mille abonnés. Les délégués du _National_,
+escortés d'une bande assez nombreuse, traversent sans difficulté les
+troupes qui remplissent la place de la Concorde; ils reçoivent même
+en passant les confidences du général Bedeau qui se plaint de n'avoir
+pas d'ordre et leur demande naïvement de lui en faire parvenir;
+ils arrivent au Palais-Bourbon un peu avant la duchesse d'Orléans,
+pénètrent dans la salle des Pas perdus déjà envahie par une foule
+assez agitée, et y proclament hardiment l'objet de leur mission. M.
+Marie promet d'être leur interprète à la tribune. Ils ne cachent
+pas, du reste, leur prétention d'entrer eux-mêmes dans la salle des
+séances et d'y prendre la parole, toujours au nom du «peuple».
+
+Peu d'instants auparavant, d'autres républicains ont gagné à leur
+cause un concours plus considérable encore. MM. Bastide, Marrast,
+Hetzel et Bocage ont entraîné M. de Lamartine, dans un des bureaux
+de la Chambre; là, lui montrant d'un côté la république pour
+laquelle ils ne cachent pas leur préférence, de l'autre la régence
+à laquelle, en cas de nécessité, ils se disent prêts à se rallier,
+ils lui remettent le soin de choisir. M. de Lamartine, après avoir
+mis quelques minutes sa tête dans ses mains, se prononce pour la
+république. Ce n'était pas une surprise pour tous ses interlocuteurs;
+en effet, l'un d'eux, M. Bocage, de son métier acteur à l'Odéon,
+était venu trouver M. de Lamartine, quelques heures auparavant, au
+nom de ses amis de la _Réforme_, et lui avait dit: «Aidez-nous à
+faire la république, et nous vous y donnerons la première place.»
+Le marché, ainsi proposé, avait été accepté[590]. La détermination
+de M. de Lamartine n'étonnera pas beaucoup ceux qui ont suivi
+les évolutions amenées, depuis quelques années, dans ses idées
+politiques, par les déboires de sa vanité et surtout par l'inquiétude
+d'une imagination vaguement et immensément ambitieuse[591]. Ce
+qui commence en ce jour est la suite et comme la mise en action
+de l'_Histoire des Girondins_. Depuis longtemps, le poète rêvait
+de cet orage où il devait se jouer au milieu de la foudre; depuis
+longtemps, il attendait, il guettait cette grande crise qui ferait
+de lui l'arbitre des destinées de la France, en même temps qu'elle
+humilierait tous ceux qui n'avaient pas pris au sérieux ses
+prétentions politiques. L'occasion se présente, il la saisit. Il se
+jette et jette avec lui son pays dans cet inconnu formidable, moins
+en tribun factieux qu'en acteur curieux d'un rôle tragique, sans
+conviction sérieuse, mais sans hésitation, sans passion profonde,
+mais sans remords, sans haine, mais sans pitié.
+
+[Note 590: Ce fait a été expressément confirmé à M. Duvergier de
+Hauranne par M. Marc Dufraisse, qui le tenait de M. Bocage. (_Notes
+inédites de M. Duvergier de Hauranne._)]
+
+[Note 591: Voir plus haut, t. V, ch. III, § III, et t. VII, ch. I, §
+VI.]
+
+Ainsi, dans cette Chambre où la duchesse d'Orléans se flatte de
+trouver un point d'appui pour le trône de son fils, rien n'a été
+préparé par ses amis; ses ennemis, au contraire, ont creusé et
+chargé la mine par laquelle ils espèrent faire tout sauter. Pauvre
+princesse! Que n'est-elle plutôt à rouler dans la direction de
+Saint-Cloud ou du Mont-Valérien, assise avec ses enfants sur un
+caisson d'artillerie!
+
+
+XIII
+
+Il est une heure et demie, quand la duchesse d'Orléans entre dans
+la Chambre, tenant par la main ses deux fils, suivie de plusieurs
+officiers et gardes nationaux. Elle est vêtue de deuil, et son voile
+à demi relevé laisse voir sa figure pâle et ses yeux rougis par les
+larmes. L'assemblée, attendrie par ce spectacle, se lève et pousse
+des acclamations répétées: «Vive la duchesse d'Orléans! vive le
+comte de Paris! vive le Roi! vive la Régente!» Presque aucun cri
+discordant ne se fait entendre. La princesse et ses enfants prennent
+place sur des sièges que le président fait disposer en hâte dans
+l'hémicycle, au pied de la tribune. Presque aussitôt après, arrive le
+duc de Nemours qui s'est frayé, non sans peine, un chemin à travers
+la foule obstruant déjà toutes les issues. Il presse vainement la
+duchesse d'Orléans de s'en aller. La voyant résolue à rester, il
+demeure auprès d'elle pour la protéger et pour partager ses périls.
+En même temps que la princesse et son escorte, beaucoup de personnes
+étrangères à la Chambre ont pénétré dans la salle, entre autres les
+délégués du _National_. C'est le commencement d'une invasion qui ne
+pourra que grossir. Si donc l'on veut faire quelque chose, il faut
+aller très vite, profiter de l'attendrissement du premier moment, ne
+pas laisser aux envahisseurs le temps de recevoir des renforts et
+d'agir.
+
+Le président du conseil, M. Odilon Barrot, auquel il appartiendrait
+de prendre l'initiative, est toujours absent. À son défaut, M.
+Dupin, pressé par plusieurs députés, monte à la tribune, annonce
+l'abdication, la régence, et demande que la Chambre «fasse inscrire
+au procès-verbal les acclamations qui ont accompagné et salué le
+comte de Paris comme roi, et la duchesse d'Orléans comme régente».
+Le président, entrant dans cette idée, constate ces «acclamations
+unanimes». La grande majorité des députés approuve; mais des
+protestations s'élèvent, surtout dans la foule qui remplit les
+tribunes et les couloirs. Plus que jamais, il importe de se hâter.
+Les ennemis comprennent, au contraire, de quel intérêt il est
+pour eux de gagner du temps. M. Marie, complice des délégués du
+_National_, monte à la tribune. De sa place, M. de Lamartine, non
+moins empressé à exécuter les conditions de son marché, demande
+que la séance soit suspendue à raison de «la présence de l'auguste
+princesse». Par une étrange aberration, M. Sauzet, qui croit M.
+de Lamartine bien disposé, donne dans le panneau qu'il lui tend,
+et déclare que «la Chambre va suspendre sa séance, jusqu'à ce que
+madame la duchesse d'Orléans et le nouveau roi se soient retirés».
+De nombreuses réclamations éclatent sur les bancs des députés. La
+princesse se refuse à sortir; se tournant vers le président, elle lui
+dit avec dignité: «Monsieur, ceci est une séance royale!» Aux amis
+effrayés pour sa vie qui l'engagent à partir, elle répond avec un
+sourire triste: «Si je sors d'ici, mon fils n'y rentrera pas.» Elle
+demeure donc, immobile, calme, au milieu de la foule qui l'enveloppe
+de plus en plus. Par instants seulement, quand son fils, plus
+violemment pressé, se serre instinctivement contre elle, une angoisse
+rapide passe sur son visage; elle se penche vers l'enfant, mais,
+aussitôt après, se redresse et reprend son expression de douceur
+résolue. Le duc de Nemours ne quitte pas des yeux sa belle-soeur et
+ses neveux; un député est venu l'avertir qu'on en veut à sa vie;
+tout entier à son rôle de protecteur, il ne s'inquiète pas de ce qui
+le menace personnellement. M. Marie est toujours à la tribune, sans
+pouvoir parler. Le général Oudinot parvient à se faire entendre.
+«Si la princesse, s'écrie-t-il, désire se retirer, que les issues
+soient ouvertes, que nos respects l'entourent... Accompagnons-la
+où elle veut aller. Si elle demande à rester dans cette enceinte,
+qu'elle reste, et elle aura raison, car elle sera protégée par notre
+dévouement.» Le président s'obstine et invite de nouveau «toutes les
+personnes étrangères à la Chambre à se retirer de l'enceinte». Le
+tumulte redouble. La situation devient intenable dans l'hémicycle,
+pour la duchesse d'Orléans et ses enfants, littéralement étouffés et
+écrasés par la foule. Précédée du duc de Nemours et suivie des jeunes
+princes, la duchesse gravit les degrés de la salle par le couloir du
+centre. Est-ce donc qu'elle se décide à s'en aller? Non; arrivée aux
+bancs supérieurs du centre gauche, elle s'y assoit, aux acclamations
+de la Chambre presque entière.
+
+M. Sauzet n'insiste plus pour la sortie de la princesse. Mais un
+temps précieux a été perdu, pendant lequel le nombre des intrus a
+augmenté dans les couloirs et l'hémicycle. Ce n'est pas encore une
+invasion de vive force et en masse; c'est une sorte d'infiltration
+continue. Comprendra-t-on enfin la nécessité de conclure? Le
+président annonce que la Chambre va «délibérer». M. Marie, qui est
+à la tribune depuis longtemps, prend la parole; il objecte aux
+partisans de la duchesse d'Orléans la loi qui attribue la régence
+au duc de Nemours; scrupule étrange chez un homme qui, à ce même
+moment, fait une oeuvre ouvertement révolutionnaire; il conclut,
+sans nommer la république, en demandant l'organisation immédiate
+d'un gouvernement provisoire. Le président et la majorité, qui, au
+milieu de ce brouhaha, n'ont visiblement plus possession entière de
+leurs esprits, ne protestent pas contre une discussion qui suppose
+le gouvernement vacant. Encouragé par cette tolérance, M. Crémieux
+appuie la proposition de M. Marie[592].
+
+[Note 592: M. Crémieux ne mérite certes pas d'occuper longtemps
+l'histoire. Toutefois, c'est un singulier rôle que celui de cet
+homme qui, le matin, se proclamant hautement dynastique, s'improvise
+à plusieurs reprises conseiller du Roi, véritable mouche du coche
+dans lequel est emporté la monarchie; qui se propose ensuite comme
+le conseiller de la régence, au point d'apporter à la duchesse
+d'Orléans, griffonné sur un chiffon de papier, un projet de discours
+qu'elle ne lui avait certes pas demandé; qui, aussitôt après, se
+prononce pour le gouvernement provisoire et la république. Il est
+vrai que, quand on lui demandera de lire la liste des membres de
+ce gouvernement provisoire, il répondra: «Je ne puis pas la lire,
+mon nom n'y est pas.» Il finira par l'y faire mettre, sinon par l'y
+mettre lui-même. Ce n'est pas la moindre humiliation de ces jours
+de révolution, de voir l'influence qu'ils permettent à de tels
+personnages de prendre sur les destinées du pays.]
+
+Cependant M. Odilon Barrot, informé de la présence de la duchesse
+d'Orléans au Palais-Bourbon, s'est enfin décidé à y venir. À peine
+paraît-il qu'il est entraîné dans un bureau par les délégués du
+_National_; ceux-ci lui offrent une place dans le gouvernement
+provisoire, à condition qu'il abandonne la régence; il refuse avec
+indignation, s'arrache aux bras qui veulent le retenir, et rentre
+dans la salle. Des voix nombreuses l'appellent à la tribune. Après
+quelques généralités sur le mal de la guerre civile: «Notre devoir,
+dit-il, est tout tracé. Il a heureusement cette simplicité qui saisit
+une nation. Il s'adresse à ce qu'il y a de plus généreux et de plus
+intime: à son courage et à son honneur. La couronne de Juillet
+repose sur la tête d'un enfant et d'une femme.» À ces paroles bien
+inspirées et bien dites, la grande majorité des députés répond par
+des acclamations. La duchesse d'Orléans et, sur son indication, le
+comte de Paris se lèvent et saluent. Puis, presque aussitôt, la
+princesse fait signe qu'elle veut parler. «Messieurs, dit-elle avec
+fermeté, je suis venue avec ce que j'ai de plus cher au monde...»
+Sa voix ne parvient pas à dominer le tumulte. Vainement quelques
+députés crient-ils: «Laissez parler madame la duchesse!» D'autres,
+qui ne se rendent pas compte de ce qui se passe ou qui redoutent
+cette intervention, crient: «Continuez, monsieur Barrot!» Et M.
+Barrot continue, ajoutant ainsi le son de sa parole à tous les
+bruits qui étouffent la voix de la princesse. Ne s'est-il donc pas
+aperçu qu'elle voulait parler, ou a-t-il cru qu'il dirait mieux
+ce qui convenait? La duchesse d'Orléans, restée un instant debout
+dans l'attitude résolue de quelqu'un qui veut haranguer une foule,
+retombe accablée sur son banc. Que serait-il arrivé si elle avait pu
+se faire entendre? Elle eût certainement trouvé dans son coeur de
+princesse et de mère des accents inconnus aux avocats parlementaires.
+Eussent-ils suffi à rétablir une fortune déjà si compromise? En
+tout cas, l'occasion, une fois perdue, ne pourra plus se retrouver.
+La princesse le sent: aussi est-ce pour elle l'instant le plus
+douloureux. Depuis le départ du Roi, gardant, en dépit de tout, une
+certaine confiance dans sa popularité personnelle, se sentant l'âme
+et le courage d'une Marie-Thérèse, elle a été soutenue par l'espoir
+de se rencontrer face à face avec le peuple, de lui en imposer par
+son attitude, par sa parole, et de redresser ainsi à elle seule le
+trône à demi abattu de son fils. C'est pour cela que, tout à l'heure,
+elle était prête à aller à l'Hôtel de ville et que, malgré le duc de
+Nemours, elle a voulu venir à la Chambre. Cet espoir s'écroule.
+
+La fin du discours de M. Odilon Barrot ne vaut pas le début. La
+pensée s'amollit en se délayant. Les phrases se suivent, sans agir
+sur les auditeurs. Et puis, au bout, pas un acte, pas une initiative.
+Pour toute conclusion, la menace de donner sa démission si l'on
+n'adopte pas son avis. Il faut certes la naïveté de M. Barrot pour
+s'imaginer qu'on arrête une révolution en posant la question de
+cabinet. Le ministre n'ayant fait aucune proposition par laquelle
+on puisse clore le débat, celui-ci se prolonge. La parole est aux
+vaincus de 1830 qui voient, avec une joie cruelle, leurs vainqueurs
+aux prises à leur tour avec la révolution. «Messieurs, s'écrie M.
+de la Rochejacquelein, il appartient peut-être à ceux qui, dans le
+passé, ont toujours servi les rois, de parler maintenant du peuple.
+Aujourd'hui, vous n'êtes rien ici; vous n'êtes plus rien... Il faut
+convoquer la nation, et alors...» À ce moment, comme pour répondre à
+cet appel, la porte de gauche, frappée violemment à coups de crosse,
+cède et livre passage à une foule d'hommes armés, gardes nationaux,
+ouvriers, étudiants, portant des drapeaux et criant: «À bas la
+régence! La déchéance!» Le flot tumultueux remplit l'hémicycle et
+déborde sur les premiers gradins. Les députés refoulés se serrent
+sur les bancs supérieurs. Le président se couvre et déclare «qu'il
+n'y a point de séance en ce moment», mais il reste à son fauteuil.
+La duchesse d'Orléans est toujours à sa place, le duc de Nemours à
+côté d'elle[593]. M. Odilon Barrot est immobile, les bras croisés,
+au pied de la tribune d'où les envahisseurs proclament que le peuple
+a repris sa souveraineté. L'un d'eux annonce que «le trône vient
+d'être brisé aux Tuileries et jeté par les fenêtres». M. de la
+Rochejacquelein, s'adressant à l'un des chefs, lui dit: «Nous allons
+droit à la république.--Quel mal y a-t-il à cela?--Aucun, reprend M.
+de la Rochejacquelein; tant pis pour eux, ils ne l'auront pas volé.»
+Enfin, M. Ledru-Rollin parvient à prendre la parole. Au nom du peuple
+dont il salue les représentants dans les envahisseurs, il dénie à la
+Chambre le droit de constituer une régence. M. Berryer trouve qu'il
+ne va pas assez vite. «Pressez la question, lui crie-t-il; concluez;
+un gouvernement provisoire!» M. Ledru-Rollin se décide à finir en
+réclamant un gouvernement provisoire nommé par le peuple, non par la
+Chambre.
+
+[Note 593: Le _Moniteur_, si complet et si exact sur cette séance, se
+trompe, quand il dit que la princesse est partie au moment de cette
+invasion.]
+
+Voici M. de Lamartine à la tribune. Il est salué par des
+applaudissements. Cette ovation rend quelque espoir aux partisans de
+la duchesse d'Orléans qui ignorent l'engagement pris par l'orateur
+envers les républicains, et qui se rappellent qu'en 1842, il s'était
+prononcé avec éclat pour la régence féminine. Ils veulent voir en
+lui l'homme capable de charmer, de toucher, de dompter cette foule.
+La cause à défendre ne semble-t-elle pas faite pour le séduire? Du
+haut de la tribune, il peut voir les deux clients qui s'offrent à son
+éloquence: à ses pieds, l'émeute grouillante, hurlante, menaçante,
+qui cherche à étouffer par la force la libre délibération des élus
+du pays; en face de lui, immobile et digne, une princesse en larmes,
+une mère en deuil, qui, son enfant à la main, est venue se confier à
+la représentation nationale; d'un côté, la violence dans ce qu'elle
+a de plus cynique et de plus hideux; de l'autre, le droit sous sa
+forme la plus touchante. Comment supposer qu'un poète, d'âme tendre
+et délicate, d'inspiration chevaleresque, puisse un moment hésiter?
+Son imagination rêvait un beau rôle: où en trouver un plus beau et
+qui convienne mieux à son talent? En effet, les premières paroles de
+l'orateur semblent un appel à la pitié en faveur «d'une princesse se
+défendant avec son fils innocent, et venant se jeter du milieu d'un
+palais désert au milieu de la représentation du peuple». L'émeute,
+surprise, murmure et ébauche des gestes de menace. Quelques amis de
+la princesse se retournent vers elle, avec une lueur d'espoir dans le
+regard; mais elle leur répond par un sourire triste, indiquant d'un
+léger signe du doigt qu'elle n'a pas leur illusion. M. de Lamartine
+ne laisse pas longtemps l'auditoire dans l'incertitude; il ajoute
+que, «s'il partage l'émotion qu'inspire ce spectacle attendrissant
+des plus grandes catastrophes humaines, il n'a pas partagé moins
+vivement le respect pour le peuple glorieux qui combat depuis trois
+jours afin de redresser un gouvernement perfide». Un frémissement
+douloureux parcourt les rangs des amis de la monarchie, tandis que
+l'émeute, rassurée, applaudit. L'orateur continue en contestant la
+portée des «acclamations» sur lesquelles on a prétendu fonder la
+régence, et, «du droit de la paix publique, du droit du sang qui
+coule», il demande que «l'on constitue à l'instant un gouvernement
+provisoire».
+
+Ce «peuple», que l'orateur flatte si misérablement, ne va pas
+lui laisser finir son discours. Les portes, de nouveau forcées,
+vomissent une seconde invasion plus hideuse encore que la première.
+Les émeutiers se précipitent à la fois par les tribunes et par les
+entrées du bas, ivres de violence et de vin, vêtements déchirés,
+chemise ouverte, bras nus, brandissant leurs armes, hurlant: «À
+bas la Chambre! Pas de députés! À la porte les corrompus! Vive la
+république!» L'un d'eux, d'une main mal assurée, ajuste son fusil
+dans la direction du bureau. «Ne tirez pas, ne tirez pas, lui
+crie-t-on; c'est Lamartine qui parle!» Ses voisins parviennent
+enfin à relever son arme. «Président des corrompus, va-t'en!» dit
+un insurgé en arrachant le chapeau de M. Sauzet, qui disparaît, non
+sans déclarer la séance levée. Les députés épouvantés s'échappent par
+toutes les issues. Le groupe royal n'a plus autour de lui qu'un petit
+nombre d'amis. Des insurgés, qui ont fini par le découvrir, braquent
+leurs fusils de ce côté. La duchesse d'Orléans ne se trouble pas; le
+duc de Nemours est toujours auprès d'elle. Leurs amis les entraînent
+par un corridor étroit et obscur que la foule obstrue. Séparée
+violemment de ses deux fils, la princesse pousse des cris déchirants:
+«Mes enfants! mes enfants!» Au bout de quelques instants, le comte de
+Paris, porté ou plutôt lancé de bras en bras, parvient à l'extrémité
+du corridor; on le fait sortir par une fenêtre, et il rejoint sa
+mère dans l'hôtel de la Présidence. Peu après, on apprend que le
+duc de Chartres, un moment renversé sous les pieds de la foule, a
+été relevé et se trouve en sûreté dans l'appartement d'un huissier.
+Impossible de rester à la Présidence, qui va être probablement
+envahie. On décide de se réfugier à l'hôtel des Invalides, qui est à
+peu de distance. Une voiture se trouve dans la cour; la princesse y
+monte avec le comte de Paris et quelques fidèles. Pendant ce temps,
+le duc de Nemours a été entraîné par des amis qui le savent plus
+menacé que tout autre; ils lui font revêtir un costume de garde
+national. Insoucieux de son propre péril, il ne songe qu'à celui de
+sa belle-soeur, et se hâte de la rejoindre aux Invalides.
+
+Désormais, dans la salle du Palais-Bourbon, il n'y a plus de Chambre:
+ce n'est qu'un club, et quel club! À peine une douzaine de députés
+républicains sont-ils restés au milieu des envahisseurs en armes qui
+remplissent l'enceinte. M. de Lamartine est toujours à la tribune,
+et M. Dupont de l'Eure a été porté au fauteuil. Au milieu du tapage,
+M. de Lamartine parvient, non sans peine, à faire comprendre qu'on
+va soumettre au «peuple» la liste des membres du gouvernement
+provisoire. Plusieurs noms sont jetés à la foulé. C'est ce que M.
+Dupin a pu appeler «une nomination à la criée». Pourquoi tels noms
+plutôt que tels autres? Pour cette seule raison que la coterie du
+_National_ a eu l'idée de les inscrire sur sa liste. Au milieu des
+acclamations, des huées, des apostrophes diverses qui se croisent,
+il est difficile de savoir d'une façon précise qui a été admis, et
+même souvent qui a été proposé. Les noms qui semblent surnager sont
+ceux de Lamartine, Arago, Dupont de l'Eure, Ledru-Rollin, Marie. Pour
+mettre un terme à cette scène de confusion tumultueuse, l'acteur
+Bocage s'écrie: «À l'Hôtel de ville! Lamartine en tête!» L'appel est
+entendu: une partie de la foule sort avec Lamartine et Dupont de
+l'Eure. Une autre partie est demeurée dans la salle. M. Ledru-Rollin,
+jaloux sans doute du rôle joué par M. de Lamartine, a pris possession
+de la tribune. Sous le prétexte qu'un «gouvernement ne peut se nommer
+à la légère», il recommence la «criée», ajoutant à la liste première
+les noms de MM. Crémieux et Garnier-Pagès, qui ne laissent pas que de
+soulever quelques protestations. Cela fait, il part à son tour pour
+rejoindre Lamartine à l'Hôtel de ville. Le peuple se décide alors
+à évacuer la salle, non sans avoir percé de balles le portrait de
+Louis-Philippe dans le tableau qui est au-dessus du bureau et qui
+représente la prestation du serment en 1830. Il est alors environ
+quatre heures du soir.
+
+
+XIV
+
+D'où venaient les bandes qui, par deux fois, ont envahi la Chambre,
+et qui se sont trouvées subitement exercer le pouvoir constituant?
+Comment ont-elles pu arriver au Palais-Bourbon et y pénétrer? Pour
+répondre à cette question, il nous faut revenir un peu en arrière.
+
+À peine le palais des Tuileries avait-il été évacué par le duc
+de Nemours, que les émeutiers s'en étaient emparés. Les premiers
+arrivés, surpris d'être entrés si facilement, s'étaient répandus
+dans les appartements, curieux, gouailleurs, gamins, sans se livrer
+à de trop grands excès. À peu près au même moment, le combat qui
+durait depuis deux heures sur la place du Palais-Royal, prenait
+fin: les assaillants ayant mis le feu à des matières incendiaires
+accumulées devant le corps de garde du Château d'eau, la petite
+garnison, dont le quart était tué ou blessé, avait été contrainte de
+capituler. Les vainqueurs alors se divisèrent: tandis qu'une partie
+saccageait le Palais-Royal, détruisant, brûlant les meubles, les
+objets d'art, s'enivrant dans les caves, les autres se précipitèrent
+vers les Tuileries et, dans la joie de leur triomphe, y commencèrent
+une saturnale dévastatrice qui devait se prolonger jusqu'à la nuit.
+Cependant, parmi les insurgés qui, de tous les points de la ville,
+affluaient vers la demeure royale, quelques-uns se rendaient compte
+qu'avant de fêter la victoire, il fallait la compléter; informés de
+la présence de la duchesse d'Orléans à la Chambre des députés, ils
+résolurent d'y porter aussitôt l'attaque. Sous leur impulsion, des
+bandes, formées de gardes nationaux et de gens du peuple, quittèrent
+les Tuileries et se dirigèrent, par les deux quais ou par le jardin,
+vers le Palais-Bourbon. Des masses assez considérables d'infanterie,
+de cavalerie, d'artillerie occupaient la place de la Concorde, le
+pont et les abords de la Chambre; il leur eût été facile de barrer
+le chemin aux émeutiers qui étaient peu nombreux, mal armés, et
+plus préparés à crier qu'à se battre. Elles les laissèrent passer,
+sans faire un mouvement. La bande qui arriva la première devant les
+grilles du Palais-Bourbon les trouva fermées; le général Gourgaud
+essaya de l'arrêter par ses objurgations; sa résistance, que n'appuya
+aucune démonstration armée, ne contint pas longtemps les assaillants.
+Ce fut le seul effort tenté pour protéger la représentation nationale.
+
+On a dit, pour excuser les commandants militaires, qu'ils n'avaient
+pas d'ordre. L'excuse ne serait pas suffisante, et, en fait, elle
+n'est pas fondée. J'ai dit déjà quelles instructions le duc de
+Nemours, avant de pénétrer dans le Palais-Bourbon, avait données
+au général Ruhlières, investi du commandement supérieur[594]. Le
+prince ne s'en tint pas là. De l'intérieur de la salle, il envoya
+plusieurs officiers de sa suite, dont le capitaine Bro[595], au
+général Ruhlières, afin de lui renouveler l'ordre «de faire tout au
+monde pour couvrir la Chambre des députés du côté de la Seine et de
+la place du Palais-Bourbon, et de protéger à tout prix et par tous
+les moyens possibles la liberté de la discussion jusqu'à la fin de
+la séance, en arrêtant les bandes armées qui voudraient se porter
+sur la Chambre». M. Bro a raconté lui-même que le général, après
+avoir écouté cet ordre, le prit par le bras et, l'amenant à hauteur
+de l'obélisque, lui montra le château: «Regardez! lui dit-il, vous
+voyez que les Tuileries sont envahies par le peuple... Voilà des
+bandes qui descendent dans le jardin. Pareille chose va avoir lieu
+du côté du quai. Retournez auprès du duc de Nemours; vous lui direz
+que si dans un quart d'heure ou vingt minutes la duchesse d'Orléans
+et le comte de Paris ne sont pas hors de la Chambre, je ne réponds
+plus de rien.» Au reçu de cette réponse, le duc de Nemours prescrivit
+au capitaine Bro de retourner au galop auprès du général Ruhlières
+et de lui réitérer l'ordre «de défendre la Chambre à tout prix, de
+faire tout au monde pour la couvrir de tous les côtés»; il ajouta
+«que le salut du pays en dépendait». Le duc dit encore: «Prévenez le
+général Bedeau de cet ordre.» Rencontrant ce dernier au sortir du
+palais, le capitaine Bro lui fit la commission dont il était chargé;
+le général objecta que les troupes qui étaient là ne se trouvaient
+pas sous son commandement. Le capitaine courut ensuite au plus vite
+auprès du général Ruhlières, qui lui dit avec une sorte de colère:
+«Cette fois-ci, ce n'est pas au duc de Nemours que vous porterez ma
+réponse, mais à la duchesse d'Orléans. Vous lui déclarerez que si
+dans dix minutes, un quart d'heure au plus, elle n'est pas sortie
+de la Chambre, je ne réponds plus de rien.» Vers le même moment, le
+général Bedeau envoyait le capitaine Fabar à la recherche de M.
+Barrot, pour lui demander si l'ordre d'éviter toute collision tenait
+toujours. M. Fabar, ne pouvant joindre M. Barrot, pria un député
+qu'il ne connaissait pas de transmettre au ministre la demande du
+général. Ce député, qui se trouvait être M. Courtais, prit sur lui
+de répondre que «les ordres étaient maintenus, et que les troupes
+devaient s'abstenir de toute intervention». Le général Bedeau renvoya
+alors M. Fabar à la Chambre, pour aviser la duchesse d'Orléans de
+cette situation et l'inviter à se retirer au plus vite avec les
+troupes[596].
+
+[Note 594: Voir plus haut, p. 501.]
+
+[Note 595: Le capitaine Bro est l'auteur du _Journal d'un officier
+de service aux Tuileries_, publié dans les _Mémoires secrets et
+témoignages authentiques_ de M. DE MARNAY.]
+
+[Note 596: Dans les polémiques rétrospectives auxquelles ont
+donné lieu ces douloureux événements, on a mis aussi en cause la
+responsabilité de M. Sauzet. On lui a reproché de n'avoir pas, en
+sa qualité de président, mis en demeure les généraux de défendre la
+Chambre, ainsi que plusieurs députés l'avaient pressé de le faire. M.
+Sauzet a répondu qu'il n'avait pas le droit de requérir les troupes,
+qu'il ne pouvait que signaler le péril au gouvernement, et qu'il
+l'avait fait sans rien obtenir.]
+
+De toutes les défaillances de cette journée, aucune ne montre mieux
+à quel point les meilleurs esprits étaient troublés, les plus fermes
+caractères ébranlés. Le général Ruhlières était un très vigoureux
+vétéran des guerres impériales, le général Bedeau un des premiers
+entre les «Africains»; et cependant, ayant plusieurs milliers de
+soldats sous leurs ordres, ils se sont sentis incapables de défendre,
+contre l'invasion de quelques centaines d'insurgés, l'enceinte
+législative que le duc de Nemours leur avait prescrit de protéger et
+où ils savaient que la duchesse d'Orléans jouait la dernière partie
+de la monarchie. C'est qu'en réalité, depuis qu'on l'avait fait
+reculer devant l'émeute, en lui donnant pour instruction d'éviter
+toute collision, l'armée n'existait plus[597].
+
+[Note 597: M. Nisard, traversant, peu auparavant, la place de la
+Concorde, pour se rendre à la Chambre, avait vu un officier de
+cavalerie recevoir une pierre envoyée par un émeutier de quinze à
+seize ans, sans faire un mouvement. «Comment, lui avait-il dit,
+vous laissez-vous lapider par un gamin?--Que voulez-vous? répondit
+l'officier, nous n'avons pas d'ordres.»]
+
+Quand les envahisseurs, auxquels on avait si bénévolement livré
+passage, eurent accompli leur oeuvre dans la Chambre, que la duchesse
+d'Orléans fut en fuite et le gouvernement provisoire proclamé, des
+partisans de la révolution victorieuse vinrent faire observer aux
+généraux que le maintien des troupes sur la place de la Concorde et
+autour du Palais-Bourbon n'avait plus de raison d'être, et ils les
+pressèrent de les congédier. Les généraux se rendirent à cet avis et
+donnèrent l'ordre aux divers corps de retourner à leurs quartiers.
+Cette retraite ne put même pas s'opérer en bon ordre. Plusieurs
+détachements, enveloppés et pénétrés par la foule, furent rompus et
+désarmés.
+
+À peu près au même moment, des scènes analogues se produisirent
+partout où des troupes se trouvaient encore réunies. Ce fut au
+Panthéon, occupé par la colonne du général Renault, que les choses se
+passèrent le moins mal. Ce général, dont les communications étaient
+coupées depuis le matin, avait massé ses soldats derrière les grilles
+du monument, pour éviter le contact avec la foule, et faisait assez
+bonne contenance. Aux médiateurs officieux qui le pressaient de se
+retirer, il répondait ne pouvoir abandonner sans ordre la position
+qui lui était confiée. Vers deux heures, cependant, informé de la
+situation générale, il céda. Formées en colonnes serrées, ses troupes
+purent être ramenées dans les casernes du voisinage. Mais bientôt,
+malgré les protestations du général et des colonels invoquant
+l'honneur militaire, le peuple envahit les casernes et se fit livrer
+les armes.
+
+À la Préfecture de police se trouvaient douze à quinze cents hommes
+de troupes, dont quatre cents gardes municipaux, sous le commandement
+du général de Saint-Arnaud, qui, comme les autres chefs de corps,
+avait ordre d'éviter toute hostilité. Vers midi, pour soustraire
+ses soldats aux fraternisations populaires dont la colonne du
+général Sébastiani donnait, de l'autre côté de la Seine, le triste
+exemple, il avait fait évacuer tous les abords et s'était renfermé
+dans l'enceinte des bâtiments. Le peuple et les gardes nationaux
+enveloppèrent alors la Préfecture, menaçant de l'attaquer si elle
+ne leur était livrée. Les municipaux s'offraient à balayer les
+assaillants; mais ni le préfet de police, ni le général n'osaient le
+leur permettre. Après de longs pourparlers, M. Delessert consentit,
+vers trois heures, à livrer ses bureaux à la garde nationale, et
+s'en alla à la recherche du gouvernement, dont il n'avait plus aucune
+nouvelle. Le général de Saint-Arnaud traita alors de la retraite de
+ses troupes. Le peuple exigeait le désarmement des gardes municipaux:
+ces braves gens s'y refusaient; enfin, pressés par le général, ils
+cédèrent et brisèrent eux-mêmes avec rage leurs fusils et leurs
+sabres. Les troupes de ligne avaient conservé les leurs; mais
+plusieurs détachements, en se retirant, se les laissèrent prendre
+par la foule. Quant aux municipaux désarmés, ils furent divisés en
+deux pelotons: l'un d'eux parvint sans trop d'encombre à la mairie du
+11e arrondissement, où il fut dissous; l'autre, sorti avec d'autres
+troupes sous la conduite du général de Saint-Arnaud, fut lâchement
+fusillé par une bande d'émeutiers sur le quai de Gèvres; les hommes
+s'enfuirent et se dispersèrent, non sans laisser quelques-uns des
+leurs sur le pavé. Le général, renversé de son cheval, assailli par
+une foule furieuse, dut chercher un refuge à l'Hôtel de ville.
+
+Sauf les troupes demeurées à l'École militaire qui se trouvait
+jusqu'à présent hors du cercle d'action de l'émeute, l'armée de Paris
+était dissoute. Le gouvernement n'avait plus aucune force sous la
+main. Du gouvernement lui-même que restait-il? Après l'envahissement
+de la Chambre, M. Odilon Barrot est retourné au ministère de
+l'intérieur, suivi de quelques amis; il voulait tenter, avec la garde
+nationale, un dernier effort en faveur de la régence. Il écrit dans
+ce sens à plusieurs maires, notamment à celui du 2e arrondissement,
+M. Berger, sur lequel il comptait d'une façon toute particulière, et
+dont l'élection récente à la Chambre des députés avait été regardée
+comme un triomphe de la gauche dynastique. En même temps, le général
+de La Moricière, qui vient de retrouver sa liberté, toujours plein
+d'ardeur malgré sa blessure, court à la 10e et à la 11e légion.
+Tout échoue; M. Berger répond «qu'il ne reconnaît plus d'autre
+gouvernement que celui de l'Hôtel de ville». En même temps, deux
+anciens alliés de M. Barrot dans la campagne des banquets, MM. Marie
+et Carnot, arrivent au ministère de l'intérieur pour en prendre
+possession et annoncer la révolution aux départements. M. Barrot
+repousse honnêtement les nouvelles offres qu'ils lui font d'entrer
+dans le gouvernement provisoire. Triste, abattu, voyant peut-être
+clair pour la première fois dans les conséquences de sa politique, il
+quitte ce ministère où il a eu quelques heures de popularité, mais
+pas une minute de pouvoir, et il se rend à l'hôtel des Invalides.
+
+La duchesse d'Orléans s'y trouve depuis qu'elle a quitté la Chambre
+des députés. À son arrivée, le gouverneur, le maréchal Molitor,
+malade, inquiet, ne lui a pas caché l'impossibilité où il était de
+la protéger. «N'importe, a-t-elle répondu, ce lieu est bon pour y
+mourir, si nous n'avons pas de lendemain; pour y rester, si nous
+pouvons nous y défendre.» Le duc de Nemours l'a bientôt rejointe.
+Tous deux se consultent avec leurs amis. Y a-t-il moyen de tenter un
+retour dans Paris? On envoie aux informations. La duchesse d'Orléans
+est prête aux résolutions les plus hardies. Mais les nouvelles qui
+arrivent sont absolument décourageantes; les émeutiers commencent à
+se douter que la princesse est aux Invalides, et il est question de
+venir l'y attaquer. «Y a-t-il quelqu'un ici, demande-t-elle, qui me
+conseille de rester? Tant qu'il y aura une personne, une seule qui
+sera d'avis de rester, je resterai. Je tiens à la vie de mon fils
+plus qu'à sa couronne; mais si sa vie est nécessaire à la France,
+il faut qu'un roi, même un roi de neuf ans, sache mourir.» Vers six
+heures, arrive M. Barrot, qui confirme les mauvaises nouvelles,
+conseille de quitter sans retard une retraite qui n'est plus sûre
+et engage la duchesse d'Orléans à se retirer à peu de distance de
+Paris, pour attendre les événements. Cédant à cet avis, elle quitte
+à pied l'hôtel des Invalides, au bras de M. de Mornay; le comte
+de Paris la suit à quelques pas, donnant la main à M. Jules de
+Lasteyrie; le duc de Nemours vient derrière, ne les perdant pas de
+vue. On s'arrête quelques instants rue de Monsieur, chez le comte de
+Montesquiou. Puis la duchesse et son fils montent en voiture avec M.
+de Mornay, pour gagner le château de Bligny, situé près de Limours.
+La dernière parole de la princesse à ses amis a été: «Sur un mot,
+demain ou dans dix ans, je reviens ici.» Le duc de Nemours, demeuré
+seul, sans asile, accepte l'hospitalité de M. Biesta, rue de Madame:
+il y va occuper la chambre où un républicain, M. Pagnerre, était venu
+chercher un abri la nuit précédente.
+
+
+XV
+
+La royauté de Juillet est donc bien définitivement vaincue. Et
+maintenant faut-il suivre les vainqueurs à l'Hôtel de ville? Faut-il
+les montrer se débattant au milieu de l'anarchie tumultueuse dont ils
+sont nés et qu'ils ne peuvent dominer? Faut-il raconter l'impudente
+usurpation par laquelle ils imposent à la France, qui n'y songeait
+guère et qui n'en voulait certainement pas, la république exigée par
+quelques braillards de la place de Grève? Non, ce serait commencer
+l'histoire d'un autre régime. La tâche que je me suis imposée prend
+fin avec la chute de la monarchie. Il suffira d'indiquer, à titre
+d'épilogue, ce que sont devenus, à la suite de cette catastrophe, les
+membres de la famille royale.
+
+La duchesse d'Orléans resta deux jours au château de Bligny. Ce fut
+seulement le samedi que son second fils, encore malade, lui fut
+ramené. M. de Mornay lui apporta, le même jour, un passeport pour
+l'Allemagne et l'avis de partir immédiatement. Elle ne s'y décida pas
+sans résistance. En franchissant la frontière, elle fondit en larmes.
+Comme M. de Mornay pleurait aussi: «Nos larmes sont bien différentes,
+lui dit-elle: vous pleurez de joie de nous avoir sauvés; je pleure de
+douleur de quitter la France, cette France sur qui j'appelle toutes
+les bénédictions du ciel. En quelque lieu que je meure, qu'elle
+sache bien que les derniers battements de mon coeur seront pour
+elle[598].» Le duc de Nemours, conduit par MM. Biesta et d'Aragon,
+qui le firent passer pour leur secrétaire, quitta Paris le 25 au
+soir, et s'embarqua à Boulogne dans la nuit du 26 au 27[599].
+
+[Note 598: Le 25 février, un légitimiste ardent, mais de caractère
+chevaleresque, le baron Hyde de Neuville, vint trouver le comte de
+Laubespin et lui déclara qu'il se mettait à la disposition de la
+duchesse d'Orléans pour l'aider à sortir de France: il avait préparé
+dix mille francs pour subvenir aux frais du voyage. Il pensait que
+sa notoriété légitimiste et son hostilité connue contre la famille
+d'Orléans couvriraient bien l'incognito de la princesse. M. de
+Laubespin fit connaître cette proposition à la comtesse d'Oraison.]
+
+[Note 599: En revenant à Paris, MM. Biesta et d'Aragon firent route
+avec le prince Louis Bonaparte, qui avait quitté l'Angleterre à la
+nouvelle de la révolution. Étrange retour des choses humaines: après
+le 4 septembre 1870, le prince impérial, débarquant à Douvres, se
+croisait et échangeait un salut avec le duc de Chartres qui partait
+pour la France, impatient de mettre au service de sa patrie envahie
+l'épée de Robert le Fort.]
+
+De toute la famille royale, Louis-Philippe et Marie-Amélie furent
+ceux qui parvinrent le plus difficilement à atteindre le sol
+étranger. Arrivés à Saint-Cloud vers deux heures, le 24 février, ils
+repartaient une heure après pour Trianon, et de là pour Dreux, où
+ils couchaient: la Reine avait tenu à passer par cette ville, pour
+prier sur la tombe de ses enfants. Croyant la régence établie, le Roi
+comptait se rendre au château d'Eu. Mais, le 25 au matin, il apprend
+que la régence a été, elle aussi, emportée par la révolution, et que
+la république est proclamée. Il décide alors de gagner incognito une
+petite maison, pour le moment inhabitée, sise sur la côte de Grâce,
+près Honfleur, et appartenant à M. de Perthuis, gendre du général
+Dumas: de là, il cherchera à s'embarquer pour l'Angleterre. Afin
+d'attirer moins l'attention, on se divise[600]. Tandis que le duc de
+Montpensier, la duchesse de Nemours et ses enfants se dirigent sur
+Granville et Jersey, le Roi et la Reine, sous le nom de M. et Mme
+Lebrun, accompagnés du général de Rumigny, prennent, dans une berline
+de louage, la route de Honfleur. Un peu avant Évreux, les fugitifs
+trouvent asile, durant quelques instants, dans la demeure d'un
+agent des forêts royales. Là, on juge plus prudent de modifier les
+conditions du voyage: le Roi monte dans un cabriolet avec un fermier,
+tandis que la Reine reste dans la berline. Ils roulent toute la
+nuit, sans cesse en crainte d'être reconnus, et arrivent, épuisés de
+fatigue, le 26 au matin, dans la maison de M. de Perthuis. Plusieurs
+jours sont employés sans succès à chercher un moyen de passer en
+Angleterre. On s'est d'abord adressé au capitaine de l'_Express_,
+paquebot anglais faisant le service du Havre à Southampton; mais il
+ne s'est pas cru autorisé à donner son concours. Des négociations
+ont été ensuite engagées pour la location d'un bateau de pêche à
+Trouville: le mauvais état de la mer et d'autres contretemps font
+échouer tous les projets. Le Roi, qui s'est rendu à Trouville, a
+été sur le point d'y être découvert et a dû s'en échapper de nuit.
+Chaque jour qui s'écoule rend la situation plus dangereuse; des
+personnes auxquelles il a fallu s'ouvrir, aucune n'a trahi; mais
+tant de démarches insolites éveillent les soupçons. Grands sont donc
+le découragement et l'angoisse dans la petite maison de la côte de
+Grâce, quand, le jeudi 2 mars, un étranger s'y présente: c'est le
+vice-consul de Grande-Bretagne au Havre qui vient, de la part de son
+gouvernement, mettre l'_Express_ à la disposition du Roi. Le soir
+venu, celui-ci se rend au Havre avec la Reine, et, sous la conduite
+du consul anglais, s'embarque immédiatement sur l'_Express_. À ce
+moment, un agent du port reconnaît le Roi, mais il n'est plus temps,
+le navire a démarré. Le 3 mars au matin, Louis-Philippe débarque à
+Newhaven; le 4, il s'installe au château de Claremont, où viennent
+le rejoindre tous ceux des siens qui l'ont précédé sur la terre
+d'Angleterre.
+
+[Note 600: Déjà, la veille au soir, à Trianon, le duc et la duchesse
+de Cobourg s'étaient séparés du Roi.]
+
+Deux de ses fils manquaient cependant à cette réunion: c'étaient le
+prince de Joinville et le duc d'Aumale. On sait qu'ils se trouvaient
+à Alger, au moment de la révolution. Ce ne fut pas, pendant quelques
+jours, le moindre souci du gouvernement provisoire, de savoir ce
+que feraient ces deux jeunes princes, vaillants, populaires, et
+dont l'un avait sous ses ordres, en Afrique, une armée de cent
+mille hommes. Les premières nouvelles annonçant les troubles
+de Paris, l'abdication du Roi, l'établissement de la régence,
+parvinrent à Alger le 27 février. Deux jours après, le 1er mars,
+on y apprenait l'établissement du gouvernement provisoire et la
+proclamation de la république. Enfin, le 2 mars, le duc d'Aumale
+était informé que, proscrit avec toute sa famille, il avait pour
+successeur au gouvernement de l'Algérie le général Cavaignac; en
+attendant l'arrivée de ce dernier, il devait remettre le commandement
+au général Changarnier. Le prince décida aussitôt de partir le
+lendemain. Dans le port, se trouvait l'aviso _le Solon_, qui
+avait été mis à sa disposition et à celle de son frère pour leurs
+promenades de plaisance. Le commandant de ce bâtiment, le capitaine
+Charles Jaurès, très dévoué aux princes, vint leur déclarer qu'il
+était prêt à les transporter où ils voudraient: ils demandèrent à
+être conduits en Angleterre. Avant de résigner ses fonctions, le duc
+d'Aumale, préoccupé avant tout des intérêts de la France, écrivit
+au nouveau ministre de la guerre, dont il ne savait même pas le
+nom, une lettre où il l'informait des concentrations de troupes
+qu'il avait préparées sur le littoral algérien en vue d'une guerre
+européenne[601]. «La France, ajoutait-il, peut compter sur son armée
+d'Afrique. Elle trouvera ici des troupes disciplinées, braves,
+aguerries... J'avais espéré partager leurs dangers et combattre avec
+elles pour la patrie... Cet honneur m'est enlevé; mais, du fond de
+l'exil, tous mes voeux seront pour la gloire et le bonheur de la
+France.» Le prince adressa aux colons et à l'armée deux proclamations
+inspirées des mêmes sentiments.
+
+[Note 601: Voir plus haut, p. 322.]
+
+Le 3 mars, au matin, le général Changarnier et, à sa suite, tous
+les fonctionnaires vinrent au palais du gouvernement saluer les
+princes. Ceux-ci se mirent en route pour le port. Le duc d'Aumale
+marchait en tête, après lui le prince de Joinville donnant le bras à
+la duchesse d'Aumale, enfin le général Changarnier avec la princesse
+de Joinville. Les troupes faisaient la haie et portaient les armes.
+Malgré la pluie froide qui tombait, les colons, les Arabes étaient
+venus en foule témoigner leur sympathie respectueuse et attristée.
+Le duc d'Aumale était obligé de s'arrêter, à chaque pas, pour serrer
+les mains qui lui étaient tendues. Parmi les officiers, les soldats,
+les habitants, beaucoup ne pouvaient retenir leurs larmes. Au moment
+où le cortège arriva sur le quai d'embarquement, l'artillerie de
+terre et de mer, par ordre exprès du général Changarnier, tira le
+salut royal. Les princesses laissèrent échapper leurs sanglots,
+en descendant dans le canot que, par un dernier hommage, on avait
+rempli de fleurs. Une demi-heure après, le _Solon_ s'éloignait dans
+la direction de Gibraltar. Il s'arrêta quelques jours à Cadix et
+à Lisbonne, puis débarqua les princes, le 21 mars, en Angleterre.
+Seuls de leur famille, ils avaient pu gagner la terre d'exil à visage
+découvert et sous pavillon français.
+
+
+XVI
+
+Ainsi a disparu cette monarchie qui, tout à l'heure encore, semblait
+si bien assise. Elle est tombée, sans que sa chute ait été préparée
+ou provoquée par quelque événement intérieur ou extérieur, tel que
+les ordonnances de Juillet en 1830 ou la défaite de Sedan en 1870.
+Elle a été vaincue, sans qu'il y ait eu bataille, car certes on ne
+peut donner ce nom aux échauffourées partielles qui, en trois jours,
+n'ont coûté la vie qu'à 72 soldats et 289 émeutiers. Un effet sans
+cause, a-t-on pu dire. Aucune histoire ne laisse une impression
+plus triste, et je ne vois pas quel parti y trouverait sujet de
+s'enorgueillir. Heures humiliantes et vraiment maudites, où les plus
+vives intelligences sont obscurcies, les plus fermes caractères
+ébranlés, les plus pures renommées ternies; où personne, pas plus
+dans un camp que dans l'autre, ne sait ce qu'il fait ni ne fait ce
+qu'il veut; où, chez les individus comme dans les masses, tout est
+aveuglement ou défaillance. Ces misères, je les ai mises à nu à
+mesure que je les rencontrais: je n'ai aucun goût à y revenir, pour
+en dresser le long catalogue et y trouver la preuve que presque tout
+le monde a failli. J'aimerais mieux pouvoir les couvrir par l'excuse
+du trouble général.
+
+Est-ce à dire qu'à mes yeux toutes les fautes soient égales? Non: il
+en est qui ont été plus néfastes que d'autres. Du côté du pouvoir,
+la faute capitale a été sans contredit le changement du ministère
+en pleine émeute. Tout ce qui a suivi--l'ordre de cesser la lutte
+armée, les défaillances des généraux et la démoralisation du
+soldat, l'absence de tout gouvernement, les Tuileries ouvertes aux
+conseillers les moins autorisés et les plus suspects, l'abdication,
+le désarroi de la Chambre, le libre passage laissé aux envahisseurs
+du Palais-Bourbon--n'a été que la conséquence logique, fatale, de
+cette première faute. Du côté adverse, également, il est facile
+de dire où sont les principaux coupables. Dans l'opposition
+parlementaire, il serait puéril de s'en prendre aux radicaux qui
+suivaient leur voie; les coupables sont les dynastiques qui, contre
+leurs convictions et leurs intérêts, sans la justification d'une
+grande cause à défendre, par impatience de renverser le ministère,
+ont contracté des alliances, employé des moyens d'attaque, provoqué
+des agitations, par lesquels la monarchie elle-même se trouvait
+mise en péril. Si, du Parlement, on descend dans la rue, ce n'est
+pas contre les tapageurs de profession qu'il faut s'indigner,--ils
+étaient dans leur rôle, et, d'ailleurs, livrés à eux-mêmes, ils
+n'eussent rien pu;--c'est contre cette garde nationale qui, par
+sottise encore plus que par passion, a protégé, enhardi l'émeute,
+découragé, désorganisé la défense. L'opposition dynastique avait
+préparé la révolution; la garde nationale l'a faite; aucune d'elles
+ne la prévoyait ni ne la voulait.
+
+D'ordinaire, toute révolution est suivie d'une période plus ou moins
+longue d'illusions. Après celle de février 1848, rien de pareil. Le
+sentiment qui domine dans le pays, c'est la consternation[602].
+On se soumet, sans doute, au fait accompli, avec une facilité et
+une promptitude qui prouvent combien l'habitude des changements de
+gouvernement a détruit tout point d'honneur de fidélité; mais on
+le fait tête basse, coeur serré; jamais victoire populaire n'a eu
+un lendemain plus morne, plus lugubre. Et ce n'est pas chez ceux
+que je signalais tout à l'heure comme les principaux auteurs de
+cette révolution,--dans l'opposition dynastique ou dans la garde
+nationale,--que cette tristesse et cette angoisse sont le moins
+visibles. Ils ont l'air penaud et désolé d'enfants ayant brisé par
+mégarde le jouet qu'ils maniaient trop rudement. Cette consternation
+si générale n'est-elle pas la manifestation la plus significative du
+regret--faut-il dire du remords--qu'éveillait chez tous la chute de
+la monarchie?
+
+[Note 602: On peut invoquer à ce propos le témoignage peu suspect de
+deux membres du gouvernement provisoire. M. Louis Blanc a écrit que
+«les départements avaient appris l'avènement de la république avec
+une sorte de stupeur». M. de Lamartine, parlant des premiers jours
+qui ont suivi la révolution, leur a reconnu «un caractère de trouble,
+de doute, d'horreur et d'effroi qui ne se présenta peut-être jamais
+au même degré dans l'histoire des hommes».]
+
+J'ose dire qu'avec le temps ce regret ne s'est pas affaibli. Non,
+sans doute, qu'on ait cessé d'apercevoir, à distance, ce qui pouvait
+manquer à la monarchie de Juillet,--et l'on me rendra cette justice
+que, pour ma part, je n'ai cherché à voiler aucune de ses faiblesses
+organiques ou de ses fautes de conduite;--non surtout que personne
+puisse aujourd'hui songer à restaurer de toutes pièces un régime qui
+ne s'adapterait plus à un état social radicalement changé; mais,
+mieux que jamais, on se rend compte que ces dix-huit années ont
+été, pour la France, une époque heureuse et honorable, époque de
+scrupuleuse légalité, de liberté sage, de prospérité économique, de
+diplomatie habile et prudente. Il ne se trouve plus personne pour
+prendre au sérieux les déclamations de l'opposition d'alors sur le
+pouvoir personnel de Louis-Philippe ou sur les humiliations de sa
+politique étrangère; n'a-t-on pas vu depuis ce que sont un vrai
+pouvoir personnel et une réelle humiliation extérieure? Quant aux
+maladies sociales ou morales dont le pays avait, en effet, souffert
+sous la monarchie de Juillet, on ne voit pas qu'elles aient été
+guéries sous les régimes suivants; elles ont été plutôt aggravées.
+De même, des grands problèmes qu'on reproche au gouvernement du roi
+Louis-Philippe de n'avoir pas su résoudre, on cherche vainement quel
+est celui dont ses successeurs se sont tirés plus heureusement.
+On critiquait le «parlementarisme» d'alors; préfère-t-on celui
+d'aujourd'hui? On blâmait le régime censitaire de n'avoir pas fait à
+la démocratie sa part; estime-t-on qu'on soit mieux fixé maintenant
+sur ce que doit être cette part, et a-t-on beaucoup gagné à se
+précipiter à l'aveugle dans la voie où, avant 1848, on s'engageait
+trop timidement?
+
+C'est qu'en effet, pour apprécier équitablement un gouvernement, le
+mieux est de le rapprocher de ceux qui l'ont précédé ou suivi. À
+le considérer seul, on risque d'être trop exclusivement frappé par
+les imperfections qui sont la condition inévitable de toute oeuvre
+humaine et, encore plus, de toute oeuvre politique. Je me permets
+donc de recommander cette méthode de rapprochement à ceux qui,
+de la lecture de ce livre, auraient surtout emporté l'impression
+des fautes commises. Je crois leur avoir fourni l'un des éléments
+de la comparaison à faire, en leur présentant un exposé sincère
+des événements accomplis de 1830 à 1848; ils trouveront ailleurs
+l'histoire des autres périodes. À eux ensuite de conclure. Je
+me bornerai seulement à leur indiquer le criterium auquel ils
+pourraient se rattacher. D'ordinaire, c'est par la fin qu'on juge
+une entreprise; or, les gouvernements qui se sont succédé en France,
+dans ce siècle, monarchies, empires, républiques, ont tous échoué;
+pas un qui ne soit tombé à son tour. On ne saurait donc leur demander
+ce qu'ils sont devenus eux-mêmes; mais ne peut-on pas leur demander
+ce qu'est devenue la France en leurs mains, dans quel état ils l'ont
+laissée à l'heure de leur chute? Je ne pense pas que la monarchie
+de Juillet ait à redouter une question ainsi posée. Elle a laissé,
+en tombant, une nation ayant contracté l'habitude et pris le goût
+de la liberté réglée dont la Restauration lui avait fait commencer
+l'apprentissage. Elle a laissé un pays riche, dont quelques embarras
+budgétaires passagers n'empêchaient pas le rapide développement
+économique, dont toutes les forces productives, prudemment ménagées,
+étaient demeurées intactes, et qui avait préparé les progrès de
+l'avenir sans le grever. Enfin, au point de vue de la grandeur
+nationale, le principal après tout, elle peut montrer avec plus
+de confiance encore le résultat de ses dix-huit années: l'Algérie
+conquise; les traités de 1815 annulés dans une de leurs clauses les
+plus directement hostiles à la France, par la dislocation du royaume
+des Pays-Bas et par l'érection, sous notre patronage, d'un royaume
+belge, indépendant et neutre; à la suite et comme le prolongement
+de la Belgique, toute une ceinture d'États constitutionnels, nos
+clients naturels, se formant ou se préparant sur nos frontières, en
+Allemagne, en Italie, en Espagne; la vieille coalition définitivement
+dissoute; les grandes puissances continentales, naguère les plus
+méfiantes et les plus arrogantes à notre égard, cherchant notre
+concours, presque notre protection, disposées à marcher derrière
+nous et à nous laisser le premier rôle en Europe; pour soutenir ce
+rôle, une armée nombreuse, aguerrie à l'école d'Afrique, bien munie,
+bien commandée, n'ayant alors nulle part son égale; et tous ces
+résultats obtenus sans avoir une seule fois troublé la paix où le
+monde se reposait des secousses du commencement du siècle. Voilà, ce
+me semble, des bienfaits dont, aujourd'hui surtout, nous sentons le
+prix. Le gouvernement qui peut s'honorer d'avoir laissé la France en
+pareille position ne doit pas,--quels qu'aient pu être d'ailleurs ses
+fautes ou ses malheurs,--être inquiet du jugement qui sera porté sur
+lui.
+
+
+FIN DU TOME SEPTIÈME
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+
+LIVRE VII
+
+LA CHUTE DE LA MONARCHIE.
+
+(1847-1848)
+
+ Pages.
+
+ CHAPITRE PREMIER.--UNE SESSION MALHEUREUSE (mars-août 1847)
+
+ I. Ébranlement de la majorité. Les conservateurs
+ progressistes. M. Duvergier de Hauranne et sa
+ proposition de réforme électorale. Elle est repoussée
+ à une grande majorité. La réforme parlementaire est
+ écartée à une majorité moins forte 2
+
+ II. Le gouvernement avait-il raison de se refuser
+ absolument à toute réforme? Il est accusé d'un parti
+ pris d'immobilité. Le Roi est pour beaucoup dans cette
+ immobilité. Lassitude de M. Duchâtel. Il désire que le
+ ministère cède la place à d'autres 12
+
+ III. Échecs infligés par la Chambre à plusieurs
+ ministres. On reconnaît la nécessité de remplacer trois
+ d'entre eux. Affaiblissement résultant de cette crise
+ partielle 20
+
+ IV. La mauvaise récolte. Désordres amenés par la crainte
+ de la disette. Embarras monétaires. Trouble jeté dans
+ les affaires de chemins de fer. Contre-coup sur les
+ finances de l'État. Conséquences politiques de ce
+ malaise économique 25
+
+ V. Projet de M. de Salvandy sur l'enseignement
+ secondaire. Son avortement. M. de Montalembert et M.
+ Guizot à la Chambre des pairs 35
+
+ VI. L'apologétique révolutionnaire. Les histoires de MM.
+ Louis Blanc et Michelet. Les _Girondins_ de Lamartine.
+ État d'esprit de l'auteur. Caractère du livre. Effet
+ produit par sa publication 41
+
+ VII. La campagne de corruption. Premières révélations
+ sur l'affaire Cubières. Dénonciations de M. de Girardin
+ et débats qui en résultent. Vote des «satisfaits» 51
+
+ VIII. Mise en accusation de MM. Teste, Cubières,
+ Pellapra et Parmentier. Le procès. M. Teste convaincu de
+ son crime. Condamnation 59
+
+ IX. Effet produit dans le public par le procès Teste.
+ M. Guizot s'explique, à la Chambre des pairs, sur
+ l'accusation de corruption 68
+
+ X. La session finit tristement. Gémissement des amis du
+ cabinet. Cause et caractère du mal 73
+
+
+ CHAPITRE II.--LA CAMPAGNE DES BANQUETS (juillet-décembre 1847) 78
+
+ I. L'opposition veut provoquer dans le pays une
+ agitation sur la question de la réforme. Alliance des
+ dynastiques et des radicaux. On décide de lancer une
+ pétition et d'organiser un banquet 78
+
+ II. Le banquet du Château-Rouge. Les discours. Omission
+ du toast au Roi 83
+
+ III. Banquet de Mâcon offert à M. de Lamartine, pour
+ célébrer le succès des _Girondins._ Le cri de la réforme
+ paraît être sans écho dans le pays 87
+
+ IV. Assassinat de la duchesse de Praslin. Effet produit
+ sur l'opinion. Suicide du duc de Praslin. Rapport
+ de M. Pasquier. Tristesse et inquiétude générales.
+ Pressentiments de révolution. M. Guizot président du
+ conseil 90
+
+ V. Les banquets deviennent plus nombreux à partir
+ de la fin de septembre. Caractère factice de cette
+ agitation. Les radicaux prennent de plus en plus la
+ tête du mouvement. Manifestations socialistes. Certains
+ opposants se tiennent à l'écart. Attitude de M. Thiers 100
+
+ VI. M. Ledru-Rollin au banquet de Lille. M. Barrot
+ obligé de se retirer. Les opposants dynastiques
+ continuent cependant leur campagne. Banquets
+ d'extrême gauche. Les dynastiques, maltraités par les
+ radicaux extrêmes, sont abandonnés par les radicaux
+ parlementaires. Le banquet de Rouen. Impossibilité
+ de continuer la campagne. Elle est interrompue par
+ l'ouverture de la session. Conclusion 106
+
+
+ CHAPITRE III.--LA FRANCE ET L'ANGLETERRE EN ESPAGNE, EN
+ GRÈCE, EN PORTUGAL ET SUR LA PLATA (1847-1848) 115
+
+ I. Hostilité persistante de lord Palmerston. Le duc de
+ Broglie ambassadeur à Londres. Sa façon de traiter avec
+ lord Palmerston 115
+
+ II. Attitude volontairement réservée du gouvernement
+ dans les affaires espagnoles. Intrigues de Bulwer et
+ scandales du palais de Madrid. Précautions prises par M.
+ Guizot contre un divorce de la Reine. Retour de Narvaez
+ au pouvoir. Échec de la diplomatie anglaise 122
+
+ III. En Grèce, lord Palmerston cherche à renverser
+ Colettis. Difficultés qu'il lui suscite. Le gouvernement
+ français défend le ministre grec. Habileté de Colettis.
+ Sa mort. Attitude plus réservée de la diplomatie
+ française 134
+
+ IV. La guerre civile en Portugal. Lord Palmerston, après
+ avoir repoussé la coopération de la France, est obligé
+ de l'accepter. À la Plata, le plénipotentiaire anglais
+ dénonce arbitrairement l'action commune avec la France.
+ Lord Palmerston, qui avait d'abord approuvé son agent,
+ est contraint de le désavouer 143
+
+
+ CHAPITRE IV.--LA FRANCE ET LES AGITATIONS EN EUROPE (1847-1848) 149
+
+ I. Les agitations en Europe, au commencement de 1847.
+ C'est pour le gouvernement français l'occasion d'un
+ grand rôle. Comment il est amené à se rapprocher de
+ l'Autriche et à lui proposer une entente. Rapports
+ directs entre M. Guizot et M. de Metternich. Cette
+ évolution convenait-elle à la situation faite à la
+ France? 150
+
+ II. Fermentation libérale en Allemagne. État d'esprit
+ complexe et troublé de Frédéric-Guillaume IV. Ses
+ rapports avec M. de Metternich. Il convoque une diète
+ des États du royaume. Impulsion ainsi donnée au
+ mouvement libéral et unitaire en Allemagne. M. Guizot
+ comprend le danger qui en résulte pour la France. Il
+ provoque sur ce point une entente avec l'Autriche.
+ Ombrages de la presse allemande. Le public français
+ moins clairvoyant que son gouvernement 161
+
+ III. Les menées des radicaux en Suisse. Lucerne appelle
+ les Jésuites. Attaque des corps francs contre Lucerne.
+ Le gouvernement français se refuse aux démarches
+ comminatoires demandées par le cabinet de Vienne.
+ Constitution du Sonderbund. Le gouvernement français
+ persiste à repousser les mesures pouvant conduire à une
+ intervention armée. Conseils qu'il fait donner à la
+ Suisse. Les radicaux finissent par conquérir la majorité
+ dans la diète fédérale 172
+
+ IV. Violents desseins des radicaux suisses. La France
+ écarte une fois de plus les propositions de l'Autriche.
+ Elle essaye, sans succès, d'amener l'Angleterre à tenir
+ le même langage qu'elle à Berne. La diète décrète
+ l'exécution fédérale contre le Sonderbund 181
+
+ V. L'Europe va-t-elle laisser faire les radicaux? En
+ réponse à une ouverture venue de Londres, M. Guizot
+ propose aux puissances d'offrir leur médiation, et
+ leur soumet un projet de note. Lord Palmerston,
+ après avoir fait attendre sa réponse, rédige un
+ contre-projet. Le gouvernement français consent à
+ le prendre en considération. Il obtient de lord
+ Palmerston certaines modifications de rédaction et fait
+ adopter ce contre-projet amendé par les représentants
+ des puissances continentales. Pendant ce temps, le
+ Sonderbund est complètement vaincu par l'armée fédérale.
+ La diplomatie anglaise a pressé sous main les radicaux
+ d'agir. Lord Palmerston estime qu'il n'y a plus lieu de
+ remettre la note. Triomphe insolent des radicaux. La
+ France n'a pas fait jusqu'alors une brillante campagne 185
+
+ VI. Les puissances continentales, désireuses de prendre
+ leur revanche en Suisse, attendent l'initiative de la
+ France. M. Guizot comprend l'importance du rôle qui lui
+ est ainsi offert. Il est résolu à le remplir, malgré les
+ hésitations qui se manifestent autour de lui. Il renonce
+ à la conférence et la remplace par une note concertée
+ et une entente générale avec les cours continentales.
+ Le comte Colloredo et le général de Radowitz sont
+ envoyés en mission à Paris. Leur accord avec M. Guizot.
+ Isolement de l'Angleterre. La note est remise à la diète
+ suisse, et l'on se réserve de décider ultérieurement les
+ autres mesures à prendre. En février 1848, la direction
+ de l'action européenne en Suisse est aux mains de la
+ France 203
+
+ VII. L'Italie, qui paraissait sommeiller depuis 1832,
+ commence à se réveiller avec les écrits de Gioberti,
+ Balbo et d'Azeglio. Élection de Pie IX. L'amnistie.
+ Effet produit à Rome et dans toute la Péninsule. Dangers
+ résultant de l'inexpérience du Pape et de l'excitation
+ de la population. Premières réformes accomplies à
+ Rome. Leur contre-coup en Italie. Le mouvement en
+ Toscane. Charles-Albert, son passé, ses sentiments, son
+ caractère. Son impression à la nouvelle des premières
+ mesures de Pie IX 219
+
+ VIII. Politique du cabinet français en face du mouvement
+ italien. Il veut empêcher à la fois que ce mouvement ne
+ s'arrête devant la résistance réactionnaire et qu'il ne
+ dégénère sous la pression révolutionnaire. Ses conseils
+ au gouvernement pontifical. Il cherche à constituer en
+ Italie un parti modéré. Il met en garde les Italiens
+ contre le danger d'un bouleversement territorial et
+ d'une attaque contre l'Autriche. La France et l'Autriche
+ dans la question italienne. Dans quelle mesure et sur
+ quel terrain elles pouvaient se rapprocher. M. Guizot
+ expose à la tribune sa politique 230
+
+ IX. Occupation de Ferrare par les Autrichiens. Effet
+ produit à Rome et dans le reste de la Péninsule.
+ Embarras qui en résulte pour la politique du
+ gouvernement français. Ses conseils à Vienne et à
+ Rome. Il est assez bien écouté à Vienne. En Italie, au
+ contraire, les esprits se montent contre lui. Comment
+ M. Guizot répond à cette ingratitude. Contre-coup
+ sur l'opinion en France. M. Guizot et le prince de
+ Joinville. Arrangement de l'affaire de Ferrare 244
+
+ X. Lord Palmerston excite les Italiens contre la France.
+ Au fond, cependant, il ne veut pas faire plus que nous
+ contre l'Autriche. Mission de lord Minto 265
+
+ XI. L'excitation croissante des esprits n'est pas
+ favorable au mouvement sagement réformateur. Pie IX
+ réunit la Consulte d'État. Conseils du gouvernement
+ français. Scènes de désordres à Rome. Situation
+ inquiétante de la Toscane. En Piémont, Charles-Albert
+ accorde des réformes, mais s'effraye de l'agitation
+ qu'elles provoquent. M. de Metternich voit les choses
+ très en noir et se tourne de plus en plus vers la
+ France. Le cabinet de Paris se prépare à intervenir 272
+
+ XII. L'agitation dans le royaume des Deux-Siciles.
+ Ferdinand II accorde une constitution. Le roi de
+ Sardaigne et le grand-duc de Toscane obligés de suivre
+ son exemple. Embarras du Pape. Sages conseils de notre
+ diplomatie. Action contraire de la diplomatie anglaise.
+ La Prusse et la Russie prennent une attitude menaçante
+ envers l'Italie. L'Autriche se plaint de lord Palmerston
+ et se loue de M. Guizot. Position de la France dans
+ les affaires italiennes au moment où la révolution de
+ Février vient tout bouleverser. Conclusion générale sur
+ la politique étrangère de la monarchie de Juillet à la
+ veille de sa chute 285
+
+
+ CHAPITRE V.--LE DUC D'AUMALE GOUVERNEUR DE L'ALGÉRIE (1847-1848) 304
+
+ I. Le duc d'Aumale et le maréchal Bugeaud. Attaques
+ contre la nomination du prince au gouvernement de
+ l'Algérie. Ses rapports avec Changarnier, La Moricière
+ et Bedeau. Ce qu'il fait pour l'administration civile de
+ l'Algérie et pour le gouvernement des indigènes 304
+
+ II. Les hostilités éclatent entre l'empereur du Maroc
+ et Abd el-Kader. L'émir, vaincu, engage les siens à se
+ soumettre à la France. Après avoir essayé de gagner le
+ désert, il prend le parti de se rendre à La Moricière.
+ Conditions de la reddition. Le duc d'Aumale les
+ approuve. Ses entrevues avec l'émir. Hommage rendu par
+ le duc d'Aumale au maréchal Bugeaud. L'engagement pris
+ envers Abd el-Kader est critiqué en France. Attitude
+ du gouvernement en présence de cet engagement. Il se
+ décide à le ratifier, sauf à obtenir certaines garanties
+ nécessaires à la sécurité de la colonie. Grand effet
+ produit en Algérie par la reddition d'Abd el-Kader.
+ Projets du duc d'Aumale. 310
+
+
+ CHAPITRE VI.--LA DERNIÈRE SESSION (décembre 1847, février 1848) 323
+
+ I. Malaise des esprits. N'aurait-il pas mieux valu
+ changer le cabinet? Le Roi rebute ceux qui lui donnent
+ ce conseil. Madame Adélaïde. La famille royale. Raisons
+ pour lesquelles M. Guizot ne veut pas quitter le
+ pouvoir. Sa conversation avec le Roi. État d'esprit
+ de M. Duchâtel. Les opposants ne croient pas à la
+ possibilité d'une révolution 323
+
+ II. Le discours du trône. Irritation de l'opposition. La
+ majorité paraît compacte 342
+
+ III. L'adresse à la Chambre des pairs. Le débat sur
+ l'Italie. M. Guizot expose sa politique. Le débat sur la
+ Suisse. Discours de M. de Montalembert 345
+
+ IV. À la Chambre des députés, attaque sur l'affaire
+ Petit. Réponse de M. Guizot 354
+
+ V. L'adresse au Palais-Bourbon. La question budgétaire.
+ M. Thiers et M. Duchâtel. Quelle est la véritable
+ situation des finances? Le bilan du règne 358
+
+ VI. L'amendement sur la question de moralité. Discours
+ de M. de Tocqueville. Discussion scandaleuse 364
+
+ VII. Le débat sur les affaires étrangères. Dans la
+ question italienne, M. Guizot a un avantage marqué sur
+ M. Thiers. Discours révolutionnaire de M. Thiers sur
+ la Suisse. Fatigue de M. Guizot. L'opposition le croit
+ physiquement abattu. Il parle avec un succès éclatant
+ sur la nomination du duc d'Aumale 369
+
+ VIII. La question de la réforme. Beaucoup de
+ conservateurs voudraient qu'on «fît quelque chose». Le
+ projet de banquet du XIIe arrondissement. Défis portés,
+ à la tribune, par les opposants. Réponses de M. Duchâtel
+ et de M. Hébert. Les amendements Darblay et Desmousseaux
+ de Givré. L'article additionnel de M. Sallandrouze.
+ Déclaration un peu ambiguë de M. Guizot. Il a agi malgré
+ le Roi. Le ministre l'emporte au vote, mais il sort
+ affaibli de cette discussion 377
+
+
+ CHAPITRE VII.--LA RÉVOLUTION (février 1848) 394
+
+ I. Dans une réunion de l'opposition parlementaire,
+ résolution est prise d'assister au banquet. Agitation
+ qui en résulte. Il est question d'une procession
+ populaire devant accompagner les députés. Dispositions
+ de la garde nationale. Nouvelle réunion où les députés
+ décident de se rendre en corps au banquet. Optimisme du
+ Roi. Les radicaux ne croient pas à une révolution 395
+
+ II. Les inquiétudes ressenties dans les deux camps
+ conduisent à chercher une transaction. Arrangement
+ conclu entre les représentants du ministère et ceux de
+ l'opposition. Il en résulte une certaine détente 406
+
+ III. Publication du programme de la manifestation,
+ rédigé par M. Marrast. Le gouvernement estime que
+ cette publication rompt l'accord, et prend des mesures
+ en conséquence. Court débat à la Chambre. Embarras
+ de l'opposition, qui renonce au banquet et à la
+ manifestation. Réunions dans les bureaux du _Siècle_ et
+ dans ceux de la _Réforme._ Le gouvernement, rassuré,
+ contremande pendant la nuit les mesures militaires qu'il
+ avait ordonnées 411
+
+ IV. La journée du 22 février. Attroupements sur la place
+ de la Concorde et envahissement du Palais-Bourbon.
+ Échauffourées. Les députés préparent la proposition de
+ mise en accusation. Elle est déposée à la séance de
+ la Chambre par M. Barrot. Les désordres s'aggravent.
+ Faiblesse du commandement militaire. On ne se décide pas
+ à appeler je maréchal Bugeaud. Le duc de Nemours. Dans
+ la soirée, ordre d'occuper militairement la ville 422
+
+ V. Le 23 au matin, l'émeute reparaît. La garde nationale
+ manifeste en faveur de la réforme et prend l'émeute sous
+ sa protection 432
+
+ VI. Effet produit à la cour et sur Louis-Philippe par
+ la défection de la garde nationale. Conversations du
+ Roi avec M. Duchâtel et M. Guizot. Retraite du cabinet.
+ Émotion de la Chambre. Qui est responsable de cette
+ retraite? 438
+
+ VII. M. Molé est chargé de former un cabinet.
+ Accueil fait à cette nouvelle. Démarches de M. Molé.
+ En attendant, ne conviendrait-il pas de donner le
+ commandement au maréchal Bugeaud? La fusillade du
+ boulevard des Capucines. Qui avait tiré le premier coup
+ de feu? La promenade des cadavres. M. Molé renonce à
+ former un cabinet. Le Roi fait appeler M. Thiers au
+ milieu de la nuit, mais, auparavant, nomme le maréchal
+ Bugeaud au commandement supérieur des troupes et de la
+ garde nationale 449
+
+ VIII. Bugeaud arrive à l'état-major le 24, vers deux
+ heures du matin. Les mesures qu'il prend. Conversation
+ du Roi avec M. Thiers. Ce dernier est chargé de former
+ un ministère dont fera partie M. Odilon Barrot. Ses
+ démarches pour réunir ses collègues. Les colonnes
+ formées par Bugeaud se mettent en mouvement entre cinq
+ et six heures du matin. Bedeau s'arrête devant la
+ barricade du boulevard Saint-Denis et envoie demander
+ de nouvelles instructions à l'état-major. Bugeaud donne
+ l'ordre de suspendre les hostilités. Comment y a-t-il
+ été amené? M. Thiers et ses nouveaux collègues sont
+ reçus par le Roi. La Moricière à la tête de la garde
+ nationale. Entrevue des ministres et de Bugeaud 460
+
+ IX. Retraite lamentable de la colonne du général Bedeau.
+ Bugeaud mal reçu par la garde nationale. M. Barrot et le
+ général de la Moricière vont annoncer dans la ville le
+ nouveau ministère. Leur insuccès. Alerte aux Tuileries.
+ Progrès de l'émeute. Elle n'a toujours ni direction ni
+ chef. Elle s'empare de l'Hôtel de ville. Le Roi essaye
+ de passer en revue les forces réunies sur la place du
+ Carrousel 475
+
+ X. Les Tuileries sont menacées. Le cabinet du Roi.
+ M. Crémieux demande le changement de M. Thiers et du
+ maréchal Bugeaud. M. Barrot président du conseil. On
+ commence à parler d'abdication. Démarche de M. de
+ Girardin. Le Roi dit: «J'abdique». Attitude de la Reine.
+ Le Roi écrit son abdication. L'émeute n'en est pas
+ désarmée. Départ du Roi 484
+
+ XI. Le duc de Nemours prend en main le commandement.
+ La duchesse d'Orléans quitte les Tuileries. Le duc de
+ Nemours veut l'emmener au Mont-Valérien. La duchesse va
+ à la Chambre 497
+
+ XII. État d'esprit des députés. M. Thiers, absolument
+ découragé, ne fait que traverser le Palais-Bourbon. M.
+ Odilon Barrot n'y vient pas. Délégation du _National._
+ Lamartine promet son concours à la République 501
+
+ XIII. La duchesse d'Orléans dans la Chambre. M. Sauzet
+ veut la faire sortir. Elle s'y refuse. MM. Marie et
+ Crémieux proposent la nomination d'un gouvernement
+ provisoire. M. Odilon Barrot, qui vient seulement
+ d'arriver, prend la parole. La duchesse veut parler,
+ mais sa voix est étouffée. Première invasion du
+ peuple. Discours de M. Ledru-Rollin et de M. de
+ Lamartine. Seconde invasion. Fuite des députés et de la
+ famille royale, domination à la criée des membres du
+ gouvernement provisoire 506
+
+ XIV. D'où venaient les envahisseurs? Les troupes les
+ ont laissés passer malgré les ordres réitérés du duc de
+ Nemours. Toutes les troupes qui occupent encore quelque
+ point dans Paris rentrent dans leurs casernes, souvent
+ en se laissant désarmer. Derniers et vains efforts de
+ M. Odilon Barrot. La duchesse d'Orléans et le duc de
+ Nemours aux Invalides 514
+
+ XV. La duchesse d'Orléans et le duc de Nemours quittent
+ la France. Après beaucoup de traverses, le Roi et la
+ Reine s'embarquent pour l'Angleterre. Départ d'Algérie
+ du prince de Joinville et du duc d'Aumale 521
+
+ XVI. Conclusion 525
+
+
+FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de la Monarchie de Juillet
+(Volume 7 / 7), by Paul Thureau-Dangin
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MONARCHIE DE JUILLET ***
+
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+Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
+the Online Distributed Proofreading Team at
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+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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+will be renamed.
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+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation information page at www.gutenberg.org
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at 809
+North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
+contact links and up to date contact information can be found at the
+Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact
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+For additional contact information:
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+Literary Archive Foundation
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+increasing the number of public domain and licensed works that can be
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+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
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+particular state visit www.gutenberg.org/donate
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+approach us with offers to donate.
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+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
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+To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
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+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
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+ www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+Release Date: January 19, 2014 [EBook #44710]
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MONARCHIE DE JUILLET ***
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+Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
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+<p class="p4 center">HISTOIRE<br>
+<span class="small">DE LA</span><br>
+ MONARCHIE DE JUILLET</p>
+
+<p class="p2 center"><span class="smaller">PAR</span><br>
+ PAUL THUREAU-DANGIN</p>
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+<p class="p2 center"><span class="smaller">OUVRAGE COURONNÉ DEUX FOIS PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE</span><br>
+ GRAND PRIX GOBERT, 1885 <span class="smcap">ET</span> 1886</p>
+
+<p class="p4 center">DEUXIÈME ÉDITION</p>
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+<p class="center">TOME SEPTIÈME</p>
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+<div class="figcenter">
+<img src="images/img000.jpg" width="100" height="116" alt="Logo de l'éditeur." title="">
+</div>
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+<p class="p4 center">PARIS<br>
+ LIBRAIRIE PLON<br>
+ E. PLON, NOURRIT <span class="smcap">ET</span> C<sup>ie</sup>, IMPRIMEURS-ÉDITEURS<br>
+ RUE GARANCIÈRE, 10</p>
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+<p class="center">1892<br>
+<span class="smaller"><i>Tous droits réservés</i></span></p>
+
+<p class="p4 center">HISTOIRE<br>
+<span class="small">DE LA</span><br>
+ MONARCHIE DE JUILLET</p>
+
+<div class="p4 smaller">
+<p>L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction
+et de reproduction à l'étranger.</p>
+
+<p>Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la
+librairie) en avril 1892.</p>
+</div>
+
+<div class="p4 smaller">
+<p class="center">DU MÊME AUTEUR:</p>
+
+<ul class="none biblio">
+<li><b>Royalistes et Républicains</b>, Essais historiques sur des questions de politique contemporaine:
+ I. <i>La Question de Monarchie ou de République du 9 thermidor au 18 brumaire</i>;
+ II. <i>L'Extrême Droite et les Royalistes sous la Restauration</i>; III. <i>Paris capitale
+ sous la Révolution française</i>. <i>2<sup>e</sup> édition.</i> Un volume in-18.<br> Prix <span class="ralign10">4 fr. »</span></li>
+
+<li><b>Le Parti libéral sous la Restauration</b>. <i>2<sup>e</sup> édition.</i> Un vol. in-18.<br> Prix <span class="ralign10">4 fr. »</span></li>
+
+<li><b>L'Église et l'État sous la Monarchie de Juillet</b>. Un vol. in-18.<br>
+ Prix <span class="ralign10">4 fr. »</span></li>
+
+<li><b>Histoire de la Monarchie de Juillet.</b> Sept volumes in-8<sup>o</sup><br>
+Prix de chaque volume
+<span class="ralign10">8 fr. »</span></li>
+</ul>
+
+<p>(<i>Couronné deux fois par l'Académie française, GRAND PRIX GOBERT, 1885
+et 1886.</i>)</p>
+</div>
+
+<p class="p4 small center">PARIS.&mdash;TYPOGRAPHIE E. PLON, NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, RUE GARANCIÈRE, 8.</p>
+
+<h1><span class="pagenum"><a id="page1" name="page1"></a>(p. 1)</span> HISTOIRE<br>
+DE LA<br>
+MONARCHIE DE JUILLET</h1>
+
+<h2>LIVRE VII<br>
+<span class="smaller">LA CHUTE DE LA MONARCHIE<br>
+(1847-1848)</span></h2>
+
+<h3>CHAPITRE PREMIER<br>
+<span class="smcap">UNE SESSION MALHEUREUSE.</span><br>
+<span class="smaller">(Mars-août 1847.)</span></h3>
+
+<p class="resume">
+ I. Ébranlement de la majorité. Les conservateurs progressistes.
+ M. Duvergier de Hauranne et sa proposition de réforme
+ électorale. Elle est repoussée à une grande majorité. La
+ réforme parlementaire est écartée à une majorité moins
+ forte.&mdash;II. Le gouvernement avait-il raison de se refuser
+ absolument à toute réforme? Il est accusé d'un parti pris
+ d'immobilité. Le Roi est pour beaucoup dans cette immobilité.
+ Lassitude de M. Duchâtel. Il désire que le ministère cède
+ la place à d'autres.&mdash;III. Échecs infligés par la Chambre à
+ plusieurs ministres. On reconnaît la nécessité de remplacer
+ trois d'entre eux. Affaiblissement résultant de cette crise
+ partielle.&mdash;IV. La mauvaise récolte. Désordres amenés par
+ la crainte de la disette. Embarras monétaires. Trouble jeté
+ dans les affaires de chemins de fer. Contre-coup sur les
+ finances de l'État. Conséquences politiques de ce malaise
+ économique.&mdash;V. Projet de M. de Salvandy sur l'enseignement
+ secondaire. Son avortement. M. de Montalembert et M. Guizot à
+ la Chambre des pairs.&mdash;VI. L'apologétique révolutionnaire. Les
+ histoires de MM. Louis Blanc et Michelet. Les <cite>Girondins</cite> de
+ Lamartine. État d'esprit de l'auteur. Caractère du livre. Effet
+ produit par sa publication.&mdash;VII. La campagne de corruption.
+ Premières révélations sur l'affaire Cubières. Dénonciations
+ <span class="pagenum"><a id="page2" name="page2"></a>(p. 2)</span> de M. de Girardin et débats qui en résultent. Vote des
+ «satisfaits».&mdash;VIII. Mise en accusation de MM. Teste, Cubières,
+ Pellapra et Parmentier. Le procès. M. Teste convaincu de son
+ crime. Condamnation.&mdash;IX. Effet produit dans le public par le
+ procès Teste. M. Guizot s'explique, à la Chambre des pairs, sur
+ l'accusation de corruption.&mdash;X. La session finit tristement.
+ Gémissement des amis du cabinet. Cause et caractère du mal.</p>
+
+<h4>I</h4>
+
+<p>La discussion de l'adresse, au début de la session de 1847,
+avait été, pour le ministère, l'occasion d'un éclatant succès.
+Non seulement il était sorti pleinement vainqueur du débat sur
+les mariages espagnols, mais un amendement blâmant sa politique
+intérieure avait été repoussé par 243 voix contre 130, et l'ensemble
+de l'adresse adopté par 248 voix contre 84. Depuis 1830, aucun
+ministère ne s'était vu à la tête d'une majorité aussi forte. M.
+Guizot, qui, pendant tant d'années et à travers tant de vicissitudes,
+avait travaillé à constituer cette majorité, se flattait d'avoir
+enfin atteint son but. Au lendemain même de l'adresse, il écrivait à
+l'un de ses ambassadeurs: «Le parti conservateur existe réellement
+dans les Chambres, dans les collèges électoraux, dans le pays. Il
+repose sur des intérêts puissants, sur les intérêts des positions
+faites dans notre société actuelle et qui n'aspirent qu'à se
+consolider; sur des convictions réfléchies, car ces intérêts ont
+compris que notre politique seule peut les consolider; sur des
+passions vives et publiques, suscitées par les luttes que cette
+politique soutient depuis seize ans. Le parti conservateur est donc
+et devient chaque jour davantage un parti d'action et de gouvernement
+qui fait ses propres affaires et soutient sa propre politique,
+attaché à cette politique par amour-propre comme par intérêt<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Go to footnote 1"><span class="smaller">[1]</span></a>.»</p>
+
+<p>À peine M. Guizot avait-il eu le temps de se féliciter de ces
+résultats qu'un incident se produisait, bien de nature à faire
+<span class="pagenum"><a id="page3" name="page3"></a>(p. 3)</span> douter de l'existence ou tout au moins de la solidité
+de sa majorité. Le 22 mars 1847, la Chambre avait à élire un
+vice-président: il s'agissait de remplacer M. Hébert qui venait
+d'être appelé aux fonctions de garde des sceaux, vacantes par
+la mort de M. Martin du Nord. Le candidat du ministère était M.
+Duprat. Après deux tours de scrutin dans lesquels une partie des
+voix conservatrices se détournèrent sur M. de Belleyme, M. Léon de
+Malleville, candidat de l'opposition, l'emporta par 179 voix contre
+178. Adversaire acharné du cabinet, il s'était fait, à la tribune,
+une sorte de spécialité des accusations de corruption; plusieurs
+fois déjà, il avait eu à ce propos des prises avec M. Duchâtel;
+naguère, dans la discussion de l'adresse, il avait été l'un des trois
+signataires de l'amendement sur la politique intérieure, amendement
+repoussé à une forte majorité.</p>
+
+<p>Cette nomination inattendue souleva un cri de triomphe dans la
+gauche, tandis que les partisans du cabinet étaient dans une sorte
+de stupeur. Le dépit des amis personnels de M. de Belleyme était
+pour quelque chose dans ce soudain revirement; il ne suffisait pas à
+l'expliquer. Dans la majorité conservatrice, issue des élections de
+1846, la proportion des députés nouveaux était beaucoup plus grande
+que de coutume; plusieurs, parmi eux, jeunes, ambitieux, n'avaient
+nul goût à venir prendre rang à la queue des anciens, comme des
+conscrits incorporés dans une armée déjà organisée; loin de se faire
+solidaires de tous les partis pris, de tous les ressentiments, de
+toutes les responsabilités de l'ancienne politique conservatrice,
+ils rêvaient de la modifier, de lui imprimer leur marque, de lui
+donner quelque chose de plus entreprenant, de plus novateur. Ils
+s'appelaient eux-mêmes des «conservateurs progressistes». L'un
+d'eux, le marquis de Castellane, avait annoncé, dès la discussion
+de l'adresse, l'entrée en scène de «la fraction plus jeune du parti
+conservateur», qui, disait-il, «apportait la fidélité des anciens
+combattants, sans la passion des anciennes luttes», et il la
+montrait, se faisant un «devoir» de réclamer des «réformes». Ce que
+seraient ces réformes, les <span class="pagenum"><a id="page4" name="page4"></a>(p. 4)</span> «progressistes» ne le savaient pas
+bien encore; pour le moment, ils voulaient surtout faire comprendre
+au gouvernement la nécessité de compter avec eux. Une élection de
+vice-président, qui n'engageait qu'une question de personne, leur
+avait paru une occasion favorable pour donner un avertissement de ce
+genre. Aussi bien l'entrée dans le cabinet de M. Hébert, qui, comme
+député et procureur général, personnifiait l'ancienne politique
+en ce qu'elle avait de plus résistant<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Go to footnote 2"><span class="smaller">[2]</span></a>, n'était pas plus pour
+satisfaire leurs velléités novatrices, que le mot d'ordre donné par
+le ministère, dans une élection de vice-président, ne convenait à
+leurs prétentions d'indépendance.</p>
+
+<p>Cette attitude d'une partie de la majorité était d'autant plus
+remarquée, que la même dissidence se manifestait, beaucoup plus
+tranchée, hors du Parlement. La <cite>Presse</cite> était depuis longtemps
+l'un des organes, sinon les plus considérés, du moins les plus
+répandus et les plus bruyants du parti conservateur; avec le <cite>Journal
+des Débats</cite>, qu'elle jalousait, elle faisait émulation de zèle
+ministériel, d'ardeur agressive contre l'opposition. Au commencement
+de 1847, le propriétaire de ce journal, M. Émile de Girardin, s'étant
+vu refuser par le gouvernement certaines faveurs, notamment un titre
+de pair pour le général de Girardin dont il passait pour être le
+fils naturel, la <cite>Presse</cite> devint peu à peu maussade, menaçante,
+ouvertement hostile. Son grief apparent était la résistance du
+cabinet aux réformes, principalement aux réformes économiques. Dès
+qu'elle entrevit dans la majorité des ferments de scission, elle
+s'appliqua à les développer, à les envenimer, se faisant le champion
+des dissidents, dépassant souvent de beaucoup leur pensée, mais,
+par ce moyen, se flattant de les compromettre et de les entraîner.
+Sans doute, le rédacteur en chef de la <cite>Presse</cite> n'avait pas grande
+autorité morale; chacun devinait les dessous de son évolution, et
+quand le <cite>Journal des Débats</cite> voulait mortifier et intimider les
+conservateurs en velléité d'indépendance, il affectait de croire
+que M. de Girardin était leur chef. Mais ce <span class="pagenum"><a id="page5" name="page5"></a>(p. 5)</span> n'en était pas
+moins un polémiste actif, plein de ressources, en possession d'un
+instrument puissant de publicité, ayant l'oreille d'une partie de
+la bourgeoisie et, à tous ces titres, capable de faire beaucoup
+de mal à ceux qu'il attaquait. Le cabinet avait déjà assez peu de
+défenseurs parmi les journaux, pour qu'il ne fût pas indifférent
+d'en voir passer un au camp adverse. Contre toutes les feuilles de
+centre gauche, de gauche, de droite royaliste, il n'avait plus guère
+à son service que le <cite>Journal des Débats</cite>, qui, malgré sa rédaction
+et sa clientèle d'élite, ne pouvait faire tête, seul, à toute une
+armée. Les statisticiens évaluaient à vingt mille le chiffre des
+abonnés de la presse ministérielle, contre cent cinquante mille
+qu'ils attribuaient à la presse opposante<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Go to footnote 3"><span class="smaller">[3]</span></a>. Une telle inégalité
+était un danger grave, surtout dans une société où les révolutions
+avaient détruit ou amoindri plusieurs des forces traditionnelles qui
+servent d'ordinaire de point d'appui aux gouvernements. L'existence
+d'une majorité parlementaire, issue d'un suffrage restreint, n'était
+pas une compensation suffisante, et d'ailleurs qu'arriverait-il, si,
+comme l'élection de M. de Malleville pouvait le faire craindre, cette
+majorité venait à être ébranlée?</p>
+
+<p>Le gouvernement devait être impatient de savoir exactement quelle
+était l'étendue de cet ébranlement. Y avait-il dislocation
+définitive, formation d'un nouveau tiers parti, ou n'était-ce qu'un
+accident passager et réparable? Une occasion s'offrait à lui de
+mettre les conservateurs à l'épreuve: immédiatement après l'élection
+de son vice-président, la Chambre avait à discuter un projet de
+réforme électorale.</p>
+
+<p>Trop de bruit devait se faire, avant peu, autour de cette réforme,
+pour qu'il n'importe pas d'en rappeler les antécédents et d'indiquer
+ce qui la mettait dès lors plus en vue. On n'a pas oublié comment,
+en 1840, sous le ministère de M. Thiers, les radicaux avaient tenté,
+sans grand succès, il est vrai, de faire de l'agitation autour de la
+réforme électorale<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Go to footnote 4"><span class="smaller">[4]</span></a>. Sous le ministère du 29 octobre, à la veille
+des élections générales <span class="pagenum"><a id="page6" name="page6"></a>(p. 6)</span> de 1842, la question fut reprise,
+cette fois non plus seulement par les radicaux, mais au nom de tous
+les groupes de gauche; une proposition déposée par M. Ducos, appuyée
+par MM. Dufaure et de Lamartine, combattue par M. Guizot, fut écartée
+à 41 voix de majorité<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Go to footnote 5"><span class="smaller">[5]</span></a>. Pendant la législature suivante, de 1842
+à 1846, à peine trouve-t-on à signaler, en 1845, la proposition
+faite par un député d'autorité fort médiocre, M. Crémieux; elle fut
+rejetée après un débat sans importance. Dans la session de 1846,
+aux approches de nouvelles élections générales, c'eût été le moment
+de poursuivre une telle réforme, si on l'avait crue mûre; mais
+l'opposition était alors absorbée par d'autres questions, notamment
+par la politique étrangère; se croyant, chaque jour, sur le point de
+détacher une partie de la majorité ministérielle, elle ne songeait
+pas à se plaindre du mode de suffrage qui lui laissait de telles
+espérances. Tout changea avec les élections de 1846. En face d'une
+majorité ministérielle de plus de cent voix, ne croyant plus avoir
+rien à attendre de la Chambre, les adversaires du cabinet s'en
+prirent au système électoral qui venait de leur être si défavorable.
+À les entendre, s'ils avaient été battus, ce n'était pas que
+l'opinion leur fût contraire, c'était que le mode de scrutin ne
+permettait pas à l'opinion de se manifester librement et sincèrement.
+Ainsi se trouvèrent-ils conduits, moins par une impulsion venue du
+pays, que par le dépit de leur impuissance parlementaire, à attribuer
+à la question de la réforme électorale une importance qu'elle n'avait
+pas encore eue.</p>
+
+<p>Dès le mois d'août 1846, dans une réunion du centre gauche, M.
+Thiers, jusqu'alors mal disposé pour cette réforme, et qui plus d'une
+fois avait laissé voir qu'elle était, à ses yeux, une niaiserie,
+et une niaiserie dangereuse, se prononça ouvertement pour que
+la question fût soulevée; il offrit même, aux acclamations des
+assistants, agréablement surpris, d'en prendre l'initiative. M.
+Duvergier de Hauranne, chargé de l'aider <span class="pagenum"><a id="page7" name="page7"></a>(p. 7)</span> dans l'élaboration du
+projet, y travailla activement pendant les vacances parlementaires;
+aux approches de la session de 1847, il était en mesure de
+communiquer aux chefs de la gauche et du centre gauche les résultats
+de cette étude préliminaire. Mais, pendant ce temps, M. Thiers,
+ayant cru trouver dans les mariages espagnols un terrain d'attaque
+qu'il jugeait plus favorable et qui convenait mieux à ses habitudes,
+avait été repris de ses répugnances contre la réforme électorale. Il
+trouva à redire à tout ce qui était proposé; à peine admettait-il
+l'augmentation du nombre des députés; d'accroître le nombre des
+électeurs, il ne voulait pas entendre parler. On lui répondit de
+la gauche et du centre gauche que la proposition était annoncée,
+attendue, et que l'abandonner serait abdiquer aux mains du cabinet.
+Plusieurs des opposants, d'ailleurs, ne jugeaient pas que les
+mariages espagnols offrissent un moyen d'attaque bien avantageux,
+et ils tenaient beaucoup à ne pas mettre tout leur enjeu sur cette
+unique carte. Demeuré seul de son avis, M. Thiers ne put le faire
+prévaloir; il en conçut une vive humeur contre ses alliés, qu'il
+ne ménagea pas dans ses propos. Naturellement, il ne fallait plus
+compter sur lui pour présenter le projet. M. Duvergier de Hauranne
+s'en chargea à sa place et se donna à cette tâche, avec son
+ardeur accoutumée. Dès le milieu de janvier 1847, il publiait une
+longue brochure, presque un livre, sous ce titre: <cite>De la Réforme
+parlementaire et de la Réforme électorale</cite>. Il ne se bornait pas à y
+traiter la question spéciale, dans tous ses détails, avec une netteté
+incisive. Craignant qu'elle ne suffit pas à échauffer le public, il
+avait soin de la rattacher à un grief plus général, celui qui avait
+servi à faire la révolution de 1830 et la coalition de 1839: il
+dénonçait les entreprises du «pouvoir personnel». «Le gouvernement
+représentatif est en péril, s'écriait-il au commencement de sa
+brochure; ce n'est point, comme en 1830, la violence qui le menace,
+c'est la corruption qui le mine.» Dans toute la suite de son écrit,
+il en revenait toujours à accuser le pouvoir royal de détruire
+le pouvoir parlementaire et de faire prévaloir <span class="pagenum"><a id="page8" name="page8"></a>(p. 8)</span> «toutes les
+idées, toutes les habitudes des gouvernements despotiques». «Reste
+à savoir, ajoutait-il, s'il convient à la France de se prosterner,
+en 1847, devant le principe qu'elle a vaincu en 1830.» Sans doute il
+reconnaissait qu'on ne pouvait toucher à ces redoutables questions,
+sans provoquer des «frémissements et des colères»; mais, à son avis,
+«il eût été lâche de s'en laisser effrayer ou troubler». La brochure
+de M. Duvergier de Hauranne fut un signal pour la presse opposante,
+qui, ainsi munie d'arguments, commença sur ce sujet une polémique
+assez vive. Enfin, le 6 mars, quand on crut l'opinion suffisamment
+préparée, le projet fut déposé: il comportait l'abaissement du
+cens à 100 francs et l'adjonction des «capacités», c'est-à-dire
+environ deux cent mille électeurs de plus; en outre, le nombre
+des députés était porté de quatre cent cinquante-neuf à cinq cent
+trente-huit. Le changement ainsi proposé était vraiment peu de
+chose, et il y avait une sorte de disproportion entre les arguments
+employés et les conclusions auxquelles on aboutissait. C'est qu'au
+fond, le centre gauche et même la gauche ne redoutaient pas moins
+que la majorité conservatrice une extension considérable du droit
+de suffrage. Quelques mois auparavant, M. Odilon Barrot, causant
+avec M. Cobden qui s'étonnait qu'on s'agitât tant pour demander
+si peu, déclarait que l'adjonction de deux cent mille électeurs
+lui suffirait largement: il ne jugeait pas la masse du peuple mûre
+pour exercer un droit de vote, et ne voyait de sécurité, pour le
+gouvernement constitutionnel, que dans un suffrage très restreint<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Go to footnote 6"><span class="smaller">[6]</span></a>.
+Le gouvernement n'hésita pas à combattre le projet de M. Duvergier de
+Hauranne, comme il avait combattu les projets présentés précédemment
+sur le même sujet. Il essaya même d'écarter tout débat, en obtenant
+des bureaux qu'ils n'autorisassent pas «la lecture» de la
+proposition<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Go to footnote 7"><span class="smaller">[7]</span></a>. Il allait trop loin. Sur <span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> neuf bureaux, trois
+refusèrent de le suivre jusque-là: il n'en fallait pas plus pour que
+la question de prise en considération fût portée devant la Chambre.</p>
+
+<p>C'était cette discussion qui se trouvait à l'ordre du jour, le 23
+mars 1847, au lendemain de l'élection du vice-président. Le public
+l'attendait avec une curiosité anxieuse, non à cause du fond de la
+question, auquel, en dépit des efforts de l'opposition, il demeurait
+toujours assez indifférent, mais à raison du doute que la nomination
+de M. Léon de Malleville avait fait naître sur les dispositions de
+la majorité. À défaut de M. Thiers, dont le silence fut remarqué,
+de nombreux orateurs soutinrent la proposition, entre autres MM.
+Duvergier de Hauranne, Billault, de Beaumont, Odilon Barrot. Ils
+alléguèrent les vices du système électoral, l'étroitesse de sa base,
+ses injustes exclusions, ses inégalités déraisonnables, la facilité
+qu'il offrait à la corruption; ils montrèrent cette corruption
+devenue générale et annulant de fait le gouvernement représentatif;
+enfin, ils reprochèrent au gouvernement sa stérilité, son inertie, et
+le mirent en demeure d'accomplir les progrès annoncés naguère par M.
+Guizot dans le discours de Lisieux. Suivant sa coutume, M. Duchâtel,
+dans sa réponse, développa de préférence les raisons pratiques: il
+insista sur ce que rien n'indiquait, dans le pays, un désir de cette
+réforme, et sur ce qu'une loi de ce genre ne pouvait être adoptée
+qu'à la veille d'élections générales. M. Guizot prit les choses de
+plus haut. Il exposa doctrinalement les avantages du système qui,
+au lieu de «placer le droit électoral dans le nombre», le plaçait
+dans la «capacité politique». Rencontrait-il, au cours de ses
+développements, le suffrage universel, il l'écartait avec un dédain
+superbe; à M. Garnier-Pagès, qui lui criait: «Son jour viendra», il
+répondait: «Il n'y a pas de jour pour le suffrage universel;... la
+question ne mérite pas que je me détourne, en ce moment, de celle qui
+nous occupe.» Plus loin, s'adressant à ceux qui l'accusaient de ne
+vouloir d'aucun progrès, il dissertait éloquemment sur les conditions
+du «vrai progrès, qui n'était pas seulement un changement»; <span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span>
+il rappelait que, dans un régime de liberté «où toutes les idées,
+toutes les ambitions sont en mouvement, où l'on demande trop, où
+l'on veut avoir trop vite, où l'on pousse trop fort, la mission du
+gouvernement était de marcher lentement, mûrement, de maintenir, de
+contenir». Cet ordre d'idées le conduisait naturellement à s'occuper
+de ceux des conservateurs qui se disaient «progressistes». La grosse
+question du débat n'était-elle pas de savoir comment ils voteraient?
+De la gauche, on leur avait fait plus d'une invite. Les paroles que
+leur adressa M. Guizot furent moins une prière qu'une leçon, moins
+une caresse qu'une réprimande. Il railla ces députés qui «voulaient
+agir tout de suite, à l'entrée de cette législature, avant de la
+bien connaître, avant de bien connaître leurs collègues, avant de
+bien connaître le gouvernement près duquel ils agissaient, avant
+de se bien connaître peut-être eux-mêmes»; il leur rappela que,
+d'ordinaire, «les tiers partis ne tournaient pas à l'utilité du
+pays, à la considération et à la force de ceux qui les composaient»;
+puis il les mit en demeure, ou de «rester avec le gouvernement et de
+marcher avec lui», ou de «passer dans les rangs de l'opposition». Il
+professait, quant à lui, «qu'il valait mieux, pour le pays et pour le
+cabinet, maintenir fermement cette politique avec une majorité moins
+forte, que l'affaiblir pour conserver une majorité plus nombreuse».
+Ce langage était, par plus d'un côté, mortifiant pour ceux auxquels
+il était adressé, mais il leur en imposa. M. de Castellane, tout en
+se plaignant avec amertume de «l'espèce de défi» que le ministre
+avait porté à «certains membres», déclara que ses amis repousseraient
+la prise en considération. La réforme électorale fut écartée par 252
+voix contre 154. Jamais elle n'avait eu contre elle une aussi forte
+majorité.</p>
+
+<p>Le jour même où la Chambre se prononçait ainsi contre la réforme
+électorale, le 26 mars 1847, M. de Rémusat déposait une proposition
+de réforme parlementaire. C'était, pour le ministère, un second
+défilé à franchir, plus difficile que le précédent. La réforme
+parlementaire, qui tendait à exclure <span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> de la Chambre la plupart
+des fonctionnaires, n'avait pas été proposée moins de dix-sept fois
+depuis 1830; elle répondait à un mouvement d'opinion plus sérieux
+et à un besoin plus réel que la réforme électorale; on ne pouvait
+nier qu'il n'y eût là des abus qui, chaque jour, fournissaient
+davantage matière aux critiques de l'opposition<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Go to footnote 8"><span class="smaller">[8]</span></a>. La discussion
+sur la prise en considération s'ouvrit le 19 avril. M. de Rémusat
+défendit son projet avec habileté. À défaut de M. Guizot, qui garda
+le silence, M. Duchâtel et M. Hébert insistèrent, au nom du cabinet,
+sur l'impossibilité de voter, dès le début d'une législature, une
+proposition qui obligerait à de nouvelles élections, ou mettrait
+en suspicion une Chambre appelée à siéger encore pendant cinq
+ans. Les conservateurs progressistes allaient-ils être, dans ce
+débat, aussi dociles et aussi timides que dans l'autre? M. Billault
+s'efforça de piquer leur amour-propre par un mélange assez adroit de
+caresses et d'épigrammes. Sur cet appel direct, M. de Castellane,
+toujours disposé à se mettre en avant, prit la parole. «Tout le
+monde reconnaît, dit-il, qu'il y a quelque chose à faire, même M.
+le ministre de l'intérieur qui regarde la question comme une simple
+question de limites. Si c'est une question de limites, qu'on nous
+dise donc, à nous qui voulons sérieusement faire quelque chose, ce
+qu'on veut faire, quand et comment on le voudra!... Y a-t-il une
+époque précise de la législature actuelle où le ministère voudra
+faire quelque chose? Encore une fois, qu'il nous le dise!» Tous les
+yeux se tournèrent vers le banc des ministres: M. Guizot fit un
+geste négatif. «Le ministère me dit non, reprit M. de Castellane;
+je le savais d'avance, mais j'ai dû lui en faire la demande une
+dernière fois. Eh bien donc, le ministère repoussant toute réforme
+au fond, en principe, nous croyons, nous, qu'il y a opportunité à
+voter tout à l'heure la prise en considération de la proposition de
+M. de Rémusat.» Cette fois, la scission était ouverte. Au vote, le
+ministère n'en conserva pas moins la majorité; mais cette majorité
+fut assez notablement <span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> réduite: elle avait été de 98 voix sur
+la réforme électorale; elle ne fut plus que de 49.</p>
+
+<p>Du côté du gouvernement, on affecta de ne pas s'émouvoir de cette
+diminution, et de voir là, pour la majorité, moins un affaiblissement
+qu'un débarras. Le <cite>Journal des Débats</cite> disait, avec une ironie plus
+hautaine que prudente: «Les prétendus Christophe Colomb du parti
+conservateur, qui sont las de ce vieux monde et vont à la recherche
+du nouveau, ont librement donné cours à leur fantaisie; mais ils ont
+pu voir que le ministère et cette pauvre majorité arriérée étaient
+parfaitement en état de se passer d'eux... Puisqu'ils veulent
+courir les aventures, il faut espérer qu'ils en rapporteront quelque
+expérience. Il n'y a rien de tel que les voyages pour former la
+jeunesse.» Il ajoutait, quelques jours plus tard: «Qu'ils aillent
+dans l'opposition!... Nous ne leur reprocherons qu'une chose, c'est
+d'y aller trop tard. Ils auraient dû s'apercevoir plus tôt qu'il y a
+et qu'il y aura toujours un abîme entre le parti faiseur et le parti
+conservateur.» Ces derniers mots s'adressaient plus particulièrement
+à M. de Girardin, qui demandait, dans la <cite>Presse</cite>, que le pouvoir
+passât des <em>parleurs</em> aux <em>hommes d'affaires</em>.</p>
+
+<h4>II</h4>
+
+<p>Les considérations par lesquelles les ministres avaient combattu la
+double réforme électorale et parlementaire, semblaient, par beaucoup
+de côtés, parfaitement raisonnables. Néanmoins, à voir comment les
+choses devaient tourner, on se prend à douter de l'opportunité de
+la résistance, si justifiée que celle-ci parût sur le moment. En ce
+qui touche notamment la présence des fonctionnaires dans la Chambre,
+qu'eût-on compromis en s'engageant à résoudre cette question avant
+la fin de la législature? C'eût été répondre au sentiment de la
+majorité elle-même; car, parmi les députés qui avaient repoussé
+<span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> par discipline la proposition de M. de Rémusat, la plupart
+n'hésitaient pas à reconnaître que, sur ce point, «il y avait
+quelque chose à faire<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Go to footnote 9"><span class="smaller">[9]</span></a>». Sans doute, il n'en était pas de même
+de l'extension du droit de suffrage, qui soulevait beaucoup plus
+d'objections, ne fût-ce que celle qui était tirée de l'indifférence
+manifeste du public. Toutefois, que penser de la valeur de cette
+dernière objection, quand on voit, dix mois après, l'état des esprits
+devenir tel que, de l'aveu du même M. Guizot, cette réforme ne
+pourra plus être évitée? Au lieu de s'exposer ainsi à la subir plus
+tard en vaincu, n'eût-il pas été plus habile de s'en saisir tout de
+suite, avant que les partis y eussent donné une importance factice,
+et de tenter de l'accomplir quand on pouvait encore la limiter, en
+rester le maître et en recueillir l'avantage? Dans ces conditions, le
+corps électoral n'aurait pas été gravement modifié, et puis, quels
+qu'eussent été les inconvénients d'une concession, ils auraient été
+difficilement comparables aux dangers que la résistance devait si
+rapidement faire naître.</p>
+
+<p>Cependant, si le gouvernement se refusait absolument à entendre
+parler d'aucune des deux réformes, il aurait peut-être eu un moyen
+de les repousser sans trop de péril: c'eût été de mettre en avant
+quelque autre projet qui fît diversion aux man&oelig;uvres des partis
+hostiles, occupât l'opinion, et amusât cette imagination populaire
+que le pouvoir, en France surtout, ne laisse jamais impunément sans
+aliment. La chose, il est vrai, était malaisée. On se butait au
+dilemme que j'ai déjà plusieurs fois indiqué: d'une part, il semblait
+nécessaire d'avoir égard à ce goût maladif du changement que nos
+révolutions avaient éveillé dans l'esprit public; d'autre part,
+ces mêmes révolutions avaient tant ébranlé la société, qu'on avait
+peine à imaginer un changement qui fût sans péril. Quelque <span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span>
+difficile que fût ce problème, c'était la tâche du gouvernement de
+tenter de le résoudre. En 1847, moins qu'à toute autre époque, il
+pouvait s'y dérober: il se trouvait en face d'une Chambre nouvelle,
+et qui, comme telle, devait être particulièrement désireuse de
+faire du nouveau; il avait à contenter une majorité qui, se sentant
+assurée de sa prépondérance numérique, cessant d'avoir à combattre
+journellement pour son existence, n'était plus disposée à considérer
+sa besogne comme accomplie, quand elle avait repoussé les attaques et
+maintenu le <i>statu quo</i>. Ce que pourrait être l'&oelig;uvre à laquelle
+elle rêvait d'attacher son nom, elle eût été fort embarrassée de le
+préciser; mais elle était toute prête à s'en prendre au ministère,
+s'il ne la lui faisait pas accomplir. <i>A priori</i> même et par le seul
+fait de son grand âge, ce ministère vieux de plus de six ans était
+suspect, aux yeux de cette Chambre née d'hier, d'avoir trop le goût
+de l'immobilité et le besoin du repos. Un moment, au lendemain des
+élections du 1<sup>er</sup> août 1846, on avait pu croire que M. Guizot
+se rendait compte de ce que l'opinion attendait de lui; il avait
+paru comprendre que, si sa grande victoire électorale pouvait être
+interprétée comme une approbation du passé, elle lui créait pour
+l'avenir des devoirs nouveaux; que le programme de résistance un
+peu négative qui, depuis Casimir Périer, avait suffi aux jours de
+péril, ne suffisait plus dans la sécurité du succès; qu'il fallait
+rajeunir la vieille politique conservatrice. C'est alors que, le
+2 août 1846, en s'adressant à ses électeurs de Lisieux, il avait
+annoncé solennellement que, désormais, rassuré sur la paix extérieure
+et l'ordre intérieur, il serait en mesure de donner satisfaction
+au désir de mouvement et de réforme. «Toutes les politiques vous
+promettent le progrès, avait-il dit dans une phrase devenue aussitôt
+célèbre; la politique conservatrice seule vous le donnera<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Go to footnote 10"><span class="smaller">[10]</span></a>.»
+Mais quelques semaines ne s'étaient pas écoulées que les mariages
+espagnols venaient donner une tout autre direction <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> à sa
+pensée. L'affaire avait été tout de suite assez compliquée, avait
+exigé assez d'efforts pour absorber toute son attention. Convaincu
+que ce qui suffisait à l'occuper et à le satisfaire suffisait
+également à occuper et à satisfaire l'opinion, il n'avait plus jugé
+nécessaire de préparer d'autre objet à l'activité parlementaire de
+la nouvelle Chambre. C'est ainsi qu'au début de la session de 1847,
+en dehors des questions étrangères, aucun projet considérable et de
+nature à intéresser l'opinion ne s'était trouvé prêt à être déposé
+par le gouvernement.</p>
+
+<p>Cette abstention, à laquelle s'était ajouté bientôt le <i>veto</i>
+opposé par le ministère aux deux propositions de réforme, avait été
+interprétée comme un parti pris d'inaction. De là, dans la majorité,
+une surprise, une déception et bientôt un mécontentement, qui ne se
+manifestaient pas seulement par quelques défections, mais aussi par
+l'état d'esprit de ceux dont le vote n'avait pas failli. Au c&oelig;ur
+même du parti conservateur, divers symptômes trahissaient le doute,
+l'esprit de critique, les tentations d'indiscipline, la lassitude
+des vieilles luttes, le désir vague de quelque chose de nouveau. Ces
+sentiments, qui éclataient sans ménagement dans les conversations de
+couloirs, arrivaient parfois jusqu'à la tribune. Tel fut un incident
+qui se produisit, le 27 avril 1847, au cours de la discussion des
+fonds secrets. L'auteur en fut un député, naguère ardent ministériel,
+M. Desmousseaux de Givré. Amené à se demander pourquoi la majorité
+de cent voix, issue des élections de 1846, paraissait sur le point
+de se diviser, il proclama que le mal venait de «l'inertie du
+gouvernement», et il montra les ministres répondant sur toutes les
+questions: «Rien, rien, rien!» Aussitôt répercutés, grossis par
+les journaux opposants, ces mots: <em>Rien, rien, rien!</em> eurent un
+retentissement énorme. On affectait d'y voir le résumé exact de la
+situation. Jamais, quand il défendait le ministère, M. Desmousseaux
+de Givré n'avait ainsi occupé le public. La <cite>Presse</cite> inscrivit les
+trois mots en tête de ses colonnes, à la place où naguère elle avait
+mis, comme épigraphe, la promesse de progrès faite par M. Guizot
+<span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span> dans son discours de Lisieux. Le <cite>Journal des Débats</cite> ne
+contribuait pas à calmer la polémique, quand il répliquait sur le
+même ton: «Le parti conservateur, à son tour, n'a que trois mots à
+répondre aux faiseurs utopistes: Rien, rien, rien! vous n'obtiendrez
+rien.»</p>
+
+<p>L'immobilité qu'on reprochait à la politique du gouvernement n'était
+pas imputable seulement au cabinet. Le Roi y avait plus de part
+encore, et souvent c'était lui qui l'imposait à ses ministres.
+Il avait alors soixante-quatorze ans. Son intelligence, bien que
+toujours supérieure, se ressentait du poids de l'âge. Cette charge,
+venant s'ajouter à celle d'un règne déjà long et toujours laborieux
+et difficile, avait amené chez lui quelque fatigue et quelque
+affaiblissement: de là, sa crainte du mouvement et du changement. Il
+tâchait de se persuader que la France, ayant, elle aussi, traversé
+beaucoup de vicissitudes, devait avoir le même goût. Il oubliait
+que le pays n'avait pas vieilli avec lui, qu'il se rajeunissait
+incessamment par l'avènement de générations nouvelles, oublieuses
+des déceptions passées, ouvertes aux espérances, aux illusions,
+impatientes d'agir à leur tour. Des malentendus de ce genre se
+produisent quelquefois entre vieillards et jeunes gens. En outre,
+Louis-Philippe était d'autant plus porté à écarter ou à ajourner les
+problèmes sociaux et politiques soulevés autour de lui, que moins
+que jamais il croyait possible d'y trouver une heureuse solution.
+Son expérience, en s'allongeant, avait encore accru la part de
+scepticisme et de désenchantement qui de tout temps s'était mêlée à
+sa sagesse. Ses propos, qu'il n'avait pas, on le sait, l'habitude
+de beaucoup mesurer, semblaient parfois d'un homme découragé qui
+se sentait lié à une tâche impossible. «Tenez, disait-il un jour à
+M. Guizot qui lui témoignait son habituel optimisme, je souhaite
+de tout mon c&oelig;ur que vous ayez raison; mais ne vous y trompez
+pas: un gouvernement libéral en face des traditions absolutistes et
+de l'esprit révolutionnaire, c'est bien difficile; il y faut des
+conservateurs libéraux, et il ne s'en fait pas assez. Vous êtes les
+derniers des Romains.» Un autre jour, il s'écriait, en <span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> se
+prenant la tête dans les mains: «Quelle confusion! quel gâchis! Une
+machine toujours près de se détraquer! Dans quel triste temps nous
+avons été destinés à vivre<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Go to footnote 11"><span class="smaller">[11]</span></a>!» L'âge avait eu sur Louis-Philippe un
+autre effet: il augmentait chez lui, en même temps que la défiance
+des choses, la confiance en soi. Cette confiance, que lui avaient
+justement donnée tant de difficultés surmontées, menaçait de tourner
+en une obstination irritable et impérieuse qui tenait de la sénilité.
+Admettait-il quelqu'un à lui parler, il n'écoutait guère que ce
+qui rentrait dans ses idées; la contradiction l'impatientait sans
+l'avertir. Il oubliait que le premier avantage de l'irresponsabilité
+royale dans le régime constitutionnel est que le souverain peut,
+sans se diminuer, se prêter à des politiques diverses, gouverner
+avec des ministres de nuances opposées, et il menaçait, pour le cas
+où l'on prétendrait modifier ce que, depuis longtemps, il appelait
+assez imprudemment «son système», de se retirer au château d'Eu et
+de remettre le gouvernement à la régence. Ceux qui approchaient le
+Roi étaient péniblement surpris de voir qu'à la fin de 1846 et au
+commencement de 1847, il faisait souvent allusion à cette abdication
+possible. Le plus fâcheux était que ces boutades ne restaient pas
+renfermées dans les Tuileries, et qu'il en arrivait quelque écho
+dans les couloirs du palais Bourbon. Commentées sans bienveillance,
+elles n'augmentaient pas le crédit parlementaire du cabinet, qu'on
+semblait dès lors fondé à accuser d'être l'instrument trop docile du
+«pouvoir personnel». Et surtout elles compromettaient le souverain,
+le rendaient responsable d'une politique peu populaire, et, par
+l'éventualité même qu'elles faisaient entrevoir, accoutumaient les
+esprits à rêver d'autre chose que d'une simple crise ministérielle.</p>
+
+<p>L'espèce d'inertie dont le gouvernement semblait alors si étrangement
+affecté avait encore une autre forme. Ce qui manquait à la majorité,
+ce n'était pas seulement la grande impulsion politique qu'il
+eût appartenu au Roi et à M. Guizot <span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> de donner, c'étaient
+aussi les soins de tous les jours. Cette partie de l'&oelig;uvre
+ministérielle, la plus modeste, mais non la moins utile sous un
+régime parlementaire, avait été jusqu'alors accomplie avec beaucoup
+d'habileté par M. Duchâtel. Sans cesse attentif aux dispositions
+générales de la Chambre et aux dispositions particulières de chaque
+député, soigneux des hommes autant que des choses, le ministre de
+l'intérieur avait su faire, avec adresse et tact, sans dédain des
+petites précautions et des petits moyens, ce qui était nécessaire
+pour raffermir les fidélités douteuses, calmer les susceptibilités,
+désintéresser les ambitions, prévenir les caprices, maintenir
+l'harmonie et la discipline. Le tour pratique et la netteté
+judicieuse de son esprit, la sûreté de son commerce, la facilité de
+son abord, la distinction de ses manières, et jusqu'au prestige de
+sa grande fortune, tout chez lui convenait à ce rôle. Telle avait
+été son action qu'aux yeux de plusieurs, l'armée ministérielle lui
+appartenait plus qu'à M. Guizot. Après les élections de 1846, en face
+d'une majorité accrue d'éléments si divers, il était plus nécessaire
+encore que M. Duchâtel continuât son travail: on l'avait entendu dire
+alors: «Nous avons cent conservateurs nouveaux; il nous faudra trois
+mois pour les former.» Et cependant, quand arriva la session de 1847,
+il ne se montra pas pressé de s'occuper de cette «formation». Une
+sorte d'indolence, qui était du reste le fond de sa nature, semblait
+avoir remplacé sa vigilance et son activité d'autrefois. À peine le
+voyait-on à la Chambre, et, coup sur coup, il prit des congés pour
+cause de maladie.</p>
+
+<p>Sa maladie était réelle et se manifestait par des accès de fièvre
+répétés. Mais n'y avait-il pas là aussi une fatigue plus politique
+encore que physique, et comme une velléité de distinguer sa fortune
+personnelle de celle du cabinet? On l'a beaucoup dit alors. On
+prétendait que M. Duchâtel, gêné de l'impopularité et jaloux de la
+prépondérance de M. Guizot, méditait de le supplanter et de former,
+sans lui, un autre ministère conservateur, moins provocant dans
+l'ordre des doctrines, quoique aussi rassurant pour les intérêts;
+plus terne, mais plus <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span> solide, faisant en même temps moins
+de bruit oratoire et plus d'affaires. Qu'autour du ministre de
+l'intérieur on ait caressé quelque rêve de ce genre, c'est possible
+et même probable; que le ministre personnellement se soit arrêté
+à un semblable projet, rien ne le prouve. Il est à remarquer, au
+contraire, que le principal intéressé, M. Guizot, a rendu après coup
+un hommage éclatant à la fidélité de son collègue<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Go to footnote 12"><span class="smaller">[12]</span></a>. Seulement,
+ce qui est incontestable, c'est que, depuis quelque temps, M.
+Duchâtel estimait que le ministère, usé par sa durée même, ferait
+bien de céder la place à des hommes nouveaux. Déjà, à la veille de
+la session de 1845, on avait vu poindre chez lui cette idée<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Go to footnote 13"><span class="smaller">[13]</span></a>.
+Il y était revenu depuis, notamment à la fin de 1846, sous le coup
+d'un vif mécontentement personnel: pour cause ou sous prétexte
+d'urgence, la décision relative au mariage du duc de Montpensier
+avait été prise entre le Roi, la Reine et M. Guizot, sans consulter
+les autres membres du cabinet; fort blessé du procédé, M. Duchâtel
+en fut d'autant plus porté à voir d'un &oelig;il peu favorable la
+décision ainsi prise<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Go to footnote 14"><span class="smaller">[14]</span></a>; pendant quelques jours, il fut à peu près
+résolu à porter au Roi sa démission, qui eût forcément entraîné la
+dislocation du cabinet tout entier; il y était poussé par des hommes
+considérables dont il suivait volontiers les avis, entre autres par
+le chancelier Pasquier, peu favorable, il est vrai, à M. Guizot; la
+réflexion le fit reculer: il ne voulut ni causer une telle joie à
+l'opposition, ni se faire soupçonner par les conservateurs d'obéir
+à une susceptibilité <span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span> mesquine. Un peu plus tard, lors de
+l'élection de M. de Malleville comme vice-président, il laissa voir
+encore quelque velléité de retraite, sans y insister beaucoup. En
+somme, il restait à son poste, toujours correct et loyal, mais
+triste, inquiet, un peu boudeur, ayant peu de c&oelig;ur à sa besogne,
+et guettant l'occasion d'une retraite toujours désirée.</p>
+
+<h4>III</h4>
+
+<p>La Chambre faillit faire payer cher au ministère la négligence dont
+il usait à son égard. Le cheval auquel on laisse la bride sur le cou
+a bien vite fait quelque sottise, même quand il n'est pas, de son
+naturel, rétif ou violent. Coup sur coup, plusieurs des ministres
+se trouvèrent mis en minorité dans les affaires de leur ressort
+particulier, et parfois d'une façon assez mortifiante. Visiblement,
+la majorité croyait pouvoir ne pas se gêner avec eux. Il lui était
+d'autant moins difficile de leur faire sentir sa mauvaise humeur,
+que, par l'effet d'une sorte d'indolence égoïste, les membres du
+cabinet semblaient déshabitués de se prêter mutuellement appui.
+Chacun d'eux se présentait séparément devant l'opposition, sans être
+secondé par ses pairs, ni couvert par son chef. Situation pleine
+de risques pour ceux qui manquaient d'adresse ou de prestige. M.
+Guizot ne vit d'abord, dans les mésaventures de ses collègues, que
+des accidents sans gravité: il lui semblait que les votes hostiles
+ne portaient que sur des questions spéciales, et que, dût-on
+regarder tel ou tel ministre comme assez grièvement atteint, il
+serait bien temps, après la session, d'examiner s'il convenait de
+le remplacer<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Go to footnote 15"><span class="smaller">[15]</span></a>. Mais cette <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span> sécurité ne dura pas. Vers la
+fin d'avril et dans les premiers jours de mai, divers symptômes
+révélèrent, tout d'un coup, que le cabinet entier avait été blessé
+et dangereusement blessé par les coups frappés sur plusieurs de ses
+membres.</p>
+
+<p>M. Guizot, sentant un peu tardivement que le mal était dû en grande
+partie à ce qu'il s'était tenu personnellement en dehors des débats,
+saisit, le 6 mai, une occasion de se montrer à la tribune. M.
+Billault venait, à propos des crédits supplémentaires, d'attaquer
+l'ensemble de la politique extérieure. Avec une maîtrise supérieure
+et un succès incontesté, M. Guizot passa en revue toutes les affaires
+où notre diplomatie avait alors à agir. Il ne voulut pas terminer
+son discours sans faire allusion aux difficultés parlementaires du
+moment. Il reconnaissait que, «dans une Chambre nouvelle, il pouvait
+y avoir, entre une majorité et un cabinet au fond d'accord, des
+malentendus, des méprises et des embarras»; mais il se refusait à
+voir là rien de grave et de profond. «Je pense, ajouta-t-il, que
+ce n'est pas sur des embarras momentanés, sur des tentatives plus
+ou moins habilement concertées ou voilées, qu'une scission se fait
+entre une majorité et un gouvernement. Pour le compte du cabinet,
+je n'hésite pas à dire qu'il ne voit, dans les convictions de la
+majorité, rien qui contrarie les siennes. Si la majorité pensait
+autrement à l'égard du cabinet, elle est parfaitement la maîtresse
+de le lui témoigner, et il s'en apercevra sur-le-champ.» La majorité
+applaudit. Le lendemain, l'un des collaborateurs de M. Guizot au
+ministère des affaires étrangères, M. Désages, écrivait à M. de
+Jarnac, notre chargé d'affaires à Londres. «Le ministre a eu hier,
+à la Chambre, un immense succès. Ce succès a raffermi bon nombre
+d'esprits un peu ébranlés. On a reconnu bien vite que la situation,
+toute la situation appartenait encore à M. Guizot et n'appartenait
+qu'à lui<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Go to footnote 16"><span class="smaller">[16]</span></a>.»</p>
+
+<p>M. Désages se faisait illusion sur l'effet du discours. Si grand
+qu'eût été le succès oratoire de M. Guizot, il ne suffisait <span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span>
+pas à raffermir le cabinet tout entier. Bien au contraire, les
+lézardes inquiétantes qui s'étaient produites dans l'édifice
+ministériel s'élargissaient avec une telle rapidité que c'était à
+se demander si un effondrement n'était pas imminent. Il n'y avait
+plus une minute à perdre pour aviser. Les conservateurs éclairés
+se rendaient compte que, pour échapper à une crise totale, force
+était de prendre les devants et d'opérer spontanément un remaniement
+partiel. Deux jours après le discours de M. Guizot, le 7 mai,
+le duc de Broglie, écrivant à son fils, lui exposait comment
+l'«imprévoyance», le «discrédit moral», la «nullité» de tel ou tel
+ministre rendaient «une recomposition du ministère inévitable». «Ce
+qui l'a rendu plus inévitable encore, ajoutait-il, c'est l'indolence
+du ministère en général, quand il s'est vu à la tête d'une majorité
+de cent voix, et la fantaisie de cette majorité qui, pour se
+divertir, s'est amusée à déchiqueter, pièce à pièce, le ministère
+dans ses conversations, et à procurer à trois ou quatre de ses
+membres des échecs consécutifs sur quelques points de détail. Quoi
+qu'il en soit des causes, la majorité est, en ce moment, en pleine
+dissolution, et le ministère, par contre-coup, sans qu'il y ait,
+pour cela, la moindre raison, je ne dis pas suffisante, mais le
+moindre prétexte. Il faut recomposer le ministère et, par lui, la
+majorité<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Go to footnote 17"><span class="smaller">[17]</span></a>.»</p>
+
+<p>Une fois convaincus du péril dont ils ne s'étaient pas d'abord
+doutés, le Roi et M. Guizot n'hésitèrent pas, pour alléger la nef
+qui menaçait ainsi de sombrer en mer calme, à jeter par-dessus
+bord les trois ministres qui paraissaient le plus compromis, celui
+des finances, M. Lacave-Laplagne, celui de la guerre, le général
+Moline Saint-Yon, et celui de la marine, l'amiral de Mackau: les
+deux derniers consentirent à donner leur démission; le premier,
+réfractaire au rôle de bouc émissaire, dut être destitué. Le plus
+grave en cette affaire ne fut peut-être pas l'obligation où l'on
+s'était trouvé subitement de sacrifier une partie des ministres;
+ce fut la difficulté <span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span> qu'on éprouva à les remplacer. Leur
+succession fut offerte à divers personnages parlementaires qui la
+déclinèrent: si bien que M. Guizot, comprenant la nécessité d'en
+finir très vite, s'adressa à des fonctionnaires dévoués qui n'étaient
+même pas à Paris, et imposa, par télégraphe, à leur dévouement,
+l'acceptation des portefeuilles vacants. Tout put être ainsi conclu
+en quarante-huit heures. Le 10 mai, le <cite>Moniteur</cite> annonça que M.
+Jayr, préfet de Lyon, était nommé ministre des travaux publics, en
+remplacement de M. Dumon, qui devenait ministre des finances; que le
+général Trézel, commandant la division militaire de Nantes, était
+appelé au ministère de la guerre, et M. de Montebello, ambassadeur
+à Naples, au ministère de la marine. Tous trois étaient pairs de
+France. Le premier, qui avait fait sa carrière dans l'administration
+préfectorale, était un administrateur habile; le second, soldat brave
+et intègre, très estimé pour ses vertus et son caractère, avait eu
+peu de bonheur dans sa vie militaire; c'est lui qui commandait lors
+du désastre de la Macta; le troisième, fils aîné du maréchal Lannes,
+avait occupé des postes diplomatiques secondaires, sans y trouver
+l'occasion d'un rôle considérable; il avait détenu en outre, pendant
+quelques jours, le portefeuille des affaires étrangères, dans le
+ministère provisoire et incolore constitué le 31 mars 1839, à la
+suite de la coalition. Aucun d'eux n'avait d'importance parlementaire
+ni de signification politique bien déterminée.</p>
+
+<p>C'était une solution, mais une solution peu brillante. M. de
+Viel-Castel notait dans son journal intime, à la date du 11 mai: «Le
+sentiment de l'affaiblissement moral du cabinet, par suite de la
+modification qu'il vient d'éprouver et des incidents qui l'avaient
+précédée, est universel<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Go to footnote 18"><span class="smaller">[18]</span></a>.» Deux jours plus tard, M. Génie, chef
+du cabinet de M. Guizot, écrivait à M. de Jarnac: «Le ministère,
+qui comptera bientôt sept années de durée, était remarquable en ce
+qu'aucune scission n'avait éclaté dans son sein; les remplacements
+qui ont eu lieu depuis <span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> 1842 avaient des causes connues et
+inévitables: les uns étaient morts; les autres étaient notoirement
+dans un état grave de maladie<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Go to footnote 19"><span class="smaller">[19]</span></a>. Ici, rien de tout cela; le vent
+de la Chambre des députés emporte trois ministres; les ministres
+restants l'ont senti, l'ont vu et ont cédé... La majorité
+conservatrice s'est émue, inquiétée. La petite fraction de cette
+majorité qui, depuis six mois, cherche à prendre de l'importance,
+a considéré ce résultat comme un succès, mais comme un succès
+insuffisant<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Go to footnote 20"><span class="smaller">[20]</span></a>.» Ce n'était pas seulement dans l'intimité que les
+amis du cabinet constataient l'atteinte portée à son prestige. Le
+<cite>Journal des Débats</cite> le déplorait publiquement, et ce lui était
+une occasion de faire l'examen de conscience du gouvernement. «Le
+ministère, disait-il le 12 mai, n'a pas déployé assez d'activité
+et de vigilance depuis la discussion de l'adresse. Il a cru que
+la majorité lui était acquise; il l'a pour ainsi dire abandonnée
+à elle-même... La Chambre n'a pas été gouvernée.» Quelques jours
+plus tard, on lisait dans la chronique politique de la <cite>Revue des
+Deux Mondes</cite>: «Un ministère qui, de l'aveu des représentants de
+l'opposition, était, il y a trois mois, maître incontesté du champ
+de bataille, a perdu, peu à peu, une partie des avantages de cette
+situation; il s'est trouvé un beau jour compromis, sérieusement
+menacé. Était-ce par quelque triomphe imprévu de l'opposition? Non;
+s'il a été harcelé d'une façon périlleuse, c'est par ses propres
+amis; c'est d'eux qu'il a reçu des atteintes et des blessures.»</p>
+
+<p>Tels paraissaient être l'ébranlement et le malaise laissés par cette
+crise partielle, que l'opposition crut le moment favorable pour
+tenter de la transformer en une crise totale. Le 14 mai, <span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span>
+M. Odilon Barrot interpella le ministère sur les modifications qui
+venaient d'être apportées à sa composition. La gauche comptait
+sur les divisions de la majorité et, tout spécialement, sur le
+ressentiment de M. Lacave-Laplagne, qu'elle caressait maintenant,
+après l'avoir fort vilipendé tant qu'il était au pouvoir. On avait eu
+soin de préparer à l'avance, pour le cas de victoire, un ministère
+Molé-Dufaure. Tous ces calculs furent trompés. M. Guizot, prévenu par
+ses amis du trouble des esprits, fut prudent et habile; évitant les
+chausse-trapes où M. Barrot se flattait de le faire tomber, il ne dit
+rien qui pût blesser les ministres congédiés et fit surtout appel à
+l'union des conservateurs contre l'opposition. M. Lacave-Laplagne,
+de son côté, eut le bon goût et le bon sens de ne pas faire le jeu
+de la gauche; gardant une grande réserve sur ce qui le concernait,
+il engagea, lui aussi, la majorité à demeurer unie et protesta de sa
+fidélité conservatrice. Les néo-progressistes, qu'on avait dit être
+prêts à une levée de boucliers, se tinrent cois. Ainsi déçue dans
+toutes ses espérances, l'opposition fut réduite à battre en retraite
+assez piteusement. L'issue de ce débat rendit à M. Guizot sa sécurité
+un peu dédaigneuse, et, quelques jours après, il écrivait à M.
+Rossi, son ambassadeur à Rome: «Je ne vous dis rien de nos affaires
+intérieures. Point de danger réel; les embarras et les ennuis d'une
+Chambre nouvelle; les anciens un peu fatigués; les nouveaux pas
+encore dressés; des fantaisies peu profondes, mais très vaniteuses;
+des ambitions peu puissantes, mais très remuantes; l'alliance
+momentanée des chimères honnêtes et des prétentions intéressées<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Go to footnote 21"><span class="smaller">[21]</span></a>.»</p>
+
+<h4>IV</h4>
+
+<p>Quelque déplaisants que fussent les accrocs inattendus de la
+machine parlementaire, le pays s'en fût distrait et consolé assez
+facilement, s'il eût trouvé ailleurs des satisfactions <span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span>
+d'un ordre plus positif. On sait que la politique l'intéressait
+beaucoup moins qu'autrefois, et que, de plus en plus, il paraissait
+surtout préoccupé de ses intérêts matériels. Il venait précisément
+de traverser une période de grande prospérité commerciale et
+industrielle<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Go to footnote 22"><span class="smaller">[22]</span></a>; il en avait joui, et ce n'avait pas été pour
+le ministère conservateur le moindre titre à la faveur publique
+que d'avoir présidé à un tel développement de richesse. Or voici
+qu'au commencement de 1847, cette prospérité faisait place à une
+crise économique, dont le public souffrait plus encore que de
+l'inconsistance de la majorité et de l'émiettement du cabinet.</p>
+
+<p>Cette crise avait pour cause première un accident dont le
+gouvernement ne pouvait être responsable; c'était la mauvaise récolte
+de 1846. On s'en ressentait d'autant plus que l'année 1845, ayant
+été médiocre, n'avait pas laissé d'excédents de grains. Le mal
+nous avait pris un peu à l'improviste. Un mois avant la moisson,
+on croyait à de beaux résultats; tout avait été compromis par la
+chaleur et la sécheresse excessives des dernières semaines. Les
+entraves de la législation douanière et l'imperfection des moyens
+de transport ne permettaient pas alors de parer aussi facilement
+et aussi promptement qu'on le fait aujourd'hui aux insuffisances
+de la production nationale. D'ailleurs, plusieurs des pays voisins
+de la France n'avaient pas été plus favorisés. Il se produisit
+donc, à la fin de 1846, un renchérissement des céréales qui alarma
+aussitôt le public. Les imaginations effrayées se voyaient déjà aux
+prises avec la disette. Le ministre du commerce, M. Cunin-Gridaine,
+mal informé par ses enquêtes administratives, crut d'abord à une
+panique non justifiée, et publia, le 16 novembre 1846, une circulaire
+aux préfets, destinée à rassurer les esprits. Mais l'optimisme
+ministériel ne pouvait prévaloir contre un fait trop réel: le
+blé manquait. Le gouvernement comprit, un peu tardivement, qu'il
+était en face d'un danger grave qui exigeait de promptes mesures.
+<span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> Une ordonnance royale autorisa l'admission en franchise
+des grains étrangers; les conseils municipaux furent invités à
+suspendre également les droits d'octroi; dans les ports, la police
+sanitaire reçut ordre de réduire notablement les quarantaines pour
+les bâtiments apportant du blé; le département de la guerre et celui
+de la marine décidèrent d'acheter toute leur consommation hors de
+France; les fourgons de l'artillerie furent employés à transporter
+dans l'intérieur du pays les provisions qui s'accumulaient sur les
+quais des ports. Ces remèdes étaient malheureusement insuffisants;
+d'ailleurs, il y avait eu du temps perdu; l'hiver était venu, rendant
+les charrois plus difficiles. Le prix de la farine montait toujours.
+Paris et, à son exemple, de nombreuses communes s'imposèrent de
+lourdes dépenses pour maintenir à un prix normal le pain consommé par
+les indigents. Sur plusieurs points, des chantiers et des ateliers
+furent ouverts par l'État et les municipalités, en vue de fournir
+du travail aux malheureux. La charité privée, comme toujours, fit
+plus encore que l'assistance officielle. Malgré tout, la misère
+était grande. Dans le centre de la France, elle se trouvait encore
+augmentée par suite des inondations extraordinaires qui avaient porté
+le ravage et la ruine sur les bords de la Loire et de ses affluents.
+Le chiffre inaccoutumé des retraits opérés dans les caisses d'épargne
+révélait la détresse des classes pauvres: il dépassait de plus de
+trente millions celui des versements. En même temps que les corps
+souffraient, les esprits se troublaient, les passions fermentaient.
+De graves désordres éclatèrent dans les départements de l'Ouest et
+du Centre. Des paysans et des ouvriers s'opposaient par la violence
+à la circulation des grains, pillaient les bateaux ou les voitures
+dans lesquels on les transportait, les greniers où on les conservait,
+envahissaient les marchés, et prétendaient forcer les propriétaires
+à vendre leur récolte à un certain prix. De véritables bandes de
+mendiants terrorisaient les fermes isolées. Sur plusieurs points, le
+sang coula; des scènes atroces eurent lieu dans l'Indre, à Buzançais
+et à Bélâbre, où plusieurs maisons furent saccagées <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span> et deux
+propriétaires massacrés. On eût dit qu'un vent de jacquerie soufflait
+sur la France. Le gouvernement se montra ferme. Il demanda des
+crédits pour augmenter l'effectif des divisions territoriales et être
+ainsi présent en force partout où des désordres pourraient éclater.
+Près de cinq cents individus, poursuivis devant les tribunaux, furent
+frappés de peines diverses. La cour d'assises de l'Indre, entre
+autres, prononça, à raison des faits de Buzançais et de Bélâbre,
+plusieurs condamnations aux travaux forcés et trois condamnations à
+mort, qui furent aussitôt exécutées. La presse radicale ne manqua pas
+de s'apitoyer sur les victimes de la justice bourgeoise. Sous le coup
+de cette répression sévère, le désordre matériel disparut, mais non
+sans laisser quelque malaise dans les esprits, irritation chez les
+uns, inquiétude chez les autres.</p>
+
+<p>Par un enchaînement fatal, la crise des subsistances avait amené une
+crise monétaire. L'encaisse métallique de la Banque de France était
+tombée de 252 millions à 80 et même bientôt à 57. Cette diminution
+vraiment inquiétante tenait principalement aux masses d'argent
+qu'il avait fallu sortir de France pour payer les blés achetés en
+Russie et ailleurs. Elle tenait aussi à ce que d'autres pays, non
+moins éprouvés par la disette, étaient venus chercher à Paris le
+métal précieux dont ils étaient à court. Un relèvement du taux de
+l'escompte semblait s'imposer. La Banque, désirant vivement l'éviter,
+essaya de plusieurs autres remèdes, par exemple d'achats de lingots à
+Londres; tous furent impuissants; l'encaisse baissait toujours. Dès
+lors, il n'était plus possible d'hésiter, et l'escompte fut porté à 5
+pour 100. Cette mesure produisit tout d'abord sur le marché un effet
+de gêne et d'inquiétude; les affaires en furent entravées, le crédit
+resserré; mais elle eut un bon résultat au point de vue monétaire; au
+15 mars, l'encaisse était remontée à 110 millions. À cette époque,
+il est vrai, la Banque recevait un secours fort inattendu dont j'ai
+déjà eu occasion de parler: 50 millions en numéraire lui étaient
+remis par le Czar, pour acheter des <span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> rentes françaises<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Go to footnote 23"><span class="smaller">[23]</span></a>. La
+France rentrait ainsi en possession de l'argent que nos importateurs
+de grains avaient récemment envoyé en Russie. Rien ne pouvait venir
+plus à propos pour l'aider à sortir de ses embarras monétaires. On
+comprend le calcul du Czar: il était le premier intéressé à nous
+mettre à même de continuer des achats dont son pays profitait, et
+il devait s'attendre que cet argent reprendrait bientôt le chemin
+d'Odessa.</p>
+
+<p>Le trouble jeté sur le marché se fit surtout sentir dans les affaires
+de chemins de fer, où, depuis quelques années, la spéculation était
+singulièrement surexcitée<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Go to footnote 24"><span class="smaller">[24]</span></a>. Plus on avait été aveugle dans ses
+engouements, plus on était prompt à la panique; plus on s'était
+engagé témérairement, plus la ruine menaçait d'être grande. On vit
+s'effondrer le cours des actions, non seulement de celles qui avaient
+été évidemment surfaites par l'agiotage, mais aussi de celles qui
+représentaient une valeur sérieuse. Les souscripteurs se refusaient
+à compléter leurs versements. Sur beaucoup de lignes, les travaux
+étaient interrompus ou allaient l'être. Si quelques compagnies, comme
+celle du chemin de fer du Nord, étaient de force à supporter cette
+bourrasque, plusieurs menaçaient de sombrer, notamment celles qui,
+dans l'affolement des dernières années, avaient consenti des rabais
+excessifs. À bout de ressources, elles imploraient de l'État un peu
+d'aide ou tout au moins une atténuation de leurs charges. Leur ruine
+eût gravement retardé et compromis la construction des chemins de
+fer; or, il n'y avait déjà eu que trop de temps perdu: en ce moment
+même, quand il s'agissait de transporter les grains dont on avait un
+besoin si urgent, la France voyait bien ce qu'il lui en coûtait de
+n'avoir pas encore un réseau ferré un peu complet; le gouvernement
+fut donc amené à faire voter une série de lois qui, sous diverses
+formes, portaient secours à plusieurs des compagnies en détresse.
+Avec ces expédients, on parvint, tant bien que mal, à écarter
+quelques-unes de leurs difficultés <span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> financières, mais sans les
+rendre florissantes: le temps seul devait effacer le discrédit moral
+que les déboires d'une spéculation imprudente faisaient peser sur ce
+genre d'affaires.</p>
+
+<p>Tant de crises avaient nécessairement leur contre-coup sur les
+finances publiques. On se rappelle qu'à la fin de la session de
+1846, elles paraissaient en bon état: le ministère se félicitait de
+les avoir dégagées des embarras que lui avait légués le cabinet du
+1<sup>er</sup> mars<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Go to footnote 25"><span class="smaller">[25]</span></a>. Quelques mois s'écoulent, et voici qu'à la suite
+de la mauvaise récolte, les embarras renaissent: le terrain qu'on
+croyait avoir gagné semble perdu. C'est d'abord l'équilibre du budget
+ordinaire, si laborieusement reconquis en 1844 et 1845, après quatre
+années de déficit, qui est de nouveau compromis. D'une part, les
+dépenses s'accroissaient des secours donnés aux populations éprouvées
+par la disette et les inondations, du prix beaucoup plus élevé dont
+il fallait payer l'alimentation des armées de terre et de mer, enfin
+des augmentations d'effectif jugées nécessaires pour maintenir
+partout l'ordre<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Go to footnote 26"><span class="smaller">[26]</span></a>. D'autre part, le rendement des impôts indirects,
+qui, depuis quelque temps, avait accusé une progression annuelle de
+24 millions en moyenne, faiblissait sous le coup du malaise général;
+sans doute, l'élan était tel que le ralentissement ne se faisait
+pas tout de suite sentir, et que le résultat total de 1846, malgré
+la crise des derniers mois, faisait encore ressortir, par rapport
+à 1845, une augmentation de 19 millions; mais, dans les premiers
+mois de 1847, le déchet était considérable: ce n'était pas seulement
+un arrêt; c'était un recul marqué. Accroissement des dépenses,
+diminution des recettes, il y avait là une double cause de déficit:
+ce déficit était pour le budget ordinaire de 1846, de 45 millions; il
+s'annonçait beaucoup plus fort pour 1847<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Go to footnote 27"><span class="smaller">[27]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> La crise n'avait pas une influence moins fâcheuse sur le
+budget extraordinaire. On sait quel avait été le système établi par
+la loi du 11 juin 1842, pour les dépenses de chemins de fer, et
+étendu depuis à beaucoup d'autres dépenses: prévues pour plus d'un
+milliard, effectuées pour environ 400 millions, ces dépenses avaient
+été laissées provisoirement à la charge de la dette flottante,
+jusqu'au jour où l'extinction des découverts budgétaires permettrait
+d'y appliquer les réserves de l'amortissement<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Go to footnote 28"><span class="smaller">[28]</span></a>. Au commencement
+de 1846, on croyait ce moment arrivé: la liquidation du passé
+paraissait terminée; les découverts accumulés de 1840 à 1844 allaient
+être éteints et même laisser libre, sur les 77 millions composant
+les réserves de l'amortissement en 1846, une somme de 57 millions
+qui pourrait être affectée aux travaux publics. Mais, pour cela, il
+fallait que l'équilibre du budget ordinaire, rétabli en 1845, ne
+fût pas de nouveau détruit. Le retour du déficit faisait évanouir
+ces espérances, bouleversait ces calculs, et ajournait indéfiniment
+l'échéance où les réserves de l'amortissement seraient disponibles.
+Or, comme les grands travaux n'étaient pas, ne pouvaient pas être
+complètement interrompus,&mdash;on avait prévu de ce chef, en 1847, une
+dépense de 197 millions,&mdash;ils retombaient à la charge de la dette
+flottante, qui se trouvait notablement grossie: de 400 millions,
+chiffre qu'elle avait atteint en janvier 1846, elle s'élevait à 600
+millions et menaçait d'atteindre presque 700 millions à la fin de
+1847.</p>
+
+<p>C'était beaucoup pour l'époque, d'autant que, par l'effet de la
+crise, les ressources qui alimentaient d'ordinaire cette dette
+flottante devenaient moins abondantes et moins faciles. Elles
+étaient de deux natures: les unes qui venaient spontanément au
+Trésor: avances des receveurs généraux, dépôts des communes et des
+établissements publics, portion non consolidée des fonds des caisses
+d'épargne; les autres que le Trésor, au contraire, allait chercher
+par l'émission des bons royaux. La première catégorie de ces
+ressources se trouvait <span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> notablement réduite par les retraits
+opérés dans les caisses d'épargne, par les dépenses que les communes
+s'imposaient pour abaisser le prix du pain et ouvrir des ateliers
+de charité, et en général par tous les besoins d'argent nés de la
+disette, des inondations et du mauvais état des affaires. Dès lors,
+force était de demander davantage à l'émission des bons du Trésor.
+Une loi du 20 juin 1847 autorisa le ministre des finances à porter
+cette émission de 210 à 275 millions. Mais, au moment où il fallait
+émettre un plus grand nombre de bons, ceux-ci, toujours par l'effet
+de la crise, se plaçaient plus difficilement; le crédit de l'État,
+sans être ébranlé, se ressentait des embarras du marché; dès le mois
+d'avril 1847, le ministre des finances était obligé d'élever à 5 pour
+100 l'intérêt des bons du Trésor; ce ne fut qu'au mois d'août suivant
+qu'il jugea possible de le ramener à 4 1/2. Tous ces faits mettaient
+davantage en lumière l'inconvénient d'une dette flottante trop
+considérable, et le gouvernement était amené à chercher les moyens de
+la réduire. Un seul s'offrait à lui: consolider une partie de cette
+dette, en la transformant en dette perpétuelle. Dans ce dessein, il
+se fit autoriser, par une loi du 8 août 1847, à contracter, quand
+il jugerait le moment favorable, un emprunt de 350 millions. On
+verra plus tard dans quelles conditions et dans quelle mesure les
+circonstances permettront de réaliser cet emprunt.</p>
+
+<p>Le ministère ne pouvait chercher à dissimuler cet état embarrassé des
+finances: plus d'une fois, au cours de la session, il s'en expliqua
+franchement, sans découragement, mais non sans mélancolie. Il avait
+soin d'en bien marquer l'origine accidentelle, de faire tout remonter
+à la mauvaise récolte et aux inondations. Les commissions du budget,
+de leur naturel un peu sévères et maussades, appuyèrent plus encore
+sur ce qu'elles appelaient «les tristes aspects» des exercices de
+1846 et de 1847; elles ne contestaient pas que les fléaux survenus
+à la fin de 1846 n'en fussent une des causes; mais, à leur avis,
+ce n'était pas la cause unique; il y avait aussi de la faute du
+gouvernement, qui, dans l'enivrement des <span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span> années prospères,
+était allé trop vite, avait voulu tout faire à la fois, et qui avait
+eu le tort plus grave encore de ne pas prévoir les mauvais jours<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Go to footnote 29"><span class="smaller">[29]</span></a>.
+Ce reproche contenait une part de vérité. Non sans doute qu'il
+eût été loisible au gouvernement de se soustraire à l'obligation,
+très lourde et très périlleuse en effet, de tout faire à la fois:
+ni l'exécution des chemins de fer, ni la conquête de l'Algérie
+n'eussent pu être retardées ou ralenties, sans qu'il en coûtât
+plus cher encore au pays; et si l'on y avait ajouté les dépenses
+militaires, suite de l'alerte de 1840, la faute n'en était pas au
+ministère du 29 octobre. Son tort était ailleurs: il consistait à
+avoir adopté, pour l'exécution des grands travaux, des combinaisons
+financières supposant la persistance d'un ciel sans nuage; on ne
+s'était pas assez précautionné contre les accidents possibles. Défaut
+de prévoyance qui, sans être la cause première et principale de la
+crise, avait contribué à la rendre, quand elle était survenue, plus
+sensible et plus troublante. Des finances moins engagées eussent
+mieux supporté le coup de la disette et des inondations.</p>
+
+<p>On voit combien nombreuses et graves étaient, pour les fortunes
+privées et pour la fortune publique, les conséquences de la mauvaise
+récolte de 1846. Rarement un simple accident climatérique avait
+produit une telle succession de contrecoups. Le mal, d'ailleurs,
+n'était pas spécial à la France; il s'étendait à tous les pays où les
+blés avaient manqué. En Angleterre, il sévissait plus rudement encore
+que chez nous. Sous le coup d'une disette qui, en Irlande, prenait,
+suivant l'expression de lord John Russell, le caractère d'une «famine
+du treizième siècle», les finances du Royaume-Uni, très florissantes
+pendant les années précédentes, étaient devenues tout à coup fort
+embarrassées. De très gros déficit succédaient brusquement à de gros
+excédents. Le rendement des impôts baissait de 37 millions, pendant
+le premier trimestre de 1847. <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> L'ébranlement du crédit faisait
+tomber les consolidés de 93 à 79 1/2. La Banque royale, effrayée du
+vide de ses caisses, hésitait à escompter les meilleurs papiers. Une
+véritable panique se produisait chez les actionnaires des compagnies
+de chemins de fer. Les faillites se multipliaient. Toutes les
+transactions étaient suspendues. En somme, le désordre économique
+semblait d'autant plus désastreux que le pays avait été surpris
+au milieu d'un mouvement d'affaires plus actif et plus compliqué,
+dans une fièvre de spéculation plus intense. La crise n'était pas
+seulement plus aiguë qu'en France, elle devait durer plus longtemps:
+au milieu de 1847, quand on voyait déjà chez nous les signes d'un
+retour de prospérité, le mal ne diminuait pas outre-Manche: bien au
+contraire, il menaçait de s'aggraver encore.</p>
+
+<p>La pensée des embarras plus grands de l'Angleterre ne suffisait pas
+à consoler le public français de ses propres déboires. Il demeurait
+surpris, inquiet, triste d'avoir vu se voiler si rapidement une
+prospérité dont il s'était fait une agréable et fructueuse habitude.
+L'opposition ne manquait pas d'exploiter cette humeur et tâchait
+de la tourner en grief contre le gouvernement. Naguère, quand les
+intérêts matériels avaient pleine satisfaction, elle avait imaginé
+de reprocher au cabinet d'en être trop préoccupé; maintenant qu'ils
+étaient en souffrance, elle l'accusait de les avoir compromis,
+et elle ne se trompait pas en croyant ce second moyen d'attaque
+plus efficace que le premier. Aussi avec quel entrain passionné
+s'appliquait-elle à rendre plus douloureux et plus irritants les
+malaises du pays! On eût dit que dans chaque symptôme fâcheux
+qu'elle pouvait enregistrer, elle voyait une bonne fortune. Le tort
+ainsi fait non seulement au ministère, mais à la monarchie, fut
+considérable: parmi les causes complexes de cette maladie de l'esprit
+public qui fut le prodrome de la révolution de Février et qui la
+rendit possible, il faut évidemment faire une certaine part à la
+crise économique, née de la mauvaise récolte de 1846.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> V</h4>
+
+<p>Obligé, par la situation embarrassée des finances, d'ajourner
+certaines réformes économiques qui eussent, du moins au début,
+diminué les recettes du Trésor<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Go to footnote 30"><span class="smaller">[30]</span></a>, le gouvernement aurait dû
+chercher, ce semble, à compenser cette immobilité forcée dans l'ordre
+des progrès matériels, par une activité plus féconde pour ce qui
+regardait le progrès moral. Une occasion s'offrait à lui: c'était la
+question toujours pendante de la liberté d'enseignement<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Go to footnote 31"><span class="smaller">[31]</span></a>, question
+plus large que son étiquette; car, en réalité, elle renfermait le
+plus important des problèmes qui s'imposent aux hommes politiques du
+dix-neuvième siècle, celui du rapprochement à opérer entre l'État
+moderne et l'Église antique, entre la liberté et la foi. Un calme
+relatif s'était fait sur ce sujet, après les luttes si vives des
+années précédentes. Le moment paraissait venu de conclure une sorte
+de concordat, de pacifier définitivement les esprits par un nouvel
+édit de Nantes.</p>
+
+<p>Comme j'ai déjà eu plusieurs fois occasion de l'indiquer, M. Guizot
+personnellement comprenait l'importance de la liberté d'enseignement
+et était disposé à l'accorder. Il en avait pris l'engagement
+solennel, dans son discours du 31 janvier 1846<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32" title="Go to footnote 32"><span class="smaller">[32]</span></a>. Il n'était pas,
+du reste, sans s'apercevoir que, même au point de vue politique, le
+«parti catholique» commençait à devenir une force avec laquelle il
+fallait compter. Aux élections générales de 1846, M. de Montalembert,
+imitant la tactique par laquelle M. Cobden venait de faire triompher
+en Angleterre la liberté commerciale, avait donné comme mot d'ordre
+à ses amis de se tenir en dehors des questions débattues entre le
+ministère et l'opposition, et de porter l'appoint souvent décisif
+<span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span> de leurs voix au candidat, quel qu'il fût, qui prendrait un
+engagement en faveur de la liberté d'enseignement. Sans doute, dans
+ce rôle tout nouveau pour eux, les catholiques s'étaient montrés
+novices, incertains, ignorants de leur force et de leur nombre.
+Toutefois, ils avaient contribué à l'échec de plusieurs de leurs
+adversaires, avaient fait triompher quelques-uns de leurs plus chauds
+amis, entre autres M. de Falloux, et, parmi les élus d'opinions
+diverses, ils en comptaient cent quarante-six qui s'étaient
+prononcés pour la liberté religieuse. Bien que, parmi ces promesses
+de candidats, toutes ne fussent pas également sincères et solides,
+c'était un grand changement par rapport à la Chambre précédente, où
+les intérêts religieux n'étaient pour ainsi dire pas représentés. Les
+catholiques ne s'endormirent pas sur ce succès relatif; ils lancèrent
+des pétitions qui, dès les premiers mois de 1847, réunissaient plus
+de cent mille signatures. Ainsi stimulé, le ministère ne pouvait se
+dérober. Le 12 avril 1847, M. de Salvandy déposa le projet promis.</p>
+
+<p>L'exposé des motifs n'était pas, comme celui de M. Villemain en 1844,
+un plaidoyer contre la liberté d'enseignement; tout au contraire,
+avec la pompe chaleureuse qui lui était habituelle, M. de Salvandy y
+proclamait le droit de la famille, condamnait le monopole, rendait
+hommage à l'action de la religion dans l'éducation et reconnaissait
+tout ce qu'avaient de légitime les préoccupations du clergé en
+semblable matière. Malheureusement, la loi elle-même ne répondait
+pas à ce préambule. Ses dispositions, bien que plus conciliantes que
+celles du projet de 1844, étaient beaucoup moins larges et libérales
+que le projet de 1836, chaque jour plus regretté par les catholiques.
+Si M. de Salvandy n'était pas aussi exigeant que M. Villemain pour
+les certificats et grades imposés à qui voulait enseigner, il l'était
+cependant assez pour que ces conditions équivalussent souvent à
+une interdiction. Si, pour certaines répressions, il substituait
+les tribunaux à l'Université, il donnait à celle-ci des droits
+considérables de surveillance, de direction et de juridiction sur
+les établissements libres, lui accordait <span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> jusqu'au pouvoir
+de désigner tous les livres de classe, et maintenait le certificat
+d'études. S'il posait le principe d'un grand conseil de l'instruction
+publique plus large que le conseil royal de l'Université, il faisait,
+dans ce conseil, une part dérisoire aux éléments non universitaires.
+Enfin, s'il n'obligeait plus les professeurs à déclarer eux-mêmes
+qu'ils ne faisaient point partie d'une congrégation religieuse, il
+maintenait contre les membres de ces congrégations l'interdiction
+d'enseigner. En même temps, il proposait sur l'instruction primaire
+une loi à laquelle on reprochait de diminuer les libertés concédées
+en 1833, et, à propos de projets préparés par lui sur l'enseignement
+du droit et de la médecine, il disait à ceux qui réclamaient la
+liberté de l'enseignement supérieur: «Le gouvernement n'est pas
+préparé au fait, et il nie le droit.»</p>
+
+<p>On était loin des espérances qu'avaient fait concevoir aux
+catholiques les sentiments personnels de M. de Salvandy et surtout
+le mémorable discours de M. Guizot. Aussi l'abbé Dupanloup, si
+disposé qu'il fût à la conciliation, publiait-il une critique nette
+et ferme, bien que toujours courtoise, du projet sur l'instruction
+secondaire. Le comité pour la défense de la liberté religieuse
+disait, dans une de ses circulaires: «Jamais l'attente publique n'a
+été plus complètement trompée. On nous avait promis la liberté, on ne
+nous en donne même pas le semblant... Cette loi ne peut ni ne doit
+satisfaire aucune opinion, pas plus les partisans du monopole que les
+amis de la liberté. Il n'est peut-être personne en France, excepté M.
+le comte de Salvandy lui-même, qui puisse voir là une bonne loi et
+une solution définitive.» Et la circulaire déclarait, en terminant,
+que «la lutte devait être reprise avec plus d'énergie que jamais». Le
+comité multiplia en effet ses appels, pour ramener l'armée catholique
+au combat. Son insistance même révélait qu'il rencontrait quelque
+inertie. Était-ce lassitude d'une lutte déjà bien longue pour des
+hommes dont le tempérament n'était pas militant? Était-ce difficulté
+de se remettre en train, après le désarroi que la <span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> mission de
+M. Rossi et l'intervention de la cour romaine avaient jeté, en 1845,
+parmi les catholiques? Était-ce certitude qu'avec les progrès déjà
+faits, le succès final n'était qu'une question de temps, et que, tôt
+ou tard, le gouvernement se déciderait de lui-même à faire le dernier
+pas? Était-ce répugnance à augmenter les embarras d'un ministère déjà
+affaibli, et dont la chute livrerait le pouvoir à M. Thiers, plus
+engagé que jamais avec les partis révolutionnaires? Toujours est-il
+qu'on ne parvenait pas à exciter un mouvement pareil à celui de 1844.
+Ce n'était pas seulement l'épiscopat, mais aussi une partie des
+laïques qui se tenaient à l'écart.</p>
+
+<p>Pour avoir mécontenté les catholiques, M. de Salvandy n'avait pas
+satisfait leurs adversaires. À peine le projet connu, le <cite>Journal
+des Débats</cite>, le <cite>Constitutionnel</cite> et le <cite>National</cite> ne l'attaquèrent
+pas moins que l'<cite>Univers</cite>. Ces hostilités se firent jour dans la
+Chambre. Le ministre s'y était cru d'abord sûr de la victoire: dans
+la nomination de la commission, il était parvenu à faire passer, sur
+neuf membres, sept ministériels, dont cinq fonctionnaires; mais,
+fidèle à l'esprit de son projet, il avait écarté ceux de ses amis
+qui étaient nettement partisans de la liberté d'enseignement. Dès
+lors, les commissaires se trouvèrent accessibles aux suggestions
+des ennemis du clergé: poussés d'un côté par M. Thiers, de l'autre
+par le <cite>Journal des Débats</cite>, qui, dans ces questions, appuyait
+presque toujours l'opposition, ils en vinrent à faire échec au
+ministre, modifièrent le projet dans un sens restrictif, et notamment
+rétablirent l'obligation pour tout professeur d'affirmer qu'il
+n'était pas membre d'une congrégation. Les travaux de la commission
+se résumèrent dans un rapport rédigé par M. Liadières et déposé le 24
+juillet. Ce rapport, tout imprégné de préoccupations voltairiennes,
+était sur plus d'un point la contradiction de l'exposé des motifs de
+M. de Salvandy. Aussitôt mis en pièces par M. de Montalembert, dans
+un écrit d'une ironie terrible, il ne devait pas être plus discuté
+que ne l'avait été celui de M. Thiers. Une fois encore, l'effort
+tenté pour résoudre le problème de la liberté d'enseignement
+aboutissait à un avortement.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> M. Guizot devait être le premier à en gémir. Dans les
+derniers jours de la session, à la Chambre des pairs, M. de
+Montalembert reprocha vivement au ministère d'avoir été, sur cette
+question, comme sur toutes les autres, impuissant à tenir ses
+promesses de réformes; puis, rappelant le malaise et le trouble des
+esprits, il s'écria, en s'adressant directement à M. Guizot: «Qu'y
+a-t-il de plus infirme dans ce pays? Vous l'avez proclamé avec plus
+d'éloquence que personne, avec une éloquence incomparable: c'est
+l'état des âmes; c'est elles qui ont besoin qu'on leur prêche le
+dévouement, le désintéressement, la pureté; c'est l'éducation morale
+de ce pays qui est, sinon à refaire, du moins à modifier et à épurer
+profondément. Et comment vous y prendrez-vous? C'est une banalité
+que de le dire, vous ne pouvez vous y prendre sérieusement que par
+cette forte discipline des âmes et des consciences qui se trouve
+dans la religion. Et comment fortifieriez-vous son action?... Par la
+liberté que nous garantissent et nous promettent la Charte, le bon
+sens et la raison; par la liberté du dévouement, du désintéressement
+et de la charité. Qu'avez-vous fait pour assurer cette liberté?
+Rien.» Et l'orateur demandait comment M. Guizot, avec ses doctrines
+personnelles, avec les exemples que lui donnaient alors les hommes
+d'État anglais, «s'était résigné à passer au pouvoir sans y laisser
+une seule trace de son dévouement à la liberté religieuse». La
+réponse du ministre eut un accent particulier. Plus que jamais on
+put entrevoir dans ses paroles comme un hommage à la cause défendue
+par son contradicteur et un regret d'être obligé, par situation,
+à la combattre. Il commença par «remercier M. de Montalembert du
+caractère de la lutte qu'il venait d'ouvrir». Bien loin de contester
+ce que l'orateur catholique avait dit sur la nécessité de développer
+la liberté et la foi religieuses: «Je pense comme lui, s'écria-t-il,
+que, pour toutes les maladies morales de la société, c'est le premier
+des remèdes et celui auquel le gouvernement doit avant tout son
+appui.» Il promit d'aider la liberté religieuse à conquérir ce
+qui lui manquait encore: s'il n'avait pas fait plus <span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> dans
+cet ordre d'idées, c'était parce qu'il avait dû tenir compte de
+préventions qu'il espérait bien voir disparaître un jour; puis il
+disait à M. de Montalembert, d'un ton qui n'était pas celui dont il
+combattait ses autres adversaires: «Vous méconnaissez bien souvent
+l'état et la pensée du pays... Si vous aviez le gouvernement entre
+les mains, si vous sentiez les difficultés contre lesquelles il faut
+lutter,&mdash;permettez-moi de vous le dire, vous êtes un homme sincère,
+un homme de courage,&mdash;eh bien! je suis convaincu que vous ne feriez
+ni plus ni autrement que les ministres qui siègent sur ces bancs;
+ou, si vous faisiez autrement, vous perdriez à l'instant même, ou
+vous compromettriez pour bien longtemps la cause et les intérêts
+qui vous sont chers. Le pays est susceptible et malade à cet égard,
+depuis plus longtemps et pour plus longtemps que vous ne croyez. Il
+y a un mal profond dans l'état du pays, au fond de ses idées sur
+la religion, sur les rapports de la religion avec la politique, de
+l'Église avec l'État... Encore une fois, prenez patience; ayez
+plus de confiance dans nos institutions, et dans la liberté, et
+dans le gouvernement, et dans le temps. Oui, il y a encore à faire
+pour ramener le pays à des idées plus justes, à des influences plus
+salutaires, à des influences qui pénètrent dans les âmes; cela se
+fera, avec la prudence que nous y apportons, avec le temps que nous y
+mettons.»</p>
+
+<p>Il y avait une part de vérité dans ce que disait M. Guizot: l'état
+d'esprit, non seulement de l'opposition, mais des conservateurs,
+était un obstacle sérieux à sa bonne volonté. M. de Montalembert,
+comme il arrive d'ordinaire aux opposants, ne tenait pas assez
+compte des difficultés que rencontrait le pouvoir. Mais il est
+certain aussi que le ministre eût pu montrer plus de résolution,
+de hardiesse, en un mot, gouverner davantage. S'il avait lu dans
+l'avenir, il en aurait compris la nécessité, non dans l'intérêt des
+catholiques, mais dans celui de la monarchie elle-même; car c'est à
+elle qu'allait manquer, pour s'honorer par cet acte de justice, le
+temps duquel le ministre attendait, avec une confiance fondée, le
+plein <span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span> triomphe de la liberté religieuse. Quoi qu'il en soit,
+n'est-il pas évident qu'une cause ainsi combattue était une cause
+moralement victorieuse? De ces paroles ministérielles, qui sont comme
+les <i>novissima verba</i> du gouvernement de Juillet dans ces questions,
+ressortait un aveu solennel que le succès des idées défendues par
+M. de Montalembert était désirable et qu'il était certain dans un
+délai plus ou moins éloigné. Comment se produirait le dénouement,
+dès ce moment prévu? Par quels moyens triompherait-on des derniers
+obstacles? Combien faudrait-il de temps? Les politiques les plus
+clairvoyants eussent été embarrassés de le préciser. On voyait le but
+devant soi: mais les derniers détours de la route qui y conduisait
+échappaient aux regards. C'est le moment que choisit d'ordinaire la
+Providence pour intervenir, par des coups inattendus, brouillant tous
+les calculs humains, brusquant les transitions, mûrissant en quelques
+instants les solutions qui semblaient encore exiger de longues années.</p>
+
+<h4>VI</h4>
+
+<p>Tandis que le gouvernement ne réussissait pas à accomplir une
+réforme qui eût contribué à redresser les esprits et à relever les
+âmes, ses ennemis déployaient au contraire, dans tous les ordres
+d'idées, une activité malfaisante. Au commencement de 1847, des
+écrivains considérables, M. Louis Blanc, M. Michelet et surtout
+M. de Lamartine, publiaient, simultanément et avec grand fracas,
+des livres tendant à glorifier le drame sanglant de 1792 et de
+1793<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33" title="Go to footnote 33"><span class="smaller">[33]</span></a>. C'était un pas de plus dans la réhabilitation déjà
+commencée, sous la Restauration, par MM. Thiers et Mignet. Parmi les
+&oelig;uvres historiques qui comptaient et qui se faisaient lire du
+grand public, rien n'avait encore été écrit d'aussi audacieusement
+révolutionnaire. Depuis <span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> lors, sans doute, d'autres ouvrages
+ont exalté les pires terroristes, mais ils n'ont eu ni le même
+retentissement, ni la même action; bien au contraire, les &oelig;uvres
+les plus considérables publiées sur la Révolution, pendant le second
+Empire ou la troisième République, ont témoigné d'une réaction
+dont les livres de M. Quinet, de M. de Tocqueville et de M. Taine
+marquent en quelque sorte les étapes successives. On peut donc fixer
+aux premiers mois de 1847 l'apogée de ce que le feu duc de Broglie
+appelait «l'apologétique du régime révolutionnaire». Il semble qu'à
+cette date, les néo-girondins et les néo-montagnards aient été
+avertis par une sorte de mot d'ordre mystérieux, que le moment était
+venu de tenter un grand effort pour surprendre la conscience du
+public et s'emparer de son imagination. Survenant après des années de
+tranquillité, cet effort n'était pas le contre-coup de la révolution
+de la veille; c'était l'avant-coureur de la révolution du lendemain.</p>
+
+<p>M. Louis Blanc et M. Michelet entrent d'abord en scène: ils font
+paraître le premier volume de leur <cite>Histoire de la Révolution</cite>,
+l'un le 6, l'autre le 13 février 1847; la suite devait venir
+ultérieurement<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34" title="Go to footnote 34"><span class="smaller">[34]</span></a>; mais ce début suffisait à révéler le caractère de
+l'&oelig;uvre. On comprend qu'un tel sujet ait attiré M. Louis Blanc,
+qui, dès ses débuts, avait pris position comme journaliste radical,
+historien antimonarchiste et docteur en socialisme<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35" title="Go to footnote 35"><span class="smaller">[35]</span></a>. Quant à
+M. Michelet, l'espèce de vertige furieux où venait de le jeter sa
+campagne contre les Jésuites, le goût qu'il y avait contracté de la
+popularité mauvaise<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36" title="Go to footnote 36"><span class="smaller">[36]</span></a>, ne lui laissaient plus la sérénité d'esprit
+nécessaire pour continuer régulièrement l'histoire de France,
+commencée par lui aux jours où il n'était qu'un savant tout occupé à
+fouiller le passé, un artiste appliqué à le faire revivre. De là, le
+parti subit et étrange qu'il <span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span> prend, après avoir fini le règne
+de Louis XI, de sauter trois siècles et de passer tout de suite à la
+Révolution. Sur ce nouveau terrain, il pourra demeurer en contact
+avec les passions au milieu desquelles il a vécu depuis quelques
+années, et il retrouvera cet applaudissement de la foule dont sa
+vanité surexcitée ne sait plus se passer<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37" title="Go to footnote 37"><span class="smaller">[37]</span></a>.</p>
+
+<p>Si les deux historiens se proposent d'exalter toute la Révolution,
+ils ont cependant des doctrines fort différentes et au fond ne
+s'entendent guère mieux que leurs héros respectifs, Robespierre et
+Danton. M. Louis Blanc commence par affirmer d'un ton superbe que
+«l'histoire de la Révolution n'a pas encore été écrite». Demeuré
+sophiste dogmatique et superficiel, habitué à plier les faits à
+ses théories arbitraires, il prétend tout résumer dans la lutte de
+la fraternité socialiste qui est le bien, contre l'individualisme
+bourgeois qui est le mal. La fraternité, qu'il fait remonter jusqu'à
+Jean Huss, Étienne Marcel et la Ligue, et dont le <cite>Contrat social</cite>
+de Rousseau a été l'Évangile, lui paraît personnifiée, pendant la
+Révolution, par les jacobins, les montagnards, le comité de salut
+public, et principalement par Saint-Just et Robespierre, apôtres et
+martyrs de ce principe; l'individualisme, dérivé de la Réforme et de
+Voltaire, est représenté par les constituants, les girondins et les
+dantonistes. Le 9 thermidor est la date lamentable, celle à laquelle
+a avorté la Révolution. Les crimes ne gênent pas M. Louis Blanc; il
+s'en tire par des phrases de rhéteur sur ces hommes «insensibles à la
+peur, supérieurs aux remords», qui, «par un dévouement sans exemple
+et sans égal, ont mis au nombre de leurs sacrifices leurs noms voués,
+s'il le faut, à une infamie éternelle»; il les loue d'avoir «épuisé
+l'épouvante, rendu la terreur impossible par son <span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> excès même»,
+et se plaint de «l'ingrate pusillanimité» qui a fait «voiler leurs
+statues». Son idéal, c'est la dictature révolutionnaire et niveleuse.</p>
+
+<p>M. Michelet n'est pas de sang-froid quand il aborde l'histoire de
+cette Révolution qui est pour lui l'objet de tout amour, de tout
+culte, de toute foi, la source de toute lumière, le «soleil de
+justice», le «mystère de vie». N'attendez pas de lui, en semblable
+matière, la méthode, la critique, le calme de l'historien. Il ne
+se possède pas. Sa main est convulsive, son esprit en proie à une
+surexcitation fiévreuse. L'art même s'en ressent. Les divagations
+lyriques ou élégiaques abondent. À côté de pages merveilleuses où
+le drame populaire revit avec un éclat radieux ou terrible, des
+incohérences, des disproportions énormes, le tout au gré d'une
+fantaisie passionnée. Comme il vient d'être en lutte avec le clergé,
+il salue surtout dans la Révolution l'antichristianisme; entre toutes
+les haines qui bouillonnent dans ce livre, haines des rois, des
+riches, des bourgeois, des Anglais, celle qui domine de beaucoup est
+la haine des prêtres. À ses yeux, le héros de la Révolution, ce n'est
+pas tel ou tel homme, c'est la force collective, anonyme, qui a tout
+soulevé, tout brisé, et à laquelle il se plaît à donner le premier
+rôle. Il l'appelle le peuple, le peuple infaillible, dont il partage,
+au fur et à mesure des événements, les émotions, les troubles, les
+terreurs, les colères. Cette idée de l'infaillibilité du peuple lui
+fait légitimer toutes les violences, toutes les cruautés de la foule.
+L'émeute, d'ailleurs, le fascine: vient-elle à passer devant lui, il
+la suit en chantant la Marseillaise. Sur les crimes individuels, sa
+conscience semble d'abord garder un peu plus de liberté de jugement;
+mais, le plus souvent, ses velléités de réprobation finissent par
+s'évanouir devant la théorie des crimes nécessaires. Ne fait-il pas,
+d'ailleurs, d'étranges distinctions? S'il se prononce contre les
+jacobins, il se proclame montagnard; s'il n'aime pas Robespierre,
+il exalte Danton et réhabilite Chaumette. Et puis, à mesure qu'il
+avancera, il s'échauffera au feu des passions qu'il évoque, si bien
+qu'à la fin son inquiétude sera d'avoir été trop <span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> sévère pour
+«les hommes héroïques qui, en 93 et 94, soutinrent la Révolution
+défaillante», et que son récit du 9 thermidor sera tout à la gloire
+de Saint-Just et de Robespierre. Il s'attendrira sur les c&oelig;urs
+sensibles des terroristes, sur la bonté du cordonnier Simon envers
+Louis XVII. Par contre, tout est calculé pour supprimer la compassion
+à laquelle ont droit les victimes. L'historien omet ce qui les
+rendrait intéressantes, ou même les calomnie pour tâcher de les
+rendre odieuses. Ne parle-t-il pas avec amertume, en quelque endroit,
+de ce spectre de la pitié qui, sortant du fond de tant de tombeaux,
+s'élève contre le génie de la Révolution et lui barre le chemin? Son
+histoire est faite précisément pour chasser ce spectre.</p>
+
+<p>Si importants que fussent les livres de M. Louis Blanc et de
+M. Michelet, ils n'eussent eu à eux seuls qu'une action assez
+restreinte. Bien autre fut le retentissement de l'<cite>Histoire
+des Girondins</cite> par M. de Lamartine: d'autant que celui-ci ne
+se borna pas, comme les deux précédents, à entrer en matière
+par la publication d'un premier volume, mais qu'il fit paraître
+coup sur coup, du 20 mars au 12 juin 1847, les huit tomes de son
+ouvrage. On n'a pas oublié sous l'empire de quels sentiments M.
+de Lamartine avait solennellement annoncé, en 1843, qu'il passait
+à l'opposition<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38" title="Go to footnote 38"><span class="smaller">[38]</span></a>. Depuis lors, il avait tourné les forces de
+son éloquence, sinon contre la monarchie dont il ne se déclarait
+pas encore l'adversaire, du moins contre «la politique du règne».
+Malgré l'éclat de sa parole, il ne rencontrait dans la gauche
+parlementaire, pas plus qu'il ne l'avait trouvée naguère au centre,
+l'occasion du rôle extraordinaire auquel aspirait son ambition à la
+fois immense et vague. Il demeurait un isolé<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39" title="Go to footnote 39"><span class="smaller">[39]</span></a>. S'il s'étonnait
+d'être ainsi méconnu, il ne doutait pas pour cela de sa destinée.
+Dès le 10 février 1843, il annonçait à un de ses amis qu'avant
+<span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> cinq ans il serait maître de la France. «Souvenez-vous-en,
+ajoutait-il, et moquez-vous de ceux qui se moquent de moi. Je ne
+suis rien, mais les situations, en politique comme à la guerre, sont
+toutes-puissantes. Or, j'ai l'&oelig;il qui sait les voir de loin, et
+le pied qui ose hardiment s'y poser<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40" title="Go to footnote 40"><span class="smaller">[40]</span></a>.» À défaut de l'importance
+qu'on lui refusait dans la Chambre et dans les partis classés, il
+se plaisait à regarder croître son prestige et son influence dans
+le pays même. «J'ai maintenant, écrivait-il, des forces extérieures
+au Parlement, toujours plus grandes et fanatiques. Je ne suffis
+pas aux audiences, aux adresses... Preuve que je touche la fibre
+où elle devient sensible<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41" title="Go to footnote 41"><span class="smaller">[41]</span></a>.» Et plus tard: «Je ne suffis pas aux
+enthousiasmes<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42" title="Go to footnote 42"><span class="smaller">[42]</span></a>.» Ce n'était pas là seulement ce que M. Doudan
+appelait alors «les effroyables explosions de vanité» de M. de
+Lamartine<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43" title="Go to footnote 43"><span class="smaller">[43]</span></a>. J'ai déjà eu occasion de noter que tout n'était pas
+illusion dans l'idée qu'il se faisait de sa popularité<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44" title="Go to footnote 44"><span class="smaller">[44]</span></a>. Quel
+était son but? Il ne le précisait pas: mais, évidemment, moins
+il trouvait de place pour lui dans le jeu régulier de la machine
+parlementaire, plus il rêvait de je ne sais quelle grande crise qui
+le porterait au sommet, en abaissant tous ceux qui ne prenaient pas
+maintenant au sérieux ses prétentions politiques. S'il se faisait
+encore quelque scrupule d'appeler ouvertement ce bouleversement, il
+se plaisait à le regarder venir<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45" title="Go to footnote 45"><span class="smaller">[45]</span></a>. «Je n'ai rien à faire qu'à
+attendre, écrivait-il à un ami, le 24 décembre <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> 1846. Le Roi
+est fou; M. Guizot est une vanité enflée; M. Thiers, une girouette;
+l'opposition, une fille publique; la nation, un Géronte. Le mot
+de la comédie sera tragique pour beaucoup.» Il était, du reste,
+prêt à toutes les audaces, à toutes les témérités. «Il brûle de se
+compromettre», disait alors de lui M. Cousin<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46" title="Go to footnote 46"><span class="smaller">[46]</span></a>.</p>
+
+<p>Est-ce par suite de ce désir de «se compromettre» que, dès 1843, à
+peine passé à gauche, il avait formé le projet d'écrire un livre
+sur les Girondins? Ses opinions nouvelles étaient sans doute pour
+beaucoup dans le choix d'un pareil sujet. Toutefois, ce livre
+n'avait pas été prémédité tel qu'il finit par être écrit: dans la
+pensée première de l'auteur, il devait réagir contre les histoires
+fatalistes ou apologétiques de la Révolution. Mais M. de Lamartine
+eut bientôt oublié son dessein d'être le juge de la Révolution,
+et n'en fut plus que le chantre; il s'était échauffé, la plume en
+main, comme font certains orateurs à la tribune, fièvre littéraire
+autant que politique, entraînement de dramaturge non moins que
+passion de tribun. Par moments, sans doute, il s'arrêtait inquiet,
+et, pressentant l'influence possible d'un tel livre, il demandait à
+quelques-uns de ses confidents: «Si vous aviez une révolution dans
+la main, l'ouvririez-vous<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47" title="Go to footnote 47"><span class="smaller">[47]</span></a>?» Le scrupule ne tenait pas longtemps
+devant l'ivresse de l'artiste, devant l'irritation de l'opposant,
+devant l'impatience du joueur téméraire appelant l'inconnu, pour y
+trouver la revanche de ses déboires présents. Loin donc de refermer
+la main, il l'ouvrait toute grande, et les feuillets incendiaires
+s'en échappaient avec une effrayante rapidité.</p>
+
+<p>Il avait suffi à M. de Lamartine de parcourir superficiellement
+<span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> quelques Mémoires, de jeter les yeux sur quelques documents
+inédits, de causer avec quelques acteurs de la Révolution ou avec
+leurs fils, pour improviser, en dix-huit mois, huit volumes.
+Aussi rien dune histoire sérieuse et complète: des disproportions
+encore plus énormes que chez M. Michelet; les épisodes qui lui
+plaisaient développés sans mesure, tandis que les événements les plus
+considérables étaient omis; les faits altérés, les dates transposées
+avec une fantaisie souveraine; tout subordonné à l'effet littéraire
+et dramatique; beaucoup de portraits, fort brillants de couleur, mais
+dessinés d'invention, représentant les personnages, non tels qu'ils
+avaient été, mais tels que l'auteur les voyait, ou plutôt tels qu'il
+se voyait en eux, car, dans sa pensée, c'est lui qui était en scène;
+sous les masques les plus divers, sous celui de Mirabeau comme sous
+celui de Vergniaud, on retrouve toujours ce que M. Sainte-Beuve
+appelle «le profil de Jocelyn-tribun». Jamais l'imagination ne s'est
+jouée avec un pareil sans-gêne de faits historiques récents. «Il a
+élevé l'histoire à la hauteur du roman», disait Alexandre Dumas; tel
+autre faisait observer que c'était machiné comme un feuilleton; les
+plus polis parlaient d'épopée: personne ne pouvait y reconnaître
+une histoire. Mais quelle vie! quel souffle! quelle poésie! Que de
+morceaux charmants ou superbes! Comment ne pas être ébloui par cette
+langue de pourpre et d'or à laquelle on ne pouvait reprocher qu'un
+excès de richesse! Et si le drame n'était pas vrai, combien du moins
+il était pathétique!</p>
+
+<p>Quant aux idées, on a pu dire «qu'il y en avait pour tous les goûts».
+L'auteur vibre et résonne à chaque souffle qui passe; il s'attendrit
+ou s'irrite, tantôt avec les uns, tantôt avec les autres, et il
+paraît entièrement possédé par l'émotion du moment. Lorsque, au
+gré de ces impressions successives, son point de vue change, il ne
+s'attarde pas à revenir sur ses pas pour corriger ce qu'il a écrit
+la veille et rétablir une sorte d'harmonie; de là des contradictions
+dont il est le seul à ne pas s'étonner. Essaye-t-il de conclure, la
+splendeur de la <span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> phrase ne parvient pas à cacher ce que la
+pensée a de flottant et d'incohérent. Toutefois, ce qui finalement
+se dégage du livre, c'est la glorification de la Révolution entière,
+de la Révolution sainte et nécessaire, dont l'idée est si grande et
+si lumineuse qu'elle rejette dans l'ombre les accidents secondaires,
+les erreurs et les crimes des hommes qui en ont été les instruments.
+Le sang versé finit même par ne plus être aux yeux de l'auteur que la
+condition mystérieuse de la germination de cette idée. Et puis, s'il
+ne refuse pas sa pitié aux victimes, quels sont les bourreaux qu'il
+n'a pas tour à tour exaltés! Au début, ses héros sont les girondins;
+à la fin, il passe aux montagnards, à Robespierre et à Danton. Lui
+qui certes ne voudrait pas imiter ces monstres ni les proposer comme
+modèles, il aboutit à les idéaliser tous, jette sur leurs laideurs le
+voile magique de sa poésie et tâche de leur donner je ne sais quoi
+de surhumain qui ne permette plus de leur appliquer la mesure de la
+morale ordinaire<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48" title="Go to footnote 48"><span class="smaller">[48]</span></a>.</p>
+
+<p>Le livre produisit un grand effet, et son apparition prit les
+proportions d'un événement. La première édition fut tout de suite
+épuisée. Le public haletant se jetait sur chaque volume, à mesure
+qu'il était mis en vente, et le dévorait fiévreusement. À Londres, M.
+Greville notait sur son journal: «L'<cite>Histoire des Girondins</cite> est le
+plus grand succès de librairie qu'on ait vu depuis plusieurs années.»
+Aucun roman-feuilleton n'avait davantage passionné la curiosité
+de la foule, ne s'était à ce point emparé de son imagination. On
+ne parlait pas d'autre <span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> chose dans les salons comme dans
+les ateliers. La société d'alors, aussi peu clairvoyante, en cette
+circonstance, que naguère au sujet des <cite>Mystères de Paris</cite>, était
+la première à grandir la fortune d'un livre qui devait lui être si
+funeste<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49" title="Go to footnote 49"><span class="smaller">[49]</span></a>.</p>
+
+<p>M. de Lamartine n'avait pas eu pleine conscience, en écrivant son
+histoire, de la secousse qu'elle allait imprimer aux esprits.
+Toutefois, il n'était pas homme à s'étonner d'un succès, ni à se
+troubler d'une responsabilité. Le soir même du jour où les deux
+premiers volumes ont été lancés, le 20 mars 1847, il écrit à un
+ami: «J'ai joué ma fortune, ma renommée littéraire et mon avenir
+politique sur une carte, cette nuit. J'ai gagné. Les éditeurs m'ont
+écrit, à minuit, que jamais, en librairie, un succès pareil n'avait
+été vu... C'est surtout le peuple qui m'aime et qui m'achète...
+J'ai vu des prodiges de passion pour les <cite>Girondins</cite>... Des femmes
+les plus élégantes ont passé la nuit pour attendre leur exemplaire.
+C'est un incendie.» L'écrivain jouit, s'enivre de cette popularité.
+Il voit dans l'écho que rencontre sa parole le signe que la France,
+jusque-là endormie, s'éveille, et qu'enfin les temps sont venus. La
+grande crise dont le rêve l'avait toujours hanté, mais qui n'était
+qu'une vision lointaine et vague, lui semble se rapprocher et prendre
+corps. Lui qui, naguère encore, se défendait de poursuivre autre
+chose qu'une réforme, il se plaît à entendre dire que son livre
+«sème partout le feu dur des révolutions<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50" title="Go to footnote 50"><span class="smaller">[50]</span></a>». N'est-il pas dès lors
+assuré, en cas de bouleversement, d'y jouer le premier rôle? Il ne
+contredit ni ne se défend, quand quelque interlocuteur lui montre
+le peuple prêt à l'acclamer président de la république<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51" title="Go to footnote 51"><span class="smaller">[51]</span></a>. Sans
+doute, il ne forme aucun projet précis, ne noue aucune conspiration;
+mais il se familiarise de plus en plus avec l'idée d'un événement
+formidable qui fera de lui l'arbitre souverain <span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> des destinées
+de la France et de l'Europe; il se tient prêt à développer hardiment
+sa voile au vent d'orage qu'il sent monter à l'horizon.</p>
+
+<p>Qui oserait dire, après l'événement, que M. de Lamartine s'exagérait
+l'action de son livre? Il a fait, pour ainsi dire, entrer l'idée
+révolutionnaire, toute parée de sa poésie, dans cette imagination
+populaire que le gouvernement bourgeois avait eu le tort de laisser
+vide. Sous ce rapport, son influence a été beaucoup plus considérable
+et plus néfaste que celle de MM. Michelet et Louis Blanc. Ceux-ci
+ont pu augmenter l'audace, échauffer le fanatisme des jacobins;
+l'auteur des <cite>Girondins</cite> a habitué, attiré à la révolution ceux qui
+en étaient les adversaires naturels et qui, avant lui, en avaient
+peur et horreur. Aussi est-ce devenu un lieu commun de dire que
+cette publication a été l'une des causes de la révolution du 24
+février. Ce n'est pas la seule fois qu'on peut relever de semblables
+responsabilités à la charge de la littérature. Un ancien membre de
+la Commune de 1871, l'auteur des <cite>Réfractaires</cite>, M. Jules Vallès,
+cherchant comment ses pareils étaient devenus des révolutionnaires,
+les appelait les <em>victimes du livre</em>, et au premier rang des livres
+dont «l'odeur chaude» les avait ainsi «grisés» et «jetés dans la
+mêlée», il nommait l'<cite>Histoire des Girondins</cite>.</p>
+
+<h4>VII</h4>
+
+<p>Il y avait pour la monarchie de Juillet quelque chose de plus
+dangereux encore que la réhabilitation et la glorification de la
+Révolution: c'était ce qui tendait à déconsidérer la monarchie
+elle-même. L'opposition travaillait, de toutes ses forces, à
+cette déconsidération, en reprenant, plus violemment que jamais,
+l'accusation de «corruption» autour de laquelle elle avait déjà
+commencé, dans la session de 1846, à faire grand bruit<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52" title="Go to footnote 52"><span class="smaller">[52]</span></a>. Tout
+<span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> lui servait pour ce dessein, même des incidents particuliers
+qui, en d'autres temps, eussent été considérés comme de simples faits
+divers. Découvrait-on quelques malversations à la direction des
+subsistances de Rochefort ou à la manutention militaire de Paris;
+dirigeait-on des poursuites pour prévarication contre certains
+fonctionnaires algériens; deux candidats étaient-ils condamnés, sur
+l'initiative du ministère public, pour avoir acheté les votes de
+leurs électeurs, l'opposition prétendait aussitôt généraliser ces
+faits: à l'entendre, c'étaient les signes d'une corruption partout
+tolérée ou même encouragée par le gouvernement. Malheureusement, elle
+allait avoir de bien autres scandales à exploiter.</p>
+
+<p>À la fin d'avril 1847, le tribunal de la Seine était saisi d'un
+procès intenté par M. Parmentier, directeur des mines de Gouhenans
+(Haute-Saône), à plusieurs de ses coïntéressés, parmi lesquels était
+le général Despans-Cubières, pair de France, ancien ministre de la
+guerre. Le procès en lui-même était peu sérieux, et n'avait été fait
+que pour mettre au jour des lettres écrites par le général Cubières,
+à un moment où la société de Gouhenans sollicitait du gouvernement la
+concession d'une mine de sel. La première de ces lettres, datée du
+14 janvier 1842, était ainsi conçue: «Mon cher monsieur Parmentier,
+tout ce qui se passe doit faire croire à la stabilité de la politique
+actuelle et au maintien de ceux qui la dirigent. Notre affaire
+dépendra donc des personnes qui se trouvent maintenant au pouvoir...
+Il n'y a pas un moment à perdre. Il n'y a pas à hésiter sur les
+moyens de nous créer un appui intéressé dans le sein même du conseil.
+J'ai les moyens d'arriver jusqu'à cet appui; c'est à vous d'aviser
+aux moyens de l'intéresser... Dans l'état où se trouve la société
+de Gouhenans, ce ne sera pas chose aisée que d'obtenir l'unanimité
+et l'accord, quand il s'agit d'un sacrifice. On se montrera sans
+doute très disposé à compter sur notre bon droit, sur la justice de
+l'administration, et cependant rien ne serait plus puéril. N'oubliez
+pas que le gouvernement est dans des mains avides et corrompues, que
+la liberté de la presse court risque <span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> d'être étranglée sans
+bruit l'un de ces jours, et que jamais le bon droit n'eut plus besoin
+de protection.» Suivaient, à des dates rapprochées, plusieurs autres
+lettres où le général Cubières insistait sur sa proposition première,
+puis faisait connaître qu'on n'avait pas été satisfait de la somme
+d'abord offerte, qu'on exigeait davantage, et pressait M. Parmentier
+de céder sans retard à ces exigences. Aucun ministre n'était nommé;
+mais chacun pouvait se rendre compte qu'à cette date le titulaire du
+ministère des travaux publics était M. Teste, devenu depuis président
+de chambre à la cour de cassation.</p>
+
+<p>On conçoit quelle fut l'émotion du public, quand, le 2 mai 1847, ces
+lettres se trouvèrent reproduites par tous les journaux; on conçoit
+également le parti que l'opposition voulut aussitôt en tirer. Quant
+au cabinet, il n'eut pas un instant d'hésitation: dès le lendemain,
+3 mai, le ministre des travaux publics, M. Dumon, déclara, en
+réponse à une interpellation de M. Muret de Bord, que la concession
+des mines de Gouhenans avait été régulièrement faite, mais que le
+gouvernement, pour calmer de trop vives alarmes, allait demander à
+la justice d'examiner si cette concession avait été obtenue par de
+coupables man&oelig;uvres. Une ordonnance royale du 6 mai saisit la
+cour des pairs, seule compétente pour juger un de ses membres, et
+renvoya devant elle le général Cubières, prévenu de corruption et
+d'escroquerie. Deux jours auparavant, devant cette même assemblée,
+M. Teste avait désavoué, dans les termes les plus énergiques, toute
+participation aux faits dénoncés.</p>
+
+<p>Il n'y avait qu'à attendre en silence les résultats d'une instruction
+ouverte avec une si honnête promptitude. Mais cela n'eût point fait
+l'affaire de l'opposition. Ne voyant là qu'un scandale à exploiter,
+elle s'appliqua à entretenir, à aviver l'émotion, et surtout à
+faire croire qu'il ne s'agissait pas d'un méfait particulier et
+exceptionnel. M. Crémieux renouvela une proposition déjà votée en
+1844 par la Chambre des députés et écartée par la Chambre des pairs;
+il s'agissait d'édicter une sorte de suspicion générale, également
+outrageante pour le Parlement et pour l'administration, et <span class="pagenum"><a id="page54" name="page54"></a>(p. 54)</span>
+d'interdire aux membres des deux Chambres de s'intéresser dans les
+concessions de travaux publics,&mdash;chemins de fer ou autres,&mdash;accordées
+par le gouvernement. Après une séance orageuse<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53" title="Go to footnote 53"><span class="smaller">[53]</span></a>, remplie
+de dénonciations personnelles, et d'où il ressortit que, dans
+les conseils d'administration des chemins de fer, les députés
+opposants étaient aussi nombreux que les ministériels, la prise en
+considération fut votée; le ministère ne s'y était pas opposé; il
+était résolu à combattre la proposition au fond, mais il estimait
+que, pour dissiper tant de vapeurs malsaines, un débat approfondi
+serait plus utile que nuisible. En fait, la proposition ne devait
+jamais venir en discussion.</p>
+
+<p>Après M. Crémieux, ce fut le tour de M. Émile de Girardin, plus
+difficile encore à prendre au sérieux dans ce rôle de vengeur
+de la conscience publique. On sait quels griefs tout personnels
+l'avaient jeté récemment dans l'opposition. Il crut trouver dans
+un fait de presse l'occasion de prendre à parti le cabinet. M.
+Solar et M. Granier de Cassagnac avaient fondé, en 1845, à grand
+fracas de réclames, l'<cite>Époque</cite>, journal à très bon marché, qui
+tâcha de se faire une place par le caractère agressif et tapageur
+de son conservatisme. Après avoir dévoré beaucoup d'argent et
+vécu d'expédients plus ou moins honorables, ce journal venait de
+disparaître au commencement de 1847, en laissant ses gérants engagés
+dans des procès d'assez fâcheux aspect. M. de Girardin se mit alors à
+raconter, dans la <cite>Presse</cite>, toutes sortes d'histoires où il montrait
+les propriétaires de l'<cite>Époque</cite>, à court d'argent, battant monnaie
+avec le crédit dont ils jouissaient auprès des ministres; M. de
+Girardin ajoutait, et là était la gravité de son assertion, que les
+ministres avaient connu, toléré, secondé ce trafic. Il parlait,
+entre autres, d'un privilège de théâtre pour l'obtention duquel
+100,000 francs avaient été versés dans la caisse de l'<cite>Époque</cite>, d'une
+promesse de pairie vendue 80,000 francs, de marchés du même genre
+faits pour des lettres de noblesse, des croix d'honneur, etc., etc.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span> La Chambre des pairs, émue de l'allégation relative à la
+promesse de pairie et y voyant une atteinte à sa dignité, eut l'idée
+assez bizarre de citer M. de Girardin à sa barre. C'était ouvrir
+la porte à bien des débats. En effet, le prévenu étant membre de
+la Chambre des députés, il fallait que celle-ci délibérât d'abord
+s'il lui convenait d'autoriser les poursuites. Il paraissait
+impossible que M. de Girardin ne profitât pas de cette première
+délibération pour justifier ses accusations. La gauche, qui y
+comptait, se montrait disposée à le soutenir chaleureusement. Le
+débat s'engage le 17 juin. Le public, affriandé par l'espoir d'un
+scandale, remplit, à s'étouffer, toutes les tribunes de la Chambre.
+À la surprise générale, M. de Girardin se montre tout d'abord peu
+empressé à remplir son rôle d'accusateur. Il faut que, de toutes
+parts, des bancs de la majorité comme de ceux de la gauche, on le
+mette itérativement en demeure, pour qu'il se décide à prendre la
+parole. Il renouvelle alors ses accusations, en ajoute même une plus
+extraordinaire encore, celle d'une promesse faite aux maîtres de
+poste, moyennant 1,200,000 fr., d'un projet de loi favorable à leurs
+intérêts; seulement, arrivé au moment de donner ses preuves, il feint
+de redouter le scandale et propose que la Chambre se forme en comité
+secret. M. Duchâtel s'élève aussitôt avec indignation contre cette
+man&oelig;uvre hypocrite; il déclare que le gouvernement ne craint pas
+la pleine lumière, qu'il la veut au contraire, et, après une scène
+tumultueuse, il contraint M. de Girardin à retirer sa demande. Voilà
+donc ce dernier au pied du mur; il va vider son dossier. La curiosité
+et l'émotion sont au comble. Mais quelle déception! L'accusateur
+n'apporte pas l'ombre d'une preuve ou même d'une indication; il
+se borne à répéter ses affirmations ou s'abrite derrière quelque
+petit journal satirique. La stupeur est grande dans les rangs de la
+gauche, où l'on se sent tout honteux d'être associé à une si piteuse
+campagne. La tâche du ministère est singulièrement simplifiée. À des
+preuves, il lui eût fallu répondre par des preuves contraires; pour
+détruire un oui, il lui suffit d'y opposer un non. M. Duchâtel le
+prononce <span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> avec une netteté, une assurance, un sang-froid, que
+fait encore ressortir l'embarras de son contradicteur. Le point le
+plus délicat était l'affaire du privilège de théâtre: le ministre
+ne nie pas le versement de 100,000 francs qui a été en effet établi
+par des débats judiciaires, mais il affirme que l'administration
+et ses intermédiaires y ont été tout à fait étrangers. Sur toutes
+les autres questions, sa dénégation est absolue. L'excellent effet
+de ce discours est complété par quelques mots de M. Guizot: M. de
+Girardin, à défaut de preuves sur la promesse de pairie négociée par
+l'<cite>Époque</cite>, s'était fait fort d'établir qu'un fauteuil de pair avait
+été offert au général de Girardin sous la condition que la <cite>Presse</cite>
+cesserait son opposition; M. Guizot riposte par un coup droit, en
+lisant une lettre, vieille de plusieurs années, par laquelle M. Émile
+de Girardin offrait lui-même de modifier la ligne de son journal, si
+son père était appelé à siéger au Luxembourg. En somme, la déroute
+du dénonciateur est complète. Le public oublie même ce qu'il reste
+d'un peu suspect dans certaines affaires, comme celle du privilège
+de théâtre, pour voir seulement le contraste entre les énormités
+que M. de Girardin s'était engagé à démontrer et l'impuissance
+misérable dont il vient de faire preuve. «Il y a bien longtemps,
+écrit un observateur au sortir de cette séance, que le ministère
+n'avait obtenu un triomphe pareil; sa position en est évidemment
+raffermie<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54" title="Go to footnote 54"><span class="smaller">[54]</span></a>.» Le <cite>Journal des Débats</cite> exulte. La <cite>Presse</cite> balbutie.
+Les feuilles de gauche, contraintes à avouer l'humiliante défaite de
+leur allié, sont réduites, pour se consoler, à soutenir que, si M. de
+Girardin n'a pas prouvé ses assertions, le ministère est loin d'avoir
+établi victorieusement son innocence.</p>
+
+<p>Ensuite du vote de la Chambre des députés qui a autorisé les
+poursuites, M. de Girardin comparaît, le 22 juin, devant la Chambre
+des pairs. Aussi déférant à l'égard de la haute assemblée qu'il a
+été injurieux pour les ministres, il proteste n'avoir jamais voulu
+porter atteinte à son honneur, et rappelle <span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span> qu'il l'a toujours
+défendue contre ses ennemis. Cette attitude lui vaut l'indulgence
+des juges, et il est renvoyé des fins de la citation. Naturellement,
+il se sert aussitôt de la décision des pairs pour se relever de
+la fâcheuse posture où l'a laissé la discussion à la Chambre des
+députés, et il reprend, dans son journal, le verbe plus haut que
+jamais: à l'entendre, son acquittement est la condamnation du
+gouvernement et suffit à prouver que ses accusations étaient fondées.
+Il ose même, le 25 juin, au cours de la discussion du budget, traiter
+de nouveau la question, à la tribune du palais Bourbon. Il répète
+la plupart de ses dénonciations; s'il en abandonne quelques-unes,
+comme le roman des maîtres de poste, il en imagine de nouvelles. Ce
+ne sont toujours que de pures affirmations, sans rien à l'appui.
+La gauche elle-même ne peut feindre de croire que la preuve ait
+été faite; mais, dit-elle, on est en face de deux affirmations qui
+se contredisent, et, pour savoir où est la vérité, il faut que le
+gouvernement saisisse la justice, en poursuivant M. de Girardin,
+ou que la Chambre ordonne une enquête parlementaire. Le ministère
+n'a nulle envie de se prêter à des mesures dont le premier résultat
+serait de prolonger le scandale; et surtout il sait trop ce dont
+le jury est capable, pour mettre son honneur entre ses mains. M.
+Duchâtel répond donc que, dans une affaire toute politique, il ne
+comprend pas d'autre juge que la Chambre; il ajoute qu'une enquête
+ne peut être proposée là où il n'y a pas même un commencement de
+preuve, une raison de douter. Il réitère, en outre, sur tous les
+points, les dénégations les plus péremptoires. Sa parole est aussitôt
+confirmée par un témoignage qui ne laisse pas de produire de l'effet
+sur la Chambre: M. Benoist Fould, désigné par plusieurs journaux
+comme celui avec lequel aurait été négociée la promesse de pairie,
+prend la parole pour opposer un démenti solennel et catégorique à
+tout ce qui a été raconté. M. de Girardin n'en revient pas moins à la
+charge. La séance n'est plus qu'une mêlée confuse, tumultueuse, où se
+croisent les démentis et les outrages. Pour retrouver une pareille
+scène, il faudrait remonter jusqu'à cette journée où l'opposition
+<span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> jetait à la face de M. Guizot son voyage à Gand: encore, en
+1844, y avait-il moins de boue remuée. À la fin, la Chambre lassée,
+éc&oelig;urée, indignée, se décide à fermer la bouche au calomniateur:
+elle vote, à la majorité énorme de deux cent vingt-cinq voix contre
+cent deux, un ordre du jour ainsi conçu: «La Chambre, satisfaite des
+explications données par le gouvernement, passe à l'ordre du jour.»</p>
+
+<p>À voir les termes de la motion et le chiffre des voix, la victoire
+du gouvernement était complète; jamais il n'avait eu une majorité
+si forte. Et cependant cette discussion n'en laissait pas moins
+une impression fâcheuse. C'est le caractère redoutable et perfide
+de certaines accusations qu'il est dangereux d'avoir à se défendre
+contre elles, alors même qu'on parvient à en triompher. Et puis, s'il
+était bien prouvé que M. de Girardin ne méritait aucun crédit, il
+l'était moins que tout eût été irréprochable, sinon dans les actes
+du gouvernement, du moins auprès de lui. L'un des amis du cabinet,
+le même qui croyait la partie gagnée après la séance du 17 juin,
+écrivait, le soir du débat: «On ne s'entretient qu'avec tristesse
+de la scandaleuse séance. Les ministériels, tout en se félicitant
+du vote qui l'a terminée, reconnaissent que la situation qui avait
+rendu un vote indispensable est pénible, fâcheuse pour le pouvoir et
+le pays<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55" title="Go to footnote 55"><span class="smaller">[55]</span></a>.» Aussi les journaux de l'opposition affectaient-ils de
+croire que le gouvernement sortait de là tout couvert de boue; ils
+le montraient fuyant honteusement la lumière d'un débat judiciaire
+et arrachant à la majorité, qui ne le lui avait donné qu'à regret,
+un vote purement politique. S'emparant de la formule même de l'ordre
+du jour, ils faisaient du mot «satisfaits», une sorte de sobriquet
+injurieux dont ils prétendaient flétrir nominativement tous ceux qui
+venaient de se rendre, par leur vote, solidaires de la corruption
+ministérielle.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> VIII</h4>
+
+<p>Le lendemain même du jour où la Chambre des députés s'efforçait d'en
+finir avec les dénonciations de M. Émile de Girardin, la Chambre
+des pairs prenait, ensuite de l'instruction ouverte sur les faits
+révélés par les lettres du général Cubières, une décision qui allait
+fournir de bien autres armes aux exploiteurs de scandales. Cette
+instruction, menée avec autant d'habileté que de conscience par le
+chancelier Pasquier, n'avait pas duré moins de six semaines. On
+s'y était montré résolu à ne rien laisser dans l'ombre. «Il faut,
+disait le rapporteur, M. Renouard, sonder de telles plaies d'une
+main courageuse; l'opinion publique ne s'égare pas quand on lui
+dit tout.» Certains points étaient apparus tout de suite assez
+nettement: on se rendait compte de la difficulté que, à raison de
+ses fâcheux antécédents, la société de Gouhenans avait dû éprouver
+à obtenir la concession qu'elle désirait; on trouvait trace de la
+proposition faite par le général Cubières de lever ces difficultés
+en remettant cent mille francs au ministre, du consentement donné
+à cette proposition par M. Parmentier, le directeur de la société,
+de la part prise à ces démarches par l'un des actionnaires, M.
+Pellapra. Mais il était une autre question sur laquelle on hésita
+davantage, à cause de sa gravité même et de l'obscurité dont elle
+parut d'abord enveloppée: la corruption, évidemment préméditée,
+voulue, concertée, avait-elle été en fait accomplie? Les cent mille
+francs avaient-ils été remis au ministre? M. Teste, qui dès le
+début avait été entendu comme témoin, devait-il passer au rang des
+accusés? On voyait bien que M. Parmentier avait remis à M. Pellapra
+vingt-cinq actions pour le couvrir de la somme qu'il se chargeait
+de verser aux mains du ministre; mais on voyait aussi que, plus
+tard, en le menaçant de faire du scandale, le même M. Parmentier
+avait contraint M. Pellapra à lui restituer ces <span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> actions.
+Fallait-il en conclure que rien n'avait été payé au ministre? C'était
+la thèse de M. Parmentier, qui expliquait ainsi la répétition de
+ses titres. Toutefois, les correspondances saisies, notamment les
+lettres nombreuses échangées, pendant plusieurs années, entre MM.
+Pellapra et Cubières, ne concordaient pas avec cette allégation;
+elles supposaient, au contraire, que le versement des cent mille
+francs avait été fait; il en ressortait même qu'après la restitution
+des actions à M. Parmentier, M. Pellapra, ne voulant pas supporter
+seul la perte de la somme versée, avait obtenu du général Cubières
+la promesse de l'indemniser jusqu'à concurrence de cinquante mille
+francs. Ces preuves finirent par convaincre le chancelier et les
+pairs instructeurs de la culpabilité de M. Teste: ils ne reculèrent
+pas devant la douloureuse obligation de le mettre en cause. Le 26
+juin, conformément à leur avis et aux réquisitions du procureur
+général, la cour, statuant en chambre du conseil, décida la mise en
+accusation de MM. Teste, Cubières, Pellapra et Parmentier. Quinze
+jours étaient donnés à la défense pour se préparer.</p>
+
+<p>Les quatre accusés étaient d'importance fort inégale. Le public ne
+s'intéressait pas à M. Parmentier, un de ces faiseurs d'affaires
+sans scrupules, qu'on n'est jamais étonné de voir finir en police
+correctionnelle. M. Pellapra lui-même, bien que riche capitaliste
+et ancien receveur général, n'était pas celui qui attirait le plus
+l'attention. Ce qui causait une émotion extrême, c'était de voir
+sous le coup d'une accusation déshonorante deux pairs de France;
+anciens ministres, parvenus aux premiers rangs, l'un de l'armée,
+l'autre de la magistrature. M. Cubières, né en 1786, avait eu de
+brillants états de service sous l'Empire; sous-lieutenant à dix-sept
+ans, colonel à vingt-cinq, il avait été couvert de blessures à
+Waterloo; en 1832, lors de l'occupation d'Ancône, il avait été
+chargé d'une mission politique délicate; en 1840, il avait reçu de
+M. Thiers le portefeuille de la guerre. On comprend mal qu'un tel
+passé ait conduit le général à se faire complice des tripotages d'un
+Parmentier; mais, de m&oelig;urs légères, avide <span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> d'argent, il
+s'était laissé prendre par la fièvre de spéculations alors régnante.
+Quant à M. Teste, qui avait soixante-sept ans en 1847, c'était un
+grand vieillard, légèrement courbé par l'âge, encore vigoureux, avec
+une belle figure, une physionomie grave et un peu triste; homme à la
+fois de travail et de plaisir, ayant beaucoup de talent, très peu de
+principes. Sa vie avait été fort mouvementée. Né, dans les environs
+de Nîmes, d'un père engagé dans le mouvement de 1789 et de 1792, il
+avait traversé, pendant son enfance et son adolescence, les violentes
+péripéties de l'époque révolutionnaire. Sous l'Empire, il devint vite
+l'un des avocats les plus renommés du Midi. Compromis pour avoir
+accepté des fonctions sous les Cent-jours, il ne fut pas proscrit en
+1815, mais prit de lui-même le parti de s'établir en Belgique; il
+paraît avoir été de ceux qui, par haine des Bourbons, rêvaient alors
+de pousser le prince d'Orange au trône de France. Ce ne fut qu'après
+1830 qu'il rentra dans sa patrie: on le vit alors, à cinquante ans,
+entreprendre de se faire, à Paris, une position d'avocat et se
+pousser bientôt à la tête du barreau, par son éloquence sobre et
+puissante, par sa science du droit et son intelligence des affaires;
+en 1838, il obtenait les honneurs du bâtonnat. Presque aussitôt après
+son retour en France, il avait été élu député; mais, comme beaucoup
+d'avocats, il était loin d'avoir retrouvé, à la Chambre, les mêmes
+succès de parole et la même importance qu'au Palais de justice. Sans
+convictions, paraissant apporter au milieu des luttes politiques
+une sorte d'indifférence ennuyée, un moment mêlé au tiers parti qui
+convenait à l'état flottant et incertain de ses opinions, il finit
+par accepter d'être le porte-parole habituel et en quelque sorte
+l'avocat parlementaire du maréchal Soult. Ce rôle un peu subalterne
+ne lui fut pas sans profit. Le maréchal lui fit une place dans son
+cabinet du 12 mai 1839, et, en 1840, exigea pour lui, de M. Guizot
+qui ne s'en souciait guère, le portefeuille des travaux publics.
+On le lui retira en décembre 1843, sans qu'aucune raison politique
+fût donnée de cette mesure. Rien de précis sans doute n'avait été
+découvert; <span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span> mais, devant certains bruits qui circulaient
+dans le monde financier, on ne s'était pas soucié de laisser plus
+longtemps à M. Teste le maniement des grandes affaires de chemins de
+fer. Malheureusement, par une faiblesse trop fréquente en pareil cas,
+les ministres ne crurent pas possible de se séparer d'un collègue
+sans lui donner une compensation; il fut fait pair de France, grand
+officier de la Légion d'honneur, et, ce qui était plus grave encore,
+président de chambre à la cour de cassation.</p>
+
+<p>Les accusés n'avaient pas été mis en état d'arrestation provisoire.
+Leur position sociale semblait une garantie suffisante contre
+une fuite qui eût été l'aveu de leur culpabilité. Cependant,
+l'avant-veille du jour fixé pour les débats, M. Pellapra, ne se
+sentant pas de force à affronter la lutte et l'angoisse des audiences
+publiques, disparut. M. Teste, au contraire, fit remettre au Roi
+cette lettre digne et habile: «Sire, je dois à Votre Majesté, en
+retour d'un dévouement dont je me suis efforcé de multiplier les
+preuves, la dignité de pair de France et l'honneur de siéger dans la
+plus haute magistrature du royaume, comme l'un de ses présidents.
+J'aborde demain une épreuve solennelle, avec la ferme confiance
+d'en sortir sans avoir rien perdu de mes droits à l'estime publique
+et à celle de Votre Majesté. Mais un pair de France, un magistrat,
+qui a eu le malheur de traverser une accusation de corruption, se
+doit à lui-même de se retremper dans la confiance du souverain qui
+lui a conféré ce double caractère. Je dépose entre les mains de
+Votre Majesté ma démission de la dignité de pair de France et celle
+des fonctions de président à la cour de cassation, pour n'être
+défendu, dans les débats qui vont s'ouvrir, que par mon innocence.»
+L'innocence, en effet, n'eût pas parlé un autre langage.</p>
+
+<p>Les audiences commencèrent le 8 juillet. La curiosité du public était
+très surexcitée, et, malgré la chaleur, il y eut grande affluence
+au palais du Luxembourg. La première séance, consacrée tout entière
+à la lecture des pièces, fut sans intérêt. Mais, dans la soirée,
+le bruit se répandit que des documents <span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> compromettants pour
+M. Teste se trouvaient aux mains d'un député, M. de Malleville.
+Celui-ci, mandé par M. Pasquier, lui remit la copie de lettres
+échangées entre le général Cubières et M. Pellapra; ces lettres
+se rapportaient aux arrangements conclus par ces deux personnages
+après la restitution des vingt-cinq actions à M. Parmentier; le
+général y faisait assez triste figure; on l'y voyait essayer, par des
+menaces de scandale, de se soustraire à l'engagement pris par lui de
+supporter sa part des cent mille francs, mais pas une des lettres
+qui n'impliquât la réalité du payement fait au ministre. Comment ces
+pièces étaient-elles en la possession de M. de Malleville? Il fut
+bientôt évident que c'était le général Cubières qui les lui avait
+fait parvenir par une voie détournée. Le système de défense de M.
+Parmentier, en cela favorable à M. Teste, tendait à faire croire
+que MM. Cubières et Pellapra n'avaient rien déboursé pour obtenir
+la concession, et qu'ils avaient essayé de garder pour eux la somme
+destinée au ministre. Le général avait un moyen d'écarter cette
+imputation, plus déshonorante encore que toutes les autres: c'était
+de prouver que les cent mille francs avaient été payés; seulement,
+du même coup, il se reconnaissait coupable du crime de corruption.
+Impatient de faire voir qu'il n'était pas un escroc, sans s'avouer
+trop ouvertement corrupteur, il prit un moyen terme, et, tout en
+évitant encore de se découvrir personnellement, il voulut faire
+arriver indirectement aux juges des pièces établissant la réalité
+du versement. Devant cette révélation qui aggravait la situation de
+M. Teste, M. Pasquier crut nécessaire d'empêcher qu'il ne suivît
+l'exemple de M. Pellapra. Le soir même, il le fit arrêter, ainsi que
+les deux autres accusés. Certains indices donnèrent depuis à supposer
+que la précaution n'avait pas été superflue, et que M. Teste était
+sur le point de s'enfuir.</p>
+
+<p>La seconde audience s'ouvrit par l'interrogatoire du général
+Cubières. Celui-ci s'y montra singulièrement embarrassé; il voulait
+bien qu'on crût à la vérité des faits établis dans les pièces
+communiquées par M. de Malleville, mais il ne se souciait pas d'en
+faire lui-même la déclaration. Spectacle pénible <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span> que celui de
+ce vieux soldat qui, sous la pression de l'accusation, balbutiait de
+maladroites échappatoires, s'embrouillait et se perdait au milieu de
+ses mensonges, faisait, malgré lui, des demi-aveux qu'il cherchait
+ensuite à reprendre, sans qu'une seule fois le péril de son honneur
+lui arrachât un cri du c&oelig;ur. Cette attitude piteuse contrastait
+avec le sang-froid de M. Teste, qui intervint plusieurs fois au cours
+de l'interrogatoire de son coaccusé, mettant habilement en lumière
+tout ce qui pouvait lui servir, jetant des doutes sur ce qui lui
+nuisait, aussi libre d'esprit et de parole que s'il n'eût rempli là
+qu'un rôle d'avocat. M. Parmentier, questionné ensuite, persista
+plus que jamais à accuser MM. Pellapra et Cubières d'avoir abusé de
+sa confiance en supposant une dépense qu'ils n'avaient pas faite.
+Restait l'interrogatoire de M. Teste, qui fut renvoyé au jour suivant.</p>
+
+<p>Entre temps, le général Cubières, se découvrant davantage, fit
+remettre directement à M. Pasquier l'original des lettres dont M. de
+Malleville avait communiqué la copie. Chaque jour donc, un nouveau
+fait venait augmenter les charges pesant sur M. Teste. Celui-ci,
+cependant, n'en paraissait ni embarrassé, ni abattu. Il soutint son
+interrogatoire avec une force d'esprit et de corps étonnante chez
+un homme de son âge. Jamais sa parole n'avait été plus prompte,
+plus ferme. Ses réponses étaient autant de plaidoiries, souvent
+éloquentes, toujours habiles. Pas une accusation à laquelle il ne fit
+tête. Était-il serré de trop près, se sentait-il touché, avec quelle
+vigueur il se retournait et fonçait sur l'assaillant! C'était lui
+qui raffermissait, qui ranimait ses avocats, notamment M. Paillet,
+dont le visage trahissait l'embarras et l'angoisse de conscience.
+Ni le président ni le procureur général ne parvinrent à le faire se
+départir du système qu'il avait arrêté d'avance. Des gens, disait-il
+en substance, s'étaient concertés pour lui demander une concession;
+son collègue, M. Cubières, son ancien client, M. Pellapra, l'en
+avaient entretenu; rien là que de très naturel. La concession avait
+été accordée après une instruction régulière. Que s'était-il
+passé depuis? Les associés avaient pu faire entre eux des <span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span>
+arrangements, échanger des actions, s'accuser de dol, d'escroquerie.
+Il ne connaissait rien de ces tristes affaires, n'en voulait rien
+connaître, et s'indignait qu'on prétendît y mêler un ministre du Roi.
+Lui opposait-on les pièces récemment produites, cette correspondance
+échangée entre le général Cubières et M. Pellapra, d'où ressortait si
+clairement la réalité du versement des cent mille francs, il ne se
+démontait pas; il donnait à entendre que M. Pellapra avait abusé de
+la crédulité du général et avait gardé pour lui l'argent. Il estimait
+sans doute que l'accusé absent était le moins dangereux à charger, et
+que sa fuite rendait plausibles les accusations portées contre lui.</p>
+
+<p>M. Pellapra était-il donc aussi hors d'état de se défendre que le
+supposait M. Teste? Avant son départ, prévoyant que, pour échapper
+à l'accusation d'escroquerie, il pourrait avoir intérêt à avouer et
+à démontrer lui-même la réalité de la corruption, il avait remis à
+sa femme un dossier dont elle devait user en cas de nécessité. Après
+l'interrogatoire de M. Teste, madame Pellapra jugea le moment venu
+de remplir le mandat que lui avait donné son mari. Le matin même
+de la quatrième audience (12 juillet), elle adresse au chancelier
+un certain nombre de pièces, toutes tendant à établir que les cent
+mille francs ont été effectivement payés; les plus importantes
+étaient des notes constatant diverses opérations financières de M.
+Pellapra, entre autres un placement en bons du Trésor qui paraissait
+bien destiné à solder l'engagement pris envers le ministre. À la
+lecture de ces documents, si accablants qu'ils paraissent, M. Teste
+ne faiblit pas. Il se débat contre l'accusation qui l'enveloppe et le
+presse. Avec une étonnante présence d'esprit, il arguë de certaines
+obscurités des notes financières, pour jeter du doute sur leur sens.
+Acculé au bord de l'abîme, il se raidit, dans un suprême effort, pour
+ne pas y tomber. Des témoins ont été cités, afin de donner quelques
+éclaircissements sur les papiers qui viennent d'être communiqués à
+la cour. C'est d'abord M. Roquebert, le notaire de M. Pellapra;
+la considération dont il jouit augmente la valeur <span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span> de son
+témoignage. Toutes les explications qu'il fournit sur les notes de
+son client en font ressortir la portée accusatrice. Le procureur
+général lui pose alors cette question: «M. Pellapra vous a-t-il
+parlé des cent mille francs donnés à M. Teste?» Tous les regards
+se tournent vers M. Roquebert: celui-ci garde le silence pendant
+quelques instants; son angoisse est visible; des larmes remplissent
+ses yeux; enfin, il se décide à répondre: «M. Pellapra m'a dit qu'il
+avait donné cent mille francs à M. Teste.» L'émotion du témoin
+est extrême; il fait effort pour retenir des sanglots qui bientôt
+éclatent. M. Teste, naguère si prompt à discuter les témoignages, ne
+trouve à adresser à M. Roquebert que cette question insignifiante:
+«À quelle époque M. Pellapra vous a-t-il fait cette confidence?&mdash;En
+1844», répond le témoin. M. Teste n'ajoute rien; il se sent vaincu.
+Sa pâleur est affreuse; il s'essuie le front; ses traits, qui se
+décomposent avec une effrayante progression, trahissent l'agonie de
+son âme; en quelques instants, il vieillit de dix ans. Les assistants
+considèrent ce drame avec une émotion poignante. L'écrasement devait
+être plus complet encore. Commission rogatoire a été donnée à un
+juge d'instruction pour vérifier au ministère des finances s'il n'a
+pas été fait, aux dates indiquées par les notes de M. Pellapra, des
+acquisitions de bons du Trésor, soit pour lui, soit pour le compte
+de M. Teste. Avant la fin de l'audience, le président est en mesure
+de communiquer à la cour le résultat de ces vérifications; elles
+confirment toutes les indications de M. Pellapra; elles établissent
+notamment que ce dernier a touché, le 12 septembre 1843, divers bons
+montant à 94,000 francs, et que, ce même jour, M. Charles Teste,
+député, fils du ministre, a versé au Trésor, contre un seul bon, la
+somme de 95,000 francs. Le silence dans lequel est écoutée cette
+lecture, et qui se prolonge quelque temps après qu'elle a été finie,
+montre l'impression produite. M. Teste se borne à demander copie de
+ce document, et il ajoute: «J'ai à m'informer de l'opération qui me
+paraît être personnelle à mon fils.»</p>
+
+<p>Au sortir de l'audience, M. Teste est si affaissé qu'il lui faut
+<span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span> être soutenu par deux personnes pour regagner la prison. Il
+dîne cependant avec son fils et ses avocats. Les convives partis
+et les portes fermées, il saisit de chaque main des pistolets de
+poche, qui très probablement lui ont été apportés par son fils, et
+il se tire simultanément deux coups, l'un dans la bouche, l'autre
+au c&oelig;ur: le premier ne part pas, parce que le renversement de
+l'arme a fait tomber la capsule; l'autre ne produit qu'une contusion;
+la balle, au lieu de pénétrer dans le corps, a roulé à terre. Les
+gardiens accourent au bruit. M. Pasquier est prévenu. M. Teste se
+laisse soigner sans témoigner d'une grande émotion, et, désirant un
+livre, demande un roman d'Alexandre Dumas, <cite>Monte-Cristo</cite>. Certaines
+personnes ont supposé que cette tentative de suicide n'avait été
+qu'une comédie: ce n'était pas l'opinion du chancelier.</p>
+
+<p>Le lendemain, M. Teste écrivait au président de la cour des pairs:
+«Les incidents de l'audience d'hier ne laissent plus de place à la
+contradiction en ce qui me concerne, et je considère, à mon égard, le
+débat comme consommé et clos définitivement. J'accepte d'avance tout
+ce qui sera fait par la cour, en mon absence. Elle ne voudra sans
+doute pas, pour obtenir une présence désormais inutile à l'action
+de la justice et à la manifestation de la vérité, prescrire contre
+moi des voies de contrainte personnelle, ni triompher par la force
+d'une résistance désespérée.» Ce n'était pas le gémissement d'un
+coupable qui se repent; c'était le découragement d'un joueur qui
+reconnaît avoir perdu la partie. Jusqu'au bout, il apparaissait que
+le sens moral manquait absolument à cet homme. La loi n'y faisant
+pas obstacle, le procès se continua en l'absence de M. Teste. La
+cinquième audience fut remplie par le réquisitoire du procureur
+général et les plaidoiries des avocats. La délibération en chambre
+du conseil, sur l'application des peines, ne dura pas moins de
+quatre jours; des efforts furent tentés pour atténuer le châtiment
+du général Cubières. M. Teste fut condamné à la dégradation civique,
+94,000 francs d'amende et trois années d'emprisonnement; MM. Cubières
+et Parmentier, à la dégradation civique et 10,000 francs <span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span>
+d'amende; les 94,000 francs déposés au Trésor furent confisqués au
+profit des hospices. Quelques jours après, M. Pellapra se présentait
+devant la cour et était condamné aux mêmes peines que MM. Cubières et
+Parmentier<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56" title="Go to footnote 56"><span class="smaller">[56]</span></a>.</p>
+
+<h4>IX</h4>
+
+<p>Le public avait suivi avec une émotion chaque jour croissante les
+péripéties de ce drame judiciaire. Le peuple n'était pas moins occupé
+que les salons et les cercles politiques des révélations produites
+devant la Chambre des pairs, et l'impression qu'il en ressentait
+était loin d'être saine et rassurante. Rien n'était mieux fait
+pour aider aux passions socialistes que tant de sophistes et de
+tribuns travaillaient alors à répandre chez les ouvriers. Au cours
+même du procès, un incident de rue permit d'entrevoir à quel point
+étaient ainsi excités contre les riches le mépris et la colère des
+pauvres. Le 5 juillet, le duc de Montpensier donnait à Vincennes,
+pour l'inauguration du polygone d'artillerie, une fête brillante à
+laquelle fut convié tout ce qu'il y avait alors à Paris de haute
+société mondaine et officielle. Pendant une partie de la soirée,
+défilèrent, à travers le quartier et le faubourg Saint-Antoine,
+des équipages remplis de femmes en grande toilette et d'hommes en
+uniformes brodés. De tels spectacles n'éveillent ordinairement que de
+la curiosité dans les foules populaires. Cette fois, les ouvriers,
+rangés en haie des deux côtés de la rue, avaient une figure sombre,
+menaçante; ils accueillaient chaque voiture par des railleries,
+des huées. «À bas les voleurs!» tel était le cri qui dominait.
+D'autres ajoutaient: «Le peuple n'a pas de <span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> pain, pendant
+que ces coquins-là s'amusent!» Plusieurs de ceux qui furent témoins
+de cette scène en rapportèrent une impression de surprise inquiète.
+Peu de jours après, M. Duvergier de Hauranne, se trouvant avec
+M. Recurt, ancien président de la société des Droits de l'homme,
+et qui connaissait bien le quartier Saint-Antoine où il exerçait
+la médecine, lui demanda si le parti républicain avait été pour
+quelque chose dans la manifestation faite contre les invités du duc
+de Montpensier. «Pour rien du tout, répondit M. Recurt, et je vous
+avoue que nous en avons été aussi effrayés que vous.» Puis, après
+avoir insisté sur le caractère socialiste de cet incident: «Il y
+a là, ajoutait-il, un travail, un danger auquel on ne songe pas
+assez. Ce que je puis vous affirmer, c'est que la manifestation dont
+vous me parlez est la plus grave que j'aie vue. Si nous l'avions
+voulu, il nous était facile de la tourner en émeute, peut-être en
+révolution<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57" title="Go to footnote 57"><span class="smaller">[57]</span></a>.»</p>
+
+<p>Les condamnations prononcées par la cour des pairs ne mirent pas fin
+à l'émotion. Sans doute, à raisonner de sang-froid, le gouvernement,
+par sa promptitude à saisir la justice, par la rigueur inflexible
+avec laquelle avaient été conduite l'instruction et dirigés les
+débats, venait de montrer qu'il n'avait rien de suspect à cacher, et
+que personne ne ressentait plus que lui l'horreur de la corruption.
+Aucune des investigations poursuivies pendant plusieurs semaines, des
+pièces saisies, des dénonciations provoquées, aucun des témoignages
+reçus n'avait fait entrevoir, dans l'administration française, en
+dehors du ministre accusé, la plus petite trace de prévarication:
+tous les fonctionnaires, sauf un, sortaient absolument intacts
+de cette redoutable épreuve. Et même, à voir la pauvreté de M.
+Teste, qui n'avait pas de quoi payer entièrement son amende, ne
+devait-on pas conclure, ou bien qu'il n'avait pas cherché d'autres
+occasions de faire argent de ses fonctions, ou que nos m&oelig;urs
+et nos institutions avaient singulièrement entravé ses desseins
+malhonnêtes? Un régime où la concussion <span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> n'avait pas pu être
+plus lucrative n'était certes pas corrompu. D'ailleurs, l'émotion
+ressentie, le scandale produit, ne suffisaient-ils pas à prouver
+que la prévarication était alors un fait bien exceptionnel? Il est
+des temps et des pays où le cas de M. Teste eût laissé les esprits
+beaucoup plus calmes. En somme, tout montrait qu'il n'y avait pas
+là autre chose qu'un crime individuel, un accident isolé. Mais
+l'opposition s'inquiétait peu de raisonner juste et de juger avec
+équité. Ayant entrepris d'établir que le gouvernement était corrompu
+et corrupteur, elle n'avait pu, jusqu'à présent, mettre la main
+sur aucune preuve sérieuse; elle était bien obligée de s'avouer
+l'avortement ridicule et misérable des dénonciations de M. de
+Girardin; dans de pareilles circonstances, un ministre solennellement
+convaincu de prévarication, c'était une bonne fortune qu'elle
+saisissait avec une sorte d'empressement et de joie cyniques. Elle
+affecta de voir là le symptôme d'un état général et la justification
+de toutes les accusations qu'elle n'avait pu prouver. «La France,
+disait un de ses journaux, a maintenant des preuves incontestables de
+cette dégradation morale si souvent signalée dans les hautes régions
+du pouvoir<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58" title="Go to footnote 58"><span class="smaller">[58]</span></a>.»</p>
+
+<p>Ce langage ne trouvait malheureusement que trop d'échos. Divers
+sentiments, de valeur différente, y aidaient: indignation sincère des
+honnêtes gens, plaisir malsain que les petits ont à mal penser des
+grands, facilité des esprits simples à accepter, sans y regarder de
+près, certaines généralisations. Dès le lendemain de la condamnation,
+un observateur que j'aime à citer à cause de son exactitude, écrivait
+dans son journal intime: «Ce procès laisse dans les âmes un profond
+sentiment d'angoisse et de tristesse;... on sent que la position du
+pouvoir est ébranlée.» Il ajoutait, quelques jours plus tard: «Il est
+impossible de le méconnaître: le procès a porté un coup très grave à
+la considération du gouvernement. Au lieu d'y voir la preuve qu'en
+France il y a une justice même pour les coupables de l'ordre le plus
+élevé, et que les délits, punis <span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> avec tant de rigueur, ne
+sont pas apparemment passés dans nos m&oelig;urs d'une manière absolue,
+on en conclut que la corruption est universelle dans le monde
+officiel, ceux qui viennent d'être condamnés ayant été seulement
+plus malheureux ou plus maladroits que les autres. C'est ainsi qu'on
+raisonne dans le peuple, toujours disposé à considérer les riches et
+les puissants comme autant de pillards et d'oppresseurs; c'est ainsi
+qu'en jugent les provinces, dont l'esprit jaloux et crédule accueille
+si facilement tout ce qui tend à incriminer Paris et l'administration
+centrale<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59" title="Go to footnote 59"><span class="smaller">[59]</span></a>.»</p>
+
+<p>M. Guizot était habitué à supporter les outrages des partis, à lutter
+contre les préventions et les injustices de l'opinion. Mais, cette
+fois, l'attaque prenait un tel caractère qu'il en était presque
+découragé. Écrivant à M. le duc de Broglie, il ne pouvait retenir
+ce gémissement: «J'ai grand besoin de repos, moralement encore plus
+que physiquement. Ma lassitude est extrême de cette lutte continue
+contre toutes les pauvretés et les bassesses humaines, tantôt pour
+les combattre, tantôt pour les ménager<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60" title="Go to footnote 60"><span class="smaller">[60]</span></a>.» Toutefois, si las et si
+dégoûté qu'il fût, il ne voulut pas laisser finir la session sans
+s'expliquer sur ce cri de corruption qui retentissait partout. Il
+le fit, le 2 août, à la tribune de la Chambre des pairs, pendant la
+discussion du budget. Suivant son habitude, ce fut en s'élevant à
+d'éloquentes généralités qu'il tenta d'avoir raison des attaques. Il
+expliqua tout d'abord que s'il n'en avait pas parlé plus tôt, c'est
+qu'il avait «confiance dans l'empire de la vérité», et qu'il était
+convaincu que les accusations non fondées finissaient toujours par
+«tomber d'elles-mêmes». Puis, après avoir rappelé que Washington,
+lui aussi, avait été indignement <span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> calomnié, il ajoutait: «Tout
+homme qui entre un peu avant dans la vie publique peut s'attendre
+aux calomnies, aux outrages; mais aussi il peut s'attendre à l'oubli
+des injures et des calomnies, s'il a réellement mérité l'estime de
+ses concitoyens. De notre temps, je le répète, les honnêtes gens
+peuvent être tranquilles; les malhonnêtes gens ne doivent jamais
+l'être. Et s'il y a un lieu dans lequel on puisse prononcer une
+telle parole, c'est dans cette enceinte. Comment! on parle de
+corruption! On dit,&mdash;car c'est là le grief le plus exploité,&mdash;qu'il
+n'y a de justice que contre les faibles, que contre les pauvres;
+que les puissants et les riches échappent à l'action des lois! On
+dit cela, et, si ces paroles entraient dans cette enceinte et la
+traversaient, elles recevraient, à chaque pas, un démenti de tous
+ces bancs!... Messieurs, on se fait, sur le pays aussi bien que sur
+le gouvernement, les plus fausses idées. Il n'est pas vrai que le
+pays soit corrompu. Le pays a traversé de grands désordres; il a vu
+le règne de la force, et souvent de la force anarchique; il en est
+résulté un certain affaiblissement, je le reconnais, des croyances
+morales et des sentiments moraux; il y a moins de force, moins de
+vigueur, et dans la réprobation et dans l'approbation morales. Mais
+la pratique dans la vie commune du pays est honnête, plus honnête
+qu'elle ne l'a peut-être jamais été. Le désir, le désir sincère de
+la moralité dans la vie publique, comme dans la vie privée, est un
+sentiment profond dans le pays tout entier. Pour mon compte, au
+milieu de ce qui se passe depuis quelque temps, au milieu&mdash;il faut
+bien appeler les choses par leur nom,&mdash;au milieu du dégoût amer que
+j'en ai éprouvé, je me suis félicité de voir mon pays si susceptible,
+si ombrageux, si méfiant. Ce sentiment rendra aux croyances,
+aux principes de moralité, cette fermeté qui leur manque de nos
+jours. Voulez-vous me permettre de vous dire comment nous pouvons
+y contribuer d'une manière efficace? Nous croyons trop vite à la
+corruption et nous l'oublions trop vite... Soyons moins soupçonneux
+et plus sévères. Tenez pour certain que la moralité publique s'en
+trouvera bien.» Noble et beau langage, mais où il est <span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> facile
+de discerner un profond accent de tristesse. C'est que M. Guizot
+ne se faisait pas grande illusion sur l'efficacité immédiate de sa
+parole. «Je parlais, a-t-il dit lui-même plus tard, pour ma propre
+satisfaction et mon propre honneur, plutôt que dans l'espoir de
+dissiper les mauvaises impressions qui agitaient alors l'esprit
+public<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61" title="Go to footnote 61"><span class="smaller">[61]</span></a>.»</p>
+
+<h4>X</h4>
+
+<p>Voilà donc ce qu'était devenue cette session qui avait semblé d'abord
+promettre au ministère une destinée si facile et si brillante.
+Quel changement depuis l'éclatant triomphe des élections de 1846
+et de la discussion de l'adresse au commencement de 1847! Jamais
+on n'avait vu des vainqueurs perdre aussi rapidement le fruit de
+leurs victoires. Une sorte de malchance avait accumulé, en quelques
+mois, toutes sortes de maux: ébranlement de la majorité, dislocation
+du cabinet, crise économique, perversion de l'esprit public par
+la littérature révolutionnaire, enfin et surtout cette série de
+scandales perfidement exploités. Tel était le contraste entre
+les espérances du début et les tristesses de la fin, que tous en
+étaient frappés. Les opposants n'étaient pas naturellement les moins
+empressés à le mettre en lumière. Tandis que M. de Montalembert
+montrait, avec une gravité douloureuse, la majorité, à l'origine
+«si triomphante, tout à coup épuisée, dévorée par je ne sais quel
+mal intérieur qui l'a jetée fatiguée, impuissante, au milieu de
+toutes les misères de la plus petite politique qu'on ait jamais
+vue<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62" title="Go to footnote 62"><span class="smaller">[62]</span></a>», M. Thiers s'écriait, avec une malice triomphante: «Si
+quelque chose pouvait me réjouir, ce serait l'abaissement croissant
+de ces ministres de la contre-révolution; ils sont comme un vaisseau
+qui a une voie d'eau et <span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> qu'on voit s'enfoncer de minute
+en minute<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63" title="Go to footnote 63"><span class="smaller">[63]</span></a>.» Les amis mêmes du cabinet ne cachaient pas leur
+désappointement et leur inquiétude. Un député dévoué à M. Guizot,
+l'un des «satisfaits», M. d'Haussonville, publiait un article où,
+dénonçant le mal de la situation, il s'en prenait au ministère qui
+n'avait pas su «gouverner la majorité<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64" title="Go to footnote 64"><span class="smaller">[64]</span></a>». Le chroniqueur politique
+de la <cite>Revue des Deux Mondes</cite>, alors conservateur, constatait «qu'une
+sorte de découragement semblait s'être emparé des intelligences,
+qu'une inquiétude sourde agitait les imaginations»; et il ajoutait:
+«Si nous avons la satisfaction de voir que l'ordre matériel n'a
+pas reçu d'atteintes,... sommes-nous dans toutes les conditions
+de cette sécurité morale qui n'est pas un des moindres besoins
+de la société<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a><a href="#footnote65" title="Go to footnote 65"><span class="smaller">[65]</span></a>?» Il n'était pas jusqu'au <cite>Journal des Débats</cite>
+qui n'en vînt à proclamer que «la session n'avait pas été bonne».
+«Encore une semblable, disait-il, et non seulement le ministère,
+mais le parti conservateur n'y résisterait pas.» Puis, après avoir
+constaté que «le ministère s'était présenté, devant la Chambre,
+sans idée arrêtée, sans projets bien mûris, soucieux seulement de
+gagner du temps», et que «la majorité inexpérimentée, n'ayant reçu
+de direction de personne, s'était livrée à ses fantaisies», il
+insistait sur le mal fait par les récents scandales. «Depuis six
+semaines, disait-il, le public n'a eu, pour aliment de sa curiosité,
+que les débats d'un lamentable procès et ces questions personnelles
+que fait toujours naître l'oisiveté politique. On ne lui a rebattu
+les oreilles que d'accusations infamantes, de soupçons odieux; on
+ne lui a donné que des scènes de police correctionnelle ou de cour
+d'assises. L'opposition a profité de ces tristes circonstances;
+elle n'a rien négligé pour jeter dans les âmes la tristesse et le
+découragement, pour faire croire que notre gouvernement tout entier
+n'était que désordre, que laisser-aller, que corruption; et, jusqu'à
+un <span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> certain point, il faut le reconnaître, elle a réussi à
+ébranler l'opinion<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66" title="Go to footnote 66"><span class="smaller">[66]</span></a>.» Cet aveu, fait par l'organe du ministère,
+des fautes passées et du péril présent, eut un grand retentissement,
+d'autant que la presse de gauche ne manqua pas d'y faire écho, en
+l'interprétant comme un cri de détresse.</p>
+
+<p>Quand les amis du cabinet parlaient ainsi tout haut, devant le grand
+public, que ne disaient-ils pas tout bas, dans leurs épanchements
+intimes? M. de Viel-Castel écrivait dans ses notes journalières:
+«La session qui vient de se terminer est assurément la plus triste
+et la plus étrange qu'on ait vue depuis 1830. Sans donner aucune
+force à l'opposition, sans surtout la mettre en mesure de s'emparer
+de la direction des affaires, elle a constaté, dans la majorité
+conservatrice, un état d'impuissance, d'atonie, de découragement,
+qui ressemble au marasme, et elle a frappé le cabinet d'une
+déconsidération telle que, même en l'absence d'adversaires capables
+de le remplacer au pouvoir, on se demande s'il pourra le garder.
+C'est un grand problème que de savoir comment il se relèvera de cet
+abaissement<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67" title="Go to footnote 67"><span class="smaller">[67]</span></a>.» M. de Barante, après avoir observé l'état des
+esprits dans son département, croyait devoir envoyer à M. Guizot ces
+renseignements et ces avertissements: «Je n'ai pas à vous apprendre
+que les conservateurs, ceux mêmes qui professent pour vous confiance
+et admiration, sont sous une impression de tristesse et d'inquiétude
+sans malveillance; les déclamations haineuses des journaux n'ont pas
+beaucoup agi sur eux, mais il y a évidemment une réaction contre
+ce soin des intérêts privés, ces complaisances et ces ménagements
+pour les personnes, ces distributions de faveurs et d'emplois, et
+surtout cette faiblesse pour les exigences des députés, qui ont
+été plus ou moins nécessaires pour composer une majorité. Je ne
+prends pas ces blâmes et ces v&oelig;ux au pied de la lettre. Si on
+se jetait passionnément dans une réforme puritaine, on n'irait pas
+loin sans trébucher. Vous avez cependant à prendre un autre aspect,
+non point avec jactance, mais tranquillement et <span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> de manière
+que le public s'en aperçoive... Vous y songerez, malgré tant de
+grandes affaires extérieures qui doivent vous occuper. Le moment est
+critique, il exige une extrême prudence<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68" title="Go to footnote 68"><span class="smaller">[68]</span></a>.» Tout en donnant ces
+utiles conseils à M. Guizot, M. de Barante n'était pas cependant
+des esprits un peu courts qui attribuaient le mal de la situation
+uniquement à certaines maladresses ou à quelques petits abus trop
+facilement tolérés; il savait bien que ces maladresses et ces abus
+n'étaient pas en rapport avec l'effet produit. «Nous pouvons,
+écrivait-il à un de ses parents, nous tirer tant bien que mal des
+embarras et des périls actuels. On les exagère beaucoup. Il y en a
+qui sont accidentels et passagers. Mais ce qui est plus général, plus
+profond, c'est l'état moral des sociétés européennes: tant d'amour
+de la liberté, un tel fanatisme d'égalité, une si grande ardeur
+d'intérêt privé, la haine ou le mépris de l'autorité; et tout cela,
+sans aucun contrepoids de convictions religieuses ou d'habitudes
+morales: voilà le mal que nous avons vu croître depuis soixante ans.
+L'expérience des dix-huit dernières années est même plus remarquable.
+Nous avons obtenu ce que nous voulions, ou plutôt ce que nous avions
+cru vouloir; nous avons réussi à conserver l'ordre intérieur et la
+paix; nous avons joui de la prospérité; et nous sommes en disposition
+moins sensée, moins honnête, moins rassurante que le 30 juillet 1830.
+Ce sont de tristes réflexions, de funestes conjectures pour l'avenir.
+Pourtant tout est calme; chacun souhaite l'ordre et le repos;
+l'esprit de conservation a une majorité évidente; mais les calculs
+de l'intérêt ne sont pas une base solide; la moindre affection
+désintéressée serait plus rassurante<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a><a href="#footnote69" title="Go to footnote 69"><span class="smaller">[69]</span></a>.» Ces réflexions d'un ami de
+la monarchie de Juillet n'étaient malheureusement que trop fondées,
+et elles méritent de servir de conclusion à la mélancolique histoire
+de cette session. Dans le mal moral qu'il signale, est <span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span> la
+seule explication suffisante de l'étonnant revirement qui s'était
+produit en si peu de mois. En effet, quelque dangereux que fussent
+par eux-mêmes les accidents qu'une étrange fatalité avait multipliés
+pendant la première moitié de 1847, ils n'eussent pas été à ce point
+malfaisants, s'ils fussent survenus dans un corps social à peu
+près sain. La vérité est qu'en dépit de certaines apparences, ce
+corps était gravement malade. Ce n'était pas impunément que, depuis
+soixante ans, il avait subi la secousse de tant de révolutions.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> CHAPITRE II<br>
+<span class="smcap">LA CAMPAGNE DES BANQUETS.</span><br>
+<span class="smaller">(Juillet-décembre 1847.)</span></h3>
+
+<p class="resume">
+ I. L'opposition veut provoquer dans le pays une agitation sur
+ la question de la réforme. Alliance des dynastiques et des
+ radicaux. On décide de lancer une pétition et d'organiser
+ un banquet.&mdash;II. Le banquet du Château-Rouge. Les discours.
+ Omission du toast au Roi.&mdash;III. Banquet de Mâcon offert à M. de
+ Lamartine, pour célébrer le succès des <cite>Girondins</cite>. Le cri de la
+ réforme paraît être sans écho dans le pays.&mdash;IV. Assassinat de
+ la duchesse de Praslin. Effet produit sur l'opinion. Suicide du
+ duc de Praslin. Rapport de M. Pasquier. Tristesse et inquiétude
+ générales. Pressentiments de révolution. M. Guizot président
+ du conseil.&mdash;V. Les banquets deviennent plus nombreux à partir
+ de la fin de septembre. Caractère factice de cette agitation.
+ Les radicaux prennent de plus en plus la tête du mouvement.
+ Manifestations socialistes. Certains opposants se tiennent
+ à l'écart. Attitude de M. Thiers.&mdash;VI. M. Ledru-Rollin au
+ banquet de Lille. M. Barrot obligé de se retirer. Les opposants
+ dynastiques continuent cependant leur campagne. Banquets
+ d'extrême gauche. Les dynastiques, maltraités par les radicaux
+ extrêmes, sont abandonnés par les radicaux parlementaires. Le
+ banquet de Rouen. Impossibilité de continuer la campagne. Elle
+ est interrompue par l'ouverture de la session. Conclusion.</p>
+
+<h4>I</h4>
+
+<p>L'intervalle entre les sessions était d'ordinaire, au moins pour la
+politique intérieure, une époque de calme, de silence, une sorte de
+morte-saison. Il n'en devait pas être ainsi dans la seconde moitié
+de 1847. Bien au contraire, l'opposition prétendait employer les
+loisirs que lui laissaient les vacances parlementaires, à provoquer,
+par toute la France, une grande agitation en faveur de la «réforme».
+Pour trouver l'idée première de cette campagne, il faut remonter
+à près d'un an en arrière, au lendemain des élections générales
+d'août 1846. Un des <span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span> adversaires du cabinet, rencontrant
+alors un ami de M. Guizot, dans les couloirs de la Chambre, lui
+avait dit: «Vous êtes les plus forts, c'est évident; votre compte
+est exact, je l'ai vérifié. Ici, plus rien à faire, plus rien à dire
+pour nous; nos paroles seraient perdues. Nous allons ouvrir les
+fenêtres<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70" title="Go to footnote 70"><span class="smaller">[70]</span></a>.» À cette époque même, le hasard d'un voyage amenait
+à Paris Richard Cobden, le grand agitateur anglais, le fondateur
+de la «Ligue» qui venait, après une campagne de plusieurs années,
+d'imposer aux pouvoirs publics d'outre-Manche l'abolition des lois
+contre l'importation des céréales. Les députés de l'opposition
+l'entourèrent aussitôt, non pour prêter l'oreille à ses prédications
+libre-échangistes, mais pour se faire faire par lui une sorte de
+cours d'«agitation». M. Cobden se prêta à leur enseigner comment
+on soulevait l'opinion au moyen de pétitions, de souscriptions, de
+réunions, de banquets<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71" title="Go to footnote 71"><span class="smaller">[71]</span></a>. Ces entretiens ne contribuèrent pas peu
+à confirmer les opposants français dans leur dessein d'agir hors
+de la Chambre: l'exemple de la «ligue» anglaise ne leur donnait
+pas seulement confiance dans le succès; il les rassurait sur la
+correction constitutionnelle d'une telle conduite; comment avoir
+scrupule d'imiter ce qui était d'usage normal et fréquent sur
+la terre classique du régime parlementaire? On ne songeait pas
+à se demander si la France, avec son passé de révolutions et sa
+monarchie encore mal assise, pouvait supporter tout ce que supportait
+l'Angleterre. M. Cobden lui-même, en donnant les renseignements qui
+lui étaient demandés, avait été loin d'approuver l'entreprise en vue
+de laquelle on les lui demandait. Ayant appris, en effet, de ses
+interlocuteurs, qu'il s'agissait seulement de réclamer l'adjonction
+de deux cent mille électeurs, il se montra stupéfait qu'on recourût
+à des moyens si extraordinaires, qu'on mît en branle une si grosse
+machine, pour obtenir un si piètre résultat<a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a><a href="#footnote72" title="Go to footnote 72"><span class="smaller">[72]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span> Au premier moment, probablement à cause de la diversion
+produite par les mariages espagnols, aucune suite ne fut donnée au
+projet d'agitation<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a><a href="#footnote73" title="Go to footnote 73"><span class="smaller">[73]</span></a>. On ne s'occupa de le mettre à exécution
+qu'après le rejet, par la Chambre, en mars et avril 1847, des
+propositions de réforme électorale et parlementaire. La principale
+objection faite par les ministres dans la discussion, objection
+en effet assez fondée, avait été tirée de l'indifférence du pays.
+On estima que, pour y avoir réponse, il fallait provoquer à tout
+prix quelque émotion populaire. Par quel moyen? C'était le cas de
+se rappeler les leçons de M. Cobden. La question fut l'objet de
+plusieurs conférences entre les chefs de l'opposition. On y proposa
+tout d'abord une pétition. Les députés ne pouvaient en prendre
+l'initiative, puisqu'il s'agissait de faire croire à un mouvement
+spontané de l'opinion. Ils se mirent alors en rapport avec un comité
+que nous avons déjà vu à l'&oelig;uvre aux élections de 1846, le <em>Comité
+central électoral de Paris</em>; celui-ci se montra disposé à donner
+son concours. Une réunion eut lieu en mai, chez M. Odilon Barrot:
+les députés y étaient représentés par MM. Duvergier de Hauranne et
+de Malleville, du centre gauche; par MM. O. Barrot et de Beaumont,
+de la <span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> gauche; par MM. Carnot et Garnier-Pagès, de l'extrême
+gauche; le Comité central, par MM. Pagnerre, Recurt, Labélonye
+et Biesta. Il fut décidé, séance tenante, que le Comité central
+prendrait l'initiative de l'agitation réformiste, et, pour commencer,
+M. Pagnerre reçut mission de rédiger le projet de pétition.</p>
+
+<p>Comme on le voit par le nom de ses délégués, le Comité central était
+républicain. Cela n'avait pas empêché les représentants du centre
+gauche et de la gauche dynastique de réclamer son concours. Depuis
+longtemps, ils s'étaient habitués à l'idée d'une alliance avec le
+parti radical. M. Duvergier de Hauranne l'avait professée hautement
+dans sa brochure sur la <cite>Réforme électorale et parlementaire</cite><a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a><a href="#footnote74" title="Go to footnote 74"><span class="smaller">[74]</span></a>.
+Quelques jours après, pour mettre sa théorie en pratique, il s'était
+chargé de négocier, au nom de ses amis, une sorte de traité de paix
+avec M. Marrast, rédacteur en chef du <cite>National</cite>; l'entrevue avait
+eu lieu chez M. Edmond Adam; le plénipotentiaire du centre gauche y
+avait obtenu du journaliste radical qu'il cessât ses attaques contre
+M. Thiers, et qu'il appuyât dans une certaine mesure la campagne de
+réforme. L'entente des députés avec le Comité central n'était que le
+développement logique de l'accord ébauché, quelques mois auparavant,
+entre M. Duvergier de Hauranne et M. Marrast.</p>
+
+<p>La rédaction du projet de pétition n'était pas sans difficulté:
+<span class="pagenum"><a id="page82" name="page82"></a>(p. 82)</span> entre les radicaux qui poursuivaient ouvertement le suffrage
+universel et les dynastiques qui s'en tenaient à une très légère
+augmentation du nombre des électeurs, il y avait un abîme. M.
+Pagnerre se tira d'affaire en ne sortant pas des thèses négatives sur
+lesquelles seules une apparence d'accord était possible; il dénonça
+très violemment les vices de la loi électorale et en demanda la
+«réforme», sans indiquer aucunement ce qu'elle devrait être. Comme le
+disait un commentateur, la pétition «laissait ainsi place à toutes
+les adhésions et à toutes les espérances». Le projet fut approuvé
+sans difficulté, dans une réunion tenue chez M. Odilon Barrot, vers
+la fin de mai. Ce ne fut pas la seule décision prise. Le sentiment
+général des meneurs était qu'une simple pétition ne suffirait pas à
+remuer un pays qui, visiblement, s'intéressait peu à la réforme: il
+fallait trouver un moyen d'agitation plus efficace. Après en avoir
+discuté plusieurs, on s'arrêta à l'idée d'un banquet offert aux
+députés par le Comité central et les électeurs de Paris. Qui avait eu
+le premier cette idée? L'initiative en a été revendiquée tantôt pour
+les députés, tantôt pour le Comité central<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a><a href="#footnote75" title="Go to footnote 75"><span class="smaller">[75]</span></a>. Peut-être y avait-on
+pensé simultanément des deux côtés. D'ailleurs, il n'y avait pas là
+d'invention vraiment nouvelle; le procédé était connu. Sans remonter
+au banquet que l'association <em>Aide-toi, le ciel t'aidera</em>, avait
+offert, en avril 1830, aux 221, n'avait-on pas vu déjà, en 1840, les
+radicaux entreprendre une campagne de banquets réformistes<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76" title="Go to footnote 76"><span class="smaller">[76]</span></a>? Quoi
+qu'il en soit, le principe du banquet fut admis par tous. La seule
+inquiétude exprimée fut que l'indifférence du public n'exposât les
+promoteurs à un insuccès un peu ridicule. Les questions d'exécution
+furent renvoyées à une réunion ultérieure, celle <span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> du 8 juin,
+où l'on appela les rédacteurs des journaux opposants. Il y fut décidé
+que le banquet offert à tous les députés réformistes aurait lieu
+dans les premiers jours de juillet, avant que la session fût close
+et que les députés eussent quitté Paris. Pour écarter les risques
+de désordre, il fut stipulé que les électeurs seraient seuls admis,
+que la cotisation serait fixée au chiffre relativement élevé de dix
+francs, et que les toasts seraient arrêtés à l'avance. Il était
+convenu qu'en cas de succès, on provoquerait d'autres banquets dans
+les départements, pendant les vacances parlementaires. Le Comité
+central, qui s'emparait de plus en plus de l'autorité exécutive,
+se chargea de propager la pétition et d'organiser le banquet. Ses
+membres ne laissaient pas que de s'étonner de l'aveuglement avec
+lequel les députés de l'opposition dynastique se livraient à eux. Un
+jour, sortant avec MM. Carnot, Biesta, Labélonye et Garnier-Pagès,
+d'une réunion chez M. Odilon Barrot, M. Pagnerre se demandait comment
+ses propositions relatives au banquet avaient été si facilement
+acceptées par les modérés: «Ces messieurs, disait-il, voient-ils
+bien où cela peut les conduire? Pour moi, je confesse que je ne le
+vois pas clairement; mais ce n'est pas à nous, radicaux, de nous en
+effrayer<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77" title="Go to footnote 77"><span class="smaller">[77]</span></a>.»</p>
+
+<h4>II</h4>
+
+<p>Le public accueillit d'abord froidement le projet de banquet.
+Vainement les journaux battaient-ils le rappel, vainement les députés
+et les membres du Comité central allaient-ils faire de la propagande
+sur place dans les divers quartiers, vainement mettait-on en branle
+les comités d'arrondissement, les adhésions ne venaient que fort
+lentement. «Nous étions assez embarrassés, a confessé plus tard
+l'un des promoteurs, et, plus <span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> d'une fois, nous regrettâmes
+d'avoir entrepris une &oelig;uvre aussi difficile.» Cependant, après
+s'être démené pendant plusieurs semaines, on finit par recruter,
+dans tout Paris, un nombre suffisant de convives et l'on s'occupa de
+chercher un local: le choix s'arrêta sur le Château-Rouge, jardin
+public où se donnaient des bals d'un caractère peu sévère. Le jour
+fut fixé au 7 juillet, puis, par suite de certaines difficultés,
+remis au 9. Les audiences du procès Teste-Cubières devaient commencer
+le 8: les meneurs comptaient sur cette coïncidence pour échauffer
+les esprits. Ils firent faire par le propriétaire du Château-Rouge
+une déclaration à la préfecture de police: rien de plus; le banquet
+étant donné dans un local privé, ils estimaient n'avoir pas besoin de
+demander à l'administration l'autorisation exigée pour les réunions
+publiques. Le gouvernement, bien que convaincu que la législation
+lui donnait le droit d'empêcher de semblables réunions, ne voulut
+pas user de rigueur. «Nous résolûmes, dit à ce propos M. Guizot
+dans ses Mémoires, de laisser à la liberté de réunion son cours, et
+d'attendre, pour combattre le mal, qu'il fût devenu assez évident et
+assez pressant pour que le sentiment du public tranquille réclamât
+l'action du pouvoir en faveur de l'ordre menacé.»</p>
+
+<p>Le 9 juillet au soir, douze cents convives, appartenant en général
+aux opinions avancées, se trouvaient réunis au Château-Rouge. Sur
+les cent cinquante-quatre députés, classés par leurs votes comme
+réformistes, et auxquels des invitations avaient été adressées,
+quatre-vingt-six étaient présents. L'ordre matériel ne fut pas
+troublé. Le temps était beau. La musique jouait la <em>Marseillaise</em> et
+autres «chants de la Révolution», dont la foule, massée aux abords
+du jardin, répétait les strophes. Des toasts nombreux, arrêtés à
+l'avance, furent portés soit par les députés, soit par les membres du
+Comité central. Il semblait malaisé de tenir un langage qui répondît
+à la fois aux sentiments des républicains et à ceux des dynastiques.
+«Ce qu'il faut, avait dit un de ces derniers, c'est un discours
+radical très modéré et un discours centre gauche très <span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span> vif.»
+Ce programme fut à peu près rempli, surtout dans sa seconde partie.
+Les républicains se bornèrent généralement à parler de la réforme:
+toutefois, un de leurs orateurs, M. Marie, tint à bien marquer que
+ses amis et lui n'abandonnaient rien de leurs convictions, et que
+leurs v&oelig;ux allaient au delà d'une simple modification de la
+loi électorale. «Mais, ajoutait-il, à chaque jour son &oelig;uvre,
+et, pour arriver sûrement au but, il ne faut pas trop se presser...
+Nous nous associons à l'&oelig;uvre qui commence, au parti qui
+la développera, bien assurés que, lorsqu'il s'agira d'achever la
+conquête, nous trouverons, à notre tour, pour alliés, tous ceux à
+qui nous nous allions nous-mêmes aujourd'hui.» Un autre républicain,
+membre du Comité central, parla de 1792 et de 1793, «cette époque si
+calomniée et qui, grâce au ciel, trouve tous les jours de nouveaux
+et illustres défenseurs». Les députés de la gauche et du centre
+gauche ne s'effarouchèrent pas de cette évocation jacobine; leur
+seule préoccupation paraissait être de se montrer plus agressifs
+que personne contre le gouvernement. M. Barrot proclama que la
+révolution de Juillet était systématiquement faussée, trahie, depuis
+dix-sept ans. «Y a-t-il aujourd'hui des incrédules? s'écriait-il. Les
+scandales sont-il assez grands? Le désordre moral qui menace cette
+société d'une dissolution entière ne se manifeste-t-il pas par des
+désordres assez éclatants? Il n'y a que deux moyens de gouverner
+les hommes: ou par les sentiments généreux, ou par les sentiments
+égoïstes. Le gouvernement a fait son choix: il s'est adressé aux
+cordes basses du c&oelig;ur humain.» Après avoir longtemps continué sur
+ce ton, il finissait par émettre le v&oelig;u que «la France refît, sous
+le glorieux drapeau de la révolution de Juillet, ce qu'elle avait
+manqué en 1830». À la véhémence déclamatoire de M. Odilon Barrot
+succéda l'âpreté incisive de M. Duvergier de Hauranne. Celui-ci
+rappelait les dernières heures de la Restauration, l'attentat
+réactionnaire accompli par la royauté d'alors, l'union victorieuse
+de tous les libéraux, dynastiques ou non, contre cette royauté, et
+il trouvait là de grandes ressemblances avec la situation de <span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span>
+1847. «La Restauration, disait-il, pour arriver à son but, aimait à
+prendre les grandes routes et à faire beaucoup de tapage. Le pouvoir
+actuel, plus modeste, recherche les sentiers détournés et chemine
+à petit bruit. En d'autres termes, ce que la Restauration voulait
+faire par les menaces, par la force, le pouvoir actuel veut le faire
+par la ruse et par la corruption. On ne brise plus les institutions,
+on les fausse; on ne violente plus les consciences, on les achète.
+Pensez-vous que cela vaille mieux? Je suis d'un avis tout contraire.
+Pour la liberté, le danger est le même, si ce n'est plus grand, et la
+moralité court risque d'y périr avec la liberté. Aussi, regardez-vous
+comme de purs accidents tous ces désordres, tous ces scandales, qui
+viennent chaque jour porter la tristesse et l'effroi dans l'âme
+des honnêtes gens? Non, messieurs, tous ces désordres, tous ces
+scandales ne sont pas des accidents, c'est la conséquence nécessaire,
+inévitable, de la politique perverse qui nous régit, de cette
+politique qui, trop faible pour asservir la France, s'efforce de la
+corrompre.» L'orateur faisait amende honorable pour avoir soutenu,
+pendant plusieurs années, un tel gouvernement; «mais, ajoutait-il,
+soldat de la dernière heure, je ne serai pas le moins résolu; je veux
+la réforme, parce que je ne veux, sous aucun titre et sous aucune
+forme, le gouvernement personnel». MM. de Beaumont et de Malleville
+ne furent pas plus modérés.</p>
+
+<p>Il y avait dans ce banquet quelque chose de plus grave encore que ce
+qu'on y disait; c'était ce qu'on n'y disait pas. Entre tant de toasts
+portés à la «souveraineté nationale», à la «révolution de 1830», à la
+«réforme», aux «députés», au «Comité central», à la «ville de Paris»,
+à l'«amélioration du sort des classes laborieuses», etc., etc., on
+cherchait vainement un toast au Roi. Ce toast n'eût pourtant pas été
+omis dans cette Angleterre, des exemples de laquelle on prétendait
+s'autoriser. Les dynastiques n'auraient-ils pas dû y tenir d'autant
+plus que le parti républicain prenait une part considérable à la
+manifestation? Cependant, ils <span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> ne l'avaient pas proposé au
+moment de dresser la liste des toasts. Deux jours avant le banquet,
+un député de Paris, M. Malgaigne, avait écrit au Comité pour demander
+que cette omission fût réparée et en faire la condition de son
+concours. Sous prétexte que tout était arrêté, on ne lui avait même
+pas répondu.</p>
+
+<h4>III</h4>
+
+<p>La session parlementaire devait se prolonger encore pendant plusieurs
+semaines; tant que les députés étaient ainsi retenus à Paris, il ne
+pouvait être question de provoquer en province des manifestations
+semblables à celle du Château-Rouge. Le banquet qui eut lieu à Mâcon,
+le 18 juillet, ne se rattachait nullement à l'agitation réformiste:
+offert à M. de Lamartine par ses compatriotes et électeurs, il avait
+pour objet de célébrer le succès de l'<cite>Histoire des Girondins</cite>. La
+cérémonie ne fut pas sans éclat. Au dire des comptes rendus amis,
+les assistants étaient près de six mille, dont trois mille convives.
+Au moment des toasts, un orage éclata, déchirant en partie la toile
+de la tente et menaçant de faire écrouler la charpente. Ce fut au
+bruit du tonnerre et du vent, à la lueur des éclairs, que M. de
+Lamartine prit la parole. Un tel cadre plaisait à son imagination:
+il se figurait être le Moïse de la révélation démocratique, au
+milieu des foudres d'un nouveau Sinaï<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a><a href="#footnote78" title="Go to footnote 78"><span class="smaller">[78]</span></a>. Il parla longtemps, en
+rhéteur magnifique, avec une étonnante richesse d'images, sans
+serrer de près aucune idée. Fort occupé de soi, il se comparait à
+Hérodote couronné aux jeux Olympiques, et présentait la publication
+des <cite>Girondins</cite> comme le principal événement du jour. «Mon livre,
+ajoutait-il <span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> en s'adressant à ses auditeurs, avait besoin
+d'une conclusion; c'est vous qui la faites.» Que voulait-il dire par
+là? En dépit de ses protestations contre toute pensée «factieuse»,
+ce qui ressortait de son discours, comme naguère de son histoire,
+c'était l'exaltation de la révolution. Il dressait un réquisitoire
+véhément contre toute la politique du règne, à laquelle il reprochait
+d'avoir été la négation des principes de cette révolution. Dans
+une autre partie de son discours, il faisait du malaise des
+esprits une peinture qui ne répondait que trop au sentiment d'une
+partie du public. «J'ai dit, il y a quelques années, à la tribune,
+s'écriait-il, un mot qui a fait le tour du monde et qui m'a été
+mille fois rapporté depuis par tous les échos de la presse; j'ai
+dit un jour: La France s'ennuie! Je dis aujourd'hui: La France
+s'attriste!... Qui de nous ne porte sa part de la tristesse générale?
+Un malaise sourd couve dans le fond des esprits les plus sereins;
+on s'entretient à voix basse, depuis quelque temps; chaque citoyen
+aborde l'autre avec inquiétude; tout le monde a un nuage sur le
+front. Prenez-y garde, c'est de ces nuages que sortent les éclairs
+pour les hommes d'État, et quelquefois aussi les tempêtes. Oui, on se
+dit tout bas: Les temps sont-ils sûrs? Cette paix est-elle la paix?
+Cet ordre est-il l'ordre?» Il montrait ensuite le gouvernement devenu
+une «grande industrie», «l'esprit de mercantilisme et de trafic
+remontant des membres dans la tête», la «Régence de la bourgeoisie
+aussi pleine d'agiotage, de concussion, de scandales, que la Régence
+du Palais-Royal», la nation «affligée et humiliée» de «l'improbité
+des pouvoirs publics», épouvantée par «les tragédies de la
+corruption», et alors, d'un ton fatidique, à cette France qui avait
+connu «les révolutions de la liberté et les contre-révolutions de la
+gloire», il faisait entrevoir ce qu'il appelait d'un mot vraiment
+meurtrier, «la révolution du mépris».</p>
+
+<p>Quel effet ne devaient pas avoir de telles paroles sur un public
+encore tout ému des scandales du procès Teste! Quant à l'orateur,
+il sortait de là peut-être plus échauffé encore que l'auditoire.
+L'ivresse et le vertige qui l'avaient peu à peu <span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> gagné, tandis
+qu'il écrivait les <cite>Girondins</cite>, s'en trouvaient accrus. L'orage au
+milieu duquel il venait de parler et qu'il se flattait d'avoir dominé
+par son éloquence, lui apparaissait comme le symbole de la tempête
+révolutionnaire qui, dans sa pensée, devait servir de cadre à son
+exaltation politique. Plus que jamais, il était prêt à se jeter, les
+yeux fermés, dans l'inconnu. «Nous commençons une grande bataille, la
+bataille de Dieu, lisons-nous dans une de ses lettres. On me l'écrit
+de toutes parts et dans toutes les langues. Je suis l'horreur des uns
+et l'amour des autres... Quant à moi, je ne recule pas. Je me dévoue
+à Dieu et aux hommes pour Dieu. Il faut que quelques-uns se brûlent
+la main; je serai ce <i>Mucius Scævola</i> de la raison humaine, s'il le
+faut<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79" title="Go to footnote 79"><span class="smaller">[79]</span></a>.»</p>
+
+<p>Bien qu'étrangers à la réunion de Mâcon, les promoteurs de
+l'agitation réformiste ne pouvaient qu'être heureux de son
+retentissement et se sentaient ainsi confirmés dans leur projet
+d'organiser des banquets en province. Aussi bien, à la fin de
+juillet, avec la clôture des travaux de la Chambre des députés<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a><a href="#footnote80" title="Go to footnote 80"><span class="smaller">[80]</span></a>,
+le moment paraissait venu de réaliser ce projet. Mais autre chose
+était de rêver, à Paris, entre meneurs, d'une grande agitation; autre
+chose, de trouver par toute la France des gens disposés à se mettre
+en mouvement. Vainement le Comité central envoyait-il, le 1<sup>er</sup>
+août, à tous ses correspondants, une circulaire où, après avoir
+vanté le banquet du Château-Rouge, il les engageait à en organiser
+de semblables dans leurs arrondissements, à peu près personne ne
+parut, sur le premier moment, disposé à répondre à cet appel; le cri
+de la réforme ne trouvait pas d'écho. Les ministres, rassurés par
+cette indifférence, se flattaient que le pays était retombé dans le
+calme plat qui était l'état ordinaire des vacances parlementaires. M.
+Duchâtel écrivait à M. Dupin, le 15 août: «Il n'y a rien de <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span>
+nouveau; c'est le moment où tout dort<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81" title="Go to footnote 81"><span class="smaller">[81]</span></a>.» Trois jours ne s'étaient
+pas écoulés que ce sommeil était tragiquement interrompu.</p>
+
+<h4>IV</h4>
+
+<p>Le 18 août, à quatre heures et demie du matin, dans un hôtel du
+faubourg Saint-Honoré, les domestiques du duc de Choiseul-Praslin
+sont réveillés par des secousses violentes imprimées aux sonnettes
+qui communiquent avec l'appartement de la duchesse. Accourus
+précipitamment, ils perçoivent à travers les portes fermées de cet
+appartement comme le bruit d'une lutte. Quand, après plusieurs
+tentatives infructueuses, ils parviennent à y pénétrer, ils trouvent,
+étendu sur le parquet, vêtu d'une seule chemise, le cadavre de leur
+maîtresse. Le désordre des meubles, les traces de sang partout
+imprimées témoignent que la victime s'est débattue. La justice est
+aussitôt avertie; dès ses premières constatations, il lui apparaît
+avec évidence que le mari est l'auteur du meurtre.</p>
+
+<p>Descendant d'une race illustre, âgé de quarante-deux ans, le duc de
+Choiseul-Praslin était chevalier d'honneur de la Reine et pair de
+France; la duchesse, qui avait deux ans de moins, était la fille
+unique du maréchal Sébastiani; elle avait apporté une fortune
+considérable à son mari. L'union, contractée alors que les deux
+époux étaient encore très jeunes, avait paru d'abord heureuse; neuf
+enfants en étaient nés. La duchesse, très pieuse, intelligente, d'âme
+élevée, de c&oelig;ur tendre, de nature ardente, portait à son mari un
+amour passionné, exigeant. Le duc, après y avoir répondu pendant
+quelque temps, finit par s'en fatiguer. D'un tempérament vulgairement
+libertin, il se mit à courtiser les caméristes et les gouvernantes.
+Les plaintes jalouses de sa femme ne firent que <span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> l'aliéner
+davantage. Jusqu'en 1841, cependant, rien qui différât beaucoup de
+ce qui se passait dans plus d'un ménage. À cette époque, entra dans
+la maison, comme gouvernante des enfants, une demoiselle Deluzy,
+habile, dominatrice, intrigante, qui ne fut pas longue à s'emparer
+complètement du c&oelig;ur et de l'esprit du duc et de ses enfants.
+La duchesse, absolument supplantée, tenue à l'écart, condamnée à
+vivre en étrangère au milieu de sa propre famille, journellement
+outragée dans ses affections et dans sa dignité, en était réduite
+à exhaler sa douleur, soit dans des lettres qu'elle écrivait à son
+mari pour tâcher de le ramener, soit dans des notes intimes que la
+justice découvrit après sa mort. Le scandale devint tel, que le vieux
+maréchal Sébastiani crut devoir intervenir. Devant la menace d'une
+séparation, le duc, qui avait besoin de la fortune de sa femme,
+consentit, en juillet 1847, à éloigner Mlle Deluzy; mais il ne rompit
+pas pour cela avec elle. Une correspondance s'établit entre eux; il
+allait la voir et lui menait ses filles. Quant à sa femme, il la
+détestait d'autant plus qu'elle l'avait contraint à cette séparation.
+«Jamais il ne me pardonnera, écrivait la duchesse sur son journal;
+l'avenir m'effraye; je tremble en y songeant.» Se rendait-elle compte
+que, dès ce moment, le misérable avait décidé de la tuer? Il tâtonna
+pendant quelques semaines, ébaucha divers projets, et enfin, pendant
+un voyage à Paris, consomma son crime, au sortir d'une visite faite à
+Mlle Deluzy.</p>
+
+<p>La première mesure à prendre par les autorités judiciaires semblait
+être de faire conduire en prison l'homme que tout désignait comme
+l'assassin. Le procureur général, M. Delangle, se crut empêché de
+prendre cette mesure, par l'article 29 de la Charte<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a><a href="#footnote82" title="Go to footnote 82"><span class="smaller">[82]</span></a>. À son avis,
+un pair ne pouvait être emprisonné qu'en vertu d'un mandat délivré
+par la Chambre haute. Or, cette Chambre n'était pas réunie: il
+fallait, pour la convoquer et la saisir, une ordonnance royale, et
+le Roi était à Eu; <span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> si vite qu'on procédât, ces formalités
+exigeaient plusieurs jours. Devant de telles conséquences, le
+chancelier, M. Pasquier, exprima tout de suite l'avis très net que
+la magistrature devait, en attendant, décerner le mandat d'arrêt et
+prendre toutes les décisions nécessaires pour assurer la répression.
+«Tant que le droit exceptionnel n'est pas encore en mesure d'agir,
+disait-il, le droit commun conserve son empire.» Il alla jusqu'à
+offrir d'assumer seul toute la responsabilité et de signer le
+mandat en sa qualité de président. Ce fut vainement. Le procureur
+général s'obstina dans son scrupule constitutionnel, et, jugeant une
+arrestation régulière impossible, il se borna à faire garder à vue le
+meurtrier dans ses appartements.</p>
+
+<p>Aussitôt répandue dans le public, la nouvelle du crime y produisit
+une émotion extraordinaire. En tout temps, elle eût fort troublé
+les esprits; elle devait le faire plus encore au lendemain du
+procès Teste. C'était un réveil et une aggravation de tous les
+sentiments mauvais, dangereux, que ce procès avait fait naître
+dans le peuple. «La foule, écrivait sur le moment même un témoin,
+ne cesse de stationner devant l'hôtel où le crime a été commis.
+Elle est très irritée, très disposée à craindre qu'on ne veuille
+sauver l'assassin, parce qu'il est noble et riche. Elle tient de
+détestables propos contre les classes élevées<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a><a href="#footnote83" title="Go to footnote 83"><span class="smaller">[83]</span></a>.» La décision prise
+par le parquet de laisser l'accusé chez lui n'était pas faite pour
+dissiper les soupçons. D'ailleurs, l'esprit de parti s'appliquait
+à aviver et à exploiter cette émotion. Si jamais crime fut le
+résultat d'une perversion tout individuelle où la politique n'avait
+pas de part, c'était bien celui-là. Les feuilles de M. Thiers, le
+<cite>Constitutionnel</cite> en tête, ne s'ingéniaient pas moins à trouver là
+un argument contre ce qu'ils appelaient «la politique corruptrice du
+ministère». Quant aux journaux démocratiques, ils saisissaient cette
+occasion d'exciter la haine et la colère du peuple; ils affectaient
+de voir dans MM. Teste et Cubières le type de <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> nos hommes
+politiques, et dans le duc de Praslin celui de nos grands seigneurs.
+Quelques-uns d'entre eux se livraient à de tels excès de langage et
+dissimulaient si peu leurs conclusions factieuses, qu'ils étaient
+saisis et que le jury les condamnait.</p>
+
+<p>Cependant le gouvernement hâtait, autant qu'il le pouvait, la
+constitution de la Chambre des pairs en cour de justice. L'ordonnance
+royale, signée à Eu le 19 août, parvenait le 20 au chancelier, qui
+aussitôt ordonnait d'amener l'accusé dans la prison du Luxembourg:
+telle était l'excitation de la foule, qu'on dut procéder de nuit à
+cette translation. Mais ce n'était plus qu'un moribond qui était
+ainsi remis à la garde de la cour des pairs. En effet, aussitôt
+qu'il avait vu son crime découvert, le duc avait profité de ce
+qu'on le laissait dans son appartement, pour avaler, à l'insu de
+ses gardiens, le contenu d'une fiole d'arsenic; quand les premiers
+effets de l'empoisonnement s'étaient fait sentir, on avait consenti
+à appeler son propre médecin; celui-ci, croyant ou feignant de
+croire à une attaque de choléra, avait usé d'une médication qui ne
+pouvait arrêter les ravages du poison. Dans ces circonstances, le
+chancelier ne voulut pas perdre une minute et procéda immédiatement
+à l'interrogatoire. L'accusé, pressé par lui de faire un aveu qui
+eût témoigné de quelque repentir, prit prétexte de sa faiblesse et
+de ses souffrances pour refuser toute réponse. Vainement lui fit-on
+observer qu'on ne lui demandait qu'un oui ou un non, et que le refus
+de prononcer le non était déjà un aveu, rien ne put vaincre son
+obstination taciturne. Trois jours de suite, M. Pasquier recommença
+sans succès sa tentative. Le 24 août, averti par les médecins,
+le chancelier fit venir un prêtre; le mourant allégua encore ses
+souffrances pour refuser tout entretien. À cinq heures du soir, il
+succombait.</p>
+
+<p>Cette mort décevait la curiosité cruelle et la passion envieuse de
+ceux qui aspiraient à voir un grand seigneur monter sur l'échafaud;
+ils en laissèrent échapper un cri de rage. Le <cite>National</cite>, avec cette
+ironie vraiment féroce qui caractérisait presque tous ses articles
+sur cette triste affaire, donna <span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span> à entendre que ce qui venait
+de se passer était une comédie, concertée assez peu adroitement, pour
+dérober autant que possible aux flétrissures de la justice celui
+qu'il affectait toujours d'appeler «le pair de France, le chevalier
+d'honneur». La <cite>Démocratie pacifique</cite> disait, de son côté: «De
+malheureux affamés portent leur tête sur l'échafaud, à Buzançais, et
+le duc et pair, le chevalier d'honneur, qui a massacré, pendant un
+quart d'heure, la plus respectable femme qui était la sienne depuis
+dix-huit ans, dont il avait eu onze enfants, en est quitte pour
+avaler une petite fiole de poison.» Ainsi excité, le public en vint
+même à douter de la réalité de la mort, et le bruit courut qu'on
+avait fait évader le coupable. Le 25 août, pendant que se faisait
+l'autopsie, une foule menaçante se pressait aux abords de la prison
+et demandait à voir le corps; il fallut employer la force pour la
+disperser. Ce soupçon devait persister pendant longtemps.</p>
+
+<p>Le trouble de l'opinion détermina le chancelier à un acte tout à fait
+extraordinaire. Dans notre droit moderne, il n'y a plus de «procès à
+la mémoire»; la mort du coupable le soustrait à la justice humaine
+et met fin à toute accusation. Le chancelier crut nécessaire de se
+placer au-dessus de ce principe. Dans la séance du 30 août, il fit
+à la cour des pairs, réunie en chambre du conseil, un rapport où
+étaient exposés tous les faits constatés par l'instruction; il y
+proclamait la culpabilité de l'homme qui s'était «jugé et condamné
+lui-même», et exprimait le regret que «la réparation n'eût pas
+été aussi éclatante que l'attentat». «L'égalité devant la loi,
+ajoutait-il, devait, dans une pareille affaire, être plus hautement
+proclamée que jamais.» La cour ordonna la publication de ce rapport.
+Elle poursuivait ainsi le pair indigne jusque dans sa tombe, pour
+le flétrir, et, suivant l'expression de M. Pasquier lui-même, elle
+«prononçait, après la mort de l'accusé, l'arrêt qui ne devait
+régulièrement l'atteindre que vivant<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84" title="Go to footnote 84"><span class="smaller">[84]</span></a>». C'était une mesure
+sans précédent,&mdash;le duc de Broglie <span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> la qualifiait même tout
+bas de «monstrueuse»,&mdash;et, si elle avait été prise par un tribunal
+ordinaire, la cour de cassation l'eût certainement annulée. La cour
+des pairs et son président n'avaient pas cependant hésité, tant il
+leur tenait à c&oelig;ur de montrer au public que le privilège de la
+pairie, loin d'assurer l'impunité au criminel, le soumettait au
+contraire à une répression plus sévère.</p>
+
+<p>Cet acte cependant ne suffit pas à calmer les esprits. On ne saurait
+se rendre compte, aujourd'hui, à quel point le crime du duc de
+Praslin avait assombri l'imagination populaire. Chez beaucoup, même
+en dehors de toute prévention de parti, il y avait comme le sentiment
+d'une «société qui se détraque<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a><a href="#footnote85" title="Go to footnote 85"><span class="smaller">[85]</span></a>». Cette impression gagnait
+jusqu'aux coins les plus reculés de la province. D'un petit village
+de Normandie, M. de Tocqueville écrivait, le 27 août: «J'ai trouvé
+ce pays-ci dans un bien redoutable état moral. L'effet produit par
+le procès Cubières a été immense. L'horrible histoire aussi dont on
+s'occupe depuis huit jours est de nature à jeter une terreur vague
+et un malaise profond dans les âmes. Elle produit cet effet, je le
+confesse, sur la mienne. Je n'ai jamais entendu parler d'un crime qui
+m'ait fait faire un retour plus pénible sur l'homme en général et sur
+l'humanité de mon temps. Quelle perturbation dans les consciences un
+pareil acte annonce! Comme il fait voir toutes les ruines que les
+révolutions successives ont produites<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86" title="Go to footnote 86"><span class="smaller">[86]</span></a>!» Plus loin encore, au fond
+de l'Algérie, l'émotion n'était pas moins vive, et, de Miliana, le
+colonel de Saint-Arnaud écrivait à son frère, le 1<sup>er</sup> septembre:
+«Quel <span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> siècle et quelle crise! Quelle époque fatalement
+marquée! Des ministres, des pairs, des généraux, des intendants,
+la tête, l'élite de la société en accusation, et, pour combler la
+mesure, l'aristocratie de France frappée au c&oelig;ur par le poignard
+d'un Choiseul-Praslin! Quel est le membre de cette société malade qui
+n'est pas atteint d'une fièvre de dégoût<a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a><a href="#footnote87" title="Go to footnote 87"><span class="smaller">[87]</span></a>?»</p>
+
+<p>Ce n'est pas sur les marches du trône que l'angoisse était le moins
+vive. Elle apparaît particulièrement douloureuse chez la duchesse
+d'Orléans, qui n'était pas, il est vrai, sans prévention contre la
+direction alors donnée à la politique. «Il y a, écrivait-elle, des
+sujets amers, à l'ordre du jour, qui me font ouvrir les journaux en
+rougissant. Je suis triste au fond de l'âme de ce malaise général
+qui règne dans les esprits, de la désaffection, du discrédit qui
+rejaillit sur les classes élevées, de ce dégoût qui gagne tout le
+monde. Nous allions trop bien; on s'est engourdi, on a lâché la bride...
+L'ébranlement moral se manifeste non par des secousses subites
+ou des bouleversements, mais par la faiblesse qui gagne les chefs
+et l'indifférence qui gagne le peuple. Il nous faut une réaction.
+Pour réprimer le mal, il faut une main habile; pour le guérir, il
+faudrait un c&oelig;ur sympathique. Hélas! ma pensée ne rencontre qu'un
+prince qui ait compris cette époque, dont l'âme délicate éprouvait
+le contre-coup des souffrances morales du pays: non, il les devinait
+plutôt! Il aurait su retremper son pays, lui imprimer un nouvel
+élan... La France a besoin de lui; mais Dieu le lui a enlevé! Quel
+sera notre avenir? C'est une pensée qui agite mes nuits et trouble
+mes heures de solitude. Le mal est profond, parce qu'il atteint
+les populations dans leur moralité. Est-il passager, ou est-ce le
+symptôme de l'affaiblissement? Je ne saurais prononcer, mais je
+demande à Dieu de répandre un souffle vivifiant sur notre vieille
+terre de France<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a><a href="#footnote88" title="Go to footnote 88"><span class="smaller">[88]</span></a>.»</p>
+
+<p>L'inquiétude qui se manifestait ainsi partout n'était que trop
+fondée. Dans les conditions où il est survenu, le crime <span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span>
+du duc de Praslin a été l'un des événements les plus funestes non
+seulement à la monarchie, mais à la société<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89" title="Go to footnote 89"><span class="smaller">[89]</span></a>. S'en est-on rendu
+compte sur le moment? Depuis la fin de la session, en dépit des
+railleurs qui plaisantaient «les gens timides, ayant les oreilles
+assez fines pour entendre de sourdes rumeurs dans les bas-fonds de
+la société<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90" title="Go to footnote 90"><span class="smaller">[90]</span></a>», l'appréhension plus ou moins vague d'une révolution
+possible et prochaine avait traversé certains esprits<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91" title="Go to footnote 91"><span class="smaller">[91]</span></a>. L'émoi
+causé par le crime du duc de Praslin n'était pas fait pour dissiper
+ces sombres pronostics. Quelques heures après l'assassinat, M. Molé
+écrivait à M. de Barante: «Notre civilisation est bien malade, et
+rien ne m'étonnerait moins qu'un bon cataclysme qui mettrait fin à
+tout cela<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92" title="Go to footnote 92"><span class="smaller">[92]</span></a>.» M. de Tocqueville, plus enclin qu'un autre à ces
+pressentiments, écrivait, le 25 août, à un Anglais de ses amis: «Vous
+trouverez la France tranquille et assez prospère, mais cependant
+inquiète. Les esprits y éprouvent, depuis quelque temps, un malaise
+singulier; et, au milieu d'un calme plus grand que celui dont nous
+avons joui depuis longtemps, l'idée de l'instabilité de l'état de
+choses actuel se présente à beaucoup <span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> d'esprits<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93" title="Go to footnote 93"><span class="smaller">[93]</span></a>.» Il
+ajoutait, dans une autre lettre, le 27 août: «Nous ne sommes pas
+près peut-être d'une révolution; mais c'est assurément ainsi que les
+révolutions se préparent<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94" title="Go to footnote 94"><span class="smaller">[94]</span></a>.» Et enfin, au mois de septembre: «Pour
+la première fois, depuis la révolution de Juillet, je crains que
+nous n'ayons encore quelques épreuves révolutionnaires à traverser.
+J'avoue que je ne vois pas comment l'orage pourrait se former et nous
+emporter; mais il se lèvera tôt ou tard, si quelque chose ne vient
+pas ranimer les esprits et relever le ton des âmes<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a><a href="#footnote95" title="Go to footnote 95"><span class="smaller">[95]</span></a>.» Toutefois,
+il ne conviendrait pas de prendre trop à la lettre ou de trop
+généraliser ces explosions de pessimisme, habituelles aux époques
+de malaise. Au fond, le public avait le sentiment qu'on traversait
+une crise grave, que la monarchie en souffrait, que la société était
+malade; il était disposé à voir les choses très en noir; mais il
+n'avait nullement la prévision réfléchie et précise d'une révolution
+prochaine. Les plus inquiets, y compris M. de Tocqueville, eussent
+été bien surpris si on leur eût annoncé ce qui devait se passer
+quelques mois plus tard.</p>
+
+<p>Au premier rang de ceux qui ne voyaient pas le danger d'une
+catastrophe prochaine, il faut nommer les membres du cabinet; ils ne
+semblaient même pas douter de leur avenir ministériel. Leur sécurité
+et leur confiance étonnaient les conservateurs les plus résolus. «Le
+ministère, écrivait le maréchal Bugeaud à la date du 3 septembre,
+paraît vouloir braver une autre session: c'est du courage! Car la
+situation est mauvaise; l'esprit public se pervertit chaque jour par
+les déclamations de la presse, qui s'appuie sur des faits malheureux
+dont la portée est terriblement exagérée par l'esprit de parti<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a><a href="#footnote96" title="Go to footnote 96"><span class="smaller">[96]</span></a>.»
+Le duc de Broglie, étant venu passer quelques jours à Paris, au
+commencement de septembre, mandait à son fils qu'il n'avait découvert
+dans le gouvernement aucune trace de découragement. «Je ne parle pas
+du Roi et de M. Guizot, disait-il, qui ne sont point sujets à cette
+<span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> faiblesse et qui m'ont paru tout aussi décidés, tout aussi
+confiants que jamais; mais j'ai trouvé à peu près la même disposition
+dans Duchâtel, bien qu'il ait toujours quelques ressentiments de
+fièvre, et le reste du ministère ne demande qu'à bien faire<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a><a href="#footnote97" title="Go to footnote 97"><span class="smaller">[97]</span></a>.» Le
+cabinet choisit même ce moment pour effectuer, dans sa composition
+intérieure, un changement qui indiquait tout le contraire d'une
+disposition à capituler. On sait pour quelles raisons, lors de la
+formation du ministère du 29 octobre 1840, on avait attribué au
+maréchal Soult la présidence du conseil: un grand nom guerrier
+avait paru utile pour faire accepter au pays les sacrifices imposés
+par la politique de paix, et il avait été jugé nécessaire de tenir
+compte des préventions que les vaincus de la coalition gardaient
+encore si vives contre M. Guizot. Depuis lors, bien que le temps eût
+peu à peu effacé les circonstances passagères qui avaient justifié
+cette combinaison, M. Guizot n'avait pas demandé à devenir le chef
+nominal du ministère dont il portait la responsabilité. Il y avait
+là cependant, pour lui, autre chose que la privation d'un titre; il
+en résultait, dans l'exercice même du gouvernement, une gêne que
+les caprices, l'humeur et la susceptibilité du maréchal n'étaient
+pas toujours faits pour diminuer. M. Guizot se résignait à cette
+gêne. Il ne voulait probablement pas qu'on l'accusât d'augmenter
+les difficultés du gouvernement, pour se donner une satisfaction de
+vanité personnelle. Peut-être aussi se rappelait-il ce qu'il lui en
+avait coûté, sous le ministère du 11 octobre, dans des circonstances,
+il est vrai, différentes, pour n'avoir pas supporté patiemment
+certains inconvénients de la présidence du maréchal. Il laissa ainsi
+passer près de sept années. Ce ne fut pas par sa volonté que cette
+situation changea; ce fut par la volonté du maréchal, qui, accablé
+par l'âge, pressé par sa famille, annonça la résolution formelle de
+se retirer<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a><a href="#footnote98" title="Go to footnote 98"><span class="smaller">[98]</span></a>. La place devenue ainsi vacante, M. Guizot n'avait
+plus aucune raison de ne pas l'occuper; le désir du Roi et le
+<span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> v&oelig;u unanime de ses collègues l'y appelaient; en face des
+périls de l'heure présente, au lendemain d'une session où le cabinet
+avait failli périr par défaut de cohésion, il paraissait utile d'y
+fortifier le commandement intérieur. Une ordonnance du 19 septembre
+1847 nomma donc M. Guizot président du conseil. L'un de ses premiers
+actes fut de contresigner la décision conférant à son prédécesseur le
+titre extraordinaire de maréchal général, qui n'avait été possédé,
+avant lui, que par Turenne, Villars et Maurice de Saxe. M. Guizot,
+en s'élevant si tard et après un si long exercice du pouvoir au
+poste que M. Thiers avait déjà occupé deux fois, en 1836 et en 1840,
+ne pouvait pas être accusé d'une prétention outrecuidante et d'une
+ambition prématurée. L'opposition trouva cependant le moyen de crier
+contre cette nomination; ce n'était pas sérieux; on pouvait discuter
+s'il y avait lieu ou non de maintenir le ministère; mais du moment
+qu'on le maintenait, il était naturel, logique, sincère de lui donner
+pour président M. Guizot.</p>
+
+<h4>V</h4>
+
+<p>Durant ce temps, que devenait la campagne réformiste? L'émotion
+causée par l'affaire Praslin, si exploitée qu'elle fût par les
+agitateurs, ne parut pas tout d'abord donner plus d'activité aux
+banquets. «Pendant les deux premiers mois, a écrit quelque temps
+après l'un des meneurs, nous eûmes peu de succès, et c'est à peine
+si, à grand renfort d'articles de journaux, nous parvînmes à
+organiser deux ou trois banquets.» On essaya de mettre en mouvement
+les conseils généraux. Huit ou neuf au plus émirent des v&oelig;ux
+en faveur de la réforme ou demandèrent des mesures contre la
+corruption régnante<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99" title="Go to footnote 99"><span class="smaller">[99]</span></a>. Ce fut seulement vers la fin de septembre
+que toutes <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> ces excitations commencèrent à avoir raison de
+l'indifférence du public. À force de secouer des torches sur ce bois
+vert, on était parvenu à l'enflammer. Une fois allumé, le feu se
+propagea assez rapidement. Dans les derniers jours de septembre et
+pendant le mois d'octobre, beaucoup de villes, grandes ou petites,
+eurent leurs banquets, imités de celui du Château-Rouge.</p>
+
+<p>Ce n'était certes pas un mouvement spontané et profond. Le secrétaire
+du Comité central, chargé de la correspondance, M. Élias Regnault,
+a écrit après coup: «On ne saurait croire combien l'agitation des
+banquets fut superficielle et factice; il faudrait, pour cela,
+consulter les correspondances du Comité central; on y verrait quelles
+difficultés présentait l'organisation des banquets de province<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a><a href="#footnote100" title="Go to footnote 100"><span class="smaller">[100]</span></a>.»
+Le public de ces réunions se composait de deux éléments fort
+différents: quelques hommes de parti, généralement d'opinions très
+avancées; beaucoup de curieux qui voyaient là une distraction à la
+monotonie de leur vie de province. Les toasts, les discours ne se
+composaient que de banalités violentes. Pour être au ton, il fallait
+accuser le gouvernement de «croupir dans la fainéante quiétude
+d'un égoïsme repu» et de «noyer le sentiment public dans une mare
+d'indignité et de corruption». Certains orateurs se transportaient
+d'une ville à l'autre. «Ce qui attirait surtout aux banquets les
+électeurs des campagnes, rapporte encore M. Élias Regnault, c'était
+la présence annoncée d'un député de renom; et M. Odilon Barrot
+remplissant alors les journaux de ses harangues, chaque ville le
+demandait, l'exigeait à son tour; chaque correspondant écrivait au
+Comité qu'il n'y avait pas à songer au banquet, si l'on n'envoyait
+M. Odilon Barrot. Mais M. Barrot ne pouvait pas être partout à la
+fois. Le Comité central offrait alors d'autres noms, accueillis
+<span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> ou rejetés par le comité local, qui souvent les marchandait
+au poids et à la qualité.» On ne pouvait, du reste, reprocher à M.
+Odilon Barrot de se ménager: il figura dans plus de vingt banquets,
+toujours convaincu de l'importance et de la solennité de son rôle,
+inconscient du mal qu'il faisait. Son habit bleu et son pantalon gris
+étaient bien connus du public de ces réunions; l'heure du discours
+était-elle venue, il prenait des poses de tribun, croisait ses bras,
+agitait sa tête et lançait avec véhémence des phrases toutes faites
+sur la corruption du dedans et les humiliations du dehors, sur les
+empiétements du pouvoir royal et la Sainte-Alliance des peuples<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a><a href="#footnote101" title="Go to footnote 101"><span class="smaller">[101]</span></a>.</p>
+
+<p>Au sein même de l'opposition, les esprits un peu délicats et sincères
+avaient peu de goût pour cette parade. Un jeune républicain, M.
+Lanfrey, écrivait alors à un de ses amis: «Je ne te cèlerai pas que
+j'abhorre le genre banquet... De tous les charlatans et de tous
+les déclamateurs, les charlatans et les déclamateurs démocratiques
+sont, de beaucoup, les plus terribles. Je hais les factieux, ce qui
+ne veut pas dire que je n'aime pas les grands révolutionnaires.
+J'appelle factieux ces êtres sans dignité qui, sans avoir seulement
+raisonné leurs convictions, font de l'opposition entre la poire et
+le fromage, au milieu des fumées du vin, et qui n'injurient que
+parce qu'ils peuvent injurier sans danger. Ils ont, en général, de
+grosses faces réjouies qui jurent avec leurs sombres discours, et
+sont les ennemis personnels de M. le maire, de M. le préfet ou de M.
+le député qui ont refusé de pousser leurs fils. Voilà les gens qui
+peuplent les banquets. Aussi le peuple est-il très sceptique à leur
+endroit, et ce n'est pas sans ironie qu'il voit défiler la procession
+de ces messieurs<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102" title="Go to footnote 102"><span class="smaller">[102]</span></a>.» Ce scepticisme n'eût-il pas été plus grand
+encore, si l'on avait pu alors deviner que, parmi les plus animés
+contre le «pouvoir personnel», parmi les plus ardents à se plaindre
+<span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> de ne pas respirer assez librement sous le despotisme de
+Louis-Philippe, se trouvaient plusieurs futurs fonctionnaires ou
+même futurs ministres de Napoléon III; tel, pour n'en citer qu'un,
+M. Abbatucci, député du Loiret et président de chambre à la cour
+d'Orléans, qui s'écriait, au banquet de cette ville: «Eh quoi! après
+soixante ans de luttes arrosées de tant de sang et de tant de larmes,
+après deux révolutions glorieuses et sans égales dans les fastes du
+monde, en serions-nous encore réduits à nous demander si la pratique
+réelle, sincère, du gouvernement représentatif est possible?» Ce
+même M. Abbatucci, quatre ans plus tard, au lendemain du 2 décembre,
+acceptait le ministère de la justice.</p>
+
+<p>Plus les banquets se multipliaient, plus l'élément révolutionnaire
+y prenait d'importance. Les dynastiques n'avaient pas prévu
+cette conséquence, pourtant inévitable, de leur alliance avec
+les radicaux. Ils avaient été probablement induits en erreur par
+certains souvenirs. Quand il s'était agi de coalitions purement
+parlementaires, les députés de l'extrême gauche, qui, dans la
+Chambre, se savaient peu nombreux et sans crédit, avaient été le plus
+souvent réduits à se mettre derrière l'opposition constitutionnelle,
+et celle-ci avait pu croire qu'elle se servait d'eux plus qu'elle
+ne les servait. Mais tout autre était la situation, du moment où
+l'on sortait sur la place publique, où l'on provoquait une agitation
+populaire; alors le premier rôle passait forcément aux vrais
+agitateurs, c'est-à-dire aux radicaux; à leur tour de se sentir
+sur leur terrain et de prendre la tête du mouvement. Un fait entre
+plusieurs manifestait leur prépondérance: dans le plus grand nombre
+des banquets, comme naguère au Château-Rouge, aucun toast n'était
+porté au Roi; omission d'autant plus significative qu'elle était
+soulignée par les polémiques de la presse. Lorsqu'on avait décidé
+d'organiser des banquets en province, les dynastiques s'étaient
+bornés à convenir plus ou moins explicitement avec les radicaux que
+«cette question du toast resterait subordonnée aux circonstances
+locales, et que la santé du Roi serait ou ne serait pas portée,
+selon l'esprit <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> particulier de chaque localité<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103" title="Go to footnote 103"><span class="smaller">[103]</span></a>». Au
+fond, d'ailleurs, l'exclusion de tout hommage à la couronne, si elle
+était contraire aux principes de ces députés, était en harmonie avec
+leurs passions du moment. N'étaient-ils pas alors en lutte directe
+avec le Roi lui-même? «Il nous paraissait, a avoué l'un d'eux, qui
+était pourtant nettement monarchiste, qu'il n'y avait ni sincérité ni
+dignité à placer sous l'invocation du nom du Roi une manifestation
+dirigée contre le gouvernement personnel.»</p>
+
+<p>Pendant que la monarchie était exclue des banquets, on laissait
+le socialisme y prendre place plus ou moins ouvertement. À
+entendre ceux qui développaient le toast presque partout porté «à
+l'amélioration du sort des classes laborieuses», il semblait que
+le mot «réforme» impliquât la réforme de la propriété et de toute
+la société bourgeoise; aussi bien, n'était-ce pas la conséquence
+logique de tant de déclamations sur la corruption de cette société?
+Au banquet de Saint-Quentin, sous la présidence de M. Odilon Barrot,
+M. Considérant portait un toast «à l'organisation progressive de la
+fraternité dans l'humanité», et l'on sait ce qu'entendait par là le
+principal apôtre du fouriérisme. Au banquet d'Orléans, un député
+républicain, d'ordinaire plus modéré, M. Marie, faisait, entre les
+vertus, les souffrances, l'infériorité politique des ouvriers, et les
+richesses, l'égoïsme, la corruption, les privilèges de l'aristocratie
+bourgeoise, des antithèses que M. Louis Blanc n'eût pas désavouées et
+qui ressemblaient fort à un cri de guerre sociale.</p>
+
+<p>Si M. Odilon Barrot et ceux de ses amis qui s'étaient jetés avec lui,
+tête baissée, dans cette campagne, ne paraissaient pas s'inquiéter
+du tour de plus en plus révolutionnaire qu'elle prenait, il n'en
+était pas de même de tous les membres de l'opposition dynastique. M.
+Léon Faucher, qui avait participé d'abord à quelques banquets, se
+retira en voyant ce qu'ils <span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> devenaient<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104" title="Go to footnote 104"><span class="smaller">[104]</span></a>. D'autres, tels
+que MM. de Tocqueville, Billault, Dufaure, s'étaient abstenus dès le
+premier jour<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105" title="Go to footnote 105"><span class="smaller">[105]</span></a>. Ce qui était survenu depuis les avait confirmés
+dans leur abstention et leur défiance. M. Dufaure se crut même obligé
+de manifester hautement son blâme; invité, en octobre, à présider le
+banquet de Saintes, il refusa par lettre publique. «Lorsqu'au mois de
+juin dernier, disait-il, le premier banquet réformiste a été préparé
+à Paris, nous avons prévu, mes amis et moi, qu'il aurait un autre
+caractère politique que celui que nous voulions lui donner; nous
+avons refusé d'y assister; l'événement a justifié nos prévisions.» La
+presse de gauche, fort irritée de cette lettre, riposta en reprochant
+amèrement à M. Dufaure «ses susceptibilités», «son orgueil», «son
+esprit faux et étroit». Faut-il croire qu'à cette époque, M. Dufaure,
+dégoûté de la gauche, tendait à se rapprocher du cabinet? Ce qui est
+certain, c'est que M. Guizot avait alors quelque velléité de créer ce
+ministère de l'Algérie que M. Dufaure avait demandé dans le rapport
+fait, en 1846, au nom de la commission des crédits, et qu'il songeait
+à le lui offrir<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a><a href="#footnote106" title="Go to footnote 106"><span class="smaller">[106]</span></a>.</p>
+
+<p>Il ne faudrait pas croire cependant que tous les députés qui ne
+prenaient pas part aux banquets, les désapprouvassent. Quelques-uns
+ne s'abstenaient que pour ménager leur situation ou tenir compte de
+certaines convenances. M. de Rémusat, par exemple, jugeait qu'ayant
+été ministre du Roi, il ne pouvait prendre une part personnelle à
+cette campagne, mais il «encourageait ceux qui, plus libres que
+lui, s'y étaient engagés<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a><a href="#footnote107" title="Go to footnote 107"><span class="smaller">[107]</span></a>». C'était aussi un peu le cas de M.
+Thiers. Au fond, sans doute, il n'augurait pas grand'chose de bon
+de cette agitation, et il laissait volontiers à M. Odilon Barrot
+la gloire de parader sur <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> les tréteaux des banquets<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108" title="Go to footnote 108"><span class="smaller">[108]</span></a>.
+Mais il veillait bien à ce que, du moins à gauche, son abstention ne
+fût pas interprétée comme un blâme; causait-il avec les agitateurs,
+il déclarait être de c&oelig;ur avec eux et leur donnait à entendre
+que, s'il se tenait à l'écart, c'était pour leur laisser plus de
+liberté. «Ma présence, leur disait-il sur un ton de confidence,
+pourrait être une gêne pour les orateurs, sinon les discours de ces
+derniers pourraient être une gêne pour moi.» On racontait ce propos
+de M. Odilon Barrot: «M. Thiers ne figure pas comme convive dans nos
+banquets, mais il en est le cuisinier.» Parmi ceux qui ne se mêlaient
+pas à l'agitation réformiste, il faut aussi nommer M. de Lamartine.
+Convié, à raison même du retentissement qu'avait eu la réunion de
+Mâcon, à présider plusieurs banquets, il s'y refusa. «Le rôle de
+courrier national ne me convient pas, écrivait-il à un de ses amis;
+je voudrais m'en tenir à Mâcon.» Ce n'était, certes, de sa part, ni
+timidité ni scrupule conservateur; c'était répugnance à prendre place
+dans une campagne qu'il ne commandait pas.</p>
+
+<h4>VI</h4>
+
+<p>Les radicaux extrêmes, ceux que représentaient à la Chambre M.
+Ledru-Rollin et dans la presse la <cite>Réforme</cite><a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109" title="Go to footnote 109"><span class="smaller">[109]</span></a>, ne s'étaient
+pas jusqu'alors mêlés à la campagne des banquets; l'objet leur
+en paraissait mesquin, les conditions suspectes. Ils n'avaient
+pas manqué, fidèles en cela à la tradition jacobine, d'accuser de
+trahison les républicains qui, sous prétexte de poursuivre une
+réforme illusoire, consentaient à donner la main à des monarchistes.
+Cependant, au bout de quelque <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> temps, ils se prirent à
+regretter de n'avoir point de part à une agitation qui devenait si
+révolutionnaire, et ils cherchèrent une occasion de sortir de leur
+abstention. Un banquet était annoncé à Lille, sous la présidence
+de M. Odilon Barrot, pour le 7 novembre 1847. Parmi les membres du
+comité local était un journaliste de province, alors peu connu,
+mais qui devait acquérir une sinistre notoriété lors de la Commune
+de 1871; il s'appelait Charles Delescluze. Sur sa proposition,
+une invitation fut adressée à MM. Ledru-Rollin et Flocon. Ceux-ci
+l'acceptèrent; seulement, pour n'avoir pas l'air d'adhérer à ce
+qu'ils avaient blâmé, ils firent annoncer avec fracas par la
+<cite>Réforme</cite> que, s'ils se rendaient au banquet de Lille, c'était pour y
+relever un drapeau que d'autres avaient abaissé.</p>
+
+<p>Si habitué que fût M. Odilon Barrot à tout supporter, il s'effaroucha
+de l'adhésion de M. Ledru-Rollin et des commentaires de la <cite>Réforme</cite>.
+On eût dit que cet incident lui révélait tout d'un coup des
+périls auxquels jusqu'alors il n'avait pas songé. Comme le disait
+plaisamment la <cite>Revue des Deux Mondes</cite>, «il se frotta les yeux et
+s'aperçut que, depuis trois ou quatre mois, on le faisait dîner
+avec la République». C'était un peu tard pour faire ses conditions:
+il l'essaya cependant. Il n'alla pas jusqu'à exiger un toast au
+Roi, mais il demanda qu'on ajoutât à celui qui devait être porté
+«à la réforme électorale et parlementaire», ces mots: «comme moyen
+d'assurer la pureté et la sincérité des institutions de Juillet».
+Par cette phrase, sans oser nommer la monarchie, on en reconnaissait
+implicitement l'existence. Le chef de la gauche était convaincu que
+personne n'hésiterait à payer d'une si petite concession le grand
+avantage de sa présence et de sa parole. Aussi fut-il fort surpris
+et mortifié, quand les commissaires du banquet, toujours poussés
+par M. Delescluze, lui répondirent par un refus. Il déclara que ses
+amis et lui n'assisteraient pas au banquet. On se passa d'eux. M.
+Ledru-Rollin, resté maître du terrain et devenu l'orateur principal
+de la cérémonie, se livra, dans un toast «aux travailleurs», à
+des déclamations aussi creuses que sonores sur les souffrances
+du <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> peuple. Puis, s'élevant contre ceux qui, après avoir
+découvert dans la société actuelle des «plaies honteuses»,
+n'offraient pour y remédier que des «demi-mesures», des «petits
+moyens», il donna à entendre que seule une grande révolution pouvait
+tout purifier. «Parfois aussi, s'écriait-il, les flaques d'eau du
+Nil desséché, les détritus en dissolution sur ses rives apportent la
+corruption et l'épidémie; mais que l'inondation arrive, le fleuve,
+dans son cours impétueux, balayera puissamment toutes ces impuretés,
+et, sur ses bords, resteront déposés des germes de fécondité et de
+vie nouvelle.»</p>
+
+<p>La mésaventure de M. Barrot fut très remarquée. Tandis que les
+promoteurs originaires de la campagne des banquets en étaient assez
+penauds, les conservateurs se réjouissaient de voir ainsi justifiés
+tous les avertissements qu'ils avaient donnés aux dynastiques. «Il
+vous restait une dernière humiliation à subir, disait le <cite>Journal
+des Débats</cite> à M. Odilon Barrot et à ses amis, celle d'être chassés
+de vos propres banquets. Celle-là même ne vous a pas manqué...
+Avoir fait tant de bruit des banquets réformistes, pour venir,
+un jour, soi-même, dans un moment de repentir ou de peur, faire
+éclater le secret de ces réunions dangereuses! Cela n'a pas besoin
+de commentaires. M. Odilon Barrot est et sera toujours le même. La
+scène de Lille s'est déjà répétée vingt fois dans sa vie. Il avance
+jusqu'au bord de la sédition, et quand enfin il aperçoit l'abîme sous
+ses pieds, alors, nous en convenons, il a du courage pour reculer,
+incapable d'aller jusqu'au bout du mal qu'il voit, mais trop capable,
+hélas! de ne voir le mal que lorsqu'il est fait... Cela n'empêche
+pas qu'à la première occasion, M. Odilon Barrot recommencera. Aucune
+expérience ne lui apprendra qu'il n'y a rien à faire, avec les partis
+violents, que de la violence.»</p>
+
+<p>Le <cite>Journal des Débats</cite> ne se trompait pas: dans ce qui venait de
+se passer, M. Odilon Barrot et ses amis ne virent aucune raison
+d'interrompre ou de ralentir leur campagne. La passion les poussait,
+et surtout leur amour-propre était engagé. <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> Pour eux, même
+après l'échec que leur avait infligé M. Ledru-Rollin, l'ennemi à
+combattre était toujours le gouvernement. Un moment du moins, on put
+croire qu'ils se feraient désormais une loi d'exiger le toast au
+Roi: quelques jours plus tard, dans le banquet d'Avesnes, présidé
+par M. Barrot, la santé du «roi constitutionnel» était portée
+avec quelque solennité; mais, peu après, on retrouvait le même M.
+Barrot aux banquets de Valenciennes et de Béthune, où les radicaux
+excluaient toute allusion à la monarchie; les toasts au Roi ou
+seulement aux «institutions de Juillet» devinrent encore plus rares
+qu'ils ne l'avaient été avant l'incident de Lille. En même temps,
+les dynastiques laissaient tenir devant eux un langage ouvertement
+révolutionnaire. À Béthune, en présence de M. Odilon Barrot, un
+orateur, après avoir accusé le gouvernement d'avoir trahi ses
+serments, s'écriait: «Le peuple n'a pas donné sa démission. Il peut
+revenir sur la place publique et dire: «Je puis toujours porter la
+main sur la couronne que je donne, la briser et en jeter encore les
+débris aux flots de Cherbourg.» À Castres, sous la présidence de M.
+de Malleville, député du centre gauche, vice-président de la Chambre,
+ancien sous-secrétaire d'État pendant le ministère du 1<sup>er</sup> mars, un
+toast absolument socialiste était porté à «l'organisation du travail».</p>
+
+<p>La faiblesse des dynastiques ne pouvait qu'enhardir les radicaux
+extrêmes à pousser plus avant dans la voie où, dès le premier pas,
+à Lille, ils avaient remporté un si complet succès. Dans la seconde
+moitié de novembre et au cours du mois de décembre, ils organisent,
+à Dijon, à Autun, à Chalon-sur-Saône, plusieurs banquets où ils
+sont absolument les maîtres. Les orateurs de ces réunions sont MM.
+Louis Blanc, Étienne Arago, Beaune et surtout M. Ledru-Rollin, qui
+s'applique de plus en plus à prendre les allures d'un tribun et
+qui se plaît à faire entrevoir, comme dans un nuage menaçant, la
+révolution prochaine. «Une invisible volonté, dit-il, va semant
+dans les hautes régions d'humiliantes catastrophes!... Messieurs,
+quand les fruits sont pourris, ils n'attendent que le <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span>
+passage du vent pour se détacher de l'arbre.» Dans ces banquets, le
+socialisme a sa place réservée à côté du jacobinisme; la formule
+adoptée est: «Révolution politique comme moyen, révolution sociale
+comme but.» Tout est à la glorification de 1793; on porte des toasts
+à la Convention, à laquelle on ne reproche que d'avoir été trop
+bourgeoise; on se proclame montagnard; on copie le langage et les
+poses des hommes de la Terreur; on invoque les <cite>Droits de l'homme et
+du citoyen</cite> tels que les a formulés Robespierre. En même temps, les
+attaques ne sont pas ménagées aux hommes de la gauche dynastique; on
+rappelle que M. Odilon Barrot a été «volontaire royal» en 1815; «il a
+beau faire, ajoute-t-on, il n'arrêtera pas le char de la révolution;
+il en sera écrasé.» M. Flocon, après avoir fait la critique des
+doctrines parlementaires, s'écrie: «Est-ce là ce que vous voulez
+aussi? Non, n'est-ce pas? Eh bien, donc, à vos tentes, Israël!
+Chacun sous son drapeau! Chacun pour sa foi! La démocratie, avec ses
+vingt-cinq millions de prolétaires qu'elle veut affranchir, qu'elle
+salue du nom de citoyens, frères, égaux et libres! L'opposition
+bâtarde, avec ses monopoles et son aristocratie du capital! Ils
+parlent de réformes; ils parlent du vote au chef-lieu, du cens à cent
+francs! Nous voulons, nous, les <cite>Droits de l'homme et du citoyen</cite>!»</p>
+
+<p>Ainsi maltraités par les radicaux extrêmes, les dynastiques
+continuaient-ils du moins à être secondés par les radicaux
+parlementaires avec lesquels ils avaient organisé et commencé la
+campagne? Compter sur ces derniers eût été mal connaître ce que,
+de tout temps, les girondins ont été en face des montagnards.
+Les radicaux parlementaires furent beaucoup plus intimidés par
+les violences de M. Ledru-Rollin et de ses amis, qu'ils ne s'en
+montrèrent indignés. Ils se justifièrent humblement de leur alliance
+momentanée avec les opposants constitutionnels, en donnant à entendre
+qu'ils n'avaient eu d'autre but que de les entraîner et de les
+compromettre; c'était la cause républicaine qu'ils se faisaient
+honneur d'avoir servie par cette alliance. En même temps, comme
+s'ils avaient <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> été gênés de se montrer de nouveau dans cette
+compagnie suspecte, ils organisaient, en plusieurs endroits, des
+banquets tout à eux, où nulle part n'était faite à la monarchie ni
+aux monarchistes, et ils y redoublaient de violence révolutionnaire.</p>
+
+<p>Être abandonnés par les radicaux parlementaires après avoir été
+repoussés par les radicaux révolutionnaires, c'était pour les meneurs
+de l'opposition dynastique un gros mécompte. Si cette rupture se
+confirmait, tout leur plan de campagne était ruiné, et ils se
+trouvaient faire bien piteuse figure devant ce public auquel ils
+s'étaient présentés à l'origine comme les chefs d'une redoutable
+coalition. Ils résolurent donc de tenter un suprême effort pour
+conjurer ce péril. Un dernier banquet était annoncé à Rouen, pour
+le 25 décembre. Il fallait à tout prix que radicaux et dynastiques
+s'y montrassent dans le même accord qu'au Château-Rouge, et que
+l'opposition s'y replaçât sur un terrain à peu près constitutionnel.
+Sous l'empire de cette préoccupation, MM. Odilon Barrot et Duvergier
+de Hauranne se mirent en rapport avec le comité rouennais, présidé
+par M. Senard et composé en majorité de républicains modérés. Ils
+purent croire d'abord être arrivés à leurs fins. Après pourparlers,
+il fut convenu: 1<sup>o</sup> qu'il n'y aurait pas de toast spécial au Roi;
+2<sup>o</sup> qu'on unirait dans le même toast la souveraineté nationale et
+les «institutions fondées en juillet 1830». Les dynastiques, suivant
+leur habitude, s'étaient montrés peu exigeants. Quelques-uns de
+leurs amis trouvèrent qu'ils ne l'avaient pas été assez; n'admettant
+pas, après tout ce qui s'était passé, qu'on n'osât pas nommer
+expressément le Roi, ils se retirèrent. D'un autre côté, les radicaux
+extrêmes, mécontents qu'on mentionnât les «institutions de Juillet»,
+déclarèrent qu'ils ne prendraient pas part au banquet. MM. Barrot et
+Duvergier de Hauranne s'inquiétaient peu de cette double retraite,
+surtout de la seconde, s'ils demeuraient d'accord avec leurs premiers
+alliés du Château-Rouge, les radicaux parlementaires. Or, cet accord
+n'était-il pas assuré, puisque le comité avec lequel ils avaient
+négocié et traité était précisément <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> de nuance républicaine?
+Aussi, grand fut leur désappointement quand, à la dernière heure, M.
+Garnier-Pagès fit demander la suppression du toast constitutionnel.
+Sur la réponse faite par M. Senard, que tous les arrangements
+pris étaient déjà connus du public et qu'il n'était plus temps
+de les modifier, les radicaux parlementaires signifièrent qu'ils
+s'abstiendraient. Vainement MM. Barrot et Duvergier de Hauranne,
+très troublés de cette résolution, s'efforcèrent-ils de la faire
+abandonner; vainement exposèrent-ils aux défectionnaires que leur
+conduite rendait impossible la continuation de la campagne des
+banquets, ils échouèrent complètement; MM. Garnier-Pagès et Pagnerre,
+avec lesquels ils eurent une longue conférence, ne contestèrent pas
+la justesse des arguments qu'on leur opposait; «mais, ajoutèrent-ils,
+la <cite>Réforme</cite>, par ses attaques, nous a nui dans l'esprit de nos
+amis, et nous craindrions, si nous allions à Rouen avec vous, que
+M. Ledru-Rollin n'en profitât pour nous dérober une partie de
+notre armée; il vaut mieux nous abstenir, afin de conserver notre
+influence». Pour être privé de la présence des députés radicaux, le
+banquet de Rouen n'en fut pas plus modéré. Les députés du centre
+gauche et de la gauche dynastique y prononcèrent des discours
+particulièrement âpres et violents. Ils semblaient s'être fait un
+point d'honneur de montrer que leurs déboires du côté du parti
+radical n'avaient en rien atténué ni découragé leur opposition contre
+le gouvernement.</p>
+
+<p>On s'était flatté que le banquet de Rouen rétablirait l'union
+entre les agitateurs: il avait au contraire manifesté avec éclat
+l'impossibilité de cette union; loin d'avoir diminué les désaccords,
+il les avait multipliés. La démonstration était décisive. La
+coalition, sur l'existence de laquelle était fondé tout le plan
+de l'opposition, se trouvait définitivement dissoute, et cette
+dislocation mettait nécessairement fin à la campagne, telle que
+l'avaient conçue ses promoteurs. Ceux-ci étaient les premiers à en
+convenir, au moins tout bas. M. Odilon Barrot et ses amis se voyaient
+réduits à l'alternative, ou de se laisser mettre hors du mouvement
+qu'ils avaient suscité dans l'espérance <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> de le conduire,
+ou de demeurer, devant le public, les témoins, les assistants, les
+cautions d'une entreprise de renversement qui allait à l'encontre de
+toutes leurs convictions. Avouer, en se retirant, qu'ils avaient été
+dupes, ou, en continuant, accepter d'être complices, ils ne pouvaient
+échapper à ce dilemme. Aussi furent-ils bien aises qu'à ce moment
+même l'ouverture de la session, fixée au 28 décembre, leur fournît,
+pour interrompre leurs manifestations extraparlementaires, une
+explication qui ne fût pas l'aveu de leur impuissance.</p>
+
+<p>Du commencement de juillet à la fin de décembre 1847, la campagne
+des banquets avait duré six mois; très languissante au début, elle
+n'était devenue un peu active que depuis la fin de septembre.
+Le nombre total des banquets avait été d'environ soixante-dix,
+celui des convives d'à peu près dix-sept mille. Tout ce mouvement
+n'avait pas été sans effet: à la longue, on était ainsi parvenu à
+donner quelque retentissement à ce mot de «réforme» qui, au début,
+laissait l'opinion si froide. Pour n'être pas le résultat naturel
+et spontané des v&oelig;ux et des besoins du peuple, l'agitation n'en
+était pas moins réelle. Les conservateurs ne pouvaient plus en
+nier l'existence. Le <cite>Journal des Débats</cite>, qui, lors des premiers
+banquets de province, avait affecté de les ignorer, tant il les
+jugeait insignifiants, qui, un peu plus tard, n'y avait trouvé
+matière qu'à raillerie, avait été obligé, vers la fin de l'année, de
+les prendre plus au sérieux, et il les dénonçait avec une émotion
+qui trahissait quelque alarme. Quant aux ministres, ils en étaient
+venus à se demander s'il n'aurait pas mieux valu user de leur droit
+d'interdiction; plusieurs de leurs amis leur reprochaient de ne
+l'avoir pas fait.</p>
+
+<p>À un certain point de vue, les promoteurs des banquets semblaient
+donc être arrivés à leurs fins. Mais à quel prix? Pour remuer
+l'opinion, nous les avons vus employer des procédés, nouer des
+alliances, mettre en mouvement des idées d'une portée redoutable et
+étrangement disproportionnée avec la réforme très limitée qu'ils
+disaient poursuivre. Ils étaient allés répétant que la liberté,
+la fortune, l'honneur, la probité <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> de la nation étaient
+compromis, que tout était corruption dans le gouvernement et la
+société régnante; ils avaient dirigé leurs attaques contre le Roi
+lui-même, l'accusant d'avoir menti aux promesses de son avènement
+et de chercher à établir son pouvoir personnel par une sorte de
+coup d'État sournois; tout cela, ils ne l'avaient pas dit dans
+l'enceinte plus ou moins fermée d'un parlement, devant un auditoire
+relativement capable de discuter et de juger; ils l'avaient crié
+en quelque sorte sur toutes les places publiques de France, devant
+une foule prête, par sottise ou passion, à prendre à la lettre les
+déclamations oratoires. S'étaient-ils imaginé que cette foule, une
+fois convaincue de la vérité de telles accusations, en conclurait
+uniquement à la convenance de faire quelques modestes additions à la
+liste électorale? La logique populaire a de bien autres exigences.
+Surtout en France, avec notre passé de révolutions successives, en
+face d'un régime issu lui-même des journées de Juillet, il ne pouvait
+y avoir à toutes ces accusations qu'une conclusion: c'était de jeter
+bas un gouvernement si malfaisant et si malhonnête. Dans la mesure où
+les agitateurs avaient action sur l'opinion, ils l'avaient poussée,
+ou tout au moins préparée à une révolution. Aussi bien, dans les
+banquets eux-mêmes, cette idée d'une révolution possible, désirable,
+nécessaire, était-elle apparue de jour en jour plus menaçante,
+plus audacieuse, et les radicaux avaient-ils fini par prendre
+manifestement la tête du mouvement. Des monarchistes avaient ainsi
+fourni à la république ce qui, dans l'état des institutions et des
+m&oelig;urs, lui avait manqué jusqu'alors: une tribune et un auditoire.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> CHAPITRE III<br>
+<span class="smcap">LA FRANCE ET L'ANGLETERRE<br>
+EN ESPAGNE, EN GRÈCE, EN PORTUGAL ET SUR LA PLATA.</span><br>
+<span class="smaller">(1847-1848)</span></h3>
+
+<p class="resume">
+ I. Hostilité persistante de lord Palmerston. Le duc de
+ Broglie ambassadeur à Londres. Sa façon de traiter avec
+ lord Palmerston.&mdash;II. Attitude volontairement réservée du
+ gouvernement dans les affaires espagnoles. Intrigues de Bulwer
+ et scandales du palais de Madrid. Précautions prises par M.
+ Guizot contre un divorce de la Reine. Retour de Narvaez au
+ pouvoir. Échec de la diplomatie anglaise.&mdash;III. En Grèce, lord
+ Palmerston cherche à renverser Colettis. Difficultés qu'il lui
+ suscite. Le gouvernement français défend le ministre grec.
+ Habileté de Colettis. Sa mort. Attitude plus réservée de la
+ diplomatie française.&mdash;IV. La guerre civile en Portugal. Lord
+ Palmerston, après avoir repoussé la coopération de la France,
+ est obligé de l'accepter. À la Plata, le plénipotentiaire
+ anglais dénonce arbitrairement l'action commune avec la France.
+ Lord Palmerston, qui avait d'abord approuvé son agent, est
+ contraint de le désavouer.</p>
+
+<h4>I</h4>
+
+<p>On sait tout ce que, dans les derniers mois de 1846 et dans les
+premiers de 1847, lord Palmerston avait tenté, soit à Madrid, soit
+auprès des puissances continentales, pour se venger des mariages
+espagnols<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a><a href="#footnote110" title="Go to footnote 110"><span class="smaller">[110]</span></a>. Partout il avait échoué. Allait-il enfin prendre son
+parti des faits accomplis et renoncerait-il à continuer la guerre
+diplomatique qu'il nous avait déclarée? Non, ses premiers insuccès
+n'avaient fait qu'exaspérer son ressentiment, et, plus que jamais,
+il était résolu à chercher toutes les occasions de faire du mal à
+la France. Sans doute, parmi les hommes politiques d'Angleterre et
+jusque <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> dans le sein du cabinet, il en était plusieurs que
+cet acharnement fatiguait, inquiétait, et qui eussent volontiers vu
+se produire une certaine détente. Mais que pesaient leurs velléités
+conciliatrices devant la décision passionnée de lord Palmerston?</p>
+
+<p>Cette rancune persistante du secrétaire d'État rendait inefficaces
+toutes les démarches faites du dehors pour amener un rapprochement
+entre les deux cours. Le roi des Belges, cependant, ne se lassait pas
+d'aller de l'une à l'autre, dans l'espoir de mettre fin à un conflit
+qui l'alarmait de plus en plus, et pour l'Europe en général, et pour
+la Belgique en particulier<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a><a href="#footnote111" title="Go to footnote 111"><span class="smaller">[111]</span></a>. Fort écouté de la reine Victoria,
+sa nièce, non moins apprécié de Louis-Philippe, son beau-père<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112" title="Go to footnote 112"><span class="smaller">[112]</span></a>,
+il était mieux placé que personne pour s'entremettre. Il l'essaya,
+à deux reprises, en février 1847, puis en mai, mais ne parvint à
+nous offrir qu'une transaction fondée sur le sacrifice des droits
+éventuels de la duchesse de Montpensier à la couronne d'Espagne<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a><a href="#footnote113" title="Go to footnote 113"><span class="smaller">[113]</span></a>.
+Le gouvernement français ne pouvait y consentir. Louis-Philippe le
+fit comprendre amicalement à son gendre et insista pour qu'il ne le
+compromît pas par des ouvertures sans chance d'aboutir: «Vous en avez
+fait assez, lui écrivit-il le 2 mai, en vous efforçant de rectifier
+les idées <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> aussi fausses qu'injustes qui ont amené la
+cessation d'une intimité personnelle à laquelle j'attachais beaucoup
+de prix et que je regrette vivement, mais sur laquelle je préfère
+que mon fidèle ami ne dise plus rien que cela. Je crois que c'est le
+<em>germanisme</em> qui domine à Windsor, et que l'intimité avec Berlin, qui
+n'est peut-être pas celle pour laquelle la reine Victoria aurait eu
+le plus de penchant, est celle qu'on aime mieux cultiver<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114" title="Go to footnote 114"><span class="smaller">[114]</span></a>.»</p>
+
+<p>Le gouvernement français savait donc à quoi s'en tenir sur
+l'impossibilité de rétablir, pour le moment, l'entente cordiale. Il
+ne voulut, néanmoins, rien négliger de ce qui pouvait limiter les
+conséquences du différend. M. de Sainte-Aulaire, qui représentait
+la France, outre-Manche, depuis 1841, fatigué par l'âge et aussi
+quelque peu dégoûté des procédés du <i lang="en">Foreign office</i>, demandait
+instamment à se retirer: Londres lui était devenu, disait-il, un
+«véritable purgatoire». M. Guizot pria le duc de Broglie de prendre,
+pour un temps, la succession de M. de Sainte-Aulaire; nul nom ne lui
+paraissait mieux fait pour flatter l'opinion anglaise et en imposer à
+lord Palmerston; on se rappelait d'ailleurs, à Paris, quel avait été
+le succès d'une première mission du duc, en 1845, pour le règlement
+du droit de visite. M. de Broglie accepta par patriotisme, non par
+goût; il exposait ainsi ses motifs, dans une lettre à son fils: «Si
+Palmerston n'a personne devant lui, il fera tout ce qui lui plaira;
+si on lui fournit l'occasion de rappeler lord Normanby et de placer
+la France et l'Angleterre dans la position où se trouvent, depuis
+quatre ans, la France et la Russie, il la saisira avec empressement.
+Il y a nécessité de lui tenir tête, de donner courage à ceux qui lui
+tiennent tête, de lui enlever l'opinion qu'il a ameutée contre la
+France et qui commence à nous revenir. C'est là ce qui m'a décidé.
+La mission que je vais remplir pendant quelque temps est précisément
+de même nature que celle que j'ai remplie il y a deux ans... Cette
+fois, je fais encore un plus grand sacrifice, en entreprenant de
+<span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> contenir un peu un méchant fou et de remettre en honneur
+la bonne foi de notre gouvernement qui, à tort, à mon avis, mais
+réellement, n'est pas sortie tout à fait intacte des transactions
+espagnoles. Je tente quelque chose qui peut fort bien échouer et
+qui, dans la plus grande chance de succès, ne rapportera pas grand
+honneur. Mais, tout compte fait, j'y suis plus propre qu'aucun autre,
+et, si je refuse, il faut laisser la barque à la grâce de Dieu<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115" title="Go to footnote 115"><span class="smaller">[115]</span></a>.»</p>
+
+<p>Arrivé à Londres, le 1<sup>er</sup> juillet 1847, le duc de Broglie fut
+personnellement très bien reçu de la Reine, des ministres, de
+la haute société politique. Peut-être même y avait-il dans ces
+politesses quelque affectation et comme une arrière-pensée de séparer
+l'ambassadeur de ceux qui l'envoyaient, et d'honorer d'autant plus la
+probité politique du premier qu'on contestait celle des seconds; mais
+le duc n'était pas homme à permettre que son bon renom fût tourné
+en affront contre son gouvernement. La courtoisie dont on usait à
+son égard ne l'empêchait pas de bien voir à quelles préventions il
+se heurtait<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a><a href="#footnote116" title="Go to footnote 116"><span class="smaller">[116]</span></a>. Il savait notamment à quoi s'en tenir sur lord
+Palmerston. M. Guizot lui écrivait de Paris: «Les Anglais sont comme
+les pièces de Shakespeare, pleins de vrai et de faux, de droiture
+et d'artifice, ayant beaucoup de grandes et bonnes impulsions et
+beaucoup de petits calculs. Et, dans lord Palmerston, <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> le mal
+l'emporte de beaucoup sur le bien. Mon impression est même que ce
+qu'il a des bonnes qualités du caractère anglais ne lui sert guère
+qu'à couvrir les mauvaises tendances de son propre caractère. Je vous
+dis sans réserve toute ma méfiance de lui. Je le crois encore plus
+avantageux et impertinent dans son âme et à part lui qu'il ne le
+montre au dehors, quoiqu'il le montre pas mal.» Il ajoutait, quelque
+temps après: «Palmerston est persévérant et astucieux; il a une idée
+fixe; il la suivra toujours, en dessous, quand il ne pourra pas en
+dessus<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a><a href="#footnote117" title="Go to footnote 117"><span class="smaller">[117]</span></a>.» Le ministre et l'ambassadeur s'entendaient parfaitement
+sur la façon de traiter avec ce personnage si incommode. Dès le 16
+juillet, M. Guizot faisait remarquer au duc de Broglie que lord
+Palmerston était «disposé à n'être bien que pour ceux qui, sensément
+et convenablement, se faisaient craindre de lui<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a><a href="#footnote118" title="Go to footnote 118"><span class="smaller">[118]</span></a>». De son côté,
+M. de Broglie écrivait au ministre: «Une manière de se conduire
+ouverte, directe, résolue, est ce qui embarrasse le plus lord
+Palmerston. À mon avis, on se trouve toujours bien d'aller droit à
+lui, de le mettre en demeure de prendre le bon parti, et de prendre,
+soi, acte de son refus. Nous avons pour nous, en toutes choses, la
+raison, le bon droit, la bonne cause; il faut prendre tranquillement
+nos avantages et lui laisser la politique sournoise et querelleuse,
+cette politique de roquet qui grogne sans mordre et qui ruse sans
+attraper<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a><a href="#footnote119" title="Go to footnote 119"><span class="smaller">[119]</span></a>.»</p>
+
+<p>L'ambassadeur usait en outre de son autorité personnelle pour
+agir sur les autres membres du cabinet anglais, et pour tâcher de
+les décider à retenir un peu leur collègue. Ainsi écrivait-il, un
+jour, à M. Guizot, après une conversation avec lord Lansdowne: «Je
+lui ai expliqué la politique de la France avec détail, et je l'ai
+forcé, comme toujours, à y donner son entière approbation. Mais ces
+approbations sont sans effet immédiat; ce n'est qu'à la longue
+et en ne se lassant point qu'on peut en <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> attendre quelque
+chose. Il faut changer les esprits autour de lord Palmerston<a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a><a href="#footnote120" title="Go to footnote 120"><span class="smaller">[120]</span></a>.»
+Une autre fois, c'était le chef du cabinet, lord John Russell,
+avec lequel le duc de Broglie avait une longue conversation sur
+les questions pendantes, et auquel il se sentait en position
+d'adresser l'avertissement suivant: «J'espère qu'aucun différend,
+aucune difficulté ne s'élèvera entre nos deux gouvernements. Si
+cela arrivait par malheur, il n'est pas d'efforts que je ne fisse
+pour en prévenir les conséquences. Mais promettez-moi une chose:
+c'est de veiller avec soin, comme chef du gouvernement de la Reine,
+au langage qui serait tenu dans les premiers moments, si telle
+conjecture venait à se présenter; c'est de ne rien dire, c'est de
+ne rien laisser dire qui parût mettre le gouvernement français, la
+nation française au défi de faire telle ou telle chose, de prendre
+tel ou tel parti. Souvenez-vous de l'affaire Pritchard. À coup sûr,
+jamais nos deux gouvernements, nos deux nations n'ont été plus
+unis qu'à cette époque. L'affaire était minime en elle-même. Nous
+avions tort jusqu'à un certain point, et il nous était d'autant
+plus facile de le reconnaître que le gouverneur de Taïti avait
+donné tort officiellement à son subordonné. Nous ne demandions pas
+mieux que de terminer le différend, comme il s'est effectivement
+terminé. Mais des paroles imprudemment prononcées dans le Parlement
+ont failli rendre tout accommodement impossible; il ne s'en est
+fallu que de quatre voix que le ministère français ne fût renversé,
+et que son successeur ne fût obligé de refuser toute réparation,
+ce qui aurait entraîné la guerre entre les deux pays. Dans la
+situation actuelle des choses, tout serait bien autrement grave,
+bien autrement périlleux et compromettant. Promettez-moi de veiller
+à ce qu'il ne soit pas dit, le cas échéant, un mot qui nous rende
+plus difficile, qui nous rende impossible de faire au bien de la
+paix tous les sacrifices que comporteraient notre honneur et nos
+intérêts essentiels<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a><a href="#footnote121" title="Go to footnote 121"><span class="smaller">[121]</span></a>.» La haute considération dont jouissait
+notre ambassadeur ne <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> lui donnait pas seulement le moyen
+de faire entendre d'utiles vérités aux hommes d'État anglais; elle
+faisait de lui le confident, le conseiller et, dans une certaine
+mesure, le <em lang="en">leader</em> des ambassadeurs étrangers accrédités à Londres.
+«Tout le corps diplomatique, écrivait-il à son fils, non seulement
+est bien pour moi, mais me considère comme un point central... On
+se ferait difficilement l'idée du degré d'humeur et de malveillance
+dont tous les gouvernements de l'Europe sont animés contre l'ennemi
+commun<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a><a href="#footnote122" title="Go to footnote 122"><span class="smaller">[122]</span></a>.»</p>
+
+<p>Sans doute, comme on le verra bientôt, notre ambassadeur ne parvenait
+pas, par ces divers moyens, à déjouer tous les mauvais desseins de
+lord Palmerston. Du moins il faisait ainsi, à Londres, tout ce qui
+était alors possible pour limiter le mal, pour gagner du temps.
+L'ambition du gouvernement français n'allait pas au delà. Dès le
+début de l'ambassade du duc de Broglie, le 8 juillet 1847, M. Guizot
+lui écrivait: «Je crois parfaitement à tout ce que vous me dites dans
+votre lettre du 5<a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a><a href="#footnote123" title="Go to footnote 123"><span class="smaller">[123]</span></a>. Le Roi en a été très frappé. Et cet état des
+esprits en Angleterre durera assez longtemps, car il se fonde sur des
+faits mal compris, mal appréciés, mais réels et que nous ne pouvons
+ni ne devons changer. La politique anglaise a perdu en Espagne une
+bataille qu'elle a eu tort de livrer; sensément et honnêtement, il
+n'y avait pas lieu à bataille; mais enfin, la bataille a eu lieu.
+Nous n'en pouvons effacer ni l'impression ni les résultats. Tant
+qu'on croira, comme dit le <cite>Times,</cite> que nous travaillons avec passion
+à nous créer partout une prépondérance exclusive et illégitime, la
+situation actuelle durera. Personne n'est aussi propre que vous
+à la contenir, à l'atténuer, à la combattre chaque jour, à faire
+chaque jour pénétrer dans les esprits anglais un peu de vérité et
+de confiance. Et puis, viendra peut-être en Europe quelque grand
+événement, en Angleterre quelque grand revirement des partis et des
+hommes, qui remettra les idées justes et les intérêts vrais à la
+place de <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> toutes les susceptibilités, jalousies, vanités et
+chimères nationales et individuelles. C'est à attendre ce moment et à
+prévenir, en l'attendant, tout accident grave, que nous travaillons,
+vous et moi. J'espère que nous y réussirons<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a><a href="#footnote124" title="Go to footnote 124"><span class="smaller">[124]</span></a>.»</p>
+
+<h4>II</h4>
+
+<p>Le gouvernement français devait tenir tête à lord Palmerston et
+parer ses coups, sur les divers théâtres où les deux diplomaties
+se trouvaient en contact. J'ai déjà eu l'occasion d'indiquer
+quelle avait été, aussitôt après la célébration des deux mariages
+de la reine Isabelle et de sa s&oelig;ur, l'attitude très différente
+prise, en Espagne, par les cabinets de Paris et de Londres<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a><a href="#footnote125" title="Go to footnote 125"><span class="smaller">[125]</span></a>.
+Tandis que lord Palmerston, tout à sa soif de vengeance, poussait
+son agent, sir Henri Bulwer, à se jeter plus passionnément que
+jamais dans les intrigues des partis espagnols, notre gouvernement,
+préoccupé de dissiper les soupçons éveillés par son récent succès,
+se retirait ostensiblement de la lutte, faisait prendre un congé à
+son ambassadeur, M. Bresson, et ne laissait à Madrid qu'un secrétaire
+auquel instruction était donnée de ne pas se mêler aux affaires
+intérieures de la Péninsule. M. Guizot expliqua lui-même ainsi, à la
+tribune, les raisons de cette attitude: «On s'est servi de l'action
+que nous avions exercée, des résultats que nous avions obtenus, pour
+nous accuser d'esprit de domination, d'ingérence, de prépotence
+en Espagne, pour exciter contre nous, à ce sujet, l'esprit de
+nationalité, de fierté, de susceptibilité espagnole. Eh bien! quand
+l'événement a été accompli, quand la conclusion a été obtenue, nous
+avons pensé qu'il était bon que notre attitude, que notre conduite
+donnât un démenti éclatant à de telles accusations. Nous avons
+pensé <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> qu'il était d'une politique intelligente et prudente
+que les passions excitées à cette occasion, les ressentiments, pour
+appeler les choses par leur nom, eussent le temps et la facilité de
+se calmer, de s'éteindre... Voilà les motifs de notre conduite, et
+je les tiens, tous les jours, pour plus décisifs et meilleurs. Je
+tiens qu'il est bon que le soupçon, légitime ou non, d'ingérence et
+de prépotence se porte ailleurs. Que d'autres aient, à leur tour, à
+en sentir l'embarras, le fardeau et les inconvénients... Nous avons
+d'ailleurs dans l'intelligence et dans les sentiments du peuple
+espagnol une entière confiance. Nous avons la confiance que, livré à
+lui-même, sous l'empire d'institutions libres, le peuple espagnol, en
+présence des faits, comprendra mieux, tous les jours, que l'intimité
+avec la France est pour lui, aussi bien que pour nous, une bonne et
+nationale politique<a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a><a href="#footnote126" title="Go to footnote 126"><span class="smaller">[126]</span></a>.»</p>
+
+<p>Cette tactique parut d'abord assez peu nous réussir. Sir Henri Bulwer
+profita de ce que nous lui laissions le champ libre pour combattre
+nos amis, pousser les siens et surtout brouiller les cartes. Le
+ministère Isturiz, qui s'était compromis avec nous dans l'affaire des
+mariages, se vit obligé de céder la place à un ministère Sotomayor,
+encore <i>moderado</i>, mais en réaction contre l'influence française et
+en coquetterie avec les progressistes. Il y avait quelque chose de
+plus fâcheux encore: l'un des deux mariages que nous avions faits
+tournait fort mal. La jeune reine laissait éclater son antipathie
+contre le mari que la politique lui avait imposé, et témoignait à un
+certain général Serrano, d'opinion progressiste et ouvertement engagé
+dans la politique anglaise, une faveur dont elle ne se mettait pas
+en peine de voiler le caractère. Le roi François d'Assise, blessé
+de l'affront qui lui était fait, embarrassé de son rôle et de sa
+personne, n'avait pas ce qu'il fallait pour ramener sa femme et ne
+se montrait nullement disposé à lui pardonner. Le scandale devint
+tel qu'en mars 1847, le ministère enjoignit au général Serrano
+d'aller prendre un commandement en <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> Navarre, et, sur son
+refus d'obéir, fit ouvrir contre lui une instruction par le Sénat.
+La Reine répondit en mettant brusquement à la porte, le 28 mars, les
+ministres assez osés pour s'attaquer à son favori, et les remplaça
+par un cabinet composé principalement des amis personnels de ce
+dernier; l'un des plus remuants parmi les nouveaux ministres était
+M. Salamanca, spéculateur peu considéré et âme damnée de sir Henri
+Bulwer. Bien que Serrano fût demeuré hors du ministère, son pouvoir
+était connu de tous, et l'on avait trouvé un euphémisme pour le
+désigner; on l'appelait «l'influence».</p>
+
+<p>À la nouvelle du coup fait par la Reine, Palmerston ne put retenir
+un cri de joie et de triomphe. «Bravo, Isabelle!» écrivait-il à lord
+Normanby<a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a><a href="#footnote127" title="Go to footnote 127"><span class="smaller">[127]</span></a>. En même temps, il pressait Bulwer de lier partie plus
+étroite encore avec le favori. L'attachement de la Reine n'éveillait
+chez lui aucun scrupule; il y voyait une bonne fortune dont il
+fallait profiter pour amener un divorce<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a><a href="#footnote128" title="Go to footnote 128"><span class="smaller">[128]</span></a>. Ainsi aidée par la
+diplomatie anglaise, la rupture des royaux époux devint de plus en
+plus profonde. Le Roi avait quitté le palais et s'était retiré au
+Pardo, près Madrid, se refusant à toute rencontre avec la Reine.
+Celle-ci, dans l'emportement de son caprice, en venait à répéter
+à ses ministres et même à certains membres du clergé ce mot de
+«divorce» que lui avait soufflé Bulwer<a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a><a href="#footnote129" title="Go to footnote 129"><span class="smaller">[129]</span></a>. Mais, si les ministres
+avaient l'air d'entrer plus ou moins dans son idée, si quelques-uns
+même, comme Salamanca, l'y encourageaient, les membres du clergé
+lui répondaient par un <i>non possumus</i> absolu. C'était l'illusion de
+protestants comme Palmerston et Bulwer de croire qu'un divorce était
+chose possible dans un pays aussi catholique que l'Espagne. Leur
+passion les aveuglait. Chaque jour, ils s'enfonçaient <span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> plus
+avant dans leurs très vilaines intrigues. Désespérant de trouver
+assez d'audace chez les ministres espagnols, ils travaillaient à les
+remplacer par de purs progressistes: dans ce dessein, ils avaient
+fait rappeler d'exil Espartero. Bulwer finit par trouver Serrano
+lui-même trop timide et trop mou, et il poussa à sa place, auprès
+de la Reine, un nouveau favori, colonel de la garde d'Espartero. De
+Londres, Palmerston excitait son agent, et les journaux inspirés
+par le <i lang="en">Foreign office</i> faisaient ouvertement campagne pour le
+divorce de la Reine, et demandaient qu'en même temps la duchesse
+de Montpensier fût déchue de ses droits successoraux<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a><a href="#footnote130" title="Go to footnote 130"><span class="smaller">[130]</span></a>. Il est
+vrai qu'en Angleterre, tout le monde n'était pas également flatté
+de se trouver ainsi complice des scandales du palais de Madrid. Les
+journaux tories n'étaient pas les seuls à blâmer Bulwer. Au sein même
+du cabinet britannique, la conduite de lord Palmerston était loin
+d'être universellement approuvée: lord John Russell laissait voir par
+moments sa tristesse et son embarras<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a><a href="#footnote131" title="Go to footnote 131"><span class="smaller">[131]</span></a>.</p>
+
+<p>Le gouvernement français ne pouvait qu'être très désagréablement
+affecté de ce qui se passait en Espagne, d'autant que l'opposition ne
+manquait pas d'en tirer argument et de lui demander ironiquement si
+tel était le bénéfice des fameux mariages. Toutefois, il ne trouvait
+pas là une raison de sortir de sa réserve. Non qu'il ne fût sollicité
+d'opposer intrigues à intrigues, complots à complots. Certains
+«moderados», irrités de la conduite de la Reine, l'eussent volontiers
+poussée à une abdication dont elle-même parlait assez souvent, afin
+<span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> de la remplacer par la duchesse de Montpensier. La reine
+mère Christine, mécontente qu'on l'empêchât de retourner en Espagne,
+entrait plus ou moins dans ce projet. M. Guizot y mit fermement le
+holà. «On ne nous forcera pas la main, écrivait-il au duc de Broglie.
+Bien loin d'accepter l'abdication de la Reine, nous protesterons
+contre. Nous garderons ici le duc et la duchesse de Montpensier. Le
+jour où leurs droits s'ouvriraient naturellement, nous verrions.
+D'ici là, nous ne serons point à la merci de fantaisies folles
+ou d'intrigues coupables. Je crois qu'à Madrid et à la rue de
+Courcelles<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a><a href="#footnote132" title="Go to footnote 132"><span class="smaller">[132]</span></a>, on croit assez que nous ferons comme nous disons,
+et cela contient beaucoup. Cela contiendra-t-il assez? Je l'espère,
+et je compte beaucoup sur le défaut de suite et de vraie hardiesse
+de tout ce monde-là. Ils rêvent et complotent tous, et ne font
+rien<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a><a href="#footnote133" title="Go to footnote 133"><span class="smaller">[133]</span></a>.»</p>
+
+<p>Toutefois, la réserve du gouvernement français n'était ni de
+l'indifférence ni de l'inertie. Très attentif aux événements, il
+se tenait prêt à intervenir dans certaines éventualités. Dès le
+mois d'avril 1847, M. Guizot écrivait à l'un de ses ambassadeurs:
+«Que les Espagnols fassent ou défassent leurs affaires comme ils
+l'entendent. Nous disons cela très haut, et nous le pratiquons.
+Mais si quelque grande question française se trouvait engagée dans
+les affaires espagnoles, nous reprendrions la position active, et
+nous la reprendrions d'autant mieux que nous aurions quelque temps
+détendu la corde.» Quelques mois plus tard, dans une autre lettre,
+notre ministre annonçait que, le cas échéant, il serait «aussi décidé
+et aussi efficace pour maintenir les conséquences du mariage, qu'il
+l'avait été pour le conclure<a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a><a href="#footnote134" title="Go to footnote 134"><span class="smaller">[134]</span></a>».</p>
+
+<p>Le cabinet de Paris tenait à ce que le gouvernement britannique
+ne se fît sur ce point aucune illusion. Le duc de Broglie saisit
+l'occasion d'une conversation avec le premier ministre, <span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span>
+lord John Russell, pour lui donner, avec toutes les assurances qui
+pouvaient dissiper ses préventions, des avertissements qui le missent
+en garde contre certains entraînements. «Il n'y a qu'une chose
+qui nous importe, à Madrid, lui dit-il, c'est que le fond même de
+l'établissement actuel en Espagne subsiste. Du reste, que ce soit
+Pierre ou Paul qui soit ministre, cela nous fait peu de chose. Nous
+ne mettons pas de vanité à paraître gouverner l'Espagne et à répondre
+de ce qui s'y fait; et effectivement, il n'y a pas beaucoup de vanité
+à en tirer... Que désirez-vous? Vous désirez que la reine d'Espagne
+vive, qu'elle règne, que les droits éventuels de la duchesse de
+Montpensier soient indéfiniment ajournés? Eh bien, je vous affirme,
+et croyez que je sais ce que je dis en parlant ainsi, qu'il n'entre
+pas dans notre pensée d'avancer d'un seul jour, d'une heure,
+l'ouverture des droits éventuels de la duchesse de Montpensier...
+Rien n'est si aisé, pour la légation d'Angleterre, que de renverser
+un ministère <i>moderado</i>. En voilà trois qui tombent, coup sur coup,
+depuis un an. Rien ne serait si aisé à la légation de France que de
+renverser un ministère progressiste, si elle se mettait à l'&oelig;uvre.
+Mais à quoi cela peut-il servir, sinon à faire les affaires de
+nos ennemis, aux dépens des nôtres, et quel est le meilleur moyen
+de rendre le trône d'Espagne vacant que de rendre à la Reine tout
+gouvernement impossible!... Sur la question du divorce, j'ai deux
+choses à vous dire: la première, c'est que toute idée de divorce est
+un rêve et une folie. Si la reine d'Espagne veut divorcer, elle n'a
+qu'un parti à prendre, c'est de faire comme Henri VIII, de se faire
+protestante et de faire son royaume protestant. Aucun pape, aucun
+prêtre catholique,&mdash;non excommunié,&mdash;n'admettra un seul instant
+l'idée d'un divorce, et, pour que le mariage fût déclaré nul <i>ab
+initio</i>, il faudrait qu'il eût été contracté en violation des lois
+de l'Église, ce qui n'est pas. L'empereur Napoléon, dans toute sa
+puissance, n'a pu obtenir de Pie VII, qui l'avait sacré, l'annulation
+du mariage de son frère Jérôme, qui cependant avait épousé une
+protestante. Ma seconde observation est plus grave... Il importe
+essentiellement que l'Angleterre se <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> tienne pour satisfaite
+de l'ordre de choses établi en Espagne; dans le cas contraire, je
+prévois tout, et je ne réponds de rien. Si vous vous aperceviez que
+nous travaillions à détruire cet ordre de choses à notre profit, à
+hâter, je le répète, d'un seul jour, d'une seule heure, les droits
+éventuels de Mme la duchesse de Montpensier, vous auriez toute
+raison d'y regarder de très près; vous auriez tout droit de vous y
+opposer. Ce que vous feriez en pareil cas, je ne vous le demande
+pas; peut-être ne le savez-vous pas vous-même; mais je reconnais
+toute l'étendue de vos droits. En revanche, la partie est égale entre
+nous: si nous apercevions que vous travailliez à détruire, à notre
+détriment, l'ordre de choses actuel, à changer la position de la
+Reine vis-à-vis de nous et l'ordre de succession tel qu'il existe
+aujourd'hui, nous aurions toute raison d'y regarder de très près et
+tout droit de nous y opposer. Ce que nous ferions, ne me le demandez
+pas, car je l'ignore; mais je sais ce que nous aurions le droit de
+faire<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a><a href="#footnote135" title="Go to footnote 135"><span class="smaller">[135]</span></a>.»</p>
+
+<p>Si assuré que fût M. Guizot de la fermeté du Pape à maintenir
+l'indissolubilité du mariage, il ne laissait pas que de prendre
+aussi, de ce côté, quelques précautions. Dans ce dessein, il mettait
+notre ambassadeur à Rome, M. Rossi, au courant de toutes les menées
+de la diplomatie anglaise. «Je n'ai pas besoin, ajoutait-il, de
+vous dire combien l'affaire est grosse, et combien il nous importe
+d'arrêter le travail de lord Palmerston dans son cours, avant
+d'en venir, et pour ne pas en venir aux dernières extrémités et
+nécessités. À Rome est l'enclouure décisive. Rome ne prononcera
+pas la nullité du mariage. Elle ne le peut ni religieusement, ni
+moralement, ni politiquement. Nous y comptons. Assurez-vous-en
+bien, et ne négligez aucune occasion, aucun moyen de corroborer
+cette certitude. Qu'on ne s'inquiète pas, à Rome, des conséquences
+possibles, en Espagne, de la résistance. La reine Isabelle ne fera
+point ce qu'a fait Henri VIII. Je sais bien, très bien où elle en
+est et ce qui <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> se passe en elle. Elle fera beaucoup de folies
+secondaires. Elle ne fera pas la folie suprême... Je tiens pour
+impossible qu'on ne comprenne pas, à Rome, que les intérêts vitaux
+du catholicisme en Espagne sont liés à la cause du parti monarchique
+modéré espagnol et de la politique française<a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a><a href="#footnote136" title="Go to footnote 136"><span class="smaller">[136]</span></a>.» La confiance
+de notre ministre était fondée: Pie IX était absolument résolu à
+repousser toute demande en annulation de mariage.</p>
+
+<p>La cour romaine n'était pas la seule à laquelle M. Guizot jugeât
+utile de dénoncer les mauvais desseins de la diplomatie britannique.
+Il se faisait honneur auprès des puissances continentales de ce qu'en
+Espagne, comme sur beaucoup d'autres théâtres, il se trouvait être,
+contre lord Palmerston, le champion de la cause conservatrice. Dès le
+4 mars 1847, il avait écrit à son ministre à Berlin: «Nous avons bien
+le droit de demander aux amis de l'ordre européen, même à ceux qui
+nous ont témoigné dans la question espagnole peu de bienveillance,
+qu'ils nous secondent un peu dans cette rude tâche. L'ordre en
+Espagne, c'est l'ordre dans l'Europe occidentale. L'ordre dans
+l'Europe occidentale, c'est l'ordre dans l'Europe<a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a><a href="#footnote137" title="Go to footnote 137"><span class="smaller">[137]</span></a>.»</p>
+
+<p>Pour le moment, au delà de cet avertissement donné à Londres, de
+cette vigilance exercée à Rome, de cet appel un peu platonique à la
+sympathie des autres cours, le gouvernement français ne voyait rien
+à faire. À Madrid, notamment, il estimait habile de se tenir coi
+et attendait la réaction qui lui paraissait devoir être provoquée,
+tôt ou tard, par les excès de ses adversaires. Divers symptômes
+confirmaient sa prévision. L'orgueil espagnol était vivement blessé
+de l'ingérence et de la prépotence de plus en plus affichées par le
+ministre d'Angleterre. Les intérêts s'inquiétaient des avantages
+commerciaux que la diplomatie britannique, toujours pratique,
+prétendait se faire accorder par les ministres qu'elle <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span>
+patronnait. Et puis, la politique suivie ne pouvait-elle pas être
+jugée à ses fruits: gouvernement en décomposition, désordre moral et
+matériel du haut en bas de l'échelle, sans compter l'insurrection
+carliste qui profitait de cette situation pour se ranimer et qui
+faisait en Catalogne des progrès alarmants? Le péril devenait tel
+que les complices mêmes de Bulwer hésitaient à le suivre plus loin.
+Ajoutez l'effet produit par l'arrogance des progressistes qui, forts
+de l'appui de l'Angleterre, annonçaient hautement leur intention,
+une fois revenus au pouvoir, d'exercer leur vengeance contre tous
+leurs anciens adversaires, à commencer par les ministres actuels;
+c'était mettre sur ses gardes non seulement le cabinet, mais aussi
+la Reine, qui avait gardé de certains événements de son enfance un
+souvenir assez présent pour ne pas désirer retomber aux mains de
+cette faction. «Méfie-toi de tes progressistes, répétait-elle à
+Serrano; ils te pendront et moi aussi!» Elle détestait et redoutait
+particulièrement Espartero: «Je vois bien qu'il faudra que je prenne
+Narvaez, afin de me sauver d'Espartero», disait-elle assez haut pour
+être entendue des amis de ce dernier<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a><a href="#footnote138" title="Go to footnote 138"><span class="smaller">[138]</span></a>.</p>
+
+<p>Il y aurait eu là de quoi faire réfléchir sir Henri Bulwer. Mais
+celui-ci se croyait maître de la situation, et, grâce au concours
+de M. Salamanca, qui, lui, ne reculait devant aucune extrémité, il
+se flattait de réaliser bientôt ses desseins. Aussi quel ne fut
+pas son ébahissement, quand, le 4 octobre 1847, par un nouveau
+coup de théâtre, non moins soudain que celui du mois de mars, la
+Reine congédia ses ministres et les remplaça par le chef du parti
+conservateur, par l'adversaire le plus redouté des progressistes,
+par Narvaez! À peine au pouvoir, celui-ci obtint, en quelques jours,
+l'éloignement de Serrano, la réconciliation de la Reine et du Roi,
+enfin le rappel de la reine Christine, qui fut reçue par sa fille
+avec effusion et tendresse. Au tour de M. Guizot de triompher.
+«L'événement est complet, écrivait-il à ses ambassadeurs; l'ordre
+extérieur apparent est rétabli dans le gouvernement par la formation
+<span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> d'un cabinet en harmonie avec les cortès, dans le palais par
+la réconciliation de la femme avec le mari, de la fille avec la mère.
+Pour combien de temps? Nous verrons. Quoi qu'il arrive, nous sommes
+rentrés dans la bonne voie, nous y marcherons quelque temps. Et, en
+tout cas, ce qui vient de se passer prouve qu'on peut y rentrer, et
+que, si le bien est toujours chancelant en Espagne, le mal l'est
+aussi<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a><a href="#footnote139" title="Go to footnote 139"><span class="smaller">[139]</span></a>.» De Londres, le duc de Broglie répondait au ministre:
+«L'événement fait ici un excellent effet, en bien sur les uns, en
+consternation sur les autres<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a><a href="#footnote140" title="Go to footnote 140"><span class="smaller">[140]</span></a>.» La revanche de la France en
+Espagne paraissait éclatante.</p>
+
+<p>Ce n'est pas à dire que notre diplomatie en eût fini avec toutes les
+difficultés espagnoles. En dépit de l'autorité que Narvaez et la
+reine Christine exerçaient sur la jeune reine, celle-ci menaçait à
+chaque instant de leur échapper et de faire quelque nouvelle frasque
+privée ou publique; seule, la peur des progressistes la retenait un
+peu. D'autre part, quelques esprits ardents caressaient toujours
+le projet de remplacer Isabelle par sa s&oelig;ur. Tout au moins le
+v&oelig;u unanime des <i>moderados</i> était-il de voir revenir à Madrid
+le duc de Montpensier. Narvaez faisait savoir à Paris qu'à cette
+condition seule, il pourrait continuer sa tâche. La reine Christine
+joignait ses instances à celles du ministre. On faisait même écrire
+par Isabelle une lettre dans ce sens à sa s&oelig;ur, pour laquelle,
+malgré le contraste absolu de leur mode de vie, elle avait conservé
+une très vive affection. Notre chargé d'affaires affirmait qu'un
+refus découragerait absolument les amis de la France<a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a><a href="#footnote141" title="Go to footnote 141"><span class="smaller">[141]</span></a>. M. Guizot
+cependant ne crut pas devoir accueillir cette demande. «Le voyage
+du duc et de la duchesse en Espagne, mandait-il le 2 novembre à son
+agent à Madrid, rouvrirait la carrière des intrigues, des calomnies,
+des jalousies... Il faut, pendant quelque temps du moins, fermer
+<span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> toute porte, enlever tout prétexte à ce mouvement fébrile
+et pervers de l'intérieur du palais, des journaux, des conversations
+hostiles<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a><a href="#footnote142" title="Go to footnote 142"><span class="smaller">[142]</span></a>.» Et il écrivait, le lendemain, au duc de Broglie:
+«Nos amis de Madrid auront de l'humeur. Ils seraient plus rassurés,
+s'ils nous avaient sous la main et à leur disposition. Mais l'humeur
+passera et le bon effet de la bonne conduite restera. À tout prendre,
+je suis bien aise de cet incident. Il m'a fourni l'occasion de
+sonder un peu avant tous les c&oelig;urs et d'établir nettement notre
+position<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a><a href="#footnote143" title="Go to footnote 143"><span class="smaller">[143]</span></a>.» De nouvelles instances ne firent pas changer d'avis
+M. Guizot.</p>
+
+<p>Ce refus n'eut pas pour nos amis, dans la Péninsule, les conséquences
+fâcheuses qu'ils nous avaient annoncées. Somme toute, leur situation
+allait plutôt s'affermissant, et, le 17 novembre 1847, notre
+ministre pouvait écrire à M. de Broglie: «Laissant de côté les
+oscillations, nous avons gagné en Espagne plus de terrain solide
+que je ne pensais<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a><a href="#footnote144" title="Go to footnote 144"><span class="smaller">[144]</span></a>.» D'ailleurs, si prudent qu'il fût, le
+gouvernement français ne se refusait pas, avec le temps, à sortir
+de la réserve où il s'était volontairement renfermé depuis les
+mariages, et à reprendre sur ce théâtre l'influence active qui lui
+appartenait. Aussitôt Narvaez de retour au pouvoir, il avait été
+question, à Paris, de ne plus se contenter d'un chargé d'affaires
+en Espagne, et d'y envoyer un ambassadeur; le nom de M. Piscatory
+avait été prononcé. Le choix d'un diplomate aussi énergique, aussi
+entreprenant, et qui venait de lutter avec succès, en Grèce, contre
+lord Palmerston, était significatif. Il l'était même tellement, qu'on
+jugea sage d'attendre encore quelque temps avant de l'arrêter et de
+le faire connaître. M. de Broglie écrivait à ce sujet, le 18 octobre,
+à M. Guizot: «Je ne serais pas d'avis de trop tendre la corde à
+Madrid. C'est beaucoup que d'y réunir tout d'un coup Narvaez, la
+reine Christine et Piscatory<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a><a href="#footnote145" title="Go to footnote 145"><span class="smaller">[145]</span></a>.» Ce fut seulement le 12 décembre
+1847 qu'on jugea <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> possible de faire ce nouveau pas, et que le
+<cite>Moniteur</cite> annonça la nomination de M. Piscatory. Celui-ci n'eut pas
+le temps de prendre possession de son poste avant la révolution de
+Février.</p>
+
+<p>Lord Palmerston et son agent n'avaient pas vu sans un amer dépit
+l'insuccès si complet de leurs menées et le rétablissement de
+l'influence française. Il était dur, en effet, de s'être à ce point
+compromis, pour n'en retirer aucun profit. Dans l'aveuglement de
+son ressentiment, Bulwer prêtait une oreille complaisante à toutes
+les dénonciations qui lui étaient apportées contre les ministres
+espagnols et le gouvernement français, fût-ce des accusations
+d'empoisonnement, et il les transmettait au <i lang="en">Foreign office</i>, où
+elles trouvaient crédit. Au commencement de décembre, lord John
+Russell écrivit un mot au duc de Broglie, pour lui communiquer
+amicalement, disait-il, les nouvelles qu'il venait de recevoir de
+Madrid: d'après ces nouvelles, les ministres espagnols conspiraient
+pour faire abdiquer Isabelle, et celle-ci avait été malade après
+avoir pris des drogues suspectes préparées par son entourage; la
+lettre du premier ministre se terminait par une phrase établissant un
+lien entre les auteurs de ces prétendus complots et le gouvernement
+français qui les protégeait. Le duc de Broglie renvoya aussitôt
+à lord John sa lettre. «En relisant le dernier paragraphe, lui
+écrivit-il, vous concevrez qu'il m'est impossible de la garder. Je
+crois agir dans l'intérêt de la paix et de la bonne intelligence
+entre nos deux gouvernements, en m'efforçant de l'oublier.» Le chef
+du cabinet anglais comprit la leçon, et répondit par un billet
+d'excuse et de regrets<a id="footnotetag146" name="footnotetag146"></a><a href="#footnote146" title="Go to footnote 146"><span class="smaller">[146]</span></a>. Du reste, plus on allait, plus la
+situation de Bulwer devenait fausse en Espagne: il avait partie
+ouvertement liée avec l'opposition, s'agitait, intriguait, conspirait
+même avec elle; loin de voiler son intervention, il l'affichait,
+non seulement par emportement de passion, mais aussi par calcul,
+se flattant d'exercer ainsi une sorte d'intimidation. Narvaez
+n'en était ni troublé ni affaibli. Cela lui servait, <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> au
+contraire, à soulever le patriotisme espagnol contre cette ingérence
+de l'étranger et à retenir la Reine.</p>
+
+<p>La campagne de la diplomatie britannique devait, peu de temps après
+la révolution de Février, aboutir à un très piteux dénouement. Poussé
+par les instructions que lord Palmerston lui enverra à l'insu des
+autres ministres, Bulwer en fera tant, il s'engagera à ce point dans
+les conspirations révolutionnaires, il se montrera si impérieux, si
+insolent envers le gouvernement de Madrid, que celui-ci, poussé à
+bout, le mettra à la porte de l'Espagne; et le cabinet anglais, se
+sentant dans son tort, subira cet affront, sans user des représailles
+auxquelles lord Palmerston tâchera vainement de l'entraîner.</p>
+
+<h4>III</h4>
+
+<p>La Grèce était, comme l'Espagne, l'un des champs de lutte où les
+diplomaties anglaise et française avaient, depuis quelques années,
+l'habitude de se rencontrer. Même du temps de l'entente cordiale,
+il avait suffi que Colettis, chef de ce qu'on appelait à Athènes
+le parti français, remplaçât au pouvoir Maurocordato, client de la
+légation britannique, pour que le ministre d'Angleterre, sir Edmund
+Lyons, digne émule de Bulwer, fît une opposition passionnée au
+nouveau cabinet, et pour que notre agent, M. Piscatory, se crût par
+contre obligé de le prendre sous sa protection<a id="footnotetag147" name="footnotetag147"></a><a href="#footnote147" title="Go to footnote 147"><span class="smaller">[147]</span></a>. L'avènement de
+lord Palmerston n'était pas pour améliorer la situation. «Je suis
+averti, écrivait M. Guizot à l'un de ses ambassadeurs, le 9 novembre
+1846, que lord Palmerston penche à se venger en Grèce de son échec
+en Espagne<a id="footnotetag148" name="footnotetag148"></a><a href="#footnote148" title="Go to footnote 148"><span class="smaller">[148]</span></a>.» Non seulement Lyons ne fut plus contenu, mais il
+fut excité. M. Piscatory n'était pas d'humeur à laisser sans défense
+son ami Colettis, quand il était ainsi attaqué. Il se jeta dans la
+bataille, avec son ardeur accoutumée, et y remporta <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> plus
+d'un avantage, non, il est vrai, sans s'exposer quelque peu à fausser
+son rôle diplomatique, en se mêlant d'aussi près aux querelles des
+partis.</p>
+
+<p>Pour tâcher de renverser Colettis, tous les moyens étaient bons à
+lord Palmerston et à son agent, même ceux qui menaçaient le trône
+d'Othon et l'indépendance de la Grèce. Vers la fin de janvier 1847,
+à l'occasion d'un passeport refusé à un de ses aides de camp, le roi
+de Grèce avait adressé, dans un bal, quelques paroles assez vives
+au ministre de Turquie, M. Musurus. Celui-ci, poussé par sir Edmund
+Lyons, grossit aussitôt l'incident, affecta d'y voir un affront dont
+il imputait la responsabilité à Colettis, et réclama des excuses.
+La question, portée à Constantinople, y fit l'objet de pourparlers,
+qui se prolongèrent pendant les mois de février et de mars.
+Vainement Othon et son ministre envoyèrent-ils des explications très
+acceptables et que les cours continentales, l'Autriche notamment,
+jugeaient telles; l'Angleterre excita la Porte à se montrer
+intraitable. Ce conseil fut naturellement écouté d'une puissance qui
+ne se consolait pas d'avoir vu créer, à ses dépens, l'État grec,
+et qui devait saisir toute occasion de le mettre en danger. Ainsi
+envenimée, la querelle amena une rupture des relations diplomatiques
+entre Constantinople et Athènes, et l'on pouvait se demander si elle
+ne finirait pas par une guerre.</p>
+
+<p>Ce n'était pas assez pour lord Palmerston. Les finances avaient
+toujours été l'un des points faibles de la Grèce. Le pays était
+pauvre et l'administration sans ordre. Les trois puissances
+protectrices, la France, l'Angleterre et la Russie, s'étaient souvent
+plaintes d'un état de choses dont elles subissaient le contre-coup,
+comme garantes de l'emprunt de 60 millions contracté au lendemain de
+l'émancipation. Colettis désirait sincèrement remédier au mal, et
+y avait travaillé, mais sans beaucoup de succès. De l'aveu de son
+ami, M. Guizot, l'ancien palikare n'avait «ni les habitudes ni les
+instincts de la régularité administrative». Au commencement de 1847,
+il n'était pas encore en mesure de payer complètement les intérêts
+de la dette, et se voyait réduit à demander aux puissances <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span>
+un nouveau délai; il leur offrait en échange beaucoup de promesses et
+quelques garanties. La France et la Russie étaient disposées à s'en
+contenter, tout en insistant pour de promptes et efficaces réformes.
+Mais lord Palmerston répondit en réclamant impérieusement le payement
+immédiat du premier semestre de 1847, et en dressant un véritable
+acte d'accusation contre le gouvernement grec. En même temps, avec
+cette rudesse qui est un peu dans les habitudes des Anglais quand
+ils ont affaire aux petits, il appuya ses exigences par l'envoi de
+plusieurs navires sur les côtes de l'Attique; la présence de ces
+navires, auxquels on croyait mission de saisir de force les revenus
+du trésor grec, devait jeter et jeta en effet beaucoup d'alarme et
+de trouble dans la population. Un tel conflit venant s'ajouter à
+la querelle diplomatique alors engagée avec la Turquie, n'était-ce
+pas plus qu'il n'en fallait pour rendre la situation intenable
+à Colettis, d'autant qu'il avait alors sur les bras de graves
+difficultés dans le Parlement et jusque dans le sein de son parti
+et de son ministère? Aussi Palmerston, tout joyeux, se croyait-il
+sur le point de nous battre à Athènes, comme, à ce moment même, il
+se flattait de nous avoir battus à Madrid<a id="footnotetag149" name="footnotetag149"></a><a href="#footnote149" title="Go to footnote 149"><span class="smaller">[149]</span></a>. Son imagination
+vindicative ne s'arrêtait pas à un changement de ministre; elle
+rêvait plus ou moins d'une révolution; ce n'était pas à son insu qu'à
+Londres, à Malte, à Corfou, on préparait des insurrections en Grèce,
+et que le prince Louis-Bonaparte, alors réfugié à Londres, ébauchait
+des intrigues en vue de prendre la place du roi Othon<a id="footnotetag150" name="footnotetag150"></a><a href="#footnote150" title="Go to footnote 150"><span class="smaller">[150]</span></a>.</p>
+
+<p>Le gouvernement français vit le danger. À peine, dans les derniers
+jours de mars 1847, fut-il informé des mauvais desseins de lord
+Palmerston, que, sans perdre une minute, il les <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> dénonça
+aux cabinets de Vienne, de Berlin, de Saint-Pétersbourg. Pour les
+intéresser à cette affaire, il fallait leur y montrer autre chose
+qu'une lutte d'influence locale entre la France et l'Angleterre.
+Aussi M. Guizot affectait-il de n'attacher aucune importance à
+cette face de la question. «Je sais trop bien, écrivait-il à
+son ambassadeur à Vienne, ce que vaut pour nous l'apparence de
+l'influence à Athènes, pour me préoccuper longtemps de ce qui nous
+ferait perdre cette influence.» Il insistait, sachant bien que cela
+toucherait davantage le cabinet autrichien, sur ce que les menées
+anglaises risquaient de provoquer en Grèce une explosion nationale
+et un soulèvement anarchique qui bouleverseraient l'Orient et, par
+suite, l'Europe. «Lord Palmerston, ajoutait-il, ne s'inquiète guère
+de mettre en branle les insurrections et les révolutions, et, quand
+il a sa passion à satisfaire, il ne voit plus du tout l'ensemble et
+l'avenir des choses. Mais, en vérité, l'Europe n'est pas obligée
+de s'associer à son emportement et à son imprévoyance. Est-ce que
+l'Europe ne fera rien, ne dira rien, pour empêcher qu'on n'ouvre
+sur elle cette nouvelle outre pleine de je ne sais quelle tempête?
+Est-ce que M. de Metternich n'avertira pas l'Europe, pour qu'elle se
+réunisse et s'entende afin de parer le coup, si cela se peut encore,
+ou du moins afin d'en arrêter les conséquences?... Nous croyons
+qu'avec un peu de prévoyance et d'action commune, le mal peut être
+étouffé dans son germe. Que le prince de Metternich <i lang="en">take the lead</i>
+dans cet intérêt européen; nous le seconderons de notre mieux.» En
+même temps, M. Guizot écrivait à Berlin: «Je ne puis croire que, si
+l'Europe continentale se montrait unie dans son improbation, lord
+Palmerston n'hésitât pas à aller jusqu'au bout<a id="footnotetag151" name="footnotetag151"></a><a href="#footnote151" title="Go to footnote 151"><span class="smaller">[151]</span></a>.»</p>
+
+<p>Obtenir des deux cours allemandes une action prompte et énergique,
+était chose à peu près impossible. Tout indigné <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> qu'il fût
+des menées de lord Palmerston, M. de Metternich laissa voir, au
+premier moment, une sorte de résignation fataliste à ce qu'il ne
+croyait pas pouvoir empêcher. «Il faut se borner, nous disait-il,
+à prendre une attitude et à attendre<a id="footnotetag152" name="footnotetag152"></a><a href="#footnote152" title="Go to footnote 152"><span class="smaller">[152]</span></a>.» N'était-ce pas du
+reste, en bien des circonstances, le premier et le dernier mot de
+sa diplomatie? Quant à la Prusse, les représentations qu'elle était
+disposée à faire faire à Londres perdaient beaucoup de leur force en
+passant par la bouche de M. de Bunsen, de plus en plus acquis à lord
+Palmerston<a id="footnotetag153" name="footnotetag153"></a><a href="#footnote153" title="Go to footnote 153"><span class="smaller">[153]</span></a>. À Athènes, les deux envoyés d'Autriche et de Prusse,
+tout en témoignant leur sympathie à Colettis, l'engageaient, dans
+son intérêt, à céder momentanément devant l'orage. «Plus tard, lui
+disaient-ils, vous reviendrez plus fort<a id="footnotetag154" name="footnotetag154"></a><a href="#footnote154" title="Go to footnote 154"><span class="smaller">[154]</span></a>.» Notre gouvernement eût
+certainement désiré un concours plus ferme; ce n'en était pas moins
+un résultat sérieux d'avoir amené les cabinets de Vienne et de Berlin
+à déclarer qu'ils jugeaient comme nous la politique britannique en
+Grèce, à adresser à Londres des observations même mal écoutées,
+et à agir, non sans efficacité, sur le gouvernement russe pour le
+détourner de suivre lord Palmerston<a id="footnotetag155" name="footnotetag155"></a><a href="#footnote155" title="Go to footnote 155"><span class="smaller">[155]</span></a>.</p>
+
+<p>Toutefois, la meilleure carte de notre jeu était Colettis lui-même.
+Celui-ci, loin de faiblir, trouvait dans le péril une occasion de
+montrer tout ce qu'il avait de ressources. Un remaniement de son
+cabinet, des élections hardiment provoquées et terminées par un
+éclatant succès, lui suffirent pour se débarrasser de ses difficultés
+intérieures, et il en sortit plus populaire que jamais dans la
+nation, plus en crédit auprès du Roi. Sagement préoccupé de mériter
+la sympathie des autres puissances continentales, il les fit en
+quelque sorte juges de sa conduite et de celle de lord Palmerston,
+et s'arrangea pour mettre celui-ci bien dans son tort, en lui
+faisant des offres <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> assez sérieuses de garanties ou même de
+payement. De son côté, le ministre anglais, chaque jour plus violent,
+s'aliénait les autres puissances, sans parvenir à intimider la Grèce;
+loin d'ébranler le ministre qu'il détestait, il le fortifiait et le
+grandissait, en faisant de lui le représentant du sentiment national
+offensé.</p>
+
+<p>Au commencement de septembre 1847, lord Palmerston paraissait donc
+avoir échoué dans sa campagne, et le cabinet français se félicitait
+du succès de son client, quand arriva tout à coup d'Athènes une
+lugubre nouvelle: Colettis, tombé malade au milieu même de sa
+victoire, était mourant. Il succomba le 12 septembre, pleuré de la
+cour et du peuple. M. Guizot ressentit très vivement la douleur de
+cette perte. «La mort de Colettis, écrivait-il à M. de Barante, est
+pour moi un vrai chagrin. J'ai fait, deux fois en ma vie, de grandes
+affaires avec de vrais amis. Lord Aberdeen est à Haddo. Colettis est
+mort. La veille de sa mort, la reine de Grèce, fondant en larmes
+avec Piscatory, lui disait: «Et il y a des gens qui ne voient pas
+que c'est un grand homme qui meurt<a id="footnotetag156" name="footnotetag156"></a><a href="#footnote156" title="Go to footnote 156"><span class="smaller">[156]</span></a>!» Notre ministre ne pleurait
+pas seulement un ami personnel. Avec Colettis, le «parti français»
+à Athènes perdait ses principales chances de succès et à peu près
+tout ce qui pouvait nous le rendre intéressant. Cet homme, vraiment
+unique sur le petit théâtre où les circonstances l'avaient fait
+surgir, ne laissait derrière lui personne en état de le remplacer. M.
+Guizot devait se sentir un peu dans la situation d'un joueur qui se
+verrait enlever la carte sur laquelle il avait placé tout son enjeu,
+et, de la politique suivie jusqu'alors, il ne lui restait guère
+que l'embarras de se trouver engagé si avant dans l'inextricable
+imbroglio des affaires intérieures de la Grèce.</p>
+
+<p>Par contre, lord Palmerston croyait, grâce à cet accident, tenir
+enfin sa revanche. Il la voulait très complète. Vainement le
+gouvernement bavarois proposait-il une sorte de désarmement
+réciproque et la constitution à Athènes d'un ministère de <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span>
+coalition où tous les partis seraient représentés; vainement la
+France se montrait-elle disposée à entrer dans cette voie et
+offrait-elle de rappeler M. Piscatory si l'on faisait de même pour
+sir Edmund Lyons: lord Palmerston repoussait toutes ces ouvertures;
+il lui fallait un cabinet présidé par Maurocordato, le chef du parti
+anglais, et le premier acte de ce cabinet devait être de dissoudre la
+Chambre qui venait d'être élue et qui n'avait pas encore siégé. La
+Grèce et son roi, blessés de cette arrogance impérieuse, refusèrent
+de s'y soumettre et maintinrent le pouvoir aux mains des amis de
+Colettis. Lord Palmerston, exaspéré, voulut alors renverser de vive
+force ceux qui osaient lui résister. Dans ses conversations, il ne
+se gênait pas pour annoncer la chute prochaine d'Othon<a id="footnotetag157" name="footnotetag157"></a><a href="#footnote157" title="Go to footnote 157"><span class="smaller">[157]</span></a>. Mais,
+cette fois encore, sa passion fut trompée. Tel avait été le prestige
+de Colettis que, mort, il protégeait encore ceux qui suivaient sa
+politique et se recommandaient de son nom. Le cabinet, appuyé par le
+Roi et par la grande majorité de la nation, parvint à réprimer les
+insurrections fomentées ou en tout cas favorisées par la diplomatie
+anglaise, mit fin au conflit diplomatique avec la Porte, et, lorsque
+la session se rouvrit, il put se faire honneur de la pacification
+relative du pays.</p>
+
+<p>Le gouvernement français aidait le ministère grec à se défendre, mais
+avec réserve, «sans l'épouser», comme il avait fait de Colettis.
+Il cherchait visiblement à se dégager peu à peu des affaires
+helléniques. M. Piscatory, qui comprenait la nécessité de cette
+semi-retraite, mais qui éprouvait quelque embarras à l'effectuer
+lui-même, était le premier à désirer son rappel. Aussi fut-il
+heureux, au commencement de décembre 1847, de se voir nommer à
+l'ambassade de Madrid<a id="footnotetag158" name="footnotetag158"></a><a href="#footnote158" title="Go to footnote 158"><span class="smaller">[158]</span></a>. La gestion de la légation d'Athènes
+resta aux mains du premier secrétaire, M. Thouvenel. Ce dernier
+était précisément de ceux qui avaient regretté que la politique
+française se compromît autant au service de <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> ses clients de
+Grèce. Réduit au rôle de spectateur par l'activité débordante de
+son chef, M. Piscatory, il avait été, par cela même, d'autant plus
+porté à la critique. Sans nier les qualités rares de Colettis, son
+esprit, son adresse, son courage, il le trouvait un peu chimérique,
+homme d'expédient plus que de solution, capable de faire gagner du
+temps, non de créer un gouvernement vraiment régulier. «Sur bien des
+points, disait-il, les Anglais voient trop noir; de notre côté, nous
+voyons trop blanc; en fondant les deux couleurs, nous arriverions
+à une nuance grise qui serait plus vraie et plus juste.» De même,
+tout en reconnaissant les mérites de M. Piscatory, en admirant
+l'énergie avec laquelle «il forçait le succès», en proclamant qu'il
+avait habilement et complètement «battu» sir Edmund Lyons, il lui
+reprochait d'avoir «trop mis au jeu» dans les affaires grecques, et
+d'y avoir apporté une trop grande «excitation personnelle». À son
+avis, la lutte d'influence, si vivement engagée avec l'Angleterre,
+était dangereuse pour un pays aussi frêle que la Grèce, et la France
+n'en pouvait recueillir des avantages proportionnés aux efforts
+faits et aux responsabilités assumées. Athènes lui paraissait être
+devenue «un terrain d'une importance exagérée et factice», et,
+dans ce qui s'y passait, il ne voyait guère qu'une «tragi-comédie»
+assez pitoyable, où il nous était fâcheux d'avoir le premier rôle.
+En 1846 et 1847, le jeune secrétaire avait exprimé plus ou moins
+librement ces idées, dans les lettres qu'il écrivait à ses amis et
+même dans sa correspondance avec le directeur politique du ministère
+des affaires étrangères, M. Désages<a id="footnotetag159" name="footnotetag159"></a><a href="#footnote159" title="Go to footnote 159"><span class="smaller">[159]</span></a>, qui était déjà un peu en
+méfiance des entraînements philhelléniques de M. Piscatory<a id="footnotetag160" name="footnotetag160"></a><a href="#footnote160" title="Go to footnote 160"><span class="smaller">[160]</span></a>. On
+conçoit qu'avec de telles opinions, M. Thouvenel fût bien préparé
+à suivre la politique qui s'imposait, après la mort de Colettis.
+Il la définissait ainsi, le 30 décembre 1847, dans une lettre à M.
+Désages: «L'&oelig;uvre que M. Piscatory a tenté d'accomplir en Grèce
+lui appartenait <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> en propre, et je ne conseille à personne
+de la reprendre; mais ce qui nous importe, ce me semble, c'est que
+cette &oelig;uvre ne cesse pas brusquement, c'est que notre politique
+ne fasse pas de soubresaut. Il faut qu'on ne nous accuse pas de
+faiblesse, et cependant que nous rentrions dans une voie normale.
+Nous devons désirer que notre bruit ne soit pas plus fort que notre
+action réelle, et que nos embarras ne dépassent pas notre profit...
+Je pense que six ou huit mois d'un régime plus doux, tel que je
+le conçois, suffiront pour donner à notre situation un caractère
+moins tranché, mais toujours très amical pour le Roi et pour le
+pays, toujours fermes, sauf des irritations personnelles de moins
+vis-à-vis de la légation anglaise. En un mot, je tâcherai de faire
+en sorte que le successeur de M. Piscatory ne vienne pas à Athènes
+pour prendre à son compte tous les actes et toutes les fautes d'un
+parti et du gouvernement grec, mais simplement pour être le chef
+d'une légation bienveillante<a id="footnotetag161" name="footnotetag161"></a><a href="#footnote161" title="Go to footnote 161"><span class="smaller">[161]</span></a>.» Ce programme était conforme à la
+pensée du cabinet de Paris, et M. Désages répondait, le 11 février
+1848, à M. Thouvenel: «Nous n'avons, pour le présent, autre chose
+à vous demander que ce que vous faites. Continuer <em>modérément</em> M.
+Piscatory, prendre à l'égard de ce qu'on appelle le parti français,
+parti actuellement sans tête depuis la mort de Colettis, le rôle
+de conciliateur plutôt que celui de directeur; se maintenir dans
+les meilleurs rapports avec le Roi et la Reine, les conseiller dans
+le sens vrai de leur intérêt et de leur dignité, et, sauf le cas
+de péril sérieux, se tenir plutôt derrière que devant eux; voilà,
+en gros, ce que vous faites et ce que vous avez de mieux à faire.»
+Quel eût été le résultat de cette politique? Eût-elle pu maintenir
+ce qu'il y avait de légitime et d'essentiel dans notre influence,
+tout en diminuant nos compromissions? C'est une question à laquelle
+la révolution de Février n'a pas permis d'avoir la seule réponse
+vraiment décisive, celle des faits.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> IV</h4>
+
+<p>Lord Palmerston ne se bornait pas à aviver et à envenimer la lutte
+sur les théâtres où l'Angleterre et la France étaient déjà avant
+lui en état de rivalité. Dans toutes les questions, il cherchait
+l'occasion d'user envers nous d'un de ces mauvais procédés, de nous
+jouer un de ces mauvais tours auxquels notre diplomatie avait fini
+par être si bien habituée qu'elle les appelait, de son nom, des
+«palmerstonades»<a id="footnotetag162" name="footnotetag162"></a><a href="#footnote162" title="Go to footnote 162"><span class="smaller">[162]</span></a>.</p>
+
+<p>Le Portugal n'était pas moins troublé que l'Espagne. Des mesures
+réactionnaires, prises en 1846 par la reine Dona Maria, avaient
+provoqué une insurrection «libérale», devenue bientôt une véritable
+guerre civile. Les Miguelistes en avaient profité pour reprendre les
+armes. En Angleterre, on ne voyait pas sans préoccupation l'état
+fâcheux d'un pays qu'on considérait comme une sorte de client. De
+plus, la reine Victoria s'intéressait particulièrement au sort de
+Dona Maria, qui avait épousé un cousin germain du prince Albert; elle
+désirait qu'on vînt à son secours et pesait dans ce sens sur lord
+Palmerston, dont les sympathies naturelles fussent allées plutôt
+aux révolutionnaires. La France, au contraire, était peu attentive
+à ce qui se passait en Portugal, et ne songeait aucunement à y
+rivaliser avec l'influence anglaise; c'était sans fondement et par
+un pur effet de sa manie soupçonneuse, que lord Palmerston croyait
+voir, derrière la politique rétrograde de Dona Maria, les conseils
+de Louis-Philippe. Cependant, la persistance et les progrès de
+l'insurrection avaient fini par éveiller la sollicitude de notre
+gouvernement: celui-ci craignait le contre-coup qui pouvait se
+produire à Madrid, d'autant que les Esparteristes proclamaient très
+haut leur espoir de «faire rentrer la révolution en Espagne <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span>
+par le Portugal». C'était pour nous une raison de nous intéresser à
+la pacification de ce dernier pays.</p>
+
+<p>Telles étaient les dispositions du cabinet de Paris quand, au
+commencement de 1847, Dona Maria, se fondant sur le traité un peu
+oublié de la «Quadruple alliance», réclama le secours de l'Espagne.
+On sait que par ce traité, signé le 22 avril 1834, les deux reines
+constitutionnelles de la Péninsule avaient établi entre elles une
+sorte d'assurance mutuelle contre les Miguelistes et les Carlistes,
+et que, de plus, l'Angleterre et la France avaient promis de les
+aider, au besoin par les armes, contre ces adversaires<a id="footnotetag163" name="footnotetag163"></a><a href="#footnote163" title="Go to footnote 163"><span class="smaller">[163]</span></a>.
+L'évocation d'un acte diplomatique où il avait été partie parut à
+notre gouvernement une occasion de dire son mot dans l'affaire: il
+s'autorisa, à son tour, du traité de 1834, pour offrir aux cabinets
+de Londres et de Madrid de délibérer en commun sur les mesures à
+prendre, et d'examiner s'il n'y aurait pas lieu de se porter ensemble
+médiateurs entre les belligérants. Que la France se mêlât des
+affaires du Portugal, et qu'au lendemain des mariages espagnols, elle
+parût, dans une démarche publique, être l'alliée de l'Angleterre,
+c'est ce que l'animosité et la rancune de lord Palmerston ne
+pouvaient admettre. Aussi, pour nous éconduire, s'empressa-t-il de
+déclarer que le traité de la Quadruple alliance n'existait plus, et
+qu'en tout cas il ne pouvait s'appliquer à la circonstance présente.
+«Pas d'action commune avec la France, quand on peut l'éviter»,
+écrivait-il à ce propos, le 17 février 1847, à lord Normanby<a id="footnotetag164" name="footnotetag164"></a><a href="#footnote164" title="Go to footnote 164"><span class="smaller">[164]</span></a>.</p>
+
+<p>Toutefois, le secrétaire d'État ne pouvait justifier son refus et
+se défendre contre de nouvelles insistances de notre part, qu'en
+accomplissant à lui seul la besogne pour laquelle il repoussait notre
+concours, et en trouvant, en dehors de nous, quelque autre moyen de
+pacification. Il l'essaya. On le vit successivement négocier avec
+l'Espagne et le Portugal, pour substituer une triple alliance à la
+quadruple dont il ne voulait plus, puis offrir la médiation de
+l'Angleterre seule. Tout échoua. La situation <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> du Portugal
+devenait de plus en plus critique. Lord Palmerston sentait qu'autour
+de lui, à la cour de Windsor, dans le public anglais, et jusque chez
+ses collègues du cabinet, on s'en prenait à lui de la prolongation
+et de l'aggravation de cette crise. Embarrassé de son impuissance
+et de sa responsabilité, il sentit la nécessité de revenir sur le
+refus hautain qu'il nous avait d'abord opposé. C'était sans doute
+une reculade mortifiante, mais force lui fut de s'exécuter. La
+Quadruple alliance fut donc momentanément ressuscitée, et, en mai
+1847, des arrangements furent conclus entre les quatre cours, en vue
+d'une sorte de médiation armée à exercer entre les belligérants. La
+charge peu agréable de procéder aux mesures coercitives fut laissée
+à l'Angleterre. Celle-ci s'en acquitta aussitôt d'une main si peu
+légère qu'elle se fit beaucoup d'ennemis en Portugal et y affaiblit
+sa situation. C'était une maladresse de plus ajoutée à toutes celles
+qu'avait déjà commises lord Palmerston en cette affaire. Quant à
+la France, une fois qu'elle se fut donné le plaisir d'imposer son
+concours au cabinet de Londres, et qu'elle eut obtenu, tant bien que
+mal, la pacification matérielle désirée par elle en vue de l'Espagne,
+elle eut soin de se dégager d'une entreprise où elle n'avait aucun
+intérêt. Dès la fin d'août 1847, notre gouvernement avertissait lord
+Palmerston qu'il regardait, en ce qui le concernait, la question
+comme close<a id="footnotetag165" name="footnotetag165"></a><a href="#footnote165" title="Go to footnote 165"><span class="smaller">[165]</span></a>.</p>
+
+<p>À peine en avait-on fini avec le Portugal, qu'un incident du même
+genre se produisait sur un tout autre théâtre. En 1845, pour
+être agréable à lord Aberdeen, M. Guizot avait consenti, fort
+à contre-c&oelig;ur, à remettre la main dans les affaires de la
+Plata, et à tenter, avec l'Angleterre, une médiation armée entre
+Rosas, le dictateur de la Confédération argentine, et l'État de
+Montevideo<a id="footnotetag166" name="footnotetag166"></a><a href="#footnote166" title="Go to footnote 166"><span class="smaller">[166]</span></a>. Il n'avait pas fallu longtemps pour nous apercevoir
+que, suivant le mot de M. Désages, nous nous étions fourrés dans
+un véritable «guêpier<a id="footnotetag167" name="footnotetag167"></a><a href="#footnote167" title="Go to footnote 167"><span class="smaller">[167]</span></a>». Nous n'y restions que <span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> par
+fidélité à l'engagement pris envers l'Angleterre. Tant que lord
+Aberdeen avait été au <i lang="en">Foreign office</i>, l'accord avait régné à la
+Plata entre les agents des deux gouvernements. Il fallait s'attendre
+que cette situation changeât avec lord Palmerston. Celui-ci apporta
+dans cette affaire sa méfiance accoutumée à l'égard de la France;
+il s'imaginait, on ne sait vraiment pourquoi, que nous songions
+à profiter de ce qu'il y avait un certain nombre de Français à
+Montevideo, pour nous emparer de cette ville; et l'important lui
+paraissait être moins de faire réussir l'action commune que de nous
+empêcher «de jouer le jeu d'Alger sur la rivière de la Plata<a id="footnotetag168" name="footnotetag168"></a><a href="#footnote168" title="Go to footnote 168"><span class="smaller">[168]</span></a>».
+En 1847, le plénipotentiaire anglais dans ces régions était lord
+Howden; s'inspirant évidemment des méfiances de son chef, il se
+trouva bientôt en désaccord avec son collègue français, M. Walewski,
+sur la façon de traiter Montevideo; au lieu d'en référer à son
+gouvernement et de laisser, en attendant, les choses dans l'état,
+il prit sur lui de mettre brusquement fin à l'action concertée:
+il signifia à notre représentant que l'Angleterre se retirait de
+l'intervention, leva le blocus et abandonna Montevideo au sort
+que lui ferait subir Rosas. Un tel procédé était inouï dans une
+entreprise faite en commun.</p>
+
+<p>À peine notre gouvernement fut-il informé, en septembre 1847, de la
+conduite de lord Howden, qu'il chargea le duc de Broglie de s'en
+plaindre au cabinet anglais. Le premier ministre, lord John Russell,
+que notre ambassadeur vit, à la place du chef du <i lang="en">Foreign office</i>,
+momentanément absent de Londres, convint des torts de lord Howden
+et promit d'en écrire aussitôt à lord Palmerston. Mais ce dernier,
+qui reconnaissait sinon ses instructions, au moins son esprit, dans
+l'acte de son plénipotentiaire, l'avait aussitôt pris à son compte;
+sans consulter ses collègues, il avait envoyé à Paris une dépêche où
+il approuvait lord Howden et déclarait terminée l'action commune à
+la Plata. Cette fois encore, la passion l'avait entraîné trop loin;
+il allait être obligé de reculer. Lord John Russell, lié par ses
+premières <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> déclarations, relancé par l'ambassadeur de France,
+se décida à user de son autorité de premier ministre et à adresser
+de sérieuses représentations à son collègue. Palmerston dut céder.
+Renonçant à maintenir les déclarations de sa dépêche, il reconnut que
+l'action commune n'était pas terminée, et que les deux gouvernements
+avaient à délibérer sur les suites à donner à l'affaire, absolument
+comme s'il ne s'était manifesté aucun dissentiment entre leurs
+agents; sans convenir expressément des torts de lord Howden, il ne
+contredit pas au jugement sévère que nous en portions. Sur ce point
+encore, comme naguère en Portugal, il avait été obligé, suivant
+l'expression du duc de Broglie, «d'avaler la pilule». Tout cela se
+passait vers la fin de septembre et le commencement d'octobre 1847.
+Les pourparlers pour la rédaction des instructions communes à envoyer
+aux plénipotentiaires français et anglais, se prolongèrent pendant
+plusieurs semaines et n'aboutirent que dans les premiers jours de
+décembre. D'ailleurs, le gouvernement français, satisfait d'avoir
+empêché qu'on ne lui faussât peu honnêtement compagnie, ne cherchait
+aucunement à prolonger l'intervention. Bien au contraire, il estimait
+que les deux cabinets devaient chercher ensemble un moyen décent de
+sortir le plus tôt possible de cette ennuyeuse affaire<a id="footnotetag169" name="footnotetag169"></a><a href="#footnote169" title="Go to footnote 169"><span class="smaller">[169]</span></a>.</p>
+
+<p>On le voit, sur ces divers théâtres, la rancune de lord Palmerston
+avait été gênante, mais, en fin de compte, assez impuissante. En
+Espagne, l'influence française, un moment compromise, avait bientôt
+repris le dessus, et c'était, au contraire, l'influence anglaise
+qui se trouvait absolument discréditée. En Grèce, il avait fallu
+l'accident de la mort de Colettis pour ébranler notre prépotence, et
+encore le cabinet de Londres était-il loin de recueillir de cette
+mort les avantages qu'il en avait espérés. En Portugal, sur la Plata,
+après avoir tenté d'agir en dehors de nous, lord Palmerston devait
+reconnaître assez piteusement qu'il n'en avait ni le moyen ni le
+<span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> droit. Tant d'échecs ne laissaient pas que d'être fort
+mortifiants pour ce ministre, et son prestige outre-Manche en était
+atteint. De Londres, le duc de Broglie écrivait à son fils: «On
+commence ici à trouver que le mal n'a pas trop bonne mine quand il ne
+réussit pas<a id="footnotetag170" name="footnotetag170"></a><a href="#footnote170" title="Go to footnote 170"><span class="smaller">[170]</span></a>.»</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> CHAPITRE IV<br>
+<span class="smcap">LA FRANCE ET LES AGITATIONS EN EUROPE.</span><br>
+<span class="smaller">(1847-1848.)</span></h3>
+
+<p class="resume">
+ I. Les agitations en Europe, au commencement de 1847. C'est
+ pour le gouvernement français l'occasion d'un grand rôle.
+ Comment il est amené à se rapprocher de l'Autriche et à lui
+ proposer une entente. Rapports directs entre M. Guizot et M.
+ de Metternich. Cette évolution convenait-elle à la situation
+ faite à la France?&mdash;II. Fermentation libérale en Allemagne.
+ État d'esprit complexe et troublé de Frédéric-Guillaume IV.
+ Ses rapports avec M. de Metternich. Il convoque une diète des
+ États du royaume. Impulsion ainsi donnée au mouvement libéral
+ et unitaire en Allemagne. M. Guizot comprend le danger qui en
+ résulte pour la France. Il provoque sur ce point une entente
+ avec l'Autriche. Ombrages de la presse allemande. Le public
+ français moins clairvoyant que son gouvernement.&mdash;III. Les
+ menées des radicaux en Suisse. Lucerne appelle les Jésuites.
+ Attaque des corps francs contre Lucerne. Le gouvernement
+ français se refuse aux démarches comminatoires demandées par le
+ cabinet de Vienne. Constitution du Sonderbund. Le gouvernement
+ français persiste à repousser les mesures pouvant conduire à
+ une intervention armée. Conseils qu'il fait donner à la Suisse.
+ Les radicaux finissent par conquérir la majorité dans la diète
+ fédérale.&mdash;IV. Violents desseins des radicaux suisses. La France
+ écarte une fois de plus les propositions de l'Autriche. Elle
+ essaye, sans succès, d'amener l'Angleterre à tenir le même
+ langage qu'elle à Berne. La diète décrète l'exécution fédérale
+ contre le Sonderbund.&mdash;V. L'Europe va-t-elle laisser faire
+ les radicaux? En réponse à une ouverture venue de Londres, M.
+ Guizot propose aux puissances d'offrir leur médiation, et leur
+ soumet un projet de note. Lord Palmerston, après avoir fait
+ attendre sa réponse, rédige un contre-projet. Le gouvernement
+ français consent à le prendre en considération. Il obtient de
+ lord Palmerston certaines modifications de rédaction et fait
+ adopter ce contre-projet amendé par les représentants des
+ puissances continentales. Pendant ce temps, le Sonderbund est
+ complètement vaincu par l'armée fédérale. La diplomatie anglaise
+ a pressé sous main les radicaux d'agir. Lord Palmerston estime
+ qu'il n'y a plus lieu de remettre la note. Triomphe insolent
+ des radicaux. La France n'a pas fait jusqu'alors une brillante
+ campagne.&mdash;VI. Les puissances continentales, désireuses de
+ prendre leur revanche en Suisse, attendent l'initiative de la
+ France. M. Guizot comprend l'importance du rôle qui lui est
+ ainsi offert. Il est résolu à le remplir, malgré les hésitations
+ qui se manifestent autour de lui. Il renonce à la conférence
+ et la remplace par une note concertée et une entente générale
+ avec les cours continentales. Le comte Colloredo et le général
+ de Radowitz sont envoyés en mission à Paris. Leur accord avec
+ M. Guizot. Isolement de l'Angleterre. La note est remise à la
+ diète suisse, et l'on se réserve de décider ultérieurement
+ les autres <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> mesures à prendre. En février 1848, la
+ direction de l'action européenne en Suisse est aux mains de la
+ France.&mdash;VII. L'Italie, qui paraissait sommeiller depuis 1832,
+ commence à se réveiller avec les écrits de Gioberti, Balbo et
+ d'Azeglio. Élection de Pie IX. L'amnistie. Effet produit à Rome
+ et dans toute la Péninsule. Dangers résultant de l'inexpérience
+ du Pape et de l'excitation de la population. Premières réformes
+ accomplies à Rome. Leur contre-coup en Italie. Le mouvement
+ en Toscane. Charles-Albert, son passé, ses sentiments, son
+ caractère. Son impression à la nouvelle des premières mesures
+ de Pie IX.&mdash;VIII. Politique du cabinet français en face du
+ mouvement italien. Il veut empêcher à la fois que ce mouvement
+ ne s'arrête devant la résistance réactionnaire et qu'il ne
+ dégénère sous la pression révolutionnaire. Ses conseils au
+ gouvernement pontifical. Il cherche à constituer en Italie un
+ parti modéré. Il met en garde les Italiens contre le danger d'un
+ bouleversement territorial et d'une attaque contre l'Autriche.
+ La France et l'Autriche dans la question italienne. Dans quelle
+ mesure et sur quel terrain elles pouvaient se rapprocher. M.
+ Guizot expose à la tribune sa politique.&mdash;IX. Occupation de
+ Ferrare par les Autrichiens. Effet produit à Rome et dans le
+ reste de la Péninsule. Embarras qui en résulte pour la politique
+ du gouvernement français. Ses conseils à Vienne et à Rome. Il
+ est assez bien écouté à Vienne. En Italie, au contraire, les
+ esprits se montent contre lui. Comment M. Guizot répond à cette
+ ingratitude. Contre-coup sur l'opinion en France. M. Guizot et
+ le prince de Joinville. Arrangement de l'affaire de Ferrare.&mdash;X.
+ Lord Palmerston excite les Italiens contre la France. Au fond,
+ cependant, il ne veut pas faire plus que nous contre l'Autriche.
+ Mission de lord Minto.&mdash;XI. L'excitation croissante des esprits
+ n'est pas favorable au mouvement sagement réformateur. Pie IX
+ réunit la Consulte d'État. Conseils du gouvernement français.
+ Scènes de désordres à Rome. Situation inquiétante de la Toscane.
+ En Piémont, Charles-Albert accorde des réformes, mais s'effraye
+ de l'agitation qu'elles provoquent. M. de Metternich voit les
+ choses très en noir et se tourne de plus en plus vers la France.
+ Le cabinet de Paris se prépare à intervenir.&mdash;XII. L'agitation
+ dans le royaume des Deux-Siciles. Ferdinand II accorde une
+ constitution. Le roi de Sardaigne et le grand-duc de Toscane
+ obligés de suivre son exemple. Embarras du Pape. Sages conseils
+ de notre diplomatie. Action contraire de la diplomatie anglaise.
+ La Prusse et la Russie prennent une attitude menaçante envers
+ l'Italie. L'Autriche se plaint de lord Palmerston et se loue de
+ M. Guizot. Position de la France dans les affaires italiennes
+ au moment où la révolution de Février vient tout bouleverser.
+ Conclusion générale sur la politique étrangère de la monarchie
+ de Juillet à la veille de sa chute.</p>
+
+<h4>I</h4>
+
+<p>Les mauvais procédés de lord Palmerston à notre égard, en Grèce
+comme en Espagne, sur la Plata comme en Portugal, étaient la moindre
+part des difficultés avec lesquelles notre diplomatie se trouvait
+alors aux prises. Il en était d'autres, plus importantes et plus
+redoutables, dont le ministre anglais n'était pas l'auteur premier,
+bien qu'il s'appliquât perfidement à les aggraver. Depuis quelque
+temps, dans cette Europe <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> naguère immobile, un vent s'était
+élevé qui agitait les peuples et ébranlait les gouvernements;
+était-ce un vent de liberté ou de révolution? L'horizon se chargeait
+sur plusieurs points de gros nuages noirs; qu'en allait-il sortir?
+une pluie fécondante ou une trombe dévastatrice? Dès le commencement
+de 1847, en Allemagne, en Suisse, et surtout en Italie à la suite
+de l'avènement de Pie IX, la fermentation était assez visible pour
+que tous en fussent frappés, ceux qui s'en réjouissaient comme ceux
+qui s'en effrayaient. Au cours de la discussion de l'adresse, M.
+Thiers, traçant, à la tribune de la Chambre, un brillant tableau
+de cette agitation universelle, la saluait avec une allégresse
+triomphante. M. de Metternich considérait naturellement ce spectacle
+avec des yeux tout autres. «Le monde est bien malade, écrivait-il
+mélancoliquement au comte Apponyi... La situation générale de
+l'Europe est fort dangereuse. L'ère dans laquelle nous vivons est
+une ère de transition, et le moment actuel porte le caractère de
+l'une des crises comme il doit nécessairement s'en présenter aux
+époques de transition. Savoir à quoi aboutit une crise n'entre pas
+dans la faculté des praticiens les plus expérimentés... Je suis
+né calme et patient, observateur sévère des forces agissantes et
+surtout des forces motrices; eh bien, plus je suis tout cela, et
+moins je me reconnais capable de me rendre compte d'un avenir que
+mon esprit ne peut pénétrer. Ce qui est clair pour moi, c'est que
+les choses subiront de grands changements<a id="footnotetag171" name="footnotetag171"></a><a href="#footnote171" title="Go to footnote 171"><span class="smaller">[171]</span></a>.» M. de Viel-Castel,
+que sa situation au ministère des affaires étrangères mettait à même
+d'être exactement informé et que sa sagesse d'esprit préservait
+des exagérations, <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> notait, sur son journal intime, en
+février 1847: «L'aspect de l'Europe est grave en ce moment, et
+nul ne peut prévoir ce qu'il deviendra d'ici à quelque temps; il
+s'en faut de beaucoup que la France soit la plus compromise<a id="footnotetag172" name="footnotetag172"></a><a href="#footnote172" title="Go to footnote 172"><span class="smaller">[172]</span></a>.»
+Le baron Stockmar, confident du prince Albert et du roi Léopold,
+écrivait de Londres, au commencement de 1847: «Je prévois de grandes
+révolutions; mais quels en seront les résultats, je ne m'aventurerai
+pas à le prédire.» Et encore: «Je suis de plus en plus convaincu
+que nous sommes à la veille d'une grande crise politique<a id="footnotetag173" name="footnotetag173"></a><a href="#footnote173" title="Go to footnote 173"><span class="smaller">[173]</span></a>.»
+M. Guizot disait, à la tribune de la Chambre des députés, le 5
+mai 1847: «Depuis longtemps, l'Europe a vécu dans un état, à tout
+prendre, stationnaire; la politique du <i>statu quo</i> a été, depuis
+1814, la politique dominante dans les gouvernements européens. Un
+grand changement s'opère en ce moment, plus grand que ne le disent
+ceux qui en parlent le plus.» En somme, personne ne pouvait prévoir
+ce qui allait se passer en Europe; mais chacun pressentait qu'il
+s'y préparait des événements graves. L'édifice politique construit
+en 1815 semblait sur le point d'être renversé ou tout au moins
+transformé.</p>
+
+<p>En face de telles éventualités, la France ne pouvait demeurer inerte
+et indifférente. Tout le monde avait les yeux sur elle, attendait
+d'elle quelque chose, aussi bien les peuples qui s'agitaient que les
+gouvernements qui se sentaient menacés. Son intérêt était double:
+elle devait seconder des mouvements réformateurs et libéraux qui
+lui créeraient en Europe une clientèle d'États constitutionnels et
+feraient obstacle à la reconstitution d'une Sainte-Alliance; mais
+elle devait aussi empêcher que ces mouvements ne dégénérassent en
+des révolutions et des guerres qui compromettraient également sa
+sécurité intérieure et sa considération extérieure. En un mot, il lui
+appartenait d'exercer une sorte d'arbitrage, de protéger l'impulsion
+réformatrice contre la réaction absolutiste, et les gouvernements
+<span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> contre la révolution. Ce rôle pouvait être profitable et
+glorieux. La monarchie de 1830 n'avait pas encore eu l'occasion de
+tenir en Europe une telle place et d'y exercer une action aussi
+considérable.</p>
+
+<p>Il était fâcheux que cette tâche s'imposât à elle au moment même où
+elle était brouillée avec l'Angleterre. Notre gouvernement, sans
+doute, s'il n'eût tenu qu'à lui, se fût volontiers concerté avec le
+cabinet de Londres, dont l'alliance lui paraissait indiquée pour
+toute politique libérale. Mais il n'y avait aucune chance d'obtenir
+le concours de lord Palmerston; bien plus, on pouvait être assuré que
+celui-ci verrait dans ces agitations européennes une occasion de nous
+susciter des embarras et des périls, en brouillant toutes les cartes,
+en poussant partout aux troubles et aux révolutions. L'&oelig;uvre à
+accomplir en devenait beaucoup plus compliquée. Le cabinet de Paris
+vit la difficulté et, pour la surmonter, prit tout de suite une
+importante décision; il résolut de chercher du côté de l'Autriche le
+point d'appui qu'il n'avait plus l'espoir de trouver en Angleterre.</p>
+
+<p>De la part du gouvernement du roi Louis-Philippe, ce n'était pas une
+sorte de nouveauté soudaine, de brusque revirement. Depuis longtemps,
+il tendait à se rapprocher de la cour de Vienne, et j'ai eu souvent
+l'occasion de noter les démarches qu'il avait faites dans ce sens.
+Sans doute, au lendemain de 1830, le cabinet autrichien s'était
+montré l'antagoniste, à la fois épeuré et dédaigneux, de la France de
+Juillet, s'agitant pour reconstituer contre elle la Sainte-Alliance,
+sur tous les points contredisant ses principes et cherchant à
+contrarier sa politique, se heurtant directement en Italie à sa
+diplomatie, presque à ses armées; c'est contre l'Autriche que Casimir
+Périer, en 1832, faisait l'expédition d'Ancône; c'est à M. de
+Metternich qu'en 1833, à la suite des conférences de Münchengraetz,
+le duc de Broglie ripostait avec tant de raideur et de hauteur.
+Mais, dès 1834, le Roi, d'accord avec M. de Talleyrand, jugea le
+moment venu de se mettre en meilleurs termes avec les puissances
+continentales, notamment <span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> avec la cour de Vienne, et il entra
+en relations directes avec M. de Metternich: cette politique lui
+paraissait avantageuse à la fois pour la dynastie, qui y gagnerait
+d'être reçue dans la société des vieilles monarchies, et pour la
+France, qui, retrouvant par là le libre choix de ses alliances, ne
+serait plus à la discrétion de l'Angleterre. L'évolution était-elle
+prématurée? Le duc de Broglie le croyait, et cette divergence avec
+le souverain n'avait pas été pour peu dans sa chute. M. Thiers,
+au début de son ministère, en 1836, entra vivement dans l'idée
+de Louis-Philippe, et fit beaucoup d'avances aux cours de l'Est,
+dans l'espoir d'obtenir ainsi pour le duc d'Orléans la main d'une
+archiduchesse d'Autriche; mais, déçu sur ce point, il ne songea
+qu'à se venger et voulut jeter un défi à l'Europe réactionnaire en
+intervenant en Espagne: le Roi alors le brisa et le remplaça par M.
+Molé. Le nouveau cabinet donna à la cour de Vienne un gage éclatant
+de ses intentions amicales, en évacuant Ancône; aussi l'un des griefs
+de la coalition fut-il que M. Molé avait trahi la cause libérale en
+Europe et humilié la France devant les cours absolutistes. Dans la
+crise de 1840, l'Autriche ne suivit l'Angleterre et la Russie qu'à
+contre-c&oelig;ur et parce qu'il lui paraissait impossible de s'en
+séparer; si elle était peu énergique dans ses velléités de résistance
+à lord Palmerston, elle était sans hostilité propre contre la France;
+avant la convention du 15 juillet, elle proposa plusieurs fois des
+transactions destinées à prévenir le conflit; après, elle chercha des
+accommodements qui y missent fin, et, quand le cabinet du 29 octobre
+fut au pouvoir, elle l'aida efficacement à rentrer dans le concert
+européen. De 1841 à 1846, toutes les fois que M. Guizot avait quelque
+difficulté avec l'Angleterre, il cherchait appui à Vienne; M. de
+Metternich, sans être toujours d'accord avec lui, ne lui refusait
+généralement pas cet appui, surtout s'il y entrevoyait un moyen de
+raffermir la paix générale et aussi de relâcher les liens existant
+entre les deux puissances occidentales; il ne se montrait vraiment
+maussade à notre <span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> égard que quand l'«entente cordiale»
+paraissait s'affermir.</p>
+
+<p>Lors donc qu'au lendemain des mariages espagnols, le cabinet français
+avait, comme nous l'avons vu, cherché appui à Vienne contre les
+premières man&oelig;uvres hostiles de lord Palmerston<a id="footnotetag174" name="footnotetag174"></a><a href="#footnote174" title="Go to footnote 174"><span class="smaller">[174]</span></a>, il n'avait
+fait que persévérer dans une politique déjà ancienne. Depuis, la
+rupture avec l'Angleterre étant devenue plus profonde encore,
+il voulut faire un pas de plus et proposa formellement à M. de
+Metternich une «entente» générale sur les questions pendantes<a id="footnotetag175" name="footnotetag175"></a><a href="#footnote175" title="Go to footnote 175"><span class="smaller">[175]</span></a>.
+Pour établir avec le chancelier des rapports plus directs et plus
+intimes que ne pouvaient l'être les communications officielles,
+il se servit d'un certain Klindworth, Allemand de naissance, dont
+il n'ignorait pas les liens avec la diplomatie autrichienne<a id="footnotetag176" name="footnotetag176"></a><a href="#footnote176" title="Go to footnote 176"><span class="smaller">[176]</span></a>.
+Au commencement d'avril 1847, ce personnage se mit en route
+pour Vienne, avec mission de faire connaître à M. de Metternich
+les sentiments de M. Guizot sur la conduite à tenir en face de
+l'agitation soulevée dans diverses contrées de l'Europe, notamment
+en Allemagne et en Italie; il devait aussi parler des affaires
+d'Espagne et de Grèce<a id="footnotetag177" name="footnotetag177"></a><a href="#footnote177" title="Go to footnote 177"><span class="smaller">[177]</span></a>. M. de Metternich, flatté de recevoir
+ces avances, chercha, au moins vis-à-vis de ses propres agents, à
+faire croire que la France libérale était réduite à lui demander
+secours et à lui faire plus ou moins amende honorable<a id="footnotetag178" name="footnotetag178"></a><a href="#footnote178" title="Go to footnote 178"><span class="smaller">[178]</span></a>. Mais il
+ne le prit pas d'aussi haut dans sa réponse au ministre français:
+fort inquiet lui-même, il avait garde de décourager les ouvertures
+qu'on lui faisait. S'il se plaisait à envelopper ses déclarations
+de théories qui rappelaient <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> un peu la Sainte-Alliance, il
+aboutissait en pratique à accepter le terrain d'accord qui lui était
+proposé<a id="footnotetag179" name="footnotetag179"></a><a href="#footnote179" title="Go to footnote 179"><span class="smaller">[179]</span></a>. M. Guizot souriait de ce qu'il appelait un «galimatias
+judicieux<a id="footnotetag180" name="footnotetag180"></a><a href="#footnote180" title="Go to footnote 180"><span class="smaller">[180]</span></a>»; du moment où il avait satisfaction sur la réalité
+des choses, peu lui importait que le chancelier s'abandonnât à
+sa manie prédicante et pontifiante: loin de s'en formaliser, il
+affectait, pour mieux gagner son nouvel allié, de prêter une oreille
+attentive à ses enseignements, et était tout prêt à lui payer en
+courtoisie admirative et déférente l'avantage de l'attirer dans
+l'orbite de la politique française.</p>
+
+<p>Cette disposition de M. Guizot apparaît bien dans une lettre qu'il
+adressa à M. de Metternich, après le retour de M. Klindworth; ce que
+ce dernier lui rapportait de Vienne lui avait paru assez favorable
+pour qu'il crût le moment venu d'ouvrir une correspondance directe
+avec le chancelier; il lui écrivit donc, le 18 mai 1847, la lettre
+suivante, qui est trop caractéristique de la nouvelle politique du
+cabinet français pour qu'il n'y ait pas intérêt à la reproduire
+en entier: «Les conversations de Votre Altesse avec M. Klindworth
+ne me laissent qu'un regret, mais bien vif, c'est de ne les avoir
+pas eues moi-même. Plus j'entrevois votre esprit, plus j'éprouve
+le besoin et le désir de le voir tout entier. Et l'on ne voit tout
+qu'avec ses propres yeux. On ne s'entend vraiment que lorsqu'on se
+parle. Faute de cela, et en attendant cela, car je n'en veux pas
+désespérer, je serai heureux de vous écrire et que vous m'écriviez,
+et que nos communications, si elles restent lointaines, soient du
+moins personnelles et intimes. Ce ne sera pas assez, mais ce sera
+mieux pour les affaires. Et ce sera pour moi un grand plaisir, en
+même temps qu'un grand bien dans les affaires. Je ne connais pas
+de plus grand plaisir que l'intimité avec un grand esprit. Nous
+sommes placés à des points bien différents <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> de l'horizon,
+mais nous vivons dans le même horizon. Au fond et au-dessus de
+toutes les questions, vous voyez la question sociale. J'en suis
+aussi préoccupé que vous. Nos sociétés modernes ne sont pas en état
+de décadence, mais, par une coïncidence qui ne s'était pas encore
+rencontrée dans l'histoire du monde, elles sont à la fois en état de
+développement et de désorganisation, pleines de vitalité et en proie
+à un mal qui devient mortel s'il dure, l'esprit d'anarchie. Avec des
+points de départ et des moyens d'action fort divers, nous luttons,
+vous et moi, j'ai l'orgueil de le croire, pour les préserver ou les
+guérir de ce mal. C'est là notre alliance. C'est par là que, sans
+conventions spéciales et apparentes, nous pouvons, partout et en
+toute grande occasion, nous entendre et nous seconder mutuellement.
+Ce n'est pas de tels ou tels rapprochements diplomatiques, fondés
+sur telle ou telle combinaison d'intérêts, c'est d'une seule et
+même politique pratiquée de concert que l'Europe a besoin. Il n'y
+a pas deux politiques d'ordre et de conservation. La France est
+maintenant disposée et propre à la politique de conservation. Elle
+a, pour longtemps, atteint son but et pris son assiette. Bien des
+oscillations encore, mais de plus en plus faibles et courtes, comme
+d'un pendule qui tend à se fixer. Point de fermentation profonde
+et turbulente, ni pour le dedans, ni pour le dehors. Il y a deux
+courants contraires dans notre France actuelle: l'un, à la surface et
+dans les apparences, encore révolutionnaire; l'autre, au fond et dans
+les réalités, décidément conservateur. Le courant du fond prévaudra.
+L'Europe a grand intérêt à nous y aider. À l'occident et au centre de
+l'Europe, en Espagne, en Italie, en Suisse, en Allemagne, c'est la
+question sociale qui fermente et domine. Il y a là des révolutions à
+finir ou à prévenir. À l'ouest de l'Europe, autour de la mer Noire et
+de l'Archipel, la question est plus politique que sociale. Il y a là
+des États à soutenir ou à contenir. Ce n'est qu'avec le concours de
+la France, de la politique conservatrice française, qu'on peut lutter
+efficacement contre l'esprit révolutionnaire et anarchique dans les
+pays où il souffle, c'est-à-dire dans l'Europe occidentale. Et dans
+l'Europe <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> orientale, où tant de complications politiques
+peuvent naître, l'intérêt français est évidemment en harmonie avec
+l'intérêt européen et spécialement avec l'intérêt autrichien. La
+politique d'entente et d'action commune est donc, entre nous,
+naturelle et fondée en fait, et j'ai la confiance que, pratiquée
+avec autant de suite que peu de bruit, elle sera aussi efficace que
+naturelle. Je suis charmé de voir, mon prince, que vous avez aussi
+cette confiance, et je tiens à grand honneur ce que vous voulez
+bien penser de moi. J'espère que la durée et la mise en pratique de
+notre intimité ne feront qu'affermir votre confiance et votre bonne
+opinion. C'est la pratique qui est la pierre de touche de toute
+chose. Et certes, les questions au sujet desquelles notre entente
+sera mise à l'épreuve, ne manquent pas en ce moment. Vous les avez
+parcourues et éclairées, tout en causant avec M. Klindworth. Je m'en
+entretiens aussi avec lui presque tous les jours... Croyez, mon
+prince, au profond plaisir que me causent les témoignages de votre
+estime, et permettez-moi de vous offrir tous les sentiments qu'il
+pourra vous plaire de trouver en moi pour vous<a id="footnotetag181" name="footnotetag181"></a><a href="#footnote181" title="Go to footnote 181"><span class="smaller">[181]</span></a>.»</p>
+
+<p>La réponse de M. de Metternich, datée du 15 juin, est loin d'avoir le
+même intérêt. Après avoir témoigné «la satisfaction que lui faisait
+éprouver la confiance personnelle» de M. Guizot, le chancelier
+dogmatisait avec sa solennité accoutumée. Il se piquait cependant de
+«ne pas vivre dans des abstractions, mais dans le monde pratique»,
+et de «savoir tenir compte de la première des puissances, celle de
+la vérité dans les choses». «Le caractère véritable de notre temps,
+ajoutait-il, est celui d'une ère de transition... Le jeu politique
+ne m'a point semblé répondre aux besoins de ce temps; je me suis
+fait socialiste conservateur.» Il laissait toujours voir quelque
+préoccupation de se poser comme si c'était la France qui venait
+rejoindre l'Autriche sur son terrain; mais, en somme, il adhérait à
+toutes les idées exprimées par M. Guizot. «La France, disait-il,
+marchant dans une direction conservatrice, <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> peut être sûre
+de se rencontrer avec l'Autriche, et cette rencontre même renferme
+un gage pour le repos général. Vous avez, Monsieur, une grande et
+noble tâche à remplir, celle de consolider le repos de la France. Le
+repos d'un grand État ne saurait être un fait isolé; pour arriver
+à sa pleine jouissance, il doit être soutenu par le repos général.
+Comptez sur ma volonté de concourir, autant que mes facultés pourront
+me le permettre, à la salutaire entreprise d'assurer ce bienfait
+à l'Europe, et veuillez être convaincu de la satisfaction que
+j'éprouverai toujours en joignant, pour un but aussi important, mes
+efforts personnels aux vôtres<a id="footnotetag182" name="footnotetag182"></a><a href="#footnote182" title="Go to footnote 182"><span class="smaller">[182]</span></a>.»</p>
+
+<p>En nouant ces relations, le désir de M. Guizot était évidemment de
+se mettre avec M. de Metternich sur le pied d'intimité amicale et
+confiante où il avait été, de 1843 à 1846, avec lord Aberdeen. Il n'y
+réussit pas pleinement. La correspondance directe devait se continuer
+entre les deux ministres français et autrichien; mais, en dépit des
+politesses réciproques<a id="footnotetag183" name="footnotetag183"></a><a href="#footnote183" title="Go to footnote 183"><span class="smaller">[183]</span></a>, il y resta toujours quelque chose d'un
+peu guindé. Si l'entente était établie, elle n'avait, à vraiment
+parler, rien de «cordial».</p>
+
+<p>Cette évolution vers l'Autriche était un moyen de nous défendre
+contre l'hostilité de l'Angleterre, de nous garantir de l'isolement
+où lord Palmerston prétendait nous réduire. Elle avait, de plus, cet
+avantage, constamment poursuivi par notre diplomatie depuis 1830,
+de rompre définitivement la coalition toujours près de se reformer
+entre les trois puissances de l'Est contre la France suspecte de
+révolution. Convenait-elle aussi bien à la situation que nous
+faisaient, au rôle que nous imposaient les agitations survenues en
+Europe? N'avait-elle pas cet inconvénient, au moment où la liberté
+fermentait dans tant de contrées, de nous ranger dans le camp
+réactionnaire? C'était, on le sait, le reproche hautement formulé
+par M. Thiers. Ce <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> reproche eût été fondé, s'il s'était agi
+pour la France de se mettre à la remorque de l'Autriche. Mais, comme
+on le verra, M. Guizot ne l'entendait pas ainsi. Il ne voulait pas
+aller rejoindre M. de Metternich sur le terrain où, après 1830,
+le chancelier s'était placé pour nous faire échec; il voulait le
+déterminer à venir sur le terrain nouveau, intermédiaire, où il
+plaisait à la monarchie de Juillet, devenue un gouvernement établi,
+conservateur, de lui offrir une rencontre. Des deux objets de notre
+politique extérieure: combattre la révolution et aider aux réformes,
+le premier plaisait beaucoup plus à l'Autriche que le second. Mais
+nous comptions sur le besoin qu'elle avait de notre secours contre la
+révolution, pour obtenir d'elle qu'elle laissât faire les réformes.
+Que cette politique eût des difficultés, on ne saurait le nier. Il
+fallait s'attendre que l'Autriche n'eût pas toujours la résignation
+facile, et qu'elle cherchât à nous attirer dans sa ligne, à nous
+compromettre. Certains changements, notamment en Italie, devaient
+être malaisés à lui faire accepter. Mais quelle politique aurait
+été plus commode? S'il eût fallu man&oelig;uvrer d'accord avec lord
+Palmerston, au milieu des agitations européennes, n'eussions-nous
+pas eu au moins autant de mal à ne pas nous laisser engager dans ses
+complaisances révolutionnaires?</p>
+
+<p>Du reste, c'était chez M. Guizot une idée arrêtée, que la France
+servait d'autant plus efficacement la liberté en Europe, qu'elle
+était plus résolument et plus manifestement conservatrice, qu'elle
+donnait aux puissances, jusque-là méfiantes et inquiètes, plus de
+gages de sa sagesse. Il exposait cette idée, le 5 mai 1847, à la
+tribune de la Chambre des députés, en réponse aux critiques de
+l'opposition. Parlant du «grand changement» qui s'opérait alors en
+Europe: «Vous y voyez, disait-il, des gouvernements nouveaux, des
+monarchies constitutionnelles qui travaillent à se fonder, une en
+Espagne, une en Grèce; vous voyez, en même temps, des gouvernements
+anciens qui travaillent à se modifier, le Pape en Italie, la Prusse
+en Allemagne. Je ne veux rien développer, je ne fais que nommer. Ces
+faits-là sont immenses. Croyez-vous que la <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> politique que la
+France a suivie depuis 1830, la politique conservatrice, pour appeler
+les choses par leur nom, n'ait pas joué et ne joue pas un grand
+rôle dans ce qui se passe en Europe? Beaucoup d'hommes, dans les
+gouvernements et dans les peuples, ont été rassurés contre la crainte
+des révolutions; beaucoup d'hommes ont appris à croire ce qu'ils
+ne croyaient pas possible il y a quinze ans, que des gouvernements
+libres fussent en même temps des gouvernements réguliers,
+parfaitement étrangers à toute propagande révolutionnaire, à tout
+désordre révolutionnaire. L'Europe a appris à croire cela, qu'elle
+ne croyait pas. C'est une des principales causes des changements
+que vous voyez se faire aujourd'hui en Europe. Prenez garde! le
+rôle que vous avez joué depuis 1830, ne le changez pas; soyez plus
+conservateurs que jamais!»</p>
+
+<h4>II</h4>
+
+<p>Il convenait d'indiquer tout d'abord quelle était, en face de
+l'agitation régnant en Europe, la direction générale donnée à la
+diplomatie française. Reste maintenant à voir cette diplomatie à
+l'&oelig;uvre, dans chacune des contrées où l'agitation soulevait
+quelque grave problème. Trois pays, entre tous les autres, devaient,
+à ce titre, fixer l'attention: l'Allemagne, la Suisse et l'Italie.</p>
+
+<p>On sait comment, après 1815, l'organisation donnée à l'Allemagne
+et la conduite suivie par les gouvernements de la Confédération
+avaient trompé les espérances libérales et les ambitions nationales
+éveillées en 1813<a id="footnotetag184" name="footnotetag184"></a><a href="#footnote184" title="Go to footnote 184"><span class="smaller">[184]</span></a>. M. de Metternich avait été l'auteur principal
+et pour ainsi dire la personnification de cette réaction absolutiste
+à laquelle lui paraissait liée la suprématie de l'Autriche en terre
+germanique. Pendant de longues années, il fut assez habile ou assez
+heureux pour se <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> faire seconder par la puissance même qui eût
+pu trouver intérêt à arborer le drapeau contraire, par la Prusse.
+Frédéric-Guillaume III, modeste, d'esprit un peu étroit et court,
+d'autant plus désireux de repos et d'immobilité qu'il avait traversé,
+pendant sa jeunesse, de plus tragiques vicissitudes, s'était fait
+une loi de marcher toujours derrière le cabinet de Vienne. Mais
+ce prince était mort en 1840, et le caractère de son successeur,
+Frédéric-Guillaume IV, était loin de donner à M. de Metternich la
+même sécurité. Déjà plusieurs fois<a id="footnotetag185" name="footnotetag185"></a><a href="#footnote185" title="Go to footnote 185"><span class="smaller">[185]</span></a>, j'ai eu l'occasion de
+noter quelques traits de cette physionomie complexe, énigmatique,
+troublée: un mélange de chimère et de pusillanimité, d'ambition et de
+scrupule, d'exaltation et d'indécision; l'horreur de la révolution,
+la répugnance pour toute nouveauté libérale, surtout si elle portait
+la marque française, le culte presque superstitieux du passé,
+l'infatuation d'un roi de droit divin, des protestations sincères
+d'attachement à l'Autriche et de déférence pour M. de Metternich; et,
+en même temps, une imagination toujours en travail, un esprit plein
+de projets, des rêves de grandes réformes, le goût de discourir et de
+donner ses émotions en spectacle, une aspiration à la popularité des
+remueurs et des meneurs d'opinion, et, dans un lointain encore un peu
+vague, à travers beaucoup d'incertitudes, la tentation du grand rôle
+qui pouvait appartenir à la Prusse dans une Allemagne transformée et
+unifiée.</p>
+
+<p>Un tel esprit devait être ému de l'insistance avec laquelle l'opinion
+réclamait l'exécution des promesses constitutionnelles faites, en
+1807 et en 1815, par Frédéric-Guillaume III. Il eût bien voulu
+dégager la parole en souffrance de son père, satisfaire son peuple
+par quelque initiative généreuse, se sentir en communion avec l'âme
+allemande. Mais, en même temps, il était décidé à ne rien faire qui
+ressemblât à une constitution française, rien qui limitât le pouvoir
+absolu qu'il croyait tenir de Dieu. L'idée lui vint de résoudre la
+difficulté en développant les États provinciaux qui fonctionnaient
+en Prusse depuis 1822, <span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> et dont le caractère tout germanique
+lui plaisait. Il se mit alors à chercher comment il pourrait les
+réunir et les admettre à délibérer sur les affaires du royaume,
+sans cependant en faire des États généraux. Cette recherche dura
+plusieurs années. Par un effet singulier de la confusion qui régnait
+dans ce cerveau, au moment où il songeait à inaugurer une politique
+en réalité dirigée contre M. de Metternich, c'était de ce dernier
+qu'il tenait avant tout à prendre l'avis. Vainement le chancelier
+tâchait-il d'éviter des entretiens dont il pressentait l'inutilité,
+le Roi saisissait toutes les occasions de se «jeter à son cou» et
+de «lui ouvrir son c&oelig;ur». Ainsi profita-t-il de ce que M. de
+Metternich était venu, en 1845, à Stolzenfels, saluer la reine
+Victoria, pour avoir avec lui, dans la cabine d'un bateau à vapeur,
+une conversation de plus de deux heures. Le ministre autrichien
+l'écouta en homme dont la sagesse n'était pas dupe de ces chimères. À
+Frédéric-Guillaume lui affirmant sa volonté de ne se laisser jamais
+imposer des «États généraux du royaume» et de se borner à une réunion
+plénière des États provinciaux, il répliqua: «Si Votre Majesté veut
+réellement ce qu'elle me fait l'honneur de me confier, mon intime
+conviction me presse de lui déclarer qu'elle convoquera les six cents
+députés provinciaux comme tels, et que ceux-ci se sépareront comme
+États généraux. Pour empêcher cela, la volonté de Votre Majesté
+ne suffit pas.» Et comme le Roi ajoutait qu'il agirait seulement
+«pour lui», et que son successeur pourrait changer son &oelig;uvre, le
+chancelier l'interrompant: «Il y a des choses, lui dît-il, qui, une
+fois faites, sont irrévocables!» Quoique ainsi contredit, le Roi n'en
+termina pas moins la conversation en prodiguant les démonstrations
+affectueuses à son interlocuteur et en «l'embrassant à l'étouffer».
+Quant à M. de Metternich, il sortit de là inquiet et triste. «La
+Prusse, écrivait-il au comte Apponyi, est dans une fort dangereuse
+situation. Le Roi veut le bien, mais il ne sait pas où il se trouve...
+Il fait tout ce qu'il faut pour arriver là où il ne veut point en
+venir. Rendre droit un pareil esprit est une entreprise impossible.»
+Il ajoutait, toujours à propos des projets <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> de ce prince,
+dans une lettre à l'archiduc Louis: «Tout le monde se demande ce
+qu'un avenir prochain pourrait bien nous réserver, et personne n'a
+confiance dans les événements futurs<a id="footnotetag186" name="footnotetag186"></a><a href="#footnote186" title="Go to footnote 186"><span class="smaller">[186]</span></a>.»</p>
+
+<p>M. de Metternich avait raison de croire que ses conseils
+n'arrêteraient pas le roi de Prusse. Le 3 février 1847, après bien
+des tergiversations, celui-ci publia, avec grand fracas, des lettres
+patentes convoquant dans une diète générale les États divers,&mdash;État
+des princes, comtes et seigneurs, État de l'ordre équestre, État des
+villes, État des communes rurales,&mdash;qui jusque-là ne s'étaient réunis
+que sous la forme de diètes provinciales. Le nombre des députés
+dépassait six cents. Il est vrai que l'assemblée ne devait avoir ni
+périodicité, ni droit d'initiative, et que ses délibérations étaient
+purement consultatives. Le Roi, qui se piquait d'être orateur,
+inaugura, au commencement d'avril, les travaux de la diète par un
+long discours où éclataient toutes les contradictions de son esprit
+et de son &oelig;uvre. Il y déclarait, avec insistance, «qu'aucune
+puissance sur la terre ne l'amènerait à changer les rapports
+naturels entre le souverain et son peuple en rapports conventionnels
+et constitutionnels garantis par des chartes et scellés par
+des serments»; il n'admettait pas «qu'une feuille écrite vînt
+s'interposer entre Dieu et la Prusse pour gouverner ce pays par ses
+paragraphes»; il proclamait sa volonté de maintenir «l'omnipotence
+royale» contre «les damnables désirs et l'esprit négatif du siècle»;
+et, en même temps, il donnait aux députés réunis l'exemple de la
+hardiesse, en soulevant, dans sa harangue, les questions les plus
+difficiles, les plus brûlantes, et en semblant les offrir lui-même
+à la discussion<a id="footnotetag187" name="footnotetag187"></a><a href="#footnote187" title="Go to footnote 187"><span class="smaller">[187]</span></a>. Le résultat ne se fit pas attendre. Dans la
+<span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> diète, des voix nombreuses, éloquentes, s'élevèrent contre
+les thèses royales et revendiquèrent les droits du peuple et de ses
+représentants. Les débats, qui se prolongèrent jusque vers la fin
+de juin, furent d'un véritable parlement politique: ils portèrent
+sur toutes les questions intérieures et même, malgré les ministres,
+sur les affaires étrangères. Le retentissement fut immense, non
+seulement en Prusse, mais dans l'Allemagne entière. Les espérances
+libérales, si longtemps déçues et comprimées, se donnèrent carrière.
+Chacun avait le sentiment qu'il se passait quelque chose comme un
+1789 germanique. Peu importait que Frédéric-Guillaume essayât et même
+qu'il réussît en partie, pour cette fois, à maintenir ses droits
+contre les exigences parlementaires; le seul fait de ces discussions
+donnait à l'esprit public une impulsion à laquelle on ne pouvait
+se flatter de résister longtemps. M. de Metternich, qui, au mois
+de février, dès le lendemain des lettres patentes, s'était écrié
+tristement, mais sans surprise: «<i>Alea jacta est</i>», ajoutait, le 6
+juin, après avoir vu se dérouler toutes les conséquences qu'il avait
+prévues: «Le Roi a été entraîné où il ne voulait pas aller. Il ne
+voulait point d'<em>États généraux</em>, et il les a dans les <em>États réunis</em>...
+Il ne voulait pas subordonner aux États toute la législation,
+et elle est entre leurs mains... Six cent treize individus ne se
+laissent pas mettre sur un lit de Procuste, et, si on les y met, ils
+font sauter le lit et s'en procurent un meilleur<a id="footnotetag188" name="footnotetag188"></a><a href="#footnote188" title="Go to footnote 188"><span class="smaller">[188]</span></a>.»</p>
+
+<p>Lord Palmerston voyait avec plaisir Frédéric-Guillaume s'engager
+dans cette voie nouvelle<a id="footnotetag189" name="footnotetag189"></a><a href="#footnote189" title="Go to footnote 189"><span class="smaller">[189]</span></a>: il l'y eût volontiers poussé. Rien
+ne lui paraissait plus favorable à l'alliance anglo-prussienne
+<span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> qu'il rêvait d'édifier sur les ruines de l'entente avec la
+France<a id="footnotetag190" name="footnotetag190"></a><a href="#footnote190" title="Go to footnote 190"><span class="smaller">[190]</span></a>. À Paris, avait-on les mêmes raisons d'être satisfait?
+S'il n'avait été question, à Berlin, que d'un développement
+libéral et constitutionnel, la France n'aurait eu aucune raison de
+le voir de mauvais &oelig;il; bien au contraire. Mais il suffisait
+d'être un peu attentif,&mdash;ce qui, à la vérité, était difficile
+au public parisien,&mdash;pour apercevoir, au fond de ce mouvement,
+l'idée de l'unité allemande, redevenue si vivace depuis 1840<a id="footnotetag191" name="footnotetag191"></a><a href="#footnote191" title="Go to footnote 191"><span class="smaller">[191]</span></a>.
+On la devinait, quoique encore enveloppée de réticences et de
+scrupules, dans la pensée royale; elle inspirait évidemment les
+hommes politiques prussiens dont les conseils avaient décidé
+Frédéric-Guillaume à publier sa quasi-constitution<a id="footnotetag192" name="footnotetag192"></a><a href="#footnote192" title="Go to footnote 192"><span class="smaller">[192]</span></a>; elle
+éclatait dans les manifestations de la diète et plus encore
+peut-être dans l'émotion que ces manifestations éveillaient par
+toute l'Allemagne. Évidemment, en devenant libérale, la Prusse
+prenait la direction de l'opinion allemande, et continuait ainsi,
+dans l'ordre politique, à son profit et au détriment de l'Autriche,
+l'unification qu'elle avait commencée déjà, depuis quelque temps,
+dans l'ordre économique, par l'établissement du <em>Zollverein</em>. M. de
+Metternich ne s'y trompait pas. Le 6 juin 1847, dans une lettre au
+roi de Wurtemberg, où il exposait les dangers de l'expérience tentée
+par le roi de Prusse, il terminait par ce remarquable pronostic: «Il
+faut que, sous la pression du nouveau système, la Prusse s'efforce
+d'agrandir l'espace dans lequel elle se trouve emprisonnée; l'idée
+allemande lui en fournit les moyens tout prêts, et ces moyens, c'est
+l'idée des nationalités qui les lui offre, cette idée qui dit tout et
+qui ne dit rien, cette idée qui remplit actuellement le monde<a id="footnotetag193" name="footnotetag193"></a><a href="#footnote193" title="Go to footnote 193"><span class="smaller">[193]</span></a>.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> Ce n'est pas aujourd'hui qu'il est besoin de montrer de
+quel danger était, pour la France, l'unité allemande constituée sous
+l'hégémonie prussienne. En intervenant d'une façon trop directe et
+trop ouverte pour l'empêcher, la diplomatie française eût risqué
+d'irriter le sentiment national et, par suite, de précipiter le
+mouvement qu'il lui importait de contenir. Mais elle avait, dans
+cette circonstance, des alliés tout indiqués, qui pouvaient agir plus
+utilement et qu'elle devait se borner à stimuler, à seconder sous
+main: c'étaient les petits États d'outre-Rhin, intéressés à ne pas
+se laisser absorber par la Prusse; c'était aussi l'Autriche, menacée
+dans sa suprématie sur la Confédération. M. Guizot eut tout de suite
+une vue très nette de la situation, et, dès le 25 février 1847, avant
+même que la diète prussienne eut commencé ses travaux, il adressait
+à son ambassadeur à Vienne cette lettre vraiment remarquable: «Un
+fait considérable vient de s'accomplir en Allemagne. Le roi de Prusse
+a donné une constitution à ses États; ce que lord Palmerston voit
+surtout dans cet événement, c'est un triomphe de l'esprit libéral,...
+et c'est dans ce sens qu'il travaille à attirer l'événement et à
+l'exploiter. Nous n'avons certes aucun éloignement pour l'extension
+du régime constitutionnel en Europe; et nous aussi, au moins autant
+que l'Angleterre, nous pouvons la regarder comme favorable. Mais nous
+voyons, dans ce qui se passe en Prusse, deux choses: d'une part, le
+fait purement intérieur pour la Prusse, le changement apporté dans
+son mode de gouvernement au dedans; d'autre part, le fait extérieur
+et germanique, la situation nouvelle que, par suite de ce changement,
+la Prusse prend ou pourra prendre en Allemagne. Nous n'avons, quant
+au premier de ces faits, aucun rôle à jouer, aucune influence à
+exercer; le changement des institutions intérieures de la Prusse
+excite notre intérêt sans appeler notre action. Le changement de sa
+situation en Allemagne, au contraire, nous préoccupe fort, et notre
+politique y est fort engagée. Nous sommes frappés du grand parti
+que la Prusse ambitieuse pourrait désormais tirer, en Allemagne,
+des deux idées qu'elle tend évidemment à s'approprier, <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span>
+l'unité germanique et l'esprit libéral. Elle pourrait, à l'aide de
+ces deux leviers, saper peu à peu l'indépendance des États allemands
+secondaires, et les attirer, les entraîner, les enchaîner à sa suite,
+de manière à altérer profondément l'ordre germanique actuel et, par
+suite, l'ordre européen. Or, l'indépendance, l'existence tranquille
+et forte des États secondaires de l'Allemagne nous importent
+infiniment, et nous ne pouvons entrevoir la chance qu'ils soient
+compromis ou seulement affaiblis au profit d'une puissance unique,
+sans tenir grand compte de cette chance et la faire entrer pour
+beaucoup dans notre politique. Il y a donc pour nous, dans ce qui
+se passe en Prusse, tout autre chose que ce que paraît y voir lord
+Palmerston, et nous y regarderons de très près. Qu'en pense le prince
+de Metternich? Quelle conduite l'Autriche tiendra-t-elle en cette
+circonstance? Nous aurions grand intérêt à le savoir<a id="footnotetag194" name="footnotetag194"></a><a href="#footnote194" title="Go to footnote 194"><span class="smaller">[194]</span></a>.»</p>
+
+<p>M. de Metternich, auquel lecture fut donnée de la lettre de M.
+Guizot, répondit dans la même forme, le 18 mars 1847, par une lettre
+à son ambassadeur à Paris. Il commença tout d'abord par affirmer son
+accord de vues avec le gouvernement français. «M. Guizot, écrit-il,
+fixe des regards inquiets sur ce qui se passe aujourd'hui en Prusse.
+Il ne peut mettre en doute que, entre son impression et la mienne,
+il ne saurait guère y avoir de différence.» Le chancelier reconnaît
+que «la situation pourrait évoquer des dangers à l'égard desquels
+la France et l'Autriche se rencontreraient dans leurs intérêts, et
+qui, loin de concerner seulement ces deux puissances, toucheraient
+plus particulièrement les États allemands de second ordre et ceux
+d'un ordre inférieur». Le moyen d'écarter ces dangers lui paraît
+être de soutenir, de renforcer le principe de la fédération et de
+l'opposer aux ambitions centralisatrices. «Le salut, dit-il, est dans
+l'union de tous contre un, dans la voie légale qu'offre le système
+fédéral.» Il promet, quant à lui, de se placer sur ce terrain, d'y
+appeler ses confédérés, et demande à la France de lui donner, pour
+cette &oelig;uvre, son «appui moral». <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> Toutefois, faisant
+remarquer que le premier rôle doit être laissé aux États allemands,
+il recommande au cabinet de Paris une grande réserve; il insiste
+sur ce que ce cabinet, en se donnant trop de mouvement, risquerait
+de «provoquer le mal» qu'il veut empêcher. «Un esprit éclairé
+comme l'est celui de M. Guizot, dit-il en terminant, ne saurait se
+tromper sur ce que nous regardons comme utile ou dangereux. Veuillez
+porter cette lettre à la connaissance de M. Guizot. Il me trouvera
+constamment disposé à l'échange le plus franc de mes impressions et
+de mes idées avec les siennes, et il n'y a pas aujourd'hui de sujet
+plus grave que le prochain avenir de la Prusse et le contre-coup que,
+en mal ou en bien, le développement des événements devra porter sur
+les autres États allemands<a id="footnotetag195" name="footnotetag195"></a><a href="#footnote195" title="Go to footnote 195"><span class="smaller">[195]</span></a>.»</p>
+
+<p>L'observation du chancelier sur la réserve commandée à la France
+était fondée. Pour le moment, d'ailleurs, le danger qui nous
+préoccupait n'avait pas pris corps; le roi de Prusse paraissait
+même plus embarrassé du mouvement suscité par lui en Allemagne que
+décidé à en profiter. Il y avait donc pour nous plutôt à regarder,
+à nous tenir prêts, qu'à agir. Notre vigilance, du moins, ne se
+ralentit pas. Quand, au commencement d'avril 1847, M. Guizot envoya
+M. Klindworth en Autriche pour proposer une entente générale<a id="footnotetag196" name="footnotetag196"></a><a href="#footnote196" title="Go to footnote 196"><span class="smaller">[196]</span></a>, la
+première question dont il le chargea d'entretenir M. de Metternich
+fut la situation de la Prusse et de l'Allemagne. Cette communication
+mit de nouveau en lumière l'accord d'intérêts et de vues existant
+sur ce point entre les cabinets de Paris et de Vienne. «M. Guizot
+pense comme moi, écrivit à ce propos M. de Metternich, que le
+seul contrepoids possible contre les écarts auxquels a donné lieu
+l'entreprise de Sa Majesté Prussienne, devra être cherché dans
+le principe fédéral. Aussi est-ce vers ce but que tendent et que
+ne cesseront d'être dirigés nos efforts. Le développement des
+événements servira de guide <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> à notre marche ultérieure<a id="footnotetag197" name="footnotetag197"></a><a href="#footnote197" title="Go to footnote 197"><span class="smaller">[197]</span></a>.»
+Le gouvernement français ne se contentait pas d'être ainsi en
+communication avec le cabinet autrichien, il veillait à ce que les
+États secondaires d'Allemagne, ceux surtout qui avaient un régime
+constitutionnel plus ou moins analogue au nôtre, fussent aussi sur
+leurs gardes, et il les assurait de son appui discret, mais ferme,
+contre toute tentative d'absorption.</p>
+
+<p>La diplomatie prussienne eut vent de nos démarches, particulièrement
+de nos ouvertures à l'Autriche, et, dans ses dépêches, le comte
+d'Arnim, ministre de Prusse à Paris, ne manqua pas d'en informer son
+gouvernement<a id="footnotetag198" name="footnotetag198"></a><a href="#footnote198" title="Go to footnote 198"><span class="smaller">[198]</span></a>. La presse allemande était aussi sur le qui-vive,
+singulièrement prompte à prendre feu dès que nous faisions mine de
+nous occuper des affaires germaniques. En novembre 1847, le <cite>Journal
+des Débats</cite> ayant dit que la Prusse n'était pas, ne pouvait pas être
+toute l'Allemagne, et ayant ajouté que celle-ci était une fédération
+d'États, non un État fédératif, les feuilles d'outre-Rhin répondirent
+en revendiquant hautement le droit du peuple allemand à constituer
+son unité. Le <cite>Journal des Débats</cite> répliqua en rappelant les traités
+de 1814 et en insistant sur l'indépendance des petits États. Pour
+empêcher qu'on n'évoquât le vieux spectre de l'ambition française,
+il déclara que personne ne songeait plus à revendiquer la frontière
+du Rhin, et répudia, au nom de son gouvernement, toute prétention de
+s'immiscer, à titre de protecteur, dans les affaires germaniques. «Ce
+que nous souhaitons, ajouta-t-il, en donnant aux États secondaires
+de l'Allemagne des témoignages constants d'une vieille sympathie, ce
+n'est point de les obliger à venir prendre chez nous un mot d'ordre
+et une consigne, c'est de les encourager à maintenir chez eux l'ordre
+politique qui s'y est développé dans des formes analogues aux nôtres,
+à préserver les établissements parlementaires qu'ils doivent, comme
+<span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> nous, au mouvement constitutionnel de 1815. Ce que nous
+souhaitons par-dessus tout, c'est que les puissants confédérés qu'ils
+ont à Francfort ne gênent pas plus leur liberté que ne la gênera
+jamais cette sincère et discrète amitié qu'ils trouvent auprès de
+nous, et dont on ne réussira plus à leur faire un épouvantail.»</p>
+
+<p>En France, le public, distrait par d'autres questions plus bruyantes,
+s'occupait très peu de ces affaires allemandes; il les connaissait
+mal et n'en saisissait pas l'importance. La presse de gauche
+venait-elle par hasard à en parler, c'était pour s'indigner de ce que
+le gouvernement se rapprochait de l'Autriche absolutiste, au lieu de
+tendre la main à la Prusse en voie de transformation libérale; et
+elle montrait là une preuve nouvelle de la conspiration réactionnaire
+dont elle accusait Louis-Philippe et M. Guizot. Vue bien courte et
+bien fausse! Elle ne se rendait pas compte que le danger contre
+lequel la diplomatie française devait se tenir en garde au centre de
+l'Europe, avait changé de place depuis le seizième et le dix-septième
+siècle; qu'il venait, non plus de l'Autriche, maintenant déchue, mais
+de la Prusse, dont tout révélait la rapide et menaçante croissance.
+Or, de même que Richelieu avait accepté contre la prépotence de
+la maison de Habsbourg tous les alliés qui s'offraient, sans
+s'effaroucher qu'ils fussent protestants, de même, contre l'ambition
+des successeurs de Frédéric II, M. Guizot pouvait, sans scrupule,
+faire appel au concours d'une puissance qui n'avait pas encore
+introduit chez elle le régime parlementaire. Aujourd'hui, d'ailleurs,
+après les événements de 1866 et de 1870, personne n'hésite à donner
+absolument raison au gouvernement du roi Louis-Philippe. On lui sait
+gré de n'avoir pas attendu la leçon de ces événements pour comprendre
+où était l'intérêt de la France, et l'on ne peut s'empêcher de
+songer, non sans d'amers regrets, aux malheurs qui eussent été
+évités, si, parmi les gouvernements venus après lui, tous avaient eu
+la même clairvoyance et donné la même direction à leur politique.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> III</h4>
+
+<p>En Allemagne, le danger qui préoccupait justement M. Guizot n'était
+qu'à l'état de menace plus ou moins lointaine. En Suisse, la crise
+était flagrante et exigeait des décisions immédiates. Bien que le
+théâtre fût petit, le drame qui s'y déroulait était un de ceux qui,
+en 1847, occupaient le plus, non seulement le cabinet, mais le public
+français; les diverses puissances y prêtaient une attention anxieuse,
+et l'attitude qu'y prenait notre gouvernement se trouvait avoir une
+grande influence sur ses rapports avec les autres cours et sur sa
+situation en Europe; à tous ces points de vue, ce fut un des épisodes
+importants et caractéristiques de l'histoire diplomatique de la fin
+du règne. Pour le bien comprendre, force est de revenir un peu en
+arrière. On sait que depuis longtemps, en Suisse, le parti radical
+tâchait de substituer à la fédération existant en vertu du pacte de
+1815, un État plus centralisé dont il se flattait d'être le maître et
+qui menaçait de devenir, entre ses mains, le refuge et la place forte
+de la révolution cosmopolite. Les puissances, émues d'un travail plus
+ou moins dirigé contre elles, considéraient que leur participation
+à la constitution de la Confédération helvétique, en 1814, les
+avantages de toutes sortes qu'elles lui avaient alors garantis, entre
+autres la neutralité perpétuelle et l'inviolabilité territoriale,
+leur donnaient le droit de veiller à ce que cette constitution ne fût
+pas altérée; l'Autriche, notamment, s'était fondée sur ce droit pour
+adresser de fréquentes réclamations au gouvernement fédéral, et avait
+manifesté, à plusieurs reprises, des velléités d'intervention. J'ai
+eu occasion de dire quelle avait été l'attitude de la monarchie de
+Juillet dans cette question: d'abord, au lendemain de 1830, désireuse
+surtout de faire échec aux influences réactionnaires et d'étendre
+sa clientèle libérale, elle avait été conduite à protéger plus ou
+moins les agitateurs suisses contre <span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> les autres cours; plus
+tard, quand elle avait été mieux dégagée de son origine, et qu'elle
+aussi s'était sentie menacée par les réfugiés, elle avait commencé à
+regarder les choses à peu près du même &oelig;il que les autres cours,
+sans cependant confondre son action avec la leur; on l'avait vue,
+en 1836, sous le ministère de M. Thiers, en 1838, sous celui de M.
+Molé, réclamer plus énergiquement que personne contre les menées des
+radicaux suisses<a id="footnotetag199" name="footnotetag199"></a><a href="#footnote199" title="Go to footnote 199"><span class="smaller">[199]</span></a>.</p>
+
+<p>Ceux-ci, depuis lors, étaient loin d'avoir abandonné leur entreprise.
+Leur tactique consistait à se porter en masse tantôt dans un canton,
+tantôt dans un autre, pour y provoquer des révolutions locales
+qui missent le gouvernement de ces cantons dans leurs mains.
+Ils calculaient qu'une fois maîtres de la majorité des cantons,
+ils le deviendraient du même coup de la diète fédérale, et, par
+elle, supprimeraient l'indépendance des cantons de la minorité.
+Ce fut ainsi qu'en 1841, ils s'emparèrent du pouvoir en Argovie,
+et en usèrent aussitôt pour y détruire des couvents célèbres dont
+l'existence avait été garantie par le parti fédéral: la haine du
+catholicisme était en effet leur passion maîtresse. La diète, mise
+en demeure de réprimer une illégalité aussi flagrante, agit avec
+une mollesse qui ne pouvait en imposer aux persécuteurs. Elle se
+composait alors de trois fractions à peu près égales, radicaux,
+catholiques, protestants modérés; ces derniers étaient froids quand
+il s'agissait de protéger des couvents. Les catholiques, irrités,
+et de l'attentat, et du déni de justice, se sentirent d'autant plus
+portés à prendre, dans les cantons où ils dominaient, les mesures
+qu'ils jugeaient propres à fortifier leur foi.</p>
+
+<p>C'est sous l'empire de ces sentiments que les Lucernois songèrent à
+confier aux Jésuites l'institut théologique et le séminaire de leur
+canton. Rien là que de parfaitement légal. Les Jésuites avaient déjà,
+sur d'autres points de la Suisse, à Fribourg et dans le Valais, des
+établissements d'instruction formellement reconnus. Chaque canton
+était certainement <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> maître de faire, en semblable matière, ce
+qui lui convenait; et ceux qui n'avaient pas trouvé à redire quand,
+quelques années auparavant, le gouvernement radical du canton de
+Zurich avait confié une chaire d'histoire et de doctrine chrétiennes
+au professeur Strauss, célèbre pour avoir attaqué la divinité de
+Jésus-Christ, ne pouvaient certes dénier à Lucerne le droit d'appeler
+des Jésuites. Seulement, si le droit était incontestable, était-il
+prudent de l'exercer? Sur cette question de conduite, il y avait
+désaccord entre les deux chefs les plus influents des catholiques
+lucernois. Tandis que le paysan Joseph Leu, uniquement préoccupé,
+dans sa foi ardente, d'écarter du séminaire des influences qui lui
+paraissaient suspectes, poussait à appeler les Jésuites, l'avocat
+Meyer, non moins dévoué à la cause religieuse, mais plus politique,
+estimait dangereux d'associer sans nécessité la cause conservatrice à
+celle de religieux alors si impopulaires. Ce dernier sentiment était
+celui de M. de Metternich, qui, sur la demande de Meyer, agit à Rome,
+sans succès, il est vrai, pour obtenir que les Jésuites déclinassent
+d'eux-mêmes la mission qu'on voulait leur confier<a id="footnotetag200" name="footnotetag200"></a><a href="#footnote200" title="Go to footnote 200"><span class="smaller">[200]</span></a>. La résistance
+de Meyer et de ses amis retarda pendant quelque temps la décision;
+mais la masse du peuple était avec Leu, et l'appel des Jésuites fut
+définitivement voté en octobre 1844.</p>
+
+<p>Les radicaux résolurent de répondre par la violence à cet exercice
+parfaitement légitime de la souveraineté cantonale. Précisément, à
+cette époque, leur audace révolutionnaire était plus excitée que
+jamais. En février 1845, leurs corps francs renversaient par un
+coup de force le gouvernement conservateur du canton de Vaud et le
+remplaçaient par un gouvernement radical. Ils croyaient facile d'user
+du même moyen à Lucerne. De ce côté, cependant, leurs premières
+tentatives ne réussirent pas. Ils résolurent alors de procéder
+plus en grand. On vit en pleine paix, et pendant plusieurs mois,
+l'un <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> de leurs chefs, M. Ochsenbein, s'occuper à réunir en
+Argovie, près de la frontière de Lucerne, plusieurs milliers de
+condottieri ramassés dans toute la Suisse. Quoiqu'on ne se donnât
+pas la peine de dissimuler la destination de cette armée, l'autorité
+fédérale n'apportait pas d'obstacle sérieux à sa formation; bien
+plus, divers gouvernements cantonaux y concouraient ouvertement et
+laissaient prendre les canons de leurs arsenaux. Jamais le brigandage
+politique ne s'était ainsi montré à nu, dans un pays civilisé.</p>
+
+<p>De tels procédés ne pouvaient pas ne pas faire scandale en Europe.
+M. Guizot ne fut pas le moins indigné. Sans doute, il y avait bien
+là quelque chose qui le gênait un peu: c'était que des Jésuites
+fussent la cause ou du moins le prétexte du conflit; se croyant
+obligé, en ce moment même, par les clameurs de l'opinion française,
+de prendre des mesures contre ces religieux, il éprouvait quelque
+embarras à paraître se faire leur champion en Suisse: aussi ne
+manquait-il pas de reprocher vivement au gouvernement de Lucerne
+d'avoir porté la lutte sur un tel terrain et «jeté cette sorte de
+défi à l'opinion protestante et radicale<a id="footnotetag201" name="footnotetag201"></a><a href="#footnote201" title="Go to footnote 201"><span class="smaller">[201]</span></a>». Mais cette part
+faite aux préventions régnantes ne l'empêchait pas de réprouver la
+conduite des radicaux. Au commencement de mars 1845, il fit adresser
+au gouvernement helvétique de sérieuses représentations et l'adjura
+de prendre immédiatement des mesures pour supprimer les corps
+francs<a id="footnotetag202" name="footnotetag202"></a><a href="#footnote202" title="Go to footnote 202"><span class="smaller">[202]</span></a>. Il demanda en outre aux cabinets de Vienne, de Berlin,
+de Saint-Pétersbourg et de Londres ce qu'ils pensaient des affaires
+de Suisse et les invita à se concerter avec lui sur l'attitude à
+prendre: c'était reconnaître à la question un caractère européen<a id="footnotetag203" name="footnotetag203"></a><a href="#footnote203" title="Go to footnote 203"><span class="smaller">[203]</span></a>.</p>
+
+<p>Pendant que la diplomatie se mettait ainsi en branle, les corps
+francs, sans s'inquiéter autrement de ses observations, continuaient
+leur entreprise. Dans les derniers jours de <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> mars 1845,
+Ochsenbein, à la tête d'une armée de huit mille hommes, munie de
+douze canons, envahissait le territoire de Lucerne. Les Lucernois,
+bien que beaucoup moins nombreux, attendirent les assaillants de pied
+ferme, et, après un court combat où les corps francs ne firent pas
+brillante figure, les mirent en complète déroute.</p>
+
+<p>Le gouvernement français se réjouit de cette victoire du bon
+droit<a id="footnotetag204" name="footnotetag204"></a><a href="#footnote204" title="Go to footnote 204"><span class="smaller">[204]</span></a>. Suffisait-il de se réjouir? M. de Metternich ne le
+pensait pas. En réponse aux ouvertures que M. Guizot lui avait faites
+avant la déroute des corps francs, il proposa que les puissances se
+concertassent pour adresser au gouvernement fédéral une déclaration
+comminatoire. Le cabinet de Paris n'entendait pas aller si vite,
+surtout à la suite de l'Autriche. M. de Metternich, tout en maugréant
+à part lui contre ce qu'il appelait les équivoques de la politique
+française, n'insista pas sur sa proposition. D'ailleurs, les
+Lucernois avaient, à eux seuls, fait si bien leurs affaires, qu'il
+jugeait moins urgent d'intervenir<a id="footnotetag205" name="footnotetag205"></a><a href="#footnote205" title="Go to footnote 205"><span class="smaller">[205]</span></a>.</p>
+
+<p>C'eût été cependant une grande illusion que de croire à un
+désarmement des radicaux suisses. Leur échec n'avait fait que les
+exaspérer. Le brigandage à ciel ouvert ayant échoué, on recourut au
+guet-apens. Il fut bientôt manifeste que la vie des chefs lucernois
+était en péril. L'avocat Meyer n'échappa qu'à grand'peine aux
+embûches qui lui furent tendues. Le paysan Leu, si honnête et si
+respecté, n'eut pas la même chance. Le 20 juillet 1845, il fut tué
+traîtreusement, dans son lit, d'un coup de fusil. La clameur féroce
+par laquelle les radicaux saluèrent cette mort, suffisait à révéler
+leur complicité. En dépit de leurs efforts pour entraver la justice,
+l'assassin fut <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> condamné à mort, après avoir avoué que deux
+mille francs lui avaient été offerts pour prix de son crime; les
+instigateurs échappèrent à la vindicte des lois, protégés par les
+gouvernements des cantons voisins qui refusèrent leur extradition.</p>
+
+<p>Ainsi attaqués par les uns, abandonnés par les autres, menacés
+chaque jour de nouvelles violences, les cantons catholiques se
+crurent fondés à prendre des mesures pour se défendre eux-mêmes. Le
+11 décembre 1845, sept cantons, Lucerne, Uri, Schwytz, Unterwalden,
+Zug, Fribourg et le Valais, s'unirent en confédération particulière,
+«s'engageant à se porter mutuellement secours, aussitôt que l'un
+d'entre eux serait attaqué dans son territoire ou dans ses droits
+de souveraineté». Ce pacte, auquel on donna le nom de <em>Sonderbund</em>,
+n'avait rien de contraire aux lois et aux traditions de la Suisse;
+les libéraux en avaient donné eux-mêmes plusieurs fois l'exemple,
+et jamais il n'avait été autant justifié par les circonstances. Les
+radicaux n'en crièrent pas moins à la violation de la constitution
+fédérale et soutinrent qu'il appartenait à la diète de sévir. Raison
+nouvelle pour eux de s'y faire une majorité. Dans ce dessein,
+ils tentèrent de s'emparer, par de nouveaux coups de force, des
+gouvernements cantonaux, jusqu'alors aux mains des conservateurs
+ou des modérés. S'ils échouèrent à Bâle-ville et à Fribourg, ils
+réussirent à Berne, en janvier 1846, et à Genève, en octobre de la
+même année. Dès lors, ils possédaient onze cantons sur vingt-deux. Il
+leur suffisait d'en gagner un de plus pour être maîtres de la diète.</p>
+
+<p>Devant ce danger croissant, M. de Metternich crut pouvoir, en octobre
+1846, proposer de nouveau au gouvernement français une démarche
+comminatoire<a id="footnotetag206" name="footnotetag206"></a><a href="#footnote206" title="Go to footnote 206"><span class="smaller">[206]</span></a>. La situation créée par les mariages espagnols lui
+faisait espérer qu'il serait mieux écouté que l'année précédente.
+C'était précisément le moment où M. Guizot, préoccupé des menées
+de lord Palmerston à <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> Vienne, protestait, auprès du cabinet
+autrichien, de sa volonté de détendre la politique conservatrice
+partout en Europe et particulièrement en Suisse<a id="footnotetag207" name="footnotetag207"></a><a href="#footnote207" title="Go to footnote 207"><span class="smaller">[207]</span></a>. Cependant,
+cette fois encore, notre gouvernement se déroba. Était-ce répugnance
+à marcher derrière l'Autriche, sur un terrain où les deux puissances
+avaient été en rivalité d'influence? Était-ce souci des attaques
+auxquelles il s'exposerait de la part de l'opposition française, en
+s'engageant dans une sorte de croisade réactionnaire et en paraissant
+le protecteur des Jésuites? Ces sentiments ont pu être pour quelque
+chose dans la conduite suivie, mais il faut en chercher ailleurs la
+raison vraiment sérieuse et déterminante, celle qui devait jusqu'à la
+fin peser sur notre politique en Suisse et lui donner une apparence
+d'incertitude et de timidité. Si notre gouvernement se refusait
+aux démarches proposées par l'Autriche, c'est qu'il voyait au bout
+une intervention militaire. Sans doute, pour le moment, il n'était
+question que de menaces diplomatiques; mais on devait s'attendre
+que, dans l'état des esprits et des choses en Suisse, ces menaces
+seraient sans effet, et que leur inefficacité constatée forcerait
+les puissances qui les auraient solennellement proférées, à les
+appuyer par la force. M. de Metternich ne le niait pas<a id="footnotetag208" name="footnotetag208"></a><a href="#footnote208" title="Go to footnote 208"><span class="smaller">[208]</span></a>, et
+envisageait même probablement sans déplaisir l'occasion d'étendre
+à la Suisse le système d'occupations armées qu'il avait souvent
+appliqué en Italie. Au contraire, par toutes sortes de raisons
+générales ou particulières, le gouvernement français y répugnait
+fort. Louis-Philippe, notamment, se montra, dès l'origine, aussi
+décidé contre une intervention conservatrice en Suisse qu'il l'avait
+été autrefois contre une intervention libérale en Espagne<a id="footnotetag209" name="footnotetag209"></a><a href="#footnote209" title="Go to footnote 209"><span class="smaller">[209]</span></a>. Il
+avait un sentiment très vif des difficultés inextricables qui en
+résulteraient. M. Guizot <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> s'inspirait évidemment de la pensée
+du Roi, quand il écrivait, le 22 octobre 1846, dans une dépêche
+destinée à être communiquée à M. de Metternich: «Il n'y a pas moyen
+de douter que l'intervention étrangère n'excite, en Suisse, la plus
+forte répulsion. Le sentiment de l'indépendance nationale y est
+général et énergique. Le mot est puissant, même sur les Suisses qui
+détestent et redoutent le plus ce qui se passe en ce moment chez
+eux. Pour que l'intervention étrangère y fût supportée, il faudrait
+que la nécessité en fût évidente, absolue. Elle ne deviendra telle
+que lorsque les maux de l'anarchie et de la guerre civile seront,
+en Suisse, non pas seulement une perspective entrevue, une crainte
+sentie par quelques-uns, mais des faits réels, matériels, pesant
+depuis quelque temps sur tous. Un cri s'élèvera peut-être alors
+de toutes parts pour invoquer la guérison. Mais si l'intervention
+se montrait auparavant, le cri qui s'élèverait serait celui de
+la résistance. Beaucoup d'honnêtes gens et de conservateurs le
+pousseraient comme les radicaux, les uns par un sincère sentiment de
+nationalité, les autres par pusillanimité et contagion.» M. Guizot
+montrait ensuite combien seraient ainsi aggravées les difficultés par
+elles-mêmes énormes de la réorganisation qui devrait être opérée en
+Suisse. «Évidemment, concluait-il, en présence de tels obstacles, la
+sagesse européenne doit dire: Mon Dieu, éloignez de moi ce calice!»</p>
+
+<p>Si le gouvernement français ne voulait pas se laisser entraîner dans
+des démarches qui lui paraissaient conduire à l'intervention, il
+n'en jugeait pas moins les radicaux suisses aussi sévèrement que le
+gouvernement autrichien, et il donnait à ce dernier des gages sérieux
+de la sincérité de ce jugement. En décembre 1846, il rappelait son
+ambassadeur à Berne, M. de Pontois, que son passé pouvait rendre peu
+propre à marcher d'accord avec l'Autriche, et il le remplaçait par
+M. de Bois-le-Comte, que ses sympathies personnelles et notamment
+ses ardentes convictions religieuses devaient rendre peu suspect
+de faiblesse envers les ennemis du Sonderbund. Les instructions
+du nouvel ambassadeur le mettaient particulièrement en <span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span>
+garde contre toute tentation de prolonger l'antagonisme qui avait
+existé naguère, sur ce terrain, entre les diplomaties française et
+autrichienne<a id="footnotetag210" name="footnotetag210"></a><a href="#footnote210" title="Go to footnote 210"><span class="smaller">[210]</span></a>. M. de Bois-le-Comte mit un grand zèle à faire
+connaître, en Suisse, les sentiments de son gouvernement et à tâcher
+de créer un état d'opinion qui fît obstacle aux mauvais desseins
+des radicaux. Non content de causer avec les personnages que sa
+position lui faisait rencontrer à Berne, il entreprit, de janvier à
+mai 1847, de parcourir les divers cantons. Dans les conversations
+qu'il cherchait à avoir avec les hommes de tous les partis, il leur
+répétait avec insistance: «Que chaque canton reste chez soi et laisse
+les autres se gouverner comme ils l'entendent. C'est par là qu'ont
+fini vos guerres de religion: elles menacent de recommencer, parce
+que vous revenez à vouloir politiquement ou religieusement conquérir
+les uns sur les autres. Ce conseil, nous avons le droit de vous le
+donner. Lisez l'acte de Vienne: nous y stipulons que nous traitons,
+en Suisse, avec vingt-deux États indépendants; nous sommes donc
+autorisés par vous à vous demander si, en effet, ces vingt-deux
+cantons indépendants existent, et, quand il en est parmi eux qui nous
+disent qu'on veut étouffer leur indépendance, à nous en enquérir.
+Ce n'est pas là porter atteinte à l'indépendance de la Suisse en
+Europe, c'est protéger l'indépendance des États les plus faibles en
+Suisse<a id="footnotetag211" name="footnotetag211"></a><a href="#footnote211" title="Go to footnote 211"><span class="smaller">[211]</span></a>.»</p>
+
+<p>Mais que pouvaient ces sages conseils devant le parti pris passionné
+des radicaux? Ceux-ci n'en poursuivaient pas moins leur campagne,
+et malheureusement non sans succès. On sait que, grâce à toutes les
+révolutions locales déjà provoquées par eux, il ne leur restait
+plus qu'un canton à conquérir pour avoir la majorité dans le grand
+conseil fédéral. En mai 1847, une élection très disputée et où ils ne
+l'emportèrent que de trois voix, fit passer de leur côté le canton
+de Saint-Gall. Leur but était atteint.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> IV</h4>
+
+<p>Il fut tout de suite manifeste que les radicaux, devenus maîtres du
+pouvoir central, en useraient pour continuer, avec plus de ressources
+et surtout avec une apparence de légalité, la guerre révolutionnaire
+commencée par les corps francs contre l'indépendance des cantons
+catholiques. Quelques jours après les élections de Saint-Gall,
+ils portaient à la tête du canton de Berne, et, par suite, de
+la Confédération entière<a id="footnotetag212" name="footnotetag212"></a><a href="#footnote212" title="Go to footnote 212"><span class="smaller">[212]</span></a>, Ochsenbein, l'organisateur et le
+commandant des bandes qui, en 1845, s'étaient jetées sur Lucerne.
+Ochsenbein déclarait à tout venant que la nouvelle majorité, sans
+s'inquiéter de la souveraineté cantonale, allait agir par la force
+contre le Sonderbund. Et quand notre ambassadeur s'étonnait de le
+voir prêt à déchaîner ainsi la guerre civile dans son pays: «Ne
+sommes-nous pas en guerre? répondait-il; eh bien! il vaut mieux en
+finir.» Pour la première fois que les radicaux arrivaient quelque
+part au gouvernement, ils s'y montraient avec les caractères qui
+deviendront leur marque distinctive dans la seconde moitié de ce
+siècle: résolution de ne voir dans la possession du gouvernement
+qu'un moyen de satisfaire leurs passions de parti et d'écraser leurs
+adversaires; mépris cynique du droit et de la liberté, surtout de la
+liberté religieuse; principe affiché que la majorité peut tout, et
+que rien n'est dû à la minorité.</p>
+
+<p>Devant un danger devenu ainsi beaucoup plus pressant, on n'est pas
+surpris de voir M. de Metternich revenir, pour la troisième fois, à
+la charge. Il proposa que les puissances adressassent à la Suisse des
+notes identiques d'un ton très nettement comminatoire, par lesquelles
+elles feraient connaître leur volonté de «ne pas souffrir que la
+souveraineté cantonale <span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> fût violentée<a id="footnotetag213" name="footnotetag213"></a><a href="#footnote213" title="Go to footnote 213"><span class="smaller">[213]</span></a>». Le cabinet de
+Paris ne crut pas plus que dans le passé pouvoir accepter ce projet.
+Sa raison était toujours la même; il craignait d'être entraîné à
+une intervention armée<a id="footnotetag214" name="footnotetag214"></a><a href="#footnote214" title="Go to footnote 214"><span class="smaller">[214]</span></a>. M. de Metternich regretta l'échec de
+sa proposition; il n'en fut pas surpris<a id="footnotetag215" name="footnotetag215"></a><a href="#footnote215" title="Go to footnote 215"><span class="smaller">[215]</span></a>. Très résolu à rester
+uni au cabinet français dont il ne mettait pas en doute les bonnes
+intentions, il déclara abandonner tout projet auquel ce cabinet ne
+s'associerait pas<a id="footnotetag216" name="footnotetag216"></a><a href="#footnote216" title="Go to footnote 216"><span class="smaller">[216]</span></a>.</p>
+
+<p>À en croire ce qui se racontait alors, à Paris, dans le corps
+diplomatique, M. Guizot n'aurait pas écarté aussi nettement la
+proposition de M. de Metternich, si le Roi n'avait pesé sur lui<a id="footnotetag217" name="footnotetag217"></a><a href="#footnote217" title="Go to footnote 217"><span class="smaller">[217]</span></a>.
+Peut-être aussi le ministre se sentait-il obligé de tenir compte
+des préventions qui régnaient alors dans l'opinion française.
+Nos journaux d'opposition s'occupaient beaucoup des affaires de
+Suisse: tous&mdash;ceux du centre gauche non moins que ceux de la
+gauche&mdash;prenaient violemment parti pour les radicaux; ils étaient
+parvenus à persuader à une portion du public que le cabinet français
+se mettait à la remorque de la Sainte-Alliance et au service des
+Jésuites. Le 24 juin 1847, un débat s'engageait sur ce sujet, à
+la Chambre des députés. Avec quelle véhémence indignée M. Odilon
+Barrot et ses amis y dénoncèrent «cette politique de renégats»!
+<span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> Avec quelle assurance ils mirent au défi le ministère de
+soutenir le Sonderbund! Il fallut une sorte de courage à M. Guizot
+pour revendiquer, dans son discours, les droits de la souveraineté
+cantonale et pour avouer son accord avec l'Autriche. Encore eut-il
+soin de présenter à la Chambre, sous la forme la plus adoucie,
+la plus atténuée, les avertissements qu'il avait adressés au
+gouvernement suisse.</p>
+
+<p>Tout en se refusant aux démarches qui lui paraissaient conduire à
+une intervention armée, le cabinet de Paris se faisait un devoir de
+renouveler avec plus d'insistance ses représentations au gouvernement
+fédéral<a id="footnotetag218" name="footnotetag218"></a><a href="#footnote218" title="Go to footnote 218"><span class="smaller">[218]</span></a>. C'était, il est vrai, plus par acquit de conscience
+qu'avec l'espoir d'un résultat pratique. Une seule chose eut
+peut-être donné quelque efficacité à ces représentations, c'eût été
+que toutes les grandes puissances sans exception tinssent le même
+langage; or, jusqu'à présent, il en était une, l'Angleterre, qui
+se tenait à l'écart, et cette attitude connue était pour beaucoup
+dans le peu d'égards avec lequel on nous écoutait à Berne. M. Guizot
+eût désiré vivement voir cesser cette dissonance, non seulement
+pour avoir plus de chance d'en imposer à M. Ochsenbein, mais pour
+faire disparaître ce que son entente avec l'Autriche avait d'un
+peu compromettant aux yeux de l'opinion française. D'ailleurs,
+d'une façon générale, il recherchait toutes les occasions d'amener
+l'Angleterre à faire quelque chose avec nous, et de mettre ainsi fin
+à l'état de bouderie malveillante, suite des mariages espagnols. À
+la vérité, les dispositions connues de lord Palmerston ne laissaient
+pas grande chance de rien obtenir. Ne le savait-on pas résolu à nous
+contrecarrer partout et toujours? M. Guizot voulut cependant faire
+une tentative. Le 4 juillet 1847, le duc de Broglie, qui venait
+d'arriver à Londres, eut avec lord Palmerston un entretien où il
+le pressa vivement de tenir à Berne un langage analogue au nôtre.
+Le ministre anglais se montra embarrassé, perplexe, sympathique
+aux radicaux, mais un peu effrayé des <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> compromissions
+qu'entraînerait une complicité trop avouée, répugnant à faire quelque
+chose avec nous et avec M. de Metternich, mais redoutant aussi qu'il
+ne se fît quelque chose sans lui. Dans une seconde conversation,
+quelques jours plus tard, il parut mieux disposé, et le duc de
+Broglie put croire, d'après sa déclaration, qu'il allait envoyer à
+son représentant en Suisse des instructions à peu près semblables
+à celles qu'avait reçues notre ambassadeur. Cette nouvelle réjouit
+fort M. Guizot: croyant acceptée à Londres une politique qu'à Vienne,
+déjà, on était disposé à suivre, il écrivait au duc de Broglie:
+«C'est notre politique qui devient une politique européenne<a id="footnotetag219" name="footnotetag219"></a><a href="#footnote219" title="Go to footnote 219"><span class="smaller">[219]</span></a>.»
+Pure illusion! Au fond, lord Palmerston n'avait aucune intention de
+réaliser l'espérance qu'il avait donnée au duc de Broglie. Bien au
+contraire, au même moment, rappelant son ministre à Berne, M. Morier,
+suspect d'être trop peu favorable aux radicaux, il le remplaçait par
+un jeune chargé d'affaires, d'esprit peu rassis, M. Peel: il donnait
+à ce dernier mission de congratuler de la façon la plus flatteuse
+M. Ochsenbein, et de lui exprimer la confiance qu'inspiraient au
+gouvernement de la Reine son caractère et ses déclarations<a id="footnotetag220" name="footnotetag220"></a><a href="#footnote220" title="Go to footnote 220"><span class="smaller">[220]</span></a>.</p>
+
+<p>Rien ne pouvait davantage enhardir les radicaux à aller de l'avant.
+Entrée en session le 5 juillet 1847, la diète vota, le 20 juillet,
+deux résolutions, l'une prononçant l'illégalité du Sonderbund,
+l'autre obligeant tous les cantons qui avaient des Jésuites sur leur
+territoire à les expulser. Les cantons de la minorité déclarèrent
+que, forts du sentiment de la liberté et de l'indépendance achetées
+par le sang de leurs pères, ils protestaient solennellement contre
+ces décisions. La diète se montra résolue à ne tenir aucun compte
+de ces protestations. Néanmoins, tout n'étant pas encore prêt, elle
+se sépara en septembre, et s'ajourna au 18 octobre, pour prendre
+les mesures <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> d'exécution. Ces quelques semaines furent
+employées en préparatifs militaires dans les cantons où les radicaux
+étaient le plus les maîtres, à Zurich, à Berne, à Lausanne. Quand
+la diète se trouva de nouveau réunie, le 18 octobre, elle ordonna
+le rassemblement d'une armée de cinquante mille hommes, dont elle
+confia le commandement au général Dufour, officier capable, nullement
+radical, mais se croyant tenu par devoir professionnel d'obéir aux
+autorités fédérales. Enfin, après avoir repoussé les propositions de
+conciliation et de transaction faites au nom de la minorité, elle
+vota, le 4 novembre, l'exécution fédérale contre les cantons du
+Sonderbund. La guerre civile était décrétée.</p>
+
+<h4>V</h4>
+
+<p>L'Europe allait-elle donc assister immobile et muette à ce que M.
+de Barante, à ce moment même, qualifiait justement d' «infamie
+révolutionnaire<a id="footnotetag221" name="footnotetag221"></a><a href="#footnote221" title="Go to footnote 221"><span class="smaller">[221]</span></a>»? Depuis le mois de juillet, il semblait que
+les puissances eussent renoncé à faire aucune démarche pour contenir
+les radicaux. L'Autriche était découragée par le refus de la France,
+la France par celui de l'Angleterre. Notre gouvernement s'était
+contenté d'envoyer sous main des armes et de l'argent à Lucerne;
+Louis-Philippe exposait au comte Apponyi que c'était le meilleur
+moyen d'aider efficacement le Sonderbund, et engageait l'Autriche à
+en faire autant<a id="footnotetag222" name="footnotetag222"></a><a href="#footnote222" title="Go to footnote 222"><span class="smaller">[222]</span></a>. Un moment, dans les premiers jours d'octobre
+1847, M. Guizot, auquel il coûtait beaucoup de ne rien faire, avait
+songé à rassembler des troupes sur la frontière suisse; l'idée lui
+en avait été suggérée par M. de Bois-le-Comte; mais elle fut écartée
+par le conseil des ministres et par le Roi, toujours préoccupé
+<span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> de ne pas se laisser entraîner à l'intervention<a id="footnotetag223" name="footnotetag223"></a><a href="#footnote223" title="Go to footnote 223"><span class="smaller">[223]</span></a>. Voyant
+la guerre civile inévitable, M. Guizot avait fini par se persuader
+que seule elle pourrait fournir l'occasion d'une intervention utile.
+«Voici, écrivait-il, le 13 octobre, à M. de Bois-le-Comte, l'idée
+que je me forme du cours des choses. Si le Sonderbund est attaqué,
+il doit se défendre avec ses propres forces, sans aucun recours à
+l'intervention étrangère. Il est fort possible qu'il réussisse et
+que les premiers succès de sa vigoureuse résistance fassent tomber,
+dans tel ou tel canton, les gouvernements radicaux dont l'union est
+nécessaire pour que la guerre civile continue. Si ce résultat n'est
+pas obtenu, si la guerre civile continue, si le Sonderbund éprouve
+des échecs et tombe dans un péril grave et prolongé, qu'il s'adresse
+à toutes les puissances signataires du traité de Vienne, et réclame,
+au nom de cet acte, leur intervention. Pour nous, tout devient
+possible, dès lors, et efficace pour la Suisse<a id="footnotetag224" name="footnotetag224"></a><a href="#footnote224" title="Go to footnote 224"><span class="smaller">[224]</span></a>.» M. Guizot
+n'oubliait qu'une hypothèse, celle où le Sonderbund serait écrasé
+trop vite pour avoir le temps d'appeler au secours. Était-ce donc une
+éventualité invraisemblable, avec la disproportion énorme des forces?
+Les cantons catholiques n'avaient que 394,000 habitants, généralement
+pauvres, tandis que la population beaucoup plus riche des cantons
+dominés par les radicaux était de 1,867,000 âmes. Mais le souvenir de
+la vaillante et victorieuse résistance de Lucerne, en 1845, faisait
+illusion.</p>
+
+<p>Le gouvernement français était dans ces dispositions, quand lui
+vinrent, du côté où il les attendait le moins, des ouvertures
+tendant à une action diplomatique immédiate. Le 30 octobre 1847, à
+sept heures du soir, M. de Bunsen, ministre de Prusse à Londres,
+accourait assez ému chez le duc de Broglie. «Je quitte lord
+Palmerston, lui dit-il; je l'ai trouvé très préoccupé de la collision
+qui s'approche en Suisse... Il demande si l'on ne pourrait pas
+encore prévenir l'effusion du sang par une démarche collective des
+grandes puissances, et il m'a invité à <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> m'en entretenir avec
+vous.» Et comme le duc de Broglie, fort surpris et un peu sceptique,
+objectait que, se mît-on d'accord, on avait de grandes chances de ne
+pas arriver à temps, M. de Bunsen insista vivement pour qu'on prît
+au sérieux les dispositions nouvelles du <i lang="en">Foreign office</i><a id="footnotetag225" name="footnotetag225"></a><a href="#footnote225" title="Go to footnote 225"><span class="smaller">[225]</span></a>. Par
+une coïncidence significative, le 29 octobre, le chargé d'affaires
+anglais à Berne avait avec M. de Bois-le-Comte une conversation
+analogue. Il lui demandait si l'on allait «laisser écraser ces braves
+gens», et parlait fort mal des radicaux. «Ne ferez-vous donc rien?
+ajoutait-il; un mot de vous suffirait. Ils ont une peur énorme de
+vous; ils sont poltrons, très poltrons.» Notre ambassadeur répondit
+que c'était l'attitude dissidente de l'Angleterre qui avait jusqu'ici
+ôté toute efficacité aux représentations de la France: «Mais enfin,
+répliqua M. Peel, ne pourrions-nous pas nous entendre<a id="footnotetag226" name="footnotetag226"></a><a href="#footnote226" title="Go to footnote 226"><span class="smaller">[226]</span></a>?»</p>
+
+<p>Quel était le secret de ce langage si nouveau? Lord Palmerston
+jugeait-il nécessaire, pour son crédit en Europe, de ne pas trop
+afficher sa complicité avec les radicaux? Ou se flattait-il de nous
+mieux entraver, en feignant de vouloir marcher avec nous? Le duc
+de Broglie trouvait l'ouverture un peu suspecte<a id="footnotetag227" name="footnotetag227"></a><a href="#footnote227" title="Go to footnote 227"><span class="smaller">[227]</span></a>. Néanmoins,
+M. Guizot regrettait trop de ne rien faire, pour ne pas saisir
+l'occasion qui lui était ainsi offerte de tenter quelque chose: si
+faible qu'elle fût, il ne voulut pas laisser échapper la chance
+d'obtenir cet accord à cinq qu'il désirait tant. Sans s'arrêter donc
+à scruter la sincérité de lord Palmerston et de son ami Bunsen,
+il entra vivement dans la voie qu'on lui <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> ouvrait. Il se
+flattait que les petits cantons résisteraient assez pour que la
+diplomatie eût encore le moyen d'agir utilement. «On n'arrivera pas à
+temps pour prévenir la guerre civile, écrivait-il au duc de Broglie,
+et peut-être, pour la solution définitive, vaut-il mieux qu'elle
+commence; mais il y aura quelque chose à faire pour l'arrêter<a id="footnotetag228" name="footnotetag228"></a><a href="#footnote228" title="Go to footnote 228"><span class="smaller">[228]</span></a>.»</p>
+
+<p>Il parut à M. Guizot que le mode d'action qui risquerait le moins
+d'aboutir à l'intervention armée serait une médiation offerte par les
+puissances aux cantons divisés<a id="footnotetag229" name="footnotetag229"></a><a href="#footnote229" title="Go to footnote 229"><span class="smaller">[229]</span></a>. Il ne perdit pas un instant, et,
+dès les premiers jours de novembre, il fut en mesure de proposer aux
+quatre cabinets de Londres, Vienne, Berlin et Saint-Pétersbourg, un
+projet de note identique à envoyer immédiatement aux trois parties en
+présence, cantons radicaux, cantons catholiques et cantons neutres.
+Cette note commençait par exposer les faits; elle rappelait les
+conseils et les avertissements jusqu'alors donnés en vain, l'atteinte
+portée aux conditions essentielles de la Confédération, le droit
+qu'auraient les puissances «de regarder celle-ci comme dissoute et
+de se déclarer déliées des engagements qu'elles avaient contractés
+envers elle»; elle indiquait que, néanmoins, ces puissances avaient
+«résolu de tenter un dernier effort pour arrêter l'effusion du
+sang et empêcher la dissolution violente de la Confédération»;
+distinguant, dans les questions qui divisaient la Suisse, deux
+questions principales, l'une religieuse, l'autre politique, elle
+proposait de déférer la première à l'arbitrage du Pape; quant à
+la seconde, «c'est-à-dire à tout ce qui touchait aux rapports des
+vingt-deux cantons souverains avec la Confédération», les cinq
+puissances offraient leur médiation; l'acceptation de cette médiation
+impliquerait la suspension immédiate des hostilités et l'ouverture
+d'une conférence diplomatique sur un point voisin du théâtre des
+événements; la note se terminait ainsi: «Si les représentations de
+l'Europe <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> n'étaient pas écoutées, si une lutte sanglante,
+qui révolte à la fois la politique et l'humanité, continuait
+malgré ses efforts, le gouvernement du Roi se verrait contraint
+de ne plus consulter que ses devoirs comme membre de la grande
+famille européenne et les intérêts de la France elle-même, et il
+aviserait.» Cette phrase était rédigée à la fois pour ne pas obliger
+à l'intervention armée et pour ne pas l'exclure; chaque puissance
+conservait, sous ce rapport, sa liberté d'action<a id="footnotetag230" name="footnotetag230"></a><a href="#footnote230" title="Go to footnote 230"><span class="smaller">[230]</span></a>.</p>
+
+<p>Les cabinets de Berlin et de Vienne&mdash;le premier surtout&mdash;surent
+grand gré au gouvernement français de son initiative; ils donnèrent
+immédiatement leur adhésion et garantirent celle du cabinet de
+Saint-Pétersbourg<a id="footnotetag231" name="footnotetag231"></a><a href="#footnote231" title="Go to footnote 231"><span class="smaller">[231]</span></a>. La difficulté était à Londres. Lord
+Palmerston se montra d'abord très récalcitrant et même quelque peu
+impertinent. Sur lui, notre principal, notre unique moyen d'action
+était de le menacer de faire la démarche sans l'Angleterre, auquel
+cas elle se trouverait, comme la France en 1840, seule contre quatre.
+Le duc de Broglie, d'accord avec M. Guizot, qui, fort préoccupé de la
+question, correspondait avec lui presque tous les jours, usa beaucoup
+de cette menace. Elle rendait le ministre anglais assez perplexe,
+mais ne le décidait pas. Les jours s'écoulaient, sans qu'il donnât
+de réponse positive. Son calcul paraissait être de faire traîner les
+choses en longueur. Or, pendant ce temps, les hostilités commençaient
+en Suisse. Le 10 novembre, l'armée fédérale envahissait le canton de
+Fribourg, qui, ne se sentant pas en force, capitulait le 15 et se
+voyait livré à tous les excès des vainqueurs. Sans doute, ce n'était
+pas encore là un résultat décisif: le n&oelig;ud de la question était à
+Lucerne, où l'on manifestait l'intention de résister comme en 1845.
+Mais il était bien évident que la diplomatie n'avait plus une heure à
+perdre. Aussi M. Guizot écrivait-il au duc de Broglie: «Si on veut
+traîner, coupez court à toute tentative de ce genre. <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> C'est
+un devoir et une nécessité de se décider et d'agir<a id="footnotetag232" name="footnotetag232"></a><a href="#footnote232" title="Go to footnote 232"><span class="smaller">[232]</span></a>.»</p>
+
+<p>Tout le monde en Angleterre n'approuvait pas le jeu de lord
+Palmerston: plusieurs de ses collègues ne se voyaient pas sans
+préoccupation sur le point d'être séparés de l'Europe et associés
+aux radicaux; le prince Albert et le roi des Belges insistaient pour
+qu'on fît quelque chose en faveur du Sonderbund<a id="footnotetag233" name="footnotetag233"></a><a href="#footnote233" title="Go to footnote 233"><span class="smaller">[233]</span></a>. Ainsi pressé,
+le chef du <i lang="en">Foreign office</i> se décida, le 16 novembre, à modifier sa
+tactique; il parut entrer dans l'idée de la médiation; seulement, il
+proposa une autre rédaction pour la note identique. Dans son projet,
+plus un mot de blâme contre les violences des radicaux, de réserve
+en faveur de l'indépendance des cantons et de la liberté religieuse;
+une apparence d'impartialité entre les deux parties, qui dissimulait
+mal une préférence pour la diète; tranchant par avance, contre le
+Sonderbund, la principale contestation, il prétendait établir, comme
+condition même de la médiation, l'expulsion des Jésuites; enfin, il
+demandait que la conférence se tînt à Londres<a id="footnotetag234" name="footnotetag234"></a><a href="#footnote234" title="Go to footnote 234"><span class="smaller">[234]</span></a>.</p>
+
+<p>Une question de conduite fort délicate se posa alors pour le
+gouvernement français. Devait-il interpréter comme un refus une
+contre-proposition témoignant de sentiments si différents des siens,
+renoncer au concours de l'Angleterre et agir avec les trois autres
+puissances? Ou bien devait-il prendre en considération le projet de
+lord Palmerston, sauf à négocier pour obtenir quelque atténuation
+des passages les plus choquants? Autour de lui, les meilleurs
+esprits étaient divisés. M. Désages penchait pour le premier parti:
+à son avis, c'était duperie de courir après lord Palmerston, qui
+se jouait de nous; nous manquerions ainsi à ce que nous devions
+aux autres puissances, avec lesquelles nous avions déjà lié partie
+avant la dernière ouverture de l'Angleterre et envers lesquelles
+«notre <span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> honneur était engagé». À ceux qui s'effarouchaient
+de voir la France se rapprocher des puissances absolutistes, M.
+Désages répondait: «En communiquant avec les cours continentales,
+avons-nous pris leur drapeau? avons-nous accepté toutes leurs idées?
+nous sommes-nous mis, en un mot, à leur dévotion et à leur suite?
+Assurément non. Nous leur avons demandé de nous laisser faire, de
+se mettre derrière nous<a id="footnotetag235" name="footnotetag235"></a><a href="#footnote235" title="Go to footnote 235"><span class="smaller">[235]</span></a>.» L'opinion contraire avait pour elle
+une autorité plus considérable encore, celle du duc de Broglie.
+Non que celui-ci partageât les sympathies de lord Palmerston pour
+les radicaux suisses. «Il n'y a jamais eu, depuis l'origine du
+monde, écrivait-il à son fils, une meilleure cause que celle du
+Sonderbund<a id="footnotetag236" name="footnotetag236"></a><a href="#footnote236" title="Go to footnote 236"><span class="smaller">[236]</span></a>.» Mais nul n'avait un sentiment plus vif des dangers
+d'une intervention prématurée. «Intervenir, disait-il, sans être
+appelé par personne, avec la certitude d'être désavoué par tous
+les conservateurs de la Suisse (je n'en ai pas encore trouvé un
+seul qui n'en repousse l'idée avec horreur), intervenir sans aucune
+chance de pouvoir y établir des gouvernements en état de se soutenir
+par eux-mêmes, sans savoir, par conséquent, combien d'années il y
+faudrait faire le métier de geôliers et de gendarmes, et cela dans
+l'état actuel de l'Allemagne, de l'Italie et de la France, cela me
+paraissait, je l'avoue, le comble de la déraison<a id="footnotetag237" name="footnotetag237"></a><a href="#footnote237" title="Go to footnote 237"><span class="smaller">[237]</span></a>.» C'était à
+cette extrémité qu'il craignait que la France ne fût amenée par
+une action «à quatre» avec l'Autriche, la Prusse et la Russie.
+«L'Angleterre écartée, écrivait-il à M. Guizot, nous sommes un contre
+trois dans la médiation. Une fois la médiation rejetée, et elle le
+sera certainement, il faut faire quelque chose, et nous sommes à la
+discrétion de l'Autriche. Voilà mon inquiétude. Il dépend de M. de
+Metternich, en <span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> envoyant un bataillon dans le Tessin ou à
+Schaffouse, de nous faire occuper Lausanne. Or, cela est grave<a id="footnotetag238" name="footnotetag238"></a><a href="#footnote238" title="Go to footnote 238"><span class="smaller">[238]</span></a>.»
+Élargissant d'ailleurs la question, le duc de Broglie était conduit à
+juger l'évolution faite, en ce moment, par le gouvernement français
+vers les puissances de l'Est et à peser les avantages comparés des
+alliances continentales et de l'alliance anglaise. «Nous n'avons en
+Europe que des ennemis, écrivait-il à M. Désages, dont il connaissait
+les vues différentes. Nous avons des ennemis permanents: ce sont les
+cours continentales; ennemis prudents, sensés, éclairés sur leurs
+intérêts, qui ne nous feront jamais que le mal qui ne leur est pas
+nuisible et qui nous feront quelquefois le bien qui leur est utile.
+N'en attendez rien de plus, ou vous y serez pris. Nous avons un
+ennemi accidentel: c'est l'Angleterre égarée par lord Palmerston;
+ennemi violent, actif, persévérant, et qui nous fera toujours tout
+le mal qu'il osera nous faire. Notre jeu est d'opposer, tour à tour,
+ces inimitiés l'une à l'autre, de défendre l'ordre avec les cours
+continentales et la liberté avec l'Angleterre, sans nous laisser
+entraîner à la Sainte-Alliance dans le premier cas, ni au radicalisme
+dans le second. En passant ainsi de l'un à l'autre, sans compter
+sur l'un ni sur l'autre, nous leur donnerons souvent de l'humeur:
+il faut s'y résigner quand on ne peut l'éviter. Point d'illusion,
+point de découragement, point d'abandon envers personne; toujours
+peser ses paroles, et n'en point dire qui soient oiseuses<a id="footnotetag239" name="footnotetag239"></a><a href="#footnote239" title="Go to footnote 239"><span class="smaller">[239]</span></a>.»
+Il écrivait encore au même correspondant: «Il n'y a point pour
+nous, dans les cours du continent, de sympathie proprement dite,
+de sympathie permanente, assurée, qui puisse servir de base à une
+alliance durable et complète. Entre nous et ces cours, l'entente
+ne peut s'établir que là où nous nous rencontrons dans un intérêt
+commun de conservation, de paix et d'ordre, dans une question où
+l'existence des traités est en jeu, où il s'agit de les faire
+respecter par qui de droit; et encore devons-nous veiller à ce que
+cet accord ne fasse pas disparaître notre <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> drapeau d'État
+libre et constitutionnel, pour lui substituer celui des puissances
+absolutistes. Plus ou moins, il faut toujours lutter pour prévenir
+la confusion. Avec l'Angleterre, à la condition de ne traiter avec
+elle que d'égal à égal, de savoir lui résister à propos, les raisons
+et les chances de bonne entente, d'alliance sympathique et durable,
+existent. La politique de conservation surtout, quand elle est celle
+des deux cabinets, leur est d'autant plus facile à poursuivre en
+commun, qu'ils sont constitutionnellement portés, l'un et l'autre, à
+la dégager de ce caractère d'absolutisme ou d'exclusivisme qui lui
+aliénerait l'opinion publique. Il est donc évident que toutes les
+fois que nous trouvons l'Angleterre prête à marcher avec nous dans
+cette voie, à ces conditions et avec cette mesure, nous ne devons
+rien négliger pour écarter les obstacles qui contrarieraient l'action
+commune<a id="footnotetag240" name="footnotetag240"></a><a href="#footnote240" title="Go to footnote 240"><span class="smaller">[240]</span></a>.» On le voit, le duc de Broglie conservait quelque chose
+des préventions qui lui avaient déjà fait combattre si vivement, en
+1834 et 1835, la tendance du Roi à se rapprocher de l'Autriche<a id="footnotetag241" name="footnotetag241"></a><a href="#footnote241" title="Go to footnote 241"><span class="smaller">[241]</span></a>.
+Peut-être ne tenait-il pas assez compte des changements survenus
+depuis. En tout cas, c'étaient ces sentiments généraux qui, dans la
+question particulière de la Suisse, le portaient à faire beaucoup
+de sacrifices pour ne pas se trouver séparé de l'Angleterre. Il ne
+se dissimulait pas cependant que continuer la négociation avec lord
+Palmerston, c'était lui fournir une nouvelle occasion de traîner les
+choses en longueur. Cette perspective ne l'effrayait pas beaucoup.
+Au fond, il jugeait l'affaire de la médiation mal engagée et se
+serait consolé de ne pas la voir aboutir. «Je crois, écrivait-il à
+M. Guizot, qu'il y a tout à gagner maintenant à différer. Si Lucerne
+doit résister, rien n'arrivera à temps; l'attaque est en train.
+Si Lucerne doit imiter Fribourg, et que toute cette affaire du
+Sonderbund tourne en déroute de Méhémet-Ali, couvrant de ridicule ses
+malencontreux protecteurs, il ne faut pas faire une démonstration
+<span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> éclatante, car le ridicule en serait plus grand. Pour que
+la médiation ait un sens, il faut qu'il y ait des belligérants,
+il faut qu'il y ait des gens qui se battent. J'ajoute qu'après le
+rejet de l'offre anglaise, la médiation n'est qu'une forme; c'est
+une offre qui, venant des quatre puissances seulement, sera rejetée
+avec insolence. Et puis après, que ferons-nous? L'offre anglaise me
+paraît en ce moment une bonne fortune, ne fût-ce que pour gagner du
+temps et savoir si le Sonderbund est une réalité ou si ce n'est qu'un
+fantôme<a id="footnotetag242" name="footnotetag242"></a><a href="#footnote242" title="Go to footnote 242"><span class="smaller">[242]</span></a>.» Il ajoutait, dans une lettre à M. Désages: «Quant à
+l'avenir de tout ceci, le plus vraisemblable, c'est que nous ne nous
+mettrons pas d'accord, et que, dussions-nous nous mettre d'accord,
+le pauvre Sonderbund sera mort et enterré, avant que nous puissions
+arriver sur le champ de bataille avec nos paperasses<a id="footnotetag243" name="footnotetag243"></a><a href="#footnote243" title="Go to footnote 243"><span class="smaller">[243]</span></a>.»</p>
+
+<p>M. Guizot ne partageait pas les préventions de son ambassadeur contre
+une action commune avec l'Autriche et les puissances continentales;
+on sait au contraire que, sans vouloir aucunement se mettre à
+leur remorque, il estimait que ce rapprochement était dans les
+nécessités de la situation. Il avait également plus confiance que le
+duc de Broglie dans l'efficacité possible de la médiation et dans
+la résistance du Sonderbund. Mais, autant que lui, il désirait le
+concours de l'Angleterre. Il craignait, en rompant avec elle, d'ôter
+tout effet aux démarches qui seraient faites en Suisse. Il craignait
+aussi de fournir, en France, une arme redoutable à l'opposition,
+déjà si animée contre la politique suivie dans les affaires suisses.
+Ne voulant donc rien négliger pour obtenir, s'il était possible, un
+concours si précieux, il fit décider par le conseil des ministres,
+sans perdre un jour, que le contre-projet anglais serait pris en
+considération, sauf à demander quelques modifications de rédaction.
+«Je suis bien aise, écrivait-il, le 18 novembre, au duc de Broglie,
+de donner cette preuve de fait que je mets toujours le même prix à
+l'entente avec l'Angleterre, <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> et que je n'ai pas la moindre
+envie de son isolement<a id="footnotetag244" name="footnotetag244"></a><a href="#footnote244" title="Go to footnote 244"><span class="smaller">[244]</span></a>.»</p>
+
+<p>Dès le 20 novembre, le duc de Broglie voyait lord Palmerston et
+s'accordait avec lui, sans trop de difficulté, sur les modifications
+désirées par M. Guizot. La principale portait sur la question
+des Jésuites; entre la première rédaction française se bornant
+à stipuler l'arbitrage du Pape, et le contre-projet anglais ne
+parlant plus du Pape et posant comme condition l'expulsion de
+ces religieux, on adoptait cette rédaction intermédiaire: «Les
+sept cantons du Sonderbund s'adresseront au Saint-Siège, pour lui
+demander s'il ne convient pas, dans l'intérêt de la paix et de la
+religion, d'interdire à l'Ordre des Jésuites tout établissement
+sur le territoire de la Confédération helvétique<a id="footnotetag245" name="footnotetag245"></a><a href="#footnote245" title="Go to footnote 245"><span class="smaller">[245]</span></a>.» Malgré
+le succès apparent de sa négociation, le duc de Broglie n'en
+demeurait pas moins fort sceptique sur le résultat final. «Nous
+essayons, écrivait-il à son fils, une médiation qui est bien la
+plus malencontreuse qu'il soit possible d'imaginer. Il ne s'agit
+de rien moins que de faire passer dans le même bateau le loup, la
+chèvre et le chou, M. de Metternich, M. Guizot et lord Palmerston.
+La langue n'a point assez de souplesse pour inventer les équivoques
+qui seraient nécessaires en pareil cas. Ainsi, moi qui ne suis
+chargé que du loup, je l'ai un peu apprivoisé, mais pas assez pour
+que nous en venions à nos fins. Tout cela n'est que de l'encre et
+du papier perdus. Les radicaux seront maîtres de toute la Suisse,
+moins peut-être les vallées inaccessibles pendant l'hiver, avant que
+nous ayons mis nos points et nos virgules, et que nous soyons venus
+à bout, je ne dis pas de nous entendre, mais au contraire de ne pas
+nous entendre, c'est-à-dire de cesser de nous imputer mutuellement
+des perfidies, des desseins cachés, des <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> ambitions
+dissimulées. Je ne connais pas de plus triste et de plus déplorable
+tâche que celle-là<a id="footnotetag246" name="footnotetag246"></a><a href="#footnote246" title="Go to footnote 246"><span class="smaller">[246]</span></a>.»</p>
+
+<p>Avec les corrections obtenues par le duc de Broglie, le contre-projet
+anglais parut à M. Guizot, sinon satisfaisant, du moins acceptable.
+Restait à le faire agréer aux trois autres puissances. C'était là
+une autre difficulté. En effet, aussitôt avait-on connu, à Berlin et
+à Vienne, la première rédaction de lord Palmerston, qu'on l'avait
+déclarée dérisoire, impertinente, et l'on en avait conclu qu'il
+fallait agir sans l'Angleterre. «Si nous entrons en négociations
+avec lord Palmerston, disait M. de Canitz, ministre des affaires
+étrangères de Prusse, nous n'aboutirons à rien; nous n'arriverons
+même pas à temps pour l'enterrement.» Les hommes d'État de Berlin,
+naguère si portés vers l'alliance anglaise et si hostiles à la
+France, proclamaient très haut que «lord Palmerston était le
+représentant du principe révolutionnaire, et que toute la cause du
+principe conservateur était remise aux mains du gouvernement du roi
+Louis-Philippe<a id="footnotetag247" name="footnotetag247"></a><a href="#footnote247" title="Go to footnote 247"><span class="smaller">[247]</span></a>». M. de Metternich n'était pas moins animé<a id="footnotetag248" name="footnotetag248"></a><a href="#footnote248" title="Go to footnote 248"><span class="smaller">[248]</span></a>.
+M. Guizot entreprit cependant d'amener les trois cours de l'Est à
+se contenter du contre-projet amendé par lui. «Lord Palmerston,
+leur fit-il remarquer, abandonne son principe, l'illégitimité du
+Sonderbund; il met les deux parties belligérantes sur le même niveau
+et traite avec toutes deux; il se joint à nous pour l'offre et les
+bases essentielles de la médiation en commun: grand désappointement
+et rude coup pour les radicaux. Si la médiation est acceptée et
+réussit, le but est atteint. Si elle est refusée ou si elle échoue,
+nous rentrons tous dans notre pleine liberté. Nous pourrons faire
+alors, s'il y a lieu, d'autres pas à quatre, à trois, à deux; mais
+nous aurons fait les premiers pas à cinq<a id="footnotetag249" name="footnotetag249"></a><a href="#footnote249" title="Go to footnote 249"><span class="smaller">[249]</span></a>.» Le temps manquant
+pour attendre la réponse des <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> cabinets eux-mêmes, notre
+ministre, employant un procédé auquel Casimir Périer avait eu
+souvent recours, réunit chez lui, le 24 novembre, les ambassadeurs
+d'Autriche, de Prusse et de Russie. Fortement chapitrés par lui,
+le comte Apponyi et le comte Arnim prirent sur eux d'accepter le
+contre-projet, et s'engagèrent, dès qu'il aurait été définitivement
+approuvé à Londres, à le transmettre aux représentants de leurs
+cours à Berne. L'ambassadeur de Russie, par manque d'instructions,
+ne put prendre le même engagement; mais il approuva la conduite de
+ses collègues et fit espérer l'adhésion de sa cour<a id="footnotetag250" name="footnotetag250"></a><a href="#footnote250" title="Go to footnote 250"><span class="smaller">[250]</span></a>. L'influence
+ainsi exercée par M. Guizot sur les ambassadeurs étrangers n'était
+pas une médiocre preuve de la grande situation qu'il s'était faite
+en Europe<a id="footnotetag251" name="footnotetag251"></a><a href="#footnote251" title="Go to footnote 251"><span class="smaller">[251]</span></a>. En possession de cette adhésion, il l'annonça, le
+jour même, au duc de Broglie et le pressa de tout conclure: «On avait
+bonne envie, lui écrivait-il, de laisser l'Angleterre seule. Nous
+n'avons pas cédé à cette envie. Nous comptons qu'en retour toute
+lenteur, toute petite difficulté disparaîtront, et que le prochain
+courrier m'apportera la signature anglaise<a id="footnotetag252" name="footnotetag252"></a><a href="#footnote252" title="Go to footnote 252"><span class="smaller">[252]</span></a>.»</p>
+
+<p>Mais, avec lord Palmerston, on n'était jamais au bout des surprises
+désagréables. Informé, le 26 novembre, par le duc de Broglie, que
+les autres puissances acceptaient son contre-projet amendé, il
+prétendit remettre en question certains points de la rédaction,
+notamment ceux qui avaient trait aux Jésuites. Notre ambassadeur lui
+rappela fermement la parole donnée. Pendant trois heures, Palmerston
+essaya de toutes les mauvaises chicanes pour échapper à son pressant
+interlocuteur; il n'y parvint pas et dut finir par donner l'assurance
+qu'il ferait remettre la note aux belligérants suisses en même temps
+que les représentants des autres puissances<a id="footnotetag253" name="footnotetag253"></a><a href="#footnote253" title="Go to footnote 253"><span class="smaller">[253]</span></a>. «Ouf! ce n'est
+pas sans peine, écrivait le duc de Broglie à M. Guizot, <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> au
+sortir de cette conférence. Il m'a fallu recourir aux grands moyens
+et peindre à lord Palmerston, sous les plus noires couleurs, la
+position de l'Angleterre dans l'isolement. J'ai employé, dans cette
+discussion, tout ce que le ciel m'a donné de présence d'esprit, de
+subtilité, de ressources d'argumentation, de résolution obstinée.
+Enfin, je l'ai décidé à lâcher prise<a id="footnotetag254" name="footnotetag254"></a><a href="#footnote254" title="Go to footnote 254"><span class="smaller">[254]</span></a>.»</p>
+
+<p>Tout paraissait donc conclu, et il n'y avait plus qu'à agir. Le 28
+novembre, M. Guizot, le comte Apponyi et le comte Arnim envoyaient
+aux représentants de la France, de l'Autriche et de la Prusse à
+Berne, la note identique que ceux-ci devaient remettre à la diète et
+au Sonderbund. Avis nous avait été donné de Londres, le 27, que sir
+Stratford-Canning était envoyé en Suisse avec la même mission. La
+Russie devait suivre prochainement.</p>
+
+<p>Pendant que les puissances, systématiquement entravées par lord
+Palmerston, avaient tant de peine à se mettre en mouvement, les
+radicaux, en Suisse, précipitaient les événements. Aussitôt Fribourg
+soumis, le général Dufour avait marché sur Lucerne. Chacun sentait
+que là devait se livrer la bataille décisive. «La Suisse entière,
+écrivait l'ambassadeur de France à Berne, est dans une attente
+pleine de passion et d'anxiété, les yeux tournés vers Lucerne.» Les
+forces des deux partis étaient singulièrement inégales. L'armée du
+général Dufour ne comptait pas moins de 50,000 hommes de troupes de
+première ligne, de 30,000 hommes de réserve et de 172 canons; les
+officiers et les soldats étaient loin d'être tous des radicaux, mais,
+suivant l'exemple du général Dufour, ils obéissaient à la diète.
+Le Sonderbund n'avait pas en tout 25,000 combattants, médiocrement
+commandés; pas de direction d'ensemble bien acceptée; chacun des
+sept cantons se <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> préoccupait de retenir ses hommes sur son
+territoire pour le défendre contre l'invasion radicale. L'armée de la
+diète avait pour elle plus encore que la supériorité du nombre, de
+l'armement et du commandement: c'était de paraître l'armée régulière
+de la Confédération; en voyant s'avancer contre eux des troupes
+portant le brassard fédéral, ceux-là mêmes qui, en 1845, avaient si
+gaillardement culbuté les corps francs, éprouvaient, en dépit de leur
+bon droit, un sentiment d'incertitude et de trouble. La lutte fut
+courte et sans éclat. Après quelques escarmouches, Lucerne se soumit,
+le 24 novembre. Du coup, le Sonderbund était mort, et la résistance
+partielle qui se prolongea encore quelques jours dans les cantons
+d'Uri et du Valais, n'avait aucune importance. Sans honneur pour les
+vainqueurs, dont le succès n'était qu'un grossier et odieux abus de
+la force, la lutte fut aussi sans honneur pour les vaincus, dont la
+prompte capitulation ne parut pas en harmonie avec leur attitude
+jusque-là si fière<a id="footnotetag255" name="footnotetag255"></a><a href="#footnote255" title="Go to footnote 255"><span class="smaller">[255]</span></a>.</p>
+
+<p>Ainsi, au moment où la diplomatie, sans nouvelles des opérations
+militaires, parvenait enfin à arracher le consentement du
+gouvernement anglais et lançait l'offre de médiation, l'un des
+belligérants, entre lesquels elle prétendait s'interposer, était déjà
+écrasé. C'était bien en prévision de ce résultat que lord Palmerston
+avait fait traîner les négociations préliminaires. Il ne s'était pas
+d'ailleurs contenté de retarder les puissances. Tandis qu'à Londres
+il feignait de chercher, de concert avec les autres cabinets, le
+moyen de contenir le gouvernement fédéral et de prévenir la guerre
+civile, il se montrait, à Berne, impatient d'applaudir au succès
+de ce gouvernement et le pressait de précipiter son attaque. Le
+chapelain de la légation <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> britannique avait même été envoyé
+au camp du général Dufour, pour l'avertir que le chef du <i lang="en">Foreign
+office</i>, ne pouvant résister plus longtemps à la pression de la
+France, allait signer la note identique, et qu'il n'y avait pas un
+instant à perdre pour abattre Lucerne avant que la note arrivât à
+destination. Après l'événement, notre chargé d'affaires se donna
+le plaisir de faire confesser, devant témoins, cette démarche, par
+M. Peel lui-même. «Avouez, lui dit-il, que vous nous avez joué un
+tour, en pressant les événements.» Et comme le diplomate anglais se
+taisait, notre agent insista: «Pourquoi faire le mystérieux? Après
+une partie, on peut bien dire le jeu qu'on a joué.&mdash;Eh bien, c'est
+vrai, dit alors M. Peel, j'ai fait dire au général Dufour d'en
+finir vite<a id="footnotetag256" name="footnotetag256"></a><a href="#footnote256" title="Go to footnote 256"><span class="smaller">[256]</span></a>.» Il est vrai que, quant à lui, M. Peel n'était pas
+complice du double jeu de son ministre; il n'était associé qu'à la
+partie radicale de sa politique; quand il avait appris que lord
+Palmerston signait la note identique, il n'avait pu contenir sa
+surprise et son émotion. «Si je pouvais, disait-il à notre agent,
+montrer les dépêches de lord Palmerston, on penserait, comme moi,
+que je ne saurais remettre la note qu'il m'annonce. Je donnerai ma
+démission plutôt que de le faire. Eh! le puis-je donc, en effet,
+quand je viens de faire une visite à M. Ochsenbein dans un sens tout
+opposé? Vous comprenez que je ne me suis pas lié avec des gens comme
+les radicaux, par amitié pour eux. Mais la guerre est finie, et l'on
+m'a fait jouer un rôle qui me blesse beaucoup<a id="footnotetag257" name="footnotetag257"></a><a href="#footnote257" title="Go to footnote 257"><span class="smaller">[257]</span></a>.» Voilà de quelle
+loyauté usait le ministre qui s'indignait si fort de nos prétendues
+dissimulations dans l'affaire des mariages espagnols!</p>
+
+<p>Quel effet pouvaient avoir désormais la note identique et l'offre de
+médiation? Quand cette note arriva en Suisse, le 30 novembre, c'est
+à peine si les derniers débris du Sonderbund s'agitaient encore
+dans le Valais. Les ambassadeurs de <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> France, d'Autriche
+et de Prusse la firent remettre cependant aux deux parties. Le
+gouvernement anglais prit prétexte des événements survenus pour
+s'abstenir, préférant sans doute rester sur les félicitations que son
+représentant avait adressées aux vainqueurs. «Du moment où il n'y
+a plus de lutte, disait-on au <i lang="en">Foreign office</i>, il ne saurait être
+question de médiation.» Les radicaux suisses n'avaient pas dès lors
+à se gêner. Par une note, en date du 7 décembre, ils repoussèrent la
+médiation, déclarant qu'il n'y avait jamais eu de guerre civile, mais
+seulement une exécution armée des décrets de la diète. Ils poussèrent
+l'impertinence jusqu'à demander à Paris que M. de Bois-le-Comte fût
+rappelé pour avoir pris ouvertement le parti des «rebelles<a id="footnotetag258" name="footnotetag258"></a><a href="#footnote258" title="Go to footnote 258"><span class="smaller">[258]</span></a>». En
+même temps, dans l'usage qu'ils faisaient de leur victoire contre la
+minorité vaincue, ils montraient un mépris cynique de tout droit, de
+toute justice, de toute liberté. Plusieurs semaines après, le duc de
+Broglie, dont on connaît pourtant l'esprit mesuré, ne pouvait pas
+encore parler de ces excès sans un frémissement d'indignation. «Dieu,
+disait-il, a voulu, dans ses desseins impénétrables, que l'&oelig;uvre
+de destruction, que l'&oelig;uvre d'iniquité s'accomplît; il a voulu,
+pour notre enseignement à tous, que nous revissions encore une fois
+à l'&oelig;uvre et dans son triomphe le principe qui domine aujourd'hui
+dans la Confédération helvétique et qui paraît relever la tête sur
+plusieurs points de l'Europe; il a voulu que nous revissions encore,
+après soixante ans, la conquête avec ses exigences implacables,
+l'occupation militaire avec ses exactions cupides, la profanation des
+lieux saints, la dévastation des choses saintes, les proscriptions en
+masse, les confiscations en bloc, des gouvernements révolutionnaires
+improvisés à la pointe des baïonnettes, et improvisant, à leur
+tour, sous le nom de lois, l'inquisition et la persécution, aux
+acclamations de la populace<a id="footnotetag259" name="footnotetag259"></a><a href="#footnote259" title="Go to footnote 259"><span class="smaller">[259]</span></a>.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> Les circonstances auraient-elles permis au gouvernement
+français de faire mieux? En tout cas, force était de reconnaître que,
+jusqu'alors, sa campagne diplomatique, dans les affaires de Suisse,
+avait été peu heureuse. Il s'était trompé sur la force de résistance
+du Sonderbund, comme, en 1840, sur celle de Méhémet-Ali. Il s'était
+laissé duper par lord Palmerston, genre de mésaventure qui fait
+toujours faire à un gouvernement une figure assez fâcheuse et un
+peu ridicule, alors même qu'il peut se plaindre d'avoir été victime
+de man&oelig;uvres déloyales. Il avait mis en mouvement les grandes
+puissances de l'Europe, pour leur faire essuyer, en fin de cause, le
+refus insolent des radicaux de Berne. Les clients qu'il avait voulu
+protéger, d'accord avec les autres cours du continent, ces clients
+dont la cause était celle de l'ordre, du droit, de la liberté,
+avaient été écrasés sous ses yeux, sans avoir reçu de lui aucun
+secours efficace. Les amis de M. Guizot ne pouvaient se dissimuler
+qu'il y avait là «un véritable échec pour la cause monarchique et
+conservatrice», et aussi «quelque humiliation pour le gouvernement
+français<a id="footnotetag260" name="footnotetag260"></a><a href="#footnote260" title="Go to footnote 260"><span class="smaller">[260]</span></a>». Par contre, ses adversaires se sentaient encouragés
+à le prendre de plus haut encore, soit dans la presse, soit dans
+les banquets alors en pleine activité, avec une politique qui
+venait de se montrer aussi impuissante; tous leurs applaudissements
+étaient pour lord Palmerston qu'ils félicitaient d'avoir joué notre
+gouvernement, pour les radicaux de la diète dont ils partageaient le
+triomphe.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> VI</h4>
+
+<p>À Vienne comme à Berlin, on n'était nullement disposé à rester sur
+l'insuccès des premières démarches. M. de Metternich proclamait,
+au contraire, que l'écrasement du Sonderbund rendait le devoir de
+l'Europe plus pressant encore, son droit plus évident<a id="footnotetag261" name="footnotetag261"></a><a href="#footnote261" title="Go to footnote 261"><span class="smaller">[261]</span></a>. M.
+de Canitz disait au ministre de France: «Peut-on accepter, parce
+que cela plaît à lord Palmerston, l'énorme échec que vient de
+subir le parti conservateur en Europe<a id="footnotetag262" name="footnotetag262"></a><a href="#footnote262" title="Go to footnote 262"><span class="smaller">[262]</span></a>?» Seulement, que faire?
+Dans les deux cabinets allemands, se manifestait fortement cette
+double conviction, d'abord qu'il n'y avait rien à faire avec lord
+Palmerston, ensuite qu'on ne pouvait rien faire sans M. Guizot;
+que l'un était l'ennemi forcé, l'autre le sauveur possible. Cela
+ressortait des dépêches écrites par M. de Metternich à cette époque:
+en même temps qu'il se plaignait amèrement de la mauvaise foi de
+lord Palmerston et qu'il se déclarait résolu à ne pas être une
+seconde fois sa dupe<a id="footnotetag263" name="footnotetag263"></a><a href="#footnote263" title="Go to footnote 263"><span class="smaller">[263]</span></a>, il témoignait sa confiance en M. Guizot
+et exprimait le v&oelig;u qu'il prît la direction de la campagne. «M.
+Guizot voit les choses telles qu'elles sont, disait-il à notre
+ambassadeur; avec un esprit comme le sien, je suis toujours sûr
+de m'entendre, et je serai toujours prêt à marcher.» Il ajoutait
+qu'il «attendait du ministre français le nouveau plan de conduite
+à tenir<a id="footnotetag264" name="footnotetag264"></a><a href="#footnote264" title="Go to footnote 264"><span class="smaller">[264]</span></a>». Ces sentiments étaient peut-être plus vifs encore à
+Berlin; le marquis de Dalmatie les notait, presque jour par jour,
+dans sa correspondance avec M. Guizot. «Le cabinet prussien,
+écrivait-il, qui naguère <span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> encore se tenait tellement
+rapproché de l'Angleterre, en est bien loin aujourd'hui. Si je
+compare le langage d'aujourd'hui à celui d'il y a un an, quelle
+distance! Et cette comparaison est ici dans toutes les bouches. On
+dit tout haut, aujourd'hui, que lord Palmerston est le représentant
+du principe révolutionnaire, et que toute la cause du principe
+conservateur est remise aux mains du gouvernement français... Le
+fait seul d'en être venu à un tel éloignement de l'Angleterre, que
+je pourrais, après une liaison aussi intime, presque l'appeler une
+rupture, ce fait peut vous donner la mesure de la préoccupation
+dans laquelle on est ici. Aussi ne se repose-t-on que sur la
+fermeté du gouvernement français pour soutenir la cause commune.»
+Si M. de Canitz montrait quelque inquiétude, c'était quand il
+croyait qu'à Paris on lui gardait rancune de son mauvais vouloir
+passé. «Pourquoi ne veut-on pas de nous?» demandait-il humblement
+au marquis de Dalmatie, et il revenait alors sur sa conduite dans
+l'affaire des mariages espagnols, pour chercher à l'excuser<a id="footnotetag265" name="footnotetag265"></a><a href="#footnote265" title="Go to footnote 265"><span class="smaller">[265]</span></a>.
+Lord Westmorland, ministre d'Angleterre, qui rentrait à Berlin, dans
+les premiers jours de décembre, après un assez long congé, était
+tout surpris du changement des esprits; sa femme disait à un ami
+«qu'elle voyait avec douleur combien lord Palmerston avait aliéné de
+l'Angleterre tout le continent<a id="footnotetag266" name="footnotetag266"></a><a href="#footnote266" title="Go to footnote 266"><span class="smaller">[266]</span></a>». Vainement, de Londres, M. de
+Bunsen tâchait-il de ramener son gouvernement à une appréciation des
+affaires suisses, moins contraire à celle du <i lang="en">Foreign office</i>; M. de
+Canitz ne cachait pas la méfiance que lui inspiraient les rapports
+de cet agent. Frédéric-Guillaume lui-même entreprenait, avec une
+ardeur singulière, de convertir «son ami Bunsen» à des idées plus
+saines. «De quoi s'agit-il en Suisse, lui écrivait-il, et pour nous
+et pour les grandes puissances?... D'une seule question que j'appelle
+l'épidémie du radicalisme. Le radicalisme, c'est-à-dire la secte qui
+a scientifiquement rompu avec le christianisme, avec Dieu, avec tout
+<span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> droit établi, avec toutes les lois divines et humaines.
+Cette secte-là, en Suisse, va-t-elle, oui ou non, s'emparer de la
+souveraineté par le meurtre, à travers le sang, à travers les larmes,
+et mettre en péril l'Europe entière? Voilà ce dont il s'agit. Cette
+pensée, qui est la mienne, doit être aussi la vôtre; elle doit être
+celle de tous mes représentants auprès des grandes puissances. À
+cette condition seulement, vous et eux, vous agirez efficacement dans
+le sens de ma politique et de ma volonté. Il est de toute évidence,
+à mes yeux, que la victoire de la secte sans Dieu et sans droit,
+dont les partisans augmentent de jour en jour (comme la boue dans
+les jours de pluie), particulièrement en Allemagne, il est, dis-je,
+de toute évidence que cette victoire établira un puissant foyer
+de contagion pour l'Allemagne, l'Italie, la France, un vrai foyer
+d'infection dont l'influence sera incalculable et effroyable... Le
+cabinet anglais ne considère pas la situation des choses au point de
+vue des dangers que court le droit européen, cela est parfaitement
+clair; quant à vous, très cher Bunsen, la voyez-vous ainsi que je la
+vois? Cela ne m'est pas clair du tout. C'est pourquoi je vous écris,
+car vous devez,&mdash;il le faut,&mdash;vous devez voir les choses comme moi,
+et agir en conséquence, brûlant du feu sacré, parlant, conseillant,
+n'ayant ni repos ni cesse, aussi longtemps que durera l'affaire<a id="footnotetag267" name="footnotetag267"></a><a href="#footnote267" title="Go to footnote 267"><span class="smaller">[267]</span></a>.»</p>
+
+<p>À Berlin comme à Vienne, c'était donc vers Paris qu'on tournait les
+yeux, de Paris qu'on attendait une initiative et une direction.
+Ainsi apparaît-il que la campagne diplomatique qui, à regarder ses
+résultats en Suisse, avait jusqu'alors si mal réussi, influait
+cependant heureusement sur la situation de la France en Europe.
+M. Guizot, comprenant l'importance du rôle offert à son pays,
+était décidé à ne pas tromper l'attente des puissances. Il s'en
+expliquait ainsi dans la correspondance presque journalière qu'il
+avait alors avec le duc de Broglie: «Le Prussien et l'Autrichien ne
+nous demandent pas d'adopter leur politique, mais de les mettre à
+couvert sous <span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> la nôtre. Nous sommes évidemment à ce point
+critique où la bonne politique française peut devenir, de gré ou de
+force, par conviction ou nécessité, la politique européenne. Crise
+décisive pour l'affermissement de notre établissement de Juillet et
+la grandeur nouvelle de notre pays.» Il ajoutait, un autre jour: «La
+question est posée plus grandement et plus nettement que jamais,
+entre la politique conservatrice et la politique révolutionnaire.
+L'Italie est certainement au bout de la Suisse; peut-être même
+l'Allemagne.» Et encore: «Lord Palmerston veut rester le patron des
+radicaux, les protéger dans leurs embarras et profiter de leurs
+victoires. Or, plus je vois les radicaux à l'&oelig;uvre, &oelig;uvre
+sérieuse ou frivole, guerre civile ou banquets, plus je les méprise
+et redoute leur empire. Je suis convaincu que nous entrons dans une
+recrudescence générale, européenne, de la lutte engagée entre eux et
+nous. Notre position, dans cette lutte, est excellente aujourd'hui,
+car, en fondant un gouvernement libre, nous avons fait nos preuves
+comme gouvernement régulier, et nous sommes les modérateurs naturels,
+acceptés, de cette lutte, acceptés par les gouvernements eux-mêmes,
+comme par la portion honnête et sensée des populations. Toute
+notre politique doit consister à maintenir cette position et à en
+recueillir les fruits<a id="footnotetag268" name="footnotetag268"></a><a href="#footnote268" title="Go to footnote 268"><span class="smaller">[268]</span></a>.»</p>
+
+<p>M. Guizot faisait donc connaître, dès le 4 décembre 1847, à Vienne
+et à Berlin, sa résolution de continuer, dans les affaires suisses,
+l'entente et l'action commune avec les puissances continentales<a id="footnotetag269" name="footnotetag269"></a><a href="#footnote269" title="Go to footnote 269"><span class="smaller">[269]</span></a>.
+Ayant su que le cabinet prussien avait eu quelques doutes sur ses
+intentions, il se hâtait de le rassurer et écrivait au marquis de
+Dalmatie: «Priez M. de Canitz, de ma part, d'être certain que je ne
+manquerai ni à notre politique, ni à nos engagements. J'ai été, dès
+l'origine, et je suis encore aujourd'hui le premier sur la brèche,
+dans cette affaire suisse... Nous comptons tout à fait sur le
+cabinet de Berlin, et <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> il peut compter sur nous<a id="footnotetag270" name="footnotetag270"></a><a href="#footnote270" title="Go to footnote 270"><span class="smaller">[270]</span></a>.» Notre
+gouvernement ne faisait pas mystère au public de ses intentions.
+Le 7 décembre, le <cite>Journal des Débats</cite> annonçait que la chute
+du Sonderbund ne mettrait pas fin à l'action pacificatrice des
+puissances en Suisse; qu'en présence des projets hautement proclamés
+par le radicalisme, il leur restait le devoir de protéger ce pays
+contre l'oppression et les bouleversements dont il était menacé;
+«elles doivent empêcher, déclarait-il, qu'on n'en fasse un foyer de
+désordre, un laboratoire d'anarchie, en vue de seconder dans les
+États voisins le mouvement révolutionnaire».</p>
+
+<p>Pour prendre et garder cette attitude, M. Guizot avait cependant plus
+d'une résistance à vaincre en France. L'opinion continuait à y être
+fort occupée des affaires de Suisse<a id="footnotetag271" name="footnotetag271"></a><a href="#footnote271" title="Go to footnote 271"><span class="smaller">[271]</span></a>. Égarée par ses préventions
+naturelles et par les polémiques des journaux, elle voyait de mauvais
+&oelig;il toute action commune avec les puissances dites réactionnaires.
+M. de Barante constatait que l'opposition était parvenue à susciter
+contre la politique suivie en cette circonstance par le gouvernement,
+une «clameur universelle», qu'il se hâtait du reste de qualifier
+de «clameur exagérée, ignorante et irréfléchie<a id="footnotetag272" name="footnotetag272"></a><a href="#footnote272" title="Go to footnote 272"><span class="smaller">[272]</span></a>». Tout cela
+n'échappait pas à M. Guizot. «Je ne me fais point d'illusion sur les
+difficultés, écrivait-il, le 3 décembre, au duc de Broglie. La lutte
+sera très rude dans les Chambres. Je crois parfaitement ce que vous
+me dites, que de Londres on donnera et qu'à Paris on acceptera ce
+terrain pour l'attaque contre moi. Personnellement, cela me convient.
+Au fond et pour les choses, cela est inévitable<a id="footnotetag273" name="footnotetag273"></a><a href="#footnote273" title="Go to footnote 273"><span class="smaller">[273]</span></a>.» Parmi les
+conservateurs et même parmi les membres du cabinet, tous n'avaient
+pas le même sang-froid et la même fermeté; on en peut juger par
+l'incident que M. Guizot racontait en ces termes au duc de Broglie:
+«Duchâtel et, après lui, quelques-uns de nos amis sont venus rompre
+ma solitude, fort troublés, répétant ce que disent les adversaires,
+convaincus <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> que le péril est très grand pour le cabinet,
+qu'il n'y a pas moyen de se séparer de l'Angleterre dans la question
+suisse, que rien n'est possible sans elle, pas plus une attitude
+qu'une action, et qu'il faut tenir, comme elle, la question suisse
+pour terminée, si on ne doit pas la continuer avec elle. Entre nous,
+ceci ne change rien à ce que je pense et ferai, et je poserai très
+volontiers la question de cabinet sur la politique que je viens de
+vous exposer. Je ne veux certainement pas me ranger derrière les
+cours continentales; mais, quand elles se rangent derrière moi et
+font tout ce que nous leur demandons, je ne ferai certainement pas la
+bêtise et la lâcheté d'abandonner notre propre politique pour n'avoir
+pas l'air de la faire en commun avec Berlin et Vienne<a id="footnotetag274" name="footnotetag274"></a><a href="#footnote274" title="Go to footnote 274"><span class="smaller">[274]</span></a>.»</p>
+
+<p>C'était jusque chez les collaborateurs les plus intimes de
+sa politique extérieure que M. Guizot rencontrait, sinon des
+oppositions, du moins un certain trouble. Tel était, entre autres, le
+cas de M. Rossi. À son insu, son double passé de patriote italien et
+de libéral suisse le prédisposait mal à l'entente avec l'Autriche;
+mais, en même temps, il était un politique trop avisé pour ne pas
+apercevoir la nécessité et les avantages possibles de cette entente.
+De là une sorte d'angoisse dont, de Rome, il faisait part au duc de
+Broglie, dans une lettre curieuse à plus d'un titre. «Je conçois,
+lui écrivait-il, que les gouvernements s'inquiètent des agitations
+radicales en Suisse; pas seulement les absolutistes, mais tout
+gouvernement libéral et conservateur. Ils se trouvent tous en face
+d'un ennemi commun qui menace de devenir redoutable et qui fait des
+progrès tous les jours. Tout le monde n'est pas confiné dans une
+île et n'aime pas à jouer avec les tempêtes... Quelques indices
+me font conjecturer qu'on se dispose à donner au radicalisme la
+leçon qu'il mérite, et à dissiper, s'il le faut, à coups de canon,
+l'orage qui s'amoncelle. Notre gouvernement ne veut pas rester sous
+la tente, et je le conçois encore. Il est un grand gouvernement; il
+est intéressé dans la question; il sort de l'isolement <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> par
+un fait éclatant; il trouve une noble revanche de Beyrouth; c'est
+une reconstitution, à notre profit, de la politique européenne. Tout
+cela est important, grand même. Il faudrait être stupide pour ne pas
+l'apprécier à sa valeur! Une chose cependant m'inquiète ou, à mieux
+parler, m'inquiéterait, si je n'étais convaincu qu'on saura éviter
+l'écueil que j'aperçois. Si une action commune devient nécessaire,
+nous serons les alliés des puissances du Nord, en particulier de
+l'Autriche. Vous ne me croyez pas l'esprit assez borné pour me
+laisser dominer par d'anciens souvenirs et des antipathies: j'ai
+assez prouvé le contraire ici. Mais, en fait, l'Autriche et nous,
+nous ne représentons pas le même principe, et une campagne contre le
+radicalisme, quelque nom et couleur qu'on lui donne, recèle une lutte
+de principes. En combattant les principes subversifs du radicalisme,
+il faut bien qu'on sache quel est le drapeau qu'on élève, quel est le
+but qu'on se propose, quels sont les principes qui nous font agir.
+Nous pouvons bien avoir avec l'Autriche un intérêt commun, mais la
+communauté peut-elle s'étendre plus loin? Pouvons-nous proclamer les
+mêmes principes et viser au même but? Oui, si l'Autriche voulait,
+elle aussi, comprendre les nécessités du temps, du moins pour la
+Suisse et l'Italie! Mais je n'y crois guère. Dès lors, la situation
+devient délicate. L'Autriche ne se plaçant pas sous notre drapeau,
+il y aurait deux drapeaux distincts, à moins que la France ne se
+plaçât sous le drapeau de l'Autriche. Cette dernière hypothèse, je
+m'empresse de le reconnaître, est injurieuse et impossible. Une
+intervention au nom des principes autrichiens ne serait qu'une
+réaction qui en préparerait une autre, un peu plus tôt, un peu
+plus tard. Je suis en même temps convaincu qu'elle serait un grave
+danger pour nous, pour notre gouvernement, j'ose ajouter pour notre
+dynastie, un de ces dangers qui n'éclatent pas en naissant, mais qui
+couvent et fermentent. Nous sommes des conservateurs, mais, ainsi que
+M. Guizot me l'écrivait, des conservateurs intelligents et éclairés,
+tranchons le mot, des conservateurs libéraux. C'est là notre force,
+notre salut, la gloire de ce grand <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> règne. Je laisse les
+inconvénients d'un démenti à notre constant langage, etc., etc., car,
+encore une fois, je suis convaincu, malgré le peu de satisfaction que
+m'ont fait éprouver certains faits subalternes, qu'on ne songe pas
+à mettre notre drapeau dans la poche, pour arborer celui du Conseil
+aulique. Comment s'y prendre pour avoir, dans une action matérielle
+commune, une action politique distincte? C'est là le scrupule qui
+me préoccupe et dont j'ai voulu vous parler, accoutumé que je suis
+à penser tout haut avec vous. Il ne m'appartient pas de chercher
+la solution du problème, la meilleure solution, car j'en entrevois
+plusieurs. On y a sans doute déjà pensé, et je l'attends avec pleine
+confiance<a id="footnotetag275" name="footnotetag275"></a><a href="#footnote275" title="Go to footnote 275"><span class="smaller">[275]</span></a>.»</p>
+
+<p>Quoique dans une moindre mesure, le duc de Broglie n'était pas
+sans partager quelques-unes des préoccupations de M. Rossi. Il
+l'avait laissé voir naguère par ses répugnances contre le projet de
+médiation; il le montra encore par les conseils qu'il donna à son
+gouvernement sur la conduite à tenir après la défaite du Sonderbund.
+M. Guizot avait pensé que, du moment où l'on voulait continuer
+l'entente avec les puissances, la marche la plus naturelle était
+de réunir, à Neufchâtel ou ailleurs, la conférence prévue dans
+les accords préalables et même annoncée dans la note identique;
+l'Angleterre, sans doute, refuserait d'y venir; on se passerait
+d'elle. «S'il n'y a plus lieu à médiation, écrivait notre ministre,
+il y a toujours lieu à entente entre les puissances, et la conférence
+doit s'ouvrir comme signe et moyen d'entente,... non pour agir
+immédiatement, mais pour rester, vis-à-vis de la Suisse, dans une
+situation d'observation et d'attente... La situation se réduit
+à ceci: faire durer l'entente avec les puissances et l'attente
+envers la Suisse<a id="footnotetag276" name="footnotetag276"></a><a href="#footnote276" title="Go to footnote 276"><span class="smaller">[276]</span></a>.» Le duc de Broglie témoigna tout de suite
+une assez vive répugnance pour cette conférence à quatre qui lui
+paraissait avoir des «airs de congrès de Laybach et de Vérone».
+«Une conférence n'ayant d'autre mission <span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> que de représenter
+les traités de 1815, écrivait-il à M. Guizot, me paraît dangereuse
+et compromettante. M. de Metternich et le roi de Prusse en parlent
+fort à leur aise. Ces traités sont leur gloire, et ils n'ont pas de
+Chambres à concilier. Mais nous ne sommes pas dans la même position.
+Notre position est excellente, comme vous le dites, en ce sens que
+nous pouvons faire faire aux autres notre volonté; mais c'est pour
+cela qu'il faut qu'ils se plient à nos convenances, et que nous ne
+tirions pas pour eux les marrons du feu.» Toujours convaincu qu'une
+action armée en Suisse serait prématurée «tant que le fond du pays
+n'aurait pas souffert, et souffert longtemps, amèrement, cruellement,
+dans ses intérêts matériels», le duc se demandait quelle figure
+ferait cette conférence forcément oisive. À son avis, il fallait
+mettre fin, le plus promptement possible, à la première phase des
+négociations; et, pour cela, le mieux lui paraissait être une note
+concertée entre les quatre puissances et signifiée à la diète. Ce
+n'est pas qu'il entendît au fond passer condamnation sur les méfaits
+des radicaux; non, mais voici la tactique qu'il proposait de suivre
+à leur égard. «Il faut, disait-il, bloquer moralement la Suisse,
+la renfermer en elle-même, la menacer d'un inconnu sans limites,
+la ruiner en l'obligeant à se maintenir sur un pied de guerre
+insoutenable pour elle, et attendre que les gouvernements radicaux
+soient chassés à coups de fourche par les paysans, comme l'ont été
+les gouvernements conservateurs.» M. de Broglie était également fort
+loin de vouloir que la France se séparât des puissances continentales
+et se rapprochât de l'Angleterre. Bien au contraire, il entrevoyait
+comme devant faire suite à la remise de la note concertée, une
+entente avec les puissances continentales à l'exclusion de
+l'Angleterre, «entente réelle, durable, publique», et même générale,
+s'appliquant aux affaires d'Italie comme à celles de Suisse. «Là est,
+écrivait-il à M. Guizot, la clef des destinées de l'Europe... Vous
+êtes alors le maître du terrain dans toute l'Europe; lord Palmerston
+sera à moitié détruit, et personne dans les Chambres, n'a un mot à
+dire.» Il ajoutait: «Hâtez-vous;... <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> traitez l'affaire de
+l'entente sans trop en parler à vos collègues; vous leur feriez peur;
+ils bavarderaient, et la mèche serait éventée<a id="footnotetag277" name="footnotetag277"></a><a href="#footnote277" title="Go to footnote 277"><span class="smaller">[277]</span></a>.»</p>
+
+<p>M. Guizot, voyant le duc de Broglie d'accord avec lui sur le fond
+des choses et sur le but à atteindre, ne se refusa pas à prendre en
+considération ses objections de forme. Après quelques hésitations
+et à la suite de plusieurs lettres échangées, il renonça à réunir
+une conférence et se rallia à l'idée d'une note concertée dont il
+résumait ainsi le contenu: «Maintien de notre droit de regarder à
+ces affaires de Suisse. Réserve de notre droit d'agir suivant les
+circonstances. Point de demande; rien qui donne lieu à une réponse.
+Les engagements de l'Europe envers la Suisse tenus en suspens,
+tant que la Suisse ne sera pas rentrée dans son état normal. Le
+mal hautement déclaré. L'avenir laissé incertain.» Il ajoutait:
+«La note une fois remise et l'entente rétablie, chacun rentrerait
+chez soi, et nous attendrions, dans l'attitude prise en commun, ce
+qui se passerait en Suisse.» M. Guizot se fiait à son crédit sur
+les puissances continentales et au besoin qu'elles avaient de lui,
+pour leur faire accepter ce changement de procédure. «D'ailleurs,
+ajoutait-il, la perspective d'une entente permanente et générale sur
+les affaires du continent leur plaira bien plus que ne leur déplaira
+l'abandon de la conférence. Et je suis de plus en plus convaincu que,
+pour un temps du moins, nous leur ferons accepter notre politique: ce
+qui fera faire aux affaires européennes et à nous-mêmes, en Europe,
+un très grand pas<a id="footnotetag278" name="footnotetag278"></a><a href="#footnote278" title="Go to footnote 278"><span class="smaller">[278]</span></a>.»</p>
+
+<p>M. Guizot agit donc aussitôt sur les cabinets autrichien et prussien
+pour les faire renoncer à la conférence. Il leur montra comment
+cette conférence, inutile pour l'attitude expectante et comminatoire
+qu'on voulait prendre envers le gouvernement fédéral, risquait de
+devenir compromettante ou ridicule. Il insista également sur une
+considération qu'il qualifiait de «toute <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> personnelle»,
+mais qui n'avait pas été probablement pour lui la moins décisive.
+«La conférence, disait-il, aggraverait beaucoup les difficultés
+déjà fort grandes de ma situation ici, devant nos Chambres et notre
+public. Je suis profondément convaincu que la politique que j'ai
+suivie et que je persiste à suivre dans les affaires suisses est
+bonne, très bonne pour la France comme pour l'Europe, pour notre
+gouvernement comme pour tous les gouvernements. Mais on ne peut se
+dissimuler qu'elle est contraire, très contraire aux préjugés, aux
+traditions, aux passions parlementaires et populaires, et que, pour
+la faire comprendre et prévaloir, j'aurai à surmonter de très grands
+obstacles, obstacles que la faiblesse et la défaite si prompte du
+Sonderbund ont immensément grossis. Ma résolution est parfaitement
+prise: je ne reculerai point devant ces obstacles; je soutiendrai
+dans les débats, je maintiendrai dans la pratique la politique que
+j'ai adoptée, et je triompherai ou je tomberai en la maintenant. Mais
+je ne crois pas qu'il soit utile pour personne de rendre le succès
+plus difficile et plus incertain<a id="footnotetag279" name="footnotetag279"></a><a href="#footnote279" title="Go to footnote 279"><span class="smaller">[279]</span></a>.» Les cabinets de Vienne et de
+Berlin, désireux avant tout de marcher avec la France et disposés par
+suite à prendre en bonne part ce qui venait d'elle, se rendirent à
+ces arguments et consentirent à remplacer la conférence par une note.
+Fait curieux et qui marque bien leurs sentiments pour M. Guizot: la
+considération du danger parlementaire auquel était exposé le cabinet
+français ne fut pas celle qui agit le moins sur eux<a id="footnotetag280" name="footnotetag280"></a><a href="#footnote280" title="Go to footnote 280"><span class="smaller">[280]</span></a>.</p>
+
+<p>À cette époque, d'ailleurs, les deux puissances allemandes donnaient
+une preuve justement remarquée de la confiance, j'allais presque dire
+de la déférence qu'elles entendaient témoigner à la France. Dès la
+fin de novembre 1847, croyant à la réunion d'une conférence, elles
+avaient désigné chacune <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> leur plénipotentiaire: l'Autriche,
+le comte Colloredo; la Prusse, le général de Radowitz: c'étaient deux
+personnages considérables, et leur choix indiquait l'importance qu'on
+attachait à leur mission. Ils s'étaient rencontrés à Vienne, dans le
+commencement de décembre, pour arrêter, sous les auspices de M. de
+Metternich, la conduite à tenir. Le chancelier autrichien avait tout
+un plan d'action graduée, débutant par des sommations comminatoires,
+continuant par une déclaration de dissolution de la Confédération, un
+blocus commercial, des rassemblements de troupes sur la frontière, et
+aboutissant, s'il était nécessaire, à une intervention armée et à une
+occupation territoriale<a id="footnotetag281" name="footnotetag281"></a><a href="#footnote281" title="Go to footnote 281"><span class="smaller">[281]</span></a>. Mais, à Vienne comme à Berlin, force
+était bien de s'avouer qu'on ne pouvait rien sans la France, et que
+c'était M. Guizot, non M. de Metternich, dont l'avis était important
+à connaître. De là, l'idée d'envoyer les deux plénipotentiaires à
+Paris, au lieu de les garder à Vienne. Le gouvernement autrichien
+s'y décida assez facilement; la Prusse consentit avec plus de
+peine à une démarche qui paraissait mettre aussi ouvertement sa
+politique à la suite de la France; toutefois ses hésitations ne
+durèrent pas longtemps, et, vers le 22 décembre, le comte Colloredo
+et le général de Radowitz arrivaient ensemble à Paris<a id="footnotetag282" name="footnotetag282"></a><a href="#footnote282" title="Go to footnote 282"><span class="smaller">[282]</span></a>. «Cette
+arrivée est une circonstance notable, écrivait au moment même M. de
+Barante. L'Autriche et la Prusse se plaçant sous la direction de
+notre gouvernement, lui accordant confiance, résolues à ne pas aller
+plus vite ni plus loin que nous, et se plaçant en dissidence avec
+l'Angleterre, voilà qui est très nouveau<a id="footnotetag283" name="footnotetag283"></a><a href="#footnote283" title="Go to footnote 283"><span class="smaller">[283]</span></a>!»</p>
+
+<p>M. Guizot entra tout de suite en conversation avec les deux
+plénipotentiaires, sur les affaires suisses et aussi sur toutes les
+autres grandes questions pendantes. Ils apportaient sans doute un
+désir de réaction un peu solennelle <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> et fastueuse qui n'était
+pas dans notre ligne. Mais M. Guizot gagna vite leur confiance, prit
+action sur eux et les ramena entièrement à ses idées. Au plan de M.
+de Metternich, il fit substituer le sien, qui se résumait ainsi:
+point de conférence; point de sommation à terme fixe qui provoquerait
+un refus; en place, une déclaration notifiée à la diète, et portant
+que les puissances considéraient la souveraineté cantonale comme
+violée; que par suite la confédération n'était pas dans une situation
+régulière et conforme aux traités; puis, la déclaration faite,
+entente permanente et avouée entre les puissances, attente vis-à-vis
+de la Suisse, et réserve des mesures qu'il y aurait lieu de prendre
+ultérieurement. Les cabinets de Vienne et de Berlin ratifièrent avec
+empressement l'approbation donnée par leurs plénipotentiaires. M.
+de Metternich, particulièrement, fut enchanté de la déclaration:
+«Il l'adopte sans restriction aucune, écrivait M. de Flahault à M.
+Guizot, et m'a dit qu'il ne voudrait y ajouter ni en retrancher
+un seul mot. À chaque passage, il répétait: C'est cela, c'est
+parfait<a id="footnotetag284" name="footnotetag284"></a><a href="#footnote284" title="Go to footnote 284"><span class="smaller">[284]</span></a>.»</p>
+
+<p>L'adhésion des puissances allemandes impliquait celle de la Russie.
+M. Guizot avait été un moment préoccupé de la réserve où l'on
+paraissait vouloir se renfermer à Saint-Pétersbourg, et il s'était
+demandé «si l'on ne craignait pas là de se mettre en froid avec
+Londres et en trop bons rapports avec Paris<a id="footnotetag285" name="footnotetag285"></a><a href="#footnote285" title="Go to footnote 285"><span class="smaller">[285]</span></a>». Mais il avait
+été bientôt rassuré: M. de Metternich se portait fort du concours
+du gouvernement russe; celui-ci d'ailleurs ne cachait pas son
+irritation contre lord Palmerston; s'il se tenait à l'écart, c'était
+par crainte, non d'être entraîné trop loin, mais au contraire d'être
+associé à une action trop molle et trop incertaine<a id="footnotetag286" name="footnotetag286"></a><a href="#footnote286" title="Go to footnote 286"><span class="smaller">[286]</span></a>. M. de
+Nesselrode disait lui-même à notre <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> chargé d'affaires: «Vous
+pouvez compter sur l'appui de l'Empereur pour tout ce que vous ferez
+dans l'intérêt de l'ordre et en vue de combattre le radicalisme<a id="footnotetag287" name="footnotetag287"></a><a href="#footnote287" title="Go to footnote 287"><span class="smaller">[287]</span></a>.»</p>
+
+<p>Restait l'Angleterre: communication lui fut faite du projet de
+note, sans espoir d'obtenir son adhésion, et avec la volonté très
+ferme de ne pas se laisser une seconde fois jouer par elle. Lord
+Palmerston refusa en effet de prendre part à une entreprise qui,
+à l'entendre, ne tendait à rien moins qu'à faire de la Suisse une
+nouvelle Pologne. Il lui avait paru suffisant d'envoyer à Berne sir
+Strafford Canning, avec mission de traiter les radicaux en amis,
+tout en leur conseillant un peu de modération. Au bout de quelques
+semaines, sir Strafford avouait mélancoliquement à notre ambassadeur
+qu'il n'avait rien pu obtenir, et il s'éloignait fort découragé. Cet
+insuccès n'était pas pour rendre à lord Palmerston son isolement
+plus agréable. Tout ce qui lui revenait de la mission Colloredo et
+Radowitz le chagrinait fort, surtout à cause de l'importance qui en
+résultait pour la France. Il ne négligeait rien pour éveiller dans
+le cabinet autrichien des défiances à notre sujet<a id="footnotetag288" name="footnotetag288"></a><a href="#footnote288" title="Go to footnote 288"><span class="smaller">[288]</span></a>. C'était sans
+succès; M. de Metternich persistait à réserver toutes ses défiances
+pour lord Palmerston lui-même. Celui-ci n'avait plus décidément, en
+Europe, d'autre allié que l'opposition française: celle-ci, il est
+vrai, était prête à le servir avec une ardeur passionnée. Il y avait
+entre eux accord plus ou moins explicite pour porter sur les affaires
+de Suisse le principal effort de l'attaque parlementaire qui allait
+être dirigée contre le cabinet français<a id="footnotetag289" name="footnotetag289"></a><a href="#footnote289" title="Go to footnote 289"><span class="smaller">[289]</span></a>. C'était par là que le
+ministre britannique <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> espérait enfin trouver la vengeance
+qu'il poursuivait en vain, depuis plus d'une année; contre les
+ministres auteurs des mariages espagnols<a id="footnotetag290" name="footnotetag290"></a><a href="#footnote290" title="Go to footnote 290"><span class="smaller">[290]</span></a>.</p>
+
+<p>La note fut remise à la diète, le 18 janvier 1848, au nom de la
+France, de l'Autriche et de la Prusse. La Russie s'y associa après
+coup. On ne se flattait pas d'en avoir fini ainsi avec la Suisse. Si
+c'était la clôture d'une première phase de l'action diplomatique,
+c'était aussi l'ouverture d'une seconde. On prévoyait la nécessité
+de prendre ultérieurement d'autres mesures, peut-être des mesures
+coercitives. Quelles seraient-elles? Le gouvernement français,
+bien que de plus en plus prononcé contre le radicalisme, entendait
+toujours éviter l'intervention armée, tant qu'une anarchie prolongée
+ne l'aurait pas fait désirer par la Suisse elle-même. Il prévoyait
+cependant l'éventualité&mdash;qui ne lui déplaisait pas autrement&mdash;où
+l'Autriche voudrait, de son côté, occuper militairement quelque
+partie de la confédération; il était résolu, dans ce cas, à prendre
+tout de suite, lui aussi, une forte position, et il s'en était
+entretenu avec le maréchal Bugeaud. En tout cas, les décisions à
+prendre sur les mesures ultérieures furent ajournées d'un commun
+accord; on désirait voir auparavant ce que deviendrait la Suisse, où
+commençaient à se montrer quelques signes d'apaisement; on attendait
+surtout que le ministère français fût débarrassé de la discussion
+de l'adresse, qui alors l'absorbait complètement. Les autres
+cabinets, témoins inquiets des dangers parlementaires courus par
+M. Guizot, étaient les premiers à ne pas vouloir les augmenter par
+quelque démarche diplomatique qui fournît prétexte aux attaques de
+l'opposition<a id="footnotetag291" name="footnotetag291"></a><a href="#footnote291" title="Go to footnote 291"><span class="smaller">[291]</span></a>. Par toutes ces raisons, il fut donc convenu que
+les puissances <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> ne reprendraient qu'un peu plus tard leurs
+délibérations sur les affaires suisses: ce n'était pas d'ailleurs un
+ajournement indéfini; rendez-vous fut pris pour le 15 mars 1848. Qui
+donc aurait pu alors prévoir qu'à cette date si proche, la monarchie
+française ne serait plus; que les gouvernements d'Autriche et de
+Prusse seraient, chez eux, aux prises avec la révolution, et que la
+crise particulière de la Suisse aurait pour ainsi dire disparu dans
+la crise générale de l'Europe?</p>
+
+<p>L'entreprise diplomatique, commencée dans les affaires de Suisse,
+a donc été, comme beaucoup d'autres à cette époque, brusquement
+interrompue avant d'avoir pu produire ses effets. Il serait difficile
+et en tout cas assez oiseux de chercher à deviner quels ils auraient
+pu être. Notons seulement qu'à la veille de la révolution de Février,
+un résultat paraissait acquis: c'était que la direction de cette
+entreprise était aux mains de la France. Les puissances continentales
+sentaient la nécessité et avaient pris leur parti de marcher derrière
+elle et à son pas. Le comte Colloredo et le général Radowitz avaient
+manifesté cette sorte de subordination en prolongeant leur séjour à
+Paris jusqu'à la fin de janvier et en témoignant envers M. Guizot une
+confiance entière que partageaient leurs gouvernements<a id="footnotetag292" name="footnotetag292"></a><a href="#footnote292" title="Go to footnote 292"><span class="smaller">[292]</span></a>. Aussi le
+duc de Broglie lui-même, malgré la répugnance avec laquelle il était
+venu aux alliances continentales, ne pouvait-il s'empêcher, à la fin
+de janvier et au commencement de février 1848, de constater la «bonne
+position» prise par le cabinet français dans les affaires suisses.
+Il le montrait «imposant sa propre politique aux puissances du
+continent et les obligeant à la modération et à la libéralité, sans
+rien abdiquer des idées d'ordre», tandis que lord Palmerston était
+«laissé tout seul, fraternisant avec les radicaux et leur drapeau à
+la main<a id="footnotetag293" name="footnotetag293"></a><a href="#footnote293" title="Go to footnote 293"><span class="smaller">[293]</span></a>».</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> VII</h4>
+
+<p>L'Italie, après avoir été, au lendemain de 1830, l'un des gros
+soucis de la diplomatie européenne<a id="footnotetag294" name="footnotetag294"></a><a href="#footnote294" title="Go to footnote 294"><span class="smaller">[294]</span></a>, ne l'avait plus occupée
+ensuite pendant environ quatorze ans. À partir de 1832, le calme
+s'était fait sur ce théâtre un moment si troublé. Les fauteurs
+d'insurrections, découragés de n'avoir pas trouvé dans la monarchie
+de Juillet la complicité révolutionnaire sur laquelle ils comptaient,
+avaient à peu près désarmé. Au conflit qui avait menacé d'éclater
+entre les influences rivales de la France et de l'Autriche, avait
+succédé une sorte d'équilibre; l'occupation d'Ancône avait répondu
+à celle de Bologne, et la simultanéité avec laquelle s'opérait, en
+1838, l'évacuation des deux villes, manifestait la persistance de
+cet équilibre<a id="footnotetag295" name="footnotetag295"></a><a href="#footnote295" title="Go to footnote 295"><span class="smaller">[295]</span></a>. Quant à l'effort tenté par les puissances pour
+imposer à Grégoire XVI les réformes politiques et administratives
+indiquées dans le Mémorandum du 21 mai 1831, il n'en avait plus été
+question; le vieux pontife avait pu s'endormir dans une immobilité
+routinière qui repoussait les chemins de fer au même titre que
+les constitutions, et pour laquelle M. de Metternich lui-même
+était suspect de «jacobinisme»<a id="footnotetag296" name="footnotetag296"></a><a href="#footnote296" title="Go to footnote 296"><span class="smaller">[296]</span></a>. Sans doute, cette immobilité
+n'était pas une solution, et aucun esprit réfléchi ne pouvait se
+faire illusion sur les dangers du réveil qui succéderait, tôt ou
+tard, à ce sommeil. Mais les cabinets n'étaient pas tentés de
+devancer l'heure où ils devraient de nouveau se débattre avec ce
+redoutable problème. Le gouvernement français, notamment, s'était
+habitué à ne plus regarder de ce côté. En 1845, M. Rossi recevait à
+Rome, où il était en mission, la visite du jeune prince Albert de
+Broglie; il entretint longuement son visiteur <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> des affaires
+religieuses qu'il avait à traiter avec la cour romaine; mais, dans
+la conversation, il ne fut pas même fait allusion à la situation
+intérieure de la Péninsule: on eût presque dit que l'ancien émigré
+italien lui-même oubliait, à ce moment, l'existence de cette question.</p>
+
+<p>Il ne faudrait pas croire, cependant, qu'à cette date de 1845,
+tout fût muet et sourd au delà des Alpes. Bien au contraire, un
+mouvement d'opinion libérale et nationale, d'un caractère nouveau,
+venait de s'y produire. Il n'avait plus son origine dans les
+sociétés secrètes et ne se manifestait pas, comme en 1831 et en
+1832, par des insurrections. C'était une propagande à ciel ouvert,
+répudiant hautement toute violence, faisant profession de respecter
+les lois, prêchant la concorde au lieu de la guerre civile, et
+invitant peuples et princes à s'unir pour l'&oelig;uvre commune. Deux
+livres surtout avaient eu un immense retentissement, le <cite>Primato</cite>,
+de l'abbé Gioberti (1843), et les <cite>Speranze d'Italia</cite>, du comte
+Balbo (1844): Gioberti concluait à une confédération italienne dont
+le Pape, devenu libéral et patriote, serait la tête, et le roi de
+Piémont le bras; Balbo, plus préoccupé encore d'indépendance que de
+liberté, donnait comme mot d'ordre l'expulsion de l'étranger, et
+proposait de dédommager l'Autriche avec les débris de l'empire turc.
+À demi tolérés par des polices bénévoles ou indolentes, ces livres
+pénétrèrent partout en Italie. Leurs doctrines trouvaient un apôtre
+singulièrement actif et séduisant dans le marquis Massimo d'Azeglio:
+celui-ci, à la fin de 1845, visitait Rome, parcourait les Légations
+et la Toscane, répandant la parole nouvelle dans les salons comme
+parmi le populaire; puis, au commencement de 1846, devenu auteur à
+son tour, il faisait paraître sa brochure des <cite>Casi di Romagna</cite>,
+qui ne produisait pas moins d'effet que les livres de Balbo et de
+Gioberti. On ne saurait s'imaginer à quel point l'esprit public
+italien se trouvait ranimé par ces publications: l'état présent de
+la Péninsule n'en était pas, sans doute, immédiatement modifié;
+mais une grande espérance était descendue dans les âmes, qui
+toutes se tendaient vers l'avenir de liberté intérieure <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> et
+d'indépendance extérieure qu'on leur faisait entrevoir.</p>
+
+<p>C'est au milieu de cette attente émue que survient, le 1<sup>er</sup> juin
+1846, la mort de Grégoire XVI. Chacun sent aussitôt que le choix du
+pape nouveau peut avoir une action décisive sur les destinées de
+l'Italie. À ne considérer que les prévisions humaines, il semble à
+craindre que les cardinaux, presque tous créés par le pontife défunt,
+ne lui donnent un successeur imbu de ses idées: on annonce comme
+probable l'élection du cardinal Lambruschini, secrétaire d'État
+pendant le dernier règne, et incarnation de la vieille politique dans
+ce qu'elle a de plus sévère. Mais voici qu'après un conclave d'une
+brièveté exceptionnelle, le peuple romain apprend, étonné et ravi,
+que le Sacré Collège, cédant à une sorte de pression mystérieuse,
+a porté son choix sur l'un de ses plus jeunes membres, le cardinal
+Mastaï Ferretti, évêque d'Imola, très pieux, n'ayant sans doute
+aucune idée bien arrêtée sur les problèmes de gouvernement qu'il
+ne s'attendait pas à être chargé de résoudre, mais étranger à la
+coterie rétrograde, naturellement ouvert aux idées généreuses,
+répugnant aux rigueurs dont son âme tendre a plus d'une fois déploré
+les conséquences douloureuses, et surtout possédé du besoin d'aimer
+et d'être aimé; en venant au conclave, il avait prié un de ses
+diocésains de lui donner le <cite>Primato</cite>, les <cite>Speranze d'Italia</cite> et
+les <cite>Casi di Romagna</cite>, pour «faire hommage, disait-il, de ces beaux
+livres au nouveau pape».</p>
+
+<p>Le premier usage que Pie IX fait de sa souveraineté est une amnistie
+très large à tous les prisonniers ou exilés politiques; avec le
+langage d'un père plus encore que d'un souverain, il offre la paix
+du c&oelig;ur, <em>pace di cuore</em>, à «cette jeunesse inexpérimentée qui,
+entraînée par de trompeuses espérances au milieu des discordes
+intestines, a été plutôt séduite que séductrice». À peine le
+<cite>perdono</cite> est-il affiché sur les murs de Rome, que se produit, dans
+toute la ville, une explosion de joie reconnaissante. Les habitants
+se portent en foule sur la place du Quirinal pour y acclamer le
+Pontife. Deux fois déjà, celui-ci les a bénis, quand arrivent
+de nouvelles bandes des quartiers plus <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> éloignés. Il est
+nuit; le Saint-Père est rentré dans ses appartements, et toutes les
+fenêtres du palais sont fermées. Contrairement à l'étiquette qui veut
+que les papes ne se laissent pas voir après le coucher du soleil,
+Pie IX consentira-t-il à paraître encore une fois au balcon? La
+foule attend anxieuse. «Tout à coup, rapporte M. Rossi, témoin de la
+scène, les applaudissements redoublent; je n'en comprenais pas la
+raison, lorsque quelqu'un me fit remarquer la lumière qui perçait à
+travers les persiennes, à l'extrémité de la façade. Le peuple avait
+compris que le Saint-Père traversait l'appartement pour se rendre au
+balcon. Bientôt, en effet, le balcon s'entr'ouvrit, et le Saint-Père,
+en robe blanche et mantelet rouge, apparut au milieu des flambeaux.
+Représentez-vous une place magnifique, une nuit d'été, le ciel de
+Rome, un peuple immense, ému de reconnaissance, pleurant de joie et
+recevant avec amour et respect la bénédiction de son pasteur et de
+son prince, et vous ne serez pas étonné si je vous dis que nous avons
+partagé l'émotion générale et placé ce spectacle au-dessus de tout ce
+que Rome nous avait offert jusqu'ici. Aussitôt que la fenêtre s'est
+fermée, la foule s'est écoulée paisiblement, dans un parfait silence.
+On aurait dit un peuple de muets; c'était un peuple satisfait<a id="footnotetag297" name="footnotetag297"></a><a href="#footnote297" title="Go to footnote 297"><span class="smaller">[297]</span></a>.»
+L'applaudissement, éclaté dans Rome, se propage, en un clin d'&oelig;il,
+dans l'Italie entière. Partout le peuple, tournant vers le Quirinal
+un regard plein d'amour et de confiance, pousse un long cri de
+<em>Evviva Pio nono!</em> Ce cri a son écho au delà des Alpes, même dans
+les milieux les moins catholiques. Surprenante popularité, qui se
+manifeste soudainement dans une société où, tout à l'heure, le clergé
+était suspect, la religion dédaignée. Du coup, elle semble dissiper
+tous les malentendus accumulés entre l'Église et la société moderne.
+C'est une de ces heures radieuses de concorde, de foi et d'espérance,
+où l'humanité croit voir disparaître les difficultés qui pesaient sur
+elle et toucher à la réalisation de ses rêves les plus généreux.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> Mais, hélas! ce n'est pas d'ordinaire par les
+applaudissements des foules enivrées et dans l'attendrissement
+passager des baisers Lamourette que se résolvent les problèmes
+ardus et complexes imposés aux efforts de notre virilité et de
+notre liberté. Il semble qu'en vertu d'une loi de châtiment qui
+pèse sur l'humanité, tous les grands enfantements doivent ici-bas
+se faire dans la douleur et non dans la joie. Dès les premières
+émotions du nouveau pontificat, on peut discerner, entre le Pape et
+le peuple qui l'acclame, le germe d'un malentendu. En décrétant son
+amnistie, le Pape n'a guère songé qu'à suivre l'impulsion de son
+c&oelig;ur et à faire &oelig;uvre de miséricorde sacerdotale; le peuple y
+a vu surtout une répudiation solennelle de la réaction jusqu'alors
+régnante et l'inauguration d'une politique libérale et nationale,
+dont il témoigne attendre impatiemment, au dedans et au dehors,
+le développement. Pie IX a l'âme italienne; mais il a aussi l'âme
+apostolique, et, comme père de toutes les nations catholiques,
+il sent l'impossibilité de se poser en ennemi de l'une d'elles;
+s'il n'a aucun scrupule, et si même il est disposé à soustraire
+le gouvernement pontifical à la lourde tutelle de la chancellerie
+aulique, il ne l'est nullement à se faire, contre l'Autriche, le
+chef d'une croisade diplomatique ou militaire. Quant aux réformes
+intérieures, la difficulté, pour paraître moins insoluble, est
+cependant fort embarrassante. Sans doute Pie IX a le c&oelig;ur trop
+généreux pour ne pas être séduit à la pensée de corriger les abus,
+de gagner l'amour de ses sujets, de faire succéder la concorde aux
+anciennes divisions; aussi est-ce avec une grande bonne volonté
+et une sincérité parfaite qu'il entreprend de donner sur ce point
+satisfaction aux v&oelig;ux de l'opinion. Mais cette transformation d'un
+État d'ancien régime, toujours malaisée, l'est plus encore à Rome, à
+cause du caractère ecclésiastique du gouvernement. Dans le passé du
+pieux évêque d'Imola, dans ses travaux, dans sa nature d'esprit, rien
+ne l'a préparé à surmonter ces difficultés. Lui-même est le premier à
+se défendre d'être un homme d'État, et il dit, avec sa belle humeur
+accoutumée: «<em>Vogliono fare di me un Napoleone, <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> mentre che
+non sono altro che un povero curato di campagna.</em><a id="footnotetag298" name="footnotetag298"></a><a href="#footnote298" title="Go to footnote 298"><span class="smaller">[298]</span></a>»</p>
+
+<p>À mesure que les événements, en se développant, font naître de
+nouveaux problèmes, l'inexpérience du Pape se trahit par un mélange
+de lenteurs hésitantes et de témérités inconscientes. Il soulève
+trop de questions et n'en résout pas assez ou ne les résout pas
+assez vite. Il manque absolument de ce qui serait le plus nécessaire
+en pareil cas, le sentiment net de ce qu'il veut et de ce qu'il
+ne veut pas, la résolution arrêtée d'aller jusqu'à tel point et
+de ne pas le dépasser. Cette indécision personnelle le laisse à
+la merci des influences extérieures, d'autant qu'il a une nature
+très impressionnable, un esprit mobile, prompt aux inquiétudes et
+aux doutes, un souci singulier de ne déplaire à personne. Quelque
+prélat de la vieille cour éveille-t-il chez lui un scrupule, il
+s'arrête; mais la foule lui fait-elle froid visage, il tâche
+aussitôt de regagner sa faveur, en lui promettant d'abandonner ce
+qu'il a d'abord voulu retenir. Tout concourt ainsi à accroître les
+exigences de cette foule, aussi bien la velléité de résistance par
+laquelle on excite son impatience, que les concessions qui lui
+montrent son pouvoir et la faiblesse du gouvernement. D'ailleurs,
+il est de jour en jour plus visible que cette foule est conduite
+par certains meneurs, généralement d'anciens réfugiés, qui ont
+compris le parti à tirer de l'enthousiasme populaire et du goût
+du Pape pour les ovations. «Remuez les masses, ne fût-ce que pour
+témoigner de la reconnaissance, écrivait Mazzini; des fêtes, des
+chants, des rassemblements suffisent pour donner au peuple le
+sentiment de sa force et le rendre exigeant.» Sous une habile et
+mystérieuse impulsion, les <em>dimostrazioni in piazza</em> se multiplient
+et deviennent la vraie puissance directrice. Le moindre prétexte
+suffit à faire descendre la foule dans la rue. «<em>Coragio, Santo
+Padre</em>, crie-t-elle, <em>confidatevi al vostro popolo</em><a id="footnotetag299" name="footnotetag299"></a><a href="#footnote299" title="Go to footnote 299"><span class="smaller">[299]</span></a>!» Mais ce
+n'est plus, comme à l'origine, <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> l'explosion spontanée et sans
+arrière-pensée de la reconnaissance populaire; c'est, au moins chez
+les meneurs, une tactique savamment combinée en vue d'échauffer,
+d'enfiévrer les esprits, de compromettre, de pousser ou d'intimider
+le Pontife. Quelques mois ont suffi pour arriver à ce résultat gros
+de redoutables conséquences: Pie IX n'est plus maître du mouvement
+dont il a donné le signal; il est entraîné.</p>
+
+<p>Si l'inexpérience du gouvernement romain l'expose ainsi à de
+graves périls et risque trop souvent de gâter ses meilleures
+&oelig;uvres, sa bonne volonté n'est cependant pas stérile. À travers
+des tâtonnements, des gaucheries, des faiblesses, un certain
+nombre de réformes finissent par s'accomplir, et, à voir où l'on
+en est au milieu de 1847, après une année de pontificat, force
+est de reconnaître que beaucoup a été fait. Les écoles primaires
+développées, les salles d'asile introduites, l'ancienne université de
+Bologne restaurée, des établissements agricoles créés, les chemins
+de fer décrétés, la publicité donnée au budget, les attributions
+du conseil des ministres réglementées, les notables des provinces
+convoqués en Consulte pour participer à l'administration et
+donner leur avis sur les changements à opérer, Rome dotée d'une
+représentation municipale, la presse soustraite à l'arbitraire et
+jouissant, en fait, sinon encore en droit, d'une liberté à peu près
+complète, et enfin la garde civique instituée,&mdash;car on s'imagine
+alors qu'une garde nationale est la garantie nécessaire des libertés
+publiques,&mdash;telles sont, en dehors de beaucoup d'autres questions
+mises à l'étude, les réformes d'ores et déjà accomplies.</p>
+
+<p>Ces réformes ont leur contre-coup en Italie et y augmentent l'émotion
+déjà si vive qui a éclaté, dès le premier jour, à la nouvelle de
+l'amnistie. Chaque <em>dimostrazione</em> faite sous les fenêtres du
+Quirinal a comme son prolongement dans les diverses villes de la
+Péninsule, et aux illuminations de la cité pontificale répondent les
+feux de joie qui embrasent les crêtes des Apennins. Partout on entend
+la même acclamation: <em>Evviva Pio nono!</em> Seulement, plus encore qu'à
+Rome, il <span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> apparaît bien que cette acclamation ne signifie pas
+seulement liberté intérieure, mais aussi indépendance extérieure,
+expulsion des Autrichiens. <em>Fuori i barbari!</em> c'est le cri qui sort
+de tous les c&oelig;urs.</p>
+
+<p>En face de cette agitation grandissante, les gouvernements de la
+Péninsule se sentent fort embarrassés. Il leur est malaisé de
+traiter en ennemi un mouvement si général et à la tête duquel paraît
+être le Pape. Quelques princes, cependant,&mdash;le roi de Naples est
+du nombre,&mdash;se montrent réfractaires. D'autres, après quelques
+hésitations, emboîtent le pas derrière le Pontife. Celui qui s'y
+décide le premier et avec le plus de bonne grâce est le grand-duc
+de Toscane. Dès le printemps de 1847, il autorise la création
+d'une presse politique, tolère des réunions et des manifestations
+libérales, nomme des commissions chargées de rédiger un code civil
+et un code pénal, promet une garde nationale, des municipalités
+électives, des conseils provinciaux et même une représentation
+centrale.</p>
+
+<p>Que le gouvernement toscan s'engage dans la voie des réformes, ce
+n'est sans doute pas un fait indifférent; mais il importait bien
+davantage aux destinées de l'Italie de savoir le parti qu'allait
+prendre le roi de Sardaigne. Étrange physionomie que celle de
+Charles-Albert<a id="footnotetag300" name="footnotetag300"></a><a href="#footnote300" title="Go to footnote 300"><span class="smaller">[300]</span></a>! Né, en 1798, d'un prince de Carignan ayant
+fait adhésion à la République française, et d'une mère qui, à peine
+veuve, se mésallia et abandonna à peu près son fils, son enfance
+fut triste comme un matin sans soleil. Il paraissait destiné à
+une vie obscure et étroite, quand des morts imprévues firent de
+lui l'héritier du trône de Sardaigne. Ce ne fut pas la fin de ses
+traverses. Entouré par les <em>carbonari</em> qui voulaient se servir de
+lui contre le roi régnant, il se trouva compromis, en 1821, dans
+un mouvement révolutionnaire: il en sortit, suspect à la fois au
+Roi qui l'exila, et aux libéraux qui l'accusèrent de trahison. M.
+de Metternich man&oelig;uvra pour le faire priver de ses droits à la
+couronne; <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> s'il n'y réussit pas, il le contraignit du moins
+à souscrire l'engagement de ne rien changer «aux bases fondamentales
+et aux formes organiques de la monarchie telles qu'il les trouverait
+à son avènement», et, pour comble d'humiliation, un conseil,
+composé des évêques du royaume et des chevaliers de l'Annonciade,
+fut chargé de surveiller l'exécution de cet engagement. Monté sur
+le trône en 1831, Charles-Albert y conserva les ministres du parti
+réactionnaire et autrichien, ne relâcha rien du pouvoir absolu,
+favorisa les entreprises de la duchesse de Berry, de don Carlos et de
+don Miguel, réprima ou laissa réprimer, avec une sanglante rigueur,
+les insurrections «libérales» éclatées, en 1833, dans ses États. En
+tout cela, sa physionomie semblait d'un prince d'ancien régime; mais
+d'autres traits faisaient douter que ce fut là son véritable fond. En
+même temps qu'il s'enfermait dans une sorte d'immobilité politique,
+il menait à fin beaucoup de réformes administratives, financières,
+économiques, judiciaires et militaires. Tout en conservant les
+anciens ministres réactionnaires, il leur en adjoignait un de
+tendances libérales, avec lequel il paraissait en intimité
+particulière. Sans approuver ouvertement la propagande entreprise
+par Gioberti, Balbo et d'Azeglio, tous trois ses sujets, il passait
+pour ne pas la voir de mauvais &oelig;il. En 1845, des difficultés
+commerciales s'étant élevées avec le cabinet de Vienne, au sujet
+de droits sur le sel et les vins, il poussa le conflit, malgré
+plusieurs de ses ministres, avec une vivacité, une susceptibilité
+d'indépendance, qui furent très remarquées en Italie et lui valurent,
+à Turin, des ovations inaccoutumées; à la vérité, il en parut plus
+gêné que flatté.</p>
+
+<p>En mai 1846, M. de Metternich, inquiet de tous ces symptômes, fit
+demander solennellement à Charles-Albert des explications, et
+l'invita à désabuser la «faction» qui cherchait à se servir de son
+nom<a id="footnotetag301" name="footnotetag301"></a><a href="#footnote301" title="Go to footnote 301"><span class="smaller">[301]</span></a>. Le Roi répondit par des généralités, protesta <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span>
+qu'il «n'accorderait jamais de constitution», mais se réserva
+«d'avancer dans la voie d'une sage réforme», et fit remarquer qu'il
+n'était plus possible de combattre la révolution de front<a id="footnotetag302" name="footnotetag302"></a><a href="#footnote302" title="Go to footnote 302"><span class="smaller">[302]</span></a>. M.
+de Metternich demeura inquiet et soupçonneux. Il l'eût été bien plus
+s'il avait su ce qui s'était passé, quelques mois auparavant, entre
+Charles-Albert et Massimo d'Azeglio. C'était un matin d'hiver, à
+six heures. D'Azeglio avait demandé audience au Roi pour lui parler
+de la tournée qu'il venait de faire en Italie; il lui raconta qu'il
+avait présenté à tous les patriotes le Piémont et son roi comme
+les instruments nécessaires de la délivrance et de la résurrection
+nationales. «J'attends, dit-il en finissant son récit, que Votre
+Majesté approuve ou blâme ce que je viens de faire.» Après un long
+silence, le Roi répondit enfin: «Faites savoir à ces messieurs de
+se tenir en repos, de ne pas bouger, puisque le moment n'est pas
+venu, mais d'être bien certains que, l'occasion se présentant, ma
+vie, la vie de mes fils, mes forces, mes trésors, mon armée, tout
+sera dépensé pour la cause italienne.» D'Azeglio, étonné, répéta la
+phrase du Roi. Celui-ci fit un signe de tête, pour assurer qu'il
+avait été bien compris; puis, se levant, il mit les mains sur les
+épaules de son interlocuteur et l'embrassa. Chose étrange! tel était
+le renom de dissimulation de ce prince qu'en ce moment même, devant
+une démonstration si nette et si grave, d'Azeglio se prit à douter:
+«Cet embrassement, a-t-il raconté plus tard, avait en soi quelque
+chose d'étudié, de froid, presque de funèbre, qui me glaça, et une
+voix intérieure, le terrible <em>Ne te fie pas</em>, s'éleva dans mon
+c&oelig;ur<a id="footnotetag303" name="footnotetag303"></a><a href="#footnote303" title="Go to footnote 303"><span class="smaller">[303]</span></a>.»</p>
+
+<p>D'Azeglio avait tort de douter. Depuis longtemps Charles-Albert
+<span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> nourrissait au fond de son âme la pensée d'une lutte suprême
+contre l'Autriche, lutte où l'Italie trouverait son indépendance
+et la maison de Savoie le couronnement de son ambition séculaire.
+C'est pour se préparer à cette lutte qu'il s'était appliqué à
+refaire les finances et l'armée du Piémont. Seulement, il renfermait
+cette pensée au dedans de lui, ou si, par instants, il semblait
+s'entr'ouvrir, il déroutait, aussitôt après, les curiosités par des
+démonstrations contradictoires. Ce n'était pas là uniquement un effet
+de la dissimulation traditionnelle chez les princes de sa race. Né
+tendre, ardent, crédule, chevaleresque, mystique, les disgrâces et
+les désillusions de sa vie l'avaient refoulé sur lui-même et lui
+avaient fait prendre peu à peu un masque de froideur, de défiance,
+de sécheresse et de pessimisme ironique. Peu d'hommes ont été aussi
+tristes: sa sensibilité maladive le mettait dans un état presque
+continuel de souffrance morale et physique. D'ailleurs, s'il était
+ambitieux, s'il rêvait volontiers de grands desseins, une sorte
+d'irrésolution naturelle, aggravée par l'habitude prise de voir tout
+en noir, lui rendait la gestation de ces desseins particulièrement
+douloureuse. Il attendait l'heure des grosses responsabilités et
+des décisions redoutables avec une angoisse indicible. Tous ces
+traits semblent d'un nouvel Hamlet, et l'on comprend que ce nom se
+soit trouvé sous la plume de l'écrivain qui a pénétré le plus avant
+dans l'âme de Charles-Albert<a id="footnotetag304" name="footnotetag304"></a><a href="#footnote304" title="Go to footnote 304"><span class="smaller">[304]</span></a>. En tout cas, ils expliquent
+d'où venait, dans son attitude, ce je ne sais quoi d'incertain, de
+mystérieux, de déconcertant, qui faisait que personne ne se fiait à
+lui et que lui-même disait à ses familiers: «N'est-ce pas que je suis
+un homme incompréhensible?»</p>
+
+<p>Avec un tel état d'esprit, le roi de Sardaigne ne pouvait demeurer
+étranger à l'émotion produite par l'avènement et les premières
+mesures de Pie IX. Mais il voit là surtout le réveil de la question
+nationale. Il écrit aussitôt à un de ses <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> confidents: «C'est
+une campagne que le Pape entreprend contre l'Autriche, <em>evviva</em>!»
+Quant aux réformes libérales, il ne se montre nullement pressé de
+les imiter. Bien au contraire, il ne tarde pas à s'en effaroucher,
+et semble plutôt vouloir se mettre en travers du mouvement. Ainsi
+le voit-on interdire l'entrée en Piémont des journaux publiés à
+Rome et à Florence. Le public, qui a été un moment prêt à unir dans
+ses acclamations Charles-Albert et Pie IX, ne comprend rien à cette
+attitude; il y croit découvrir un signe nouveau des irrésolutions ou
+du double jeu de ce prince. La vérité est qu'au fond Charles-Albert
+ne s'intéresse qu'à la question d'indépendance nationale et se
+soucie fort peu des libertés intérieures; il les redoute même, comme
+risquant d'affaiblir le gouvernement à l'instant où celui-ci aurait
+besoin de toutes ses forces pour la lutte contre l'Autriche. De plus
+en plus, cette lutte est sa préoccupation exclusive; il l'aperçoit
+au terme de l'agitation provoquée par le Pape, et il en regarde
+approcher l'heure avec un mélange d'impatience et de tremblement.</p>
+
+<h4>VIII</h4>
+
+<p>Le gouvernement français n'avait pas désiré la crise italienne.
+Cela était vrai particulièrement de Louis-Philippe, de plus en plus
+ami, en toutes choses, du <i>statu quo</i>. Son premier sentiment, à la
+mort de Grégoire XVI, fut un vif regret mêlé de quelque inquiétude:
+«J'ai, écrivait-il au maréchal Soult, le 6 juin 1846, à vous donner
+une bien triste nouvelle qui n'est pas encore publique, mais qui ne
+peut rester secrète. Le Pape est mort le 1<sup>er</sup> de juin. Nous faisons
+tous, et moi particulièrement, une perte énorme, et vous concevez
+que nous en sommes tous très affectés<a id="footnotetag305" name="footnotetag305"></a><a href="#footnote305" title="Go to footnote 305"><span class="smaller">[305]</span></a>.» À ce moment même, le
+prince Albert de Broglie, nommé premier secrétaire à l'ambassade de
+<span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> Rome, étant venu prendre congé du Roi, celui-ci lui dit ces
+paroles significatives: «Ce que je veux, c'est un pape tranquille;
+il y a assez de trouble dans le monde<a id="footnotetag306" name="footnotetag306"></a><a href="#footnote306" title="Go to footnote 306"><span class="smaller">[306]</span></a>.» Quant à M. Guizot,
+pris évidemment un peu au dépourvu par cette mort, il n'envoya à M.
+Rossi, en vue du conclave, que des instructions sommaires et vagues.
+«Qu'on nous donne, écrivait-il, un pape indépendant, croyant et
+intelligent... Un esprit ouvert et un peu de bon vouloir dans notre
+sens, voilà ce qu'il nous faut. J'espère que cela se peut trouver...
+Nous n'avons jusqu'à présent, quant aux noms propres, aucun
+préjugé ni aucune préférence<a id="footnotetag307" name="footnotetag307"></a><a href="#footnote307" title="Go to footnote 307"><span class="smaller">[307]</span></a>.» Toutefois, M. Guizot veillait à
+ce que l'Autriche n'abusât pas de notre réserve, et il prévenait M.
+de Metternich que si, durant l'interrègne, les Autrichiens entraient
+dans les Légations, les troupes françaises occuperaient aussitôt
+Civita-Vecchia ou Ancône<a id="footnotetag308" name="footnotetag308"></a><a href="#footnote308" title="Go to footnote 308"><span class="smaller">[308]</span></a>.</p>
+
+<p>À Paris, on s'attendait à un long conclave et à un résultat assez
+incolore. Aussi l'élection si prompte de Pie IX et l'explosion qui
+suivit causèrent-elles à notre gouvernement une grande surprise, à
+laquelle se mêla peut-être, sur le premier moment, quelque chose
+comme le sentiment d'une difficulté inattendue et importune.
+Toutefois il n'hésita pas. À la vue du Pontife inaugurant une
+politique de clémence et de réforme, il applaudit et offrit son
+appui. Dès le 5 août 1846, M. Guizot écrivait à M. Rossi<a id="footnotetag309" name="footnotetag309"></a><a href="#footnote309" title="Go to footnote 309"><span class="smaller">[309]</span></a>: «Les
+hommes sensés et bien intentionnés ressentent une joie profonde,
+en voyant qu'un pouvoir qui a si longtemps marché à la tête de la
+civilisation chrétienne, se montre disposé à accomplir encore
+cette mission auguste et <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> à consacrer, en l'épurant et le
+modérant, ce qu'il y a de raisonnable et de légitime dans l'état et
+le progrès des sociétés modernes.» De son côté, Pie IX fut, dès le
+premier jour, gracieux et confiant envers l'ambassadeur de France,
+le mettant au courant de ses desseins et lui demandant des conseils
+que celui-ci lui donnait avec une sympathie respectueuse pour de si
+pures et de si nobles intentions, mais non sans quelque inquiétude
+de tant d'inexpérience. D'esprit froid et lucide, connaissant les
+hommes et les choses d'Italie, étranger pour son compte à toute
+illusion, M. Rossi cherchait à en préserver le Saint-Père et son
+gouvernement. «L'&oelig;uvre que vous abordez, ne se lassait-il pas de
+leur dire, est grande et périlleuse; une administration vieillie ne
+se réforme pas en un jour; des paroles de liberté ne tombent pas
+impunément du haut d'un trône, sans aller réveiller ce foyer de
+passions révolutionnaires qui couve toujours au fond des sociétés.
+Vous avez promis, mettez-vous à l'&oelig;uvre. Dès aujourd'hui, faites
+vos plans; dès demain, exécutez-les. Ne laissez pas les esprits errer
+à l'aventure et soulever toutes les questions au hasard. Guidez
+vous-même le mouvement que vous avez donné, ou vous serez entraîné
+par lui. Ayez peu de foi aux applaudissements populaires; ils se
+changent vite en murmures<a id="footnotetag310" name="footnotetag310"></a><a href="#footnote310" title="Go to footnote 310"><span class="smaller">[310]</span></a>.»</p>
+
+<p>Notre diplomatie, fidèle en cela à sa politique générale, avait,
+à Rome, une double préoccupation: empêcher, d'une part, que le
+mouvement réformateur, commencé par Pie IX, ne s'arrêtât devant
+les résistances réactionnaires; d'autre part, qu'il ne dégénérât
+sous la pression révolutionnaire. Il lui fallait à la fois stimuler
+et affermir le gouvernement pontifical. M. Guizot tenait la main
+à ce qu'aucune des deux parties de la tâche ne fût perdue de vue.
+«Dites très nettement et partout où besoin sera, mandait-il à M.
+Rossi, ce que nous sommes, au dehors comme au dedans, en Italie
+comme ailleurs. Nous <span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> sommes des conservateurs décidés,
+d'autant plus décidés que nous succédons, chez nous, à une série de
+révolutions... Mais, en même temps, nous sommes décidés aussi à être
+des conservateurs sensés et intelligents. Or, nous croyons que c'est,
+pour les gouvernements les plus conservateurs, une nécessité et un
+devoir de reconnaître et d'accomplir sans hésiter les changements
+que provoquent les besoins sociaux, nés du nouvel état des faits
+et des esprits.» Notre ministre envisageait à ce double point de
+vue la tâche entreprise par le Pape. «Les v&oelig;ux d'une population
+qui a longtemps souffert, disait-il, sont, à beaucoup d'égards,
+chimériques, et il serait impossible de les satisfaire; mais il
+faut aussi prévoir que, si les améliorations réelles, efficaces,
+graduelles, ne commençaient pas avec certitude, l'opinion publique
+se lasserait et, de confiante qu'elle est, deviendrait ombrageuse et
+exigeante. Reconnaître d'un &oelig;il pénétrant la limite qui sépare, en
+fait de changements et de progrès, le nécessaire du chimérique, le
+praticable de l'impossible, le salutaire du périlleux; poser d'une
+main ferme cette limite et ne laisser au public aucun doute qu'on
+ne se laissera pas pousser au delà, voilà ce que font et à quels
+signes se reconnaissent les vrais et grands chefs de gouvernement.
+C'est évidemment l'&oelig;uvre qu'entreprend le Pape... Il peut compter
+sur tout notre appui. Nous ferons tout ce qui dépendra de nous,
+tout ce qu'il désirera de nous, pour le seconder dans sa tâche.»
+Rappelant ensuite la politique de lord Palmerston, qui «prenait
+habituellement au dehors pour point d'appui l'esprit d'opposition
+et de révolution», M. Guizot ajoutait: «Nous ne voulons et ne
+ferons jamais rien de semblable, car nous regardons cela comme très
+mauvais et très dangereux pour tout le monde... Ce n'est point aux
+prétentions exagérées des partis, ni même aux espérances confuses du
+public, c'est au travail réfléchi, mesuré, prudent des gouvernements
+eux-mêmes que nous entendons prêter notre concours. Et c'est
+envers le gouvernement du Saint-Siège que nous garderons le plus
+soigneusement cette position et cette conduite, car c'est peut-être
+aujourd'hui, de tous les gouvernements appelés <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> à accomplir
+de grandes choses, celui dont la tâche est la plus difficile et exige
+le plus de ménagements<a id="footnotetag311" name="footnotetag311"></a><a href="#footnote311" title="Go to footnote 311"><span class="smaller">[311]</span></a>.»</p>
+
+<p>M. Rossi se conformait à ces instructions, quand il cherchait à
+éclairer le gouvernement pontifical sur les inconvénients de ses
+alternatives de résistance et d'abandon. Tantôt il le pressait de
+faire à temps les concessions nécessaires, tantôt il lui recommandait
+le sang-froid et la fermeté devant les manifestations populaires.
+En juillet 1847, à un moment où il ne paraissait plus y avoir à
+Rome ni gouvernement ni police, notre ambassadeur n'hésitait pas à
+dire au cardinal secrétaire d'État: «Songez bien que c'est ainsi
+que les pouvoirs périssent et que les catastrophes s'annoncent.»
+Puis il écrivait, le lendemain, à M. Guizot: «J'espère que ce mot
+de révolution est encore trop gros pour la situation... Cependant
+j'ai cru devoir m'en servir hier <i>ad terrorem</i>. Je me rendis à la
+secrétairerie d'État; je trouvai Mgr Corboli assez ému; je lui dis
+sans détour que la révolution était commencée..., qu'il fallait
+absolument faire, sans le moindre délai, deux choses: réaliser
+les promesses et fonder un gouvernement réel et solide.» M. Rossi
+portait ce jugement dans une autre lettre: «Tout a été tâtonnement
+et lenteur: on a tout touché, tout ébranlé, sans rien fonder. Comme
+je le disais au Pape, le gouvernement pontifical a perdu l'autorité
+traditionnelle d'un vieux gouvernement, sans acquérir la vigueur d'un
+gouvernement nouveau. On a gaspillé une situation unique. Jamais
+prince ne s'est trouvé plus maître de toutes choses que Pie IX,
+dans les huit premiers mois de son pontificat. Tout ce qu'il aurait
+fait aurait été accueilli avec enthousiasme. C'est pour cela que je
+disais: Fixez donc les limites que vous voulez; mais, au nom de Dieu,
+fixez-les et exécutez sans retard votre pensée<a id="footnotetag312" name="footnotetag312"></a><a href="#footnote312" title="Go to footnote 312"><span class="smaller">[312]</span></a>.»</p>
+
+<p>De Paris, M. Guizot, fort attentif à ces événements, approuvait
+et encourageait M. Rossi. «Conseillez toujours au gouvernement
+<span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> pontifical d'accomplir les réformes, lui écrivait-il, de les
+accomplir promptement, complètement, et de rentrer, dès qu'il les
+aura accomplies, dans sa position et dans son office de gouvernement
+uniquement appliqué à faire, selon les lois établies, les affaires
+quotidiennes et permanentes de la société. Sans doute, il paraît vain
+de répéter sans cesse des conseils si mal compris et si peu suivis.
+Mais ces conseils n'en sont pas moins et toujours, d'une part, la
+bonne politique; d'autre part, notre drapeau à nous. Il faut le tenir
+et le montrer incessamment à tous.» Il ajoutait, quelques jours plus
+tard: «Il faut se hâter de limiter le champ des ambitions d'esprit et
+de raffermir l'exercice quotidien du pouvoir<a id="footnotetag313" name="footnotetag313"></a><a href="#footnote313" title="Go to footnote 313"><span class="smaller">[313]</span></a>.»</p>
+
+<p>Certes, nul ne peut contester la sagesse clairvoyante de ces
+conseils, ni ce qu'ils révèlent de sollicitude sincère pour le
+gouvernement pontifical. En cela, M. Guizot n'était pas seulement
+guidé par la sympathie que lui inspiraient la personne et l'&oelig;uvre
+de Pie IX. Il avait senti combien la France de 1830 était intéressée
+à mériter l'amitié reconnaissante du Saint-Siège, quel secours moral
+devaient trouver dans un tel rapprochement une monarchie qui n'avait
+pas encore entièrement effacé son origine révolutionnaire et une
+société matérialiste qui souffrait de son manque de croyances et
+d'idéal. «Rome pourrait nous faire beaucoup de bien, écrivait-il à
+M. Rossi: son amitié franche, son concours actif nous vaudraient
+de la force et de l'autorité chez nous et en Europe. Et comme nous
+pouvons, en revanche, par notre amitié et notre concours, lui faire
+aussi beaucoup de bien chez elle et en Europe, je suis convaincu
+qu'elle doit finir par comprendre, accepter et pratiquer sérieusement
+cet échange de bons offices et de bons effets entre nous. Poursuivez
+ce but-là, avec votre persévérance et votre tact accoutumés, et
+indiquez-moi toutes les choses, petites ou grandes, que je puis faire
+pour vous y aider<a id="footnotetag314" name="footnotetag314"></a><a href="#footnote314" title="Go to footnote 314"><span class="smaller">[314]</span></a>.» Le gouvernement pontifical paraissait
+comprendre <span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> la sincérité et apprécier la valeur de l'amitié
+qui lui était ainsi offerte. Vers la fin de juillet 1847, à un moment
+où la fermentation extrême des esprits jetait l'alarme au Quirinal,
+le cardinal Ferretti, récemment nommé secrétaire d'État, exprimait
+à M. Rossi la crainte que lui inspirait la double perspective d'une
+pression révolutionnaire et d'une intervention autrichienne; notre
+ambassadeur lui ayant répondu «que, le cas échéant, le gouvernement
+français ne manquerait pas à ses amis», le cardinal l'embrassa
+vivement, en lui disant: «Merci, cher ambassadeur; en tout et
+toujours, confiance pour confiance, je vous le promets<a id="footnotetag315" name="footnotetag315"></a><a href="#footnote315" title="Go to footnote 315"><span class="smaller">[315]</span></a>.»</p>
+
+<p>Les avertissements et les conseils que M. Guizot adressait au
+gouvernement pontifical, il ne les ménageait pas non plus au peuple
+romain. Ses efforts tendaient à créer, en Italie, un parti libéral
+modéré, qui prît position entre le parti stationnaire et le parti
+révolutionnaire. &OElig;uvre difficile, surtout en un pays où ce parti
+modéré était chose absolument nouvelle. Le dépit et la déception
+que les libéraux ressentaient des lenteurs et des incertitudes du
+Saint-Siège, les portaient trop souvent à faire cause commune avec
+les révolutionnaires. M. Guizot ne se lassait pas de les détourner
+de cette dangereuse promiscuité. «Restez fidèle au principe de notre
+politique, écrivait-il à M. Rossi, principe fondamental en Italie
+encore plus qu'ailleurs. Conseillez toujours aux modérés de ne point
+se confondre avec les radicaux qui les perdront, et de persister,
+quelles que soient les difficultés, dans la résolution d'accomplir,
+par le gouvernement et de concert avec lui, les réformes que l'état
+de la société rend indispensables.» Il ajoutait, quelques jours
+plus tard: «Je ne peux d'ici que vous rappeler sans cesse les idées
+générales qui sont nos idées fixes. Créer, entre le parti de la
+révolution et le parti de la réaction, un parti de la résistance
+intelligente et modérée, et rallier ce parti autour du gouvernement
+qui peut seul être son chef et son moyen d'action, voilà notre idée
+<span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> simple et fixe, la seule idée avec laquelle, vous le savez
+comme moi, on termine ou l'on prévienne les révolutions<a id="footnotetag316" name="footnotetag316"></a><a href="#footnote316" title="Go to footnote 316"><span class="smaller">[316]</span></a>.»</p>
+
+<p>Plus encore peut-être que les exagérations d'un libéralisme trop
+exigeant et trop impatient, le gouvernement français redoutait,
+chez les Italiens, les entraînements de la passion nationale. Il
+s'appliquait à les retenir sur la pente qui les eût conduits à
+bouleverser l'état territorial de la Péninsule pour y réaliser
+leur rêve d'unité, et à déchirer les traités européens pour
+chasser les Autrichiens de la Lombardie et de la Vénétie. Autant
+il se déclarait prêt à défendre leur indépendance contre toute
+intervention qui eût prétendu entraver leurs réformes intérieures,
+autant il les avertissait de ne pas compter sur son appui, s'il
+leur prenait fantaisie de mettre en péril, par quelque agression,
+la paix générale. Notre diplomatie croyait ainsi ne pas mal
+servir les vrais intérêts de l'Italie, et M. Rossi se chargeait
+de démontrer aux patriotes romains que toute attaque violente
+contre l'Autriche fournirait à celle-ci une occasion d'arrêter
+par la force le mouvement national, contre lequel, au contraire,
+elle ne pourrait rien et devant lequel elle serait tôt ou tard
+contrainte de capituler, si ce mouvement demeurait pacifique et
+se manifestait seulement par le progrès intérieur et graduel des
+divers États<a id="footnotetag317" name="footnotetag317"></a><a href="#footnote317" title="Go to footnote 317"><span class="smaller">[317]</span></a>. En tout cas, nos ministres étaient certains de
+servir ainsi les vrais intérêts de la France. Déjà, au lendemain de
+1830, quelles que fussent alors les sympathies de l'opinion pour la
+patrie de Silvio Pellico, la monarchie de Juillet n'avait pas voulu
+se mettre à la remorque des agitateurs italiens, en favorisant les
+révolutions au delà des Alpes et en s'engageant dans une guerre
+contre l'Autriche<a id="footnotetag318" name="footnotetag318"></a><a href="#footnote318" title="Go to footnote 318"><span class="smaller">[318]</span></a>. Les raisons qui l'avaient alors décidée
+subsistaient. On peut même dire que le refroidissement survenu
+avec l'Angleterre eût rendu plus dangereuse encore pour la France
+toute politique la plaçant en conflit avec l'Autriche <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> et
+probablement aussi avec les autres puissances continentales.</p>
+
+<p>Il convenait en effet que notre gouvernement, en face du problème
+particulier de l'Italie, ne perdît pas de vue l'ensemble de la
+situation faite à la France, en Europe, par les mariages espagnols.
+On sait que cette situation l'avait déterminé à se rapprocher de
+l'Autriche. Il lui fallait veiller à ce que sa politique italienne
+contribuât à ce rapprochement ou tout au moins ne le contrariât pas.
+Au premier aspect et étant donnés les points de vue assez divergents
+des deux cabinets, cela paraissait malaisé. M. de Metternich, qui,
+depuis 1815, avait eu pour politique de maintenir tout immobile
+au delà des Alpes, avait vu avec déplaisir le mouvement suscité
+par Pie IX<a id="footnotetag319" name="footnotetag319"></a><a href="#footnote319" title="Go to footnote 319"><span class="smaller">[319]</span></a>; un pape libéral lui paraissait une sorte de
+monstruosité dont il ne pouvait prendre son parti<a id="footnotetag320" name="footnotetag320"></a><a href="#footnote320" title="Go to footnote 320"><span class="smaller">[320]</span></a>; il faisait
+remonter le mal à la contagion des idées françaises<a id="footnotetag321" name="footnotetag321"></a><a href="#footnote321" title="Go to footnote 321"><span class="smaller">[321]</span></a>; à son
+avis, c'était pure illusion de vouloir distinguer les réformes
+modérées et pacifiques des bouleversements révolutionnaires, les
+premières n'étant que la préface des seconds; entre un Balbo et un
+Mazzini, il ne trouvait pas «d'autre différence que celle qui existe
+entre des empoisonneurs et des assassins<a id="footnotetag322" name="footnotetag322"></a><a href="#footnote322" title="Go to footnote 322"><span class="smaller">[322]</span></a>». Dès le début, il
+avait essayé sans succès d'endoctriner Pie IX<a id="footnotetag323" name="footnotetag323"></a><a href="#footnote323" title="Go to footnote 323"><span class="smaller">[323]</span></a>, et, dans la
+suite, il n'avait pas négligé tout ce qui pouvait éveiller en lui
+des inquiétudes ou des scrupules<a id="footnotetag324" name="footnotetag324"></a><a href="#footnote324" title="Go to footnote 324"><span class="smaller">[324]</span></a>. Le grand-duc de Toscane se
+montrait-il disposé à suivre l'exemple du Pape, M. de Metternich lui
+adressait directement des représentations<a id="footnotetag325" name="footnotetag325"></a><a href="#footnote325" title="Go to footnote 325"><span class="smaller">[325]</span></a>. Tout cela sans doute
+témoignait d'idées et de préférences <span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> peu en harmonie avec
+celles de la France. À défaut cependant d'un accord de principes,
+notre gouvernement ne jugeait pas impossible d'arriver à une sorte
+d'accord pratique, ou au moins de prévenir tout conflit. Il se
+rendait compte que le cabinet de Vienne était peu disposé à aller au
+delà de ces gémissements platoniques, de ces conseils peu efficaces,
+et qu'il ne se sentait pas en mesure de recommencer quelqu'une de
+ces interventions militaires qui, depuis 1815, avaient été l'arme
+principale de sa politique en Italie. Il devinait aussi que ce
+cabinet, compromis par son renom absolutiste, désorienté par le
+changement de l'esprit public, comprendrait l'avantage d'être appuyé
+et pour ainsi dire protégé par une puissance libérale; cette même
+raison ne le déterminait-elle pas, en ce moment, dans les affaires de
+Suisse, à marcher derrière la France? On voit dès lors comment les
+deux politiques, parties de points si opposés, pouvaient cependant
+trouver un certain contact sur le terrain italien: il s'agissait pour
+nous d'obtenir de l'Autriche qu'elle n'intervînt pas militairement,
+qu'elle laissât le mouvement réformateur suivre son cours, en lui
+offrant, comme compensation, de nous employer à limiter ce mouvement,
+à l'empêcher de devenir révolutionnaire et belliqueux.</p>
+
+<p>Dès la fin de 1846 et les premières semaines de l'année suivante,
+des pourparlers s'engagèrent sur ces bases, entre Paris et Vienne.
+Ils prirent plus de précision, en avril 1847, lors de la mission
+secrète de M. Klindworth<a id="footnotetag326" name="footnotetag326"></a><a href="#footnote326" title="Go to footnote 326"><span class="smaller">[326]</span></a>: l'Italie était l'un des sujets sur
+lesquels cet agent devait proposer une entente. M. Guizot, alors
+très préoccupé des efforts faits par lord Palmerston pour attirer
+M. de Metternich dans son jeu, insistait naturellement sur ce qui,
+dans sa politique italienne, pouvait <span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> le plus rassurer le
+cabinet autrichien. Non seulement il se prononçait pour le <i>statu
+quo</i> territorial dans la Péninsule, ce qui impliquait la sauvegarde
+des droits de l'Autriche sur le royaume lombard-vénitien; non
+seulement il se déclarait opposé à toute agitation révolutionnaire;
+mais il exprimait l'avis que les réformes devaient être
+surtout administratives, et que l'on aurait tort de chercher à
+introduire prématurément dans les divers États italiens un régime
+constitutionnel pour lequel ils n'étaient pas mûrs; il s'offrait à
+donner, d'accord avec l'Autriche, des conseils dans ce sens au Pape
+et aux autres souverains<a id="footnotetag327" name="footnotetag327"></a><a href="#footnote327" title="Go to footnote 327"><span class="smaller">[327]</span></a>. En même temps, tout en recommandant
+à M. Rossi de ne rien abandonner de notre politique propre, il
+l'invitait à «ménager Vienne», à avoir égard «à ses défiances et à
+ses alarmes<a id="footnotetag328" name="footnotetag328"></a><a href="#footnote328" title="Go to footnote 328"><span class="smaller">[328]</span></a>».</p>
+
+<p>M. de Metternich était trop inquiet des événements d'Italie pour
+repousser ces ouvertures. De son côté, il en avait fait de semblables
+au gouvernement français. Sans doute, fidèle à sa manie dogmatisante,
+il professait, dans les élucubrations diplomatiques auxquelles il se
+livrait sur ce sujet, des principes sur lesquels notre gouvernement
+aurait eu des critiques à faire. Mais, en somme, quand il fallait
+aboutir à des conclusions effectives, il reconnaissait l'intérêt
+de mettre fin à une rivalité dont les agitateurs tireraient
+profit; revendiquant seulement <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> son autorité sur le royaume
+lombard-vénitien, désavouant toute pensée de porter atteinte à
+l'indépendance des autres États italiens et à leur droit de modifier
+leurs institutions, s'offrant même à s'entendre avec la France pour
+conseiller certaines réformes administratives, il déclarait ne
+songer, pour le moment, à aucune intervention armée; il ajoutait que
+si, plus tard, cette intervention devenait nécessaire, un concert
+préalable devrait s'établir entre les puissances<a id="footnotetag329" name="footnotetag329"></a><a href="#footnote329" title="Go to footnote 329"><span class="smaller">[329]</span></a>.</p>
+
+<p>Le gouvernement français avait ainsi satisfaction. Dès lors, il
+croyait pouvoir donner comme mot d'ordre à ses agents en Italie,
+non plus seulement de ménager l'Autriche, mais de chercher les
+occasions de se concerter avec elle. Loin de s'effaroucher d'une
+action commune, il estimait, avec raison, qu'elle tournerait à
+l'avantage de notre influence, et que la France y deviendrait
+l'arbitre des décisions à prendre: «Je suis d'avis, écrivait-il
+le 21 juillet 1847 à M. Rossi, qu'en gardant soigneusement notre
+position, en tenant hautement notre drapeau, vous ne devez point
+éviter les occasions et les invitations de vous entendre et d'agir
+de concert avec vos collègues du corps diplomatique, y compris M.
+de Lutzow (ambassadeur d'Autriche). Quel que soit l'empire des
+vieux intérêts, des vieilles passions et des vieilles traditions,
+les grands gouvernements européens, l'Autriche la première, sont
+aujourd'hui sensés et prudents. Ils l'ont prouvé depuis 1830, et
+plus d'une fois. La nécessité leur déplaît. Ils la reconnaissent le
+plus tard possible. Mais ils finissent par la reconnaître et par
+l'accepter. Mettons-nous partout à la tête de la nécessité, de la
+nécessité réelle, bien comprise et exactement mesurée. Soyons ses
+interprètes dans les conseils de l'Europe. C'est <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> désormais
+notre position naturelle et la plus grande en même temps que la plus
+sûre... Ne nous faisons pas autres que nous ne sommes, mais ne nous
+isolons pas. En définitive, dans l'action concertée, c'est nous qui
+prévaudrons<a id="footnotetag330" name="footnotetag330"></a><a href="#footnote330" title="Go to footnote 330"><span class="smaller">[330]</span></a>.»</p>
+
+<p>Ajoutons, d'ailleurs, que tout ce que le cabinet de Paris faisait
+pour ménager celui de Vienne et pour rendre possible une action
+commune, ne le conduisait cependant pas à rien sacrifier des points
+essentiels de sa politique. Il était surtout bien résolu à ne
+jamais permettre à l'Autriche une intervention isolée qui lui eût
+rendu l'espèce de protectorat qu'elle exerçait autrefois sur les
+gouvernements de la Péninsule; il entendait que, si le Pape avait
+un jour besoin d'une armée étrangère pour le protéger, la France ne
+laissât pas le rôle principal à son ancienne rivale. «En cas, disait
+M. Guizot, de danger matériel, d'appel au secours matériel extérieur,
+que rien ne se fasse sans nous; qu'on ne demande rien à personne,
+sans nous le demander aussi à nous, au moins en même temps. Nous ne
+manquerons pas à nos amis<a id="footnotetag331" name="footnotetag331"></a><a href="#footnote331" title="Go to footnote 331"><span class="smaller">[331]</span></a>.» Comme pour bien marquer par avance
+ses intentions, le cabinet de Paris répondait aux mouvements des
+troupes autrichiennes sur la frontière de la Lombardie, en faisant
+évoluer la flotte française en vue des côtes d'Italie.</p>
+
+<p>Telle était, sous ses diverses faces, la politique de «juste
+milieu» à laquelle le gouvernement français s'était arrêté, dès
+le premier jour, dans les affaires italiennes, et que, depuis, il
+avait fidèlement appliquée. M. Guizot estima qu'il ne suffisait pas
+de la pratiquer diplomatiquement, et qu'il convenait d'en exposer
+au moins les grandes lignes au public. Il le fit, le 3 août, dans
+les derniers jours de la session de 1847, au cours de la discussion
+du budget à la Chambre des pairs. «Que faut-il, se demandait le
+ministre, pour la satisfaction <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> des intérêts français en
+Italie? La paix intérieure de l'Italie d'abord; aucun bouleversement
+territorial ou politique ne nous est bon au delà des Alpes. Il
+nous faut aussi l'indépendance et la sécurité des gouvernements
+italiens; nous avons besoin qu'ils ne soient dominés ni exploités
+par aucune autre puissance, et qu'ils gouvernent paisiblement leurs
+peuples.» Après avoir indiqué que, pour obtenir ce dernier résultat,
+ces gouvernements devaient satisfaire leurs sujets par certaines
+réformes, il montrait comment le Pape avait donné l'exemple; puis il
+ajoutait: «Le représentant par excellence de l'autorité souveraine et
+incontestée entrant dans une telle voie, c'est là un des plus grands
+spectacles qui aient encore été donnés au monde. On ne peut pas, on
+ne doit pas craindre que le Pape oublie jamais les besoins et les
+droits de ce principe d'autorité, d'ordre, de perpétuité dont il est
+le représentant le plus éminent... Non, il ne l'oubliera pas...
+Mais, en même temps, puisqu'il se montre disposé à comprendre et à
+satisfaire, dans ce qu'il a de sensé et de légitime, l'état nouveau
+des intérêts sociaux et des esprits, ce serait une faute énorme, de
+la part de tous les gouvernements, je ne veux pas dire que ce serait
+un crime, ce serait une faute énorme de ne pas seconder Pie IX dans
+la tâche difficile qu'il entreprend.» M. Guizot ne reconnaissait
+qu'aux partis modérés le pouvoir de mener à bonne fin de telles
+réformes, et il entendait par là «des partis modérés ayant le courage
+d'agir, de se mettre en avant, d'accepter la responsabilité, le
+courage de soutenir les gouvernements qu'ils ne veulent pas voir
+renverser». Il terminait en proclamant que «la mission naturelle
+de la France était de chercher sa force et son point d'appui, non
+dans l'esprit d'opposition et de révolution, mais dans l'esprit de
+gouvernement intelligent, sensé, et dans le concours des partis
+modérés avec de tels gouvernements».</p>
+
+<p>En cherchant ainsi à faire prévaloir, en Italie, des idées de réforme
+mesurée et pacifique, M. Guizot poursuivait un dessein honnête,
+raisonnable et conforme aux intérêts de la France. D'ailleurs,
+qu'eût-il pu faire d'autre? Impossible, après <span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> la secousse
+donnée par l'avènement de Pie IX, de songer à prolonger l'ancien
+<i>statu quo</i>. Quant à pousser aux révolutions et à risquer une
+guerre européenne pour flatter les passions et servir les ambitions
+des Italiens, c'est une politique dont on peut, hélas! mesurer
+aujourd'hui les conséquences. Mais, pour être le seul sage et le
+seul possible, le parti auquel s'était arrêté le gouvernement du
+roi Louis-Philippe ne lui en imposait pas moins une tâche très
+délicate et dont le succès était loin d'être assuré. M. Guizot s'en
+rendait compte, et, dans l'intimité, il ne cachait pas ses doutes.
+«Je voudrais bien réussir à Rome, écrivait-il, le 30 juillet 1847,
+au duc de Broglie; mais j'ai une méfiance infinie des Italiens. Et
+nous sommes là parfaitement seuls, entre les conspirations radicales
+fomentées de Londres et les routines absolutistes de Vienne... Plus
+j'avance, plus je demeure convaincu de deux choses: la bonté de notre
+politique et la difficulté du succès. Et mes deux convictions sont
+sans cesse aux prises, l'une m'encourageant, l'autre m'inquiétant.
+Dieu seul a le secret de l'issue: ce serait trop commode de le
+savoir<a id="footnotetag332" name="footnotetag332"></a><a href="#footnote332" title="Go to footnote 332"><span class="smaller">[332]</span></a>.»</p>
+
+<h4>IX</h4>
+
+<p>Les difficultés avec lesquelles nous venons de voir aux prises la
+diplomatie française pendant la première année du pontificat de Pie
+IX, allaient être singulièrement aggravées, en août 1847, par un
+acte inconsidéré de l'Autriche. Celle-ci, en vertu des traités de
+1815, avait droit de garnison dans la «place» de Ferrare, l'une des
+villes des Légations. Que fallait-il entendre par le mot <em>place</em>?
+Était-ce la ville elle-même, ou seulement le château, espèce de
+citadelle sans valeur, située au centre de la ville? Il y avait eu
+controverse sur ce point. En fait, les Impériaux n'occupaient que
+le château et quelques <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> casernes; la garde des barrières
+et des autres postes était aux mains des pontificaux. Ce partage,
+délicat de tout temps, le devenait plus encore avec l'excitation des
+esprits. Des provocations furent échangées entre la garde civique
+de Ferrare et les patrouilles autrichiennes. Enfin, quelques rixes
+ayant éclaté dans les premiers jours d'août, le commandant autrichien
+crut devoir agir comme si la sûreté de sa garnison était compromise;
+il la renforça notablement par un corps venu de l'autre côté du
+Pô; puis, brutalement, sans avoir aucun égard aux protestations du
+cardinal-légat, il occupa toute la ville et s'empara des postes
+jusqu'alors laissés à la garde des pontificaux.</p>
+
+<p>Cet acte indiquait-il, de la part du cabinet de Vienne, la volonté de
+sortir de sa réserve défensive et expectante? Non, à ce même moment,
+M. de Metternich nous déclarait formellement que son gouvernement
+ne demandait qu'à «rester maître chez lui», qu'il «n'entendait pas
+exercer sa puissance souveraine en dehors de ses frontières», et
+qu'il «ne pensait pas à une intervention matérielle<a id="footnotetag333" name="footnotetag333"></a><a href="#footnote333" title="Go to footnote 333"><span class="smaller">[333]</span></a>». Fait
+plus significatif encore, quelques jours après, la même idée se
+retrouvait non moins nettement exprimée dans les instructions
+confidentielles adressées à M. de Ficquelmont, agent supérieur
+du chancelier à Milan<a id="footnotetag334" name="footnotetag334"></a><a href="#footnote334" title="Go to footnote 334"><span class="smaller">[334]</span></a>. On pouvait être d'autant plus assuré
+de cette sagesse qu'elle était un peu forcée. Non seulement une
+politique agressive eût froissé d'une façon imprudente l'opinion
+européenne, universellement sympathique à Pie IX, mais elle eût
+rencontré des oppositions à Vienne même. Le souffle libéral qui
+passait en ce moment sur l'Europe se faisait sentir en Autriche;
+une réaction s'y dessinait contre le système de M. de Metternich et
+se manifestait jusque dans l'intérieur du cabinet; si le chancelier
+continuait de personnifier au dehors le gouvernement impérial avec
+le même apparat, son autorité au dedans était bien entamée; les
+autres membres du conseil ne se gênaient pas pour contrecarrer ses
+desseins; le ministre de <span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> l'intérieur, le comte Kolowrat, se
+posait ouvertement comme son rival. Pour vaincre ces oppositions,
+M. de Metternich ne trouvait pas dans l'archiduc Louis, qui
+remplaçait le souverain malade, et qui était visiblement embarrassé
+de sa responsabilité, l'appui qu'il était, autrefois, toujours sûr
+d'obtenir de l'empereur François. En juillet 1847, ayant voulu
+faire mobiliser un corps d'armée destiné à prendre position sur la
+frontière du Tessin et sur le Pô, il se heurta à mille difficultés
+soulevées par le ministre de la guerre et par celui des finances:
+ce dernier soutenait que les charges pécuniaires résultant d'une
+telle mesure seraient «un danger plus grave pour le gouvernement que
+celui auquel pouvait donner lieu la marche libérale adoptée par le
+Saint-Père<a id="footnotetag335" name="footnotetag335"></a><a href="#footnote335" title="Go to footnote 335"><span class="smaller">[335]</span></a>». Le chancelier n'eût-il pas rencontré une opposition
+plus forte encore, s'il eût proposé une intervention à main armée
+dans les États pontificaux? Dans l'incident de Ferrare, il ne fallait
+donc pas voir le commencement de cette intervention et l'indice
+d'un changement de politique. C'était un mouvement d'impatience du
+commandement militaire, évidemment agacé par tout le tapage italien;
+le gouvernement l'avait laissé faire, sans beaucoup de réflexion,
+flatté peut-être, au milieu d'une politique nécessairement effacée,
+de faire à peu de frais quelque étalage de sa force armée.</p>
+
+<p>Mais, du premier jour, cette mesure se trouve avoir beaucoup plus
+de retentissement que ne s'y attendaient et que ne le désiraient
+ses auteurs. À Rome, c'est l'occasion d'une véritable explosion
+d'indignation patriotique. Sincèrement ou non, on prétend voir
+là l'exécution d'une vaste conspiration absolutiste qui a ses
+ramifications jusque autour du Pape. «L'invasion est commencée,
+s'écrie-t-on; l'Italie entière doit se lever en armes pour la
+repousser.» Le gouvernement pontifical, troublé de cette émotion,
+croyant nécessaire de s'y associer pour ne pas être suspect, froissé
+d'ailleurs dans sa dignité par le procédé des Autrichiens, fait
+publier dans le <cite>Diario di Roma</cite> <span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> les protestations du
+cardinal-légat contre l'occupation de Ferrare. Se flatte-t-il de
+calmer les esprits par cette publicité? Il les excite au contraire.
+L'impression, aussitôt répandue et exploitée par les meneurs,
+est que le Pape prend la tête de la croisade italienne contre
+l'Autriche. Les journaux racontent qu'il ordonne, dans ce dessein,
+des armements considérables. Les radicaux profitent de cette
+effervescence pour se pousser hardiment à la tête du mouvement. Le
+chef des révolutionnaires, Mazzini, écrit au Pape, dans un langage
+qui fait songer au tentateur offrant au Christ l'empire du monde:
+«Saint Père, j'étudie vos démarches avec une espérance immense...
+Soyez confiant, fiez-vous à nous... Nous fonderons pour vous un
+gouvernement unique en Europe. Nous saurons traduire en un fait
+puissant l'instinct qui frémit d'un bout à l'autre de la terre
+italienne... Je vous écris parce que je vous crois digne d'être
+l'initiateur de cette vaste entreprise<a id="footnotetag336" name="footnotetag336"></a><a href="#footnote336" title="Go to footnote 336"><span class="smaller">[336]</span></a>...» Le même Mazzini
+recommande, d'un autre côté aux «masses», de «s'engager, avec ou
+sans le consentement des princes, dans des mesures qui obligent les
+Autrichiens à les attaquer»; il faut, conclut-il, «accroître de
+plus en plus la haine contre les Autrichiens et irriter l'Autriche
+par tous les moyens possibles<a id="footnotetag337" name="footnotetag337"></a><a href="#footnote337" title="Go to footnote 337"><span class="smaller">[337]</span></a>». De Rome, l'agitation gagne la
+Péninsule entière, depuis la Sicile jusqu'au Piémont. Le fait le
+plus grave peut-être est l'impression produite sur Charles-Albert.
+Jusqu'alors, en face d'une campagne principalement libérale, il était
+demeuré froid. Au cri de: «Guerre à l'Autriche!» il tressaille.
+Sous le coup de l'occupation de Ferrare, Pie IX, se croyant menacé
+d'une invasion autrichienne, a fait demander au gouvernement sarde
+un asile éventuel et l'envoi immédiat d'un bâtiment de guerre à
+Civita-Vecchia; Charles-Albert accède avec empressement à toutes les
+demandes du Pontife. «Grâce <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> à Dieu, écrit-il à son ministre
+et confident, Villamarina, nous avons un pape saint et plein de
+fermeté, qui saura soutenir avec dignité l'indépendance nationale.
+Je lui ai fait écrire que, quelconque événement (<i>sic</i>) qui puisse
+arriver, je ne séparerai jamais ma cause de la sienne... Une guerre
+d'indépendance nationale, qui s'unirait à la défense du Pape,
+serait pour moi le plus grand bonheur qui pourrait m'arriver.» Les
+patriotes italiens, alors réunis à Casal sous prétexte d'association
+agraire, lui ayant envoyé une adresse toute pleine des sentiments qui
+bouillonnaient en Italie, il répond par une lettre, lue en séance, où
+il se dit «résolu à faire pour la cause guelfe ce que Schamil fait
+contre l'immense empire russe». «Il paraît, ajoute-t-il, qu'à Rome
+on tient en réserve les armes spirituelles... Espérons... Ah! le
+beau jour que celui où nous pourrons jeter le cri de l'indépendance
+nationale!» Le retentissement de cette lettre est énorme. Personne
+n'hésite plus à se jeter dans une campagne qui paraît avoir pour elle
+le Pape et le roi de Sardaigne, la plus haute force morale et la plus
+sérieuse force militaire de la Péninsule. Il est vrai que, suivant
+son habitude, Charles-Albert se montre, presque aussitôt après,
+embarrassé de l'enthousiasme qu'il a suscité, fait froide mine aux
+ovations qui l'accueillent à Turin et à Gênes, et déclare que, «s'il
+est décidé à défendre l'indépendance du royaume contre une agression
+étrangère, il l'est aussi à ne pas se compromettre vis-à-vis des
+grandes puissances, en faisant, sans leur consentement, franchir la
+frontière à son armée». Mais vainement essaye-t-il de courir après
+ses paroles, celles-ci ont fait trop de chemin pour qu'il puisse les
+rattraper.</p>
+
+<p>En somme, l'incident de Ferrare non seulement a grandement échauffé
+les esprits, mais il a eu pour résultat, dans toute l'Italie, de
+faire passer brusquement au premier plan cette redoutable question
+nationale que notre diplomatie était jusqu'alors parvenue à maintenir
+dans l'ombre. Il a ainsi considérablement augmenté les difficultés
+de la politique modérée et pacifique que le gouvernement français
+cherchait à faire prévaloir. <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> Ce gouvernement cependant ne
+se décourage pas. Sans se laisser entraîner, fût-ce d'un pas, hors
+du terrain moyen où il s'est placé dès le début, il s'efforce d'y
+ramener les Autrichiens et les Italiens. À tous deux, il entreprend
+de faire entendre le langage de la raison.</p>
+
+<p>À Vienne d'abord, notre cabinet laisse voir, sous une forme amicale,
+sa désapprobation du procédé des troupes impériales, insiste sur
+le danger de l'émotion ainsi provoquée, et appelle fortement, «sur
+les protestations du Saint-Siège et sur la nécessité de régler ce
+différend de façon à mettre promptement un terme à l'agitation qui en
+est résultée dans la Péninsule, la plus sérieuse sollicitude de M. le
+prince de Metternich<a id="footnotetag338" name="footnotetag338"></a><a href="#footnote338" title="Go to footnote 338"><span class="smaller">[338]</span></a>». De ce côté, nos observations sont bien
+accueillies. Visiblement embarrassé d'avoir suscité un tel tapage,
+le gouvernement autrichien nous sait gré de notre désir d'arranger
+les choses<a id="footnotetag339" name="footnotetag339"></a><a href="#footnote339" title="Go to footnote 339"><span class="smaller">[339]</span></a>. Loin de grossir l'incident et d'en faire le point de
+départ d'une politique agressive, il affecte d'en réduire la portée.
+«Nous n'accordons pas à ce pitoyable conflit la valeur d'une affaire,
+écrit M. de Metternich, mais celle d'une entente sur une question
+de service militaire<a id="footnotetag340" name="footnotetag340"></a><a href="#footnote340" title="Go to footnote 340"><span class="smaller">[340]</span></a>.» Il reconnaît même qu'il a commis une
+faute. «Pitoyable affaire, dit-il un jour à notre ambassadeur, qui
+fournit une preuve de plus de la faute que commet toujours une grande
+puissance, lorsqu'elle se compromet dans une petite question<a id="footnotetag341" name="footnotetag341"></a><a href="#footnote341" title="Go to footnote 341"><span class="smaller">[341]</span></a>.»
+De son côté, le comte Apponyi fait à M. Guizot cette sorte d'aveu:
+«On peut se tromper dans ce qu'on prévoit; on peut irriter quand
+on a voulu imposer.» Notre ministre ajoute, après avoir rapporté à
+M. Rossi ce propos: «Avec un peu de modération et de patience, je
+crois que l'incident de Ferrare doit finir à l'avantage du Pape. On
+en a envie à Vienne. On ne se soucie <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> pas d'engager à fond
+la partie<a id="footnotetag342" name="footnotetag342"></a><a href="#footnote342" title="Go to footnote 342"><span class="smaller">[342]</span></a>.» Cette impression est durable chez M. Guizot, qui
+écrit, un peu plus tard, à M. de Flahault: «Ce que m'a dit le comte
+Apponyi ne me permet pas de douter que le prince de Metternich ne
+désire mettre fin, sans bruit, à cet incident de Ferrare<a id="footnotetag343" name="footnotetag343"></a><a href="#footnote343" title="Go to footnote 343"><span class="smaller">[343]</span></a>.» En
+attendant, du reste, cette solution, le cabinet autrichien ne nous
+refuse pas de nouvelles assurances de ses intentions pacifiques.
+«Le gouvernement français désire que nous restions en panne, écrit,
+le 7 octobre 1847, M. de Metternich au comte Apponyi; ses v&oelig;ux à
+ce sujet seront remplis. Nous savons nous renfermer dans le rôle de
+spectateur des drames dans lesquels l'heure d'entrer en scène ne nous
+semble pas venue<a id="footnotetag344" name="footnotetag344"></a><a href="#footnote344" title="Go to footnote 344"><span class="smaller">[344]</span></a>.»</p>
+
+<p>Notre cabinet a donc toutes raisons de compter sur la modération de
+l'Autriche et sur sa volonté de réparer l'esclandre de Ferrare. Cette
+conviction l'encourage à persister dans son attitude conciliante.
+Toutefois, il est bien résolu, au cas où son espérance serait
+trompée, à sauvegarder l'influence de la France et l'indépendance
+des États italiens. Il ne le crie pas sur les toits, pour ne pas
+irriter les amours-propres par des menaces éventuelles; mais il
+s'en explique nettement avec ses agents, dans ses correspondances
+confidentielles. M. Guizot écrit, le 7 septembre 1847, à M. Rossi:
+«Rendons-nous compte des diverses hypothèses: 1<sup>o</sup> Les Autrichiens,
+sur la réclamation du Pape, rentrent à Ferrare, dans le <i>statu quo</i>
+antérieur. Si cela arrivait, nous aurions, quant à présent, cause
+gagnée et rien à faire.&mdash;2<sup>o</sup> Les Autrichiens, malgré la réclamation
+du Pape, restent à Ferrare, dans la position qu'ils y ont prise,
+continuant de soutenir qu'ils en ont le droit aux termes des traités,
+et sans faire un pas de plus. Que le Pape réclame, dans ce cas, soit
+notre médiation seule, soit celle de la France et de l'Angleterre,
+ou de la France et de la Prusse, soit celle de toutes les grandes
+puissances qui ont signé le traité de Vienne.&mdash;3<sup>o</sup> Les Autrichiens
+poussent plus avant dans les <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> États romains, sans appel du
+Pape et sans prétexte diplomatique. En ce cas, que le Pape proteste
+solennellement, constate que le fait a lieu contre son gré et
+s'adresse à nous. Mon avis est que nous devons, dans cette hypothèse,
+prendre position aussi sur un point efficace des États romains, dans
+l'intérêt de l'indépendance du Pape et de notre propre situation en
+Europe. Il serait infiniment désirable que nous ne fissions cela,
+s'il y avait lieu, que sur la demande du Pape et de concert avec lui...&mdash;4<sup>o</sup>
+Ailleurs que dans les États romains, dans quelques autres
+des États italiens, en Toscane, à Modène, à Lucques, à Parme, les
+Autrichiens interviennent à la suite d'une insurrection populaire,
+soit de leur propre mouvement, soit sur la demande des souverains...
+C'est ici l'hypothèse difficile. Une insurrection contre l'ordre
+établi et la demande de l'intervention par le souverain lui-même
+donnent à Vienne des prétextes spécieux et nous embarrassent,
+nous, dans nos motifs. Et pourtant nos motifs seraient, dans ce
+cas, presque les mêmes et presque aussi puissants qu'en cas d'une
+intervention dans les États romains. Il faudrait que les souverains
+chez qui aucune insurrection n'aurait eu lieu et qui n'auraient pas
+réclamé l'intervention autrichienne, le Pape, le roi de Naples,
+le roi de Sardaigne, protestassent contre un acte compromettant
+pour eux-mêmes, car il pourrait amener un désordre général et une
+explosion révolutionnaire dans toute l'Italie. S'ils faisaient un
+pas de plus, s'ils s'adressaient aux autres grandes puissances de
+l'Europe, à nous d'abord, pour leur demander de s'employer à faire
+cesser un état de choses si dangereux pour la paix européenne, ils
+se donneraient à eux-mêmes de fortes garanties et à nous de grands
+moyens d'action... Ne regardez point tout ceci, mon cher ami, comme
+des résolutions que je vous annonce et des instructions que je vous
+donne. Je vous dis mes idées et je vous demande les vôtres sur les
+cas et les embarras divers qu'on peut prévoir. Et il faut les prévoir
+pour faire ce que je vous ai dit: prendre nos mesures de façon à être
+prêts dans toutes les hypothèses. Répondez-moi sans retard. Je n'ai
+pas besoin de vous répéter <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> que notre pensée dirigeante,
+dominante, est toujours celle-ci: Soutenir l'indépendance des États
+italiens et l'influence du parti modéré en Italie, en évitant une
+conflagration révolutionnaire et une guerre européenne<a id="footnotetag345" name="footnotetag345"></a><a href="#footnote345" title="Go to footnote 345"><span class="smaller">[345]</span></a>.»</p>
+
+<p>Rien donc à la fois de plus modéré dans la forme et de plus décidé
+dans le fond que l'attitude prise par le gouvernement français envers
+l'Autriche, à la suite de l'incident de Ferrare. Le langage qu'il
+tient en même temps aux Italiens n'est ni moins sage ni moins net.
+Dès le premier jour, tout en manifestant au gouvernement romain
+«sa sympathie pour le sentiment de dignité courageuse qui a dicté
+ses protestations» contre l'occupation de Ferrare, il ne cache pas
+son regret de la publicité qui leur a été donnée<a id="footnotetag346" name="footnotetag346"></a><a href="#footnote346" title="Go to footnote 346"><span class="smaller">[346]</span></a>. «Le Pape,
+écrit-il à M. Rossi, aurait dû épuiser toute possibilité de vider,
+de gouvernement à gouvernement, la question diplomatique, avant de
+porter devant le public une question de nationalité et de révolution.
+De deux choses l'une: ou l'Autriche désire, ou elle ne désire pas
+un prétexte pour une levée de boucliers; si elle le désire, il faut
+bien se garder de le lui fournir... Si elle ne le désire pas, il
+faut l'entretenir dans sa bonne disposition, en traitant avec elle
+comme avec un pouvoir qui ne demande pas mieux que de laisser ses
+voisins tranquilles chez eux, si on ne trouble pas sa tranquillité
+chez lui. Ne négligez rien pour ramener et contenir Rome dans cette
+politique, la seule efficace pour le succès, aussi bien que la
+plus sûre. L'Italie a déjà perdu plus d'une fois ses affaires en
+plaçant ses espérances dans une conflagration européenne. Elle les
+perdrait encore. Qu'elle s'établisse, au contraire, sur le terrain
+de l'ordre européen, des droits des gouvernements indépendants, du
+respect des traités. C'est vous dire combien il importe de contenir
+ces affaires-ci dans les limites d'une question <em>romaine</em>, et
+d'empêcher qu'on en fasse une question <em>italienne</em>. J'en sais toute
+la difficulté. Mais employez tout votre esprit, tout votre bon sens,
+toute votre persévérance, toute votre patience, toute votre <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span>
+influence, à faire comprendre au parti <em>national italien</em> qu'il est
+de sa politique, de sa nécessité actuelle, de se présenter et d'agir
+<em>fractionnairement</em>, comme romain, toscan, napolitain, etc., etc., de
+ne point poser une question générale qui deviendrait inévitablement
+une question révolutionnaire<a id="footnotetag347" name="footnotetag347"></a><a href="#footnote347" title="Go to footnote 347"><span class="smaller">[347]</span></a>.» M. Rossi s'inspire de ces idées
+dans ses conversations, et il n'hésite pas à rabrouer les prétentions
+et les intempérances italiennes. «Mais enfin, dit-il avec sa parole
+froide et mordante, où voulez-vous en venir par ces incessantes
+provocations contre l'Autriche? Elle ne vous menace point; elle reste
+dans les limites que les traités lui ont tracées. C'est donc une
+guerre d'indépendance que vous voulez? Eh bien! voyons, calculons vos
+forces: vous avez soixante mille hommes en Piémont, et pas un homme
+de plus en fait de troupes réglées. Vous parlez de l'enthousiasme
+de vos populations. Je les connais, ces populations. Parcourez vos
+campagnes: voyez si un homme bouge, si un c&oelig;ur bat, si un bras
+est prêt à prendre les armes. Les Piémontais battus, les Autrichiens
+peuvent aller tout droit jusqu'à Reggio, en Calabre, sans rencontrer
+un Italien. Je vous entends: vous viendrez alors à la France. Le
+beau résultat d'une guerre d'indépendance, que d'amener, une fois de
+plus, deux armées étrangères sur votre sol!... Et puis, vous voulez
+être indépendants, n'est-ce pas? Nous, nous le sommes. La France
+n'est point un caporal aux ordres de l'Italie. La France fait la
+guerre quand et pour qui il lui convient de la faire. Elle ne met ses
+bataillons et ses drapeaux à la discrétion de personne<a id="footnotetag348" name="footnotetag348"></a><a href="#footnote348" title="Go to footnote 348"><span class="smaller">[348]</span></a>.»</p>
+
+<p>Ce n'est pas seulement à Rome que le gouvernement français adresse
+ses conseils et ses avertissements. Il en fait parvenir <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span>
+de semblables aux cours de Toscane et de Piémont. Dans une dépêche
+adressée au chargé d'affaires de France à Turin, M. Guizot rappelle
+aux Italiens combien ils compromettent leurs plus importants
+intérêts, en projetant des remaniements territoriaux qui ne
+pourraient s'accomplir que par la guerre et les révolutions; puis
+il ajoute: «Le gouvernement du Roi se croirait coupable si, par ses
+démarches ou par ses paroles, il poussait l'Italie sur une telle
+pente, et il se fait un devoir de dire clairement aux peuples comme
+aux gouvernements italiens ce qu'il regarde, pour eux, comme utile ou
+dangereux, possible ou chimérique<a id="footnotetag349" name="footnotetag349"></a><a href="#footnote349" title="Go to footnote 349"><span class="smaller">[349]</span></a>.»</p>
+
+<p>S'il se refuse à suivre les Italiens dans leurs rêves belliqueux,
+notre gouvernement a bien soin de marquer qu'il n'en demeure pas
+moins résolu à protéger et à favoriser, chez eux, les réformes
+régulières et pacifiques. Pour qu'il ne puisse y avoir à ce sujet
+aucun malentendu, volontaire ou non, M. Guizot résume, le 17
+septembre 1847, dans une courte circulaire destinée à être mise
+sous les yeux de tous les cabinets étrangers, les principes de sa
+politique. Il s'y prononce, avec une égale force, d'abord «pour
+le maintien de la paix et le respect des traités», ensuite pour
+«l'indépendance des États et de leurs gouvernements», pour leur
+droit de «régler, par eux-mêmes et comme ils l'entendent, leurs lois
+et leurs affaires intérieures». Il indique, comme une condition
+du succès des réformes, «qu'elles s'accomplissent régulièrement,
+progressivement, de concert entre les gouvernements et les peuples,
+par leur action commune et mesurée, non par l'explosion d'une
+force unique et déréglée». Il demande, pour «la grande &oelig;uvre de
+réforme» entreprise par le Pape, «le respect et l'appui de tous les
+gouvernements européens», se déclarant, quant à lui, prêt à «le
+seconder en toute occasion». Notre ministre termine en exprimant
+le v&oelig;u que les principes exposés par lui prévalent dans toute
+l'Italie; «c'est <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> le seul moyen, dit-il, d'assurer les bons
+résultats du mouvement qui s'y manifeste, et de prévenir de grands
+malheurs et d'amères déceptions».</p>
+
+<p>Par application de cette politique, le cabinet français ne manque
+pas d'aider les gouvernements italiens toutes les fois qu'ils
+paraissent disposés à s'avancer dans la voie des sages réformes.
+Le grand-duc de Toscane ayant, vers cette époque, appelé dans ses
+conseils des libéraux modérés, M. Guizot en exprime aussitôt sa
+très vive satisfaction et prescrit à notre représentant à Florence
+de «prêter aux nouveaux ministres toscans tout l'appui qui pourra
+les servir». Il ajoute ce conseil remarquable: «Nous ne saurions
+apprécier d'ici quelle mesure de concessions et d'institutions
+convient au gouvernement intérieur de la Toscane... Ce qui me
+frappe, c'est combien il importe qu'une politique à peu près analogue
+prévale dans les divers États italiens, à Rome, à Naples, à Turin,
+à Florence; qu'en tenant compte de la diversité des situations et
+des besoins, ils marchent tous à peu près du même pas, dans la voie
+des réformes modérées... Si, au contraire, leur marche était très
+inégale, si les uns se lançaient dans l'innovation extrême, tandis
+que d'autres se refuseraient à tout progrès, ils en seraient tous,
+au dedans et au dehors, grandement affaiblis... Je ne crois pas à
+l'unité italienne, mais je crois à l'union des États italiens, et je
+la désire beaucoup<a id="footnotetag350" name="footnotetag350"></a><a href="#footnote350" title="Go to footnote 350"><span class="smaller">[350]</span></a>.» Cette idée tenait à c&oelig;ur au gouvernement
+français, car on la retrouve dans une lettre écrite, quelques jours
+plus tard, par Louis-Philippe à son neveu, le grand-duc de Toscane:
+«Il me paraîtrait désirable, dit le Roi, que les souverains italiens
+et leurs gouvernements cherchassent à se recorder, et, si faire
+se pouvait, à se mettre d'accord sur les changements à apporter,
+soit dans leur régime gouvernemental, soit surtout dans leurs
+administrations intérieures.» Au cours de cette même lettre, le
+Roi insistait sur la nécessité de calmer les défiances des peuples
+par une grande sincérité dans les réformes; il rappelait, à ce
+propos, comment <span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> sa première parole, en 1830, avait été: «La
+Charte sera désormais une vérité!» «Ne croyez pas, mon cher neveu,
+ajoutait-il, que je veuille par là vous pousser à établir une charte
+en Toscane. Non, je n'émets point d'opinion sur ce que je ne connais
+pas. Chaque pays, chaque peuple a ses circonstances particulières,
+sur lesquelles on doit régler ce qui convient ou ne convient pas.
+Mais ce sur quoi j'insiste avec conviction, c'est que, quoi qu'on
+fasse, on le fasse nettement, franchement, loyalement et sans aucune
+arrière-pensée de revenir sur ce qu'on aura fait. C'est là, selon
+moi, la seule chance de salut<a id="footnotetag351" name="footnotetag351"></a><a href="#footnote351" title="Go to footnote 351"><span class="smaller">[351]</span></a>.»</p>
+
+<p>Ce n'était certes pas le langage d'une politique rétrograde et
+ennemie de la liberté italienne. Les patriotes ultramontains,
+cependant, ne nous en savaient aucun gré. Ils méconnaissaient
+absolument ce que nous continuions à faire pour leurs meilleurs
+intérêts et s'attachaient seulement à ce que nous refusions à leurs
+rêves. Il leur semblait que nous avions manqué à tous nos devoirs
+et commis une sorte de trahison, en ne nous mettant pas à leur
+diapason sur l'affaire de Ferrare, en ne poussant pas avec eux le
+cri de guerre, en essayant au contraire de jeter quelques seaux
+d'eau froide sur leur passion nationale en ébullition. Du coup, il
+fut admis que la France faisait cause commune avec l'Autriche contre
+l'Italie. À la vérité, de notre politique, les Italiens connaissaient
+imparfaitement la partie qui tendait à contenir le cabinet de
+Vienne; car il entrait précisément dans notre tactique de n'en pas
+faire étalage; ils connaissaient surtout les avertissements et les
+remontrances qui leur étaient adressés, remontrances parfois d'autant
+plus mortifiantes pour leur vanité qu'elles ne leur arrivaient pas
+seulement par l'entremise discrète de nos diplomates, mais que le
+<cite>Journal des Débats</cite> les leur notifiait publiquement et non sans
+rudesse<a id="footnotetag352" name="footnotetag352"></a><a href="#footnote352" title="Go to footnote 352"><span class="smaller">[352]</span></a>. Encore, si les plaintes contre la France <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span>
+n'étaient venues que des radicaux, dont notre gouvernement était,
+en effet, résolu à contrarier les desseins; mais elles venaient
+aussi des modérés, dont il avait conscience de servir la cause, et
+qu'il s'était flatté d'avoir pour clients. Ceux-ci, par entraînement
+ou par peur, faisaient chorus avec les violents. «Je suis chaque
+jour plus frappé, écrivait M. Guizot, de l'inhabileté et de la
+pusillanimité des modérés italiens. Cela me rend très indulgent pour
+nos conservateurs<a id="footnotetag353" name="footnotetag353"></a><a href="#footnote353" title="Go to footnote 353"><span class="smaller">[353]</span></a>.» M. Rossi analysait ainsi, dans une de ses
+lettres, l'état d'esprit de ces modérés: «Ils ne reprochent pas au
+gouvernement français, comme les radicaux, son éloignement pour les
+bouleversements révolutionnaires dans l'intérieur des États; comme
+lui, ils préfèrent les réformes accomplies pacifiquement par l'accord
+du souverain et du peuple... Mais ils ne lui pardonnent pas son
+amour de la paix, son respect pour les traités à l'endroit de la
+question austro-italienne. Ils sentent avec colère que le <i>veto</i> de
+la France leur est un puissant obstacle, même borné à l'inaction,
+à un refus de concours. Quand ils nous accusent d'être les alliés
+dévoués de l'Autriche, de ne rien faire, de ne prendre aucune
+précaution pour empêcher l'Autriche de les envahir, de les opprimer,
+de travailler à réorganiser contre eux une Sainte-Alliance, ils ne
+disent pas exactement ce qu'ils pensent. C'est une manière de se
+plaindre d'une amitié qui leur paraît froide et dédaigneuse, parce
+qu'elle ne va pas jusqu'à leur offrir cent mille hommes<a id="footnotetag354" name="footnotetag354"></a><a href="#footnote354" title="Go to footnote 354"><span class="smaller">[354]</span></a>.» Cette
+déception se traduisait, dans les journaux de Rome ou de Florence,
+en invectives contre Louis-Philippe et M. Guizot, devenus presque
+aussi impopulaires que M. de Metternich. Dans les salons, il était
+de mode de mal parler de la France. M. Rossi, naguère si bien vu de
+ses anciens compatriotes, était mis dans une sorte de quarantaine
+par la société romaine; se rendait-il <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> au théâtre, personne
+ne venait le saluer dans sa loge. À Turin également, on boudait notre
+ambassade, à laquelle Balbo et d'Azeglio reprochaient de retenir
+Charles-Albert<a id="footnotetag355" name="footnotetag355"></a><a href="#footnote355" title="Go to footnote 355"><span class="smaller">[355]</span></a>. Les gouvernements eux-mêmes, ne fût-ce que
+par le langage qu'ils laissaient tenir aux journaux soumis à leur
+censure, semblaient partager les préventions populaires, ou tout au
+moins ne pas oser les contredire. À la chancellerie piémontaise, on
+avait fini par se persuader qu'en aucune hypothèse il ne fallait
+faire fond sur la France. L'ambassadeur de Sardaigne à Londres, le
+comte de Revel, causant, en septembre 1847, avec lord Palmerston, lui
+exprimait la crainte que l'Autriche ne songeât à intervenir dans les
+États romains. «Je ne vois pas, ajoutait-il, ce qui l'en empêcherait;
+on sait fort bien que l'Italie n'a rien de bon à attendre de la part
+de la France; la conviction générale est que le gouvernement français
+est d'accord à ce sujet avec l'Autriche<a id="footnotetag356" name="footnotetag356"></a><a href="#footnote356" title="Go to footnote 356"><span class="smaller">[356]</span></a>.»</p>
+
+<p>Tout en ressentant l'injustice et l'on peut dire l'ingratitude des
+Italiens, M. Guizot ne s'en étonnait pas trop. «Nous servons leurs
+intérêts contre leurs passions, écrivait-il. Nous les aidons à faire
+ce qu'ils peuvent faire, et non pas à avoir l'air de tenter ce qu'ils
+ne peuvent pas faire, ce qu'ils ne tenteraient même pas sérieusement.
+Je trouve fort simple que ceux qui les flattent à tort et à
+travers leur plaisent davantage<a id="footnotetag357" name="footnotetag357"></a><a href="#footnote357" title="Go to footnote 357"><span class="smaller">[357]</span></a>.» Il estimait même que leur
+mécontentement avait <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> son bon côté. «Pour qu'on ne fasse pas
+de folies en Italie, disait-il, il faut deux choses: qu'on ait assez
+peur des Autrichiens et qu'on ne compte pas trop sur nous<a id="footnotetag358" name="footnotetag358"></a><a href="#footnote358" title="Go to footnote 358"><span class="smaller">[358]</span></a>.»
+C'était donc sans vaine irritation, avec une sorte d'indulgence
+hautaine que, dans ses conversations avec le nonce et dans ses
+lettres à Rome, il rétablissait la vérité sur sa politique: «On dit,
+écrivait-il à M. Rossi, que nous nous entendons avec l'Autriche, que
+nous donnons pleine raison à l'Autriche, que le Pape ne peut pas
+compter sur nous dans ses rapports avec l'Autriche. Mensonge que tout
+cela... Nous sommes en paix et en bonnes relations avec l'Autriche,
+et nous désirons y rester, parce que les mauvaises relations et la
+guerre avec l'Autriche, c'est la guerre générale et la révolution en
+Europe. Nous croyons que le Pape aussi a un grand intérêt à vivre
+en paix et en bonnes relations avec l'Autriche, parce que c'est
+une grande puissance catholique en Europe et une grande puissance
+en Italie... Nous savons que probablement ce que le Pape veut et
+a besoin d'accomplir, les réformes dans ses États, les réformes
+analogues dans les autres États italiens, tout cela ne plaît guère à
+l'Autriche, pas plus que ne lui a plu notre révolution de Juillet,
+quelque légitime qu'elle fût, et que ne lui plaît notre gouvernement
+constitutionnel, quelque conservateur qu'il soit. Mais nous savons
+aussi que les gouvernements sensés ne règlent pas leur conduite selon
+leurs goûts ou leurs déplaisirs... Nous croyons que le gouvernement
+autrichien peut respecter l'indépendance des souverains italiens,
+même quand ils font chez eux des réformes qui ne lui plaisent pas, et
+écarter toute idée d'intervention dans leurs États. C'est en ce sens
+que nous agissons à Vienne..., en faisant pressentir le poids que
+nous mettrions dans la balance, et de quel côté nous le mettrions, si
+le cabinet de Vienne agissait autrement.» Du reste, comme toujours,
+M. Guizot prévoyait le cas où l'Autriche tromperait son attente et où
+elle prétendrait intervenir: pour cette éventualité, il renouvelait,
+en ces termes, une déclaration <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> déjà faite plusieurs
+fois: «Ne laissez au Pape aucun doute qu'en pareil cas, nous le
+soutiendrions efficacement, lui, son gouvernement, sa souveraineté,
+son indépendance, sa dignité. On ne règle pas d'avance, on ne
+proclame pas d'avance tout ce que l'on ferait, dans des hypothèses
+qu'on ne saurait connaître d'avance complètement et avec précision.
+Mais que le Pape soit parfaitement certain que, s'il s'adressait
+à nous, notre plus ferme et plus actif appui ne lui manquerait
+pas<a id="footnotetag359" name="footnotetag359"></a><a href="#footnote359" title="Go to footnote 359"><span class="smaller">[359]</span></a>.» M. Guizot écrivait encore, vers la même époque, au chargé
+d'affaires de France à Turin: «Appliquez-vous à éclairer sur les
+vrais motifs de notre conduite tous ceux qui peuvent les méconnaître,
+et, si vous ne réussissez à dissiper une humeur qui prend sa source
+dans des illusions que nous ne voulons pas avoir le tort de flatter...,
+ne leur laissez du moins aucun doute sur la sincérité et
+l'activité de notre politique dans la cause de l'indépendance des
+États italiens et des réformes régulières qui doivent assurer leurs
+progrès intérieurs sans compromettre leur sécurité<a id="footnotetag360" name="footnotetag360"></a><a href="#footnote360" title="Go to footnote 360"><span class="smaller">[360]</span></a>.»</p>
+
+<p>Il était une chose que M. Guizot supportait plus impatiemment que
+les injures des partis ou de la foule, de ceux qu'il appelait «les
+menteurs et les badauds», c'était la «pusillanimité» avec laquelle
+les gouvernements semblaient, par leur tolérance, s'associer aux
+attaques contre la politique française. «Je comprends, écrivait-il
+le 28 octobre 1847, j'admets même dans une certaine mesure le
+petit calcul qui leur fait rechercher, pour leur propre compte,
+la popularité du laisser-aller, en rejetant sur nous toute
+l'impopularité des conseils sensés et fermes... Mais il y a à
+cela une limite posée par le sentiment de la dignité, comme par
+l'intérêt du succès. Et quand je lis, dans les journaux italiens,
+ce concert de calomnies et d'absurdités <em>censurées</em>, je suis bien
+tenté de croire que la limite est atteinte et que nous ferions bien
+de faire un peu sentir que nous le pensons<a id="footnotetag361" name="footnotetag361"></a><a href="#footnote361" title="Go to footnote 361"><span class="smaller">[361]</span></a>.» Quelques semaines
+après, le <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> 17 novembre, devant «la faiblesse croissante des
+gouvernements et les mensonges de plus en plus absurdes dont la
+politique française était l'objet», M. Guizot déclara décidément que
+la limite était dépassée; il ne se contentait pas que le Pape dît à
+telle personne en particulier n'avoir qu'à se louer du gouvernement
+français; il demandait que «le langage public, les actes publics du
+gouvernement romain le proclamassent et le prouvassent». «Je sais,
+ajoutait-il, que cela déplaira aux factieux et aux badauds, et que,
+pour agir ainsi, un peu de courage est nécessaire. Mais vous savez
+qu'il n'y a pas de gouvernement possible sans un peu de courage.
+Déplaire à quelqu'un, risquer quelque chose, c'est la condition
+quotidienne de ceux qui gouvernent. Je crains qu'on ne sache pas
+assez cela à Rome, et qu'on ne l'apprenne à ses dépens<a id="footnotetag362" name="footnotetag362"></a><a href="#footnote362" title="Go to footnote 362"><span class="smaller">[362]</span></a>.»</p>
+
+<p>Les injustices de l'opinion italienne n'étaient pas seulement
+un embarras pour notre politique extérieure. Elles avaient leur
+contre-coup en France et y augmentaient les difficultés intérieures
+avec lesquelles M. Guizot était alors aux prises. En effet, toutes
+les plaintes venues d'outre-monts contre notre gouvernement
+trouvaient aussitôt écho dans l'opposition française: celle-ci
+s'indignait que notre diplomatie n'eût pas osé relever le défi de
+Ferrare, et la dénonçait comme ayant noué une vaste conspiration
+réactionnaire avec la cour de Vienne. Spectacle piquant que celui
+des voltairiens de la gauche, pleins d'une sollicitude toute
+nouvelle pour le Pape, faisant un grief au ministère de ce qu'il
+ne le soutenait pas assez chaleureusement et associant, dans les
+toasts de leurs banquets, Pie IX et Ochsenbein. Que les adversaires
+systématiques de M. Guizot cherchassent ainsi à exploiter le
+mécontentement des Italiens, il n'y avait pas à s'en étonner ni à
+s'en émouvoir outre mesure. Un fait plus grave était le trouble
+jeté dans l'esprit de certains conservateurs dont j'ai eu déjà
+l'occasion de parler à propos des affaires de Suisse: mal informés
+de la politique suivie par le ministère, ils se demandaient <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span>
+si la France n'était pas en train de s'aliéner ses amis naturels
+pour mériter les bonnes grâces de ses ennemis traditionnels;
+leurs préjugés d'hommes de 1830 s'effarouchaient à la pensée de
+se voir participant, en compagnie de l'Autriche, à une nouvelle
+Sainte-Alliance.</p>
+
+<p>Ces préventions trouvaient accès jusque sur les marches du trône.
+Le prince de Joinville, qui commandait alors l'escadre de la
+Méditerranée, était par là même au premier rang pour entendre tout
+ce qui se disait en Italie contre le gouvernement français. Cette
+impopularité lui était déplaisante. Jeune, ardent, rêvant de gloire
+pour son pays et pour lui-même, la sagesse pacifique de son père
+lui pesait parfois un peu. Dans une lettre écrite, le 7 novembre
+1847, de la Spezzia, à son frère, le duc de Nemours, il jugeait
+ainsi notre politique italienne: «Séparés de l'Angleterre au moment
+où les affaires d'Italie arrivaient, nous n'avons pu y prendre une
+part active qui aurait séduit notre pays et été d'accord avec des
+principes que nous ne pouvons abandonner, car c'est par eux que
+nous sommes. Nous n'avons pas osé nous tourner contre l'Autriche,
+de peur de voir l'Angleterre reconstituer immédiatement contre nous
+une nouvelle Sainte-Alliance... Nous ne pouvons plus maintenant
+faire autre chose ici que de nous en aller, parce que, en restant,
+nous serions forcément conduits à faire cause commune avec le parti
+rétrograde; ce qui serait, en France, d'un effet désastreux. Ces
+malheureux mariages espagnols! nous n'avons pas encore épuisé le
+réservoir d'amertume qu'ils contiennent<a id="footnotetag363" name="footnotetag363"></a><a href="#footnote363" title="Go to footnote 363"><span class="smaller">[363]</span></a>.» M. Guizot ne connut
+pas cette lettre, mais l'état d'esprit qui l'avait fait écrire ne
+lui échappait pas. Il faisait grand cas de l'intelligence du prince,
+qu'il avait ainsi caractérisé, l'année précédente, dans une lettre
+à M. Rossi: «Très spirituel et, quand il se trouve engagé dans les
+affaires, avec la responsabilité sur les épaules, très sensé; d'une
+imagination un peu fantasque et vagabonde, quand il est oisif et en
+liberté<a id="footnotetag364" name="footnotetag364"></a><a href="#footnote364" title="Go to footnote 364"><span class="smaller">[364]</span></a>.» <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> Il s'était bien trouvé de lui avoir donné un
+rôle important et délicat lors de la guerre du Maroc<a id="footnotetag365" name="footnotetag365"></a><a href="#footnote365" title="Go to footnote 365"><span class="smaller">[365]</span></a>, et cette
+épreuve l'avait convaincu que ce prince était capable de comprendre
+par réflexion et de servir efficacement une politique qui, au
+premier abord, ne satisfaisait pas son imagination. Il ne crut donc
+pas faire &oelig;uvre inutile en entreprenant de redresser ses idées
+fausses sur la conduite suivie en Italie. Partant de cette idée que
+sa mauvaise impression venait surtout de ce qu'il était mal informé,
+il lui adressa tout un paquet des dépêches diplomatiques où il avait
+exposé sa politique, et y joignit une longue lettre explicative.
+«Vous le voyez, Monseigneur, lui écrivait-il, nous ne sommes point
+restés inactifs... Nous ne nous sommes point unis aux souverains
+absolus. Nous ne nous sommes point liés secrètement avec l'Autriche.
+Nous avons hautement, toujours et partout, conseillé et soutenu les
+réformes modérées... Que cette politique n'ait point aujourd'hui, en
+Italie, la faveur populaire, je ne m'en étonne point. Les Italiens
+voudraient tout autre chose. Ils voudraient que la France mit à
+leur disposition ses armées, ses trésors, son gouvernement, pour
+faire ce qu'ils ne peuvent pas faire eux-mêmes, pour chasser les
+Autrichiens d'Italie et établir, en Italie, sous telle ou telle
+forme, l'unité nationale et le gouvernement représentatif. Tenez
+pour certain, Monseigneur, que c'est là ce qui est au fond de tous
+les esprits italiens, des sensés comme des fous... C'est là ce qui
+détermine, en Italie, non pas toutes les actions, tant s'en faut,
+mais les sentiments de bonne ou de mauvaise humeur, de sympathie ou
+de colère.» M. Guizot indiquait ensuite comment on ne pouvait songer
+«à entreprendre pour le compte de l'Italie ce que, très sagement et
+très moralement, on n'avait pas voulu entreprendre pour le compte de
+la France, c'est-à-dire le remaniement territorial et politique de
+l'Europe, en prenant pour point d'appui et pour allié l'esprit de
+guerre et de révolution». Il déclarait donc que «toute sa politique
+en Italie, la seule qui convenait <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> à la France», c'était
+«l'indépendance des États italiens» et «le libre et tranquille
+accomplissement des réformes dans chaque État». «Cette politique,
+ajoutait-il, je me suis appliqué à la faire prévaloir par les moyens
+réguliers et efficaces, en traitant de gouvernement à gouvernement,
+sans répandre, chaque matin, devant le public, pour son amusement
+et pour la satisfaction de ma vanité, mes démarches, mes idées, mes
+raisons, mes espérances. Je cherche le succès et non pas le bruit.
+Quand je me suis mêlé de l'affaire de Ferrare, je me suis bien gardé
+d'aller, dès le premier moment, crier sur les toits le plein droit du
+Pape et le crime de l'Autriche. J'aurais fait plaisir aux Italiens,
+mais j'aurais fort gâté l'affaire même. J'ai travaillé, sans bruit et
+poliment, à convaincre l'Autriche qu'il fallait finir cette affaire,
+et rentrer dans le <i>statu quo</i>... Je ne désespère pas d'y réussir;
+et si j'y réussis, ce sera parce que j'aurai traité la question par
+les bons procédés, de gouvernement à gouvernement, et en me tenant
+bien en dehors des clameurs des journaux... L'expérience m'a appris
+que la bonne politique n'était pas populaire en commençant... Je
+sais supporter l'impopularité qui passera<a id="footnotetag366" name="footnotetag366"></a><a href="#footnote366" title="Go to footnote 366"><span class="smaller">[366]</span></a>...»</p>
+
+<p>L'espoir que M. Guizot manifestait, dans cette lettre, au sujet de
+l'affaire de Ferrare, ne devait pas tarder à se réaliser. On sait
+que, dès le premier jour, le cabinet de Vienne, pressé par nous,
+s'était montré disposé à chercher quelque arrangement qui donnât
+satisfaction au Pape. Mais des difficultés s'étaient présentées.
+L'éclat fait de part et d'autre avait mis en jeu des questions de
+dignité et d'amour-propre. Et puis, si prêt que fût M. de Metternich
+à faire des concessions, il lui fallait compter avec les exigences
+du maréchal Radetzky, commandant supérieur de l'armée impériale en
+Italie, qui menaçait, si l'on reculait, de donner sa démission<a id="footnotetag367" name="footnotetag367"></a><a href="#footnote367" title="Go to footnote 367"><span class="smaller">[367]</span></a>.
+Toutefois, ces <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> obstacles finirent par être surmontés. Au
+cours du mois de décembre, une convention intervint entre l'Autriche
+et la cour de Rome, et, le 23, en vertu de cette convention, les
+troupes impériales remirent aux pontificaux les postes dont ils
+s'étaient emparés avec une brutalité si altière, quatre mois
+auparavant. Notre politique à la fois conciliante et insistante avait
+donc fini par obtenir de l'Autriche une retraite complète. Mais,
+au delà des Alpes, les esprits étaient trop échauffés pour nous en
+savoir gré et même pour s'en rendre compte.</p>
+
+<h4>X</h4>
+
+<p>L'irritation qui se manifestait, en Italie, contre la France,
+offrait à la rancune de lord Palmerston une occasion qu'elle ne
+devait pas laisser échapper. Sans doute la politique anglaise ne
+s'était pas toujours piquée de sympathies italiennes. Par tradition,
+au contraire, elle était favorable à l'Autriche, depuis longtemps
+alliée de la Grande-Bretagne. Lord Aberdeen disait à notre chargé
+d'affaires, en 1843: «Souvenez-vous, quelle que soit l'intimité
+de notre union, qu'en Italie je ne suis pas Français, je suis
+Autrichien<a id="footnotetag368" name="footnotetag368"></a><a href="#footnote368" title="Go to footnote 368"><span class="smaller">[368]</span></a>.» Le prince Albert écrivait, en 1847, à lord John
+Russell: «Notre politique a jusqu'à présent préféré, en Italie,
+la suprématie de l'Autriche à celle de la France<a id="footnotetag369" name="footnotetag369"></a><a href="#footnote369" title="Go to footnote 369"><span class="smaller">[369]</span></a>.» Mais lord
+Palmerston s'inquiétait peu de cette tradition. Surtout depuis les
+mariages espagnols, il n'avait qu'une pensée: créer à la France
+des embarras, des mortifications, des périls, fût-ce au risque de
+mettre l'Europe en feu. Quand il nous vit prêcher la sagesse aux
+Italiens et chercher à les retenir, il s'empressa de les flatter et
+de les exciter. Dès le mois d'avril 1847, les lettres de M. Rossi
+signalaient le travail des agents anglais, poussant au mouvement
+et surtout insinuant <span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> que la France avait partie liée
+avec les puissances absolutistes<a id="footnotetag370" name="footnotetag370"></a><a href="#footnote370" title="Go to footnote 370"><span class="smaller">[370]</span></a>. Dans les premiers jours
+d'août, le <cite lang="en">Times</cite> publiait un article qu'on disait inspiré par le
+<i lang="en">Foreign office</i><a id="footnotetag371" name="footnotetag371"></a><a href="#footnote371" title="Go to footnote 371"><span class="smaller">[371]</span></a> et qui eut, au delà des Alpes, un immense
+retentissement: cet article accusait la France de s'être alliée à
+l'Autriche pour opprimer le Pape et maintenir les Romains sous le
+joug, et il promettait aux Italiens l'appui de lord Palmerston.</p>
+
+<p>Cette attitude s'accentua encore plus après l'incident de Ferrare.
+M. Désages écrivait à M. de Jarnac, le 30 août 1847: «Nos lettres
+d'Italie sont remplies du mouvement que se donnent les langues
+des résidents et des voyageurs anglais, langues officielles et
+officieuses, dans le sens du <em>progrès</em>, de la nationalité italienne,
+etc., etc., le tout avec accompagnement d'injures pour l'Autriche
+et d'insinuations perfides sur notre compte. Si lord John n'y prend
+garde, lord Palmerston le mènera plus loin qu'il ne pense. C'est
+l'outre de Canning que lord Palmerston est fort disposé, je crois,
+à lâcher tout ouverte sur le monde, dans l'espoir d'y trouver à
+se venger de nous et, en même temps, du peu de docilité qu'il a
+rencontrée à Vienne dans l'affaire du mariage<a id="footnotetag372" name="footnotetag372"></a><a href="#footnote372" title="Go to footnote 372"><span class="smaller">[372]</span></a>.» Les agitateurs
+italiens savaient naturellement gré aux agents anglais de leur
+conduite, et l'un de ces derniers constatait avec satisfaction, dans
+ses dépêches, que les bandes qui manifestaient dans les rues de
+Florence contre les Autrichiens, criaient en même temps: «Vive le
+ministre d'Angleterre!»</p>
+
+<p>Était-ce donc que le cabinet de Londres fût disposé à donner aux
+Italiens, s'ils entraient en guerre contre l'Autriche, le concours
+que le gouvernement français leur refusait? Nullement. Dans ses
+rapports avec la cour de Vienne, il reconnaissait formellement la
+légitimité des possessions italiennes de l'Autriche, son droit de
+les défendre, et ne revendiquait que l'indépendance intérieure
+de chaque État dans son &oelig;uvre de <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> réforme<a id="footnotetag373" name="footnotetag373"></a><a href="#footnote373" title="Go to footnote 373"><span class="smaller">[373]</span></a>. Rien
+de plus que la thèse de la diplomatie française. De même, à
+l'occasion de Ferrare, il tint à M. de Metternich un langage plein
+de ménagement, se bornant à exprimer l'espoir que les autorités
+impériales jugeraient compatible avec la sécurité de leur garnison,
+de revenir à l'ancien état de choses<a id="footnotetag374" name="footnotetag374"></a><a href="#footnote374" title="Go to footnote 374"><span class="smaller">[374]</span></a>. Lorsque M. Guizot eut
+connaissance, par lord Normanby, des dépêches adressées de Londres
+à Vienne en ces diverses occasions, il put déclarer que, pour son
+compte, il n'avait pas dit autre chose à M. de Metternich<a id="footnotetag375" name="footnotetag375"></a><a href="#footnote375" title="Go to footnote 375"><span class="smaller">[375]</span></a>.
+C'était là, de la part de la diplomatie anglaise, une attitude fort
+différente de celle que pouvaient faire supposer ses coquetteries
+et ses familiarités avec les agitateurs de la Péninsule. Aussi lord
+Palmerston ne laissait-il pas que d'être assez embarrassé quand
+certains Italiens, moins faciles que d'autres à se payer de mots
+et d'apparences, cherchaient à savoir, d'une façon un peu précise,
+ce que valaient ses belles paroles. Au commencement de septembre
+1847, l'ambassadeur de Sardaigne à Londres, causant avec lui de
+l'hypothèse d'une intervention autrichienne dans les États romains
+ou en Toscane, lui demanda si l'on pourrait compter, en ce cas, sur
+un concours effectif de l'Angleterre. Le chef du <i lang="en">Foreign office</i>
+protesta de sa sympathie, mais se déroba dès que son interlocuteur
+voulut mettre les points sur les <em>i</em>. Au sortir de l'entretien, le
+diplomate italien résumait ainsi son impression: «Lord Palmerston,
+ordinairement si net, si précis, si tranchant, pour dire le mot, a
+été, en cette occasion, vague, incertain et évidemment gêné par ma
+persistance. Son habitude ordinaire est de récapituler la dépêche
+qu'on vient de lui lire et d'y faire une réponse catégorique. Au
+lieu de cela, il s'est livré à des tirades et à des plaisanteries
+contre la France et contre l'Autriche, qui prouvaient l'embarras
+de son esprit<a id="footnotetag376" name="footnotetag376"></a><a href="#footnote376" title="Go to footnote 376"><span class="smaller">[376]</span></a>.» C'est qu'au fond, comme l'avait <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> dit,
+peu auparavant, d'Azeglio, dans une lettre que j'ai déjà citée, lord
+Palmerston «se moquait parfaitement du progrès libéral et national
+de l'Italie<a id="footnotetag377" name="footnotetag377"></a><a href="#footnote377" title="Go to footnote 377"><span class="smaller">[377]</span></a>». M. Guizot était même convaincu que, si la France
+prenait les armes pour aider les Italiens à attaquer l'Autriche,
+elle rencontrerait devant elle l'Angleterre, faisant partie de la
+coalition aussitôt reformée<a id="footnotetag378" name="footnotetag378"></a><a href="#footnote378" title="Go to footnote 378"><span class="smaller">[378]</span></a>. Dans cette affaire, comme dans
+toutes celles auxquelles il se mêlait alors en Europe, il n'y avait
+de vrai pour lord Palmerston que le désir passionné de nous faire
+échec.</p>
+
+<p>Ce désir le poussa, vers la fin d'août 1847, à proposer à ses
+collègues une démarche plus compromettante encore que les menées
+plus ou moins occultes auxquelles, jusqu'alors, s'étaient livrés ses
+agents. Il ne s'agissait de rien moins que d'envoyer l'un des membres
+du cabinet, lord Minto, en mission à Turin, à Florence, à Rome, afin
+d'y manifester avec un éclat inaccoutumé la sympathie de l'Angleterre
+pour l'agitation blâmée par la France. Aussitôt connu à Windsor, ce
+projet y souleva de graves objections, et le prince Albert rédigea
+un long <cite>memorandum</cite> que la Reine remit à lord John Russell. Il y
+était dit que la mission de lord Minto «serait une démarche hostile
+envers l'Autriche, ancien et naturel allié de l'Angleterre», et
+qu'elle fortifierait les suspicions déjà éveillées contre le cabinet
+britannique par ses complicités avec les révolutionnaires d'autres
+pays. L'auteur du <cite>memorandum</cite> indiquait comme préférable la remise
+au cabinet de Vienne d'une note où, tout en lui reconnaissant
+le droit de se défendre dans ses domaines, on revendiquerait
+l'indépendance des autres États de la Péninsule. Lord John Russell,
+qui, comme presque toujours, servait de compère plus ou moins
+involontaire à lord Palmerston, s'appliqua à dissiper les inquiétudes
+de la cour; il protesta que la politique du cabinet était celle du
+<span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> <cite>memorandum</cite>, et que lord Minto aurait précisément pour
+tâche de la mettre en pratique. Bien qu'imparfaitement rassuré,
+le prince Albert renonça à combattre l'idée de la mission; mais
+il insista, dans sa réponse à lord Russell, sur ce que, tout en
+protégeant les mouvements réformateurs, l'Angleterre devait avoir
+grand soin de ne pas pousser les nations à aller trop vite dans cette
+voie. «La civilisation et les institutions libérales, disait-il,
+doivent, pour prospérer et faire le bonheur d'un peuple, être le
+produit d'une croissance organique et d'un développement national. Un
+échelon négligé, un bond trop subit conduiraient infailliblement à
+la confusion et au retard du développement désiré. Des institutions
+qui ne répondent pas à l'état de la société qu'elles sont destinées
+à régir doivent mal fonctionner, lors même qu'elles seraient, en
+elles-mêmes, meilleures que l'état dans lequel cette société se
+trouve.» Le prince, revenant ensuite sur une idée déjà indiquée
+dans son <cite>memorandum</cite>, recommandait d'éviter, en Italie, les fautes
+commises en Grèce et en Portugal; il rappelait que la conduite tenue
+par l'Angleterre dans ces pays lui avait valu «la haine de tous et
+la conviction générale qu'elle répandait le désordre pour des motifs
+intéressés». Lord Palmerston, sans laisser voir qu'il se sentît
+atteint par ce blâme, se déclara d'accord avec le prince consort sur
+la conduite à suivre, et promit que les instructions de lord Minto y
+seraient conformes<a id="footnotetag379" name="footnotetag379"></a><a href="#footnote379" title="Go to footnote 379"><span class="smaller">[379]</span></a>.</p>
+
+<p>Ces instructions, datées du 18 septembre 1847, furent en effet
+assez modérées; elles chargeaient lord Minto de témoigner aux
+gouvernements de Turin, de Florence, de Rome, la sympathie de
+l'Angleterre pour leur entreprise réformatrice et sa sollicitude pour
+leur indépendance. Ces instructions péchaient moins par ce qu'elles
+disaient, que par ce qu'elles ne disaient pas, par l'omission de
+tout avis donné aux Italiens de se mettre en garde contre les
+entraînements révolutionnaires et belliqueux. Et puis que pesaient
+des instructions demeurées <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> secrètes, devant ce fait public,
+éclatant, d'un ministre anglais se déplaçant pour apporter en Italie
+des félicitations et des encouragements, et cela à un moment où
+les esprits étaient en pleine ébullition? Vers cette époque, le
+duc de Broglie, causant avec lord John Russell, lui disait: «Les
+peuples d'Italie n'ont pas besoin qu'on les enivre d'éloges et qu'on
+les pousse sur la place publique; ils ne sont que trop disposés à
+bien penser d'eux-mêmes et à prendre de vaines démonstrations, des
+chants, des danses et des cris de joie, pour des actes d'héroïsme
+patriotique. Ils ne sont que trop disposés à nous dire: Faites nos
+affaires, et faites-nous des compliments. On ne peut tenir, comme on
+le fait, des populations en effervescence pendant un temps indéfini,
+sans qu'il en résulte de graves désordres<a id="footnotetag380" name="footnotetag380"></a><a href="#footnote380" title="Go to footnote 380"><span class="smaller">[380]</span></a>.» Lord John Russell
+ne contredit pas et parut d'accord avec notre ambassadeur. Celui-ci
+cependant connaissait trop bien lord Palmerston pour garder aucune
+illusion sur ce que serait en réalité l'attitude de la diplomatie
+britannique, notamment celle de lord Minto. «Les paroles sont
+excellentes, écrivait-il à son fils, les instructions modérées, la
+bonne volonté réelle dans le chef du cabinet; la mise en &oelig;uvre
+est exactement le contraire, et rien n'est négligé pour porter les
+pauvres Italiens aux dernières sottises, le tout dans l'unique vue de
+créer des embarras au Roi et à M. Guizot<a id="footnotetag381" name="footnotetag381"></a><a href="#footnote381" title="Go to footnote 381"><span class="smaller">[381]</span></a>.»</p>
+
+<p>Arrivé dans les premiers jours d'octobre 1847 à Turin, lord Minto se
+rendait à Florence vers la fin du mois, à Rome au milieu de novembre,
+et demeurait dans cette dernière ville pendant plus de deux mois.
+C'était, suivant le portrait qu'en traçait alors le duc de Broglie,
+«un galant homme, d'un esprit étroit et résolu, qui devait aller
+jusqu'au bout, sans la moindre hésitation, soit dans la bonne, soit
+dans la mauvaise voie, incapable de machiavélisme, mais aussi de
+nuances et de ménagements<a id="footnotetag382" name="footnotetag382"></a><a href="#footnote382" title="Go to footnote 382"><span class="smaller">[382]</span></a>». Les conversations qu'il eut partout
+avec <span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> les souverains et les ministres furent évidemment
+conformes à ses instructions. Les dépêches dans lesquelles il en
+rendait compte à lord Palmerston&mdash;celles du moins qu'il a convenu à
+ce dernier de publier dans le <cite lang="en">Blue book</cite>&mdash;sont d'une insignifiance
+remarquable: le ministre voyageur voit tout en beau dans le mouvement
+italien; s'il ne peut s'empêcher de constater qu'il y a des têtes
+chaudes, cela lui semble sans importance, et il n'en est aucunement
+troublé; de parti pris, il n'aperçoit de danger que du côté
+réactionnaire. D'ailleurs, ce qu'il pouvait dire dans ses colloques
+officiels n'était pas ce qui exerçait le plus d'action. La foule n'en
+connaissait rien. Ce qu'elle connaissait, c'était la signification
+que donnaient à la présence de lord Minto les meneurs les plus
+ardents du parti radical. À peine arrivait-il dans une ville, que
+ces meneurs l'entouraient, se montraient avec lui, lui faisaient des
+ovations bruyantes, et imprimaient ainsi à sa mission le caractère
+qui convenait à leurs desseins. Dans ces <em>dimostrazioni</em>, son rôle
+était assez sommaire; il se montrait au balcon, et ses <em>speechs</em> les
+plus longs se bornaient à crier: «Vive l'indépendance italienne!»
+Il n'en fallait pas davantage pour produire l'effet cherché par les
+meneurs. Un jour, à Rome, la foule envahit la cour de l'hôtel où
+réside le ministre anglais et pousse des cris répétés de: «Vive lord
+Minto! Vive l'indépendance! À bas les Autrichiens!» En réponse à
+ces cris, des mouchoirs sont agités des fenêtres de l'hôtel. Est-ce
+lord Minto ou quelqu'un de sa suite? La foule ne s'en informe pas
+et redouble ses acclamations. Puis elle se disperse, répandant
+partout la nouvelle que l'Angleterre a pris en main la cause de
+l'indépendance italienne trahie par la France et qu'elle se charge
+de mettre dehors les <em>Tedeschi</em>. La flotte qu'au même moment lord
+Palmerston envoyait parader sur les côtes de la Péninsule, était
+présentée comme le prélude et le gage de cette action. Lord Minto
+se sentait bien parfois un peu embarrassé du personnage qu'on lui
+faisait ainsi jouer; mais il n'avait pas l'adresse et la souplesse
+nécessaires pour échapper à des metteurs en scène aussi habiles; et
+puis rien dans ses instructions ne <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> l'invitait à se mettre en
+garde contre de telles compromissions.</p>
+
+<p>En somme, le voyage du ministre anglais se trouvait avoir pour
+principal résultat d'accroître partout la fièvre que la diplomatie
+française cherchait à calmer, de donner partout confiance et
+impulsion au parti révolutionnaire et belliqueux. «En Italie,
+écrivait M. Rossi, Palmerston est l'espoir des radicaux<a id="footnotetag383" name="footnotetag383"></a><a href="#footnote383" title="Go to footnote 383"><span class="smaller">[383]</span></a>.»
+On suivait lord Minto à la trace de l'effervescence et des
+démonstrations tumultueuses qui éclataient pour ainsi dire sous ses
+pas. À ce triste jeu, l'Angleterre avait gagné, dans les parties
+agitées de l'Italie, une certaine popularité: popularité bien
+compromettante pour un grand gouvernement, car elle le montrait plus
+que jamais dans ce rôle de protecteur de la révolution cosmopolite
+qui inquiétait le prince Albert; popularité bien courte et bien
+précaire, car elle avait été obtenue en éveillant des espérances
+qu'on ne voulait ni ne pouvait satisfaire<a id="footnotetag384" name="footnotetag384"></a><a href="#footnote384" title="Go to footnote 384"><span class="smaller">[384]</span></a>; popularité bien
+coupable, car on n'avait pas craint de pousser l'Italie sur une
+pente qui la conduisait à un abîme, et de mettre en péril la paix de
+l'Europe entière; mais, malgré tout, popularité agréable au c&oelig;ur
+de lord Palmerston, parce qu'il se flattait de l'avoir conquise aux
+dépens de la France.</p>
+
+<h4>XI</h4>
+
+<p>L'agitation née de l'incident de Ferrare et entretenue par les menées
+de la diplomatie anglaise n'était pas une condition favorable pour
+l'&oelig;uvre de réforme modérée au succès de laquelle s'intéressait
+le gouvernement français. Il en était résulté, du côté du public
+italien, plus d'exigence, d'impatience, l'intimidation plus
+grande des modérés, l'audace <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> accrue des violents; du côté
+des gouvernements de la Péninsule, encore moins de fermeté, de
+sang-froid, de décision, de possession d'eux-mêmes. Ajoutons que la
+victoire remportée, à la fin de novembre 1847, par les radicaux de la
+Suisse, avait, au sud des Alpes, un retentissement qui n'était pas
+pour améliorer cette situation.</p>
+
+<p>Rome était toujours le point central sur lequel tous les yeux étaient
+fixés. Le 15 novembre 1847, le gouvernement pontifical faisait
+en avant un pas considérable: il réunissait, pour la première
+fois, la Consulte d'État établie par un décret antérieur. Cette
+assemblée, composée de notables choisis par le Pape sur une triple
+présentation des provinces, était appelée à donner son avis sur
+les réformes entreprises et, en général, sur toutes les grandes
+affaires temporelles; elle ressemblait un peu à la diète convoquée
+récemment par le roi de Prusse. Une telle institution dépassait de
+beaucoup ce qu'on eût pu attendre, un an auparavant, de la libéralité
+pontificale. Mais les esprits excités menaçaient déjà de ne plus
+s'en contenter et rêvaient d'un plein régime parlementaire. Ému de
+ces prétentions, le Pape insista, dans son allocution d'ouverture,
+sur le caractère purement consultatif des délibérations, et ajouta
+quelques paroles attristées et sévères sur l'ingratitude d'une
+partie de ses sujets. Le discours fut accueilli avec une froideur
+marquée, et, quand le Pontife revint à son palais, la foule témoigna
+son mécontentement en ne poussant pas les acclamations accoutumées.
+Les premières séances de la Consulte se passèrent assez bien; le
+caractère ferme et respectueux de son adresse sembla indiquer que les
+modérés y avaient la majorité. Mais bientôt, avec la discussion du
+règlement intérieur, les difficultés commencèrent. Les délibérations
+seraient elles secrètes ou publiques? C'était, en réalité, la
+question du régime parlementaire qui se posait. Aux prises avec
+ce pouvoir si nouveau pour lui d'une assemblée délibérante, le
+gouvernement pontifical se sentait singulièrement inexpérimenté.
+«Je suis fort novice, fort peu expert en ces matières», disait avec
+bonhomie Pie IX à M. Rossi. Un autre jour, causant avec un <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span>
+de ses familiers, il racontait l'histoire d'un enfant qui, ayant vu
+un magicien faire apparaître et disparaître le diable, et ayant voulu
+l'imiter, avait bien réussi à évoquer le fantôme, mais n'avait pu le
+chasser. «Cet enfant, ajoutait le Pontife, c'est moi.»</p>
+
+<p>Dans son embarras, Pie IX devait naturellement chercher conseil
+auprès des gouvernements depuis longtemps habitués à ces problèmes.
+Lord Minto, alors à Rome, pressait le Pape de tout céder, et
+cherchait à lui persuader que le seul danger était, non d'aller trop
+vite, mais de s'attarder. Toutefois, le crédit du ministre anglais
+n'était pas en progrès au Quirinal; on finissait par voir clair
+dans les résultats de sa mission. «C'est chose incroyable, écrivait
+M. Désages à M. de Jarnac, à quel point les Anglais ont mauvaise
+réputation en Italie, à cette heure, auprès des gouvernants et des
+modérés<a id="footnotetag385" name="footnotetag385"></a><a href="#footnote385" title="Go to footnote 385"><span class="smaller">[385]</span></a>.» Au contraire, on revenait peu à peu à la France, et
+l'on s'apercevait que sa sagesse, un moment déplaisante, servait
+les vrais intérêts de l'Italie<a id="footnotetag386" name="footnotetag386"></a><a href="#footnote386" title="Go to footnote 386"><span class="smaller">[386]</span></a>. M. Rossi, reprenant toujours
+les mêmes thèses, recommandait au Pape de faire les concessions
+nécessaires, mais de bien marquer qu'il ne se laisserait pas
+entraîner au delà. Puis, se tournant vers les membres de la Consulte,
+il leur prêchait fortement la modération, la patience, et leur
+représentait combien ils se mettraient dans leur tort, aux yeux de
+l'opinion européenne, s'ils entraient en lutte avec un pontife ayant
+pris l'initiative de tant de mesures libérales.</p>
+
+<p>Le gouvernement français n'admettait point, notamment, qu'on
+prétendît imposer au Pape le régime parlementaire. Il apercevait,
+à l'introduction de ce régime dans les États de l'Église, des
+obstacles d'un caractère particulièrement grave. M. Guizot s'en
+expliquait ainsi, dans une lettre remarquable, <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> adressée,
+le 1<sup>er</sup> décembre 1847, à M. Rossi: «Ce qui constitue vraiment
+l'État pontifical, ce qui fait sa force et sa grandeur, c'est
+la souveraineté du Pape dans l'ordre spirituel. Sa souveraineté
+temporelle dans un petit territoire a pour objet et pour mérite de
+garantir l'indépendance et la dignité visible de sa souveraineté
+spirituelle. Or, celle-ci ne peut être partagée. Son intégrité,
+c'est la papauté elle-même. Il serait bien difficile, probablement
+impossible, que la souveraineté temporelle fût partagée sans que la
+souveraineté spirituelle eût à en souffrir. Je ne comprendrais pas
+que, pour se donner le plaisir de couper en deux ou trois parts le
+pouvoir temporel du Pape et d'en avoir une, les Romains d'esprit
+et de sens courussent le risque de diminuer et de compromettre la
+papauté... Se rend-on bien compte de ceci autour de vous?... Quand
+je dis <em>on</em>, je veux dire d'une part le Pape, de l'autre les chefs
+du parti laïque. Le Pape est-il bien décidé à maintenir la position
+qu'il a prise dans son allocution, c'est-à-dire à conserver sa
+souveraineté intacte, en admettant, du reste, dans le gouvernement
+de ses États, toutes les améliorations désirables, notamment ce
+concours, en haut et en bas, des laïques avec les ecclésiastiques,
+dont l'appel de la <em>Consulta</em> est déjà, à vrai dire, le témoignage
+et le gage le plus éclatant? De leur côté, les chefs du parti laïque
+comprennent-ils bien ou peuvent-ils comprendre combien il leur
+importe de maintenir la papauté à toute sa hauteur et dans toute
+sa force, et combien ils perdraient eux-mêmes à l'affaiblir et à
+l'abaisser, dussent-ils avoir en partage un lambeau de sa petite
+dépouille temporelle? Il nous importe essentiellement de savoir ce
+qui en est, sur l'un et l'autre point, pour régler nous-mêmes notre
+conduite. Si le Pape, d'un côté, et les chefs du parti laïque, de
+l'autre, se font de leur situation une idée nette et sont résolus
+de s'y tenir fermement, nous pourrons, à notre tour, les approuver
+hautement, les appuyer fermement et pratiquer, d'une façon patente
+et conséquente, une politique en harmonie avec la leur. Mais s'il
+n'y avait, à Rome, sur la question vitale, point de vues un peu
+précises et <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> de résolutions un peu solides; si le Pape devait
+tantôt se retrancher dans sa souveraineté, tantôt se laisser aller à
+la dérive des prétentions qui le pressent; si les chefs laïques, de
+leur côté, devaient être tantôt modérés, tantôt très exigeants, et
+céder tour à tour à la crainte de mécontenter le Pape et au désir de
+contenter les radicaux ou les rêveurs qui poussent aux révolutions,
+nous serions obligés alors d'être beaucoup plus réservés et de nous
+tenir dans une position d'observation et d'attente; car personne ne
+peut, en de telles affaires, jouer le rôle des autres et faire pour
+eux ce qu'ils ne feraient pas eux-mêmes<a id="footnotetag387" name="footnotetag387"></a><a href="#footnote387" title="Go to footnote 387"><span class="smaller">[387]</span></a>.»</p>
+
+<p>C'était sur un tout autre point, sur la participation des laïques
+à l'administration et au gouvernement des États de l'Église, que
+le cabinet français pressait Pie IX de faire des concessions. M.
+Rossi avait cette réforme fort à c&oelig;ur et y revenait souvent
+dans ses conversations avec le cardinal secrétaire d'État et avec
+le Pape: «Il n'y a plus d'illusion possible, disait-il au premier;
+votre situation est nettement dessinée. Les radicaux frappent à
+votre porte; il faut leur tenir tête. Vous seul, clergé, vous ne le
+pouvez pas; il vous faut le concours des laïques, de tout ce qu'il
+y a parmi eux de sensé, de puissant, de modéré. Pour les rallier,
+il faut les satisfaire. La garde civique et la <em>Consulta</em> sont des
+moyens, ce n'est pas le but. Refuser toute part dans l'administration
+proprement dite à des hommes qu'on vient de rendre plus forts serait
+un contresens. Il y a plus d'un an que je le dis et que je le répète:
+Si vous ne vous fortifiez pas en appelant des laïques aux fonctions
+qui ne touchent en rien aux choses de la religion et de l'Église,
+tout deviendra impossible pour vous, et tout deviendra possible
+aux radicaux... Un cabinet mixte et bien composé rassurerait les
+timides et satisferait les ambitieux<a id="footnotetag388" name="footnotetag388"></a><a href="#footnote388" title="Go to footnote 388"><span class="smaller">[388]</span></a>.» Le Pape, avec sa bonne
+foi et sa bonne volonté habituelles, reconnaissait la justesse de
+ces idées, et essayait de les appliquer. <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> Un <i>motu proprio</i>,
+du 30 décembre 1847, décida que le ministère de la guerre pourrait
+être confié à un laïque; il fut en effet donné au général Gabrielli.
+En outre, il fut prescrit que, sur les vingt-quatre auditeurs
+attachés au conseil des ministres, il y aurait douze laïques. M.
+Rossi, tout en louant ces mesures, ne s'en déclara pas satisfait; il
+demanda qu'on introduisit, dans le ministère, deux autres laïques.
+Le Pape parut convaincu<a id="footnotetag389" name="footnotetag389"></a><a href="#footnote389" title="Go to footnote 389"><span class="smaller">[389]</span></a>. Mais quand se déciderait-il à agir en
+conséquence? Ce n'était pas chose aisée pour lui de dépouiller le
+corps dont il était le chef.</p>
+
+<p>Chaque fois que notre diplomatie pressait le gouvernement pontifical
+de satisfaire l'opinion, elle ne manquait pas de lui recommander,
+en même temps, la fermeté, le courage; elle le conjurait de prendre
+enfin en main les rênes que, depuis si longtemps, il laissait
+flotter. «Il faut savoir vous fortifier et regarder en face les
+radicaux, disait M. Rossi au cardinal secrétaire d'État. Tout est
+là. Que peut craindre le Pape, en marchant d'un pas ferme dans la
+voie de l'ordre et du progrès régulier? En tout cas, l'Europe serait
+pour lui; avant tous, plus que tous, la France. Ne l'oubliez pas.
+Que le Pape ne se trompe pas sur ses véritables amis.» Il ajoutait,
+un autre jour, en causant avec Pie IX: «Que Votre Sainteté considère
+la situation. Son État est au centre de l'Italie. Si l'ordre y
+est maintenu, il pourrait y avoir, au pis aller, une question
+napolitaine, ou toscane, ou sarde, mais point de question italienne.
+S'il y avait bouleversement ici, la clef de la voûte serait brisée;
+ce serait le chaos... D'ici peut sortir un grand bien, mais aussi,
+je dois le dire, un mal incalculable<a id="footnotetag390" name="footnotetag390"></a><a href="#footnote390" title="Go to footnote 390"><span class="smaller">[390]</span></a>.»</p>
+
+<p>Nos conseils ne parvenaient pas, malheureusement, à communiquer au
+gouvernement pontifical la vigueur qui lui eût été nécessaire. Rome
+est toujours au régime des <em>dimostrazioni</em>; seulement, le caractère
+en est bien changé. Pie IX, au lieu d'être l'objet d'ovations
+respectueuses et attendries, se <span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> voit en butte à des
+familiarités insultantes. Sous ce rapport, rien de plus déplorable
+que ce qui se passe à l'occasion de la fête du 1<sup>er</sup> janvier 1848.
+Inquiet de certains mauvais desseins imputés aux meneurs radicaux,
+le Pape a commencé par décider que cette fête n'aurait pas lieu.
+Mais, peu après, le peuple ayant murmuré, il lève l'interdiction;
+bien plus, le jour venu, il consent à se montrer au Corso en équipage
+de gala. Aussitôt, la foule entoure sa voiture avec des clameurs
+incohérentes. Des enfants déguenillés grimpent sur les marchepieds.
+Un certain Cicervacchio, tribun du plus bas étage, alors en faveur
+auprès de la plèbe, et qui devait peu après être compromis dans
+le meurtre de Rossi, monte derrière le carrosse pontifical et
+agite au-dessus de sa tête un énorme drapeau tricolore avec cette
+inscription: <em>Saint Père, fiez-vous au peuple!</em> N'était-ce pas une
+scène de révolution? En même temps, dans cette foule qui paraît avoir
+perdu le respect de son souverain, l'effervescence antiautrichienne
+est au comble: une pétition est remise à la Consulte, réclamant une
+armée nationale, avec des chefs capables, pour commencer au plus tôt
+la guerre de délivrance.</p>
+
+<p>Si des États de l'Église on passe en Toscane, on y trouve une
+situation plus troublée encore et plus inquiétante. Point de
+gouvernement, une presse sans frein, une garde civique en grande
+partie aux mains des radicaux, les manifestations de la rue à
+l'état permanent et dégénérant souvent en émeute, partout le cri de
+guerre contre l'Autriche. «Le grand-duc de Toscane est à la dérive,
+sans savoir où il jettera l'ancre», écrit M. de Barante<a id="footnotetag391" name="footnotetag391"></a><a href="#footnote391" title="Go to footnote 391"><span class="smaller">[391]</span></a>. M.
+Doudan parle, de son côté, avec une compassion un peu ironique et
+méprisante, des «avanies triomphales que ses peuples font subir au
+pauvre grand-duc», et il le montre réduit à l'état d'un souverain
+désarmé «autour duquel on danse et qu'on veut faire danser, pour
+célébrer la chute de son pouvoir»; il en conclut que «les peuples ont
+bien mauvaise mine à l'heure où ils s'affranchissent». Il <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span>
+ajoute, un peu plus tard, dans une autre lettre: «Le grand-duc prend
+d'un air si doux toutes les fantaisies plus ou moins absurdes de
+ses sujets, que ces complaisances infinies pourraient bien le mener
+trop loin. Les idées libérales sont bonnes, mais, comme le bon vin
+de Champagne, il faut les tenir dans des bouteilles solides et bien
+bouchées. Les souverains d'Italie n'ont pas la mine de savoir mettre
+le vin de Champagne en bouteilles<a id="footnotetag392" name="footnotetag392"></a><a href="#footnote392" title="Go to footnote 392"><span class="smaller">[392]</span></a>.»</p>
+
+<p>En Piémont, les esprits sont aussi excités, mais il ont affaire à un
+gouvernement moins débile. Qui pouvait savoir toutefois où voulait
+en venir le prince de plus en plus mystérieux qui régnait à Turin?
+Au commencement d'octobre, la foule ayant pris prétexte de la fête
+du Roi pour faire une manifestation à la façon romaine et pour mêler
+aux vivats en l'honneur du souverain des cris de: Vive l'Italie! À
+bas les <em>codini</em>! À bas les Jésuites! la police la disperse assez
+rudement. «En vous parlant à c&oelig;ur ouvert, écrit Charles-Albert
+au marquis Villamarina, je vous dirai que toutes ces ovations me
+répugnent extrêmement; je suis né dans la révolution, j'en ai
+parcouru les phases, et je sais ce que c'est que la popularité.
+Aujourd'hui: <em>Viva!</em> demain: <em>Morte!</em>... Je m'opposerai de tout
+mon pouvoir à ces manifestations populaires à l'imitation de Rome
+et de Florence.» Mais, au moment où l'on peut croire ainsi le Roi
+tout à la résistance, voici qu'il congédie son vieux ministre, M. de
+La Margherita, personnification de l'ancien régime, et que, le 30
+octobre, la <cite>Gazette officielle</cite> de Turin annonce toute une série de
+réformes libérales: abolition des tribunaux d'exception, publicité
+des débats judiciaires, institution d'une cour de cassation, égalité
+des classes dans les conseils de ville, introduction du système
+électif dans l'administration locale, création d'un registre de
+l'état civil remis aux mains des autorités laïques, adoucissement
+notable de la censure pour la presse politique. Ces concessions,
+très désirées et peu attendues, sont accueillies avec enthousiasme;
+à Turin, <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> à Gênes, le «roi réformateur» est acclamé avec
+le même délire que naguère Pie IX. Il est vrai que, comme à Rome,
+ces acclamations sont calculées pour compromettre et entraîner le
+souverain. À Gênes, la foule qui crie: À bas les Jésuites! prétend
+empêcher Charles-Albert d'aller entendre la messe dans l'église
+de ces religieux. Est-ce parce qu'il entrevoit ce qui se mêle
+d'exigences et de menaces révolutionnaires dans ces ovations, que
+le Roi y paraît si triste, si visiblement souffrant, pâle comme un
+cadavre, des larmes dans les yeux, et que souvent il s'y dérobe
+avec une brusquerie qui déconcerte les manifestants? Au fond, il
+n'a toujours qu'une pensée, celle de la lutte contre l'Autriche,
+pensée pleine de désirs et d'angoisses, et si l'agitation populaire
+lui répugne tant, c'est qu'il y voit un affaiblissement pour la
+grande &oelig;uvre nationale. Dès le commencement d'octobre, dans la
+lettre déjà citée à Villamarina, il écrivait: «Il nous faut de la
+tranquillité, il nous la faut surtout devant l'Autriche, car, si
+nous commençons à nous diviser, à être en agitation, l'indépendance
+nationale finira par se perdre; et je suis résolu à la soutenir
+et à la défendre en y donnant ma vie.» Et plus tard, ouvrant son
+c&oelig;ur au marquis Robert d'Azeglio, il se déclare prêt aux derniers
+sacrifices pour l'Italie, mais se plaint d'être entravé par les
+difficultés que fait naître le parti libéral. «Il faut des soldats,
+dit-il, et non des avocats, pour mener à bien la grande entreprise.
+Infini serait donc le danger d'une constitution qui, livrant la
+tribune aux parlementaires, affaiblirait la force du gouvernement,
+amoindrirait la discipline dans l'armée et, par ses indiscrétions,
+ajouterait aux difficultés déjà écrasantes du commandement.» Puis il
+ajoute, en regardant bien en face son interlocuteur: «Rappelez-vous,
+marquis d'Azeglio, que, comme vous, je veux l'affranchissement de
+l'Italie, et rappelez-vous que c'est pour cela que je ne donnerai
+jamais de constitution à mon peuple.» Le langage est fier et paraît
+ferme. Mais il n'est pas probable que ce peuple, une fois mis en
+branle, accepte de s'arrêter devant la barrière que son souverain
+prétend élever devant lui. Son effervescence, loin de se calmer,
+va chaque <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> jour croissant. Les journaux profitent de leur
+liberté nouvelle pour échauffer les esprits et presser le Roi de leur
+donner satisfaction. Les manifestations deviennent de plus en plus
+fréquentes et tumultueuses, et le mot d'ordre y est de demander une
+constitution.</p>
+
+<p>Ce qui se passe ainsi à Rome, en Toscane, en Piémont, ne dispose
+naturellement pas M. de Metternich à voir les choses moins en noir.
+Plus que jamais sa correspondance est pleine de gémissements et de
+sombres pronostics. «Je suis vieux, écrit-il le 7 octobre 1847 au
+comte Apponyi, et j'ai traversé bien des phases dans ma vie publique;
+je suis ainsi à même d'établir des comparaisons entre les situations...
+Eh bien, je vous avouerai que la phase dans laquelle se trouve
+aujourd'hui placée l'Europe est, d'après mon intime sentiment, la
+plus dangereuse que le corps social ait eu à traverser dans le
+cours des dernières soixante années<a id="footnotetag393" name="footnotetag393"></a><a href="#footnote393" title="Go to footnote 393"><span class="smaller">[393]</span></a>.» Il augure très mal des
+réformes entreprises dans les États romains<a id="footnotetag394" name="footnotetag394"></a><a href="#footnote394" title="Go to footnote 394"><span class="smaller">[394]</span></a>, et s'exprime
+sévèrement sur Pie IX lui-même. «Le Pape, dit-il, se montre chaque
+jour davantage privé de tout esprit pratique. Né et élevé dans une
+famille libérale, il s'est formé à une mauvaise école; bon prêtre,
+il n'a jamais tourné son esprit vers les affaires gouvernementales;
+chaud de c&oelig;ur et faible de conception, il s'est laissé prendre et
+enlacer, dès son avènement à la tiare, dans un filet duquel il ne
+sait plus se dégager, et, si les choses suivent leur cours naturel,
+il se fera chasser de Rome<a id="footnotetag395" name="footnotetag395"></a><a href="#footnote395" title="Go to footnote 395"><span class="smaller">[395]</span></a>.» Charles-Albert lui inspire la plus
+grande méfiance; il devine ses secrètes aspirations; il sent que la
+Lombardie frémissante a les yeux fixés sur ce prince; aussi, tout en
+témoignant pour les incertitudes et les duplicités de son caractère
+un certain mépris, le redoute-t-il. «Le côté le plus dangereux pour
+nous, c'est le Piémont», écrit-il le 23 janvier 1848<a id="footnotetag396" name="footnotetag396"></a><a href="#footnote396" title="Go to footnote 396"><span class="smaller">[396]</span></a>. Enfin,
+le jeu <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> de l'Angleterre ne lui échappe pas; il voit tous les
+dangers de la politique «propagandiste» suivie en Italie par lord
+Palmerston, et celui-ci lui apparaît comme «l'un des appuis les plus
+éhontés» de la révolution<a id="footnotetag397" name="footnotetag397"></a><a href="#footnote397" title="Go to footnote 397"><span class="smaller">[397]</span></a>.</p>
+
+<p>Plus M. de Metternich est inquiet, plus il sent le besoin de se
+tourner vers la France. C'est d'ailleurs le moment où le même
+rapprochement s'opère dans les affaires de Suisse et où le voyage
+à Paris du comte Colloredo et du général de Radowitz semble mettre
+aux mains du gouvernement français la direction de la défense
+conservatrice en Europe<a id="footnotetag398" name="footnotetag398"></a><a href="#footnote398" title="Go to footnote 398"><span class="smaller">[398]</span></a>. Non, sans doute, que le chancelier
+se rallie complètement à nos principes et à notre point de vue
+dans la question italienne; il persiste à soutenir que le «juste
+milieu», possible en France, est une illusion en Italie<a id="footnotetag399" name="footnotetag399"></a><a href="#footnote399" title="Go to footnote 399"><span class="smaller">[399]</span></a>. Mais
+il sent que, seuls, nous pouvons quelque chose contre les périls
+qui le menacent; c'est à nous qu'il a recours pour contenir les
+gouvernements dont les menées l'alarment, celui de Turin par exemple;
+confiant dans les intentions de M. Guizot, disposé à se mettre pour
+ainsi dire derrière lui, il lui demande à plusieurs reprises ce qu'il
+compte faire, comme pour régler là-dessus sa propre attitude<a id="footnotetag400" name="footnotetag400"></a><a href="#footnote400" title="Go to footnote 400"><span class="smaller">[400]</span></a>.
+Quant à lui, il proteste toujours de sa volonté de demeurer sur la
+défensive, de ne pas intervenir tant qu'on ne viendra pas l'attaquer
+sur son propre territoire<a id="footnotetag401" name="footnotetag401"></a><a href="#footnote401" title="Go to footnote 401"><span class="smaller">[401]</span></a>; de cette modération, il a donné un
+gage en faisant retraite dans l'affaire de Ferrare, et si, vers la
+fin de décembre, il envoie quelques soldats à Modène sur la demande
+du duc, cette mesure, trop restreinte pour être sérieusement
+inquiétante, n'est que l'exécution d'un traité <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> antérieur et
+spécial, nullement le préliminaire d'une intervention plus étendue.</p>
+
+<p>Le gouvernement français ne se refusait pas au premier rôle que le
+cabinet de Vienne semblait lui laisser. Il ne se faisait cependant
+pas d'illusion sur les dangers de la situation et sur la gravité
+des résolutions qu'elle pouvait l'obliger à prendre. Rome surtout
+le préoccupait: on sait que, dès l'origine, il s'était déclaré
+résolu à défendre le Pape, le cas échéant, et à ne pas laisser, sur
+un terrain aussi important, le champ libre soit à la révolution,
+soit à l'Autriche agissant seule et comme puissance réactionnaire.
+Or, le moment de mettre cette résolution en pratique par une
+intervention armée lui paraissait approcher. Quelque répugnance qu'il
+eût pour les opérations de ce genre,&mdash;et cette répugnance s'était
+manifestée dans les affaires d'Espagne autrefois, dans celles de
+Suisse tout récemment,&mdash;il n'hésitait pas et se préparait à toutes
+les éventualités. Dans les premiers jours de janvier 1848, notre
+ambassadeur à Vienne avait sur ce sujet, avec M. de Metternich, une
+conversation que ce dernier résumait en ces termes, dans une lettre
+au comte Apponyi: «Après la lecture des rapports qui venaient de
+m'arriver de Rome, de Florence et de Turin, M. de Flahault me dit:
+«Mais voilà une détestable position des choses!... Les puissances
+ne peuvent pas souffrir que le Pape soit chassé!&mdash;Cela ne devrait
+point être possible, lui dis-je; mais de quels moyens les cours
+disposent-elles pour agir comme elles devraient le faire? L'Autriche
+est hors d'action; ceux qui ont à se reprocher le malheur n'ont qu'à
+réparer le mal qu'ils ont fait.&mdash;Il faut que le Pape adresse une
+réquisition simultanée à la France et à l'Autriche.&mdash;L'Autriche,
+repris-je, ne peut se charger seule de la besogne, car vous
+arriveriez avec un nouvel Ancône; la France, si elle agit seule,
+sera paralysée par l'Angleterre; les deux cours allant ensemble,
+le parti libéral, réuni aux radicaux, chassera M. Guizot, parce
+qu'il sera accusé de vouloir renouveler avec M. de Metternich la
+Sainte-Alliance!&mdash;Mais il faut se moquer d'une attaque pareille;
+que le <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> Pape s'adresse aux deux cours, et nous irons!&mdash;C'est
+vous qui le dites; êtes-vous le cabinet français?&mdash;Non, mais le
+cabinet parlera.&mdash;S'il parle, nous verrons ce que nous aurons à
+répondre<a id="footnotetag402" name="footnotetag402"></a><a href="#footnote402" title="Go to footnote 402"><span class="smaller">[402]</span></a>.» Ainsi qu'on peut s'en rendre compte, le diplomate
+français paraissait beaucoup plus décidé à l'intervention que le
+ministre autrichien. M. de Flahault ne se trompait pas sur les
+dispositions de son gouvernement. Vers cette époque, le duc de
+Broglie, alors à Paris et fort avant dans les confidences de M.
+Guizot, écrivait à son fils, premier secrétaire à l'ambassade de
+Rome: «Il est évident qu'il en faudra venir à une intervention à Rome
+et en Toscane, en supposant que le reste tienne bon. Heureusement,
+la violence contre le Pape excitera tout le monde ici, et ceux qui
+s'en rendront coupables ne seront pas épousés, du moins tout de
+suite, par l'opinion même la plus violente. Heureusement encore,
+l'Autriche n'a ni la possibilité ni la volonté d'agir sans nous,
+peut-être pas même avec nous, à Rome du moins, et nous tiendrons
+la tête du mouvement. Mais, pour cela, il faut que le ministère
+reste en place.» Il ajoutait, quelques jours plus tard: «Il y a
+des points arrêtés. Ainsi, secourir le Pape s'il demande secours;
+intervenir si les Autrichiens interviennent; mais, dans le cas où
+les Italiens attaqueraient les Autrichiens, les laisser se battre
+sans y prendre part, voilà le plan général. Les circonstances
+décideront du reste<a id="footnotetag403" name="footnotetag403"></a><a href="#footnote403" title="Go to footnote 403"><span class="smaller">[403]</span></a>.» En effet, M. Guizot avait obtenu du Roi et
+du conseil des ministres des décisions formelles dans ce sens. Des
+troupes étaient réunies à Toulon et à Port-Vendres, prêtes à être
+embarquées au premier signal; le général Aupick était désigné pour
+le commandement de cette expédition éventuelle et avait reçu ses
+instructions. Une dépêche, du 27 janvier 1848, informait M. Rossi de
+toutes les mesures prises et l'autorisait, s'il le jugeait utile, à
+les annoncer au gouvernement pontifical.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> XII</h4>
+
+<p>Vers la fin du mois de septembre 1847, M. Guizot, après avoir
+énuméré tout ce qui l'inquiétait en Italie, concluait en ces termes:
+«Cependant, j'espère: à Naples, il y a un roi et une administration;
+en Piémont, il y a un roi, un gouvernement et une nation; je crois
+que ces deux États tiendront bon<a id="footnotetag404" name="footnotetag404"></a><a href="#footnote404" title="Go to footnote 404"><span class="smaller">[404]</span></a>.» Quelques semaines plus
+tard, M. de Metternich exprimait également l'idée que la révolution
+pourrait être limitée et contenue, tant qu'elle n'aurait pas gagné
+ces deux royaumes<a id="footnotetag405" name="footnotetag405"></a><a href="#footnote405" title="Go to footnote 405"><span class="smaller">[405]</span></a>. Enfin, au commencement de janvier 1848, M.
+Rossi terminait ainsi le récit des scènes de désordre dont Rome
+venait d'être le théâtre: «Ce n'est encore qu'une tempête dans un
+verre d'eau; Turin et Naples sont les parois du verre; si ces parois
+viennent à rompre, tout est à craindre<a id="footnotetag406" name="footnotetag406"></a><a href="#footnote406" title="Go to footnote 406"><span class="smaller">[406]</span></a>.» Le mois de janvier
+n'était pas fini, que l'une de ces parois se brisait.</p>
+
+<p>Ferdinand II, qui régnait à Naples depuis 1830, était un pur
+autocrate, convaincu de son omnipotence, habitué à imposer en toutes
+choses sa volonté; plein de mépris, quoique non sans sollicitude
+pour ses sujets; professant que ceux-ci «n'avaient pas besoin de
+penser», puisqu'il «se chargeait de leur bien-être»; détesté de la
+partie intelligente, remuante et ambitieuse des classes moyennes,
+en même temps qu'il jouissait d'une sorte de popularité parmi les
+<em>lazzaroni</em>; non dépourvu de résolution et de fierté, mais esprit
+court, obstiné, avec je ne sais quoi d'un peu rusé et ironique;
+portant haut le sentiment de la dignité de sa couronne et prompt à
+maintenir l'indépendance de son royaume, soit contre l'Angleterre
+quand <span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> elle tentait de le violenter, soit contre l'Autriche
+quand elle prétendait le protéger. Par son caractère, par ses idées,
+par son passé, il était donc porté à voir de mauvais &oelig;il un
+mouvement italien où l'autonomie napolitaine risquait d'être absorbée
+dans l'idée nationale, et un mouvement libéral qui menaçait son
+absolutisme<a id="footnotetag407" name="footnotetag407"></a><a href="#footnote407" title="Go to footnote 407"><span class="smaller">[407]</span></a>. Quand du Quirinal part le signal des réformes, et
+que les gouvernements de Toscane et de Piémont y répondent plus ou
+moins, Ferdinand II, plein d'humeur et non sans dédain à l'égard du
+nouveau pape, jaloux de Charles-Albert et se méfiant de lui, essaye
+de fermer absolument ses États à la contagion des idées nouvelles.
+Mais toutes les prohibitions policières sont impuissantes. Vainement
+les premières insurrections, éclatées, en septembre 1847, à Messine
+et à Reggio, sont-elles assez rudement réprimées, l'agitation va
+croissant, surtout en Sicile. Là, les abus de l'administration sont
+pires encore qu'en terre ferme, et le mécontentement se complique
+d'un vieux sentiment d'indépendance très réfractaire à la prépotence
+napolitaine. À la fin de 1847, les choses deviennent si menaçantes,
+que le Roi reconnaît la nécessité de faire quelques concessions aux
+Siciliens. Il s'y prend mal, et, au milieu de janvier 1848, Palerme,
+en pleine révolte, repousse les troupes envoyées pour la soumettre,
+et réclame impérieusement l'autonomie <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> de la Sicile avec la
+constitution libérale de 1812, autrefois établie sous l'influence de
+l'Angleterre.</p>
+
+<p>Cette même influence se devine dans le mouvement sicilien de 1848.
+«Lord Napier et tous ses compatriotes de Naples et de Palerme, écrit
+peu après M. Désages, ont été très actifs pour l'insurrection et
+la séparation<a id="footnotetag408" name="footnotetag408"></a><a href="#footnote408" title="Go to footnote 408"><span class="smaller">[408]</span></a>.» Les efforts de pacification que fait notre
+diplomatie<a id="footnotetag409" name="footnotetag409"></a><a href="#footnote409" title="Go to footnote 409"><span class="smaller">[409]</span></a> se heurtent à l'action contraire de la diplomatie
+britannique. Au plus fort des troubles, le gouvernement napolitain
+ayant demandé aux représentants de la France et de l'Angleterre
+de se porter médiateurs pour arrêter l'effusion du sang, et notre
+chargé d'affaires s'étant montré disposé à accepter cette mission,
+le ministre anglais, lord Napier, s'y refuse, à moins que le roi de
+Naples ne l'autorise à rendre aux Siciliens la constitution de 1812
+et à leur garantir le droit d'y faire eux-mêmes telles modifications
+que bon leur semblerait: «Partez seul, si vous le jugez convenable,
+dit-il à son collègue français; seulement, je dois vous prévenir que
+le bâtiment qui vous conduira en Sicile portera également des lettres
+à nos agents et aux hommes influents du pays, par lesquelles je leur
+expliquerai pourquoi je n'ai pas cru devoir partir avec vous. Quant
+à m'associer à vous dans cette occasion, croyez-moi, je le regrette,
+mais c'est impossible. Partout ailleurs, sur tous les points du
+globe, en Chine même, je pourrais peut-être faire ce que vous me
+demandez: en Sicile, la France et l'Angleterre ont des intérêts d'un
+ordre très différent<a id="footnotetag410" name="footnotetag410"></a><a href="#footnote410" title="Go to footnote 410"><span class="smaller">[410]</span></a>.» Il était évident qu'une Sicile, à demi
+ou même complètement séparée de Naples, convenait aux ambitions
+méditerranéennes de la politique britannique.</p>
+
+<p>L'insurrection de Palerme a naturellement son contre-coup à Naples,
+où se produisent des démonstrations menaçantes. Ferdinand, effrayé,
+se tourne vers l'Autriche et lui demande <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> jusqu'à quel point
+il peut compter sur son aide. M. de Metternich, qui, on le sait,
+n'était nullement en mesure et en volonté de se lancer dans une
+intervention, assure le roi de Naples de tout son appui moral; mais,
+quant à un secours armé, il s'excuse sur l'impossibilité de faire
+traverser les États pontificaux par ses troupes, sans l'autorisation
+du Pape: or, il sait bien que, dans l'état des esprits, on ne peut
+pas, à Rome, lui donner cette autorisation, et en effet le cardinal
+secrétaire d'État ne parle de rien moins que de se porter lui-même à
+la frontière pour barrer le chemin aux Autrichiens<a id="footnotetag411" name="footnotetag411"></a><a href="#footnote411" title="Go to footnote 411"><span class="smaller">[411]</span></a>. Laissé à ses
+propres forces, Ferdinand sent fléchir son orgueil de prince absolu,
+et entre à son tour dans la voie des concessions. S'il y vient le
+dernier, il y marche singulièrement vite. Le 18 janvier 1848, un
+décret confère des attributions nouvelles et presque représentatives
+aux Consultes déjà existantes de Naples et de Sicile; des ministres
+distincts sont nommés pour cette dernière portion du royaume. Le 19,
+d'autres décrets apportent de grands adoucissements au régime de la
+presse et accordent une large amnistie. Mais la population surexcitée
+ne se déclare pas satisfaite; le 27 janvier, elle remplit les rues de
+Naples, promenant des drapeaux aux trois couleurs italiennes, criant:
+Vive Pie IX! et réclamant une constitution. Après quelques velléités
+de résistance, la capitulation du Roi est complète. Il renvoie, non
+seulement du palais, mais du royaume, son ministre de la police et
+son confesseur, particulièrement impopulaires, et prend des ministres
+libéraux. Bien plus, le 29 janvier, une proclamation annonce l'octroi
+d'une constitution analogue à la charte française. C'est dans Naples
+un délire de joie; le Roi étant sorti à cheval, la foule se presse
+pour lui baiser les mains. Le 11 février, la constitution est
+définitivement promulguée. En quelques jours, Ferdinand, naguère si
+réfractaire au mouvement <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> libéral, a de beaucoup dépassé tous
+les autres souverains qui n'en sont encore qu'aux réformes civiles,
+et qui ont jusqu'ici refusé de donner des constitutions. Est-ce
+seulement, chez lui, effet de la peur, ou bien nécessité de lâcher
+d'autant plus qu'il a plus imprudemment retenu? Probablement l'un et
+l'autre. Peut-être cherche-t-il aussi à jouer une sorte de méchant
+tour aux autres gouvernements: une malice de ce genre est assez dans
+sa nature. On racontait de lui ce propos: «Ils me poussent, je les
+précipiterai.»</p>
+
+<p>L'impulsion venue de Naples est en effet irrésistible. Dans toute
+l'Italie, des manifestations bruyantes ont lieu en l'honneur de la
+révolution des Deux-Siciles, et les souverains sont mis en demeure
+de suivre l'exemple de Ferdinand II. Si décidé que Charles-Albert
+ait été jusqu'alors à ne pas s'engager dans cette voie, il se sent
+ébranlé par une telle clameur. Il consulte une sorte de conseil de
+conscience sur la valeur de la promesse qu'il a faite autrefois à
+M. de Metternich de ne pas changer les bases fondamentales et les
+formes organiques de la monarchie; le conseil déclare qu'il n'y a
+là rien qui empêche l'octroi de la constitution. Cet avis ne calme
+pas entièrement les scrupules du Roi, et c'est l'âme déchirée, au
+milieu d'angoisses qui contrastent étrangement avec l'allégresse
+de la foule, que, le 8 février, il se décide à publier les bases
+d'un Statut selon le type de la charte française. Le grand-duc de
+Toscane n'est pas homme à résister quand le roi de Sardaigne cède;
+lui aussi promet donc sa constitution, le 11 février, et la promulgue
+le 17. Que va faire le Pape, ainsi enveloppé de gouvernements qui
+deviennent représentatifs et pressé par son peuple qui lui crie qu'un
+Pie IX ne peut refuser ce qu'un Bourbon a accordé? Chez lui, sans
+doute, le chef d'État n'est pas habitué à résister longtemps; mais
+ici, la conscience du Pontife est en jeu: il doute que le régime
+parlementaire soit compatible avec l'intégrité de sa souveraineté
+spirituelle. Tout en bénissant, du balcon du Quirinal, la foule qui
+réclame la constitution, il lui rappelle tout ce qu'il a fait déjà
+et la supplie de ne rien demander qui soit <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> «contraire à la
+sainteté de l'Église». Il consent néanmoins à charger une commission
+d'examiner quelles institutions pourraient donner satisfaction au
+v&oelig;u populaire, sans entraver l'exercice du pontificat. L'un
+des premiers actes de cette commission est de prendre l'avis de
+l'ambassadeur de France, qui, naturellement, en réfère à son
+gouvernement<a id="footnotetag412" name="footnotetag412"></a><a href="#footnote412" title="Go to footnote 412"><span class="smaller">[412]</span></a>. M. Rossi voit les difficultés théoriques
+du problème; mais en fait, il constate que «la nécessité d'un
+gouvernement représentatif est reconnue, à Rome, par tout le monde».
+Parmi ceux qui, autour du Pape, se prononcent le plus hautement dans
+ce sens, on remarque beaucoup de personnages naguère très opposés à
+toute concession de ce genre. «Ils n'ont pas changé, dit finement
+M. Rossi; c'est toujours le même sentiment: ils avaient peur de la
+constitution; aujourd'hui, ils ont peur de ceux qui veulent une
+constitution.» Est-il besoin d'ajouter que, dans toute la Péninsule,
+l'effervescence, provoquée par la question constitutionnelle, amène
+un redoublement de manifestations contre l'Autriche? À Turin, dans la
+fête organisée en l'honneur du Statut, figurent les délégués milanais
+en costume de deuil, et le soir, dans les rues de la ville, circule
+un char allégorique sur lequel chaque ville lombarde a sa bannière
+brandie par un homme en armure de fer; au sommet, un moine sonne le
+tocsin à coups redoublés.</p>
+
+<p>Le gouvernement français&mdash;j'ai déjà eu l'occasion de le
+dire&mdash;estimait que, pour le moment, les Italiens avaient bien assez
+à faire de mener à terme leurs réformes civiles, et il ne désirait
+pas qu'ils s'appropriassent trop tôt notre régime parlementaire.
+Ce n'est pas qu'il fût indifférent à l'avantage de voir ce régime
+s'étendre en Europe et, par suite, accroître le nombre des clients
+naturels de la France; mais c'est que rien ne lui paraissait devoir
+plus nuire à son patronage libéral que des innovations prématurées
+et par suite condamnées à l'insuccès<a id="footnotetag413" name="footnotetag413"></a><a href="#footnote413" title="Go to footnote 413"><span class="smaller">[413]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> Néanmoins,
+le changement accompli, il ne peut faire mauvais visage à ceux
+qui témoignent ainsi le désir de le prendre pour modèle. Il leur
+déclare donc «se féliciter des nouveaux gages d'intimité que créera
+désormais la similitude des institutions politiques», et promet
+de «seconder l'établissement pacifique et régulier» des nouveaux
+régimes constitutionnels<a id="footnotetag414" name="footnotetag414"></a><a href="#footnote414" title="Go to footnote 414"><span class="smaller">[414]</span></a>. Mais, cette politesse faite, il
+s'empresse d'y ajouter, «avec une amicale franchise», des conseils
+qui trahissent ses inquiétudes. Ainsi indique-t-il, dans une dépêche
+à son représentant à Florence, les deux conditions dont dépend, à son
+avis, le succès de l'entreprise tentée en Toscane. La première est
+que les modérés «se rallient autour du grand-duc,... s'appliquent
+à faire sortir des institutions nouvelles un gouvernement fort et
+régulier, les défendent énergiquement contre l'invasion des passions
+démagogiques, assignent au mouvement un temps d'arrêt et résistent
+fermement à ceux qui voudraient le pousser au delà». La seconde est
+que «le gouvernement toscan mette toute sa fermeté à assurer le
+maintien des traités, à conserver avec les États voisins des rapports
+de bonne intelligence, à empêcher que son territoire ne devienne un
+foyer de propagande et d'hostilité contre tel ou tel État, enfin à
+écarter toute cause, tout prétexte <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> d'intervention extérieure
+et toute occasion de guerre<a id="footnotetag415" name="footnotetag415"></a><a href="#footnote415" title="Go to footnote 415"><span class="smaller">[415]</span></a>». Le gouvernement français n'envoie
+pas d'autres conseils à Turin. Louis-Philippe répète volontiers au
+marquis Brignole, ambassadeur du gouvernement sarde à Paris, que
+le meilleur moyen, pour le Piémont, de rassurer les puissances sur
+ses innovations politiques, est de se montrer résolu à contenir le
+parti qui pousse à la guerre contre l'Autriche<a id="footnotetag416" name="footnotetag416"></a><a href="#footnote416" title="Go to footnote 416"><span class="smaller">[416]</span></a>. Se tournant
+en même temps vers la cour de Vienne, notre cabinet tâche de lui
+faire prendre, sinon en gré, du moins en patience, les constitutions
+italiennes<a id="footnotetag417" name="footnotetag417"></a><a href="#footnote417" title="Go to footnote 417"><span class="smaller">[417]</span></a>, et obtient d'elle de nouvelles assurances qu'elle ne
+songe toujours pas à intervenir, soit à Naples, soit ailleurs<a id="footnotetag418" name="footnotetag418"></a><a href="#footnote418" title="Go to footnote 418"><span class="smaller">[418]</span></a>;
+il lui offre, du reste, de proclamer, d'accord avec les autres
+cabinets, le respect dû à ses droits sur le royaume lombard-vénitien,
+lui promet de s'employer à surveiller et à contenir Charles-Albert,
+et lui annonce que notre armée est prête, au premier appel, à voler
+au secours du Pape<a id="footnotetag419" name="footnotetag419"></a><a href="#footnote419" title="Go to footnote 419"><span class="smaller">[419]</span></a>.</p>
+
+<p>Comme il fallait s'y attendre, cette fois encore, notre action
+modératrice est contrariée par la diplomatie britannique. Celle-ci,
+bien que convaincue à part soi que les Italiens ne sont pas mûrs
+pour le régime parlementaire et l'avouant au besoin, a pressé
+ardemment les gouvernements piémontais et toscan de suivre sans
+retard l'exemple du roi de Naples<a id="footnotetag420" name="footnotetag420"></a><a href="#footnote420" title="Go to footnote 420"><span class="smaller">[420]</span></a>. Les constitutions octroyées,
+elle prend partout sous son patronage ceux qui veulent en tirer
+les conséquences les plus radicales. Ce rôle est particulièrement
+visible à Naples, où les concessions royales n'ont pas désarmé
+l'insurrection sicilienne, et où l'Angleterre paraît de plus en plus
+avoir intérêt à la persistance du conflit <span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> et du désordre.
+Une telle conduite n'est pas pour rendre plus facile la situation de
+nos représentants en Italie. Ceux-ci se sentent impuissants à retenir
+un mouvement ainsi protégé, excité, et, sur le théâtre particulier
+où ils opèrent, la popularité des agents de lord Palmerston leur
+semble parfois grandir aux dépens de la leur. Aussi ne faut-il pas
+s'étonner de trouver alors, dans leurs appréciations, une note assez
+attristée. De Naples, M. de Bussières mande, vers la fin de février
+1848, à M. Guizot, que l'influence de la France est très diminuée,
+que les Anglais tiennent le haut du pavé, parlent en maîtres, font
+trembler le gouvernement, ont des agents partout, soudoient la
+presse, renversent le ministère suspect de sympathies françaises,
+pour le remplacer par un ministère à eux<a id="footnotetag421" name="footnotetag421"></a><a href="#footnote421" title="Go to footnote 421"><span class="smaller">[421]</span></a>. De Turin, M. de
+Bacourt, chargé d'affaires de France, écrit à M. de Barante: «Mon
+influence ici est absolument nulle; on se méfie de nous, surtout le
+gouvernement.» Puis il ajoute: «Le Piémont est complètement changé
+de ce que vous l'avez connu. Ce gouvernement si régulier, cette
+administration si ordonnée, ce roi si hautain et si inabordable pour
+la foule, ce calme si complet qu'il ressemblait, dit-on, au calme des
+tombeaux, tout cela n'existe plus. L'agitation révolutionnaire s'est
+emparée de tout le monde. Il n'y a plus d'autorité nulle part, que
+celle des journaux plus ou moins radicaux et de la tourbe qui s'agite
+dans les cafés, dans les auberges, dans les rues... Les hommes
+que vous avez connus raisonnables, modérés, corrigés presque par
+l'expérience des révolutions, ont, tous ou à peu près, perdu la tête...
+Ceux d'entre eux qui ont encore le pouvoir de réfléchir n'ont
+pas le courage d'arrêter les autres et d'affronter l'impopularité
+en disant qu'on court à la perte. Mon rôle est ici très difficile,
+car, si je dis, comme je le fais, que la France appuiera toutes
+les réformes légitimes qui ont été faites par le Roi, mais qu'elle
+appuiera aussi le maintien des traités, seule base du maintien de
+la paix générale, on me répond que je parle de la France de M.
+Guizot, mais qu'il y a, derrière lui, derrière notre gouvernement,
+<span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> derrière le Roi, une France qui ne permettra pas qu'on
+écrase l'Italie, si elle tente de chasser les Autrichiens... Le
+ministre d'Angleterre joue ici, dans la mesure de son esprit, le jeu
+de lord Palmerston; il pousse aux partis extrêmes; c'est lui seul
+qu'on écoute de tous les membres du corps diplomatique. Il prend en
+main la défense des Lombards persécutés par l'Autriche et accepte les
+ovations que les avocats radicaux de Turin lui décernent en l'honneur
+des notes diplomatiques adressées par lord Palmerston au prince de
+Metternich... Je juge tout très froidement, et c'est pour cela que
+je vous affirme que nous sommes ici dans la première phase d'une
+révolution<a id="footnotetag422" name="footnotetag422"></a><a href="#footnote422" title="Go to footnote 422"><span class="smaller">[422]</span></a>.»</p>
+
+<p>Les Italiens faisaient preuve d'un singulier aveuglement, quand
+ils refusaient d'écouter nos conseils de sagesse et préféraient
+se fier aux flatteries de la diplomatie anglaise. En effet, à
+ce moment même, sans qu'ils parussent s'en apercevoir ou s'en
+inquiéter, une grave menace s'élevait contre eux en Europe; ils
+étaient en train, par leurs imprudences, de s'attirer l'hostilité
+de deux grandes puissances, jusqu'alors demeurées spectatrices:
+la Prusse et la Russie. Le gouvernement prussien avait été assez
+longtemps sympathique au mouvement inauguré par Pie IX, et
+s'était d'abord montré peu compatissant pour les embarras de la
+politique autrichienne, à laquelle il reprochait volontiers son
+«exagération» dans tout ce qui regardait l'Italie; il aimait à
+voir dans les réformes du Pape une sorte d'imitation de celles
+de Frédéric-Guillaume<a id="footnotetag423" name="footnotetag423"></a><a href="#footnote423" title="Go to footnote 423"><span class="smaller">[423]</span></a>. «Le prince de Metternich, disait M.
+de Canitz au ministre de France, part de ce point qu'il y a une
+révolution en Italie; si l'on entend par cette expression une
+modification du système <span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> suivi jusqu'ici, on pourrait dire
+aussi qu'il y a une révolution en Prusse<a id="footnotetag424" name="footnotetag424"></a><a href="#footnote424" title="Go to footnote 424"><span class="smaller">[424]</span></a>.» Mais, au commencement
+de 1848, le point de vue changea complètement à Berlin. On aperçut
+dans l'agitation italienne cette révolution que le roi de Prusse
+abhorrait et qu'à ce moment il désirait tant réprimer en Suisse;
+on y découvrit aussi une menace contre les traités constitutifs de
+l'Europe. Dès lors, on jugea nécessaire de manifester hautement
+la résolution de la traiter en ennemie. Dans les premiers jours
+de février 1848, le gouvernement prussien fit adresser des
+représentations à Turin: il y démentait le bruit, alors répandu
+en Italie, d'un refroidissement entre l'Autriche et la Prusse;
+tout en reconnaissant le droit du gouvernement sarde de changer
+ses institutions, il faisait remarquer que la garantie donnée par
+l'Europe à l'indépendance des États italiens avait pour contre-partie
+l'obligation pour ces États de remplir leurs devoirs internationaux;
+que cette garantie était incompatible avec une attitude de menace
+et d'agression envers un pays voisin, et que tel était le caractère
+du mouvement unitaire, auquel on semblait, à Turin, donner trop
+d'encouragement; il terminait par cette grave déclaration qu'il
+considérerait comme s'adressant à lui-même toute attaque dirigée
+contre l'Autriche, son alliée<a id="footnotetag425" name="footnotetag425"></a><a href="#footnote425" title="Go to footnote 425"><span class="smaller">[425]</span></a>.</p>
+
+<p>Derrière la Prusse était la Russie. Nicolas, à la différence
+de Frédéric-Guillaume, n'avait jamais vu d'un &oelig;il favorable
+le mouvement italien; mais il avait paru d'abord y faire peu
+d'attention. Tout au plus, en octobre 1847, s'en était-il occupé
+un moment, pour féliciter le roi des Deux-Siciles de la vigueur
+avec laquelle il venait de réprimer des insurrections, et de «sa
+résolution de faire face avec énergie au débordement du torrent
+révolutionnaire<a id="footnotetag426" name="footnotetag426"></a><a href="#footnote426" title="Go to footnote 426"><span class="smaller">[426]</span></a>». Naples était visiblement <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> le seul
+point de la Péninsule où il trouvait un souverain vraiment selon
+son c&oelig;ur. Aussi, grandes sont son émotion et sa colère quand,
+quelques mois plus tard, il apprend que ce roi de Naples a été réduit
+à capituler devant la révolution. Il sort alors de son immobilité
+un peu dédaigneuse et indifférente. Il offre à l'Autriche de mettre
+d'urgence à sa disposition l'argent dont elle aurait besoin, sauf à
+régulariser plus tard les conditions de cet emprunt; il lui propose
+également de se charger de maintenir la Galicie, afin de rendre
+disponibles pour l'Italie les troupes qui s'y trouvent<a id="footnotetag427" name="footnotetag427"></a><a href="#footnote427" title="Go to footnote 427"><span class="smaller">[427]</span></a>. C'est
+tout de suite qu'il voudrait voir le cabinet de Vienne agir avec
+énergie, et il se plaint amèrement de la timidité de ce cabinet,
+de sa «vieillesse», de ses tiraillements intérieurs<a id="footnotetag428" name="footnotetag428"></a><a href="#footnote428" title="Go to footnote 428"><span class="smaller">[428]</span></a>. Comme
+le gouvernement prussien, c'est Turin qu'il juge le point le plus
+menaçant en Italie: il invite Charles-Albert à considérer l'Autriche
+comme son alliée naturelle, et lui signifie sans réticence que toute
+attaque du Piémont contre l'Autriche en Lombardie serait regardée
+par la Russie comme un cas de guerre<a id="footnotetag429" name="footnotetag429"></a><a href="#footnote429" title="Go to footnote 429"><span class="smaller">[429]</span></a>. Ce n'est pas tout; il
+s'adresse aussi à lord Palmerston. Le 12-24 février 1848, le comte
+Nesselrode envoie au baron Brunnow, représentant de la Russie à
+Londres, une longue dépêche sur la situation de l'Italie, qu'il
+déclare être «chaque jour plus grave et plus menaçante pour la paix
+générale». Il veut bien «ne pas mettre à la charge du gouvernement
+anglais tous les faux bruits, toutes les fausses inductions qu'on
+a cru pouvoir tirer, en Italie, de son langage et de celui de ses
+agents». Mais, ajoute-t-il, «l'idée a fini par s'accréditer que ce
+gouvernement appuie de ses désirs les efforts que tenterait l'Italie
+pour rejeter au delà des Alpes ce qu'on est convenu d'appeler le
+joug autrichien». Cherchant ensuite par quel argument il pourrait
+détourner lord Palmerston de la voie <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> où il s'est engagé,
+il n'en trouve pas de plus efficace que de faire appel à cette
+haine jalouse de la France qui, déjà en 1840, a rapproché les deux
+cabinets de Londres et de Saint-Pétersbourg. Sa thèse est curieuse,
+surtout comme aveu de la grande situation alors acquise à la France
+en Europe. «En favorisant, dit-il, le mouvement constitutionnel sur
+le continent, l'Angleterre agit, sans le vouloir, dans l'unique
+intérêt de la France, dont les idées démocratiques, par la nature du
+sol où elles tombent, ont bien plus d'écho dans les esprits, bien
+plus d'affinité avec les m&oelig;urs que n'en peuvent avoir les idées
+anglaises. C'est en favorisant l'introduction de ces institutions et
+le triomphe de ces idées en Espagne et en Grèce, que l'Angleterre
+y a déjà augmenté la puissance morale du gouvernement français...
+Même chose aura lieu en Italie. D'ici à peu, grâce aux changements
+qui sont à la veille de s'y effectuer, comme ils ont déjà eu lieu
+dans les autres pays, la France aura conquis par la paix plus que
+ne lui donnerait la guerre. Elle se verra, de tous côtés, entourée
+d'un rempart de petits États constitutionnels organisés sur le type
+français, vivant de son esprit; agissant sous son influence, et si,
+plus tard, cette France, non plus celle de Louis-Philippe, mais
+celle qui lui succédera, quand le système de compression adopté
+par ce souverain aura cessé de la contenir, obéit aux instincts
+d'ambition qui tendent à la faire déborder hors de ses limites, le
+gouvernement anglais regrettera trop tard d'avoir affaibli d'avance
+le ressort des résistances qu'on aurait pu opposer aux Français,
+paralysé la puissance autrichienne qui leur servait de contrepoids
+et miné ainsi par la base le système défensif fondé autrefois par
+lui-même, de concert avec l'Europe, au prix de tant de calamités,
+de labeurs et de sacrifices.» Le comte Nesselrode ne s'en tient pas
+à cet appel aux mauvais sentiments de lord Palmerston contre la
+France; il termine par des avertissements qui sont de véritables
+menaces et pose un <i>casus belli</i>. Il signifie au cabinet de Londres
+que «l'Empereur est fermement résolu, en ce qui concerne l'état de
+possession assigné aux divers États italiens par les actes <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span>
+dont il est garant, à ne transiger en rien sur la marche que lui
+prescrivent ses devoirs et ses intérêts politiques». Il indique
+notamment qu'il n'admettra jamais cette séparation de la Sicile plus
+ou moins sourdement poursuivie par la diplomatie anglaise. Quant à
+la Lombardie, le chancelier russe s'exprime ainsi: «L'appui moral
+de l'Empereur est d'avance acquis à l'Autriche dans les mesures
+qu'elle prendra pour s'en conserver la possession; et si les attaques
+qu'elle aurait essuyées d'un point quelconque de l'Italie étaient
+soutenues du dehors par quelque puissance étrangère, notre auguste
+maître n'hésiterait pas à regarder une pareille agression comme un
+cas de guerre européenne et à employer dès lors toutes ses forces
+disponibles à la défense du gouvernement autrichien<a id="footnotetag430" name="footnotetag430"></a><a href="#footnote430" title="Go to footnote 430"><span class="smaller">[430]</span></a>.»</p>
+
+<p>Cette attitude de la Prusse et de la Russie est faite pour relever
+un peu l'Autriche du découragement où elle était tombée. M. de
+Metternich croit voir approcher, et il s'en réjouit, le moment
+où, «l'Italie entrant en révolution flagrante, les puissances ne
+pourront pas ne point s'en mêler». «Vous avez dit, écrit-il à M.
+de Ficquelmont le 17 février 1848, un mot qui renferme la vérité
+tout entière: <em>Les événements dans le royaume des Deux-Siciles
+rompent le tête-à-tête dans lequel l'Autriche s'est trouvée avec
+la révolution italienne.</em> Ce mot, je l'ai adopté, et je m'en suis
+emparé dans mes expéditions aux cours... Ne tombons pas d'ici à
+deux mois, et bien des choses seront placées autrement qu'elles ne
+le sont le 17 février<a id="footnotetag431" name="footnotetag431"></a><a href="#footnote431" title="Go to footnote 431"><span class="smaller">[431]</span></a>!» Non sans doute que le cabinet de Vienne
+se sente ainsi enhardi à sortir de sa réserve et à tenter quelque
+démarche offensive: bien au contraire, il continue à protester qu'il
+ne songe à rien de semblable; une intervention isolée en Italie,
+loin de le séduire, l'effraye, et il déclare qu'en tout cas, il ne
+voudrait jamais rien faire, dans ce genre, qu'après concert entre
+les puissances et en agissant en leur nom, au lieu d'agir au sien
+<span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> propre<a id="footnotetag432" name="footnotetag432"></a><a href="#footnote432" title="Go to footnote 432"><span class="smaller">[432]</span></a>. Seulement, il se sent autorisé à le prendre
+de plus haut avec l'Angleterre, et notamment à ne plus subir aussi
+patiemment les interrogations soupçonneuses que lord Palmerston a
+l'habitude de lui adresser à propos de tous les bruits d'intervention
+qui circulent en Italie. À une question de ce genre que le ministre
+anglais lui fait poser au cours de février, le chancelier répond
+sur un ton fort piqué, et, se portant accusateur à son tour, il
+se plaint de la malveillance témoignée dans ces derniers temps à
+l'Autriche par le cabinet anglais, et de «l'encouragement donné par
+ses organes officiels à la méfiance des gouvernements italiens<a id="footnotetag433" name="footnotetag433"></a><a href="#footnote433" title="Go to footnote 433"><span class="smaller">[433]</span></a>».
+L'irritation contre le chef du <i lang="en">Foreign office</i> est alors extrême
+à la cour de Vienne. M. de Metternich écrit, le 17 février, à M.
+de Ficquelmont: «Je vous envoie ci-joint quelques pièces qui vous
+montreront jusqu'où vont les inepties enragées de lord Palmerston.
+Si vous comprenez cet homme, vous êtes plus avancé que moi<a id="footnotetag434" name="footnotetag434"></a><a href="#footnote434" title="Go to footnote 434"><span class="smaller">[434]</span></a>.»
+Quelques jours plus tard, le 23 février, dans une lettre à son
+ambassadeur à Londres, il montre lord Palmerston «à la tête de tous
+les mouvements qui tendent à bouleverser l'Europe», et allumant
+l'incendie en Espagne, en Grèce, en Suisse et en Italie<a id="footnotetag435" name="footnotetag435"></a><a href="#footnote435" title="Go to footnote 435"><span class="smaller">[435]</span></a>.</p>
+
+<p>En même temps qu'il se plaint de lord Palmerston, M. de Metternich
+se loue, de plus en plus, de M. Guizot. Malgré quelques griefs de
+détail, il déclare que «les dispositions personnelles de ce ministre
+sont aussi bonnes qu'elles peuvent l'être sous, l'influence de sa
+position<a id="footnotetag436" name="footnotetag436"></a><a href="#footnote436" title="Go to footnote 436"><span class="smaller">[436]</span></a>»; que «le cabinet <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> français marche aussi bien
+qu'il peut aller<a id="footnotetag437" name="footnotetag437"></a><a href="#footnote437" title="Go to footnote 437"><span class="smaller">[437]</span></a>»; qu'il a «une bonne attitude en Italie<a id="footnotetag438" name="footnotetag438"></a><a href="#footnote438" title="Go to footnote 438"><span class="smaller">[438]</span></a>».
+L'appui qu'il trouve maintenant à Berlin et à Saint-Pétersbourg ne
+lui fait pas attacher moins de prix à notre concours. Il demeure
+convaincu de l'impossibilité de rien tenter d'efficace sans la
+France, et, par suite, comprend la nécessité de se placer sur le
+terrain où il peut la rencontrer. Aussi continue-t-il à demander ce
+qu'on pense et ce qu'on veut à Paris, afin de régler là-dessus sa
+propre conduite<a id="footnotetag439" name="footnotetag439"></a><a href="#footnote439" title="Go to footnote 439"><span class="smaller">[439]</span></a>. En réalité, dans l'affaire d'Italie, comme
+dans celle de Suisse, il est toujours résigné à marcher derrière
+la France. Mêmes sentiments en Prusse. Notre crédit est, depuis
+quelques mois, singulièrement grandi à la cour de Frédéric-Guillaume.
+Le marquis de Dalmatie écrit de Berlin, le 19 février 1848, à M.
+Guizot: «La confiance dans le gouvernement du roi Louis-Philippe
+est absolue. On l'exprime ici de toutes les façons. À mon retour,
+on me l'a dit en termes plus énergiques et, j'ai dû le reconnaître,
+plus sincères que jamais<a id="footnotetag440" name="footnotetag440"></a><a href="#footnote440" title="Go to footnote 440"><span class="smaller">[440]</span></a>.» Peu importe, dès lors, ce que la
+dépêche, citée tout à l'heure, du comte Nesselrode au baron Brunnow,
+trahit de malveillance persistante à notre égard dans le gouvernement
+russe: cette malveillance est impuissante; du reste, comme on l'a
+vu par cette même dépêche, ce n'est pas à Saint-Pétersbourg qu'on
+a le sentiment le moins vif de la grande position que la France
+s'est faite en Europe. En somme, M. de Barante peut, dans une lettre
+intime, écrite le 31 janvier 1848, caractériser ainsi la situation
+respective du cabinet de Paris et des autres cours: «Sans l'agitation
+où les radicaux tiennent les esprits, le rôle de la France paraîtrait
+ce qu'il est réellement, et l'on remarquerait que ces puissances du
+continent, auparavant menaçantes, toujours prêtes à s'unir avec
+l'Angleterre <span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> contre nous, implorent maintenant notre aide,
+n'osent pas intervenir et se tiennent sur la défensive, heureuses de
+se concerter avec nous<a id="footnotetag441" name="footnotetag441"></a><a href="#footnote441" title="Go to footnote 441"><span class="smaller">[441]</span></a>.»</p>
+
+<p>Le gouvernement du roi Louis-Philippe en était là de sa campagne
+diplomatique, quand soudainement il sombra dans la tourmente du
+24 février. Quelle eût été, sans cela, l'issue de cette campagne?
+En présence d'une crise qui devenait, en Italie, chaque jour plus
+aiguë, aurait-il pu longtemps encore empêcher les révolutions et
+la guerre? Et, si celles-ci avaient fini par éclater malgré lui,
+aurait-il trouvé là l'occasion d'une sorte d'arbitrage suprême qui
+lui eût définitivement donné le premier rôle en Europe, ou bien son
+«juste milieu» se fût-il débattu, impuissant entre les deux parties,
+et eût-il été réduit, soit à se laisser annuler, soit à se mettre à
+la remorque de l'une ou de l'autre? C'était le secret d'événements
+qui n'ont pas eu le temps de se produire. Quoi qu'il en soit, le
+dessein de cette politique était honnête, raisonnable et conforme aux
+intérêts français. À travers beaucoup d'obstacles, le gouvernement
+y était demeuré imperturbablement fidèle; les difficultés, en effet
+très graves, rencontrées par lui, étaient imputables, non à ses
+propres fautes, mais à celles que d'autres avaient commises malgré
+lui. Enfin, si embrouillées que fussent les choses en Italie, à la
+fin de février, nous y avions du moins sauvegardé l'essentiel: les
+divers gouvernements, quoique entraînés et affaiblis, étaient tous
+debout; l'Autriche, bien que menacée, n'avait pas été matériellement
+attaquée et s'était abstenue de son côté de prendre l'offensive.
+Faut-il ajouter que, si l'on est embarrassé pour préciser quel
+bien la monarchie de Juillet, en subsistant, eût pu faire dans la
+Péninsule, on ne l'est pas pour mesurer le mal qui, sur ce théâtre,
+devait résulter de sa chute? L'Italie, prise de vertige et n'étant
+plus retenue par personne, va se précipiter tête baissée dans tous
+les périls dont la diplomatie du roi Louis-Philippe a cherché à la
+préserver: elle va entreprendre contre les Autrichiens une guerre où
+elle sera fatalement <span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> écrasée, et son mouvement réformateur
+se perdra en un désordre révolutionnaire qui la conduira au meurtre
+de Rossi, à la fuite de Pie IX et à la république romaine.</p>
+
+<p class="p2">J'ai suivi ainsi, l'une après l'autre, chacune des grandes
+entreprises qui ont occupé la diplomatie de la monarchie de
+Juillet, dans la dernière période de son existence. Sauf en 1831
+ou en 1840, jamais cette diplomatie n'avait été plus agissante et
+appliquée à de plus graves objets. M. Guizot, qui s'y donnait tout
+entier, parfois un peu au détriment de la politique intérieure, y
+avait acquis une rare maîtrise. On a pu en juger par les lettres
+particulières dans lesquelles il traitait presque toutes les affaires
+et dont je me félicite d'avoir pu donner de nombreux extraits.
+On ne saurait dire moins de bien de celles de ses correspondants
+quand ils s'appelaient Broglie ou Rossi. C'est un ensemble de
+littérature diplomatique vraiment incomparable. Malheureusement, en
+racontant ces diverses négociations, l'historien est, chaque fois,
+obligé de s'arrêter court devant l'abîme soudainement creusé par
+la révolution du 24 février. Je ne me dissimule pas&mdash;car je l'ai
+éprouvé pour mon compte&mdash;ce que cette interruption a de pénible et
+d'irritant. On dirait d'un spectacle qu'un accident ferait cesser
+brusquement au moment le plus critique du drame, et où, en place
+du dénouement curieusement attendu, on n'aurait plus sous les yeux
+que des acteurs qui s'enfuient et une scène qui s'effondre. Et
+cependant, tout incomplète et mutilée que dût être forcément cette
+histoire, elle était trop importante par les questions soulevées,
+et surtout trop caractéristique de la direction nouvelle suivie par
+le gouvernement du roi Louis-Philippe, de la position acquise par
+lui au dehors, pour ne pas être exposée avec détail. L'impression
+générale et dernière qui s'en dégage me paraît fort honorable pour
+ce gouvernement. Nous venons de le voir, en Europe, jouissant
+d'un crédit, occupant une place, exerçant une action qu'on ne lui
+avait pas encore connus. Tandis que l'Angleterre était isolée et
+discréditée par ses compromissions <span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> révolutionnaires, que les
+petits États constitutionnels étaient naturellement amenés à faire
+partie de notre clientèle, que les vieilles monarchies, désorientées
+par le changement de l'esprit public, prenaient confiance dans notre
+modération et sentaient le besoin de notre appui, la France, devenue
+ouvertement, résolument conservatrice, sans cesser d'être sagement
+libérale, se trouvait exercer une sorte d'arbitrage, imposer sa
+politique aux autres cours du continent, et avoir la direction des
+grandes affaires pendantes. Cela seul, et quelle qu'eût pu être
+plus tard l'issue de chacune de ces affaires, était un résultat
+considérable. Pour en mesurer l'importance, il suffit de se rappeler
+combien longtemps la monarchie de Juillet avait vécu sous la menace
+constante d'une nouvelle coalition des puissances continentales,
+condamnée à une prudence qui lui interdisait les grandes initiatives,
+et fatalement rivée à l'alliance anglaise, alliance excellente en
+soi, mais incommode et coûteuse du moment qu'elle était forcée.
+Maintenant, elle a définitivement dissous la coalition; elle a
+retrouvé le libre choix de ses alliances, et son appui, on pourrait
+dire sa protection, est recherchée par ceux qui la traitaient en
+suspecte. En un mot, à la veille du 24 février, elle est parvenue
+à effacer le tort que lui avait fait, en Europe, la révolution de
+1830; elle a reconquis la faculté de faire au dehors de la grande
+politique.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> CHAPITRE V<br>
+<span class="smcap">LE DUC D'AUMALE GOUVERNEUR DE L'ALGÉRIE.</span><br>
+<span class="smaller">(1847-1848)</span></h3>
+
+<p class="resume">
+ I. Le duc d'Aumale et le maréchal Bugeaud. Attaques contre la
+ nomination du prince au gouvernement de l'Algérie. Ses rapports
+ avec Changarnier, La Moricière et Bedeau. Ce qu'il fait pour
+ l'administration civile de l'Algérie et pour le gouvernement
+ des indigènes.&mdash;II. Les hostilités éclatent entre l'empereur du
+ Maroc et Abd el-Kader. L'émir, vaincu, engage les siens à se
+ soumettre à la France. Après avoir essayé de gagner le désert,
+ il prend le parti de se rendre à La Moricière. Conditions de
+ la reddition. Le duc d'Aumale les approuve. Ses entrevues avec
+ l'émir. Hommage rendu par le duc d'Aumale au maréchal Bugeaud.
+ L'engagement pris envers Abd el-Kader est critiqué en France.
+ Attitude du gouvernement en présence de cet engagement. Il
+ se décide à le ratifier, sauf à obtenir certaines garanties
+ nécessaires à la sécurité de la colonie. Grand effet produit en
+ Algérie par la reddition d'Abd el-Kader. Projets du duc d'Aumale.</p>
+
+<h4>I</h4>
+
+<p>Quand le maréchal Bugeaud avait quitté l'Algérie, le 5 juin 1847, en
+annonçant hautement sa démission<a id="footnotetag442" name="footnotetag442"></a><a href="#footnote442" title="Go to footnote 442"><span class="smaller">[442]</span></a>, le gouvernement était décidé
+à lui donner le duc d'Aumale pour successeur<a id="footnotetag443" name="footnotetag443"></a><a href="#footnote443" title="Go to footnote 443"><span class="smaller">[443]</span></a>. Ne voulant pas,
+cependant, par ménagement pour le maréchal, paraître trop pressé de
+le remplacer, il se borna d'abord à confier l'intérim au général
+Bedeau. Ce fut seulement trois mois après, le 11 septembre, que
+le <cite>Moniteur</cite> publia la nomination du prince. Quelques semaines
+auparavant, le 3 août, celui-ci avait écrit au maréchal Bugeaud:
+«J'ai longtemps espéré que vous consentiriez à reprendre le <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span>
+gouvernement général. Si tout espoir doit être perdu à cet égard,
+si aucune autre combinaison ne paraît acceptable au gouvernement
+du Roi, je ne refuserai pas une position éminente où je puis
+servir activement mon pays. Je ne me fais aucune illusion sur les
+obstacles qui hérissent la question, sur les attaques dont je serai
+l'objet, sur les déceptions qui m'attendent; mais j'apporterai à
+l'accomplissement de mes devoirs une entière abnégation personnelle
+et un dévouement de tous les instants. Je conserverai précieusement
+le souvenir de tout ce que je vous ai vu faire d'utile et de grand
+sur cette terre d'Afrique, et je ferai tous mes efforts pour suivre
+vos traces et y continuer votre &oelig;uvre.» Le maréchal avait répondu:
+«Vous avez mesuré les difficultés, vous avez prévu la critique et
+même la calomnie, et cependant vous bravez tout cela pour servir la
+France et obéir à votre père... Vous voulez, dites-vous, marcher sur
+mes traces; moi, je veux que vous les élargissiez, et je serai bien
+heureux si vous faites mieux que moi; je ne serai pas le dernier à le
+proclamer.»</p>
+
+<p>Le duc d'Aumale était nommé gouverneur général au même titre et
+avec les mêmes attributions que son prédécesseur. Un moment,
+Louis-Philippe avait songé à faire de lui un vice-roi; il y avait
+aussitôt renoncé, pour ne pas fournir un prétexte aux attaques de
+l'opposition. Ces attaques se produisirent quand même. Dans une
+nomination si hautement justifiée par le passé et par les qualités du
+prince, comme par les traditions de toutes les monarchies, même des
+plus parlementaires, les journaux de gauche affectèrent de voir un
+acte de courtisanerie de la part du cabinet et une preuve nouvelle
+du dessein attribué à la couronne d'absorber tous les pouvoirs et
+d'annihiler l'autorité ministérielle. Comme presque toujours, ces
+journaux se trouvaient faire campagne avec les organes de lord
+Palmerston. Ceux-ci accueillirent avec de singuliers emportements
+une mesure qui avait, à leurs yeux, le tort de manifester notre
+résolution de nous installer définitivement en Algérie; ils virent là
+une sorte de provocation à l'adresse de l'Angleterre, et déclarèrent
+que l'ambition de Louis XIV et de <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> Napoléon ne leur avait
+jamais rien fait faire de plus exorbitant. Ainsi attaquée, la
+nomination du prince aurait dû être défendue par tous les patriotes:
+nos opposants ne parurent pas s'en douter.</p>
+
+<p>Débarqué à Alger, le 5 octobre, le duc d'Aumale fut reçu avec
+enthousiasme. Dans son ordre du jour aux troupes, il rappela
+qu'il avait été «appelé déjà cinq fois à l'honneur de servir dans
+leurs rangs», et il rendit hommage à «l'illustre chef» auquel
+il succédait et «sous les ordres duquel il aurait tant aimé à
+se retrouver encore». Il avait eu soin de s'assurer le concours
+des plus célèbres «Africains». Il gardait La Moricière à Oran et
+Bedeau à Constantine. Il obtenait de Cavaignac, sur le point de
+rentrer en France, qu'il demeurât à Tlemcen, où on lui organisait
+un commandement divisionnaire. Enfin, il ramenait dans la colonie
+le général Changarnier, auquel il donnait la division d'Alger. On
+sait à la suite de quelles querelles cet officier de haut mérite,
+mais de caractère difficile, avait quitté l'Afrique en 1843<a id="footnotetag444" name="footnotetag444"></a><a href="#footnote444" title="Go to footnote 444"><span class="smaller">[444]</span></a>;
+le ressentiment qu'il en gardait lui avait fait rejeter, à deux
+reprises, en 1845 et en 1846, l'offre de revenir sous les ordres du
+maréchal Bugeaud; il avait posé sans succès, aux élections de 1846,
+une candidature d'opposition; il se morfondait donc, depuis quatre
+ans, dans une inaction aussi douloureuse pour lui que fâcheuse pour
+le pays, quand le duc d'Aumale lui proposa un commandement, accepté
+tout de suite avec reconnaissance. Ce n'était pas le moindre avantage
+du nouveau gouverneur général que d'être, par sa situation, étranger
+et supérieur aux rivalités jalouses qui divisaient trop souvent
+nos généraux et qui, sans lui, eussent rendu impossibles certaines
+collaborations. Sa suprématie était facilement acceptée de tous. Il
+l'exerçait d'ailleurs avec un tact rare, sachant allier l'autorité
+qui appartenait à son rang avec la modestie qui convenait à son âge,
+maniant les caractères les plus ombrageux avec une adresse aimable
+à laquelle le souvenir des rudesses de son prédécesseur donnait
+encore <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> plus de prix, et justifiant chaque jour davantage son
+élévation par les qualités dont il faisait preuve. À peine débarqué
+à Alger, il eut, pendant huit jours de suite, avec La Moricière,
+Changarnier et Bedeau, des conférences où furent examinées toutes les
+questions militaires et administratives, intéressant l'avenir de la
+colonie. Les trois généraux en sortirent pleins de confiance dans la
+haute capacité de leur jeune chef et charmés de sa bonne grâce. Le
+prince savait du reste gagner l'estime et l'affection des officiers
+de tous rangs, attentif à faire récompenser le mérite partout où il
+le découvrait, sans préoccupation de coterie ou de politique, et
+usant à l'égard de tous d'un esprit de justice et d'impartialité à
+laquelle un républicain, le colonel Charras, devait rendre plus tard,
+du haut de la tribune, un hommage reconnaissant.</p>
+
+<p>Ce n'était pas de conquête qu'avait le plus à s'occuper le duc
+d'Aumale: sur ce point, le principal avait été fait et bien fait par
+le maréchal Bugeaud; c'était d'administration et de colonisation.
+Le sentiment général était que cette partie de l'&oelig;uvre africaine
+avait été jusqu'alors trop négligée, et qu'il était urgent de
+s'y appliquer. Cela avait été dit par plusieurs orateurs, avec
+l'assentiment visible de la Chambre, dans la discussion des crédits
+de l'Algérie, en juin 1847; M. Guizot, tout en essayant de répondre
+à ces critiques et de justifier le passé, avait promis de donner
+désormais toute son attention à ces problèmes, et, pour assurer
+l'exécution de cet engagement, on avait ajouté à la loi des crédits
+un article portant qu'il serait rendu compte, dans la session de
+1848, de l'organisation de l'administration civile en Algérie. Le
+ministre était, du reste, résolu à tenir sa promesse: il écrivait
+au duc de Broglie, le 8 juillet 1847: «Je m'occupe sérieusement de
+l'Algérie. C'est une de ces affaires qui doivent nécessairement avoir
+fait un pas d'ici à la prochaine session.»</p>
+
+<p>À ce point de vue encore, le duc d'Aumale était bien l'homme de la
+situation; grâce à sa qualité de prince qui dominait chez lui celle
+de général, il pouvait donner à son gouvernement un caractère
+moins exclusivement militaire, sans <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> cependant tomber dans
+un régime purement civil qui eût compromis notre autorité sur les
+Arabes. Il avait déjà prouvé, pendant son trop court passage à la
+tête de la province de Constantine, l'importance qu'il attachait
+aux questions d'administration, et il n'y avait pas moins bien
+réussi que dans les choses de la guerre. Ses trois principaux
+lieutenants étaient tout disposés à le seconder dans cette tâche. La
+Moricière se piquait, depuis longtemps, d'idées libérales et avait
+à ce sujet rompu plus d'une lance avec Bugeaud; tout heureux de se
+voir désormais mieux compris, il envoyait force plans au nouveau
+gouverneur, qui les recevait volontiers, tout en se réservant de
+décider par lui-même. Le général Bedeau était frappé des défauts de
+l'administration civile et du tort ainsi fait «à la colonisation
+et aux intérêts européens en Afrique». «Cette administration,
+disait-il, telle qu'on l'a constituée, est indubitablement le
+principal obstacle au progrès des affaires; dans l'état actuel,
+il y a abus d'attributions, multiplicité inutile de hiérarchie et
+de centralisation, emploi beaucoup trop nombreux de personnel,
+et, malgré cela, lenteur extrême d'expédition.» Enfin, le général
+Changarnier, lui aussi, tenait à ce qu'on ne le classât pas parmi
+ceux pour lesquels «il n'y avait pas dans la vie autre chose que des
+fusils et des soldats»; il reconnaissait que «désormais la grande
+affaire était la colonisation».</p>
+
+<p>Avant même de débarquer en Algérie, le nouveau gouverneur s'y fit
+précéder par deux ordonnances royales, destinées à donner, sur
+deux points importants, satisfaction aux v&oelig;ux de l'opinion. La
+première, datée du 1<sup>er</sup> septembre 1847, réorganisait complètement
+l'administration civile de l'Algérie, de façon à lui donner plus de
+simplicité, de promptitude, d'unité et, par suite, d'efficacité:
+aux trois grandes directions rivales qui, à Alger, s'entravaient
+l'une l'autre, on substituait une seule direction générale des
+affaires civiles, flanquée d'un conseil supérieur, et ne relevant
+que du gouverneur général, qui, de son côté, correspondait avec
+le ministre de la guerre; dans chacune des trois provinces,
+l'administration était également <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> concentrée aux mains
+d'un directeur des affaires civiles, sorte de préfet, préparant le
+travail du commandant de la province pour tout ce qui concernait les
+affaires administratives, même en territoire militaire, et assisté
+d'un conseil qui avait quelque ressemblance avec nos conseils de
+préfecture; la centralisation était notablement diminuée, et la
+décision de beaucoup d'affaires se trouvait reportée soit de Paris
+à Alger, soit d'Alger au chef-lieu de la province. La seconde
+ordonnance, datée du 28 septembre, fondait le régime municipal
+en Algérie. Dans le rapport fait au nom de la commission des
+crédits, M. de Tocqueville avait insisté sur la nécessité de cette
+réforme. Le duc d'Aumale en avait préparé les bases avec le général
+de La Moricière; puis, M. Vivien, fort habile rédacteur en ces
+matières, lui avait donné sa forme définitive. C'étaient à peu près
+l'organisation et les attributions des municipalités françaises,
+sauf qu'on n'avait pas jugé possible d'introduire, dès le début, le
+principe électif. Cette mesure, l'une des plus fécondes que l'on
+pût prendre, fut accueillie avec grande satisfaction en Algérie.
+Elle devait survivre, au moins dans ses principales dispositions, à
+beaucoup de transformations et de bouleversements. En 1873, un député
+algérien, d'opinion avancée, disait à M. le duc d'Aumale que, de
+toutes les institutions du passé, l'ordonnance du 28 septembre 1847
+était restée la plus chère aux Français d'Afrique.</p>
+
+<p>Pendant les quelques mois de son gouvernement, le prince résolut ou
+aborda beaucoup d'autres questions: réorganisation des tribunaux
+de commerce avec élection de leurs magistrats; création d'un
+comptoir de la Banque de France à Alger; développement des voies
+de communication; fixation définitive des plans du port d'Alger
+et activité imprimée aux travaux; construction de postes et de
+batteries pour la défense des côtes, etc... Soucieux de développer
+la colonisation, le gouverneur faisait étudier dans chaque province
+la détermination des zones où les Européens pourraient s'établir; il
+cherchait à simplifier la procédure des concessions et des mises en
+possession. Il assurait aux colons un débouché pour leurs récoltes,
+en interdisant <span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> à l'intendance d'acheter au dehors, comme
+elle l'avait fait souvent, la subsistance des troupes. Il pensait
+surtout que le meilleur moyen de seconder cette colonisation et de
+lui procurer les terrains nécessaires, était de débrouiller les
+questions fort obscures ayant trait à l'assiette de la propriété
+arabe et d'arriver, sans violence, sans spoliation, au cantonnement
+graduel des tribus; des études étaient faites dans ce sens. La
+sollicitude que le prince témoignait à la population civile ne lui
+faisait pourtant pas négliger les Arabes. Sa politique à leur égard
+était équitable, bienveillante, respectueuse des droits acquis et des
+m&oelig;urs, mais elle tendait à les fixer au sol, à affaiblir parmi eux
+la grande féodalité, trop souvent tyrannique pour les populations et
+hostile à la France. Tout en maintenant l'excellente institution des
+bureaux arabes, il soumettait les indigènes, en matière criminelle,
+à la juridiction des tribunaux français. Comme bienvenue, il leur
+apporta une amnistie qui rendit la liberté à beaucoup de prisonniers
+détenus en France. Plusieurs tribus émigrées furent rapatriées et
+installées sur des territoires désignés à cet effet. Un projet
+fut préparé, de concert avec La Moricière, pour l'organisation de
+l'instruction publique musulmane. Le duc d'Aumale apportait ainsi,
+dans tous les ordres de questions, une activité intelligente qui ne
+pouvait sans doute se flatter de résoudre instantanément tous les
+problèmes, mais dont on devait, avec le temps, recueillir les fruits.
+«Amis et ennemis, lui écrivait M. Guizot, sont unanimes à reconnaître
+l'heureuse impulsion que vous avez donnée à toutes choses.»</p>
+
+<h4>II</h4>
+
+<p>Si occupé qu'il fût des affaires administratives, le duc d'Aumale ne
+pouvait perdre de vue Abd el-Kader, réfugié avec sa deïra, dans le
+Maroc, à peu de distance de notre territoire<a id="footnotetag445" name="footnotetag445"></a><a href="#footnote445" title="Go to footnote 445"><span class="smaller">[445]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> La prise
+d'armes de 1845 nous avait appris tout ce qu'on pouvait craindre de
+cet indomptable ennemi. Si dénué qu'il fût, tant qu'il demeurait
+libre, une menace planait sur la colonie. Le gouverneur faisait donc
+surveiller la frontière, tandis que notre diplomatie agissait sur
+l'empereur Abd er-Raman. Celui-ci commençait à comprendre que l'émir
+était plus menaçant encore pour lui que pour la France, et qu'il
+travaillait à se créer un État indépendant aux dépens du Maroc. Les
+Kabyles du Rif, voisins de la deïra, s'étant plaints à Fez d'avoir
+été razziés par Abd el-Kader, l'empereur envoya au caïd de cette
+région un renfort de cavaliers et l'ordre de s'emparer de l'émir.
+Celui-ci répondit en surprenant de nuit le camp des Marocains et en
+tuant le caïd. Ce coup d'audace irrita fort Abd er-Raman. «Tout ce
+que tu nous as prédit est arrivé, mandait-il à notre consul général;
+tu connaissais mieux que nous les ruses diaboliques d'Abd el-Kader;
+il ne lui reste plus que la vengeance céleste à attendre, et c'est
+à nous de faire disparaître de ce monde la trace même de ses pas.»
+Les marabouts qui cherchèrent à s'interposer en faveur de l'émir
+furent fort mal reçus du sultan. «Ce n'est point un vrai musulman,
+disait ce dernier, celui qui, après avoir demandé l'hospitalité,
+cherche à trahir son hôte!... C'est un rebelle qui trace une ligne
+de feu et de sang partout où il passe. Je ne veux rien entendre de
+lui... L'un de nous deux doit commander dans l'empire, et Dieu va
+décider entre nous.» Vers cette même époque, en septembre 1847, une
+partie de la tribu algérienne des Beni-Amer, émigrée récemment dans
+l'intérieur du Maroc, ayant voulu rejoindre la deïra, l'empereur la
+fit poursuivre et impitoyablement massacrer. Abd el-Kader, venu à sa
+rencontre, ne put qu'être témoin de cette extermination et s'échappa
+lui-même avec peine. Commençant un peu tard à se rendre compte qu'il
+avait trop bravé le souverain du Maroc, il essaya de l'apaiser et
+d'entrer en négociation. Ce fut sans succès. Son envoyé fut retenu
+prisonnier. L'armée destinée à le combattre <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> grossissait
+chaque jour; le fils de l'empereur venait en prendre le commandement,
+et, au commencement de décembre, elle comptait, dit-on, près de vingt
+mille cavaliers, auxquels devaient s'ajouter un nombre à peu près
+égal de Kabyles du Rif. Enfin,&mdash;et ce n'était pas le coup le moins
+redoutable,&mdash;l'émir était solennellement frappé par le sultan d'une
+sorte d'excommunication religieuse.</p>
+
+<p>Cette crise nous intéressait trop pour échapper à la vigilance du duc
+d'Aumale et de ses lieutenants. Ils eurent d'abord quelque peine à
+croire à l'énergie d'Abd er-Raman; mais quand ils le virent se mettre
+sérieusement en mouvement, ils prirent de leur côté les précautions
+nécessaires. La Moricière, vers la fin de novembre, se rapprocha de
+la frontière avec un corps de cinq à six mille hommes, et s'y tint
+sur le qui-vive, prêt à marcher à la première alerte.</p>
+
+<p>La situation d'Abd el-Kader devenait singulièrement critique. Aux
+quarante mille hommes rassemblés pour l'attaquer, il n'a à opposer
+qu'une poignée de combattants. Ses réguliers, vétérans de toutes ses
+guerres, sont à peine mille à douze cents, admirables, il est vrai,
+de bravoure et de dévouement. Les cinq à six cents tentes de sa
+deïra contiennent surtout des femmes, des enfants, des vieillards,
+des esclaves; il peut cependant en tirer encore mille à quinze cents
+combattants de moindre valeur. Il n'a guère plus de huit jours de
+vivres. Malgré tout, jamais si hardi que dans les cas désespérés,
+il décide de prendre l'offensive. Ses ennemis, d'ailleurs, en dépit
+de leur immense supériorité, semblent hésiter à l'aborder, comme
+des chiens poltrons autour d'un redoutable sanglier. Son plan est
+de surprendre de nuit les camps marocains qui, au nombre de quatre,
+occupent les hauteurs, de courir droit à la tente du fils de
+l'empereur et de s'emparer de sa personne; une fois en possession
+d'un tel otage, il pourra traiter avantageusement. L'attaque a lieu
+dans la nuit du 10 au 11 décembre. Mais le secret en a été livré
+aux Marocains, qui sont sur leurs gardes. Les assaillants trouvent
+le premier camp désert. Ils se jettent sur le second; le fils de
+l'empereur n'y est pas. Bientôt <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> le jour commence à paraître.
+Épuisés, accablés par le nombre, décimés par le feu de l'ennemi,
+les réguliers sont obligés de battre en retraite, en laissant sur
+le terrain la moitié de leur effectif. Cet insuccès ne laisse plus
+aucun espoir à Abd el-Kader. Acculé à la mer et à la Moulouïa,
+petite rivière au delà de laquelle est la frontière algérienne,
+serré de plus en plus près par la masse des Marocains, voyant les
+défections se produire dans ses rangs et jusque parmi ses frères, il
+n'a plus d'autre ressource, pour sauver du massacre la deïra où il
+a des êtres très chers, sa mère, sa femme, ses enfants, que de la
+faire passer sur le territoire français. Dans la nuit du 20 au 21
+décembre, commence la traversée du gué de la Moulouïa. Au lever du
+soleil, les Marocains paraissent sur les hauteurs: il faut livrer un
+dernier combat pour couvrir la retraite de la deïra. Les réguliers se
+dévouent. Abd el-Kader est au milieu d'eux, la tête, la poitrine et
+les pieds nus, brave entre les plus braves, cherchant la mort sans la
+trouver; ses vêtements sont criblés de balles, et il a trois chevaux
+tués sous lui. À la fin de la journée, un tiers de ses combattants a
+succombé, mais le but est atteint; la deïra touche le sol algérien.
+L'émir conseille alors à ses soldats de se disperser et d'aller
+faire leur soumission aux Français. Les survivants des réguliers, en
+haillons, noirs de poudre, exténués, décharnés, la plupart criblés
+de blessures, mais d'allure encore superbe, se dirigent les uns
+vers la ville de Nemours, les autres vers le camp de La Moricière.
+Abd el-Kader ne les suit pas. Accompagné de quelques cavaliers, il
+s'éloigne vers le sud. Espère-t-il gagner le désert et y tenter
+encore une fois la fortune? Ou bien n'est-ce pas plutôt le souvenir
+des prisonniers français odieusement massacrés par son ordre, presque
+au même endroit où il vient de livrer son dernier combat, qui pèse
+sur lui et le fait hésiter à se fier à la générosité française?</p>
+
+<p>De la frontière strictement gardée, La Moricière suit tous ces
+événements. L'important est de mettre la main sur Abd el-Kader. Avec
+son coup d'&oelig;il habituel et sa connaissance des lieux, le général
+devine que l'émir devra passer par le col <span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> de Kerbous, voisin
+de la frontière. Sans perdre une minute, il y envoie un détachement
+de spahis, et lui-même se met en route, au milieu de la nuit, avec
+le gros de ses troupes. Il a vu juste. Au bout de peu de temps, on
+entend quelques coups de feu: c'est Abd el-Kader qui essaye de forcer
+le passage. Le trouvant gardé, il se décide enfin à suivre le parti
+que sa mère et sa femme l'ont supplié de prendre, et à se livrer aux
+Français. Ne pouvant écrire à cause de la nuit noire et du mauvais
+temps, il envoie à La Moricière l'empreinte de son cachet sur un
+papier tout mouillé par la pluie. Le général lui fait porter, avec
+la promesse de L'<em>aman</em>, son propre sabre comme gage de sa parole.
+Le jour venu, l'émir écrit à La Moricière: «...J'ai reçu le cachet
+et le sabre que tu m'as fait remettre comme signe que tu avais reçu
+le blanc-seing que je t'avais envoyé... Cette réponse de ta part
+m'a causé de la joie et du contentement. Cependant, je désire que
+tu m'envoies une parole française qui ne puisse être ni diminuée ni
+changée, et qui me garantira que vous me ferez transporter, soit à
+Alexandrie, soit à Akka (Saint-Jean d'Acre), mais pas autre part.
+Veuille m'écrire à ce sujet d'une façon positive...» Le général
+estime qu'avant tout il ne faut pas laisser échapper l'occasion,
+vainement cherchée pendant tant d'années, de délivrer notre colonie
+de son plus redoutable ennemi; il a trop l'expérience du pays et de
+l'homme pour être sûr de s'emparer de ce dernier s'il veut gagner
+le désert; aussi n'hésite-t-il pas à prendre sur lui d'accepter les
+conditions de l'émir. «J'ai reçu ta lettre, lui répond-il, et je l'ai
+comprise. J'ai l'ordre du fils de notre Roi de t'accorder l'<em>aman</em>
+que tu m'as demandé et de t'accorder le passage de Djemnia-Ghazaouet
+à Alexandrie ou à Akka; on ne te conduira pas autre part. Viens,
+comme il te conviendra, soit de jour, soit de nuit. Ne doute pas de
+cette parole: elle est positive. Notre souverain sera généreux envers
+toi et les tiens...»</p>
+
+<p>Le lendemain,&mdash;c'était le 23 décembre,&mdash;Abd el-Kader vient se livrer
+aux Français, sur le plateau même de Sidi-Brahim où, deux ans
+auparavant, il a exterminé la petite <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> troupe du colonel de
+Montagnac: le marabout est là avec ses murs encore tachés de sang,
+et les ossements jonchent le sol. L'émir croyait rencontrer La
+Moricière; mais celui-ci étant occupé ailleurs à pourvoir au sort des
+nombreux fugitifs, il est reçu par le colonel de Montauban. Après
+avoir salué gravement la cavalerie française, il pousse jusqu'à
+Nemours, où il rejoint enfin La Moricière; celui-ci y arrivait sans
+autre escorte que quelques-uns des réguliers qui s'étaient rendus à
+lui la veille. Abd el-Kader remet son yatagan au général, «le seul
+homme, dit-il, entre les mains duquel il a pu se résoudre à consommer
+le sacrifice suprême de son abdication».</p>
+
+<p>Quelques heures auparavant, dans cette même petite ville de Nemours,
+débarquait le duc d'Aumale qui était parti d'Alger le 18 décembre,
+sur les pressantes instances de La Moricière, mais qui avait été
+retardé par le mauvais état de la mer. Le commandant de la province
+d'Oran lui rend aussitôt compte de tout ce qu'il a fait. Après
+quelques instants de réflexion, le prince donne son approbation
+entière, et déclare au général, qui l'en remercie avec émotion,
+qu'il ratifie les engagements pris et en assume la responsabilité.
+Le soir, Abd el-Kader, conduit par La Moricière, vient rendre
+visite au gouverneur. «Tu devais, depuis longtemps, désirer ce
+qui arrive aujourd'hui, lui dit-il; l'événement s'est accompli à
+l'heure que Dieu avait marquée.» Le prince confirme alors à l'émir
+la promesse qui lui a été faite de le conduire à Saint-Jean d'Acre
+ou à Alexandrie; toutefois il ajoute: «Il sera ainsi fait, s'il
+plaît à Dieu; mais il faut l'approbation du Roi et des ministres,
+qui seuls peuvent décider sur l'exécution de ce qui est convenu
+entre nous trois; quant à moi, je ne puis que rendre compte de ce
+qui s'est passé, et t'envoyer en France pour y attendre les ordres
+du Roi.»&mdash;«Que la volonté de Dieu soit faite, répond l'émir; je
+me confie à toi.» Le prince prévient en outre Abd el-Kader, qui
+paraît le comprendre, qu'on ne pourra pas l'envoyer tout de suite
+en Orient, et que le gouvernement devra préalablement se concerter
+avec la Porte. La conversation se prolonge pendant <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> quelques
+instants: on parle du passé, particulièrement de la prise de la
+Smala. À la fin de la visite, le duc d'Aumale rappelle à l'émir, qui
+eût bien voulu l'oublier, qu'il doit lui amener un cheval en signe
+de soumission. En rentrant dans sa tente, Abd el-Kader, jusque-là si
+stoïque, ne peut s'empêcher de pleurer: toute la nuit, il demeure
+sans sommeil, secoué par ses sanglots.</p>
+
+<p>Le lendemain matin, l'âme brisée, mais résignée, l'émir monte la
+dernière jument qui lui reste et qui, comme lui-même, est blessée;
+puis il s'avance, suivi de quelques serviteurs, vers le logement
+du gouverneur. À une certaine distance, il met pied à terre, et,
+conduisant le cheval par la bride, il s'approche du duc d'Aumale qui
+est entouré de son état-major. «Je t'offre ce cheval, lui dit-il,
+le dernier que j'aie monté; c'est un témoignage de ma gratitude,
+et je désire qu'il te porte bonheur.»&mdash;«Je l'accepte, répond le
+prince, comme un hommage rendu à la France dont la protection te
+couvrira désormais, et comme signe de l'oubli du passé.» Les nombreux
+indigènes, témoins de cette scène, ne cachent pas leur émotion. Abd
+el-Kader retourne ensuite à pied à sa tente. Dans l'après-midi, il
+s'embarque, avec le gouverneur, sur un bâtiment à vapeur qui le
+conduit à Mers el-Kébir, le port d'Oran. Là, il est transbordé sur
+une frégate qui fait immédiatement route pour Toulon. Pendant ce
+temps, un <i>Te Deum</i> solennel d'actions de grâces était chanté dans
+la principale église d'Oran, en présence du prince, du général de La
+Moricière et de toutes les autorités.</p>
+
+<p>Dans la joie d'un succès qui marquait si heureusement les débuts de
+son gouvernement, le jeune prince eut le bon goût de ne pas oublier
+le vieux guerrier qui, après avoir été si longtemps à la peine, ne
+se trouvait pas être à l'honneur; il écrivit au maréchal Bugeaud:
+«Les événements du Maroc et la vie politique d'Abd el-Kader ont eu le
+dénouement que vous prévoyiez et que je n'osais espérer. Lorsque le
+grand fait s'est accompli, votre nom a été dans tous les c&oelig;urs.
+Chacun s'est rappelé avec reconnaissance que c'est vous qui aviez
+mis <span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> fin à la lutte, que c'est l'excellente direction que
+vous aviez donnée à la guerre et à toutes les affaires d'Algérie qui
+a amené la ruine morale et matérielle d'Abd el-Kader.» Visiblement
+touché au c&oelig;ur, le maréchal répondit: «J'étais certain d'avance
+que vous pensiez ce que vous m'écrivez sur la chute d'Abd el-Kader.
+Vous avez l'esprit trop juste pour ne pas apprécier les véritables
+causes de cet événement, et l'âme trop élevée pour ne pas rendre
+justice à chacun. Comme tous les hommes capables de faire les grandes
+choses, vous ne voulez que votre juste part de gloire, et, au besoin,
+vous en céderiez un peu aux autres. Dans cette circonstance, mon
+prince, vous m'avez beaucoup honoré, mais vous vous êtes honoré bien
+davantage.» Sous la même inspiration, le duc d'Aumale envoyait à
+Mme de La Moricière le yatagan que le général, son mari, avait reçu
+d'Abd el-Kader lors de sa soumission, et qu'il avait ensuite remis au
+gouverneur, et il faisait présent au général Changarnier du pistolet
+que l'émir avait laissé à l'arçon de sa selle en amenant le cheval de
+soumission. Le prince tenait évidemment à bien marquer ce qui était
+dû, dans le bonheur présent, aux efforts passés. C'était d'un c&oelig;ur
+délicat et d'une politique habile.</p>
+
+<p>Il semble qu'un événement aussi heureux, aussi décisif pour l'avenir
+de notre domination algérienne, eût dû causer en France une
+satisfaction sans mélange. Mais il fallait compter avec un esprit
+d'opposition alors trop surexcité pour laisser juger des choses au
+seul point de vue patriotique. C'était ainsi qu'à la veille de la
+révolution de 1830, les libéraux de ce temps, loin d'applaudir à
+la prise d'Alger, avaient vu avec déplaisir un succès qui pouvait
+servir au gouvernement et s'étaient efforcés d'en obscurcir l'éclat.
+Aussitôt la nouvelle de la reddition d'Abd el-Kader arrivée à Paris,
+dans les premiers jours de janvier 1848, les journaux de gauche
+affectèrent d'en réduire la portée et d'y voir un pur hasard dont le
+gouvernement n'était pas fondé à se faire honneur. Cherchant où faire
+porter leur critique, ils s'attaquèrent à l'engagement contracté
+envers l'émir, feignant de croire qu'il eût été facile <span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> de
+s'emparer de sa personne sans souscrire aucune condition. Ils s'en
+prenaient moins à La Moricière, chez lequel ils ménageaient un député
+siégeant sur les bancs de l'opposition, qu'au duc d'Aumale. À les
+entendre, le général n'avait pas eu, dans la chaleur et la rapidité
+de l'action, le loisir de beaucoup réfléchir; il appartenait au
+gouverneur de décider avec plus de maturité et de liberté d'esprit.
+L'approbation que ce dernier avait donnée était présentée comme un
+acte de légèreté imputable à sa jeunesse; si elle eût été refusée,
+les mêmes journaux eussent montré là, sans doute, une malveillance
+jalouse. Cette campagne tendait à mettre le ministère en demeure de
+désavouer le prince, ou, s'il s'y refusait, à l'accuser une fois de
+plus de courtisanerie.</p>
+
+<p>Le duc d'Aumale avait prévu ces attaques. Quand, après avoir entendu
+le rapport du général de La Moricière, il s'était décidé à ratifier
+l'engagement pris, le général Cavaignac, présent à l'entretien, lui
+avait dit: «Vous serez attaqués, très vivement attaqués, soyez-en
+sûrs, vous surtout, prince. Plus le succès est grand, plus on
+s'efforcera de l'amoindrir et même de le retourner contre vous.»
+Cette perspective n'avait pas ébranlé un moment le gouverneur dans
+sa résolution de couvrir entièrement son lieutenant. «Eh bien,
+avait-il répondu en riant à Cavaignac, le général de La Moricière est
+député de la gauche, et vous n'êtes pas, je crois, sans avoir encore
+quelques amis dans le parti républicain: à vous deux de parer.» La
+Moricière était sans doute sous l'impression de l'avertissement donné
+par Cavaignac, quand, dans cette même journée du 24 décembre, il
+écrivait à sa femme: «Nous n'étions pas sûrs de prendre l'émir; il
+a proposé de se soumettre, j'ai accepté, le voilà entre nos mains.
+Plus ce résultat est important, plus on va chercher à le diminuer ou
+à le décrier. Ainsi sont les hommes. Attendez-vous donc à m'entendre
+attaqué en cette occasion. Je vous en préviens, pour que vous ne vous
+en étonniez pas.» Du reste, une fois rentré en France, le commandant
+d'Oran profita de sa position de député pour justifier sa conduite
+du haut de la tribune; il expliqua comment Abd <span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> el-Kader eût
+pu s'échapper, et à ceux qui disaient qu'il eût mieux valu courir
+cette chance et que l'émir était moins dangereux dans le désert qu'à
+Alexandrie, il ripostait vivement: «Si telle est votre opinion, rien
+n'est plus facile que de le remettre au désert: vous n'avez qu'un mot
+à dire; les chemins sont ouverts, et, si vous lui offrez la liberté,
+votre prisonnier ne la refusera pas.»</p>
+
+<p>Tout en laissant à La Moricière le soin de «parer» les coups de
+l'opposition, le duc d'Aumale ne négligeait pas, de son côté,
+d'agir auprès du gouvernement pour prévenir un désaveu qui eût
+été bien autrement grave que toutes les criailleries de journaux.
+Dès le 24 décembre, il adressait à M. Guizot une dépêche où,
+après avoir fait connaître l'engagement pris envers l'émir par
+La Moricière, il exprimait le v&oelig;u qu'on n'en fît pas attendre
+longtemps l'exécution: «Sans cette condition, ajoutait-il, il était
+fort possible qu'un homme seul, résolu, entouré d'une poignée de
+cavaliers fidèles, parvînt à nous échapper et à gagner les tribus
+qui lui sont encore dévouées dans le Sud, où il nous eût suscité de
+grands embarras. Je ne pense pas qu'il soit possible de manquer à la
+parole donnée par cet officier général.» Le 1<sup>er</sup> janvier 1848, le
+ministre de la guerre répondait au duc d'Aumale: «Vous avez ratifié
+les promesses faites par le général de La Moricière, et la volonté du
+Roi est qu'elles soient exécutées. Le cabinet s'occupe des mesures
+propres à prévenir les embarras éventuels qui pourraient naître,
+dans l'avenir, du caractère aventureux et perfide de l'émir.» Cette
+dernière réserve était justifiée: il eût été imprudent de débarquer
+purement et simplement Abd el-Kader dans quelque port du Levant, sans
+prendre aucune mesure pour l'empêcher de travailler de là contre nous
+ou même de revenir nous faire la guerre en Algérie. L'attention du
+gouvernement était d'autant plus en éveil sur ce danger, que l'émir,
+causant avec le colonel Daumas qui était venu le voir à Toulon, avait
+émis la prétention, dont il n'avait pas été question lors de sa
+reddition, d'aller s'établir à la Mecque, loin de toute surveillance
+française et au foyer le plus ardent du <span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> fanatisme musulman.
+Le ministère n'admettait l'idée de conduire Abd el-Kader à Alexandrie
+que s'il devait y être en quelque sorte interné et tenu dans
+l'impossibilité de nous nuire.</p>
+
+<p>Tant qu'il se préoccupait seulement d'obtenir ces garanties, le
+gouvernement ne manquait pas aux promesses faites par le duc
+d'Aumale. Mais y avait-il chez lui quelque autre arrière-pensée?
+Songeait-il à désavouer ces promesses? On avait remarqué qu'à peine
+arrivé à Toulon, Abd el-Kader, au lieu d'être gardé au lazaret, avait
+été enfermé comme un prisonnier au fort Lamalgue. Le 3 janvier, lors
+de la nomination de la commission de l'adresse, M. Léon Faucher ayant
+critiqué, dans son bureau, l'engagement contracté et ayant sommé le
+ministère de dire s'il le prenait à son compte, M. Guizot répondit
+qu'il réservait son opinion, qu'il n'avait pas arrêté encore de
+parti, et que la publication faite, dans le <cite>Moniteur</cite>, du rapport
+du gouverneur général n'impliquait pas ratification. Deux semaines
+après, le 17 janvier, à la Chambre des pairs, le président du
+conseil, tout en exprimant l'espoir d'arriver à concilier le maintien
+des paroles données avec ce qu'exigeait la sécurité de l'Algérie,
+insistait d'une façon significative sur ce «qu'il n'appartenait pas
+à un général, à un général en chef, même à un prince, d'engager
+politiquement, sans retour, sans examen, le gouvernement du Roi»;
+il ajoutait que, «dans la question qui lui était soumise, le
+gouvernement conservait et entendait conserver la pleine liberté de
+son examen et de sa décision». Le lendemain, le <cite>Journal des Débats</cite>
+développait, dans un grand article, une thèse semblable. Enfin, vers
+la même époque, on tâchait, sans succès, il est vrai, par l'entremise
+du colonel Daumas, d'amener l'émir à demander de lui-même à rester en
+France.</p>
+
+<p>Tout cela indiquait évidemment chez les ministres une méfiance, après
+tout assez justifiée par le passé, de ce que chercherait à faire
+Abd el-Kader une fois hors de nos mains; ils eussent été heureux
+de pouvoir honorablement échapper à l'exécution de l'engagement
+pris; mais, d'autre part, ils n'oubliaient pas que cet engagement
+avait seul permis de s'emparer <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> de la personne de l'émir,
+et que, en dépit de toutes les thèses sur le droit de ratification,
+l'honneur de la France était engagé dans une certaine mesure.
+D'Alger, d'ailleurs, le duc d'Aumale ne manquait pas de faire valoir
+avec beaucoup de force ces considérations, et il déclarait sa volonté
+très nette de donner sa démission s'il était désavoué. Est-ce l'effet
+de cette menace? toujours est-il que les déclarations faites, le
+5 février, par M. Guizot, à la Chambre des députés, différaient
+notablement de son langage à la Chambre des pairs. Il y annonçait
+que «le gouvernement se proposait de tenir la parole donnée» et
+d'envoyer l'émir à Alexandrie; il ajoutait qu'une négociation était
+ouverte pour obtenir du pacha d'Égypte les garanties de surveillance
+nécessaires à notre sécurité. Le 22 février, à la veille même de
+la révolution, le Roi, causant avec M. Horace Vernet qui allait
+faire le portrait de l'émir, le chargeait de donner à ce dernier
+toute assurance pour la prochaine réalisation des promesses faites
+par le duc d'Aumale. On le voit, le gouvernement avait, plus ou
+moins à regret, pris son parti de ratifier ce qui avait été fait.
+Si donc Abd el-Kader a été, pendant quatre ans encore, retenu
+prisonnier en France, c'est le fait de la république, non de la
+monarchie de Juillet. La république a-t-elle cru trouver, dans
+l'ébranlement général causé par la révolution, des raisons nouvelles
+qui l'autorisaient à prendre cette mesure? Ce n'est pas le lieu
+d'examiner cette question. Remarquons seulement que le pouvoir a été
+alors occupé, pendant un certain temps, par les hommes qui devaient
+attacher le plus d'importance à observer la parole donnée, par les
+généraux de La Moricière et Cavaignac.</p>
+
+<p>Si la reddition d'Abd el-Kader causait quelques embarras passagers
+au gouvernement français, elle avait, en Algérie même, un effet
+immense et singulièrement bienfaisant. Nulle victoire n'eût autant
+servi à affermir notre domination, à soumettre les Arabes et à
+donner confiance aux colons. Partout se manifestait une impression
+de paix et de sécurité, inconnue jusqu'alors. L'Afrique française
+voyait s'ouvrir devant elle une ère vraiment nouvelle. Tel était
+le changement que, du coup, <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> l'armée d'occupation eût pu
+être réduite d'un tiers. Le duc d'Aumale insista cependant pour
+qu'on ne rappelât pas immédiatement en France les régiments devenus
+disponibles: ceux-ci lui paraissaient pouvoir être employés plus
+utilement en Algérie. Il avait préparé, pour la conquête de la
+Kabylie, demeurée indépendante malgré les diverses expéditions du
+maréchal Bugeaud, un plan qui pouvait être exécuté au printemps de
+1848, si aucune tâche plus urgente ne s'imposait. Ajoutons qu'à ce
+moment, tout attentif qu'il fût aux choses de son gouvernement, il
+ne s'y absorbait pas exclusivement et ne laissait pas de porter
+ses regards au loin. En présence de la situation chaque jour plus
+troublée de l'Europe et particulièrement de l'Italie, il croyait que
+la France serait amenée prochainement à quelque action militaire,
+et, dans ce cas, l'armée d'Afrique lui semblait appelée à jouer un
+rôle considérable. Sous l'empire de cette préoccupation, il ramenait
+sur la côte, pendant le mois de janvier 1848, les troupes dont la
+présence n'était plus nécessaire dans l'intérieur des provinces. Il
+massait ainsi, sans bruit, à proximité des ports, environ quinze
+mille soldats aguerris qui, en quatre jours et sans donner l'éveil
+à personne, pouvaient être embarqués et dirigés sur un point
+quelconque de la Méditerranée<a id="footnotetag446" name="footnotetag446"></a><a href="#footnote446" title="Go to footnote 446"><span class="smaller">[446]</span></a>. L'emploi possible de ce corps
+expéditionnaire faisait travailler la jeune et généreuse imagination
+du gouverneur: il voyait déjà s'ouvrir devant lui de plus importants
+champs de bataille, et son âme frémissait à la pensée des grandes
+choses qu'il aurait peut-être l'occasion d'y faire, pour cette France
+tant aimée. Ces idées l'occupaient, quand, le 10 février 1848, il
+fut rejoint à Alger par le prince de Joinville qui cherchait pour
+la princesse, sa femme, un climat plus chaud que celui de Paris.
+Le vainqueur de Saint-Jean d'Ulloa et de Mogador n'avait pas le
+patriotisme moins ardent que le vainqueur de la Smala. On peut donc
+s'imaginer les rêves de gloire qui durent être alors ébauchés dans
+les conversations des deux frères. Hélas! le réveil était proche, et
+quel réveil!</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> CHAPITRE VI<br>
+<span class="smcap">LA DERNIÈRE SESSION.</span><br>
+<span class="smaller">(Décembre 1847.&mdash;Février 1848.)</span></h3>
+
+<p class="resume">
+ I. Malaise des esprits. N'aurait-il pas mieux valu changer le
+ cabinet? Le Roi rebute ceux qui lui donnent ce conseil. Madame
+ Adélaïde. La famille royale. Raisons pour lesquelles M. Guizot
+ ne veut pas quitter le pouvoir. Sa conversation avec le Roi.
+ État d'esprit de M. Duchâtel. Les opposants ne croient pas à
+ la possibilité d'une révolution.&mdash;II. Le discours du trône.
+ Irritation de l'opposition. La majorité paraît compacte.&mdash;III.
+ L'adresse à la Chambre des pairs. Le débat sur l'Italie. M.
+ Guizot expose sa politique. Le débat sur la Suisse. Discours
+ de M. de Montalembert.&mdash;IV. À la Chambre des députés, attaque
+ sur l'affaire Petit. Réponse de M. Guizot.&mdash;V. L'adresse
+ au Palais-Bourbon. La question budgétaire. M. Thiers et M.
+ Duchâtel. Quelle est la véritable situation des finances? Le
+ bilan du règne.&mdash;VI. L'amendement sur la question de moralité.
+ Discours de M. de Tocqueville. Discussion scandaleuse.&mdash;VII. Le
+ débat sur les affaires étrangères. Dans la question italienne,
+ M. Guizot a un avantage marqué sur M. Thiers. Discours
+ révolutionnaire de M. Thiers sur la Suisse. Fatigue de M.
+ Guizot. L'opposition le croit physiquement abattu. Il parle avec
+ un succès éclatant sur la nomination du duc d'Aumale.&mdash;VIII. La
+ question de la réforme. Beaucoup de conservateurs voudraient
+ qu'on «fît quelque chose». Le projet de banquet du XII<sup>e</sup>
+ arrondissement. Défis portés, à la tribune, par les opposants.
+ Réponses de M. Duchâtel et de M. Hébert. Les amendements
+ Darblay et Desmousseaux de Givré. L'article additionnel de M.
+ Sallandrouze. Déclaration un peu ambiguë de M. Guizot. Il a agi
+ malgré le Roi. Le ministère l'emporte au vote, mais il sort
+ affaibli de cette discussion.</p>
+
+<h4>I</h4>
+
+<p>L'ouverture de la session était annoncée pour le 28 décembre 1847.
+L'opposition, tout échauffée de ses banquets, y arrivait dans un état
+de surexcitation extrême et résolue à ne garder aucun ménagement.
+Un symptôme encore plus inquiétant peut-être était le malaise et le
+trouble de cette grande masse qui joue le rôle de spectateur dans
+le drame politique. <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> Tout y avait contribué: les mécomptes
+de la dernière session, les souffrances de la crise économique et
+surtout le doute où l'on était parvenu à jeter les esprits sur la
+moralité du régime. De nouveaux scandales<a id="footnotetag447" name="footnotetag447"></a><a href="#footnote447" title="Go to footnote 447"><span class="smaller">[447]</span></a>, de retentissants
+suicides<a id="footnotetag448" name="footnotetag448"></a><a href="#footnote448" title="Go to footnote 448"><span class="smaller">[448]</span></a> venaient encore d'assombrir les derniers mois de 1847.
+«Triste année», écrivait le 31 décembre, à l'heure même où elle
+finissait, un ami du cabinet, «année marquée par tant de désastres,
+tant de catastrophes, tant de crimes publics ou privés, et qui
+apparaîtra dans l'histoire avec une physionomie toute particulière,
+plus sombre que celle des années mêmes où ont éclaté de grandes
+et sanglantes révolutions, parce qu'elle a semblé mettre à nu les
+plaies d'une société corrompue<a id="footnotetag449" name="footnotetag449"></a><a href="#footnote449" title="Go to footnote 449"><span class="smaller">[449]</span></a>.» Le même observateur ajoutait,
+quelques jours plus tard: «Les esprits sont inquiets, tristes,
+agités. Les événements de la politique extérieure, l'état de la
+Suisse et de l'Italie, en France même le réveil plus ou moins
+sérieux de l'esprit révolutionnaire, attesté par les banquets, les
+nombreuses catastrophes qui ont semblé prouver, depuis quelques
+mois, l'affaiblissement du sentiment moral tant dans le gouvernement
+que dans les classes supérieures, les embarras financiers, les
+souffrances du commerce et de l'industrie, les faillites, moins
+nombreuses, moins énormes qu'en Angleterre, en Belgique et en
+Allemagne, mais considérables pourtant, la baisse des fonds, les
+bruits sans cesse répandus sur la maladie ou la mort du Roi, et qui
+rappellent si vivement aux imaginations les chances de l'existence
+d'un homme de soixante-quinze ans, tel est le fonds bien sombre
+sur lequel roulent tous <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> les entretiens. Il faut ajouter
+que, par suite des diverses calamités qui ont affligé la société,
+l'hiver s'écoule sans fêtes, sans bals, sans grandes réunions; que
+le commerce s'en ressent et s'en plaint. Aussi le mécontentement
+est-il général. On se croit vaguement menacé de quelque grande
+calamité<a id="footnotetag450" name="footnotetag450"></a><a href="#footnote450" title="Go to footnote 450"><span class="smaller">[450]</span></a>.» La même impression se retrouve chez d'autres
+contemporains. «On n'entend que des bruits sinistres», écrivait
+M. Doudan<a id="footnotetag451" name="footnotetag451"></a><a href="#footnote451" title="Go to footnote 451"><span class="smaller">[451]</span></a>. Pas de mauvaises nouvelles qui ne trouvassent
+immédiatement créance: à plusieurs reprises, on crut le Roi malade
+ou même mort. Un député ministériel, déjà assez en vue, bien que
+fort loin de la notoriété qu'il devait acquérir plus tard, M. de
+Morny, avouait son anxiété dans un article publié par la <cite>Revue des
+Deux Mondes</cite>; il y déclarait que «la situation politique était plus
+grave et plus difficile qu'elle ne l'avait été depuis longtemps». Le
+désarroi, le découragement des amis naturels du cabinet frappaient
+tous les observateurs un peu perspicaces. Dès le 3 octobre 1847,
+M. de Barante envoyait à M. Guizot cet avertissement: «Le parti
+conservateur est, je crois, fidèle, mais plus attristé qu'on ne vous
+le dit: vous avez à lui donner courage et contentement. Vous avez
+besoin d'une forte session et de quelques discussions éclatantes,
+pour regagner ce que l'insolence des journaux et la présomption des
+opposants d'ordre inférieur ont fait perdre en considération au
+gouvernement<a id="footnotetag452" name="footnotetag452"></a><a href="#footnote452" title="Go to footnote 452"><span class="smaller">[452]</span></a>.» Le même M. de Barante écrivait, deux mois plus
+tard, à un de ses amis: «Le parti conservateur soutiendra M. Guizot,
+mais avec une mollesse chagrine, avec plus de crainte de l'opposition
+que de confiance dans le cabinet<a id="footnotetag453" name="footnotetag453"></a><a href="#footnote453" title="Go to footnote 453"><span class="smaller">[453]</span></a>.»</p>
+
+<p>De bons esprits,&mdash;dont plusieurs n'étaient nullement ennemis des
+hommes au pouvoir,&mdash;en venaient à se demander s'il ne vaudrait
+pas mieux éviter la lutte que l'engager dans ces conditions
+périlleuses, et s'il ne serait pas plus sage de changer le
+cabinet avant l'ouverture de la session. À leur avis, la situation
+<span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> était trop tendue; il fallait à tout prix la détendre.
+N'était-ce pas précisément l'avantage du régime parlementaire et
+de la responsabilité ministérielle de permettre à la couronne de
+se plier aux évolutions successives de l'esprit public? Que les
+idées de l'opposition fussent peu raisonnables, ses mobiles et ses
+procédés encore moins respectables, plusieurs de ceux qui désiraient
+un nouveau ministère ne le contestaient pas; mais ils croyaient
+impossible de ne pas tenir compte des préventions qu'elle était
+parvenue à soulever. Ils ne s'arrêtaient pas à ce fait que le cabinet
+avait jusqu'ici gardé la majorité dans les Chambres; pour être encore
+numériquement nombreuse, cette majorité leur semblait moralement
+ébranlée; si elle suivait le ministère, elle le suivait tristement,
+avec plus de docilité que de foi. Ils ajoutaient que, surtout avec
+un régime de suffrage restreint, on devait prêter l'oreille aux
+bruits qui s'élevaient parfois hors des frontières du pays légal,
+et y avoir égard quand ils avaient une certaine puissance. Il
+n'était pas jusqu'à la durée inaccoutumée du cabinet qui ne parût
+une raison de le remplacer. On ne doit pas croire, en effet, que,
+pour un ministère, une vie prolongée soit toujours une cause de
+force. Il faut compter avec la frivolité badaude, si vite ennuyée
+de toute monotonie. Une partie de l'opinion, oublieuse du dégoût
+et de l'inquiétude que lui avait causés, avant 1840, un régime de
+crises ministérielles incessantes, finissait par se lasser de voir au
+gouvernement les mêmes visages. D'ailleurs, si, en gardant longtemps
+le pouvoir, des ministres peuvent, par les services rendus, créer et
+fortifier leur clientèle, ils éveillent aussi forcément autour d'eux,
+par ce qu'ils font et par ce qu'ils ne font pas, des déceptions,
+des ressentiments, des jalousies, dont l'accumulation devient un
+véritable péril. Et puis, dans les luttes parlementaires de quelque
+durée, la situation est loin d'être égale entre eux et les opposants:
+ces derniers, après chaque défaite, sont libres de se retirer à
+l'écart, pendant un certain temps, pour restaurer leurs forces;
+ainsi avait fait souvent M. Thiers; les ministres, au contraire, ne
+sauraient s'éloigner, un seul instant, du champ de bataille; <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span>
+ils doivent y demeurer quand même, exposés aux coups de leurs
+ennemis, aux exigences de leurs amis, aux surprises des événements;
+de là souvent ce résultat bizarre que les blessures du vainqueur
+restent à vif et même s'enveniment, tandis que celles du vaincu se
+cicatrisent assez promptement.</p>
+
+<p>Quelles que fussent les raisons alléguées en faveur d'un changement
+de ministère, elles se brisaient devant la volonté absolument
+contraire du Roi. Déjà j'ai eu l'occasion de montrer quel était alors
+l'état d'esprit de Louis-Philippe<a id="footnotetag454" name="footnotetag454"></a><a href="#footnote454" title="Go to footnote 454"><span class="smaller">[454]</span></a>. L'irritation que lui avait
+causée la campagne des banquets, l'affermissait encore dans son parti
+pris de ne rien céder à l'opposition. Et puis il se sentait tout à
+fait rassuré sur la correction constitutionnelle de sa conduite.
+Pour rien au monde, il n'eût cherché, comme Charles X, à gouverner
+contre la majorité. Mais le pays, consulté en 1846, n'avait-il
+pas répondu en donnant au ministère une majorité qui, depuis
+lors, lui était demeurée fidèle? Après sa chute, Louis-Philippe
+revenait volontiers sur cet argument qui lui paraissait justifier
+sa conduite. «Remarquez-le bien, disait-il à un de ses visiteurs
+de Claremont, je suis tombé en pleine constitution! Mon ministère,
+dont on demandait la chute, avait la majorité... Si, cédant aux
+clameurs de l'opposition, j'avais spontanément brisé ce ministère, je
+n'étais plus dans la pratique vraie du gouvernement constitutionnel.
+La France ne voulait plus de mes ministres, prétendaient leurs
+adversaires. Mais cet argument a été, de tout temps et dans tous les
+pays, l'arme de l'opposition... C'est ce que la plus formidable
+des oppositions disait à Pitt, lorsque, âgé de vingt-quatre ans, il
+prit les affaires. Pitt ne se laissa pas convaincre. Après avoir
+essuyé quatorze défaites en trois mois (mon ministère n'en avait pas
+encore subi une seule), il désira savoir si l'Angleterre pensait
+réellement comme l'opposition, et il fit appel aux électeurs. Que
+répondirent-ils? qu'ils étaient avec Pitt et non avec l'opposition.
+Fort de cette réponse, Pitt garda les affaires, et il les garda
+<span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> vingt ans! Mon gouvernement avait une situation bien plus
+belle que celle de Pitt; la Chambre le soutenait, et le Roi,&mdash;un roi
+constitutionnel!&mdash;lui devait son franc et loyal support. D'ailleurs,
+je croyais, moi, dans mon âme et conscience, que la politique suivie
+par mon ministère était la bonne, la vraie<a id="footnotetag455" name="footnotetag455"></a><a href="#footnote455" title="Go to footnote 455"><span class="smaller">[455]</span></a>.»</p>
+
+<p>Il ne manquait pourtant pas de gens, dans l'entourage du Roi, pour
+le pousser à se séparer de ce ministère. La cour était généralement
+défavorable à M. Guizot, dont elle jugeait l'impopularité dangereuse
+pour la monarchie. L'intendant de la liste civile, M. de Montalivet,
+professait cette idée avec une particulière insistance. Son jugement
+était, à la vérité, un peu suspect, car, depuis plusieurs années,
+il avait pris position contre le cabinet et s'était associé aux
+campagnes de M. Molé<a id="footnotetag456" name="footnotetag456"></a><a href="#footnote456" title="Go to footnote 456"><span class="smaller">[456]</span></a>. Appelé par ses fonctions à travailler
+deux ou trois fois par semaine avec le Roi, il en profitait pour lui
+signaler le mécontentement croissant de l'opinion. Plusieurs autres
+personnes, en mesure d'aborder le souverain, lui parlaient dans le
+même sens, telles le maréchal Gérard, le maréchal Sébastiani, M.
+Dupin, et enfin le préfet de la Seine, M. de Rambuteau, qui déclarait
+l'esprit de la bourgeoisie parisienne fort malade et ajoutait que
+«la moindre écorchure amènerait la gangrène». Louis-Philippe ne
+voulait rien entendre et rabrouait même parfois assez rudement ces
+informateurs et ces conseillers malencontreux. M. d'Haubersaert,
+conseiller d'État, interrogé au retour d'une mission qui lui avait
+fait parcourir une partie de la France, rapportait au Roi «qu'il y
+avait beaucoup d'agitation dans les esprits, que partout on demandait
+des réformes»; mais Louis-Philippe l'interrompait, à chaque mot, par
+des «Non... Vous vous trompez... Je sais le contraire.» L'effort
+pour inquiéter le Roi et le détacher de M. Guizot devait se continuer
+dans les premiers jours de la session. M. de Montalivet se fondait
+sur ce qu'il était colonel de la <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> légion à cheval de la
+garde nationale, pour signaler à Louis-Philippe le mécontentement
+et la désaffection qui se manifestaient dans les rangs de la milice
+parisienne. Un jour, il avait fait de cet état d'esprit une peinture
+si sombre que, pour la première fois, le Roi parut ébranlé. Mais ce
+ne fut pas pour longtemps. Le surlendemain, comme Louis-Philippe
+travaillait avec son intendant, il lui dit: «J'ai été ému avant-hier;
+j'ai fait venir Duchâtel et Jacqueminot; ils m'ont pleinement
+rassuré! Cette maudite goutte vous rend pessimiste!&mdash;Hélas! Sire,
+répondit M. de Montalivet, c'est de l'aveuglement de vos ministres
+que vient le danger!&mdash;Que peut me faire la garde nationale? reprit le
+Roi. Je suis dans la Charte. Je n'en sortirai pas comme Charles X.
+Je suis donc inexpugnable.&mdash;La Chambre ne représente plus le pays;
+la majorité est factice. La Charte a donné au Roi le pouvoir de
+dissoudre afin de rectifier les malentendus graves et profonds.&mdash;Vous
+voulez la réforme, vous ne l'aurez pas! Non que je sois hostile à la
+réforme en elle-même, mais elle me mènerait par M. Molé à M. Thiers.
+Thiers, c'est la guerre! et je ne veux pas voir anéantir ma politique
+de paix. D'ailleurs, si on me pousse, j'abdiquerai.» Cette crainte
+de M. Thiers était alors l'un des sentiments dominants du Roi. «Vous
+voulez, disait-il à M. Dupin, que je renvoie mon ministère et que
+j'appelle Molé. Je n'ai pas, vous le savez, la moindre répugnance
+pour Molé; mais Molé échouera; et après lui, que reste-t-il? M.
+Thiers escorté de MM. Barrot et Duvergier qui voudront gouverner, qui
+m'ôteront tout pouvoir, qui bouleverseront ma politique; non, non,
+mille fois non. J'ai une grande mission à remplir, non seulement en
+France, mais en Europe, celle de rétablir l'ordre... C'est là ma
+destinée; c'est là ma gloire; vous ne m'y ferez pas renoncer<a id="footnotetag457" name="footnotetag457"></a><a href="#footnote457" title="Go to footnote 457"><span class="smaller">[457]</span></a>.»</p>
+
+<p>Quand ils se voyaient rebutés par le Roi, M. de Montalivet, le
+maréchal Gérard, M. Dupin, M. de Rambuteau allaient assez volontiers
+porter leurs alarmes à Madame Adélaïde. <span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> Depuis que
+Louis-Philippe et sa s&oelig;ur avaient pu se réunir après la première
+dispersion de l'émigration, ils ne s'étaient pas quittés et, à vrai
+dire, ils ne faisaient qu'un. Confidente de toutes les pensées de
+son frère, associée à son travail, admise à lire tous ses papiers,
+presque constamment présente dans son cabinet, Madame Adélaïde ne
+représentait pas, dans cette communauté si étroite, l'élément le
+moins viril, et, chaque fois qu'une initiative hardie avait été
+prise, elle n'y avait pas été étrangère. Des événements douloureux
+auxquels sa famille avait été mêlée à la fin du siècle dernier, elle
+avait gardé une sorte de ressentiment contre les hommes et les idées
+de la droite, et, par suite, une tendance à se porter du côté opposé.
+Elle avait notamment peu de goût pour M. Guizot, et en entendre
+mal parler ne devait pas lui déplaire. Cela ne la déterminait pas
+cependant à presser son frère de changer son ministère. L'admiration
+passionnée qu'elle portait au Roi, le souci qu'elle avait de lui
+conserver la prépotence dans le gouvernement, la détournaient de
+le contredire ouvertement sur une question où il manifestait avoir
+une résolution si arrêtée et où il s'était à ce point engagé<a id="footnotetag458" name="footnotetag458"></a><a href="#footnote458" title="Go to footnote 458"><span class="smaller">[458]</span></a>.
+D'ailleurs, elle aussi était vieillie, fatiguée. Étant tombée malade
+dans les derniers jours de 1847, son état s'aggrava subitement,
+et elle succomba le 31 décembre. Sa mort, très douloureuse pour
+Louis-Philippe, fit dans le public l'effet d'un nouveau son d'alarme
+ajouté à tous ceux qui avaient retenti au cours de cette année
+néfaste; l'impression générale fut que, privé de cet appui, le vieux
+roi serait plus faible pour résister aux crises qui pourraient
+éclater.</p>
+
+<p>Ce que Madame Adélaïde n'avait pas pu ou voulu tenter pour détacher
+le Roi de M. Guizot, personne autre dans la famille royale n'était
+en mesure de le faire. La Reine avait été un moment assez émue des
+rapports de M. de Montalivet; mais le Roi, bien que lui étant très
+attaché et admirant beaucoup ses vertus, n'avait pas l'habitude
+de prendre ses avis sur <span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> les choses de la politique. Quant
+à la duchesse d'Orléans, à raison de ses sympathies anciennes et
+notoires pour les hommes et les idées du centre gauche, elle était
+un peu suspecte à son beau-père et ne pouvait prétendre à exercer
+sur lui aucune influence; triste, inquiète, elle se tenait dans une
+grande réserve, se sentant observée avec quelque défiance, préoccupée
+moins d'agir elle-même que de n'être pas compromise par ceux qui
+s'agitaient parfois un peu indiscrètement autour d'elle. Parmi les
+fils du Roi, il en était qui ne cachaient pas leurs préventions
+contre la politique du cabinet, notamment le prince de Joinville.
+Mais si Louis-Philippe était un père très attaché à ses enfants,
+plein de sollicitude pour leur avenir, très fier de leurs brillantes
+qualités, il était aussi un chef de famille très jaloux de son
+autorité, permettant aux princes d'être les instruments, nullement
+les conseillers et encore moins les critiques de sa politique.
+Plusieurs fois, il avait manifesté son vif mécontentement quand
+quelqu'un d'entre eux s'était trouvé agir à l'encontre de ses idées.
+Ainsi était-il arrivé, notamment en 1844, lors de la publication de
+la note du prince de Joinville sur l'<cite>État des forces navales de la
+France</cite><a id="footnotetag459" name="footnotetag459"></a><a href="#footnote459" title="Go to footnote 459"><span class="smaller">[459]</span></a>. À la fin de 1847, le bruit courait que, si ce même
+prince avait quitté son commandement dans la Méditerranée et s'il se
+disposait à aller passer l'hiver à Alger, c'était que son désaccord
+avec le Roi sur la politique extérieure et intérieure l'avait fait
+frapper d'une sorte de disgrâce<a id="footnotetag460" name="footnotetag460"></a><a href="#footnote460" title="Go to footnote 460"><span class="smaller">[460]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span> Si Louis-Philippe ne voulait pas se séparer de son
+ministère, ne pouvait-il pas venir à la pensée du ministère lui-même
+de se retirer volontairement? M. Guizot ne devait pas ignorer qu'il
+y avait, dans une partie des conservateurs, une réelle lassitude
+de la résistance, l'effroi des violences probables de la lutte, le
+désir d'une détente. Ajoutons qu'il n'estimait pas ses adversaires
+capables de garder longtemps sa succession. Une sortie volontaire,
+en pareil cas, pouvait donc être, de sa part, un acte de prudence
+et un calcul habile; <span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> et puis elle avait quelque chose de
+fier et de hautain qui ne devait pas lui déplaire. Il ne paraît
+pas cependant en avoir eu un seul moment l'idée. Sa conduite ne
+saurait être expliquée par un vulgaire amour du pouvoir; il était
+au-dessus d'un pareil sentiment, et, d'ailleurs, la possession de ce
+pouvoir avait vraiment alors peu d'agrément. M. Guizot se décidait
+uniquement par la conviction très sincère du bien qu'il pouvait
+faire au pays en restant et du mal qu'il lui ferait en tombant; en
+cela, il songeait peu aux affaires intérieures, bien qu'il se fût
+fait scrupule de provoquer, par sa retraite, la dislocation d'une
+majorité conservatrice si laborieusement constituée; il songeait
+surtout aux affaires étrangères qui étaient, on le sait, depuis
+quelque temps, sa préoccupation dominante. Il se sentait engagé,
+particulièrement en Suisse et en Italie, dans de grandes opérations
+diplomatiques, au terme desquelles il apercevait la France devenue
+l'arbitre de l'Europe; la mission du comte Colloredo et du général de
+Radowitz à Paris l'autorisait à croire qu'il touchait à ce but. Or
+ces opérations, lui seul en possédait le secret et était en mesure
+de les conduire à bonne fin. C'était à raison de la confiance qu'il
+inspirait que les puissances continentales consentaient à se mettre
+derrière la France. On le lui répétait journellement de Vienne et de
+Berlin, et l'un des objets du voyage à Paris des plénipotentiaires
+autrichien et prussien était précisément d'examiner, avant de se
+lier définitivement, jusqu'à quel point on pouvait être assuré de
+la durée du ministère. Celui-ci tombé et les opposants installés à
+sa place, tout était interrompu, bouleversé; plus de chance de voir
+jouer à la France le grand rôle rêvé pour elle; elle s'éloignait
+des puissances continentales, se retrouvait à la merci de lord
+Palmerston, et n'était-il même pas à craindre qu'on ne l'engageât,
+en Italie, dans quelque aventure conduisant à la guerre, et à la
+guerre révolutionnaire? Un ami du ministre, conseiller d'État et
+député, le comte de Saint-Aignan, était allé faire un voyage à Rome,
+à la fin de 1847; au moment de prendre congé de M. Rossi, il lui
+demanda ses commissions pour Paris. «J'en aurais bien une, <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span>
+répondit l'ambassadeur, mais vous n'oseriez pas la faire.» Sur la
+promesse d'une transmission fidèle, M. Rossi reprit: «Eh bien,
+dites à M. Guizot qu'il est temps pour lui de s'en aller.» M. de
+Saint-Aignan, qui ne s'était attendu à rien de pareil, ne laissait
+pas d'être assez embarrassé de son message. Néanmoins, aussitôt
+revenu à Paris, il s'en acquitta. M. Guizot ne parut ni surpris,
+ni choqué; il ne cacha pas qu'à regarder seulement les affaires
+intérieures, il aurait été très tenté de céder la place à d'autres.
+«Mais, ajouta-t-il, passez dans le cabinet de M. Génie; il vous
+montrera les dernières dépêches que j'ai reçues de Londres, de Berne,
+de Vienne, de Berlin; vous comprendrez alors pourquoi je ne puis m'en
+aller<a id="footnotetag461" name="footnotetag461"></a><a href="#footnote461" title="Go to footnote 461"><span class="smaller">[461]</span></a>.» Doit-on beaucoup s'étonner de voir le ministre dans ce
+sentiment, quand un homme qui n'avait certes pas donné l'exemple d'un
+attachement immodéré au pouvoir, et qui avait même, dans d'autres
+circonstances, conseillé à M. Guizot de donner sa démission, le duc
+de Broglie, écrivait de Londres, le 16 décembre 1847: «Il est clair
+que le nouveau cabinet, quel qu'il soit, passera sous le joug de lord
+Palmerston et de M. Thiers, que la France prendra rang, derrière
+l'Angleterre, à la tête des radicaux de l'Europe; cela est à peu près
+aussi certain qu'il est certain que deux et deux font quatre. J'en
+conclus qu'il n'y a pas pour la France ni pour l'Europe d'intérêt
+plus pressant que le maintien du cabinet, qu'il faut que le cabinet
+lui-même ne succombe qu'après avoir fait tout ce qu'il peut faire
+honorablement pour se conserver, et que les puissances conservatrices
+en Europe doivent faire également au maintien du cabinet tous les
+sacrifices que comportent leur honneur et leur dignité<a id="footnotetag462" name="footnotetag462"></a><a href="#footnote462" title="Go to footnote 462"><span class="smaller">[462]</span></a>.»</p>
+
+<p>Toutefois, si M. Guizot croyait de son devoir de ne pas déserter son
+poste, il n'avait nulle envie de s'imposer à la couronne, et était
+prêt à se retirer au cas où celle-ci aurait la moindre hésitation.
+Il tenait d'autant plus à avoir sur ce point une explication très
+nette, qu'il n'ignorait pas tous les propos <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> tenus contre
+lui à la cour, et que l'air parfois soucieux du Roi pouvait faire
+craindre qu'il n'en fût ébranlé. Avant donc de s'engager dans
+les luttes de la session, il voulut éprouver en quelque sorte la
+résolution du souverain et lui ouvrir la porte toute grande pour
+reculer s'il en avait la moindre velléité. «Que le Roi, lui dit-il,
+ait la bonté d'y penser sérieusement; la situation est grave et
+peut provoquer des résolutions graves; on a réussi à donner à cette
+question de la réforme électorale et parlementaire une importance
+qu'en soi elle n'a pas, mais qui, dans l'état des esprits, est
+devenue réelle; il n'est pas impossible que le Roi soit obligé de
+faire à cet égard quelque concession.&mdash;Que me dites-vous là? s'écria
+Louis-Philippe avec un mouvement de vive impatience; voulez-vous,
+vous aussi, m'abandonner, moi et la politique que nous avons soutenue
+ensemble?&mdash;Non, Sire; personne n'est plus convaincu que moi de la
+bonté de cette politique, et plus décidé à lui rester fidèle; mais le
+Roi le sait par sa propre expérience: il y a, dans le gouvernement
+constitutionnel, des moments difficiles, des désagréments à subir,
+des défilés à passer. C'est sur le Roi lui-même, je le reconnais,
+non sur ses ministres, que pèsent les situations de ce genre; les
+ministres qui n'y conviennent pas peuvent et doivent se retirer; le
+Roi reste et doit rester. Si la question qui agite en ce moment le
+pays plaçait le Roi dans une nécessité semblable, il y aurait pour
+lui plus de déplaisir que de danger; il trouverait, dans les rangs
+de l'opposition, des conseillers qui lui sont sincèrement attachés
+et qui accompliraient probablement ces réformes dans une mesure
+conciliable avec la sécurité de la monarchie. Et si cette mesure
+était dépassée, si les nouveaux conseillers du Roi ne contenaient
+pas le mouvement après l'avoir satisfait, si la politique d'ordre
+et de paix était sérieusement compromise, le Roi ne tarderait pas à
+retrouver, pour la relever, l'appui du pays.&mdash;Qui me le garantira?
+Qui sait où peut me mener la pente où l'on veut que je me place?
+On est près de tomber, quand on commence à descendre. Avec votre
+cabinet, je suis à l'abri des mauvais premiers pas.&mdash;Pas <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span>
+autant que je le voudrais, Sire; le cabinet est bien attaqué; il
+l'est non seulement dans la Chambre, dans le public ardent et
+bruyant; il l'est quelquefois auprès du Roi lui-même, dans sa cour,
+plus haut encore peut-être.&mdash;C'est vrai, et je m'en désole: ils
+ont même inquiété et troublé un moment mon excellente reine; mais,
+soyez tranquille, je l'ai bien raffermie; elle tient à vous autant
+que moi.&mdash;J'en suis bien heureux, Sire, et bien reconnaissant; mais
+tout cela fait, pour le cabinet, une situation bien tendue; s'il
+doit en résulter une crise ministérielle, il vaut mieux, infiniment
+mieux, que la question soit résolue avant la réunion des Chambres
+et leurs débats. Aujourd'hui, le Roi peut changer son cabinet par
+prudence; la lutte une fois, engagée, il ne le changerait que
+par nécessité.&mdash;C'est précisément là ma raison pour vous garder
+aujourd'hui, s'écria le Roi; vous savez bien, mon cher ministre, que
+je suis parfaitement résolu à ne pas sortir du régime constitutionnel
+et à en accepter les nécessités, même déplaisantes; mais,
+aujourd'hui, il n'y a point de nécessité constitutionnelle; vous avez
+toujours eu la majorité. Si le régime constitutionnel veut que je me
+sépare de vous, j'obéirai à mon devoir constitutionnel; mais je ne
+ferai pas le sacrifice d'avance, pour des idées que je n'approuve
+pas. Restez avec moi, défendez jusqu'au bout la politique que tous
+deux nous croyons bonne; si on nous oblige à en sortir, que ceux qui
+nous y obligeront en aient seuls la responsabilité.&mdash;Je n'hésite
+pas, Sire; j'ai cru de mon devoir d'appeler toute l'attention du
+Roi sur la gravité de la situation; le cabinet aimerait mille fois
+mieux se retirer que de compromettre le Roi; mais il ne l'abandonnera
+pas<a id="footnotetag463" name="footnotetag463"></a><a href="#footnote463" title="Go to footnote 463"><span class="smaller">[463]</span></a>.»</p>
+
+<p>En effet, ainsi rassuré sur la résolution de la couronne, M. Guizot
+était prêt à aborder la lutte, sans hésitation, bien que sans
+illusion sur son extrême gravité. «J'aurai besoin de tout ce que
+je puis avoir de force physique et morale, écrivait-il au duc de
+Broglie. Pourvu que je l'aie, je l'emploierai volontiers dans la
+situation actuelle, car elle me convient. <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> Elle est vive,
+mais elle est nette. Au dedans et au dehors, nous sommes partout en
+face des radicaux, et plus je les regarde, plus je reconnais en eux
+l'ennemi<a id="footnotetag464" name="footnotetag464"></a><a href="#footnote464" title="Go to footnote 464"><span class="smaller">[464]</span></a>.»</p>
+
+<p>Tous les membres du cabinet étaient prêts à suivre loyalement leur
+chef dans cette bataille; mais tous n'y apportaient pas le même
+entrain. Parmi les plus ardents, les plus dévoués à la politique et
+à la personne de M. Guizot, était M. Hébert, nommé garde des sceaux
+le 14 mars précédent. D'autres, au contraire, étaient plutôt portés
+à prendre un peu ombrage de l'autorité que le nouveau président
+du conseil pourrait vouloir exercer sur eux. Celui-ci s'en était
+aperçu le jour où, préoccupé de remédier à ce que son cabinet avait
+d'un peu vieilli et fatigué, il avait songé à y adjoindre, en
+qualité de sous-secrétaires d'État, quatre jeunes députés, MM. de
+Goulard, Moulin, Magne et Béhic; il dut reculer devant la résistance
+méfiante d'une partie de ses collègues. Les journaux avaient plus
+ou moins vent de ces petites difficultés intérieures et cherchaient
+naturellement à les grossir. Ils faisaient surtout grand bruit de
+l'hostilité sourde qui, à les entendre, continuait à exister entre
+M. Guizot et M. Duchâtel. Ils racontaient que l'élévation du premier
+à la présidence du conseil avait été faite contre l'opposition du
+second. Ce n'était pas exact. En admettant même qu'au fond, cette
+mesure n'eût pas été tout à fait agréable au ministre de l'intérieur,
+il avait eu le bon goût de n'y faire aucun obstacle et de l'approuver
+hautement. Ce qui était vrai, c'était la continuation de cette
+lassitude chagrine que nous avons déjà notée chez lui au commencement
+de l'année<a id="footnotetag465" name="footnotetag465"></a><a href="#footnote465" title="Go to footnote 465"><span class="smaller">[465]</span></a>. Elle se traduisait quelquefois par une certaine
+disposition critique à l'égard de son chef. À l'intérieur, bien que
+très opposé à la «réforme», plus opposé même peut-être au fond que
+M. Guizot, qui, sans le Roi, n'eût pas eu scrupule à faire quelque
+concession, il jugeait la résistance du président du conseil trop
+hautaine et trop cassante dans la forme. Sur la politique étrangère,
+il trouvait plus <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> encore à blâmer: ayant désapprouvé les
+mariages espagnols<a id="footnotetag466" name="footnotetag466"></a><a href="#footnote466" title="Go to footnote 466"><span class="smaller">[466]</span></a>, il voyait de mauvais &oelig;il l'évolution
+vers l'Autriche qui s'en était suivie, et s'inquiétait d'entendre
+les journaux crier au rétablissement de la Sainte-Alliance; j'ai
+déjà eu occasion de mentionner la démarche faite par lui, à la fin
+de 1847, auprès de M. Guizot, pour lui demander de ne pas se séparer
+de l'Angleterre dans les affaires de Suisse<a id="footnotetag467" name="footnotetag467"></a><a href="#footnote467" title="Go to footnote 467"><span class="smaller">[467]</span></a>. Sans doute il ne
+mettait pas le public dans la confidence de ces dissentiments; mais
+il s'en ouvrait avec des familiers qui n'étaient pas tous discrets.
+Il avait aussi des griefs d'un autre ordre. Son frère, M. Napoléon
+Duchâtel, préfet de la Haute-Garonne, avait eu la fantaisie peu
+justifiée de devenir ambassadeur, et il avait brigué la succession
+de M. Bresson à Madrid. M. Guizot ne crut pas pouvoir opposer un
+refus aux instances de son collègue, et la nomination fut convenue;
+seulement, connue des journaux avant d'être réalisée, elle suscita
+une telle clameur qu'il ne put être question d'y donner suite. Le
+ministre de l'intérieur en fut mortifié et soupçonna le chef du
+cabinet du président du conseil, M. Génie, d'avoir perfidement
+ébruité la mesure pour en rendre l'exécution impossible, et d'avoir
+encouragé l'opposition en donnant à entendre que son ministre avait
+eu la main forcée et qu'il serait heureux de pouvoir se dégager.
+Toutefois, quelle que fût l'humeur de M. Duchâtel, elle ne lui
+faisait pas oublier les devoirs de sa situation, et l'opposition ne
+devait compter, non seulement, bien entendu, sur aucune trahison de
+sa part, mais sur aucune faiblesse. Il avait renoncé, pour le moment,
+à toutes les idées de démission qui, naguère, lui avaient traversé
+l'esprit. Bien que toujours assez fatigué du pouvoir, il lui aurait
+répugné d'avoir l'air de reculer devant la violence injurieuse de
+l'attaque et de fuir personnellement le péril auquel ses collègues
+resteraient exposés. Il n'était pas de ceux qui prennent leur
+retraite la veille d'une bataille. Il restait donc à son poste,
+faisait face à l'ennemi, et tout en prenant soin parfois de ne pas
+confondre absolument <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> sa position avec celle de M. Guizot,
+il annonçait la résolution de prendre sa bonne part de la lutte qui
+allait s'ouvrir<a id="footnotetag468" name="footnotetag468"></a><a href="#footnote468" title="Go to footnote 468"><span class="smaller">[468]</span></a>.</p>
+
+<p>De cette lutte, personne alors ne pouvait préjuger l'issue. On
+savait seulement qu'elle serait violente, acharnée. Le ministère
+avait bien l'air d'être affaibli, mais l'opposition ne paraissait
+pas avoir gagné ce qu'il avait perdu. On se sentait dans une
+obscurité pleine d'angoisses et de menaces. Il ne faudrait pas
+en conclure cependant qu'on s'attendît au dénouement qui devait
+se produire à si bref délai. Comme j'ai déjà eu occasion de le
+noter, si l'imagination publique était oppressée de je ne sais
+quelle vague inquiétude, il n'y avait, à vrai dire, chez personne,
+la prévision nette et réfléchie que le gouvernement de Juillet
+pût être à la veille de sa chute. Fait remarquable, c'était chez
+les révolutionnaires qu'on était le plus éloigné de croire à une
+révolution prochaine. Les républicains, qui, dans les premières
+années de la monarchie, s'imaginaient toujours être sur le point
+de la jeter bas, étaient absolument revenus de ces illusions et ne
+croyaient plus à la possibilité d'un coup de force. Plusieurs d'entre
+eux, ne gardant pour la république qu'une préférence théorique,
+professaient hautement qu'il fallait se placer sur le terrain de
+la Charte et agir en parti constitutionnel; cette idée avait été
+soutenue, au commencement de 1847, dans une brochure intitulée: <cite>Les
+Radicaux et la Charte</cite>, qui avait fait quelque bruit; son auteur,
+M. Hippolyte Carnot, fils du conventionnel, était cependant un
+républicain notoire, et il avait donné, quelques années auparavant,
+un gage aux opinions avancées, en publiant les mémoires de Barrère,
+le plus odieux peut-être des hommes de 1793, et en les faisant
+précéder d'une préface apologétique<a id="footnotetag469" name="footnotetag469"></a><a href="#footnote469" title="Go to footnote 469"><span class="smaller">[469]</span></a>. M. Recurt, l'ancien
+président <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> de la Société des Droits de l'homme, disait à M.
+Duvergier de Hauranne, auprès duquel il était assis au banquet du
+Château-Rouge: «Je suis républicain, et je ne doute pas qu'un jour
+la république ne succède à la monarchie. Mais ce jour est loin,
+et, je vous le dis en conscience, dans l'état actuel des esprits
+et des m&oelig;urs, j'aurais la république dans ma main, que je me
+garderais de l'en laisser sortir.» Le découragement avait pénétré
+jusque dans la fraction la plus violente du parti. Le journal <cite>la
+Réforme</cite> agonisait, faute d'abonnés et d'argent, et était à la veille
+d'interrompre sa publication. Les sociétés secrètes, désorganisées,
+ne comptaient guère plus de quinze cents adhérents. Au plus fort de
+l'agitation des banquets, en octobre 1847, un aventurier démagogue
+qui devait avoir son heure de célébrité, M. Caussidière, convoqua à
+Paris quelques meneurs de province pour examiner si l'échauffement
+des esprits ne permettait pas de tenter un mouvement. L'idée, très
+mal accueillie, fut combattue notamment par l'un des chefs les plus
+influents des sociétés secrètes, l'ouvrier Albert, le futur membre
+du gouvernement provisoire. M. Ledru-Rollin, consulté, parut trouver
+très mauvais qu'on eût songé à le mêler à une entreprise aussi
+insensée; il «déclara, d'un ton assez sec, qu'aucune insurrection
+ne devait éclater, et que, par conséquent, il n'en était pas le
+chef<a id="footnotetag470" name="footnotetag470"></a><a href="#footnote470" title="Go to footnote 470"><span class="smaller">[470]</span></a>».</p>
+
+<p>À plus forte raison ne songeait-on pas à la possibilité d'une
+révolution dans les rangs de l'opposition dynastique. On y avait
+même, au fond, peu d'espoir de vaincre prochainement le ministère.
+«Je dois le dire, a écrit depuis l'un des chefs de ce parti, malgré
+les efforts de toutes les oppositions, malgré l'agitation des
+banquets, malgré le mouvement qui s'opérait visiblement <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span>
+dans l'opinion des classes moyennes, je croyais que, pour plusieurs
+années, le roi Louis-Philippe et sa politique triompheraient de
+toutes nos attaques<a id="footnotetag471" name="footnotetag471"></a><a href="#footnote471" title="Go to footnote 471"><span class="smaller">[471]</span></a>.» Peut-être faut-il voir dans cette double
+conviction et de la durée du ministère et de la solidité du trône,
+une explication des violences où se laissèrent entraîner des
+hommes sincèrement attachés à la monarchie. Ils étaient à la fois
+exaspérés de se voir encore si loin du pouvoir et rassurés sur les
+conséquences de la secousse qu'ils donnaient à la machine politique.
+Sur ce dernier point, les principaux d'entre eux ont fait, après
+coup, des aveux significatifs. «Le Roi et ses ministres, a écrit M.
+Odilon Barrot, étaient parvenus à nous faire partager leur fausse
+sécurité; ils nous rendirent, par cela même, moins défiants des
+suites de l'agitation que nous avions dû provoquer pour répondre
+à leur défi<a id="footnotetag472" name="footnotetag472"></a><a href="#footnote472" title="Go to footnote 472"><span class="smaller">[472]</span></a>.» Même langage chez M. Duvergier de Hauranne.
+«L'opposition constitutionnelle a certainement commis une erreur,
+a-t-il dit; elle a cru l'éducation politique du pays plus avancée
+et la monarchie de 1830 plus solidement établie qu'elle ne l'était
+en effet<a id="footnotetag473" name="footnotetag473"></a><a href="#footnote473" title="Go to footnote 473"><span class="smaller">[473]</span></a>.» M. Guizot, de son côté, s'associait à cette sorte
+de <i>meâ culpâ</i> et confessait l'excès de sa confiance. «Ce fut là, à
+cette époque, dit-il dans ses Mémoires, et je suis persuadé qu'ils
+ne me désavoueront pas, l'erreur commune de tous les hommes qui,
+dans les rangs de l'opposition comme dans les nôtres, voulaient
+sincèrement le maintien du gouvernement libre dont le pays entrait
+en possession. Nous avons trop et trop tôt compté sur le bon sens
+et la prévoyance politique que répand la longue pratique de la
+liberté; nous avons cru le régime constitutionnel plus fort qu'il
+ne l'était réellement<a id="footnotetag474" name="footnotetag474"></a><a href="#footnote474" title="Go to footnote 474"><span class="smaller">[474]</span></a>.» Enfin, le vieux roi exilé faisait,
+peu de temps avant sa mort, à M. Cuvillier-Fleury, cette réflexion
+d'une philosophie attristée: «Les gouvernements en France ont plus
+de facilité à s'établir parce qu'ils sont faibles, qu'à <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span>
+durer quand ils sont forts. Faibles, tout leur vient en aide. Les
+bourgeois de Paris ne m'auraient pas renversé s'ils ne m'avaient cru
+inébranlable.»</p>
+
+<h4>II</h4>
+
+<p>Le 28 décembre 1847, les deux Chambres étaient réunies pour entendre
+le discours du trône. Louis-Philippe, visiblement vieilli, fatigué,
+attristé, en fit la lecture d'une voix sourde. Après un début où il
+constatait l'amélioration de la situation économique et annonçait
+divers projets, notamment sur la réduction du prix du sel et sur
+la réforme postale, il passait aux questions étrangères; loin d'y
+appeler la discussion, il se renfermait dans des généralités peu
+contestables et se bornait à exprimer l'espoir de voir maintenir la
+paix de l'Europe et l'ordre intérieur des États; quelques phrases
+étaient dites sur la Suisse, mais le nom de l'Italie n'était même
+pas prononcé. Un court paragraphe était consacré à l'Algérie et
+à la nomination du duc d'Aumale. Venait enfin le passage le plus
+important, celui par lequel le Roi entendait répondre à la campagne
+des banquets; on remarqua qu'en l'abordant, il fit effort pour
+raffermir sa voix. «Plus j'avance dans la vie, disait-il, plus je
+consacre, avec dévouement, au service de la France, au soin de
+ses intérêts, de sa dignité, de son bonheur, tout ce que Dieu m'a
+donné et me conserve encore d'activité et de force. Au milieu de
+l'agitation que fomentent des passions ennemies ou aveugles, une
+conviction m'anime et me soutient: c'est que nous possédons dans la
+monarchie constitutionnelle, dans l'union des grands pouvoirs de
+l'État, les moyens assurés de surmonter tous les obstacles et de
+satisfaire à tous les intérêts moraux et matériels de notre chère
+patrie. Maintenons fermement, selon la Charte, l'ordre social et
+toutes ses conditions. Garantissons fidèlement, selon la Charte, les
+libertés publiques et tous leurs développements. Nous transmettrons
+<span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> intact, aux générations qui viendront après nous, le dépôt
+qui nous est confié, et elles nous béniront d'avoir fondé et défendu
+l'édifice à l'abri duquel elles vivront libres et heureuses.» Cette
+fin du discours royal ne manquait pas de grandeur; l'accent en
+avait même quelque chose de touchant dans la bouche d'un souverain
+septuagénaire; la phrase sur la nécessité de «garantir les libertés
+publiques et tous leurs développements» n'était pas d'une politique
+réactionnaire; mais tout cela fut pour ainsi dire inaperçu; on ne
+vit, on ne voulut voir que ces trois mots: <em>passions ennemies ou
+aveugles</em> qui se détachèrent du reste avec un relief extraordinaire.</p>
+
+<p>La sévérité de ce langage indiquait de la part du gouvernement
+l'intention de faire tête à l'opposition. Comme l'écrivait alors
+un officieux, «le ministère relevait le gant qui lui avait été
+jeté». On racontait dans les couloirs de la Chambre que, lors de
+la rédaction du discours, M. Guizot avait répondu à ceux de ses
+collègues qui eussent préféré un ton moins agressif: «Je veux porter
+la guerre dans leur camp», et que le Roi avait ajouté: «C'est à moi,
+à moi personnellement que les banquets se sont attaqués, et nous
+verrons qui sera le plus fort.» Il n'y avait donc pas à s'étonner
+que l'opposition prît ces paroles comme une déclaration de guerre,
+ou plutôt comme l'acceptation de la guerre qu'elle-même avait
+déclarée. Mais elle fit plus; elle feignit d'y voir une provocation
+inattendue, une insulte gratuite, une infraction aux convenances
+constitutionnelles qui ne permettaient pas de mêler le Roi aux
+querelles des partis. De là, dans tous ses journaux, de bruyants
+éclats de colère et d'indignation. Il est difficile de les prendre
+au sérieux et d'y voir autre chose qu'une tactique peu sincère.
+Après tout, ce double qualificatif&mdash;<em>ennemies ou aveugles</em>&mdash;qui
+caractérisait avec tant de justesse le rôle des diverses fractions
+de la gauche, n'avait rien d'excessif ni dans le fond ni dans la
+forme. Sans doute, ce langage était placé dans la bouche du Roi, mais
+ne savait-on pas que le discours du trône devait être regardé comme
+l'&oelig;uvre du cabinet et engageait sa seule responsabilité? Et puis
+vraiment, étaient-ils fondés à se plaindre <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> qu'on ne les
+traitât pas avec assez de ménagements, ceux qui venaient, pendant
+la campagne des banquets, d'accabler d'outrages non seulement le
+ministère, mais le souverain?</p>
+
+<p>Au sortir de la séance royale, les opposants de toutes
+nuances,&mdash;gauche, centre gauche, républicains, légitimistes,&mdash;se
+réunirent sous la présidence de M. Odilon Barrot. On agita s'il y
+aurait lieu de répondre à ce qu'on appelait la provocation de la
+couronne, par une démission en masse; l'idée fut repoussée, et M.
+de Girardin demeura seul à vouloir résigner son mandat. Mais tous
+se proclamèrent résolus à une lutte à outrance. Le plus vif fut M.
+Thiers, qui, cependant, n'avait pas pris part personnellement aux
+banquets; il déclara «voir dans l'injure jetée du haut du trône à
+l'opposition presque entière un attentat véritable dont le châtiment
+ne devait pas se faire attendre». Quelques jours après, quand la
+Chambre vint, à l'occasion de la mort de Madame Adélaïde, apporter
+ses condoléances au Roi affligé, on remarqua l'abstention de presque
+tous les députés de l'opposition. Les radicaux, naturellement,
+ne pouvaient qu'encourager les dynastiques dans cette attitude
+d'hostilité contre le Roi lui-même. «On n'a pas mesuré, disait le
+<cite>National</cite>, les coups qu'on porte à l'opposition; qu'elle ne mesure
+pas davantage ceux qu'elle rendra... Toute faiblesse serait une
+déchéance. On l'accuse d'être aveugle ou ennemie, qu'elle accepte
+franchement le dilemme: il lui sera facile de prouver qu'elle n'est
+pas aveugle; elle doit avoir le courage de l'autre position et aller
+jusqu'au bout.»</p>
+
+<p>Si, par son accent militant, le discours du trône irritait la gauche,
+il parut, du moins au début, affermir la majorité conservatrice.
+Celle-ci se montra, dans ses premiers votes, plus consistante qu'on
+ne pouvait s'y attendre après les incertitudes de la session de
+1847 et dans l'état de l'esprit public. Lors de la nomination du
+président, des vice-présidents et des secrétaires de la Chambre, les
+candidats du ministère l'emportèrent à une énorme majorité. «Les
+élections du bureau sont triomphantes pour le parti conservateur,
+écrivait M. de Viel-Castel, le 30 décembre 1847, et dépassent les
+espérances. <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> Aussi, ce soir, paraît-on très confiant dans les
+salons ministériels<a id="footnotetag475" name="footnotetag475"></a><a href="#footnote475" title="Go to footnote 475"><span class="smaller">[475]</span></a>.» Quelques jours après, il s'agissait de
+nommer la commission de l'adresse; les neuf élus furent des partisans
+du cabinet. En même temps, arrivait à Paris, le 1<sup>er</sup> janvier 1848,
+la nouvelle de la reddition d'Abd el-Kader. Ne pouvait-on pas, après
+les tristesses de l'année précédente, la saluer comme un heureux
+présage pour l'année qui commençait et comme un signe que la mauvaise
+veine était enfin épuisée? Sous ces impressions, il se produisait un
+certain rassérènement chez les amis du ministère. «Il y a confiance
+dans le succès», écrivait, le 2 janvier, M. de Barante à un de ses
+amis<a id="footnotetag476" name="footnotetag476"></a><a href="#footnote476" title="Go to footnote 476"><span class="smaller">[476]</span></a>. Le 6, le duc de Broglie mandait à son fils: «La situation
+ici est bonne, sans être excellente. La majorité est très bien
+ralliée... Il y a néanmoins toujours du trouble au fond des esprits.
+Les événements de l'année dernière ont laissé leurs traces, et la
+majorité, quand elle se sent solidement établie, recommence à rêver
+des projets de réforme et à chercher ce qu'elle pourra faire pour
+démolir un peu quelque chose. Les bourses sont vides, les économies
+sont consommées, le crédit et la confiance se rétablissent lentement
+et péniblement. Il y aura du tirage pendant toute la session. M.
+Guizot est content, confiant comme à son ordinaire. Duchâtel est
+bien, mais il a moins d'ardeur et d'entrain. Le reste du ministère
+paraît de bonne espérance et de bonne humeur<a id="footnotetag477" name="footnotetag477"></a><a href="#footnote477" title="Go to footnote 477"><span class="smaller">[477]</span></a>.»</p>
+
+<h4>III</h4>
+
+<p>Suivant l'usage, la Chambre des pairs discuta la première son
+adresse: elle le fit avec une ampleur inaccoutumée et n'y consacra
+pas moins de huit séances, du 10 au 18 janvier. Au <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> début et
+à la fin, il fut question de la politique intérieure; mais, en dépit
+des excentricités tapageuses de MM. d'Alton-Shée et de Boissy, cette
+partie du débat n'eut pas grande importance; on sentait que, sur ce
+sujet, les paroles décisives seraient dites dans une autre enceinte.
+La discussion sur les affaires extérieures eut plus d'éclat et mérite
+qu'on s'y arrête.</p>
+
+<p>On commença par l'Italie. M. de Montalembert et M. Pelet de la
+Lozère ayant reproché au gouvernement de s'être montré trop «tiède»
+envers Pie IX, trop favorable à l'Autriche, et d'avoir ainsi aliéné
+à la France les sympathies des Italiens, M. Guizot saisit avec
+empressement l'occasion qui lui était offerte de faire la lumière
+sur une politique jusqu'alors mal connue. Ses premiers mots furent
+pour s'attaquer de front à un préjugé alors très répandu, même dans
+une partie des conservateurs; ce préjugé n'admettait pas que la
+France libérale pût, sans commettre une sorte d'apostasie, devenir,
+dans quelque combinaison diplomatique, l'alliée d'une «puissance
+absolutiste<a id="footnotetag478" name="footnotetag478"></a><a href="#footnote478" title="Go to footnote 478"><span class="smaller">[478]</span></a>». «On fait, dit le ministre, retentir les mots
+<em>puissances absolutistes, Sainte-Alliance</em>, pour me placer et vous
+placer vous-mêmes d'avance sous le joug des sentiments que ces mots
+réveillent. Je repousse ces fantômes qu'on rassemble autour de notre
+politique; j'écarte ces entraves dont on prétend la charger. Je me
+félicite plus que personne de vivre dans un État constitutionnel
+et dans un pays libre; mais les États constitutionnels et les pays
+libres ont besoin comme les autres que leur politique aussi soit
+libre, qu'elle puisse s'éloigner ou se rapprocher de telle ou telle
+combinaison, s'isoler ou se concerter avec telle ou telle puissance,
+choisir <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> enfin et agir suivant l'intérêt seul du pays,
+dans la circonstance où elle est appelée à agir. Le gouvernement
+de Juillet possède très légitimement cette liberté, car il l'a
+conquise à la sueur de son front... Il est bien en droit de choisir
+librement sa politique, sans qu'on puisse le soupçonner de déserter
+quelqu'un des grands intérêts qu'il a si fermement défendus. Au
+nom du gouvernement que j'ai l'honneur de représenter, je réclame
+et je pratique cette liberté nécessaire; et, en agissant ainsi, je
+crois mieux servir la révolution de Juillet, je crois être plus
+fier pour elle et plus confiant dans ses destinées que ceux qui
+veulent la cantonner dans je ne sais quelle politique fatale, lui
+interdisant telle ou telle combinaison, tel ou tel mouvement dans
+la sphère où se meuvent les grands États<a id="footnotetag479" name="footnotetag479"></a><a href="#footnote479" title="Go to footnote 479"><span class="smaller">[479]</span></a>.» Après ce préambule,
+le ministre exposa sa politique italienne telle que nous l'avons
+vue à l'&oelig;uvre, à la fois favorable aux réformes régulières et
+en garde contre les prétentions révolutionnaire et belliqueuses.
+Il ne méconnaissait pas qu'une telle sagesse avait pu déplaire aux
+Italiens. «Il m'est arrivé, dit-il, de sacrifier la popularité en
+France pour servir ce que je regardais comme la bonne cause et
+l'intérêt bien entendu de mon pays; je n'hésiterais pas davantage à
+le faire en Italie. Je peux regretter la popularité; la rechercher,
+jamais.» À ceux qui lui reprochaient d'avoir été trop «tiède» envers
+Pie IX, il répondit en parlant magnifiquement du pontife réformateur
+et du catholicisme<a id="footnotetag480" name="footnotetag480"></a><a href="#footnote480" title="Go to footnote 480"><span class="smaller">[480]</span></a>. Enfin, pour montrer que sa politique avait
+été <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> bien réellement celle qu'il venait d'exposer, il termina
+en lisant, sans commentaire, l'une des nombreuses lettres qu'il
+avait écrites à M. Rossi<a id="footnotetag481" name="footnotetag481"></a><a href="#footnote481" title="Go to footnote 481"><span class="smaller">[481]</span></a>. Cette simple lecture eut un effet
+considérable. Ce fut comme une révélation inattendue pour tous ceux
+qui, sur la foi des journaux, s'étaient fait une idée si fausse de
+la conduite suivie en Italie. Les orateurs qui, comme M. Cousin,
+s'apprêtaient à critiquer cette conduite, se sentirent désarmés, et
+la Chambre n'eut plus qu'une pensée: s'associer aux idées exprimées
+par le ministre, en en prenant acte; elle se trouva unanime à voter
+un paragraphe additionnel, témoignant sympathie et sollicitude pour
+le Saint-Père et pour ses imitateurs.</p>
+
+<p>Après l'Italie, la Suisse. Attaquée par M. Pelet de la Lozère, la
+politique suivie par le ministère dans le conflit de la Diète et du
+Sonderbund eut la chance d'être défendue par M. le duc de Broglie,
+qui la connaissait pour en avoir été l'un des principaux agents.
+Celui-ci exposa, avec la précision et l'autorité habituelles de sa
+parole, la situation respective des cantons, les attentats de la
+Diète, le droit des puissances à se mêler de cette affaire, les
+efforts faits par la France pour arrêter le mal sans cependant se
+laisser entraîner dans une intervention armée. Il ne put sans doute
+dissimuler l'échec final: «Le temps a manqué, dit-il tristement, et
+Dieu a permis que l'iniquité triomphât.» Sur l'action diplomatique
+qui se continuait, il garda la plus grande réserve; évidemment
+le gouvernement n'était pas pressé de mettre une opinion si
+prévenue contre <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> tout ce qui lui paraissait avoir un air de
+Sainte-Alliance, dans la confidence des négociations alors suivies
+avec le comte Colloredo et le général de Radowitz. M. de Broglie se
+borna à déclarer que «si le gouvernement n'avait pas réussi dans son
+&oelig;uvre de pacification, il avait du moins posé par là les bases
+d'une entente durable entre les puissances médiatrices».</p>
+
+<p>Ce discours, d'un sens politique si haut et si mesuré, avait fait
+excellente impression, et la question paraissait vidée, quand M. de
+Montalembert monta à la tribune. Dès ses premiers mots, il apparut
+que ce n'était plus l'opposant venant chercher querelle au cabinet
+ni même le chef du parti catholique apportant une doléance purement
+religieuse. Préludant au rôle qui allait devenir le sien dans
+les assemblées républicaines, l'orateur se plaçait au-dessus des
+divisions d'écoles ou de groupes et parlait au nom de la société
+menacée. «Je tiens, dit-il, qu'on ne s'est battu, en Suisse, ni
+pour ni contre les Jésuites, ni pour ni contre la souveraineté
+cantonale; on s'est battu contre vous et pour vous. (<i>Sensation.</i>) Et
+voici comment: on s'est battu pour la liberté sauvage, intolérante,
+irrégulière, hypocrite, contre la liberté tolérante, régulière,
+légale et sincère, dont vous êtes les représentants et les défenseurs
+dans le monde. (<i>Très bien!</i>)... Ainsi donc, je ne viens pas
+parler pour des vaincus, mais à des vaincus, vaincu moi-même à des
+vaincus, c'est-à-dire aux représentants de l'ordre social, de l'ordre
+régulier, de l'ordre libéral, qui vient d'être vaincu en Suisse et
+qui est menacé dans toute l'Europe par une nouvelle invasion de
+barbares.» (<i>Sensation.</i>) Et alors, en traits de feu, il faisait un
+tableau de toutes les infamies commises en Suisse, montrant partout
+«l'abus de la force, l'étouffement de la liberté, la violation
+de la foi jurée, la supériorité du nombre érigée en dogme et le
+mensonge servant d'arme et de parure à la violence». Lord Palmerston
+n'était pas oublié, et sa conduite était flétrie. Jamais parole plus
+vengeresse n'avait consolé la conscience publique attristée des
+défaites du bon droit. L'orateur insistait principalement sur ce que
+la bataille perdue en Suisse était la même qui se livrait en France.
+Il rappelait <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> les banquets démagogiques fraternisant avec
+les vainqueurs du Sonderbund; il signalait également l'évocation
+des pires souvenirs révolutionnaires, l'éclosion d'apologies
+terroristes auxquelles on assistait depuis un an. À M. de Lamartine
+qui avait dit: «Nous ne voulons pas rouvrir le club des jacobins!» il
+répondait: «Il est trop tard; le club des jacobins est déjà rouvert,
+non pas en fait et dans la rue, mais dans les esprits, dans les
+c&oelig;urs, du moins dans certains esprits égarés par des sophismes
+sanguinaires, dans certains c&oelig;urs dépravés par ces exécrables
+romans qu'on décore du nom d'histoire et où l'apothéose de Voltaire
+sert d'introduction à l'apologie de Robespierre.» (<i>Approbation
+énergique et prolongée.</i>) Puis, comme s'il avait eu une intuition
+prophétique de tout ce que devait être le radicalisme dans la seconde
+moitié du siècle, il s'écriait: «Savez-vous ce que le radicalisme
+menace le plus? Ce n'est pas au fond le pouvoir: le pouvoir est une
+nécessité de premier ordre pour toutes les sociétés; il peut changer
+de mains, mais, tôt ou tard, il se retrouve debout; il ne périt
+jamais tout entier. Ce n'est pas même la propriété: la propriété peut
+changer de mains, mais je ne crois pas encore à son anéantissement
+ou à sa transformation. Mais savez-vous ce qui peut périr chez tous
+les peuples? C'est la liberté. (<i>C'est vrai! Approbation.</i>) Ah! oui,
+elle périt, et pendant de longs siècles elle disparaît. Et, pour ma
+part, je ne redoute rien tant, dans le triomphe de ce radicalisme,
+que la perte de la liberté. (<i>Très bien!</i>) Qu'on ne vienne pas dire
+que le radicalisme, c'est l'exagération du libéralisme; non, c'en
+est l'antipode, c'est l'extrême opposé; le radicalisme n'est que
+l'exagération du despotisme, rien autre chose! (<i>Très bien!</i>) et
+jamais le despotisme n'affecta une forme plus odieuse. La liberté,
+c'est la tolérance raisonnée, volontaire; le radicalisme, c'est
+l'intolérance absolue qui ne s'arrête que devant l'impossible...
+La liberté consacre les droits des minorités, le radicalisme les
+absorbe et les anéantit.» Faisant alors un retour sur lui-même,
+l'orateur rappelait combien il avait toujours aimé la liberté.
+«La liberté! Ah! je peux le dire sans phrase, elle a été l'idole
+de <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> mon âme. (<i>Mouvement.</i>) Si j'ai quelque reproche à me
+faire, c'est de l'avoir trop aimée, aimée comme on aime quand on
+est jeune, c'est-à-dire sans mesure, sans frein. Mais je ne me le
+reproche pas, je ne le regrette pas; je veux continuer à la servir,
+à l'aimer toujours, à croire en elle toujours! (<i>Très bien!</i>) Et je
+crois ne l'avoir jamais plus aimée, jamais mieux servie qu'en ce jour
+où je m'efforce d'arracher le masque à ses ennemis qui se parent
+de ses couleurs, qui usurpent son drapeau pour la souiller, pour
+la déshonorer.» (<i>Marques unanimes et prolongées d'assentiment.</i>)
+Devant un tel péril, M. de Montalembert n'avait pas grand c&oelig;ur
+à s'arrêter longtemps aux petites critiques qu'il pouvait avoir à
+faire sur la conduite du cabinet; aussi se hâtait-il de laisser
+les ministres pour s'adresser au pays. «La France, disait-il en
+terminant, se trouve dans la situation que voici: le drapeau que vous
+avez vaincu à Lyon, en 1831 et en 1834, ce drapeau-là est aujourd'hui
+relevé de l'autre côté du Jura (<i>sensation</i>), et, ce qui est bien
+plus grave, il y est appuyé par l'Angleterre! À l'intérieur, vous
+avez ce que vous n'aviez ni en 1831, ni en 1834, des sympathies
+avouées, publiques, croissantes pour la Convention et la Montagne...
+Je ne demande aucune mesure d'exception... Je demande que les
+honnêtes gens ouvrent les yeux..., qu'ils s'arment d'une triple
+résolution à l'encontre des ennemis intérieurs et extérieurs qui
+nous menacent... Ne souffrons pas que les méchants aient seuls le
+monopole de l'énergie de l'audace... Que les honnêtes gens aient
+aussi l'énergie du bien... Que ce soit le principe de l'union entre
+nous tous qui voulons, au fond, la même chose: la liberté, l'ordre,
+la paix. Veillons surtout sur la liberté... N'oublions pas que cette
+liberté vient d'être immolée en Suisse, qu'elle a été trahie par
+l'Angleterre, mais que la France a pour destinée d'en être à jamais
+le drapeau et la sauvegarde.» (<i>Acclamations prolongées.</i>)</p>
+
+<p>On se ferait difficilement une idée de l'effet produit par ce
+discours sur la Chambre haute. Ces vieux routiers de la politique,
+qu'on pouvait croire cuirassés contre toutes les émotions oratoires
+et qui étaient d'ailleurs habitués plus à contredire <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> qu'à
+suivre M. de Montalembert, furent étrangement secoués, bouleversés,
+entraînés par sa parole. Presque à chaque phrase, c'étaient des
+frémissements, des trépignements, des bravos. Jamais on n'avait vu
+la vénérable assemblée dans un tel état de surexcitation<a id="footnotetag482" name="footnotetag482"></a><a href="#footnote482" title="Go to footnote 482"><span class="smaller">[482]</span></a>. Quand
+l'orateur revint à sa place, presque tous les pairs, et parmi eux M.
+le duc de Nemours, se précipitèrent pour le féliciter. M. Guizot, qui
+devait lui succéder à la tribune, renonça à la parole. «Je ne partage
+pas, dit-il, toutes les idées exprimées par l'honorable préopinant;
+je n'accepte point les reproches qu'il a adressés au gouvernement.
+Mais il a dit trop de grandes, bonnes et utiles vérités, et il les
+a dites avec un sentiment trop sincère et trop profond, pour que je
+veuille élever, en ce moment, un débat quelconque avec lui. Je ne
+mettrai pas, à la suite de tout ce qu'il vous a dit, une question
+purement politique, et encore moins une question personnelle.»
+Le calme ne parvenant pas à se rétablir, il fallut suspendre la
+séance pendant quelque temps. Quand elle fut reprise, M. le comte
+de Saint-Priest, encore tout ému, demanda que la Chambre ordonnât
+l'impression du discours. Cette proposition eût été probablement
+votée d'enthousiasme, si le président n'eût rappelé les articles du
+règlement qui interdisaient toute mesure de ce genre.</p>
+
+<p>L'émotion ne demeura pas renfermée dans l'enceinte du Luxembourg.
+«L'effet, notait un observateur, n'a guère été moins grand au dehors
+que dans la Chambre des pairs; c'est un véritable événement<a id="footnotetag483" name="footnotetag483"></a><a href="#footnote483" title="Go to footnote 483"><span class="smaller">[483]</span></a>.»
+Tous les journaux, même les plus <span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> hostiles à M. de
+Montalembert, étaient obligés de constater son immense succès<a id="footnotetag484" name="footnotetag484"></a><a href="#footnote484" title="Go to footnote 484"><span class="smaller">[484]</span></a>.
+M. Marrast ne cachait pas à M. Louis Veuillot son admiration et
+exprimait le regret que le parti républicain «n'eût pas un <em>enragé
+éloquent</em> comme celui-là<a id="footnotetag485" name="footnotetag485"></a><a href="#footnote485" title="Go to footnote 485"><span class="smaller">[485]</span></a>». M. Doudan écrivait à un de ses amis:
+«J'aurais mieux aimé que ce fût un autre que M. de Montalembert
+qui eût ce grand succès. La Chambre des pairs en a été comme folle
+d'admiration durant plusieurs heures<a id="footnotetag486" name="footnotetag486"></a><a href="#footnote486" title="Go to footnote 486"><span class="smaller">[486]</span></a>.» M. Sainte-Beuve, dans
+ses notes, tout en se défendant contre les idées développées dans ce
+discours, ne pouvait s'empêcher de constater «l'enthousiasme sans
+exemple qu'il excitait dans les salons et qui n'était qu'un reflet
+affaibli de celui qu'il avait excité dans la haute Chambre<a id="footnotetag487" name="footnotetag487"></a><a href="#footnote487" title="Go to footnote 487"><span class="smaller">[487]</span></a>».</p>
+
+<p>Une impression si extraordinaire ne tenait pas seulement à
+l'éloquence de l'orateur, bien qu'il se fût élevé à des hauteurs
+qu'il n'avait pas encore atteintes; elle ne tenait pas à sa passion,
+bien qu'elle n'eût jamais été aussi entraînante. Elle tenait surtout
+à ce qu'il venait de répondre à l'angoisse, jusque-là plus ou moins
+inconsciente, qui oppressait alors les âmes. Il avait éclairé, comme
+d'une lueur tragique, l'abîme vers lequel la France se sentait
+poussée, en même temps qu'il essayait de réveiller le courage un peu
+endormi de ceux que cet abîme épouvantait. C'était vraiment le cri
+d'alarme et le cri de guerre de la société en péril qu'il se trouvait
+avoir poussés.</p>
+
+<p>La discussion de l'adresse se prolongea, quelques jours encore, sans
+incident remarquable. Au vote sur l'ensemble, la minorité fut de 23
+voix: le chiffre parut élevé pour la Chambre des pairs.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> IV</h4>
+
+<p>Le débat du Luxembourg avait pu un moment attirer l'attention par le
+talent des orateurs; mais le résultat n'en avait jamais été douteux
+pour personne. C'est au Palais-Bourbon que devait se livrer la
+grande bataille. Plus on en approchait, plus l'opinion se montrait
+nerveuse et inquiète. Le chroniqueur politique de la <cite>Revue des Deux
+Mondes</cite>, alors favorable au ministère, écrivait le 15 janvier: «Le
+cabinet ne peut se dissimuler qu'il règne, dans l'opinion publique,
+et même dans l'esprit de beaucoup de ses amis, une sorte de panique,
+d'autant plus dangereuse qu'elle est indéterminée.» Le <cite>Journal des
+Débats</cite> constatait lui-même, le 20 janvier, les rumeurs alarmantes
+qui de nouveau circulaient et se propageaient partout, sans qu'on
+en pût saisir l'origine. «Des gens, ajoutait-il, viennent vous
+dire, d'un air mystérieux que la situation est bien tendue. À voir
+certaines figures, à entendre certains discours, on croirait, pour
+parler le langage révolutionnaire, que nous sommes à la veille
+d'une journée... Il en reste, dans l'esprit public, une inquiétude
+vague. La Bourse baisse, et l'on finit par croire qu'il y a quelque
+chose, quoique personne ne puisse dire ce qu'il y a.» Faut-il croire
+que l'idée d'une révolution prochaine commençait à se présenter à
+certains esprits? Le roi des Belges, observateur perspicace, au
+c&oelig;ur un peu sec, disait, vers cette époque, au duc régnant de
+Saxe-Cobourg: «Mon beau-père sera sous peu chassé comme Charles X. La
+catastrophe éclatera inévitablement en France, et, par suite de cela,
+en Allemagne<a id="footnotetag488" name="footnotetag488"></a><a href="#footnote488" title="Go to footnote 488"><span class="smaller">[488]</span></a>.»</p>
+
+<p>Contrairement à l'usage, la Chambre des députés ne commença pas par
+discuter son adresse. La gauche voulut avoir auparavant, en guise
+de prologue, une séance de scandale, ce <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> qu'on appelait
+dans la session précédente une «séance de corruption». Il lui
+parut qu'après avoir été réduit à défendre sa moralité contre des
+accusations outrageantes, le ministère apporterait moins d'autorité
+dans les grands débats politiques. Or, par une continuation de
+cette sorte de malechance mystérieuse qui pesait, depuis un an,
+sur le gouvernement, il venait précisément de se faire, au cours
+d'un procès privé, une révélation qui fournissait aux opposants une
+arme redoutable. Voici les faits tels qu'ils furent alors jetés aux
+quatre vents de la publicité par les intéressés eux-mêmes. M. Petit,
+ex-receveur des finances à Corbeil, était en procès avec sa femme,
+à laquelle il reprochait des relations coupables avec M. Bertin
+de Vaux, pair de France et l'un des propriétaires du <cite>Journal des
+Débats</cite>; accusé à son tour d'avoir obtenu sa recette particulière
+grâce à la protection de l'homme qu'il présentait comme l'amant de
+sa femme, il fit rédiger par son avocat, M. Bethmont, député de
+la gauche, un mémoire destiné à sa justification, ou plutôt à sa
+vengeance. Ce mémoire ne pouvait nier l'entremise de M. Bertin, mais
+il exposait que M. Petit avait été nommé après avoir procuré au
+gouvernement, qui en avait besoin pour acquitter certaines promesses,
+la démission de plusieurs membres de la cour des comptes, et qu'il
+avait dédommagé ces derniers à prix d'argent, soit par une somme une
+fois payée, soit par une rente viagère. Ces marchés remontaient à
+1841 et 1844; circonstance aggravante, ils avaient été négociés dans
+le cabinet de M. Génie, chef du secrétariat particulier de M. Guizot.
+Averti à l'avance de la publication du mémoire, et en pressentant
+le très fâcheux effet, le gouvernement essaya de l'empêcher; il n'y
+réussit pas. Le mémoire fut lancé le 4 janvier, et l'un des premiers
+exemplaires fut remis au <cite>National</cite>, qui se hâta de reproduire les
+faits, en criant au scandale et à la corruption. On devine quel
+écho un pareil cri pouvait rencontrer dans une opinion encore tout
+émue des tristes débats de la session de 1847. Il paraît bien que
+ces achats de démission n'étaient pas chose nouvelle; il y en avait
+eu soit avant, soit depuis 1830, et sous les ministères les plus
+<span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> divers<a id="footnotetag489" name="footnotetag489"></a><a href="#footnote489" title="Go to footnote 489"><span class="smaller">[489]</span></a>. Leur légalité avait même été débattue devant
+les tribunaux, et certains arrêts l'avaient admise. L'expédient
+avait semblé parfois utile pour corriger certains effets de
+l'inamovibilité et assurer une sorte de retraite à des fonctionnaires
+âgés et infirmes. Peut-être les souvenirs de la vénalité des
+charges avaient-ils empêché de bien voir le vice de semblables
+pratiques. Mais il n'en restait pas moins que c'était un abus, et
+qu'un gouvernement faisait fâcheuse figure quand il se laissait
+surprendre la main dans de pareils brocantages. Les amis du cabinet
+s'en rendaient bien compte. «Cela produit beaucoup d'effet, écrivait
+l'un d'eux; les conservateurs se sentent mal à l'aise, et M. Guizot
+lui-même est très préoccupé<a id="footnotetag490" name="footnotetag490"></a><a href="#footnote490" title="Go to footnote 490"><span class="smaller">[490]</span></a>.»</p>
+
+<p>L'«affaire Petit», comme on disait alors, fut discutée le 21 janvier,
+à la Chambre des députés, sur une interpellation de M. Odilon Barrot.
+La veille, le ministère, pour marquer l'attitude qu'il entendait
+prendre, avait déposé un projet interdisant et réprimant les
+démissions données à raison d'une compensation pécuniaire. L'attaque
+fut vive. M. Odilon Barrot s'indigna avec une solennité déclamatoire;
+M. Dupin protesta au nom de la dignité de la magistrature; M. Dufaure
+fut l'adversaire le plus redoutable, très âpre sous son apparente
+modération. Derrière ces chefs d'emploi, s'agitait bruyamment le
+ch&oelig;ur des interrupteurs, manifestant, par ses gestes, par ses
+cris, par ses injures, le dégoût, le mépris, l'horreur que lui
+inspirait un gouvernement si corrompu. La tactique était visiblement
+de faire concentrer tous les coups sur le président du conseil.
+L'opposition voulait profiter de ce que le marché avait été fait
+dans le cabinet de M. Génie et, en quelque sorte, sous les yeux de
+M. Guizot, pour atteindre ce dernier dans son renom, jusqu'alors
+incontesté, d'austérité. «On veut l'abattre à force de clameurs»,
+écrivait M. de Barante<a id="footnotetag491" name="footnotetag491"></a><a href="#footnote491" title="Go to footnote 491"><span class="smaller">[491]</span></a>. Mais M. Guizot n'était pas de ceux
+auxquels on faisait ainsi courber la tête. Il <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> répondit
+avec une hauteur attristée. Sans discuter le détail des faits, sans
+plaider l'ignorance personnelle, sans opposer scandale à scandale
+par l'étalage de ce qui avait été fait sous d'autres ministères, il
+se borna à affirmer que l'abus était ancien, mais il reconnut que
+c'était un abus, annonça sa résolution de le proscrire à l'avenir,
+et déclara que, depuis plus de deux ans déjà, il avait cessé. Il
+ne se plaignait pas «de voir de nouvelles susceptibilités morales
+s'introduire dans les m&oelig;urs, de voir tomber devant la publicité,
+devant l'élévation croissante des sentiments, des usages longtemps
+tolérés». Il demandait seulement que ce progrès ne rendît pas injuste
+envers le passé. De la part de l'opposition, sans doute, il savait
+n'avoir pas à attendre d'équité. «Cependant, ajoutait-il, en présence
+d'hommes qui ont voué leur vie entière à la cause de l'ordre et des
+libertés du pays,... en présence d'hommes que jamais, dans la pensée
+même de leurs adversaires, aucun intérêt personnel, autre que celui
+du pouvoir dont ils sont chargés, n'a fait agir, il me semble que
+ce qui se passe aujourd'hui devant vous dépasse la limite ordinaire
+des atteintes portées à la justice ou à la vérité... Je n'ai pas
+un mot de plus à dire à l'opposition. Quant à mes amis, ce n'est
+pas moi qui les découragerai jamais d'être aussi vigilants et aussi
+exigeants qu'ils le pourront dans la cause de la moralité publique et
+privée... Je demande seulement au parti conservateur de se souvenir
+toujours que les hommes qu'il honore de sa confiance ont recueilli
+de nos temps orageux un héritage très mêlé... Nous travaillons
+incessamment à régler, à épurer cet héritage... S'il a la confiance
+que c'est là ce que nous faisons, qu'alors il se souvienne que
+l'&oelig;uvre est très difficile, quelquefois très amère, et que nous
+avons besoin de n'être pas un instant affaiblis dans ce rude travail.
+Nous avons besoin que le parti conservateur voie toujours les choses
+exactement comme elles sont, sans faiblesse et sans charlatanerie.
+Nous avons besoin qu'il nous soutienne de toute sa force. Si le
+moindre affaiblissement devait nous venir de lui dans la tâche
+difficile que nous poursuivons, je n'hésite pas à dire que, pour mon
+compte et pour celui de mes <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> amis, nous ne l'accepterions
+pas un instant.» Ainsi mise en demeure, la Chambre ne manqua pas au
+cabinet; par 225 voix contre 146, elle déclara sa «confiance dans la
+volonté exprimée par le gouvernement et dans l'efficacité des mesures
+qui devaient prévenir le retour d'un ancien et regrettable abus».</p>
+
+<p>La victoire paraissait complète. M. Guizot s'était tiré avec habileté
+et dignité d'une situation difficile. Force était cependant d'avouer
+que le ministère sortait affaibli de ce débat. Tout en votant pour
+lui et en étant convaincue que ses accusateurs eussent fait pis
+encore, la majorité n'avait pas caché sa tristesse. Il est toujours
+fâcheux, pour un gouvernement, d'avoir à se défendre contre de telles
+attaques, fût-il absolument innocent, ce qui n'était pas alors le
+cas<a id="footnotetag492" name="footnotetag492"></a><a href="#footnote492" title="Go to footnote 492"><span class="smaller">[492]</span></a>. Toutefois l'opposition dynastique, qui avait mené cette
+campagne avec tant de passion, avait-elle sujet de se féliciter du
+résultat? Le discrédit qu'elle avait cherché à faire tomber sur
+le cabinet rejaillissait sur le régime tout entier, sur la classe
+gouvernante sans distinction de gauche ou de droite. De pareilles
+journées ne profitaient en réalité qu'aux révolutionnaires et aux
+socialistes.</p>
+
+<h4>V</h4>
+
+<p>Le lendemain même de l'orageux débat sur l'«affaire Petit», la
+Chambre des députés commençait la discussion de son adresse. La
+première bataille, qui ne dura pas moins de trois jours<a id="footnotetag493" name="footnotetag493"></a><a href="#footnote493" title="Go to footnote 493"><span class="smaller">[493]</span></a>, porta
+sur la question financière. D'ordinaire cette question était
+renvoyée au budget. Mais les meneurs croyaient <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> qu'elle
+fournissait, cette année, un terrain d'attaque exceptionnellement
+favorable, et ils étaient impatients d'en profiter. On se rappelle,
+en effet, le contre-coup fâcheux qu'avait eu sur les finances la
+mauvaise récolte de 1846<a id="footnotetag494" name="footnotetag494"></a><a href="#footnote494" title="Go to footnote 494"><span class="smaller">[494]</span></a>. Depuis lors, sans doute, la situation
+s'était notablement améliorée: l'excellente récolte de 1847 avait
+ramené l'abondance et le bas prix des subsistances; plus aucune
+crainte d'embarras monétaires; les affaires étaient redevenues
+actives; le revenu des contributions indirectes, en recul assez
+marqué pendant le premier semestre de 1847, avait repris sa marche
+en avant pendant le second, si bien que le résultat total de l'année
+se trouvait à peu près égal à celui de 1846: fait d'autant plus
+remarquable que le malaise persistait en Belgique, en Hollande, en
+Allemagne, en Angleterre surtout, où le déchet des impôts indirects
+pour 1847 n'était pas moindre de 55 millions. Toutefois, si la
+crise économique semblait à sa fin, les difficultés qui en étaient
+résultées pour nos finances n'avaient pu disparaître aussi vite;
+c'étaient ces difficultés dont l'opposition croyait pouvoir se faire
+une arme contre le cabinet.</p>
+
+<p>M. Thiers mena l'attaque. Pendant deux jours entiers, il fut presque
+constamment sur la brèche, critiquant, répliquant, interrompant, avec
+une verve qui ne faiblit pas un moment. Il excellait à illuminer, à
+animer, à vivifier ces matières d'ordinaire assez ternes, lourdes et
+arides. Si habile discuteur qu'il fût, il trouva un contradicteur
+capable de lui tenir tête; ce fut M. Duchâtel, qui se surpassa en
+cette circonstance, moins brillant que M. Thiers, mais non moins
+lumineux et d'une doctrine financière plus sûre, plus large et plus
+neuve. Quand, par exemple, M. Thiers déclarait l'épargne française
+incapable de fournir, sans tarir les sources où s'alimentaient
+le commerce et l'industrie, les 300 millions que l'État et les
+compagnies s'apprêtaient à lui demander annuellement pour les
+travaux de chemins de fer, il était singulièrement en retard, et sa
+conclusion, <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> qui tendait à ralentir la construction de notre
+réseau ferré, eût été désastreuse. Quand, au contraire, M. Duchâtel
+rappelait qu'on pouvait alléger les charges de l'État, non seulement
+en diminuant ses dépenses, mais aussi en accroissant ses ressources;
+quand il soutenait que certaines dépenses étaient fécondes, et
+qu'il exposait les avantages de la politique financière du «faire
+valoir», son idée était juste, à condition d'être appliquée avec
+mesure et de ne pas servir d'excuse au gaspillage. Tout le discours
+de M. Thiers tendait à présenter la situation comme dangereuse et
+très gravement compromise par ce qu'il appelait les «folies de la
+paix»: à son avis, avec des finances aussi engagées, il eût fallu
+être garanti contre tout péril de guerre; or il croyait qu'on ne
+l'était plus depuis les mariages espagnols; aussi terminait-il par ce
+coup de tocsin: «Je quitte cette tribune, profondément alarmé.» M.
+Duchâtel répondait que «la situation financière commandait une grande
+prudence, une salutaire réserve, mais qu'elle ne devait pas inspirer
+le découragement». Il se croyait sûr de «pouvoir conduire à bien,
+sans dommage et sans péril pour le pays, les grandes entreprises
+commencées».</p>
+
+<p>Entre le pessimisme de M. Thiers et l'optimisme relatif de M.
+Duchâtel, que faut-il croire? La vérité est qu'on était alors
+en train de réparer les suites de la crise de 1847: ce travail
+de réparation, analogue à celui que le gouvernement de Juillet
+avait déjà mené à bonne fin après 1830 et après 1840, n'était pas
+terminé, mais le plan en était tracé, et l'on pouvait entrevoir le
+moment où les choses seraient rétablies dans leur état normal. En
+ce qui touchait le budget ordinaire, si celui de 1847 se soldait
+par un gros déficit de 109 millions, on s'attendait, pour 1848, à
+un déficit beaucoup moindre, et on croyait pouvoir promettre le
+retour à l'équilibre pour 1849. La principale difficulté venait,
+on le sait, du budget extraordinaire et des travaux de chemins de
+fer et autres, mis provisoirement à la charge de la dette flottante
+jusqu'à ce qu'on pût y appliquer les réserves de l'amortissement. Ces
+réserves se trouvant, pour le moment, absorbées par les découverts
+du budget, la dette <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> flottante avait rapidement grossi; elle
+atteignait, le 1<sup>er</sup> janvier 1848, 630 millions, sur lesquels 285
+millions de bons du Trésor à court terme, et environ 143 millions
+de comptes courants des caisses d'épargne ou des correspondants du
+Trésor. Il y avait là évidemment un chiffre trop élevé d'engagements
+à vue ou à brève échéance; il pouvait en résulter, en cas de crise,
+de graves embarras; sur ce point, les critiques de M. Thiers étaient
+en partie fondées. Ajoutons que les travaux publics étaient loin
+d'être terminés; tels qu'ils avaient été fixés par la loi du 11
+juin 1842 sur les chemins de fer et par les lois successives qui
+l'avaient complétée, ils s'élevaient à un milliard 109 millions;
+sur cette somme, 412 millions seulement avaient été dépensés: il
+restait donc encore à pourvoir, pour les années suivantes, à près de
+700 millions; la dépense à faire de ce chef pour 1848 était fixée à
+150 millions. Cet avenir effrayait M. Thiers, qui croyait voir déjà
+la dette flottante à 800 millions. Il oubliait les deux causes qui
+devaient l'alléger. C'était d'abord l'emprunt de 350 millions que la
+loi du 8 août 1847 avait autorisé précisément dans ce dessein<a id="footnotetag495" name="footnotetag495"></a><a href="#footnote495" title="Go to footnote 495"><span class="smaller">[495]</span></a>;
+sur cette somme, 250 millions avaient été émis en rentes 3 pour 100
+et adjugées, le 10 novembre 1847, à la maison Rothschild, au taux de
+75 fr. 25<a id="footnotetag496" name="footnotetag496"></a><a href="#footnote496" title="Go to footnote 496"><span class="smaller">[496]</span></a>; les versements des adjudicataires étaient échelonnés
+jusqu'en novembre 1849<a id="footnotetag497" name="footnotetag497"></a><a href="#footnote497" title="Go to footnote 497"><span class="smaller">[497]</span></a>. La dette flottante devait aussi être
+dégagée par les remboursements que les compagnies de chemins de fer
+auraient à effectuer et qui s'élevaient à 205 millions. Grâce à cette
+double cause d'allégement, le gouvernement croyait pouvoir affirmer
+que la dette flottante ne s'augmenterait pas, et que bientôt même
+elle commencerait à diminuer. En effet, d'après ses calculs, en 1848
+ou au plus tard en 1849, tous les déficits des budgets antérieurs
+seraient <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> éteints par les réserves de l'amortissement qui
+s'élevaient maintenant à environ 90 millions par an. Ces réserves,
+devenues ainsi disponibles, pourraient alors être affectées aux
+travaux extraordinaires et dégageraient d'autant la dette flottante.
+En somme, en réunissant les 350 millions de l'emprunt, les 205
+millions dus par les compagnies et les réserves de l'amortissement,
+on calculait que vers 1855 on aurait terminé la liquidation de cette
+colossale entreprise, et que la dette flottante serait absolument
+dégagée. On aurait ainsi fait pour plus de 1,100 millions de travaux
+extraordinaires, presque tous productifs, en n'augmentant la dette
+publique que d'un capital de 350 millions. Ces calculs supposaient,
+il est vrai, qu'aucun événement ne viendrait d'ici la compromettre la
+paix extérieure ou la prospérité intérieure, et, par suite, détruire
+l'équilibre du budget ordinaire; qu'il n'y aurait aucun danger de
+guerre comme en 1840, aucune mauvaise récolte comme en 1846. C'était
+là évidemment le côté faible de la combinaison; on n'y faisait pas
+assez la part des accidents possibles.</p>
+
+<p>Toutefois, peut-on reprocher au gouvernement de n'avoir pas
+prévu la catastrophe qui allait éclater et de ne s'être pas
+préparé financièrement à son propre renversement? D'ailleurs,
+quelles précautions eussent pu prévenir les conséquences d'une
+révolution donnant le signal d'une panique universelle, arrêtant
+brusquement toutes les affaires, tarissant les impôts, ruinant le
+crédit, et provoquant le retrait en masse des dépôts faits aux
+caisses d'épargne? Les auteurs de cette révolution, placés en
+face de l'effroyable crise économique dont ils avaient toute la
+responsabilité, ont essayé de la rejeter sur le régime déchu; ils ont
+osé proclamer qu'à la veille des journées de Février, la banqueroute
+était imminente, et que la République seule en avait sauvé la
+France<a id="footnotetag498" name="footnotetag498"></a><a href="#footnote498" title="Go to footnote 498"><span class="smaller">[498]</span></a>. Pur mensonge dont il est <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> facile aujourd'hui
+de faire justice. C'est après et non avant la chute de la monarchie
+qu'il y a eu menace de banqueroute; et la faute en était à ceux qui
+avaient déchaîné la révolution et ne parvenaient pas, en dépit du mot
+de l'un d'eux, à faire de l'ordre avec du désordre.</p>
+
+<p>Et maintenant si l'on cherche à juger dans son ensemble la politique
+financière de la monarchie de Juillet, sans s'arrêter aux embarras
+passagers dans lesquels elle se trouvait encore engagée à la veille
+de sa chute, certains grands faits ressortent avec netteté. D'abord,
+loin d'avoir augmenté les impôts, elle les a réduits; si elle a
+ajouté 16 millions au principal de la contribution personnelle et
+mobilière et de la taxe sur les portes et fenêtres, elle a fait des
+dégrèvements pour plus de 60 millions, notamment sur l'impôt des
+boissons et sur la loterie; l'accroissement d'environ 300 millions
+qui s'est produit dans le revenu des contributions indirectes a
+été dû au développement de la richesse publique. En second lieu,
+elle a très peu emprunté: les rentes perpétuelles étaient, à la
+fin de la Restauration, de 202 millions, soit, si on en défalque
+environ 38 millions appartenant à la caisse de l'amortissement, 164
+millions; elles s'élevaient, en 1848, à 244 millions, soit, en en
+défalquant aussi 67 millions de rentes de la caisse d'amortissement,
+177 millions. Ce n'est donc qu'une augmentation de 13 millions pour
+les dix-huit années du règne, chiffre singulièrement minime si l'on
+songe que le total des rentes dépasse actuellement 900 millions. À
+la vérité, pour être absolument exact, les 13 millions devraient
+être augmentés des 8 à 9 millions de rentes dont l'émission,
+autorisée par la loi du 8 août 1847, n'a pu être réalisée avant la
+chute de la monarchie; cette émission, en effet, était nécessaire
+pour dégager la dette flottante. Ajoutons enfin que, parmi les 67
+millions de rentes appartenant en 1848 à la caisse d'amortissement,
+toutes ne provenaient pas, comme en 1830, de rachats; 38 millions
+provenaient de la consolidation des fonds des caisses d'épargne.
+Malgré ces deux <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> dernières observations, la monarchie de
+Juillet n'en doit pas moins être considérée comme ayant usé très
+discrètement de l'emprunt. Et cependant, sans impôts nouveaux, avec
+des emprunts si réduits, elle a fait plus de 1,600 millions de
+travaux extraordinaires; elle a dépensé plus d'un milliard pour la
+conquête de l'Algérie; elle a créé l'instruction primaire; elle a
+transmis à ses successeurs une armée en parfait état; elle a laissé
+un pays dont toutes les ressources avaient été ménagées et qui
+était en plein développement économique. Jamais on n'a fait autant
+pour l'avenir, en le grevant aussi peu. Devant ces résultats, que
+pèsent certaines difficultés momentanées, ou même certaines fautes
+de gestion? L'histoire est obligée de reconnaître qu'en dehors de la
+Restauration, aucun autre des régimes qui se sont succédé en France
+dans ce siècle ne se présente avec un pareil bilan.</p>
+
+<h4>VI</h4>
+
+<p>La discussion sur les finances avait été vive, mais honorable. À
+peine fut-elle finie que la Chambre retomba dans le scandale. M.
+Billault avait présenté un amendement demandant au gouvernement «de
+travailler sans relâche à développer la moralité des populations et
+de ne plus s'exposer à l'affaiblir par de funestes exemples». C'était
+vouloir infliger au cabinet une sorte de flétrissure infamante. La
+présentation d'un tel amendement par un homme qui n'appartenait
+pas aux opinions extrêmes, et qui avait même refusé de s'associer
+aux banquets, montrait à quel degré d'animosité en était venue
+l'opposition de toutes nuances.</p>
+
+<p>Le débat<a id="footnotetag499" name="footnotetag499"></a><a href="#footnote499" title="Go to footnote 499"><span class="smaller">[499]</span></a> commença toutefois par un discours d'une inspiration
+supérieure à l'amendement qu'il venait appuyer. J'ai déjà eu
+occasion de marquer le rôle parlementaire de <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> M. de
+Tocqueville, et comment, chez lui, la vue naturellement haute et
+lointaine du moraliste politique se trouvait parfois rabaissée et
+raccourcie par les préoccupations de l'homme de parti<a id="footnotetag500" name="footnotetag500"></a><a href="#footnote500" title="Go to footnote 500"><span class="smaller">[500]</span></a>. Cette
+dualité ne fut jamais plus apparente que dans le discours du 27
+janvier 1848. Le moraliste politique s'y montrait d'abord dans des
+avertissements d'une clairvoyance vraiment prophétique. «Pour la
+première fois depuis quinze ans, disait-il, j'éprouve une certaine
+crainte pour l'avenir;... pour la première fois, existe, dans
+le pays, le sentiment, l'instinct de l'instabilité, ce sentiment
+précurseur des révolutions, qui souvent les annonce, qui quelquefois
+les fait naître..... On dit qu'il n'y a point de péril parce qu'il
+n'y a pas d'émeute; on dit que, comme il n'y a pas de désordre
+matériel à la surface de la société, les révolutions sont loin de
+nous. Messieurs, je crois que vous vous trompez. Sans doute le
+désordre n'est pas dans les faits, mais il est entré profondément
+dans les esprits. Regardez ce qui se passe au sein de ces classes
+ouvrières qui, aujourd'hui, je le reconnais, sont tranquilles. Il est
+vrai qu'elles ne sont pas tourmentées par les passions politiques
+proprement dites, au même degré où elles ont été tourmentées jadis;
+mais ne voyez-vous pas que leurs passions, de politiques, sont
+devenues sociales? Ne voyez-vous pas qu'il se répand peu à peu
+dans leur sein des opinions, des idées qui ne vont pas seulement
+à renverser telles lois, tel ministère, tel gouvernement, mais la
+société même, à l'ébranler sur les bases sur lesquelles elle repose
+aujourd'hui? Ne voyez-vous pas que peu à peu il se dit dans leur
+sein que tout ce qui se trouve au-dessus d'elles est incapable et
+indigne de les gouverner; que la division des biens, faite jusqu'à
+présent dans le monde, est injuste; que la propriété repose sur
+des bases qui ne sont pas les bases équitables? Et ne croyez-vous
+pas que quand de telles opinions prennent racine, quand elles se
+répandent d'une manière presque générale, quand elles descendent
+profondément dans les masses, elles amènent, tôt ou tard, je ne sais
+pas quand, je ne sais pas <span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> comment, mais elles amènent tôt
+ou tard les révolutions les plus redoutables? Telle est, messieurs,
+ma conviction profonde; je crois que nous nous endormons à l'heure
+qu'il est sur un volcan.» Revenant sur la même idée, à la fin de
+son discours, il s'écriait avec une véritable angoisse: «Est-ce que
+vous ne ressentez pas, par une sorte d'intuition instinctive qui
+ne peut s'analyser, mais qui est certaine, que le sol tremble de
+nouveau en Europe? Est-ce que vous ne sentez pas, que dirai-je? un
+vent de révolution qui est dans l'air?..... Est-ce que vous avez,
+à l'heure où nous sommes, la certitude d'un lendemain? Est-ce que
+vous savez ce qui peut arriver en France, d'ici à un an, à un mois,
+à un jour peut-être? Vous l'ignorez; mais ce que vous savez, c'est
+que la tempête est à l'horizon, c'est qu'elle marche sur vous. Vous
+laisserez-vous prévenir par elle? Messieurs, je vous supplie de ne
+pas le faire; je me mettrais volontiers à genoux devant vous, tant
+je crois le danger réel et sérieux, tant je pense que le signaler
+n'est pas recourir à une vaine forme de rhétorique.» On ne relit
+pas aujourd'hui sans émotion ces paroles auxquelles l'événement
+est venu donner une si prompte et si tragique confirmation. Sur le
+moment, cependant, elles produisirent peu d'effet: l'opinion n'en
+fut pas remuée et effrayée, comme elle l'avait été par le discours
+de M. de Montalembert. Cette différence ne tenait pas seulement à
+ce que l'éloquence de M. de Tocqueville était de nature plus froide
+et moins communicative; elle tenait surtout à ce que, par d'autres
+côtés, sa thèse paraissait être une thèse de parti, et qu'à ce
+titre son pessimisme devenait suspect. En effet, quelle était sa
+conclusion? Il ne disait pas: «Oublions nos misérables querelles;
+unissons-nous contre le danger commun; faisons tous notre <i>meâ culpâ</i>
+de fautes qui sont celles, non de tel parti, de tel gouvernement,
+de tel ministère, mais d'une société où les révolutions politiques
+ont détruit les traditions, les principes, les croyances, et où la
+révolution économique menace d'aboutir à une sorte de matérialisme
+aussi dépravant pour les hautes classes qu'irritant pour les classes
+inférieures; travaillons ensemble à refaire les <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> m&oelig;urs
+publiques de la France.» Non, il retombait dans les griefs courants
+de l'opposition; on eût dit qu'il ne parlait de la dégradation
+des m&oelig;urs publiques que pour en imputer la responsabilité au
+ministère, et il offrait comme remède au péril si effrayant qu'il
+dénonçait, la réforme électorale et le remplacement de M. Guizot par
+M. Thiers.</p>
+
+<p>En dépit de cette conclusion, M. de Tocqueville s'était tenu
+généralement sur des hauteurs où les adversaires du cabinet
+n'entendaient pas se placer. Le signataire de l'amendement, M.
+Billault, lui restitua sa vraie portée, en rassemblant, dans un
+discours d'une acrimonie froide et venimeuse, tous les scandales
+réels ou imaginaires, exploités depuis un an par l'opposition.
+Conformément à la tactique qui s'était déjà manifestée lors de
+l'«affaire Petit», il chercha à faire retomber le poids infamant
+de ces scandales sur M. Guizot. «Jusqu'à présent, disait-il, la
+situation personnelle de M. le président du conseil avait donné
+à l'éloquence de sa parole une influence considérable. Jusqu'à
+présent, tous les reproches de corruption, de mauvais moyens, d'abus
+d'influence venaient mourir, au pied de cette tribune, devant
+l'austère magnificence de sa figure oratoire. Mais nous commençons à
+connaître les secrets intimes de cet extérieur éclatant. Nous savons
+que, derrière ce mirage oratoire qui enthousiasmait la majorité et
+qui frappait le pays, se cachent des pratiques dont l'influence est
+moins brillante, mais plus sûre.» Tous les regards étaient fixés sur
+le président du conseil. La tête renversée, plus pâle encore que de
+coutume, d'une effrayante immobilité, son émotion ne se trahissait
+que par les éclairs qui, de temps à autre, jaillissaient de ses
+yeux. Il dédaigna de répondre. Ce fut un membre de la majorité, M.
+Janvier, qui vint déplorer le tour pris par le débat; il termina par
+cette grave leçon à l'adresse de l'opposition constitutionnelle:
+«Elle travaille, dit-il, à faire des ruines sous lesquelles nous
+serions écrasés en commun. Pourtant elle a été durement avertie. On
+ne reprochera pas aux radicaux d'avoir fait de l'hypocrisie; ils
+ont montré une formidable, une implacable sincérité; ils se sont
+réservé, <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> une fois le parti conservateur abattu, de régler
+leur compte avec les dynastiques, comme ils les nomment. Les radicaux
+sont de terribles logiciens; ils ne tarderont pas à se prévaloir des
+arguments de leurs alliés d'un jour pour démontrer qu'il faut couper
+jusque dans sa racine l'arbre qui, depuis dix-huit ans, n'a produit
+que de mauvais fruits.» La leçon ne fut pas entendue, et ceux à qui
+elle était adressée n'en continuèrent pas moins leur vilaine besogne.
+À la séance suivante, M. de Malleville descendit à des personnalités
+plus mesquines encore; comme M. Billault, il visait principalement M.
+Guizot; il se complaisait à montrer «le souverain pontife du parti
+conservateur mêlé à d'indignes tripotages, receleur de démissions
+achetées à prix d'argent». Le garde des sceaux ayant répondu, M. de
+Girardin en prit prétexte pour lui lancer de grossières injures,
+visiblement inspirées par les plus méprisables rancunes. Plus on
+allait, plus le débat s'abaissait. La Chambre finit par en ressentir
+honte et dégoût. M. Dufaure, tout en se prononçant pour l'amendement,
+jugea nécessaire de désavouer les personnalités par lesquelles on
+l'avait appuyé. Après quelques mots de M. Duchâtel, cet amendement
+fut repoussé, par assis et levé, à une grande majorité.</p>
+
+<p>En dépit du vote, les journaux de gauche se félicitaient du débat:
+avec une sorte de joie féroce, ils comparaient les moyens de
+discussion employés par l'opposition à des «coups de stylet»; ils
+proclamaient que M. Guizot avait été condamné non seulement dans sa
+politique, mais dans sa probité, dans son honneur, et ils saluaient
+d'avance «le procès qui devait le conduire où son collègue Teste
+l'attendait». La vérité était que cette violence finissait par faire
+un tort sérieux au ministère. M. de Barante, dans une lettre à un
+ami, après avoir constaté que ce qui se passait à la Chambre «n'était
+plus une discussion parlementaire, mais une vraie guerre civile où
+l'on veut détruire son ennemi par tous les moyens», ajoutait: «Cette
+situation afflige et effraye un grand nombre de conservateurs. Les
+uns lâchent pied; les autres cherchent des conciliations; beaucoup
+sont portés au blâme et au mécontentement.» <span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> Il disait
+encore, dans une autre lettre: «Une partie des conservateurs savent
+mauvais gré à M. Guizot d'avoir tant d'ennemis<a id="footnotetag501" name="footnotetag501"></a><a href="#footnote501" title="Go to footnote 501"><span class="smaller">[501]</span></a>.»</p>
+
+<h4>VII</h4>
+
+<p>Heureusement, pour l'honneur des derniers jours du régime
+parlementaire, le débat se releva avec les affaires extérieures.
+L'Italie occupa deux séances<a id="footnotetag502" name="footnotetag502"></a><a href="#footnote502" title="Go to footnote 502"><span class="smaller">[502]</span></a>; la Suisse, trois<a id="footnotetag503" name="footnotetag503"></a><a href="#footnote503" title="Go to footnote 503"><span class="smaller">[503]</span></a>. M. de
+Lamartine, qui n'avait pas paru à la tribune depuis dix-huit
+mois, ouvrit le feu sur la question italienne: sa harangue, plus
+sentimentale que politique, plus déclamatoire qu'éloquente, fut ce
+qu'on pouvait attendre de l'auteur de l'<cite>Histoire des Girondins</cite>.
+Avec de grandes phrases sur la sympathie due aux peuples opprimés,
+il accusa le gouvernement de s'être montré d'une «partialité
+inqualifiable pour le seul antique ennemi de la France, la maison
+d'Autriche», et d'avoir travaillé à maintenir, au delà des Alpes,
+«l'oppression étrangère, les abus, le morcellement et l'impuissance
+des États italiens»; puis, généralisant son grief, il s'écria:
+«Depuis les mariages espagnols, il a fallu que la France, à l'inverse
+de sa nature, à l'inverse des siècles et de la tradition, devint
+gibeline à Rome, sacerdotale à Berne, autrichienne en Piémont, russe
+à Cracovie, française nulle part, contre-révolutionnaire partout!»</p>
+
+<p>M. Guizot se leva pour répondre; il fut tout de suite visible que les
+outrages dont il venait d'être abreuvé depuis le commencement de la
+session, ne l'avaient pas abattu. Aussi maître de son visage, de son
+geste, de sa voix, de sa pensée, qu'au lendemain d'un triomphe, sa
+parole était fière, imposante. Vainement l'opposition, surprise et
+irritée de voir porter la tête si haut à celui qu'elle se flattait
+d'avoir accablé, tentait-elle <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> de le démonter par ses
+clameurs injurieuses; chaque apostrophe qu'elle lui jetait provoquait
+de sa part une réplique qui mettait en déroute les imprudents
+agresseurs. Domptant la gauche comme un cheval ombrageux qu'on ramène
+à l'obstacle jusqu'à ce qu'il l'ait franchi, il la forçait à entendre
+l'éloge de la modération de l'Autriche. Interrompu lorsqu'il disait:
+«Nous avons accepté les traités de 1815», par des voix lui criant:
+«subis, subis!»&mdash;«Comment, messieurs, leur répondait-il, vous trouvez
+plus honorable et plus fier de dire que vous les avez subis!» Après
+chacun de ces incidents, renouvelés dix fois avant qu'il eût parlé un
+quart d'heure, le ministre reprenait le fil de son discours avec une
+entière liberté d'esprit. La gauche, vaincue, finit par l'écouter en
+silence. La politique qu'il exposait, nous la connaissons: politique
+de «juste milieu», comme disait le ministre, favorable aux réformes,
+sympathique à Pie IX, mais en garde contre les entraînements
+révolutionnaires et belliqueux, se refusant «à faire, pour enlever
+la Lombardie à l'Autriche, ce que la France n'avait pas voulu faire,
+au lendemain de 1830, pour reprendre elle-même la frontière du Rhin
+et la frontière des Alpes». La majorité paraissait goûter ces idées,
+et quand le président du conseil descendit de la tribune, il fut
+accompagné jusqu'à son banc par des acclamations enthousiastes.</p>
+
+<p>Le lendemain, ce fut le tour de M. Thiers. Au début, à l'entendre
+grossir la voix pour dénoncer les «tyrans» et les «bourreaux» de
+l'Italie, on put croire à une répétition de la <cite>Marseillaise</cite>
+déjà chantée à la tribune par M. de Lamartine. Mais s'il voulait
+plaire à l'opposition, il entendait ne pas devenir impossible comme
+ministre; or il se rendait bien compte que, sur ce terrain des
+affaires italiennes, dépasser une certaine limite, c'était tomber
+dans la guerre<a id="footnotetag504" name="footnotetag504"></a><a href="#footnote504" title="Go to footnote 504"><span class="smaller">[504]</span></a>. De là, dans son discours, après des phrases
+qui semblaient d'un tribun, <span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> des conclusions qui étaient
+d'un ministre éventuel. Le premier criait qu'il fallait «détester»
+les traités de 1815; le second se hâtait d'ajouter qu'il fallait
+les «observer». En somme, M. Thiers se défendait de vouloir, en
+Italie, aucun bouleversement, aucun remaniement de territoire, et,
+tout en affectant de combattre la politique du gouvernement, il
+n'aboutissait qu'à revendiquer, comme lui, l'indépendance des divers
+États de la Péninsule et à demander qu'on les encourageât dans leurs
+réformes. Surprise, désappointée, l'opposition, qui avait commencé
+par applaudir l'orateur, devint bientôt silencieuse; elle laissait
+même entrevoir une irritation qui devait éclater plus librement, le
+lendemain, dans ses journaux<a id="footnotetag505" name="footnotetag505"></a><a href="#footnote505" title="Go to footnote 505"><span class="smaller">[505]</span></a>.</p>
+
+<p>M. Guizot profita habilement de l'avantage que lui donnait le
+discours de M. Thiers. Avec une modération qui n'était pas sans
+persiflage, il se félicita de se trouver si parfaitement d'accord
+avec son adversaire. «Vous demandez, lui dit-il en substance, qu'on
+défende l'indépendance des États et qu'on encourage les réformes; ç'a
+été précisément la politique du cabinet; tout au plus différons-nous
+sur certains détails de forme, sur l'emploi de certains gros mots que
+vous eussiez probablement laissés de côté si vous étiez au pouvoir;
+ainsi, nous n'avons pas qualifié les gouvernements de <em>tyrans</em> et de
+<em>bourreaux</em>, ne croyant pas utile et convenable de traiter de cette
+manière ceux qu'on veut ramener à des sentiments de modération, de
+clémence et de générosité envers les peuples; ainsi encore, nous ne
+nous sommes pas vantés de <em>détester</em> les traités que nous jugions
+nécessaire de maintenir et de respecter, estimant que ce n'était
+peut-être pas la meilleure manière d'en conseiller le respect et
+d'en assurer le maintien; mais, à cela près, nous sommes d'accord;
+les bons conseils que vous nous avez donnés, nous les avons suivis
+d'avance; ce que vous avez dit, nous l'avons déjà fait<a id="footnotetag506" name="footnotetag506"></a><a href="#footnote506" title="Go to footnote 506"><span class="smaller">[506]</span></a>.» M.
+Thiers se sentit pris au <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> piège, et, contrairement à son
+habitude, il ne répliqua pas. Ses mouvements d'épaule et la moue
+de son visage trahissaient assez clairement sa contrariété. À son
+défaut, M. Odilon Barrot vint déclamer furieusement contre les
+traités de 1815, qui, disait-il, n'existaient plus en droit, s'ils
+existaient encore en fait. Cela n'était pas pour rendre moins fausse
+la situation de M. Thiers, ni pour atténuer le succès de M. Guizot;
+aussi se trouva-t-il une grande majorité pour approuver la politique
+italienne du ministère.</p>
+
+<p>M. Thiers voulut prendre sa revanche dans la discussion des affaires
+de Suisse. La question lui paraissant diplomatiquement close, il crut
+les hardiesses de langage moins compromettantes et visa à se faire
+pardonner par la gauche sa réserve dans le débat sur l'Italie. Tout
+d'abord, il marqua qu'il voyait, dans ce qui s'était passé en Suisse,
+la lutte de la révolution et de la contre-révolution; la France ne
+pouvait, à son avis, prendre parti contre la première sans trahir
+son principe et sacrifier son intérêt. Suivait un long récit où,
+avec une habileté perfide, les faits étaient toujours présentés à
+l'honneur des radicaux. L'orateur «applaudissait» sans réserve «à la
+grande force déployée par la diète contre le Sonderbund», et accusait
+le gouvernement du roi Louis-Philippe de «s'être conduit comme eût
+pu le faire Charles X». Puis, faisant allusion aux négociations
+qui se continuaient avec les puissances <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> continentales, il
+s'efforçait de soulever l'opinion en lui montrant une perspective
+d'intervention armée. «À la face de la France et de l'Europe», il
+défiait solennellement le ministère d'oser demander à la Chambre «un
+homme et un écu pour envoyer une armée en Suisse». Il ajoutait que,
+si on ne voulait pas l'intervention, la politique suivie conduisait
+à une issue ridicule. «Vous êtes coupable, en Suisse, concluait-il,
+ou des plus mauvais sentiments, ou d'une imprévoyance impardonnable,
+et peut-être des deux torts à la fois.» Jamais la parole de M. Thiers
+n'avait été plus pressante, plus saisissante; jamais il n'avait eu
+plus de verve et d'éclat; mais jamais aussi il ne s'était montré
+plus audacieusement révolutionnaire. «On dit, s'écriait-il, que
+les hommes qui viennent de triompher en Suisse sont radicaux, et
+on croit avoir tout dit en les accusant de radicalisme. Je ne suis
+pas radical, messieurs, les radicaux le savent bien, et il suffit
+de lire leurs journaux pour s'en convaincre. Mais entendez bien mon
+sentiment. Je suis du parti de la révolution, tant en France qu'en
+Europe; je souhaite que le gouvernement de la révolution reste dans
+la main des hommes modérés; je ferai tout ce que je pourrai pour
+qu'il continue à y être; mais, quand ce gouvernement passera dans la
+main d'hommes qui sont moins modérés que moi et mes amis, dans la
+main d'hommes ardents, fussent les radicaux, je n'abandonnerai pas ma
+cause pour ce motif: je serai toujours du parti de la révolution.» À
+cette déclaration que l'orateur, le bras étendu, la tête haute, avait
+faite avec une énergie voulue, la gauche, surprise et ravie, répondit
+par des bravos frénétiques, auxquels les rédacteurs du <cite>National</cite>
+s'associèrent ouvertement du haut de la tribune des journalistes.
+Trois fois M. Thiers voulut reprendre son discours, trois fois les
+acclamations réitérées l'en empêchèrent. L'impression ne fut pas
+moins vive de l'autre côté de la Chambre: seulement c'était de la
+colère, de l'indignation. Les conservateurs voyaient plus clairement
+encore qu'ils ne l'avaient vu dans le passé, ce qu'ils auraient à
+craindre d'un retour de M. Thiers au ministère. Ces sentiments se
+manifestaient <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> même chez quelques-uns de ceux qu'on pouvait
+croire avoir partie liée avec l'opposition. De ce nombre était M.
+Molé: alors fort prononcé contre M. Guizot dont il se flattait de
+recueillir la succession, il avait négocié d'avance avec la gauche
+la composition de son futur cabinet; depuis le commencement de la
+discussion de l'adresse, il assistait à toutes les séances de la
+Chambre des députés, dans l'attente visible de l'événement qui lui
+ouvrirait l'accès du pouvoir, et ne cachait nullement son intimité
+avec les opposants les plus animés; néanmoins, après le discours
+de M. Thiers sur les affaires de Suisse, il ne put contenir son
+irritation; il allait répétant partout dans les couloirs: «Ce sont
+d'odieux sophismes!»</p>
+
+<p>M. Guizot eût désiré répondre immédiatement; mais brisé par la
+fatigue des débats antérieurs, souffrant en outre d'un violent accès
+de grippe, il se trouvait physiquement hors d'état de le faire. Le
+lendemain, bien que très faible encore, il voulut parler quand même.
+Son discours se ressentit de l'état de sa santé; il parut languissant
+et terne, surtout après celui de M. Thiers. Le président du conseil
+n'en parvint pas moins à faire la lumière, et sur le droit des
+puissances à regarder aux affaires intérieures de la Suisse, et sur
+la justice de la cause du Sonderbund, et sur l'iniquité des radicaux.
+Ce qui fit le plus d'effet fut la citation de plusieurs dépêches
+que M. Thiers lui-même avait écrites en 1836, et dans lesquelles
+il gourmandait et menaçait les radicaux suisses beaucoup plus
+rudement que ne l'avait fait depuis le ministère conservateur<a id="footnotetag507" name="footnotetag507"></a><a href="#footnote507" title="Go to footnote 507"><span class="smaller">[507]</span></a>.
+La contradiction entre le langage de ces dépêches et celui que le
+même homme d'État venait de tenir à la tribune était telle, qu'elle
+provoqua, de la part de la majorité, pendant la lecture des pièces,
+une succession presque ininterrompue de rires et d'exclamations.
+Avec son impatience accoutumée, M. Thiers demanda à s'expliquer
+immédiatement et ne fit que s'enferrer davantage. Explicite sur
+le passé, M. Guizot fut réservé sur l'avenir <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> connaissant
+les préjugés répandus jusque dans une partie des conservateurs,
+il n'osait pas trop dévoiler son intention de continuer, dans les
+affaires suisses, l'entente avec les puissances continentales. Au
+moment du vote, pressé de nouveau sur ce point par M. Thiers, il
+déclara, à deux reprises, pour éviter de s'expliquer, que le projet
+d'adresse, tel qu'il était rédigé, impliquait seulement approbation
+de ce qui avait été fait jusqu'alors. «La Chambre, ajoutait-il, reste
+parfaitement libre dans son jugement sur ce qui pourra se faire;
+il n'y a pas un mot qui enchaîne l'avenir et qui le préjuge, ni
+pour le gouvernement, ni pour la Chambre.» Sur cette déclaration,
+l'amendement de l'opposition fut repoussé par 206 voix contre 126.</p>
+
+<p>Dans la question suisse comme dans la question italienne, M. Guizot
+avait donc eu pour lui une majorité considérable. Néanmoins,
+n'était-ce pas une attitude assez inusitée de la part d'un ministère,
+que cette façon de limiter au passé l'approbation demandée? Cela seul
+ne montrait-il pas quelles difficultés rencontrait, dans l'état de
+l'opinion, la politique, pourtant alors très justifiée, qui tendait
+à se rapprocher des puissances continentales et à profiter du besoin
+que celles-ci avaient de se mettre derrière la France? On en vient à
+se demander si M. Guizot eût pu jamais triompher de préventions si
+fortes, et s'il n'eût pas nécessairement succombé le jour où il lui
+aurait fallu faire accepter du pays quelque démarche manifestant ce
+rapprochement. Étrange et inintelligente contradiction de ce public
+qui attendait de son gouvernement qu'il lui assurât, en Europe,
+toutes les satisfactions de la prépondérance, si ce n'était même
+les profits de la conquête, et qui, par une sorte de sentimentalité
+révolutionnaire, répugnait à la liberté d'alliances qui était la
+condition première d'une telle politique!</p>
+
+<p>Il y avait déjà treize séances que l'opposition s'acharnait contre
+M. Guizot. Elle ne pouvait se vanter de l'avoir une seule fois
+battu; mais, en voyant la faiblesse relative de son discours sur
+la Suisse, elle se flattait qu'il était physiquement <span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> hors
+de combat; elle croyait avoir brisé sinon son courage, du moins
+sa voix. Ses journaux le déclaraient usé, fini: M. Guizot aphone,
+c'était Samson dépouillé de sa chevelure. «Tout le monde a pu se
+convaincre, disait une feuille de ce parti, que sa voix compte pour
+une grosse moitié dans son éloquence.» Ce peu généreux espoir devait
+être de courte durée. Dès la séance suivante<a id="footnotetag508" name="footnotetag508"></a><a href="#footnote508" title="Go to footnote 508"><span class="smaller">[508]</span></a>, un député de la
+gauche, M. Lherbette, ayant débité une diatribe contre la nomination
+du duc d'Aumale au gouvernement de l'Algérie, M. Guizot n'y peut
+tenir, et, malgré sa souffrance, il prend la parole. Il ne la garde
+qu'une demi-heure, mais c'est assez pour y déployer, avec un éclat
+extraordinaire, les qualités même qu'on avait pu croire voilées lors
+de son précédent discours; on ne saurait imaginer parole plus serrée,
+plus nerveuse, plus vibrante. De M. Lherbette et de ses sottises, il
+n'est plus trace; tout a été broyé. Avec cela, d'admirables accents
+pour exprimer la fierté de l'homme et la loyauté du royaliste. Le
+geste, l'allure, semblent avoir quelque chose d'inspiré. Ajoutez la
+pâleur de ce visage altéré, ce regard où brûle la fièvre, cette voix
+sombre, d'abord incertaine, mais bientôt subjuguée par une volonté
+maîtresse. L'assemblée, qui ne s'attendait à rien de pareil, en est
+toute saisie. Tandis que la majorité, soulevée de ses bancs, éclate
+en applaudissements, la gauche demeure stupide et anéantie, en voyant
+se dresser, si grand et si terrible, l'orateur qu'elle croyait
+terrassé; elle ne songe pas à l'interrompre et semble presque sur le
+point d'être entraînée dans l'enthousiasme général. Au sortir de la
+séance, chacun disait que M. Guizot n'avait jamais eu un plus beau
+triomphe oratoire<a id="footnotetag509" name="footnotetag509"></a><a href="#footnote509" title="Go to footnote 509"><span class="smaller">[509]</span></a>. Qui donc aurait pu se douter que c'était le
+dernier?</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> VIII</h4>
+
+<p>En somme, jusqu'à ce jour, le ministère a fait assez bonne figure
+dans la bataille, et le duc de Broglie pouvait écrire à son fils,
+le 7 février 1848: «Les choses marchent ici laborieusement,
+mais glorieusement. La majorité est solide<a id="footnotetag510" name="footnotetag510"></a><a href="#footnote510" title="Go to footnote 510"><span class="smaller">[510]</span></a>.» Toutefois, on
+n'avait pas encore abordé la question la plus brûlante et la plus
+périlleuse, celle des banquets et de la réforme. Sur ce point, le
+projet d'adresse faisait docilement écho au discours du trône; il
+parlait des «agitations que soulevaient des passions <em>ennemies</em> ou
+des entraînements <em>aveugles</em>», et se bornait à des généralités sur
+l'ordre social et les libertés publiques, sans un mot qui donnât
+pour l'avenir une espérance de réforme. Était-ce répondre au vrai
+sentiment des conservateurs? Plus que jamais, on pouvait discerner,
+chez un certain nombre d'entre eux, une sorte d'hésitation inquiète,
+le sentiment qu'il «fallait faire quelque chose». Dans la lettre
+même que je viens de citer, après avoir constaté la «solidité» de la
+majorité, le duc de Broglie ajoutait: «Elle n'est ébranlable que par
+un point: le désir d'un petit bout de réforme pour satisfaire aux
+engagements pris avec les collèges électoraux et apaiser l'opinion
+publique, qui est fort gâtée par les banquets et par la mauvaise
+année que nous venons de passer.»</p>
+
+<p>Ce besoin de voir «faire quelque chose» ne se manifestait pas
+seulement chez les conservateurs «progressistes», plus ou moins
+détachés du cabinet, mais chez les ministériels les plus dévoués.
+J'ai déjà eu occasion de parler de l'article que M. de Morny avait
+publié dans la <cite>Revue des Deux Mondes</cite> du 1<sup>er</sup> janvier 1848<a id="footnotetag511" name="footnotetag511"></a><a href="#footnote511" title="Go to footnote 511"><span class="smaller">[511]</span></a>.
+Dans cet article, tout en se défendant d'être un «progressiste»
+ou un «dissident», il déclarait que la réforme parlementaire
+était «l'objet d'un v&oelig;u presque unanime»; <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> sans doute,
+disait-il, cette concession aura «moins bonne mine» après les
+banquets qu'elle n'aurait eu au commencement de 1847; mais «vouloir
+introduire l'amour-propre dans ces situations, c'est refuser au
+pays sa participation et son influence; un gouvernement ne doit
+pas résister par pique». M. de Morny ne se contenta pas de faire
+connaître ainsi son sentiment au public; il vint trouver M. Guizot,
+qui faisait cas de son esprit et de son courage. «Prenez-y garde,
+dit-il au président du conseil, je ne prétends pas que ce mouvement
+soit bon, mais il est réel; il faut lui donner quelque satisfaction.
+Dans quelle mesure? Je ne sais pas; mais il y a quelque concession
+à faire. Plusieurs de nos amis le pensent sans vous le dire. Si
+vous ne vous y prêtez pas, on hésitera, on se divisera.&mdash;Vous me
+connaissez assez, répondit M. Guizot, pour ne pas supposer qu'à les
+considérer en elles-mêmes, j'attache aux réformes dont on parle une
+importance capitale; quelques électeurs de plus dans les collèges et
+quelques fonctionnaires de moins dans la Chambre ne bouleverseraient
+pas l'État. Je ne me fais pas non plus illusion sur la situation
+du cabinet; il dure depuis bien longtemps; les assiégeants sont
+impatients; et, parmi nos amis assiégés avec nous, quelques-uns
+sont las et voudraient bien un peu de repos. S'il ne s'agissait que
+de cela, ce serait facile à arranger. Mais ne vous y trompez pas:
+l'affaire n'est plus dans la Chambre; on l'en a fait sortir; elle
+a passé dans ce monde du dehors, illimité, obscur, bouillonnant,
+que les brouillons et les badauds appellent le peuple...&mdash;Je le
+sais bien, reprit M. de Morny, et c'est à cause de cela que je suis
+inquiet; si ce mouvement continue, si on va où il pousse, nous
+arriverons je ne sais où, à quelque catastrophe; il faut l'arrêter à
+tout prix, et on ne le peut que par quelque concession.&mdash;Retirez donc
+la question, dit M. Guizot, des mains qui la tiennent aujourd'hui;
+qu'elle rentre dans la Chambre; que la majorité fasse un pas dans
+le sens des concessions indiquées; si petite qu'elle soit, je vous
+réponds qu'elle sera comprise et que vous aurez un nouveau cabinet
+qui fera ce que vous croyez nécessaire.&mdash;C'est aisé à dire, répondit
+M. de <span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> Morny, mais ce sera là bien autre chose que la
+retraite du cabinet; ce sera la défaite, la désorganisation plus ou
+moins profonde, plus ou moins longue, du parti conservateur. Qui
+sait ce qui en résulterait? Et qui voudra se faire l'instrument d'un
+tel coup?&mdash;Je vous comprends, répliqua le président du conseil,
+mais, à coup sûr, vous comprenez aussi que ce n'est pas moi qui me
+chargerai de cette &oelig;uvre. Qu'une majorité nouvelle en décide. Si
+la question rentre dans la Chambre, c'est au groupe réformiste qu'il
+appartient de la vider<a id="footnotetag512" name="footnotetag512"></a><a href="#footnote512" title="Go to footnote 512"><span class="smaller">[512]</span></a>.» Ce ne fut pas le seul avis donné alors
+à M. Guizot, des dispositions de la majorité. Vers cette époque
+(probablement dans les premiers jours de février), un groupe assez
+nombreux de députés conservateurs déléguait, après délibération,
+deux des leurs, MM. de Goulard et d'Angeville, auprès du président
+du conseil, afin d'appeler son attention sur la nécessité de la
+réforme parlementaire; ces délégués devaient en outre toucher une
+question plus délicate, celle du remplacement de M. Hébert, jugé trop
+provocant, et de l'éloignement de M. Génie, compromis par l'«affaire
+Petit». M. Guizot reconnut qu'il y avait quelque chose à faire sur
+les incompatibilités, mais que cela devait être l'&oelig;uvre du parti
+conservateur, accomplie à son heure et non sous l'injonction de
+l'opposition; il défendit dans M. Hébert son collègue le plus dévoué;
+tout au plus parut-il résigné à se séparer de M. Génie<a id="footnotetag513" name="footnotetag513"></a><a href="#footnote513" title="Go to footnote 513"><span class="smaller">[513]</span></a>.</p>
+
+<p>De ces diverses démarches, il résultait clairement que la politique
+de résistance était à bout. Comme l'a écrit le duc de Broglie:
+<span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> «La majorité de la majorité était plus d'à moitié vaincue
+ou convaincue.» Encore un peu de patience, et l'opposition, obtenait
+sûrement sa réforme. C'est le moment qu'elle choisit pour sortir de
+cette enceinte parlementaire, où elle touche à la victoire, et pour
+faire de nouveau appel à l'agitation extérieure qui ne doit profiter
+qu'aux révolutionnaires. On ne saurait comprendre comment elle y a
+été amenée, sans revenir de quelques jours en arrière.</p>
+
+<p>Aussitôt la session ouverte, les chefs du centre gauche et de la
+gauche modérée avaient déclaré que, ne jugeant pas convenable
+d'opposer une tribune populaire à celle du Parlement, ils ne
+consentiraient plus désormais à assister à des banquets. Ils
+n'étaient d'ailleurs pas fâchés d'avoir une raison d'interrompre
+une campagne où ils se sentaient débordés. Dans les premiers jours
+de janvier, l'idée s'étant présentée à quelques personnes qu'une
+agitation commencée à Paris devait se clore dans la même ville,
+il avait été question de faire deux banquets, l'un dans le 2<sup>e</sup>
+arrondissement, l'autre dans le 12<sup>e</sup>. Invités à y prendre part,
+MM. Odilon Barrot, Duvergier de Hauranne et leurs amis, fidèles à
+leur résolution, répondirent par un refus formel et invitèrent les
+organisateurs à ajourner leur projet. Ceux du 2<sup>e</sup> arrondissement y
+consentirent sans difficulté. Ceux du 12<sup>e</sup> (c'était le quartier du
+Panthéon) persistèrent. Ils formèrent un comité où ils appelèrent
+plusieurs députés radicaux, MM. Marie, Crémieux, Garnier-Pagès,
+Boissel, et un républicain du Comité central, M. Pagnerre. Puis,
+ayant fixé le jour de leur banquet au 19 janvier, ils en donnèrent
+avis au commissaire de police. Le gouvernement était résolu à ne
+plus user envers les banquets d'une tolérance que beaucoup de
+conservateurs lui avaient reprochée. Le préfet de police répondit
+donc, le 14 janvier, par un refus d'autorisation, et annonça qu'il
+s'opposerait à la réunion<a id="footnotetag514" name="footnotetag514"></a><a href="#footnote514" title="Go to footnote 514"><span class="smaller">[514]</span></a>. Le comité, tout en retardant
+l'exécution de son <span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> projet, répliqua que «le préfet avait
+confondu une déclaration pure et simple du lieu et du jour du
+banquet, avec la demande d'une autorisation qu'on n'avait ni à
+solliciter, ni à refuser», et il déclara «regarder la sommation
+de M. le préfet comme un acte de pur arbitraire et de nul effet».
+Interrogé, le 18 janvier, à la Chambre des pairs par M. d'Alton-Shée,
+M. Duchâtel dit que le préfet avait agi par ses ordres; il ajouta
+que, conformément à de nombreux précédents, il se tenait pour investi
+par les lois générales de police, et notamment par la loi de 1790, du
+droit d'interdire les banquets et autres réunions publiques, quand il
+croyait que l'ordre était menacé.</p>
+
+<p>L'attitude prise par le gouvernement n'était pas faite pour beaucoup
+surprendre. Depuis quelque temps déjà, les ministres n'avaient pas
+fait mystère de leur volonté de ne plus tolérer de banquets. Quant
+au droit d'interdiction, on n'ignorait pas qu'il avait été souvent
+exercé, et que, notamment, sous le ministère du 1<sup>er</sup> mars, M. de
+Rémusat en avait usé contre un des banquets réformistes d'alors<a id="footnotetag515" name="footnotetag515"></a><a href="#footnote515" title="Go to footnote 515"><span class="smaller">[515]</span></a>.
+Sans doute, un tel régime n'avait rien de commun avec la liberté de
+réunion; mais ne savait-on pas que, sur ce point, comme en matière
+d'association, notre législation et nos m&oelig;urs publiques étaient
+encore fort timides? L'opposition affecta cependant de se trouver en
+face d'une prétention exorbitante et d'un attentat imprévu contre
+lesquels il était de l'honneur de tous les amis de la liberté de
+lutter hautement. Entraînés ou intimidés, M. Odilon Barrot et ses
+amis parurent croire que cet incident changeait complètement la
+situation et leur imposait des devoirs nouveaux. Quand donc les
+délégués radicaux du 12<sup>e</sup> arrondissement, l'arrêté du préfet de
+police et le discours de M. Duchâtel à la main, vinrent leur demander
+s'ils persistaient dans leur refus de prendre part au banquet, ils
+déclarèrent que non, et promirent leur concours pour la résistance
+légale projetée; ils demandèrent seulement et obtinrent que le
+banquet fût remis après la discussion de l'adresse, et qu'on leur
+laissât le soin d'en <span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> fixer la date. Ces monarchistes ne
+paraissent pas s'être demandé, un seul instant, jusqu'où pouvait les
+conduire le conflit qu'ils retiraient du Parlement pour le porter
+dans les rues de Paris, à un moment déjà si troublé et en compagnie
+si ouvertement révolutionnaire. Pouvaient-ils mieux justifier
+le reproche d'«aveuglement» que leur adressait le discours du
+trône, et dont ils se montraient tant indignés? Loin de manifester
+quelque hésitation à s'engager dans cette voie, ils ne paraissaient
+préoccupés que de le faire avec plus d'éclat et d'une façon plus
+irrévocable. Afin de se couper toute retraite, ils convinrent entre
+eux que M. Duvergier de Hauranne, inscrit pour parler le premier sur
+le dernier paragraphe de l'adresse, annoncerait solennellement sa
+détermination d'assister au banquet du 12<sup>e</sup> arrondissement malgré
+l'interdiction ministérielle, et que l'opposition s'associerait à ce
+défi par ses acclamations.</p>
+
+<p>Le programme fut exécuté. Le 7 février, aussitôt la discussion
+ouverte sur la question des banquets et de la réforme, M. Duvergier
+de Hauranne parut à la tribune. Après avoir déclaré qu'il s'adressait
+au pays, non à la Chambre, il ajouta: «Je tiens, quant à moi, les
+réunions politiques pour légales, pour libres, et, je le déclare
+hautement, je suis tout prêt à m'associer à ceux qui, par un acte
+éclatant de résistance légale, voudront prouver jusqu'à quel point,
+cinquante-huit ans après notre première révolution, les droits des
+citoyens peuvent être confisqués par un arrêté de police.» Comme il
+était convenu, les membres de la gauche s'écrièrent: «Nous aussi,
+tous!» M. Duvergier de Hauranne recommença ensuite son réquisitoire
+habituel contre le gouvernement et fit l'apologie des banquets. Pour
+justifier les dynastiques d'y avoir donné la main aux radicaux,
+il crut suffisant d'évoquer le souvenir de la coalition de 1839.
+Il toucha, en passant, l'exclusion du toast au Roi. «Lorsqu'on a
+l'imprudence, disait-il, de faire du Roi un chef de parti et de le
+faire parler comme tel, on n'a pas le droit de s'étonner d'un tel
+silence. On a dit avec raison que le silence des peuples est la leçon
+des rois; faites donc votre profit de celui qui a été gardé dans
+quelques banquets, mais <span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> n'en faites pas un grief contre
+nous.» Puis, se tournant vers les ministres: «Vous nous accusez,
+s'écria-t-il, d'être mus par des passions haineuses ou aveugles! nous
+vous accusons, nous, de fonder sur des passions, basses et cupides
+tout l'espoir de votre domination... Je l'ai dit et je le répète,
+nous serions indignes de la liberté, si, forts du droit que nous
+donne la constitution, nous allions reculer lâchement devant un ukase
+ministériel.»</p>
+
+<p>Commencée sur ce ton, la discussion générale sur le paragraphe se
+prolongea pendant trois séances<a id="footnotetag516" name="footnotetag516"></a><a href="#footnote516" title="Go to footnote 516"><span class="smaller">[516]</span></a>. Toujours même thèse chez les
+orateurs de l'opposition. Ils refusaient à la majorité le droit de
+blâmer les banquets dans le passé et de les interdire dans l'avenir,
+renouvelaient le défi de M. Duvergier de Hauranne, le tout accompagné
+de déclamations contre la corruption et le pouvoir personnel,
+d'attaques plus ou moins voilées contre le Roi. C'était chez eux
+comme un mot d'ordre d'évoquer le souvenir de Charles X. «Ne résistez
+pas, disaient-ils; autrement ce ne serait plus seulement une réforme,
+ce serait une révolution!» Cette révolution, ils n'y croyaient pas,
+et la plupart d'entre eux étaient sincères quand ils protestaient
+n'en pas vouloir; mais cela leur paraissait un procédé oratoire
+propre à intimider la majorité. Ils ne se faisaient aucun scrupule de
+mettre ainsi publiquement en doute la solidité et la durée du régime,
+de réhabituer les esprits à voir dans les violences de la rue la
+revanche des défaites parlementaires; et ils ne se demandaient pas
+ce qu'un tel langage, tenu à la tribune nationale par des hommes se
+disant monarchistes, produisait de trouble et d'ébranlement dans la
+masse de la nation, d'encouragement chez les révolutionnaires.</p>
+
+<p>Du côté du ministère, la lutte fut principalement soutenue par M.
+Duchâtel et par M. Hébert, chacun avec son tempérament particulier.
+M. Duchâtel, alors dans la plénitude de son talent, fut très net
+et très ferme, mais de ton modéré, sans violence, quoique parfois
+non sans malice, affectant de montrer <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> plus de bon sens et
+de raison que de passion. Il commença par établir juridiquement le
+droit du gouvernement et par rappeler les précédents, notamment celui
+de 1840, alors que l'un de ses principaux contradicteurs, M. de
+Malleville, était sous-secrétaire d'État au ministère de l'intérieur.
+Quant au conflit dont on le menaçait dans la rue, il tâchait
+prudemment de le faire tourner en controverse judiciaire. «Je crois,
+disait-il, que ceux qui, tout à l'heure, comme on l'a déjà fait hier,
+adressaient au gouvernement un défi,&mdash;défi auquel je ne répondrai pas
+par un défi pareil, car je ne veux pas envenimer la question,&mdash;je
+crois que ceux qui ont adressé ce défi feraient beaucoup mieux de
+porter la question devant les tribunaux, que de s'exposer contre leur
+gré à provoquer un désordre que je n'hésite pas à dire certain, par
+une résistance matérielle aux prescriptions de l'autorité agissant
+en vertu de ses droits... Mais je n'hésite pas à dire que, si l'on
+croit que le gouvernement, accomplissant son devoir, cédera devant
+des manifestations, quelles qu'elles soient, non, il ne cédera pas.»
+Et comme la gauche éclatait en clameurs, prétendant que Charles X
+ou Ferdinand de Naples n'auraient pas tenu un autre langage, le
+ministre, sans se troubler ni s'échauffer, répondait tranquillement
+qu'il avait seulement voulu faire bien connaître la résolution où le
+gouvernement était de ne pas changer d'avis. Puis, à la fin, sans
+hausser la voix et, en quelque sorte, de bonne amitié, il demandait
+aux banqueteurs ce qu'on aurait pu leur dire de plus doux que de les
+appeler «aveugles». «Nous nous abonnerions parfaitement, ajoutait-il,
+à ne subir jamais d'autres qualifications.»</p>
+
+<p>Courageux, hardi, M. Hébert était un discuteur puissant, mais
+avec je ne sais quoi d'implacable, de cassant et d'irritant dans
+l'argumentation; il allait volontiers jusqu'au bout de toutes ses
+thèses, ne craignant ni de porter ni de recevoir les coups. Tandis
+que M. Duchâtel s'était borné à revendiquer pour le gouvernement le
+droit d'empêcher par mesure de police les réunions dangereuses, M.
+Hébert nia d'une façon absolue le droit même de réunion. Aux défis
+de l'opposition, il répondit en <span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> exprimant dédaigneusement le
+doute qu'elle osât les tenir, et il rappela que, lors de la loi de
+1834 contre les associations, il y avait eu également des serments
+de désobéir, et que les auteurs de ces serments étaient devenus,
+l'un pair de France, l'autre député de la majorité conservatrice.
+C'était provoquer naturellement la gauche à renouveler ses menaces.
+Elle n'y manqua pas. Sur tous les bancs, l'excitation était extrême.
+À un moment, M. Odilon Barrot se lève, et, le bras tendu, d'une voix
+fatidique, il jette au ministre cette apostrophe: «M. de Polignac et
+M. de Peyronnet n'ont jamais parlé ainsi!» Acclamations enthousiastes
+de la gauche; exclamations indignées du centre. «Je proteste contre
+ces accusations, répond M. Hébert; et loin qu'elles arrêtent mon
+courage, loin qu'elles me fassent reculer, elles me démontrent de
+plus en plus que j'ai eu raison, que j'ai montré la vérité, que
+j'ai touché la plaie. Cette plaie, il n'y a que le maintien juste
+et persévérant des lois, malgré ceux qui veulent s'en écarter, qui
+pourra la guérir.» «Nous acceptons la menace! Nous n'en avons pas
+peur!» crie-t-on de toutes parts à gauche. Les députés sont debout,
+poussant des clameurs, trépignant, se montrant le poing. Le ministre,
+la tête haute, les bras croisés, pâle, mais résolu, regarde fixement
+M. Odilon Barrot. Le président agite sa sonnette, sans pouvoir
+dominer un tumulte qui menace de dégénérer en pugilat, et il se voit
+réduit à lever la séance.</p>
+
+<p>Le soir même, M. Duchâtel écrivait à M. Guizot: «L'effet de la séance
+n'est pas très favorable. Hébert a été trop absolu à la fin. C'est
+le sentiment de tous ceux que j'ai vus. Il faut calmer la Chambre.
+Nous allons droit à une émeute, pour laquelle j'ai, du reste, toutes
+mes mesures prises.» Le <cite>National</cite>, de son côté, saluait avec joie,
+«dans cette agitation, dans ces incidents, dans cette véhémence des
+apostrophes, dans ces échanges de colère», le «prologue» d'un «autre
+drame bien plus palpitant et plus réel». En effet, ces violences ne
+pouvaient pas ne pas avoir leur contre-coup dans le pays. À vrai
+dire, elles produisaient moins encore d'excitation que de malaise
+et d'inquiétude. Mais ce n'était pas de quoi se rassurer; <span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span>
+un tel état d'esprit est souvent le préliminaire des paniques et
+des débandades. Chez plus d'un contemporain, on discernait alors
+l'impression vague que «tout cela pourrait bien finir d'une façon
+brutale<a id="footnotetag517" name="footnotetag517"></a><a href="#footnote517" title="Go to footnote 517"><span class="smaller">[517]</span></a>». Seul le Roi gardait son entière sécurité. «Tous ces
+gens-là, disait-il à son entourage, sont des fiers-à-bras qui veulent
+intimider le gouvernement; ils crient, ils s'enivrent de l'encens
+que leurs propres journaux leur mettent sous le nez. Mais, quand ils
+verront qu'ils n'intimident personne, ils se calmeront<a id="footnotetag518" name="footnotetag518"></a><a href="#footnote518" title="Go to footnote 518"><span class="smaller">[518]</span></a>.»</p>
+
+<p>Le moment était venu, pour la Chambre, de conclure et de voter.
+Elle se trouvait en présence de divers amendements, tous présentés
+par des conservateurs dissidents. La discussion se ralluma à propos
+de chacun d'eux et se prolongea encore, avec un acharnement inouï,
+pendant trois longues séances<a id="footnotetag519" name="footnotetag519"></a><a href="#footnote519" title="Go to footnote 519"><span class="smaller">[519]</span></a>. Le premier de ces amendements,
+celui de M. Darblay, faisait deux parts des banquets, condamnant les
+uns comme factieux, absolvant les autres comme constitutionnels.
+Repoussé également par M. Odilon Barrot et par M. Duchâtel, il ne
+se trouvait convenir à personne. Ce n'en fut pas moins l'occasion
+d'un débat violent. M. Guizot y intervint en quelques mots, avec le
+désir visible de corriger ce que la parole de M. Hébert avait eu
+de maladroitement provocant. Mais les esprits étaient trop montés
+pour que cette tentative pût avoir un heureux effet. Le président du
+conseil n'aboutit qu'à faire parler M. Thiers, qui prit hautement
+et vivement parti pour les banquets. De là de nouvelles scènes de
+tumulte au milieu desquelles l'amendement, mis aux voix, ne réunit
+que deux suffrages.</p>
+
+<p>Le jour suivant, ce fut le tour d'un amendement de M. Desmousseaux
+de Givré, qui se bornait à supprimer du projet d'adresse le
+double reproche d'<em>aveuglement</em> et d'<em>hostilité</em>. De nombreux
+orateurs l'appuyèrent. M. de Lamartine s'écria d'un ton menaçant:
+«Souvenez-vous du Jeu de paume! Le Jeu de <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> paume, Messieurs,
+c'est un lieu de réunion fermé par l'autorité, rouvert par la
+nation.» MM. de Rémusat et Dufaure, plus habiles, reprochèrent à
+la politique ministérielle d'être une politique irréconciliable
+et de rendre impossible toute transaction. MM. de Morny, Vitet,
+Duchâtel répondirent, avec la préoccupation de ne pas se montrer
+agressifs. Un premier vote par assis et levé fut déclaré douteux; on
+procéda alors à l'appel nominal, au milieu d'une grande émotion; le
+scrutin donna 185 voix pour l'amendement, 228 contre. Le ministère
+l'emportait encore; mais, de 80 voix, sa majorité était tombée à 43.
+Immédiatement après, le paragraphe de la commission fut adopté par
+223 voix contre 18; la gauche s'était abstenue, dans l'espérance de
+rendre le vote nul.</p>
+
+<p>Tout n'était pas fini. Un dernier défilé restait à franchir, et
+ce n'était pas le moins difficile. On savait en effet, depuis
+quelques jours, qu'un député récemment élu, riche manufacturier,
+conservateur notoire, bien vu à la cour, M. Sallandrouze, proposait
+un paragraphe additionnel où, sans rien retrancher du blâme infligé
+aux banquets, il exprimait le v&oelig;u que le gouvernement prît
+l'initiative de «réformes sages et modérées», notamment de la
+«réforme parlementaire». Quelle conduite le ministère devait-il tenir
+en face de cette proposition? M. Guizot, on le sait, n'avait pas
+personnellement d'objection absolue contre la réforme demandée. Il
+n'ignorait pas que cet amendement répondait au sentiment vrai d'une
+partie de ses amis; les démarches de M. de Goulard et de M. de Morny
+ne pouvaient lui laisser sur ce point aucun doute. Il n'ignorait
+pas non plus que la majorité était ébranlée; le dernier vote le lui
+avait prouvé. Mais, d'autre part, il se demandait si, après une si
+longue résistance, et devant une pareille attaque, il pouvait céder
+sans se diminuer. Et puis, pour certains conservateurs qui désiraient
+la réforme parlementaire, il en était d'autres qui auraient regardé
+toute concession comme une sorte de trahison; ne pouvait-il pas
+se croire, envers ces derniers, des devoirs particulièrement
+étroits? Était-ce à lui de désorganiser l'armée qu'il avait eu
+tant de <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> peine à former? Enfin, il lui fallait compter avec
+le Roi, plus décidé que jamais à tout refuser. On racontait que
+Louis-Philippe s'était borné à répondre à M. Sallandrouze qui lui
+démontrait les avantages de son amendement: «Monsieur Sallandrouze,
+vendez-vous bien vos tapis?» De quelque côté qu'on l'envisageât,
+la situation était fort embarrassante pour M. Guizot. Céder,
+malgré le Roi, ne lui paraissait pas être dans son rôle. Résister
+absolument comme l'aurait voulu le Roi, c'était s'exposer à un
+échec. Cette dernière perspective, à la vérité, ne déplaisait pas
+à certains conservateurs, qui, jugeant l'heure venue de passer la
+main à d'autres ministres, voyaient là un moyen de mettre fin à une
+tension devenue périlleuse. Tel était notamment le sentiment de M.
+Duchâtel. Mais d'autres amis du ministère, dont était le duc de
+Broglie, estimaient que, dans l'état de l'Europe, il ne devait pas
+aller au-devant d'une chute qui bouleverserait toute notre politique
+étrangère et mettrait peut-être la paix en péril<a id="footnotetag520" name="footnotetag520"></a><a href="#footnote520" title="Go to footnote 520"><span class="smaller">[520]</span></a>. Un tel
+argument était fait pour agir sur M. Guizot. Il décida donc, après
+délibération, de tenir un langage moins absolu que dans le passé, et
+il se proposa cette tâche peu aisée de donner quelque satisfaction ou
+du moins quelque espérance aux conservateurs désireux d'une réforme,
+sans cependant prendre l'engagement refusé par le Roi.</p>
+
+<p>Le 12 février, au moment où s'ouvrit la discussion sur l'amendement
+de M. Sallandrouze, la Chambre ignorait à quel parti s'était arrêté
+le gouvernement. Aussi l'anxiété était-elle grande. Le débat fut
+d'abord concentré entre conservateurs; la gauche jugeait plus prudent
+de se tenir à l'écart. MM. Sallandrouze et Clappier soutinrent
+l'amendement, mais en protestant de leurs bons sentiments à l'égard
+du cabinet. MM. de Goulard et de Morny le combattirent, mais en se
+prononçant pour la réforme parlementaire. M. Guizot fit ensuite sa
+déclaration. <span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> «Après ce qui s'est passé naguère dans le pays,
+dit-il, en présence de ce qui se passe en Europe, toute innovation du
+genre de celle qu'on vous indique et qui aboutirait nécessairement
+à la dissolution serait, à notre avis, au dedans une faiblesse, au
+dehors une grande imprudence... Le ministère croirait manquer à
+tous ses devoirs en s'y prêtant. Il croirait également manquer à ses
+devoirs, s'il prenait aujourd'hui, à cette tribune et pour l'avenir,
+un engagement. En pareille matière, Messieurs, promettre, c'est plus
+que faire; car, en promettant, on détruit ce qui est et on ne le
+remplace pas. Un gouvernement sensé peut et doit quelquefois faire
+des réformes, il ne les proclame pas d'avance; quand il en croit le
+moment venu, il agit; jusque-là, il se tait. Je pourrais dire plus;
+je pourrais dire, en m'autorisant des plus illustres exemples, que
+jusque-là il les combat; plusieurs des grandes réformes qui ont
+été opérées en Angleterre l'ont été par des hommes qui les avaient
+combattues jusqu'au moment où ils ont cru devoir les accomplir. En
+même temps que je dis cela, le ministère ne méconnaît pas l'état des
+esprits, ni dans le pays, ni dans la Chambre; il ne le méconnaît pas
+et il en tient compte. Il reconnaît que ces questions doivent être
+examinées à fond et vidées dans le cours de cette législature. Ce
+que vous me demandez en ce moment, dans votre pensée, c'est ce que
+fera le ministère, le jour où viendra définitivement cette question...
+Voici ma réponse. Le maintien de l'unité du parti conservateur,
+le maintien de la politique conservatrice et de sa force, voilà ce
+qui sera l'idée fixe et la règle de conduite du cabinet... Il fera
+de sincères efforts pour maintenir, pour rétablir, si vous voulez,
+sur cette question, l'unité du parti conservateur, pour que ce soit
+le parti conservateur lui-même et tout entier qui en adopte et en
+donne au pays la solution. Si une telle transaction dans le sein du
+parti conservateur est possible, si les efforts du cabinet dans ce
+sens peuvent réussir, la transaction aura lieu. Si cela n'est pas
+possible, le cabinet laissera à d'autres la triste tâche de présider
+à la désorganisation du parti conservateur et à la ruine de sa
+politique.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> En dépit du grand air qu'avait toujours la parole de M.
+Guizot, elle n'avait pu, cette fois, masquer complètement l'embarras
+de sa situation. De l'effort fait pour donner satisfaction à la fois
+à des opinions contradictoires, résultait une sorte d'incertitude et
+d'équivoque. Le ministre en disait assez pour que sa résistance, si
+longtemps superbe, parût avoir fait place à une demi-capitulation,
+pas assez pour désarmer les mécontents. M. Sallandrouze déclara
+maintenir son amendement. Par combien de conservateurs allait-il être
+suivi? L'incertitude du résultat faisait naître une grande agitation
+dans la Chambre; chaque parti envoyait chercher ses amis absents ou
+même malades. Dans cette passe périlleuse, le ministère fut sauvé par
+MM. Thiers et de Rémusat, qui ne résistèrent pas au plaisir d'appuyer
+sur la désorganisation de la majorité, sur l'humiliation du cabinet,
+et qui témoignèrent de l'«orgueil» qu'en ressentait l'opposition. Les
+conservateurs, ainsi avertis de la portée de leur vote, repoussèrent
+l'amendement par 222 voix contre 189. M. Guizot gardait donc la
+majorité; mais celle-ci avait subi un nouveau déchet; elle n'était
+plus que de 33 voix. «La séance d'hier,&mdash;écrivait, le lendemain, dans
+son journal intime, un des amis du ministère,&mdash;a produit un effet
+très peu favorable au cabinet, moins encore par la faiblesse relative
+de la majorité, à laquelle on s'attendait, que parce que beaucoup de
+gens, ne tenant pas, à mon avis, suffisamment compte des difficultés
+de la position du gouvernement, ont trouvé l'attitude de M. Guizot
+peu digne et peu franche. Les partisans de la réforme lui reprochent
+de n'avoir pas nettement adopté le principe qu'il avouait lui-même
+ne pouvoir plus repousser d'une manière absolue et péremptoire, et
+d'avoir cherché à se ménager encore des faux-fuyants; les adversaires
+systématiques de toute innovation, tels qu'on en compte un bon nombre
+dans le parti conservateur, s'indignent, au contraire, de le voir
+baisser pavillon devant des exigences auxquelles il a longtemps
+opposé de si hautains refus<a id="footnotetag521" name="footnotetag521"></a><a href="#footnote521" title="Go to footnote 521"><span class="smaller">[521]</span></a>.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> Si peu que M. Guizot eût cédé et donné d'espérances aux
+partisans de la réforme, il avait dû le faire de sa propre autorité
+et malgré le Roi. Le soir même de la séance et devant ceux qui
+venaient la lui raconter, Louis-Philippe protestait avec vivacité
+qu'aucune promesse n'avait pu être apportée à la tribune par son
+ministre; que lui, en tout cas, n'en avait pas fait. «Il n'y aura
+pas de réforme, disait-il, je ne le veux pas. Si la Chambre des
+députés la vote, j'ai la Chambre des pairs pour la rejeter. Et
+quand bien même la Chambre des pairs l'adopterait, mon <i>veto</i>
+est là<a id="footnotetag522" name="footnotetag522"></a><a href="#footnote522" title="Go to footnote 522"><span class="smaller">[522]</span></a>.» Il ne faudrait pas, sans doute, prendre trop à la
+lettre les boutades un peu intempérantes auxquelles s'abandonnait
+parfois le Roi. Néanmoins, il n'est que trop certain que, sur cette
+question, il était singulièrement animé et obstiné. Le lendemain, il
+rabrouait assez rudement M. de Montalivet, qui venait le féliciter
+de ce que son ministère avait fait un premier pas dans la voie des
+concessions<a id="footnotetag523" name="footnotetag523"></a><a href="#footnote523" title="Go to footnote 523"><span class="smaller">[523]</span></a>. C'était évidemment parce que M. Guizot connaissait
+cet état d'esprit du Roi et pour adoucir son mécontentement, qu'il
+lui écrivait, le 12 février au soir, en sortant de la Chambre: «Voilà
+le défilé passé; un des plus difficiles que nous ayons jamais passés.
+Je n'ai pris aucun engagement. Si je n'avais pas dit ce que j'ai dit,
+l'amendement était adopté et le cabinet renversé. Il y aura bien à
+réfléchir dans la session prochaine; car, si on ne parvient pas à
+remettre l'unité dans le parti conservateur, la division que j'ai
+fait ajourner éclatera, et l'opposition en profitera infailliblement.
+En tout cas, le Roi reste parfaitement libre<a id="footnotetag524" name="footnotetag524"></a><a href="#footnote524" title="Go to footnote 524"><span class="smaller">[524]</span></a>.» Rien sans doute
+que de vrai dans cette lettre; seulement elle ne s'attachait qu'à
+l'une des faces de la déclaration ministérielle. Il était une autre
+face <span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> que le <cite>Journal des Débats</cite>, soucieux de ménager,
+non plus les préventions du Roi, mais celles du public, mettait en
+lumière quand il affirmait que les paroles de M. Guizot «n'avaient
+qu'un sens possible», qu'elles annonçaient la «solution définitive»
+de la réforme parlementaire dans le cours de la législature, que
+cette «grande question était décidée en principe, en attendant
+qu'elle le fût au scrutin», et que «désormais il n'y avait plus
+matière à discussion, ni prétexte aux violences qui avaient affligé
+le pays». Le <cite>Journal des Débats</cite> n'avait certainement pas tenu ce
+langage à l'insu de M. Guizot. Ce dernier, du reste, en était déjà à
+arrêter quelle réforme non seulement parlementaire, mais électorale,
+il pourrait proposer. Le duc de Broglie, qui avait alors toutes
+ses confidences, écrivait à son fils: «La semi-réforme a gagné son
+procès; il a fallu donner des espérances au parti progressiste devenu
+la majorité de la majorité. Il paraît convenu que, comme contre-pied
+à l'extension des incompatibilités et à l'admission de la seconde
+liste du jury, on rétablira les catégories de la propriété pour la
+Chambre des pairs, ce qui donnera à la loi un caractère général et
+lui ôtera un peu celui d'une concession<a id="footnotetag525" name="footnotetag525"></a><a href="#footnote525" title="Go to footnote 525"><span class="smaller">[525]</span></a>.»</p>
+
+<p>Aussitôt après le rejet de l'amendement de M. Sallandrouze, la
+Chambre procéda au vote sur l'ensemble de l'adresse et l'adopta par
+241 voix sur 244; l'opposition s'était abstenue. Ainsi finit, le
+12 février, cette bataille, la plus longue et la plus acharnée qui
+eût été livrée à la tribune parlementaire, pendant la monarchie de
+Juillet. La discussion n'avait pas occupé moins de vingt séances,
+avec de singuliers contrastes, tantôt déshonorée par de honteuses
+violences, tantôt brillant d'un incomparable éclat oratoire. Ce
+n'était pas seulement en France qu'on l'avait suivie avec une
+curiosité anxieuse. L'Europe entière tenait les yeux fixés sur le
+Palais-Bourbon, car elle n'ignorait pas quel contre-coup aurait sur
+ses destinées la victoire ou la défaite du cabinet. Tandis qu'à
+Londres, lord Palmerston désirait le renversement de M. Guizot et y
+travaillait <span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> de son mieux, à Berlin et à Vienne on faisait
+des v&oelig;ux ardents pour son succès<a id="footnotetag526" name="footnotetag526"></a><a href="#footnote526" title="Go to footnote 526"><span class="smaller">[526]</span></a>. Au plus vif des attaques
+contre le ministère français, la princesse de Metternich, causant
+avec un diplomate autrichien, ne pouvait s'empêcher de s'écrier:
+«S'il tombe, nous sommes tous perdus<a id="footnotetag527" name="footnotetag527"></a><a href="#footnote527" title="Go to footnote 527"><span class="smaller">[527]</span></a>!» Sans doute le cabinet
+n'était pas «tombé»; dans aucun des nombreux votes émis durant ces
+vingt séances, il n'avait été mis en minorité. Néanmoins pouvait-on
+dire qu'il sortait de là intact? Force était bien d'avouer que,
+s'il s'était habilement défendu sur la question financière, s'il
+avait eu un réel succès dans le débat sur les affaires extérieures,
+les séances à scandale et surtout les dernières discussions sur la
+réforme avaient été pour lui d'un fâcheux effet. Tout le monde s'en
+rendait compte. Ce n'était pas seulement M. Duvergier de Hauranne qui
+constatait, au sortir de la dernière séance, ce sentiment général que
+«le ministère était perdu<a id="footnotetag528" name="footnotetag528"></a><a href="#footnote528" title="Go to footnote 528"><span class="smaller">[528]</span></a>». Parmi les amis même de ce ministère,
+plus d'un reconnaissait qu'il était «blessé à mort», qu'il «ne
+pouvait plus que se traîner», et que son intérêt était de se retirer
+le plus tôt possible<a id="footnotetag529" name="footnotetag529"></a><a href="#footnote529" title="Go to footnote 529"><span class="smaller">[529]</span></a>.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> CHAPITRE VII<br>
+<span class="smcap">LA RÉVOLUTION.</span><br>
+<span class="smaller">(Février 1848.)</span></h3>
+
+<p class="resume">
+ I. Dans une réunion de l'opposition parlementaire, résolution
+ est prise d'assister au banquet. Agitation qui en résulte. Il
+ est question d'une procession populaire devant accompagner les
+ députés. Dispositions de la garde nationale. Nouvelle réunion où
+ les députés décident de se rendre en corps au banquet. Optimisme
+ du Roi. Les radicaux ne croient pas à une révolution.&mdash;II. Les
+ inquiétudes ressenties dans les deux camps conduisent à chercher
+ une transaction. Arrangement conclu entre les représentants du
+ ministère et ceux de l'opposition. Il en résulte une certaine
+ détente.&mdash;III. Publication du programme de la manifestation,
+ rédigé par M. Marrast. Le gouvernement estime que cette
+ publication rompt l'accord et prend des mesures en conséquence.
+ Court débat à la Chambre. Embarras de l'opposition qui renonce
+ au banquet et à la manifestation. Réunions dans les bureaux du
+ <cite>Siècle</cite> et dans ceux de la <cite>Réforme.</cite> Le gouvernement, rassuré,
+ contremande pendant la nuit les mesures militaires qu'il avait
+ ordonnées.&mdash;IV. La journée du 22 février. Attroupements sur
+ la place de la Concorde et envahissement du Palais-Bourbon.
+ Échauffourées. Les députés préparent la proposition de mise en
+ accusation. Elle est déposée à la séance de la Chambre par M.
+ Barrot. Les désordres s'aggravent. Faiblesse du commandement
+ militaire. On ne se décide pas à appeler le maréchal Bugeaud. Le
+ duc de Nemours. Dans la soirée, ordre d'occuper militairement la
+ ville.&mdash;V. Le 23 au matin, l'émeute reparaît. La garde nationale
+ manifeste en faveur de la réforme et prend l'émeute sous sa
+ protection.&mdash;VI. Effet produit à la cour et sur Louis-Philippe
+ par la défection de la garde nationale. Conversations du Roi
+ avec M. Duchâtel et M. Guizot. Retraite du cabinet. Émotion de
+ la Chambre. Qui est responsable de cette retraite?&mdash;VII. M. Molé
+ est chargé de former un cabinet. Accueil fait à cette nouvelle.
+ Démarches de M. Molé. En attendant, ne conviendrait-il pas de
+ donner le commandement au maréchal Bugeaud? La fusillade du
+ boulevard des Capucines. Qui avait tiré le premier coup de feu?
+ La promenade des cadavres. M. Molé renonce à former un cabinet.
+ Le Roi fait appeler M. Thiers au milieu de la nuit, mais,
+ auparavant, nomme le maréchal Bugeaud au commandement supérieur
+ des troupes et de la garde nationale.&mdash;VIII. Bugeaud arrive
+ à l'état-major le 24, vers deux heures du matin. Les mesures
+ qu'il prend. Conversation du Roi avec M. Thiers. Ce dernier est
+ chargé de former un ministère dont fera partie M. Odilon Barrot.
+ Ses démarches pour réunir ses collègues. Les colonnes formées
+ par Bugeaud se mettent en mouvement entre cinq et six heures
+ du matin. Bedeau s'arrête devant la barricade du boulevard
+ Saint-Denis et envoie demander de nouvelles instructions à
+ l'état-major. Bugeaud donne l'ordre de suspendre les hostilités.
+ Comment y a-t-il été amené? M. Thiers et ses nouveaux <span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span>
+ collègues sont reçus par le Roi. La Moricière à la tête de la
+ garde nationale. Entrevue des ministres et de Bugeaud.&mdash;IX.
+ Retraite lamentable de la colonne du général Bedeau. Bugeaud
+ mal reçu par la garde nationale. M. Barrot et le général de La
+ Moricière vont annoncer dans la ville le nouveau ministère.
+ Leur insuccès. Alerte aux Tuileries. Progrès de l'émeute. Elle
+ n'a toujours ni direction ni chef. Elle s'empare de l'Hôtel
+ de ville. Le Roi essaye de passer en revue les forces réunies
+ sur la place du Carrousel.&mdash;X. Les Tuileries sont menacées. Le
+ cabinet du Roi. M. Crémieux demande le changement de M. Thiers
+ et du maréchal Bugeaud. M. Barrot président du conseil. On
+ commence à parler d'abdication. Démarche de M. de Girardin. Le
+ Roi dit: «J'abdique.» Attitude de la Reine. Le Roi écrit son
+ abdication. L'émeute n'en est pas désarmée. Départ du Roi.&mdash;XI.
+ Le duc de Nemours prend en main le commandement. La duchesse
+ d'Orléans quitte les Tuileries. Le duc de Nemours veut l'emmener
+ au Mont-Valérien. La duchesse va à la Chambre.&mdash;XII. État
+ d'esprit des députés. M. Thiers, absolument découragé, ne fait
+ que traverser le Palais-Bourbon. M. Odilon Barrot n'y vient
+ pas. Délégation du <cite>National.</cite> Lamartine promet son concours à
+ la république.&mdash;XIII. La duchesse d'Orléans dans la Chambre.
+ M. Sauzet veut la faire sortir. Elle s'y refuse. MM. Marie et
+ Crémieux proposent la nomination d'un gouvernement provisoire.
+ M. Odilon Barrot, qui vient seulement d'arriver, prend la
+ parole. La duchesse veut parler, mais sa voix est étouffée.
+ Première invasion du peuple. Discours de M. Ledru-Rollin et
+ de M. de Lamartine. Seconde invasion. Fuite des députés et
+ de la famille royale. Nomination à la criée des membres du
+ gouvernement provisoire.&mdash;XIV. D'où venaient les envahisseurs?
+ Les troupes les ont laissés passer malgré les ordres réitérés
+ du duc de Nemours. Toutes les troupes qui occupent encore
+ quelque point dans Paris rentrent dans leurs casernes, souvent
+ en se laissant désarmer. Derniers et vains efforts de M.
+ Odilon Barrot. La duchesse d'Orléans et le duc de Nemours aux
+ Invalides.&mdash;XV. La duchesse d'Orléans et le duc de Nemours
+ quittent la France. Après beaucoup de traverses, le Roi et la
+ Reine s'embarquent pour l'Angleterre. Départ d'Algérie du prince
+ de Joinville et du duc d'Aumale.&mdash;XVI. Conclusion.</p>
+
+<h4>I</h4>
+
+<p>Plus l'opposition croyait le ministère «perdu», moins elle avait de
+raisons de continuer une agitation extraparlementaire devenue inutile
+et dont elle ne pouvait se dissimuler les périls<a id="footnotetag530" name="footnotetag530"></a><a href="#footnote530" title="Go to footnote 530"><span class="smaller">[530]</span></a>. Mais, par ses
+défis de tribune, elle s'est mise dans <span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> l'impossibilité de
+reculer. Il lui faut faire quelque chose d'éclatant, sous peine de
+paraître ridicule. Elle ne se sent plus libre, et, comme l'écrivait
+alors le duc de Broglie, elle a «fait un pacte avec le diable<a id="footnotetag531" name="footnotetag531"></a><a href="#footnote531" title="Go to footnote 531"><span class="smaller">[531]</span></a>».</p>
+
+<p>Le 13 février, le lendemain même du vote de l'adresse, une centaine
+de députés de gauche et de centre gauche se réunissent au restaurant
+Durand, place de la Madeleine, sous la présidence de M. Odilon
+Barrot. Au milieu d'une discussion confuse et tumultueuse, deux
+avis se font jour: l'un conclut à prendre part au banquet interdit;
+l'autre propose une démission en masse qui, dit-on, amènera
+forcément la dissolution de la Chambre. Cette idée de la démission,
+mise en avant dans les journaux par MM. Marrast et de Girardin, a
+pour principal champion dans la réunion un républicain, M. Marie.
+Les arguments par lesquels il combat le banquet sont curieux à
+noter. À l'entendre, «ce banquet, réalisé en face d'une bataille
+toujours menaçante, après les excitations qui l'ont précédé et
+qui nécessairement doivent l'accompagner et le <span class="pagenum"><a id="page397" name="page397"></a>(p. 397)</span> suivre,
+au milieu d'une population si impressionnable, si ardente, si
+facile à soulever, est un feu de joie allumé au milieu de matières
+incendiaires». Déjà le matin, dans une conférence entre radicaux,
+M. Marie a dit: «Si nous sommes prêts pour une révolution, donnez
+votre banquet; si nous ne sommes pas prêts, ce sera une émeute, et
+je n'en veux pas.» Dans une telle bouche, ces paroles devraient
+faire réfléchir les opposants dynastiques. Ce sont cependant leurs
+chefs les plus écoutés qui, d'accord avec certains radicaux moins
+timides que M. Marie, viennent réfuter ce dernier. Ils font valoir
+qu'il y a un engagement publiquement pris pour le banquet, et que
+le renier serait se déconsidérer; ils ne nient pas la possibilité
+d'une collision, mais croient pouvoir la braver, sauf à en rejeter
+à l'avance la responsabilité sur le gouvernement; ils objectent, du
+reste, à la démission en masse, que la dissolution ne s'ensuivrait
+pas nécessairement, et que les réélections des démissionnaires ne
+seraient peut-être pas toutes assurées. Ce dernier argument n'est
+pas celui qui frappe le moins vivement les intéressés. En somme,
+dans cette réunion où les dynastiques sont en immense majorité, le
+banquet, qui effrayait un républicain, est voté par 70 voix contre 18.</p>
+
+<p>En sortant, M. Thiers, qui est demeuré muet pendant tout le débat,
+dit à M. Marie: «Le parti que vous avez proposé était le seul
+raisonnable.&mdash;Pourquoi donc, lui répond M. Marie, n'avez-vous pas
+exprimé cette opinion? Vous auriez influencé plusieurs de vos amis
+qui ont voté en sens contraire.&mdash;Que voulez-vous? réplique M. Thiers,
+ils tiennent au banquet; mais toute agitation est dangereuse; toute
+résistance sera vaincue. Le gouvernement est prêt; il a dans Paris ou
+près de Paris 80,000 hommes; les points stratégiques sont arrêtés.
+Un mouvement populaire, quel qu'il soit, sera écrasé en moins d'une
+heure.» Quelle est la vraie pensée de M. Thiers? N'a-t-il pas
+quelque projet ou tout au moins quelque rêve qui lui fait voir sans
+déplaisir la situation se tendre et les affaires se gâter? Peu de
+jours auparavant, un de ses interlocuteurs lui ayant exprimé une
+certaine inquiétude: «Soyez donc tranquille, <span class="pagenum"><a id="page398" name="page398"></a>(p. 398)</span> a-t-il répondu;
+tout s'arrangera mieux que vous ne le supposez. Le pis aller serait
+l'abdication du <em>vieux</em>. Serait-ce donc, à vos yeux, un si grand
+malheur?» Les propos de ce genre ne sont pas rares à gauche, surtout
+depuis que le Roi a pris l'habitude, dans ses heures d'impatience, de
+menacer lui-même de son abdication. L'écho de ces propos arrivait à
+la cour et dans les milieux conservateurs; on avait même fini par s'y
+persuader que, dans une partie de l'opposition dynastique, s'était
+formée une sorte de conspiration ou tout au moins d'intrigue tendant
+à pousser le vieux roi dehors et à le remplacer par une régence de
+la duchesse d'Orléans. Quelques-uns soupçonnaient, très à tort, la
+princesse d'être personnellement mêlée à cette intrigue.</p>
+
+<p>Dès le lendemain de la réunion du restaurant Durand, une
+note, publiée dans tous les journaux de l'opposition, avertit
+solennellement le public de la décision prise. Il y est dit «que
+l'adresse, telle qu'elle a été votée, constitue, de la part de la
+majorité, une violation flagrante, audacieuse, des droits de la
+minorité; que le ministère, en entraînant son parti dans un acte
+aussi exorbitant, a tout à la fois méconnu un des principes les
+plus sacrés de la constitution, et violé, dans la personne de leurs
+représentants, l'un des droits les plus essentiels des citoyens».
+La note annonce ensuite «le concours des députés au banquet qui
+se prépare, à titre de protestation contre les prétentions de
+l'arbitraire». Elle se termine en faisant connaître que, par suite
+d'une décision de la réunion, «aucun de ses membres ne participera à
+la présentation de l'adresse au Roi».</p>
+
+<p>Ainsi, pour cette seule raison que le gouvernement a blâmé les
+banquets et reproché à l'opposition son «aveuglement», on ne
+craint pas de le dénoncer comme ayant violé la constitution. Cette
+accusation redoutable, portée devant une nation qui, depuis dix-huit
+ans, s'est vue si souvent louée d'avoir fait, pour un semblable
+motif, la révolution de 1830, devait paraître une invitation à la
+recommencer. Les dynastiques ont-ils, après coup, quelque sentiment
+de l'imprudence de <span class="pagenum"><a id="page399" name="page399"></a>(p. 399)</span> leur conduite? On les voit aussitôt
+s'appliquer à faire prendre par la commission générale d'organisation
+des mesures qui révèlent une certaine préoccupation. Ils obtiennent
+que le comité local du 12<sup>e</sup> arrondissement, suspect d'être trop
+radical, soit dessaisi et ses invitations annulées. D'après le projet
+primitif, le banquet devait avoir lieu un dimanche, dans le faubourg
+Saint-Marceau, et le prix en était fixé à 3 francs; on décide qu'il
+aura lieu un jour de la semaine, dans les Champs-Élysées, et que
+la cotisation sera élevée à 6 francs. Il était un peu puéril de
+croire à l'efficacité de ces petits moyens. Au moment même où l'on
+se flatte d'empêcher que le banquet ne soit trop démocratique,
+l'idée se répand d'une démonstration bien autrement dangereuse et
+pour laquelle toutes les précautions sont de nul effet; il s'agit
+d'une sorte de grande procession populaire qui doit accompagner les
+députés à travers la ville lorsqu'ils se rendront au lieu du banquet.
+Dès lors, plus d'exclusion possible; personne qui ne soit appelé à
+participer à cette procession. L'agitation s'en trouve généralisée.
+Dans les milieux les plus divers, il n'y a guère d'autre sujet de
+conversation. Chaque soir, sur le boulevard, des groupes se forment,
+où l'on discute avec animation les événements qui se préparent.
+La jeunesse des écoles est particulièrement échauffée. Dans les
+faubourgs, beaucoup d'ateliers s'apprêtent à chômer le jour de la
+manifestation, et les ouvriers se promettent de s'y rendre, les uns
+par esprit d'opposition, d'autres par curiosité du spectacle. Les
+chefs des sociétés secrètes, voyant ce mouvement, ne veulent pas
+rester à l'écart, et une délégation, composée de MM. Louis Blanc,
+Guinard et Howyn, vient réclamer dans le cortège une place à part
+pour deux à trois cents ouvriers en blouse; il faut montrer par là,
+disent-ils, que la manifestation n'est pas exclusivement bourgeoise.
+La délégation est reçue par MM. Garnier-Pagès, Pagnerre et Odilon
+Barrot; c'est ce dernier qui insiste pour qu'on lui fasse une réponse
+favorable.</p>
+
+<p>Des étudiants, des ouvriers, on en veut bien dans le cortège;
+mais ce que les meneurs désirent avant tout et ce qu'ils <span class="pagenum"><a id="page400" name="page400"></a>(p. 400)</span>
+se croient assurés d'avoir en grand nombre, ce sont des gardes
+nationaux. Là leur paraît être ce qui donnera à la manifestation
+toute son importance et toute son efficacité. Leur ambition est
+de pouvoir dire que le ministère Guizot est condamné par la garde
+nationale comme l'avait été autrefois le ministère Villèle. Se
+trompaient-ils sur les dispositions de cette milice ou sur son
+influence? L'événement ne devait malheureusement que leur donner
+trop raison. On est si complètement revenu aujourd'hui des anciennes
+illusions sur la garde nationale, qu'on a quelque peine à se
+figurer les idées régnantes dans la première moitié du siècle<a id="footnotetag532" name="footnotetag532"></a><a href="#footnote532" title="Go to footnote 532"><span class="smaller">[532]</span></a>.
+La garde nationale en était venue à se considérer, non comme une
+partie de la force publique dans la main des autorités, mais comme
+la «cité politique sous les armes», jugeant le gouvernement avant
+de le soutenir, et pouvant au besoin lui signifier ses blâmes ou
+ses exigences. La monarchie de 1830, à son origine, n'avait pas peu
+contribué à exalter des prétentions qui devaient, à la fin, lui
+être si funestes<a id="footnotetag533" name="footnotetag533"></a><a href="#footnote533" title="Go to footnote 533"><span class="smaller">[533]</span></a>. La garde nationale lui avait alors payé ses
+flatteries, en lui fournissant pour la répression des émeutes une
+force que, dans la désorganisation d'un lendemain de révolution,
+on n'aurait peut-être pas trouvée ailleurs; encore raisonnait-elle
+son concours et n'était-on jamais assuré qu'il ne lui passerait pas
+par la tête de le refuser. Mais, le danger matériel dissipé et la
+royauté nouvelle mieux assise, les inconvénients de l'institution
+subsistèrent seuls<a id="footnotetag534" name="footnotetag534"></a><a href="#footnote534" title="Go to footnote 534"><span class="smaller">[534]</span></a>, et ce fut le jeu habituel de l'opposition
+de susciter par là des embarras au gouvernement. La revue que le Roi
+avait l'habitude de passer à chaque anniversaire des journées de
+Juillet devint bientôt, à cause des manifestations qu'on redoutait
+d'y <span class="pagenum"><a id="page401" name="page401"></a>(p. 401)</span> voir se produire, un véritable cauchemar pour les
+ministres. Le premier, M. Thiers osa, en 1836, la contremander.
+Rétablie en 1837, elle fut de nouveau suspendue les années suivantes
+et eut lieu pour la dernière fois en 1840<a id="footnotetag535" name="footnotetag535"></a><a href="#footnote535" title="Go to footnote 535"><span class="smaller">[535]</span></a>. Visiblement, à mesure
+que le gouvernement de Juillet s'éloignait et se dégageait de son
+origine, il se montrait plus froid et plus défiant à l'égard de la
+garde nationale. La défiance se comprend: mais peut-être avait-on
+le tort d'y joindre un peu de négligence. Cette négligence apparut
+notamment dans le choix du commandant en chef. Au début, on avait
+compris l'importance capitale de ce poste. Aussitôt après s'être
+débarrassé de La Fayette, on y avait appelé le maréchal de Lobau,
+l'un des plus glorieux vétérans des guerres impériales; celui-ci, par
+son prestige personnel, son activité, son mélange de fermeté et de
+rondeur, était parvenu à tenir bien en main cette troupe de nature
+indocile et capricieuse; le bourgeois armé se sentait flatté d'être
+traité avec une sorte de familiarité militaire par un si illustre
+guerrier. Mort en 1839, le maréchal de Lobau avait eu pour successeur
+le maréchal Gérard; c'était encore une grande renommée; sa santé
+l'obligea à donner sa démission en 1842. La sécurité matérielle dont
+on jouissait alors fit-elle croire que ce commandement n'était plus
+qu'une sorte de sinécure honorifique? On donna pour successeur aux
+deux maréchaux le général Jacqueminot, de promotion récente, sans
+illustration guerrière, et n'ayant pas figuré sur les champs de
+bataille de l'Empire avec un grade supérieur à celui de colonel. Il
+venait d'être, sous les précédents commandants, major général de la
+garde nationale. En dehors de son dévouement au Roi, il avait pour
+principal titre d'être le beau-père de M. Duchâtel et d'avoir été,
+comme député, l'un des membres influents de ce groupe des anciens
+221, auxquels le ministère du 29 octobre jugeait utile, en 1842, de
+donner des gages. Pour comble, il n'était plus jeune et avait une
+santé délabrée; dans les derniers temps, il en était venu <span class="pagenum"><a id="page402" name="page402"></a>(p. 402)</span>
+à ne pouvoir presque plus sortir de sa chambre, ni se lever de sa
+chaise longue. Malgré d'excellentes intentions, il n'était donc,
+ni moralement, ni physiquement, en état d'exercer sur les gardes
+nationaux l'action personnelle qui était, avec eux, la principale et
+presque l'unique arme du commandement. Naturellement, l'opposition
+souligna les défiances montrées par le gouvernement, pour éveiller et
+irriter les susceptibilités de la garde nationale, et elle profita
+de la négligence du commandement pour s'emparer de l'influence
+qu'il laissait échapper. Ce ne fut pas sans succès. Les élections
+des officiers, faites presque toujours sur le terrain politique,
+témoignaient des progrès que faisait dans la milice parisienne
+un certain esprit de fronde, s'attaquant, sinon à la monarchie
+elle-même, du moins à sa politique. Ces sentiments étaient surtout
+visibles depuis un an. Nulle part les malheureux événements de 1847
+et la campagne des banquets n'avaient exercé une plus fâcheuse
+action. Dans les diverses légions, les «réformistes» se trouvaient
+en nombre; s'ils n'étaient pas la majorité, ils étaient du moins
+l'élément le plus remuant. On comprend dès lors comment, voulant
+provoquer une grande manifestation extraparlementaire, les agitateurs
+se sont tout de suite tournés vers la garde nationale et pourquoi
+leur appel y a trouvé beaucoup d'écho.</p>
+
+<p>Cependant, l'idée de faire précéder le banquet d'une procession
+populaire ne plaisait pas également à tous les députés. Plusieurs se
+préoccupaient du caractère que cette procession menaçait de prendre.
+Le 19 février au matin, l'opposition parlementaire était de nouveau
+réunie au restaurant Durand, pour prendre les dernières décisions.
+La principale question posée est celle de savoir si l'on se rendra
+en corps au banquet. La délibération n'est pas moins confuse et
+tumultueuse qu'à la première réunion. M. Barrot, qui préside, en
+fait reproche à l'assemblée. «Il est vraiment incroyable, dit-il,
+que nous ne puissions pas délibérer avec calme, quand nous prenons
+peut-être la plus grave résolution que nous ayons prise en notre
+vie.» Elle est bien grave en effet, plus encore que ne se l'imagine
+M. Barrot. Beaucoup des assistants sont visiblement tristes,
+inquiets, <span class="pagenum"><a id="page403" name="page403"></a>(p. 403)</span> tentés de reculer. M. Berryer augmente encore leur
+désarroi en leur démontrant qu'ils se placent sur un terrain qui va
+s'effondrer sous leurs pas. C'est M. de Lamartine qui ranime les
+courages par une harangue enflammée; il ne nie pas le péril de la
+manifestation. «La foule, s'écrie-t-il, est toujours un péril; mais,
+au point où nous en sommes, il faut, ou avancer dans le péril, ou
+reculer dans la honte<a id="footnotetag536" name="footnotetag536"></a><a href="#footnote536" title="Go to footnote 536"><span class="smaller">[536]</span></a>.» Sous l'action de cette parole, il est
+décidé, à la presque unanimité, que le banquet aura lieu le mardi 22
+février, et que les députés résolus à prendre part à ce «grand acte
+de résistance légale»&mdash;ils étaient au nombre de 92&mdash;se réuniront ce
+jour-là, à dix heures du matin, place de la Madeleine, pour se rendre
+processionnellement au lieu du banquet.</p>
+
+<p>Durant toute cette séance, M. Thiers, suivant le mot d'un témoin,
+a trouvé le moyen de n'être ni absent ni présent. Il s'est tenu
+constamment à la porte du salon, voyant et entendant tout, appuyant
+quelquefois d'un signe de tête ou d'un geste les paroles les plus
+véhémentes, mais ne prononçant pas un mot. Comme il sortait avec M.
+de Falloux, celui-ci lui dit: «N'êtes-vous pas effrayé de tout ce
+que nous venons de voir et d'entendre?&mdash;Non, pas du tout.&mdash;Cependant
+ceci ressemble bien à la veille d'une révolution.» M. Thiers hausse
+gaiement les épaules et répond avec l'accent de la plus franche
+sécurité: «Une révolution! une révolution! On voit bien que vous êtes
+étranger au gouvernement et que vous ne connaissez pas ses forces.
+Moi, je les connais; elles sont dix fois supérieures à toute émeute
+possible. Avec quelques milliers d'hommes sous la main de mon ami le
+maréchal Bugeaud, je répondrais de tout. Tenez, mon cher monsieur
+de Falloux, pardonnez-moi de vous le dire avec une franchise qui
+ne peut vous blesser, <span class="pagenum"><a id="page404" name="page404"></a>(p. 404)</span> la Restauration n'est morte que de
+niaiserie, et je vous garantis que nous ne mourrons pas comme elle.
+La garde nationale va donner une bonne leçon à Guizot. Le Roi a
+l'oreille fine, il entendra raison et cédera à temps.»</p>
+
+<p>Cette sécurité de M. Thiers témoigne sans doute d'un aveuglement bien
+étrange chez un esprit aussi fin. Mais, dans ces jours malheureux,
+où n'est pas l'aveuglement? M. de Rambuteau, ému des nouvelles
+inquiétantes que lui ont apportées plusieurs membres de son conseil
+municipal sur l'état des esprits dans Paris et particulièrement dans
+la garde nationale, les apporte au Roi. Celui-ci l'écoute non sans
+impatience et le congédie avec ces mots: «Mon cher préfet, dans huit
+jours, vous serez honteux des sottes peurs qu'on vous a inspirées
+et que je ne puis partager en aucune façon.» Ces mêmes conseillers
+municipaux sont allés aussi avertir le préfet de police, M.
+Delessert. Celui-ci se refuse à prendre au sérieux leurs avis. «Tout
+est prévu, leur dit-il; nous sommes parfaitement en mesure.» Et comme
+l'un de ses interlocuteurs fait un geste d'incrédulité, il reprend
+d'une voix plus haute: «Oui, monsieur, parfaitement en mesure; vous
+pouvez le dire à ceux qui vous effrayent.»</p>
+
+<p>Cette révolution, que le Roi aussi bien que M. Thiers se refusent à
+croire possible, la prévoit-on du moins chez les radicaux? Ceux-ci,
+dans les pourparlers fréquents qu'ils ont alors avec leurs alliés
+de la gauche dynastique, protestent n'avoir aucun dessein de ce
+genre. Le <cite>National</cite> dénonce à l'avance, comme agents provocateurs,
+tous ceux qui, le jour du banquet, pousseraient au désordre. M.
+Marrast dit à M. Odilon Barrot et à M. Duvergier de Hauranne: «Vous
+craignez une collision; eh bien, moi, je la crains cent fois plus que
+vous.&mdash;Plus, c'est beaucoup dire.&mdash;Plus, car si elle a lieu, ce n'est
+pas votre parti, c'est le mien qui en aura toute la responsabilité.»
+En exprimant ces sentiments, les radicaux sont sincères; ils
+redoutent d'autant plus un choc armé, que la victoire du gouvernement
+leur paraît absolument certaine. On peut donc affirmer qu'il n'y a,
+de leur part, à cette époque, aucune conspiration <span class="pagenum"><a id="page405" name="page405"></a>(p. 405)</span> tendant
+à une prise d'armes, aucun plan de révolution<a id="footnotetag537" name="footnotetag537"></a><a href="#footnote537" title="Go to footnote 537"><span class="smaller">[537]</span></a>. Toutefois,
+beaucoup d'entre eux n'en ont pas moins le sentiment que la voie
+où l'on s'engage est pleine d'inconnu et peut leur apporter bien
+des surprises. Pour n'être pas préparée, voulue, la collision
+leur paraît possible; et alors il n'est guère d'éventualités, si
+hardies soient-elles, que quelques-uns ne caressent en rêve, qu'ils
+n'abordent en conversation<a id="footnotetag538" name="footnotetag538"></a><a href="#footnote538" title="Go to footnote 538"><span class="smaller">[538]</span></a>. Dans des réunions tenues chez M.
+Goudchaux, les républicains de l'école du <cite>National</cite> vont jusqu'à
+discuter la composition d'un gouvernement provisoire, et ils font
+demander à M. Marie s'il consentirait à en faire partie. «Y a-t-il
+donc des projets?» demande M. Marie, étonné et peu disposé, au
+premier abord, à prendre cette ouverture au sérieux. «Des projets,
+lui répond-on, non; mais tout est possible dans le mouvement qui
+se prépare, et il faut nous mettre en garde contre toutes les
+éventualités.» M. Marie se rend à ses observations, et, comme il
+l'a rapporté depuis, ses interlocuteurs et lui se séparent «avec la
+pensée que le dénouement pourrait bien ne pas être aussi pacifique
+qu'ils l'ont cru tout d'abord». Ces républicains poussent plus loin
+encore leur prévoyance. Se sentant par eux-mêmes sans prestige sur
+l'armée, ils croient utile de s'allier à un Bonaparte; leur seule
+hésitation est de savoir s'ils s'adresseront au fils du roi Jérôme
+ou au prince <span class="pagenum"><a id="page406" name="page406"></a>(p. 406)</span> Louis, l'homme de Strasbourg et de Boulogne;
+après délibération, ce dernier a la préférence, et il reçoit d'eux,
+en Angleterre, avis de se tenir prêt à passer en France au premier
+signal<a id="footnotetag539" name="footnotetag539"></a><a href="#footnote539" title="Go to footnote 539"><span class="smaller">[539]</span></a>.</p>
+
+<h4>II</h4>
+
+<p>À mesure qu'on approche du jour où l'opposition et le gouvernement
+doivent se heurter en pleine rue, au milieu d'une population
+surexcitée, force est aux plus optimistes de s'avouer que le conflit
+peut avoir de redoutables conséquences. Cette impression se manifeste
+dans les deux camps. Tandis que plus d'un opposant dynastique
+regrette au fond de s'être engagé dans une pareille aventure,
+certains conservateurs ne voient pas sans tristesse ni sans effroi
+les choses poussées ainsi à l'extrême. De cette double disposition
+devaient naître quelques essais d'arrangement transactionnel,
+d'autant que les représentants des deux partis se rencontraient
+chaque jour dans les couloirs de la Chambre, et qu'entre plusieurs
+les divergences politiques avaient laissé subsister une certaine
+familiarité affectueuse. Tantôt c'est M. Achille Fould qui propose
+à M. Thiers de faire prendre, par une cinquantaine de ministériels,
+l'engagement d'obtenir, de gré ou de force, l'éloignement du cabinet,
+si le banquet est abandonné; tantôt c'est M. Duvergier de Hauranne
+qui offre de renoncer au banquet, si le gouvernement dépose un
+projet sur le droit de réunion. Ces deux tentatives échouent; mais
+une troisième se produit qui paraît d'abord avoir plus de chances de
+réussir. Dès le premier jour, la commission du banquet, en organisant
+ses diverses sous-commissions, a chargé trois de ses membres, MM.
+Duvergier de Hauranne, Berger et de Malleville, de «se mettre
+officieusement en communication avec M. Duchâtel pour régler les
+formes de la manifestation et pour arriver <span class="pagenum"><a id="page407" name="page407"></a>(p. 407)</span> aux moyens de
+prévenir tout prétexte de conflit et de désordre». Il est bientôt
+visible que ces délégués, au fond assez effrayés, sont disposés à
+réduire leur banquet à une sorte de cérémonial très sommaire dont
+tous les points seraient convenus à l'avance, et qu'ils cherchent
+à rendre aux tribunaux le conflit si témérairement porté sur la
+place publique. Des ouvertures que M. Duvergier de Hauranne fait à
+M. Vitet, M. Berger à M. de Morny, M. de Malleville à M. Duchâtel
+lui-même, il ressort à peu près ceci: «Si le ministère veut, comme on
+l'annonce, empêcher les convives d'entrer au lieu même du banquet,
+il les place dans cette alternative, ou de résister, ce qui est
+le conflit matériel avec tout son inconnu, ou de reculer devant
+la première injonction du commissaire de police, ce qui leur est
+difficile après leurs défis si retentissants. Qu'il laisse seulement
+commencer le banquet; le commissaire de police viendra, au bout de
+quelques instants, en prononcer la dissolution. Engagement serait
+pris par les convives de se disperser aussitôt, et, par le fait même
+de la contravention constatée, la question se trouverait soumise
+aux tribunaux.» Le gouvernement ne paraît pas d'abord disposé à se
+prêter à cette sorte de comédie; il préfère empêcher, par un grand
+déploiement de forces, l'accès même de la salle du banquet. De plus
+en plus inquiets, les délégués de l'opposition reviennent à la
+charge; ils font observer que le système du gouvernement empêche
+la contravention de se commettre, et que, par suite, les tribunaux
+ne pourront être saisis. Cet argument fait quelque effet sur les
+ministres. Et puis, pour le plaisir d'embarrasser et d'humilier
+davantage les opposants, doivent-ils les pousser à risquer par
+amour-propre ce que par politique ils répugnent à faire? Ne
+convient-il pas de tenir compte de l'état d'esprit d'une bonne partie
+des conservateurs? N'a-t-on pas vu, dans la discussion de l'adresse,
+qu'ils ne s'associent qu'à contre-c&oelig;ur à la résistance du cabinet?
+Si celui-ci se montre trop entier et trop raide, ne s'expose-t-il
+pas à être abandonné par une portion de ses troupes, ou tout au
+moins à se voir imputer la responsabilité de tous les accidents
+qui <span class="pagenum"><a id="page408" name="page408"></a>(p. 408)</span> pourront suivre? Soutenues avec force par M. Duchâtel,
+ces raisons triomphent des objections faites par quelques-uns de
+ses collègues et aussi des répugnances du Roi. Pouvoir est alors
+donné par le ministre de l'intérieur à MM. de Morny et Vitet de
+traiter sur les bases proposées avec les délégués de l'opposition.
+Le sentiment très vif que chacune des parties a des dangers de la
+situation facilite les pourparlers. À la fin de cette même journée
+du 19 février, dans la matinée de laquelle a eu lieu la réunion du
+restaurant Durand, les cinq négociateurs, dûment autorisés par leurs
+mandants respectifs, arrivent à un accord aussitôt constaté dans un
+procès-verbal assez étendu, dont le texte n'était du reste destiné
+à recevoir aucune publicité<a id="footnotetag540" name="footnotetag540"></a><a href="#footnote540" title="Go to footnote 540"><span class="smaller">[540]</span></a>. Les conditions de l'accord se
+résument ainsi: au jour et à l'heure indiqués, M. Odilon Barrot et
+ses amis se rendront au banquet; avertis à la porte de la salle, par
+le commissaire de police, qu'en se réunissant ils violent un arrêté
+du préfet, ils passeront outre; aussitôt qu'ils seront assis, le
+commissaire constatera la contravention et enjoindra à la réunion
+de se dissoudre; M. Odilon Barrot répondra brièvement en maintenant
+le droit de réunion, mais en engageant les assistants à se retirer;
+l'autorité judiciaire, saisie de la contravention, prononcera sur la
+question débattue; jusqu'à sa décision, les députés ne patronneront
+aucun autre banquet. Les négociateurs s'engagent également à agir
+sur les journaux de leurs partis respectifs, pour empêcher qu'aucun
+article provocateur ou satirique ne vienne, d'un côté ou de l'autre,
+envenimer les esprits.</p>
+
+<p>À mesure que se répand, dans la soirée du 19 février et dans la
+matinée du 20, la nouvelle de la transaction conclue, les ardents
+des deux camps ne cachent pas leur déplaisir. Dans les couloirs de
+la Chambre, M. Duchâtel se voit reprocher par quelques conservateurs
+d'avoir pactisé avec le désordre et avili l'autorité; qu'est-ce,
+dit-on, que cette façon <span class="pagenum"><a id="page409" name="page409"></a>(p. 409)</span> de régler la rencontre du
+gouvernement et de l'émeute, comme on ferait les conditions d'un duel
+entre pairs? À gauche, certaines gens font ressortir ce que cette
+retraite de l'opposition a de piteux après une entrée en scène si
+tapageuse; au Palais de justice, M. Marie n'ose, devant la vivacité
+des critiques, avouer l'approbation qu'il a donnée à l'arrangement.
+Et puis les spectateurs, comme toujours portés à la gouaillerie,
+ne se privent pas de railler ce qu'ils appellent une «parodie».
+«Serez-vous de la farce qui se jouera mardi?» demande-t-on tout haut
+dans la salle des conférences du Palais-Bourbon<a id="footnotetag541" name="footnotetag541"></a><a href="#footnote541" title="Go to footnote 541"><span class="smaller">[541]</span></a>.</p>
+
+<p>Néanmoins, l'impression dominante est une sorte de soulagement. Si
+l'on se donne le plaisir facile de se moquer du traité, on est au
+fond bien aise que la guerre soit évitée. Dans la commission du
+banquet, personne ne songe à désavouer les négociateurs, et l'on
+se prépare à exécuter le scénario convenu; on vient précisément de
+découvrir enfin un local convenable pour le banquet, dans une rue
+presque déserte des Champs-Élysées, la rue du Chemin de Versailles,
+et l'on y fait dresser en toute hâte la tente qui doit abriter
+les convives. De l'autre côté, le conseil des ministres ratifie
+pleinement ce qui a été fait; M. Duchâtel donne aux autorités de
+police des instructions loyalement conformes à la convention; sans
+doute, des précautions militaires sont prises pour parer aux
+éventualités; <span class="pagenum"><a id="page410" name="page410"></a>(p. 410)</span> quelques troupes ont ordre de se rassembler
+près de la barrière de l'Étoile; mais on évite tout ce qui pourrait
+être interprété comme une provocation; ainsi renonce-t-on à mettre
+préventivement la main sur les hommes connus pour être les fauteurs
+ordinaires d'émeutes. En même temps, le gouvernement, qui ne croit
+plus avoir devant lui qu'un débat judiciaire, s'y prépare. M. Hébert,
+après avoir sondé discrètement des membres considérables de la cour
+de cassation, se dit assuré que la question de droit sera tranchée
+contre les prétentions de l'opposition. Le procureur général, M.
+Dupin, malgré son peu de bienveillance habituelle pour le ministère,
+est venu spontanément trouver le garde des sceaux; il lui a dit
+combien il était heureux de l'arrangement conclu, et il lui a promis
+de prendre la parole quand l'affaire viendra devant la cour suprême.
+Le préfet de police n'est pas le moins satisfait de l'arrangement;
+interrogé à plusieurs reprises par les ministres sur la possibilité
+de troubles, il se montre très rassuré et ne redoute pas d'incidents
+sérieux le jour du banquet. «Les gens à émeute, dit-il à M. Hébert,
+ne sont pas prêts; les chefs ne veulent pas agir; toutes les mesures
+sont bien prises, et les choses tourneront parfaitement.» Après le
+conseil des ministres, M. Duchâtel étant allé voir madame la duchesse
+d'Orléans, celle-ci le remercie vivement de ce qu'il a fait pour
+prévenir le conflit et se montre agréablement surprise que le Roi n'y
+ait pas fait obstacle. Dans les salons où les ministres et les chefs
+de l'opposition se rencontrent, par exemple à l'ambassade ottomane
+où il y a fête le 19 au soir, ils s'entretiennent pacifiquement de
+l'arrangement. M. Duvergier de Hauranne, se trouvant, le 20, au
+concert du Conservatoire, dans la même loge que M. Vitet, a avec lui
+une conversation amicale et presque joyeuse sur le futur banquet. En
+somme, il y a partout comme la détente que produit, entre deux armées
+prêtes à s'entre-choquer, l'annonce subite d'un armistice.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page411" name="page411"></a>(p. 411)</span> III</h4>
+
+<p>Tout semble ainsi à la paix, quand, le 21 février au matin, le
+<cite>National</cite>, la <cite>Réforme</cite> et la <cite>Démocratie pacifique</cite> publient, en
+tête de leurs colonnes, le programme officiel de la manifestation du
+lendemain. Dans cette pièce, le banquet disparaît presque absolument
+derrière la grande procession populaire qui doit accompagner les
+députés de la Madeleine à la rue du Chemin de Versailles; le peuple
+est appelé à descendre dans la rue, pour donner à cette démonstration
+des proportions énormes; libellé dans la forme d'un arrêté de police
+ou plutôt d'un ordre de bataille, le programme dispose de la voie
+publique, indique les conditions du défilé, attribue à chaque groupe
+sa place; enfin, fait plus grave encore et qui met bien en lumière
+la prétention de substituer une sorte de pouvoir révolutionnaire aux
+autorités légales, invitation est adressée aux gardes nationaux de
+figurer dans le cortège, en uniforme, sinon en armes, et de se ranger
+par légion, officiers en tête.</p>
+
+<p>Que s'est-il donc passé? D'où vient ce programme qui, suivant
+l'expression même de l'un des députés adhérant au banquet, «sentait
+la république d'une lieue<a id="footnotetag542" name="footnotetag542"></a><a href="#footnote542" title="Go to footnote 542"><span class="smaller">[542]</span></a>»? C'est M. Marrast qui l'a rédigé
+au nom d'une des sous-commissions d'organisation. Sur la demande
+d'un des membres de cette sous-commission, il l'a montré, avant de
+l'imprimer, à MM. Odilon Barrot et Duvergier de Hauranne; ceux-ci
+en ont été peu satisfaits; mais ils se sont bornés à recommander
+au rédacteur de prendre un ton plus modeste, sans paraître
+attacher beaucoup d'importance à l'affaire et sans réclamer que
+les corrections leur soient soumises. M. Marrast, laissé ainsi
+sans contrôle, en a profité pour maintenir à peu près sa rédaction
+première. Prévoyait-il qu'il ferait ainsi rompre l'accord conclu
+entre l'opposition <span class="pagenum"><a id="page412" name="page412"></a>(p. 412)</span> et le gouvernement? Quelques-uns de
+ses amis lui ont attribué, après coup, une sorte d'arrière-pensée
+machiavélique dont ils lui ont fait un titre à la reconnaissance du
+parti républicain. Peut-être lui ont-ils supposé ainsi une décision
+et une prévision révolutionnaires qu'il était loin d'avoir à cette
+date.</p>
+
+<p>En tout cas, que M. Marrast l'ait voulu ou non, sa publication fait
+évanouir toute chance d'arrangement pacifique. Les membres du cabinet
+s'étant réunis vers dix heures du matin au ministère de l'intérieur,
+M. Duchâtel, si décidé naguère pour l'accord avec l'opposition,
+déclare que cet accord ne peut subsister après le programme<a id="footnotetag543" name="footnotetag543"></a><a href="#footnote543" title="Go to footnote 543"><span class="smaller">[543]</span></a>. À
+son avis, le gouvernement ne saurait accepter d'être ainsi dépossédé
+de ses pouvoirs de police sur la voie publique et de son droit
+de commander à la garde nationale; et puis, contre les dangers
+d'une telle manifestation, ce qui a été arrangé à l'avance pour le
+banquet n'est plus une garantie. Les ministres adhèrent unanimement
+à cette façon de voir. Tout en continuant à offrir à l'opposition
+l'épreuve convenue pour arriver à un débat judiciaire, ils décident
+d'interdire et, au besoin, de réprimer la manifestation projetée.
+Leur détermination est immédiatement communiquée au Roi, qui y
+donne sa pleine approbation. Diverses mesures sont prises en vue
+d'avertir le public. La principale est une proclamation du préfet
+de police à la population parisienne; MM. Vitet et de Morny ont été
+invités à la rédiger pendant que les ministres délibéraient. Elle
+commence par rappeler comment, dans le dessein de donner une issue
+judiciaire au conflit, le gouvernement avait renoncé à «s'opposer
+par la force à la réunion projetée» et avait consenti «à laisser
+constater la contravention en permettant l'entrée des convives
+dans la salle du banquet». Puis elle continue, en ces <span class="pagenum"><a id="page413" name="page413"></a>(p. 413)</span>
+termes: «Le gouvernement persiste dans cette détermination; mais le
+manifeste, publié ce matin par les journaux de l'opposition, annonce
+un autre but, d'autres intentions; il élève un gouvernement à côté
+du véritable gouvernement du pays;... il appelle une manifestation
+publique, dangereuse pour le repos de la cité; il convoque, en
+violation de la loi du 22 mars 1831, les gardes nationaux qu'il
+dispose à l'avance, en haie régulière, par numéro de légion, les
+officiers en tête. Ici aucun doute n'est possible de bonne foi;
+les lois les plus claires, les mieux établies, sont violées. Le
+gouvernement saura les faire respecter.» La proclamation se termine
+par une «invitation à tous les bons citoyens de ne se joindre à aucun
+rassemblement». On décide d'afficher en même temps: 1<sup>o</sup> un ordre du
+jour du général Jacqueminot, rappelant aux gardes nationaux qu'ils
+ne peuvent se réunir, à ce titre, sans l'ordre de leur chef; 2<sup>o</sup> un
+arrêté du préfet de police, interdisant formellement le banquet; 3<sup>o</sup>
+l'ordonnance sur les attroupements. Tout en cherchant à retenir la
+population, le cabinet s'apprête, s'il est nécessaire, à réprimer le
+désordre. Le meilleur moyen lui paraît être de faire, le lendemain,
+un grand déploiement militaire; on exécutera un plan que le maréchal
+Gérard a arrêté dès 1840, pour le cas de troubles dans Paris; dans
+ce plan qui suppose l'action simultanée de l'armée et de la garde
+nationale, tout est minutieusement prévu, la division des zones,
+l'emplacement à occuper par chaque corps, la façon dont ils doivent
+se relier, le mode de combat. On croit disposer de forces suffisantes
+pour parer à toutes les éventualités; le ministre de la guerre dit
+avoir sous la main 31,000 hommes de troupes; depuis quelque temps
+déjà, en prévision de troubles possibles, les soldats ont reçu des
+vivres et des munitions.</p>
+
+<p>Pendant que les ministres prennent ces diverses décisions, la
+commission générale du banquet était réunie chez M. Odilon Barrot.
+Vers midi, M. Duvergier de Hauranne, qui assistait à cette réunion,
+est averti que deux messieurs le demandent à la porte. Il sort et
+se trouve en face de MM. Vitet et de Morny, dont la physionomie
+lui fait aussitôt pressentir un malheur. <span class="pagenum"><a id="page414" name="page414"></a>(p. 414)</span> Tout saisi, il
+les interroge du regard. «Nous venons de passer chez vous, lui
+disent-ils, pour vous annoncer, à notre grand regret, que tout est
+rompu.&mdash;Rompu, et pourquoi?&mdash;À cause du programme, du malheureux
+programme qui a paru dans les journaux.» M. Duvergier de Hauranne est
+fort troublé. Ne peut-on pas trouver quelque expédient pour rétablir
+l'accord? Il prie les ambassadeurs ministériels d'entrer dans la
+chambre à coucher de M. Odilon Barrot et appelle ce dernier. Les deux
+représentants de la gauche insistent sur le péril de la situation.
+«Le char est lancé, disent-ils, et, quoi que nous fassions, le peuple
+sera demain dans la rue.» Ils ne justifient pas le programme, en
+avouent l'inconvenance, mais ne sont pas en mesure d'en garantir
+le désaveu public. Ils offrent seulement de faire insérer dans
+leurs journaux une note destinée à l'atténuer en le commentant.
+Séance tenante, M. Duvergier de Hauranne rédige cette note et va
+la montrer à M. Marrast, qui consent à la publier le lendemain
+dans le <cite>National</cite>. MM. Vitet et de Morny n'ont pas pouvoir pour
+accepter rien de semblable; ils promettent seulement d'en référer
+aux ministres. M. Barrot et M. Duvergier de Hauranne rejoignent les
+membres de la commission, auxquels ils n'osent même pas communiquer
+la nouvelle qu'ils viennent de recevoir; ils veulent encore espérer
+que la rupture pourra être évitée.</p>
+
+<p>Leur espoir est de courte durée. Peu après, vers deux heures,
+en arrivant au Palais-Bourbon, ils apprennent que le ministère
+persiste dans sa résolution, et qu'on commence à afficher dans les
+rues les proclamations du préfet de police. Dans les couloirs et
+sur les bancs de la Chambre, les conservateurs sont fort animés.
+«Enfin, disent-ils, c'en est fait des capitulations; le parti de
+l'énergie l'emporte.» L'opposition, au contraire, est accablée,
+consternée. Elle ne sait que faire ni que dire. Cependant, en se
+prolongeant, son immobilité et son silence menacent de devenir
+tout à fait ridicules. Vers la fin de la séance, M. Odilon Barrot
+se décide à interpeller le ministère. Sa parole est embarrassée.
+Après avoir rappelé les premiers faits: «Il paraît, dit-il, qu'à
+des conseils de sagesse, de <span class="pagenum"><a id="page415" name="page415"></a>(p. 415)</span> prudence, ont succédé d'autres
+inspirations, que des actes d'autorité s'interposent, sous prétexte
+d'un trouble qu'ils veulent apaiser et qu'ils s'exposent à faire
+naître. (<i>Rumeurs.</i>)... Il n'y a pas de ministère, il n'y a pas de
+système administratif qui vaille une goutte de sang versé. C'est le
+gouvernement qui est chargé du maintien de l'ordre... C'est sur
+lui que pèse la responsabilité.»&mdash;«La responsabilité ne pèse pas
+seulement sur le gouvernement, répond M. Duchâtel; elle pèse sur
+tout le monde.» Le ministre n'a jamais parlé avec plus d'autorité et
+de mesure. Du banquet pour lequel «il est toujours prêt à laisser
+arriver les choses au point où, une contravention étant constatée, un
+débat judiciaire pourrait s'engager», il distingue la manifestation
+annoncée par le programme, au mépris de la loi sur les attroupements
+et de la loi sur la garde nationale. «C'est, dit-il, un gouvernement
+né d'un comité, prenant la place du gouvernement constitutionnel,
+parlant aux citoyens, convoquant les gardes nationaux, provoquant des
+attroupements... Non, nous ne pouvions pas le supporter!» M. Barrot
+essaye de revenir à la charge; il n'aboutit qu'à trahir plus encore
+l'embarras et l'équivoque de sa situation. Parle-t-il du programme,
+il déclare «qu'il ne l'avoue ni le désavoue», et comme ces paroles
+étranges provoquent des exclamations, qu'on lui crie de toutes parts:
+«Il faut l'avouer ou le désavouer», il reprend: «Je mettrai tout
+le monde parfaitement à l'aise. J'avoue très hautement l'intention
+de cet acte, j'en désavoue les expressions.»&mdash;«La détermination du
+gouvernement, réplique le ministre, se trouve justifiée par les
+paroles de M. Odilon Barrot. Ce manifeste que l'on n'avoue ni ne
+désavoue est-il un gage de sécurité pour nous qui sommes chargés de
+maintenir l'ordre public?»</p>
+
+<p>De l'aveu de tous, dans cette courte escarmouche, l'avantage a été
+pour le ministre. Seul il a parlé net et a paru savoir ce qu'il
+voulait. En outre, sur le terrain où il a fort habilement porté la
+question, l'opposition ne saurait plus se donner une attitude de
+résistance légale. Ce n'est pas en effet la question <span class="pagenum"><a id="page416" name="page416"></a>(p. 416)</span> plus ou
+moins discutable du droit de réunion dans un local clos et couvert
+qui est maintenant posée; il s'agit d'appliquer la loi contre les
+attroupements que personne n'a jamais pu contester et à laquelle on
+ne saurait refuser d'obéir sans tomber dans la rébellion ouverte.
+Que peut donc faire cette opposition? Comment sortir de l'impasse où
+elle s'est si aveuglément engagée? Elle n'a pas une minute à perdre
+pour prendre son parti. La journée touche à sa fin, et c'est pour le
+lendemain matin qu'elle a donné rendez-vous au peuple dans la rue.</p>
+
+<p>En sortant de la séance, vers cinq heures, les députés de la gauche
+et du centre gauche se réunissent dans un bureau de la Chambre;
+mais le tumulte est tel qu'ils ne peuvent délibérer. Ils se
+transportent, au nombre d'une centaine, chez M. Odilon Barrot. Ce
+dernier préside et commence par poser la question sans conclure.
+M. Thiers, qui jusqu'à présent s'est borné au rôle de spectateur
+silencieux et complaisant, qui dans aucune des réunions n'a ouvert
+la bouche pour retenir ses amis, se décide cette fois à crier:
+Casse-cou! Il le fait avec une vivacité de gestes et de langage qui
+montre à quel point il est alarmé. «L'opposition, dit-il, serait
+insensée et coupable, si elle exposait volontairement la capitale
+à une collision sanglante, si elle livrait les événements au
+jugement de la force, incomparablement supérieure dans les mains du
+gouvernement. Il faut subir la loi des circonstances et céder.» Un
+député de la gauche avancée, M. Bethmont, parle dans le même sens.
+La plupart des assistants sont visiblement soulagés de s'entendre
+donner ces conseils; ils ont peur et ne demandent qu'à capituler.
+Bientôt même, suivant l'expression d'un témoin, c'est une sorte de
+«sauve-qui-peut». À peine consent-on à écouter ceux qui, comme M. de
+Lamartine, déclament sur la honte de la reculade, ou qui, comme M.
+Duvergier de Hauranne et M. de Malleville, déclarent qu'ayant pris
+un engagement public, ils ne sont plus libres de ne pas le tenir.
+Au vote, 80 voix contre 17 décident que les députés n'iront pas au
+banquet.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page417" name="page417"></a>(p. 417)</span> C'est maintenant à la commission générale de statuer si
+ce banquet aura lieu sans les députés. Elle se réunit dans la
+soirée, toujours chez M. Odilon Barrot. L'irritation est vive
+parmi les délégués du Comité central et du 12<sup>e</sup> arrondissement.
+Toutefois force leur est de reconnaître qu'on ne peut rien faire
+sans l'opposition parlementaire. M. Marrast est un des plus vifs
+pour l'abstention. «Par humanité, s'écrie-t-il, par amour du peuple,
+renoncez au banquet... Qu'un conflit s'engage, et la population sera
+écrasée. Voulez-vous la livrer à la haine de Louis-Philippe et de M.
+Guizot<a id="footnotetag544" name="footnotetag544"></a><a href="#footnote544" title="Go to footnote 544"><span class="smaller">[544]</span></a>?» La réunion n'hésite donc pas à prononcer l'ajournement
+du banquet. Seulement, inquiète de la figure qu'elle va faire,
+elle cherche comment couvrir l'humiliation de cette reculade. MM.
+Abbatucci et Pagnerre proposent de mettre en accusation le ministère.
+On se jette sur cette idée, et les députés présents signent en
+blanc l'acte d'accusation qui n'est même pas rédigé. Pas un d'eux
+ne songe à se demander où pourrait bien être, dans la conduite du
+ministère, le crime qui seul justifierait une proposition aussi grave
+et aussi insolite. Ce n'est pas au ministère qu'ils songent, mais
+bien à eux-mêmes; ils se flattent d'échapper au ridicule à force de
+violence, et ne voient pas d'autre moyen de se faire pardonner par
+les partis extrêmes leur défection dans l'affaire du banquet.</p>
+
+<p>Comment informer maintenant cette population que, depuis quelques
+jours, on a travaillé à mettre en branle, que la manifestation est
+ajournée? Des notes sont rédigées pour les journaux qui s'impriment
+dans la nuit. De plus, les députés et les membres de la commission
+générale se dispersent pour aller porter la nouvelle dans les
+différents centres d'agitation. Partout elle est reçue avec colère.
+Les soldats s'indignent de la prudence de leurs chefs. Une députation
+des écoles vient relancer M. Odilon Barrot jusque dans sa maison
+et lui reproche d'avoir «déserté en présence de l'ennemi». Ce
+<span class="pagenum"><a id="page418" name="page418"></a>(p. 418)</span> soir-là, il y a réunion assez nombreuse dans les bureaux
+du <cite>Siècle</cite>; les esprits y sont fort échauffés. Les députés, qui
+viennent y annoncer la décision prise, sont violemment invectivés;
+on les accuse de «lâcheté», de «trahison». «Voilà trop longtemps que
+cela dure, s'écrie-t-on, il faut en finir et jeter tout par terre!»
+Sur ce, arrive le rédacteur en chef du <cite>Siècle</cite>, M. Perrée; il sort
+de l'état-major de sa légion où il a appris qu'ordre est donné de
+convoquer la garde nationale le lendemain. «Vous avez raison d'être
+irrités, dit-il aux assistants; mais il ne s'agit pas de déclamer et
+de crier comme des enfants; il s'agit de prendre un parti. Eh bien,
+moi, voici ce que je vous propose. Demain, j'en suis instruit, le
+rappel sera battu à six heures du matin. Allons-y tous en armes,
+et crions: Vive la réforme!» Une acclamation unanime part de tous
+les coins de la salle. «C'est cela! en armes, vive la réforme et à
+bas le système!» Se rend-on compte qu'on vient de trouver l'arme
+avec laquelle sera faite la révolution? Le <cite>Siècle</cite> est l'organe de
+l'opposition dynastique: il était dit que, jusqu'au bout, ce parti
+prendrait l'initiative et assumerait la responsabilité de tout ce qui
+devait contribuer à renverser la monarchie. En quittant la réunion
+du <cite>Siècle</cite>, vers minuit, les députés sont tristes et inquiets; ils
+se sentent absolument débordés par le mouvement qu'ils ont suscité.
+Comme l'a écrit plus tard l'un d'eux, ils ont le sentiment «que la
+chaudière fera explosion, malgré toutes leurs soupapes».</p>
+
+<p>Dans cette même soirée du lundi, il y a aussi réunion aux bureaux
+de la <cite>Réforme</cite>. C'est le quartier général des révolutionnaires
+extrêmes, des hommes des sociétés secrètes. On y délibère sur la
+conduite à tenir le lendemain. Quelques comparses secondaires
+paraissent plus ou moins tentés de profiter de l'agitation régnante
+et de l'irritation causée par la défection des députés, pour risquer
+une émeute. Mais ce parti est nettement combattu par les personnages
+importants. M. Louis Blanc déclare qu'on ne peut exposer le peuple
+à être écrasé comme il le serait inévitablement. «Si vous décidez
+l'insurrection, s'écrie-t-il, je rentrerai chez moi pour <span class="pagenum"><a id="page419" name="page419"></a>(p. 419)</span>
+me couvrir d'un crêpe et pleurer sur la ruine de la démocratie.»
+M. Ledru-Rollin, fort écouté dans cette maison, n'est pas moins
+prononcé pour l'abstention. «À la première révolution, dit-il d'un
+ton légèrement dédaigneux, quand nos pères faisaient une journée, ils
+l'avaient préparée longtemps à l'avance; nous autres, sommes-nous en
+mesure? avons-nous des armes, des munitions, des hommes organisés?
+Le pouvoir, lui, est tout prêt, et les troupes n'attendent qu'un
+ordre pour nous écraser. Donner le signal de l'insurrection, ce
+serait conduire le peuple à la boucherie. Je m'y refuse absolument.»
+Docile à la voix de ses chefs, l'assemblée décide qu'on dissuadera le
+peuple de descendre dans la rue, et que, s'il y vient malgré cela,
+on se bornera à se mêler à lui et à observer les événements. Il est
+convenu que la <cite>Réforme</cite> du lendemain matin donnera le mot d'ordre
+de l'abstention, et M. Flocon rédige un article qui conclut en ces
+termes: «Hommes du peuple, gardez-vous, demain, de tout entraînement
+téméraire. Ne fournissez pas au pouvoir l'occasion cherchée d'un
+succès sanglant. Ne donnez pas à cette opposition dynastique qui vous
+abandonne et qui s'abandonne, un prétexte dont elle s'empresserait
+de couvrir sa faiblesse... Patience! quand il plaira au parti
+démocratique de prendre une initiative semblable, on saura s'il
+recule, lui, quand il s'est avancé!»</p>
+
+<p>Pendant ce temps, que se passe-t-il du côté du gouvernement? Les
+autorités militaires ont employé la fin de l'après-midi à assurer
+l'exécution des résolutions énergiques prises dans le conseil des
+ministres du matin. Les généraux et colonels de l'armée de Paris,
+réunis à l'état-major, ont entendu lecture du plan détaillé du
+maréchal Gérard; on leur a remis leurs ordres de marche, l'indication
+des points qu'ils doivent occuper. Les mesures ont été également
+prises pour que la garde nationale soit appelée sous les armes,
+le lendemain, à la première heure. Les commissaires de police
+ont reçu leurs instructions sur la conduite à tenir en face des
+rassemblements. Enfin le préfet de police est convenu avec le
+ministre de l'intérieur de faire arrêter dans la nuit vingt-deux
+individus connus pour être des <span class="pagenum"><a id="page420" name="page420"></a>(p. 420)</span> fauteurs d'émeutes: dans le
+nombre étaient Albert et Caussidière. En somme, on s'attendait à une
+«journée» pour le lendemain, et l'on s'y préparait.</p>
+
+<p>Mais, dans la soirée, à mesure qu'on apprend le désarroi de
+l'opposition, sa reculade, les contre-ordres partout donnés aux
+manifestants, la préoccupation fait place, dans les ministères
+et aux Tuileries, à une satisfaction triomphante. On jouit, et
+de la sécurité retrouvée, et de la figure ridicule faite par des
+adversaires naguère si arrogants. Le Roi surtout exulte. Lord
+Normanby étant venu le voir, il lui crie, du plus loin qu'il
+l'aperçoit: «Vous le savez, tout est fini; j'étais bien sûr qu'ils
+reculeraient!» De même à l'un de ses ministres, M. de Salvandy: «Eh
+bien! Salvandy, vous nous disiez hier que nous étions sur un volcan;
+il est beau, votre volcan! Ils renoncent au banquet, mon cher! Je
+vous avais bien dit que tout cela s'évanouirait en fumée!» Il répète
+volontiers: «C'est une vraie journée des dupes.» La Reine, avec plus
+de mesure, se laisse gagner par cette confiance. «Vous nous trouvez
+beaucoup plus tranquilles, dit-elle à l'amiral Baudin; ce matin,
+j'étais très inquiète, et j'ai écrit à mes fils Joinville et d'Aumale
+que je regrettais fort leur absence en un pareil moment; maintenant,
+j'espère que tout se passera bien.» Sans doute, les rapports, en
+même temps qu'ils font connaître la capitulation des chefs de
+l'opposition, signalent la fermentation assez grande qui continue à
+régner dans la ville, les attroupements qui se forment autour des
+proclamations du préfet de police, les propos irrités ou méprisants
+qu'on y tient sur la retraite des députés. Mais on ne voit là que la
+fin des récentes agitations, non le prélude de quelque trouble plus
+grave.</p>
+
+<p>Le gouvernement se sent définitivement confirmé dans sa sécurité,
+quand, vers minuit, le préfet de police est informé par son agent
+De La Hodde, en même temps membre influent des sociétés secrètes,
+de tout ce qui s'est passé dans les bureaux de la <cite>Réforme</cite>. Du
+moment que, dans ce milieu d'où sont sorties toutes les insurrections
+du commencement du règne, on est découragé et l'on conclut à
+s'abstenir, n'est-ce pas une <span class="pagenum"><a id="page421" name="page421"></a>(p. 421)</span> assurance que l'ordre ne sera
+pas troublé? De même que certains hommes d'État avaient le tort,
+pour apprécier les mouvements d'opinion, de ne pas regarder au delà
+du pays légal, M. Delessert croyait que, pour juger des chances
+d'émeute, il suffisait de surveiller les conspirateurs de profession.
+Ainsi l'habileté même avec laquelle il était parvenu à pénétrer dans
+les sociétés secrètes, lui devenait une cause d'erreur. Aussitôt
+en possession du rapport de son agent, il court au ministère de
+l'intérieur, où il trouve M. Duchâtel conférant avec le général
+Tiburce Sébastiani, commandant la division de Paris, et avec le
+général Jacqueminot, commandant la garde nationale. Tous quatre
+s'accordent à penser que, dans cette situation nouvelle, le grand
+déploiement militaire, projeté pour le lendemain, devient inutile,
+qu'il est même dangereux, qu'il aurait un air de provocation, qu'il
+contribuerait à faire naître les rassemblements; que, du moment où
+les troupes doivent demeurer immobiles, le mieux est de ne pas les
+mettre en contact avec la population; faut-il ajouter qu'au fond on
+a des doutes sur la garde nationale, qu'on craint son inertie ou ses
+manifestations hostiles, et qu'on est bien aise d'avoir une raison de
+ne pas la convoquer? En somme, l'opinion unanime est qu'il vaut mieux
+laisser à la ville sa physionomie accoutumée. Toutefois, le ministre
+de l'intérieur peut-il, à lui seul, contremander une mesure aussi
+considérable, qui a été décidée le matin en conseil? Il juge que
+l'urgence et la difficulté de consulter ses collègues au milieu de la
+nuit, lui permettent d'assumer cette responsabilité. Il n'en avertit
+même pas le président du conseil. Il se borne à envoyer le général
+Jacqueminot prendre l'avis du Roi. Celui-ci répond non seulement
+qu'il approuve, mais que la même idée lui était venue, et qu'il
+allait en écrire au ministre. Dès lors, M. Duchâtel n'hésite pas:
+le reste de la nuit est employé à faire porter à tous les chefs de
+corps et aux états-majors des diverses légions de la garde nationale,
+des contre-ordres qui leur arrivent entre quatre et cinq heures du
+matin. Il est prescrit seulement de consigner les troupes dans leurs
+casernes, pour qu'elles soient prêtes à tout événement. En outre,
+<span class="pagenum"><a id="page422" name="page422"></a>(p. 422)</span> M. Delessert croit se conformer à la nouvelle attitude du
+pouvoir, en suspendant l'exécution des arrestations préventives dont
+il était convenu, quelques heures auparavant, avec le ministre.</p>
+
+<h4>IV</h4>
+
+<p>Le mardi 22 février, au lever du jour, le ciel est bas et plombé; par
+intervalles, des rafales de vent chassent une pluie fine et froide.
+Dans les premières heures de la matinée, tout paraît tranquille. Les
+organisateurs du banquet, qui, la veille au soir, ont contremandé la
+manifestation, sont même étonnés d'être si complètement obéis; ils
+voient là un signe de l'indifférence de la population, et l'un d'eux,
+M. Pagnerre, causant avec M. Barrot et M. Duvergier de Hauranne,
+conclut que «le gouvernement, en forçant l'opposition à se retirer,
+lui a épargné un bien complet fiasco». Aux Tuileries, le Roi félicite
+chaudement ses conseillers. «L'affaire tourne à merveille, leur
+dit-il. Que je vous sais gré, mes chers ministres, de la manière
+dont elle a été conduite!... Quand je pense que beaucoup de nos amis
+voulaient qu'on cédât! Mais ceci va réconforter la majorité.»</p>
+
+<p>Cependant, vers neuf heures, des bandes, peu nombreuses d'abord,
+bientôt grossies, commencent à descendre des faubourgs du nord et
+de l'est sur les boulevards, des faubourgs du sud sur les quais, se
+dirigeant toutes vers la Madeleine. C'est l'effet de l'impulsion
+donnée depuis quelques jours et que le contre-ordre de la dernière
+heure n'a pas suffi à détruire; quand le populaire a été à ce point
+chauffé, il ne se refroidit pas si vite. De ceux qui forment ces
+bandes, les uns n'ont pas su les dernières décisions de la commission
+générale du banquet, les autres en sont irrités et veulent protester
+quand même, le plus grand nombre sont des curieux qui désirent voir
+«s'il y aura quelque chose». Partout ils trouvent libre passage. Pas
+un soldat dans les rues. Les sergents de <span class="pagenum"><a id="page423" name="page423"></a>(p. 423)</span> ville eux-mêmes ont
+pour instruction de ne pas se montrer en uniforme. Cette foule vient
+s'accumuler devant la Madeleine et sur la place de la Concorde. Les
+blouses y sont en majorité. Nulle cohésion entre les éléments qui la
+composent; nulle discipline; aucun chef ne la pousse ni ne la dirige.
+Elle reste là, ondulant sur cette vaste place, ne sachant pas ce
+qu'elle attend, sans dessein arrêté, poussant quelques cris de: «Vive
+la réforme! À bas Guizot!» huant les gardes municipaux qui passent,
+mais n'ayant aucune idée de livrer bataille. Les révolutionnaires,
+qui, suivant le mot d'ordre donné la veille à la <cite>Réforme</cite>, se sont
+mêlés à ce peuple pour l'observer, n'estiment pas qu'il y ait rien à
+tenter avec lui.</p>
+
+<p>À la préfecture de police, au ministère de l'intérieur, on n'attache
+pas une grande importance à ces attroupements. On reste sous
+l'impression optimiste qui a fait décommander, pendant la nuit, le
+déploiement des troupes. Tous les ministres, cependant, ne sont pas
+aussi rassurés. L'un d'eux, M. Jayr, qui, en venant aux Tuileries,
+a pu voir sur les deux quais un courant continu d'hommes en blouse
+se dirigeant vers la place de la Concorde, ne peut cacher au Roi
+ses préoccupations: «Nous aurons, lui dit-il, sinon une grande
+bataille, du moins une forte sédition; il faut s'y tenir prêts.&mdash;Sans
+doute, reprend le Roi, Paris est ému; comment ne le serait-il pas?
+Mais cette émotion se calmera d'elle-même. Après le <em>lâche-pied</em>
+de la nuit dernière, il est impossible que le désordre prenne des
+proportions sérieuses. Du reste, vous savez que les mesures sont
+prises.»</p>
+
+<p>Cependant la situation ne s'améliore pas sur la place de la Concorde.
+Une bande nombreuse d'étudiants et d'ouvriers, partie du Panthéon,
+arrive en chantant la <cite>Marseillaise</cite>. Plus organisée et plus
+compacte que les autres, elle traverse la foule, l'entraîne et se
+dirige sur le Palais-Bourbon. Vainement quelques gardes municipaux,
+qu'un commissaire de police est allé chercher en toute hâte au
+poste voisin, essayent-ils de barrer le pont; ils sont emportés en
+un instant. Arrivés devant les grilles de la Chambre, les plus
+hardis des manifestants les <span class="pagenum"><a id="page424" name="page424"></a>(p. 424)</span> escaladent et pénètrent dans
+l'intérieur du palais, où il n'y a, à cette heure, que les garçons de
+service et quelques rares députés. Que signifie cet envahissement?
+Ses auteurs eussent été bien embarrassés de le dire. C'est une
+gaminerie, mais une gaminerie de sinistre augure. L'alarme est
+donnée; les dragons accourent de la caserne d'Orsay; ils trouvent,
+en arrivant, le palais déjà évacué et rejettent la foule au delà du
+pont, tandis que d'autres troupes viennent occuper les abords de la
+Chambre.</p>
+
+<p>Les manifestants alors se divisent. Tandis qu'une partie se forme
+en bandes pour parcourir la ville, le plus grand nombre reste sur
+la place de la Concorde. Un tas de pierres se trouvant là, l'idée
+vient à quelques individus de s'en servir pour attaquer un poste
+voisin. Un détachement de gardes municipaux à pied et à cheval
+arrive au secours des assiégés. À plusieurs reprises, il essaye
+de déblayer la place; mais la foule se reforme derrière lui; les
+gamins se mêlent à ses rangs et se faufilent entre les jambes des
+chevaux que les cavaliers embarrassés ont peine à tenir debout sur
+l'asphalte glissant; aussitôt que les soldats ont le dos tourné, des
+volées de cailloux tombent sur eux. Des curieux réfugiés partout
+où les charges ne peuvent les atteindre, plusieurs assis dans les
+vasques des fontaines, rient de ces escarmouches, lancent des lazzi
+aux troupes, poussent des cris séditieux ou font entendre des chants
+révolutionnaires. Les municipaux sont admirables de sang-froid et de
+patience: en dépit des insultes et des pierres dont on les accable,
+des blessures que reçoivent plusieurs d'entre eux, de l'agacement que
+doit leur causer l'inefficacité de leurs efforts, ils évitent d'user
+sérieusement de leurs armes; tout au plus distribuent-ils quelques
+coups de crosse et de plat de sabre. Des échauffourées du même genre
+ont lieu autour de la Madeleine. Vers midi, une bande se détache pour
+aller attaquer le ministère des affaires étrangères, alors au coin de
+la rue des Capucines; elle jette des pierres dans les vitres, essaye
+d'enfoncer la porte, mais est bientôt obligée de se retirer devant
+les troupes qu'on est allé chercher aux casernes <span class="pagenum"><a id="page425" name="page425"></a>(p. 425)</span> voisines.
+Les étudiants repassent alors sur la rive gauche, qu'ils parcourent
+pendant quelques heures et où ils tentent vainement de débaucher
+l'École polytechnique.</p>
+
+<p>Ces désordres ne décident pas encore le gouvernement à une action
+plus énergique. Est-il dérouté de voir démentir ses prévisions de
+la veille au soir? Ou bien persiste-t-il à croire que tout est fini
+par l'abandon du banquet, que ces dernières ébullitions sont sans
+gravité, et que l'important est de ne pas rallumer par une attitude
+provocante les passions en voie de s'éteindre? Quoi qu'il en soit, on
+dirait qu'il s'est appliqué à se montrer le moins possible. En dehors
+des quelques bataillons et escadrons déployés tardivement autour
+du Palais-Bourbon, les troupes restent invisibles, renfermées dans
+leurs casernes. Ce qui a été fait pour protéger tel ou tel point l'a
+été sur l'initiative isolée de quelque commissaire de police, et on
+n'y a guère employé que de faibles détachements de gardes municipaux
+dont le courage ne peut suppléer au petit nombre. Ces luttes inégales
+ont pour principal résultat d'aviver la vieille hostilité des foules
+parisiennes contre cette troupe d'élite. Déjà l'on voit poindre la
+tactique populaire qui tend à diviser les défenseurs de l'ordre,
+en criant: Vive la ligne! en même temps que: À bas les municipaux!
+En somme, contre l'émeute grandissante, à peine, çà et là, une
+défensive partielle, morcelée, incertaine; pas d'offensive générale
+et puissante.</p>
+
+<p>Que font, pendant ce temps, les députés de l'opposition? Les
+voit-on chercher à calmer une agitation dont ils sont responsables?
+Non, ils s'occupent à rédiger l'acte d'accusation qu'ils doivent
+déposer à la Chambre contre le ministère. Ils ne se font pourtant
+pas illusion sur le résultat; ils sont découragés et croient leur
+rôle fini. «Venez, mon cher ami, écrit M. Barrot à M. Duvergier de
+Hauranne, pour que nous fassions ensemble notre testament politique.»
+Un projet, préparé à la hâte, est soumis, vers onze heures, aux
+députés qui se trouvent réunis chez M. Barrot: le ministère y est
+accusé «d'avoir trahi au dehors l'honneur et les intérêts de la
+France, d'avoir faussé les principes de la constitution, violé les
+garanties de <span class="pagenum"><a id="page426" name="page426"></a>(p. 426)</span> la liberté;... d'avoir, par une corruption
+systématique,... perverti le gouvernement représentatif; d'avoir
+trafiqué des fonctions publiques;... d'avoir ruiné les finances de
+l'État;... d'avoir violemment dépouillé les citoyens d'un droit
+inhérent à toute constitution libre;... d'avoir remis en question
+toutes les conquêtes de nos deux révolutions». À la grande surprise
+des rédacteurs, M. Thiers les critique vivement. Selon lui, «on se
+méprend sur l'état des esprits; tout est fini, complètement fini,
+et l'opposition n'a plus qu'à subir sa défaite; si pourtant on se
+croit obligé de faire quelque chose, une adresse à la couronne suffit
+pleinement; certes, l'idée d'une mise en accusation ne doit pas être
+abandonnée, et, bientôt peut-être, il y aura lieu d'y revenir à
+propos des affaires de Suisse et d'Italie; mais c'est une ressource
+dernière qu'il faut ménager; aujourd'hui, un tel acte paraîtrait à
+tous excessif et ridicule». Les auteurs du projet répondent que la
+mise en accusation sera à peine suffisante pour calmer l'émotion
+publique; ils rappellent que, la veille au soir, dans la commission
+du banquet, les députés se sont formellement engagés à la proposer;
+qu'à cette condition seule, ils ont obtenu l'ajournement de la
+manifestation; ils se déclarent résolus à ne pas manquer à leur
+parole. L'avis de M. Thiers n'est pas appuyé. La discussion porte à
+peu près uniquement sur le point de savoir si l'acte sera signé par
+quelques membres ou par tous les députés de l'opposition. Ce dernier
+parti l'emporte; mais quand il s'agit de s'exécuter, beaucoup se
+dérobent.</p>
+
+<p>En se rendant, vers deux heures, à la séance de la Chambre, les
+députés, dont plusieurs ignoraient jusqu'alors ce qui se passait,
+sont surpris de voir la foule massée sur la place de la Concorde
+et le Palais-Bourbon entouré de troupes. Les manifestants les
+accueillent diversement, suivant qu'ils les reconnaissent pour
+des amis ou des adversaires du cabinet. Les opposants jouissent
+plus ou moins des ovations ordinairement assez grossières qui leur
+sont faites. Aucun d'eux, du reste, n'augure de tout cela rien de
+sérieux; les plus radicaux, loin de voir dans cette agitation le
+commencement d'une révolution, <span class="pagenum"><a id="page427" name="page427"></a>(p. 427)</span> ne croient même pas à une
+véritable émeute; ils sont convaincus que la nuit mettra fin à ce
+tapage. Arrivés à la Chambre, les promoteurs de la mise en accusation
+circulent de banc en banc pour recueillir des signatures; ils n'ont
+qu'un succès médiocre. M. Dufaure répond à l'un d'eux, de sa voix
+la plus rude et de façon à être entendu de tout le monde: «C'est
+dans le cas où le cabinet aurait laissé faire le banquet qu'il
+mériterait d'être mis en accusation.» En somme, cinquante-trois
+députés seulement consentent à signer<a id="footnotetag545" name="footnotetag545"></a><a href="#footnote545" title="Go to footnote 545"><span class="smaller">[545]</span></a>. Les ministériels, qui
+paraissent confiants, assistent, ironiques, à ces allées et venues.
+Enfin M. Odilon Barrot se décide à remettre silencieusement son
+papier au président. M. Guizot monte au bureau, pour en prendre
+connaissance, et le parcourt avec un sourire dédaigneux. Pendant
+ce temps, se poursuivait, devant des auditeurs naturellement peu
+attentifs, une discussion sur le renouvellement du privilège de la
+Banque de Bordeaux. Elle durait depuis deux heures environ, quand M.
+Barrot rappelle au président, sans en indiquer autrement l'objet,
+la proposition qu'il a déposée au nom «d'un assez grand nombre de
+députés», et lui demande de fixer le jour de la discussion dans les
+bureaux. M. Sauzet répond qu'elle aura lieu le surlendemain, jeudi.
+Sur ce, l'assemblée se sépare.</p>
+
+<p>Durant la séance de la Chambre, l'agitation a grandi dans la ville.
+La place de la Concorde a fini par être un peu dégagée; mais, dans
+les Champs-Élysées, les gardes municipaux ne parviennent pas à avoir
+raison des bandes qui s'embusquent derrière les arbres ou les amas
+de chaises. Un moment, le petit <span class="pagenum"><a id="page428" name="page428"></a>(p. 428)</span> poste de la rue de Matignon
+est assailli par des gens qui tâchent d'y mettre le feu. Des bandes
+descellent les grilles du ministère de la marine et s'en servent
+comme de leviers pour déchausser les pavés et ébaucher une première
+barricade au coin de la rue Saint-Florentin et de la rue de Rivoli.
+Repoussées par les gardes municipaux, elles se replient sur le centre
+de la ville, et essayent d'élever d'autres barricades, d'abord rue
+Duphot, ensuite rue Saint-Honoré. Sur leur chemin, elles enfoncent
+les devantures des boutiques d'armuriers; elles y trouvent des
+fusils, mais peu de poudre, car le gouvernement a eu, dans les jours
+précédents, la précaution de la faire enlever. Pas plus que le matin,
+il n'y a d'ensemble ni de direction; chaque bande agit au gré de sa
+fantaisie. Les hommes des sociétés secrètes demeurent spectateurs
+assez sceptiques. Caussidière, qui assiste avec Albert à la tentative
+de barricade de la rue Saint-Honoré, dit à De La Hodde: «Tout cela
+n'est pas clair; il y a du monde, mais c'est tout; ça n'ira pas
+jusqu'aux coups de fusil.» Albert est du même avis; il n'a pas
+reconnu ses hommes dans les remueurs de pavés, et la manifestation ne
+lui paraît pas avoir un caractère républicain.</p>
+
+<p>En présence de tels faits, l'effacement des autorités militaires
+devient de plus en plus difficile à comprendre. Leur quartier général
+est à l'état-major de la garde nationale, alors installé dans l'aile
+des Tuileries qui longe la rue de Rivoli. Le général Jacqueminot,
+commandant supérieur de la garde nationale, et le général Tiburce
+Sébastiani, chef de l'armée de Paris, y sont en permanence. J'ai déjà
+eu occasion de noter en quoi le premier était inégal à la position
+qu'il occupait<a id="footnotetag546" name="footnotetag546"></a><a href="#footnote546" title="Go to footnote 546"><span class="smaller">[546]</span></a>. Le second était un officier brave, dévoué à la
+monarchie de Juillet, mais de portée ordinaire, sans grand prestige,
+et dont on ne pouvait attendre d'initiative en dehors des habitudes
+d'un service régulier; s'il avait été appelé, en 1842, à la tête
+de la première division militaire, c'était uniquement à raison de
+la faveur dont jouissait auprès du Roi, son frère, le maréchal
+Sébastiani. <span class="pagenum"><a id="page429" name="page429"></a>(p. 429)</span> Dès le jour où l'on a pu craindre des désordres,
+certains ministres se sont demandé s'il ne conviendrait pas de
+réunir tous les pouvoirs dans une main plus forte et plus ferme; un
+nom s'est présenté tout de suite à leur esprit, celui du maréchal
+Bugeaud. Lui-même se croyait indiqué, et, depuis quelque temps, il
+tournait autour du Roi et des ministres, s'offrant manifestement
+et se portant fort du succès. Plusieurs fois on a pu croire que
+ce changement allait être fait. Mais certains membres du cabinet,
+M. Duchâtel notamment, hésitaient, par crainte soit d'effaroucher
+l'opinion, soit de se donner un collaborateur encombrant et
+dominateur, soit seulement de faire de la peine aux deux titulaires.
+Cette dernière considération n'était pas sans agir sur le Roi, qui
+savait gré aux généraux Jacqueminot et Sébastiani de leur dévouement
+politique. La mesure s'est donc trouvée ajournée. Toutefois, il
+était implicitement convenu entre le Roi et son gouvernement que,
+si les choses tournaient mal, le maréchal recevrait le commandement
+de l'armée et de la garde nationale: on oubliait que les meilleurs
+remèdes risquent de ne plus produire d'effet, lorsqu'on y recourt
+trop tard.</p>
+
+<p>À défaut du maréchal, le duc de Nemours tâchait d'exercer, au-dessus
+des deux commandants, une sorte d'arbitrage; il le faisait sans avoir
+reçu d'investiture spéciale, et n'ayant d'autre titre que celui
+de son rang. Ainsi assurait-il un peu d'unité entre des pouvoirs
+égaux et naturellement rivaux. Loyal, courageux, admirablement
+désintéressé, ce prince devait se montrer, dans ces journées
+tragiques, plus que jamais digne du bel éloge que faisait de lui le
+duc d'Orléans, quand il disait: «Mon frère Nemours, c'est le devoir
+personnifié!» Mais, d'une timidité fière et triste, se sachant peu
+populaire auprès du public qui le connaissait mal et s'en sentant
+parfois gêné, ayant plus de réflexion que d'initiative, de rectitude
+dans le jugement que de promptitude dans la décision, plus habitué
+par son père à obéir qu'à commander, plus propre à se dévouer qu'à
+exercer de l'ascendant, il était homme à faire modestement tout son
+devoir en s'effaçant autant que possible, non à <span class="pagenum"><a id="page430" name="page430"></a>(p. 430)</span> se mettre
+en avant pour suppléer à l'insuffisance des autres, ni à s'emparer
+spontanément d'un rôle qui ne serait pas strictement le sien.
+Combien il eût gagné à être secondé par ses deux frères, le prince
+de Joinville et le duc d'Aumale, particulièrement aimés du soldat et
+en faveur auprès de l'opinion! Malheureusement ils étaient au loin.
+Le second était, depuis six mois, dans son gouvernement d'Afrique,
+et le premier venait de rejoindre son frère à Alger, pour assurer
+à la princesse, sa femme, le bienfait d'un hiver en pays chaud. La
+Reine, agitée de sombres pressentiments, déplorait ces séparations;
+elle eût voulu retenir auprès du Roi le prince de Joinville, et,
+le 30 janvier, en lui disant adieu, elle avait versé beaucoup de
+larmes<a id="footnotetag547" name="footnotetag547"></a><a href="#footnote547" title="Go to footnote 547"><span class="smaller">[547]</span></a>. De tous ses frères, le duc de Nemours n'avait alors à
+Paris que le plus jeune, le duc de Montpensier, le préféré du père
+comme presque tous les derniers-nés, mais n'ayant encore eu le temps
+ni d'acquérir beaucoup d'expérience, ni de se faire un renom égal à
+celui de ses aînés.</p>
+
+<p>Vers cinq heures, les nouvelles qui arrivent à l'état-major sont
+telles qu'on se décide enfin à prescrire l'occupation militaire
+de la ville suivant le plan du maréchal Gérard. C'est l'opération
+que le conseil des ministres avait déjà décidée le lundi matin et
+que M. Duchâtel avait contremandée dans la nuit. Les ordres sont
+aussitôt expédiés à tous les chefs de corps, qui savent d'avance où
+se porter. Comme la garde nationale doit participer à l'occupation,
+le rappel est battu dans plusieurs quartiers; il produit peu d'effet;
+un très petit nombre d'hommes prennent les armes, et encore leurs
+dispositions sont-elles souvent douteuses. Ce n'est pas le seul
+mécompte. Le préfet de police ayant voulu procéder aux arrestations
+préventives, suspendues la veille au soir, ne parvient à mettre
+la main que sur cinq des meneurs révolutionnaires et non des plus
+considérables; les autres se sont cachés. L'armée, du moins, s'est
+mise en mouvement aussitôt les ordres reçus. À neuf heures du soir,
+chaque corps est arrivé à <span class="pagenum"><a id="page431" name="page431"></a>(p. 431)</span> l'emplacement qu'il doit occuper.
+Partout, devant ce mouvement offensif exécuté avec ensemble, l'émeute
+s'est dispersée sans résistance sérieuse. Tout au plus se produit-il
+encore quelque reste de désordre là où les soldats ne se trouvent pas
+en nombre; sur divers points, les réverbères sont détruits et les
+conduites de gaz coupées; aux Champs-Élysées, des gamins mettent le
+feu à des baraques et à des amas de chaises; des bandes incendient
+ou dévastent les barrières de l'Étoile, du Roule et de Courcelles;
+aux Batignolles, dans la rue du Bourg-l'Abbé, dans la rue Mauconseil,
+il y a des échauffourées avec échange de quelques coups de feu; mais
+nulle part ne s'engage de combat sérieux. Peu à peu, d'ailleurs,
+avec la nuit qui s'avance, le silence se fait dans la ville; le
+peuple est rentré dans ses maisons. Les soldats bivouaquent autour de
+grands feux, sous une pluie épaisse. À une heure du matin, ordre leur
+est donné de retourner à leurs casernes, en ne laissant dehors que
+quelques détachements.</p>
+
+<p>Que penser de la journée qui finit? D'aucun côté, on n'y voit
+clair. Les meneurs des sociétés secrètes se sont réunis, dans la
+soirée, au Palais-Royal; ils ne songent toujours pas à se mêler à
+un mouvement qu'ils se refusent à prendre au sérieux: attendre et
+voir, telle est la conclusion à laquelle ils aboutissent, après
+une conversation confuse. À la <cite>Réforme</cite>, au <cite>National</cite>, on n'est
+pas moins embarrassé, et l'on regrette même une agitation dont on
+n'espère aucun résultat et par laquelle on craint d'être compromis.
+Dans les bureaux du <cite>Siècle</cite>, chez M. Odilon Barrot, on est triste
+et inerte. Aux Tuileries, toute la soirée s'est passée à attendre
+et à recevoir les nouvelles qui arrivent successivement. La Reine
+ne cache pas son anxiété et son trouble. Le Roi, au contraire,
+demeure confiant. Il rappelle plaisamment que les Parisiens n'ont
+pas l'habitude de faire des révolutions en hiver. «Ils savent ce
+qu'ils font, dit-il encore; ils ne troqueront pas le trône pour un
+banquet.» Cette confiance augmente à mesure qu'on apprend l'absence
+de résistance opposée aux troupes, dans la soirée, et le calme si
+facilement rétabli dans la ville. <span class="pagenum"><a id="page432" name="page432"></a>(p. 432)</span> Les ministres d'ailleurs
+disent bien haut que ce n'a été qu'une échauffourée sans importance,
+que le lendemain il n'en sera probablement plus question, qu'en
+tout cas, si le désordre persiste, on sera alors fondé à agir très
+vigoureusement. Cette impression de sécurité est encore confirmée,
+quand M. Delessert vient annoncer que les chefs révolutionnaires
+persistent à se tenir à l'écart. À la fin de la soirée, lorsque le
+Roi se retire dans ses appartements, il est tout à fait triomphant.
+Jugeant l'affaire définitivement terminée, il se félicite et félicite
+ses ministres d'avoir su vaincre sans effusion de sang. Il attend de
+cette victoire toutes sortes d'heureux résultats. Persuadé que, comme
+en 1839, l'impuissance constatée de l'émeute raffermira le pouvoir
+royal, il ne cache pas à M. Duchâtel que depuis longtemps il ne s'est
+pas senti aussi fort.</p>
+
+<h4>V</h4>
+
+<p>Le mercredi 23, Paris se réveille encore sous la pluie. Dès sept
+heures du matin, les troupes sortent de leurs casernes pour reprendre
+les positions qu'elles occupaient la veille au soir. La ville paraît
+calme. Au ministère de l'intérieur, on se flatte que tout est fini;
+quelques députés conservateurs, venus aux nouvelles auprès de M.
+Duchâtel, lui expriment même le regret que le désordre n'ait pas duré
+assez longtemps pour effrayer les intérêts et donner au pouvoir la
+force dont il a besoin. Bientôt cependant, vers neuf heures, l'émeute
+reparaît sur plusieurs points. Cette fois, elle se concentre entre la
+rue Montmartre, les boulevards, la rue du Temple et les quais, dans
+ces quartiers populeux, aux rues enchevêtrées, qui, au lendemain de
+1830, avaient été le théâtre préféré de toutes les insurrections.
+Les bandes n'ont toujours pas de direction d'ensemble, ni de chefs
+connus. Elles harcèlent les troupes, élèvent çà et là des barricades,
+attaquent les postes isolés; nulle part elles n'engagent une vraie
+bataille, n'opposent une <span class="pagenum"><a id="page433" name="page433"></a>(p. 433)</span> résistance durable. De part et
+d'autre, il y a quelques blessés et même quelques morts, mais en très
+petit nombre. Dans le peuple, bien que les physionomies soient plus
+sombres que la veille, rien n'indique une passion bien profonde.
+Quant à l'armée, elle est triste de la besogne qu'on lui fait faire,
+un peu troublée parfois quand elle doit marcher contre des gens qui
+l'accueillent en criant: Vive la ligne! Elle souffre du mauvais
+temps, de la distribution défectueuse des vivres et surtout de ne
+pas se sentir conduite par une main ferme et une volonté résolue.
+Néanmoins, sa supériorité de forces est évidente. Pendant cette
+matinée, elle ne subit d'échec nulle part; partout les insurgés
+reculent devant elle. Des renforts lui arrivent des garnisons
+voisines. Dans ces conditions, la lutte pourra, à raison même de ce
+qu'elle a de morcelé, se prolonger plus ou moins longtemps, mais
+la défaite finale de l'émeute ne paraît pas douteuse. Telle est la
+situation quand entre en scène la garde nationale.</p>
+
+<p>Dès la veille, aussitôt les premiers troubles éclatés, les
+adversaires du ministère lui avaient crié: «Osez donc réunir
+la garde nationale!» Trois députés de Paris, MM. Carnot, Vavin
+et Taillandier, après s'être concertés avec leurs collègues,
+étaient venus exprimer à M. de Rambuteau «la douloureuse surprise
+qu'éprouvait la population de ne pas voir convoquer la garde
+nationale». Il eût fallu que le gouvernement pût répondre sans
+ambages: «Non, nous ne la convoquons pas, parce que vous avez
+travaillé à en faire un instrument de désorganisation, ce que déjà,
+par sa nature propre, elle n'était que trop disposée à devenir.» Mais
+un tel langage eût fait alors scandale. En haut lieu, d'ailleurs,
+on avait des illusions sur l'esprit de cette milice; on s'en fiait
+aux protestations répétées du général Jacqueminot, qui croyait
+témoigner son dévouement au Roi en se refusant à admettre qu'il
+ne fût pas partagé par tous ses subordonnés. Louis-Philippe, dans
+l'esprit duquel certains rapports finissaient par jeter quelque
+inquiétude, avait, au cours de cette même journée du mardi, envoyé
+le ministre de la guerre à l'état-major, pour savoir très nettement
+<span class="pagenum"><a id="page434" name="page434"></a>(p. 434)</span> ce qu'on devait attendre de la garde nationale. «Vous
+pouvez dire au Roi, avait répondu le général Jacqueminot, que, sur
+trois cent quatre-vingt-quatre compagnies, il y en a six ou sept mal
+disposées, mais que toutes les autres sont sincèrement attachées à la
+monarchie.» Informé de cette réponse, le Roi s'était borné à dire:
+«Six ou sept mauvaises! Oh! il y en a bien dix-sept ou dix-huit!»
+C'est évidemment sur ces assurances données par le commandant
+supérieur que, quelques moments après, lors des ordres donnés, à cinq
+heures du soir, pour l'occupation militaire de la ville, on s'était
+décidé à faire battre le rappel dans plusieurs quartiers. J'ai dit
+quel en avait été le très médiocre résultat.</p>
+
+<p>Cette première épreuve n'était pas un encouragement à recommencer.
+Cependant, le mercredi matin, quand l'armée a été remise en
+mouvement, on n'a pas jugé possible de ne pas convoquer de nouveau
+la garde nationale. Celle-ci n'avait-elle pas son rôle et sa place
+marqués dans le plan d'occupation qu'il s'agissait d'exécuter? Son
+absence aurait fait des vides matériels; elle aurait fait surtout un
+vide moral dont on craignait que les troupes ne fussent affectées. La
+convocation a même été plus générale que la veille: ordre a été donné
+de battre le rappel dans tous les quartiers. Bien que, cette fois,
+l'affluence soit un peu plus grande, ce n'est encore qu'une faible
+minorité qui prend les armes. Ceux qui viennent sont-ils du moins
+les hommes d'ordre, instruits enfin par la prolongation des troubles
+qu'il est de leur intérêt d'y mettre un terme? Non, par un phénomène
+étrange, à l'appel du gouvernement, les amis de ce gouvernement, les
+conservateurs, qui au fond forment la majorité de la plupart des
+légions, ne répondent qu'en petit nombre; presque tous restent chez
+eux, rassurés, indolents ou boudeurs. Les opposants, au contraire,
+accourent avec empressement. C'est que, de ce côté, il y a un mot
+d'ordre, celui de se réunir en armes pour crier: Vive la réforme! On
+l'a vu donner, le 21, dans la réunion du <cite>Siècle</cite>. Depuis, il a été
+répété et propagé. Dans la soirée du 22, les républicains du Comité
+central, réunis chez M. Pagnerre, ont <span class="pagenum"><a id="page435" name="page435"></a>(p. 435)</span> décidé de suivre cette
+tactique. Le 23, au matin, les révolutionnaires de la <cite>Réforme</cite>, M.
+Flocon en tête, s'y sont ralliés; ils ont pressé leurs partisans,
+dont beaucoup n'étaient pas de la garde nationale, de se procurer
+quand même des uniformes et de se mêler aux détachements afin d'y
+pousser le cri convenu.</p>
+
+<p>En effet, à peine les gardes nationaux sont-ils arrivés à leurs
+divers points de rassemblement, que, de leurs rangs, s'élèvent des
+voix demandant qu'on s'interpose entre le gouvernement et le peuple,
+pour obliger le Roi à changer ses ministres et à accorder la réforme.
+Soutenue sur un ton très haut, appuyée par les compères, l'idée
+trouve faveur. Parmi ceux qui y adhèrent, beaucoup, pour rien au
+monde, ne voudraient contribuer à jeter bas la monarchie; mais ils
+s'imaginent niaisement faire &oelig;uvre de pacification; leur vanité
+est séduite par l'importance de ce rôle d'arbitre, et il ne leur
+déplaît pas de donner une leçon à un gouvernement accusé de tant de
+crimes au dehors et au dedans. Ceux qui seraient d'un avis contraire
+se croient en minorité,&mdash;ils le sont peut-être par la faute de tous
+les conservateurs restés chez eux,&mdash;et ils se taisent, intimidés.
+Plus que jamais, d'ailleurs, on sent l'insuffisance du commandement
+supérieur. Autrefois, pas un trouble n'éclatait dans la ville, pas
+un coup de tambour ne résonnait, sans qu'on vît aussitôt le vieux
+maréchal de Lobau aller d'une mairie à l'autre, parcourir tous les
+postes, haranguant, dirigeant, stimulant ses gardes nationaux. Son
+successeur est hors d'état de quitter la chambre; nul ne le voit; il
+n'est même pas représenté auprès des divers corps par des officiers
+sûrs qui dirigent et surveillent l'exécution de l'ordre général.</p>
+
+<p>C'est vers dix ou onze heures du matin que la plupart des légions se
+mettent en mouvement. Il est tristement instructif de les suivre à
+l'&oelig;uvre. La première (quartiers des Champs-Élysées et de la place
+Vendôme) est la seule où les réformistes n'aient pu provoquer aucune
+manifestation: bien au contraire, elle siffle au passage les députés
+de la gauche. La <span class="pagenum"><a id="page436" name="page436"></a>(p. 436)</span> seconde (Palais-Royal, Chaussée-d'Antin et
+faubourg Montmartre), appelée à prendre position devant le pavillon
+de Marsan, y arrive, après une longue promenade, escortée de deux
+mille individus avec lesquels elle chante la <cite>Marseillaise</cite> et crie:
+Vive la réforme! La troisième (quartier Montmartre et faubourg
+Poissonnière), chargée de protéger la Banque, se jette entre les
+insurgés et les gardes municipaux et force ces derniers à rentrer
+dans leur caserne; un peu plus tard, elle croise par deux fois la
+baïonnette contre les cuirassiers qui, d'ordre du général Friant, se
+disposent à dégager la place des Victoires; enfin elle parcourt les
+rues environnantes en criant: «Vive la réforme! à bas le système! à
+bas Guizot!» M. Maxime du Camp, qui passe par là, court au commandant
+dans lequel il reconnaît un riche agent de change, et lui demande
+où il va. «Je n'en sais rien, répond celui-ci; je viens de protéger
+la population contre les cuirassiers qui voulaient la sabrer; ce
+gouvernement nous rend la risée de l'Europe; je vais promener mes
+hommes à travers la ville, afin de donner l'exemple à la bourgeoisie;
+je suis tout prêt, si l'on veut, à aller arrêter Guizot pour le
+conduire à Vincennes.» La quatrième légion (quartier du Louvre) signe
+une pétition pour demander la mise en accusation du ministère, et
+entreprend de la porter en corps au Palais-Bourbon; arrêtée sur le
+quai par un bataillon fidèle de la dixième légion, elle remet sa
+pétition à quelques députés de la gauche accourus au-devant d'elle.
+La cinquième (quartier Bonne-Nouvelle et faubourg Saint-Denis) fait
+comme la seconde: elle empêche les gardes municipaux de charger
+l'émeute. La sixième (quartier du Temple) se prononce aussi pour la
+réforme. La septième (quartiers voisins de l'Hôtel de ville) somme
+le préfet de la Seine de faire savoir au Roi que, s'il ne cède pas
+à l'instant, «aucune force humaine ne pourra prévenir une collision
+entre la garde nationale et la troupe». La dixième (faubourg
+Saint-Germain) est divisée: tandis qu'un bataillon, résolument
+conservateur, protège la Chambre, un autre, massé dans la rue
+Taranne, acclame la réforme et refuse <span class="pagenum"><a id="page437" name="page437"></a>(p. 437)</span> d'obéir au colonel,
+qui, désespéré, s'éloigne en arrachant son hausse-col.</p>
+
+<p>En somme, presque toutes les légions se sont prononcées contre le
+gouvernement. Sans doute, si l'on tient compte des gardes nationaux
+restés chez eux, les manifestants ne sont qu'une faible minorité;
+mais qu'importe? ils sont les seuls à se montrer, à crier, à agir.
+Sans doute aussi, parmi ces manifestants, la grande masse n'a pas
+conscience de ce qu'elle fait, et, au fond, elle aurait horreur et
+terreur d'une révolution; mais, encore une fois, qu'importe? son
+aveuglement ne rend sa conduite ni moins coupable ni moins funeste.
+L'effet en est immense, et du coup la situation est absolument
+changée. Cette émeute misérable, infime, décousue, sans chef,
+désavouée par les révolutionnaires eux-mêmes, devient importante
+et se sent enhardie, du moment où la garde nationale l'a prise
+sous sa protection. Par contre, l'armée, qui jusqu'ici a combattu
+tristement, mais sans hésitation, est désorientée, ébranlée. Dans
+le quartier Saint-Denis, au moment où la garde nationale commence à
+se montrer, un passant demande à un officier: «Est-ce que l'émeute
+est sérieuse?» L'officier lève les épaules, en signe d'ignorance.
+«Ah! dit-il, ce ne sont point les émeutiers que je redoute.&mdash;Eh! que
+redoutez-vous donc?&mdash;La garde nationale, qui, si cela continue, va
+s'amuser à nous tirer dans le dos.» Vers le même moment, sur la place
+de l'Odéon, deux détachements, l'un de soldats de ligne, l'autre de
+gardes nationaux, sont côte à côte. Les commandants se saluent. «Que
+ferez-vous, si une troupe de peuple se présente? demande l'officier
+de la garde nationale.&mdash;Je ferai comme vous, répond l'officier de
+ligne.&mdash;Mais, moi, je ne disperserai pas la colonne, je la laisserai
+passer.&mdash;Je ferai comme vous, répète l'officier de ligne; mes soldats
+feront ce que fera la garde nationale.»</p>
+
+<p>Si fâcheux que soient l'encouragement donné aux factieux et le
+découragement jeté dans l'armée, la conduite de la garde nationale
+devait avoir une conséquence plus grave encore.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page438" name="page438"></a>(p. 438)</span> VI</h4>
+
+<p>Quand arrivent aux Tuileries les premières nouvelles de la défection
+de la garde nationale, on ne veut pas d'abord y croire. «C'est
+impossible, s'écrie le général Jacqueminot, c'est impossible; la
+garde nationale est fidèle, je la connais.» Mais les rapports se
+succèdent, de plus en plus positifs et alarmants. D'ailleurs, du
+palais lui-même, on entend les cris de la seconde légion massée sous
+les fenêtres du pavillon de Marsan, et l'on voit défiler sur le quai
+la quatrième légion portant sa pétition à la Chambre. Puis voici des
+amis connus, M. Horace Vernet, M. Besson, pair de France et colonel
+de la troisième légion, le général Friant, qui racontent <em>de visu</em>
+les scènes de la place des Victoires et comment les gardes nationaux
+ont croisé la baïonnette contre les cuirassiers. Cette fois, les
+plus optimistes sont atterrés. On avait toujours pensé que la garde
+nationale était le rempart de la monarchie, et l'on s'était habitué
+à le dire plus encore qu'on ne le pensait: du moment où elle passe
+à l'émeute, que devenir? M. de Montalivet, qui vient de parcourir
+Paris à la tête des gardes nationaux à cheval; M. Dupin, qui a
+tenu à rendre visite au Roi en se rendant à la Chambre, insistent
+avec émotion sur le péril de la situation. Plusieurs officiers de
+la garde nationale ont pénétré dans le château, dans un grand état
+d'effarement et d'exaltation, criant très haut qu'ils sont prêts à se
+faire tuer pour le Roi, mais que le ministère est en exécration: ils
+assurent que, si ce ministère est congédié, la garde nationale fera
+tout rentrer dans l'ordre.</p>
+
+<p>Depuis longtemps, on le sait, le ministère avait, au sein de la cour,
+d'assez nombreux adversaires. Ces nouvelles leur servent d'arguments.
+«Pour un homme, disent-ils, faut-il exposer la monarchie à périr?»
+Ils trouvent un puissant auxiliaire dans la Reine. Il y a déjà
+plusieurs mois que, sous l'action des propos tenus autour d'elle,
+elle désire un changement de cabinet. L'agitation des dernières
+semaines, en augmentant <span class="pagenum"><a id="page439" name="page439"></a>(p. 439)</span> ses inquiétudes, l'avait rendue
+plus impatiente encore de voir recourir au remède qu'elle croyait
+seul efficace. Vers le 15 février, elle avait fait appeler M. de
+Montalivet, lui avait manifesté les plus sombres pressentiments, et
+lui avait demandé de tenter un suprême effort pour déterminer le Roi
+à congédier M. Guizot. M. de Montalivet n'avait pas besoin d'être
+convaincu; mais, ayant déjà plusieurs fois échoué devant le parti
+pris de Louis-Philippe, il avait supplié la Reine de faire elle-même
+la démarche. «Eh bien, soit, avait-elle dit, je parlerai.» Toutefois,
+peu habituée à entretenir son époux des affaires politiques, elle
+avait différé de jour en jour l'exécution de son dessein. Enfin, le
+23, terrifiée des nouvelles qu'on lui apporte sur la garde nationale,
+oubliant dans son trouble que ce qui eût pu être concédé avec honneur
+à un mouvement d'opinion, ne pouvait l'être à une émeute, elle
+accourt, éplorée, auprès du Roi, emploie toutes les ressources de sa
+tendresse à lui faire partager son émotion et ses inquiétudes, et
+le conjure de se séparer d'un cabinet dont la solidarité lui paraît
+mortelle pour la monarchie.</p>
+
+<p>Tout à l'heure encore, Louis-Philippe eût éconduit celle qu'il aimait
+à appeler sa «bonne reine», en lui donnant affectueusement à entendre
+qu'elle se mêlait de choses qui n'étaient pas de sa compétence.
+Mais, depuis qu'il a su la trahison de la garde nationale, il est
+bien changé; rien ne subsiste plus de l'optimisme obstiné, ironique,
+avec lequel il recevait tous les alarmistes. Il est comme étourdi et
+affaissé sous le coup qui le frappe et auquel il ne s'attendait pas.
+Sans doute, il n'ignore pas que l'armée est toujours maîtresse de ses
+positions, que nulle part elle n'a été entamée par l'émeute, que sa
+supériorité de forces demeure évidente. Mais il se rend compte que,
+s'il veut continuer la lutte, il doit engager à fond les troupes, se
+débarrasser coûte que coûte de la garde nationale et donner l'ordre
+de tirer au besoin sur elle. Cette dernière perspective le fait
+frémir. On l'entend se répéter à lui-même: «J'ai vu assez de sang!»
+Ne lui affirme-t-on pas d'ailleurs, jusque dans son entourage le
+<span class="pagenum"><a id="page440" name="page440"></a>(p. 440)</span> plus intime et le plus cher, que s'il consent à donner
+satisfaction aux v&oelig;ux des gardes nationaux, l'ordre sera rétabli
+aussitôt, sans qu'aucune goutte de sang soit versée? C'est toucher
+une de ses cordes les plus sensibles, et j'ai déjà eu occasion de
+noter combien l'ancien élève de Mme de Genlis avait gardé vifs la
+sollicitude et le respect de la vie humaine<a id="footnotetag548" name="footnotetag548"></a><a href="#footnote548" title="Go to footnote 548"><span class="smaller">[548]</span></a>. Un tel sentiment
+faisait sans doute honneur à son c&oelig;ur; mais, dans le cas
+particulier, était-il bien raisonné? Les défaillances des souverains,
+par les conséquences qu'elles entraînent, ne coûtent-elles pas
+souvent beaucoup plus de sang que n'en feraient répandre les plus
+énergiques résistances? On peut indiquer encore une autre cause de
+l'hésitation qui se manifeste chez le Roi. Il semble avoir, sur son
+droit à se défendre par les armes, un doute qui ne se fût certes pas
+présenté à l'esprit d'un prince légitime, s'appuyant sur un titre
+antérieur et supérieur à toute désignation populaire. Au moment de
+réprimer par la force la sédition de la bourgeoisie parisienne, il
+s'arrête, anxieux, à la pensée qu'il a reçu la couronne de ses mains.
+Il n'ose pas faire violence à l'égarement passager de ceux dont
+il croit tenir son pouvoir. État d'esprit qui se traduira, après
+sa chute, dans un <span class="pagenum"><a id="page441" name="page441"></a>(p. 441)</span> entretien avec M. Duchâtel, par cette
+exclamation bien significative: «Est-ce que je pouvais faire tirer
+sur mes électeurs<a id="footnotetag549" name="footnotetag549"></a><a href="#footnote549" title="Go to footnote 549"><span class="smaller">[549]</span></a>?» Après tout, n'est-ce pas l'un des phénomènes
+de ce siècle, que la foi au droit monarchique semble n'être pas
+moins ébranlée dans le c&oelig;ur des rois que dans celui des peuples?
+N'oublions pas enfin que Louis-Philippe avait alors soixante-quatorze
+ans: là même, à vrai dire, est la principale explication du trouble
+où le jette cette crise. Les vicissitudes de sa vie ont fini par
+user les énergies de son esprit et de sa volonté. Comme j'ai dû
+déjà le faire observer, dans l'obstination un peu infatuée avec
+laquelle il refusait naguère d'écouter aucun avertissement, il y
+avait, à y regarder de près, moins de fermeté que de sénilité; on ne
+pouvait s'étonner que cette même sénilité, sous l'empire d'autres
+circonstances, tournât en défaillance.</p>
+
+<p>Louis-Philippe a écouté la Reine, sans prendre de parti; mais il est
+sorti de cet entretien, ému et ébranlé. Sur ces entrefaites, vers
+deux heures, M. Duchâtel arrive aux Tuileries; il a jugé convenable
+de venir voir le Roi, en se rendant à la Chambre. Ce n'est pas qu'il
+ait aucune inquiétude sur ses dispositions. Tout à l'heure encore,
+il était informé par le général Dumas, aide de camp de service
+auprès de Sa Majesté, qu'elle estimait le moment venu d'agir plus
+énergiquement; il avait répondu que c'était aussi son avis, et,
+depuis lors, divers messages <span class="pagenum"><a id="page442" name="page442"></a>(p. 442)</span> avaient été échangés entre
+le château et le ministère de l'intérieur, toujours dans le même
+ordre d'idées. Aussitôt entré dans le cabinet du Roi, M. Duchâtel
+est interrogé sur la situation<a id="footnotetag550" name="footnotetag550"></a><a href="#footnote550" title="Go to footnote 550"><span class="smaller">[550]</span></a>. Il répond que l'affaire est
+plus sérieuse que la veille et l'horizon plus chargé, mais qu'avec
+de l'énergie dans la résistance, on s'en tirera. «C'est aussi mon
+sentiment», dit le Roi; il ajoute «qu'on lui donne, de tous côtés, le
+conseil de terminer la crise en changeant le cabinet, mais qu'il ne
+veut pas s'y prêter». «Le Roi sait bien, réplique alors M. Duchâtel,
+que, pour ma part, je ne tiens pas à garder le pouvoir, et que je ne
+ferais pas un grand sacrifice en y renonçant; mais les concessions
+arrachées par la violence à tous les pouvoirs légaux ne sont pas
+un moyen de salut; une première défaite en amènerait bientôt une
+nouvelle; il n'y a pas eu loin, dans la révolution, du 20 juin au
+10 août, et, aujourd'hui, les choses marchent plus vite que dans ce
+temps-là; les événements vont à la vapeur, comme les voyageurs.&mdash;Je
+crois comme vous, dit le Roi, qu'il faut tenir bon; mais causez un
+moment avec la Reine; elle est très effrayée; je désire que vous
+lui parliez.» La Reine, aussitôt appelée, entre dans le cabinet,
+suivie du duc de Montpensier; elle est sous l'empire d'une vive
+excitation. «Monsieur Duchâtel, dit-elle, je connais le dévouement
+de M. Guizot pour le Roi et la France; s'il le consulte, il ne
+restera pas un instant de plus au pouvoir; il perd le Roi!&mdash;Madame,
+répond le ministre surpris et ému d'une telle sortie, M. Guizot,
+comme tous ses collègues, est prêt à se dévouer pour le Roi, jusqu'à
+la dernière goutte de son sang; mais il n'a pas la prétention de
+s'imposer au Roi malgré lui. Le Roi est le maître de donner ou
+de retirer sa confiance, selon qu'il le juge convenable pour les
+intérêts de sa couronne.» Les paroles de la Reine, le ton dont elle
+les a <span class="pagenum"><a id="page443" name="page443"></a>(p. 443)</span> prononcées, l'émotion dont tous ses traits portent
+l'empreinte, ont visiblement fait un grand effet sur le Roi; mais,
+en même temps, la solution à laquelle elle pousse, l'effraye. Il se
+tourne vers elle: «Ne parle pas ainsi, ma chère amie, lui dit-il;
+si M. Guizot le savait!&mdash;Je ne demande pas mieux qu'il le sache,
+s'écrie impétueusement la Reine; je le lui dirai à lui-même; je
+l'estime assez pour cela; il est homme d'honneur et me comprendra.»
+Le duc de Montpensier se prononce dans le même sens, plus froidement,
+bien que d'une manière non moins arrêtée. M. Duchâtel fait observer
+qu'il ne pourra pas ne pas communiquer à M. Guizot ce qu'il vient
+d'entendre. Le Roi est devenu de plus en plus soucieux. «Il y aurait
+peut-être lieu, dit-il, de convoquer sur-le-champ le conseil.» M.
+Duchâtel répond que la Chambre est assemblée, qu'elle ne peut rester
+sans ministre, et que le Roi ferait mieux de causer d'abord avec M.
+Guizot. «Vous avez raison, conclut Louis-Philippe; allez trouver M.
+Guizot, sans perdre un instant, et amenez-le-moi.»</p>
+
+<p>M. Duchâtel court à la Chambre, qui est réunie depuis peu de temps,
+mais dont l'agitation ne permet aucune délibération. Il prévient
+M. Guizot qui sort précipitamment de la salle, le fait monter dans
+sa voiture, et, pendant le court trajet du Palais-Bourbon aux
+Tuileries, le met au courant de ce qui vient de se passer. Les deux
+ministres tombent aussitôt d'accord qu'ils doivent se montrer prêts
+à poursuivre leur tâche, mais que, dans l'état de la Chambre et du
+pays, ils ne peuvent le faire, s'ils ne sont pas assurés de l'appui
+résolu de la couronne; quant à «imposer aujourd'hui au Roi chancelant
+le maintien du cabinet ébranlé», ce serait, à leur avis, &oelig;uvre
+vaine et dangereuse, car ils n'obtiendraient pas ensuite de lui
+les mesures nécessaires à la résistance; leur conclusion est donc
+de «laisser la royauté choisir librement dans son hésitation, sans
+aggraver les conditions des deux conduites entre lesquelles elle a à
+se prononcer».</p>
+
+<p>Il est environ deux heures et demie quand M. Guizot et M. Duchâtel
+entrent dans le cabinet du Roi, qui a auprès de <span class="pagenum"><a id="page444" name="page444"></a>(p. 444)</span> lui la
+Reine, le duc de Nemours et le duc de Montpensier. Le Roi expose
+la situation, s'appesantit sur la gravité des circonstances, parle
+beaucoup de son désir de garder le ministère, dit qu'il aimerait
+mieux abdiquer que s'en séparer. «Tu ne peux pas dire cela, mon ami,
+interrompt la Reine; tu te dois à la France; tu ne t'appartiens
+pas.&mdash;C'est vrai, reprend le Roi, je suis plus malheureux que les
+ministres; je ne puis pas donner ma démission.» À ce préambule, les
+ministres croient voir que la résolution du Roi est prise de se
+séparer d'eux. M. Guizot, qui jusqu'ici l'a écouté en silence, prend
+alors la parole: «C'est à Votre Majesté, dit-il, à prononcer: le
+cabinet est prêt ou à défendre jusqu'au bout le Roi et la politique
+conservatrice qui est la nôtre, ou à accepter sans plainte le parti
+que le Roi prendrait d'appeler d'autres hommes au pouvoir. Il n'y a
+point d'illusion à se faire, Sire; une telle question est résolue
+par cela seul que, dans un tel moment, elle est posée. Aujourd'hui
+plus que jamais, le cabinet, pour soutenir la lutte avec chance de
+succès, a besoin de l'appui décidé du Roi. Dès qu'on saurait dans le
+public, comme cela serait inévitable, que le Roi hésite, le cabinet
+perdrait toute force morale et serait hors d'état d'accomplir sa
+tâche.» Sur ces mots, le Roi laisse de côté toute précaution de
+langage, et, considérant la question comme tranchée: «C'est avec un
+bien amer regret, dit-il, que je me sépare de vous; mais la nécessité
+et le salut de la monarchie exigent ce sacrifice. Ma volonté cède;
+je vais perdre beaucoup de terrain; il me faudra du temps pour le
+regagner.» Le Roi indique son intention d'appeler M. Molé, auquel les
+ministres ne font aucune objection; puis il leur fait ses adieux, en
+les embrassant avec larmes. «Vous serez toujours les amis du Roi, dit
+la Reine; vous le soutiendrez.&mdash;Nous ne ferons que de la résistance
+au petit pied et sur le second plan, ajoute le duc de Nemours, mais,
+sur ce terrain, nous comptons retrouver votre appui.» En présence de
+la rupture accomplie, le trouble et la tristesse de Louis-Philippe
+augmentent encore. Tendant une dernière fois la main à ceux dont
+il se sépare, il leur dit avec un accent particulier d'amertume:
+<span class="pagenum"><a id="page445" name="page445"></a>(p. 445)</span> «Vous êtes plus heureux que moi, vous autres<a id="footnotetag551" name="footnotetag551"></a><a href="#footnote551" title="Go to footnote 551"><span class="smaller">[551]</span></a>!»</p>
+
+<p>Cependant la Chambre, intriguée du départ subit de M. Guizot,
+était de plus en plus agitée. Un député de Paris, M. Vavin, veut
+interpeller le ministère sur la convocation tardive de la garde
+nationale. M. Hébert demande qu'on attende le retour du président
+du conseil. Une demi-heure se passe. Voici enfin M. Guizot: sa
+figure est pâle et contractée. M. Vavin reprend la parole et indique
+brièvement l'objet de son interpellation. M. Guizot se lève,
+gagne lentement la tribune, et avec une gravité triste et fière:
+«Messieurs, dit-il, je crois qu'il ne serait ni conforme à l'intérêt
+public, ni à propos pour la Chambre, d'entrer, en ce moment, dans
+aucun débat sur ces interpellations.» L'opposition, qui croit que le
+ministre se dérobe, éclate en murmures. M. Guizot, impassible, répète
+mot pour mot ce qu'il vient de dire, puis ajoute: «Le Roi vient de
+faire appeler M. le comte Molé, pour le charger...» Des bancs de
+la gauche partent des applaudissements de triomphe, que M. Odilon
+Barrot, qui en sent l'inconvenance, tâche d'arrêter. «L'interruption
+qui vient de s'élever, reprend M. Guizot toujours du même ton, ne me
+fera rien ajouter ni retrancher à mes paroles. Le Roi vient d'appeler
+M. le comte Molé, pour le charger de former un nouveau cabinet. Tant
+que le cabinet actuel sera chargé des affaires, il maintiendra ou
+rétablira l'ordre, et fera respecter les lois selon sa conscience,
+comme il l'a fait jusqu'à présent.»</p>
+
+<p>À peine M. Guizot est-il descendu de la tribune que, des bancs de
+la majorité, les députés se précipitent vers les ministres, <span class="pagenum"><a id="page446" name="page446"></a>(p. 446)</span>
+la colère dans les yeux, l'injure à la bouche; ils croient que c'est
+le cabinet qui a déserté son poste. «C'est indigne! s'écrient-ils.
+C'est une lâcheté! On nous trahit!» Un simple mot arrête le torrent:
+«Et qui vous dit que ce soient les ministres qui abandonnent le Roi?»
+Les députés comprennent. Les uns, stupéfaits, regagnent leurs bancs,
+la tête basse. Les autres tournent contre le Roi l'indignation qu'ils
+exprimaient contre les ministres. «Aux Tuileries!» s'écrient-ils, et
+plusieurs d'entre eux quittent précipitamment la salle. M. Calmon,
+l'ancien directeur général de l'enregistrement, dit à son voisin
+M. Muret de Bord, ami de M. Guizot, en lui frappant sur l'épaule:
+«Citoyen Muret de Bord, dites à la citoyenne Muret de Bord de
+préparer ses paquets; la république ne vous aimera pas.» Du côté
+de l'opposition, si la masse triomphe avec une joie grossière,
+quelques-uns sont soucieux. «Je désirais vivement la chute du
+cabinet, dit M. Jules de Lasteyrie à M. Duchâtel; mais j'aurais mieux
+aimé vous voir rester dix ans de plus que sortir par cette porte.»
+M. de Rémusat, camarade de collège de M. Dumon, cause avec lui du
+nouveau ministère dont il s'attend à faire partie; il se montre
+inquiet. «C'eût été bien facile, dit-il, si nous étions arrivés par
+un mouvement de la Chambre; mais qui peut mesurer les conséquences
+d'un mouvement dans la rue?» Quant à M. Thiers, il se fait raconter
+complètement par M. Duchâtel ce qui s'est passé. «Ah! reprend-il avec
+une sorte de joie contenue, il a eu peur.»</p>
+
+<p>Bientôt connue aux Tuileries, l'émotion de la Chambre ne laisse pas
+que d'augmenter le trouble et la tristesse du Roi. A-t-il eu raison
+de céder aux instances des siens? Il a des regrets, tout au moins
+des doutes. Aussi bien personne ne veut-il paraître avoir conseillé
+cette mesure. Le duc de Nemours, qui n'a été pour rien dans la chute
+du cabinet, rencontrant M. de Montalivet à l'état-major, lui dit:
+«Eh bien, mon cher comte, vous devez être content; M. Guizot n'est
+plus ministre!&mdash;Bien loin de là, Monseigneur, reprend vivement M. de
+Montalivet, je m'en afflige profondément. C'est trop <span class="pagenum"><a id="page447" name="page447"></a>(p. 447)</span> tard ou
+trop tôt. On ne change pas un général au milieu d'une bataille!»</p>
+
+<p>À quatre heures, M. Guizot et ses collègues se réunissent, pour
+la dernière fois, chez le Roi, afin de prendre congé de lui.
+Louis-Philippe commence par se plaindre, avec un peu d'amertume,
+qu'on fasse retomber sur lui seul toute la responsabilité du
+changement de cabinet. «Il y a à cela, dit-il, quelque injustice;
+j'ai pensé, sans doute à mon grand regret, que l'intérêt de la
+monarchie exigeait ce changement; mais M. Guizot et M. Duchâtel ont
+partagé mon avis.» M. Guizot répond que M. Duchâtel et lui étaient
+prêts à soutenir jusqu'au bout la politique de résistance, qu'ils se
+sont mis à l'entière disposition du Roi, qu'ils ont seulement ajouté
+que poser dans les circonstances actuelles la question de la retraite
+du cabinet, c'était la résoudre. MM. de Salvandy, Hébert et Jayr
+expriment leurs regrets et leur désapprobation de la décision prise.
+La conversation devient alors un peu pénible, et, quand on se sépare,
+il y a de part et d'autre quelque contrainte.</p>
+
+<p>Les ministres étaient fondés à rappeler que leur retraite était
+l'&oelig;uvre de Louis-Philippe<a id="footnotetag552" name="footnotetag552"></a><a href="#footnote552" title="Go to footnote 552"><span class="smaller">[552]</span></a>. Est-ce à dire qu'ils soient
+absolument dégagés de toute responsabilité? Ne peut-on pas regretter
+que M. Guizot et M. Duchâtel aient pris si vite le Roi au mot, qu'ils
+ne l'aient nullement aidé à se relever d'une défaillance qui pouvait
+être passagère? Quelques-uns de leurs collègues, entre autres M.
+Hébert et M. de Salvandy, leur ont reproché, non sans raison, de
+s'être décidés et surtout d'avoir fait connaître leur décision à la
+Chambre, sans avoir consulté préalablement les autres membres du
+cabinet. M. Guizot et M. Duchâtel <span class="pagenum"><a id="page448" name="page448"></a>(p. 448)</span> n'eussent pas compromis
+leur dignité ni ne se seraient fait soupçonner d'un attachement
+excessif au pouvoir, en appelant l'attention du prince sur les
+inconvénients d'une capitulation devant l'émeute et en demandant
+que leur retraite fût ajournée jusqu'après le rétablissement de
+l'ordre matériel. L'idée ne paraît pas leur en être venue. Peut-être
+M. Duchâtel, qui depuis longtemps désirait s'en aller, a-t-il
+mis quelque empressement à saisir l'occasion offerte. Quant à M.
+Guizot, il a vu sans doute tout de suite les choses sous le jour
+où M. Duchâtel les lui a montrées, dans leur rapide conversation
+entre le Palais-Bourbon et les Tuileries. D'ailleurs, comme cela
+ressort de l'entretien qu'il avait eu avec le Roi à la veille de
+la session<a id="footnotetag553" name="footnotetag553"></a><a href="#footnote553" title="Go to footnote 553"><span class="smaller">[553]</span></a>, le président du conseil se préoccupait vivement,
+depuis quelque temps, de la cabale de cour formée contre le cabinet,
+et il était convaincu que le gouvernement deviendrait impossible
+pour lui du moment où le Roi se laisserait influencer par cette
+cabale. Ajoutons que ni le président du conseil, ni le ministre de
+l'intérieur, n'avaient alors la moindre pensée que la sédition mît
+sérieusement en péril l'existence de la monarchie. Peu après, à Rome,
+M. Rossi, causant de cet événement avec le prince Albert de Broglie,
+lui disait: «Votre père eût quitté trois mois plus tôt. Casimir
+Périer n'eût pas quitté du tout.»</p>
+
+<p>En tout cas, sur ce changement de cabinet opéré en pleine émeute, il
+ne saurait y avoir deux manières de voir. Qu'à telle ou telle époque
+antérieure, le Roi eût mieux fait de se séparer de M. Guizot, c'est
+une opinion qui peut se soutenir par des raisons très sérieuses:
+on comprend une politique qui eût cherché à prévenir la crise par
+quelque concession. Mais résister obstinément et à outrance, frapper
+solennellement l'opposition du blâme contenu dans le discours du
+trône et dans l'adresse, refuser jusqu'au bout toute promesse de
+réforme, interdire le banquet, mettre en mouvement l'armée pour
+réprimer le désordre, engager le combat, et puis subitement, parce
+que la garde nationale a trahi, abandonner tout ce qu'on <span class="pagenum"><a id="page449" name="page449"></a>(p. 449)</span>
+a refusé jusqu'alors, capituler sur les hommes et sur les choses,
+voilà qui ne saurait s'expliquer que par une lamentable défaillance.
+Tout ce qui va suivre&mdash;audace grandie de l'attaque, désorganisation
+et impuissance de la défense, impossibilité de trouver un point
+d'arrêt&mdash;ne sera que la suite fatale de cette première défaillance.
+Le signal est donné d'un immense <em>lâchez tout</em>, après lequel il
+n'y aura plus moyen de rien retenir. À vrai dire, l'histoire de la
+monarchie de Juillet pourrait se terminer ici: la révolution a cause
+gagnée.</p>
+
+<h4>VII</h4>
+
+<p>Du moment où l'on a pris le parti de la capitulation, au moins
+faudrait-il tâcher d'en recueillir les bénéfices. Pour cela, la
+première condition serait de procéder franchement et vivement,
+sans arrière-pensée ni marchandage, et de s'avancer tout de suite
+jusqu'au point où l'on a chance de frapper l'imagination populaire,
+de satisfaire ceux qu'on vise à désarmer. Telle ne paraît pas être la
+disposition du Roi. Regrettant au fond ce qu'il a fait, il n'a qu'une
+préoccupation: restreindre ses concessions, s'arrêter le plus près
+possible du terrain qu'il est triste d'avoir quitté. C'est dans ce
+dessein qu'au lieu d'appeler M. Thiers, il a voulu tenter d'abord une
+combinaison avec M. Molé.</p>
+
+<p>Ce dernier était à la Chambre des pairs, tandis que le Roi le faisait
+chercher à son hôtel; prévenu tardivement, il n'arrive aux Tuileries
+qu'un peu après quatre heures<a id="footnotetag554" name="footnotetag554"></a><a href="#footnote554" title="Go to footnote 554"><span class="smaller">[554]</span></a>. Louis-Philippe commence par lui
+exposer les faits, en atténuant la part qu'il <span class="pagenum"><a id="page450" name="page450"></a>(p. 450)</span> a prise au
+renvoi du ministère, «Maintenant, ajoute-t-il, c'est sur vous que je
+compte pour former un cabinet.&mdash;Sire, répond M. Molé, je remercie
+le Roi de sa confiance; mais, au point où en sont les choses, je ne
+puis rien. Il faut reconnaître que les banquets l'emportent. C'est
+à ceux qui ont fait les banquets à maîtriser le mouvement. Le seul
+conseil que je puisse donner au Roi, c'est d'appeler MM. Barrot et
+Thiers.&mdash;Appeler M. Thiers! Qu'est-ce que dira l'Europe?&mdash;Eh! Sire,
+ce n'est pas à l'Europe qu'il faut penser en ce moment. La maison
+brûle. Il s'agit d'appeler ceux qui peuvent éteindre le feu.&mdash;Oui,
+mais pourquoi M. Thiers? M. Thiers n'a pas assisté aux banquets plus
+que vous.&mdash;Il les a défendus, et ses amis les ont organisés.&mdash;Laissez
+là M. Thiers, et dites-moi comment vous composeriez un cabinet.»
+Pressé par le Roi, M. Molé indique MM. Dufaure, Passy, Billault.
+Le nom de Bugeaud se trouvant jeté dans la conversation au sujet
+du ministère de la guerre, le Roi laisse voir quelque répugnance;
+il craint que le caractère dominant et peu traitable du maréchal
+n'enlève à lui et à ses fils toute action sur les nominations
+militaires. Enfin M. Molé quitte les Tuileries, en promettant de voir
+ses amis et d'essayer de constituer un cabinet.</p>
+
+<p>Avant même que M. Molé ait vu le Roi, des gardes nationaux à
+cheval, expédiés par M. de Montalivet, et beaucoup d'autres
+messagers volontaires, se sont répandus dans les rues pour annoncer
+le changement de cabinet. Au premier abord, dans les quartiers
+riches, les gardes nationaux sont flattés de l'avoir emporté; ils
+s'imaginent que tout est fini, et qu'ils n'ont qu'à rentrer chez
+eux. Mais bientôt des objections s'élèvent: le nom de M. Molé est
+déclaré insuffisant; on fait remarquer qu'il n'y a eu encore aucun
+acte précis donnant quelque garantie, et que le Roi pourrait bien
+avoir voulu se jouer du peuple. La conclusion est qu'il faut exiger
+davantage. N'y est-on pas encouragé par le premier succès obtenu?
+Ces sentiments se manifestent avec plus de force encore dans les
+quartiers démocratiques. Les républicains, les hommes des sociétés
+secrètes, qui commencent à entrevoir des chances <span class="pagenum"><a id="page451" name="page451"></a>(p. 451)</span> auxquelles
+ils n'avaient pas cru jusqu'ici, travaillent activement à aviver
+les méfiances et à entretenir l'agitation. Malgré tout, sauf sur
+quelques points où la plèbe s'acharne avec férocité contre des postes
+isolés de gardes municipaux, il s'est produit une sorte de suspension
+d'armes. Mais, entre les deux camps demeurés en présence, quel
+contraste! Les émeutiers ont des allures de vainqueurs; ils pénètrent
+dans les casernes, sous les yeux des soldats qui n'osent s'y opposer,
+et délivrent les prisonniers faits dans la journée. Les troupes, au
+contraire, sont fatiguées, tristes, mal à l'aise, sentant moins que
+jamais au-dessus d'elles une impulsion forte et une direction nette,
+ne sachant plus si la consigne est de résister ou de lâcher tout.
+Cette démoralisation de l'armée est un des grands dangers de l'heure
+actuelle. Le remède ne peut venir des ministres démissionnaires,
+demeurés nominalement à leur poste. En réalité, toute initiative leur
+est interdite. Jusqu'à ce que le nouveau cabinet soit constitué et
+installé, l'émeute n'a plus aucun gouvernement en face d'elle.</p>
+
+<p>M. Molé est-il suffisamment convaincu de la nécessité d'aller vite?
+Il semble conduire ses négociations comme il ferait en temps normal.
+En sortant de chez le Roi, vers cinq heures, il a mandé chez lui
+MM. Dufaure, Passy, Billault. Leur avis a été qu'on ne pouvait rien
+faire si l'on n'était pas assuré de l'appui de M. Thiers. Un temps
+précieux est dépensé pour s'informer des dispositions de cet homme
+d'État. Les premières démarches n'ayant pas abouti, M. Molé se
+décide, après dîner, à aller lui-même place Saint-Georges. Il trouve
+M. Thiers fort entouré et en train d'échanger, à travers les grilles
+de son hôtel, des poignées de main avec la foule qui l'acclame. Il
+lui demande si le ministère en voie de formation pourrait compter
+sur sa bienveillance<a id="footnotetag555" name="footnotetag555"></a><a href="#footnote555" title="Go to footnote 555"><span class="smaller">[555]</span></a>. M. Thiers ne la refuse pas, mais en
+indique les conditions. D'abord la réforme électorale <span class="pagenum"><a id="page452" name="page452"></a>(p. 452)</span> et
+la réforme parlementaire.&mdash;M. Molé ne fait pas d'objection.&mdash;La
+dissolution.&mdash;«Ah! pour cela, répond M. Molé, c'est impossible. Je
+vois ce que c'est: vous voulez que je gouverne pour vous.&mdash;Et quand
+je le voudrais, réplique son interlocuteur, est-ce que ce n'est
+pas la conséquence des derniers événements?» Il est manifeste que
+M. Thiers se croit maître de la situation, et qu'il ne laisse à M.
+Molé qu'un rôle assez subalterne: celui-ci s'en aperçoit et en est
+mortifié. Toutefois, en terminant, M. Thiers daigne lui donner à
+entendre que l'opposition ne refusera peut-être pas de prendre envers
+lui quelques engagements pour le lendemain de la dissolution. Encore,
+en donnant cette espérance, s'avance-t-il beaucoup: en effet, à ce
+même moment, il y a réunion nombreuse chez M. Odilon Barrot; M.
+Duvergier de Hauranne, qui essaye d'y dire quelques mots en faveur
+du ministère Molé, présenté comme une combinaison transitoire, ne
+parvient pas à se faire écouter, et il est décidé, à la presque
+unanimité, qu'on ne saurait se contenter d'une semblable solution.</p>
+
+<p>Cependant, aux Tuileries, on s'étonne de ne pas entendre parler
+de M. Molé. Chaque heure qui passe fait sentir plus vivement le
+danger de cet interrègne. À défaut du ministère, dont l'enfantement
+paraît devoir être pénible, n'y aurait-il pas moyen de satisfaire au
+besoin le plus urgent, en constituant tout de suite un commandement
+militaire assez fort et assez considérable pour agir et s'imposer
+par lui seul? N'a-t-on pas sous la main l'homme d'un tel rôle,
+le maréchal Bugeaud? Mais si l'on n'osait pas le prendre naguère
+quand on faisait de la résistance, l'osera-t-on maintenant qu'on
+est entré dans la voie des concessions? Quant à lui, il persiste à
+s'offrir. Dans la journée, avant la démission de M. Guizot et de ses
+collègues, il était venu trouver à la Chambre l'un des ministres,
+M. Jayr, pour lui exprimer son étonnement qu'on n'eût pas encore
+donné suite au projet de lui confier le commandement, et pour
+l'avertir que la situation s'était singulièrement aggravée. «Le
+temps presse, ajoutait-il; je suis un excellent médecin, <span class="pagenum"><a id="page453" name="page453"></a>(p. 453)</span>
+mais pas au point de sauver les moribonds.» Quand les ministres
+se sont réunis, peu après, chez le Roi, pour lui remettre leurs
+portefeuilles, ils lui ont fait part de la démarche du duc d'Isly;
+Louis-Philippe s'est borné à répondre qu'il y penserait. À cinq
+heures, le maréchal se rend de sa personne aux Tuileries et a une
+conversation avec le Roi. Celui-ci est-il enfin convaincu? Il
+mande MM. Guizot et Duchâtel, leur annonce son désir de donner le
+commandement général au maréchal Bugeaud et les prie d'y préparer les
+généraux Sébastiani et Jacqueminot. Les ministres remplissent leur
+mission; mais, en revenant, ils trouvent le Roi de nouveau hésitant
+et disposé à attendre l'avis du nouveau cabinet. Quel est le secret
+de ces tergiversations? Est-ce l'influence du duc de Montpensier,
+très opposé, en effet, à la nomination du maréchal? N'est-ce pas
+surtout l'âge du Roi qui, décidément, n'a plus la force physique et
+morale nécessaire pour dominer une telle crise? Il n'est pas jusqu'au
+regret de la faute qu'il a commise en changeant son ministère, qui ne
+contribue à abattre son courage et à lui ôter sa présence d'esprit.
+Ce regret l'obsède et l'accable. Vers huit heures et demie ou neuf
+heures du soir, M. Jayr, lui ayant apporté plusieurs ordonnances
+à signer, en profite pour insister longuement et fortement sur la
+nécessité de constituer tout de suite le commandement militaire.
+Louis-Philippe l'écoute sans l'interrompre, puis, après quelques
+instants de silence, suivant la pensée intérieure, pensée amère et
+douloureuse, qui évidemment l'a seule occupé pendant que le ministre
+lui parlait d'un tout autre sujet: «Et quand je songe, dit-il, que
+cette résolution a été prise et exécutée en un quart d'heure!» M.
+Jayr n'obtient pas d'autre réponse. Le maréchal Bugeaud, qui a
+été retenu à dîner au château, finit par se lasser d'attendre: il
+quitte les Tuileries, en disant avec colère à son aide de camp, le
+commandant Trochu: «On a peur de moi; je les inquiète; je ne puis
+plus être employé; allons-nous-en!»</p>
+
+<p>Pendant ce temps, dans la ville qui ne sent aucune autorité
+au-dessus d'elle, l'effervescence est loin de se calmer. La nuit
+venue, des bandes circulent, criant, chantant, portant <span class="pagenum"><a id="page454" name="page454"></a>(p. 454)</span>
+des torches et des lanternes de papier. L'idée leur est venue
+d'exiger l'illumination des fenêtres, et les habitants, entraînés
+ou intimidés, obéissent. Le spectacle de cet embrasement général a
+attiré beaucoup de curieux dans les rues. Vers huit heures et demie,
+une bande plus nombreuse que les autres s'est formée du côté de la
+Bastille et s'est engouffrée dans les boulevards: en tête, quelques
+officiers de la garde nationale, dont l'un porte l'épée nue; puis
+un pêle-mêle de gardes nationaux, de bourgeois, d'ouvriers, ces
+derniers en grande majorité; parmi eux, quelques figures menaçantes
+et sinistres; des drapeaux flottent au-dessus de la masse; sur
+les flancs, des gamins agitent des torches. Cette foule avance en
+chantant la <cite>Marseillaise</cite>, et grossit à chaque pas. En plusieurs
+points, elle rencontre, stationnant sur les boulevards, des régiments
+de ligne, de cavalerie ou d'artillerie qui la laissent passer. À la
+rue Lepelletier, elle se détourne un instant pour se faire haranguer
+aux bureaux du <cite>National</cite>, puis reprend sa marche vers la Madeleine.
+Mais voici qu'arrivée au boulevard des Capucines,&mdash;il était alors
+environ neuf heures et demie du soir,&mdash;elle voit, devant elle, la
+chaussée complètement occupée par un bataillon du 14<sup>e</sup> de ligne,
+derrière lequel on aperçoit les casques d'un détachement de dragons.
+Cette mesure a été prise pour défendre les abords du ministère des
+affaires étrangères qui, depuis la veille, a été plusieurs fois
+menacé par l'émeute. La circulation se fait à droite par la rue
+Basse-du-Rempart, à gauche par la rue Neuve-Saint-Augustin. Pour
+éviter tout risque de contact trop direct entre le peuple et la
+troupe de ligne, on avait pris soin de placer devant celle-ci un
+bataillon de la garde nationale; mais, par une fatale malechance, ce
+bataillon a quitté ses positions quelques instants avant l'arrivée
+des manifestants, pour aller protéger le ministère de la justice.
+Les hommes qui sont au premier rang de la foule viennent donc se
+buter à la ligne immobile des soldats; pressés par ceux qui arrivent
+derrière eux, ils requièrent impérieusement qu'on leur livre passage.
+Le lieutenant-colonel leur répond avec douceur, en alléguant les
+ordres qu'il a <span class="pagenum"><a id="page455" name="page455"></a>(p. 455)</span> reçus: «Mes enfants, leur dit-il, je suis
+soldat, je dois obéir; j'ai reçu la consigne de ne laisser passer
+personne, et vous ne passerez pas. Si vous voulez aller plus loin,
+prenez la rue Basse-du-Rempart.» Et comme la foule criait: Vive la
+ligne! «Je suis très touché de votre sympathie, reprend-il, mais je
+dois faire exécuter les ordres supérieurs; je ne puis vous laisser
+passer.» Cependant la poussée venant de la queue devient de plus en
+plus forte. Des trottoirs, les curieux crient: «Ils passeront, ils ne
+passeront pas!» Des clameurs confuses s'élèvent de la bande: «À bas
+Guizot! Vive la réforme! Vive la ligne! Illuminez!» Le tumulte est au
+comble. Le lieutenant-colonel, insulté, menacé, voyant sa troupe sur
+le point d'être forcée, rentre dans les rangs et ordonne de croiser
+la baïonnette. À ce moment, un coup de feu part; quelques autres
+suivent; puis, sans qu'aucun ordre ait été donné, tous les soldats,
+qui se croient attaqués, déchargent leurs fusils sur la foule.
+Celle-ci s'enfuit, en poussant un cri d'horreur et d'effroi. En même
+temps, par un phénomène étrange, les soldats sont pris aussi de
+panique; malgré le lieutenant-colonel qui leur crie: «14<sup>e</sup> de ligne,
+vous vous déshonorez», ils se précipitent en désordre dans toutes
+les rues adjacentes; les dragons détalent à fond de train du côté de
+la Madeleine. La chaussée reste déserte, jonchée de lanternes, de
+torches, de drapeaux, de chapeaux, de cannes, de parapluies, d'armes
+diverses, et, au milieu de mares de sang, gisent une cinquantaine de
+morts ou de blessés. Ce n'est qu'au bout de quelques instants que
+les soldats, ayant retrouvé leurs esprits, reviennent honteux à leur
+poste, et que, du côté de la foule, plusieurs personnes se hasardent
+à secourir les victimes.</p>
+
+<p>Comment expliquer cette catastrophe? D'où était parti le premier
+coup de feu, devenu le signal d'une décharge générale? Sur le moment
+on ne l'a pas su, et ce mystère a donné naissance à beaucoup de
+suppositions. Les uns ont cru que le coup venait du côté de la foule
+et en ont donné pour preuve qu'un soldat figurait parmi les morts:
+on a même précisé et dit que l'auteur volontaire du coup était un
+certain Lagrange, <span class="pagenum"><a id="page456" name="page456"></a>(p. 456)</span> cerveau brûlé du parti démagogique, qui
+aurait cherché par là à rendre toute pacification impossible; le
+«coup de pistolet de Lagrange» est même devenu l'une des légendes
+des journées de Février; je dis légende, car il paraît qu'à cette
+même heure Lagrange était au Gros-Caillou. D'autres ont raconté que
+le coup avait été tiré, dans un dessein analogue, par les agents
+du prince Napoléon, fils du roi Jérôme, si ce n'est par le prince
+lui-même. Bien qu'on ait été, paraît-il, jusqu'à se vanter de quelque
+chose de ce genre dans certains milieux bonapartistes, cette version
+ne me satisfait pas plus que la première. Le prince Napoléon a
+pu, le 23 et le 24 février, faire montre de zèle révolutionnaire,
+probablement pour remercier Louis-Philippe de l'accueil bienveillant
+qui venait d'être fait aux sollicitations de son père et aux siennes;
+mais aucune preuve n'a été apportée qu'il ait joué un rôle dans cet
+événement. D'après une explication plus simple et par cela seul plus
+plausible, le coup de feu aurait été tiré par un sergent du 14<sup>e</sup>.
+Ce sergent, nommé Giacomoni, Corse d'origine, avait un dévouement
+passionné pour son lieutenant-colonel. Voyant ce dernier insulté
+et menacé par une sorte d'énergumène qui faisait le geste de le
+frapper au visage avec une torche, il avait une première fois ajusté
+l'insulteur: un capitaine releva vivement son fusil. «Êtes-vous fou?
+lui demanda-t-il, qu'est-ce que vous faites?&mdash;Puisqu'on veut faire du
+mal au lieutenant-colonel, répondit Giacomoni, je dois le défendre,
+n'est-il pas vrai?&mdash;Restez tranquille», reprit l'officier. À trois
+ou quatre reprises, la même scène se renouvela. À la fin, devant une
+agression plus menaçante du porteur de torche, Giacomoni n'y tint pas
+et lâcha son coup<a id="footnotetag556" name="footnotetag556"></a><a href="#footnote556" title="Go to footnote 556"><span class="smaller">[556]</span></a>.</p>
+
+<p>Il a été d'opinion courante, dans un certain milieu, de considérer
+la scène du boulevard des Capucines comme la crise décisive des
+journées de Février; on a soutenu que tout aurait <span class="pagenum"><a id="page457" name="page457"></a>(p. 457)</span> bien fini
+sans ce malheur, et que la monarchie avait été mortellement atteinte
+par ce coup de feu. C'est la tendance habituelle du vulgaire de
+chercher dans des accidents fortuits la cause des grands événements;
+en simplifiant ainsi l'histoire, il la met mieux à sa portée; de
+plus, il trouve parfois son compte à décharger les responsabilités
+humaines pour charger le hasard. Rien n'est moins justifié dans le
+cas particulier. On sait en effet combien, avant ce lugubre épisode,
+la situation était déjà compromise; les choses en étaient à un point
+où, si cet accident avait été évité, il en serait survenu un autre
+qui eût produit le même effet. J'ai garde de nier cependant que cet
+effet n'ait été considérable et qu'il n'ait contribué à précipiter la
+révolution.</p>
+
+<p>Aussitôt le premier moment de terreur passé, la foule est revenue
+sur le boulevard. Croyant à un guet-apens, sa colère est extrême.
+Vainement la troupe, stupéfaite et atterrée, témoigne-t-elle ses
+regrets; vainement le lieutenant-colonel envoie-t-il au peuple un
+de ses officiers pour lui expliquer que tout a été le résultat d'un
+«horrible malentendu»; on ne veut rien écouter, et le courageux
+messager est sur le point d'être écharpé. Les hommes des sociétés
+secrètes ont d'ailleurs compris tout de suite le parti à tirer de
+ce que l'un d'eux n'a pas craint d'appeler une «bonne aubaine»; ils
+s'appliquent à échauffer et à exploiter cette colère et surtout à la
+propager dans la ville entière. Un fourgon qui passe là, conduisant
+des émigrants au chemin de fer de Rouen, est arrêté, déchargé; on y
+entasse seize cadavres, et le lugubre convoi se met en route dans
+la direction de la Bastille. Des ouvriers, debout sur les rebords
+de la voiture, agitent leurs torches et en projettent la lueur sur
+les corps défigurés, souillés et sanglants; parfois ils en soulèvent
+un et le dressent pour le mieux faire voir. «Vengeance! crient-ils,
+vengeance! on égorge le peuple!&mdash;Aux armes! aux barricades!» répond
+la foule. Des individus courent aux églises et sonnent le tocsin. Le
+cortège s'arrête un moment devant le <cite>National</cite>, où M. Garnier-Pagès
+le harangue; il parle de «crime horrible», d'«ordres sanguinaires»;
+<span class="pagenum"><a id="page458" name="page458"></a>(p. 458)</span> il déclare que «le sang du peuple a coulé, et qu'il doit
+être vengé». Le chariot reprend ensuite sa marche; il parcourt les
+quartiers Saint-Denis, Poissonnière, Montmartre, fait une halte
+aux bureaux de la <cite>Réforme</cite>, passe par les Halles, le quartier
+Saint-Martin, et vient enfin déposer les corps à la mairie du 4<sup>e</sup>
+arrondissement. Il est deux heures du matin; il y a trois heures
+que cette tragique procession circule dans Paris, sans que personne
+ait osé l'arrêter. Elle a laissé derrière elle comme une longue
+traînée d'horreur, de colère et de haine. Le peuple, répondant au
+lugubre appel qui lui est fait, redescend en masse dans la rue; et,
+malgré la nuit, malgré la pluie qui tombe par rafales, il s'emploie
+fiévreusement à hérisser de barricades les quartiers du centre. Les
+uns ramassent des armes, soit en pillant des boutiques d'armuriers,
+soit en obligeant les habitants de chaque maison à livrer leurs
+fusils. D'autres fondent des balles et fabriquent des cartouches.
+Partout c'est la bataille qui se prépare. Sur quelques points, des
+bandes n'attendent pas le jour pour attaquer les postes de municipaux
+ou de soldats de ligne; mais ce ne sont que des escarmouches isolées.
+D'ailleurs, bien que le mouvement soit devenu plus puissant, plus
+général, et que les hommes des sociétés secrètes s'y soient mêlés, on
+ne distingue toujours pas d'impulsion ni de direction centrales, de
+chefs connus et considérables.</p>
+
+<p>C'est vers dix heures du soir que le Roi apprend l'événement du
+boulevard des Capucines. Il envoie aussitôt M. de Montalivet chez
+M. Molé, pour le presser. M. Molé n'était pas encore revenu de chez
+M. Thiers; MM. Dufaure, Passy et Billault l'attendaient. Les deux
+premiers sont découragés et se sentent débordés. «Ce n'est plus une
+émeute, c'est une révolution», disent-ils. M. de Montalivet abonde
+dans leur sens et déclare que le Roi n'a plus qu'une ressource:
+appeler M. Thiers et M. Odilon Barrot. Seul M. Billault se déclare
+prêt à assumer toutes les responsabilités. M. Molé, qui revient
+bientôt après, tout ému des nouvelles qu'il a recueillies sur son
+chemin, tombe d'accord avec MM. Dufaure et Passy qu'il n'y a
+plus <span class="pagenum"><a id="page459" name="page459"></a>(p. 459)</span> place pour sa combinaison; elle n'a du reste jamais
+été viable. Pendant ce temps, M. de Montalivet est retourné aux
+Tuileries, où il rapporte, en s'y associant, les sinistres prévisions
+de MM. Dufaure et Passy. Il trouve, auprès du Roi, MM. Guizot et
+Dumon qui sont accourus à la nouvelle de la fusillade et qui, au nom
+de tous les ministres démissionnaires, insistent de nouveau pour
+la nomination immédiate du maréchal Bugeaud<a id="footnotetag557" name="footnotetag557"></a><a href="#footnote557" title="Go to footnote 557"><span class="smaller">[557]</span></a>. Louis-Philippe
+n'en conteste pas la nécessité, mais, dans l'incertitude où il est
+encore sur le nouveau ministère, il ne se décide toujours pas. MM.
+Guizot et Dumon se retirent sans avoir obtenu aucun acte. Le vieux
+roi est calme, mais apathique, visiblement accablé par les émotions
+successives de cette journée. Le duc de Montpensier est agité; le duc
+de Nemours, plus maître de soi, mais gardant sa réserve accoutumée.</p>
+
+<p>Vers minuit, le Roi est enfin officiellement informé que M. Molé
+renonce à constituer un cabinet; depuis le renvoi du ministère
+Guizot, neuf heures ont été perdues, et des heures bien précieuses.
+Il n'est plus possible d'éviter M. Thiers. La répugnance du Roi
+cède devant la nécessité. Toutefois, il veut, auparavant, prendre
+une précaution: passant outre aux objections persistantes du duc de
+Montpensier, il manifeste l'intention de suivre enfin le conseil
+qui lui a été tant de fois donné dans la journée, et de mettre
+le maréchal Bugeaud à la <span class="pagenum"><a id="page460" name="page460"></a>(p. 460)</span> tête de l'armée et de la garde
+nationale. Il juge utile que le nouveau cabinet se trouve sur ce
+point en face d'un fait accompli. «M. Thiers, dit-il, ne voudrait
+peut-être pas nommer lui-même le maréchal; mais il l'acceptera, je
+n'en doute pas, s'il le trouve nommé et installé.» Seulement par qui
+faire contresigner l'ordonnance? Nul autre moyen que de recourir
+aux membres de l'ancien cabinet. On envoie chercher en toute hâte
+MM. Guizot, Duchâtel et le général Trézel. «Au nom du salut de la
+monarchie», le Roi réclame de «leur dévouement» ce dernier service.
+Les ministres démissionnaires ne refusent pas d'assumer cette
+responsabilité. Deux aides de camp sont envoyés à la recherche du
+maréchal Bugeaud et de M. Thiers. Il est environ une heure du matin.
+À ce moment, le fourgon qui portait les seize cadavres n'avait pas
+encore fini sa sinistre promenade.</p>
+
+<h4>VIII</h4>
+
+<p>Le maréchal Bugeaud arrive aux Tuileries, vers une heure et demie
+du matin, le 24 février. Il accepte aussitôt, sans hésitation ni
+récrimination, la mission difficile qu'on lui confie si tardivement.
+Le duc de Nemours, M. Guizot et M. Duchâtel l'accompagnent à
+l'état-major pour l'installer. Dans le trajet, l'un d'eux lui ayant
+demandé ce qu'il augurait de la journée: «Il est un peu tard, dit
+le maréchal, mais je n'ai jamais été battu, et je ne commencerai
+pas aujourd'hui. Qu'on me laisse faire et tirer le canon; il y
+aura du sang répandu; mais, ce soir, la force sera du côté de la
+loi, et les factieux auront reçu leur compte.» À l'état-major, il
+trouve les officiers absolument démoralisés. Il se met alors à les
+haranguer, leur déclare que le péril ne dépasse pas ce à quoi on
+doit s'attendre dans toute crise politique; il annonce sa résolution
+de prendre les devants contre l'émeute, et de la balayer par une
+offensive vigoureuse. «Il est deux heures, dit-il en posant sa
+montre sur la table; il faut qu'à quatre heures nous ayons commencé
+partout l'attaque. <span class="pagenum"><a id="page461" name="page461"></a>(p. 461)</span> Je n'ai jamais été battu, et je compte
+bien ne pas perdre aujourd'hui ma virginité.» Ces paroles, débitées
+avec une verve gasconne qui, chez un autre, pourrait paraître de
+la fanfaronnade, mais qui, chez lui, est l'assurance d'une volonté
+forte, produisent un effet extraordinaire sur les assistants. C'est,
+raconte un témoin, un véritable «retournement». Les physionomies
+s'éclairent; les têtes se redressent; chacun reprend confiance;
+c'est à qui demandera un commandement. Le maréchal arrête aussitôt
+ses dispositions. Pas de petits paquets, mais de fortes colonnes.
+Il révoque l'ordre donné aux troupes cantonnées à la Bastille, à
+l'Hôtel de ville et au Panthéon, de se replier sur les Tuileries, et
+leur annonce, au contraire, qu'on va les rejoindre. Avec les forces
+qu'il a sous la main, il décide la formation de quatre colonnes. La
+première, commandée par le général Tiburce Sébastiani, qui a supplié
+qu'on ne le mît pas complètement de côté, se dirigera vers l'Hôtel de
+ville, en passant par la Banque et en coupant les rues Montmartre,
+Saint-Denis et Saint-Martin. La seconde, sous les ordres du général
+Bedeau, qui, de passage à Paris, a offert ses services, gagnera la
+Bastille par la Bourse et les boulevards. La troisième man&oelig;uvrera
+derrière les deux premières pour empêcher les barricades de se
+reformer. La quatrième rejoindra le général Renaud au Panthéon. Les
+réserves seront sur la place du Carrousel. Dans cette distribution
+des rôles, aucune part n'est faite à la garde nationale. Le maréchal
+a interrogé le général Jacqueminot, mais n'a rien pu en tirer: il
+est résolu à ne pas s'arrêter devant l'inertie ou l'hostilité de
+cette milice. Tout en prenant ces décisions, il continue, suivant
+son habitude, à pérorer, fait une sorte de cours sur la guerre des
+rues, sur la façon de dissiper les rassemblements, d'enlever les
+barricades. Il recommande de remettre aux soldats un certain nombre
+de balles libres, pour qu'ils puissent au besoin en glisser deux dans
+le fusil. «C'est, dit-il, un souvenir du siège de Saragosse.» En
+somme, il paraît s'attendre à une bataille sérieuse, mais est résolu
+à user de la plus grande énergie.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page462" name="page462"></a>(p. 462)</span> Pendant que le maréchal prend ces dispositions à
+l'état-major, M. Thiers, qu'un aide de camp est allé chercher, et qui
+a dû traverser beaucoup de barricades gardées par des sentinelles
+très excitées et souvent ivres, arrive aux Tuileries: il est environ
+deux heures et demie du matin. M. de Montalivet accourt au-devant
+de lui: «Ménagez le Roi», lui recommande-t-il. Louis-Philippe,
+qui a sur le c&oelig;ur l'hostilité si vive, si directe, manifestée
+depuis quelque temps contre la politique royale par son ancien
+ministre, est très mortifié de devoir recourir à lui; il le laisse
+voir dans l'accueil qu'il lui fait; son ton est froid, parfois un
+peu amer<a id="footnotetag558" name="footnotetag558"></a><a href="#footnote558" title="Go to footnote 558"><span class="smaller">[558]</span></a>. «Ah! c'est vous, monsieur Thiers, dit-il. Je vous
+remercie d'être venu. Vous savez que j'ai été forcé, à mon grand
+regret, de me séparer de mes ministres. J'avais appelé M. Molé qui me
+convenait mieux que vous, parce que sa politique s'éloigne moins de
+la mienne. M. Molé vient de me rendre ses pouvoirs. J'ai donc besoin
+de vous, et je vous prie de me faire un cabinet.&mdash;<i>M. Thiers.</i> Sire,
+dans les circonstances actuelles, c'est une mission bien difficile.
+Néanmoins, je suis aux ordres du Roi; mais, avant tout, il convient
+de s'entendre sur les hommes et sur les choses.&mdash;<i>Le Roi.</i> Pourquoi
+cela? Je vous charge de faire un cabinet, est-ce que cela ne vous
+suffit pas?&mdash;<i>M. Thiers.</i> Je prie le Roi de croire que je ne viens
+pas lui dicter des conditions. En ce moment, je me considère comme
+tyrannisé plutôt que comme tyran.&mdash;<i>Le Roi.</i> Ah! oui, j'oubliais,
+vous ne vouliez plus être ministre <em>sous le règne</em>.&mdash;<i>M. Thiers.</i>
+Sire, cela est vrai, et si les circonstances ne me faisaient pas
+un devoir d'accepter, je prierais le Roi de songer à un autre.
+Mais, tout disposé que je suis à faire de mon mieux, je ne puis
+être utile au Roi que si mes amis me secondent. J'ai donc besoin de
+savoir si le Roi agréera les noms que je compte lui proposer.&mdash;<i>Le
+Roi.</i> Eh <span class="pagenum"><a id="page463" name="page463"></a>(p. 463)</span> bien, voyons, qui voulez-vous?&mdash;<i>M. Thiers.</i>
+D'abord et avant tout, M. Odilon Barrot.&mdash;<i>Le Roi.</i> M. Barrot, M.
+Barrot! il vous faut M. Barrot. Un brave homme, je le sais, mais
+un songe-creux qui voudra me faire passer par je ne sais quelles
+réformes.&mdash;<i>M. Thiers.</i> Sire, cela est inévitable. Le nom de M.
+Barrot est plus populaire que le mien, et je ne puis pas m'en passer.
+Quant aux réformes, mon ami M. Duvergier...&mdash;<i>Le Roi, vivement.</i>
+Ah! M. Duvergier!&mdash;<i>M. Thiers.</i> Mon ami M. Duvergier, qui serait
+nécessairement un de mes collègues, a présenté et défendu un projet
+de réformes qui, certes, n'a rien de bien effrayant.&mdash;<i>Le Roi.</i>
+Ah! oui, ce projet qui augmente le nombre des députés. Combien y
+en aurait-il de plus?&mdash;<i>M. Thiers.</i> 70 à 80.&mdash;<i>Le Roi.</i> Et cela ne
+vous effraye pas? Comment vous tireriez-vous d'affaire avec une
+Chambre aussi nombreuse? Au reste, cela vous regarde. Pour conduire
+la Chambre, vous êtes passé maître. Mais ce n'est pas tout, et M.
+Barrot voudra probablement les incompatibilités? (En prononçant ce
+dernier mot, le Roi appuyait sur chaque syllabe.)&mdash;<i>M. Thiers.</i>
+Le Roi n'a pas, je pense, d'objection à M. de Rémusat.&mdash;<i>Le Roi.</i>
+Non, certainement.&mdash;<i>M. Thiers.</i> Eh bien, sur la question des
+incompatibilités, nous sommes, M. de Rémusat et moi, beaucoup
+plus engagés que M. Barrot.&mdash;<i>Le Roi.</i> Eh bien, va pour les
+incompatibilités. Mais êtes-vous sûr que M. Barrot ne demandera rien
+autre chose?&mdash;<i>M. Thiers.</i> Sire, il demandera, et je demande avec
+lui la dissolution de la Chambre.&mdash;<i>Le Roi, se levant brusquement.</i>
+La dissolution de la Chambre! Pour cela, je n'y consens pas, je n'y
+consentirai jamais!&mdash;<i>M. Thiers.</i> Cependant, Sire...&mdash;<i>Le Roi.</i> Je
+n'y consens pas, vous dis-je. Je vois bien où l'on veut en venir.
+On veut renvoyer la Chambre parce qu'elle m'est dévouée. C'est moi,
+moi seul qu'on attaque en elle. Ne me parlez pas de dissolution!»
+M. Thiers insiste. «Non, vous dis-je, reprend le Roi, la Chambre
+est bonne, excellente, je veux la garder, je la garderai... Au
+surplus, pourquoi nous quereller là-dessus? Vous avez votre avis,
+j'ai le mien. Demain, il sera temps de nous entendre. Aujourd'hui,
+j'ai besoin de <span class="pagenum"><a id="page464" name="page464"></a>(p. 464)</span> votre nom;... il me le faut;... et, quoi
+que vous fassiez, il sera au <cite>Moniteur</cite>.&mdash;<i>M. Thiers.</i> Le Roi ne
+fera pas mentir le <cite>Moniteur</cite>.&mdash;<i>Le Roi.</i> Non, mais le <cite>Moniteur</cite>
+dira que je vous ai appelé. Vous ai-je appelé, oui ou non? Reste à
+savoir si vous voudrez qu'on dise que vous avez refusé.&mdash;<i>M. Thiers.</i>
+Si la nécessité était moins pressante, je refuserais certainement.
+Aujourd'hui, je ne m'oppose pas à ce que le <cite>Moniteur</cite> annonce que
+le Roi m'a appelé et que j'ai accepté, pourvu que le nom de M.
+Barrot soit joint au mien.&mdash;<i>Le Roi.</i> Encore M. Barrot. Pourquoi
+M. Barrot?&mdash;<i>M. Thiers.</i> Le nom de M. Barrot est indispensable, et
+si le Roi refuse, je n'ai plus qu'à me retirer.&mdash;<i>Le Roi.</i> Allons!
+il faut faire ce que vous voulez. Eh bien, dictez, je suis votre
+secrétaire.&mdash;<i>M. Thiers.</i> Sire, je vais écrire moi-même.&mdash;<i>Le Roi,
+prenant vivement la plume.</i> Non, non, dictez. Si ce que vous dictez
+ne me convient pas, je le changerai.»&mdash;M. Thiers dicte alors la note
+que doit publier le <cite>Moniteur</cite>. Elle porte que M. Thiers, chargé de
+former un cabinet, a proposé au Roi de s'adjoindre M. Barrot, et
+que le Roi y a consenti. Après une ou deux minutes de réflexion, le
+Roi trouve cette formule convenable et l'écrit de sa main. «Le Roi,
+ajoute M. Thiers, me permettra maintenant d'aller me concerter avec
+mes futurs collègues. Quant à la dissolution et aux autres questions
+non résolues, il reste bien entendu que si demain il nous était
+impossible de nous entendre avec le Roi, nous serions libres.&mdash;<i>Le
+Roi.</i> Certainement; vous êtes libres, et moi aussi.» Le Roi annonce
+alors à M. Thiers qu'il a mis le maréchal Bugeaud à la tête de la
+force publique. «C'est votre ami, lui dit-il; vous vous entendrez à
+merveille.» M. Thiers paraît un peu embarrassé et se plaint qu'on
+ait pris un parti si grave sans consulter le nouveau cabinet. «Que
+voulez-vous? lui dit le Roi, Trézel et Jacqueminot ne sont bons à
+rien. Il me faut un homme pour me défendre, et Bugeaud est le seul en
+qui j'ai confiance... Au reste, que peut-on vous dire? Ce n'est pas
+vous qui l'avez nommé, c'est Duchâtel. Allez trouver le maréchal et
+concertez-vous avec lui.»</p>
+
+<p>En sortant de chez le Roi, M. Thiers se rend à l'état-major.
+<span class="pagenum"><a id="page465" name="page465"></a>(p. 465)</span> Du plus loin qu'il l'aperçoit, le maréchal, interrompant le
+discours qu'il tient aux officiers: «Eh bien, mon cher Thiers, lui
+crie-t-il, je suis charmé de vous voir. Je suis commandant en chef,
+vous êtes premier ministre. À nous deux, nous allons faire de bonne
+besogne.&mdash;Permettez, répond M. Thiers, je ne suis pas ministre et
+je ne sais pas si je le serai; je suis seulement chargé de former
+un cabinet avec M. Barrot.» Au nom de Barrot, le maréchal fait un
+peu la grimace; mais il se remet aussitôt. Il parle alors de ses
+moyens d'action, se plaint que ses prédécesseurs lui aient laissé
+des troupes fatiguées avec des munitions insuffisantes<a id="footnotetag559" name="footnotetag559"></a><a href="#footnote559" title="Go to footnote 559"><span class="smaller">[559]</span></a>. Il
+n'en promet pas moins d'agir vigoureusement, et répète, à plusieurs
+reprises, avec sa rudesse de vieux soldat: «J'aurai le plaisir de
+tuer beaucoup de cette canaille, c'est toujours cela.» Il presse M.
+Thiers de courir chez ses amis et de persuader à la garde nationale
+de donner son concours. «Il serait sans doute très malheureux,
+ajoute-t-il, qu'elle ne voulût pas marcher, ou qu'elle voulût marcher
+contre nous. Mais, s'il en était ainsi, dites-lui bien que ce ne
+serait pas une raison pour me faire jeter ma langue au chat.»</p>
+
+<p>Rentré chez lui, M. Thiers y trouve M. de Rémusat qu'il a envoyé
+chercher en partant pour les Tuileries; il lui rend compte brièvement
+de sa conversation avec le Roi. Au nom de Bugeaud, M. de Rémusat
+proteste. «Il y avait, dit-il, pour le Roi, deux partis à prendre:
+ou livrer bataille purement et simplement, sans transiger; dans ce
+cas, il faisait bien de prendre Bugeaud, mais nous n'avions rien
+à faire aux Tuileries; ou essayer de la conciliation et faire,
+dans ce dessein, les concessions nécessaires; alors il était
+naturel d'appeler Thiers et Barrot, mais Bugeaud devait être tenu
+à l'écart.» M. de Rémusat insistant, M. Thiers lui propose de
+retourner immédiatement <span class="pagenum"><a id="page466" name="page466"></a>(p. 466)</span> avec lui aux Tuileries. Ils trouvent
+le malheureux roi, épuisé de fatigue, enveloppé de flanelle, sur
+le point de se mettre au lit. M. de Rémusat expose brièvement ses
+objections. Le Roi lui répond «d'abord qu'il est impossible de
+faire descendre de cheval le général en chef au moment du combat,
+ensuite que M. Thiers et ses amis ne sont pas encore ministres et,
+par conséquent, ne répondent pas de la nomination; demain, quand le
+cabinet sera constitué, il fera ce qu'il lui plaira». Il est près
+de quatre heures du matin, quand M. Thiers et M. de Rémusat, qui a
+fini par se laisser persuader, sortent des Tuileries. Ils emploient
+le reste de la nuit à recruter les membres du nouveau ministère. Ils
+se rendent successivement chez M. Duvergier de Hauranne et chez M.
+Odilon Barrot, dont ils ont quelque peine à obtenir le concours; tous
+deux font contre le maréchal Bugeaud les plus vives objections. Il
+est entendu que des portefeuilles sont réservés à MM. Cousin et de
+Malleville. M. Thiers voudrait avoir aussi quelques membres du tiers
+parti: des offres sont faites à MM. Dufaure, Passy, Billault, qui
+les déclinent, et au général de La Moricière, qui les accepte. Ces
+pourparlers se prolongent jusque vers huit heures du matin.</p>
+
+<p>Tandis que M. Thiers est occupé à ces démarches préliminaires, le
+maréchal Bugeaud commence l'exécution de son plan d'attaque. Les
+trois colonnes qui doivent se diriger sur l'Hôtel de ville, la
+Bastille et le Panthéon, sont parties entre cinq et six heures du
+matin. Le maréchal a présidé lui-même au départ, prescrivant aux
+chefs d'annoncer partout le nouveau ministère, encourageant les
+soldats par quelques paroles d'une énergique familiarité. À peu de
+distance du Carrousel, les troupes rencontrent les barricades qui ont
+été construites pendant la nuit et qui sont beaucoup plus nombreuses
+qu'on ne pouvait s'y attendre<a id="footnotetag560" name="footnotetag560"></a><a href="#footnote560" title="Go to footnote 560"><span class="smaller">[560]</span></a>. Néanmoins la résistance n'est
+pas suffisamment organisée pour arrêter une offensive vigoureuse.
+La colonne du général Sébastiani, partie la première à cinq heures
+<span class="pagenum"><a id="page467" name="page467"></a>(p. 467)</span> un quart, arrive à l'Hôtel de ville un peu avant sept
+heures, après avoir emporté et détruit plusieurs barricades: elle
+a eu dix à douze hommes tués et le double de blessés. La colonne
+dirigée vers le Panthéon atteint aussi le but qui lui a été indiqué.</p>
+
+<p>Quant à la colonne du général Bedeau, forte d'environ deux mille
+hommes et partie à cinq heures et demie, elle s'est avancée sans
+grande difficulté jusqu'au boulevard Bonne-Nouvelle. Elle se trouve
+là en face d'une barricade d'aspect assez imposant, élevée à l'entrée
+de la rue Saint-Denis. Cette barricade ne constitue pas un obstacle
+infranchissable: ses défenseurs peu nombreux ne tiendraient pas
+devant une attaque résolue, et en tout cas elle peut être tournée
+par les rues adjacentes. Mais, à ce moment, interviennent des gardes
+nationaux, des habitants du quartier, qui adjurent le général de
+ne pas donner le signal d'une bataille meurtrière. «Il y a un
+malentendu, disent-ils; le peuple ne sait pas encore que MM. Thiers
+et Barrot sont chargés de faire un ministère; attendez au moins
+quelques instants, qu'on ait le temps de répandre cette nouvelle, et
+la pacification se fera d'elle-même.» En dépit de la vigueur dont
+il a fait preuve en Afrique, le général Bedeau est, par nature, un
+peu temporisateur; la conduite du gouvernement depuis vingt-quatre
+heures n'est pas d'ailleurs faite pour l'encourager à brusquer
+les choses. Au lieu de renvoyer ces donneurs de conseils, il les
+écoute et se met à parlementer avec eux. Il allègue ses ordres. Ses
+interlocuteurs le pressent d'en référer à l'état-major, qui ne pourra
+lui savoir mauvais gré d'avoir évité l'effusion du sang. Le général
+consent à envoyer au maréchal un mot au crayon, l'informant «qu'il
+est en présence d'une population non armée, inoffensive et trompée,
+qui ne croit pas au changement de ministère»; il lui demande des
+proclamations faisant connaître ce changement; il ajoute qu'il «s'est
+arrêté pour faciliter la réunion de la garde nationale». Cependant,
+plus l'immobilité de la colonne se prolonge, plus la foule augmente
+autour d'elle, insistant vivement pour qu'on ne cherche pas à forcer
+le passage. Les troupes sont comme enlisées dans cette foule; elles
+<span class="pagenum"><a id="page468" name="page468"></a>(p. 468)</span> ne pourraient s'en dégager que par un effort énergique; il
+leur faudrait commencer par bousculer les prétendus médiateurs et
+peut-être par les charger. Bedeau est de plus en plus hésitant et
+anxieux. Un négociant du quartier, M. Fauvelle-Delebarre, s'offre à
+aller faire connaître la situation au maréchal Bugeaud et à rapporter
+ses ordres; le général consent à suspendre jusque-là toute attaque.
+Ne devait-on pas compter sur le maréchal pour mettre fin à ces
+hésitations?</p>
+
+<p>Depuis que les colonnes d'attaque sont parties, ont afflué à
+l'état-major, des bourgeois, des gardes nationaux qui, sous prétexte
+d'apporter des nouvelles, déclaraient tout émus que l'armée, en
+engageant les hostilités, allait empêcher l'effet pacificateur que
+devait produire l'appel de MM. Thiers et Odilon Barrot. Le maréchal
+les a reçus d'abord assez mal. Au premier message du général Bedeau,
+il a répondu en ne le blâmant pas de s'être arrêté et en lui envoyant
+des proclamations; «toutefois, a-t-il ajouté, il demeure entendu que,
+si l'émeute se montre, il faut faire les sommations et employer la
+force avec énergie, comme nous en sommes convenus ce matin». Mais
+de nouveaux prôneurs de conciliation accourent, de plus en plus
+nombreux et pressants; au lieu de leur fermer la porte, le maréchal
+consent à discuter avec eux. Voici enfin M. Fauvelle-Delebarre qui se
+dit chargé d'une mission du général Bedeau. L'état-major présente,
+à ce moment, un spectacle étrange: l'escalier est encombré par la
+foule des arrivants; en haut, le maréchal, entouré d'officiers; sur
+les premières marches, M. Fauvelle-Delebarre, couvert de sueur, les
+traits en désordre, s'exprimant sur un ton très haut et avec une
+grande exaltation. «Si la troupe tire un coup de fusil, s'écrie-t-il,
+tout est perdu; toute médiation devient impossible, et Paris est
+noyé dans le sang.»&mdash;«Qui donc êtes-vous, demande un officier
+d'état-major, pour parler ainsi à un maréchal de France?»&mdash;«Oui,
+ajoute le maréchal d'un ton brusque, qui êtes-vous, un maire, un
+adjoint? Êtes-vous hostile ou bien intentionné?» M. Fauvelle se dit
+connu de plusieurs amis du maréchal qu'il nomme; il affirme son
+<span class="pagenum"><a id="page469" name="page469"></a>(p. 469)</span> dévouement à l'ordre et ses intentions pacifiques; puis
+il insiste de nouveau avec véhémence sur sa demande, se porte fort
+qu'une fois le nouveau ministère connu, la garde nationale suffira
+à maintenir l'ordre. De toutes les marches de l'escalier, des voix
+confuses l'appuient. Le maréchal résiste quelques instants; mais il
+est visiblement étourdi de ce bruit, troublé de ces instances si
+générales. Enfin il rentre dans la salle la plus proche et dicte
+un ordre à l'adresse du général Bedeau; cet ordre lui prescrit de
+cesser les hostilités, de se replier sur les Tuileries en évitant
+toute collision et de laisser la garde nationale rétablir seule la
+tranquillité. Le maréchal revient ensuite sur l'escalier et remet
+le papier à M. Fauvelle. «Allez, lui dit-il, je suis convaincu
+que vous êtes un honnête homme; je vous confie l'ordre que vous
+sollicitez<a id="footnotetag561" name="footnotetag561"></a><a href="#footnote561" title="Go to footnote 561"><span class="smaller">[561]</span></a>.»</p>
+
+<p>Aussitôt après, des ordres semblables sont expédiés à tous les chefs
+de corps. Celui qui est adressé au général Sébastiani est ainsi
+conçu: «Annoncez partout que le feu a cessé, que l'on est d'accord,
+et que la garde nationale va prendre le service de la police. Faites
+entendre des paroles de douceur.» On y a joint l'<em>Avis</em> suivant,
+destiné à être porté à la connaissance de la population: «Le Roi,
+usant de sa prérogative constitutionnelle, a chargé MM. Thiers et
+Barrot de former un cabinet. Sa Majesté a confié au maréchal duc
+d'Isly le commandement en chef des gardes nationales et de toutes les
+troupes de ligne. La garde nationale prend le service de la police.
+Je donne ordre de faire cesser le feu partout. <em>Paris, le 24 février
+1848.</em> Le maréchal duc <span class="smcap">d'Isly</span>.» Le préfet de police reçoit
+également par un officier d'état-major «l'ordre de cesser toute
+opération autre que celle de la défensive»; il est avisé que «les
+postes occupés doivent être maintenus, <span class="pagenum"><a id="page470" name="page470"></a>(p. 470)</span> mais sans agression
+et sans tirer un coup de fusil».</p>
+
+<p>Que s'est-il donc passé dans l'esprit du maréchal? Comment lui,
+tout à l'heure encore si énergique, en est-il venu à cette sorte de
+capitulation? Quand il avait pris possession du commandement, il
+était évidemment dans les dispositions qui, les jours précédents,
+l'avaient poussé à proposer son concours au ministère Guizot; il ne
+songeait qu'à accomplir l'&oelig;uvre de répression armée qui eût été en
+harmonie avec la politique de ce ministère. Mais il avait dû bientôt
+se rendre compte que le cabinet Thiers-Barrot auquel il se trouvait
+associé avait une orientation fort différente. Quand tout dans le
+gouvernement était au laisser-aller, pouvait-il seul s'obstiner à
+la résistance? Force lui était bien de s'avouer que la thèse des
+prôneurs de conciliation et de désarmement eût été approuvée par les
+nouveaux ministres. Encore s'il eût pris le parti de suivre sa voie à
+part, sans s'occuper d'un cabinet dont, après tout, il ne tenait pas
+son mandat et qui n'était pas encore formé! Mais non; il nourrissait
+au contraire l'arrière-pensée de prendre place dans ce cabinet, et,
+au milieu de la nuit, il avait écrit à M. Thiers une lettre par
+laquelle il s'offrait pour le ministère de la guerre<a id="footnotetag562" name="footnotetag562"></a><a href="#footnote562" title="Go to footnote 562"><span class="smaller">[562]</span></a>. Se rendant
+compte, comme on le voit par cette lettre même, qu'on lui objecterait
+son «impopularité», il se préoccupait de la faire disparaître et de
+montrer à la population parisienne qu'il n'était pas le fusilleur
+sanguinaire de la légende de la rue Transnonain. Faut-il ajouter
+que, de divers côtés, lui arrivaient d'assez fâcheuses nouvelles? On
+annonçait qu'au delà du rayon où agissaient les troupes, notamment
+autour de la <span class="pagenum"><a id="page471" name="page471"></a>(p. 471)</span> Bastille et dans le faubourg Saint-Marceau,
+l'insurrection faisait des progrès et s'emparait de plusieurs
+casernes; que, derrière les colonnes elles-mêmes, les barricades
+détruites se reformaient. Peut-être, en présence de ces faits, le
+maréchal perdait-il un peu, au fond, de son assurance première et
+commençait-il à se demander si une armée déjà fatiguée et qu'il
+croyait insuffisamment munie de cartouches<a id="footnotetag563" name="footnotetag563"></a><a href="#footnote563" title="Go to footnote 563"><span class="smaller">[563]</span></a>, serait en état
+de soutenir une lutte qui menaçait de se prolonger. Dans quelle
+mesure chacune de ces causes a-t-elle influé sur sa détermination?
+Il serait difficile de le dire avec précision. Après tout, pourquoi
+pousser plus loin l'analyse? À Claremont, comme on débattait devant
+Louis-Philippe à qui devait être imputé l'ordre de suspendre les
+hostilités: «À quoi bon cet ordre? dit le Roi, il était dans l'air.»
+Voilà le vrai mot de la situation. Oui, cet ordre était dans l'air
+qui régnait aux Tuileries depuis la retraite du cabinet conservateur,
+et ce n'est certes pas la moindre preuve de l'action débilitante de
+cet air, qu'un Bugeaud lui-même n'ait pu y échapper<a id="footnotetag564" name="footnotetag564"></a><a href="#footnote564" title="Go to footnote 564"><span class="smaller">[564]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page472" name="page472"></a>(p. 472)</span> Pendant que ces graves événements se produisent à
+l'état-major, M. Thiers, qui a terminé ses démarches préliminaires,
+reprend, vers huit heures du matin, le chemin des Tuileries, en
+compagnie de M. Odilon Barrot et des autres hommes politiques qu'il
+désire faire entrer dans son cabinet. De la place Saint-Georges au
+palais, les futurs ministres franchissent de nombreuses barricades
+et risquent même un moment d'être pris entre deux feux. Partout,
+sur leur chemin, ils annoncent le nouveau ministère, mais sans
+grand succès. «On vous trompe, répondent les insurgés; on veut
+nous égorger.» Et, à l'appui de leurs défiances, ils allèguent la
+nomination de <span class="pagenum"><a id="page473" name="page473"></a>(p. 473)</span> Bugeaud. M. Barrot, troublé de ces apostrophes
+populaires, veut s'en retourner chez lui, et ce n'est pas sans peine
+que M. Thiers et le général de La Moricière le déterminent à franchir
+le guichet des Tuileries. Les députés trouvent la place du Carrousel
+occupée par des troupes assez nombreuses, mais mornes; dans la cour
+du château, des aides de camp, des gens de service, de simples
+citoyens, courant çà et là d'un air effaré. Le duc de Nemours et le
+duc de Montpensier viennent au-devant d'eux avec courtoisie, calmes
+et dignes, mais fort abattus. Au moment d'entrer dans le palais, M.
+Thiers quitte un instant ses collègues pour passer par l'état-major,
+mais il ne tarde pas à les rejoindre dans les appartements du Roi.
+Celui-ci vient de se lever. Enveloppé dans un large vêtement brun, il
+paraît fatigué et ne marche qu'avec effort. La conversation s'engage.
+Sur les personnes, pas de difficulté. «Je les accepte toutes, dit le
+Roi; venons aux choses.» Quelqu'un ayant parlé de la dissolution, le
+Roi s'y montre non moins opposé que dans sa conversation de la nuit
+avec M. Thiers. Le mot de réforme est prononcé. «Nous verrons, répond
+le Roi, quand la crise sera finie. Ce n'est pas de ces éventualités
+que j'ai besoin de causer maintenant avec vous. Que faut-il faire
+aujourd'hui même?» Comme M. Thiers répliquait que lui et ses amis
+n'étaient pas encore ministres, et que le cabinet Guizot était
+toujours en fonction: «Laissez là les bêtises constitutionnelles,
+dit vivement le Roi; vous savez bien que M. Guizot est hors de
+question, et que je ne me fie qu'à vous.» M. Thiers propose alors,
+pour tenir compte des objections présentées contre Bugeaud, sans
+cependant «faire descendre de cheval un maréchal de France», une
+transaction que, peu auparavant, il a fait agréer par ses collègues:
+elle consiste à donner le commandement de la garde nationale à un
+général plus populaire, à La Moricière, Bugeaud conservant toujours
+le commandement en chef. Le Roi entre vivement dans cette idée; il
+demande seulement si le général de La Moricière consent à être sous
+les ordres du maréchal. «De tout mon c&oelig;ur, dit La Moricière;
+j'ai servi sous lui toute ma vie.» M. Thiers signale ensuite à
+l'attention <span class="pagenum"><a id="page474" name="page474"></a>(p. 474)</span> du Roi l'insuffisance des forces militaires et
+le manque de munitions. Il en conclut que le mieux serait de rappeler
+toutes les troupes et de les concentrer autour des Tuileries. Le Roi
+approuve encore. Il est bien entendu, quoiqu'on ne fasse pas allusion
+à l'ordre donné tout à l'heure par le maréchal, que les hostilités
+sont suspendues: c'est un point qu'on ne discute pas, parce que tous
+le considèrent comme acquis. On ne songe à user, pour le moment, que
+des moyens de conciliation et de pacification. «S'ils ne réussissent
+pas, ajoute M. Thiers, eh bien! nous nous battrons.» Le Roi congédie
+ses ministres,&mdash;je les appellerai désormais ainsi, bien que le
+cabinet ne soit pas officiellement constitué,&mdash;en les engageant
+à aller s'entendre avec le maréchal Bugeaud sur les décisions
+prises<a id="footnotetag565" name="footnotetag565"></a><a href="#footnote565" title="Go to footnote 565"><span class="smaller">[565]</span></a>.</p>
+
+<p>Le maréchal prend très bien la nomination de La Moricière. «Vous
+ne pouviez pas, dit-il, me donner un meilleur second.» Il agrée
+également l'idée de M. Thiers de concentrer les troupes autour
+des Tuileries. «J'ai déjà pris les devants», lui répond-il,
+faisant allusion aux ordres qu'il a envoyés, peu auparavant, aux
+chefs de corps. De nouvelles instructions, dans ce sens, sont
+aussitôt rédigées et expédiées<a id="footnotetag566" name="footnotetag566"></a><a href="#footnote566" title="Go to footnote 566"><span class="smaller">[566]</span></a>. Les ministres exposent, avec
+complaisance, au maréchal et aux officiers qui l'entourent, leur
+façon d'envisager la situation. «L'opinion, disent-ils, veut la
+réforme; nous la lui apportons; mais elle n'en sait rien encore.
+Voilà la cause de la crise. Il s'agit donc uniquement de dissiper
+ce malentendu, non de mettre Paris à feu et à sang. Au lieu de
+témoigner, comme le précédent cabinet, de la défiance à la garde
+nationale, nous allons la convoquer; elle annoncera partout la
+bonne nouvelle.» Dans le même dessein, <span class="pagenum"><a id="page475" name="page475"></a>(p. 475)</span> on décide que M.
+Odilon Barrot et le général de La Moricière vont se montrer dans les
+rues pour faire connaître le changement de ministère et de système.
+Le général étant en costume de ville, on l'affuble, par-dessus son
+pantalon à carreaux, de diverses pièces d'uniforme empruntées aux
+uns et aux autres. M. Thiers s'est offert aussi pour aller parler
+au peuple, mais le maréchal l'a arrêté: «Laissez-les, dit-il, aller
+seuls et tâcher de raconter leur histoire. J'ai besoin de vous ici.
+Nous serons bientôt attaqués.» Le vrai motif du maréchal était que
+M. Horace Vernet venait de lui dire à l'oreille: «Retenez M. Thiers.
+J'ai traversé l'insurrection; je l'ai trouvée furieuse contre lui, et
+je suis convaincu qu'on le couperait en petits morceaux.» Les choses
+allaient vite, et M. Thiers était déjà dépassé.</p>
+
+<h4>IX</h4>
+
+<p>Nous avons laissé le général Bedeau, immobile sur le boulevard
+Bonne-Nouvelle, pressé de toutes parts par le peuple, attendant
+les ordres qu'il a envoyé demander à l'état-major. Enfin arrivent
+M. Fauvelle-Delebarre et divers messagers, dont un employé de la
+ville qui a passé par les égouts pour être plus sûr de ne pas être
+arrêté; ils apportent les nouvelles instructions: suspendre les
+hostilités; remettre la police à la garde nationale; se replier sur
+les Tuileries. Le général Bedeau est tout de suite sans illusion sur
+les conséquences. «Une retraite honorable, dans ces circonstances,
+est impossible», dit-il à un de ses aides de camp. En effet, que
+peut-il advenir d'une troupe qu'on fait reculer devant l'émeute, avec
+recommandation d'éviter tout conflit, et qui se trouve littéralement
+noyée au milieu d'une foule dont cette retraite même accroît encore
+la surexcitation et l'audace? Mais le général est obligé d'obéir à
+cet ordre, qu'il a contribué, du reste, à provoquer par ses propres
+hésitations. La mort dans l'âme, il commande demi-tour, et, prenant
+la tête, il se met en mouvement dans la direction de la Madeleine.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page476" name="page476"></a>(p. 476)</span> Les barricades ont été relevées sur la route qu'il doit
+parcourir; à chacune, il faut parlementer, au milieu de cris
+confus: «Vive la ligne! À bas Guizot!» et même par moments: «À
+bas Louis-Philippe!» Ces obstacles et ces arrêts disloquent et
+allongent la colonne. La foule pénètre dans ses rangs, engage des
+colloques et fraternise avec la troupe. Plus on avance, plus le
+désordre et l'indiscipline augmentent. Les soldats, inertes, ahuris,
+laissent prendre leurs cartouches. Les officiers détournent les
+yeux, impuissants et navrés. À la hauteur de la rue de Choiseul,
+l'artillerie se trouve arrêtée par une barricade plus forte que
+les autres. Des individus commencent à vouloir fouiller dans les
+caissons; un officier, qui s'assied sur l'un d'eux pour empêcher le
+pillage, est brutalement jeté à terre. L'émeute menace de s'emparer
+de la batterie entière; on ne voit pas d'autre ressource que de
+l'abandonner à la garde nationale, qui réussit à conduire les canons
+à la mairie du 2<sup>e</sup> arrondissement, mais laisse tomber les caissons
+au pouvoir du peuple. Un peu plus loin, nouvelle humiliation: la
+foule crie: La crosse en l'air! Le soldat obéit; la garde nationale
+lui a d'ailleurs donné l'exemple. Près de la rue de la Paix, M. de
+Laubespin, qui fait fonction d'officier d'état-major, passe près d'un
+détachement de cuirassiers. «Ah! capitaine, lui disent des cavaliers
+tremblant de honte et d'émotion, vous êtes bien heureux, vous avez
+conservé votre sabre. La foule a exigé que nous lui remissions nos
+lattes, et nous n'avons au côté que des fourreaux<a id="footnotetag567" name="footnotetag567"></a><a href="#footnote567" title="Go to footnote 567"><span class="smaller">[567]</span></a>.» De plus en
+plus mêlée au peuple, la colonne n'a rien d'une force militaire.
+Chaque soldat marche, la crosse sur l'épaule, donnant le bras à un
+ouvrier ou à un bourgeois. Quant au général Bedeau, il est en avant
+où il croit sa présence nécessaire pour se faire ouvrir passage.
+Quand on vient lui annoncer que l'artillerie est abandonnée, que
+les soldats mettent la crosse en l'air, il baisse la tête: <span class="pagenum"><a id="page477" name="page477"></a>(p. 477)</span>
+absolument découragé, ne se sentant aucune force en main pour arrêter
+ce désordre, il est réduit à faire adresser à ses auteurs de bien
+vaines supplications. «Au nom du ciel, dit-il à l'un des bourgeois
+qui sont près de lui, si vous avez quelque autorité sur les hommes
+du peuple, faites-leur comprendre qu'ils déshonorent le soldat. Le
+peuple ne saurait vouloir humilier l'armée!» Malheureux général! Ceux
+qui l'approchent peuvent voir les larmes amères qui mouillent ses
+yeux. Il sent évidemment combien ces quelques heures de guerre civile
+vont ternir le renom militaire si pur et si brillant qu'il a acquis
+par des années de combats en Afrique<a id="footnotetag568" name="footnotetag568"></a><a href="#footnote568" title="Go to footnote 568"><span class="smaller">[568]</span></a>.</p>
+
+<p>En débouchant sur la place de la Concorde, confondue dans cette
+cohue tumultueuse, la colonne a un tel aspect, que les vingt gardes
+municipaux du poste de l'avenue Gabriel, croyant voir arriver
+l'émeute, se mettent en défense; bientôt même, attaqués ou se croyant
+attaqués par des hommes du peuple, ils font feu. On riposte du
+côté de la foule. Vainement, au risque de se faire tuer, Bedeau se
+précipite-t-il entre les combattants pour les arrêter; il n'est pas
+écouté. Au bout de quelques instants, le poste est enlevé, détruit,
+ses défenseurs tués ou en fuite. Peu après, du côté opposé de la
+place, le poste du pont Tournant, trompé par une autre alerte, fait
+également une décharge qui tue trois personnes, dont un député
+conservateur, M. Jollivet. Ces incidents ne sont pas pour diminuer la
+confusion, et c'est à grand'peine que le général Bedeau parvient à
+rallier ses troupes absolument démoralisées et à leur faire prendre
+position sur la place, à côté de celles qui s'y trouvaient déjà. Il
+est alors environ dix heures et demie.</p>
+
+<p>À défaut de la lutte dont on vient de se retirer de si piteuse
+manière, recueille-t-on quelques profits de la conciliation? Aussitôt
+après sa conférence avec les ministres, le maréchal Bugeaud a
+voulu se montrer aux gardes nationaux rangés sur <span class="pagenum"><a id="page478" name="page478"></a>(p. 478)</span> la place
+du Carrousel. «Mes amis, mes camarades, dit-il, tout est terminé.
+L'ordre vient d'être expédié aux troupes de ne pas combattre et
+d'annoncer que la police de Paris est confiée au patriotisme de la
+garde nationale.» Il est accueilli froidement. Il sort dans la rue de
+Rivoli, et ordonne par deux fois à un bataillon de la 2<sup>e</sup> légion de
+rompre par sections et de le suivre. Personne ne bouge. Un officier
+d'état-major se décide alors à lui dire: «J'ai le regret, monsieur
+le maréchal, de vous apprendre que la garde nationale ne veut pas de
+vous.»</p>
+
+<p>Il a été convenu, on le sait, que M. Odilon Barrot et le général de
+La Moricière iraient annoncer au peuple les changements opérés. M.
+Barrot se dirige vers les boulevards, accompagné de quelques amis,
+dont M. Horace Vernet, en uniforme de colonel de la garde nationale
+et tout chamarré de décorations. Au début, dans les quartiers
+riches, il n'est pas mal accueilli: quelques cris de: Vive Barrot!
+mêlés à d'autres cris de: À bas Bugeaud! et même: À bas Thiers!
+À mesure qu'il s'avance sur les boulevards, l'accueil est plus
+froid, plus méfiant. «Vous êtes un brave homme, lui dit-on; mais
+il vous a déjà attrapé en 1830; il vous attrapera de nouveau.» M.
+Barrot se dépense en phrases sonores, en poignées de main, mais
+avec un succès qui va toujours diminuant. Bientôt on crie: «À bas
+les endormeurs! Plus de Thiers! Plus de Barrot! Le peuple est le
+maître! À bas Louis-Philippe!» Le chef de la gauche arrive enfin
+auprès de la barricade de la porte Saint-Denis, devant laquelle
+s'était arrêté le général Bedeau; un drapeau rouge flotte au sommet.
+Là, toutes ses avances échouent: les visages sombres, les gestes
+menaçants lui font comprendre qu'il n'a plus qu'à retourner sur ses
+pas. Étonné et triste d'avoir rencontré si vite et si près le terme
+de sa popularité, épuisé de fatigue, la voix brisée, il reprend
+péniblement, au milieu de la foule tumultueuse qui l'enveloppe, le
+chemin de la Madeleine. Près de la rue de la Paix, il se rencontre
+avec le général de La Moricière qui n'a pas mieux réussi dans sa
+tournée, malgré sa parole prime-sautière, son allure hardie et ce je
+ne sais quoi d'héroïque si propre à agir sur le populaire. <span class="pagenum"><a id="page479" name="page479"></a>(p. 479)</span>
+À ce moment, les bandes qui entourent les deux ministres se mettent
+à crier: Aux Tuileries! aux Tuileries! M. Barrot et le général se
+voient sur le point de terminer leur expédition conciliatrice,
+en conduisant l'émeute à l'assaut de la demeure royale. Ils se
+dérobent, chacun à sa manière: La Moricière pique des deux, devance
+les braillards, et rentre seul au palais; M. Barrot expose, d'un ton
+dolent, qu'il a besoin de se reposer et qu'il doit «rentrer chez lui,
+rue de la Ferme-des-Mathurins, pour rassurer sa femme». La foule le
+suit; à l'entrée de sa rue, quelques individus accrochent un écriteau
+avec ces mots: Rue du Père du peuple. Dans sa maison, M. Barrot
+trouve un grand nombre de députés, de journalistes, de membres du
+Comité central, tous ceux avec lesquels il a fait la campagne des
+banquets; plusieurs en sont déjà à demander la déchéance du Roi:
+toutefois le mot de république n'est pas encore prononcé.</p>
+
+<p>Pendant que leurs deux collègues font cette expédition, MM. Thiers,
+Duvergier de Hauranne, de Rémusat sont demeurés aux Tuileries.
+Toujours convaincus que le salut est dans les concessions, ils
+arrachent au Roi, non sans peine, la promesse de cette dissolution
+qu'il avait jusqu'ici refusée. Une proclamation est aussitôt rédigée
+dans ce sens; mais on ne trouve pas au palais moyen de l'imprimer.</p>
+
+<p>Peu après, vers dix heures et demie, le Roi était à déjeuner, avec
+sa famille et une vingtaine d'étrangers dont MM. Thiers, de Rémusat
+et Duvergier de Hauranne, quand la porte de la salle à manger,
+brusquement ouverte, laisse apparaître un capitaine d'état-major,
+en tenue de campagne, tout haletant et le visage défait. C'est M.
+de Laubespin, que nous avons vu tout à l'heure dans la colonne du
+général Bedeau, et qui s'en est détaché pour venir faire connaître
+aux Tuileries, où il a ses entrées, le lamentable état de cette
+colonne<a id="footnotetag569" name="footnotetag569"></a><a href="#footnote569" title="Go to footnote 569"><span class="smaller">[569]</span></a>. À la vue de cette assemblée au milieu de laquelle il
+ne s'attendait pas à tomber, <span class="pagenum"><a id="page480" name="page480"></a>(p. 480)</span> le capitaine s'arrête, surpris,
+embarrassé; mais apercevant parmi les convives M. de Rémusat, son
+parent, il s'approche vivement de lui et lui raconte en deux mots
+ce dont il vient d'être témoin. Le Roi, qui a remarqué la scène,
+demande à haute voix: «Monsieur de Rémusat, que vous dit M. de
+Laubespin?&mdash;Sire, des choses très graves.» Louis-Philippe se lève
+aussitôt et fait signe à l'officier de le suivre, laissant la réunion
+singulièrement troublée et inquiète. Arrivé dans son cabinet, le Roi
+se fait tout raconter par M. de Laubespin. Celui-ci, qui a rapporté
+des faits auxquels il a assisté l'impression la plus noire, ne cache
+pas que, dans l'état où elle est, la division du général Bedeau
+ne lui paraît pas en mesure de défendre la place de la Concorde,
+et que la famille royale n'est plus en sûreté dans les Tuileries.
+«Mais alors», dit le Roi, qui, tout en parlant, revêt un uniforme
+de général, «vous voulez que je me retire?» M. de Laubespin fait
+observer qu'il est trop jeune pour donner un conseil. Louis-Philippe,
+qui répugne à croire la situation aussi désespérée, ordonne qu'on
+envoie d'autres officiers aux nouvelles. En attendant, entre le
+Roi, sa famille et les ministres présents, se tient une sorte de
+conseil sur le parti à prendre. Le vieux roi, qui a gardé son calme,
+est assis. Dans un coin de la pièce, sont les princesses et leurs
+enfants, fort agitées et en larmes. La Reine, plus ferme, se place
+devant son époux et s'écrie, avec énergie, que «le Roi et sa famille
+doivent attendre leur sort aux Tuileries et mourir ensemble s'il le
+faut». Louis-Philippe demande aux ministres leur avis: faut-il rester
+ou s'en aller? Les ministres, très émus, déclinent respectueusement
+la responsabilité d'un oui ou d'un non. M. Thiers cependant laisse
+voir sa préférence pour un départ; à son avis, le mieux serait de se
+retirer hors Paris, en un point où l'on assemblerait soixante mille
+hommes, et, avec cette force, le maréchal Bugeaud aurait vite fait
+de reprendre la capitale<a id="footnotetag570" name="footnotetag570"></a><a href="#footnote570" title="Go to footnote 570"><span class="smaller">[570]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page481" name="page481"></a>(p. 481)</span> Le Roi paraît goûter cette
+idée et parle de Vincennes. «Pas Vincennes, qui est une prison,
+dit M. Thiers; mieux vaudrait Saint-Cloud, qui est une position
+stratégique.» Consulté à son tour, M. Duvergier de Hauranne craint
+qu'on n'ait peu de chances de rentrer aux Tuileries, si une fois on
+en sort. Mais, à ce moment, surviennent les officiers envoyés place
+de la Concorde; ils rapportent des nouvelles moins alarmantes; ils
+font connaître qu'un certain ordre a été rétabli dans les troupes,
+qu'elles ont pris position sur la place, et que la sûreté du palais
+n'est pas menacée. Chacun respire, et il ne semble plus qu'il y ait
+lieu de continuer la délibération<a id="footnotetag571" name="footnotetag571"></a><a href="#footnote571" title="Go to footnote 571"><span class="smaller">[571]</span></a>.</p>
+
+<p>Si l'émeute n'est pas encore, comme on a pu le croire un moment,
+maîtresse de la place de la Concorde, elle fait, dans le reste
+de la ville, grâce au désarmement volontaire du gouvernement,
+des progrès rapides. Plusieurs casernes tombent, l'une après
+l'autre, en son pouvoir, avec les fusils et les munitions qu'elles
+contiennent. Comment, après l'ordre donné d'éviter toute hostilité,
+les détachements qui les occupent opposeraient-ils une résistance
+sérieuse? Plusieurs se laissent facilement persuader de fraterniser
+avec le peuple. On rencontre dans les rues des soldats n'ayant
+plus ni fusil ni sabre, qui laissent les gamins fouiller dans leur
+giberne. «Oui, mon bourgeois, dit l'un d'eux à M. Maxime du Camp qui
+le considérait avec stupeur, c'est comme cela; puisqu'on nous lâche,
+nous lâchons tout.» On ne s'attaque pas seulement aux casernes;
+d'autres bandes vont détruire les barrières de l'octroi et brûler les
+bureaux de péage des ponts; elles font si bien les choses qu'elles
+brûlent par-dessus le marché deux ponts, le pont de Damiette et le
+pont Louis-Philippe. Où donc est la garde nationale qui devait se
+substituer à l'armée pour <span class="pagenum"><a id="page482" name="page482"></a>(p. 482)</span> faire la police de la ville? Nulle
+part on ne la voit dans ce rôle. Elle ne se montre que pour obliger
+les soldats et les gardes municipaux à céder devant l'émeute. Souvent
+même elle ouvre ses rangs aux insurgés et forme une seule troupe avec
+eux.</p>
+
+<p>La sédition, cependant, n'a toujours ni ensemble, ni chef. Chaque
+bande agit séparément, suivant la fantaisie de ceux qui la composent.
+Les chefs politiques du parti républicain, les premiers surpris de
+l'importance que prend ce soulèvement, ne le dirigent pas. Un des
+futurs membres du gouvernement provisoire, M. Marie, étant passé aux
+bureaux du National, vers dix heures du matin, y trouve une agitation
+bruyante, mais absolument vaine et stérile. «Aucun plan, dit-il,
+n'était mis en avant, aucune résolution provoquée. La brusquerie du
+mouvement avait évidemment pris tout le monde au dépourvu.» Une heure
+plus tard, il rencontre le rédacteur en chef de la <cite>Réforme</cite>, M.
+Flocon, au pied du grand escalier de la Chambre des députés, causant
+tranquillement avec un de ses amis; «il n'avait, dit encore M. Marie,
+ni l'air, ni l'attitude d'un homme qui poursuit, dans sa pensée, une
+&oelig;uvre révolutionnaire». Aussi M. Marie ajoute-t-il: «Ce qu'il y
+a de certain pour moi, c'est que la révolution a mené le peuple de
+Paris et n'a pas été menée par lui, au moins jusqu'à onze heures...
+Je défie qu'on me signale jusque-là une direction raisonnée, un
+acte réfléchi... Voilà pour moi la vérité; je la dis hautement,
+n'en déplaise aux prophètes du lendemain et à ces intelligences
+orgueilleuses qui veulent toujours avoir commandé, tandis que, dans
+la réalité, elles n'ont fait qu'obéir<a id="footnotetag572" name="footnotetag572"></a><a href="#footnote572" title="Go to footnote 572"><span class="smaller">[572]</span></a>.»</p>
+
+<p>Cependant, à défaut d'une direction supérieure, une sorte d'instinct
+indique à l'émeute que, maîtresse de toute la partie de Paris
+abandonnée par les troupes, elle doit porter son effort sur les
+points où celles-ci sont encore en nombre; il en est trois surtout
+dont l'importance stratégique et politique est capitale: l'Hôtel
+de ville, les Tuileries et le Palais-Bourbon. Il est naturel de
+commencer par l'Hôtel de ville. Depuis que la <span class="pagenum"><a id="page483" name="page483"></a>(p. 483)</span> division du
+général Sébastiani a reçu, vers huit heures du matin, l'ordre de
+cesser les hostilités, elle est demeurée sur la place de Grève, dans
+une inaction énervante, en contact avec le populaire, s'habituant
+à crier: Vive la réforme! avec tous les détachements de gardes
+nationaux qui passaient, laissant attaquer sous ses yeux les gardes
+municipaux sans leur venir au secours. Enfin, vers onze heures,
+tandis qu'une bande d'ouvriers force une des portes de derrière
+de l'Hôtel de ville, un simple capitaine de la garde nationale,
+accompagné d'élèves de l'École polytechnique, traverse hardiment
+les troupes qui ne bougent pas, entre par la grande porte du palais
+municipal, monte jusqu'au cabinet où le préfet se trouve avec le
+général Sébastiani, et leur signifie qu'il «vient s'emparer de
+l'Hôtel de ville au nom du peuple». Le préfet et le général se
+retirent. Les troupes, abandonnées par leur chef, se débandent,
+livrent à la foule un grand nombre de fusils, tous leurs canons, et
+s'en retournent à leurs casernes. C'est plus pitoyable encore que
+la retraite du général Bedeau. La populace, enivrée d'un si facile
+succès, pousse des cris de joie, hurle des chants révolutionnaires,
+et décharge en l'air les fusils dont elle vient de s'emparer, tandis
+qu'une fille, grimpée sur un canon, la harangue en termes immondes.</p>
+
+<p>À peu près à la même heure où l'émeute célébrait ainsi sa victoire
+sur la place de Grève, la place du Carrousel était le théâtre d'un
+nouvel échec de la royauté. Il avait paru utile, pour relever les
+courages de ses défenseurs, que le roi passât en revue les forces
+rassemblées devant le château. L'idée n'était pas mauvaise; mais,
+pour réussir, n'eût-il pas fallu plus d'entrain physique et moral
+que n'en pouvait avoir un roi de soixante-quatorze ans? Combien il
+était changé depuis le temps où, en 1832, il parcourait Paris, un
+jour d'émeute, et, par sa tranquille hardiesse, se faisait acclamer
+de la garde nationale et du peuple! Il est environ onze heures, quand
+Louis-Philippe monte à cheval, entouré de ses deux fils, du maréchal
+Bugeaud, du général de La Moricière et de plusieurs autres officiers;
+M. Thiers et M. de Rémusat l'accompagnent à pied. Des <span class="pagenum"><a id="page484" name="page484"></a>(p. 484)</span>
+fenêtres, la Reine et les princesses le suivent des yeux avec
+anxiété. Les groupes les plus proches du palais l'accueillent par des
+cris assez nourris de: Vive le Roi! Ces acclamations donnent espoir
+à la Reine, qui remercie du geste. Louis-Philippe franchit l'arc de
+triomphe. Sur la place, sont rangés d'abord quatre mille hommes de
+troupes, ensuite divers corps de gardes nationaux, dont les uns font
+partie des 1<sup>re</sup> et 10<sup>e</sup> légions, les deux plus conservatrices de
+Paris; les autres dépendent de la 4<sup>e</sup> et sont venus là sans ordre,
+moins pour défendre la royauté que pour peser sur elle. La revue
+commence par la garde nationale. Des rangs de la 1<sup>re</sup> et de la 10<sup>e</sup>
+légion, partent des cris mêlés de: Vive le Roi! Vive la réforme! «La
+réforme est accordée», répond le Roi. Il pousse plus avant et arrive
+à la 4<sup>e</sup> légion. Là, on ne crie plus: Vive le Roi! mais seulement:
+Vive la réforme! À bas les ministres! À bas le système! Les officiers
+agitent leurs épées, les gardes nationaux leurs fusils; plusieurs
+sortent des rangs avec des gestes menaçants et entourent le Roi.
+Celui-ci, découragé, abattu, ne cherche pas à lutter; du moment où la
+garde nationale se prononce contre lui, il n'a plus d'espoir. À la
+stupéfaction de ceux qui le suivent, il tourne bride, et reprend le
+chemin du château, sans faire aucune attention aux troupes de ligne
+qui l'attendent sous les armes et auxquelles cette brusque et morne
+rentrée n'est pas faite pour rendre confiance. Une fois dans son
+cabinet, le vieux roi s'affaisse dans un fauteuil et reste là, muet,
+immobile, la tête dans les mains.</p>
+
+<h4>X</h4>
+
+<p>Maîtresse de l'Hôtel de ville, l'émeute se porte vers les Tuileries.
+Sur la place du Carrousel, sur la place de la Concorde, autour du
+Palais-Bourbon et à l'École militaire, le gouvernement a encore sous
+la main huit à dix mille hommes de troupes: ce serait assez pour se
+défendre; car, du côté du <span class="pagenum"><a id="page485" name="page485"></a>(p. 485)</span> peuple, les combattants résolus
+sont très peu nombreux. «Nous étions une poignée», a dit plus tard
+l'un d'eux, M. Charles Lagrange. Mais que peut-on attendre du soldat
+dans l'état moral où il se trouve, et surtout qui est en mesure et en
+volonté de lui donner une impulsion vigoureuse? Le maréchal Bugeaud,
+partant toujours de cette idée qu'on doit agir seulement par la
+garde nationale, s'évertue à en chercher quelques compagnies un peu
+sûres, pour les placer aux abords du Carrousel. Quant au général de
+La Moricière, il se plaint de ne savoir où trouver la milice dont
+on lui a donné le commandement. Il est réduit à aller presque seul
+au-devant de l'émeute pour tâcher de la désarmer en lui annonçant les
+concessions faites; toujours en mouvement, il dépense à cette besogne
+beaucoup de courage personnel, sans grande efficacité.</p>
+
+<p>Vers onze heures et demie, une bande d'hommes du peuple et de gardes
+nationaux, au nombre de cinq à six cents, arrive par les petites
+rues qui existaient alors entre le Palais-Royal et le Carrousel,
+débouche sur cette dernière place et s'avance hardiment devant les
+troupes rangées en bataille. Les Tuileries vont-elles donc être
+enlevées comme l'a été tout à l'heure l'Hôtel de ville? Le maréchal
+Bugeaud est sur la place, entouré de quelques officiers. Il s'élance
+au-devant des envahisseurs et leur adresse des paroles énergiques.
+Sa figure martiale, l'intrépidité de son attitude les font hésiter.
+Toutefois, étant venu à se nommer: «Ah! vous êtes le maréchal
+Bugeaud?» crient des voix menaçantes.&mdash;«Oui, c'est moi!» Un garde
+national s'avance et lui dit: «Vous avez fait égorger nos frères dans
+la rue Transnonain!&mdash;Tu en as menti, répond avec force le maréchal;
+car je n'y étais pas.» L'homme fait un mouvement avec son fusil.
+Bugeaud le serre de près pour saisir son arme. «Oui, s'écrie-t-il, je
+suis le maréchal Bugeaud! J'ai gagné vingt batailles. Retirez-vous.»
+Sa contenance en impose aux émeutiers; quelques-uns même viennent lui
+serrer la main. La Moricière accourt joindre ses efforts à ceux du
+commandant en chef, et la bande finit par se retirer. Mais pendant
+combien de temps peut-on espérer défendre les Tuileries par de tels
+moyens?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page486" name="page486"></a>(p. 486)</span> À l'intérieur du palais, le Roi ne s'est pas relevé de
+l'état d'abattement dans lequel il est rentré de la revue du
+Carrousel. Il est toujours assis sur un fauteuil, dans une salle du
+rez-de-chaussée<a id="footnotetag573" name="footnotetag573"></a><a href="#footnote573" title="Go to footnote 573"><span class="smaller">[573]</span></a>. À côté de lui, ses deux fils et quelques-uns
+des ministres. Ceux-ci ne savent que faire, n'ont l'idée d'aucune
+initiative; on entend seulement, de temps à autre, M. Thiers répéter
+cette phrase: «Le flot monte! Le flot monte!» À l'autre extrémité
+de la pièce, se pressent des généraux, des aides de camp, des amis,
+des inconnus. Par une porte entr'ouverte, on aperçoit, dans le salon
+voisin, la Reine et les princesses. Depuis le commencement de la
+crise, Marie-Amélie a le pressentiment d'une catastrophe; son esprit
+est fort agité; mais elle garde le c&oelig;ur haut, soutenue par la
+foi religieuse et par la fierté de la race. Auprès d'elle, est la
+duchesse d'Orléans avec ses deux fils. Plus le péril augmente, plus
+cette princesse tient à se montrer étroitement unie aux siens. Elle
+n'ignore pas que, dans l'opposition, des amis compromettants, plus
+désireux de se servir d'elle que de la servir, ont rêvé de la porter
+à la régence, en provoquant l'abdication du Roi; elle sait aussi que,
+parmi les conservateurs et jusque dans la famille royale, on a été
+parfois tenté de ne pas la croire absolument étrangère à ces visées.
+Elle veut, par son attitude, donner un démenti à des espérances et
+à des soupçons dont elle se sent également offensée. Quelqu'un de
+sa maison lui demandant: «Que fait-on? Que fait Madame?»&mdash;«Je ne
+sais pas ce qu'on fait, répond-elle; je sais seulement que ma place
+est auprès du Roi; je ne dois pas le quitter; je ne le quitterai
+pas<a id="footnotetag574" name="footnotetag574"></a><a href="#footnote574" title="Go to footnote 574"><span class="smaller">[574]</span></a>.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page487" name="page487"></a>(p. 487)</span> Entre la cour des Tuileries et le cabinet du Roi, il y
+a un va-et-vient continuel d'officiers, de curieux, apportant à
+chaque minute des nouvelles, des avis. Toutes les barrières de
+l'étiquette sont tombées; entre et parle qui veut, comme le matin
+à l'état-major<a id="footnotetag575" name="footnotetag575"></a><a href="#footnote575" title="Go to footnote 575"><span class="smaller">[575]</span></a>. Ce n'est pas le caractère le moins étrange de
+ces heures troublées que les décisions les plus graves se trouvent
+ainsi prises sur le conseil des premiers venus et souvent des plus
+suspects. Voici l'un de ces donneurs de conseil: c'est M. Crémieux
+qu'introduit le duc de Montpensier; il se posait alors en dynastique.
+Il dit avoir parcouru divers quartiers; à l'entendre, la partie
+peut encore être gagnée. «Seulement, ajoute-t-il, le peuple veut un
+ministère qui soit franchement de gauche; la présence de M. Thiers
+à la tête du gouvernement est un dangereux contresens; il faut le
+remplacer par M. Odilon Barrot. À ce prix, je crois pouvoir garantir
+le rétablissement de l'ordre. Si le Roi tarde, tout est perdu.»
+Louis-Philippe se tourne vers M. Thiers, et avec une bienveillance
+mélancolique où il n'y a plus rien de l'amertume des premières
+conversations: «Eh bien! mon cher ministre, vous voilà, à votre
+tour, impopulaire; ce n'est pas moi, vous le voyez, qui répudie
+vos services.» M. Thiers presse le Roi d'essayer le moyen de salut
+qu'on lui propose. M. Crémieux signale ensuite l'irritation du
+peuple contre le maréchal Bugeaud, et demande qu'on lui substitue
+le maréchal Gérard. À ce moment, le commandant en chef entre dans
+le cabinet. «Mon cher maréchal, lui dit le Roi, on veut que je me
+sépare de vous.» Bugeaud ne se montre pas plus désireux de garder son
+commandement que M. Thiers son ministère. On mande le baron Fain,
+secrétaire du Roi, pour préparer les ordonnances constatant ces
+changements, et le général Trézel pour les contresigner<a id="footnotetag576" name="footnotetag576"></a><a href="#footnote576" title="Go to footnote 576"><span class="smaller">[576]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page488" name="page488"></a>(p. 488)</span> Le nouveau président du conseil n'est même pas aux
+Tuileries. Nous avons laissé M. Barrot, vers dix heures et demie, se
+reposant chez lui de sa vaine expédition sur les boulevards. À onze
+heures, il s'est remis en mouvement pour aller prendre possession
+du ministère de l'intérieur<a id="footnotetag577" name="footnotetag577"></a><a href="#footnote577" title="Go to footnote 577"><span class="smaller">[577]</span></a>. Son cortège est plus d'un chef
+d'émeute que d'un ministre du Roi; dans sa voiture et jusque sur
+le siège, des républicains comme M. Garnier-Pagès et M. Pagnerre;
+autour, une foule tumultueuse célébrant bruyamment sa victoire
+et criant: Mort à Guizot! Ce dernier était précisément alors au
+ministère de l'intérieur, avec M. Duchâtel; tous deux n'ont que
+le temps de se sauver par le jardin<a id="footnotetag578" name="footnotetag578"></a><a href="#footnote578" title="Go to footnote 578"><span class="smaller">[578]</span></a>. Installé à la place des
+fugitifs, M. Odilon Barrot harangue la foule et télégraphie en
+province que «l'ordre, un moment troublé, va être rétabli grâce au
+concours de tous les bons citoyens». Il ne paraît pas s'être demandé
+s'il n'y avait pas une &oelig;uvre plus urgente et si sa place n'aurait
+pas dû être auprès du Roi et des autres ministres.</p>
+
+<p>Après tout, en quoi la présence de M. Odilon Barrot aux Tuileries
+eût-elle pu changer les événements? Sur la pente où l'on glisse
+avec une rapidité croissante, il ne semble plus y avoir d'arrêt
+possible. À peine a-t-on sacrifié M. Thiers et le maréchal Bugeaud,
+sur la demande de M. Crémieux, qu'une bien autre exigence se fait
+entrevoir. Les rumeurs qui pénètrent par les portes si mal fermées
+du palais, commencent à y apporter, plus ou moins distinctement, le
+mot qui servira à <span class="pagenum"><a id="page489" name="page489"></a>(p. 489)</span> précipiter la chute de la royauté. Ce mot
+vient d'être jeté dans la foule par certains républicains, que la
+défaillance du pouvoir et le succès grandissant de l'émeute ont enfin
+décidés à se mêler au mouvement, mais qui n'osent pas encore parler
+ouvertement de république. Pendant la promenade de M. Barrot sur les
+boulevards, M. Emmanuel Arago s'est approché de lui: «Avant ce soir,
+l'abdication du Roi, lui a-t-il dit, sinon une révolution.» C'est
+aussi d'abdication que parlaient les radicaux que M. Barrot a trouvés
+réunis dans sa maison et qui lui ont fait cortège jusqu'au ministère
+de l'intérieur. Cette sorte de mot d'ordre a été vite accepté par
+les hommes des barricades, et tout à l'heure, quand le général de
+La Moricière est venu leur annoncer les concessions faites, ils ont
+répondu que cela ne suffisait plus, et qu'il fallait la retraite de
+Louis-Philippe.</p>
+
+<p>La sommation ne tarde pas à arriver jusqu'au Roi lui-même<a id="footnotetag579" name="footnotetag579"></a><a href="#footnote579" title="Go to footnote 579"><span class="smaller">[579]</span></a>.
+Interrogé par ce dernier sur le résultat de ses démarches, le
+général de La Moricière est amené à lui dire: «On ne se contente
+pas de ce que je promets au nom de Votre Majesté: on demande autre
+chose!&mdash;Autre chose? s'écrie le Roi; c'est mon abdication! et comme
+je ne la leur donnerai qu'avec ma vie, ils ne l'auront pas...» Mais
+on ne peut s'attendre à voir Louis-Philippe persister longtemps dans
+cette disposition énergique. Arrive bientôt un autre messager; c'est
+un secrétaire de M. Thiers, M. de Rheims; il vient du <cite>National</cite> et
+en rapporte que, de toutes parts, le peuple et la garde nationale
+réclament l'abdication; à l'entendre, il n'y a pas d'autre chance
+de sauver la monarchie, et encore est-il bien tard. Informés de
+ces nouvelles, les princes sont d'avis de les faire connaître à
+leur père. Celui-ci demande conseil à M. Thiers, qui se récuse,
+non sans <span class="pagenum"><a id="page490" name="page490"></a>(p. 490)</span> laisser voir qu'il est porté à penser comme son
+secrétaire. Louis-Philippe, fort ébranlé, passe dans le salon voisin
+pour consulter la Reine<a id="footnotetag580" name="footnotetag580"></a><a href="#footnote580" title="Go to footnote 580"><span class="smaller">[580]</span></a>. Là, du moins, on le presse «de ne pas
+faiblir».</p>
+
+<p>Cependant les nouvelles sont de plus en plus alarmantes: bientôt même
+elles semblent confirmées par un bruit de fusillade qui vient de la
+place du Palais-Royal. Le détachement qui occupe, sur cette place, le
+poste du Château d'eau, donnant un exemple de fierté militaire rare
+dans cette journée, a refusé de se laisser désarmer, et le combat
+s'est engagé entre cette poignée de soldats et la masse sans cesse
+grossissante des émeutiers. Des Tuileries, on entend distinctement
+le crépitement des coups de feu. Ce n'est pas pour donner plus de
+sang-froid à tous ceux qui se pressent autour du Roi et qui croient
+déjà voir les Tuileries emportées de vive force.</p>
+
+<p>À ce moment,&mdash;il est environ midi,&mdash;paraît M. Émile de Girardin,
+l'&oelig;il en feu, un carré de papier à la main. Se frayant brusquement
+passage à travers les rangs pressés des assistants, il va droit au
+Roi. «Qu'y a-t-il?» demande celui-ci. M. de Girardin répond avec
+beaucoup de véhémence que pas une minute n'est à perdre; que le
+peuple ne veut plus de M. Thiers et de M. Odilon Barrot; qu'il faut
+l'abdication immédiate. Il a formulé ainsi, sur le papier qu'il
+tient à la main, les concessions nécessaires: «Abdication du Roi,
+régence de la duchesse d'Orléans, dissolution de la Chambre, amnistie
+générale.» Le Roi interroge du regard ceux qui l'entourent. Pas un
+conseil d'énergie qui réponde à cette interrogation. M. de Girardin
+insiste; M. le duc de Montpensier l'appuie<a id="footnotetag581" name="footnotetag581"></a><a href="#footnote581" title="Go to footnote 581"><span class="smaller">[581]</span></a>; dans le fond de la
+salle et dans l'antichambre voisine, des voix impatientes <span class="pagenum"><a id="page491" name="page491"></a>(p. 491)</span>
+crient: «Abdication! abdication!» Le vieux roi n'est pas de force à
+résister longtemps à une telle pression. Il laisse, avec accablement,
+tomber cette parole: «J'abdique!» Puis, tandis que diverses
+personnes, entre autres le duc de Montpensier, sortent dans la cour
+pour annoncer cette nouvelle, il se lève, ouvre la porte du salon où
+se trouve la Reine, et répète, d'une voix plus haute: «J'abdique!»</p>
+
+<p>La Reine, les princesses se précipitent vers le Roi qui est revenu
+à son fauteuil. «Non, tu ne feras pas cela! s'écrie Marie-Amélie,
+d'une voix entrecoupée de sanglots, et tout en couvrant de baisers
+la tête de son époux. Plutôt mourir ici, que d'en sortir par cette
+porte!... Monte à cheval, l'armée te suivra!» Puis, se tournant
+vers les assistants: «Je ne comprends pas qu'on abandonne le Roi
+dans un semblable moment!... Vous vous en repentirez!... Vous ne
+méritez pas un si bon roi!» La duchesse d'Orléans, prosternée avec
+ses enfants aux pieds de son beau-père, lui saisit les mains. «Sire,
+supplie-t-elle, n'abdiquez pas!» Les assistants sont émus, mais
+inertes. Une voix s'élève cependant, chaude, vibrante; c'est celle
+de M. Piscatory. «L'abdication, dit-il, c'est la république dans une
+heure!» Il ajoute qu'il vient de parcourir Paris, qu'avec un peu
+d'énergie tout peut encore être sauvé. M. de Montalivet, que la Reine
+a envoyé chercher, le colonel de Neuilly se prononcent aussi contre
+l'abdication<a id="footnotetag582" name="footnotetag582"></a><a href="#footnote582" title="Go to footnote 582"><span class="smaller">[582]</span></a>. Le Roi paraît hésiter. M. Piscatory revient à la
+charge. Sur ces entrefaites, les personnes qui étaient sorties pour
+annoncer l'abdication rentrent dans la salle, surprises et émues
+d'apprendre que tout est remis en question. Plusieurs font observer
+qu'on ne peut revenir sur une décision annoncée au peuple, que
+d'ailleurs il ne reste plus aucun moyen de se défendre. À ce moment
+même, le bruit de la fusillade redouble. «Il n'y a pas une minute à
+perdre, dit le duc de Montpensier; les balles sifflent jusque dans
+la cour.» Le Roi est de plus en plus <span class="pagenum"><a id="page492" name="page492"></a>(p. 492)</span> anxieux. «Est-il vrai,
+demande-t-il, que toute défense soit impossible?»&mdash;«Impossible,
+impossible!» répondent des voix nombreuses. Il y a là cependant
+beaucoup de généraux, d'officiers. Le vieux maréchal Soult, appuyé
+contre un chambranle, assiste muet à cette scène. M. Thiers va et
+vient, laissant voir une sorte de stupeur. M. Piscatory veut tenter
+un nouvel effort; mais Marie-Amélie s'approche de lui. «Merci, lui
+dit-elle, c'est assez; ne dites pas un mot de plus; il y a des
+traîtres ici.» M. Piscatory fléchit le genou devant la Reine et lui
+baise la main. Vainement la duchesse d'Orléans adjure-t-elle une
+dernière fois le Roi de «ne pas charger son petit-fils d'un fardeau
+que lui-même ne peut pas porter»; Louis-Philippe est définitivement
+vaincu. Il se lève, et, au milieu d'un silence profond: «Je suis un
+roi pacifique, dit-il; puisque toute défense est impossible, je ne
+veux pas faire verser inutilement le sang français, et j'abdique.»</p>
+
+<p>Le maréchal Gérard entre à ce moment; il avait été mandé à la suite
+de la démarche de M. Crémieux. On lui demande aussitôt d'annoncer au
+peuple l'abdication. «Mon bon maréchal, dit la Reine, sauvez ce qui
+peut encore être sauvé!» Bien que très cassé par l'âge et la maladie,
+le maréchal ne se refuse pas à un tel appel. Sans lui laisser le
+temps de revêtir un uniforme, on le hisse sur un cheval; on lui met,
+en signe de paix, un rameau vert dans la main; puis, accompagné de
+quelques personnes de bonne volonté, il se dirige vers la place du
+Palais-Royal où le combat dure toujours. Au moment de franchir la
+grille, quelqu'un lui fait remarquer qu'il n'a entre les mains aucun
+papier constatant l'abdication. «C'est juste», dit-il, et, tout en
+continuant son chemin, il prie deux personnes de sa suite d'aller
+demander ce papier.</p>
+
+<p>Invité ainsi à fournir le témoignage écrit de son sacrifice,
+Louis-Philippe va s'asseoir à son bureau, et, avec une lenteur
+qui n'est pas sans dignité, dispose son papier et ses plumes. Les
+assistants, parmi lesquels beaucoup d'inconnus, sont littéralement
+sur son dos, observant tous ses mouvements, et ne cachant pas
+l'impatience que leur cause cette lenteur. «Plus <span class="pagenum"><a id="page493" name="page493"></a>(p. 493)</span> vite, plus
+vite!» osent même dire quelques-uns. «Je vais aussi vite que je
+puis, messieurs», répond le Roi. Et il se met à écrire posément, de
+la grande écriture qui lui est coutumière. Comme le bruit des coups
+de feu semble se rapprocher, le duc de Montpensier, inquiet pour la
+sécurité de son père, le conjure de se hâter. «J'ai toujours écrit
+lentement, dit le Roi, et ce n'est pas le moment de changer mon
+habitude.» Voici cependant qu'il a terminé; il trace sa signature.
+Un inconnu, debout derrière lui, s'écrie avec joie: «Enfin, nous
+l'avons!&mdash;Qui êtes-vous, monsieur? lui dit sévèrement la Reine,
+en se levant.&mdash;Madame, je suis un magistrat de la province.&mdash;Eh
+bien, oui, vous l'avez, et vous vous en repentirez!» La façon dont
+sont prononcés ces derniers mots et le regard qui les accompagne
+sont d'une petite-fille de Marie-Thérèse. Cependant le Roi relit
+à haute voix ce qu'il vient d'écrire: «J'abdique cette couronne
+que la volonté nationale m'avait appelé à porter, en faveur de mon
+petit-fils, le comte de Paris. Puisse-t-il réussir dans la grande
+tâche qui lui échoit aujourd'hui!»&mdash;«Puisse-t-il ressembler à son
+grand-père!» s'écrie la Reine; et, levant par deux fois les bras au
+ciel: «Ô mon Dieu! ils le regretteront!» Plusieurs personnes, dont
+M. Crémieux, se plaignent que le Roi n'ait pas déclaré la duchesse
+d'Orléans régente. «D'autres le feront, s'ils le croient nécessaire,
+dit Louis-Philippe; mais, moi, je ne le ferai pas. C'est contraire
+à la loi. Grâce à Dieu, je n'en ai encore violé aucune, et je ne
+commencerai pas dans un tel moment.» Cela est dit d'un ton qui ne
+permet pas d'insister; du reste, la consommation de l'abdication a
+été comme le signal d'une dispersion générale des assistants<a id="footnotetag583" name="footnotetag583"></a><a href="#footnote583" title="Go to footnote 583"><span class="smaller">[583]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page494" name="page494"></a>(p. 494)</span> Aussitôt l'acte signé, un jeune homme l'a pris pour le
+porter au maréchal Gérard; il ne parvient pas à le rejoindre, et
+le papier, passant de mains en mains, finit par tomber dans celles
+des insurgés. Le maréchal, du reste, a échoué complètement dans sa
+tentative. L'annonce de l'abdication, loin de désarmer l'émeute,
+l'enhardit. Sur la place du Palais-Royal, l'attaque continue, plus
+acharnée, contre le corps de garde du Château d'eau. Le moindre
+mouvement offensif des troupes massées sur le Carrousel suffirait
+à dégager le détachement qui soutient cette lutte si inégale. Mais
+le mot d'ordre est toujours de ne pas combattre: les héroïques et
+obstinés défenseurs du poste sont hors la consigne. À plusieurs
+reprises, La Moricière et d'autres officiers se jettent bravement
+entre les combattants pour arrêter le feu. Ils ne sont écoutés
+d'aucun côté. À la fin, le cheval de La Moricière tombe, frappé d'une
+balle; lui-même est blessé d'un coup de baïonnette et fait prisonnier
+par les insurgés.</p>
+
+<p>Autour de la famille royale, une solitude relative s'est faite,
+depuis l'abdication. Louis-Philippe espère que son sacrifice lui
+vaudra au moins la paix dont son extrême fatigue physique et morale
+lui fait sentir le besoin. Convaincu que, dans l'état des esprits,
+son éloignement facilitera la tâche de la régence, il est résolu à se
+retirer tout de suite au château d'Eu. Avec l'aide de la Reine, il
+quitte son uniforme, revêt un costume de voyage et s'occupe à réunir
+les objets qu'il veut emporter. Dans sa pensée, du reste, c'est d'un
+départ, non d'une fuite qu'il s'agit. Ordre vient d'être donné aux
+écuries royales d'amener les berlines à quatre chevaux et en grande
+livrée&mdash;c'est ce qu'on appelait les «attelages»&mdash;dans lesquelles
+il effectuera son voyage. En se retirant, à qui laisse-t-il le
+pouvoir? Il ne prend à ce sujet aucune mesure. S'il n'a pas voulu de
+lui-même briser arbitrairement la loi qui confère la régence au duc
+de Nemours, il n'est pas cependant sans se rendre compte que, pour
+ceux qui ont exigé l'abdication, la régence <span class="pagenum"><a id="page495" name="page495"></a>(p. 495)</span> de la duchesse
+d'Orléans en est le corollaire indispensable. Peut-être entend-il
+laisser aux vainqueurs du moment, aux chefs de l'opposition qui
+l'ont forcé à se démettre, le soin de résoudre la question. Mais
+où sont-ils, ces vainqueurs? On ne les voit nulle part. Si, comme
+beaucoup le croyaient alors, ces opposants ont noué de longue date
+une sorte d'intrigue pour pousser à l'abdication et en faire sortir
+la régence féminine, ils se montrent bien mal préparés à user de
+leur victoire. Quant à la duchesse d'Orléans, qui, personnellement,
+n'a pas trempé dans ces menées, elle est épouvantée de la tâche qui
+lui incombe. À des amis qui lui parlent de la nécessité de prendre
+la régence: «C'est impossible! répond-elle. Je ne puis porter un tel
+fardeau; il est au-dessus de mes forces!» Puis elle ajoute: «Ôter la
+couronne au Roi, ce n'est pas la donner à mon fils.» Enfin, quand
+elle voit les préparatifs de départ de la famille royale: «Quoi!
+s'écrie-t-elle avec larmes, vous allez me laisser seule ici, sans
+parents, sans amis, sans conseils! Que voulez-vous que je devienne?»
+La Reine alors, s'approchant d'elle, lui dit avec force et tendresse:
+«Ma chère Hélène, c'est pour sauver la dynastie, c'est pour conserver
+la couronne à votre fils, qu'il faut que vous restiez ici; c'est un
+sacrifice que vous lui devez.»</p>
+
+<p>Sur ces entrefaites, arrivent de nouveaux messagers de malheur,
+annonçant, coup sur coup, l'échec du maréchal Gérard, la blessure
+et la prise du général de La Moricière, les progrès de l'émeute que
+l'abdication n'a pas désarmée et qui commence à déborder sur la place
+du Carrousel. Le trouble résultant de ces nouvelles se trouve accru
+par le fracas d'une décharge qui semble être tout proche; on ne tarde
+pas à en avoir l'explication: des insurgés, embusqués aux abords
+du Carrousel, ont tiré sur les voitures royales au moment où elles
+sortaient des écuries, alors situées rue Saint-Thomas du Louvre;
+ils ont tué le piqueur, deux des chevaux, et se sont emparés des
+voitures. Ce dernier incident ne laisse plus de doute sur l'imminence
+du péril. À ce moment, reparaît M. Crémieux, les vêtements en
+désordre, plus agité que jamais. «Sire, s'écrie-t-il, <span class="pagenum"><a id="page496" name="page496"></a>(p. 496)</span> il n'y
+a pas un instant à perdre. Le peuple vient. Encore quelques minutes,
+il est aux Tuileries!» On ne songe plus qu'à fuir, sans prendre le
+temps de terminer les préparatifs commencés. Il est environ midi et
+demi.</p>
+
+<p>Le duc de Nemours a eu la présence d'esprit, au moment où il a vu
+l'émeute s'emparer des grandes berlines, de faire filer, par le quai,
+jusqu'à la place de la Concorde, des voitures qui se trouvaient
+dans la cour des Tuileries; c'étaient deux coupés et un cabriolet
+de la maison du Roi, en petite livrée, de ceux qui servaient aux
+aides de camp<a id="footnotetag584" name="footnotetag584"></a><a href="#footnote584" title="Go to footnote 584"><span class="smaller">[584]</span></a>. Il s'agit, pour Louis-Philippe et les siens,
+de rejoindre ces voitures à la grille du pont Tournant. Le triste
+cortège se met en route à travers le jardin désert. En tête, le
+vieux roi, tout brisé, soutenu par la Reine, dont la grande âme
+semble avoir décuplé la force physique; viennent ensuite le duc
+de Montpensier, la duchesse de Nemours et ses enfants, le duc
+et la duchesse de Saxe-Cobourg et leurs enfants, la duchesse de
+Montpensier, l'inévitable M. Crémieux, quelques amis, entre autres
+M. Ary Scheffer, le général Dumas, M. Jules de Lasteyrie, des gens
+de service; comme escorte, des gardes nationaux à cheval, commandés
+par M. de Montalivet, et quelques troupes que le duc de Nemours a
+fait venir de la place du Carrousel. Du palais où il est resté, ce
+prince veille à tout. Arrivés à la grille, les fugitifs ont quelques
+instants de grande angoisse; les voitures ne sont pas sur la place;
+enfin les voici; quinze personnes s'y entassent. Les soldats, les
+gardes nationaux, les curieux contemplent avec stupeur cette scène
+dont ils n'ont pas tout d'abord l'explication. Quelques cris de: Vive
+le Roi! se font entendre. Les voitures, entourées par les gardes
+nationaux à cheval et par deux escadrons de cuirassiers, partent au
+galop dans la direction de Saint-Cloud.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page497" name="page497"></a>(p. 497)</span> XI</h4>
+
+<p>Après le départ précipité de Louis-Philippe, où donc est le
+gouvernement? M. Thiers, M. de Rémusat et M. Duvergier de Hauranne
+ont quitté le palais, presque aussitôt après la famille royale. M.
+Odilon Barrot n'est toujours pas revenu aux Tuileries. Le maréchal
+Bugeaud, depuis quelque temps déjà virtuellement déchu de son
+commandement, a accueilli la nouvelle de l'abdication par un juron
+de soldat; puis, le Roi parti, croyant n'avoir plus rien à faire, il
+s'en est retourné chez lui, à cheval, en grand uniforme, en imposant,
+par l'intrépidité de son attitude, aux braillards qui veulent lui
+faire un mauvais parti. Le maréchal Gérard n'a pas reparu depuis
+sa malheureuse tentative. La Moricière est blessé et prisonnier.
+Dans cet abandon général, un homme du moins ne s'abandonne pas:
+c'est le duc de Nemours. Il ne se demande pas s'il est ou non le
+régent<a id="footnotetag585" name="footnotetag585"></a><a href="#footnote585" title="Go to footnote 585"><span class="smaller">[585]</span></a>; il se souvient seulement qu'il est fils de France et
+que ce titre lui crée un devoir. Il monte à cheval et prend en main
+le commandement que personne n'exerçait plus. Il ne peut songer,
+sans doute, à engager une lutte offensive; mais il veut, tout en
+préparant l'évacuation du palais, tenir l'émeute en respect pendant
+le temps nécessaire pour assurer la retraite du Roi. Les minutes
+sont précieuses. Calme et maître de soi au milieu de l'affolement
+général et des balles qui commencent à siffler, il fait passer les
+cuirassiers dans le jardin, à travers le vestibule du pavillon
+de l'Horloge, déploie deux bataillons de ligne dans la cour des
+Tuileries, en fait monter deux autres au premier étage du château et
+les poste aux fenêtres, pour avoir, au besoin, une seconde ligne de
+feux, et enfin met l'artillerie en position.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page498" name="page498"></a>(p. 498)</span> Toutes ces mesures sont rapidement exécutées, et déjà le
+prince calculait le moment où, le Roi étant hors d'atteinte, il
+pourrait commencer le mouvement de retraite, quand on vient lui
+annoncer que la duchesse d'Orléans est encore dans le palais: il
+la croyait avec la famille royale. À la pensée qu'il aurait pu
+l'abandonner sans le savoir, son émotion est extrême. Il envoie
+officier sur officier à la princesse, pour lui dire de partir au plus
+vite et de se rendre, par le jardin, à la grille du pont Tournant où
+il la rejoindra.</p>
+
+<p>En effet, après le départ du Roi, la duchesse d'Orléans, se voyant
+délaissée par tous, n'ayant plus auprès d'elle que sa maison, avait
+pris par la main ses deux enfants, et, à travers les longues galeries
+du palais, s'était rendue dans ses appartements du pavillon de
+Marsan. Se plaçant sous le portrait du duc d'Orléans: «C'est ici,
+dit-elle, qu'il faut mourir!» Elle donne l'ordre d'ouvrir les portes,
+prête à affronter tous les périls d'une invasion de l'émeute, mais au
+fond ne désespérant pas de ramener le peuple quand elle se trouvera
+face à face avec lui. Pas un homme politique n'était auprès d'elle.
+Chaque instant qui s'écoulait lui faisait ressentir plus amèrement
+cet abandon, quand entrent précipitamment deux députés, MM. Dupin et
+de Grammont. Ils avaient entendu annoncer dans la rue l'abdication
+du Roi, et étaient passés par les Tuileries pour savoir à quoi
+s'en tenir. «Oh! monsieur Dupin! s'écrie la princesse dès qu'elle
+l'aperçoit, vous êtes le premier qui veniez à moi!» La conversation
+s'est à peine engagée que surviennent les officiers dépêchés par le
+duc de Nemours. Pressée par les avis réitérés de son beau-frère, la
+duchesse se décide à partir; elle descend dans la cour et reprend, à
+travers le jardin, le chemin que Louis-Philippe vient de parcourir
+quelques instants auparavant. Elle donne le bras à M. Dupin; le
+comte de Paris est entre elle et M. de Grammont; le duc de Chartres,
+souffrant, est porté par le docteur Blache; quelques officiers de la
+maison de la princesse, M. Regnier, précepteur du comte de Paris; M.
+Ary Scheffer, qui vient de reconduire le Roi, composent à peu près
+toute la suite.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page499" name="page499"></a>(p. 499)</span> Pendant ce temps, le duc de Nemours est resté dans la cour
+des Tuileries<a id="footnotetag586" name="footnotetag586"></a><a href="#footnote586" title="Go to footnote 586"><span class="smaller">[586]</span></a>, contenant l'émeute qui n'attend que son départ
+pour envahir le palais. Quand il estime que la duchesse d'Orléans a
+eu le temps de s'éloigner, il donne ses dernières instructions sur la
+façon de faire retraite, traverse à cheval le pavillon de l'Horloge,
+fait au galop tout le jardin et rejoint la princesse entre le bassin
+octogonal et la grille. «Hélène, lui dit-il, la position n'est plus
+défendable à Paris; elle peut l'être encore ailleurs. J'ai là une
+demi-batterie d'artillerie. Montez sur un caisson avec vos enfants.
+Je me charge de vous conduire au Mont-Valérien.» La princesse ne
+faisant aucune objection, le duc croit son idée admise et se dirige
+rapidement sur la place de la Concorde pour se concerter avec les
+divers chefs de corps: il y a là un régiment de cuirassiers qui
+entourera la batterie; l'infanterie marchera derrière et sur les
+flancs; les troupes, en train d'évacuer les Tuileries, formeront
+l'arrière-garde et empêcheront toute poursuite. Ainsi combinée,
+l'opération est militairement immanquable. Politiquement, n'est-ce
+pas le meilleur parti à prendre? On verra, en route, s'il vaut mieux
+se rendre à Saint-Cloud ou au Mont-Valérien. Ce qu'il importe, c'est
+de gagner quelques heures pour se reconnaître, de mettre un arrêt
+dans la déroute, de pouvoir réunir des forces considérables, de
+donner à la France le temps d'intervenir, à Paris celui de réfléchir.
+Avec vingt-quatre heures, douze heures de répit, n'est-on pas assuré
+d'éviter une révolution dont personne ne veut? N'est-il pas jusqu'à
+ce tableau d'une princesse montant avec ses deux enfants sur les
+caissons d'une batterie, qui ne puisse, en frappant heureusement
+l'imagination populaire, y déterminer un retour de sympathie?</p>
+
+<p>Le duc de Nemours est encore occupé à donner ses ordres <span class="pagenum"><a id="page500" name="page500"></a>(p. 500)</span>
+au centre de la place de la Concorde, quand on vient lui dire que
+la duchesse d'Orléans, au lieu de l'attendre comme il y comptait,
+s'est dirigée vers la Chambre des députés. Que s'était-il donc passé?
+Aussitôt après le départ du duc de Nemours, la princesse avait vu
+venir à elle MM. Havin et Biesta, chargés d'une commission de M.
+Odilon Barrot. Celui-ci, à la nouvelle de l'abdication, s'était
+enfin décidé à quitter le ministère de l'intérieur et à se mettre
+à la recherche de la duchesse d'Orléans. N'ayant pas su la trouver
+aux Tuileries, il avait prié MM. Havin et Biesta de la rejoindre,
+de l'inviter à se rendre à l'Hôtel de ville par les boulevards
+et de lui annoncer qu'il l'y accompagnerait. Après l'échec de sa
+promenade du matin, ce conseil témoignait, chez M. Barrot, d'une
+foi singulièrement robuste dans le peuple parisien. Avait-il donc
+des indices nouveaux lui permettant d'augurer le succès? Savait-il
+seulement en quelles mains le palais municipal était tombé depuis
+quelques heures? Non; c'était uniquement, chez lui, le souvenir peu
+raisonné du sacre populaire que le duc d'Orléans était allé chercher
+à l'Hôtel de ville, le 31 juillet 1830<a id="footnotetag587" name="footnotetag587"></a><a href="#footnote587" title="Go to footnote 587"><span class="smaller">[587]</span></a>. La duchesse d'Orléans,
+dont l'imagination était vaillante, se sentait tentée par ce que
+l'entreprise avait de périlleux, et elle proposait déjà qu'on lui
+amenât un cheval de dragon, se faisant fort de le monter sans selle
+de femme. Mais M. Dupin, avec son gros bon sens, déclara que c'était
+«un conseil de fou». La princesse parla alors d'aller à la Chambre.
+«Vous avez raison», dit M. Dupin. Et sans plus tarder, il franchit
+la grille, s'avança vers les gardes nationaux et le peuple, ôta son
+chapeau et cria: «Vive le comte de Paris, roi des Français! Vive
+madame la duchesse d'Orléans, régente!» La foule, qui n'était pas
+alors très nombreuse en cet endroit, fit écho à ce cri. La princesse
+prit le bras d'un officier de la garde nationale et se dirigea vers
+le pont. Dans <span class="pagenum"><a id="page501" name="page501"></a>(p. 501)</span> cette délibération, qui n'a duré que quelques
+minutes, elle ne paraît pas avoir parlé de la proposition que le duc
+de Nemours lui avait faite et qu'il avait cru acceptée. Au milieu de
+l'agitation générale, ne l'avait-elle pas entendue ou comprise? Ou
+bien, se fiant à sa popularité personnelle pour sauver ce qui avait
+été perdu par le gouvernement ancien, trouvait-elle avantage à se
+séparer de ce gouvernement, à se montrer entourée d'autres hommes, à
+user de moyens nouveaux?</p>
+
+<p>La détermination de la duchesse d'Orléans est un coup terrible pour
+le duc de Nemours. Dans la pensée de ce prince, elle détruit la
+dernière chance de salut, en même temps qu'elle expose la duchesse
+et ses fils aux plus grands dangers. Il résout donc de courir après
+elle, de tâcher de l'arrêter si elle n'est pas encore entrée dans
+la Chambre, de l'en faire sortir si elle y est déjà. Toutefois, il
+se préoccupe auparavant d'assurer la défense du Palais-Bourbon.
+La précaution était d'autant plus nécessaire qu'à ce moment même,
+sur les pas des troupes qui évacuaient les Tuileries, l'émeute s'y
+précipitait. Deux corps se trouvent sur la place de la Concorde,
+celui du général Bedeau et celui que le général Ruhlières vient de
+ramener du Carrousel. Ce dernier général étant le plus ancien en
+grade, le duc de Nemours lui prescrit de prendre le commandement de
+toutes les troupes réunies sur la place et lui donne mission spéciale
+de protéger la Chambre des députés. Il fait porter un ordre semblable
+à l'officier général qui commande sur la rive gauche. Ces mesures
+prises, il part, au galop de son cheval, dans la direction qu'a
+suivie la duchesse. En arrivant à la grille du Palais-Bourbon, il
+apprend qu'elle y est déjà entrée. Il met alors pied à terre pour la
+rejoindre dans l'intérieur du palais.</p>
+
+<h4>XII</h4>
+
+<p>Que peut-on attendre de rassemblée à laquelle la duchesse d'Orléans
+va en quelque sorte livrer les dernières chances <span class="pagenum"><a id="page502" name="page502"></a>(p. 502)</span> de
+la royauté? Dès midi, les députés sont venus assez nombreux au
+Palais-Bourbon. Leur agitation, leur effarement étaient extrêmes.
+Les membres de l'ancienne majorité, depuis la chute du ministère
+Guizot, se sentaient, eux aussi, des vaincus; le vent de déroute qui
+régnait aux Tuileries ne les avait pas épargnés. L'épreuve révélait
+ce qui manquait de fond solide et résistant à ce conservatisme établi
+principalement sur les intérêts. On n'y voyait presque aucune trace
+de ces convictions et de ces fidélités qui se raidissent contre
+la mauvaise fortune, prêtes à tous les dévouements et à tous les
+sacrifices. Chaque minute abattait davantage les courages, en faisant
+connaître un nouveau désastre: l'abdication d'abord, puis le départ
+du Roi. Quelques députés essayaient de susciter un mouvement en
+faveur de la duchesse d'Orléans; l'idée était bien accueillie, mais
+les adhésions étaient peu énergiques. D'ailleurs, une assemblée ne
+peut agir qu'à la condition d'être conduite; or, aucun de ceux que
+la Chambre était habituée à suivre ne se trouvait là. Les membres de
+l'ancien cabinet avaient dû pourvoir à leur sûreté, et l'on ne savait
+où étaient les nouveaux ministres, ni même quels ils étaient.</p>
+
+<p>Cependant, un peu avant une heure, M. Thiers apparaît. Est-ce enfin
+la direction attendue? Les députés l'entourent. Haletant, le visage
+altéré, encore tout ému des menaces qui viennent de lui être faites
+quand il a traversé la place de la Concorde, M. Thiers est plus en
+disposition de propager l'effroi que de ranimer la confiance. Il
+confirme le départ du Roi, mais ne sait rien de plus et n'a pas
+vu la duchesse d'Orléans; il craint qu'il ne soit trop tard pour
+sauver la régence; toute défense lui paraît impossible; il déclare
+que les troupes n'empêcheront pas le peuple de passer, et qu'avant
+peu la Chambre sera envahie; puis, comme naguère aux Tuileries, il
+s'écrie: «Le flot monte, monte, monte<a id="footnotetag588" name="footnotetag588"></a><a href="#footnote588" title="Go to footnote 588"><span class="smaller">[588]</span></a>!» et tout <span class="pagenum"><a id="page503" name="page503"></a>(p. 503)</span> en
+disant ces mots, il élève son chapeau, imitant le geste d'un marin
+en perdition. Vainement le presse-t-on de rester à la Chambre pour
+agir en faveur de la régence, il n'a qu'une pensée, s'en aller au
+plus vite. Il emmène avec lui un député, M. Talabot, qui s'est offert
+à l'accompagner. On ne devait plus le revoir; il passera une partie
+de l'après-midi à regagner son hôtel de la place Saint-Georges, en
+faisant un long circuit pour éviter les rencontres populaires<a id="footnotetag589" name="footnotetag589"></a><a href="#footnote589" title="Go to footnote 589"><span class="smaller">[589]</span></a>.</p>
+
+<p>Vers une heure, M. Sauzet, pressé par plusieurs députés, se décide,
+non sans quelque scrupule, à ouvrir la séance plus tôt qu'il n'était
+indiqué sur l'ordre du jour. Mais l'absence des ministres ne permet
+aucune délibération. Bien que le président l'ait fait avertir, M.
+Odilon Barrot ne paraît pas plus pressé de venir au Palais-Bourbon
+qu'il ne l'était naguère d'aller aux Tuileries. Après sa tentative
+infructueuse pour rejoindre la duchesse d'Orléans, il a repris le
+chemin du ministère de l'intérieur. M. de Corcelle l'a rencontré
+alors, au milieu d'individus affublés des dépouillés de l'armée,
+celui-ci portant une cuirasse, celui-là un bonnet à poil, plusieurs
+grimpés sur le siège de sa voiture. «Je ne sais comment me dégager,
+dit-il à M. de Corcelle; je n'ose aller en cette compagnie à la
+Chambre, car je la prendrais!» Il n'échappe à cette tourbe, en
+rentrant au ministère, que pour retomber sous la main des radicaux
+qui se sont autorisés de l'alliance contractée lors des banquets,
+pour se constituer, <span class="pagenum"><a id="page504" name="page504"></a>(p. 504)</span> depuis le matin, ses conseillers et
+ses surveillants. Ils lui prêchent qu'il n'y a rien à faire avec
+une Chambre impopulaire et dont il a exigé la dissolution. Ils le
+poussent à regarder plutôt du côté de l'Hôtel de ville; l'un d'eux,
+M. Garnier-Pagès, accepte de s'y rendre en compagnie de MM. de
+Malleville et de Beaumont, pour y disposer les esprits en faveur de
+la régence; cet étrange ambassadeur, aussitôt arrivé à destination,
+fraternisera avec les pires révolutionnaires et proclamera la
+république. En attendant son retour, M. Barrot reste toujours à
+l'hôtel de la rue de Grenelle, ne sachant même pas ce qui se passe
+dans le reste de la ville, sans communication soit avec la duchesse
+d'Orléans, soit avec les commandants militaires, prêtant l'oreille
+à tous les avis, ne prenant aucun parti, et bornant son activité à
+télégraphier en province que «tout marche vers la conciliation».</p>
+
+<p>Tandis que le gouvernement néglige de se montrer au Palais-Bourbon,
+la république y a déjà ses envoyés. Ils viennent du <cite>National</cite>.
+Jusqu'à midi, dans les bureaux de ce journal, on n'allait pas au
+delà de l'abdication. Depuis, enhardi par la faiblesse du pouvoir,
+on s'est mis à parler de déchéance et de république. Une sorte de
+conciliabule, tenu dans le bureau de la rédaction, a décidé que
+la monarchie n'était plus possible, que la république s'imposait,
+et qu'il fallait constituer un gouvernement provisoire dont on a
+fixé ainsi la composition: MM. Dupont de l'Eure, François Arago,
+Marie, Garnier-Pagès, Ledru-Rollin, Odilon Barrot, Marrast. Quelques
+membres de la réunion, dont MM. Emmanuel Arago et Sarrans, ont reçu
+mission de se rendre immédiatement à la Chambre, d'y devancer les
+représentants de la régence et de signifier aux députés ce qu'on
+appelle le «décret du peuple»; ce peuple, c'est la coterie d'un
+journal qui n'a pas trois mille abonnés. Les délégués du <cite>National</cite>,
+escortés d'une bande assez nombreuse, traversent sans difficulté les
+troupes qui remplissent la place de la Concorde; ils reçoivent même
+en passant les confidences du général Bedeau qui se plaint de n'avoir
+pas d'ordre et leur demande naïvement de lui en faire parvenir;
+ils arrivent au <span class="pagenum"><a id="page505" name="page505"></a>(p. 505)</span> Palais-Bourbon un peu avant la duchesse
+d'Orléans, pénètrent dans la salle des Pas perdus déjà envahie par
+une foule assez agitée, et y proclament hardiment l'objet de leur
+mission. M. Marie promet d'être leur interprète à la tribune. Ils
+ne cachent pas, du reste, leur prétention d'entrer eux-mêmes dans
+la salle des séances et d'y prendre la parole, toujours au nom du
+«peuple».</p>
+
+<p>Peu d'instants auparavant, d'autres républicains ont gagné à leur
+cause un concours plus considérable encore. MM. Bastide, Marrast,
+Hetzel et Bocage ont entraîné M. de Lamartine, dans un des bureaux
+de la Chambre; là, lui montrant d'un côté la république pour
+laquelle ils ne cachent pas leur préférence, de l'autre la régence
+à laquelle, en cas de nécessité, ils se disent prêts à se rallier,
+ils lui remettent le soin de choisir. M. de Lamartine, après avoir
+mis quelques minutes sa tête dans ses mains, se prononce pour la
+république. Ce n'était pas une surprise pour tous ses interlocuteurs;
+en effet, l'un d'eux, M. Bocage, de son métier acteur à l'Odéon,
+était venu trouver M. de Lamartine, quelques heures auparavant, au
+nom de ses amis de la <cite>Réforme</cite>, et lui avait dit: «Aidez-nous à
+faire la république, et nous vous y donnerons la première place.»
+Le marché, ainsi proposé, avait été accepté<a id="footnotetag590" name="footnotetag590"></a><a href="#footnote590" title="Go to footnote 590"><span class="smaller">[590]</span></a>. La détermination
+de M. de Lamartine n'étonnera pas beaucoup ceux qui ont suivi
+les évolutions amenées, depuis quelques années, dans ses idées
+politiques, par les déboires de sa vanité et surtout par l'inquiétude
+d'une imagination vaguement et immensément ambitieuse<a id="footnotetag591" name="footnotetag591"></a><a href="#footnote591" title="Go to footnote 591"><span class="smaller">[591]</span></a>. Ce
+qui commence en ce jour est la suite et comme la mise en action
+de l'<cite>Histoire des Girondins</cite>. Depuis longtemps, le poète rêvait
+de cet orage où il devait se jouer au milieu de la foudre; depuis
+longtemps, il attendait, il guettait cette grande crise qui ferait
+de lui l'arbitre des destinées de la France, en même temps qu'elle
+<span class="pagenum"><a id="page506" name="page506"></a>(p. 506)</span> humilierait tous ceux qui n'avaient pas pris au sérieux ses
+prétentions politiques. L'occasion se présente, il la saisit. Il se
+jette et jette avec lui son pays dans cet inconnu formidable, moins
+en tribun factieux qu'en acteur curieux d'un rôle tragique, sans
+conviction sérieuse, mais sans hésitation, sans passion profonde,
+mais sans remords, sans haine, mais sans pitié.</p>
+
+<p>Ainsi, dans cette Chambre où la duchesse d'Orléans se flatte de
+trouver un point d'appui pour le trône de son fils, rien n'a été
+préparé par ses amis; ses ennemis, au contraire, ont creusé et
+chargé la mine par laquelle ils espèrent faire tout sauter. Pauvre
+princesse! Que n'est-elle plutôt à rouler dans la direction de
+Saint-Cloud ou du Mont-Valérien, assise avec ses enfants sur un
+caisson d'artillerie!</p>
+
+<h4>XIII</h4>
+
+<p>Il est une heure et demie, quand la duchesse d'Orléans entre dans
+la Chambre, tenant par la main ses deux fils, suivie de plusieurs
+officiers et gardes nationaux. Elle est vêtue de deuil, et son voile
+à demi relevé laisse voir sa figure pâle et ses yeux rougis par les
+larmes. L'assemblée, attendrie par ce spectacle, se lève et pousse
+des acclamations répétées: «Vive la duchesse d'Orléans! vive le
+comte de Paris! vive le Roi! vive la Régente!» Presque aucun cri
+discordant ne se fait entendre. La princesse et ses enfants prennent
+place sur des sièges que le président fait disposer en hâte dans
+l'hémicycle, au pied de la tribune. Presque aussitôt après, arrive le
+duc de Nemours qui s'est frayé, non sans peine, un chemin à travers
+la foule obstruant déjà toutes les issues. Il presse vainement la
+duchesse d'Orléans de s'en aller. La voyant résolue à rester, il
+demeure auprès d'elle pour la protéger et pour partager ses périls.
+En même temps que la princesse et son escorte, beaucoup de personnes
+étrangères à la Chambre ont pénétré dans la salle, entre autres les
+délégués du <cite>National</cite>. <span class="pagenum"><a id="page507" name="page507"></a>(p. 507)</span> C'est le commencement d'une invasion
+qui ne pourra que grossir. Si donc l'on veut faire quelque chose,
+il faut aller très vite, profiter de l'attendrissement du premier
+moment, ne pas laisser aux envahisseurs le temps de recevoir des
+renforts et d'agir.</p>
+
+<p>Le président du conseil, M. Odilon Barrot, auquel il appartiendrait
+de prendre l'initiative, est toujours absent. À son défaut, M.
+Dupin, pressé par plusieurs députés, monte à la tribune, annonce
+l'abdication, la régence, et demande que la Chambre «fasse inscrire
+au procès-verbal les acclamations qui ont accompagné et salué le
+comte de Paris comme roi, et la duchesse d'Orléans comme régente».
+Le président, entrant dans cette idée, constate ces «acclamations
+unanimes». La grande majorité des députés approuve; mais des
+protestations s'élèvent, surtout dans la foule qui remplit les
+tribunes et les couloirs. Plus que jamais, il importe de se hâter.
+Les ennemis comprennent, au contraire, de quel intérêt il est
+pour eux de gagner du temps. M. Marie, complice des délégués du
+<cite>National</cite>, monte à la tribune. De sa place, M. de Lamartine, non
+moins empressé à exécuter les conditions de son marché, demande
+que la séance soit suspendue à raison de «la présence de l'auguste
+princesse». Par une étrange aberration, M. Sauzet, qui croit M.
+de Lamartine bien disposé, donne dans le panneau qu'il lui tend,
+et déclare que «la Chambre va suspendre sa séance, jusqu'à ce que
+madame la duchesse d'Orléans et le nouveau roi se soient retirés».
+De nombreuses réclamations éclatent sur les bancs des députés. La
+princesse se refuse à sortir; se tournant vers le président, elle
+lui dit avec dignité: «Monsieur, ceci est une séance royale!» Aux
+amis effrayés pour sa vie qui l'engagent à partir, elle répond
+avec un sourire triste: «Si je sors d'ici, mon fils n'y rentrera
+pas.» Elle demeure donc, immobile, calme, au milieu de la foule qui
+l'enveloppe de plus en plus. Par instants seulement, quand son fils,
+plus violemment pressé, se serre instinctivement contre elle, une
+angoisse rapide passe sur son visage; elle se penche vers l'enfant,
+mais, aussitôt après, se redresse et reprend <span class="pagenum"><a id="page508" name="page508"></a>(p. 508)</span> son expression
+de douceur résolue. Le duc de Nemours ne quitte pas des yeux sa
+belle-s&oelig;ur et ses neveux; un député est venu l'avertir qu'on en
+veut à sa vie; tout entier à son rôle de protecteur, il ne s'inquiète
+pas de ce qui le menace personnellement. M. Marie est toujours à
+la tribune, sans pouvoir parler. Le général Oudinot parvient à se
+faire entendre. «Si la princesse, s'écrie-t-il, désire se retirer,
+que les issues soient ouvertes, que nos respects l'entourent...
+Accompagnons-la où elle veut aller. Si elle demande à rester dans
+cette enceinte, qu'elle reste, et elle aura raison, car elle sera
+protégée par notre dévouement.» Le président s'obstine et invite de
+nouveau «toutes les personnes étrangères à la Chambre à se retirer de
+l'enceinte». Le tumulte redouble. La situation devient intenable dans
+l'hémicycle, pour la duchesse d'Orléans et ses enfants, littéralement
+étouffés et écrasés par la foule. Précédée du duc de Nemours et
+suivie des jeunes princes, la duchesse gravit les degrés de la salle
+par le couloir du centre. Est-ce donc qu'elle se décide à s'en aller?
+Non; arrivée aux bancs supérieurs du centre gauche, elle s'y assoit,
+aux acclamations de la Chambre presque entière.</p>
+
+<p>M. Sauzet n'insiste plus pour la sortie de la princesse. Mais un
+temps précieux a été perdu, pendant lequel le nombre des intrus a
+augmenté dans les couloirs et l'hémicycle. Ce n'est pas encore une
+invasion de vive force et en masse; c'est une sorte d'infiltration
+continue. Comprendra-t-on enfin la nécessité de conclure? Le
+président annonce que la Chambre va «délibérer». M. Marie, qui est
+à la tribune depuis longtemps, prend la parole; il objecte aux
+partisans de la duchesse d'Orléans la loi qui attribue la régence
+au duc de Nemours; scrupule étrange chez un homme qui, à ce même
+moment, fait une &oelig;uvre ouvertement révolutionnaire; il conclut,
+sans nommer la république, en demandant l'organisation immédiate
+d'un gouvernement provisoire. Le président et la majorité, qui, au
+milieu de ce brouhaha, n'ont visiblement plus possession entière de
+leurs esprits, ne protestent pas contre une discussion qui suppose
+le gouvernement vacant. Encouragé <span class="pagenum"><a id="page509" name="page509"></a>(p. 509)</span> par cette tolérance, M.
+Crémieux appuie la proposition de M. Marie<a id="footnotetag592" name="footnotetag592"></a><a href="#footnote592" title="Go to footnote 592"><span class="smaller">[592]</span></a>.</p>
+
+<p>Cependant M. Odilon Barrot, informé de la présence de la duchesse
+d'Orléans au Palais-Bourbon, s'est enfin décidé à y venir. À peine
+paraît-il qu'il est entraîné dans un bureau par les délégués du
+<cite>National</cite>; ceux-ci lui offrent une place dans le gouvernement
+provisoire, à condition qu'il abandonne la régence; il refuse avec
+indignation, s'arrache aux bras qui veulent le retenir, et rentre
+dans la salle. Des voix nombreuses l'appellent à la tribune. Après
+quelques généralités sur le mal de la guerre civile: «Notre devoir,
+dit-il, est tout tracé. Il a heureusement cette simplicité qui saisit
+une nation. Il s'adresse à ce qu'il y a de plus généreux et de plus
+intime: à son courage et à son honneur. La couronne de Juillet
+repose sur la tête d'un enfant et d'une femme.» À ces paroles bien
+inspirées et bien dites, la grande majorité des députés répond par
+des acclamations. La duchesse d'Orléans et, sur son indication, le
+comte de Paris se lèvent et saluent. Puis, presque aussitôt, la
+princesse fait signe qu'elle veut parler. «Messieurs, dit-elle avec
+fermeté, je suis venue avec ce que j'ai de plus cher au monde...»
+Sa voix ne parvient pas à dominer le tumulte. Vainement quelques
+députés crient-ils: «Laissez parler madame la duchesse!» D'autres,
+qui ne se rendent pas compte de ce qui se passe ou qui redoutent
+cette intervention, crient: «Continuez, monsieur Barrot!» Et M.
+Barrot continue, ajoutant ainsi le son de sa parole à tous les bruits
+qui étouffent la voix de la princesse. Ne s'est-il donc pas aperçu
+qu'elle voulait <span class="pagenum"><a id="page510" name="page510"></a>(p. 510)</span> parler, ou a-t-il cru qu'il dirait mieux
+ce qui convenait? La duchesse d'Orléans, restée un instant debout
+dans l'attitude résolue de quelqu'un qui veut haranguer une foule,
+retombe accablée sur son banc. Que serait-il arrivé si elle avait pu
+se faire entendre? Elle eût certainement trouvé dans son c&oelig;ur de
+princesse et de mère des accents inconnus aux avocats parlementaires.
+Eussent-ils suffi à rétablir une fortune déjà si compromise? En
+tout cas, l'occasion, une fois perdue, ne pourra plus se retrouver.
+La princesse le sent: aussi est-ce pour elle l'instant le plus
+douloureux. Depuis le départ du Roi, gardant, en dépit de tout, une
+certaine confiance dans sa popularité personnelle, se sentant l'âme
+et le courage d'une Marie-Thérèse, elle a été soutenue par l'espoir
+de se rencontrer face à face avec le peuple, de lui en imposer par
+son attitude, par sa parole, et de redresser ainsi à elle seule le
+trône à demi abattu de son fils. C'est pour cela que, tout à l'heure,
+elle était prête à aller à l'Hôtel de ville et que, malgré le duc de
+Nemours, elle a voulu venir à la Chambre. Cet espoir s'écroule.</p>
+
+<p>La fin du discours de M. Odilon Barrot ne vaut pas le début. La
+pensée s'amollit en se délayant. Les phrases se suivent, sans agir
+sur les auditeurs. Et puis, au bout, pas un acte, pas une initiative.
+Pour toute conclusion, la menace de donner sa démission si l'on
+n'adopte pas son avis. Il faut certes la naïveté de M. Barrot pour
+s'imaginer qu'on arrête une révolution en posant la question de
+cabinet. Le ministre n'ayant fait aucune proposition par laquelle
+on puisse clore le débat, celui-ci se prolonge. La parole est aux
+vaincus de 1830 qui voient, avec une joie cruelle, leurs vainqueurs
+aux prises à leur tour avec la révolution. «Messieurs, s'écrie M.
+de la Rochejacquelein, il appartient peut-être à ceux qui, dans le
+passé, ont toujours servi les rois, de parler maintenant du peuple.
+Aujourd'hui, vous n'êtes rien ici; vous n'êtes plus rien... Il faut
+convoquer la nation, et alors...» À ce moment, comme pour répondre à
+cet appel, la porte de gauche, frappée violemment à coups de crosse,
+cède et livre passage à une foule d'hommes armés, gardes nationaux,
+ouvriers, étudiants, portant <span class="pagenum"><a id="page511" name="page511"></a>(p. 511)</span> des drapeaux et criant: «À bas
+la régence! La déchéance!» Le flot tumultueux remplit l'hémicycle et
+déborde sur les premiers gradins. Les députés refoulés se serrent
+sur les bancs supérieurs. Le président se couvre et déclare «qu'il
+n'y a point de séance en ce moment», mais il reste à son fauteuil.
+La duchesse d'Orléans est toujours à sa place, le duc de Nemours à
+côté d'elle<a id="footnotetag593" name="footnotetag593"></a><a href="#footnote593" title="Go to footnote 593"><span class="smaller">[593]</span></a>. M. Odilon Barrot est immobile, les bras croisés,
+au pied de la tribune d'où les envahisseurs proclament que le peuple
+a repris sa souveraineté. L'un d'eux annonce que «le trône vient
+d'être brisé aux Tuileries et jeté par les fenêtres». M. de la
+Rochejacquelein, s'adressant à l'un des chefs, lui dit: «Nous allons
+droit à la république.&mdash;Quel mal y a-t-il à cela?&mdash;Aucun, reprend M.
+de la Rochejacquelein; tant pis pour eux, ils ne l'auront pas volé.»
+Enfin, M. Ledru-Rollin parvient à prendre la parole. Au nom du peuple
+dont il salue les représentants dans les envahisseurs, il dénie à la
+Chambre le droit de constituer une régence. M. Berryer trouve qu'il
+ne va pas assez vite. «Pressez la question, lui crie-t-il; concluez;
+un gouvernement provisoire!» M. Ledru-Rollin se décide à finir en
+réclamant un gouvernement provisoire nommé par le peuple, non par la
+Chambre.</p>
+
+<p>Voici M. de Lamartine à la tribune. Il est salué par des
+applaudissements. Cette ovation rend quelque espoir aux partisans de
+la duchesse d'Orléans qui ignorent l'engagement pris par l'orateur
+envers les républicains, et qui se rappellent qu'en 1842, il s'était
+prononcé avec éclat pour la régence féminine. Ils veulent voir en
+lui l'homme capable de charmer, de toucher, de dompter cette foule.
+La cause à défendre ne semble-t-elle pas faite pour le séduire? Du
+haut de la tribune, il peut voir les deux clients qui s'offrent à son
+éloquence: à ses pieds, l'émeute grouillante, hurlante, menaçante,
+qui cherche à étouffer par la force la libre délibération des élus
+du pays; en face de lui, immobile et digne, une princesse en larmes,
+une mère en deuil, qui, son enfant à la main, est venue se <span class="pagenum"><a id="page512" name="page512"></a>(p. 512)</span>
+confier à la représentation nationale; d'un côté, la violence dans
+ce qu'elle a de plus cynique et de plus hideux; de l'autre, le droit
+sous sa forme la plus touchante. Comment supposer qu'un poète, d'âme
+tendre et délicate, d'inspiration chevaleresque, puisse un moment
+hésiter? Son imagination rêvait un beau rôle: où en trouver un plus
+beau et qui convienne mieux à son talent? En effet, les premières
+paroles de l'orateur semblent un appel à la pitié en faveur «d'une
+princesse se défendant avec son fils innocent, et venant se jeter
+du milieu d'un palais désert au milieu de la représentation du
+peuple». L'émeute, surprise, murmure et ébauche des gestes de menace.
+Quelques amis de la princesse se retournent vers elle, avec une
+lueur d'espoir dans le regard; mais elle leur répond par un sourire
+triste, indiquant d'un léger signe du doigt qu'elle n'a pas leur
+illusion. M. de Lamartine ne laisse pas longtemps l'auditoire dans
+l'incertitude; il ajoute que, «s'il partage l'émotion qu'inspire ce
+spectacle attendrissant des plus grandes catastrophes humaines, il
+n'a pas partagé moins vivement le respect pour le peuple glorieux
+qui combat depuis trois jours afin de redresser un gouvernement
+perfide». Un frémissement douloureux parcourt les rangs des amis de
+la monarchie, tandis que l'émeute, rassurée, applaudit. L'orateur
+continue en contestant la portée des «acclamations» sur lesquelles on
+a prétendu fonder la régence, et, «du droit de la paix publique, du
+droit du sang qui coule», il demande que «l'on constitue à l'instant
+un gouvernement provisoire».</p>
+
+<p>Ce «peuple», que l'orateur flatte si misérablement, ne va pas
+lui laisser finir son discours. Les portes, de nouveau forcées,
+vomissent une seconde invasion plus hideuse encore que la première.
+Les émeutiers se précipitent à la fois par les tribunes et par les
+entrées du bas, ivres de violence et de vin, vêtements déchirés,
+chemise ouverte, bras nus, brandissant leurs armes, hurlant: «À
+bas la Chambre! Pas de députés! À la porte les corrompus! Vive
+la république!» L'un d'eux, d'une main mal assurée, ajuste son
+fusil dans la direction du bureau. «Ne tirez pas, ne tirez pas,
+lui crie-t-on; c'est Lamartine qui <span class="pagenum"><a id="page513" name="page513"></a>(p. 513)</span> parle!» Ses voisins
+parviennent enfin à relever son arme. «Président des corrompus,
+va-t'en!» dit un insurgé en arrachant le chapeau de M. Sauzet, qui
+disparaît, non sans déclarer la séance levée. Les députés épouvantés
+s'échappent par toutes les issues. Le groupe royal n'a plus autour
+de lui qu'un petit nombre d'amis. Des insurgés, qui ont fini par le
+découvrir, braquent leurs fusils de ce côté. La duchesse d'Orléans
+ne se trouble pas; le duc de Nemours est toujours auprès d'elle.
+Leurs amis les entraînent par un corridor étroit et obscur que la
+foule obstrue. Séparée violemment de ses deux fils, la princesse
+pousse des cris déchirants: «Mes enfants! mes enfants!» Au bout de
+quelques instants, le comte de Paris, porté ou plutôt lancé de bras
+en bras, parvient à l'extrémité du corridor; on le fait sortir par
+une fenêtre, et il rejoint sa mère dans l'hôtel de la Présidence.
+Peu après, on apprend que le duc de Chartres, un moment renversé
+sous les pieds de la foule, a été relevé et se trouve en sûreté dans
+l'appartement d'un huissier. Impossible de rester à la Présidence,
+qui va être probablement envahie. On décide de se réfugier à l'hôtel
+des Invalides, qui est à peu de distance. Une voiture se trouve dans
+la cour; la princesse y monte avec le comte de Paris et quelques
+fidèles. Pendant ce temps, le duc de Nemours a été entraîné par des
+amis qui le savent plus menacé que tout autre; ils lui font revêtir
+un costume de garde national. Insoucieux de son propre péril, il ne
+songe qu'à celui de sa belle-s&oelig;ur, et se hâte de la rejoindre aux
+Invalides.</p>
+
+<p>Désormais, dans la salle du Palais-Bourbon, il n'y a plus de
+Chambre: ce n'est qu'un club, et quel club! À peine une douzaine
+de députés républicains sont-ils restés au milieu des envahisseurs
+en armes qui remplissent l'enceinte. M. de Lamartine est toujours
+à la tribune, et M. Dupont de l'Eure a été porté au fauteuil. Au
+milieu du tapage, M. de Lamartine parvient, non sans peine, à faire
+comprendre qu'on va soumettre au «peuple» la liste des membres du
+gouvernement provisoire. Plusieurs noms sont jetés à la foulé.
+C'est ce que M. Dupin a pu appeler «une nomination à la criée».
+<span class="pagenum"><a id="page514" name="page514"></a>(p. 514)</span> Pourquoi tels noms plutôt que tels autres? Pour cette seule
+raison que la coterie du <cite>National</cite> a eu l'idée de les inscrire sur
+sa liste. Au milieu des acclamations, des huées, des apostrophes
+diverses qui se croisent, il est difficile de savoir d'une façon
+précise qui a été admis, et même souvent qui a été proposé. Les
+noms qui semblent surnager sont ceux de Lamartine, Arago, Dupont de
+l'Eure, Ledru-Rollin, Marie. Pour mettre un terme à cette scène de
+confusion tumultueuse, l'acteur Bocage s'écrie: «À l'Hôtel de ville!
+Lamartine en tête!» L'appel est entendu: une partie de la foule sort
+avec Lamartine et Dupont de l'Eure. Une autre partie est demeurée
+dans la salle. M. Ledru-Rollin, jaloux sans doute du rôle joué par
+M. de Lamartine, a pris possession de la tribune. Sous le prétexte
+qu'un «gouvernement ne peut se nommer à la légère», il recommence
+la «criée», ajoutant à la liste première les noms de MM. Crémieux
+et Garnier-Pagès, qui ne laissent pas que de soulever quelques
+protestations. Cela fait, il part à son tour pour rejoindre Lamartine
+à l'Hôtel de ville. Le peuple se décide alors à évacuer la salle,
+non sans avoir percé de balles le portrait de Louis-Philippe dans le
+tableau qui est au-dessus du bureau et qui représente la prestation
+du serment en 1830. Il est alors environ quatre heures du soir.</p>
+
+<h4>XIV</h4>
+
+<p>D'où venaient les bandes qui, par deux fois, ont envahi la Chambre,
+et qui se sont trouvées subitement exercer le pouvoir constituant?
+Comment ont-elles pu arriver au Palais-Bourbon et y pénétrer? Pour
+répondre à cette question, il nous faut revenir un peu en arrière.</p>
+
+<p>À peine le palais des Tuileries avait-il été évacué par le duc
+de Nemours, que les émeutiers s'en étaient emparés. Les premiers
+arrivés, surpris d'être entrés si facilement, s'étaient répandus
+dans les appartements, curieux, gouailleurs, gamins, <span class="pagenum"><a id="page515" name="page515"></a>(p. 515)</span> sans se
+livrer à de trop grands excès. À peu près au même moment, le combat
+qui durait depuis deux heures sur la place du Palais-Royal, prenait
+fin: les assaillants ayant mis le feu à des matières incendiaires
+accumulées devant le corps de garde du Château d'eau, la petite
+garnison, dont le quart était tué ou blessé, avait été contrainte de
+capituler. Les vainqueurs alors se divisèrent: tandis qu'une partie
+saccageait le Palais-Royal, détruisant, brûlant les meubles, les
+objets d'art, s'enivrant dans les caves, les autres se précipitèrent
+vers les Tuileries et, dans la joie de leur triomphe, y commencèrent
+une saturnale dévastatrice qui devait se prolonger jusqu'à la nuit.
+Cependant, parmi les insurgés qui, de tous les points de la ville,
+affluaient vers la demeure royale, quelques-uns se rendaient compte
+qu'avant de fêter la victoire, il fallait la compléter; informés de
+la présence de la duchesse d'Orléans à la Chambre des députés, ils
+résolurent d'y porter aussitôt l'attaque. Sous leur impulsion, des
+bandes, formées de gardes nationaux et de gens du peuple, quittèrent
+les Tuileries et se dirigèrent, par les deux quais ou par le jardin,
+vers le Palais-Bourbon. Des masses assez considérables d'infanterie,
+de cavalerie, d'artillerie occupaient la place de la Concorde, le
+pont et les abords de la Chambre; il leur eût été facile de barrer
+le chemin aux émeutiers qui étaient peu nombreux, mal armés, et
+plus préparés à crier qu'à se battre. Elles les laissèrent passer,
+sans faire un mouvement. La bande qui arriva la première devant les
+grilles du Palais-Bourbon les trouva fermées; le général Gourgaud
+essaya de l'arrêter par ses objurgations; sa résistance, que n'appuya
+aucune démonstration armée, ne contint pas longtemps les assaillants.
+Ce fut le seul effort tenté pour protéger la représentation nationale.</p>
+
+<p>On a dit, pour excuser les commandants militaires, qu'ils n'avaient
+pas d'ordre. L'excuse ne serait pas suffisante, et, en fait, elle
+n'est pas fondée. J'ai dit déjà quelles instructions le duc de
+Nemours, avant de pénétrer dans le Palais-Bourbon, avait données au
+général Ruhlières, investi du commandement <span class="pagenum"><a id="page516" name="page516"></a>(p. 516)</span> supérieur<a id="footnotetag594" name="footnotetag594"></a><a href="#footnote594" title="Go to footnote 594"><span class="smaller">[594]</span></a>.
+Le prince ne s'en tint pas là. De l'intérieur de la salle, il envoya
+plusieurs officiers de sa suite, dont le capitaine Bro<a id="footnotetag595" name="footnotetag595"></a><a href="#footnote595" title="Go to footnote 595"><span class="smaller">[595]</span></a>, au
+général Ruhlières, afin de lui renouveler l'ordre «de faire tout au
+monde pour couvrir la Chambre des députés du côté de la Seine et de
+la place du Palais-Bourbon, et de protéger à tout prix et par tous
+les moyens possibles la liberté de la discussion jusqu'à la fin de
+la séance, en arrêtant les bandes armées qui voudraient se porter
+sur la Chambre». M. Bro a raconté lui-même que le général, après
+avoir écouté cet ordre, le prit par le bras et, l'amenant à hauteur
+de l'obélisque, lui montra le château: «Regardez! lui dit-il, vous
+voyez que les Tuileries sont envahies par le peuple... Voilà des
+bandes qui descendent dans le jardin. Pareille chose va avoir lieu
+du côté du quai. Retournez auprès du duc de Nemours; vous lui direz
+que si dans un quart d'heure ou vingt minutes la duchesse d'Orléans
+et le comte de Paris ne sont pas hors de la Chambre, je ne réponds
+plus de rien.» Au reçu de cette réponse, le duc de Nemours prescrivit
+au capitaine Bro de retourner au galop auprès du général Ruhlières
+et de lui réitérer l'ordre «de défendre la Chambre à tout prix, de
+faire tout au monde pour la couvrir de tous les côtés»; il ajouta
+«que le salut du pays en dépendait». Le duc dit encore: «Prévenez le
+général Bedeau de cet ordre.» Rencontrant ce dernier au sortir du
+palais, le capitaine Bro lui fit la commission dont il était chargé;
+le général objecta que les troupes qui étaient là ne se trouvaient
+pas sous son commandement. Le capitaine courut ensuite au plus vite
+auprès du général Ruhlières, qui lui dit avec une sorte de colère:
+«Cette fois-ci, ce n'est pas au duc de Nemours que vous porterez ma
+réponse, mais à la duchesse d'Orléans. Vous lui déclarerez que si
+dans dix minutes, un quart d'heure au plus, elle n'est pas sortie
+de la Chambre, je ne réponds plus de rien.» Vers le même moment,
+le général Bedeau envoyait le capitaine Fabar à la recherche de
+M. Barrot, <span class="pagenum"><a id="page517" name="page517"></a>(p. 517)</span> pour lui demander si l'ordre d'éviter toute
+collision tenait toujours. M. Fabar, ne pouvant joindre M. Barrot,
+pria un député qu'il ne connaissait pas de transmettre au ministre
+la demande du général. Ce député, qui se trouvait être M. Courtais,
+prit sur lui de répondre que «les ordres étaient maintenus, et que
+les troupes devaient s'abstenir de toute intervention». Le général
+Bedeau renvoya alors M. Fabar à la Chambre, pour aviser la duchesse
+d'Orléans de cette situation et l'inviter à se retirer au plus vite
+avec les troupes<a id="footnotetag596" name="footnotetag596"></a><a href="#footnote596" title="Go to footnote 596"><span class="smaller">[596]</span></a>.</p>
+
+<p>De toutes les défaillances de cette journée, aucune ne montre mieux
+à quel point les meilleurs esprits étaient troublés, les plus fermes
+caractères ébranlés. Le général Ruhlières était un très vigoureux
+vétéran des guerres impériales, le général Bedeau un des premiers
+entre les «Africains»; et cependant, ayant plusieurs milliers de
+soldats sous leurs ordres, ils se sont sentis incapables de défendre,
+contre l'invasion de quelques centaines d'insurgés, l'enceinte
+législative que le duc de Nemours leur avait prescrit de protéger et
+où ils savaient que la duchesse d'Orléans jouait la dernière partie
+de la monarchie. C'est qu'en réalité, depuis qu'on l'avait fait
+reculer devant l'émeute, en lui donnant pour instruction d'éviter
+toute collision, l'armée n'existait plus<a id="footnotetag597" name="footnotetag597"></a><a href="#footnote597" title="Go to footnote 597"><span class="smaller">[597]</span></a>.</p>
+
+<p>Quand les envahisseurs, auxquels on avait si bénévolement livré
+passage, eurent accompli leur &oelig;uvre dans la Chambre, que la
+duchesse d'Orléans fut en fuite et le gouvernement provisoire
+proclamé, des partisans de la révolution victorieuse vinrent faire
+observer aux généraux que le maintien des <span class="pagenum"><a id="page518" name="page518"></a>(p. 518)</span> troupes sur la
+place de la Concorde et autour du Palais-Bourbon n'avait plus de
+raison d'être, et ils les pressèrent de les congédier. Les généraux
+se rendirent à cet avis et donnèrent l'ordre aux divers corps de
+retourner à leurs quartiers. Cette retraite ne put même pas s'opérer
+en bon ordre. Plusieurs détachements, enveloppés et pénétrés par la
+foule, furent rompus et désarmés.</p>
+
+<p>À peu près au même moment, des scènes analogues se produisirent
+partout où des troupes se trouvaient encore réunies. Ce fut au
+Panthéon, occupé par la colonne du général Renault, que les choses se
+passèrent le moins mal. Ce général, dont les communications étaient
+coupées depuis le matin, avait massé ses soldats derrière les grilles
+du monument, pour éviter le contact avec la foule, et faisait assez
+bonne contenance. Aux médiateurs officieux qui le pressaient de se
+retirer, il répondait ne pouvoir abandonner sans ordre la position
+qui lui était confiée. Vers deux heures, cependant, informé de la
+situation générale, il céda. Formées en colonnes serrées, ses troupes
+purent être ramenées dans les casernes du voisinage. Mais bientôt,
+malgré les protestations du général et des colonels invoquant
+l'honneur militaire, le peuple envahit les casernes et se fit livrer
+les armes.</p>
+
+<p>À la Préfecture de police se trouvaient douze à quinze cents hommes
+de troupes, dont quatre cents gardes municipaux, sous le commandement
+du général de Saint-Arnaud, qui, comme les autres chefs de corps,
+avait ordre d'éviter toute hostilité. Vers midi, pour soustraire
+ses soldats aux fraternisations populaires dont la colonne du
+général Sébastiani donnait, de l'autre côté de la Seine, le triste
+exemple, il avait fait évacuer tous les abords et s'était renfermé
+dans l'enceinte des bâtiments. Le peuple et les gardes nationaux
+enveloppèrent alors la Préfecture, menaçant de l'attaquer si elle
+ne leur était livrée. Les municipaux s'offraient à balayer les
+assaillants; mais ni le préfet de police, ni le général n'osaient le
+leur permettre. Après de longs pourparlers, M. Delessert consentit,
+vers trois heures, à livrer ses bureaux à la garde nationale,
+<span class="pagenum"><a id="page519" name="page519"></a>(p. 519)</span> et s'en alla à la recherche du gouvernement, dont il n'avait
+plus aucune nouvelle. Le général de Saint-Arnaud traita alors de
+la retraite de ses troupes. Le peuple exigeait le désarmement des
+gardes municipaux: ces braves gens s'y refusaient; enfin, pressés
+par le général, ils cédèrent et brisèrent eux-mêmes avec rage leurs
+fusils et leurs sabres. Les troupes de ligne avaient conservé les
+leurs; mais plusieurs détachements, en se retirant, se les laissèrent
+prendre par la foule. Quant aux municipaux désarmés, ils furent
+divisés en deux pelotons: l'un d'eux parvint sans trop d'encombre à
+la mairie du 11<sup>e</sup> arrondissement, où il fut dissous; l'autre, sorti
+avec d'autres troupes sous la conduite du général de Saint-Arnaud,
+fut lâchement fusillé par une bande d'émeutiers sur le quai de
+Gèvres; les hommes s'enfuirent et se dispersèrent, non sans laisser
+quelques-uns des leurs sur le pavé. Le général, renversé de son
+cheval, assailli par une foule furieuse, dut chercher un refuge à
+l'Hôtel de ville.</p>
+
+<p>Sauf les troupes demeurées à l'École militaire qui se trouvait
+jusqu'à présent hors du cercle d'action de l'émeute, l'armée de Paris
+était dissoute. Le gouvernement n'avait plus aucune force sous la
+main. Du gouvernement lui-même que restait-il? Après l'envahissement
+de la Chambre, M. Odilon Barrot est retourné au ministère de
+l'intérieur, suivi de quelques amis; il voulait tenter, avec la garde
+nationale, un dernier effort en faveur de la régence. Il écrit dans
+ce sens à plusieurs maires, notamment à celui du 2<sup>e</sup> arrondissement,
+M. Berger, sur lequel il comptait d'une façon toute particulière, et
+dont l'élection récente à la Chambre des députés avait été regardée
+comme un triomphe de la gauche dynastique. En même temps, le général
+de La Moricière, qui vient de retrouver sa liberté, toujours plein
+d'ardeur malgré sa blessure, court à la 10<sup>e</sup> et à la 11<sup>e</sup> légion.
+Tout échoue; M. Berger répond «qu'il ne reconnaît plus d'autre
+gouvernement que celui de l'Hôtel de ville». En même temps, deux
+anciens alliés de M. Barrot dans la campagne des banquets, MM. Marie
+et Carnot, arrivent au ministère de l'intérieur pour en prendre
+possession et annoncer <span class="pagenum"><a id="page520" name="page520"></a>(p. 520)</span> la révolution aux départements. M.
+Barrot repousse honnêtement les nouvelles offres qu'ils lui font
+d'entrer dans le gouvernement provisoire. Triste, abattu, voyant
+peut-être clair pour la première fois dans les conséquences de sa
+politique, il quitte ce ministère où il a eu quelques heures de
+popularité, mais pas une minute de pouvoir, et il se rend à l'hôtel
+des Invalides.</p>
+
+<p>La duchesse d'Orléans s'y trouve depuis qu'elle a quitté la Chambre
+des députés. À son arrivée, le gouverneur, le maréchal Molitor,
+malade, inquiet, ne lui a pas caché l'impossibilité où il était de
+la protéger. «N'importe, a-t-elle répondu, ce lieu est bon pour y
+mourir, si nous n'avons pas de lendemain; pour y rester, si nous
+pouvons nous y défendre.» Le duc de Nemours l'a bientôt rejointe.
+Tous deux se consultent avec leurs amis. Y a-t-il moyen de tenter un
+retour dans Paris? On envoie aux informations. La duchesse d'Orléans
+est prête aux résolutions les plus hardies. Mais les nouvelles qui
+arrivent sont absolument décourageantes; les émeutiers commencent à
+se douter que la princesse est aux Invalides, et il est question de
+venir l'y attaquer. «Y a-t-il quelqu'un ici, demande-t-elle, qui me
+conseille de rester? Tant qu'il y aura une personne, une seule qui
+sera d'avis de rester, je resterai. Je tiens à la vie de mon fils
+plus qu'à sa couronne; mais si sa vie est nécessaire à la France,
+il faut qu'un roi, même un roi de neuf ans, sache mourir.» Vers six
+heures, arrive M. Barrot, qui confirme les mauvaises nouvelles,
+conseille de quitter sans retard une retraite qui n'est plus sûre et
+engage la duchesse d'Orléans à se retirer à peu de distance de Paris,
+pour attendre les événements. Cédant à cet avis, elle quitte à pied
+l'hôtel des Invalides, au bras de M. de Mornay; le comte de Paris la
+suit à quelques pas, donnant la main à M. Jules de Lasteyrie; le duc
+de Nemours vient derrière, ne les perdant pas de vue. On s'arrête
+quelques instants rue de Monsieur, chez le comte de Montesquiou. Puis
+la duchesse et son fils montent en voiture avec M. de Mornay, pour
+gagner le château de Bligny, situé près de Limours. La dernière
+parole de la princesse à ses amis a été: «Sur <span class="pagenum"><a id="page521" name="page521"></a>(p. 521)</span> un mot, demain
+ou dans dix ans, je reviens ici.» Le duc de Nemours, demeuré seul,
+sans asile, accepte l'hospitalité de M. Biesta, rue de Madame: il
+y va occuper la chambre où un républicain, M. Pagnerre, était venu
+chercher un abri la nuit précédente.</p>
+
+<h4>XV</h4>
+
+<p>La royauté de Juillet est donc bien définitivement vaincue. Et
+maintenant faut-il suivre les vainqueurs à l'Hôtel de ville? Faut-il
+les montrer se débattant au milieu de l'anarchie tumultueuse dont ils
+sont nés et qu'ils ne peuvent dominer? Faut-il raconter l'impudente
+usurpation par laquelle ils imposent à la France, qui n'y songeait
+guère et qui n'en voulait certainement pas, la république exigée par
+quelques braillards de la place de Grève? Non, ce serait commencer
+l'histoire d'un autre régime. La tâche que je me suis imposée prend
+fin avec la chute de la monarchie. Il suffira d'indiquer, à titre
+d'épilogue, ce que sont devenus, à la suite de cette catastrophe, les
+membres de la famille royale.</p>
+
+<p>La duchesse d'Orléans resta deux jours au château de Bligny. Ce fut
+seulement le samedi que son second fils, encore malade, lui fut
+ramené. M. de Mornay lui apporta, le même jour, un passeport pour
+l'Allemagne et l'avis de partir immédiatement. Elle ne s'y décida pas
+sans résistance. En franchissant la frontière, elle fondit en larmes.
+Comme M. de Mornay pleurait aussi: «Nos larmes sont bien différentes,
+lui dit-elle: vous pleurez de joie de nous avoir sauvés; je pleure de
+douleur de quitter la France, cette France sur qui j'appelle toutes
+les bénédictions du ciel. En quelque lieu que je meure, qu'elle
+sache bien que les derniers battements de mon c&oelig;ur seront pour
+elle<a id="footnotetag598" name="footnotetag598"></a><a href="#footnote598" title="Go to footnote 598"><span class="smaller">[598]</span></a>.» Le duc de Nemours, conduit par MM. Biesta et <span class="pagenum"><a id="page522" name="page522"></a>(p. 522)</span>
+d'Aragon, qui le firent passer pour leur secrétaire, quitta Paris le
+25 au soir, et s'embarqua à Boulogne dans la nuit du 26 au 27<a id="footnotetag599" name="footnotetag599"></a><a href="#footnote599" title="Go to footnote 599"><span class="smaller">[599]</span></a>.</p>
+
+<p>De toute la famille royale, Louis-Philippe et Marie-Amélie furent
+ceux qui parvinrent le plus difficilement à atteindre le sol
+étranger. Arrivés à Saint-Cloud vers deux heures, le 24 février, ils
+repartaient une heure après pour Trianon, et de là pour Dreux, où
+ils couchaient: la Reine avait tenu à passer par cette ville, pour
+prier sur la tombe de ses enfants. Croyant la régence établie, le Roi
+comptait se rendre au château d'Eu. Mais, le 25 au matin, il apprend
+que la régence a été, elle aussi, emportée par la révolution, et que
+la république est proclamée. Il décide alors de gagner incognito une
+petite maison, pour le moment inhabitée, sise sur la côte de Grâce,
+près Honfleur, et appartenant à M. de Perthuis, gendre du général
+Dumas: de là, il cherchera à s'embarquer pour l'Angleterre. Afin
+d'attirer moins l'attention, on se divise<a id="footnotetag600" name="footnotetag600"></a><a href="#footnote600" title="Go to footnote 600"><span class="smaller">[600]</span></a>. Tandis que le duc
+de Montpensier, la duchesse de Nemours et ses enfants se dirigent
+sur Granville et Jersey, le Roi et la Reine, sous le nom de M. et
+Mme Lebrun, accompagnés du général de Rumigny, prennent, dans une
+berline de louage, la route de Honfleur. Un peu avant Évreux, les
+fugitifs trouvent asile, durant quelques instants, dans la demeure
+d'un agent des forêts royales. Là, on juge plus prudent de modifier
+les conditions du voyage: le Roi monte dans un cabriolet avec un
+fermier, tandis que la Reine reste dans la berline. Ils roulent
+toute <span class="pagenum"><a id="page523" name="page523"></a>(p. 523)</span> la nuit, sans cesse en crainte d'être reconnus, et
+arrivent, épuisés de fatigue, le 26 au matin, dans la maison de M.
+de Perthuis. Plusieurs jours sont employés sans succès à chercher un
+moyen de passer en Angleterre. On s'est d'abord adressé au capitaine
+de l'<cite>Express</cite>, paquebot anglais faisant le service du Havre à
+Southampton; mais il ne s'est pas cru autorisé à donner son concours.
+Des négociations ont été ensuite engagées pour la location d'un
+bateau de pêche à Trouville: le mauvais état de la mer et d'autres
+contretemps font échouer tous les projets. Le Roi, qui s'est rendu
+à Trouville, a été sur le point d'y être découvert et a dû s'en
+échapper de nuit. Chaque jour qui s'écoule rend la situation plus
+dangereuse; des personnes auxquelles il a fallu s'ouvrir, aucune
+n'a trahi; mais tant de démarches insolites éveillent les soupçons.
+Grands sont donc le découragement et l'angoisse dans la petite
+maison de la côte de Grâce, quand, le jeudi 2 mars, un étranger s'y
+présente: c'est le vice-consul de Grande-Bretagne au Havre qui vient,
+de la part de son gouvernement, mettre l'<cite>Express</cite> à la disposition
+du Roi. Le soir venu, celui-ci se rend au Havre avec la Reine,
+et, sous la conduite du consul anglais, s'embarque immédiatement
+sur l'<cite>Express</cite>. À ce moment, un agent du port reconnaît le Roi,
+mais il n'est plus temps, le navire a démarré. Le 3 mars au matin,
+Louis-Philippe débarque à Newhaven; le 4, il s'installe au château
+de Claremont, où viennent le rejoindre tous ceux des siens qui l'ont
+précédé sur la terre d'Angleterre.</p>
+
+<p>Deux de ses fils manquaient cependant à cette réunion: c'étaient le
+prince de Joinville et le duc d'Aumale. On sait qu'ils se trouvaient
+à Alger, au moment de la révolution. Ce ne fut pas, pendant quelques
+jours, le moindre souci du gouvernement provisoire, de savoir ce que
+feraient ces deux jeunes princes, vaillants, populaires, et dont
+l'un avait sous ses ordres, en Afrique, une armée de cent mille
+hommes. Les premières nouvelles annonçant les troubles de Paris,
+l'abdication du Roi, l'établissement de la régence, parvinrent
+à Alger le 27 février. Deux jours après, le 1<sup>er</sup> mars, on y
+<span class="pagenum"><a id="page524" name="page524"></a>(p. 524)</span> apprenait l'établissement du gouvernement provisoire et la
+proclamation de la république. Enfin, le 2 mars, le duc d'Aumale
+était informé que, proscrit avec toute sa famille, il avait pour
+successeur au gouvernement de l'Algérie le général Cavaignac; en
+attendant l'arrivée de ce dernier, il devait remettre le commandement
+au général Changarnier. Le prince décida aussitôt de partir le
+lendemain. Dans le port, se trouvait l'aviso <i>le Solon</i>, qui
+avait été mis à sa disposition et à celle de son frère pour leurs
+promenades de plaisance. Le commandant de ce bâtiment, le capitaine
+Charles Jaurès, très dévoué aux princes, vint leur déclarer qu'il
+était prêt à les transporter où ils voudraient: ils demandèrent à
+être conduits en Angleterre. Avant de résigner ses fonctions, le duc
+d'Aumale, préoccupé avant tout des intérêts de la France, écrivit
+au nouveau ministre de la guerre, dont il ne savait même pas le
+nom, une lettre où il l'informait des concentrations de troupes
+qu'il avait préparées sur le littoral algérien en vue d'une guerre
+européenne<a id="footnotetag601" name="footnotetag601"></a><a href="#footnote601" title="Go to footnote 601"><span class="smaller">[601]</span></a>. «La France, ajoutait-il, peut compter sur son armée
+d'Afrique. Elle trouvera ici des troupes disciplinées, braves,
+aguerries... J'avais espéré partager leurs dangers et combattre avec
+elles pour la patrie... Cet honneur m'est enlevé; mais, du fond de
+l'exil, tous mes v&oelig;ux seront pour la gloire et le bonheur de la
+France.» Le prince adressa aux colons et à l'armée deux proclamations
+inspirées des mêmes sentiments.</p>
+
+<p>Le 3 mars, au matin, le général Changarnier et, à sa suite, tous
+les fonctionnaires vinrent au palais du gouvernement saluer les
+princes. Ceux-ci se mirent en route pour le port. Le duc d'Aumale
+marchait en tête, après lui le prince de Joinville donnant le bras à
+la duchesse d'Aumale, enfin le général Changarnier avec la princesse
+de Joinville. Les troupes faisaient la haie et portaient les armes.
+Malgré la pluie froide qui tombait, les colons, les Arabes étaient
+venus en foule témoigner leur sympathie respectueuse et attristée.
+Le duc d'Aumale était <span class="pagenum"><a id="page525" name="page525"></a>(p. 525)</span> obligé de s'arrêter, à chaque pas,
+pour serrer les mains qui lui étaient tendues. Parmi les officiers,
+les soldats, les habitants, beaucoup ne pouvaient retenir leurs
+larmes. Au moment où le cortège arriva sur le quai d'embarquement,
+l'artillerie de terre et de mer, par ordre exprès du général
+Changarnier, tira le salut royal. Les princesses laissèrent échapper
+leurs sanglots, en descendant dans le canot que, par un dernier
+hommage, on avait rempli de fleurs. Une demi-heure après, le <i>Solon</i>
+s'éloignait dans la direction de Gibraltar. Il s'arrêta quelques
+jours à Cadix et à Lisbonne, puis débarqua les princes, le 21 mars,
+en Angleterre. Seuls de leur famille, ils avaient pu gagner la terre
+d'exil à visage découvert et sous pavillon français.</p>
+
+<h4>XVI</h4>
+
+<p>Ainsi a disparu cette monarchie qui, tout à l'heure encore, semblait
+si bien assise. Elle est tombée, sans que sa chute ait été préparée
+ou provoquée par quelque événement intérieur ou extérieur, tel que
+les ordonnances de Juillet en 1830 ou la défaite de Sedan en 1870.
+Elle a été vaincue, sans qu'il y ait eu bataille, car certes on ne
+peut donner ce nom aux échauffourées partielles qui, en trois jours,
+n'ont coûté la vie qu'à 72 soldats et 289 émeutiers. Un effet sans
+cause, a-t-on pu dire. Aucune histoire ne laisse une impression
+plus triste, et je ne vois pas quel parti y trouverait sujet de
+s'enorgueillir. Heures humiliantes et vraiment maudites, où les plus
+vives intelligences sont obscurcies, les plus fermes caractères
+ébranlés, les plus pures renommées ternies; où personne, pas plus
+dans un camp que dans l'autre, ne sait ce qu'il fait ni ne fait ce
+qu'il veut; où, chez les individus comme dans les masses, tout est
+aveuglement ou défaillance. Ces misères, je les ai mises à nu à
+mesure que je les rencontrais: je n'ai aucun goût à y revenir, pour
+en dresser le long catalogue et y trouver la preuve <span class="pagenum"><a id="page526" name="page526"></a>(p. 526)</span> que
+presque tout le monde a failli. J'aimerais mieux pouvoir les couvrir
+par l'excuse du trouble général.</p>
+
+<p>Est-ce à dire qu'à mes yeux toutes les fautes soient égales? Non: il
+en est qui ont été plus néfastes que d'autres. Du côté du pouvoir,
+la faute capitale a été sans contredit le changement du ministère
+en pleine émeute. Tout ce qui a suivi&mdash;l'ordre de cesser la lutte
+armée, les défaillances des généraux et la démoralisation du
+soldat, l'absence de tout gouvernement, les Tuileries ouvertes aux
+conseillers les moins autorisés et les plus suspects, l'abdication,
+le désarroi de la Chambre, le libre passage laissé aux envahisseurs
+du Palais-Bourbon&mdash;n'a été que la conséquence logique, fatale, de
+cette première faute. Du côté adverse, également, il est facile
+de dire où sont les principaux coupables. Dans l'opposition
+parlementaire, il serait puéril de s'en prendre aux radicaux qui
+suivaient leur voie; les coupables sont les dynastiques qui, contre
+leurs convictions et leurs intérêts, sans la justification d'une
+grande cause à défendre, par impatience de renverser le ministère,
+ont contracté des alliances, employé des moyens d'attaque, provoqué
+des agitations, par lesquels la monarchie elle-même se trouvait
+mise en péril. Si, du Parlement, on descend dans la rue, ce n'est
+pas contre les tapageurs de profession qu'il faut s'indigner,&mdash;ils
+étaient dans leur rôle, et, d'ailleurs, livrés à eux-mêmes, ils
+n'eussent rien pu;&mdash;c'est contre cette garde nationale qui, par
+sottise encore plus que par passion, a protégé, enhardi l'émeute,
+découragé, désorganisé la défense. L'opposition dynastique avait
+préparé la révolution; la garde nationale l'a faite; aucune d'elles
+ne la prévoyait ni ne la voulait.</p>
+
+<p>D'ordinaire, toute révolution est suivie d'une période plus ou moins
+longue d'illusions. Après celle de février 1848, rien de pareil. Le
+sentiment qui domine dans le pays, c'est la consternation<a id="footnotetag602" name="footnotetag602"></a><a href="#footnote602" title="Go to footnote 602"><span class="smaller">[602]</span></a>. On
+se soumet, sans doute, au fait accompli, <span class="pagenum"><a id="page527" name="page527"></a>(p. 527)</span> avec une facilité
+et une promptitude qui prouvent combien l'habitude des changements
+de gouvernement a détruit tout point d'honneur de fidélité; mais
+on le fait tête basse, c&oelig;ur serré; jamais victoire populaire
+n'a eu un lendemain plus morne, plus lugubre. Et ce n'est pas chez
+ceux que je signalais tout à l'heure comme les principaux auteurs
+de cette révolution,&mdash;dans l'opposition dynastique ou dans la garde
+nationale,&mdash;que cette tristesse et cette angoisse sont le moins
+visibles. Ils ont l'air penaud et désolé d'enfants ayant brisé par
+mégarde le jouet qu'ils maniaient trop rudement. Cette consternation
+si générale n'est-elle pas la manifestation la plus significative du
+regret&mdash;faut-il dire du remords&mdash;qu'éveillait chez tous la chute de
+la monarchie?</p>
+
+<p>J'ose dire qu'avec le temps ce regret ne s'est pas affaibli. Non,
+sans doute, qu'on ait cessé d'apercevoir, à distance, ce qui pouvait
+manquer à la monarchie de Juillet,&mdash;et l'on me rendra cette justice
+que, pour ma part, je n'ai cherché à voiler aucune de ses faiblesses
+organiques ou de ses fautes de conduite;&mdash;non surtout que personne
+puisse aujourd'hui songer à restaurer de toutes pièces un régime
+qui ne s'adapterait plus à un état social radicalement changé;
+mais, mieux que jamais, on se rend compte que ces dix-huit années
+ont été, pour la France, une époque heureuse et honorable, époque
+de scrupuleuse légalité, de liberté sage, de prospérité économique,
+de diplomatie habile et prudente. Il ne se trouve plus personne
+pour prendre au sérieux les déclamations de l'opposition d'alors
+sur le pouvoir personnel de Louis-Philippe ou sur les humiliations
+de sa politique étrangère; n'a-t-on pas vu depuis ce que sont un
+vrai pouvoir personnel et une réelle humiliation extérieure? Quant
+aux maladies sociales ou morales dont le pays avait, en effet,
+souffert sous la monarchie de Juillet, on ne voit pas qu'elles
+aient été guéries sous les régimes suivants; elles ont été plutôt
+aggravées. De même, des grands problèmes qu'on <span class="pagenum"><a id="page528" name="page528"></a>(p. 528)</span> reproche
+au gouvernement du roi Louis-Philippe de n'avoir pas su résoudre,
+on cherche vainement quel est celui dont ses successeurs se sont
+tirés plus heureusement. On critiquait le «parlementarisme» d'alors;
+préfère-t-on celui d'aujourd'hui? On blâmait le régime censitaire
+de n'avoir pas fait à la démocratie sa part; estime-t-on qu'on soit
+mieux fixé maintenant sur ce que doit être cette part, et a-t-on
+beaucoup gagné à se précipiter à l'aveugle dans la voie où, avant
+1848, on s'engageait trop timidement?</p>
+
+<p>C'est qu'en effet, pour apprécier équitablement un gouvernement,
+le mieux est de le rapprocher de ceux qui l'ont précédé ou suivi.
+À le considérer seul, on risque d'être trop exclusivement frappé
+par les imperfections qui sont la condition inévitable de toute
+&oelig;uvre humaine et, encore plus, de toute &oelig;uvre politique.
+Je me permets donc de recommander cette méthode de rapprochement
+à ceux qui, de la lecture de ce livre, auraient surtout emporté
+l'impression des fautes commises. Je crois leur avoir fourni l'un
+des éléments de la comparaison à faire, en leur présentant un exposé
+sincère des événements accomplis de 1830 à 1848; ils trouveront
+ailleurs l'histoire des autres périodes. À eux ensuite de conclure.
+Je me bornerai seulement à leur indiquer le criterium auquel ils
+pourraient se rattacher. D'ordinaire, c'est par la fin qu'on juge
+une entreprise; or, les gouvernements qui se sont succédé en
+France, dans ce siècle, monarchies, empires, républiques, ont tous
+échoué; pas un qui ne soit tombé à son tour. On ne saurait donc
+leur demander ce qu'ils sont devenus eux-mêmes; mais ne peut-on pas
+leur demander ce qu'est devenue la France en leurs mains, dans quel
+état ils l'ont laissée à l'heure de leur chute? Je ne pense pas que
+la monarchie de Juillet ait à redouter une question ainsi posée.
+Elle a laissé, en tombant, une nation ayant contracté l'habitude
+et pris le goût de la liberté réglée dont la Restauration lui
+avait fait commencer l'apprentissage. Elle a laissé un pays riche,
+dont quelques embarras budgétaires passagers n'empêchaient pas le
+rapide développement économique, dont toutes les forces <span class="pagenum"><a id="page529" name="page529"></a>(p. 529)</span>
+productives, prudemment ménagées, étaient demeurées intactes, et
+qui avait préparé les progrès de l'avenir sans le grever. Enfin,
+au point de vue de la grandeur nationale, le principal après tout,
+elle peut montrer avec plus de confiance encore le résultat de ses
+dix-huit années: l'Algérie conquise; les traités de 1815 annulés
+dans une de leurs clauses les plus directement hostiles à la France,
+par la dislocation du royaume des Pays-Bas et par l'érection, sous
+notre patronage, d'un royaume belge, indépendant et neutre; à la
+suite et comme le prolongement de la Belgique, toute une ceinture
+d'États constitutionnels, nos clients naturels, se formant ou se
+préparant sur nos frontières, en Allemagne, en Italie, en Espagne;
+la vieille coalition définitivement dissoute; les grandes puissances
+continentales, naguère les plus méfiantes et les plus arrogantes à
+notre égard, cherchant notre concours, presque notre protection,
+disposées à marcher derrière nous et à nous laisser le premier rôle
+en Europe; pour soutenir ce rôle, une armée nombreuse, aguerrie
+à l'école d'Afrique, bien munie, bien commandée, n'ayant alors
+nulle part son égale; et tous ces résultats obtenus sans avoir une
+seule fois troublé la paix où le monde se reposait des secousses
+du commencement du siècle. Voilà, ce me semble, des bienfaits
+dont, aujourd'hui surtout, nous sentons le prix. Le gouvernement
+qui peut s'honorer d'avoir laissé la France en pareille position
+ne doit pas,&mdash;quels qu'aient pu être d'ailleurs ses fautes ou ses
+malheurs,&mdash;être inquiet du jugement qui sera porté sur lui.</p>
+
+<p class="p2 center smaller">FIN DU TOME SEPTIÈME</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page531" name="page531"></a>(p. 531)</span> TABLE DES MATIÈRES</h3>
+
+<div class="toc">
+<p class="center">LIVRE VII<br>
+<span class="smaller">LA CHUTE DE LA MONARCHIE.</span><br>
+<span class="small">(1847-1848)</span></p>
+
+<p>&nbsp;<span class="ralign10">Pages.</span></p>
+
+<p><span class="smcap">Chapitre premier.&mdash;une session malheureuse</span> (mars-août
+ 1847)</p>
+
+<p>I. Ébranlement de la majorité. Les conservateurs progressistes.
+ M. Duvergier de Hauranne et sa proposition de réforme
+ électorale. Elle est repoussée à une grande majorité. La réforme
+ parlementaire est écartée à une majorité moins forte
+<span class="ralign10"><a href="#page2">2</a></span></p>
+
+<p>II. Le gouvernement avait-il raison de se refuser absolument à
+ toute réforme? Il est accusé d'un parti pris d'immobilité. Le
+ Roi est pour beaucoup dans cette immobilité. Lassitude de M.
+ Duchâtel. Il désire que le ministère cède la place à d'autres
+<span class="ralign10"><a href="#page12">12</a></span></p>
+
+<p>III. Échecs infligés par la Chambre à plusieurs ministres.
+ On reconnaît la nécessité de remplacer trois d'entre eux.
+ Affaiblissement résultant de cette crise partielle
+<span class="ralign10"><a href="#page20">20</a></span></p>
+
+<p>IV. La mauvaise récolte. Désordres amenés par la crainte de la
+ disette. Embarras monétaires. Trouble jeté dans les affaires
+ de chemins de fer. Contre-coup sur les finances de l'État.
+ Conséquences politiques de ce malaise économique
+<span class="ralign10"><a href="#page25">25</a></span></p>
+
+<p>V. Projet de M. de Salvandy sur l'enseignement secondaire. Son
+ avortement. M. de Montalembert et M. Guizot à la Chambre des
+ pairs
+<span class="ralign10"><a href="#page35">35</a></span></p>
+
+<p>VI. L'apologétique révolutionnaire. Les histoires de MM.
+ Louis Blanc et Michelet. Les <cite>Girondins</cite> de Lamartine. État
+ d'esprit de l'auteur. Caractère du livre. Effet produit par sa
+ publication
+<span class="ralign10"><a href="#page41">41</a></span></p>
+
+<p>VII. La campagne de corruption. Premières révélations sur
+ l'affaire Cubières. Dénonciations de M. de Girardin et débats
+ qui en résultent. Vote des «satisfaits»
+<span class="ralign10"><a href="#page51">51</a></span></p>
+
+<p>VIII. Mise en accusation de MM. Teste, Cubières, Pellapra
+ et Parmentier. Le procès. M. Teste convaincu de son crime.
+ Condamnation
+<span class="ralign10"><a href="#page59">59</a></span></p>
+
+<p>IX. Effet produit dans le public par le procès Teste. M.
+ Guizot s'explique, à la Chambre des pairs, sur l'accusation de
+ corruption
+<span class="ralign10"><a href="#page68">68</a></span></p>
+
+<p>X. La session finit tristement. Gémissement des amis du cabinet.
+ Cause et caractère du mal
+<span class="ralign10"><a href="#page73">73</a></span></p>
+
+
+<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre II.&mdash;la campagne des banquets</span>
+ (juillet-décembre 1847)
+<span class="ralign10"><a href="#page78">78</a></span></p>
+
+<p>I. L'opposition veut provoquer dans le pays une agitation sur
+ la question <span class="pagenum"><a id="page532" name="page532"></a>(p. 532)</span> de la réforme. Alliance des dynastiques et
+ des radicaux. On décide de lancer une pétition et d'organiser un
+ banquet
+<span class="ralign10"><a href="#page78">78</a></span></p>
+
+<p>II. Le banquet du Château-Rouge. Les discours. Omission du toast
+ au Roi
+<span class="ralign10"><a href="#page83">83</a></span></p>
+
+<p>III. Banquet de Mâcon offert à M. de Lamartine, pour célébrer le
+ succès des <cite>Girondins.</cite> Le cri de la réforme paraît être sans
+ écho dans le pays
+<span class="ralign10"><a href="#page87">87</a></span></p>
+
+<p>IV. Assassinat de la duchesse de Praslin. Effet produit sur
+ l'opinion. Suicide du duc de Praslin. Rapport de M. Pasquier.
+ Tristesse et inquiétude générales. Pressentiments de révolution.
+ M. Guizot président du conseil
+<span class="ralign10"><a href="#page90">90</a></span></p>
+
+<p>V. Les banquets deviennent plus nombreux à partir de la fin de
+ septembre. Caractère factice de cette agitation. Les radicaux
+ prennent de plus en plus la tête du mouvement. Manifestations
+ socialistes. Certains opposants se tiennent à l'écart. Attitude
+ de M. Thiers
+<span class="ralign10"><a href="#page100">100</a></span></p>
+
+<p>VI. M. Ledru-Rollin au banquet de Lille. M. Barrot obligé de se
+ retirer. Les opposants dynastiques continuent cependant leur
+ campagne. Banquets d'extrême gauche. Les dynastiques, maltraités
+ par les radicaux extrêmes, sont abandonnés par les radicaux
+ parlementaires. Le banquet de Rouen. Impossibilité de continuer
+ la campagne. Elle est interrompue par l'ouverture de la session.
+ Conclusion
+<span class="ralign10"><a href="#page106">106</a></span></p>
+
+
+<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre III.&mdash;la france et l'angleterre en espagne, en
+ grèce, en portugal et sur la plata</span> (1847-1848)
+<span class="ralign10"><a href="#page115">115</a></span></p>
+
+<p>I. Hostilité persistante de lord Palmerston. Le duc de Broglie
+ ambassadeur à Londres. Sa façon de traiter avec lord Palmerston
+<span class="ralign10"><a href="#page115">115</a></span></p>
+
+<p>II. Attitude volontairement réservée du gouvernement dans les
+ affaires espagnoles. Intrigues de Bulwer et scandales du palais
+ de Madrid. Précautions prises par M. Guizot contre un divorce de
+ la Reine. Retour de Narvaez au pouvoir. Échec de la diplomatie
+ anglaise
+<span class="ralign10"><a href="#page122">122</a></span></p>
+
+<p>III. En Grèce, lord Palmerston cherche à renverser Colettis.
+ Difficultés qu'il lui suscite. Le gouvernement français défend
+ le ministre grec. Habileté de Colettis. Sa mort. Attitude plus
+ réservée de la diplomatie française
+<span class="ralign10"><a href="#page134">134</a></span></p>
+
+<p>IV. La guerre civile en Portugal. Lord Palmerston, après avoir
+ repoussé la coopération de la France, est obligé de l'accepter.
+ À la Plata, le plénipotentiaire anglais dénonce arbitrairement
+ l'action commune avec la France. Lord Palmerston, qui avait
+ d'abord approuvé son agent, est contraint de le désavouer
+<span class="ralign10"><a href="#page143">143</a></span></p>
+
+
+<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre IV.&mdash;la france et les agitations en europe</span>
+ (1847-1848)
+<span class="ralign10"><a href="#page149">149</a></span></p>
+
+<p>I. Les agitations en Europe, au commencement de 1847. C'est pour
+ le gouvernement français l'occasion d'un grand rôle. Comment il
+ est amené à se rapprocher de l'Autriche et à lui proposer une
+ entente. Rapports directs entre M. Guizot et M. de Metternich.
+ Cette évolution convenait-elle à la situation faite à la France?
+<span class="ralign10"><a href="#page150">150</a></span></p>
+
+<p>II. Fermentation libérale en Allemagne. État d'esprit complexe
+ et troublé de Frédéric-Guillaume IV. Ses rapports avec M.
+ de Metternich. Il convoque une diète des États du royaume.
+ Impulsion ainsi donnée au mouvement libéral et unitaire en
+ Allemagne. M. Guizot comprend le danger qui en résulte pour la
+ France. Il provoque sur ce point une entente avec l'Autriche.
+ Ombrages de la presse allemande. Le public français moins
+ clairvoyant que son gouvernement
+<span class="ralign10"><a href="#page161">161</a></span></p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page533" name="page533"></a>(p. 533)</span> III. Les menées des radicaux en Suisse. Lucerne
+ appelle les Jésuites. Attaque des corps francs contre Lucerne.
+ Le gouvernement français se refuse aux démarches comminatoires
+ demandées par le cabinet de Vienne. Constitution du Sonderbund.
+ Le gouvernement français persiste à repousser les mesures
+ pouvant conduire à une intervention armée. Conseils qu'il fait
+ donner à la Suisse. Les radicaux finissent par conquérir la
+ majorité dans la diète fédérale
+<span class="ralign10"><a href="#page172">172</a></span></p>
+
+<p>IV. Violents desseins des radicaux suisses. La France écarte
+ une fois de plus les propositions de l'Autriche. Elle essaye,
+ sans succès, d'amener l'Angleterre à tenir le même langage
+ qu'elle à Berne. La diète décrète l'exécution fédérale contre le
+ Sonderbund
+<span class="ralign10"><a href="#page181">181</a></span></p>
+
+<p>V. L'Europe va-t-elle laisser faire les radicaux? En réponse à
+ une ouverture venue de Londres, M. Guizot propose aux puissances
+ d'offrir leur médiation, et leur soumet un projet de note. Lord
+ Palmerston, après avoir fait attendre sa réponse, rédige un
+ contre-projet. Le gouvernement français consent à le prendre
+ en considération. Il obtient de lord Palmerston certaines
+ modifications de rédaction et fait adopter ce contre-projet
+ amendé par les représentants des puissances continentales.
+ Pendant ce temps, le Sonderbund est complètement vaincu par
+ l'armée fédérale. La diplomatie anglaise a pressé sous main les
+ radicaux d'agir. Lord Palmerston estime qu'il n'y a plus lieu de
+ remettre la note. Triomphe insolent des radicaux. La France n'a
+ pas fait jusqu'alors une brillante campagne
+<span class="ralign10"><a href="#page185">185</a></span></p>
+
+<p>VI. Les puissances continentales, désireuses de prendre leur
+ revanche en Suisse, attendent l'initiative de la France. M.
+ Guizot comprend l'importance du rôle qui lui est ainsi offert.
+ Il est résolu à le remplir, malgré les hésitations qui se
+ manifestent autour de lui. Il renonce à la conférence et la
+ remplace par une note concertée et une entente générale avec
+ les cours continentales. Le comte Colloredo et le général de
+ Radowitz sont envoyés en mission à Paris. Leur accord avec M.
+ Guizot. Isolement de l'Angleterre. La note est remise à la diète
+ suisse, et l'on se réserve de décider ultérieurement les autres
+ mesures à prendre. En février 1848, la direction de l'action
+ européenne en Suisse est aux mains de la France
+<span class="ralign10"><a href="#page203">203</a></span></p>
+
+<p>VII. L'Italie, qui paraissait sommeiller depuis 1832, commence
+ à se réveiller avec les écrits de Gioberti, Balbo et d'Azeglio.
+ Élection de Pie IX. L'amnistie. Effet produit à Rome et dans
+ toute la Péninsule. Dangers résultant de l'inexpérience du
+ Pape et de l'excitation de la population. Premières réformes
+ accomplies à Rome. Leur contre-coup en Italie. Le mouvement
+ en Toscane. Charles-Albert, son passé, ses sentiments, son
+ caractère. Son impression à la nouvelle des premières mesures de
+ Pie IX
+<span class="ralign10"><a href="#page219">219</a></span></p>
+
+<p>VIII. Politique du cabinet français en face du mouvement
+ italien. Il veut empêcher à la fois que ce mouvement ne s'arrête
+ devant la résistance réactionnaire et qu'il ne dégénère sous
+ la pression révolutionnaire. Ses conseils au gouvernement
+ pontifical. Il cherche à constituer en Italie un parti
+ modéré. Il met en garde les Italiens contre le danger d'un
+ bouleversement territorial et d'une attaque contre l'Autriche.
+ La France et l'Autriche dans la question italienne. Dans quelle
+ mesure et sur quel terrain elles pouvaient se rapprocher. M.
+ Guizot expose à la tribune sa politique
+<span class="ralign10"><a href="#page230">230</a></span></p>
+
+<p>IX. Occupation de Ferrare par les Autrichiens. Effet produit à
+ Rome <span class="pagenum"><a id="page534" name="page534"></a>(p. 534)</span> et dans le reste de la Péninsule. Embarras qui en
+ résulte pour la politique du gouvernement français. Ses conseils
+ à Vienne et à Rome. Il est assez bien écouté à Vienne. En
+ Italie, au contraire, les esprits se montent contre lui. Comment
+ M. Guizot répond à cette ingratitude. Contre-coup sur l'opinion
+ en France. M. Guizot et le prince de Joinville. Arrangement de
+ l'affaire de Ferrare
+<span class="ralign10"><a href="#page244">244</a></span></p>
+
+<p>X. Lord Palmerston excite les Italiens contre la France. Au
+ fond, cependant, il ne veut pas faire plus que nous contre
+ l'Autriche. Mission de lord Minto
+<span class="ralign10"><a href="#page265">265</a></span></p>
+
+<p>XI. L'excitation croissante des esprits n'est pas favorable
+ au mouvement sagement réformateur. Pie IX réunit la Consulte
+ d'État. Conseils du gouvernement français. Scènes de désordres
+ à Rome. Situation inquiétante de la Toscane. En Piémont,
+ Charles-Albert accorde des réformes, mais s'effraye de
+ l'agitation qu'elles provoquent. M. de Metternich voit les
+ choses très en noir et se tourne de plus en plus vers la France.
+ Le cabinet de Paris se prépare à intervenir
+<span class="ralign10"><a href="#page272">272</a></span></p>
+
+<p>XII. L'agitation dans le royaume des Deux-Siciles. Ferdinand II
+ accorde une constitution. Le roi de Sardaigne et le grand-duc de
+ Toscane obligés de suivre son exemple. Embarras du Pape. Sages
+ conseils de notre diplomatie. Action contraire de la diplomatie
+ anglaise. La Prusse et la Russie prennent une attitude menaçante
+ envers l'Italie. L'Autriche se plaint de lord Palmerston et
+ se loue de M. Guizot. Position de la France dans les affaires
+ italiennes au moment où la révolution de Février vient tout
+ bouleverser. Conclusion générale sur la politique étrangère de
+ la monarchie de Juillet à la veille de sa chute
+<span class="ralign10"><a href="#page285">285</a></span></p>
+
+
+<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre V.&mdash;le duc d'aumale gouverneur de l'algérie</span>
+ (1847-1848)
+<span class="ralign10"><a href="#page304">304</a></span></p>
+
+<p>I. Le duc d'Aumale et le maréchal Bugeaud. Attaques contre la
+ nomination du prince au gouvernement de l'Algérie. Ses rapports
+ avec Changarnier, La Moricière et Bedeau. Ce qu'il fait pour
+ l'administration civile de l'Algérie et pour le gouvernement des
+ indigènes
+<span class="ralign10"><a href="#page304">304</a></span></p>
+
+<p>II. Les hostilités éclatent entre l'empereur du Maroc et Abd
+ el-Kader. L'émir, vaincu, engage les siens à se soumettre à la
+ France. Après avoir essayé de gagner le désert, il prend le
+ parti de se rendre à La Moricière. Conditions de la reddition.
+ Le duc d'Aumale les approuve. Ses entrevues avec l'émir. Hommage
+ rendu par le duc d'Aumale au maréchal Bugeaud. L'engagement
+ pris envers Abd el-Kader est critiqué en France. Attitude du
+ gouvernement en présence de cet engagement. Il se décide à le
+ ratifier, sauf à obtenir certaines garanties nécessaires à la
+ sécurité de la colonie. Grand effet produit en Algérie par la
+ reddition d'Abd el-Kader. Projets du duc d'Aumale.
+<span class="ralign10"><a href="#page310">310</a></span></p>
+
+
+<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre VI.&mdash;la dernière session</span> (décembre 1847,
+ février 1848)
+<span class="ralign10"><a href="#page323">323</a></span></p>
+
+<p>I. Malaise des esprits. N'aurait-il pas mieux valu changer le
+ cabinet? Le Roi rebute ceux qui lui donnent ce conseil. Madame
+ Adélaïde. La famille royale. Raisons pour lesquelles M. Guizot
+ ne veut pas quitter le pouvoir. Sa conversation avec le Roi.
+ État d'esprit de M. Duchâtel. Les opposants ne croient pas à la
+ possibilité d'une révolution
+<span class="ralign10"><a href="#page323">323</a></span></p>
+
+<p>II. Le discours du trône. Irritation de l'opposition. La
+ majorité paraît compacte
+<span class="ralign10"><a href="#page342">342</a></span></p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page535" name="page535"></a>(p. 535)</span> III. L'adresse à la Chambre des pairs. Le débat sur
+ l'Italie. M. Guizot expose sa politique. Le débat sur la Suisse.
+ Discours de M. de Montalembert
+<span class="ralign10"><a href="#page345">345</a></span></p>
+
+<p>IV. À la Chambre des députés, attaque sur l'affaire Petit.
+ Réponse de M. Guizot
+<span class="ralign10"><a href="#page354">354</a></span></p>
+
+<p>V. L'adresse au Palais-Bourbon. La question budgétaire. M.
+ Thiers et M. Duchâtel. Quelle est la véritable situation des
+ finances? Le bilan du règne
+<span class="ralign10"><a href="#page358">358</a></span></p>
+
+<p>VI. L'amendement sur la question de moralité. Discours de M. de
+ Tocqueville. Discussion scandaleuse
+<span class="ralign10"><a href="#page364">364</a></span></p>
+
+<p>VII. Le débat sur les affaires étrangères. Dans la question
+ italienne, M. Guizot a un avantage marqué sur M. Thiers.
+ Discours révolutionnaire de M. Thiers sur la Suisse. Fatigue de
+ M. Guizot. L'opposition le croit physiquement abattu. Il parle
+ avec un succès éclatant sur la nomination du duc d'Aumale
+<span class="ralign10"><a href="#page369">369</a></span></p>
+
+<p>VIII. La question de la réforme. Beaucoup de conservateurs
+ voudraient qu'on «fît quelque chose». Le projet de banquet
+ du XII<sup>e</sup> arrondissement. Défis portés, à la tribune, par
+ les opposants. Réponses de M. Duchâtel et de M. Hébert. Les
+ amendements Darblay et Desmousseaux de Givré. L'article
+ additionnel de M. Sallandrouze. Déclaration un peu ambiguë de M.
+ Guizot. Il a agi malgré le Roi. Le ministre l'emporte au vote,
+ mais il sort affaibli de cette discussion
+<span class="ralign10"><a href="#page377">377</a></span></p>
+
+
+<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre VII.&mdash;la révolution</span> (février 1848)
+<span class="ralign10"><a href="#page394">394</a></span></p>
+
+<p>I. Dans une réunion de l'opposition parlementaire, résolution
+ est prise d'assister au banquet. Agitation qui en résulte. Il
+ est question d'une procession populaire devant accompagner les
+ députés. Dispositions de la garde nationale. Nouvelle réunion où
+ les députés décident de se rendre en corps au banquet. Optimisme
+ du Roi. Les radicaux ne croient pas à une révolution
+<span class="ralign10"><a href="#page395">395</a></span></p>
+
+<p>II. Les inquiétudes ressenties dans les deux camps conduisent
+ à chercher une transaction. Arrangement conclu entre les
+ représentants du ministère et ceux de l'opposition. Il en
+ résulte une certaine détente
+<span class="ralign10"><a href="#page406">406</a></span></p>
+
+<p>III. Publication du programme de la manifestation, rédigé par
+ M. Marrast. Le gouvernement estime que cette publication rompt
+ l'accord, et prend des mesures en conséquence. Court débat à la
+ Chambre. Embarras de l'opposition, qui renonce au banquet et à
+ la manifestation. Réunions dans les bureaux du <cite>Siècle</cite> et dans
+ ceux de la <cite>Réforme.</cite> Le gouvernement, rassuré, contremande
+ pendant la nuit les mesures militaires qu'il avait ordonnées
+<span class="ralign10"><a href="#page411">411</a></span></p>
+
+<p>IV. La journée du 22 février. Attroupements sur la place de la
+ Concorde et envahissement du Palais-Bourbon. Échauffourées. Les
+ députés préparent la proposition de mise en accusation. Elle est
+ déposée à la séance de la Chambre par M. Barrot. Les désordres
+ s'aggravent. Faiblesse du commandement militaire. On ne se
+ décide pas à appeler je maréchal Bugeaud. Le duc de Nemours.
+ Dans la soirée, ordre d'occuper militairement la ville
+<span class="ralign10"><a href="#page422">422</a></span></p>
+
+<p>V. Le 23 au matin, l'émeute reparaît. La garde nationale
+ manifeste en faveur de la réforme et prend l'émeute sous sa
+ protection
+<span class="ralign10"><a href="#page432">432</a></span></p>
+
+<p>VI. Effet produit à la cour et sur Louis-Philippe par la
+ défection de la <span class="pagenum"><a id="page536" name="page536"></a>(p. 536)</span> garde nationale. Conversations du Roi
+ avec M. Duchâtel et M. Guizot. Retraite du cabinet. Émotion de
+ la Chambre. Qui est responsable de cette retraite?
+<span class="ralign10"><a href="#page438">438</a></span></p>
+
+<p>VII. M. Molé est chargé de former un cabinet. Accueil fait
+ à cette nouvelle. Démarches de M. Molé. En attendant, ne
+ conviendrait-il pas de donner le commandement au maréchal
+ Bugeaud? La fusillade du boulevard des Capucines. Qui avait
+ tiré le premier coup de feu? La promenade des cadavres. M. Molé
+ renonce à former un cabinet. Le Roi fait appeler M. Thiers au
+ milieu de la nuit, mais, auparavant, nomme le maréchal Bugeaud
+ au commandement supérieur des troupes et de la garde nationale
+<span class="ralign10"><a href="#page449">449</a></span></p>
+
+<p>VIII. Bugeaud arrive à l'état-major le 24, vers deux heures
+ du matin. Les mesures qu'il prend. Conversation du Roi avec
+ M. Thiers. Ce dernier est chargé de former un ministère dont
+ fera partie M. Odilon Barrot. Ses démarches pour réunir ses
+ collègues. Les colonnes formées par Bugeaud se mettent en
+ mouvement entre cinq et six heures du matin. Bedeau s'arrête
+ devant la barricade du boulevard Saint-Denis et envoie demander
+ de nouvelles instructions à l'état-major. Bugeaud donne l'ordre
+ de suspendre les hostilités. Comment y a-t-il été amené?
+ M. Thiers et ses nouveaux collègues sont reçus par le Roi.
+ La Moricière à la tête de la garde nationale. Entrevue des
+ ministres et de Bugeaud
+<span class="ralign10"><a href="#page460">460</a></span></p>
+
+<p>IX. Retraite lamentable de la colonne du général Bedeau. Bugeaud
+ mal reçu par la garde nationale. M. Barrot et le général de la
+ Moricière vont annoncer dans la ville le nouveau ministère.
+ Leur insuccès. Alerte aux Tuileries. Progrès de l'émeute. Elle
+ n'a toujours ni direction ni chef. Elle s'empare de l'Hôtel de
+ ville. Le Roi essaye de passer en revue les forces réunies sur
+ la place du Carrousel
+<span class="ralign10"><a href="#page475">475</a></span></p>
+
+<p>X. Les Tuileries sont menacées. Le cabinet du Roi. M. Crémieux
+ demande le changement de M. Thiers et du maréchal Bugeaud. M.
+ Barrot président du conseil. On commence à parler d'abdication.
+ Démarche de M. de Girardin. Le Roi dit: «J'abdique». Attitude
+ de la Reine. Le Roi écrit son abdication. L'émeute n'en est pas
+ désarmée. Départ du Roi
+<span class="ralign10"><a href="#page484">484</a></span></p>
+
+<p>XI. Le duc de Nemours prend en main le commandement. La duchesse
+ d'Orléans quitte les Tuileries. Le duc de Nemours veut l'emmener
+ au Mont-Valérien. La duchesse va à la Chambre
+<span class="ralign10"><a href="#page497">497</a></span></p>
+
+<p>XII. État d'esprit des députés. M. Thiers, absolument découragé,
+ ne fait que traverser le Palais-Bourbon. M. Odilon Barrot n'y
+ vient pas. Délégation du <cite>National.</cite> Lamartine promet son
+ concours à la République
+<span class="ralign10"><a href="#page501">501</a></span></p>
+
+<p>XIII. La duchesse d'Orléans dans la Chambre. M. Sauzet veut la
+ faire sortir. Elle s'y refuse. MM. Marie et Crémieux proposent
+ la nomination d'un gouvernement provisoire. M. Odilon Barrot,
+ qui vient seulement d'arriver, prend la parole. La duchesse veut
+ parler, mais sa voix est étouffée. Première invasion du peuple.
+ Discours de M. Ledru-Rollin et de M. de Lamartine. Seconde
+ invasion. Fuite des députés et de la famille royale, domination
+ à la criée des membres du gouvernement provisoire
+<span class="ralign10"><a href="#page506">506</a></span></p>
+
+<p>XIV. D'où venaient les envahisseurs? Les troupes les ont laissés
+ passer malgré les ordres réitérés du duc de Nemours. Toutes les
+ troupes qui occupent encore quelque point dans Paris rentrent
+ dans leurs <span class="pagenum"><a id="page537" name="page537"></a>(p. 537)</span> casernes, souvent en se laissant désarmer.
+ Derniers et vains efforts de M. Odilon Barrot. La duchesse
+ d'Orléans et le duc de Nemours aux Invalides
+<span class="ralign10"><a href="#page514">514</a></span></p>
+
+<p>XV. La duchesse d'Orléans et le duc de Nemours quittent la
+ France. Après beaucoup de traverses, le Roi et la Reine
+ s'embarquent pour l'Angleterre. Départ d'Algérie du prince de
+ Joinville et du duc d'Aumale
+<span class="ralign10"><a href="#page521">521</a></span></p>
+
+<p>XVI. Conclusion
+<span class="ralign10"><a href="#page525">525</a></span></p>
+</div>
+
+<p class="p2 center smaller">FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.</p>
+
+<h2>Notes</h2>
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a>
+<b><a href="#footnotetag1">1</a></b>: Lettre à M. de Flahault, du 24 février 1847. (<i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a>
+<b><a href="#footnotetag2">2</a></b>: Sur les circonstances dans lesquelles M. Hébert avait
+été nommé procureur général, voir plus haut, t. V, p. 12.</p>
+
+<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a>
+<b><a href="#footnotetag3">3</a></b>: C'est le chiffre que répétera M. de Forcade en 1849.</p>
+
+<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a>
+<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>: Voir plus haut, t. IV, ch. <span class="smcap">II</span>, § <span class="smcap">IX</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a>
+<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: Voir plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">IX</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a>
+<b><a href="#footnotetag6">6</a></b>: <span class="smcap">John Morley</span>, <cite>The Life of Richard Cobden</cite>, t.
+I, p. 417.</p>
+
+<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a>
+<b><a href="#footnotetag7">7</a></b>: Le <cite>Journal des Débats</cite> fit vivement campagne dans ce
+sens. «La proposition n'est pas sérieuse, déclarait-il. Toute la
+question est de savoir si la majorité se prêtera chrétiennement à
+entendre les injures qu'on veut lui dire. Nous ne croyons pas, quant
+à nous, qu'il soit nécessaire de pousser la mansuétude jusque-là.»</p>
+
+<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a>
+<b><a href="#footnotetag8">8</a></b>: Voir ce qui a été déjà dit des arguments invoqués pour
+ou contre cette réforme, t. IV, ch. <span class="smcap">II</span>, § <span class="smcap">VI</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a>
+<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: M. de Viel-Castel écrivait sur son journal intime, à
+la date du 25 avril 1847: «Lorsqu'on s'entretient en particulier
+avec les conservateurs les plus prononcés, à peine en trouve-t-on
+qui ne conviennent qu'il est urgent d'apporter une barrière à
+l'envahissement progressif des fonctions publiques par les députés.
+Seulement ils varient sur les mesures à prendre.» (<i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a>
+<b><a href="#footnotetag10">10</a></b>: Voir plus haut, t. V, p. 29 et 30.</p>
+
+<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a>
+<b><a href="#footnotetag11">11</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 91.</p>
+
+<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a>
+<b><a href="#footnotetag12">12</a></b>: M. Guizot s'est exprimé en ces termes, sur la tombe de
+M. Duchâtel: «... En même temps qu'il faisait preuve de ces rares
+qualités de l'esprit, il déployait la grande qualité du caractère; il
+était un parfait homme d'honneur, dans l'acception la plus stricte
+et la plus élevée du mot, constamment fidèle à ses opinions, à sa
+cause, à ses amis, malgré les dissentiments particuliers qui naissent
+quelquefois, entre amis, dans la vie politique.»</p>
+
+<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a>
+<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: Voir plus haut, t. V, p. 433, 434.</p>
+
+<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a>
+<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: «C'est jouer gros jeu pour peu de chose, disait M.
+Duchâtel dans son intimité; c'est sacrifier à des satisfactions de
+famille et à un éclat apparent les sérieux intérêts du pays... Se
+brouiller avec l'Angleterre, à moins que l'honneur de la France ne le
+commande impérieusement, jamais il n'y faut consentir, et aujourd'hui
+moins que jamais. N'avons-nous pas assez de nos révolutionnaires,
+sans nous mettre encore sur les bras tous ceux qu'elle peut lancer
+dans toutes les parties du monde?» (Notice sur M. Duchâtel par M.
+Vitet.)</p>
+
+<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a>
+<b><a href="#footnotetag15">15</a></b>: M. Génie, chef de cabinet de M. Guizot, écrivait,
+quelques jours plus tard, à M. de Jarnac: «On savait bien qu'il y
+avait eu quelques échecs personnels; que tout le monde ne s'en était
+pas relevé; que deux, ou trois, ou quatre membres du cabinet étaient
+blessés; mais on se faisait illusion sur la gravité des atteintes, et
+l'on croyait qu'il serait possible de traverser la session sans le
+modifier.» (Lettre du 13 mai 1847, <i>Documents inédits</i>.)</p>
+
+<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a>
+<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: Lettre du 6 mai 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a>
+<b><a href="#footnotetag17">17</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a>
+<b><a href="#footnotetag18">18</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a>
+<b><a href="#footnotetag19">19</a></b>: Voici, en effet, quelles avaient été les modifications
+ministérielles depuis le 29 octobre 1840: M. Lacave-Laplagne avait
+remplacé, en 1842, M. Humann, décédé; en 1843, l'amiral Roussin avait
+remplacé l'amiral Duperré, qui se retirait pour cause de santé; il
+avait lui-même, au bout de quelques mois, cédé la place à l'amiral de
+Mackau; dans la même année, une question toute personnelle, nullement
+politique, avait fait remplacer M. Teste par M. Dumon; en 1845, M.
+Villemain, malade, avait été remplacé par M. de Salvandy, et le
+maréchal Soult, fatigué, avait remis le portefeuille de la guerre
+au général Moline de Saint-Yon. Enfin, au commencement de 1847, M.
+Hébert avait remplacé M. Martin du Nord, décédé.</p>
+
+<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a>
+<b><a href="#footnotetag20">20</a></b>: Lettre du 13 mai 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a>
+<b><a href="#footnotetag21">21</a></b>: Lettre du 28 mai 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a>
+<b><a href="#footnotetag22">22</a></b>: Cf. plus haut, t. VI, ch. <span class="smcap">II</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a>
+<b><a href="#footnotetag23">23</a></b>: Sur cet incident et sur l'impression qu'il causa dans
+le monde politique, voir plus haut, t. VI, p. 329.</p>
+
+<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a>
+<b><a href="#footnotetag24">24</a></b>: Voir plus haut, t. VI, p. 32 à 36.</p>
+
+<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a>
+<b><a href="#footnotetag25">25</a></b>: Voir plus haut, t. VI, ch. <span class="smcap">II</span>, § <span class="smcap">III</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a>
+<b><a href="#footnotetag26">26</a></b>: Ces deux dernières causes élevèrent le budget de la
+guerre de 302 millions, qui était le chiffre de 1845, à 331 en 1846,
+et à 349 en 1847, et le budget de la marine de 114 millions, chiffre
+de 1845, à 130 en 1846 et 133 en 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a>
+<b><a href="#footnotetag27">27</a></b>: Le déficit du budget ordinaire de 1847 devait être
+de 109 millions; il eût été plus fort encore, sans l'amélioration
+notable qui se produira dans la seconde moitié de l'année.</p>
+
+<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a>
+<b><a href="#footnotetag28">28</a></b>: Voir plus haut, t. VI, p. 44 et 45.</p>
+
+<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a>
+<b><a href="#footnotetag29">29</a></b>: Voir les rapports de M. Bignon sur le budget des
+dépenses, et celui de M. Vuitry sur le budget des recettes, à la
+Chambre des députés. Voir aussi le rapport de M. d'Audiffret, à la
+Chambre des pairs.</p>
+
+<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a>
+<b><a href="#footnotetag30">30</a></b>: Telles furent notamment la réforme postale et la
+réduction de l'impôt du sel, qui étaient vivement désirées par la
+Chambre.</p>
+
+<p><a id="footnote31" name="footnote31"></a>
+<b><a href="#footnotetag31">31</a></b>: Voir plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">VIII</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote32" name="footnote32"></a>
+<b><a href="#footnotetag32">32</a></b>: Voir plus haut, t. V, p. 578.</p>
+
+<p><a id="footnote33" name="footnote33"></a>
+<b><a href="#footnotetag33">33</a></b>: Voir plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">III</span>, § <span class="smcap">II</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote34" name="footnote34"></a>
+<b><a href="#footnotetag34">34</a></b>: Le second tome de M. Louis Blanc paraîtra le 31 octobre
+1847, et l'ouvrage, qui ne comprend pas moins de douze volumes, ne
+sera complet qu'en 1862. Le second tome de M. Michelet sera publié
+le 20 novembre 1847, et l'ensemble de l'ouvrage, comprenant sept
+volumes, sera terminé en 1853.</p>
+
+<p><a id="footnote35" name="footnote35"></a>
+<b><a href="#footnotetag35">35</a></b>: Cf. plus haut, t. VI, ch. <span class="smcap">III</span>, § <span class="smcap">VI</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote36" name="footnote36"></a>
+<b><a href="#footnotetag36">36</a></b>: Cf. plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">VIII</span>, § <span class="smcap">VI</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote37" name="footnote37"></a>
+<b><a href="#footnotetag37">37</a></b>: On ne peut pas prendre au sérieux l'historiette
+rapportée par M. Michelet, en 1869, pour expliquer sa résolution. Il
+raconte que, visitant un jour la cathédrale de Reims, il avait vu,
+à l'extérieur de l'une des tours, une guirlande de suppliciés, tous
+hommes du peuple. «Je ne comprendrai pas les siècles monarchiques,
+s'écria-t-il à cette vue, si d'abord, avant tout, je n'établis en moi
+l'âme et la foi du peuple.» Et ce fut sous cette inspiration qu'il
+se décida soudainement à entreprendre l'histoire de la Révolution
+française.</p>
+
+<p><a id="footnote38" name="footnote38"></a>
+<b><a href="#footnotetag38">38</a></b>: Voir t. V, chap. <span class="smcap">III</span>, § <span class="smcap">III</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote39" name="footnote39"></a>
+<b><a href="#footnotetag39">39</a></b>: On trouve les aveux suivants, à toutes les pages de sa
+correspondance: «Je suis mal vu; on a peur de moi...&mdash;Le monde ne
+veut pas de moi...&mdash;Je n'ai pas un adhérent...&mdash;On ne veut pas de
+moi.» (Lettres du 2 février, du 14 juillet 1844; du 22 juin et du 29
+octobre 1845.)</p>
+
+<p><a id="footnote40" name="footnote40"></a>
+<b><a href="#footnotetag40">40</a></b>: Lettre du 10 février 1843.</p>
+
+<p><a id="footnote41" name="footnote41"></a>
+<b><a href="#footnotetag41">41</a></b>: Lettre de 1844.</p>
+
+<p><a id="footnote42" name="footnote42"></a>
+<b><a href="#footnotetag42">42</a></b>: Lettre d'avril 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote43" name="footnote43"></a>
+<b><a href="#footnotetag43">43</a></b>: Lettre du 19 septembre 1845. (X. <span class="smcap">Doudan</span>,
+<cite>Mélanges et lettres</cite>, t. II, p. 74.)</p>
+
+<p><a id="footnote44" name="footnote44"></a>
+<b><a href="#footnotetag44">44</a></b>: Un observateur clairvoyant et désintéressé, M.
+Sainte-Beuve, notait en 1846: «L'autorité de Lamartine, auprès des
+esprits réfléchis, n'a pas gagné dans ces dernières années; il n'a
+pas même acquis grand crédit au sein de la Chambre, malgré toute son
+éloquence; mais, au dehors et sur le grand public vague, son renom
+s'étend et règne de plus en plus; il le sait bien, il y vise, et bien
+souvent, quand il fait ses harangues à la Chambre, qui se montre
+distraite ou mécontente, ce n'est pas à elle qu'il s'adresse, c'est
+à la galerie, c'est aux gens qui demain le liront. <em>Je parle par la
+fenêtre</em>, dit-il expressivement.» (<cite>Notes et Pensées, Causeries du
+lundi</cite>, t. XI, p. 458.)</p>
+
+<p><a id="footnote45" name="footnote45"></a>
+<b><a href="#footnotetag45">45</a></b>: «Ce pays est mort, écrit-il le 7 juillet 1845; rien ne
+peut le galvaniser qu'une crise. Comme honnête homme, je la redoute;
+comme philosophe, je la désire.»</p>
+
+<p><a id="footnote46" name="footnote46"></a>
+<b><a href="#footnotetag46">46</a></b>: Voici en quelles circonstances fut tenu ce propos. Un
+libraire en quête d'un article sur Jésus-Christ, pour je ne sais
+quelle publication, était venu le demander à M. Cousin. Celui-ci
+refusa. L'éditeur se retirait désolé; il avait déjà descendu
+plusieurs marches de l'escalier, lorsque M. Cousin, se penchant
+sur la rampe, rappela l'éditeur et lui dit gaiement: «Allez voir
+Lamartine: il vous le fera; il brûle de se compromettre.» (<cite>Souvenirs
+sur Lamartine</cite>, par Charles <span class="smcap">Alexandre</span>, p. 5 et 6.)</p>
+
+<p><a id="footnote47" name="footnote47"></a>
+<b><a href="#footnotetag47">47</a></b>: <span class="smcap">Ronchaud</span>, <cite>La Politique de Lamartine</cite>, t. I,
+p. <span class="smcap">LIX</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote48" name="footnote48"></a>
+<b><a href="#footnotetag48">48</a></b>: M. de Lamartine, causant avec M. de Carné, quelques
+mois après la publication des <cite>Girondins</cite>, lui disait: «Si l'on
+m'applaudit, c'est que j'accomplis une &oelig;uvre de tardive justice;
+c'est que, sans faire l'apologie ni des crimes ni des criminels,
+ainsi qu'on m'en accuse, je montre que nos malheurs n'ont pas été
+perdus pour l'humanité, et que les principaux acteurs du drame,
+cédant parfois à la violence de leurs passions, mais pénétrés de la
+foi qui fait les martyrs, ont poursuivi des vérités fécondes, en
+y risquant jusqu'à l'honneur de leur mémoire. S'il a pu m'arriver
+de les grandir, c'est que j'ai cherché à saisir toujours les idées
+sous les hommes, et cela beaucoup moins dans l'intérêt de la
+renommée de ceux-ci qu'au profit de la Révolution, dont la cause est
+désormais inséparable de celle de la France.» (<cite>Correspondant</cite> du 10
+décembre 1873.)&mdash;Plus tard, en 1861, M. de Lamartine, reconnaissant
+tardivement le péril et l'injustice de son &oelig;uvre, a fait son
+<i>meâ-culpâ</i> dans la <cite>Critique de l'Histoire des Girondins</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote49" name="footnote49"></a>
+<b><a href="#footnotetag49">49</a></b>: Voir, par exemple, une lettre de M. Doudan du 26
+mars 1847 (<cite>Mélanges et lettres</cite>, t. II, p. 115), et une <cite>Lettre
+parisienne</cite> du vicomte <span class="smcap">de Launay</span> (Mme de Girardin), en date
+du 4 avril 1847 (t. IV, p. 237).</p>
+
+<p><a id="footnote50" name="footnote50"></a>
+<b><a href="#footnotetag50">50</a></b>: Lettre du 20 mars 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote51" name="footnote51"></a>
+<b><a href="#footnotetag51">51</a></b>: Conversation avec M. Sainte-Beuve, rapportée par <span class="smcap">M.
+de Mazade</span>. (<cite>Revue des Deux Mondes</cite>, 15 octobre 1870, p. 599.)</p>
+
+<p><a id="footnote52" name="footnote52"></a>
+<b><a href="#footnotetag52">52</a></b>: Voir plus haut, t. VI, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">III</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote53" name="footnote53"></a>
+<b><a href="#footnotetag53">53</a></b>: 10 mai 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote54" name="footnote54"></a>
+<b><a href="#footnotetag54">54</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote55" name="footnote55"></a>
+<b><a href="#footnotetag55">55</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote56" name="footnote56"></a>
+<b><a href="#footnotetag56">56</a></b>: M. Teste vécut encore quelques années, après sa sortie
+de prison; il mourut en 1854. Le général Cubières obtint de la cour
+de Rouen, le 17 août 1852, un arrêt de réhabilitation, rendu par
+application de l'article 619 du Code d'instruction criminelle, et
+mourut l'année suivante. M. Parmentier ne survécut que six mois à sa
+condamnation.</p>
+
+<p><a id="footnote57" name="footnote57"></a>
+<b><a href="#footnotetag57">57</a></b>: <cite>Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote58" name="footnote58"></a>
+<b><a href="#footnotetag58">58</a></b>: <cite>National</cite> du 18 juillet 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote59" name="footnote59"></a>
+<b><a href="#footnotetag59">59</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote60" name="footnote60"></a>
+<b><a href="#footnotetag60">60</a></b>: Lettre du 8 juillet 1847. (<cite>Lettres de M. Guizot à sa
+famille et à ses amis</cite>, p. 249.) Plus tard, après la révolution de
+Février, le 15 avril 1848, M. Guizot, revenant sur son état d'esprit
+à la fin de la session de 1847, écrivait à M. de Barante: «J'étais
+très fatigué, moralement surtout, fatigué et triste, non que je
+prévisse ce qui est arrivé, mais je me sentais engagé dans une lutte
+que le succès aggravait au lieu d'y mettre fin, indéfiniment aux
+prises avec les erreurs vulgaires et les passions basses. Je me
+relève de ce pénible état d'âme.» (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote61" name="footnote61"></a>
+<b><a href="#footnotetag61">61</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 44.</p>
+
+<p><a id="footnote62" name="footnote62"></a>
+<b><a href="#footnotetag62">62</a></b>: Discours du 2 août 1847 à la Chambre des pairs.</p>
+
+<p><a id="footnote63" name="footnote63"></a>
+<b><a href="#footnotetag63">63</a></b>: Lettre du 25 juin 1847, adressée à M. Panizzi.</p>
+
+<p><a id="footnote64" name="footnote64"></a>
+<b><a href="#footnotetag64">64</a></b>: <cite>De la situation actuelle</cite>, par M.
+<span class="smcap">d'Haussonville</span>, <cite>Revue des Deux Mondes</cite> du 1<sup>er</sup> juillet
+1847.</p>
+
+<p><a id="footnote65" name="footnote65"></a>
+<b><a href="#footnotetag65">65</a></b>: Livraison du 1<sup>er</sup> août 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote66" name="footnote66"></a>
+<b><a href="#footnotetag66">66</a></b>: Articles du 28 et du 31 juillet 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote67" name="footnote67"></a>
+<b><a href="#footnotetag67">67</a></b>: <cite>Journal inédit de M. de Viel-Castel</cite>, 11 août 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote68" name="footnote68"></a>
+<b><a href="#footnotetag68">68</a></b>: Lettre de M. de Barante à M. Guizot, du 8 septembre
+1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote69" name="footnote69"></a>
+<b><a href="#footnotetag69">69</a></b>: Lettre du même à M. d'Houdetot, en date du 25 septembre
+1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote70" name="footnote70"></a>
+<b><a href="#footnotetag70">70</a></b>: Notice de M. Vitet sur M. Duchâtel.</p>
+
+<p><a id="footnote71" name="footnote71"></a>
+<b><a href="#footnotetag71">71</a></b>: J'ai déjà eu l'occasion de noter que, dès avant cette
+époque, M. de Montalembert, mieux au courant que la plupart de ses
+compatriotes de ce qui se passait en Angleterre, s'était inspiré
+des exemples de M. Cobden et de sa ligue pour organiser le parti
+catholique. (Voir plus haut, t. V, p. 485.)</p>
+
+<p><a id="footnote72" name="footnote72"></a>
+<b><a href="#footnotetag72">72</a></b>: John <span class="smcap">Morley</span>, <cite>The Life of Richard Cobden</cite>, t.
+I, p. 417.</p>
+
+<p><a id="footnote73" name="footnote73"></a>
+<b><a href="#footnotetag73">73</a></b>: Les meneurs ne perdaient pas cependant de vue ce
+projet. M. Duvergier de Hauranne y faisait allusion dans la brochure
+qu'il publia, en janvier 1847, sous ce titre: <cite>De la réforme
+parlementaire et de la réforme électorale</cite>. «Au point où les choses
+en sont venues, disait-il, il serait insensé de rien attendre de la
+majorité parlementaire. C'est au pays qu'il convient de parler.»
+Et il expliquait la légitimité de cet «appel à l'opinion du dehors
+contre l'opinion du dedans». Gourmandant la mollesse de ses amis, il
+leur rappelait comment, en Angleterre, l'agitation extérieure avait
+imposé la réforme électorale en 1831, la réforme commerciale en 1846;
+il leur proposait l'exemple des hommes politiques d'outre-Manche,
+sachant quitter «leur vie de château si splendide, si séduisante,
+pour parcourir les comtés, pour présider les réunions publiques,
+pour assister aux banquets politiques, pour éclairer, pour ranimer
+toujours et partout l'opinion». «Si O'Connell, ajoutait-il, pendant
+le cours de sa longue vie, fût resté muet et oisif, croit-on qu'il
+eût arraché aux préjugés, à l'orgueil anglais, l'émancipation
+catholique d'abord, et bientôt sans doute l'égalité des deux peuples?
+Si Villiers, Cobden, Bright se fussent bornés à quelques discours en
+plein parlement, croit-on qu'ils eussent fait capituler le ministère
+et soumis, réduit l'aristocratie territoriale?... Ce sont là les
+vraies m&oelig;urs, les vraies habitudes du gouvernement représentatif.
+Ces m&oelig;urs, ces habitudes sont-elles les nôtres, à nous qui
+n'avons pas même su opposer nos banquets d'opposition aux banquets
+ministériels de MM. Guizot, Duchâtel et Lacave-Laplagne?»</p>
+
+<p><a id="footnote74" name="footnote74"></a>
+<b><a href="#footnotetag74">74</a></b>: Dans cette brochure, M. Duvergier de Hauranne
+précisait ainsi sur quel terrain pouvait se faire l'alliance: «Les
+radicaux pensent que, dans une société démocratique comme la société
+française, le pouvoir royal et le pouvoir parlementaire ne peuvent
+exister à la fois, et que l'un doit nécessairement tuer l'autre;
+ils pensent, dès lors, que la monarchie constitutionnelle doit
+périr, non par les tentatives violentes de ses ennemis, mais par
+ses propres fautes, par ses propres imperfections, par ses propres
+impossibilités. Les constitutionnels nient qu'il en soit ainsi, et
+soutiennent que, sans dépouiller le pouvoir royal de ses justes
+prérogatives, le pouvoir parlementaire, une fois établi, peut très
+bien prendre sa place et se faire respecter. Il y a là, entre les
+constitutionnels et les radicaux, une question dont l'avenir seul
+est juge. Mais, pour qu'elle puisse se juger, il est une condition
+préliminaire: c'est que le pouvoir royal n'absorbe pas le pouvoir
+parlementaire, que celui-ci se ranime au sein d'une majorité
+indépendante et libérale. Constitutionnels et radicaux ont donc
+provisoirement le même intérêt et doivent avoir le même but.»</p>
+
+<p><a id="footnote75" name="footnote75"></a>
+<b><a href="#footnotetag75">75</a></b>: À entendre M. Garnier-Pagès, présent à toutes ces
+réunions, c'est M. Pagnerre qui aurait, le premier, songé à un
+banquet. (<cite>Histoire de la révolution de 1848</cite>, 2<sup>e</sup> édit., t. I, p.
+98.) M. Duvergier de Hauranne, qui avait pris à ces préliminaires
+une part peut-être plus active encore, affirme, au contraire, que le
+banquet fut proposé par les députés. (<i>Notes inédites.</i>) M. Élias
+Regnault, qui fut secrétaire du Comité central, affirme que l'idée du
+banquet fut mise en avant par M. Duvergier de Hauranne. (<cite>Histoire du
+gouvernement provisoire</cite>, p. 19.)</p>
+
+<p><a id="footnote76" name="footnote76"></a>
+<b><a href="#footnotetag76">76</a></b>: Voir plus haut, t. IV, ch. <span class="smcap">II</span>, § <span class="smcap">IX</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote77" name="footnote77"></a>
+<b><a href="#footnotetag77">77</a></b>: <span class="smcap">Garnier-Pagès</span>, <cite>Histoire de la révolution de
+1848</cite>, t. I, p. 100.</p>
+
+<p><a id="footnote78" name="footnote78"></a>
+<b><a href="#footnotetag78">78</a></b>: M. Doudan écrivait plaisamment à ce sujet, le 27
+juillet 1847: «Dans l'ordre de la déclamation, cet homme est le père
+des fleuves. Il a fait feu supérieur contre un orage épouvantable et
+une pluie diluvienne. Le tonnerre a dû se retirer tout mouillé et
+bien attrapé d'avoir trouvé son maître.»</p>
+
+<p><a id="footnote79" name="footnote79"></a>
+<b><a href="#footnotetag79">79</a></b>: Lettre du 17 août 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote80" name="footnote80"></a>
+<b><a href="#footnotetag80">80</a></b>: La Chambre des députés finit ses travaux le 26 juillet.
+La clôture officielle de la session ne fut, il est vrai, prononcée
+que le 9 août, pour laisser le temps à la Chambre des pairs de voter
+le budget.</p>
+
+<p><a id="footnote81" name="footnote81"></a>
+<b><a href="#footnotetag81">81</a></b>: <cite>Mémoires de M. Dupin</cite>, t. IV, p. 384.</p>
+
+<p><a id="footnote82" name="footnote82"></a>
+<b><a href="#footnotetag82">82</a></b>: Cet article portait: «Aucun pair ne peut être arrêté
+que de l'autorité de la Chambre et jugé que par elle en matière
+criminelle.»</p>
+
+<p><a id="footnote83" name="footnote83"></a>
+<b><a href="#footnotetag83">83</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote84" name="footnote84"></a>
+<b><a href="#footnotetag84">84</a></b>: «Le misérable duc, écrivait M. Pasquier à M. de
+Barante, le 14 septembre 1847, en tranchant son existence, nous a,
+pour quelques moments, mis dans une difficile situation; mais au
+fond le dénouement a peut-être encore été le moins malheureux auquel
+on fût exposé, car le jugement et surtout l'exécution auraient pu
+causer une bien grande émotion populaire. Mais il a eu, pour moi,
+l'inconvénient de m'imposer la nécessité de me faire l'organe de la
+vindicte publique et de prononcer, après sa mort, l'arrêt qui ne
+devait régulièrement l'atteindre que vivant. Cette irrégularité a
+été, heureusement, fort bien accueillie par les principaux organes de
+l'opinion.» (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote85" name="footnote85"></a>
+<b><a href="#footnotetag85">85</a></b>: «Décidément l'année est néfaste, écrivait M. Léon
+Faucher, le 3 septembre 1847; la société, comme une machine usée, se
+détraque.» (Léon <span class="smcap">Faucher</span>, <cite>Biographie et correspondance</cite>, t.
+I, p. 202.)</p>
+
+<p><a id="footnote86" name="footnote86"></a>
+<b><a href="#footnotetag86">86</a></b>: <cite>Correspondance inédite d'Alexis de Tocqueville</cite>, t.
+II, p. 132.</p>
+
+<p><a id="footnote87" name="footnote87"></a>
+<b><a href="#footnotetag87">87</a></b>: <cite>Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote88" name="footnote88"></a>
+<b><a href="#footnotetag88">88</a></b>: <cite>Madame la duchesse d'Orléans</cite>, p. 114.</p>
+
+<p><a id="footnote89" name="footnote89"></a>
+<b><a href="#footnotetag89">89</a></b>: En mars 1848, M. Sainte-Beuve écrivait: «La révolution
+à laquelle nous assistons est sociale plus encore que politique;
+l'acte de M. de Praslin y a contribué peut-être autant que les actes
+de M. Guizot.» (Notes ajoutées à la nouvelle édition des <cite>Portraits
+contemporains</cite>, t. I, p. 377.)]</p>
+
+<p><a id="footnote90" name="footnote90"></a>
+<b><a href="#footnotetag90">90</a></b>: M. Doudan écrivait, le 27 juillet 1847, au prince
+Albert de Broglie: «Les gens timides qui ont les oreilles fines
+disent qu'on entend de sourdes rumeurs dans les bas-fonds de la
+société, que le mécontentement est grand, et qu'un matin nous nous
+réveillerons en révolution. Ou fait remarquer que ces grandes
+secousses arrivent communément au moment qu'on s'y attend le moins,
+et, à ces signes, je reconnais qu'en effet l'heure est venue.» (X.
+<span class="smcap">Doudan</span>, <cite>Mélanges et lettres</cite>, t. II, p. 120.)</p>
+
+<p><a id="footnote91" name="footnote91"></a>
+<b><a href="#footnotetag91">91</a></b>: Mme de Girardin écrivait, dans sa <cite>Lettre parisienne</cite>
+du 11 juillet 1847: «Oh! que c'est ennuyeux! encore des révolutions!
+Depuis quinze jours, on n'entend que des gémissements politiques, des
+prédictions sinistres; déjà des voix lugubres prononcent les mots
+fatals, les phrases d'usage, formules consacrées, présages des jours
+orageux: L'horizon s'obscurcit!&mdash;Une crise est inévitable!&mdash;Une fête
+sur un volcan!&mdash;Nous sommes à la veille de grands événements!&mdash;Tout
+cela ne peut finir que par une révolution!&mdash;Les uns, précisant leur
+pensée, disent: Nous sommes en 1830! Les autres, renchérissant sur
+la prédiction, s'écrient: Que dites-vous? bien plus! nous sommes en
+1790.» Et la chronique continuait sur ce ton. (<cite>Lettres parisiennes
+du vicomte de Launay</cite>, t. IV, p. 259.)</p>
+
+<p><a id="footnote92" name="footnote92"></a>
+<b><a href="#footnotetag92">92</a></b>: Lettre du 18 août 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote93" name="footnote93"></a>
+<b><a href="#footnotetag93">93</a></b>: <cite>&OElig;uvres d'Alexis de Tocqueville</cite>, t. VII, p. 231.</p>
+
+<p><a id="footnote94" name="footnote94"></a>
+<b><a href="#footnotetag94">94</a></b>: <cite>Correspondance inédite d'A. de Tocqueville</cite>, t. II, p.
+132.</p>
+
+<p><a id="footnote95" name="footnote95"></a>
+<b><a href="#footnotetag95">95</a></b>: Cité dans un article de M. <span class="smcap">A. Gigot</span>,
+<cite>Correspondant</cite> du 10 décembre 1860.</p>
+
+<p><a id="footnote96" name="footnote96"></a>
+<b><a href="#footnotetag96">96</a></b>: <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, par <span class="smcap">d'Ideville</span>, t.
+III, p. 201.</p>
+
+<p><a id="footnote97" name="footnote97"></a>
+<b><a href="#footnotetag97">97</a></b>: Lettre du 15 septembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote98" name="footnote98"></a>
+<b><a href="#footnotetag98">98</a></b>: Déjà, en 1845, par la même raison, le maréchal avait
+déposé le portefeuille de la guerre; mais il avait conservé alors la
+présidence du conseil.</p>
+
+<p><a id="footnote99" name="footnote99"></a>
+<b><a href="#footnotetag99">99</a></b>: Citons, par exemple, dans ce dernier ordre d'idées,
+cette délibération du conseil général du Nord: «Le conseil général,
+douloureusement affligé des scandales qui, depuis quelque temps, se
+sont révélés dans diverses parties du service public, émet le v&oelig;u
+que le gouvernement se montre animé, dans le choix de ses agents,
+de ces sentiments de probité et de haute moralité qui seuls peuvent
+donner à l'administration cette influence légitime qu'elle doit
+exercer dans l'intérêt de tous.»</p>
+
+<p><a id="footnote100" name="footnote100"></a>
+<b><a href="#footnotetag100">100</a></b>: <cite>Histoire du gouvernement provisoire.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote101" name="footnote101"></a>
+<b><a href="#footnotetag101">101</a></b>: Ainsi apparut-il à M. Maxime du Camp. (<cite>Souvenirs de
+l'année</cite> 1848, p. 42.)</p>
+
+<p><a id="footnote102" name="footnote102"></a>
+<b><a href="#footnotetag102">102</a></b>: Lettre citée par le feu comte d'Haussonville dans un
+article sur M. Lanfrey. (<cite>Revue des Deux Mondes</cite>, 1<sup>er</sup> septembre
+1880, p. 26.)</p>
+
+<p><a id="footnote103" name="footnote103"></a>
+<b><a href="#footnotetag103">103</a></b>: M. Odilon Barrot dit, dans ses <cite>Mémoires</cite> (t. I, p.
+463): «Le toast au Roi ne fut ni exclu ni imposé.»</p>
+
+<p><a id="footnote104" name="footnote104"></a>
+<b><a href="#footnotetag104">104</a></b>: Léon <span class="smcap">Faucher</span>, <cite>Biographie et correspondance</cite>,
+t. I, p. 208.</p>
+
+<p><a id="footnote105" name="footnote105"></a>
+<b><a href="#footnotetag105">105</a></b>: On se rappelle qu'au banquet du Château-d'Eau, sur 154
+députés invités, 86 seulement avaient accepté.</p>
+
+<p><a id="footnote106" name="footnote106"></a>
+<b><a href="#footnotetag106">106</a></b>: M. Guizot en avait parlé à M. le duc d'Aumale, au
+moment de sa nomination au gouvernement de l'Algérie, et lui avait
+demandé s'il y aurait quelque objection.</p>
+
+<p><a id="footnote107" name="footnote107"></a>
+<b><a href="#footnotetag107">107</a></b>: C'est ce que dit expressément M. Duvergier de
+Hauranne, dans l'article qu'il a publié sur M. de Rémusat. (<cite>Revue
+des Deux Mondes</cite> du 15 novembre 1875, p. 347.)</p>
+
+<p><a id="footnote108" name="footnote108"></a>
+<b><a href="#footnotetag108">108</a></b>: M. Thiers disait à M. Nisard, le 24 février 1848:
+«J'ai laissé la conduite des banquets à Barrot. C'est l'homme de ces
+choses-là, parce qu'il est...» M. Nisard, tout en taisant le mot
+dont s'était servi M. Thiers, dit que le terme qui s'en rapprochait
+le plus était celui de «simple d'esprit». (<cite>Ægri somnia</cite>, ouvrage
+posthume de M. Nisard.)</p>
+
+<p><a id="footnote109" name="footnote109"></a>
+<b><a href="#footnotetag109">109</a></b>: Sur la fondation de la <cite>Réforme</cite>, voir plus haut, t.
+VI, p. 3 et 4.</p>
+
+<p><a id="footnote110" name="footnote110"></a>
+<b><a href="#footnotetag110">110</a></b>: Voir plus haut, t. VI, ch. <span class="smcap">v</span> et <span class="smcap">VI</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote111" name="footnote111"></a>
+<b><a href="#footnotetag111">111</a></b>: Voir les lettres écrites, le 25 février et le 6
+avril 1847, par le roi Léopold à son neveu, le duc régnant de
+Saxe-Cobourg-Gotha. (<cite lang="de">Aus meinem Leben und aus meiner Zeit</cite>, von
+<span class="smcap">Ernst</span> II, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 175 et
+181.) J'ai déjà eu, du reste, occasion de noter ces préoccupations
+chez le roi des Belges. (Voir plus haut, t. VI, p. 283.)</p>
+
+<p><a id="footnote112" name="footnote112"></a>
+<b><a href="#footnotetag112">112</a></b>: Louis-Philippe prisait si haut l'esprit politique
+du roi des Belges, que, vers la fin de son règne, en face des
+difficultés croissantes de la situation, il songea à confier à
+ce prince la régence de la France, pendant la minorité de son
+petit-fils. Il eut, à ce sujet, avec lui, une correspondance, mais
+on ne s'entendit pas. «Eh bien, disait assez irrévérencieusement
+Léopold, en causant de cette affaire avec son neveu, le duc régnant
+de Saxe-Cobourg, que le bon vieux monsieur mange sa soupe lui-même!»
+(<cite lang="de">Aus meinem Leben</cite>, etc., t. I, p. 184.) Le roi des Belges, esprit
+plus avisé que tendre, ne se piquait pas de dévouement envers son
+beau-père; il cherchait plus à l'exploiter qu'il n'était disposé à le
+servir, et il ne le ménageait pas, quand il se trouvait avec d'autres
+Cobourg.</p>
+
+<p><a id="footnote113" name="footnote113"></a>
+<b><a href="#footnotetag113">113</a></b>: Lettre de Louis-Philippe au roi des Belges, en date du
+16 février 1847, publiée par la <cite>Revue rétrospective.</cite>&mdash;Lettre de M.
+Désages à M. de Jarnac, du 3 mai 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote114" name="footnote114"></a>
+<b><a href="#footnotetag114">114</a></b>: <cite>Revue rétrospective.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote115" name="footnote115"></a>
+<b><a href="#footnotetag115">115</a></b>: Lettre du 26 avril 1847. (<i>Documents inédits.</i>) Le duc
+de Broglie terminait ainsi sa lettre: «Mon rôle dans les affaires
+publiques a toujours été de me compter pour peu de chose et de ne
+point viser au succès personnel. Somme toute, je m'en suis bien
+trouvé, comme il arrive toujours quand on suit ce rôle par instinct
+et avec persévérance. Je parle quand je crois avoir quelque chose à
+dire qu'un autre ne dira ni mieux ni aussi bien que moi. J'agis quand
+je crois que j'ai quelque chose à faire qu'un autre ne peut faire ni
+mieux ni aussi bien que moi. Passé cela, je me tiens tranquille, et
+ce que je préfère, c'est la vie privée. Si j'ai tort ou raison dans
+cette occasion, c'est ce que l'événement décidera; mais je me serai
+conduit conformément à mon caractère. C'est tout ce qu'il me faut. À
+soixante et un ans, on n'a plus que cela à faire, même par intérêt.»</p>
+
+<p><a id="footnote116" name="footnote116"></a>
+<b><a href="#footnotetag116">116</a></b>: Le roi des Belges, alors à Windsor, avait averti le
+duc de Broglie qu'il était «impossible d'ôter de la tête de toutes
+les personnes tant soit peu influentes en Angleterre, la Reine y
+comprise, que tout ce qui était arrivé était le résultat d'une vaste
+machination du gouvernement français». (Lettre confidentielle du duc
+de Broglie à M. Guizot, du 5 juillet 1847. <i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote117" name="footnote117"></a>
+<b><a href="#footnotetag117">117</a></b>: Lettres confidentielles de M. Guizot au duc de
+Broglie, du 16 juillet et du 6 décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote118" name="footnote118"></a>
+<b><a href="#footnotetag118">118</a></b>: Lettre précitée du 16 juillet 1847. (<i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote119" name="footnote119"></a>
+<b><a href="#footnotetag119">119</a></b>: Lettre confidentielle du 18 octobre 1847. (<i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote120" name="footnote120"></a>
+<b><a href="#footnotetag120">120</a></b>: Lettre confidentielle du duc de Broglie à M. Guizot,
+du 12 octobre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote121" name="footnote121"></a>
+<b><a href="#footnotetag121">121</a></b>: Dépêche du duc de Broglie à M. Guizot, du 16 septembre
+1847.</p>
+
+<p><a id="footnote122" name="footnote122"></a>
+<b><a href="#footnotetag122">122</a></b>: Lettre du 23 septembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote123" name="footnote123"></a>
+<b><a href="#footnotetag123">123</a></b>: Il s'agit de la lettre dont j'ai cité plus haut, en
+note, un passage, et où M. de Broglie rapportait une conversation
+avec le roi des Belges.</p>
+
+<p><a id="footnote124" name="footnote124"></a>
+<b><a href="#footnotetag124">124</a></b>: Cette lettre est de celles que Mme de Witt a publiées
+dans son intéressant volume, <cite>Lettres de M. Guizot à sa famille et à
+ses amis.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote125" name="footnote125"></a>
+<b><a href="#footnotetag125">125</a></b>: Voir plus haut, t. VI, p. 262, 263.</p>
+
+<p><a id="footnote126" name="footnote126"></a>
+<b><a href="#footnotetag126">126</a></b>: Discours du 5 mai 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote127" name="footnote127"></a>
+<b><a href="#footnotetag127">127</a></b>: Lettre du 2 avril 1847. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of
+Palmerston</cite>, t. III, p. 308.)</p>
+
+<p><a id="footnote128" name="footnote128"></a>
+<b><a href="#footnotetag128">128</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, p. 199, 200.</p>
+
+<p><a id="footnote129" name="footnote129"></a>
+<b><a href="#footnotetag129">129</a></b>: En rapportant ces faits après coup, Bulwer s'étonne
+des scrupules du peuple espagnol. «C'est un peuple plein de
+<i>decorum</i>, dit-il. Quelques personnages très considérables et très
+considérés discutaient gravement s'il y avait lieu de se débarrasser
+tranquillement du Roi au moyen d'une tasse de café; mais le scandale
+d'un divorce les choquait.» (<i>Ibid.</i>, p. 200.)</p>
+
+<p><a id="footnote130" name="footnote130"></a>
+<b><a href="#footnotetag130">130</a></b>: Sur toutes ces intrigues, voir <i>passim</i> la
+correspondance de M. Guizot avec ses divers ambassadeurs, et les
+lettres qu'il recevait du duc de Glucksbierg, chargé d'affaires de
+France à Madrid. (<i>Documents inédits.</i>) Voir aussi les aveux qui
+ressortent du récit même de Bulwer. (<cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t.
+III, p. 200, 201.)</p>
+
+<p><a id="footnote131" name="footnote131"></a>
+<b><a href="#footnotetag131">131</a></b>: Le duc de Broglie mandait à M. Guizot, le 21 septembre
+1847: «Lord John Russell m'a parlé avec découragement de l'Espagne;
+les attaques contre Bulwer lui sont très sensibles.» Toutefois, notre
+ambassadeur se rendait compte que, pour voir grandir cette révolte de
+la conscience anglaise, il fallait à la fois que les menées de Bulwer
+fussent mises en lumière et que la France s'effaçât. (Lettre du duc
+de Broglie à son fils, en date du 15 septembre 1847. <i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote132" name="footnote132"></a>
+<b><a href="#footnotetag132">132</a></b>: C'était là que demeurait la reine Christine.</p>
+
+<p><a id="footnote133" name="footnote133"></a>
+<b><a href="#footnotetag133">133</a></b>: Lettre du 30 juillet 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote134" name="footnote134"></a>
+<b><a href="#footnotetag134">134</a></b>: Lettres de M. Guizot à M. Rossi, du 26 avril et du 3
+octobre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote135" name="footnote135"></a>
+<b><a href="#footnotetag135">135</a></b>: Dépêche de M. le duc de Broglie à M. Guizot, du 16
+septembre 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote136" name="footnote136"></a>
+<b><a href="#footnotetag136">136</a></b>: Lettre particulière de M. Guizot à M. Rossi, du 3
+octobre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote137" name="footnote137"></a>
+<b><a href="#footnotetag137">137</a></b>: Lettre particulière de M. Guizot au marquis de
+Dalmatie, du 4 mars 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote138" name="footnote138"></a>
+<b><a href="#footnotetag138">138</a></b>: Correspondance du duc de Glucksbierg, chargé
+d'affaires de France à Madrid, avec M. Guizot. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote139" name="footnote139"></a>
+<b><a href="#footnotetag139">139</a></b>: Lettres de M. Guizot à M. Rossi et au duc de Broglie,
+en date du 17 octobre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote140" name="footnote140"></a>
+<b><a href="#footnotetag140">140</a></b>: Lettre du duc de Broglie à M. Guizot, en date du 26
+octobre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote141" name="footnote141"></a>
+<b><a href="#footnotetag141">141</a></b>: Correspondance du duc de Glucksbierg avec M. Guizot.
+(<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote142" name="footnote142"></a>
+<b><a href="#footnotetag142">142</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote143" name="footnote143"></a>
+<b><a href="#footnotetag143">143</a></b>: <i>Ibid.</i></p>
+
+<p><a id="footnote144" name="footnote144"></a>
+<b><a href="#footnotetag144">144</a></b>: <i>Ibid.</i></p>
+
+<p><a id="footnote145" name="footnote145"></a>
+<b><a href="#footnotetag145">145</a></b>: <i>Ibid.</i></p>
+
+<p><a id="footnote146" name="footnote146"></a>
+<b><a href="#footnotetag146">146</a></b>: Lettre confidentielle du duc de Broglie à M. Guizot,
+du 5 décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote147" name="footnote147"></a>
+<b><a href="#footnotetag147">147</a></b>: Sur les événements de Grèce jusqu'en 1846, voir plus
+haut, t. VI, ch. <span class="smcap">IV</span>, § <span class="smcap">III</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote148" name="footnote148"></a>
+<b><a href="#footnotetag148">148</a></b>: Lettre particulière au comte de Flahault. (<i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote149" name="footnote149"></a>
+<b><a href="#footnotetag149">149</a></b>: C'était, en effet, le moment où Isabelle mettait
+violemment ses ministres <i>moderados</i> à la porte, pour les remplacer
+par les créatures de Bulwer.&mdash;Voir la lettre de lord Palmerston
+à lord Normanby, du 2 avril 1847. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of
+Palmerston</cite>, t. III, p. 308.)</p>
+
+<p><a id="footnote150" name="footnote150"></a>
+<b><a href="#footnotetag150">150</a></b>: M. Guizot mentionnait ces intrigues dans une lettre
+particulière, écrite le 31 mars 1847, au marquis de Dalmatie,
+ministre de France à Berlin, et il terminait par ces mots: «Il n'y a
+pas un de ces détails dont je ne sois positivement sûr.» (<i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote151" name="footnote151"></a>
+<b><a href="#footnotetag151">151</a></b>: Lettres particulières de M. Guizot au comte de
+Flahault, en date du 30 mars 1847, et au marquis de Dalmatie, en date
+du 31 mars. (<i>Documents inédits.</i>) Les affaires de Grèce étaient de
+celles sur lesquelles, à cette même époque, M. de Kindworth avait
+mission de proposer une entente à M. de Metternich. (<cite>Mémoires de
+Metternich</cite>, t. VII, p. 389.)</p>
+
+<p><a id="footnote152" name="footnote152"></a>
+<b><a href="#footnotetag152">152</a></b>: Lettre particulière de M. de Flahault à M. Guizot, du
+5 avril 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote153" name="footnote153"></a>
+<b><a href="#footnotetag153">153</a></b>: Lettre particulière de M. Guizot à M. de Flahault, du
+30 mars 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote154" name="footnote154"></a>
+<b><a href="#footnotetag154">154</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 370.</p>
+
+<p><a id="footnote155" name="footnote155"></a>
+<b><a href="#footnotetag155">155</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 389, 390.</p>
+
+<p><a id="footnote156" name="footnote156"></a>
+<b><a href="#footnotetag156">156</a></b>: Lettre du 28 septembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote157" name="footnote157"></a>
+<b><a href="#footnotetag157">157</a></b>: De Londres, le duc de Broglie écrivait, le 2 novembre
+1847, à M. Guizot: «Lord Palmerston a dit à M. de Bunsen que le
+roi Othon serait bientôt détrôné, qu'une révolution se préparait.»
+(<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote158" name="footnote158"></a>
+<b><a href="#footnotetag158">158</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page132">132</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote159" name="footnote159"></a>
+<b><a href="#footnotetag159">159</a></b>: <i>Passim</i> dans <cite>La Grèce du roi Othon, Correspondance
+de M. Thouvenel avec sa famille et ses amis</cite>, publiée par <span class="smcap">L.
+Thouvenel</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote160" name="footnote160"></a>
+<b><a href="#footnotetag160">160</a></b>: Lettre de M. Désages à M. de Jarnac, 30 juillet 1847.
+(<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote161" name="footnote161"></a>
+<b><a href="#footnotetag161">161</a></b>: <cite>La Grèce du roi Othon</cite>, etc., p. 160, 161.</p>
+
+<p><a id="footnote162" name="footnote162"></a>
+<b><a href="#footnotetag162">162</a></b>: Le mot se trouve, par exemple, dans une lettre de M.
+Thouvenel au prince Albert de Broglie, 19 janvier 1848. (<cite>La Grèce du
+roi Othon</cite>, etc., p. 164.)</p>
+
+<p><a id="footnote163" name="footnote163"></a>
+<b><a href="#footnotetag163">163</a></b>: Voir plus haut, t. II, ch. <span class="smcap">XIV</span>, § <span class="smcap">V</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote164" name="footnote164"></a>
+<b><a href="#footnotetag164">164</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+290.</p>
+
+<p><a id="footnote165" name="footnote165"></a>
+<b><a href="#footnotetag165">165</a></b>: Voir la conversation du duc de Broglie et de lord
+Palmerston, rapportée dans une dépêche du duc à M. Guizot, en date du
+29 août 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote166" name="footnote166"></a>
+<b><a href="#footnotetag166">166</a></b>: Voir plus haut, t. VI, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">II</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote167" name="footnote167"></a>
+<b><a href="#footnotetag167">167</a></b>: Lettre de M. Désages à M. de Jarnac, du 29 août 1846.
+(<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote168" name="footnote168"></a>
+<b><a href="#footnotetag168">168</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+273.</p>
+
+<p><a id="footnote169" name="footnote169"></a>
+<b><a href="#footnotetag169">169</a></b>: Sur ces négociations, j'ai consulté la correspondance
+confidentielle échangée entre M. Guizot et le duc de Broglie.
+(<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote170" name="footnote170"></a>
+<b><a href="#footnotetag170">170</a></b>: Lettre du 22 octobre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote171" name="footnote171"></a>
+<b><a href="#footnotetag171">171</a></b>: Lettres du 10 mars et du 19 juin 1847. (<cite>Mémoires de
+M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 330 et 333.)&mdash;Il y avait longtemps,
+d'ailleurs, que le chancelier d'Autriche avait, au sujet de cette
+année 1847, de fâcheux pressentiments. En 1840, peu après la
+signature de la convention du 15 juillet, on parlait, dans son salon,
+des préparatifs militaires de la France et des dangers que courait
+la paix. «Non, dit le prince, la paix ne sera pas troublée cette
+fois; tout cela se calmera; <em>mais, en 1847, tout ira au diable!</em>»
+Cette anecdote fut racontée dans les premiers jours de 1848, par
+la princesse de Metternich, à M. de Flahault, alors ambassadeur de
+France à Vienne. (Lettre particulière de M. de Flahault à M. Guizot,
+en date du 8 janvier 1848. <i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote172" name="footnote172"></a>
+<b><a href="#footnotetag172">172</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote173" name="footnote173"></a>
+<b><a href="#footnotetag173">173</a></b>: <cite>Le Prince Albert, Extraits de l'ouvrage de sir
+Théodore Martin</cite>, par M. <span class="smcap">Craven</span>, t. I, p. 212.</p>
+
+<p><a id="footnote174" name="footnote174"></a>
+<b><a href="#footnotetag174">174</a></b>: Voir plus haut, t. VI, chap. <span class="smcap">V</span>, § 9, et chap.
+<span class="smcap">VI</span>, §§ 1 et 8.</p>
+
+<p><a id="footnote175" name="footnote175"></a>
+<b><a href="#footnotetag175">175</a></b>: M. de Metternich écrivait, le 19 avril 1847, au
+comte Apponyi: «Le cabinet français voudrait établir avec nous une
+<em>entente</em>. Nous n'aimons pas ce terme, fort discrédité aujourd'hui.»
+(<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 331.)</p>
+
+<p><a id="footnote176" name="footnote176"></a>
+<b><a href="#footnotetag176">176</a></b>: M. Guizot écrivait, le 31 mars 1847, au marquis de
+Dalmatie, ministre de France en Prusse: «Vous verrez, à Berlin
+un Allemand que vous connaissez sûrement, de nom au moins, M.
+Klindworth. Sachez qu'il voyage pour moi. Au fond, il appartient au
+prince de Metternich. Ce n'est pas une raison pour que je ne m'en
+serve pas.» (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote177" name="footnote177"></a>
+<b><a href="#footnotetag177">177</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 388.</p>
+
+<p><a id="footnote178" name="footnote178"></a>
+<b><a href="#footnotetag178">178</a></b>: Voir notamment les lettres de M. de Metternich au
+comte Apponyi, en date du 19 avril et du 25 mai 1847. (<cite>Mémoires de
+M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 331 à 333.)</p>
+
+<p><a id="footnote179" name="footnote179"></a>
+<b><a href="#footnotetag179">179</a></b>: Lettre et dépêche du 12 et du 19 avril 1847, de M. de
+Metternich au comte Apponyi. (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, p. 388
+à 395.)</p>
+
+<p><a id="footnote180" name="footnote180"></a>
+<b><a href="#footnotetag180">180</a></b>: M. Guizot écrivait au duc de Broglie, le 3 décembre
+1847: «Il m'est arrivé une fois d'appeler les dépêches du prince de
+Metternich un galimatias judicieux. Convenez que sa petite lettre
+d'aujourd'hui me donne bien raison.» (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote181" name="footnote181"></a>
+<b><a href="#footnotetag181">181</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 400 et 401.</p>
+
+<p><a id="footnote182" name="footnote182"></a>
+<b><a href="#footnotetag182">182</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 400 à 403.</p>
+
+<p><a id="footnote183" name="footnote183"></a>
+<b><a href="#footnotetag183">183</a></b>: Dans une lettre du 7 novembre 1847, adressée par M.
+Guizot à M. de Metternich, on trouve cette phrase: «J'ai appris avec
+grand plaisir que la santé de Votre Altesse était excellente. J'en
+fais mon compliment à l'Europe.» (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t.
+VII, p. 405.)</p>
+
+<p><a id="footnote184" name="footnote184"></a>
+<b><a href="#footnotetag184">184</a></b>: Voir plus haut, t. IV, ch. <span class="smcap">IV</span>, § <span class="smcap">X</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote185" name="footnote185"></a>
+<b><a href="#footnotetag185">185</a></b>: Voir plus haut, t. IV, p. 311; t. V, p. 47; t. VI, p.
+268.</p>
+
+<p><a id="footnote186" name="footnote186"></a>
+<b><a href="#footnotetag186">186</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VI, p. 634; t.
+VII, p. 100 à 103 et 127 à 137.&mdash;Cf. aussi une conversation de M.
+de Metternich, rapportée dans une lettre particulière du comte
+de Flahault à M. Guizot, en date du 21 janvier 1847. (<i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote187" name="footnote187"></a>
+<b><a href="#footnotetag187">187</a></b>: Le prince Albert écrivait, à ce propos, au baron
+Stockmar: «J'ai lu aujourd'hui avec alarme le discours du roi de
+Prusse, qui, dans ma mauvaise traduction anglaise, produit une
+impression vraiment étrange. Ceux qui connaissent et qui aiment le
+Roi le retrouveront là, lui, ses vues et ses sentiments, dans chaque
+parole, et lui seront reconnaissants de la franchise avec laquelle
+il s'est exprimé; mais, si je me place au point de vue d'un public
+froid et mal disposé, je me sens trembler. Quelle confusion d'idées!
+et quel courage de la part d'un roi, que d'improviser ainsi, dans
+un pareil moment et aussi longuement, non seulement en touchant aux
+sujets les plus difficiles et les plus épineux, mais en s'y plongeant
+d'emblée, en prenant Dieu à témoin, en promettant, menaçant,
+protestant, etc.!» (<cite>Le Prince Albert, Extraits de l'ouvrage de sir
+Théodore Martin</cite>, par M. <span class="smcap">Craven</span>, t. I, p. 221.)</p>
+
+<p><a id="footnote188" name="footnote188"></a>
+<b><a href="#footnotetag188">188</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 368 à 371,
+et 377 à 379.</p>
+
+<p><a id="footnote189" name="footnote189"></a>
+<b><a href="#footnotetag189">189</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p.
+285.</p>
+
+<p><a id="footnote190" name="footnote190"></a>
+<b><a href="#footnotetag190">190</a></b>: Voir plus haut, t. VI, p. 266.</p>
+
+<p><a id="footnote191" name="footnote191"></a>
+<b><a href="#footnotetag191">191</a></b>: Sur 1840, voir plus haut, t. IV, ch. <span class="smcap">IV</span>, §
+<span class="smcap">X</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote192" name="footnote192"></a>
+<b><a href="#footnotetag192">192</a></b>: D'après une lettre de M. de Flahault, M. de
+Metternich était «persuadé que ces vues d'agrandissement politique
+et territorial entraient pour beaucoup dans les conseils des hommes
+d'État qui s'étaient employés le plus activement à déterminer le roi
+de Prusse à publier sa constitution». (Lettre particulière de M. de
+Flahault à M. Guizot, du 5 mars 1847. <i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote193" name="footnote193"></a>
+<b><a href="#footnotetag193">193</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 378.</p>
+
+<p><a id="footnote194" name="footnote194"></a>
+<b><a href="#footnotetag194">194</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote195" name="footnote195"></a>
+<b><a href="#footnotetag195">195</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 371 à 376.</p>
+
+<p><a id="footnote196" name="footnote196"></a>
+<b><a href="#footnotetag196">196</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page155">155</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote197" name="footnote197"></a>
+<b><a href="#footnotetag197">197</a></b>: Lettre au comte Apponyi, en date du 12 avril 1847.
+(<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 389.)</p>
+
+<p><a id="footnote198" name="footnote198"></a>
+<b><a href="#footnotetag198">198</a></b>: Dépêches mentionnées par <span class="smcap">Hillebrand</span>,
+<cite lang="de">Geschichte Frankreichs</cite>, 1830-1848, t. II, p. 649, 650.</p>
+
+<p><a id="footnote199" name="footnote199"></a>
+<b><a href="#footnotetag199">199</a></b>: Sur ces précédents, voir plus haut, t. III, ch.
+<span class="smcap">II</span>, § <span class="smcap">III</span>; ch. <span class="smcap">III</span>, § <span class="smcap">III</span>; ch.
+<span class="smcap">VI</span>, § <span class="smcap">III</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote200" name="footnote200"></a>
+<b><a href="#footnotetag200">200</a></b>: Voir, sur ce point, les renseignements contenus dans
+les <cite>Mémoires de Meyer</cite>, publiés à Vienne en 1875, et analysés dans
+la <cite>Revue générale de Bruxelles</cite>, mai et octobre 1881.&mdash;Voir aussi
+les <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 115 et 116.</p>
+
+<p><a id="footnote201" name="footnote201"></a>
+<b><a href="#footnotetag201">201</a></b>: Dépêches de M. Guizot à M. de Pontois, des 26 décembre
+1844 et 3 mars 1845.</p>
+
+<p><a id="footnote202" name="footnote202"></a>
+<b><a href="#footnotetag202">202</a></b>: Dépêche du même au même, du 3 mars 1845.</p>
+
+<p><a id="footnote203" name="footnote203"></a>
+<b><a href="#footnotetag203">203</a></b>: Voir notamment une dépêche de M. Guizot au marquis de
+Dalmatie, ministre de France à Berlin, en date du 23 mars 1845.</p>
+
+<p><a id="footnote204" name="footnote204"></a>
+<b><a href="#footnotetag204">204</a></b>: «Vous aurez bien joui, écrivait, le 4 avril 1845,
+Louis-Philippe au maréchal Soult, de l'échec vigoureux que les corps
+francs ont essuyé dans leur indigne tentative. L'effet moral en sera
+grand, et contribuera, j'espère, à désabuser ceux qui croient encore
+que les révolutionnaires sont toujours les plus forts, et qu'en
+définitive ils obtiennent toujours la victoire. Nous autres, vétérans
+de 92, nous savons le contraire; mais on nous prend trop souvent pour
+des Cassandres.» (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote205" name="footnote205"></a>
+<b><a href="#footnotetag205">205</a></b>: Dépêches et lettres diverses d'avril, mai et juin
+1845.&mdash;Cf. <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 444 à 448, et
+<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 110 à 121.</p>
+
+<p><a id="footnote206" name="footnote206"></a>
+<b><a href="#footnotetag206">206</a></b>: Dépêches de M. de Metternich au comte Apponyi, en date
+des 11 et 16 octobre 1846.&mdash;Voir aussi une lettre confidentielle du
+même au même, du 19 octobre, reproduite dans les <cite>Mémoires de M. de
+Metternich</cite>, t. VII, p. 178.</p>
+
+<p><a id="footnote207" name="footnote207"></a>
+<b><a href="#footnotetag207">207</a></b>: Voir plus haut, t. VI, p. 254 et 264.</p>
+
+<p><a id="footnote208" name="footnote208"></a>
+<b><a href="#footnotetag208">208</a></b>: Voir, par exemple, ce que M. de Metternich devait
+écrire au baron de Kaisersfeld, son représentant en Suisse, le 1<sup>er</sup>
+juillet 1847, et au comte Apponyi, le 3 juillet: «Si l'on ne veut pas
+éventuellement de l'action, disait-il, il faut éviter la menace.»
+(<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 459 et 464.)</p>
+
+<p><a id="footnote209" name="footnote209"></a>
+<b><a href="#footnotetag209">209</a></b>: Dépêche de l'envoyé sarde à Paris, M. de Brignole,
+en date du 22 octobre 1846. (<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite lang="de">Geschichte
+Frankreichs</cite>, 1830-1848, t. II, p. 663.)</p>
+
+<p><a id="footnote210" name="footnote210"></a>
+<b><a href="#footnotetag210">210</a></b>: Instructions remises à M. de Bois-le-Comte, février
+1847.</p>
+
+<p><a id="footnote211" name="footnote211"></a>
+<b><a href="#footnotetag211">211</a></b>: Voir notamment une dépêche de M. de Bois-le-Comte, du
+22 janvier 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote212" name="footnote212"></a>
+<b><a href="#footnotetag212">212</a></b>: Depuis janvier 1847, Berne étant «canton directeur»,
+son président particulier devenait de plein droit chef du pouvoir
+exécutif de la Confédération.</p>
+
+<p><a id="footnote213" name="footnote213"></a>
+<b><a href="#footnotetag213">213</a></b>: Dépêche du 7 juin 1847. (<cite>Mémoires de M. de
+Metternich</cite>, t. VII, p. 451 à 454.)</p>
+
+<p><a id="footnote214" name="footnote214"></a>
+<b><a href="#footnotetag214">214</a></b>: Dépêche de M. Guizot à M. de Flahault, en date du 25
+juin 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote215" name="footnote215"></a>
+<b><a href="#footnotetag215">215</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 457, 458,
+464.</p>
+
+<p><a id="footnote216" name="footnote216"></a>
+<b><a href="#footnotetag216">216</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 459, 460, 464.&mdash;De Paris, on avait
+donné à entendre à M. de Metternich que l'intervention, impossible
+à faire ensemble et simultanément, pourrait se faire séparément
+et successivement: l'Autriche prendrait les devants, et la France
+suivrait. M. Guizot se flattait que, dans de telles conditions,
+une action militaire serait plus facilement acceptée par le public
+français; elle lui paraîtrait destinée moins encore à peser sur la
+Suisse qu'à faire contrepoids à l'Autriche. Mais c'était précisément
+cette dernière interprétation que redoutait fort M. de Metternich;
+il se souvenait de notre expédition d'Ancône, et ne voulait pas nous
+fournir l'occasion de la recommencer en Suisse. «Nous ne donnerons
+pas dans ce panneau», écrivait-il au comte Apponyi. (<i>Ibid.</i>, p. 335,
+461, 462, 465.)</p>
+
+<p><a id="footnote217" name="footnote217"></a>
+<b><a href="#footnotetag217">217</a></b>: <span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite lang="de">Geschichte Frankreichs</cite>,
+1830-1848, t. II, p. 671.&mdash;D'après l'envoyé badois, M. Guizot lui
+aurait dit lui-même n'avoir fait en cette circonstance que «céder
+à la manifestation d'une volonté auguste qui s'était prononcée
+d'une façon décisive». (<i>Ibid.</i>)&mdash;M. de Metternich avait eu les
+mêmes informations par son ambassadeur à Paris. (<cite>Mémoires de M. de
+Metternich</cite>, t. VII, p. 461.)</p>
+
+<p><a id="footnote218" name="footnote218"></a>
+<b><a href="#footnotetag218">218</a></b>: Dépêche de M. de Bois-le-Comte à M. Guizot, du 4 juin
+1847. Lettre et dépêche de M. Guizot à M. de Bois-le-Comte, du 2
+juillet 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote219" name="footnote219"></a>
+<b><a href="#footnotetag219">219</a></b>: Correspondance confidentielle de M. Guizot et du duc
+de Broglie pendant la première moitié de juillet 1847. (<i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote220" name="footnote220"></a>
+<b><a href="#footnotetag220">220</a></b>: Dépêche de M. Peel à lord Palmerston, août 1847.
+(Papiers parlementaires anglais.)</p>
+
+<p><a id="footnote221" name="footnote221"></a>
+<b><a href="#footnotetag221">221</a></b>: Lettre à M. d'Houdetot, du 10 novembre 1847.
+(<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote222" name="footnote222"></a>
+<b><a href="#footnotetag222">222</a></b>: Dépêche confidentielle du marquis Ricci, représentant
+du gouvernement sarde à Vienne. (<span class="smcap">Bianchi</span>, <cite>Storia
+documentata della diplomazia europea in Italia</cite>, t. V, p. 13.)</p>
+
+<p><a id="footnote223" name="footnote223"></a>
+<b><a href="#footnotetag223">223</a></b>: Lettre particulière de M. Guizot à M. de
+Bois-le-Comte, du 13 octobre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote224" name="footnote224"></a>
+<b><a href="#footnotetag224">224</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote225" name="footnote225"></a>
+<b><a href="#footnotetag225">225</a></b>: Dépêche du duc de Broglie à M. Guizot, du 1<sup>er</sup>
+novembre 1847.&mdash;Bunsen n'avait pas dû être le moins étonné de
+l'ouverture de lord Palmerston. En effet, peu auparavant, tout dévoué
+qu'il fût au ministre anglais, il ne pouvait s'empêcher de dire de
+lui au duc de Broglie: «Depuis les derniers événements d'Espagne,
+Palmerston est comme un lion blessé; il est intraitable; il nous
+rudoie dans les affaires de Suisse; il dit que nous donnons la main
+à tous les projets de l'Autriche et de la France, et leur suppose, à
+l'une et à l'autre, des projets démesurés; il ne veut pas entendre
+raison sur les affaires de Grèce... Il n'y a rien à faire avec lui.»
+(Lettre confidentielle du duc de Broglie à M. Guizot, en date du 30
+octobre 1847. <i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote226" name="footnote226"></a>
+<b><a href="#footnotetag226">226</a></b>: Dépêche de M. de Bois-le-Comte à M. Guizot, du 31
+octobre 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote227" name="footnote227"></a>
+<b><a href="#footnotetag227">227</a></b>: Lettre confidentielle du duc de Broglie à M. Guizot,
+du 30 octobre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote228" name="footnote228"></a>
+<b><a href="#footnotetag228">228</a></b>: Lettres confidentielles de M. Guizot au duc de
+Broglie, dans le commencement de novembre 1847. (<i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote229" name="footnote229"></a>
+<b><a href="#footnotetag229">229</a></b>: M. Guizot avait déjà pensé à cette médiation, quelques
+mois auparavant. (Lettres confidentielles de M. Guizot au duc de
+Broglie, pendant la première moitié de juillet. <i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote230" name="footnote230"></a>
+<b><a href="#footnotetag230">230</a></b>: Dépêches de M. Guizot en date des 4, 7 et 8 novembre
+1847.</p>
+
+<p><a id="footnote231" name="footnote231"></a>
+<b><a href="#footnotetag231">231</a></b>: Dépêches du marquis de Dalmatie et du comte de
+Flahault à M. Guizot, en date des 10 et 11 novembre 1847.&mdash;Voir
+aussi la dépêche de M. de Metternich au comte Apponyi, en date du
+15 novembre 1847. (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 490 à
+492.)</p>
+
+<p><a id="footnote232" name="footnote232"></a>
+<b><a href="#footnotetag232">232</a></b>: Correspondance confidentielle de M. Guizot et du duc
+de Broglie; pendant la première moitié de novembre 1847. (<i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote233" name="footnote233"></a>
+<b><a href="#footnotetag233">233</a></b>: Lettre confidentielle du duc de Broglie à M. Guizot;
+du 14 novembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote234" name="footnote234"></a>
+<b><a href="#footnotetag234">234</a></b>: Dépêche de lord Palmerston à lord Normanby, en date
+du 16 novembre 1847.&mdash;Voir aussi une lettre confidentielle du duc de
+Broglie à M. Guizot; en date du 16 novembre. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote235" name="footnote235"></a>
+<b><a href="#footnotetag235">235</a></b>: Lettres diverses de M. Désages à M. de Jarnac, du 16
+au 22 novembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote236" name="footnote236"></a>
+<b><a href="#footnotetag236">236</a></b>: Lettre du 13 octobre 1847. (<i>Documents inédits.</i>) Dans
+cette même lettre, le duc de Broglie parlait avec admiration de cette
+«résolution calme de ne pas souffrir qu'on porte atteinte au droit
+qu'a Lucerne de confier à cinq Jésuites l'éducation de ses enfants,
+pas plus que Guillaume Tell n'a souffert qu'il fût porté atteinte au
+droit qu'il avait de ne pas ôter son bonnet devant les armoiries de
+l'Autriche».</p>
+
+<p><a id="footnote237" name="footnote237"></a>
+<b><a href="#footnotetag237">237</a></b>: Lettre à M. Désages, du 21 novembre 1847. (<i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote238" name="footnote238"></a>
+<b><a href="#footnotetag238">238</a></b>: Lettre confidentielle du 18 novembre 1847. (<i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote239" name="footnote239"></a>
+<b><a href="#footnotetag239">239</a></b>: Lettre du 21 novembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote240" name="footnote240"></a>
+<b><a href="#footnotetag240">240</a></b>: Cité dans une lettre écrite, le 24 novembre 1847, par
+M. Désages à M. de Jarnac. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote241" name="footnote241"></a>
+<b><a href="#footnotetag241">241</a></b>: Voir plus haut, t. II, ch. <span class="smcap">XIV</span>, §
+<span class="smcap">VI</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote242" name="footnote242"></a>
+<b><a href="#footnotetag242">242</a></b>: Lettre du 19 novembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote243" name="footnote243"></a>
+<b><a href="#footnotetag243">243</a></b>: Lettre du 21 novembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote244" name="footnote244"></a>
+<b><a href="#footnotetag244">244</a></b>: <i>Documents inédits.</i>&mdash;Quelques jours auparavant, M.
+Guizot écrivait déjà, dans le même ordre d'idées: «Je n'ai pas la
+moindre envie de prendre sur lord Palmerston, à quatre contre un,
+ma revanche du traité du 15 juillet. Nous sommes quittes depuis
+longtemps à cet égard, et ce n'est pas ma faute si j'ai été obligé de
+m'acquitter.» (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote245" name="footnote245"></a>
+<b><a href="#footnotetag245">245</a></b>: Dépêche et lettre du duc de Broglie à M. Guizot, en
+date du 20 novembre 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote246" name="footnote246"></a>
+<b><a href="#footnotetag246">246</a></b>: Lettre du 24 novembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote247" name="footnote247"></a>
+<b><a href="#footnotetag247">247</a></b>: Lettre du marquis de Dalmatie à M. Guizot, en date du
+22 novembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote248" name="footnote248"></a>
+<b><a href="#footnotetag248">248</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 494 à 500.</p>
+
+<p><a id="footnote249" name="footnote249"></a>
+<b><a href="#footnotetag249">249</a></b>: Lettre particulière de M. Guizot à ses représentants
+à Vienne, Berlin et Saint-Pétersbourg, en date du 19 novembre 1847.
+(<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote250" name="footnote250"></a>
+<b><a href="#footnotetag250">250</a></b>: Dépêche de M. Guizot au duc de Broglie, du 24 novembre
+1847.</p>
+
+<p><a id="footnote251" name="footnote251"></a>
+<b><a href="#footnotetag251">251</a></b>: M. de Metternich, après coup, devait exprimer un
+regret de l'adhésion donnée par son ambassadeur. (<cite>Mémoires de M. de
+Metternich</cite>, t. VII, p. 508.)</p>
+
+<p><a id="footnote252" name="footnote252"></a>
+<b><a href="#footnotetag252">252</a></b>: Lettre particulière de M. Guizot au duc de Broglie, en
+date du 25 novembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote253" name="footnote253"></a>
+<b><a href="#footnotetag253">253</a></b>: Dépêche du duc de Broglie à M. Guizot, du 26 novembre
+1847.</p>
+
+<p><a id="footnote254" name="footnote254"></a>
+<b><a href="#footnotetag254">254</a></b>: Lettre particulière du 26 novembre 1847. (<i>Documents
+inédits.</i>)&mdash;Quatre jours plus tard, revenant sur cet entretien, le
+duc de Broglie écrivait encore à M. Guizot: «Si je n'eusse pris mon
+parti de rompre, après trois heures d'altercation, de replier mon
+papier, de prendre mon chapeau et de me lever pour sortir, Palmerston
+n'aurait pas lâché prise.» (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote255" name="footnote255"></a>
+<b><a href="#footnotetag255">255</a></b>: C'est ce qui devait faire dire, quelques semaines
+plus tard, en pleine Chambre des pairs, au plus éloquent apologiste
+du Sonderbund, M. de Montalembert: «Oui, la défaite a été honteuse.
+La vérité m'arrache ce témoignage au détriment même de mes amis.»
+Le duc de Broglie, avant l'événement, avait le pressentiment de ce
+qui allait se passer; il écrivait à M. Guizot: «Il n'y a rien de si
+simple et de si légitime que de céder à la force; mais, quand on en
+est là, il ne faut pas trancher du Léonidas ni des martyrs.» (Lettre
+du 20 novembre 1847. <i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote256" name="footnote256"></a>
+<b><a href="#footnotetag256">256</a></b>: Lettre de M. de Massignac, secrétaire d'ambassade, à
+M. de Bois-le-Comte, en date du 29 novembre 1847, rapportée dans une
+dépêche de ce dernier, en date du 31 décembre 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote257" name="footnote257"></a>
+<b><a href="#footnotetag257">257</a></b>: Dépêche de M. de Bois-le-Comte à M. Guizot, en date du
+2 décembre 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote258" name="footnote258"></a>
+<b><a href="#footnotetag258">258</a></b>: Le fait fut connu des diplomates accrédités à Paris.
+(<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite lang="de">Geschichte Frankreichs</cite>, 1830-1848, t. II, p.
+677.)</p>
+
+<p><a id="footnote259" name="footnote259"></a>
+<b><a href="#footnotetag259">259</a></b>: Discours prononcé à la Chambre des pairs le 16 janvier
+1848.&mdash;M. Doudan, tout sceptique qu'il fût, s'exprimait avec émotion
+sur les violences commises par «ces enragés de radicaux» contre «de
+pauvres gens qui leur étaient supérieurs devant Dieu, bien qu'ils
+aimassent les Jésuites»; il les qualifiait «d'indignes sauvages»;
+puis, à propos de l'expulsion des religieux de Saint-Bernard,
+l'un des hauts faits des vainqueurs, il ajoutait: «Les chiens du
+Saint-Bernard sont très supérieurs à ces radicaux-là, quoi qu'on en
+puisse dire.» (<cite>Mélanges et Lettres</cite>, t. II, p. 145 et 148.)</p>
+
+<p><a id="footnote260" name="footnote260"></a>
+<b><a href="#footnotetag260">260</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel</cite>, à la date
+du 5 décembre 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote261" name="footnote261"></a>
+<b><a href="#footnotetag261">261</a></b>: Dépêches de M. de Metternich, du 29 novembre et du 7
+décembre 1847. (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 500 et
+508.)</p>
+
+<p><a id="footnote262" name="footnote262"></a>
+<b><a href="#footnotetag262">262</a></b>: Lettre particulière du marquis de Dalmatie à M.
+Guizot, en date du 2 décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote263" name="footnote263"></a>
+<b><a href="#footnotetag263">263</a></b>: Dépêches de M. de Metternich, des 12 et 24 décembre
+1847. (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 354, 511, 512,
+523.)</p>
+
+<p><a id="footnote264" name="footnote264"></a>
+<b><a href="#footnotetag264">264</a></b>: Lettres particulières de M. de Flahault à M. Guizot,
+en date des 29 et 30 novembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote265" name="footnote265"></a>
+<b><a href="#footnotetag265">265</a></b>: Correspondance particulière du marquis de Dalmatie
+avec M. Guizot, en novembre et décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote266" name="footnote266"></a>
+<b><a href="#footnotetag266">266</a></b>: Lettre du même au même, du 10 décembre 1847.
+(<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote267" name="footnote267"></a>
+<b><a href="#footnotetag267">267</a></b>: <cite>Frédéric-Guillaume IV et le baron de Bunsen</cite>, par M.
+<span class="smcap">Saint-René Taillandier</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote268" name="footnote268"></a>
+<b><a href="#footnotetag268">268</a></b>: Lettres particulières de M. Guizot au duc de Broglie,
+en date des 29 novembre, 3 et 6 décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote269" name="footnote269"></a>
+<b><a href="#footnotetag269">269</a></b>: Lettres au comte de Flahault et au marquis de
+Dalmatie. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote270" name="footnote270"></a>
+<b><a href="#footnotetag270">270</a></b>: Lettre du 8 décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote271" name="footnote271"></a>
+<b><a href="#footnotetag271">271</a></b>: «Ces affaires, notait M. de Viel-Castel, occupent
+en ce moment tous les esprits, et elles rejettent dans l'ombre les
+questions intérieures.» (<i>Journal inédit.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote272" name="footnote272"></a>
+<b><a href="#footnotetag272">272</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote273" name="footnote273"></a>
+<b><a href="#footnotetag273">273</a></b>: <i>Ibid.</i></p>
+
+<p><a id="footnote274" name="footnote274"></a>
+<b><a href="#footnotetag274">274</a></b>: Lettre particulière de M. Guizot au duc de Broglie, en
+date du 13 décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote275" name="footnote275"></a>
+<b><a href="#footnotetag275">275</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote276" name="footnote276"></a>
+<b><a href="#footnotetag276">276</a></b>: Lettre de M. Guizot au duc de Broglie, en date du 3
+décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote277" name="footnote277"></a>
+<b><a href="#footnotetag277">277</a></b>: Lettres particulières du duc de Broglie à M. Guizot,
+du 4 au 17 décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote278" name="footnote278"></a>
+<b><a href="#footnotetag278">278</a></b>: Lettres particulières de M. Guizot au duc de Broglie,
+du 4 au 20 décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote279" name="footnote279"></a>
+<b><a href="#footnotetag279">279</a></b>: Lettres particulières de M. Guizot au comte de
+Flahault et au marquis de Dalmatie, en date du 20 décembre 1847.
+(<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote280" name="footnote280"></a>
+<b><a href="#footnotetag280">280</a></b>: Lettre du marquis de Dalmatie à M. Guizot, en date
+du 25 décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)&mdash;Dépêches de M. de
+Metternich au comte Apponyi, en date des 24 et 29 décembre 1847.
+(<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 355 à 359, et 523 à 527.)</p>
+
+<p><a id="footnote281" name="footnote281"></a>
+<b><a href="#footnotetag281">281</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 513 à 520.</p>
+
+<p><a id="footnote282" name="footnote282"></a>
+<b><a href="#footnotetag282">282</a></b>: Lettres particulières du marquis de Dalmatie à M.
+Guizot, en date des 16, 18, 19, 22 décembre 1847. Lettre particulière
+de M. Guizot au comte de Flahault, en date du 21 décembre 1847, et
+lettre de M. de Flahault à M. Guizot, en date du 28 décembre 1847.
+(<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote283" name="footnote283"></a>
+<b><a href="#footnotetag283">283</a></b>: Lettre du 27 décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote284" name="footnote284"></a>
+<b><a href="#footnotetag284">284</a></b>: Lettres particulières du comte de Flahault à M.
+Guizot, des 8 et 12 janvier 1848; du marquis de Dalmatie à M. Guizot,
+du 9 janvier 1848. (<i>Documents inédits.</i>)&mdash;Voir aussi une dépêche de
+M. de Metternich au comte Apponyi, du 12 janvier 1848. (<cite>Mémoires de
+M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 553, 554.)</p>
+
+<p><a id="footnote285" name="footnote285"></a>
+<b><a href="#footnotetag285">285</a></b>: Lettre particulière de M. Guizot au marquis de
+Dalmatie, en date du 10 décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote286" name="footnote286"></a>
+<b><a href="#footnotetag286">286</a></b>: Lettres particulières du marquis de Dalmatie à
+M. Guizot, en date des 16, 19 et 22 décembre 1847; du comte de
+Flahault à M. Guizot, en date du 28 décembre 1847. (<i>Documents
+inédits.</i>)&mdash;Voir aussi dépêche de M. de Metternich au comte Apponyi,
+en date du 12 janvier 1848. (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII,
+p. 553, 554.)</p>
+
+<p><a id="footnote287" name="footnote287"></a>
+<b><a href="#footnotetag287">287</a></b>: Lettre particulière de M. Guizot au comte de Flahault,
+en date du 21 décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote288" name="footnote288"></a>
+<b><a href="#footnotetag288">288</a></b>: Lettre de lord Palmerston à lord Ponsonby, alors
+ambassadeur à Vienne, en date du 21 décembre 1847. (<span class="smcap">ASHLEY</span>,
+<cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. I, p. 13.)</p>
+
+<p><a id="footnote289" name="footnote289"></a>
+<b><a href="#footnotetag289">289</a></b>: Dès le 30 novembre 1847, le duc de Broglie écrivait
+à M. Guizot: «Lord Palmerston est très content, visiblement très
+content des affaires suisses, et il dirige ses journaux de façon
+à en faire contre vous le principal point d'attaque de notre
+opposition.» Le duc de Broglie ajoutait, dans une autre lettre,
+datée du 24 décembre 1847: «Il est sans exemple que des pièces
+diplomatiques aient été publiées sans être déposées au Parlement.
+La publication des documents suisses n'aura donc pas lieu avant le
+mois de février; mais il est probable que lord Palmerston les fait
+imprimer en attendant, et il les donnera furtivement en communication
+à l'opposition en France.» (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote290" name="footnote290"></a>
+<b><a href="#footnotetag290">290</a></b>: Lettre de lord Palmerston à lord Minto.
+(<span class="smcap">Ashley</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. I. p. 10.)</p>
+
+<p><a id="footnote291" name="footnote291"></a>
+<b><a href="#footnotetag291">291</a></b>: M. de Metternich écrivait à M. de Ficquelmont: «M.
+Guizot veut attendre la fin du débat de l'adresse et la réponse
+du Directoire helvétique, avant de passer à la seconde période de
+l'action à entamer dans l'affaire suisse. En cela, M. Guizot a
+raison.» (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 563.)</p>
+
+<p><a id="footnote292" name="footnote292"></a>
+<b><a href="#footnotetag292">292</a></b>: Dépêche de M. de Metternich à M. de Ficquelmont, 10
+février 1848. (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 563.)&mdash;Voir
+aussi une lettre particulière du 19 février 1848, dans laquelle le
+marquis de Dalmatie signale les bonnes impressions rapportées par le
+général de Radowitz à Berlin. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote293" name="footnote293"></a>
+<b><a href="#footnotetag293">293</a></b>: Lettres du duc de Broglie à son fils, en date des 27
+janvier et 7 février 1848. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote294" name="footnote294"></a>
+<b><a href="#footnotetag294">294</a></b>: Voir plus haut, livre I, ch. <span class="smcap">V</span>, §
+<span class="smcap">III</span>, et livre II, ch. <span class="smcap">II</span>, §§ <span class="smcap">II</span> et
+<span class="smcap">VI</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote295" name="footnote295"></a>
+<b><a href="#footnotetag295">295</a></b>: Voir livre III, ch. <span class="smcap">VI</span>, § <span class="smcap">IV</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote296" name="footnote296"></a>
+<b><a href="#footnotetag296">296</a></b>: Voir ce que M. de Metternich rapportait lui-même à M.
+de Sainte-Aulaire en 1843. (<cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 289.)</p>
+
+<p><a id="footnote297" name="footnote297"></a>
+<b><a href="#footnotetag297">297</a></b>: Lettre à M. Guizot, du 18 juillet 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote298" name="footnote298"></a>
+<b><a href="#footnotetag298">298</a></b>: «Ils veulent faire de moi un Napoléon, quand je
+ne suis qu'un pauvre curé de campagne.» (Cité par M. le marquis
+<span class="smcap">Costa de Beauregard</span> dans son livre sur <cite>Les dernières années
+du roi Charles-Albert</cite>.)</p>
+
+<p><a id="footnote299" name="footnote299"></a>
+<b><a href="#footnotetag299">299</a></b>: «Courage, Saint Père, ayez confiance dans votre
+peuple!»</p>
+
+<p><a id="footnote300" name="footnote300"></a>
+<b><a href="#footnotetag300">300</a></b>: Pour tout ce que j'aurai à dire de ce prince, je me
+suis beaucoup servi des attachants volumes du marquis <span class="smcap">Costa de
+Beauregard</span>, sur la <cite>Jeunesse</cite> et les <cite>Dernières Années du roi
+Charles-Albert</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote301" name="footnote301"></a>
+<b><a href="#footnotetag301">301</a></b>: Le chancelier écrivait, le 29 mai, à son ministre à
+Turin: «Le Roi n'a le choix qu'entre deux systèmes diamétralement
+opposés: entre celui qu'il a suivi jusqu'ici, et celui que bien
+des symptômes semblent caractériser comme étant celui qu'il entend
+suivre dans un prochain avenir. Le premier de ces systèmes est celui
+de conservation; l'autre est celui de la crasse révolution... Je
+regarde comme possible que l'encens libéral puisse obscurcir ses
+yeux... S'il a pris son parti, s'il veut la révolution, qu'il se
+prononce, nous saurons prendre le parti qui nous convient; s'il ne la
+veut pas, qu'il se prononce contre le mauvais jeu, nous sommes prêts
+à le seconder dans ses efforts... Le point le plus essentiel, c'est
+que nous voyions clair dans la situation.»</p>
+
+<p><a id="footnote302" name="footnote302"></a>
+<b><a href="#footnotetag302">302</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 226 à 247.</p>
+
+<p><a id="footnote303" name="footnote303"></a>
+<b><a href="#footnotetag303">303</a></b>: Le marquis d'Azeglio a rapporté lui-même cette
+dramatique conversation dans ses <cite>Ricordi</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote304" name="footnote304"></a>
+<b><a href="#footnotetag304">304</a></b>: Voir la préface du livre de M. le marquis <span class="smcap">de
+Costa</span>, <cite>les Dernières Années du roi Charles-Albert</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote305" name="footnote305"></a>
+<b><a href="#footnotetag305">305</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote306" name="footnote306"></a>
+<b><a href="#footnotetag306">306</a></b>: Ce propos m'a été rapporté par M. le duc de Broglie.</p>
+
+<p><a id="footnote307" name="footnote307"></a>
+<b><a href="#footnotetag307">307</a></b>: Lettre du 8 juin 1846.</p>
+
+<p><a id="footnote308" name="footnote308"></a>
+<b><a href="#footnotetag308">308</a></b>: Dépêche de M. de Revel au ministre des affaires
+étrangères du Piémont, en date du 10 juin 1846. (<cite>Storia documentata
+della diplomazia europea in Italia</cite>, par Nicomède <span class="smcap">Bianchi</span>,
+t. V, p. 6.)</p>
+
+<p><a id="footnote309" name="footnote309"></a>
+<b><a href="#footnotetag309">309</a></b>: J'ai eu sous les yeux, grâce à de bienveillantes
+communications, la correspondance officielle et confidentielle de M.
+Guizot et de M. Rossi, correspondance également remarquable des deux
+côtés. J'y ai fait de nombreux emprunts. Une partie de ces documents
+avait déjà été citée soit dans le livre de M. <span class="smcap">d'Haussonville</span>
+sur la <cite>Politique extérieure du gouvernement de Juillet</cite>, soit dans
+les <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>. J'indiquerai ceux qui seront publiés ici
+pour la première fois.</p>
+
+<p><a id="footnote310" name="footnote310"></a>
+<b><a href="#footnotetag310">310</a></b>: Ce résumé des conversations de M. Rossi a été donné
+par le prince Albert de Broglie, qui, comme je l'ai dit, était alors
+premier secrétaire de l'ambassade de Rome. (<cite>Rossi et Pie IX</cite>,
+article publié dans la <cite>Revue des Deux Mondes</cite> du 15 décembre 1848.)</p>
+
+<p><a id="footnote311" name="footnote311"></a>
+<b><a href="#footnotetag311">311</a></b>: Lettre du 7 mai 1847. La première moitié de cette
+lettre avait été seule publiée par M. Guizot dans ses <cite>Mémoires</cite>; la
+fin est inédite.</p>
+
+<p><a id="footnote312" name="footnote312"></a>
+<b><a href="#footnotetag312">312</a></b>: Lettres diverses de M. Rossi à M. Guizot, de juillet
+1846 à juillet 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote313" name="footnote313"></a>
+<b><a href="#footnotetag313">313</a></b>: Lettres particulières de M. Guizot à M. Rossi, en date
+des 21 et 28 juillet 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote314" name="footnote314"></a>
+<b><a href="#footnotetag314">314</a></b>: Lettre du 28 mai 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote315" name="footnote315"></a>
+<b><a href="#footnotetag315">315</a></b>: Lettre de M. Rossi à M. Guizot, du 30 juillet 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote316" name="footnote316"></a>
+<b><a href="#footnotetag316">316</a></b>: Lettres des 21 et 28 juillet 1847. (<i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote317" name="footnote317"></a>
+<b><a href="#footnotetag317">317</a></b>: Lettre de M. Rossi à M. Guizot, en date du 28 juillet
+1847.</p>
+
+<p><a id="footnote318" name="footnote318"></a>
+<b><a href="#footnotetag318">318</a></b>: Voir livre I, ch. V, § <span class="smcap">III</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote319" name="footnote319"></a>
+<b><a href="#footnotetag319">319</a></b>: Dépêche de Ricci, ambassadeur sarde à Vienne, 26
+février 1847. (<span class="smcap">Bianchi</span>, <cite>Storia documentata della diplomazia
+europea in Italia</cite>, t. V, p. 397, 398.)</p>
+
+<p><a id="footnote320" name="footnote320"></a>
+<b><a href="#footnotetag320">320</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 476.</p>
+
+<p><a id="footnote321" name="footnote321"></a>
+<b><a href="#footnotetag321">321</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 339.</p>
+
+<p><a id="footnote322" name="footnote322"></a>
+<b><a href="#footnotetag322">322</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 410.</p>
+
+<p><a id="footnote323" name="footnote323"></a>
+<b><a href="#footnotetag323">323</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 251 à 256.</p>
+
+<p><a id="footnote324" name="footnote324"></a>
+<b><a href="#footnotetag324">324</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 410 à 414.</p>
+
+<p><a id="footnote325" name="footnote325"></a>
+<b><a href="#footnotetag325">325</a></b>: La lettre écrite, à ce propos, le 24 avril 1847, par
+M. de Metternich au grand-duc, est assez curieuse. Il lui reproche sa
+«passivité» en face d'un parti libéral aussi dangereux que le parti
+radical. «Le souverain <em>chassé</em> ne revient jamais», lui dit-il sous
+forme d'avertissement. Puis il ajoute: «Que Votre Altesse Impériale
+ne se fasse aucune illusion sur les dispositions fâcheuses à l'égard
+de l'Autriche: le mot <em>Autriche</em> ne désigne pas la chose elle-même;
+il ne s'applique qu'au pouvoir répressif dont les hommes du progrès
+voudraient se débarrasser. Si ce pouvoir tombait, les princes
+italiens tomberaient aussi, et pas un ne resterait sur son trône. En
+ce qui concerne le trône grand-ducal, il est une vérité indiscutable:
+Votre Altesse Impériale et votre Maison ne sont ni plus ni moins
+italiennes et allemandes que le roi de la Lombardie.» (<cite>Mémoires de
+M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 405 à 410.)</p>
+
+<p><a id="footnote326" name="footnote326"></a>
+<b><a href="#footnotetag326">326</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page155">155</a>, dans quelles circonstances
+avait eu lieu cette mission.</p>
+
+<p><a id="footnote327" name="footnote327"></a>
+<b><a href="#footnotetag327">327</a></b>: Dépêche du comte d'Arnim, ministre de Prusse à Paris,
+en date du 25 janvier 1847. (<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite lang="de">Geschichte
+Frankreichs</cite>, 1830-1848, t. II, p. 682.)&mdash;Dépêche du marquis Ricci,
+ambassadeur de Sardaigne à Vienne, en date du 26 février 1847.
+(<span class="smcap">Bianchi</span>, <cite>Storia documentata, etc.</cite>, t. V, p. 19 et
+398.)&mdash;<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 398 à 400.</p>
+
+<p><a id="footnote328" name="footnote328"></a>
+<b><a href="#footnotetag328">328</a></b>: «Ménagez toujours Vienne, écrivait M. Guizot à M.
+Rossi, le 6 décembre 1846. Ses défiances et ses alarmes du côté de
+l'Italie sont infinies. Lord Palmerston travaille toujours à lui
+arracher quelque démarche, quelque parole réelle ou apparente qui
+le serve dans ses protestations contre la descendance de M. le duc
+de Montpensier. M. de Metternich tient bon et reste tout à fait en
+dehors de la question. Il nous importe fort qu'il persiste et que,
+soit dans l'affaire espagnole, soit dans l'affaire polonaise, on ne
+se retrouve pas quatre contre un. Je suis sûr que vous n'oublierez
+jamais cela, tout en avançant dans notre voie à nous.» (<i>Documents
+inédits.</i>)&mdash;Louis-Philippe était également très soucieux que M. Rossi
+ne fît rien «pouvant donner de l'ombrage à l'Autriche». (Dépêche du
+marquis Brignole, ambassadeur de Sardaigne à Paris, en date du 5
+décembre 1846. <span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite lang="de">Geschichte Frankreichs</cite>, t. II,
+p. 681.)</p>
+
+<p><a id="footnote329" name="footnote329"></a>
+<b><a href="#footnotetag329">329</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 390 à 400,
+416 à 422, 471 à 474.&mdash;On s'en tint, entre les deux gouvernements,
+à cet échange d'idées; mais il n'y eut pas de convention proprement
+dite, comme le prétend à tort un historien prussien, M. Hillebrand,
+sur la foi d'une dépêche de l'ambassadeur de Sardaigne à Paris.
+(<cite lang="de">Geschichte Frankreichs</cite>, t. II, p. 682.) L'existence de cette
+convention secrète est contredite par tous les documents que j'ai
+eus sous les yeux, notamment par une lettre déjà citée de M. Guizot
+à M. de Metternich, où il est dit que l'entente s'était faite «sans
+conventions spéciales». (Voir plus haut, p. <a href="#page157">157</a>.)</p>
+
+<p><a id="footnote330" name="footnote330"></a>
+<b><a href="#footnotetag330">330</a></b>: <i>Documents inédits</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote331" name="footnote331"></a>
+<b><a href="#footnotetag331">331</a></b>: Même lettre du 21 juillet 1847.&mdash;Cela montre à quel
+point M. Hillebrand se trompe quand, sur la foi d'une dépêche du
+ministre de Prusse à Paris, il prétend que le gouvernement français
+aurait promis à l'Autriche de ne pas recommencer l'expédition
+d'Ancône, si les Autrichiens occupaient les Légations. (<cite lang="de">Geschichte
+Frankreichs</cite>, t. II, p. 682.)</p>
+
+<p><a id="footnote332" name="footnote332"></a>
+<b><a href="#footnotetag332">332</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote333" name="footnote333"></a>
+<b><a href="#footnotetag333">333</a></b>: Lettre de M. de Metternich au comte Apponyi, en date
+du 6 août 1847. (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 416 à
+422.)</p>
+
+<p><a id="footnote334" name="footnote334"></a>
+<b><a href="#footnotetag334">334</a></b>: Dépêche du 22 août 1847. (<i>Ibid.</i>, p. 471 à 474.)</p>
+
+<p><a id="footnote335" name="footnote335"></a>
+<b><a href="#footnotetag335">335</a></b>: Dépêche du marquis Ricci, ambassadeur de Sardaigne
+à Vienne, en date du 14 août 1847. (<span class="smcap">Bianchi,</span> <cite>Storia
+documentata della diplomazia europea in Italia</cite>, t. V, p. 399 à 402.)</p>
+
+<p><a id="footnote336" name="footnote336"></a>
+<b><a href="#footnotetag336">336</a></b>: Lettre du 8 septembre 1847. (<span class="smcap">Costa de
+Beauregard</span>, <cite>Les dernières années du roi Chartes-Albert</cite>, p.
+559.)</p>
+
+<p><a id="footnote337" name="footnote337"></a>
+<b><a href="#footnotetag337">337</a></b>: Lettre du 4 octobre 1847. Cette lettre, tombée
+aux mains de M. de Metternich, a été communiquée par lui au
+cabinet anglais, en novembre 1847, et par suite publiée dans les
+<cite>Parliamentary Papers</cite>.</p>
+
+<p><a id="footnote338" name="footnote338"></a>
+<b><a href="#footnotetag338">338</a></b>: Dépêche de M. Guizot au chargé d'affaires de France à
+Vienne, en date du 1<sup>er</sup> septembre 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote339" name="footnote339"></a>
+<b><a href="#footnotetag339">339</a></b>: Lettre de M. de Metternich au comte Apponyi, en date
+du 19 octobre 1847. (<cite>Mémoires de M. de Metternich,</cite> t. VII, p. 344.)</p>
+
+<p><a id="footnote340" name="footnote340"></a>
+<b><a href="#footnotetag340">340</a></b>: <i>Ibid.</i>&mdash;Cf. aussi lettre du 7 octobre (p. 425).</p>
+
+<p><a id="footnote341" name="footnote341"></a>
+<b><a href="#footnotetag341">341</a></b>: Lettre particulière du comte de Flahault à M. Guizot,
+en date du 22 novembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote342" name="footnote342"></a>
+<b><a href="#footnotetag342">342</a></b>: Lettre du 18 septembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote343" name="footnote343"></a>
+<b><a href="#footnotetag343">343</a></b>: Lettre du 8 octobre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote344" name="footnote344"></a>
+<b><a href="#footnotetag344">344</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 425.</p>
+
+<p><a id="footnote345" name="footnote345"></a>
+<b><a href="#footnotetag345">345</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote346" name="footnote346"></a>
+<b><a href="#footnotetag346">346</a></b>: Dépêche de M. Guizot à M. Rossi, 25 août 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote347" name="footnote347"></a>
+<b><a href="#footnotetag347">347</a></b>: Lettre particulière de M. Guizot à M. Rossi, du 26
+août 1847.&mdash;M. Guizot revenait avec insistance sur cette idée. «Nous
+pourrons et nous ferons beaucoup, disait-il dans une autre lettre,
+pour la cause de l'indépendance et des réformes romaines, toscanes,
+napolitaines, sardes. Nous ne pourrions et ne ferions rien pour la
+cause d'une révolution qui attaquerait l'ordre général européen. Et
+les autres puissances s'uniraient contre.» (Lettre du 18 septembre.
+<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote348" name="footnote348"></a>
+<b><a href="#footnotetag348">348</a></b>: <span class="smcap">D'Haussonville</span>, <cite>Histoire de la politique
+extérieure</cite>, t. II, p. 260.</p>
+
+<p><a id="footnote349" name="footnote349"></a>
+<b><a href="#footnotetag349">349</a></b>: Dépêche à M. de Bourgoing, en date du 18 septembre
+1847.&mdash;Voir aussi la dépêche de M. Guizot au comte de la
+Rochefoucauld, ministre de France à Florence, en date du 25 août
+1847.</p>
+
+<p><a id="footnote350" name="footnote350"></a>
+<b><a href="#footnotetag350">350</a></b>: Lettre du 7 octobre 1847, publiée par le marquis de
+Flers, dans son livre: <cite>Le roi Louis-Philippe, Vie anecdotique</cite>, p.
+436 à 439.</p>
+
+<p><a id="footnote351" name="footnote351"></a>
+<b><a href="#footnotetag351">351</a></b>: Lettre du 17 octobre 1847. <cite>Le roi Louis-Philippe</cite>, p.
+443 à 447.</p>
+
+<p><a id="footnote352" name="footnote352"></a>
+<b><a href="#footnotetag352">352</a></b>: C'est à l'occasion de certains articles du <cite>Journal
+des Débats</cite>, qui soulevèrent, en effet, beaucoup d'irritation au delà
+des Alpes, que M. d'Azeglio écrivait à un de ses amis de France:
+«Que peut gagner votre ministère à laisser ainsi insulter par le
+principal de ses organes un peuple qui fait les efforts les plus
+méritoires pour se tirer de l'état d'abjection où l'avaient réduit
+ses détestables gouvernements?» (<cite>Correspondance politique de Massimo
+d'Azeglio</cite>, publiée par <span class="smcap">E. Rendu</span>.)</p>
+
+<p><a id="footnote353" name="footnote353"></a>
+<b><a href="#footnotetag353">353</a></b>: Lettre de M. Guizot au duc de Broglie, en date du 25
+octobre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote354" name="footnote354"></a>
+<b><a href="#footnotetag354">354</a></b>: Lettre du 17 février 1848.</p>
+
+<p><a id="footnote355" name="footnote355"></a>
+<b><a href="#footnotetag355">355</a></b>: Dès le 12 avril 1847, avant l'affaire de Ferrare,
+Massimo d'Azeglio écrivait à un Français: «Ce qui va trop doucement
+et même ne va pas du tout, c'est votre ambassade. Je sais bien que
+l'affaire des mariages espagnols gêne terriblement le gouvernement
+français en Italie; aussi n'avons-nous pas la prétention d'exiger
+de M. Guizot une déclaration de guerre à M. de Metternich. Si
+les mariages espagnols sont avantageux pour la France, cela vous
+regarde; mais, sauf meilleur avis, vous n'avez pas non plus intérêt
+à jouer en Italie absolument le même air que l'Autriche... Or, dans
+ce moment-ci, les deux flûtes, je vous assure, sont terriblement
+d'accord; et je ne vois que l'Angleterre qui puisse s'en réjouir.
+Vous lui laissez là, à elle, qui au fond se moque parfaitement
+de notre progrès libéral et national, un admirable terrain, et
+elle saura l'exploiter.» (<cite>Correspondance politique de Massimo
+d'Azeglio.</cite>)</p>
+
+<p><a id="footnote356" name="footnote356"></a>
+<b><a href="#footnotetag356">356</a></b>: Dépêche du comte de Revel, en date du 3 septembre
+1847. (<span class="smcap">Bianchi</span>, <cite>Storia documentata della diplomazia europea
+in Italia</cite>, t. V, p. 410.)</p>
+
+<p><a id="footnote357" name="footnote357"></a>
+<b><a href="#footnotetag357">357</a></b>: Lettre de M. Guizot à M. Rossi, en date du 28 octobre
+1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote358" name="footnote358"></a>
+<b><a href="#footnotetag358">358</a></b>: Lettre du 27 septembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote359" name="footnote359"></a>
+<b><a href="#footnotetag359">359</a></b>: Même lettre.</p>
+
+<p><a id="footnote360" name="footnote360"></a>
+<b><a href="#footnotetag360">360</a></b>: Dépêche de M. Guizot à M. de Bourgoing, en date du 18
+septembre 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote361" name="footnote361"></a>
+<b><a href="#footnotetag361">361</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote362" name="footnote362"></a>
+<b><a href="#footnotetag362">362</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote363" name="footnote363"></a>
+<b><a href="#footnotetag363">363</a></b>: Cette lettre, qui a été publiée dans la <cite>Revue
+rétrospective</cite>, contenait d'autres critiques contre la politique du
+Roi. J'aurai l'occasion d'y revenir.</p>
+
+<p><a id="footnote364" name="footnote364"></a>
+<b><a href="#footnotetag364">364</a></b>: Lettre du 8 août 1846. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote365" name="footnote365"></a>
+<b><a href="#footnotetag365">365</a></b>: Voir plus haut, t. V, p. 383 et 387.</p>
+
+<p><a id="footnote366" name="footnote366"></a>
+<b><a href="#footnotetag366">366</a></b>: Cette lettre était du 7 novembre, c'est-à-dire de la
+même date que la lettre du prince de Joinville au duc de Nemours;
+elle a été publiée par M. Guizot, dans ses <cite>Mémoires</cite>, t. VIII, p.
+385 à 389.</p>
+
+<p><a id="footnote367" name="footnote367"></a>
+<b><a href="#footnotetag367">367</a></b>: Dépêche de lord Minto, adressée de Rome à lord
+Palmerston, en date du 13 novembre 1847. (<cite>Parliamentary papers.</cite>)</p>
+
+<p><a id="footnote368" name="footnote368"></a>
+<b><a href="#footnotetag368">368</a></b>: Cf. plus haut, t. V, p. 208.</p>
+
+<p><a id="footnote369" name="footnote369"></a>
+<b><a href="#footnotetag369">369</a></b>: <cite>Le prince Albert, extraits de l'ouvrage de sir
+Théodore Martin</cite>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 233.</p>
+
+<p><a id="footnote370" name="footnote370"></a>
+<b><a href="#footnotetag370">370</a></b>: Lettres des 18 et 20 avril 1847. (<i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote371" name="footnote371"></a>
+<b><a href="#footnotetag371">371</a></b>: Lettre du duc de Broglie à M. Guizot, en date du 9
+août 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote372" name="footnote372"></a>
+<b><a href="#footnotetag372">372</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote373" name="footnote373"></a>
+<b><a href="#footnotetag373">373</a></b>: Voir les dépêches de lord Palmerston à lord Ponsonby,
+en date des 12 août et 11 septembre 1847. (<cite>Parliamentary papers.</cite>)
+Voir aussi <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 414 à 416.</p>
+
+<p><a id="footnote374" name="footnote374"></a>
+<b><a href="#footnotetag374">374</a></b>: Autre dépêche du 11 septembre 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote375" name="footnote375"></a>
+<b><a href="#footnotetag375">375</a></b>: Dépêche de lord Normanby à lord Palmerston, du 17
+septembre 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote376" name="footnote376"></a>
+<b><a href="#footnotetag376">376</a></b>: Dépêche du comte de Revel au ministre des
+affaires étrangères de Sardaigne, en date du 3 septembre 1847.
+(<span class="smcap">Bianchi</span>, <cite>Storia documentata della diplomazia europea in
+Italia</cite>, t. V, p. 411.)</p>
+
+<p><a id="footnote377" name="footnote377"></a>
+<b><a href="#footnotetag377">377</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page258">258</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote378" name="footnote378"></a>
+<b><a href="#footnotetag378">378</a></b>: M. Guizot exprimait cette opinion dans une lettre à
+M. Rossi, en date du 18 septembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)&mdash;Voir
+aussi ses discours à la Chambre des députés, dans les séances des 29
+et 31 janvier 1848.</p>
+
+<p><a id="footnote379" name="footnote379"></a>
+<b><a href="#footnotetag379">379</a></b>: <cite>Le prince Albert, extraits de l'ouvrage de sir
+Théodore Martin</cite>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 230 à 234.</p>
+
+<p><a id="footnote380" name="footnote380"></a>
+<b><a href="#footnotetag380">380</a></b>: Dépêche du duc de Broglie à M. Guizot, en date du 16
+septembre 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote381" name="footnote381"></a>
+<b><a href="#footnotetag381">381</a></b>: Lettre du 23 septembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote382" name="footnote382"></a>
+<b><a href="#footnotetag382">382</a></b>: Lettre du duc de Broglie à son fils, en date du 15
+septembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote383" name="footnote383"></a>
+<b><a href="#footnotetag383">383</a></b>: Lettre au duc de Broglie, en date du 24 décembre 1847.
+(<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote384" name="footnote384"></a>
+<b><a href="#footnotetag384">384</a></b>: «L'Angleterre, disait M. Guizot dans sa lettre déjà
+citée au prince de Joinville, donne aujourd'hui aux Italiens les
+paroles et les apparences qui leur plaisent; elle ne leur donnera
+rien de plus, et il faudra bien qu'ils s'en aperçoivent eux-mêmes.»</p>
+
+<p><a id="footnote385" name="footnote385"></a>
+<b><a href="#footnotetag385">385</a></b>: Lettre du 27 janvier 1848. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote386" name="footnote386"></a>
+<b><a href="#footnotetag386">386</a></b>: M. Rossi écrivait, le 18 novembre 1847, à M. Guizot:
+«Ceux qui nous ont trouvés trop réservés ont compris que la voie
+pacifique était la plus sûre. Aussi revient-on peu à peu à nous,
+précisément à cause de la réserve digne et sérieuse que nous y avons
+mise.»</p>
+
+<p><a id="footnote387" name="footnote387"></a>
+<b><a href="#footnotetag387">387</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote388" name="footnote388"></a>
+<b><a href="#footnotetag388">388</a></b>: Lettre de M. Rossi à M. Guizot, en date du 12
+décembre 1847. Voir aussi une lettre du 14 décembre, rapportant une
+conversation semblable avec le Pape.</p>
+
+<p><a id="footnote389" name="footnote389"></a>
+<b><a href="#footnotetag389">389</a></b>: Lettre de M. Rossi à M. Guizot, en date du 18 janvier
+1848.</p>
+
+<p><a id="footnote390" name="footnote390"></a>
+<b><a href="#footnotetag390">390</a></b>: Lettres précitées de M. Rossi à M. Guizot, en date du
+12 décembre 1847 et du 18 janvier 1848.</p>
+
+<p><a id="footnote391" name="footnote391"></a>
+<b><a href="#footnotetag391">391</a></b>: Lettre à M. d'Houdetot, en date du 10 novembre 1847.
+(<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote392" name="footnote392"></a>
+<b><a href="#footnotetag392">392</a></b>: Lettres du 6 et du 27 novembre 1847. (<cite>Mélanges et
+Lettres</cite>, t. II, p. 136 et 141.)</p>
+
+<p><a id="footnote393" name="footnote393"></a>
+<b><a href="#footnotetag393">393</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 424.</p>
+
+<p><a id="footnote394" name="footnote394"></a>
+<b><a href="#footnotetag394">394</a></b>: Lettre au comte Apponyi, en date du 2 novembre 1847.
+(<i>Ibid.</i>, p. 439.)</p>
+
+<p><a id="footnote395" name="footnote395"></a>
+<b><a href="#footnotetag395">395</a></b>: Lettre au même, en date du 7 octobre 1847. (<i>Ibid.</i>,
+p. 342.) Voir aussi p. 344 et 435.</p>
+
+<p><a id="footnote396" name="footnote396"></a>
+<b><a href="#footnotetag396">396</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 433, 437, 444 et 557.</p>
+
+<p><a id="footnote397" name="footnote397"></a>
+<b><a href="#footnotetag397">397</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 426 et 441.</p>
+
+<p><a id="footnote398" name="footnote398"></a>
+<b><a href="#footnotetag398">398</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page214">214</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote399" name="footnote399"></a>
+<b><a href="#footnotetag399">399</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 424, 554,
+558.&mdash;Voir aussi les <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 373 à
+377.&mdash;Voir enfin une lettre de M. de Flahault, en date du 17 octobre
+1847, rapportant à M. Guizot une conversation de M. de Metternich,
+et la réponse de M. Guizot, en date du 27 octobre. (<i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote400" name="footnote400"></a>
+<b><a href="#footnotetag400">400</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 349, 424,
+438, 555, 558, 559.&mdash;Voir aussi la lettre de M. de Flahault à M.
+Guizot, en date du 29 janvier 1848. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote401" name="footnote401"></a>
+<b><a href="#footnotetag401">401</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 425, 437.</p>
+
+<p><a id="footnote402" name="footnote402"></a>
+<b><a href="#footnotetag402">402</a></b>: Lettre du 14 janvier 1848. (<cite>Mémoires de M. de
+Metternich</cite>, t. VII, p. 555.)</p>
+
+<p><a id="footnote403" name="footnote403"></a>
+<b><a href="#footnotetag403">403</a></b>: Lettres du 16 et du 27 janvier 1848. (<i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote404" name="footnote404"></a>
+<b><a href="#footnotetag404">404</a></b>: Lettre du 28 septembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote405" name="footnote405"></a>
+<b><a href="#footnotetag405">405</a></b>: Lettre à M. de Ficquelmont, en date du 23 octobre
+1847. (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 437.)</p>
+
+<p><a id="footnote406" name="footnote406"></a>
+<b><a href="#footnotetag406">406</a></b>: Cité par M. <span class="smcap">d'Haussonville</span> dans son <cite>Histoire
+de la politique extérieure du gouvernement de Juillet</cite>, t. II, p.
+262.</p>
+
+<p><a id="footnote407" name="footnote407"></a>
+<b><a href="#footnotetag407">407</a></b>: Peu de temps après son avènement, ayant reçu de
+Louis-Philippe, son oncle, le conseil de faire des concessions à
+l'opinion, Ferdinand II avait répondu par cette lettre qui le peint
+bien: «Pour m'approcher de la France de Votre Majesté, si elle peut
+jamais être un principe, il faudrait renverser la loi fondamentale
+qui constitue la base de notre gouvernement, et m'engouffrer dans
+cette politique de jacobins pour laquelle mon peuple s'est montré
+félon plus d'une fois à la maison de ses rois. La liberté est fatale
+à la famille des Bourbons, et moi, je suis décidé à éviter à tout
+prix le sort de Louis XVI et de Charles X. Mon peuple obéit à la
+force et se courbe; mais malheur s'il se redresse sous les impulsions
+de ces rêves qui sont si beaux dans les sermons des philosophes et
+impossibles en pratique! Dieu aidant, je donnerai à mon peuple la
+prospérité et l'administration honnête à laquelle il a droit; mais
+je serai roi, je serai roi seul et toujours... J'avouerai avec
+franchise à Votre Majesté qu'en tout ce qui concerne la paix ou le
+maintien du système politique en Italie, j'incline aux idées qu'une
+vieille expérience a montrées au prince de Metternich efficaces et
+salutaires... Nous ne sommes pas de ce siècle. Les Bourbons sont
+vieux, et, s'ils voulaient se calquer sur le patron des dynasties
+nouvelles, ils seraient ridicules.»</p>
+
+<p><a id="footnote408" name="footnote408"></a>
+<b><a href="#footnotetag408">408</a></b>: Lettre à M. de Jarnac, en date du 12 février 1848.
+(<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote409" name="footnote409"></a>
+<b><a href="#footnotetag409">409</a></b>: Le même M. Désages mandait à M. de Jarnac, le 27
+janvier 1848: «Nous écrivons à Naples pour prêcher modération
+pendant la lutte, clémence et réformes après, si l'insurrection est
+comprimée.»</p>
+
+<p><a id="footnote410" name="footnote410"></a>
+<b><a href="#footnotetag410">410</a></b>: Cité par M. <span class="smcap">d'Haussonville</span> dans son <cite>Histoire
+de la politique extérieure</cite>, t. II, p. 271.</p>
+
+<p><a id="footnote411" name="footnote411"></a>
+<b><a href="#footnotetag411">411</a></b>: Dépêche du ministre des affaires étrangères de
+Naples à son ambassadeur à Vienne, en date du 14 janvier 1848;
+dépêche de cet ambassadeur, en date du 17 janvier; dépêche du comte
+de Ludolf, ambassadeur d'Autriche à Rome, en date du 23 janvier.
+(<span class="smcap">Bianchi</span>, <cite>Storia documentata della diplomazia europea in
+Italia</cite>, t. V, p. 88, 89.)</p>
+
+<p><a id="footnote412" name="footnote412"></a>
+<b><a href="#footnotetag412">412</a></b>: Lettre de M. Rossi à M. Guizot, en date du 17 février
+1848.&mdash;La réponse du gouvernement français ne put être donnée avant
+la révolution de Février.</p>
+
+<p><a id="footnote413" name="footnote413"></a>
+<b><a href="#footnotetag413">413</a></b>: À l'heure même où, sans qu'on le sût encore à
+Paris, commençait l'éclosion des constitutions italiennes, le 31
+janvier 1848, M. Guizot expliquait, à la tribune du Palais-Bourbon,
+pourquoi il avait laissé les gouvernements de la Péninsule juges
+du degré et de la nature de leurs réformes, sans les pousser à
+copier nos institutions politiques. «Je crois, disait-il, que la
+France doit avoir constamment l'&oelig;il ouvert sur l'équilibre qui se
+déplace, de jour en jour, en Europe, entre les grands systèmes de
+gouvernement, entre les gouvernements absolus et les gouvernements
+constitutionnels. Je crois que l'établissement d'institutions libres
+tourne au profit de la France, de son influence, de sa grandeur:
+à une condition cependant, à la condition que ces tentatives-là
+réussissent... Savez-vous ce qu'il y a de plus dangereux pour le
+régime constitutionnel?... Ce sont les tentatives infructueuses
+ou malheureuses. Savez-vous ce qui a le plus nui aux réformes en
+Italie? Ce sont les révolutions de 1820 et de 1821, révolutions
+mal conçues, venues mal à propos, fondées sur de mauvais principes
+et fondant des institutions impraticables... Je n'ai nulle envie
+de voir recommencer des tentatives pareilles... Voilà la cause
+de ma réserve dans les conseils que je peux être appelé à donner
+aux États italiens. Quand ils se sentiront en mesure de fonder des
+constitutions chez eux, quand elles seront, en effet, praticables,
+leur indépendance sera, je le répète, affirmée, maintenue par nous,
+aussi bien qu'elle l'est aujourd'hui pour les réformes purement
+administratives.»</p>
+
+<p><a id="footnote414" name="footnote414"></a>
+<b><a href="#footnotetag414">414</a></b>: Dépêche de M. Guizot au comte de La Rochefoucauld,
+ministre de France à Florence, en date du 21 février 1848.</p>
+
+<p><a id="footnote415" name="footnote415"></a>
+<b><a href="#footnotetag415">415</a></b>: Même dépêche.</p>
+
+<p><a id="footnote416" name="footnote416"></a>
+<b><a href="#footnotetag416">416</a></b>: <span class="smcap">Bianchi</span>, <cite>Storia documentata della diplomazia
+europea in Italia</cite>, t. V, p. 93 à 95, et p. 434 et 435.</p>
+
+<p><a id="footnote417" name="footnote417"></a>
+<b><a href="#footnotetag417">417</a></b>: <i>Ibid.</i></p>
+
+<p><a id="footnote418" name="footnote418"></a>
+<b><a href="#footnotetag418">418</a></b>: Lettre particulière de M. de Flahault à M. Guizot, en
+date du 1<sup>er</sup> février 1848. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote419" name="footnote419"></a>
+<b><a href="#footnotetag419">419</a></b>: Dépêche de M. d'Arnim, ministre de Prusse, à Paris,
+en date du 8 février 1848. (<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite lang="de">Geschichte
+Frankreichs, 1830-1848</cite>, t. II, p. 690.)</p>
+
+<p><a id="footnote420" name="footnote420"></a>
+<b><a href="#footnotetag420">420</a></b>: Dépêches de M. Abercromby, ministre d'Angleterre
+à Turin, en date des 2 et 3 février 1848, et dépêches de lord
+Palmerston à ses agents à Turin, Florence, Naples, en date des 11 et
+12 février.</p>
+
+<p><a id="footnote421" name="footnote421"></a>
+<b><a href="#footnotetag421">421</a></b>: Lettres des 23, 28 février et 3 mars 1848. (<i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote422" name="footnote422"></a>
+<b><a href="#footnotetag422">422</a></b>: Février 1848. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote423" name="footnote423"></a>
+<b><a href="#footnotetag423">423</a></b>: Ce rapprochement se présentait à d'autres esprits qui,
+à raison de leurs préjugés, ne pouvaient voir qu'un des côtés de la
+physionomie du Pape. Le prince Albert écrivait, dans une lettre au
+baron Stockmar, le 13 février 1848: «Le Pape est la contre-partie
+du roi de Prusse; beaucoup d'élan, des idées politiques à moitié
+digérées, peu de perspicacité, avec un esprit très cultivé et très
+accessible aux influences extérieures. Leur pierre d'achoppement à
+tous les deux, c'est la pensée qu'ils peuvent mettre leurs sujets en
+branle et garder ensuite complètement dans leurs mains la direction
+et l'extension du mouvement...» (<cite>Le Prince Albert, Extraits de
+l'ouvrage de sir Théodore Martin</cite>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p.
+243.)</p>
+
+<p><a id="footnote424" name="footnote424"></a>
+<b><a href="#footnotetag424">424</a></b>: Correspondance du marquis de Dalmatie avec M. Guizot,
+en 1847, notamment lettres du 18 août et du 14 octobre. (<i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote425" name="footnote425"></a>
+<b><a href="#footnotetag425">425</a></b>: Lettres du marquis de Dalmatie à M. Guizot, notamment
+celles du 18 et du 19 février 1848. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote426" name="footnote426"></a>
+<b><a href="#footnotetag426">426</a></b>: Dépêche du comte Nesselrode à l'ambassadeur russe
+à Naples, en date du 18 octobre 1847. (<span class="smcap">Bianchi</span>, <cite>Storia
+documentata della diplomazia europea in Italia</cite>, t. V, p. 414.)</p>
+
+<p><a id="footnote427" name="footnote427"></a>
+<b><a href="#footnotetag427">427</a></b>: Dépêche chiffrée du marquis de Dalmatie à M. Guizot,
+en date du 20 février 1848. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote428" name="footnote428"></a>
+<b><a href="#footnotetag428">428</a></b>: Dépêche de M. Mercier, chargé d'affaires de France à
+Saint-Pétersbourg, en date du 3 février 1848, et dépêche du marquis
+de Dalmatie, en date du 19 février. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote429" name="footnote429"></a>
+<b><a href="#footnotetag429">429</a></b>: <span class="smcap">Bianchi</span>, <cite>Storia documentata, etc.</cite>, t. V, p.
+96.</p>
+
+<p><a id="footnote430" name="footnote430"></a>
+<b><a href="#footnotetag430">430</a></b>: La dépêche du comte Nesselrode, qui ne fut communiquée
+à lord Palmerston que le 7 mars, après la révolution de Février,
+se trouve dans les <cite>Parliamentary papers</cite> distribués aux Chambres
+anglaises en 1849.</p>
+
+<p><a id="footnote431" name="footnote431"></a>
+<b><a href="#footnotetag431">431</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 589.</p>
+
+<p><a id="footnote432" name="footnote432"></a>
+<b><a href="#footnotetag432">432</a></b>: Lettre de M. de Metternich à M. de Ficquelmont, en
+date du 10 février 1848. (<cite>Mémoires de M. de Metternich,</cite> t. VII, p.
+564.) Lettres du comte de Flahault à M. Guizot, du 1<sup>er</sup> février
+1848; du marquis de Dalmatie au même, du 18 février; de M. Désages au
+comte de Jarnac, du 14 février. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote433" name="footnote433"></a>
+<b><a href="#footnotetag433">433</a></b>: Dépêche de lord Palmerston à lord Ponsonby, en
+date du 11 février 1848, et dépêche de M. de Metternich au comte
+Dietrichstein, ambassadeur d'Autriche à Londres, en date du 27
+février 1848. (<cite>Parliamentary papers.</cite>)</p>
+
+<p><a id="footnote434" name="footnote434"></a>
+<b><a href="#footnotetag434">434</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 589.</p>
+
+<p><a id="footnote435" name="footnote435"></a>
+<b><a href="#footnotetag435">435</a></b>: Cité dans les Mémoires de Bernard de Meyer, le chef
+des catholiques lucernois. (Cf. <cite>Revue générale</cite> de Bruxelles,
+octobre 1881.)</p>
+
+<p><a id="footnote436" name="footnote436"></a>
+<b><a href="#footnotetag436">436</a></b>: Dépêche à M. de Ficquelmont, en date du 10 février
+1848. (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 563.)</p>
+
+<p><a id="footnote437" name="footnote437"></a>
+<b><a href="#footnotetag437">437</a></b>: Dépêche au même, en date du 19 février 1848.
+(<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 567.)</p>
+
+<p><a id="footnote438" name="footnote438"></a>
+<b><a href="#footnotetag438">438</a></b>: Lettre particulière du comte de Flahault à M. Guizot,
+en date du 24 février 1848. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote439" name="footnote439"></a>
+<b><a href="#footnotetag439">439</a></b>: Dépêche de M. de Metternich au comte Apponyi, en date
+du 6 février 1848. (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 563.)</p>
+
+<p><a id="footnote440" name="footnote440"></a>
+<b><a href="#footnotetag440">440</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote441" name="footnote441"></a>
+<b><a href="#footnotetag441">441</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote442" name="footnote442"></a>
+<b><a href="#footnotetag442">442</a></b>: Sur les dernières années du gouvernement du maréchal
+Bugeaud et sur les causes de sa retraite, voir plus haut, t. VI, ch.
+<span class="smcap">VII</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote443" name="footnote443"></a>
+<b><a href="#footnotetag443">443</a></b>: Sur l'origine de cette résolution, voir t. VI, p. 371
+et 425.</p>
+
+<p><a id="footnote444" name="footnote444"></a>
+<b><a href="#footnotetag444">444</a></b>: Voir plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">XIII</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote445" name="footnote445"></a>
+<b><a href="#footnotetag445">445</a></b>: Pour le récit qui va suivre, je me suis servi
+principalement des <cite>Souvenirs</cite> toujours si exacts du général
+<span class="smcap">de Martimprey</span>, et du remarquable ouvrage de M. Camille
+<span class="smcap">Rousset</span> sur la <cite>Conquête de l'Algérie</cite>. J'ai aussi consulté
+la <cite>Vie du général de La Moricière</cite>, par <span class="smcap">M. Keller</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote446" name="footnote446"></a>
+<b><a href="#footnotetag446">446</a></b>: Ce sont ces troupes que la république devait trouver
+toutes prêtes et dont elle fera le noyau de l'armée des Alpes.</p>
+
+<p><a id="footnote447" name="footnote447"></a>
+<b><a href="#footnotetag447">447</a></b>: Un pair portant un grand nom de l'Empire était
+devenu fou à la suite de désordres et avait voulu, dit-on, tuer sa
+maîtresse. Un autre, ambassadeur en fonction, pris d'un accès de
+manie furieuse à la suite de querelles domestiques, s'était enfermé
+dans une chambre d'hôtel, avec ses deux enfants, menaçant de les tuer
+et de se tuer après; ce n'était qu'après trois heures d'efforts qu'on
+était parvenu à se rendre maître de lui et à l'enfermer dans une
+maison de santé.</p>
+
+<p><a id="footnote448" name="footnote448"></a>
+<b><a href="#footnotetag448">448</a></b>: Le plus douloureux de ces suicides fut celui du comte
+Bresson, l'habile négociateur des mariages espagnols, qui se coupa
+la gorge à Naples, où il venait d'être nommé ambassadeur. Le déboire
+très vif qu'il avait ressenti en se voyant appelé momentanément à un
+poste secondaire ne suffisait pas à expliquer cet acte de désespoir,
+qui devait être attribué à un accès de fièvre chaude.</p>
+
+<p><a id="footnote449" name="footnote449"></a>
+<b><a href="#footnotetag449">449</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote450" name="footnote450"></a>
+<b><a href="#footnotetag450">450</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote451" name="footnote451"></a>
+<b><a href="#footnotetag451">451</a></b>: <cite>Mélanges et lettres</cite>, t. II, p. 148.</p>
+
+<p><a id="footnote452" name="footnote452"></a>
+<b><a href="#footnotetag452">452</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote453" name="footnote453"></a>
+<b><a href="#footnotetag453">453</a></b>: <i>Ibid.</i></p>
+
+<p><a id="footnote454" name="footnote454"></a>
+<b><a href="#footnotetag454">454</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page16">16</a> et <a href="#page17">17</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote455" name="footnote455"></a>
+<b><a href="#footnotetag455">455</a></b>: <cite>Abdication du roi Louis-Philippe</cite>, racontée par
+lui-même et recueillie par M. Édouard <span class="smcap">Lemoine</span>, p. 34 à 37.</p>
+
+<p><a id="footnote456" name="footnote456"></a>
+<b><a href="#footnotetag456">456</a></b>: Voir t. V, p. 422 et suiv.</p>
+
+<p><a id="footnote457" name="footnote457"></a>
+<b><a href="#footnotetag457">457</a></b>: J'ai trouvé ces divers renseignements soit dans les
+passages qui m'ont été communiqués, des <cite>Mémoires de M. le comte de
+Montalivet</cite>, soit dans d'autres documents contemporains également
+inédits.</p>
+
+<p><a id="footnote458" name="footnote458"></a>
+<b><a href="#footnotetag458">458</a></b>: <cite>Mémoires inédits du comte de Montalivet.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote459" name="footnote459"></a>
+<b><a href="#footnotetag459">459</a></b>: <cite lang="de">Aus meinem Leben und uns meiner Zeit</cite>, von
+<span class="smcap">Ernst</span> II, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 184.</p>
+
+<p><a id="footnote460" name="footnote460"></a>
+<b><a href="#footnotetag460">460</a></b>: On a fait grand bruit, à ce propos, d'une lettre que
+le prince de Joinville avait écrite le 7 novembre 1847, de la rade
+de la Spezzia, à son frère le duc de Nemours. Cette lettre, ramassée
+dans quelque tiroir, lors du sac des Tuileries, le 24 février 1848,
+a été publiée par la <cite>Revue rétrospective</cite>. Cette façon de violer le
+secret d'une correspondance de famille, pour livrer au public les
+plaintes d'un fils contre son père, et cela quand ce dernier était
+dans le malheur, fait peu d'honneur à la délicatesse des éditeurs
+de la <cite>Revue rétrospective</cite>, et montre une fois de plus qu'on se
+permet dans la vie politique des procédés auxquels on aurait honte
+d'avoir recours dans la vie privée. Ajoutons qu'on ne saurait
+accepter comme un jugement réfléchi et définitif des pages écrites
+dans le laisser-aller d'un épanchement fraternel, à une heure d'idées
+noires où le prince lui-même se disait «troublé» et «funesté» par
+de douloureuses nouvelles. Pour avoir l'expression exacte de sa
+pensée, il faudrait, non sans doute prendre le contre-pied, mais
+baisser ses plaintes de plusieurs tons. Ces réserves faites, voici
+les principaux passages de la lettre: «Mon cher bon, je t'écris
+un mot parce que je suis troublé par les événements que je vois
+s'accumuler de tous côtés. Je commence à m'alarmer sérieusement,
+et, dans ces moments-là, on aime à causer avec ceux en qui on a
+confiance. La mort de Bresson m'a funesté... Il était ulcéré contre
+le Roi; il avait tenu à Florence d'étranges propos sur lui. Le Roi
+est inflexible; il n'écoute plus aucun avis; il faut que sa volonté
+l'emporte sur tout. On ne manquera pas de répéter, et on relèvera,
+ce que je regarde comme un danger, l'action que le père exerce sur
+tout. Cette action inflexible, lorsqu'un homme d'État compromis
+avec nous ne peut la vaincre, il n'a plus d'autre ressource que
+le suicide.» Rien, soit dit en passant, de moins prouvé que cette
+interprétation donnée au suicide de M. Bresson; le prince, écrivant
+dans l'émotion de la première nouvelle, était évidemment mal informé.
+La lettre continuait en ces termes: «Il me paraît difficile que,
+cette année, à la Chambre, le débat ne vienne pas sur cette situation
+anormale qui a effacé la fiction constitutionnelle et a mis le Roi
+en cause sur toutes les questions. Il n'y a plus de ministres; leur
+responsabilité est nulle; tout remonte au Roi. Le Roi est arrivé
+à cet âge où l'on n'accepte plus les observations. Il est habitué
+à gouverner, et il aime à montrer que c'est lui qui gouverne. Son
+immense expérience, son courage et ses grandes qualités font qu'il
+affronte le danger audacieusement, mais le danger n'en existe pas
+moins... Nous arrivons devant la Chambre avec une déplorable
+situation extérieure, et, à l'intérieur, avec une situation qui n'est
+pas meilleure. Tout cela est l'&oelig;uvre du Roi seul, le résultat de
+la vieillesse d'un roi qui veut gouverner, mais à qui les forces
+manquent pour prendre une résolution virile. Le pis est que je ne
+vois pas de remède. Chez nous, que dire et que faire, lorsqu'on
+montrera notre mauvaise situation financière? Au dehors, que faire
+pour relever notre position et suivre une ligne de conduite qui soit
+du goût de notre pays? Ce n'est pas, certes, en faisant en Suisse une
+intervention austro-française, ce qui serait pour nous ce que les
+campagnes de 1823 ont été pour la Restauration. J'avais espéré que
+l'Italie pourrait nous offrir ce dérivatif, ce révulsif dont nous
+avons tant besoin; mais il est trop tard, la bataille est perdue...
+Je me résume: En France, les finances délabrées; au dehors, placés
+entre une amende honorable à Palmerston au sujet de l'Espagne, ou
+cause commune avec l'Autriche pour faire le gendarme en Suisse et
+lutter en Italie contre nos principes et nos alliés naturels: tout
+cela rapporté au Roi, au Roi seul qui a faussé nos institutions
+constitutionnelles... Tu me pardonneras cette épître; nous avons
+besoin de nous sentir les coudes. Tu me pardonneras ce que je dis du
+père: c'est à toi seul que je le dis; tu connais mon respect et mon
+affection pour lui; mais il m'est impossible de ne pas regarder dans
+l'avenir, et il m'effraye un peu.»</p>
+
+<p><a id="footnote461" name="footnote461"></a>
+<b><a href="#footnotetag461">461</a></b>: Ce fait m'a été rapporté par M. le comte de
+Saint-Aignan.</p>
+
+<p><a id="footnote462" name="footnote462"></a>
+<b><a href="#footnotetag462">462</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote463" name="footnote463"></a>
+<b><a href="#footnotetag463">463</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 542 à 545.</p>
+
+<p><a id="footnote464" name="footnote464"></a>
+<b><a href="#footnotetag464">464</a></b>: Lettre particulière du 13 décembre 1847. (<i>Documents
+inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote465" name="footnote465"></a>
+<b><a href="#footnotetag465">465</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page18">18</a> à <a href="#page20">20</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote466" name="footnote466"></a>
+<b><a href="#footnotetag466">466</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page19">19</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote467" name="footnote467"></a>
+<b><a href="#footnotetag467">467</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page207">207</a>, <a href="#page208">208</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote468" name="footnote468"></a>
+<b><a href="#footnotetag468">468</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel</cite>, novembre et
+décembre 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote469" name="footnote469"></a>
+<b><a href="#footnotetag469">469</a></b>: Cette publication avait eu du moins cet avantage de
+provoquer l'Essai de Macaulay sur Barrère. En effet, voyageant alors
+en France, Macaulay fut indigné de cette tentative de réhabilitation,
+et il voulut, selon sa propre expression, «faire trembler le vieux
+scélérat dans sa tombe». Il y réussit. Qui ne se souvient de ces
+lignes vraiment vengeresses par lesquelles il termina son Essai: «Il
+n'est pas indifférent qu'un homme revêtu par le public d'un mandat
+honorable et élevé, un homme auquel sa position et ses relations
+semblent donner le droit de parler au nom d'une grande partie de ses
+concitoyens, vienne solliciter notre approbation en faveur d'une
+vie souillée de toutes sortes de vices que ne rachète aucune vertu.
+C'est ce qu'a fait M. Hippolyte Carnot. En cherchant à transformer
+en relique cette charogne jacobine, il nous a forcé à la pendre au
+gibet, et nous osons dire que de la hauteur d'infamie où nous l'avons
+placée, il aura quelque peine à la descendre.»</p>
+
+<p><a id="footnote470" name="footnote470"></a>
+<b><a href="#footnotetag470">470</a></b>: Lucien <span class="smcap">de la Hodde</span>, <cite>Histoire des sociétés
+secrètes de 1830 à 1848</cite>, p. 378 à 381.</p>
+
+<p><a id="footnote471" name="footnote471"></a>
+<b><a href="#footnotetag471">471</a></b>: <cite>Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote472" name="footnote472"></a>
+<b><a href="#footnotetag472">472</a></b>: <cite>Mémoires posthumes</cite> de M. Odilon <span class="smcap">Barrot</span>, p.
+505, 506.</p>
+
+<p><a id="footnote473" name="footnote473"></a>
+<b><a href="#footnotetag473">473</a></b>: <cite>Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote474" name="footnote474"></a>
+<b><a href="#footnotetag474">474</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 546.</p>
+
+<p><a id="footnote475" name="footnote475"></a>
+<b><a href="#footnotetag475">475</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote476" name="footnote476"></a>
+<b><a href="#footnotetag476">476</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote477" name="footnote477"></a>
+<b><a href="#footnotetag477">477</a></b>: <i>Ibid.</i></p>
+
+<p><a id="footnote478" name="footnote478"></a>
+<b><a href="#footnotetag478">478</a></b>: Dans un article publié par la <cite>Revue des Deux Mondes</cite>,
+le 1<sup>er</sup> janvier 1848, un député de la majorité, M. de Morny, se
+demandait si, pour remplacer l'alliance anglaise, la France devait
+«rechercher d'autres alliances et s'empresser de donner des gages à
+ces nouvelles amitiés». Il répondait: «Non.» Il reconnaissait sans
+doute la nécessité de respecter les traités; mais il ajoutait: «Cela
+fait, n'oublions jamais que nous sommes une puissance libérale, que
+notre gouvernement est né d'une révolution... Si nous étions tentés
+de l'oublier, le pays nous en ferait bientôt ressouvenir. N'imitons
+pas ces parvenus qui, rougissant de leur origine, finissent par être
+odieux à leurs familles plébéiennes et méprisés par le monde nouveau
+où ils tentent de s'introduire.»</p>
+
+<p><a id="footnote479" name="footnote479"></a>
+<b><a href="#footnotetag479">479</a></b>: C'étaient là des vérités que ne contesterait
+aujourd'hui aucun homme politique sérieux. M. Thiers, qui, par
+entraînement d'opposition, usait, en 1847, de l'argument combattu
+par M. Guizot, en a fait justice lui-même plus tard, quand il l'a
+rencontré dans la bouche des ministres de Napoléon III; à ceux-ci,
+prétendant que l'Empire était tenu, à raison de son principe, de
+se mettre toujours, en Europe, du côté des nationalités, il a
+répondu, avec l'impatience du bon sens se heurtant à une niaiserie
+dangereuse: «En politique, il faut se mettre du côté de ses intérêts.
+Si on rencontre son principe sur son chemin, tant mieux; si on le
+trouve contre soi, tant pis.» C'était, sous une forme plus vive et,
+en quelque sorte, plus brutale, la même idée qu'avait exprimée M.
+Guizot.</p>
+
+<p><a id="footnote480" name="footnote480"></a>
+<b><a href="#footnotetag480">480</a></b>: «Le Pape, dit M. Guizot, a fait une grande chose,
+une chose qui, depuis bien des siècles peut-être, n'était venue
+spontanément dans la pensée d'aucun souverain. Il a entrepris
+volontairement, sincèrement, la réforme intérieure de ses États... À
+ce titre seul, une immense confiance lui est due... Mais qu'est-ce
+qui manque, en général, à la plupart des grands réformateurs? Un
+point d'arrêt, un principe de résistance... Il y a, grâce à Dieu,
+dans la situation du Pape, à côté d'un principe admirable et puissant
+de réforme, un principe admirable et puissant de résistance... Je
+sais bien que les révolutionnaires sont arrogants; je sais qu'ils
+font bon marché de la religion, du catholicisme, de la papauté;
+qu'ils se figurent qu'ils enlèveront tout cela comme un torrent. Ils
+l'ont essayé plus d'une fois; ils ont cru qu'ils avaient emporté ces
+vieilles grandeurs de la société humaine; elles ont reparu derrière
+eux; elles ont reparu plus grandes qu'eux. Ce qui a surmonté le
+pouvoir de la Révolution française et de Napoléon surmontera bien les
+fantaisies de la jeune Italie.»</p>
+
+<p><a id="footnote481" name="footnote481"></a>
+<b><a href="#footnotetag481">481</a></b>: La lettre lue par M. Guizot était du 27 septembre
+1847; j'en ai cité ailleurs quelques passages. (Cf. plus haut, p. 259
+et 260.) Le ministre aurait pu, du reste, aussi bien lire plusieurs
+autres de ses lettres.</p>
+
+<p><a id="footnote482" name="footnote482"></a>
+<b><a href="#footnotetag482">482</a></b>: Un journal peu suspect de sympathie pour l'orateur,
+qu'il traite de «sacristain», le National, fait ce tableau de la
+séance: «Nous voudrions raconter froidement la séance incroyable à
+laquelle nous avons assisté; froidement, si cela est possible...
+Il était réservé à M. de Montalembert d'exciter parmi ses collègues
+une de ces violentes émotions contre lesquelles nous les croyions
+garantis. Il peut être fier de son succès, qui dépasse tout ce que
+son orgueil avait pu rêver. Personne n'avait encore remué à ce point
+les pupitres, les couteaux de bois et les poitrines de la pairie. Ce
+n'était pas de l'agitation, mais des transports. Ce n'étaient pas des
+spasmes, mais une sorte de fièvre chaude. Les cris, les bravos, les
+trépignements servaient de cortège aux effusions de son éloquence.
+Passionné lui-même jusqu'au délire, il a jeté, sur tous les bancs,
+des courants d'électricité qui les faisaient bondir.»</p>
+
+<p><a id="footnote483" name="footnote483"></a>
+<b><a href="#footnotetag483">483</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel</cite>, à la date du
+15 janvier 1848.</p>
+
+<p><a id="footnote484" name="footnote484"></a>
+<b><a href="#footnotetag484">484</a></b>: Le <cite>Journal des Débats</cite> déclarait que «l'effet
+produit par le discours était peut-être unique dans notre histoire
+parlementaire». Le <cite>Constitutionnel</cite> disait: «Sans proclamer, comme
+on l'a fait, M. de Montalembert le plus grand orateur des temps
+modernes, nous reconnaîtrons volontiers qu'il a déployé un grand
+talent pour la défense d'une détestable cause.» On lisait dans la
+<cite>Presse</cite>: «L'aiglon s'est fait aigle et s'est élevé à une hauteur où
+l'amitié la plus complaisante ne le supposait pas capable d'arriver.
+Peu d'hommes de tribune ont compté dans leur vie un succès aussi
+complet.»</p>
+
+<p><a id="footnote485" name="footnote485"></a>
+<b><a href="#footnotetag485">485</a></b>: <cite>Mélanges</cite>, par Louis <span class="smcap">Veuillot</span>, t. IV, p. 74.</p>
+
+<p><a id="footnote486" name="footnote486"></a>
+<b><a href="#footnotetag486">486</a></b>: <span class="smcap">X. Doudan</span>, <cite>Mélanges et lettres</cite>, t. II, p.
+147.</p>
+
+<p><a id="footnote487" name="footnote487"></a>
+<b><a href="#footnotetag487">487</a></b>: <cite>Les Cahiers de Sainte-Beuve</cite>, p. 70.</p>
+
+<p><a id="footnote488" name="footnote488"></a>
+<b><a href="#footnotetag488">488</a></b>: <cite lang="de">Aus meinem Leben und aus meiner Zeit</cite>, von
+<span class="smcap">Ernst</span> II, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 193.</p>
+
+<p><a id="footnote489" name="footnote489"></a>
+<b><a href="#footnotetag489">489</a></b>: Une note, trouvée dans les papiers de M. Guizot et
+publiée par la <cite>Revue rétrospective</cite>, n'en relevait pas moins de
+vingt et un entre 1821 et 1844.</p>
+
+<p><a id="footnote490" name="footnote490"></a>
+<b><a href="#footnotetag490">490</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote491" name="footnote491"></a>
+<b><a href="#footnotetag491">491</a></b>: Lettre du 21 janvier 1848. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote492" name="footnote492"></a>
+<b><a href="#footnotetag492">492</a></b>: M. Doudan écrivait au prince de Broglie, au sujet
+de cette discussion: «C'est un bruit terrible pour une omelette au
+lard. J'en ai voulu à la majorité d'avoir permis que M. Guizot subît
+la nécessité de s'expliquer devant la Chambre sur ces misères. Il y
+a des choses qui ne sont rien et qui sont indéfendables devant le
+pédantisme d'un public, même d'un public qui ferait la même chose et
+plus, toute la journée; mais la majorité, tout en votant bien, s'est
+passé la fantaisie de prendre de grands airs attristés sur l'horreur
+de donner des places dans une vue politique.» (<cite>Mélanges et lettres</cite>,
+t. II, p. 148.)</p>
+
+<p><a id="footnote493" name="footnote493"></a>
+<b><a href="#footnotetag493">493</a></b>: Séances des 24, 25 et 26 janvier 1848.</p>
+
+<p><a id="footnote494" name="footnote494"></a>
+<b><a href="#footnotetag494">494</a></b>: Voir plus haut, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">IV</span>.&mdash;Cf. du
+reste, sur l'histoire financière de la monarchie de Juillet, t. III,
+ch. <span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">V</span>; t. IV, ch. <span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">XII</span>; t. V,
+ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">X</span>; t. VI, ch. <span class="smcap">II</span>, § <span class="smcap">III</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote495" name="footnote495"></a>
+<b><a href="#footnotetag495">495</a></b>: Cf. plus haut, p. 32.</p>
+
+<p><a id="footnote496" name="footnote496"></a>
+<b><a href="#footnotetag496">496</a></b>: Les emprunts précédents avaient été négociés, celui
+de 1841 à 78 fr. 52 1/2, celui de 1844 à 84 fr. 75: on voit quelle
+dépréciation avait été causée par la crise de 1847.</p>
+
+<p><a id="footnote497" name="footnote497"></a>
+<b><a href="#footnotetag497">497</a></b>: Les adjudicataires versèrent ainsi, jusqu'au 24
+février 1848, 64 millions. Après la révolution, à raison de
+l'effondrement du crédit, ils obtinrent de ne pas remplir leurs
+engagements.</p>
+
+<p><a id="footnote498" name="footnote498"></a>
+<b><a href="#footnotetag498">498</a></b>: M. Garnier-Pagès, membre du gouvernement provisoire,
+chargé de diriger les finances du nouveau régime, a dit, dans son
+rapport du 10 mars 1848: «Ce qui est certain, ce que j'affirme de
+toute la force d'une conviction éclairée et loyale, c'est que si la
+dynastie d'Orléans avait régné quelque temps encore, la banqueroute
+était inévitable. Oui, citoyens, proclamons-le avec bonheur, avec
+orgueil, à tous les titres qui recommandent la République à l'amour
+de la France et au respect du monde, il faut ajouter celui-ci: la
+République a sauvé la France de la banqueroute.»</p>
+
+<p><a id="footnote499" name="footnote499"></a>
+<b><a href="#footnotetag499">499</a></b>: Cette partie de la discussion occupa les séances des
+27 et 28 janvier 1848.</p>
+
+<p><a id="footnote500" name="footnote500"></a>
+<b><a href="#footnotetag500">500</a></b>: Cf. plus haut, t. VI, ch. <span class="smcap">II</span>, § <span class="smcap">VI</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote501" name="footnote501"></a>
+<b><a href="#footnotetag501">501</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote502" name="footnote502"></a>
+<b><a href="#footnotetag502">502</a></b>: 29 et 31 janvier 1848.</p>
+
+<p><a id="footnote503" name="footnote503"></a>
+<b><a href="#footnotetag503">503</a></b>: 1<sup>er</sup>, 2 et 3 février.</p>
+
+<p><a id="footnote504" name="footnote504"></a>
+<b><a href="#footnotetag504">504</a></b>: À ce même moment, M. Rossi, qui de Rome suivait
+anxieusement ces débats, disait à son premier secrétaire, le prince
+Albert de Broglie: «Si le ministère tombe, et que Molé ou Thiers
+arrivent au pouvoir, je vous envoie tout de suite à Paris pour leur
+dire:&mdash;Je ne puis faire un pas de plus sans aboutir à la guerre
+contre l'Autriche. La voulez-vous?»&mdash;Je tiens ce fait de M. le duc de
+Broglie.</p>
+
+<p><a id="footnote505" name="footnote505"></a>
+<b><a href="#footnotetag505">505</a></b>: Le <cite>National</cite> du 1<sup>er</sup> février disait que la
+politique exposée par M. Thiers «était au fond la même que celle de
+M. Guizot, avec l'hypocrisie en plus», et il regrettait que la gauche
+n'eût pas «sifflé» l'orateur.</p>
+
+<p><a id="footnote506" name="footnote506"></a>
+<b><a href="#footnotetag506">506</a></b>: M. Guizot éprouvait parfois un singulier embarras
+à concilier les exigences de la discussion parlementaire avec les
+convenances de sa diplomatie. Au cours de sa réponse à M. Thiers,
+il fut amené à dire que la présence des troupes autrichiennes à
+Modène était «un fait irrégulier». Mais il se rendit compte aussitôt
+que cette expression blesserait l'Autriche, qu'il entrait dans son
+jeu de ménager. M. Klindworth écrivit, le 3 février 1848, à M. de
+Metternich: «Dans la discussion sur l'Italie, M. Guizot a prononcé
+un discours dans lequel il a dit que la présence des Autrichiens à
+Modène constituait un état de choses <em>irrégulier</em>. Le ministre fait
+savoir à Votre Altesse le vif regret qu'il éprouve de n'avoir pas
+songé, en parlant ainsi, aux traités qui autorisaient la présence
+des troupes impériales dans cet État. Ce mot <em>irrégulier</em> lui
+est échappé, et il s'appliquera à réparer le mal à la première
+occasion, en expliquant la vérité sur cette affaire.» (<cite>Mémoires de
+Metternich</cite>, t. VII, p. 565.) On peut croire que si M. Guizot eût
+écrit lui-même, il l'eût fait d'un ton un peu différent, et que,
+s'il a inspiré la démarche de M. Klindworth, il n'a pas été consulté
+sur la rédaction de sa lettre. Il est heureux, en tout cas, qu'une
+indiscrétion n'ait pas fait tomber alors ce document aux mains de
+l'opposition.</p>
+
+<p><a id="footnote507" name="footnote507"></a>
+<b><a href="#footnotetag507">507</a></b>: Sur les circonstances dans lesquelles ces dépêches
+avaient été écrites, cf. plus haut, t. III, ch. <span class="smcap">II</span>, §
+<span class="smcap">III</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote508" name="footnote508"></a>
+<b><a href="#footnotetag508">508</a></b>: 4 février 1848.</p>
+
+<p><a id="footnote509" name="footnote509"></a>
+<b><a href="#footnotetag509">509</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote510" name="footnote510"></a>
+<b><a href="#footnotetag510">510</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote511" name="footnote511"></a>
+<b><a href="#footnotetag511">511</a></b>: V. plus haut, p. <a href="#page325">325</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote512" name="footnote512"></a>
+<b><a href="#footnotetag512">512</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 537 à 539.</p>
+
+<p><a id="footnote513" name="footnote513"></a>
+<b><a href="#footnotetag513">513</a></b>: Joseph <span class="smcap">d'Arcay</span>, <cite>Notes inédites sur M.
+Thiers</cite>, p. 225 à 229.&mdash;L'auteur dit tenir ces renseignements de M.
+de Goulard. Seulement il se trompe évidemment, quand il place cette
+démarche à la fin de 1847. D'après ce qu'il rapporte lui-même, elle a
+eu lieu après l'«affaire Petit». L'opposition paraît en avoir eu, sur
+le moment, une connaissance plus ou moins précise; le <cite>National</cite> en
+parle dans les premiers jours de février 1848.&mdash;Des démarches de M.
+de Morny et de M. de Goulard, on peut rapprocher la lettre suivante,
+écrite au Roi, le 24 janvier 1848, par un autre député conservateur,
+M. Liadières: «Que le Roi me permette de le dire, il serait
+dangereux pour le système conservateur de résister plus longtemps à
+l'entraînement des esprits. Je pense, avec un grand nombre de mes
+amis, que des réformes sérieuses doivent être préparées, et qu'il
+serait utile d'annoncer aux Chambres que le cabinet s'en occupe.»</p>
+
+<p><a id="footnote514" name="footnote514"></a>
+<b><a href="#footnotetag514">514</a></b>: On a prétendu plus tard que le projet de banquet était
+abandonné, quand le préfet de police était venu le faire reprendre
+par son interdiction provocatrice. Cette assertion est démentie par
+les pièces mêmes publiées sur le moment.</p>
+
+<p><a id="footnote515" name="footnote515"></a>
+<b><a href="#footnotetag515">515</a></b>: Voir plus haut, t. IV, p. 181.</p>
+
+<p><a id="footnote516" name="footnote516"></a>
+<b><a href="#footnotetag516">516</a></b>: 7, 8 et 9 février.</p>
+
+<p><a id="footnote517" name="footnote517"></a>
+<b><a href="#footnotetag517">517</a></b>: C'est l'expression dont se servait, à la date même
+du 9 février, dans son journal intime, un «officier de service aux
+Tuileries». (<span class="smcap">Marnay</span> <cite>Mémoires secrets</cite>.)</p>
+
+<p><a id="footnote518" name="footnote518"></a>
+<b><a href="#footnotetag518">518</a></b>: <i>Ibid.</i></p>
+
+<p><a id="footnote519" name="footnote519"></a>
+<b><a href="#footnotetag519">519</a></b>: Séances des 10, 11 et 12 février.</p>
+
+<p><a id="footnote520" name="footnote520"></a>
+<b><a href="#footnotetag520">520</a></b>: Quelques jours plus tard, le 17 février, le duc de
+Broglie mandait à son fils que quelques personnes eussent préféré que
+le ministère se laissât mettre en minorité et se retirât; puis il
+ajoutait: «Dans l'état présent de l'Europe, je ne saurais partager ce
+sentiment.» (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote521" name="footnote521"></a>
+<b><a href="#footnotetag521">521</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote522" name="footnote522"></a>
+<b><a href="#footnotetag522">522</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p>
+
+<p><a id="footnote523" name="footnote523"></a>
+<b><a href="#footnotetag523">523</a></b>: <cite>Mémoires inédits de M. de Montalivet.</cite>&mdash;Plus tard,
+après sa chute, dans une conversation très réfléchie et destinée
+à être publiée, le Roi a tenu à rappeler qu'il avait désapprouvé
+le langage de M. Guizot, et que, quant à lui, il était résolu à
+«s'en aller» plutôt que de faire la réforme. (<cite>Abdication du roi
+Louis-Philippe</cite> racontée par lui-même et recueillie par M. Édouard
+<span class="smcap">Lemoine</span>, p. 40 à 44.)</p>
+
+<p><a id="footnote524" name="footnote524"></a>
+<b><a href="#footnotetag524">524</a></b>: <cite>Revue rétrospective.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote525" name="footnote525"></a>
+<b><a href="#footnotetag525">525</a></b>: Lettre du 17 février 1848. (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote526" name="footnote526"></a>
+<b><a href="#footnotetag526">526</a></b>: Correspondance de M. le comte de Flahault et de M. le
+marquis de Dalmatie avec M. <span class="smcap">Guizot.</span> (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote527" name="footnote527"></a>
+<b><a href="#footnotetag527">527</a></b>: M. <span class="smcap">de Hubner</span>, <cite>Une année de ma vie</cite>, p. 12.</p>
+
+<p><a id="footnote528" name="footnote528"></a>
+<b><a href="#footnotetag528">528</a></b>: <cite>Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.</cite></p>
+
+<p><a id="footnote529" name="footnote529"></a>
+<b><a href="#footnotetag529">529</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel</cite>, à la date
+du 14 février 1848.</p>
+
+<p><a id="footnote530" name="footnote530"></a>
+<b><a href="#footnotetag530">530</a></b>: Pour le récit qui va suivre, j'ai d'abord consulté,
+en m'efforçant de le contrôler, tout ce qui a été publié par les
+contemporains, acteurs ou spectateurs du drame, entre autres les
+Mémoires de MM. Guizot, Odilon Barrot, Dupin; les brochures de M.
+Édouard Lemoine et les articles de M. Croker dans la <cite lang="en">Quarterly
+Review</cite>, échos des entretiens de Louis-Philippe dans l'exil; les
+conversations de M. Thiers recueillies par M. Senior; les lettres
+apologétiques publiées par le maréchal Bugeaud et le général Bedeau;
+les histoires de MM. Garnier-Pagès, Élias Regnault, Daniel Stern, de
+Lamartine, Louis Blanc, Pelletan; l'ouvrage de Lucien de la Hodde sur
+les sociétés secrètes; les <cite>Souvenirs de l'année 1848</cite>, par M. Maxime
+du Camp; l'écrit de M. Sauzet sur la Chambre des députés; les notes
+de M. Marie reproduites par son biographe, M. Chérest; les <cite>Mémoires
+secrets et témoignages authentiques</cite> de M. de Marnay, etc., etc.
+J'ai complété et redressé, sur plusieurs points, ces témoignages,
+par de nombreux <i>Documents inédits</i> dont on a bien voulu me donner
+communication. Ce sont d'abord des notes que M. Guizot s'est fait
+adresser, après la révolution, par ses anciens collègues et par
+ses principaux agents, et où ceux-ci rapportent ce qu'ils ont fait
+et vu: Note de M. Duchâtel, ministre de l'intérieur, datée d'avril
+1850; de M. Hébert, garde des sceaux, mai 1850; de M. Jayr, ministre
+des travaux publics, mai 1848; de M. Dumon, ministre des finances,
+mai 1850; du général Trézel, ministre de la guerre, décembre 1849;
+du général Tiburce Sébastiani, commandant l'armée de Paris; de M.
+Delessert, préfet de police, mai 1850; de M. Génie, chef du cabinet
+de M. Guizot, février 1867. Je n'ai pas besoin de faire ressortir
+l'importance capitale de ces pièces dont je me suis beaucoup servi. À
+un point de vue opposé, je n'ai pas pris connaissance avec moins de
+fruit d'un récit détaillé écrit par M. Duvergier de Hauranne. J'ai eu
+également communication des Mémoires du duc Pasquier et de quelques
+fragments de ceux du comte de Montalivet. Enfin j'ai pu recueillir
+utilement certains renseignements verbaux de la bouche de témoins
+survivants. Je me borne à indiquer ces sources d'une façon générale,
+ne pouvant spécifier, à chacun des détails de ce récit, toutes celles
+où j'aurai puisé; je ne ferai cette spécification que pour quelques
+faits plus importants ou plus contestés que d'autres.</p>
+
+<p><a id="footnote531" name="footnote531"></a>
+<b><a href="#footnotetag531">531</a></b>: Lettre à son fils, en date du 17 février 1848.
+(<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote532" name="footnote532"></a>
+<b><a href="#footnotetag532">532</a></b>: Même après la révolution de 1848, M. de Tocqueville
+proclamait que «les grandes libertés politiques des nations modernes
+consistaient surtout en trois choses: la garde nationale, la liberté
+de la presse et la liberté de la tribune».</p>
+
+<p><a id="footnote533" name="footnote533"></a>
+<b><a href="#footnotetag533">533</a></b>: Rappelons qu'un article de la charte de 1830
+avait solennellement «confié au patriotisme et au courage des
+gardes nationales» cette même charte et «tous les droits qu'elle
+consacrait».</p>
+
+<p><a id="footnote534" name="footnote534"></a>
+<b><a href="#footnotetag534">534</a></b>: Ajoutons qu'en 1837, pour rendre moins lourd le
+service des factions, on porta à 80,000 hommes l'effectif des douze
+légions de Paris, et que cette augmentation ne put se faire sans en
+rendre la composition plus démocratique.</p>
+
+<p><a id="footnote535" name="footnote535"></a>
+<b><a href="#footnotetag535">535</a></b>: À la suite de diverses scènes de désordre, plusieurs
+gardes nationales de province furent dissoutes.</p>
+
+<p><a id="footnote536" name="footnote536"></a>
+<b><a href="#footnotetag536">536</a></b>: Le lendemain, M. de Lamartine écrivait à un
+ami: «Hier, il y a eu une dernière réunion des oppositions. La
+démoralisation était au camp. Berryer venait de l'achever avec les
+légitimistes, en parlant bien et en concluant à se retirer. On m'a
+conjuré de lui répondre. Je l'ai fait, dans une improvisation de
+vingt minutes, telle que tout s'est raffermi comme au feu. Jamais
+encore ma faible parole n'avait produit un tel effet. Tout ce que
+vous avez lu de moi est du sucre et du miel auprès de cette poudre!»</p>
+
+<p><a id="footnote537" name="footnote537"></a>
+<b><a href="#footnotetag537">537</a></b>: «Par mes opinions, a écrit depuis M. Marie, par mes
+relations, par la situation que quelques services rendus m'avaient
+faite au sein des partis avancés, j'aurais connu les projets conçus...
+Un mouvement sérieux se préparant dans le but d'une révolution,
+je l'aurais su... Or j'affirme que personne alors ne voulait de
+révolution, qu'il n'y avait aucune préparation dans ce sens. Pas de
+conspiration, en un mot. Des désirs, des v&oelig;ux, des espérances
+peut-être, rien de plus.» (<cite>La Vie et les &oelig;uvres de A. T. Marie</cite>,
+par Aimé <span class="smcap">Chérest</span>, p. 94.)</p>
+
+<p><a id="footnote538" name="footnote538"></a>
+<b><a href="#footnotetag538">538</a></b>: «Il me semble, dit un jour M. Pagnerre aux députés
+radicaux, que les dynastiques vont plus loin qu'ils ne pensent et
+qu'ils ne veulent. Ils espèrent continuer le mouvement sur le terrain
+de la légalité, mais il ne me paraît pas du tout certain qu'ils y
+parviennent. Que feront-ils, que ferez-vous, si le mouvement va
+plus loin?&mdash;Nous les aiderons loyalement à maintenir tout dans la
+légalité, répondent les députés radicaux. Si une force supérieure
+en ordonne autrement, nos collègues de la gauche ont déclaré
+maintes fois, à la tribune et ailleurs, que la responsabilité des
+événements retomberait sur les ministres, sur le Roi lui-même, qui
+les avaient provoqués, et qu'ils n'abandonneraient plus la cause de
+la Révolution.»</p>
+
+<p><a id="footnote539" name="footnote539"></a>
+<b><a href="#footnotetag539">539</a></b>: Ce dernier fait est rapporté par un témoin peu suspect
+et bien informé, M. <span class="smcap">Sarrans</span> jeune, dans son <cite>Histoire de la
+révolution de Février</cite>, t. I, p. 291 à 293.</p>
+
+<p><a id="footnote540" name="footnote540"></a>
+<b><a href="#footnotetag540">540</a></b>: Ce procès-verbal fut publié pour la première fois,
+en 1851, par M. de Morny, dans le <cite>Constitutionnel</cite>. M. Guizot l'a
+reproduit dans ses <cite>Mémoires</cite>, t. VIII, p. 556 à 560.</p>
+
+<p><a id="footnote541" name="footnote541"></a>
+<b><a href="#footnotetag541">541</a></b>: Une lettre de M. Doudan au prince Albert de Broglie,
+en date du 17 février,&mdash;c'est-à-dire alors que l'accord n'était pas
+encore conclu,&mdash;est un spécimen des sarcasmes qui avaient cours dans
+certains salons. «Les meneurs modérés, écrivait-il, ne demandent
+qu'une grâce au gouvernement, c'est de faire juger par les tribunaux
+si, oui ou non, Dieu et la Loi veulent que M. Ledru-Rollin puisse
+monter sur les tables après son dîner et dire à peu près ouvertement
+que le Roi est un drôle, les Chambres, un ramas d'escrocs, et Danton,
+le plus aimable et le plus humain des législateurs. Or, pour les
+traduire devant les tribunaux, le gouvernement le veut bien, mais il
+ne veut pas leur donner l'occasion de commettre le délit nécessaire;
+eux insistent et promettent de ne faire le délit que le plus petit
+possible, un petit crime de deux sous, quoi! juste ce qu'il en faut
+pour aller en police correctionnelle! C'est une chose admirable que
+ce désir qu'a le parti d'aller en police correctionnelle, et je crois
+bien que c'est la vocation de la plupart de ceux qui n'en ont pas
+une plus haute, parmi ces doux panégyristes de 1793 et de 1794. Tout
+le monde ne peut pas prétendre à la cour d'assises, malgré l'égalité
+fondamentale et primordiale des hommes entre eux.» (<cite>Mélanges et
+Lettres</cite>, t. II, p. 153, 154.)</p>
+
+<p><a id="footnote542" name="footnote542"></a>
+<b><a href="#footnotetag542">542</a></b>: Lettre de M. Léon Faucher à M. Reeve, en date du 8
+mars 1848.</p>
+
+<p><a id="footnote543" name="footnote543"></a>
+<b><a href="#footnotetag543">543</a></b>: Telle a été son impression dès la veille au soir, où
+il a reçu communication, en épreuves d'imprimerie, du document qui
+allait être publié par les journaux radicaux. Il l'a montré alors à
+MM. de Morny et Vitet, qui l'ont trouvé si contraire à l'esprit des
+conventions et aux paroles échangées, qu'ils ont refusé d'abord de
+croire à son authenticité.</p>
+
+<p><a id="footnote544" name="footnote544"></a>
+<b><a href="#footnotetag544">544</a></b>: Quelques historiens de gauche ont attribué à M.
+Marrast un langage tout opposé. Mais M. Duvergier de Hauranne, qui
+était présent, leur donne, dans ses <cite>Notes inédites</cite>, un démenti
+formel.</p>
+
+<p><a id="footnote545" name="footnote545"></a>
+<b><a href="#footnotetag545">545</a></b>: En voici la liste: Odilon Barrot, Duvergier de
+Hauranne, général de Thiard, Dupont de l'Eure, Isambert, Léon de
+Malleville, Garnier-Pagès, Chambolle, Bethmont, Lherbette, Pagès de
+l'Ariège, Baroche, Havin, Léon Faucher, F. de Lasteyrie, de Courtais,
+H. de Saint-Albin, Crémieux, Gaultier de Rumilly, Raimbault, Boissel,
+de Beaumont (Somme), Lesseps, Mauguin, Creton, Abbatucci, Luneau,
+Baron, G. de Lafayette, Marie, Carnot, Bureaux de Pusy, Dusolier,
+Mathieu, Drouyn de Lhuys, d'Aragon, Cambacérès, Drault, Marquis,
+Bigot, Quinette, Maichain, Lefort-Gonsollin, Tessié de la Motte,
+Demarçay, Berger, Bonnin, de Jouvencel, Larabit, Vavin, Gamon,
+Maurat-Ballange, Taillandier. Il est curieux de noter que cette liste
+contenait trois futurs ministres de l'Empire, MM. Baroche, Abbatucci
+et Drouyn de Lhuys.</p>
+
+<p><a id="footnote546" name="footnote546"></a>
+<b><a href="#footnotetag546">546</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page401">401</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote547" name="footnote547"></a>
+<b><a href="#footnotetag547">547</a></b>: Le matin du 24 février, on entendra la duchesse
+d'Orléans s'écrier à plusieurs reprises: «Et Joinville, Joinville qui
+n'est pas ici!»</p>
+
+<p><a id="footnote548" name="footnote548"></a>
+<b><a href="#footnotetag548">548</a></b>: Par les conversations que le Roi a eues après sa
+chute, on voit combien cette préoccupation du sang versé a eu
+d'action sur lui. «On ne sait donc pas, disait-il à un de ses
+interlocuteurs, que tout le monde m'a dit: Si vous cédez, pas une
+goutte de sang français ne sera versée... On m'avait montré la
+guerre civile au moment d'éclater; je n'ai pas voulu de la couronne
+au prix de la guerre civile! On m'avait dit: La garde nationale
+demande la réforme; si on la lui refuse, le sang coulera; non pas
+le sang des émeutiers quand même, des fauteurs de désordre, mais
+le sang du vrai peuple, le sang de la garde nationale, le sang des
+travailleurs et des honnêtes gens! À cette garde nationale, à ce
+peuple de travailleurs, donnez un ministère réformiste, et tout sera
+fini, tout. Il ne sera pas même tiré un coup de fusil.» (<cite>Une visite
+au roi Louis-Philippe</cite>, par Édouard <span class="smcap">Lemoine</span>.) Il ajoutait
+un autre jour: «J'ai détesté toute ma vie cette profonde iniquité
+qu'on nomme la guerre... Ce n'est pas pour rien que mes ennemis
+m'appelaient, en altérant la vérité comme toujours, le Roi de la paix
+à tout prix. J'ai surtout une horreur insurmontable pour la guerre
+civile.» (<cite>Abdication du roi Louis-Philippe</cite>, racontée par lui-même
+et recueillie par Édouard <span class="smcap">Lemoine</span>.) Causant avec le duc de
+Saxe-Cobourg, qui était venu le voir à Claremont, Louis-Philippe
+revenait volontiers sur cette idée, qu'il aurait pu triompher
+facilement de l'émeute; mais, répétant sa phrase habituelle, il
+ajoutait: «J'ai vu assez de sang!» (<cite lang="de">Aus meinem Leben und aus meiner
+Zeit</cite>, von <span class="smcap">Ernst II</span>, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I,
+p. 184, 185.) Le Roi disait encore à M. Cuvillier-Fleury: «Contre une
+insurrection morale, il n'y avait ni à attaquer, ni à se défendre.»</p>
+
+<p><a id="footnote549" name="footnote549"></a>
+<b><a href="#footnotetag549">549</a></b>: Louis-Philippe exprimera la même idée à M. Édouard
+Lemoine: «Me défendre, avec quoi? avec l'armée? Oh! je sais qu'elle
+eût bravement fait son devoir... Mais l'armée seule était prête,
+et ce n'était pas assez pour moi. La garde nationale, cette force
+sur laquelle j'étais si heureux de m'appuyer, la garde nationale
+de Paris, de cette ville qui, la première entre toutes, m'avait
+dit en 1830: Prenez la couronne et sauvez-nous de la république!
+la garde nationale de Paris, pour laquelle j'ai toujours eu tant
+de bénévolence, ou s'abstenait, ou se prononçait contre moi. Et
+je me serais défendu! Non, je ne le pouvais pas!» (<cite>Abdication
+du roi Louis-Philippe</cite>, racontée par lui-même et recueillie par
+Édouard <span class="smcap">Lemoine</span>.) À la même époque, causant des journées
+révolutionnaires traversées en 1848 par le gouvernement républicain,
+notamment de l'invasion manquée de la Chambre le 15 mai, et de la
+sanglante bataille de juin, Louis-Philippe était amené à parler
+de ceux qui lui reprochaient d'avoir reculé, en février, devant
+la répression. «Le 15 mai, disait-il, leur donne raison; mais les
+journées de Juin me donnent raison à moi-même; il n'y a que les
+gouvernements anonymes qui puissent faire ces choses-là!»</p>
+
+<p><a id="footnote550" name="footnote550"></a>
+<b><a href="#footnotetag550">550</a></b>: Pour les importantes conversations qui vont suivre et
+qui ont amené la retraite du cabinet, je me suis attaché au récit
+qu'en a fait M. Duchâtel dans la note qu'il a écrite à la demande
+de M. Guizot, et dont j'ai eu communication. M. Guizot a, du reste,
+reproduit presque entièrement, dans ses <cite>Mémoires</cite>, le récit de son
+collègue.</p>
+
+<p><a id="footnote551" name="footnote551"></a>
+<b><a href="#footnotetag551">551</a></b>: Comme je l'ai dit plus haut, je n'ai, sur cette
+conversation, que le récit de M. Duchâtel, confirmé par M. Guizot; je
+n'ai pas celui de Louis-Philippe. Toutefois je dois faire connaître
+ce qu'on a parfois donné à entendre pour décharger le Roi. On a
+dit que, tout en étant fort ébranlé, il n'avait pas encore exprimé
+positivement sa volonté, qu'il avait seulement posé la question,
+quand M. Guizot déclara précipitamment, d'un ton très raide et comme
+s'il saisissait une occasion cherchée, «qu'une telle question était
+résolue par cela seul qu'elle était posée.» Dans cette version, M.
+Guizot aurait prononcé, le premier, la parole de rupture; le Roi
+n'aurait fait que suivre. Je ne puis qu'indiquer cette façon de
+présenter les choses. En l'absence de témoignages formels, je dois
+m'en tenir au compte rendu si précis des deux anciens ministres.</p>
+
+<p><a id="footnote552" name="footnote552"></a>
+<b><a href="#footnotetag552">552</a></b>: Au lendemain même de la révolution de Février, M.
+Capefigue publia un livre où il présentait M. Guizot et ses collègues
+comme ayant abandonné le Roi, le 23 février. M. Hébert voulut
+protester et en écrivit à M. Guizot. Celui-ci lui répondit, le 12
+avril 1849, en l'engageant, en son nom et au nom de M. Duchâtel
+qu'il avait consulté, à garder le silence. «Ce serait, disait-il,
+un spectacle déplorable, que de nous voir, tous dans le malheur et
+naguère dans l'exil, rejeter officiellement les fautes sur le Roi,
+le plus malheureux de tous et aujourd'hui le seul exilé... Non
+seulement l'histoire saura et dira sur tout ceci la vérité, mais la
+plus grande, de beaucoup la plus grande partie du public la sait et
+l'a dite déjà...» (<i>Documents inédits.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote553" name="footnote553"></a>
+<b><a href="#footnotetag553">553</a></b>: Voir plus haut, chap. <span class="smcap">VI</span>, § I.</p>
+
+<p><a id="footnote554" name="footnote554"></a>
+<b><a href="#footnotetag554">554</a></b>: Pour la conversation qui va suivre, j'ai eu sous les
+yeux un récit recueilli par M. Duvergier de Hauranne de la bouche de
+M. Molé. J'ai déjà eu occasion de noter cette obligation où l'on est,
+pour tous les entretiens avec le Roi, de s'en rapporter uniquement
+au témoignage de ses interlocuteurs, sans pouvoir contrôler leur
+version par celle du Roi lui-même. Je ne mets aucunement en doute la
+bonne foi de ces interlocuteurs; mais il serait possible que certains
+propos apparussent avec une physionomie un peu différente, racontés
+par l'autre partie.</p>
+
+<p><a id="footnote555" name="footnote555"></a>
+<b><a href="#footnotetag555">555</a></b>: Sur la conversation de M. Molé et de M. Thiers, j'ai
+sous les yeux deux récits recueillis par M. Duvergier de Hauranne de
+la bouche des deux interlocuteurs. Ils ne concordent pas sur tous
+les points. J'ai tâché d'en dégager les parties essentielles sur
+lesquelles le doute ne m'a pas paru possible.</p>
+
+<p><a id="footnote556" name="footnote556"></a>
+<b><a href="#footnotetag556">556</a></b>: J'emprunte ce récit aux <cite>Souvenirs de l'année 1848</cite>,
+par M. Maxime <span class="smcap">du Camp</span>. L'auteur s'est trouvé, après
+plusieurs années, en rapport avec Giacomoni, et a recueilli ses
+confidences.</p>
+
+<p><a id="footnote557" name="footnote557"></a>
+<b><a href="#footnotetag557">557</a></b>: La plupart des ministres démissionnaires avaient dîné
+chez M. Duchâtel et se trouvaient encore au ministère de l'intérieur,
+quand arriva la nouvelle de la fusillade. M. Duchâtel dit aussitôt à
+M. Guizot: «Je crois que nous devons demander au Roi la nomination
+immédiate du maréchal Bugeaud. Ni Jacqueminot, ni Sébastiani n'auront
+droit de se plaindre; nous avons assez fait pour eux, trop peut-être!
+J'espère qu'il ne sera pas trop tard.&mdash;Vous savez, répondit M.
+Guizot, que ç'a été toujours mon avis: allons donc chez le Roi.» Il
+fut convenu que M. Guizot irait avec M. Dumon, M. Duchâtel restant
+au ministère pour recevoir les nouvelles, mais prêt à rejoindre ses
+collègues aux Tuileries, si cela était nécessaire. (<cite>Note de M.
+Génie.</cite>)&mdash;On a cru et dit, sur la foi de témoignages considérables,
+que M. de Montalivet avait jusqu'au bout combattu auprès du Roi la
+nomination du maréchal. Dans les fragments qui m'ont été communiqués
+de ses <cite>Mémoires</cite>, M. de Montalivet affirme, au contraire, que quand
+il a été question d'appeler M. Thiers, il a insisté pour que la
+nomination du maréchal fût faite auparavant.</p>
+
+<p><a id="footnote558" name="footnote558"></a>
+<b><a href="#footnotetag558">558</a></b>: Je n'ai, sur la conversation du Roi et de M. Thiers,
+que des comptes rendus recueillis de la bouche de ce dernier, soit
+par M. Duvergier de Hauranne, soit par M. Senior. Je me suis attaché
+de préférence au premier, qui est plus complet et qui m'a semblé
+devoir être plus exact. Toutefois je dois, ici plus que jamais,
+renouveler les réserves que j'ai faites déjà sur l'inconvénient de
+comptes rendus émanés d'un seul des interlocuteurs et non contrôlés
+par l'autre.</p>
+
+<p><a id="footnote559" name="footnote559"></a>
+<b><a href="#footnotetag559">559</a></b>: Le maréchal Bugeaud ayant renouvelé, après la
+révolution, dans une lettre publiée, ses plaintes sur l'insuffisance
+des munitions, le général Trézel, ministre de la guerre dans le
+cabinet Guizot, lui a répondu en apportant des chiffres détaillés. La
+controverse intéresse peu aujourd'hui. En effet, ce n'est pas faute
+de cartouches que la monarchie est tombée, c'est faute d'avoir voulu
+s'en servir.</p>
+
+<p><a id="footnote560" name="footnote560"></a>
+<b><a href="#footnotetag560">560</a></b>: D'après un relevé fait après coup, il y en avait plus
+de 1,500. En outre, 4,000 arbres avaient été abattus.</p>
+
+<p><a id="footnote561" name="footnote561"></a>
+<b><a href="#footnotetag561">561</a></b>: Quelques personnes ont prétendu que M. le duc de
+Nemours était présent à l'entretien avec M. Fauvelle-Delebarre, et
+lui ont attribué un rôle plus ou moins actif dans la délibération
+qui a précédé l'envoi des ordres. Ces assertions sont inexactes. Je
+tiens de M. le duc de Nemours qu'il n'est pas retourné à l'état-major
+depuis la nomination du maréchal Bugeaud. Il ne voulait pas que sa
+présence pût gêner le commandement; il se faisait seulement tenir au
+courant de ce qui se passait par un de ses officiers d'ordonnance.</p>
+
+<p><a id="footnote562" name="footnote562"></a>
+<b><a href="#footnotetag562">562</a></b>: Dans cette lettre, le maréchal s'exprimait ainsi:
+«Il y avait longtemps que j'avais prévu, mon cher Thiers, que nous
+serions tous les deux appelés à sauver la monarchie. Mon parti est
+pris, je brûle mes vaisseaux... Quand j'aurai vaincu l'émeute, et
+nous la vaincrons, car l'inertie et le défaut de concours de la
+garde nationale ne m'arrêteront pas, j'entrerai volontiers, comme
+ministre de la guerre, avec vous, dans la formation d'un nouveau
+cabinet, à moins que l'impopularité prétendue qu'on me reproche ne
+soit un obstacle insurmontable. Dans ce cas, je n'hésiterai pas à
+vous conseiller de prendre Bedeau, officier distingué, et de lui
+adjoindre, comme sous-secrétaire d'État, M. Magne, député, dont je
+connais personnellement la rare capacité.»</p>
+
+<p><a id="footnote563" name="footnote563"></a>
+<b><a href="#footnotetag563">563</a></b>: L'insuffisance des munitions préoccupait à ce point le
+maréchal, qu'en ce moment même il envoyait à M. Thiers une note où il
+disait qu'en dehors de la colonne de Bedeau, les soldats n'avaient
+que dix cartouches par homme. J'ai déjà mentionné que le général
+Trézel a contesté l'exactitude de ces assertions.</p>
+
+<p><a id="footnote564" name="footnote564"></a>
+<b><a href="#footnotetag564">564</a></b>: C'est au milieu de témoignages souvent un peu
+incertains et mal concordants, que j'ai cherché à dégager la
+vérité sur les circonstances dans lesquelles a été donné l'ordre
+de suspendre les hostilités. Ce cas n'est pas le seul où j'aie eu
+occasion de remarquer que le trouble et l'émotion de ces heures
+de crise semblent avoir réagi sur les souvenirs de ceux qui y ont
+été acteurs ou spectateurs. De là, entre eux, des contradictions
+parfois singulières qu'on aurait probablement tort d'attribuer à
+un défaut de sincérité. Ces réflexions trouvent leur application à
+propos du récit fait par le maréchal Bugeaud des événements que je
+viens de raconter. Ce récit se trouve dans une lettre publique du 19
+octobre 1848, lettre écrite à un moment où le maréchal briguait les
+suffrages des conservateurs pour la présidence de la république. Le
+maréchal est parfaitement dans le vrai, quand il parle d'une «foule
+de bourgeois très bien mis, venant des divers points où se trouvait
+l'insurrection, et accourant vers lui, les larmes dans les yeux, pour
+le supplier de faire retirer les troupes»; il est également dans le
+vrai, quand il se fait honneur d'avoir repoussé d'abord ces conseils.
+Mais, plus loin, voulant expliquer pourquoi il a fini par céder,
+il affirme que l'ordre exprès et réitéré de cesser les hostilités
+lui aurait été apporté de la part du Roi, une première fois par
+MM. Thiers et Barrot, une seconde par M. le duc de Nemours. Ici le
+maréchal se trompe évidemment. D'abord il paraît certain que l'ordre
+a été donné avant même que la nouveaux ministres fussent arrivés aux
+Tuileries: l'un d'eux, M. Duvergier de Hauranne, le déclare de la
+façon la plus formelle. À quelle heure exactement cet ordre est-il
+parti de l'état-major? C'est difficile à fixer. Le général Sébastiani
+et M. Delessert disent sept heures: je serais porté à croire, étant
+donné le temps pris par la marche de Bedeau et par les pourparlers
+qui ont suivi, que cette indication est un peu trop matinale. En
+tout cas, c'est au plus tard vers huit heures, et les ministres ne
+semblent être arrivés aux Tuileries que vers huit heures et demie.
+C'est donc à tort que le maréchal fait intervenir M. Thiers et M.
+Barrot. Quant au Roi, il a nié absolument, dans ses conversations
+de l'exil, avoir donné l'ordre que lui attribue Bugeaud. Enfin M.
+le duc de Nemours m'a affirmé n'avoir rien transmis de semblable.
+Ce n'est pas à dire que les ministres ou le Roi aient blâmé cet
+ordre. Bien au contraire, comme on le verra dans la suite du récit,
+les ministres, dans leur première entrevue avec le Roi, ont parlé
+de la suspension des hostilités comme d'une mesure qui s'imposait,
+et Louis-Philippe, dans cette même conversation de l'exil où il a
+nié avoir donné l'ordre, ajoutait: «Il est bien entendu que je ne
+regrette pas, que je n'ai jamais regretté que le maréchal n'ait pas
+engagé la bataille... J'ai une horreur pour la guerre civile. Aussi
+il est certain, très certain, que, si l'on m'avait consulté, j'aurais
+été d'avis qu'il fallait, n'importe par quel moyen, éviter l'effusion
+du sang.» (<cite>Abdication du roi Louis-Philippe</cite>, racontée par lui-même
+et recueillie par M. Édouard <span class="smcap">Lemoine</span>, p. 17 à 19.) Cet
+ordre était la conséquence logique de la politique où l'on s'était
+engagé depuis le changement du ministère. C'est seulement en ce sens
+que le maréchal pouvait en rejeter la responsabilité sur d'autres.
+Mais, s'il n'a fait que ce qu'on lui aurait demandé de faire, si sa
+détermination a été, aussitôt après, approuvée et confirmée, il n'en
+reste pas moins qu'il a donné l'ordre sans avoir reçu sur ce point
+aucune prescription spéciale du Roi et des ministres. Bugeaud donnait
+une explication plus exacte de sa conduite, le jour où, rencontrant
+dans un salon ce M. Fauvelle-Delebarre qui s'était fait le messager
+du général Bedeau, il lui disait: «Je vous reconnais, monsieur. Vous
+nous avez fait bien du mal. J'aurais dû, sans vous écouter, vous
+faire chasser de ma présence, et, sourd aux lamentations de vos
+bourgeois de Paris et de votre garde nationale, défendre mon roi dans
+ses Tuileries et vous mitrailler tous sans merci. Louis-Philippe
+serait encore sur le trône, et vous me porteriez aux nues à l'heure
+qu'il est. Mais que voulez-vous? J'étais harcelé, étourdi par un tas
+de poltrons et de courtisans. <em>Ils m'avaient rendu imbécile comme
+eux!</em>» (Ce propos a été rapporté par Daniel <span class="smcap">Stern</span> dans son
+<cite>Histoire de la révolution de 1848</cite>.)</p>
+
+<p><a id="footnote565" name="footnote565"></a>
+<b><a href="#footnotetag565">565</a></b>: Deux des membres de l'ancien cabinet, MM. Dumon et
+Hébert, arrivant aux Tuileries quelques instants après cet entretien,
+trouvent le Roi fort soucieux. Ils lui demandent si le ministère
+est formé. «Pas encore, répond le Roi, mais je crois qu'il va se
+former.» Puis, interrogé sur les mesures qui lui sont réclamées, il
+ajoute: «Je ne sais pas trop. Au surplus, je ne dispute pas avec eux.
+J'accorde tout; je suis vaincu.»</p>
+
+<p><a id="footnote566" name="footnote566"></a>
+<b><a href="#footnotetag566">566</a></b>: Ce sont peut-être ces instructions que le maréchal
+Bugeaud confondait avec le premier ordre de cesser le feu, quand il
+racontait n'avoir fait qu'obéir aux prescriptions apportées par les
+nouveaux ministres.</p>
+
+<p><a id="footnote567" name="footnote567"></a>
+<b><a href="#footnotetag567">567</a></b>: Ce fait, ainsi que plusieurs autres incidents de
+cette lamentable retraite, m'a été raconté par le comte de Laubespin
+lui-même, actuellement sénateur de la Nièvre. M. de Laubespin, ancien
+aide de camp du maréchal Valée et en disponibilité depuis la mort de
+ce dernier, avait repris volontairement du service quand il avait vu
+la monarchie en péril.</p>
+
+<p><a id="footnote568" name="footnote568"></a>
+<b><a href="#footnotetag568">568</a></b>: Le général Bedeau devait en effet être très attaqué à
+raison de ces faits: on a même voulu faire peser exclusivement sur
+lui une responsabilité qui devait être au moins partagée. Il en a
+beaucoup souffert, et on peut même dire qu'il en est mort.</p>
+
+<p><a id="footnote569" name="footnote569"></a>
+<b><a href="#footnotetag569">569</a></b>: Je tiens de M. de Laubespin les détails qui vont
+suivre. Je les ai complétés, pour la délibération qui a eu lieu
+entre le Roi et les ministres, par des renseignements émanés de M.
+Duvergier de Hauranne et de M. Thiers.</p>
+
+<p><a id="footnote570" name="footnote570"></a>
+<b><a href="#footnotetag570">570</a></b>: C'est, on le voit, le plan que M. Thiers devait
+exécuter lors de la Commune. Ce plan était-il, le 24 février au
+matin, aussi net dans son esprit, et y a-t-il alors autant insisté
+que le ferait croire le récit fait par lui à M. Senior? Les
+renseignements donnés par M. Duvergier de Hauranne tendraient à m'en
+faire douter.</p>
+
+<p><a id="footnote571" name="footnote571"></a>
+<b><a href="#footnotetag571">571</a></b>: En se retirant, M. de Laubespin, qui demeure inquiet,
+rencontre le général de Chabannes. «Mon cher général, lui dit-il,
+je persiste à croire que le Roi et sa famille seront obligés,
+sous quelques heures, de quitter les Tuileries. Avez-vous des
+voitures?&mdash;Oui, il y a plusieurs berlines à quatre chevaux.&mdash;Il
+sera impossible de vous en servir; je vous adjure de faire préparer
+quelques voitures plus modestes.» On verra plus tard combien le
+dévouement de M. de Laubespin était bien inspiré, et de quelle
+utilité devait être cette précaution.</p>
+
+<p><a id="footnote572" name="footnote572"></a>
+<b><a href="#footnotetag572">572</a></b>: Extraits des notes de M. Marie, publiés par M. Aimé
+<span class="smcap">Chérest</span> dans la <cite>Vie de A.-T. Marie</cite>, p. 100 à 102.</p>
+
+<p><a id="footnote573" name="footnote573"></a>
+<b><a href="#footnotetag573">573</a></b>: Cette salle était une de celles qui servaient de
+cabinet de travail au Roi.</p>
+
+<p><a id="footnote574" name="footnote574"></a>
+<b><a href="#footnotetag574">574</a></b>: La nuit précédente, la duchesse d'Orléans était restée
+auprès de la Reine; celle-ci, qui essayait de lire des prières et
+pouvait à peine tenir son livre, s'interrompit un moment et prononça
+le mot d'abdication. Était-ce un pressentiment qui lui traversait
+l'esprit, ou bien, rendue soupçonneuse par le chagrin, voulait-elle
+sonder sa belle-fille? Celle-ci se récria vivement. «Le Roi, reprit
+la Reine, est trop bon pour la France; la France est mobile et
+ingrate.» Ce n'était pas seulement en présence de la Reine que la
+duchesse d'Orléans protestait contre toute idée d'abdication. Dans la
+journée du 23 février, comme M. Scheffer, qui était de ses familiers,
+lui faisait entrevoir dans l'abdication un dernier moyen de salut
+auquel il faudrait peut-être avoir recours, elle repoussa avec force
+cette insinuation, et déclara que, si le Roi avait une telle pensée,
+elle le supplierait de n'y pas donner suite.</p>
+
+<p><a id="footnote575" name="footnote575"></a>
+<b><a href="#footnotetag575">575</a></b>: «On entrait comme dans une halle», dit un témoin.</p>
+
+<p><a id="footnote576" name="footnote576"></a>
+<b><a href="#footnotetag576">576</a></b>: Il ne paraît pas que, dans le trouble des événements
+qui vont suivre, ces formalités aient été remplies.</p>
+
+<p><a id="footnote577" name="footnote577"></a>
+<b><a href="#footnotetag577">577</a></b>: Le ministère de l'intérieur était alors au 101 de la
+rue de Grenelle, où se trouve actuellement l'hôtel du ministre du
+commerce.</p>
+
+<p><a id="footnote578" name="footnote578"></a>
+<b><a href="#footnotetag578">578</a></b>: On a raconté inexactement la façon dont M. Guizot
+était sorti de France. Voici la vérité. Au moment de s'échapper du
+ministère de l'intérieur, madame Duchâtel, qui avait conservé tout
+son sang-froid, dit à M. Guizot: «Je suis sûre que vous n'avez pas
+réfléchi où vous pourriez vous cacher.&mdash;Non.&mdash;Eh bien, je sais que
+M. Duchâtel a pris ses précautions; je vais m'occuper de vous.» Elle
+conduisit M. Guizot chez une concierge de la rue de Verneuil qui le
+fit monter dans sa chambre, au cinquième étage, et qui, arrivée en
+haut, lui dit: «<em>C'est-il</em> vous qui défendez les honnêtes gens?&mdash;Je
+l'espère.&mdash;Eh bien, alors, je vais vous défendre.» M. Guizot resta
+toute la journée dans cette chambre, où il reçut la visite du duc de
+Broglie. Le soir, il se rendit chez madame de Mirbel, où il demeura
+caché plusieurs jours. Enfin il fut conduit en Belgique par M. de
+Fleischmann, ministre de Wurtemberg à Paris et à Bruxelles, qui le
+fit passer pour son domestique.</p>
+
+<p><a id="footnote579" name="footnote579"></a>
+<b><a href="#footnotetag579">579</a></b>: J'ai eu sous les yeux plusieurs récits manuscrits ou
+imprimés des scènes qui ont précédé et accompagné l'abdication du
+Roi. Ils ne concordent pas toujours, soit sur l'ordre des incidents,
+soit sur l'attitude et les propos attribués aux divers personnages.
+On retrouve là l'effet du trouble que j'ai déjà eu l'occasion de
+signaler dans les témoignages se rapportant aux événements de ces
+journées. Je me suis attaché à ceux de ces témoignages qui m'ont paru
+présenter le plus de garanties d'exactitude.</p>
+
+<p><a id="footnote580" name="footnote580"></a>
+<b><a href="#footnotetag580">580</a></b>: M. Thiers, dans le récit qu'il a fait à M. Senior,
+a prétendu que M. Guizot était dans ce salon. C'est une erreur;
+l'ancien président du conseil n'était pas revenu aux Tuileries depuis
+le matin. (Cf. <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 593.)</p>
+
+<p><a id="footnote581" name="footnote581"></a>
+<b><a href="#footnotetag581">581</a></b>: On a dit que le duc de Nemours, soit à ce moment, soit
+à un autre, se serait également prononcé pour l'abdication; cette
+assertion est inexacte. Ce prince, fidèle à sa réserve habituelle,
+n'a rien dit qui pût influencer le Roi dans un sens ou dans l'autre.</p>
+
+<p><a id="footnote582" name="footnote582"></a>
+<b><a href="#footnotetag582">582</a></b>: À en croire le maréchal Bugeaud, il aurait insisté
+auprès du Roi pour l'empêcher d'abdiquer. Je dois dire que ce fait
+n'est confirmé par aucun des autres témoins.</p>
+
+<p><a id="footnote583" name="footnote583"></a>
+<b><a href="#footnotetag583">583</a></b>: Dans les derniers moments de cette scène, on remarqua
+un aparté entre la princesse Clémentine, fille du Roi, et M. Thiers.
+La princesse paraissait adresser des reproches très vifs à l'homme
+d'État, qui répondait: «Mais, madame, je ne puis rien; vous voyez,
+que je ne puis rien.» Un autre incident plus douloureux se produisit,
+que je ne puis passer sous silence, parce qu'il a été rapporté plus
+ou moins exactement par divers historiens. Égarée par l'excès de son
+chagrin et aussi par d'anciens soupçons dont j'ai déjà indiqué le mal
+fondé, la Reine aurait dit à la duchesse d'Orléans: «Eh bien, Hélène,
+soyez contente!» La duchesse, se baissant presque jusqu'à terre et
+saisissant les mains de la Reine: «Ah! ma mère, s'écria-t-elle, que
+dites-vous là? vous ne pouvez le penser!» Le grand et noble c&oelig;ur
+de Marie-Amélie a dû regretter cette parole cruelle.</p>
+
+<p><a id="footnote584" name="footnote584"></a>
+<b><a href="#footnotetag584">584</a></b>: J'insiste sur ce détail, pour faire justice de la
+légende de la fuite en <em>fiacre</em>. La présence de ces voitures était
+probablement due à l'avertissement donné par M. de Laubespin à M. de
+Chabannes. (Cf. plus haut, p. 481.)</p>
+
+<p><a id="footnote585" name="footnote585"></a>
+<b><a href="#footnotetag585">585</a></b>: On a prêté au duc de Nemours, pendant la scène de
+l'abdication, des propos par lesquels il se serait lui-même prononcé
+pour la régence de la duchesse d'Orléans. Ces propos n'ont pas été
+tenus. Le prince n'avait ni revendiqué ni abandonné son droit légal
+à la régence. Il avait alors d'autres préoccupations.</p>
+
+<p><a id="footnote586" name="footnote586"></a>
+<b><a href="#footnotetag586">586</a></b>: M. Dupin affirme dans ses Mémoires, avec une
+insistance dont on cherche vainement le motif, qu'à ce moment le duc
+de Nemours avait déjà quitté le palais. Il est possible qu'il n'ait
+pas vu le prince, mais celui-ci était toujours là, occupé à protéger
+le départ de sa belle-s&oelig;ur. Je suis autorisé à opposer, sur ce
+point, à M. Dupin, un témoignage irrécusable, celui de M. le duc de
+Nemours lui-même.&mdash;C'est aussi de M. le duc de Nemours que je tiens
+les renseignements qui vont suivre.</p>
+
+<p><a id="footnote587" name="footnote587"></a>
+<b><a href="#footnotetag587">587</a></b>: M. Duvergier de Hauranne a écrit dans ses <cite>Notes
+inédites</cite>: «C'était peu de partir pour l'Hôtel de ville; il fallait y
+arriver et en revenir. Or, dans l'état de Paris, il est très douteux
+que la princesse y fût arrivée; il est presque certain qu'elle n'en
+serait pas revenue.»</p>
+
+<p><a id="footnote588" name="footnote588"></a>
+<b><a href="#footnotetag588">588</a></b>: En voyant cette phrase: «Le flot monte!» se retrouver
+constamment sur les lèvres de M. Thiers pendant la journée du 24
+février, comment ne pas se rappeler les termes dans lesquels, en
+1846, il avait porté un défi au gouvernement? «Je me rappelle,
+disait-il, le noble langage d'un écrivain allemand qui, faisant
+allusion aux opinions qui triomphent tard, a dit ces belles paroles
+que je vous demande la permission de citer: <em>Je placerai mon vaisseau
+sur le promontoire le plus élevé du rivage et j'attendrai que la mer
+soit assez haute pour le faire flotter.</em> Il est vrai que je place
+mon' vaisseau bien haut, mais je ne crois pas l'avoir placé dans une
+position inaccessible.»</p>
+
+<p><a id="footnote589" name="footnote589"></a>
+<b><a href="#footnotetag589">589</a></b>: Ce trouble de M. Thiers a été constaté par tous les
+témoins. (Voir notamment les Mémoires de M. de Falloux et les Notes
+de M. Marie.) D'après M. de Falloux, M. Thiers était si ému qu'il
+demandait par quelle porte il pouvait sortir, quand il en avait
+une ouverte devant lui. Dans le récit qu'il a fait à M. Senior, M.
+Thiers ne peut nier son refus de rester à la Chambre et son départ
+précipité. Seulement, pour y donner une autre couleur, il se montre
+prononçant une sorte de malédiction contre cette Chambre «servile»
+et «corrompue», avec laquelle il «ne voulait plus avoir rien de
+commun». Il est, du reste, le premier à reconnaître que, s'il avait
+été présent à la séance, celle-ci aurait pu avoir un autre résultat;
+il s'excuse en disant qu'il croyait la duchesse d'Orléans partie pour
+Saint-Cloud avec le Roi.</p>
+
+<p><a id="footnote590" name="footnote590"></a>
+<b><a href="#footnotetag590">590</a></b>: Ce fait a été expressément confirmé à M. Duvergier de
+Hauranne par M. Marc Dufraisse, qui le tenait de M. Bocage. (<cite>Notes
+inédites de M. Duvergier de Hauranne.</cite>)</p>
+
+<p><a id="footnote591" name="footnote591"></a>
+<b><a href="#footnotetag591">591</a></b>: Voir plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">III</span>, §
+<span class="smcap">III</span>, et t. VII, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">VI</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote592" name="footnote592"></a>
+<b><a href="#footnotetag592">592</a></b>: M. Crémieux ne mérite certes pas d'occuper longtemps
+l'histoire. Toutefois, c'est un singulier rôle que celui de cet
+homme qui, le matin, se proclamant hautement dynastique, s'improvise
+à plusieurs reprises conseiller du Roi, véritable mouche du coche
+dans lequel est emporté la monarchie; qui se propose ensuite comme
+le conseiller de la régence, au point d'apporter à la duchesse
+d'Orléans, griffonné sur un chiffon de papier, un projet de discours
+qu'elle ne lui avait certes pas demandé; qui, aussitôt après, se
+prononce pour le gouvernement provisoire et la république. Il est
+vrai que, quand on lui demandera de lire la liste des membres de
+ce gouvernement provisoire, il répondra: «Je ne puis pas la lire,
+mon nom n'y est pas.» Il finira par l'y faire mettre, sinon par l'y
+mettre lui-même. Ce n'est pas la moindre humiliation de ces jours
+de révolution, de voir l'influence qu'ils permettent à de tels
+personnages de prendre sur les destinées du pays.</p>
+
+<p><a id="footnote593" name="footnote593"></a>
+<b><a href="#footnotetag593">593</a></b>: Le <cite>Moniteur</cite>, si complet et si exact sur cette
+séance, se trompe, quand il dit que la princesse est partie au moment
+de cette invasion.</p>
+
+<p><a id="footnote594" name="footnote594"></a>
+<b><a href="#footnotetag594">594</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page501">501</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote595" name="footnote595"></a>
+<b><a href="#footnotetag595">595</a></b>: Le capitaine Bro est l'auteur du <cite>Journal d'un
+officier de service aux Tuileries</cite>, publié dans les <cite>Mémoires secrets
+et témoignages authentiques</cite> de <span class="smcap">M. de Marnay</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote596" name="footnote596"></a>
+<b><a href="#footnotetag596">596</a></b>: Dans les polémiques rétrospectives auxquelles ont
+donné lieu ces douloureux événements, on a mis aussi en cause la
+responsabilité de M. Sauzet. On lui a reproché de n'avoir pas, en
+sa qualité de président, mis en demeure les généraux de défendre la
+Chambre, ainsi que plusieurs députés l'avaient pressé de le faire. M.
+Sauzet a répondu qu'il n'avait pas le droit de requérir les troupes,
+qu'il ne pouvait que signaler le péril au gouvernement, et qu'il
+l'avait fait sans rien obtenir.</p>
+
+<p><a id="footnote597" name="footnote597"></a>
+<b><a href="#footnotetag597">597</a></b>: M. Nisard, traversant, peu auparavant, la place de
+la Concorde, pour se rendre à la Chambre, avait vu un officier de
+cavalerie recevoir une pierre envoyée par un émeutier de quinze à
+seize ans, sans faire un mouvement. «Comment, lui avait-il dit,
+vous laissez-vous lapider par un gamin?&mdash;Que voulez-vous? répondit
+l'officier, nous n'avons pas d'ordres.»</p>
+
+<p><a id="footnote598" name="footnote598"></a>
+<b><a href="#footnotetag598">598</a></b>: Le 25 février, un légitimiste ardent, mais de
+caractère chevaleresque, le baron Hyde de Neuville, vint trouver le
+comte de Laubespin et lui déclara qu'il se mettait à la disposition
+de la duchesse d'Orléans pour l'aider à sortir de France: il avait
+préparé dix mille francs pour subvenir aux frais du voyage. Il
+pensait que sa notoriété légitimiste et son hostilité connue contre
+la famille d'Orléans couvriraient bien l'incognito de la princesse.
+M. de Laubespin fit connaître cette proposition à la comtesse
+d'Oraison.</p>
+
+<p><a id="footnote599" name="footnote599"></a>
+<b><a href="#footnotetag599">599</a></b>: En revenant à Paris, MM. Biesta et d'Aragon firent
+route avec le prince Louis Bonaparte, qui avait quitté l'Angleterre
+à la nouvelle de la révolution. Étrange retour des choses humaines:
+après le 4 septembre 1870, le prince impérial, débarquant à Douvres,
+se croisait et échangeait un salut avec le duc de Chartres qui
+partait pour la France, impatient de mettre au service de sa patrie
+envahie l'épée de Robert le Fort.</p>
+
+<p><a id="footnote600" name="footnote600"></a>
+<b><a href="#footnotetag600">600</a></b>: Déjà, la veille au soir, à Trianon, le duc et la
+duchesse de Cobourg s'étaient séparés du Roi.</p>
+
+<p><a id="footnote601" name="footnote601"></a>
+<b><a href="#footnotetag601">601</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page322">322</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote602" name="footnote602"></a>
+<b><a href="#footnotetag602">602</a></b>: On peut invoquer à ce propos le témoignage peu suspect
+de deux membres du gouvernement provisoire. M. Louis Blanc a écrit
+que «les départements avaient appris l'avènement de la république
+avec une sorte de stupeur». M. de Lamartine, parlant des premiers
+jours qui ont suivi la révolution, leur a reconnu «un caractère de
+trouble, de doute, d'horreur et d'effroi qui ne se présenta peut-être
+jamais au même degré dans l'histoire des hommes».</p>
+
+</div>
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de la Monarchie de Juillet
+(Volume 7 / 7), by Paul Thureau-Dangin
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MONARCHIE DE JUILLET ***
+
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation information page at www.gutenberg.org
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+
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+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
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+contact links and up to date contact information can be found at the
+Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact
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+ Chief Executive and Director
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+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
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+approach us with offers to donate.
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+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
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+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
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