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Travers and +the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + + HISTOIRE + DE LA + MONARCHIE DE JUILLET + + + PAR + PAUL THUREAU-DANGIN + + + OUVRAGE COURONNÉ DEUX FOIS PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE + GRAND PRIX GOBERT, 1885 ET 1886 + + + DEUXIÈME ÉDITION + + TOME SEPTIÈME + + + + + PARIS + LIBRAIRIE PLON + E. PLON, NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS + RUE GARANCIÈRE, 10 + + 1892 + + _Tous droits réservés_ + + + + + HISTOIRE + DE LA + MONARCHIE DE JUILLET + + + + +L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de +traduction et de reproduction à l'étranger. + +Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la +librairie) en avril 1892. + + + + +DU MÊME AUTEUR: + + + =Royalistes et Républicains.= Essais historiques sur des + questions de politique contemporaine: I. _La Question de + Monarchie ou de République du 9 thermidor au 18 brumaire_; II. + _L'Extrême Droite et les Royalistes sous la Restauration_; III. + _Paris capitale sous la Révolution française_. _2e édition._ Un + volume in-18. + + Prix 4 fr. » + + + =Le Parti libéral sous la Restauration.= _2e édition._ Un vol, + in-18. + + Prix 4 fr. » + + + =L'Église et l'État sous la Monarchie de Juillet.= Un vol. + in-18. + + Prix 4 fr. » + + + =Histoire de la Monarchie de Juillet.= Sept volumes in-8º. + + Prix de chaque volume 8 fr. » + + +(_Couronné deux fois par l'Académie française, GRAND PRIX GOBERT, +1885 et 1886._) + + +PARIS. TYPOGRAPHIE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8. + + + + +HISTOIRE + +DE LA + +MONARCHIE DE JUILLET + + + + +LIVRE VII + +LA CHUTE DE LA MONARCHIE + +(1847-1848) + + + + +CHAPITRE PREMIER + +UNE SESSION MALHEUREUSE. + +(Mars-août 1847.) + + I. Ébranlement de la majorité. Les conservateurs progressistes. + M. Duvergier de Hauranne et sa proposition de réforme + électorale. Elle est repoussée à une grande majorité. La + réforme parlementaire est écartée à une majorité moins + forte.--II. Le gouvernement avait-il raison de se refuser + absolument à toute réforme? Il est accusé d'un parti pris + d'immobilité. Le Roi est pour beaucoup dans cette immobilité. + Lassitude de M. Duchâtel. Il désire que le ministère cède + la place à d'autres.--III. Échecs infligés par la Chambre à + plusieurs ministres. On reconnaît la nécessité de remplacer + trois d'entre eux. Affaiblissement résultant de cette crise + partielle.--IV. La mauvaise récolte. Désordres amenés par + la crainte de la disette. Embarras monétaires. Trouble jeté + dans les affaires de chemins de fer. Contre-coup sur les + finances de l'État. Conséquences politiques de ce malaise + économique.--V. Projet de M. de Salvandy sur l'enseignement + secondaire. Son avortement. M. de Montalembert et M. Guizot à + la Chambre des pairs.--VI. L'apologétique révolutionnaire. Les + histoires de MM. Louis Blanc et Michelet. Les _Girondins_ de + Lamartine. État d'esprit de l'auteur. Caractère du livre. Effet + produit par sa publication.--VII. La campagne de corruption. + Premières révélations sur l'affaire Cubières. Dénonciations + de M. de Girardin et débats qui en résultent. Vote des + «satisfaits».--VIII. Mise en accusation de MM. Teste, Cubières, + Pellapra et Parmentier. Le procès. M. Teste convaincu de son + crime. Condamnation.--IX. Effet produit dans le public par le + procès Teste. M. Guizot s'explique, à la Chambre des pairs, sur + l'accusation de corruption.--X. La session finit tristement. + Gémissement des amis du cabinet. Cause et caractère du mal. + + +I + +La discussion de l'adresse, au début de la session de 1847, +avait été, pour le ministère, l'occasion d'un éclatant succès. +Non seulement il était sorti pleinement vainqueur du débat sur +les mariages espagnols, mais un amendement blâmant sa politique +intérieure avait été repoussé par 243 voix contre 130, et l'ensemble +de l'adresse adopté par 248 voix contre 84. Depuis 1830, aucun +ministère ne s'était vu à la tête d'une majorité aussi forte. M. +Guizot, qui, pendant tant d'années et à travers tant de vicissitudes, +avait travaillé à constituer cette majorité, se flattait d'avoir +enfin atteint son but. Au lendemain même de l'adresse, il écrivait à +l'un de ses ambassadeurs: «Le parti conservateur existe réellement +dans les Chambres, dans les collèges électoraux, dans le pays. Il +repose sur des intérêts puissants, sur les intérêts des positions +faites dans notre société actuelle et qui n'aspirent qu'à se +consolider; sur des convictions réfléchies, car ces intérêts ont +compris que notre politique seule peut les consolider; sur des +passions vives et publiques, suscitées par les luttes que cette +politique soutient depuis seize ans. Le parti conservateur est donc +et devient chaque jour davantage un parti d'action et de gouvernement +qui fait ses propres affaires et soutient sa propre politique, +attaché à cette politique par amour-propre comme par intérêt[1].» + +[Note 1: Lettre à M. de Flahault, du 24 février 1847. (_Documents +inédits._)] + +À peine M. Guizot avait-il eu le temps de se féliciter de ces +résultats qu'un incident se produisait, bien de nature à faire +douter de l'existence ou tout au moins de la solidité de sa majorité. +Le 22 mars 1847, la Chambre avait à élire un vice-président: il +s'agissait de remplacer M. Hébert qui venait d'être appelé aux +fonctions de garde des sceaux, vacantes par la mort de M. Martin du +Nord. Le candidat du ministère était M. Duprat. Après deux tours +de scrutin dans lesquels une partie des voix conservatrices se +détournèrent sur M. de Belleyme, M. Léon de Malleville, candidat de +l'opposition, l'emporta par 179 voix contre 178. Adversaire acharné +du cabinet, il s'était fait, à la tribune, une sorte de spécialité +des accusations de corruption; plusieurs fois déjà, il avait eu à ce +propos des prises avec M. Duchâtel; naguère, dans la discussion de +l'adresse, il avait été l'un des trois signataires de l'amendement +sur la politique intérieure, amendement repoussé à une forte majorité. + +Cette nomination inattendue souleva un cri de triomphe dans la +gauche, tandis que les partisans du cabinet étaient dans une sorte +de stupeur. Le dépit des amis personnels de M. de Belleyme était +pour quelque chose dans ce soudain revirement; il ne suffisait pas à +l'expliquer. Dans la majorité conservatrice, issue des élections de +1846, la proportion des députés nouveaux était beaucoup plus grande +que de coutume; plusieurs, parmi eux, jeunes, ambitieux, n'avaient +nul goût à venir prendre rang à la queue des anciens, comme des +conscrits incorporés dans une armée déjà organisée; loin de se faire +solidaires de tous les partis pris, de tous les ressentiments, de +toutes les responsabilités de l'ancienne politique conservatrice, +ils rêvaient de la modifier, de lui imprimer leur marque, de lui +donner quelque chose de plus entreprenant, de plus novateur. Ils +s'appelaient eux-mêmes des «conservateurs progressistes». L'un +d'eux, le marquis de Castellane, avait annoncé, dès la discussion +de l'adresse, l'entrée en scène de «la fraction plus jeune du +parti conservateur», qui, disait-il, «apportait la fidélité des +anciens combattants, sans la passion des anciennes luttes», et il +la montrait, se faisant un «devoir» de réclamer des «réformes». Ce +que seraient ces réformes, les «progressistes» ne le savaient pas +bien encore; pour le moment, ils voulaient surtout faire comprendre +au gouvernement la nécessité de compter avec eux. Une élection de +vice-président, qui n'engageait qu'une question de personne, leur +avait paru une occasion favorable pour donner un avertissement de ce +genre. Aussi bien l'entrée dans le cabinet de M. Hébert, qui, comme +député et procureur général, personnifiait l'ancienne politique +en ce qu'elle avait de plus résistant[2], n'était pas plus pour +satisfaire leurs velléités novatrices, que le mot d'ordre donné par +le ministère, dans une élection de vice-président, ne convenait à +leurs prétentions d'indépendance. + +[Note 2: Sur les circonstances dans lesquelles M. Hébert avait été +nommé procureur général, voir plus haut, t. V, p. 12.] + +Cette attitude d'une partie de la majorité était d'autant plus +remarquée, que la même dissidence se manifestait, beaucoup plus +tranchée, hors du Parlement. La _Presse_ était depuis longtemps +l'un des organes, sinon les plus considérés, du moins les plus +répandus et les plus bruyants du parti conservateur; avec le +_Journal des Débats_, qu'elle jalousait, elle faisait émulation +de zèle ministériel, d'ardeur agressive contre l'opposition. Au +commencement de 1847, le propriétaire de ce journal, M. Émile de +Girardin, s'étant vu refuser par le gouvernement certaines faveurs, +notamment un titre de pair pour le général de Girardin dont il +passait pour être le fils naturel, la _Presse_ devint peu à peu +maussade, menaçante, ouvertement hostile. Son grief apparent était +la résistance du cabinet aux réformes, principalement aux réformes +économiques. Dès qu'elle entrevit dans la majorité des ferments de +scission, elle s'appliqua à les développer, à les envenimer, se +faisant le champion des dissidents, dépassant souvent de beaucoup +leur pensée, mais, par ce moyen, se flattant de les compromettre et +de les entraîner. Sans doute, le rédacteur en chef de la _Presse_ +n'avait pas grande autorité morale; chacun devinait les dessous de +son évolution, et quand le _Journal des Débats_ voulait mortifier et +intimider les conservateurs en velléité d'indépendance, il affectait +de croire que M. de Girardin était leur chef. Mais ce n'en était +pas moins un polémiste actif, plein de ressources, en possession +d'un instrument puissant de publicité, ayant l'oreille d'une partie +de la bourgeoisie et, à tous ces titres, capable de faire beaucoup +de mal à ceux qu'il attaquait. Le cabinet avait déjà assez peu de +défenseurs parmi les journaux, pour qu'il ne fût pas indifférent +d'en voir passer un au camp adverse. Contre toutes les feuilles de +centre gauche, de gauche, de droite royaliste, il n'avait plus guère +à son service que le _Journal des Débats_, qui, malgré sa rédaction +et sa clientèle d'élite, ne pouvait faire tête, seul, à toute une +armée. Les statisticiens évaluaient à vingt mille le chiffre des +abonnés de la presse ministérielle, contre cent cinquante mille +qu'ils attribuaient à la presse opposante[3]. Une telle inégalité +était un danger grave, surtout dans une société où les révolutions +avaient détruit ou amoindri plusieurs des forces traditionnelles qui +servent d'ordinaire de point d'appui aux gouvernements. L'existence +d'une majorité parlementaire, issue d'un suffrage restreint, n'était +pas une compensation suffisante, et d'ailleurs qu'arriverait-il, si, +comme l'élection de M. de Malleville pouvait le faire craindre, cette +majorité venait à être ébranlée? + +[Note 3: C'est le chiffre que répétera M. de Forcade en 1849.] + +Le gouvernement devait être impatient de savoir exactement quelle +était l'étendue de cet ébranlement. Y avait-il dislocation +définitive, formation d'un nouveau tiers parti, ou n'était-ce qu'un +accident passager et réparable? Une occasion s'offrait à lui de +mettre les conservateurs à l'épreuve: immédiatement après l'élection +de son vice-président, la Chambre avait à discuter un projet de +réforme électorale. + +Trop de bruit devait se faire, avant peu, autour de cette réforme, +pour qu'il n'importe pas d'en rappeler les antécédents et d'indiquer +ce qui la mettait dès lors plus en vue. On n'a pas oublié comment, +en 1840, sous le ministère de M. Thiers, les radicaux avaient tenté, +sans grand succès, il est vrai, de faire de l'agitation autour de la +réforme électorale[4]. Sous le ministère du 29 octobre, à la veille +des élections générales de 1842, la question fut reprise, cette fois +non plus seulement par les radicaux, mais au nom de tous les groupes +de gauche; une proposition déposée par M. Ducos, appuyée par MM. +Dufaure et de Lamartine, combattue par M. Guizot, fut écartée à 41 +voix de majorité[5]. Pendant la législature suivante, de 1842 à 1846, +à peine trouve-t-on à signaler, en 1845, la proposition faite par un +député d'autorité fort médiocre, M. Crémieux; elle fut rejetée après +un débat sans importance. Dans la session de 1846, aux approches de +nouvelles élections générales, c'eût été le moment de poursuivre +une telle réforme, si on l'avait crue mûre; mais l'opposition était +alors absorbée par d'autres questions, notamment par la politique +étrangère; se croyant, chaque jour, sur le point de détacher une +partie de la majorité ministérielle, elle ne songeait pas à se +plaindre du mode de suffrage qui lui laissait de telles espérances. +Tout changea avec les élections de 1846. En face d'une majorité +ministérielle de plus de cent voix, ne croyant plus avoir rien à +attendre de la Chambre, les adversaires du cabinet s'en prirent au +système électoral qui venait de leur être si défavorable. À les +entendre, s'ils avaient été battus, ce n'était pas que l'opinion +leur fût contraire, c'était que le mode de scrutin ne permettait +pas à l'opinion de se manifester librement et sincèrement. Ainsi se +trouvèrent-ils conduits, moins par une impulsion venue du pays, que +par le dépit de leur impuissance parlementaire, à attribuer à la +question de la réforme électorale une importance qu'elle n'avait pas +encore eue. + +[Note 4: Voir plus haut, t. IV, ch. II, § IX.] + +[Note 5: Voir plus haut, t. V, ch. I, § IX.] + +Dès le mois d'août 1846, dans une réunion du centre gauche, M. +Thiers, jusqu'alors mal disposé pour cette réforme, et qui plus +d'une fois avait laissé voir qu'elle était, à ses yeux, une +niaiserie, et une niaiserie dangereuse, se prononça ouvertement +pour que la question fût soulevée; il offrit même, aux acclamations +des assistants, agréablement surpris, d'en prendre l'initiative. +M. Duvergier de Hauranne, chargé de l'aider dans l'élaboration du +projet, y travailla activement pendant les vacances parlementaires; +aux approches de la session de 1847, il était en mesure de +communiquer aux chefs de la gauche et du centre gauche les résultats +de cette étude préliminaire. Mais, pendant ce temps, M. Thiers, +ayant cru trouver dans les mariages espagnols un terrain d'attaque +qu'il jugeait plus favorable et qui convenait mieux à ses habitudes, +avait été repris de ses répugnances contre la réforme électorale. Il +trouva à redire à tout ce qui était proposé; à peine admettait-il +l'augmentation du nombre des députés; d'accroître le nombre des +électeurs, il ne voulait pas entendre parler. On lui répondit de +la gauche et du centre gauche que la proposition était annoncée, +attendue, et que l'abandonner serait abdiquer aux mains du cabinet. +Plusieurs des opposants, d'ailleurs, ne jugeaient pas que les +mariages espagnols offrissent un moyen d'attaque bien avantageux, +et ils tenaient beaucoup à ne pas mettre tout leur enjeu sur cette +unique carte. Demeuré seul de son avis, M. Thiers ne put le faire +prévaloir; il en conçut une vive humeur contre ses alliés, qu'il +ne ménagea pas dans ses propos. Naturellement, il ne fallait plus +compter sur lui pour présenter le projet. M. Duvergier de Hauranne +s'en chargea à sa place et se donna à cette tâche, avec son +ardeur accoutumée. Dès le milieu de janvier 1847, il publiait une +longue brochure, presque un livre, sous ce titre: _De la Réforme +parlementaire et de la Réforme électorale_. Il ne se bornait pas +à y traiter la question spéciale, dans tous ses détails, avec une +netteté incisive. Craignant qu'elle ne suffit pas à échauffer le +public, il avait soin de la rattacher à un grief plus général, +celui qui avait servi à faire la révolution de 1830 et la coalition +de 1839: il dénonçait les entreprises du «pouvoir personnel». «Le +gouvernement représentatif est en péril, s'écriait-il au commencement +de sa brochure; ce n'est point, comme en 1830, la violence qui le +menace, c'est la corruption qui le mine.» Dans toute la suite de +son écrit, il en revenait toujours à accuser le pouvoir royal de +détruire le pouvoir parlementaire et de faire prévaloir «toutes les +idées, toutes les habitudes des gouvernements despotiques». «Reste +à savoir, ajoutait-il, s'il convient à la France de se prosterner, +en 1847, devant le principe qu'elle a vaincu en 1830.» Sans doute il +reconnaissait qu'on ne pouvait toucher à ces redoutables questions, +sans provoquer des «frémissements et des colères»; mais, à son avis, +«il eût été lâche de s'en laisser effrayer ou troubler». La brochure +de M. Duvergier de Hauranne fut un signal pour la presse opposante, +qui, ainsi munie d'arguments, commença sur ce sujet une polémique +assez vive. Enfin, le 6 mars, quand on crut l'opinion suffisamment +préparée, le projet fut déposé: il comportait l'abaissement du +cens à 100 francs et l'adjonction des «capacités», c'est-à-dire +environ deux cent mille électeurs de plus; en outre, le nombre +des députés était porté de quatre cent cinquante-neuf à cinq cent +trente-huit. Le changement ainsi proposé était vraiment peu de +chose, et il y avait une sorte de disproportion entre les arguments +employés et les conclusions auxquelles on aboutissait. C'est qu'au +fond, le centre gauche et même la gauche ne redoutaient pas moins +que la majorité conservatrice une extension considérable du droit +de suffrage. Quelques mois auparavant, M. Odilon Barrot, causant +avec M. Cobden qui s'étonnait qu'on s'agitât tant pour demander +si peu, déclarait que l'adjonction de deux cent mille électeurs +lui suffirait largement: il ne jugeait pas la masse du peuple mûre +pour exercer un droit de vote, et ne voyait de sécurité, pour le +gouvernement constitutionnel, que dans un suffrage très restreint[6]. +Le gouvernement n'hésita pas à combattre le projet de M. Duvergier +de Hauranne, comme il avait combattu les projets présentés +précédemment sur le même sujet. Il essaya même d'écarter tout débat, +en obtenant des bureaux qu'ils n'autorisassent pas «la lecture» +de la proposition[7]. Il allait trop loin. Sur neuf bureaux, trois +refusèrent de le suivre jusque-là: il n'en fallait pas plus pour que +la question de prise en considération fût portée devant la Chambre. + +[Note 6: JOHN MORLEY, _The Life of Richard Cobden_, t. I, p. 417.] + +[Note 7: Le _Journal des Débats_ fit vivement campagne dans ce sens. +«La proposition n'est pas sérieuse, déclarait-il. Toute la question +est de savoir si la majorité se prêtera chrétiennement à entendre les +injures qu'on veut lui dire. Nous ne croyons pas, quant à nous, qu'il +soit nécessaire de pousser la mansuétude jusque-là.»] + +C'était cette discussion qui se trouvait à l'ordre du jour, le 23 +mars 1847, au lendemain de l'élection du vice-président. Le public +l'attendait avec une curiosité anxieuse, non à cause du fond de la +question, auquel, en dépit des efforts de l'opposition, il demeurait +toujours assez indifférent, mais à raison du doute que la nomination +de M. Léon de Malleville avait fait naître sur les dispositions de +la majorité. À défaut de M. Thiers, dont le silence fut remarqué, +de nombreux orateurs soutinrent la proposition, entre autres MM. +Duvergier de Hauranne, Billault, de Beaumont, Odilon Barrot. Ils +alléguèrent les vices du système électoral, l'étroitesse de sa base, +ses injustes exclusions, ses inégalités déraisonnables, la facilité +qu'il offrait à la corruption; ils montrèrent cette corruption +devenue générale et annulant de fait le gouvernement représentatif; +enfin, ils reprochèrent au gouvernement sa stérilité, son inertie, et +le mirent en demeure d'accomplir les progrès annoncés naguère par M. +Guizot dans le discours de Lisieux. Suivant sa coutume, M. Duchâtel, +dans sa réponse, développa de préférence les raisons pratiques: il +insista sur ce que rien n'indiquait, dans le pays, un désir de cette +réforme, et sur ce qu'une loi de ce genre ne pouvait être adoptée +qu'à la veille d'élections générales. M. Guizot prit les choses de +plus haut. Il exposa doctrinalement les avantages du système qui, +au lieu de «placer le droit électoral dans le nombre», le plaçait +dans la «capacité politique». Rencontrait-il, au cours de ses +développements, le suffrage universel, il l'écartait avec un dédain +superbe; à M. Garnier-Pagès, qui lui criait: «Son jour viendra», il +répondait: «Il n'y a pas de jour pour le suffrage universel;... la +question ne mérite pas que je me détourne, en ce moment, de celle qui +nous occupe.» Plus loin, s'adressant à ceux qui l'accusaient de ne +vouloir d'aucun progrès, il dissertait éloquemment sur les conditions +du «vrai progrès, qui n'était pas seulement un changement»; il +rappelait que, dans un régime de liberté «où toutes les idées, +toutes les ambitions sont en mouvement, où l'on demande trop, où +l'on veut avoir trop vite, où l'on pousse trop fort, la mission du +gouvernement était de marcher lentement, mûrement, de maintenir, de +contenir». Cet ordre d'idées le conduisait naturellement à s'occuper +de ceux des conservateurs qui se disaient «progressistes». La grosse +question du débat n'était-elle pas de savoir comment ils voteraient? +De la gauche, on leur avait fait plus d'une invite. Les paroles que +leur adressa M. Guizot furent moins une prière qu'une leçon, moins +une caresse qu'une réprimande. Il railla ces députés qui «voulaient +agir tout de suite, à l'entrée de cette législature, avant de la +bien connaître, avant de bien connaître leurs collègues, avant de +bien connaître le gouvernement près duquel ils agissaient, avant +de se bien connaître peut-être eux-mêmes»; il leur rappela que, +d'ordinaire, «les tiers partis ne tournaient pas à l'utilité du +pays, à la considération et à la force de ceux qui les composaient»; +puis il les mit en demeure, ou de «rester avec le gouvernement et de +marcher avec lui», ou de «passer dans les rangs de l'opposition». Il +professait, quant à lui, «qu'il valait mieux, pour le pays et pour le +cabinet, maintenir fermement cette politique avec une majorité moins +forte, que l'affaiblir pour conserver une majorité plus nombreuse». +Ce langage était, par plus d'un côté, mortifiant pour ceux auxquels +il était adressé, mais il leur en imposa. M. de Castellane, tout en +se plaignant avec amertume de «l'espèce de défi» que le ministre +avait porté à «certains membres», déclara que ses amis repousseraient +la prise en considération. La réforme électorale fut écartée par 252 +voix contre 154. Jamais elle n'avait eu contre elle une aussi forte +majorité. + +Le jour même où la Chambre se prononçait ainsi contre la réforme +électorale, le 26 mars 1847, M. de Rémusat déposait une proposition +de réforme parlementaire. C'était, pour le ministère, un second +défilé à franchir, plus difficile que le précédent. La réforme +parlementaire, qui tendait à exclure de la Chambre la plupart des +fonctionnaires, n'avait pas été proposée moins de dix-sept fois +depuis 1830; elle répondait à un mouvement d'opinion plus sérieux +et à un besoin plus réel que la réforme électorale; on ne pouvait +nier qu'il n'y eût là des abus qui, chaque jour, fournissaient +davantage matière aux critiques de l'opposition[8]. La discussion +sur la prise en considération s'ouvrit le 19 avril. M. de Rémusat +défendit son projet avec habileté. À défaut de M. Guizot, qui garda +le silence, M. Duchâtel et M. Hébert insistèrent, au nom du cabinet, +sur l'impossibilité de voter, dès le début d'une législature, une +proposition qui obligerait à de nouvelles élections, ou mettrait +en suspicion une Chambre appelée à siéger encore pendant cinq +ans. Les conservateurs progressistes allaient-ils être, dans ce +débat, aussi dociles et aussi timides que dans l'autre? M. Billault +s'efforça de piquer leur amour-propre par un mélange assez adroit de +caresses et d'épigrammes. Sur cet appel direct, M. de Castellane, +toujours disposé à se mettre en avant, prit la parole. «Tout le +monde reconnaît, dit-il, qu'il y a quelque chose à faire, même M. +le ministre de l'intérieur qui regarde la question comme une simple +question de limites. Si c'est une question de limites, qu'on nous +dise donc, à nous qui voulons sérieusement faire quelque chose, ce +qu'on veut faire, quand et comment on le voudra!... Y a-t-il une +époque précise de la législature actuelle où le ministère voudra +faire quelque chose? Encore une fois, qu'il nous le dise!» Tous les +yeux se tournèrent vers le banc des ministres: M. Guizot fit un +geste négatif. «Le ministère me dit non, reprit M. de Castellane; +je le savais d'avance, mais j'ai dû lui en faire la demande une +dernière fois. Eh bien donc, le ministère repoussant toute réforme +au fond, en principe, nous croyons, nous, qu'il y a opportunité à +voter tout à l'heure la prise en considération de la proposition de +M. de Rémusat.» Cette fois, la scission était ouverte. Au vote, le +ministère n'en conserva pas moins la majorité; mais cette majorité +fut assez notablement réduite: elle avait été de 98 voix sur la +réforme électorale; elle ne fut plus que de 49. + +[Note 8: Voir ce qui a été déjà dit des arguments invoqués pour ou +contre cette réforme, t. IV, ch. II, § VI.] + +Du côté du gouvernement, on affecta de ne pas s'émouvoir de cette +diminution, et de voir là, pour la majorité, moins un affaiblissement +qu'un débarras. Le _Journal des Débats_ disait, avec une ironie plus +hautaine que prudente: «Les prétendus Christophe Colomb du parti +conservateur, qui sont las de ce vieux monde et vont à la recherche +du nouveau, ont librement donné cours à leur fantaisie; mais ils ont +pu voir que le ministère et cette pauvre majorité arriérée étaient +parfaitement en état de se passer d'eux... Puisqu'ils veulent courir +les aventures, il faut espérer qu'ils en rapporteront quelque +expérience. Il n'y a rien de tel que les voyages pour former la +jeunesse.» Il ajoutait, quelques jours plus tard: «Qu'ils aillent +dans l'opposition!... Nous ne leur reprocherons qu'une chose, c'est +d'y aller trop tard. Ils auraient dû s'apercevoir plus tôt qu'il y a +et qu'il y aura toujours un abîme entre le parti faiseur et le parti +conservateur.» Ces derniers mots s'adressaient plus particulièrement +à M. de Girardin, qui demandait, dans la _Presse_, que le pouvoir +passât des _parleurs_ aux _hommes d'affaires_. + + +II + +Les considérations par lesquelles les ministres avaient combattu la +double réforme électorale et parlementaire, semblaient, par beaucoup +de côtés, parfaitement raisonnables. Néanmoins, à voir comment les +choses devaient tourner, on se prend à douter de l'opportunité de +la résistance, si justifiée que celle-ci parût sur le moment. En ce +qui touche notamment la présence des fonctionnaires dans la Chambre, +qu'eût-on compromis en s'engageant à résoudre cette question avant +la fin de la législature? C'eût été répondre au sentiment de la +majorité elle-même; car, parmi les députés qui avaient repoussé par +discipline la proposition de M. de Rémusat, la plupart n'hésitaient +pas à reconnaître que, sur ce point, «il y avait quelque chose à +faire[9]». Sans doute, il n'en était pas de même de l'extension +du droit de suffrage, qui soulevait beaucoup plus d'objections, +ne fût-ce que celle qui était tirée de l'indifférence manifeste +du public. Toutefois, que penser de la valeur de cette dernière +objection, quand on voit, dix mois après, l'état des esprits devenir +tel que, de l'aveu du même M. Guizot, cette réforme ne pourra plus +être évitée? Au lieu de s'exposer ainsi à la subir plus tard en +vaincu, n'eût-il pas été plus habile de s'en saisir tout de suite, +avant que les partis y eussent donné une importance factice, et de +tenter de l'accomplir quand on pouvait encore la limiter, en rester +le maître et en recueillir l'avantage? Dans ces conditions, le +corps électoral n'aurait pas été gravement modifié, et puis, quels +qu'eussent été les inconvénients d'une concession, ils auraient été +difficilement comparables aux dangers que la résistance devait si +rapidement faire naître. + +[Note 9: M. de Viel-Castel écrivait sur son journal intime, à la +date du 25 avril 1847: «Lorsqu'on s'entretient en particulier +avec les conservateurs les plus prononcés, à peine en trouve-t-on +qui ne conviennent qu'il est urgent d'apporter une barrière à +l'envahissement progressif des fonctions publiques par les députés. +Seulement ils varient sur les mesures à prendre.» (_Documents +inédits._)] + +Cependant, si le gouvernement se refusait absolument à entendre +parler d'aucune des deux réformes, il aurait peut-être eu un moyen +de les repousser sans trop de péril: c'eût été de mettre en avant +quelque autre projet qui fît diversion aux manoeuvres des partis +hostiles, occupât l'opinion, et amusât cette imagination populaire +que le pouvoir, en France surtout, ne laisse jamais impunément +sans aliment. La chose, il est vrai, était malaisée. On se butait +au dilemme que j'ai déjà plusieurs fois indiqué: d'une part, il +semblait nécessaire d'avoir égard à ce goût maladif du changement +que nos révolutions avaient éveillé dans l'esprit public; d'autre +part, ces mêmes révolutions avaient tant ébranlé la société, qu'on +avait peine à imaginer un changement qui fût sans péril. Quelque +difficile que fût ce problème, c'était la tâche du gouvernement de +tenter de le résoudre. En 1847, moins qu'à toute autre époque, il +pouvait s'y dérober: il se trouvait en face d'une Chambre nouvelle, +et qui, comme telle, devait être particulièrement désireuse de +faire du nouveau; il avait à contenter une majorité qui, se sentant +assurée de sa prépondérance numérique, cessant d'avoir à combattre +journellement pour son existence, n'était plus disposée à considérer +sa besogne comme accomplie, quand elle avait repoussé les attaques +et maintenu le _statu quo_. Ce que pourrait être l'oeuvre à laquelle +elle rêvait d'attacher son nom, elle eût été fort embarrassée de le +préciser; mais elle était toute prête à s'en prendre au ministère, +s'il ne la lui faisait pas accomplir. _A priori_ même et par le +seul fait de son grand âge, ce ministère vieux de plus de six ans +était suspect, aux yeux de cette Chambre née d'hier, d'avoir trop le +goût de l'immobilité et le besoin du repos. Un moment, au lendemain +des élections du 1er août 1846, on avait pu croire que M. Guizot +se rendait compte de ce que l'opinion attendait de lui; il avait +paru comprendre que, si sa grande victoire électorale pouvait être +interprétée comme une approbation du passé, elle lui créait pour +l'avenir des devoirs nouveaux; que le programme de résistance un +peu négative qui, depuis Casimir Périer, avait suffi aux jours de +péril, ne suffisait plus dans la sécurité du succès; qu'il fallait +rajeunir la vieille politique conservatrice. C'est alors que, le +2 août 1846, en s'adressant à ses électeurs de Lisieux, il avait +annoncé solennellement que, désormais, rassuré sur la paix extérieure +et l'ordre intérieur, il serait en mesure de donner satisfaction +au désir de mouvement et de réforme. «Toutes les politiques vous +promettent le progrès, avait-il dit dans une phrase devenue aussitôt +célèbre; la politique conservatrice seule vous le donnera[10].» +Mais quelques semaines ne s'étaient pas écoulées que les mariages +espagnols venaient donner une tout autre direction à sa pensée. +L'affaire avait été tout de suite assez compliquée, avait exigé +assez d'efforts pour absorber toute son attention. Convaincu que ce +qui suffisait à l'occuper et à le satisfaire suffisait également à +occuper et à satisfaire l'opinion, il n'avait plus jugé nécessaire +de préparer d'autre objet à l'activité parlementaire de la nouvelle +Chambre. C'est ainsi qu'au début de la session de 1847, en dehors +des questions étrangères, aucun projet considérable et de nature à +intéresser l'opinion ne s'était trouvé prêt à être déposé par le +gouvernement. + +[Note 10: Voir plus haut, t. V, p. 29 et 30.] + +Cette abstention, à laquelle s'était ajouté bientôt le _veto_ +opposé par le ministère aux deux propositions de réforme, avait été +interprétée comme un parti pris d'inaction. De là, dans la majorité, +une surprise, une déception et bientôt un mécontentement, qui ne se +manifestaient pas seulement par quelques défections, mais aussi par +l'état d'esprit de ceux dont le vote n'avait pas failli. Au coeur +même du parti conservateur, divers symptômes trahissaient le doute, +l'esprit de critique, les tentations d'indiscipline, la lassitude +des vieilles luttes, le désir vague de quelque chose de nouveau. Ces +sentiments, qui éclataient sans ménagement dans les conversations de +couloirs, arrivaient parfois jusqu'à la tribune. Tel fut un incident +qui se produisit, le 27 avril 1847, au cours de la discussion des +fonds secrets. L'auteur en fut un député, naguère ardent ministériel, +M. Desmousseaux de Givré. Amené à se demander pourquoi la majorité +de cent voix, issue des élections de 1846, paraissait sur le point +de se diviser, il proclama que le mal venait de «l'inertie du +gouvernement», et il montra les ministres répondant sur toutes les +questions: «Rien, rien, rien!» Aussitôt répercutés, grossis par +les journaux opposants, ces mots: _Rien, rien, rien!_ eurent un +retentissement énorme. On affectait d'y voir le résumé exact de la +situation. Jamais, quand il défendait le ministère, M. Desmousseaux +de Givré n'avait ainsi occupé le public. La _Presse_ inscrivit les +trois mots en tête de ses colonnes, à la place où naguère elle avait +mis, comme épigraphe, la promesse de progrès faite par M. Guizot +dans son discours de Lisieux. Le _Journal des Débats_ ne contribuait +pas à calmer la polémique, quand il répliquait sur le même ton: «Le +parti conservateur, à son tour, n'a que trois mots à répondre aux +faiseurs utopistes: Rien, rien, rien! vous n'obtiendrez rien.» + +L'immobilité qu'on reprochait à la politique du gouvernement n'était +pas imputable seulement au cabinet. Le Roi y avait plus de part +encore, et souvent c'était lui qui l'imposait à ses ministres. +Il avait alors soixante-quatorze ans. Son intelligence, bien que +toujours supérieure, se ressentait du poids de l'âge. Cette charge, +venant s'ajouter à celle d'un règne déjà long et toujours laborieux +et difficile, avait amené chez lui quelque fatigue et quelque +affaiblissement: de là, sa crainte du mouvement et du changement. Il +tâchait de se persuader que la France, ayant, elle aussi, traversé +beaucoup de vicissitudes, devait avoir le même goût. Il oubliait +que le pays n'avait pas vieilli avec lui, qu'il se rajeunissait +incessamment par l'avènement de générations nouvelles, oublieuses +des déceptions passées, ouvertes aux espérances, aux illusions, +impatientes d'agir à leur tour. Des malentendus de ce genre se +produisent quelquefois entre vieillards et jeunes gens. En outre, +Louis-Philippe était d'autant plus porté à écarter ou à ajourner les +problèmes sociaux et politiques soulevés autour de lui, que moins +que jamais il croyait possible d'y trouver une heureuse solution. +Son expérience, en s'allongeant, avait encore accru la part de +scepticisme et de désenchantement qui de tout temps s'était mêlée à +sa sagesse. Ses propos, qu'il n'avait pas, on le sait, l'habitude +de beaucoup mesurer, semblaient parfois d'un homme découragé qui se +sentait lié à une tâche impossible. «Tenez, disait-il un jour à M. +Guizot qui lui témoignait son habituel optimisme, je souhaite de +tout mon coeur que vous ayez raison; mais ne vous y trompez pas: +un gouvernement libéral en face des traditions absolutistes et +de l'esprit révolutionnaire, c'est bien difficile; il y faut des +conservateurs libéraux, et il ne s'en fait pas assez. Vous êtes les +derniers des Romains.» Un autre jour, il s'écriait, en se prenant +la tête dans les mains: «Quelle confusion! quel gâchis! Une machine +toujours près de se détraquer! Dans quel triste temps nous avons +été destinés à vivre[11]!» L'âge avait eu sur Louis-Philippe un +autre effet: il augmentait chez lui, en même temps que la défiance +des choses, la confiance en soi. Cette confiance, que lui avaient +justement donnée tant de difficultés surmontées, menaçait de tourner +en une obstination irritable et impérieuse qui tenait de la sénilité. +Admettait-il quelqu'un à lui parler, il n'écoutait guère que ce +qui rentrait dans ses idées; la contradiction l'impatientait sans +l'avertir. Il oubliait que le premier avantage de l'irresponsabilité +royale dans le régime constitutionnel est que le souverain peut, +sans se diminuer, se prêter à des politiques diverses, gouverner +avec des ministres de nuances opposées, et il menaçait, pour le cas +où l'on prétendrait modifier ce que, depuis longtemps, il appelait +assez imprudemment «son système», de se retirer au château d'Eu et +de remettre le gouvernement à la régence. Ceux qui approchaient le +Roi étaient péniblement surpris de voir qu'à la fin de 1846 et au +commencement de 1847, il faisait souvent allusion à cette abdication +possible. Le plus fâcheux était que ces boutades ne restaient pas +renfermées dans les Tuileries, et qu'il en arrivait quelque écho +dans les couloirs du palais Bourbon. Commentées sans bienveillance, +elles n'augmentaient pas le crédit parlementaire du cabinet, qu'on +semblait dès lors fondé à accuser d'être l'instrument trop docile du +«pouvoir personnel». Et surtout elles compromettaient le souverain, +le rendaient responsable d'une politique peu populaire, et, par +l'éventualité même qu'elles faisaient entrevoir, accoutumaient les +esprits à rêver d'autre chose que d'une simple crise ministérielle. + +[Note 11: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 91.] + +L'espèce d'inertie dont le gouvernement semblait alors si étrangement +affecté avait encore une autre forme. Ce qui manquait à la majorité, +ce n'était pas seulement la grande impulsion politique qu'il eût +appartenu au Roi et à M. Guizot de donner, c'étaient aussi les soins +de tous les jours. Cette partie de l'oeuvre ministérielle, la plus +modeste, mais non la moins utile sous un régime parlementaire, avait +été jusqu'alors accomplie avec beaucoup d'habileté par M. Duchâtel. +Sans cesse attentif aux dispositions générales de la Chambre et aux +dispositions particulières de chaque député, soigneux des hommes +autant que des choses, le ministre de l'intérieur avait su faire, +avec adresse et tact, sans dédain des petites précautions et des +petits moyens, ce qui était nécessaire pour raffermir les fidélités +douteuses, calmer les susceptibilités, désintéresser les ambitions, +prévenir les caprices, maintenir l'harmonie et la discipline. Le tour +pratique et la netteté judicieuse de son esprit, la sûreté de son +commerce, la facilité de son abord, la distinction de ses manières, +et jusqu'au prestige de sa grande fortune, tout chez lui convenait +à ce rôle. Telle avait été son action qu'aux yeux de plusieurs, +l'armée ministérielle lui appartenait plus qu'à M. Guizot. Après +les élections de 1846, en face d'une majorité accrue d'éléments si +divers, il était plus nécessaire encore que M. Duchâtel continuât +son travail: on l'avait entendu dire alors: «Nous avons cent +conservateurs nouveaux; il nous faudra trois mois pour les former.» +Et cependant, quand arriva la session de 1847, il ne se montra pas +pressé de s'occuper de cette «formation». Une sorte d'indolence, +qui était du reste le fond de sa nature, semblait avoir remplacé sa +vigilance et son activité d'autrefois. À peine le voyait-on à la +Chambre, et, coup sur coup, il prit des congés pour cause de maladie. + +Sa maladie était réelle et se manifestait par des accès de fièvre +répétés. Mais n'y avait-il pas là aussi une fatigue plus politique +encore que physique, et comme une velléité de distinguer sa fortune +personnelle de celle du cabinet? On l'a beaucoup dit alors. On +prétendait que M. Duchâtel, gêné de l'impopularité et jaloux de +la prépondérance de M. Guizot, méditait de le supplanter et de +former, sans lui, un autre ministère conservateur, moins provocant +dans l'ordre des doctrines, quoique aussi rassurant pour les +intérêts; plus terne, mais plus solide, faisant en même temps moins +de bruit oratoire et plus d'affaires. Qu'autour du ministre de +l'intérieur on ait caressé quelque rêve de ce genre, c'est possible +et même probable; que le ministre personnellement se soit arrêté +à un semblable projet, rien ne le prouve. Il est à remarquer, au +contraire, que le principal intéressé, M. Guizot, a rendu après coup +un hommage éclatant à la fidélité de son collègue[12]. Seulement, +ce qui est incontestable, c'est que, depuis quelque temps, M. +Duchâtel estimait que le ministère, usé par sa durée même, ferait +bien de céder la place à des hommes nouveaux. Déjà, à la veille de +la session de 1845, on avait vu poindre chez lui cette idée[13]. +Il y était revenu depuis, notamment à la fin de 1846, sous le coup +d'un vif mécontentement personnel: pour cause ou sous prétexte +d'urgence, la décision relative au mariage du duc de Montpensier +avait été prise entre le Roi, la Reine et M. Guizot, sans consulter +les autres membres du cabinet; fort blessé du procédé, M. Duchâtel +en fut d'autant plus porté à voir d'un oeil peu favorable la +décision ainsi prise[14]; pendant quelques jours, il fut à peu près +résolu à porter au Roi sa démission, qui eût forcément entraîné la +dislocation du cabinet tout entier; il y était poussé par des hommes +considérables dont il suivait volontiers les avis, entre autres par +le chancelier Pasquier, peu favorable, il est vrai, à M. Guizot; la +réflexion le fit reculer: il ne voulut ni causer une telle joie à +l'opposition, ni se faire soupçonner par les conservateurs d'obéir à +une susceptibilité mesquine. Un peu plus tard, lors de l'élection de +M. de Malleville comme vice-président, il laissa voir encore quelque +velléité de retraite, sans y insister beaucoup. En somme, il restait +à son poste, toujours correct et loyal, mais triste, inquiet, un peu +boudeur, ayant peu de coeur à sa besogne, et guettant l'occasion +d'une retraite toujours désirée. + +[Note 12: M. Guizot s'est exprimé en ces termes, sur la tombe de +M. Duchâtel: «... En même temps qu'il faisait preuve de ces rares +qualités de l'esprit, il déployait la grande qualité du caractère; il +était un parfait homme d'honneur, dans l'acception la plus stricte +et la plus élevée du mot, constamment fidèle à ses opinions, à sa +cause, à ses amis, malgré les dissentiments particuliers qui naissent +quelquefois, entre amis, dans la vie politique.»] + +[Note 13: Voir plus haut, t. V, p. 433, 434.] + +[Note 14: «C'est jouer gros jeu pour peu de chose, disait M. Duchâtel +dans son intimité; c'est sacrifier à des satisfactions de famille +et à un éclat apparent les sérieux intérêts du pays... Se brouiller +avec l'Angleterre, à moins que l'honneur de la France ne le commande +impérieusement, jamais il n'y faut consentir, et aujourd'hui moins +que jamais. N'avons-nous pas assez de nos révolutionnaires, sans nous +mettre encore sur les bras tous ceux qu'elle peut lancer dans toutes +les parties du monde?» (Notice sur M. Duchâtel par M. Vitet.)] + + +III + +La Chambre faillit faire payer cher au ministère la négligence dont +il usait à son égard. Le cheval auquel on laisse la bride sur le cou +a bien vite fait quelque sottise, même quand il n'est pas, de son +naturel, rétif ou violent. Coup sur coup, plusieurs des ministres +se trouvèrent mis en minorité dans les affaires de leur ressort +particulier, et parfois d'une façon assez mortifiante. Visiblement, +la majorité croyait pouvoir ne pas se gêner avec eux. Il lui était +d'autant moins difficile de leur faire sentir sa mauvaise humeur, +que, par l'effet d'une sorte d'indolence égoïste, les membres du +cabinet semblaient déshabitués de se prêter mutuellement appui. +Chacun d'eux se présentait séparément devant l'opposition, sans être +secondé par ses pairs, ni couvert par son chef. Situation pleine de +risques pour ceux qui manquaient d'adresse ou de prestige. M. Guizot +ne vit d'abord, dans les mésaventures de ses collègues, que des +accidents sans gravité: il lui semblait que les votes hostiles ne +portaient que sur des questions spéciales, et que, dût-on regarder +tel ou tel ministre comme assez grièvement atteint, il serait +bien temps, après la session, d'examiner s'il convenait de le +remplacer[15]. Mais cette sécurité ne dura pas. Vers la fin d'avril +et dans les premiers jours de mai, divers symptômes révélèrent, tout +d'un coup, que le cabinet entier avait été blessé et dangereusement +blessé par les coups frappés sur plusieurs de ses membres. + +[Note 15: M. Génie, chef de cabinet de M. Guizot, écrivait, quelques +jours plus tard, à M. de Jarnac: «On savait bien qu'il y avait eu +quelques échecs personnels; que tout le monde ne s'en était pas +relevé; que deux, ou trois, ou quatre membres du cabinet étaient +blessés; mais on se faisait illusion sur la gravité des atteintes, et +l'on croyait qu'il serait possible de traverser la session sans le +modifier.» (Lettre du 13 mai 1847, _Documents inédits_.)] + +M. Guizot, sentant un peu tardivement que le mal était dû en grande +partie à ce qu'il s'était tenu personnellement en dehors des débats, +saisit, le 6 mai, une occasion de se montrer à la tribune. M. +Billault venait, à propos des crédits supplémentaires, d'attaquer +l'ensemble de la politique extérieure. Avec une maîtrise supérieure +et un succès incontesté, M. Guizot passa en revue toutes les affaires +où notre diplomatie avait alors à agir. Il ne voulut pas terminer +son discours sans faire allusion aux difficultés parlementaires du +moment. Il reconnaissait que, «dans une Chambre nouvelle, il pouvait +y avoir, entre une majorité et un cabinet au fond d'accord, des +malentendus, des méprises et des embarras»; mais il se refusait à +voir là rien de grave et de profond. «Je pense, ajouta-t-il, que +ce n'est pas sur des embarras momentanés, sur des tentatives plus +ou moins habilement concertées ou voilées, qu'une scission se fait +entre une majorité et un gouvernement. Pour le compte du cabinet, +je n'hésite pas à dire qu'il ne voit, dans les convictions de la +majorité, rien qui contrarie les siennes. Si la majorité pensait +autrement à l'égard du cabinet, elle est parfaitement la maîtresse +de le lui témoigner, et il s'en apercevra sur-le-champ.» La majorité +applaudit. Le lendemain, l'un des collaborateurs de M. Guizot au +ministère des affaires étrangères, M. Désages, écrivait à M. de +Jarnac, notre chargé d'affaires à Londres. «Le ministre a eu hier, +à la Chambre, un immense succès. Ce succès a raffermi bon nombre +d'esprits un peu ébranlés. On a reconnu bien vite que la situation, +toute la situation appartenait encore à M. Guizot et n'appartenait +qu'à lui[16].» + +[Note 16: Lettre du 6 mai 1847. (_Documents inédits._)] + +M. Désages se faisait illusion sur l'effet du discours. Si grand +qu'eût été le succès oratoire de M. Guizot, il ne suffisait pas à +raffermir le cabinet tout entier. Bien au contraire, les lézardes +inquiétantes qui s'étaient produites dans l'édifice ministériel +s'élargissaient avec une telle rapidité que c'était à se demander +si un effondrement n'était pas imminent. Il n'y avait plus une +minute à perdre pour aviser. Les conservateurs éclairés se rendaient +compte que, pour échapper à une crise totale, force était de prendre +les devants et d'opérer spontanément un remaniement partiel. Deux +jours après le discours de M. Guizot, le 7 mai, le duc de Broglie, +écrivant à son fils, lui exposait comment l'«imprévoyance», le +«discrédit moral», la «nullité» de tel ou tel ministre rendaient +«une recomposition du ministère inévitable». «Ce qui l'a rendu plus +inévitable encore, ajoutait-il, c'est l'indolence du ministère en +général, quand il s'est vu à la tête d'une majorité de cent voix, et +la fantaisie de cette majorité qui, pour se divertir, s'est amusée à +déchiqueter, pièce à pièce, le ministère dans ses conversations, et +à procurer à trois ou quatre de ses membres des échecs consécutifs +sur quelques points de détail. Quoi qu'il en soit des causes, la +majorité est, en ce moment, en pleine dissolution, et le ministère, +par contre-coup, sans qu'il y ait, pour cela, la moindre raison, je +ne dis pas suffisante, mais le moindre prétexte. Il faut recomposer +le ministère et, par lui, la majorité[17].» + +[Note 17: _Documents inédits._] + +Une fois convaincus du péril dont ils ne s'étaient pas d'abord +doutés, le Roi et M. Guizot n'hésitèrent pas, pour alléger la nef +qui menaçait ainsi de sombrer en mer calme, à jeter par-dessus +bord les trois ministres qui paraissaient le plus compromis, celui +des finances, M. Lacave-Laplagne, celui de la guerre, le général +Moline Saint-Yon, et celui de la marine, l'amiral de Mackau: les +deux derniers consentirent à donner leur démission; le premier, +réfractaire au rôle de bouc émissaire, dut être destitué. Le plus +grave en cette affaire ne fut peut-être pas l'obligation où l'on +s'était trouvé subitement de sacrifier une partie des ministres; +ce fut la difficulté qu'on éprouva à les remplacer. Leur succession +fut offerte à divers personnages parlementaires qui la déclinèrent: +si bien que M. Guizot, comprenant la nécessité d'en finir très +vite, s'adressa à des fonctionnaires dévoués qui n'étaient même +pas à Paris, et imposa, par télégraphe, à leur dévouement, +l'acceptation des portefeuilles vacants. Tout put être ainsi conclu +en quarante-huit heures. Le 10 mai, le _Moniteur_ annonça que M. +Jayr, préfet de Lyon, était nommé ministre des travaux publics, en +remplacement de M. Dumon, qui devenait ministre des finances; que le +général Trézel, commandant la division militaire de Nantes, était +appelé au ministère de la guerre, et M. de Montebello, ambassadeur +à Naples, au ministère de la marine. Tous trois étaient pairs de +France. Le premier, qui avait fait sa carrière dans l'administration +préfectorale, était un administrateur habile; le second, soldat brave +et intègre, très estimé pour ses vertus et son caractère, avait eu +peu de bonheur dans sa vie militaire; c'est lui qui commandait lors +du désastre de la Macta; le troisième, fils aîné du maréchal Lannes, +avait occupé des postes diplomatiques secondaires, sans y trouver +l'occasion d'un rôle considérable; il avait détenu en outre, pendant +quelques jours, le portefeuille des affaires étrangères, dans le +ministère provisoire et incolore constitué le 31 mars 1839, à la +suite de la coalition. Aucun d'eux n'avait d'importance parlementaire +ni de signification politique bien déterminée. + +C'était une solution, mais une solution peu brillante. M. de +Viel-Castel notait dans son journal intime, à la date du 11 mai: +«Le sentiment de l'affaiblissement moral du cabinet, par suite +de la modification qu'il vient d'éprouver et des incidents qui +l'avaient précédée, est universel[18].» Deux jours plus tard, M. +Génie, chef du cabinet de M. Guizot, écrivait à M. de Jarnac: +«Le ministère, qui comptera bientôt sept années de durée, était +remarquable en ce qu'aucune scission n'avait éclaté dans son sein; +les remplacements qui ont eu lieu depuis 1842 avaient des causes +connues et inévitables: les uns étaient morts; les autres étaient +notoirement dans un état grave de maladie[19]. Ici, rien de tout +cela; le vent de la Chambre des députés emporte trois ministres; les +ministres restants l'ont senti, l'ont vu et ont cédé... La majorité +conservatrice s'est émue, inquiétée. La petite fraction de cette +majorité qui, depuis six mois, cherche à prendre de l'importance, +a considéré ce résultat comme un succès, mais comme un succès +insuffisant[20].» Ce n'était pas seulement dans l'intimité que les +amis du cabinet constataient l'atteinte portée à son prestige. Le +_Journal des Débats_ le déplorait publiquement, et ce lui était +une occasion de faire l'examen de conscience du gouvernement. «Le +ministère, disait-il le 12 mai, n'a pas déployé assez d'activité +et de vigilance depuis la discussion de l'adresse. Il a cru que +la majorité lui était acquise; il l'a pour ainsi dire abandonnée +à elle-même... La Chambre n'a pas été gouvernée.» Quelques jours +plus tard, on lisait dans la chronique politique de la _Revue des +Deux Mondes_: «Un ministère qui, de l'aveu des représentants de +l'opposition, était, il y a trois mois, maître incontesté du champ +de bataille, a perdu, peu à peu, une partie des avantages de cette +situation; il s'est trouvé un beau jour compromis, sérieusement +menacé. Était-ce par quelque triomphe imprévu de l'opposition? Non; +s'il a été harcelé d'une façon périlleuse, c'est par ses propres +amis; c'est d'eux qu'il a reçu des atteintes et des blessures.» + +[Note 18: _Documents inédits._] + +[Note 19: Voici, en effet, quelles avaient été les modifications +ministérielles depuis le 29 octobre 1840: M. Lacave-Laplagne avait +remplacé, en 1842, M. Humann, décédé; en 1843, l'amiral Roussin avait +remplacé l'amiral Duperré, qui se retirait pour cause de santé; il +avait lui-même, au bout de quelques mois, cédé la place à l'amiral de +Mackau; dans la même année, une question toute personnelle, nullement +politique, avait fait remplacer M. Teste par M. Dumon; en 1845, M. +Villemain, malade, avait été remplacé par M. de Salvandy, et le +maréchal Soult, fatigué, avait remis le portefeuille de la guerre +au général Moline de Saint-Yon. Enfin, au commencement de 1847, M. +Hébert avait remplacé M. Martin du Nord, décédé.] + +[Note 20: Lettre du 13 mai 1847. (_Documents inédits._)] + +Tels paraissaient être l'ébranlement et le malaise laissés par +cette crise partielle, que l'opposition crut le moment favorable +pour tenter de la transformer en une crise totale. Le 14 mai, M. +Odilon Barrot interpella le ministère sur les modifications qui +venaient d'être apportées à sa composition. La gauche comptait +sur les divisions de la majorité et, tout spécialement, sur le +ressentiment de M. Lacave-Laplagne, qu'elle caressait maintenant, +après l'avoir fort vilipendé tant qu'il était au pouvoir. On avait eu +soin de préparer à l'avance, pour le cas de victoire, un ministère +Molé-Dufaure. Tous ces calculs furent trompés. M. Guizot, prévenu par +ses amis du trouble des esprits, fut prudent et habile; évitant les +chausse-trapes où M. Barrot se flattait de le faire tomber, il ne dit +rien qui pût blesser les ministres congédiés et fit surtout appel à +l'union des conservateurs contre l'opposition. M. Lacave-Laplagne, +de son côté, eut le bon goût et le bon sens de ne pas faire le jeu +de la gauche; gardant une grande réserve sur ce qui le concernait, +il engagea, lui aussi, la majorité à demeurer unie et protesta de sa +fidélité conservatrice. Les néo-progressistes, qu'on avait dit être +prêts à une levée de boucliers, se tinrent cois. Ainsi déçue dans +toutes ses espérances, l'opposition fut réduite à battre en retraite +assez piteusement. L'issue de ce débat rendit à M. Guizot sa sécurité +un peu dédaigneuse, et, quelques jours après, il écrivait à M. +Rossi, son ambassadeur à Rome: «Je ne vous dis rien de nos affaires +intérieures. Point de danger réel; les embarras et les ennuis d'une +Chambre nouvelle; les anciens un peu fatigués; les nouveaux pas +encore dressés; des fantaisies peu profondes, mais très vaniteuses; +des ambitions peu puissantes, mais très remuantes; l'alliance +momentanée des chimères honnêtes et des prétentions intéressées[21].» + +[Note 21: Lettre du 28 mai 1847. (_Documents inédits._)] + + +IV + +Quelque déplaisants que fussent les accrocs inattendus de la +machine parlementaire, le pays s'en fût distrait et consolé +assez facilement, s'il eût trouvé ailleurs des satisfactions +d'un ordre plus positif. On sait que la politique l'intéressait +beaucoup moins qu'autrefois, et que, de plus en plus, il paraissait +surtout préoccupé de ses intérêts matériels. Il venait précisément +de traverser une période de grande prospérité commerciale et +industrielle[22]; il en avait joui, et ce n'avait pas été pour +le ministère conservateur le moindre titre à la faveur publique +que d'avoir présidé à un tel développement de richesse. Or voici +qu'au commencement de 1847, cette prospérité faisait place à une +crise économique, dont le public souffrait plus encore que de +l'inconsistance de la majorité et de l'émiettement du cabinet. + +[Note 22: Cf. plus haut, t. VI, ch. II.] + +Cette crise avait pour cause première un accident dont le +gouvernement ne pouvait être responsable; c'était la mauvaise récolte +de 1846. On s'en ressentait d'autant plus que l'année 1845, ayant +été médiocre, n'avait pas laissé d'excédents de grains. Le mal +nous avait pris un peu à l'improviste. Un mois avant la moisson, +on croyait à de beaux résultats; tout avait été compromis par la +chaleur et la sécheresse excessives des dernières semaines. Les +entraves de la législation douanière et l'imperfection des moyens +de transport ne permettaient pas alors de parer aussi facilement +et aussi promptement qu'on le fait aujourd'hui aux insuffisances +de la production nationale. D'ailleurs, plusieurs des pays voisins +de la France n'avaient pas été plus favorisés. Il se produisit +donc, à la fin de 1846, un renchérissement des céréales qui alarma +aussitôt le public. Les imaginations effrayées se voyaient déjà aux +prises avec la disette. Le ministre du commerce, M. Cunin-Gridaine, +mal informé par ses enquêtes administratives, crut d'abord à une +panique non justifiée, et publia, le 16 novembre 1846, une circulaire +aux préfets, destinée à rassurer les esprits. Mais l'optimisme +ministériel ne pouvait prévaloir contre un fait trop réel: le blé +manquait. Le gouvernement comprit, un peu tardivement, qu'il était +en face d'un danger grave qui exigeait de promptes mesures. Une +ordonnance royale autorisa l'admission en franchise des grains +étrangers; les conseils municipaux furent invités à suspendre +également les droits d'octroi; dans les ports, la police sanitaire +reçut ordre de réduire notablement les quarantaines pour les +bâtiments apportant du blé; le département de la guerre et celui +de la marine décidèrent d'acheter toute leur consommation hors de +France; les fourgons de l'artillerie furent employés à transporter +dans l'intérieur du pays les provisions qui s'accumulaient sur les +quais des ports. Ces remèdes étaient malheureusement insuffisants; +d'ailleurs, il y avait eu du temps perdu; l'hiver était venu, rendant +les charrois plus difficiles. Le prix de la farine montait toujours. +Paris et, à son exemple, de nombreuses communes s'imposèrent de +lourdes dépenses pour maintenir à un prix normal le pain consommé par +les indigents. Sur plusieurs points, des chantiers et des ateliers +furent ouverts par l'État et les municipalités, en vue de fournir +du travail aux malheureux. La charité privée, comme toujours, fit +plus encore que l'assistance officielle. Malgré tout, la misère +était grande. Dans le centre de la France, elle se trouvait encore +augmentée par suite des inondations extraordinaires qui avaient porté +le ravage et la ruine sur les bords de la Loire et de ses affluents. +Le chiffre inaccoutumé des retraits opérés dans les caisses d'épargne +révélait la détresse des classes pauvres: il dépassait de plus de +trente millions celui des versements. En même temps que les corps +souffraient, les esprits se troublaient, les passions fermentaient. +De graves désordres éclatèrent dans les départements de l'Ouest et +du Centre. Des paysans et des ouvriers s'opposaient par la violence +à la circulation des grains, pillaient les bateaux ou les voitures +dans lesquels on les transportait, les greniers où on les conservait, +envahissaient les marchés, et prétendaient forcer les propriétaires +à vendre leur récolte à un certain prix. De véritables bandes de +mendiants terrorisaient les fermes isolées. Sur plusieurs points, le +sang coula; des scènes atroces eurent lieu dans l'Indre, à Buzançais +et à Bélâbre, où plusieurs maisons furent saccagées et deux +propriétaires massacrés. On eût dit qu'un vent de jacquerie soufflait +sur la France. Le gouvernement se montra ferme. Il demanda des +crédits pour augmenter l'effectif des divisions territoriales et être +ainsi présent en force partout où des désordres pourraient éclater. +Près de cinq cents individus, poursuivis devant les tribunaux, furent +frappés de peines diverses. La cour d'assises de l'Indre, entre +autres, prononça, à raison des faits de Buzançais et de Bélâbre, +plusieurs condamnations aux travaux forcés et trois condamnations à +mort, qui furent aussitôt exécutées. La presse radicale ne manqua pas +de s'apitoyer sur les victimes de la justice bourgeoise. Sous le coup +de cette répression sévère, le désordre matériel disparut, mais non +sans laisser quelque malaise dans les esprits, irritation chez les +uns, inquiétude chez les autres. + +Par un enchaînement fatal, la crise des subsistances avait amené une +crise monétaire. L'encaisse métallique de la Banque de France était +tombée de 252 millions à 80 et même bientôt à 57. Cette diminution +vraiment inquiétante tenait principalement aux masses d'argent +qu'il avait fallu sortir de France pour payer les blés achetés en +Russie et ailleurs. Elle tenait aussi à ce que d'autres pays, non +moins éprouvés par la disette, étaient venus chercher à Paris le +métal précieux dont ils étaient à court. Un relèvement du taux de +l'escompte semblait s'imposer. La Banque, désirant vivement l'éviter, +essaya de plusieurs autres remèdes, par exemple d'achats de lingots à +Londres; tous furent impuissants; l'encaisse baissait toujours. Dès +lors, il n'était plus possible d'hésiter, et l'escompte fut porté à 5 +pour 100. Cette mesure produisit tout d'abord sur le marché un effet +de gêne et d'inquiétude; les affaires en furent entravées, le crédit +resserré; mais elle eut un bon résultat au point de vue monétaire; au +15 mars, l'encaisse était remontée à 110 millions. À cette époque, +il est vrai, la Banque recevait un secours fort inattendu dont j'ai +déjà eu occasion de parler: 50 millions en numéraire lui étaient +remis par le Czar, pour acheter des rentes françaises[23]. La France +rentrait ainsi en possession de l'argent que nos importateurs de +grains avaient récemment envoyé en Russie. Rien ne pouvait venir +plus à propos pour l'aider à sortir de ses embarras monétaires. On +comprend le calcul du Czar: il était le premier intéressé à nous +mettre à même de continuer des achats dont son pays profitait, et +il devait s'attendre que cet argent reprendrait bientôt le chemin +d'Odessa. + +[Note 23: Sur cet incident et sur l'impression qu'il causa dans le +monde politique, voir plus haut, t. VI, p. 329.] + +Le trouble jeté sur le marché se fit surtout sentir dans les affaires +de chemins de fer, où, depuis quelques années, la spéculation était +singulièrement surexcitée[24]. Plus on avait été aveugle dans ses +engouements, plus on était prompt à la panique; plus on s'était +engagé témérairement, plus la ruine menaçait d'être grande. On vit +s'effondrer le cours des actions, non seulement de celles qui avaient +été évidemment surfaites par l'agiotage, mais aussi de celles qui +représentaient une valeur sérieuse. Les souscripteurs se refusaient +à compléter leurs versements. Sur beaucoup de lignes, les travaux +étaient interrompus ou allaient l'être. Si quelques compagnies, comme +celle du chemin de fer du Nord, étaient de force à supporter cette +bourrasque, plusieurs menaçaient de sombrer, notamment celles qui, +dans l'affolement des dernières années, avaient consenti des rabais +excessifs. À bout de ressources, elles imploraient de l'État un peu +d'aide ou tout au moins une atténuation de leurs charges. Leur ruine +eût gravement retardé et compromis la construction des chemins de +fer; or, il n'y avait déjà eu que trop de temps perdu: en ce moment +même, quand il s'agissait de transporter les grains dont on avait un +besoin si urgent, la France voyait bien ce qu'il lui en coûtait de +n'avoir pas encore un réseau ferré un peu complet; le gouvernement +fut donc amené à faire voter une série de lois qui, sous diverses +formes, portaient secours à plusieurs des compagnies en détresse. +Avec ces expédients, on parvint, tant bien que mal, à écarter +quelques-unes de leurs difficultés financières, mais sans les rendre +florissantes: le temps seul devait effacer le discrédit moral que les +déboires d'une spéculation imprudente faisaient peser sur ce genre +d'affaires. + +[Note 24: Voir plus haut, t. VI, p. 32 à 36.] + +Tant de crises avaient nécessairement leur contre-coup sur les +finances publiques. On se rappelle qu'à la fin de la session de +1846, elles paraissaient en bon état: le ministère se félicitait +de les avoir dégagées des embarras que lui avait légués le cabinet +du 1er mars[25]. Quelques mois s'écoulent, et voici qu'à la suite +de la mauvaise récolte, les embarras renaissent: le terrain qu'on +croyait avoir gagné semble perdu. C'est d'abord l'équilibre du budget +ordinaire, si laborieusement reconquis en 1844 et 1845, après quatre +années de déficit, qui est de nouveau compromis. D'une part, les +dépenses s'accroissaient des secours donnés aux populations éprouvées +par la disette et les inondations, du prix beaucoup plus élevé dont +il fallait payer l'alimentation des armées de terre et de mer, enfin +des augmentations d'effectif jugées nécessaires pour maintenir +partout l'ordre[26]. D'autre part, le rendement des impôts indirects, +qui, depuis quelque temps, avait accusé une progression annuelle de +24 millions en moyenne, faiblissait sous le coup du malaise général; +sans doute, l'élan était tel que le ralentissement ne se faisait +pas tout de suite sentir, et que le résultat total de 1846, malgré +la crise des derniers mois, faisait encore ressortir, par rapport +à 1845, une augmentation de 19 millions; mais, dans les premiers +mois de 1847, le déchet était considérable: ce n'était pas seulement +un arrêt; c'était un recul marqué. Accroissement des dépenses, +diminution des recettes, il y avait là une double cause de déficit: +ce déficit était pour le budget ordinaire de 1846, de 45 millions; il +s'annonçait beaucoup plus fort pour 1847[27]. + +[Note 25: Voir plus haut, t. VI, ch. II, § III.] + +[Note 26: Ces deux dernières causes élevèrent le budget de la guerre +de 302 millions, qui était le chiffre de 1845, à 331 en 1846, et à +349 en 1847, et le budget de la marine de 114 millions, chiffre de +1845, à 130 en 1846 et 133 en 1847.] + +[Note 27: Le déficit du budget ordinaire de 1847 devait être de 109 +millions; il eût été plus fort encore, sans l'amélioration notable +qui se produira dans la seconde moitié de l'année.] + +La crise n'avait pas une influence moins fâcheuse sur le budget +extraordinaire. On sait quel avait été le système établi par la loi +du 11 juin 1842, pour les dépenses de chemins de fer, et étendu +depuis à beaucoup d'autres dépenses: prévues pour plus d'un milliard, +effectuées pour environ 400 millions, ces dépenses avaient été +laissées provisoirement à la charge de la dette flottante, jusqu'au +jour où l'extinction des découverts budgétaires permettrait d'y +appliquer les réserves de l'amortissement[28]. Au commencement de +1846, on croyait ce moment arrivé: la liquidation du passé paraissait +terminée; les découverts accumulés de 1840 à 1844 allaient être +éteints et même laisser libre, sur les 77 millions composant les +réserves de l'amortissement en 1846, une somme de 57 millions qui +pourrait être affectée aux travaux publics. Mais, pour cela, il +fallait que l'équilibre du budget ordinaire, rétabli en 1845, ne +fût pas de nouveau détruit. Le retour du déficit faisait évanouir +ces espérances, bouleversait ces calculs, et ajournait indéfiniment +l'échéance où les réserves de l'amortissement seraient disponibles. +Or, comme les grands travaux n'étaient pas, ne pouvaient pas être +complètement interrompus,--on avait prévu de ce chef, en 1847, une +dépense de 197 millions,--ils retombaient à la charge de la dette +flottante, qui se trouvait notablement grossie: de 400 millions, +chiffre qu'elle avait atteint en janvier 1846, elle s'élevait à 600 +millions et menaçait d'atteindre presque 700 millions à la fin de +1847. + +[Note 28: Voir plus haut, t. VI, p. 44 et 45.] + +C'était beaucoup pour l'époque, d'autant que, par l'effet de la +crise, les ressources qui alimentaient d'ordinaire cette dette +flottante devenaient moins abondantes et moins faciles. Elles +étaient de deux natures: les unes qui venaient spontanément au +Trésor: avances des receveurs généraux, dépôts des communes et +des établissements publics, portion non consolidée des fonds des +caisses d'épargne; les autres que le Trésor, au contraire, allait +chercher par l'émission des bons royaux. La première catégorie de +ces ressources se trouvait notablement réduite par les retraits +opérés dans les caisses d'épargne, par les dépenses que les communes +s'imposaient pour abaisser le prix du pain et ouvrir des ateliers +de charité, et en général par tous les besoins d'argent nés de la +disette, des inondations et du mauvais état des affaires. Dès lors, +force était de demander davantage à l'émission des bons du Trésor. +Une loi du 20 juin 1847 autorisa le ministre des finances à porter +cette émission de 210 à 275 millions. Mais, au moment où il fallait +émettre un plus grand nombre de bons, ceux-ci, toujours par l'effet +de la crise, se plaçaient plus difficilement; le crédit de l'État, +sans être ébranlé, se ressentait des embarras du marché; dès le mois +d'avril 1847, le ministre des finances était obligé d'élever à 5 pour +100 l'intérêt des bons du Trésor; ce ne fut qu'au mois d'août suivant +qu'il jugea possible de le ramener à 4 1/2. Tous ces faits mettaient +davantage en lumière l'inconvénient d'une dette flottante trop +considérable, et le gouvernement était amené à chercher les moyens de +la réduire. Un seul s'offrait à lui: consolider une partie de cette +dette, en la transformant en dette perpétuelle. Dans ce dessein, il +se fit autoriser, par une loi du 8 août 1847, à contracter, quand +il jugerait le moment favorable, un emprunt de 350 millions. On +verra plus tard dans quelles conditions et dans quelle mesure les +circonstances permettront de réaliser cet emprunt. + +Le ministère ne pouvait chercher à dissimuler cet état embarrassé des +finances: plus d'une fois, au cours de la session, il s'en expliqua +franchement, sans découragement, mais non sans mélancolie. Il avait +soin d'en bien marquer l'origine accidentelle, de faire tout remonter +à la mauvaise récolte et aux inondations. Les commissions du budget, +de leur naturel un peu sévères et maussades, appuyèrent plus encore +sur ce qu'elles appelaient «les tristes aspects» des exercices de +1846 et de 1847; elles ne contestaient pas que les fléaux survenus +à la fin de 1846 n'en fussent une des causes; mais, à leur avis, +ce n'était pas la cause unique; il y avait aussi de la faute du +gouvernement, qui, dans l'enivrement des années prospères, était +allé trop vite, avait voulu tout faire à la fois, et qui avait eu +le tort plus grave encore de ne pas prévoir les mauvais jours[29]. +Ce reproche contenait une part de vérité. Non sans doute qu'il +eût été loisible au gouvernement de se soustraire à l'obligation, +très lourde et très périlleuse en effet, de tout faire à la fois: +ni l'exécution des chemins de fer, ni la conquête de l'Algérie +n'eussent pu être retardées ou ralenties, sans qu'il en coûtât +plus cher encore au pays; et si l'on y avait ajouté les dépenses +militaires, suite de l'alerte de 1840, la faute n'en était pas au +ministère du 29 octobre. Son tort était ailleurs: il consistait à +avoir adopté, pour l'exécution des grands travaux, des combinaisons +financières supposant la persistance d'un ciel sans nuage; on ne +s'était pas assez précautionné contre les accidents possibles. Défaut +de prévoyance qui, sans être la cause première et principale de la +crise, avait contribué à la rendre, quand elle était survenue, plus +sensible et plus troublante. Des finances moins engagées eussent +mieux supporté le coup de la disette et des inondations. + +[Note 29: Voir les rapports de M. Bignon sur le budget des dépenses, +et celui de M. Vuitry sur le budget des recettes, à la Chambre des +députés. Voir aussi le rapport de M. d'Audiffret, à la Chambre des +pairs.] + +On voit combien nombreuses et graves étaient, pour les fortunes +privées et pour la fortune publique, les conséquences de la mauvaise +récolte de 1846. Rarement un simple accident climatérique avait +produit une telle succession de contrecoups. Le mal, d'ailleurs, +n'était pas spécial à la France; il s'étendait à tous les pays où les +blés avaient manqué. En Angleterre, il sévissait plus rudement encore +que chez nous. Sous le coup d'une disette qui, en Irlande, prenait, +suivant l'expression de lord John Russell, le caractère d'une «famine +du treizième siècle», les finances du Royaume-Uni, très florissantes +pendant les années précédentes, étaient devenues tout à coup fort +embarrassées. De très gros déficit succédaient brusquement à de gros +excédents. Le rendement des impôts baissait de 37 millions, pendant +le premier trimestre de 1847. L'ébranlement du crédit faisait tomber +les consolidés de 93 à 79 1/2. La Banque royale, effrayée du vide +de ses caisses, hésitait à escompter les meilleurs papiers. Une +véritable panique se produisait chez les actionnaires des compagnies +de chemins de fer. Les faillites se multipliaient. Toutes les +transactions étaient suspendues. En somme, le désordre économique +semblait d'autant plus désastreux que le pays avait été surpris +au milieu d'un mouvement d'affaires plus actif et plus compliqué, +dans une fièvre de spéculation plus intense. La crise n'était pas +seulement plus aiguë qu'en France, elle devait durer plus longtemps: +au milieu de 1847, quand on voyait déjà chez nous les signes d'un +retour de prospérité, le mal ne diminuait pas outre-Manche: bien au +contraire, il menaçait de s'aggraver encore. + +La pensée des embarras plus grands de l'Angleterre ne suffisait pas +à consoler le public français de ses propres déboires. Il demeurait +surpris, inquiet, triste d'avoir vu se voiler si rapidement une +prospérité dont il s'était fait une agréable et fructueuse habitude. +L'opposition ne manquait pas d'exploiter cette humeur et tâchait +de la tourner en grief contre le gouvernement. Naguère, quand les +intérêts matériels avaient pleine satisfaction, elle avait imaginé +de reprocher au cabinet d'en être trop préoccupé; maintenant qu'ils +étaient en souffrance, elle l'accusait de les avoir compromis, +et elle ne se trompait pas en croyant ce second moyen d'attaque +plus efficace que le premier. Aussi avec quel entrain passionné +s'appliquait-elle à rendre plus douloureux et plus irritants les +malaises du pays! On eût dit que dans chaque symptôme fâcheux +qu'elle pouvait enregistrer, elle voyait une bonne fortune. Le tort +ainsi fait non seulement au ministère, mais à la monarchie, fut +considérable: parmi les causes complexes de cette maladie de l'esprit +public qui fut le prodrome de la révolution de Février et qui la +rendit possible, il faut évidemment faire une certaine part à la +crise économique, née de la mauvaise récolte de 1846. + + +V + +Obligé, par la situation embarrassée des finances, d'ajourner +certaines réformes économiques qui eussent, du moins au début, +diminué les recettes du Trésor[30], le gouvernement aurait dû +chercher, ce semble, à compenser cette immobilité forcée dans l'ordre +des progrès matériels, par une activité plus féconde pour ce qui +regardait le progrès moral. Une occasion s'offrait à lui: c'était la +question toujours pendante de la liberté d'enseignement[31], question +plus large que son étiquette; car, en réalité, elle renfermait le +plus important des problèmes qui s'imposent aux hommes politiques du +dix-neuvième siècle, celui du rapprochement à opérer entre l'État +moderne et l'Église antique, entre la liberté et la foi. Un calme +relatif s'était fait sur ce sujet, après les luttes si vives des +années précédentes. Le moment paraissait venu de conclure une sorte +de concordat, de pacifier définitivement les esprits par un nouvel +édit de Nantes. + +[Note 30: Telles furent notamment la réforme postale et la réduction +de l'impôt du sel, qui étaient vivement désirées par la Chambre.] + +[Note 31: Voir plus haut, t. V, ch. VIII.] + +Comme j'ai déjà eu plusieurs fois occasion de l'indiquer, M. Guizot +personnellement comprenait l'importance de la liberté d'enseignement +et était disposé à l'accorder. Il en avait pris l'engagement +solennel, dans son discours du 31 janvier 1846[32]. Il n'était pas, +du reste, sans s'apercevoir que, même au point de vue politique, le +«parti catholique» commençait à devenir une force avec laquelle il +fallait compter. Aux élections générales de 1846, M. de Montalembert, +imitant la tactique par laquelle M. Cobden venait de faire triompher +en Angleterre la liberté commerciale, avait donné comme mot d'ordre +à ses amis de se tenir en dehors des questions débattues entre le +ministère et l'opposition, et de porter l'appoint souvent décisif de +leurs voix au candidat, quel qu'il fût, qui prendrait un engagement +en faveur de la liberté d'enseignement. Sans doute, dans ce rôle +tout nouveau pour eux, les catholiques s'étaient montrés novices, +incertains, ignorants de leur force et de leur nombre. Toutefois, +ils avaient contribué à l'échec de plusieurs de leurs adversaires, +avaient fait triompher quelques-uns de leurs plus chauds amis, +entre autres M. de Falloux, et, parmi les élus d'opinions diverses, +ils en comptaient cent quarante-six qui s'étaient prononcés pour +la liberté religieuse. Bien que, parmi ces promesses de candidats, +toutes ne fussent pas également sincères et solides, c'était un grand +changement par rapport à la Chambre précédente, où les intérêts +religieux n'étaient pour ainsi dire pas représentés. Les catholiques +ne s'endormirent pas sur ce succès relatif; ils lancèrent des +pétitions qui, dès les premiers mois de 1847, réunissaient plus de +cent mille signatures. Ainsi stimulé, le ministère ne pouvait se +dérober. Le 12 avril 1847, M. de Salvandy déposa le projet promis. + +[Note 32: Voir plus haut, t. V, p. 578.] + +L'exposé des motifs n'était pas, comme celui de M. Villemain en 1844, +un plaidoyer contre la liberté d'enseignement; tout au contraire, +avec la pompe chaleureuse qui lui était habituelle, M. de Salvandy y +proclamait le droit de la famille, condamnait le monopole, rendait +hommage à l'action de la religion dans l'éducation et reconnaissait +tout ce qu'avaient de légitime les préoccupations du clergé en +semblable matière. Malheureusement, la loi elle-même ne répondait +pas à ce préambule. Ses dispositions, bien que plus conciliantes que +celles du projet de 1844, étaient beaucoup moins larges et libérales +que le projet de 1836, chaque jour plus regretté par les catholiques. +Si M. de Salvandy n'était pas aussi exigeant que M. Villemain pour +les certificats et grades imposés à qui voulait enseigner, il l'était +cependant assez pour que ces conditions équivalussent souvent à +une interdiction. Si, pour certaines répressions, il substituait +les tribunaux à l'Université, il donnait à celle-ci des droits +considérables de surveillance, de direction et de juridiction sur +les établissements libres, lui accordait jusqu'au pouvoir de désigner +tous les livres de classe, et maintenait le certificat d'études. +S'il posait le principe d'un grand conseil de l'instruction publique +plus large que le conseil royal de l'Université, il faisait, dans ce +conseil, une part dérisoire aux éléments non universitaires. Enfin, +s'il n'obligeait plus les professeurs à déclarer eux-mêmes qu'ils ne +faisaient point partie d'une congrégation religieuse, il maintenait +contre les membres de ces congrégations l'interdiction d'enseigner. +En même temps, il proposait sur l'instruction primaire une loi à +laquelle on reprochait de diminuer les libertés concédées en 1833, +et, à propos de projets préparés par lui sur l'enseignement du droit +et de la médecine, il disait à ceux qui réclamaient la liberté de +l'enseignement supérieur: «Le gouvernement n'est pas préparé au fait, +et il nie le droit.» + +On était loin des espérances qu'avaient fait concevoir aux +catholiques les sentiments personnels de M. de Salvandy et surtout le +mémorable discours de M. Guizot. Aussi l'abbé Dupanloup, si disposé +qu'il fût à la conciliation, publiait-il une critique nette et ferme, +bien que toujours courtoise, du projet sur l'instruction secondaire. +Le comité pour la défense de la liberté religieuse disait, dans +une de ses circulaires: «Jamais l'attente publique n'a été plus +complètement trompée. On nous avait promis la liberté, on ne nous en +donne même pas le semblant... Cette loi ne peut ni ne doit satisfaire +aucune opinion, pas plus les partisans du monopole que les amis de +la liberté. Il n'est peut-être personne en France, excepté M. le +comte de Salvandy lui-même, qui puisse voir là une bonne loi et une +solution définitive.» Et la circulaire déclarait, en terminant, que +«la lutte devait être reprise avec plus d'énergie que jamais». Le +comité multiplia en effet ses appels, pour ramener l'armée catholique +au combat. Son insistance même révélait qu'il rencontrait quelque +inertie. Était-ce lassitude d'une lutte déjà bien longue pour des +hommes dont le tempérament n'était pas militant? Était-ce difficulté +de se remettre en train, après le désarroi que la mission de M. Rossi +et l'intervention de la cour romaine avaient jeté, en 1845, parmi les +catholiques? Était-ce certitude qu'avec les progrès déjà faits, le +succès final n'était qu'une question de temps, et que, tôt ou tard, +le gouvernement se déciderait de lui-même à faire le dernier pas? +Était-ce répugnance à augmenter les embarras d'un ministère déjà +affaibli, et dont la chute livrerait le pouvoir à M. Thiers, plus +engagé que jamais avec les partis révolutionnaires? Toujours est-il +qu'on ne parvenait pas à exciter un mouvement pareil à celui de 1844. +Ce n'était pas seulement l'épiscopat, mais aussi une partie des +laïques qui se tenaient à l'écart. + +Pour avoir mécontenté les catholiques, M. de Salvandy n'avait pas +satisfait leurs adversaires. À peine le projet connu, le _Journal +des Débats_, le _Constitutionnel_ et le _National_ ne l'attaquèrent +pas moins que l'_Univers_. Ces hostilités se firent jour dans la +Chambre. Le ministre s'y était cru d'abord sûr de la victoire: dans +la nomination de la commission, il était parvenu à faire passer, sur +neuf membres, sept ministériels, dont cinq fonctionnaires; mais, +fidèle à l'esprit de son projet, il avait écarté ceux de ses amis +qui étaient nettement partisans de la liberté d'enseignement. Dès +lors, les commissaires se trouvèrent accessibles aux suggestions +des ennemis du clergé: poussés d'un côté par M. Thiers, de l'autre +par le _Journal des Débats_, qui, dans ces questions, appuyait +presque toujours l'opposition, ils en vinrent à faire échec au +ministre, modifièrent le projet dans un sens restrictif, et notamment +rétablirent l'obligation pour tout professeur d'affirmer qu'il +n'était pas membre d'une congrégation. Les travaux de la commission +se résumèrent dans un rapport rédigé par M. Liadières et déposé le 24 +juillet. Ce rapport, tout imprégné de préoccupations voltairiennes, +était sur plus d'un point la contradiction de l'exposé des motifs de +M. de Salvandy. Aussitôt mis en pièces par M. de Montalembert, dans +un écrit d'une ironie terrible, il ne devait pas être plus discuté +que ne l'avait été celui de M. Thiers. Une fois encore, l'effort +tenté pour résoudre le problème de la liberté d'enseignement +aboutissait à un avortement. + +M. Guizot devait être le premier à en gémir. Dans les derniers +jours de la session, à la Chambre des pairs, M. de Montalembert +reprocha vivement au ministère d'avoir été, sur cette question, +comme sur toutes les autres, impuissant à tenir ses promesses de +réformes; puis, rappelant le malaise et le trouble des esprits, il +s'écria, en s'adressant directement à M. Guizot: «Qu'y a-t-il de plus +infirme dans ce pays? Vous l'avez proclamé avec plus d'éloquence +que personne, avec une éloquence incomparable: c'est l'état des +âmes; c'est elles qui ont besoin qu'on leur prêche le dévouement, +le désintéressement, la pureté; c'est l'éducation morale de ce +pays qui est, sinon à refaire, du moins à modifier et à épurer +profondément. Et comment vous y prendrez-vous? C'est une banalité +que de le dire, vous ne pouvez vous y prendre sérieusement que par +cette forte discipline des âmes et des consciences qui se trouve +dans la religion. Et comment fortifieriez-vous son action?... Par la +liberté que nous garantissent et nous promettent la Charte, le bon +sens et la raison; par la liberté du dévouement, du désintéressement +et de la charité. Qu'avez-vous fait pour assurer cette liberté? +Rien.» Et l'orateur demandait comment M. Guizot, avec ses doctrines +personnelles, avec les exemples que lui donnaient alors les hommes +d'État anglais, «s'était résigné à passer au pouvoir sans y laisser +une seule trace de son dévouement à la liberté religieuse». La +réponse du ministre eut un accent particulier. Plus que jamais on +put entrevoir dans ses paroles comme un hommage à la cause défendue +par son contradicteur et un regret d'être obligé, par situation, +à la combattre. Il commença par «remercier M. de Montalembert +du caractère de la lutte qu'il venait d'ouvrir». Bien loin de +contester ce que l'orateur catholique avait dit sur la nécessité de +développer la liberté et la foi religieuses: «Je pense comme lui, +s'écria-t-il, que, pour toutes les maladies morales de la société, +c'est le premier des remèdes et celui auquel le gouvernement doit +avant tout son appui.» Il promit d'aider la liberté religieuse à +conquérir ce qui lui manquait encore: s'il n'avait pas fait plus +dans cet ordre d'idées, c'était parce qu'il avait dû tenir compte de +préventions qu'il espérait bien voir disparaître un jour; puis il +disait à M. de Montalembert, d'un ton qui n'était pas celui dont il +combattait ses autres adversaires: «Vous méconnaissez bien souvent +l'état et la pensée du pays... Si vous aviez le gouvernement entre +les mains, si vous sentiez les difficultés contre lesquelles il faut +lutter,--permettez-moi de vous le dire, vous êtes un homme sincère, +un homme de courage,--eh bien! je suis convaincu que vous ne feriez +ni plus ni autrement que les ministres qui siègent sur ces bancs; +ou, si vous faisiez autrement, vous perdriez à l'instant même, ou +vous compromettriez pour bien longtemps la cause et les intérêts +qui vous sont chers. Le pays est susceptible et malade à cet égard, +depuis plus longtemps et pour plus longtemps que vous ne croyez. Il +y a un mal profond dans l'état du pays, au fond de ses idées sur +la religion, sur les rapports de la religion avec la politique, +de l'Église avec l'État... Encore une fois, prenez patience; ayez +plus de confiance dans nos institutions, et dans la liberté, et +dans le gouvernement, et dans le temps. Oui, il y a encore à faire +pour ramener le pays à des idées plus justes, à des influences plus +salutaires, à des influences qui pénètrent dans les âmes; cela se +fera, avec la prudence que nous y apportons, avec le temps que nous y +mettons.» + +Il y avait une part de vérité dans ce que disait M. Guizot: l'état +d'esprit, non seulement de l'opposition, mais des conservateurs, +était un obstacle sérieux à sa bonne volonté. M. de Montalembert, +comme il arrive d'ordinaire aux opposants, ne tenait pas assez compte +des difficultés que rencontrait le pouvoir. Mais il est certain aussi +que le ministre eût pu montrer plus de résolution, de hardiesse, +en un mot, gouverner davantage. S'il avait lu dans l'avenir, il en +aurait compris la nécessité, non dans l'intérêt des catholiques, mais +dans celui de la monarchie elle-même; car c'est à elle qu'allait +manquer, pour s'honorer par cet acte de justice, le temps duquel le +ministre attendait, avec une confiance fondée, le plein triomphe +de la liberté religieuse. Quoi qu'il en soit, n'est-il pas évident +qu'une cause ainsi combattue était une cause moralement victorieuse? +De ces paroles ministérielles, qui sont comme les _novissima verba_ +du gouvernement de Juillet dans ces questions, ressortait un aveu +solennel que le succès des idées défendues par M. de Montalembert +était désirable et qu'il était certain dans un délai plus ou moins +éloigné. Comment se produirait le dénouement, dès ce moment prévu? +Par quels moyens triompherait-on des derniers obstacles? Combien +faudrait-il de temps? Les politiques les plus clairvoyants eussent +été embarrassés de le préciser. On voyait le but devant soi: mais +les derniers détours de la route qui y conduisait échappaient aux +regards. C'est le moment que choisit d'ordinaire la Providence pour +intervenir, par des coups inattendus, brouillant tous les calculs +humains, brusquant les transitions, mûrissant en quelques instants +les solutions qui semblaient encore exiger de longues années. + + +VI + +Tandis que le gouvernement ne réussissait pas à accomplir une +réforme qui eût contribué à redresser les esprits et à relever les +âmes, ses ennemis déployaient au contraire, dans tous les ordres +d'idées, une activité malfaisante. Au commencement de 1847, des +écrivains considérables, M. Louis Blanc, M. Michelet et surtout M. +de Lamartine, publiaient, simultanément et avec grand fracas, des +livres tendant à glorifier le drame sanglant de 1792 et de 1793[33]. +C'était un pas de plus dans la réhabilitation déjà commencée, sous la +Restauration, par MM. Thiers et Mignet. Parmi les oeuvres historiques +qui comptaient et qui se faisaient lire du grand public, rien n'avait +encore été écrit d'aussi audacieusement révolutionnaire. Depuis +lors, sans doute, d'autres ouvrages ont exalté les pires terroristes, +mais ils n'ont eu ni le même retentissement, ni la même action; +bien au contraire, les oeuvres les plus considérables publiées sur +la Révolution, pendant le second Empire ou la troisième République, +ont témoigné d'une réaction dont les livres de M. Quinet, de M. de +Tocqueville et de M. Taine marquent en quelque sorte les étapes +successives. On peut donc fixer aux premiers mois de 1847 l'apogée +de ce que le feu duc de Broglie appelait «l'apologétique du régime +révolutionnaire». Il semble qu'à cette date, les néo-girondins et +les néo-montagnards aient été avertis par une sorte de mot d'ordre +mystérieux, que le moment était venu de tenter un grand effort pour +surprendre la conscience du public et s'emparer de son imagination. +Survenant après des années de tranquillité, cet effort n'était pas le +contre-coup de la révolution de la veille; c'était l'avant-coureur de +la révolution du lendemain. + +[Note 33: Voir plus haut, t. V, ch. III, § II.] + +M. Louis Blanc et M. Michelet entrent d'abord en scène: ils font +paraître le premier volume de leur _Histoire de la Révolution_, +l'un le 6, l'autre le 13 février 1847; la suite devait venir +ultérieurement[34]; mais ce début suffisait à révéler le caractère +de l'oeuvre. On comprend qu'un tel sujet ait attiré M. Louis Blanc, +qui, dès ses débuts, avait pris position comme journaliste radical, +historien antimonarchiste et docteur en socialisme[35]. Quant à +M. Michelet, l'espèce de vertige furieux où venait de le jeter sa +campagne contre les Jésuites, le goût qu'il y avait contracté de la +popularité mauvaise[36], ne lui laissaient plus la sérénité d'esprit +nécessaire pour continuer régulièrement l'histoire de France, +commencée par lui aux jours où il n'était qu'un savant tout occupé à +fouiller le passé, un artiste appliqué à le faire revivre. De là, +le parti subit et étrange qu'il prend, après avoir fini le règne de +Louis XI, de sauter trois siècles et de passer tout de suite à la +Révolution. Sur ce nouveau terrain, il pourra demeurer en contact +avec les passions au milieu desquelles il a vécu depuis quelques +années, et il retrouvera cet applaudissement de la foule dont sa +vanité surexcitée ne sait plus se passer[37]. + +[Note 34: Le second tome de M. Louis Blanc paraîtra le 31 octobre +1847, et l'ouvrage, qui ne comprend pas moins de douze volumes, ne +sera complet qu'en 1862. Le second tome de M. Michelet sera publié +le 20 novembre 1847, et l'ensemble de l'ouvrage, comprenant sept +volumes, sera terminé en 1853.] + +[Note 35: Cf. plus haut, t. VI, ch. III, § VI.] + +[Note 36: Cf. plus haut, t. V, ch. VIII, § VI.] + +[Note 37: On ne peut pas prendre au sérieux l'historiette rapportée +par M. Michelet, en 1869, pour expliquer sa résolution. Il raconte +que, visitant un jour la cathédrale de Reims, il avait vu, à +l'extérieur de l'une des tours, une guirlande de suppliciés, tous +hommes du peuple. «Je ne comprendrai pas les siècles monarchiques, +s'écria-t-il à cette vue, si d'abord, avant tout, je n'établis en moi +l'âme et la foi du peuple.» Et ce fut sous cette inspiration qu'il +se décida soudainement à entreprendre l'histoire de la Révolution +française.] + +Si les deux historiens se proposent d'exalter toute la Révolution, +ils ont cependant des doctrines fort différentes et au fond ne +s'entendent guère mieux que leurs héros respectifs, Robespierre et +Danton. M. Louis Blanc commence par affirmer d'un ton superbe que +«l'histoire de la Révolution n'a pas encore été écrite». Demeuré +sophiste dogmatique et superficiel, habitué à plier les faits à +ses théories arbitraires, il prétend tout résumer dans la lutte de +la fraternité socialiste qui est le bien, contre l'individualisme +bourgeois qui est le mal. La fraternité, qu'il fait remonter jusqu'à +Jean Huss, Étienne Marcel et la Ligue, et dont le _Contrat social_ +de Rousseau a été l'Évangile, lui paraît personnifiée, pendant la +Révolution, par les jacobins, les montagnards, le comité de salut +public, et principalement par Saint-Just et Robespierre, apôtres et +martyrs de ce principe; l'individualisme, dérivé de la Réforme et de +Voltaire, est représenté par les constituants, les girondins et les +dantonistes. Le 9 thermidor est la date lamentable, celle à laquelle +a avorté la Révolution. Les crimes ne gênent pas M. Louis Blanc; il +s'en tire par des phrases de rhéteur sur ces hommes «insensibles à la +peur, supérieurs aux remords», qui, «par un dévouement sans exemple +et sans égal, ont mis au nombre de leurs sacrifices leurs noms voués, +s'il le faut, à une infamie éternelle»; il les loue d'avoir «épuisé +l'épouvante, rendu la terreur impossible par son excès même», et +se plaint de «l'ingrate pusillanimité» qui a fait «voiler leurs +statues». Son idéal, c'est la dictature révolutionnaire et niveleuse. + +M. Michelet n'est pas de sang-froid quand il aborde l'histoire de +cette Révolution qui est pour lui l'objet de tout amour, de tout +culte, de toute foi, la source de toute lumière, le «soleil de +justice», le «mystère de vie». N'attendez pas de lui, en semblable +matière, la méthode, la critique, le calme de l'historien. Il ne +se possède pas. Sa main est convulsive, son esprit en proie à une +surexcitation fiévreuse. L'art même s'en ressent. Les divagations +lyriques ou élégiaques abondent. À côté de pages merveilleuses où +le drame populaire revit avec un éclat radieux ou terrible, des +incohérences, des disproportions énormes, le tout au gré d'une +fantaisie passionnée. Comme il vient d'être en lutte avec le clergé, +il salue surtout dans la Révolution l'antichristianisme; entre +toutes les haines qui bouillonnent dans ce livre, haines des rois, +des riches, des bourgeois, des Anglais, celle qui domine de beaucoup +est la haine des prêtres. À ses yeux, le héros de la Révolution, ce +n'est pas tel ou tel homme, c'est la force collective, anonyme, qui +a tout soulevé, tout brisé, et à laquelle il se plaît à donner le +premier rôle. Il l'appelle le peuple, le peuple infaillible, dont +il partage, au fur et à mesure des événements, les émotions, les +troubles, les terreurs, les colères. Cette idée de l'infaillibilité +du peuple lui fait légitimer toutes les violences, toutes les +cruautés de la foule. L'émeute, d'ailleurs, le fascine: vient-elle +à passer devant lui, il la suit en chantant la Marseillaise. Sur +les crimes individuels, sa conscience semble d'abord garder un peu +plus de liberté de jugement; mais, le plus souvent, ses velléités de +réprobation finissent par s'évanouir devant la théorie des crimes +nécessaires. Ne fait-il pas, d'ailleurs, d'étranges distinctions? +S'il se prononce contre les jacobins, il se proclame montagnard; s'il +n'aime pas Robespierre, il exalte Danton et réhabilite Chaumette. Et +puis, à mesure qu'il avancera, il s'échauffera au feu des passions +qu'il évoque, si bien qu'à la fin son inquiétude sera d'avoir été +trop sévère pour «les hommes héroïques qui, en 93 et 94, soutinrent +la Révolution défaillante», et que son récit du 9 thermidor sera tout +à la gloire de Saint-Just et de Robespierre. Il s'attendrira sur les +coeurs sensibles des terroristes, sur la bonté du cordonnier Simon +envers Louis XVII. Par contre, tout est calculé pour supprimer la +compassion à laquelle ont droit les victimes. L'historien omet ce qui +les rendrait intéressantes, ou même les calomnie pour tâcher de les +rendre odieuses. Ne parle-t-il pas avec amertume, en quelque endroit, +de ce spectre de la pitié qui, sortant du fond de tant de tombeaux, +s'élève contre le génie de la Révolution et lui barre le chemin? Son +histoire est faite précisément pour chasser ce spectre. + +Si importants que fussent les livres de M. Louis Blanc et de +M. Michelet, ils n'eussent eu à eux seuls qu'une action assez +restreinte. Bien autre fut le retentissement de l'_Histoire +des Girondins_ par M. de Lamartine: d'autant que celui-ci ne +se borna pas, comme les deux précédents, à entrer en matière +par la publication d'un premier volume, mais qu'il fit paraître +coup sur coup, du 20 mars au 12 juin 1847, les huit tomes de son +ouvrage. On n'a pas oublié sous l'empire de quels sentiments M. +de Lamartine avait solennellement annoncé, en 1843, qu'il passait +à l'opposition[38]. Depuis lors, il avait tourné les forces de +son éloquence, sinon contre la monarchie dont il ne se déclarait +pas encore l'adversaire, du moins contre «la politique du règne». +Malgré l'éclat de sa parole, il ne rencontrait dans la gauche +parlementaire, pas plus qu'il ne l'avait trouvée naguère au centre, +l'occasion du rôle extraordinaire auquel aspirait son ambition +à la fois immense et vague. Il demeurait un isolé[39]. S'il +s'étonnait d'être ainsi méconnu, il ne doutait pas pour cela de sa +destinée. Dès le 10 février 1843, il annonçait à un de ses amis +qu'avant cinq ans il serait maître de la France. «Souvenez-vous-en, +ajoutait-il, et moquez-vous de ceux qui se moquent de moi. Je ne +suis rien, mais les situations, en politique comme à la guerre, sont +toutes-puissantes. Or, j'ai l'oeil qui sait les voir de loin, et +le pied qui ose hardiment s'y poser[40].» À défaut de l'importance +qu'on lui refusait dans la Chambre et dans les partis classés, il +se plaisait à regarder croître son prestige et son influence dans +le pays même. «J'ai maintenant, écrivait-il, des forces extérieures +au Parlement, toujours plus grandes et fanatiques. Je ne suffis +pas aux audiences, aux adresses... Preuve que je touche la fibre +où elle devient sensible[41].» Et plus tard: «Je ne suffis pas aux +enthousiasmes[42].» Ce n'était pas là seulement ce que M. Doudan +appelait alors «les effroyables explosions de vanité» de M. de +Lamartine[43]. J'ai déjà eu occasion de noter que tout n'était pas +illusion dans l'idée qu'il se faisait de sa popularité[44]. Quel +était son but? Il ne le précisait pas: mais, évidemment, moins +il trouvait de place pour lui dans le jeu régulier de la machine +parlementaire, plus il rêvait de je ne sais quelle grande crise qui +le porterait au sommet, en abaissant tous ceux qui ne prenaient pas +maintenant au sérieux ses prétentions politiques. S'il se faisait +encore quelque scrupule d'appeler ouvertement ce bouleversement, il +se plaisait à le regarder venir[45]. «Je n'ai rien à faire qu'à +attendre, écrivait-il à un ami, le 24 décembre 1846. Le Roi est +fou; M. Guizot est une vanité enflée; M. Thiers, une girouette; +l'opposition, une fille publique; la nation, un Géronte. Le mot +de la comédie sera tragique pour beaucoup.» Il était, du reste, +prêt à toutes les audaces, à toutes les témérités. «Il brûle de se +compromettre», disait alors de lui M. Cousin[46]. + +[Note 38: Voir t. V, chap. III, § III.] + +[Note 39: On trouve les aveux suivants, à toutes les pages de sa +correspondance: «Je suis mal vu; on a peur de moi...--Le monde ne +veut pas de moi...--Je n'ai pas un adhérent...--On ne veut pas de +moi.» (Lettres du 2 février, du 14 juillet 1844; du 22 juin et du 29 +octobre 1845.)] + +[Note 40: Lettre du 10 février 1843.] + +[Note 41: Lettre de 1844.] + +[Note 42: Lettre d'avril 1846.] + +[Note 43: Lettre du 19 septembre 1845. (X. DOUDAN, _Mélanges et +lettres_, t. II, p. 74.)] + +[Note 44: Un observateur clairvoyant et désintéressé, M. +Sainte-Beuve, notait en 1846: «L'autorité de Lamartine, auprès des +esprits réfléchis, n'a pas gagné dans ces dernières années; il n'a +pas même acquis grand crédit au sein de la Chambre, malgré toute son +éloquence; mais, au dehors et sur le grand public vague, son renom +s'étend et règne de plus en plus; il le sait bien, il y vise, et bien +souvent, quand il fait ses harangues à la Chambre, qui se montre +distraite ou mécontente, ce n'est pas à elle qu'il s'adresse, c'est +à la galerie, c'est aux gens qui demain le liront. _Je parle par la +fenêtre_, dit-il expressivement.» (_Notes et Pensées, Causeries du +lundi_, t. XI, p. 458.)] + +[Note 45: «Ce pays est mort, écrit-il le 7 juillet 1845; rien ne peut +le galvaniser qu'une crise. Comme honnête homme, je la redoute; comme +philosophe, je la désire.»] + +[Note 46: Voici en quelles circonstances fut tenu ce propos. Un +libraire en quête d'un article sur Jésus-Christ, pour je ne sais +quelle publication, était venu le demander à M. Cousin. Celui-ci +refusa. L'éditeur se retirait désolé; il avait déjà descendu +plusieurs marches de l'escalier, lorsque M. Cousin, se penchant +sur la rampe, rappela l'éditeur et lui dit gaiement: «Allez voir +Lamartine: il vous le fera; il brûle de se compromettre.» (_Souvenirs +sur Lamartine_, par Charles ALEXANDRE, p. 5 et 6.)] + +Est-ce par suite de ce désir de «se compromettre» que, dès 1843, à +peine passé à gauche, il avait formé le projet d'écrire un livre +sur les Girondins? Ses opinions nouvelles étaient sans doute pour +beaucoup dans le choix d'un pareil sujet. Toutefois, ce livre +n'avait pas été prémédité tel qu'il finit par être écrit: dans la +pensée première de l'auteur, il devait réagir contre les histoires +fatalistes ou apologétiques de la Révolution. Mais M. de Lamartine +eut bientôt oublié son dessein d'être le juge de la Révolution, +et n'en fut plus que le chantre; il s'était échauffé, la plume en +main, comme font certains orateurs à la tribune, fièvre littéraire +autant que politique, entraînement de dramaturge non moins que +passion de tribun. Par moments, sans doute, il s'arrêtait inquiet, +et, pressentant l'influence possible d'un tel livre, il demandait à +quelques-uns de ses confidents: «Si vous aviez une révolution dans +la main, l'ouvririez-vous[47]?» Le scrupule ne tenait pas longtemps +devant l'ivresse de l'artiste, devant l'irritation de l'opposant, +devant l'impatience du joueur téméraire appelant l'inconnu, pour y +trouver la revanche de ses déboires présents. Loin donc de refermer +la main, il l'ouvrait toute grande, et les feuillets incendiaires +s'en échappaient avec une effrayante rapidité. + +[Note 47: RONCHAUD, _La Politique de Lamartine_, t. I, p. LIX.] + +Il avait suffi à M. de Lamartine de parcourir superficiellement +quelques Mémoires, de jeter les yeux sur quelques documents inédits, +de causer avec quelques acteurs de la Révolution ou avec leurs fils, +pour improviser, en dix-huit mois, huit volumes. Aussi rien dune +histoire sérieuse et complète: des disproportions encore plus énormes +que chez M. Michelet; les épisodes qui lui plaisaient développés sans +mesure, tandis que les événements les plus considérables étaient +omis; les faits altérés, les dates transposées avec une fantaisie +souveraine; tout subordonné à l'effet littéraire et dramatique; +beaucoup de portraits, fort brillants de couleur, mais dessinés +d'invention, représentant les personnages, non tels qu'ils avaient +été, mais tels que l'auteur les voyait, ou plutôt tels qu'il se +voyait en eux, car, dans sa pensée, c'est lui qui était en scène; +sous les masques les plus divers, sous celui de Mirabeau comme sous +celui de Vergniaud, on retrouve toujours ce que M. Sainte-Beuve +appelle «le profil de Jocelyn-tribun». Jamais l'imagination ne s'est +jouée avec un pareil sans-gêne de faits historiques récents. «Il a +élevé l'histoire à la hauteur du roman», disait Alexandre Dumas; tel +autre faisait observer que c'était machiné comme un feuilleton; les +plus polis parlaient d'épopée: personne ne pouvait y reconnaître +une histoire. Mais quelle vie! quel souffle! quelle poésie! Que de +morceaux charmants ou superbes! Comment ne pas être ébloui par cette +langue de pourpre et d'or à laquelle on ne pouvait reprocher qu'un +excès de richesse! Et si le drame n'était pas vrai, combien du moins +il était pathétique! + +Quant aux idées, on a pu dire «qu'il y en avait pour tous les goûts». +L'auteur vibre et résonne à chaque souffle qui passe; il s'attendrit +ou s'irrite, tantôt avec les uns, tantôt avec les autres, et il +paraît entièrement possédé par l'émotion du moment. Lorsque, au +gré de ces impressions successives, son point de vue change, il ne +s'attarde pas à revenir sur ses pas pour corriger ce qu'il a écrit +la veille et rétablir une sorte d'harmonie; de là des contradictions +dont il est le seul à ne pas s'étonner. Essaye-t-il de conclure, la +splendeur de la phrase ne parvient pas à cacher ce que la pensée a +de flottant et d'incohérent. Toutefois, ce qui finalement se dégage +du livre, c'est la glorification de la Révolution entière, de la +Révolution sainte et nécessaire, dont l'idée est si grande et si +lumineuse qu'elle rejette dans l'ombre les accidents secondaires, les +erreurs et les crimes des hommes qui en ont été les instruments. Le +sang versé finit même par ne plus être aux yeux de l'auteur que la +condition mystérieuse de la germination de cette idée. Et puis, s'il +ne refuse pas sa pitié aux victimes, quels sont les bourreaux qu'il +n'a pas tour à tour exaltés! Au début, ses héros sont les girondins; +à la fin, il passe aux montagnards, à Robespierre et à Danton. Lui +qui certes ne voudrait pas imiter ces monstres ni les proposer comme +modèles, il aboutit à les idéaliser tous, jette sur leurs laideurs le +voile magique de sa poésie et tâche de leur donner je ne sais quoi +de surhumain qui ne permette plus de leur appliquer la mesure de la +morale ordinaire[48]. + +[Note 48: M. de Lamartine, causant avec M. de Carné, quelques +mois après la publication des _Girondins_, lui disait: «Si l'on +m'applaudit, c'est que j'accomplis une oeuvre de tardive justice; +c'est que, sans faire l'apologie ni des crimes ni des criminels, +ainsi qu'on m'en accuse, je montre que nos malheurs n'ont pas été +perdus pour l'humanité, et que les principaux acteurs du drame, +cédant parfois à la violence de leurs passions, mais pénétrés de la +foi qui fait les martyrs, ont poursuivi des vérités fécondes, en +y risquant jusqu'à l'honneur de leur mémoire. S'il a pu m'arriver +de les grandir, c'est que j'ai cherché à saisir toujours les idées +sous les hommes, et cela beaucoup moins dans l'intérêt de la +renommée de ceux-ci qu'au profit de la Révolution, dont la cause est +désormais inséparable de celle de la France.» (_Correspondant_ du 10 +décembre 1873.)--Plus tard, en 1861, M. de Lamartine, reconnaissant +tardivement le péril et l'injustice de son oeuvre, a fait son +_meâ-culpâ_ dans la _Critique de l'Histoire des Girondins_.] + +Le livre produisit un grand effet, et son apparition prit les +proportions d'un événement. La première édition fut tout de suite +épuisée. Le public haletant se jetait sur chaque volume, à mesure +qu'il était mis en vente, et le dévorait fiévreusement. À Londres, M. +Greville notait sur son journal: «L'_Histoire des Girondins_ est le +plus grand succès de librairie qu'on ait vu depuis plusieurs années.» +Aucun roman-feuilleton n'avait davantage passionné la curiosité de +la foule, ne s'était à ce point emparé de son imagination. On ne +parlait pas d'autre chose dans les salons comme dans les ateliers. La +société d'alors, aussi peu clairvoyante, en cette circonstance, que +naguère au sujet des _Mystères de Paris_, était la première à grandir +la fortune d'un livre qui devait lui être si funeste[49]. + +[Note 49: Voir, par exemple, une lettre de M. Doudan du 26 mars 1847 +(_Mélanges et lettres_, t. II, p. 115), et une _Lettre parisienne_ du +vicomte DE LAUNAY (Mme de Girardin), en date du 4 avril 1847 (t. IV, +p. 237).] + +M. de Lamartine n'avait pas eu pleine conscience, en écrivant son +histoire, de la secousse qu'elle allait imprimer aux esprits. +Toutefois, il n'était pas homme à s'étonner d'un succès, ni à se +troubler d'une responsabilité. Le soir même du jour où les deux +premiers volumes ont été lancés, le 20 mars 1847, il écrit à un +ami: «J'ai joué ma fortune, ma renommée littéraire et mon avenir +politique sur une carte, cette nuit. J'ai gagné. Les éditeurs m'ont +écrit, à minuit, que jamais, en librairie, un succès pareil n'avait +été vu... C'est surtout le peuple qui m'aime et qui m'achète... +J'ai vu des prodiges de passion pour les _Girondins_... Des femmes +les plus élégantes ont passé la nuit pour attendre leur exemplaire. +C'est un incendie.» L'écrivain jouit, s'enivre de cette popularité. +Il voit dans l'écho que rencontre sa parole le signe que la France, +jusque-là endormie, s'éveille, et qu'enfin les temps sont venus. La +grande crise dont le rêve l'avait toujours hanté, mais qui n'était +qu'une vision lointaine et vague, lui semble se rapprocher et prendre +corps. Lui qui, naguère encore, se défendait de poursuivre autre +chose qu'une réforme, il se plaît à entendre dire que son livre +«sème partout le feu dur des révolutions[50]». N'est-il pas dès lors +assuré, en cas de bouleversement, d'y jouer le premier rôle? Il ne +contredit ni ne se défend, quand quelque interlocuteur lui montre le +peuple prêt à l'acclamer président de la république[51]. Sans doute, +il ne forme aucun projet précis, ne noue aucune conspiration; mais il +se familiarise de plus en plus avec l'idée d'un événement formidable +qui fera de lui l'arbitre souverain des destinées de la France et de +l'Europe; il se tient prêt à développer hardiment sa voile au vent +d'orage qu'il sent monter à l'horizon. + +[Note 50: Lettre du 20 mars 1847.] + +[Note 51: Conversation avec M. Sainte-Beuve, rapportée par M. DE +MAZADE. (_Revue des Deux Mondes_, 15 octobre 1870, p. 599.)] + +Qui oserait dire, après l'événement, que M. de Lamartine s'exagérait +l'action de son livre? Il a fait, pour ainsi dire, entrer l'idée +révolutionnaire, toute parée de sa poésie, dans cette imagination +populaire que le gouvernement bourgeois avait eu le tort de laisser +vide. Sous ce rapport, son influence a été beaucoup plus considérable +et plus néfaste que celle de MM. Michelet et Louis Blanc. Ceux-ci +ont pu augmenter l'audace, échauffer le fanatisme des jacobins; +l'auteur des _Girondins_ a habitué, attiré à la révolution ceux qui +en étaient les adversaires naturels et qui, avant lui, en avaient +peur et horreur. Aussi est-ce devenu un lieu commun de dire que +cette publication a été l'une des causes de la révolution du 24 +février. Ce n'est pas la seule fois qu'on peut relever de semblables +responsabilités à la charge de la littérature. Un ancien membre de +la Commune de 1871, l'auteur des _Réfractaires_, M. Jules Vallès, +cherchant comment ses pareils étaient devenus des révolutionnaires, +les appelait les _victimes du livre_, et au premier rang des livres +dont «l'odeur chaude» les avait ainsi «grisés» et «jetés dans la +mêlée», il nommait l'_Histoire des Girondins_. + + +VII + +Il y avait pour la monarchie de Juillet quelque chose de plus +dangereux encore que la réhabilitation et la glorification de la +Révolution: c'était ce qui tendait à déconsidérer la monarchie +elle-même. L'opposition travaillait, de toutes ses forces, à +cette déconsidération, en reprenant, plus violemment que jamais, +l'accusation de «corruption» autour de laquelle elle avait déjà +commencé, dans la session de 1846, à faire grand bruit[52]. Tout +lui servait pour ce dessein, même des incidents particuliers qui, en +d'autres temps, eussent été considérés comme de simples faits divers. +Découvrait-on quelques malversations à la direction des subsistances +de Rochefort ou à la manutention militaire de Paris; dirigeait-on +des poursuites pour prévarication contre certains fonctionnaires +algériens; deux candidats étaient-ils condamnés, sur l'initiative du +ministère public, pour avoir acheté les votes de leurs électeurs, +l'opposition prétendait aussitôt généraliser ces faits: à l'entendre, +c'étaient les signes d'une corruption partout tolérée ou même +encouragée par le gouvernement. Malheureusement, elle allait avoir de +bien autres scandales à exploiter. + +[Note 52: Voir plus haut, t. VI, ch. I, § III.] + +À la fin d'avril 1847, le tribunal de la Seine était saisi d'un +procès intenté par M. Parmentier, directeur des mines de Gouhenans +(Haute-Saône), à plusieurs de ses coïntéressés, parmi lesquels était +le général Despans-Cubières, pair de France, ancien ministre de la +guerre. Le procès en lui-même était peu sérieux, et n'avait été fait +que pour mettre au jour des lettres écrites par le général Cubières, +à un moment où la société de Gouhenans sollicitait du gouvernement la +concession d'une mine de sel. La première de ces lettres, datée du +14 janvier 1842, était ainsi conçue: «Mon cher monsieur Parmentier, +tout ce qui se passe doit faire croire à la stabilité de la politique +actuelle et au maintien de ceux qui la dirigent. Notre affaire +dépendra donc des personnes qui se trouvent maintenant au pouvoir... +Il n'y a pas un moment à perdre. Il n'y a pas à hésiter sur les +moyens de nous créer un appui intéressé dans le sein même du conseil. +J'ai les moyens d'arriver jusqu'à cet appui; c'est à vous d'aviser +aux moyens de l'intéresser... Dans l'état où se trouve la société +de Gouhenans, ce ne sera pas chose aisée que d'obtenir l'unanimité +et l'accord, quand il s'agit d'un sacrifice. On se montrera sans +doute très disposé à compter sur notre bon droit, sur la justice de +l'administration, et cependant rien ne serait plus puéril. N'oubliez +pas que le gouvernement est dans des mains avides et corrompues, +que la liberté de la presse court risque d'être étranglée sans bruit +l'un de ces jours, et que jamais le bon droit n'eut plus besoin de +protection.» Suivaient, à des dates rapprochées, plusieurs autres +lettres où le général Cubières insistait sur sa proposition première, +puis faisait connaître qu'on n'avait pas été satisfait de la somme +d'abord offerte, qu'on exigeait davantage, et pressait M. Parmentier +de céder sans retard à ces exigences. Aucun ministre n'était nommé; +mais chacun pouvait se rendre compte qu'à cette date le titulaire du +ministère des travaux publics était M. Teste, devenu depuis président +de chambre à la cour de cassation. + +On conçoit quelle fut l'émotion du public, quand, le 2 mai 1847, ces +lettres se trouvèrent reproduites par tous les journaux; on conçoit +également le parti que l'opposition voulut aussitôt en tirer. Quant +au cabinet, il n'eut pas un instant d'hésitation: dès le lendemain, 3 +mai, le ministre des travaux publics, M. Dumon, déclara, en réponse à +une interpellation de M. Muret de Bord, que la concession des mines +de Gouhenans avait été régulièrement faite, mais que le gouvernement, +pour calmer de trop vives alarmes, allait demander à la justice +d'examiner si cette concession avait été obtenue par de coupables +manoeuvres. Une ordonnance royale du 6 mai saisit la cour des pairs, +seule compétente pour juger un de ses membres, et renvoya devant +elle le général Cubières, prévenu de corruption et d'escroquerie. +Deux jours auparavant, devant cette même assemblée, M. Teste avait +désavoué, dans les termes les plus énergiques, toute participation +aux faits dénoncés. + +Il n'y avait qu'à attendre en silence les résultats d'une instruction +ouverte avec une si honnête promptitude. Mais cela n'eût point fait +l'affaire de l'opposition. Ne voyant là qu'un scandale à exploiter, +elle s'appliqua à entretenir, à aviver l'émotion, et surtout à +faire croire qu'il ne s'agissait pas d'un méfait particulier et +exceptionnel. M. Crémieux renouvela une proposition déjà votée +en 1844 par la Chambre des députés et écartée par la Chambre des +pairs; il s'agissait d'édicter une sorte de suspicion générale, +également outrageante pour le Parlement et pour l'administration, et +d'interdire aux membres des deux Chambres de s'intéresser dans les +concessions de travaux publics,--chemins de fer ou autres,--accordées +par le gouvernement. Après une séance orageuse[53], remplie +de dénonciations personnelles, et d'où il ressortit que, dans +les conseils d'administration des chemins de fer, les députés +opposants étaient aussi nombreux que les ministériels, la prise en +considération fut votée; le ministère ne s'y était pas opposé; il +était résolu à combattre la proposition au fond, mais il estimait +que, pour dissiper tant de vapeurs malsaines, un débat approfondi +serait plus utile que nuisible. En fait, la proposition ne devait +jamais venir en discussion. + +[Note 53: 10 mai 1847.] + +Après M. Crémieux, ce fut le tour de M. Émile de Girardin, plus +difficile encore à prendre au sérieux dans ce rôle de vengeur +de la conscience publique. On sait quels griefs tout personnels +l'avaient jeté récemment dans l'opposition. Il crut trouver dans +un fait de presse l'occasion de prendre à parti le cabinet. M. +Solar et M. Granier de Cassagnac avaient fondé, en 1845, à grand +fracas de réclames, l'_Époque_, journal à très bon marché, qui +tâcha de se faire une place par le caractère agressif et tapageur +de son conservatisme. Après avoir dévoré beaucoup d'argent et +vécu d'expédients plus ou moins honorables, ce journal venait de +disparaître au commencement de 1847, en laissant ses gérants engagés +dans des procès d'assez fâcheux aspect. M. de Girardin se mit alors à +raconter, dans la _Presse_, toutes sortes d'histoires où il montrait +les propriétaires de l'_Époque_, à court d'argent, battant monnaie +avec le crédit dont ils jouissaient auprès des ministres; M. de +Girardin ajoutait, et là était la gravité de son assertion, que les +ministres avaient connu, toléré, secondé ce trafic. Il parlait, +entre autres, d'un privilège de théâtre pour l'obtention duquel +100,000 francs avaient été versés dans la caisse de l'_Époque_, d'une +promesse de pairie vendue 80,000 francs, de marchés du même genre +faits pour des lettres de noblesse, des croix d'honneur, etc., etc. + +La Chambre des pairs, émue de l'allégation relative à la promesse +de pairie et y voyant une atteinte à sa dignité, eut l'idée assez +bizarre de citer M. de Girardin à sa barre. C'était ouvrir la +porte à bien des débats. En effet, le prévenu étant membre de la +Chambre des députés, il fallait que celle-ci délibérât d'abord +s'il lui convenait d'autoriser les poursuites. Il paraissait +impossible que M. de Girardin ne profitât pas de cette première +délibération pour justifier ses accusations. La gauche, qui y +comptait, se montrait disposée à le soutenir chaleureusement. Le +débat s'engage le 17 juin. Le public, affriandé par l'espoir d'un +scandale, remplit, à s'étouffer, toutes les tribunes de la Chambre. +À la surprise générale, M. de Girardin se montre tout d'abord peu +empressé à remplir son rôle d'accusateur. Il faut que, de toutes +parts, des bancs de la majorité comme de ceux de la gauche, on le +mette itérativement en demeure, pour qu'il se décide à prendre la +parole. Il renouvelle alors ses accusations, en ajoute même une plus +extraordinaire encore, celle d'une promesse faite aux maîtres de +poste, moyennant 1,200,000 fr., d'un projet de loi favorable à leurs +intérêts; seulement, arrivé au moment de donner ses preuves, il feint +de redouter le scandale et propose que la Chambre se forme en comité +secret. M. Duchâtel s'élève aussitôt avec indignation contre cette +manoeuvre hypocrite; il déclare que le gouvernement ne craint pas +la pleine lumière, qu'il la veut au contraire, et, après une scène +tumultueuse, il contraint M. de Girardin à retirer sa demande. Voilà +donc ce dernier au pied du mur; il va vider son dossier. La curiosité +et l'émotion sont au comble. Mais quelle déception! L'accusateur +n'apporte pas l'ombre d'une preuve ou même d'une indication; il +se borne à répéter ses affirmations ou s'abrite derrière quelque +petit journal satirique. La stupeur est grande dans les rangs de la +gauche, où l'on se sent tout honteux d'être associé à une si piteuse +campagne. La tâche du ministère est singulièrement simplifiée. À des +preuves, il lui eût fallu répondre par des preuves contraires; pour +détruire un oui, il lui suffit d'y opposer un non. M. Duchâtel le +prononce avec une netteté, une assurance, un sang-froid, que fait +encore ressortir l'embarras de son contradicteur. Le point le plus +délicat était l'affaire du privilège de théâtre: le ministre ne +nie pas le versement de 100,000 francs qui a été en effet établi +par des débats judiciaires, mais il affirme que l'administration +et ses intermédiaires y ont été tout à fait étrangers. Sur toutes +les autres questions, sa dénégation est absolue. L'excellent effet +de ce discours est complété par quelques mots de M. Guizot: M. de +Girardin, à défaut de preuves sur la promesse de pairie négociée par +l'_Époque_, s'était fait fort d'établir qu'un fauteuil de pair avait +été offert au général de Girardin sous la condition que la _Presse_ +cesserait son opposition; M. Guizot riposte par un coup droit, en +lisant une lettre, vieille de plusieurs années, par laquelle M. Émile +de Girardin offrait lui-même de modifier la ligne de son journal, si +son père était appelé à siéger au Luxembourg. En somme, la déroute +du dénonciateur est complète. Le public oublie même ce qu'il reste +d'un peu suspect dans certaines affaires, comme celle du privilège +de théâtre, pour voir seulement le contraste entre les énormités +que M. de Girardin s'était engagé à démontrer et l'impuissance +misérable dont il vient de faire preuve. «Il y a bien longtemps, +écrit un observateur au sortir de cette séance, que le ministère +n'avait obtenu un triomphe pareil; sa position en est évidemment +raffermie[54].» Le _Journal des Débats_ exulte. La _Presse_ balbutie. +Les feuilles de gauche, contraintes à avouer l'humiliante défaite de +leur allié, sont réduites, pour se consoler, à soutenir que, si M. de +Girardin n'a pas prouvé ses assertions, le ministère est loin d'avoir +établi victorieusement son innocence. + +[Note 54: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._] + +Ensuite du vote de la Chambre des députés qui a autorisé les +poursuites, M. de Girardin comparaît, le 22 juin, devant la Chambre +des pairs. Aussi déférant à l'égard de la haute assemblée qu'il +a été injurieux pour les ministres, il proteste n'avoir jamais +voulu porter atteinte à son honneur, et rappelle qu'il l'a toujours +défendue contre ses ennemis. Cette attitude lui vaut l'indulgence +des juges, et il est renvoyé des fins de la citation. Naturellement, +il se sert aussitôt de la décision des pairs pour se relever de +la fâcheuse posture où l'a laissé la discussion à la Chambre des +députés, et il reprend, dans son journal, le verbe plus haut que +jamais: à l'entendre, son acquittement est la condamnation du +gouvernement et suffit à prouver que ses accusations étaient fondées. +Il ose même, le 25 juin, au cours de la discussion du budget, traiter +de nouveau la question, à la tribune du palais Bourbon. Il répète +la plupart de ses dénonciations; s'il en abandonne quelques-unes, +comme le roman des maîtres de poste, il en imagine de nouvelles. Ce +ne sont toujours que de pures affirmations, sans rien à l'appui. +La gauche elle-même ne peut feindre de croire que la preuve ait +été faite; mais, dit-elle, on est en face de deux affirmations qui +se contredisent, et, pour savoir où est la vérité, il faut que le +gouvernement saisisse la justice, en poursuivant M. de Girardin, +ou que la Chambre ordonne une enquête parlementaire. Le ministère +n'a nulle envie de se prêter à des mesures dont le premier résultat +serait de prolonger le scandale; et surtout il sait trop ce dont +le jury est capable, pour mettre son honneur entre ses mains. M. +Duchâtel répond donc que, dans une affaire toute politique, il ne +comprend pas d'autre juge que la Chambre; il ajoute qu'une enquête +ne peut être proposée là où il n'y a pas même un commencement de +preuve, une raison de douter. Il réitère, en outre, sur tous les +points, les dénégations les plus péremptoires. Sa parole est aussitôt +confirmée par un témoignage qui ne laisse pas de produire de l'effet +sur la Chambre: M. Benoist Fould, désigné par plusieurs journaux +comme celui avec lequel aurait été négociée la promesse de pairie, +prend la parole pour opposer un démenti solennel et catégorique à +tout ce qui a été raconté. M. de Girardin n'en revient pas moins à la +charge. La séance n'est plus qu'une mêlée confuse, tumultueuse, où se +croisent les démentis et les outrages. Pour retrouver une pareille +scène, il faudrait remonter jusqu'à cette journée où l'opposition +jetait à la face de M. Guizot son voyage à Gand: encore, en 1844, y +avait-il moins de boue remuée. À la fin, la Chambre lassée, écoeurée, +indignée, se décide à fermer la bouche au calomniateur: elle vote, à +la majorité énorme de deux cent vingt-cinq voix contre cent deux, un +ordre du jour ainsi conçu: «La Chambre, satisfaite des explications +données par le gouvernement, passe à l'ordre du jour.» + +À voir les termes de la motion et le chiffre des voix, la victoire +du gouvernement était complète; jamais il n'avait eu une majorité +si forte. Et cependant cette discussion n'en laissait pas moins +une impression fâcheuse. C'est le caractère redoutable et perfide +de certaines accusations qu'il est dangereux d'avoir à se défendre +contre elles, alors même qu'on parvient à en triompher. Et puis, s'il +était bien prouvé que M. de Girardin ne méritait aucun crédit, il +l'était moins que tout eût été irréprochable, sinon dans les actes +du gouvernement, du moins auprès de lui. L'un des amis du cabinet, +le même qui croyait la partie gagnée après la séance du 17 juin, +écrivait, le soir du débat: «On ne s'entretient qu'avec tristesse +de la scandaleuse séance. Les ministériels, tout en se félicitant +du vote qui l'a terminée, reconnaissent que la situation qui avait +rendu un vote indispensable est pénible, fâcheuse pour le pouvoir et +le pays[55].» Aussi les journaux de l'opposition affectaient-ils de +croire que le gouvernement sortait de là tout couvert de boue; ils +le montraient fuyant honteusement la lumière d'un débat judiciaire +et arrachant à la majorité, qui ne le lui avait donné qu'à regret, +un vote purement politique. S'emparant de la formule même de l'ordre +du jour, ils faisaient du mot «satisfaits», une sorte de sobriquet +injurieux dont ils prétendaient flétrir nominativement tous ceux qui +venaient de se rendre, par leur vote, solidaires de la corruption +ministérielle. + +[Note 55: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._] + + +VIII + +Le lendemain même du jour où la Chambre des députés s'efforçait d'en +finir avec les dénonciations de M. Émile de Girardin, la Chambre +des pairs prenait, ensuite de l'instruction ouverte sur les faits +révélés par les lettres du général Cubières, une décision qui allait +fournir de bien autres armes aux exploiteurs de scandales. Cette +instruction, menée avec autant d'habileté que de conscience par le +chancelier Pasquier, n'avait pas duré moins de six semaines. On +s'y était montré résolu à ne rien laisser dans l'ombre. «Il faut, +disait le rapporteur, M. Renouard, sonder de telles plaies d'une +main courageuse; l'opinion publique ne s'égare pas quand on lui +dit tout.» Certains points étaient apparus tout de suite assez +nettement: on se rendait compte de la difficulté que, à raison de +ses fâcheux antécédents, la société de Gouhenans avait dû éprouver +à obtenir la concession qu'elle désirait; on trouvait trace de la +proposition faite par le général Cubières de lever ces difficultés +en remettant cent mille francs au ministre, du consentement donné à +cette proposition par M. Parmentier, le directeur de la société, de +la part prise à ces démarches par l'un des actionnaires, M. Pellapra. +Mais il était une autre question sur laquelle on hésita davantage, à +cause de sa gravité même et de l'obscurité dont elle parut d'abord +enveloppée: la corruption, évidemment préméditée, voulue, concertée, +avait-elle été en fait accomplie? Les cent mille francs avaient-ils +été remis au ministre? M. Teste, qui dès le début avait été entendu +comme témoin, devait-il passer au rang des accusés? On voyait bien +que M. Parmentier avait remis à M. Pellapra vingt-cinq actions +pour le couvrir de la somme qu'il se chargeait de verser aux mains +du ministre; mais on voyait aussi que, plus tard, en le menaçant +de faire du scandale, le même M. Parmentier avait contraint M. +Pellapra à lui restituer ces actions. Fallait-il en conclure que rien +n'avait été payé au ministre? C'était la thèse de M. Parmentier, +qui expliquait ainsi la répétition de ses titres. Toutefois, les +correspondances saisies, notamment les lettres nombreuses échangées, +pendant plusieurs années, entre MM. Pellapra et Cubières, ne +concordaient pas avec cette allégation; elles supposaient, au +contraire, que le versement des cent mille francs avait été fait; +il en ressortait même qu'après la restitution des actions à M. +Parmentier, M. Pellapra, ne voulant pas supporter seul la perte +de la somme versée, avait obtenu du général Cubières la promesse +de l'indemniser jusqu'à concurrence de cinquante mille francs. +Ces preuves finirent par convaincre le chancelier et les pairs +instructeurs de la culpabilité de M. Teste: ils ne reculèrent pas +devant la douloureuse obligation de le mettre en cause. Le 26 juin, +conformément à leur avis et aux réquisitions du procureur général, la +cour, statuant en chambre du conseil, décida la mise en accusation +de MM. Teste, Cubières, Pellapra et Parmentier. Quinze jours étaient +donnés à la défense pour se préparer. + +Les quatre accusés étaient d'importance fort inégale. Le public ne +s'intéressait pas à M. Parmentier, un de ces faiseurs d'affaires +sans scrupules, qu'on n'est jamais étonné de voir finir en police +correctionnelle. M. Pellapra lui-même, bien que riche capitaliste +et ancien receveur général, n'était pas celui qui attirait le plus +l'attention. Ce qui causait une émotion extrême, c'était de voir +sous le coup d'une accusation déshonorante deux pairs de France; +anciens ministres, parvenus aux premiers rangs, l'un de l'armée, +l'autre de la magistrature. M. Cubières, né en 1786, avait eu de +brillants états de service sous l'Empire; sous-lieutenant à dix-sept +ans, colonel à vingt-cinq, il avait été couvert de blessures à +Waterloo; en 1832, lors de l'occupation d'Ancône, il avait été +chargé d'une mission politique délicate; en 1840, il avait reçu de +M. Thiers le portefeuille de la guerre. On comprend mal qu'un tel +passé ait conduit le général à se faire complice des tripotages +d'un Parmentier; mais, de moeurs légères, avide d'argent, il s'était +laissé prendre par la fièvre de spéculations alors régnante. Quant +à M. Teste, qui avait soixante-sept ans en 1847, c'était un grand +vieillard, légèrement courbé par l'âge, encore vigoureux, avec une +belle figure, une physionomie grave et un peu triste; homme à la +fois de travail et de plaisir, ayant beaucoup de talent, très peu de +principes. Sa vie avait été fort mouvementée. Né, dans les environs +de Nîmes, d'un père engagé dans le mouvement de 1789 et de 1792, il +avait traversé, pendant son enfance et son adolescence, les violentes +péripéties de l'époque révolutionnaire. Sous l'Empire, il devint vite +l'un des avocats les plus renommés du Midi. Compromis pour avoir +accepté des fonctions sous les Cent-jours, il ne fut pas proscrit en +1815, mais prit de lui-même le parti de s'établir en Belgique; il +paraît avoir été de ceux qui, par haine des Bourbons, rêvaient alors +de pousser le prince d'Orange au trône de France. Ce ne fut qu'après +1830 qu'il rentra dans sa patrie: on le vit alors, à cinquante ans, +entreprendre de se faire, à Paris, une position d'avocat et se +pousser bientôt à la tête du barreau, par son éloquence sobre et +puissante, par sa science du droit et son intelligence des affaires; +en 1838, il obtenait les honneurs du bâtonnat. Presque aussitôt après +son retour en France, il avait été élu député; mais, comme beaucoup +d'avocats, il était loin d'avoir retrouvé, à la Chambre, les mêmes +succès de parole et la même importance qu'au Palais de justice. Sans +convictions, paraissant apporter au milieu des luttes politiques +une sorte d'indifférence ennuyée, un moment mêlé au tiers parti qui +convenait à l'état flottant et incertain de ses opinions, il finit +par accepter d'être le porte-parole habituel et en quelque sorte +l'avocat parlementaire du maréchal Soult. Ce rôle un peu subalterne +ne lui fut pas sans profit. Le maréchal lui fit une place dans son +cabinet du 12 mai 1839, et, en 1840, exigea pour lui, de M. Guizot +qui ne s'en souciait guère, le portefeuille des travaux publics. +On le lui retira en décembre 1843, sans qu'aucune raison politique +fût donnée de cette mesure. Rien de précis sans doute n'avait été +découvert; mais, devant certains bruits qui circulaient dans le +monde financier, on ne s'était pas soucié de laisser plus longtemps +à M. Teste le maniement des grandes affaires de chemins de fer. +Malheureusement, par une faiblesse trop fréquente en pareil cas, +les ministres ne crurent pas possible de se séparer d'un collègue +sans lui donner une compensation; il fut fait pair de France, grand +officier de la Légion d'honneur, et, ce qui était plus grave encore, +président de chambre à la cour de cassation. + +Les accusés n'avaient pas été mis en état d'arrestation provisoire. +Leur position sociale semblait une garantie suffisante contre +une fuite qui eût été l'aveu de leur culpabilité. Cependant, +l'avant-veille du jour fixé pour les débats, M. Pellapra, ne se +sentant pas de force à affronter la lutte et l'angoisse des audiences +publiques, disparut. M. Teste, au contraire, fit remettre au Roi +cette lettre digne et habile: «Sire, je dois à Votre Majesté, en +retour d'un dévouement dont je me suis efforcé de multiplier les +preuves, la dignité de pair de France et l'honneur de siéger dans la +plus haute magistrature du royaume, comme l'un de ses présidents. +J'aborde demain une épreuve solennelle, avec la ferme confiance +d'en sortir sans avoir rien perdu de mes droits à l'estime publique +et à celle de Votre Majesté. Mais un pair de France, un magistrat, +qui a eu le malheur de traverser une accusation de corruption, se +doit à lui-même de se retremper dans la confiance du souverain qui +lui a conféré ce double caractère. Je dépose entre les mains de +Votre Majesté ma démission de la dignité de pair de France et celle +des fonctions de président à la cour de cassation, pour n'être +défendu, dans les débats qui vont s'ouvrir, que par mon innocence.» +L'innocence, en effet, n'eût pas parlé un autre langage. + +Les audiences commencèrent le 8 juillet. La curiosité du public +était très surexcitée, et, malgré la chaleur, il y eut grande +affluence au palais du Luxembourg. La première séance, consacrée +tout entière à la lecture des pièces, fut sans intérêt. Mais, dans +la soirée, le bruit se répandit que des documents compromettants +pour M. Teste se trouvaient aux mains d'un député, M. de Malleville. +Celui-ci, mandé par M. Pasquier, lui remit la copie de lettres +échangées entre le général Cubières et M. Pellapra; ces lettres +se rapportaient aux arrangements conclus par ces deux personnages +après la restitution des vingt-cinq actions à M. Parmentier; le +général y faisait assez triste figure; on l'y voyait essayer, par des +menaces de scandale, de se soustraire à l'engagement pris par lui de +supporter sa part des cent mille francs, mais pas une des lettres +qui n'impliquât la réalité du payement fait au ministre. Comment ces +pièces étaient-elles en la possession de M. de Malleville? Il fut +bientôt évident que c'était le général Cubières qui les lui avait +fait parvenir par une voie détournée. Le système de défense de M. +Parmentier, en cela favorable à M. Teste, tendait à faire croire +que MM. Cubières et Pellapra n'avaient rien déboursé pour obtenir +la concession, et qu'ils avaient essayé de garder pour eux la somme +destinée au ministre. Le général avait un moyen d'écarter cette +imputation, plus déshonorante encore que toutes les autres: c'était +de prouver que les cent mille francs avaient été payés; seulement, +du même coup, il se reconnaissait coupable du crime de corruption. +Impatient de faire voir qu'il n'était pas un escroc, sans s'avouer +trop ouvertement corrupteur, il prit un moyen terme, et, tout en +évitant encore de se découvrir personnellement, il voulut faire +arriver indirectement aux juges des pièces établissant la réalité +du versement. Devant cette révélation qui aggravait la situation de +M. Teste, M. Pasquier crut nécessaire d'empêcher qu'il ne suivît +l'exemple de M. Pellapra. Le soir même, il le fit arrêter, ainsi que +les deux autres accusés. Certains indices donnèrent depuis à supposer +que la précaution n'avait pas été superflue, et que M. Teste était +sur le point de s'enfuir. + +La seconde audience s'ouvrit par l'interrogatoire du général +Cubières. Celui-ci s'y montra singulièrement embarrassé; il voulait +bien qu'on crût à la vérité des faits établis dans les pièces +communiquées par M. de Malleville, mais il ne se souciait pas d'en +faire lui-même la déclaration. Spectacle pénible que celui de ce +vieux soldat qui, sous la pression de l'accusation, balbutiait de +maladroites échappatoires, s'embrouillait et se perdait au milieu de +ses mensonges, faisait, malgré lui, des demi-aveux qu'il cherchait +ensuite à reprendre, sans qu'une seule fois le péril de son honneur +lui arrachât un cri du coeur. Cette attitude piteuse contrastait avec +le sang-froid de M. Teste, qui intervint plusieurs fois au cours +de l'interrogatoire de son coaccusé, mettant habilement en lumière +tout ce qui pouvait lui servir, jetant des doutes sur ce qui lui +nuisait, aussi libre d'esprit et de parole que s'il n'eût rempli là +qu'un rôle d'avocat. M. Parmentier, questionné ensuite, persista +plus que jamais à accuser MM. Pellapra et Cubières d'avoir abusé de +sa confiance en supposant une dépense qu'ils n'avaient pas faite. +Restait l'interrogatoire de M. Teste, qui fut renvoyé au jour suivant. + +Entre temps, le général Cubières, se découvrant davantage, fit +remettre directement à M. Pasquier l'original des lettres dont M. de +Malleville avait communiqué la copie. Chaque jour donc, un nouveau +fait venait augmenter les charges pesant sur M. Teste. Celui-ci, +cependant, n'en paraissait ni embarrassé, ni abattu. Il soutint son +interrogatoire avec une force d'esprit et de corps étonnante chez +un homme de son âge. Jamais sa parole n'avait été plus prompte, +plus ferme. Ses réponses étaient autant de plaidoiries, souvent +éloquentes, toujours habiles. Pas une accusation à laquelle il +ne fit tête. Était-il serré de trop près, se sentait-il touché, +avec quelle vigueur il se retournait et fonçait sur l'assaillant! +C'était lui qui raffermissait, qui ranimait ses avocats, notamment +M. Paillet, dont le visage trahissait l'embarras et l'angoisse de +conscience. Ni le président ni le procureur général ne parvinrent +à le faire se départir du système qu'il avait arrêté d'avance. Des +gens, disait-il en substance, s'étaient concertés pour lui demander +une concession; son collègue, M. Cubières, son ancien client, M. +Pellapra, l'en avaient entretenu; rien là que de très naturel. La +concession avait été accordée après une instruction régulière. Que +s'était-il passé depuis? Les associés avaient pu faire entre eux des +arrangements, échanger des actions, s'accuser de dol, d'escroquerie. +Il ne connaissait rien de ces tristes affaires, n'en voulait rien +connaître, et s'indignait qu'on prétendît y mêler un ministre du Roi. +Lui opposait-on les pièces récemment produites, cette correspondance +échangée entre le général Cubières et M. Pellapra, d'où ressortait si +clairement la réalité du versement des cent mille francs, il ne se +démontait pas; il donnait à entendre que M. Pellapra avait abusé de +la crédulité du général et avait gardé pour lui l'argent. Il estimait +sans doute que l'accusé absent était le moins dangereux à charger, et +que sa fuite rendait plausibles les accusations portées contre lui. + +M. Pellapra était-il donc aussi hors d'état de se défendre que le +supposait M. Teste? Avant son départ, prévoyant que, pour échapper +à l'accusation d'escroquerie, il pourrait avoir intérêt à avouer et +à démontrer lui-même la réalité de la corruption, il avait remis à +sa femme un dossier dont elle devait user en cas de nécessité. Après +l'interrogatoire de M. Teste, madame Pellapra jugea le moment venu +de remplir le mandat que lui avait donné son mari. Le matin même +de la quatrième audience (12 juillet), elle adresse au chancelier +un certain nombre de pièces, toutes tendant à établir que les cent +mille francs ont été effectivement payés; les plus importantes +étaient des notes constatant diverses opérations financières de M. +Pellapra, entre autres un placement en bons du Trésor qui paraissait +bien destiné à solder l'engagement pris envers le ministre. À la +lecture de ces documents, si accablants qu'ils paraissent, M. Teste +ne faiblit pas. Il se débat contre l'accusation qui l'enveloppe et le +presse. Avec une étonnante présence d'esprit, il arguë de certaines +obscurités des notes financières, pour jeter du doute sur leur sens. +Acculé au bord de l'abîme, il se raidit, dans un suprême effort, pour +ne pas y tomber. Des témoins ont été cités, afin de donner quelques +éclaircissements sur les papiers qui viennent d'être communiqués à +la cour. C'est d'abord M. Roquebert, le notaire de M. Pellapra; la +considération dont il jouit augmente la valeur de son témoignage. +Toutes les explications qu'il fournit sur les notes de son client +en font ressortir la portée accusatrice. Le procureur général lui +pose alors cette question: «M. Pellapra vous a-t-il parlé des cent +mille francs donnés à M. Teste?» Tous les regards se tournent vers +M. Roquebert: celui-ci garde le silence pendant quelques instants; +son angoisse est visible; des larmes remplissent ses yeux; enfin, il +se décide à répondre: «M. Pellapra m'a dit qu'il avait donné cent +mille francs à M. Teste.» L'émotion du témoin est extrême; il fait +effort pour retenir des sanglots qui bientôt éclatent. M. Teste, +naguère si prompt à discuter les témoignages, ne trouve à adresser +à M. Roquebert que cette question insignifiante: «À quelle époque +M. Pellapra vous a-t-il fait cette confidence?--En 1844», répond +le témoin. M. Teste n'ajoute rien; il se sent vaincu. Sa pâleur +est affreuse; il s'essuie le front; ses traits, qui se décomposent +avec une effrayante progression, trahissent l'agonie de son âme; en +quelques instants, il vieillit de dix ans. Les assistants considèrent +ce drame avec une émotion poignante. L'écrasement devait être +plus complet encore. Commission rogatoire a été donnée à un juge +d'instruction pour vérifier au ministère des finances s'il n'a pas +été fait, aux dates indiquées par les notes de M. Pellapra, des +acquisitions de bons du Trésor, soit pour lui, soit pour le compte +de M. Teste. Avant la fin de l'audience, le président est en mesure +de communiquer à la cour le résultat de ces vérifications; elles +confirment toutes les indications de M. Pellapra; elles établissent +notamment que ce dernier a touché, le 12 septembre 1843, divers bons +montant à 94,000 francs, et que, ce même jour, M. Charles Teste, +député, fils du ministre, a versé au Trésor, contre un seul bon, la +somme de 95,000 francs. Le silence dans lequel est écoutée cette +lecture, et qui se prolonge quelque temps après qu'elle a été finie, +montre l'impression produite. M. Teste se borne à demander copie de +ce document, et il ajoute: «J'ai à m'informer de l'opération qui me +paraît être personnelle à mon fils.» + +Au sortir de l'audience, M. Teste est si affaissé qu'il lui faut +être soutenu par deux personnes pour regagner la prison. Il dîne +cependant avec son fils et ses avocats. Les convives partis et les +portes fermées, il saisit de chaque main des pistolets de poche, +qui très probablement lui ont été apportés par son fils, et il se +tire simultanément deux coups, l'un dans la bouche, l'autre au +coeur: le premier ne part pas, parce que le renversement de l'arme +a fait tomber la capsule; l'autre ne produit qu'une contusion; la +balle, au lieu de pénétrer dans le corps, a roulé à terre. Les +gardiens accourent au bruit. M. Pasquier est prévenu. M. Teste se +laisse soigner sans témoigner d'une grande émotion, et, désirant un +livre, demande un roman d'Alexandre Dumas, _Monte-Cristo_. Certaines +personnes ont supposé que cette tentative de suicide n'avait été +qu'une comédie: ce n'était pas l'opinion du chancelier. + +Le lendemain, M. Teste écrivait au président de la cour des pairs: +«Les incidents de l'audience d'hier ne laissent plus de place à la +contradiction en ce qui me concerne, et je considère, à mon égard, le +débat comme consommé et clos définitivement. J'accepte d'avance tout +ce qui sera fait par la cour, en mon absence. Elle ne voudra sans +doute pas, pour obtenir une présence désormais inutile à l'action +de la justice et à la manifestation de la vérité, prescrire contre +moi des voies de contrainte personnelle, ni triompher par la force +d'une résistance désespérée.» Ce n'était pas le gémissement d'un +coupable qui se repent; c'était le découragement d'un joueur qui +reconnaît avoir perdu la partie. Jusqu'au bout, il apparaissait que +le sens moral manquait absolument à cet homme. La loi n'y faisant +pas obstacle, le procès se continua en l'absence de M. Teste. La +cinquième audience fut remplie par le réquisitoire du procureur +général et les plaidoiries des avocats. La délibération en chambre +du conseil, sur l'application des peines, ne dura pas moins de +quatre jours; des efforts furent tentés pour atténuer le châtiment +du général Cubières. M. Teste fut condamné à la dégradation civique, +94,000 francs d'amende et trois années d'emprisonnement; MM. Cubières +et Parmentier, à la dégradation civique et 10,000 francs d'amende; +les 94,000 francs déposés au Trésor furent confisqués au profit des +hospices. Quelques jours après, M. Pellapra se présentait devant +la cour et était condamné aux mêmes peines que MM. Cubières et +Parmentier[56]. + +[Note 56: M. Teste vécut encore quelques années, après sa sortie de +prison; il mourut en 1854. Le général Cubières obtint de la cour +de Rouen, le 17 août 1852, un arrêt de réhabilitation, rendu par +application de l'article 619 du Code d'instruction criminelle, et +mourut l'année suivante. M. Parmentier ne survécut que six mois à sa +condamnation.] + + +IX + +Le public avait suivi avec une émotion chaque jour croissante les +péripéties de ce drame judiciaire. Le peuple n'était pas moins occupé +que les salons et les cercles politiques des révélations produites +devant la Chambre des pairs, et l'impression qu'il en ressentait +était loin d'être saine et rassurante. Rien n'était mieux fait +pour aider aux passions socialistes que tant de sophistes et de +tribuns travaillaient alors à répandre chez les ouvriers. Au cours +même du procès, un incident de rue permit d'entrevoir à quel point +étaient ainsi excités contre les riches le mépris et la colère des +pauvres. Le 5 juillet, le duc de Montpensier donnait à Vincennes, +pour l'inauguration du polygone d'artillerie, une fête brillante à +laquelle fut convié tout ce qu'il y avait alors à Paris de haute +société mondaine et officielle. Pendant une partie de la soirée, +défilèrent, à travers le quartier et le faubourg Saint-Antoine, +des équipages remplis de femmes en grande toilette et d'hommes en +uniformes brodés. De tels spectacles n'éveillent ordinairement que de +la curiosité dans les foules populaires. Cette fois, les ouvriers, +rangés en haie des deux côtés de la rue, avaient une figure sombre, +menaçante; ils accueillaient chaque voiture par des railleries, des +huées. «À bas les voleurs!» tel était le cri qui dominait. D'autres +ajoutaient: «Le peuple n'a pas de pain, pendant que ces coquins-là +s'amusent!» Plusieurs de ceux qui furent témoins de cette scène +en rapportèrent une impression de surprise inquiète. Peu de jours +après, M. Duvergier de Hauranne, se trouvant avec M. Recurt, ancien +président de la société des Droits de l'homme, et qui connaissait +bien le quartier Saint-Antoine où il exerçait la médecine, lui +demanda si le parti républicain avait été pour quelque chose dans +la manifestation faite contre les invités du duc de Montpensier. +«Pour rien du tout, répondit M. Recurt, et je vous avoue que nous en +avons été aussi effrayés que vous.» Puis, après avoir insisté sur le +caractère socialiste de cet incident: «Il y a là, ajoutait-il, un +travail, un danger auquel on ne songe pas assez. Ce que je puis vous +affirmer, c'est que la manifestation dont vous me parlez est la plus +grave que j'aie vue. Si nous l'avions voulu, il nous était facile de +la tourner en émeute, peut-être en révolution[57].» + +[Note 57: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._] + +Les condamnations prononcées par la cour des pairs ne mirent pas fin +à l'émotion. Sans doute, à raisonner de sang-froid, le gouvernement, +par sa promptitude à saisir la justice, par la rigueur inflexible +avec laquelle avaient été conduite l'instruction et dirigés les +débats, venait de montrer qu'il n'avait rien de suspect à cacher, et +que personne ne ressentait plus que lui l'horreur de la corruption. +Aucune des investigations poursuivies pendant plusieurs semaines, des +pièces saisies, des dénonciations provoquées, aucun des témoignages +reçus n'avait fait entrevoir, dans l'administration française, en +dehors du ministre accusé, la plus petite trace de prévarication: +tous les fonctionnaires, sauf un, sortaient absolument intacts de +cette redoutable épreuve. Et même, à voir la pauvreté de M. Teste, +qui n'avait pas de quoi payer entièrement son amende, ne devait-on +pas conclure, ou bien qu'il n'avait pas cherché d'autres occasions de +faire argent de ses fonctions, ou que nos moeurs et nos institutions +avaient singulièrement entravé ses desseins malhonnêtes? Un régime +où la concussion n'avait pas pu être plus lucrative n'était certes +pas corrompu. D'ailleurs, l'émotion ressentie, le scandale produit, +ne suffisaient-ils pas à prouver que la prévarication était alors un +fait bien exceptionnel? Il est des temps et des pays où le cas de M. +Teste eût laissé les esprits beaucoup plus calmes. En somme, tout +montrait qu'il n'y avait pas là autre chose qu'un crime individuel, +un accident isolé. Mais l'opposition s'inquiétait peu de raisonner +juste et de juger avec équité. Ayant entrepris d'établir que le +gouvernement était corrompu et corrupteur, elle n'avait pu, jusqu'à +présent, mettre la main sur aucune preuve sérieuse; elle était +bien obligée de s'avouer l'avortement ridicule et misérable des +dénonciations de M. de Girardin; dans de pareilles circonstances, un +ministre solennellement convaincu de prévarication, c'était une bonne +fortune qu'elle saisissait avec une sorte d'empressement et de joie +cyniques. Elle affecta de voir là le symptôme d'un état général et la +justification de toutes les accusations qu'elle n'avait pu prouver. +«La France, disait un de ses journaux, a maintenant des preuves +incontestables de cette dégradation morale si souvent signalée dans +les hautes régions du pouvoir[58].» + +[Note 58: _National_ du 18 juillet 1847.] + +Ce langage ne trouvait malheureusement que trop d'échos. Divers +sentiments, de valeur différente, y aidaient: indignation sincère des +honnêtes gens, plaisir malsain que les petits ont à mal penser des +grands, facilité des esprits simples à accepter, sans y regarder de +près, certaines généralisations. Dès le lendemain de la condamnation, +un observateur que j'aime à citer à cause de son exactitude, écrivait +dans son journal intime: «Ce procès laisse dans les âmes un profond +sentiment d'angoisse et de tristesse;... on sent que la position du +pouvoir est ébranlée.» Il ajoutait, quelques jours plus tard: «Il +est impossible de le méconnaître: le procès a porté un coup très +grave à la considération du gouvernement. Au lieu d'y voir la preuve +qu'en France il y a une justice même pour les coupables de l'ordre +le plus élevé, et que les délits, punis avec tant de rigueur, ne +sont pas apparemment passés dans nos moeurs d'une manière absolue, +on en conclut que la corruption est universelle dans le monde +officiel, ceux qui viennent d'être condamnés ayant été seulement +plus malheureux ou plus maladroits que les autres. C'est ainsi qu'on +raisonne dans le peuple, toujours disposé à considérer les riches et +les puissants comme autant de pillards et d'oppresseurs; c'est ainsi +qu'en jugent les provinces, dont l'esprit jaloux et crédule accueille +si facilement tout ce qui tend à incriminer Paris et l'administration +centrale[59].» + +[Note 59: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._] + +M. Guizot était habitué à supporter les outrages des partis, à lutter +contre les préventions et les injustices de l'opinion. Mais, cette +fois, l'attaque prenait un tel caractère qu'il en était presque +découragé. Écrivant à M. le duc de Broglie, il ne pouvait retenir +ce gémissement: «J'ai grand besoin de repos, moralement encore plus +que physiquement. Ma lassitude est extrême de cette lutte continue +contre toutes les pauvretés et les bassesses humaines, tantôt pour +les combattre, tantôt pour les ménager[60].» Toutefois, si las et si +dégoûté qu'il fût, il ne voulut pas laisser finir la session sans +s'expliquer sur ce cri de corruption qui retentissait partout. Il +le fit, le 2 août, à la tribune de la Chambre des pairs, pendant la +discussion du budget. Suivant son habitude, ce fut en s'élevant à +d'éloquentes généralités qu'il tenta d'avoir raison des attaques. Il +expliqua tout d'abord que s'il n'en avait pas parlé plus tôt, c'est +qu'il avait «confiance dans l'empire de la vérité», et qu'il était +convaincu que les accusations non fondées finissaient toujours par +«tomber d'elles-mêmes». Puis, après avoir rappelé que Washington, +lui aussi, avait été indignement calomnié, il ajoutait: «Tout homme +qui entre un peu avant dans la vie publique peut s'attendre aux +calomnies, aux outrages; mais aussi il peut s'attendre à l'oubli +des injures et des calomnies, s'il a réellement mérité l'estime de +ses concitoyens. De notre temps, je le répète, les honnêtes gens +peuvent être tranquilles; les malhonnêtes gens ne doivent jamais +l'être. Et s'il y a un lieu dans lequel on puisse prononcer une +telle parole, c'est dans cette enceinte. Comment! on parle de +corruption! On dit,--car c'est là le grief le plus exploité,--qu'il +n'y a de justice que contre les faibles, que contre les pauvres; +que les puissants et les riches échappent à l'action des lois! On +dit cela, et, si ces paroles entraient dans cette enceinte et la +traversaient, elles recevraient, à chaque pas, un démenti de tous +ces bancs!... Messieurs, on se fait, sur le pays aussi bien que +sur le gouvernement, les plus fausses idées. Il n'est pas vrai que +le pays soit corrompu. Le pays a traversé de grands désordres; il +a vu le règne de la force, et souvent de la force anarchique; il +en est résulté un certain affaiblissement, je le reconnais, des +croyances morales et des sentiments moraux; il y a moins de force, +moins de vigueur, et dans la réprobation et dans l'approbation +morales. Mais la pratique dans la vie commune du pays est honnête, +plus honnête qu'elle ne l'a peut-être jamais été. Le désir, le +désir sincère de la moralité dans la vie publique, comme dans la +vie privée, est un sentiment profond dans le pays tout entier. Pour +mon compte, au milieu de ce qui se passe depuis quelque temps, au +milieu--il faut bien appeler les choses par leur nom,--au milieu du +dégoût amer que j'en ai éprouvé, je me suis félicité de voir mon +pays si susceptible, si ombrageux, si méfiant. Ce sentiment rendra +aux croyances, aux principes de moralité, cette fermeté qui leur +manque de nos jours. Voulez-vous me permettre de vous dire comment +nous pouvons y contribuer d'une manière efficace? Nous croyons trop +vite à la corruption et nous l'oublions trop vite... Soyons moins +soupçonneux et plus sévères. Tenez pour certain que la moralité +publique s'en trouvera bien.» Noble et beau langage, mais où il est +facile de discerner un profond accent de tristesse. C'est que M. +Guizot ne se faisait pas grande illusion sur l'efficacité immédiate +de sa parole. «Je parlais, a-t-il dit lui-même plus tard, pour ma +propre satisfaction et mon propre honneur, plutôt que dans l'espoir +de dissiper les mauvaises impressions qui agitaient alors l'esprit +public[61].» + +[Note 60: Lettre du 8 juillet 1847. (_Lettres de M. Guizot à sa +famille et à ses amis_, p. 249.) Plus tard, après la révolution de +Février, le 15 avril 1848, M. Guizot, revenant sur son état d'esprit +à la fin de la session de 1847, écrivait à M. de Barante: «J'étais +très fatigué, moralement surtout, fatigué et triste, non que je +prévisse ce qui est arrivé, mais je me sentais engagé dans une lutte +que le succès aggravait au lieu d'y mettre fin, indéfiniment aux +prises avec les erreurs vulgaires et les passions basses. Je me +relève de ce pénible état d'âme.» (_Documents inédits._)] + +[Note 61: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 44.] + + +X + +Voilà donc ce qu'était devenue cette session qui avait semblé d'abord +promettre au ministère une destinée si facile et si brillante. Quel +changement depuis l'éclatant triomphe des élections de 1846 et de la +discussion de l'adresse au commencement de 1847! Jamais on n'avait vu +des vainqueurs perdre aussi rapidement le fruit de leurs victoires. +Une sorte de malchance avait accumulé, en quelques mois, toutes +sortes de maux: ébranlement de la majorité, dislocation du cabinet, +crise économique, perversion de l'esprit public par la littérature +révolutionnaire, enfin et surtout cette série de scandales +perfidement exploités. Tel était le contraste entre les espérances +du début et les tristesses de la fin, que tous en étaient frappés. +Les opposants n'étaient pas naturellement les moins empressés à le +mettre en lumière. Tandis que M. de Montalembert montrait, avec +une gravité douloureuse, la majorité, à l'origine «si triomphante, +tout à coup épuisée, dévorée par je ne sais quel mal intérieur qui +l'a jetée fatiguée, impuissante, au milieu de toutes les misères +de la plus petite politique qu'on ait jamais vue[62]», M. Thiers +s'écriait, avec une malice triomphante: «Si quelque chose pouvait me +réjouir, ce serait l'abaissement croissant de ces ministres de la +contre-révolution; ils sont comme un vaisseau qui a une voie d'eau +et qu'on voit s'enfoncer de minute en minute[63].» Les amis mêmes du +cabinet ne cachaient pas leur désappointement et leur inquiétude. Un +député dévoué à M. Guizot, l'un des «satisfaits», M. d'Haussonville, +publiait un article où, dénonçant le mal de la situation, il s'en +prenait au ministère qui n'avait pas su «gouverner la majorité[64]». +Le chroniqueur politique de la _Revue des Deux Mondes_, alors +conservateur, constatait «qu'une sorte de découragement semblait +s'être emparé des intelligences, qu'une inquiétude sourde agitait +les imaginations»; et il ajoutait: «Si nous avons la satisfaction de +voir que l'ordre matériel n'a pas reçu d'atteintes,... sommes-nous +dans toutes les conditions de cette sécurité morale qui n'est pas +un des moindres besoins de la société[65]?» Il n'était pas jusqu'au +_Journal des Débats_ qui n'en vînt à proclamer que «la session +n'avait pas été bonne». «Encore une semblable, disait-il, et non +seulement le ministère, mais le parti conservateur n'y résisterait +pas.» Puis, après avoir constaté que «le ministère s'était +présenté, devant la Chambre, sans idée arrêtée, sans projets bien +mûris, soucieux seulement de gagner du temps», et que «la majorité +inexpérimentée, n'ayant reçu de direction de personne, s'était livrée +à ses fantaisies», il insistait sur le mal fait par les récents +scandales. «Depuis six semaines, disait-il, le public n'a eu, pour +aliment de sa curiosité, que les débats d'un lamentable procès et ces +questions personnelles que fait toujours naître l'oisiveté politique. +On ne lui a rebattu les oreilles que d'accusations infamantes, +de soupçons odieux; on ne lui a donné que des scènes de police +correctionnelle ou de cour d'assises. L'opposition a profité de ces +tristes circonstances; elle n'a rien négligé pour jeter dans les +âmes la tristesse et le découragement, pour faire croire que notre +gouvernement tout entier n'était que désordre, que laisser-aller, +que corruption; et, jusqu'à un certain point, il faut le reconnaître, +elle a réussi à ébranler l'opinion[66].» Cet aveu, fait par l'organe +du ministère, des fautes passées et du péril présent, eut un grand +retentissement, d'autant que la presse de gauche ne manqua pas d'y +faire écho, en l'interprétant comme un cri de détresse. + +[Note 62: Discours du 2 août 1847 à la Chambre des pairs.] + +[Note 63: Lettre du 25 juin 1847, adressée à M. Panizzi.] + +[Note 64: _De la situation actuelle_, par M. D'HAUSSONVILLE, _Revue +des Deux Mondes_ du 1er juillet 1847.] + +[Note 65: Livraison du 1er août 1847.] + +[Note 66: Articles du 28 et du 31 juillet 1847.] + +Quand les amis du cabinet parlaient ainsi tout haut, devant le grand +public, que ne disaient-ils pas tout bas, dans leurs épanchements +intimes? M. de Viel-Castel écrivait dans ses notes journalières: +«La session qui vient de se terminer est assurément la plus triste +et la plus étrange qu'on ait vue depuis 1830. Sans donner aucune +force à l'opposition, sans surtout la mettre en mesure de s'emparer +de la direction des affaires, elle a constaté, dans la majorité +conservatrice, un état d'impuissance, d'atonie, de découragement, +qui ressemble au marasme, et elle a frappé le cabinet d'une +déconsidération telle que, même en l'absence d'adversaires capables +de le remplacer au pouvoir, on se demande s'il pourra le garder. +C'est un grand problème que de savoir comment il se relèvera de cet +abaissement[67].» M. de Barante, après avoir observé l'état des +esprits dans son département, croyait devoir envoyer à M. Guizot ces +renseignements et ces avertissements: «Je n'ai pas à vous apprendre +que les conservateurs, ceux mêmes qui professent pour vous confiance +et admiration, sont sous une impression de tristesse et d'inquiétude +sans malveillance; les déclamations haineuses des journaux n'ont pas +beaucoup agi sur eux, mais il y a évidemment une réaction contre +ce soin des intérêts privés, ces complaisances et ces ménagements +pour les personnes, ces distributions de faveurs et d'emplois, et +surtout cette faiblesse pour les exigences des députés, qui ont été +plus ou moins nécessaires pour composer une majorité. Je ne prends +pas ces blâmes et ces voeux au pied de la lettre. Si on se jetait +passionnément dans une réforme puritaine, on n'irait pas loin sans +trébucher. Vous avez cependant à prendre un autre aspect, non point +avec jactance, mais tranquillement et de manière que le public +s'en aperçoive... Vous y songerez, malgré tant de grandes affaires +extérieures qui doivent vous occuper. Le moment est critique, il +exige une extrême prudence[68].» Tout en donnant ces utiles conseils +à M. Guizot, M. de Barante n'était pas cependant des esprits un +peu courts qui attribuaient le mal de la situation uniquement à +certaines maladresses ou à quelques petits abus trop facilement +tolérés; il savait bien que ces maladresses et ces abus n'étaient pas +en rapport avec l'effet produit. «Nous pouvons, écrivait-il à un de +ses parents, nous tirer tant bien que mal des embarras et des périls +actuels. On les exagère beaucoup. Il y en a qui sont accidentels et +passagers. Mais ce qui est plus général, plus profond, c'est l'état +moral des sociétés européennes: tant d'amour de la liberté, un tel +fanatisme d'égalité, une si grande ardeur d'intérêt privé, la haine +ou le mépris de l'autorité; et tout cela, sans aucun contrepoids de +convictions religieuses ou d'habitudes morales: voilà le mal que +nous avons vu croître depuis soixante ans. L'expérience des dix-huit +dernières années est même plus remarquable. Nous avons obtenu ce que +nous voulions, ou plutôt ce que nous avions cru vouloir; nous avons +réussi à conserver l'ordre intérieur et la paix; nous avons joui de +la prospérité; et nous sommes en disposition moins sensée, moins +honnête, moins rassurante que le 30 juillet 1830. Ce sont de tristes +réflexions, de funestes conjectures pour l'avenir. Pourtant tout est +calme; chacun souhaite l'ordre et le repos; l'esprit de conservation +a une majorité évidente; mais les calculs de l'intérêt ne sont pas +une base solide; la moindre affection désintéressée serait plus +rassurante[69].» Ces réflexions d'un ami de la monarchie de Juillet +n'étaient malheureusement que trop fondées, et elles méritent de +servir de conclusion à la mélancolique histoire de cette session. +Dans le mal moral qu'il signale, est la seule explication suffisante +de l'étonnant revirement qui s'était produit en si peu de mois. En +effet, quelque dangereux que fussent par eux-mêmes les accidents +qu'une étrange fatalité avait multipliés pendant la première moitié +de 1847, ils n'eussent pas été à ce point malfaisants, s'ils fussent +survenus dans un corps social à peu près sain. La vérité est qu'en +dépit de certaines apparences, ce corps était gravement malade. Ce +n'était pas impunément que, depuis soixante ans, il avait subi la +secousse de tant de révolutions. + +[Note 67: _Journal inédit de M. de Viel-Castel_, 11 août 1847.] + +[Note 68: Lettre de M. de Barante à M. Guizot, du 8 septembre 1847. +(_Documents inédits._)] + +[Note 69: Lettre du même à M. d'Houdetot, en date du 25 septembre +1847. (_Documents inédits._)] + + + + +CHAPITRE II + +LA CAMPAGNE DES BANQUETS. + +(Juillet-décembre 1847.) + + I. L'opposition veut provoquer dans le pays une agitation sur + la question de la réforme. Alliance des dynastiques et des + radicaux. On décide de lancer une pétition et d'organiser + un banquet.--II. Le banquet du Château-Rouge. Les discours. + Omission du toast au Roi.--III. Banquet de Mâcon offert à M. de + Lamartine, pour célébrer le succès des _Girondins_. Le cri de la + réforme paraît être sans écho dans le pays.--IV. Assassinat de + la duchesse de Praslin. Effet produit sur l'opinion. Suicide du + duc de Praslin. Rapport de M. Pasquier. Tristesse et inquiétude + générales. Pressentiments de révolution. M. Guizot président + du conseil.--V. Les banquets deviennent plus nombreux à partir + de la fin de septembre. Caractère factice de cette agitation. + Les radicaux prennent de plus en plus la tête du mouvement. + Manifestations socialistes. Certains opposants se tiennent + à l'écart. Attitude de M. Thiers.--VI. M. Ledru-Rollin au + banquet de Lille. M. Barrot obligé de se retirer. Les opposants + dynastiques continuent cependant leur campagne. Banquets + d'extrême gauche. Les dynastiques, maltraités par les radicaux + extrêmes, sont abandonnés par les radicaux parlementaires. Le + banquet de Rouen. Impossibilité de continuer la campagne. Elle + est interrompue par l'ouverture de la session. Conclusion. + + +I + +L'intervalle entre les sessions était d'ordinaire, au moins pour la +politique intérieure, une époque de calme, de silence, une sorte de +morte-saison. Il n'en devait pas être ainsi dans la seconde moitié +de 1847. Bien au contraire, l'opposition prétendait employer les +loisirs que lui laissaient les vacances parlementaires, à provoquer, +par toute la France, une grande agitation en faveur de la «réforme». +Pour trouver l'idée première de cette campagne, il faut remonter +à près d'un an en arrière, au lendemain des élections générales +d'août 1846. Un des adversaires du cabinet, rencontrant alors +un ami de M. Guizot, dans les couloirs de la Chambre, lui avait +dit: «Vous êtes les plus forts, c'est évident; votre compte est +exact, je l'ai vérifié. Ici, plus rien à faire, plus rien à dire +pour nous; nos paroles seraient perdues. Nous allons ouvrir les +fenêtres[70].» À cette époque même, le hasard d'un voyage amenait +à Paris Richard Cobden, le grand agitateur anglais, le fondateur +de la «Ligue» qui venait, après une campagne de plusieurs années, +d'imposer aux pouvoirs publics d'outre-Manche l'abolition des lois +contre l'importation des céréales. Les députés de l'opposition +l'entourèrent aussitôt, non pour prêter l'oreille à ses prédications +libre-échangistes, mais pour se faire faire par lui une sorte de +cours d'«agitation». M. Cobden se prêta à leur enseigner comment +on soulevait l'opinion au moyen de pétitions, de souscriptions, de +réunions, de banquets[71]. Ces entretiens ne contribuèrent pas peu +à confirmer les opposants français dans leur dessein d'agir hors +de la Chambre: l'exemple de la «ligue» anglaise ne leur donnait +pas seulement confiance dans le succès; il les rassurait sur la +correction constitutionnelle d'une telle conduite; comment avoir +scrupule d'imiter ce qui était d'usage normal et fréquent sur +la terre classique du régime parlementaire? On ne songeait pas +à se demander si la France, avec son passé de révolutions et sa +monarchie encore mal assise, pouvait supporter tout ce que supportait +l'Angleterre. M. Cobden lui-même, en donnant les renseignements qui +lui étaient demandés, avait été loin d'approuver l'entreprise en vue +de laquelle on les lui demandait. Ayant appris, en effet, de ses +interlocuteurs, qu'il s'agissait seulement de réclamer l'adjonction +de deux cent mille électeurs, il se montra stupéfait qu'on recourût +à des moyens si extraordinaires, qu'on mît en branle une si grosse +machine, pour obtenir un si piètre résultat[72]. + +[Note 70: Notice de M. Vitet sur M. Duchâtel.] + +[Note 71: J'ai déjà eu l'occasion de noter que, dès avant cette +époque, M. de Montalembert, mieux au courant que la plupart de ses +compatriotes de ce qui se passait en Angleterre, s'était inspiré +des exemples de M. Cobden et de sa ligue pour organiser le parti +catholique. (Voir plus haut, t. V, p. 485.)] + +[Note 72: John MORLEY, _The Life of Richard Cobden_, t. I, p. 417.] + +Au premier moment, probablement à cause de la diversion produite +par les mariages espagnols, aucune suite ne fut donnée au projet +d'agitation[73]. On ne s'occupa de le mettre à exécution qu'après +le rejet, par la Chambre, en mars et avril 1847, des propositions +de réforme électorale et parlementaire. La principale objection +faite par les ministres dans la discussion, objection en effet +assez fondée, avait été tirée de l'indifférence du pays. On estima +que, pour y avoir réponse, il fallait provoquer à tout prix quelque +émotion populaire. Par quel moyen? C'était le cas de se rappeler les +leçons de M. Cobden. La question fut l'objet de plusieurs conférences +entre les chefs de l'opposition. On y proposa tout d'abord une +pétition. Les députés ne pouvaient en prendre l'initiative, puisqu'il +s'agissait de faire croire à un mouvement spontané de l'opinion. +Ils se mirent alors en rapport avec un comité que nous avons déjà +vu à l'oeuvre aux élections de 1846, le _Comité central électoral +de Paris_; celui-ci se montra disposé à donner son concours. Une +réunion eut lieu en mai, chez M. Odilon Barrot: les députés y étaient +représentés par MM. Duvergier de Hauranne et de Malleville, du +centre gauche; par MM. O. Barrot et de Beaumont, de la gauche; par +MM. Carnot et Garnier-Pagès, de l'extrême gauche; le Comité central, +par MM. Pagnerre, Recurt, Labélonye et Biesta. Il fut décidé, séance +tenante, que le Comité central prendrait l'initiative de l'agitation +réformiste, et, pour commencer, M. Pagnerre reçut mission de rédiger +le projet de pétition. + +[Note 73: Les meneurs ne perdaient pas cependant de vue ce projet. +M. Duvergier de Hauranne y faisait allusion dans la brochure qu'il +publia, en janvier 1847, sous ce titre: _De la réforme parlementaire +et de la réforme électorale_. «Au point où les choses en sont +venues, disait-il, il serait insensé de rien attendre de la majorité +parlementaire. C'est au pays qu'il convient de parler.» Et il +expliquait la légitimité de cet «appel à l'opinion du dehors contre +l'opinion du dedans». Gourmandant la mollesse de ses amis, il leur +rappelait comment, en Angleterre, l'agitation extérieure avait imposé +la réforme électorale en 1831, la réforme commerciale en 1846; il +leur proposait l'exemple des hommes politiques d'outre-Manche, +sachant quitter «leur vie de château si splendide, si séduisante, +pour parcourir les comtés, pour présider les réunions publiques, +pour assister aux banquets politiques, pour éclairer, pour ranimer +toujours et partout l'opinion». «Si O'Connell, ajoutait-il, pendant +le cours de sa longue vie, fût resté muet et oisif, croit-on qu'il +eût arraché aux préjugés, à l'orgueil anglais, l'émancipation +catholique d'abord, et bientôt sans doute l'égalité des deux peuples? +Si Villiers, Cobden, Bright se fussent bornés à quelques discours en +plein parlement, croit-on qu'ils eussent fait capituler le ministère +et soumis, réduit l'aristocratie territoriale?... Ce sont là les +vraies moeurs, les vraies habitudes du gouvernement représentatif. +Ces moeurs, ces habitudes sont-elles les nôtres, à nous qui +n'avons pas même su opposer nos banquets d'opposition aux banquets +ministériels de MM. Guizot, Duchâtel et Lacave-Laplagne?»] + +Comme on le voit par le nom de ses délégués, le Comité central était +républicain. Cela n'avait pas empêché les représentants du centre +gauche et de la gauche dynastique de réclamer son concours. Depuis +longtemps, ils s'étaient habitués à l'idée d'une alliance avec le +parti radical. M. Duvergier de Hauranne l'avait professée hautement +dans sa brochure sur la _Réforme électorale et parlementaire_[74]. +Quelques jours après, pour mettre sa théorie en pratique, il s'était +chargé de négocier, au nom de ses amis, une sorte de traité de paix +avec M. Marrast, rédacteur en chef du _National_; l'entrevue avait +eu lieu chez M. Edmond Adam; le plénipotentiaire du centre gauche y +avait obtenu du journaliste radical qu'il cessât ses attaques contre +M. Thiers, et qu'il appuyât dans une certaine mesure la campagne de +réforme. L'entente des députés avec le Comité central n'était que le +développement logique de l'accord ébauché, quelques mois auparavant, +entre M. Duvergier de Hauranne et M. Marrast. + +[Note 74: Dans cette brochure, M. Duvergier de Hauranne précisait +ainsi sur quel terrain pouvait se faire l'alliance: «Les radicaux +pensent que, dans une société démocratique comme la société +française, le pouvoir royal et le pouvoir parlementaire ne peuvent +exister à la fois, et que l'un doit nécessairement tuer l'autre; +ils pensent, dès lors, que la monarchie constitutionnelle doit +périr, non par les tentatives violentes de ses ennemis, mais par +ses propres fautes, par ses propres imperfections, par ses propres +impossibilités. Les constitutionnels nient qu'il en soit ainsi, et +soutiennent que, sans dépouiller le pouvoir royal de ses justes +prérogatives, le pouvoir parlementaire, une fois établi, peut très +bien prendre sa place et se faire respecter. Il y a là, entre les +constitutionnels et les radicaux, une question dont l'avenir seul +est juge. Mais, pour qu'elle puisse se juger, il est une condition +préliminaire: c'est que le pouvoir royal n'absorbe pas le pouvoir +parlementaire, que celui-ci se ranime au sein d'une majorité +indépendante et libérale. Constitutionnels et radicaux ont donc +provisoirement le même intérêt et doivent avoir le même but.»] + +La rédaction du projet de pétition n'était pas sans difficulté: +entre les radicaux qui poursuivaient ouvertement le suffrage +universel et les dynastiques qui s'en tenaient à une très légère +augmentation du nombre des électeurs, il y avait un abîme. M. +Pagnerre se tira d'affaire en ne sortant pas des thèses négatives sur +lesquelles seules une apparence d'accord était possible; il dénonça +très violemment les vices de la loi électorale et en demanda la +«réforme», sans indiquer aucunement ce qu'elle devrait être. Comme le +disait un commentateur, la pétition «laissait ainsi place à toutes +les adhésions et à toutes les espérances». Le projet fut approuvé +sans difficulté, dans une réunion tenue chez M. Odilon Barrot, vers +la fin de mai. Ce ne fut pas la seule décision prise. Le sentiment +général des meneurs était qu'une simple pétition ne suffirait pas à +remuer un pays qui, visiblement, s'intéressait peu à la réforme: il +fallait trouver un moyen d'agitation plus efficace. Après en avoir +discuté plusieurs, on s'arrêta à l'idée d'un banquet offert aux +députés par le Comité central et les électeurs de Paris. Qui avait eu +le premier cette idée? L'initiative en a été revendiquée tantôt pour +les députés, tantôt pour le Comité central[75]. Peut-être y avait-on +pensé simultanément des deux côtés. D'ailleurs, il n'y avait pas là +d'invention vraiment nouvelle; le procédé était connu. Sans remonter +au banquet que l'association _Aide-toi, le ciel t'aidera_, avait +offert, en avril 1830, aux 221, n'avait-on pas vu déjà, en 1840, les +radicaux entreprendre une campagne de banquets réformistes[76]? Quoi +qu'il en soit, le principe du banquet fut admis par tous. La seule +inquiétude exprimée fut que l'indifférence du public n'exposât les +promoteurs à un insuccès un peu ridicule. Les questions d'exécution +furent renvoyées à une réunion ultérieure, celle du 8 juin, où l'on +appela les rédacteurs des journaux opposants. Il y fut décidé que +le banquet offert à tous les députés réformistes aurait lieu dans +les premiers jours de juillet, avant que la session fût close et +que les députés eussent quitté Paris. Pour écarter les risques de +désordre, il fut stipulé que les électeurs seraient seuls admis, +que la cotisation serait fixée au chiffre relativement élevé de dix +francs, et que les toasts seraient arrêtés à l'avance. Il était +convenu qu'en cas de succès, on provoquerait d'autres banquets dans +les départements, pendant les vacances parlementaires. Le Comité +central, qui s'emparait de plus en plus de l'autorité exécutive, +se chargea de propager la pétition et d'organiser le banquet. Ses +membres ne laissaient pas que de s'étonner de l'aveuglement avec +lequel les députés de l'opposition dynastique se livraient à eux. Un +jour, sortant avec MM. Carnot, Biesta, Labélonye et Garnier-Pagès, +d'une réunion chez M. Odilon Barrot, M. Pagnerre se demandait comment +ses propositions relatives au banquet avaient été si facilement +acceptées par les modérés: «Ces messieurs, disait-il, voient-ils +bien où cela peut les conduire? Pour moi, je confesse que je ne le +vois pas clairement; mais ce n'est pas à nous, radicaux, de nous en +effrayer[77].» + +[Note 75: À entendre M. Garnier-Pagès, présent à toutes ces réunions, +c'est M. Pagnerre qui aurait, le premier, songé à un banquet. +(_Histoire de la révolution de 1848_, 2e édit., t. I, p. 98.) M. +Duvergier de Hauranne, qui avait pris à ces préliminaires une part +peut-être plus active encore, affirme, au contraire, que le banquet +fut proposé par les députés. (_Notes inédites._) M. Élias Regnault, +qui fut secrétaire du Comité central, affirme que l'idée du banquet +fut mise en avant par M. Duvergier de Hauranne. (_Histoire du +gouvernement provisoire_, p. 19.)] + +[Note 76: Voir plus haut, t. IV, ch. II, § IX.] + +[Note 77: GARNIER-PAGÈS, _Histoire de la révolution de 1848_, t. I, +p. 100.] + + +II + +Le public accueillit d'abord froidement le projet de banquet. +Vainement les journaux battaient-ils le rappel, vainement les députés +et les membres du Comité central allaient-ils faire de la propagande +sur place dans les divers quartiers, vainement mettait-on en branle +les comités d'arrondissement, les adhésions ne venaient que fort +lentement. «Nous étions assez embarrassés, a confessé plus tard +l'un des promoteurs, et, plus d'une fois, nous regrettâmes d'avoir +entrepris une oeuvre aussi difficile.» Cependant, après s'être +démené pendant plusieurs semaines, on finit par recruter, dans tout +Paris, un nombre suffisant de convives et l'on s'occupa de chercher +un local: le choix s'arrêta sur le Château-Rouge, jardin public où +se donnaient des bals d'un caractère peu sévère. Le jour fut fixé +au 7 juillet, puis, par suite de certaines difficultés, remis au +9. Les audiences du procès Teste-Cubières devaient commencer le 8: +les meneurs comptaient sur cette coïncidence pour échauffer les +esprits. Ils firent faire par le propriétaire du Château-Rouge une +déclaration à la préfecture de police: rien de plus; le banquet étant +donné dans un local privé, ils estimaient n'avoir pas besoin de +demander à l'administration l'autorisation exigée pour les réunions +publiques. Le gouvernement, bien que convaincu que la législation +lui donnait le droit d'empêcher de semblables réunions, ne voulut +pas user de rigueur. «Nous résolûmes, dit à ce propos M. Guizot +dans ses Mémoires, de laisser à la liberté de réunion son cours, et +d'attendre, pour combattre le mal, qu'il fût devenu assez évident et +assez pressant pour que le sentiment du public tranquille réclamât +l'action du pouvoir en faveur de l'ordre menacé.» + +Le 9 juillet au soir, douze cents convives, appartenant en général +aux opinions avancées, se trouvaient réunis au Château-Rouge. Sur +les cent cinquante-quatre députés, classés par leurs votes comme +réformistes, et auxquels des invitations avaient été adressées, +quatre-vingt-six étaient présents. L'ordre matériel ne fut pas +troublé. Le temps était beau. La musique jouait la _Marseillaise_ et +autres «chants de la Révolution», dont la foule, massée aux abords +du jardin, répétait les strophes. Des toasts nombreux, arrêtés à +l'avance, furent portés soit par les députés, soit par les membres +du Comité central. Il semblait malaisé de tenir un langage qui +répondît à la fois aux sentiments des républicains et à ceux des +dynastiques. «Ce qu'il faut, avait dit un de ces derniers, c'est un +discours radical très modéré et un discours centre gauche très vif.» +Ce programme fut à peu près rempli, surtout dans sa seconde partie. +Les républicains se bornèrent généralement à parler de la réforme: +toutefois, un de leurs orateurs, M. Marie, tint à bien marquer que +ses amis et lui n'abandonnaient rien de leurs convictions, et que +leurs voeux allaient au delà d'une simple modification de la loi +électorale. «Mais, ajoutait-il, à chaque jour son oeuvre, et, pour +arriver sûrement au but, il ne faut pas trop se presser... Nous nous +associons à l'oeuvre qui commence, au parti qui la développera, +bien assurés que, lorsqu'il s'agira d'achever la conquête, nous +trouverons, à notre tour, pour alliés, tous ceux à qui nous nous +allions nous-mêmes aujourd'hui.» Un autre républicain, membre +du Comité central, parla de 1792 et de 1793, «cette époque si +calomniée et qui, grâce au ciel, trouve tous les jours de nouveaux +et illustres défenseurs». Les députés de la gauche et du centre +gauche ne s'effarouchèrent pas de cette évocation jacobine; leur +seule préoccupation paraissait être de se montrer plus agressifs +que personne contre le gouvernement. M. Barrot proclama que la +révolution de Juillet était systématiquement faussée, trahie, depuis +dix-sept ans. «Y a-t-il aujourd'hui des incrédules? s'écriait-il. Les +scandales sont-il assez grands? Le désordre moral qui menace cette +société d'une dissolution entière ne se manifeste-t-il pas par des +désordres assez éclatants? Il n'y a que deux moyens de gouverner +les hommes: ou par les sentiments généreux, ou par les sentiments +égoïstes. Le gouvernement a fait son choix: il s'est adressé aux +cordes basses du coeur humain.» Après avoir longtemps continué sur +ce ton, il finissait par émettre le voeu que «la France refît, sous +le glorieux drapeau de la révolution de Juillet, ce qu'elle avait +manqué en 1830». À la véhémence déclamatoire de M. Odilon Barrot +succéda l'âpreté incisive de M. Duvergier de Hauranne. Celui-ci +rappelait les dernières heures de la Restauration, l'attentat +réactionnaire accompli par la royauté d'alors, l'union victorieuse de +tous les libéraux, dynastiques ou non, contre cette royauté, et il +trouvait là de grandes ressemblances avec la situation de 1847. «La +Restauration, disait-il, pour arriver à son but, aimait à prendre les +grandes routes et à faire beaucoup de tapage. Le pouvoir actuel, plus +modeste, recherche les sentiers détournés et chemine à petit bruit. +En d'autres termes, ce que la Restauration voulait faire par les +menaces, par la force, le pouvoir actuel veut le faire par la ruse et +par la corruption. On ne brise plus les institutions, on les fausse; +on ne violente plus les consciences, on les achète. Pensez-vous que +cela vaille mieux? Je suis d'un avis tout contraire. Pour la liberté, +le danger est le même, si ce n'est plus grand, et la moralité court +risque d'y périr avec la liberté. Aussi, regardez-vous comme de +purs accidents tous ces désordres, tous ces scandales, qui viennent +chaque jour porter la tristesse et l'effroi dans l'âme des honnêtes +gens? Non, messieurs, tous ces désordres, tous ces scandales ne sont +pas des accidents, c'est la conséquence nécessaire, inévitable, de +la politique perverse qui nous régit, de cette politique qui, trop +faible pour asservir la France, s'efforce de la corrompre.» L'orateur +faisait amende honorable pour avoir soutenu, pendant plusieurs +années, un tel gouvernement; «mais, ajoutait-il, soldat de la +dernière heure, je ne serai pas le moins résolu; je veux la réforme, +parce que je ne veux, sous aucun titre et sous aucune forme, le +gouvernement personnel». MM. de Beaumont et de Malleville ne furent +pas plus modérés. + +Il y avait dans ce banquet quelque chose de plus grave encore que ce +qu'on y disait; c'était ce qu'on n'y disait pas. Entre tant de toasts +portés à la «souveraineté nationale», à la «révolution de 1830», à la +«réforme», aux «députés», au «Comité central», à la «ville de Paris», +à l'«amélioration du sort des classes laborieuses», etc., etc., on +cherchait vainement un toast au Roi. Ce toast n'eût pourtant pas été +omis dans cette Angleterre, des exemples de laquelle on prétendait +s'autoriser. Les dynastiques n'auraient-ils pas dû y tenir d'autant +plus que le parti républicain prenait une part considérable à la +manifestation? Cependant, ils ne l'avaient pas proposé au moment de +dresser la liste des toasts. Deux jours avant le banquet, un député +de Paris, M. Malgaigne, avait écrit au Comité pour demander que cette +omission fût réparée et en faire la condition de son concours. Sous +prétexte que tout était arrêté, on ne lui avait même pas répondu. + + +III + +La session parlementaire devait se prolonger encore pendant plusieurs +semaines; tant que les députés étaient ainsi retenus à Paris, il ne +pouvait être question de provoquer en province des manifestations +semblables à celle du Château-Rouge. Le banquet qui eut lieu à Mâcon, +le 18 juillet, ne se rattachait nullement à l'agitation réformiste: +offert à M. de Lamartine par ses compatriotes et électeurs, il avait +pour objet de célébrer le succès de l'_Histoire des Girondins_. La +cérémonie ne fut pas sans éclat. Au dire des comptes rendus amis, +les assistants étaient près de six mille, dont trois mille convives. +Au moment des toasts, un orage éclata, déchirant en partie la toile +de la tente et menaçant de faire écrouler la charpente. Ce fut au +bruit du tonnerre et du vent, à la lueur des éclairs, que M. de +Lamartine prit la parole. Un tel cadre plaisait à son imagination: il +se figurait être le Moïse de la révélation démocratique, au milieu +des foudres d'un nouveau Sinaï[78]. Il parla longtemps, en rhéteur +magnifique, avec une étonnante richesse d'images, sans serrer de près +aucune idée. Fort occupé de soi, il se comparait à Hérodote couronné +aux jeux Olympiques, et présentait la publication des _Girondins_ +comme le principal événement du jour. «Mon livre, ajoutait-il en +s'adressant à ses auditeurs, avait besoin d'une conclusion; c'est +vous qui la faites.» Que voulait-il dire par là? En dépit de ses +protestations contre toute pensée «factieuse», ce qui ressortait de +son discours, comme naguère de son histoire, c'était l'exaltation +de la révolution. Il dressait un réquisitoire véhément contre toute +la politique du règne, à laquelle il reprochait d'avoir été la +négation des principes de cette révolution. Dans une autre partie de +son discours, il faisait du malaise des esprits une peinture qui ne +répondait que trop au sentiment d'une partie du public. «J'ai dit, +il y a quelques années, à la tribune, s'écriait-il, un mot qui a +fait le tour du monde et qui m'a été mille fois rapporté depuis par +tous les échos de la presse; j'ai dit un jour: La France s'ennuie! +Je dis aujourd'hui: La France s'attriste!... Qui de nous ne porte sa +part de la tristesse générale? Un malaise sourd couve dans le fond +des esprits les plus sereins; on s'entretient à voix basse, depuis +quelque temps; chaque citoyen aborde l'autre avec inquiétude; tout le +monde a un nuage sur le front. Prenez-y garde, c'est de ces nuages +que sortent les éclairs pour les hommes d'État, et quelquefois aussi +les tempêtes. Oui, on se dit tout bas: Les temps sont-ils sûrs? +Cette paix est-elle la paix? Cet ordre est-il l'ordre?» Il montrait +ensuite le gouvernement devenu une «grande industrie», «l'esprit de +mercantilisme et de trafic remontant des membres dans la tête», la +«Régence de la bourgeoisie aussi pleine d'agiotage, de concussion, +de scandales, que la Régence du Palais-Royal», la nation «affligée +et humiliée» de «l'improbité des pouvoirs publics», épouvantée par +«les tragédies de la corruption», et alors, d'un ton fatidique, à +cette France qui avait connu «les révolutions de la liberté et les +contre-révolutions de la gloire», il faisait entrevoir ce qu'il +appelait d'un mot vraiment meurtrier, «la révolution du mépris». + +[Note 78: M. Doudan écrivait plaisamment à ce sujet, le 27 juillet +1847: «Dans l'ordre de la déclamation, cet homme est le père des +fleuves. Il a fait feu supérieur contre un orage épouvantable et une +pluie diluvienne. Le tonnerre a dû se retirer tout mouillé et bien +attrapé d'avoir trouvé son maître.»] + +Quel effet ne devaient pas avoir de telles paroles sur un public +encore tout ému des scandales du procès Teste! Quant à l'orateur, +il sortait de là peut-être plus échauffé encore que l'auditoire. +L'ivresse et le vertige qui l'avaient peu à peu gagné, tandis qu'il +écrivait les _Girondins_, s'en trouvaient accrus. L'orage au milieu +duquel il venait de parler et qu'il se flattait d'avoir dominé par +son éloquence, lui apparaissait comme le symbole de la tempête +révolutionnaire qui, dans sa pensée, devait servir de cadre à son +exaltation politique. Plus que jamais, il était prêt à se jeter, les +yeux fermés, dans l'inconnu. «Nous commençons une grande bataille, la +bataille de Dieu, lisons-nous dans une de ses lettres. On me l'écrit +de toutes parts et dans toutes les langues. Je suis l'horreur des uns +et l'amour des autres... Quant à moi, je ne recule pas. Je me dévoue +à Dieu et aux hommes pour Dieu. Il faut que quelques-uns se brûlent +la main; je serai ce _Mucius Scævola_ de la raison humaine, s'il le +faut[79].» + +[Note 79: Lettre du 17 août 1847.] + +Bien qu'étrangers à la réunion de Mâcon, les promoteurs de +l'agitation réformiste ne pouvaient qu'être heureux de son +retentissement et se sentaient ainsi confirmés dans leur projet +d'organiser des banquets en province. Aussi bien, à la fin de +juillet, avec la clôture des travaux de la Chambre des députés[80], +le moment paraissait venu de réaliser ce projet. Mais autre chose +était de rêver, à Paris, entre meneurs, d'une grande agitation; +autre chose, de trouver par toute la France des gens disposés à se +mettre en mouvement. Vainement le Comité central envoyait-il, le +1er août, à tous ses correspondants, une circulaire où, après avoir +vanté le banquet du Château-Rouge, il les engageait à en organiser +de semblables dans leurs arrondissements, à peu près personne ne +parut, sur le premier moment, disposé à répondre à cet appel; le cri +de la réforme ne trouvait pas d'écho. Les ministres, rassurés par +cette indifférence, se flattaient que le pays était retombé dans le +calme plat qui était l'état ordinaire des vacances parlementaires. M. +Duchâtel écrivait à M. Dupin, le 15 août: «Il n'y a rien de nouveau; +c'est le moment où tout dort[81].» Trois jours ne s'étaient pas +écoulés que ce sommeil était tragiquement interrompu. + +[Note 80: La Chambre des députés finit ses travaux le 26 juillet. La +clôture officielle de la session ne fut, il est vrai, prononcée que +le 9 août, pour laisser le temps à la Chambre des pairs de voter le +budget.] + +[Note 81: _Mémoires de M. Dupin_, t. IV, p. 384.] + + +IV + +Le 18 août, à quatre heures et demie du matin, dans un hôtel du +faubourg Saint-Honoré, les domestiques du duc de Choiseul-Praslin +sont réveillés par des secousses violentes imprimées aux sonnettes +qui communiquent avec l'appartement de la duchesse. Accourus +précipitamment, ils perçoivent à travers les portes fermées de cet +appartement comme le bruit d'une lutte. Quand, après plusieurs +tentatives infructueuses, ils parviennent à y pénétrer, ils trouvent, +étendu sur le parquet, vêtu d'une seule chemise, le cadavre de leur +maîtresse. Le désordre des meubles, les traces de sang partout +imprimées témoignent que la victime s'est débattue. La justice est +aussitôt avertie; dès ses premières constatations, il lui apparaît +avec évidence que le mari est l'auteur du meurtre. + +Descendant d'une race illustre, âgé de quarante-deux ans, le duc de +Choiseul-Praslin était chevalier d'honneur de la Reine et pair de +France; la duchesse, qui avait deux ans de moins, était la fille +unique du maréchal Sébastiani; elle avait apporté une fortune +considérable à son mari. L'union, contractée alors que les deux +époux étaient encore très jeunes, avait paru d'abord heureuse; neuf +enfants en étaient nés. La duchesse, très pieuse, intelligente, d'âme +élevée, de coeur tendre, de nature ardente, portait à son mari un +amour passionné, exigeant. Le duc, après y avoir répondu pendant +quelque temps, finit par s'en fatiguer. D'un tempérament vulgairement +libertin, il se mit à courtiser les caméristes et les gouvernantes. +Les plaintes jalouses de sa femme ne firent que l'aliéner davantage. +Jusqu'en 1841, cependant, rien qui différât beaucoup de ce qui +se passait dans plus d'un ménage. À cette époque, entra dans la +maison, comme gouvernante des enfants, une demoiselle Deluzy, +habile, dominatrice, intrigante, qui ne fut pas longue à s'emparer +complètement du coeur et de l'esprit du duc et de ses enfants. La +duchesse, absolument supplantée, tenue à l'écart, condamnée à vivre +en étrangère au milieu de sa propre famille, journellement outragée +dans ses affections et dans sa dignité, en était réduite à exhaler +sa douleur, soit dans des lettres qu'elle écrivait à son mari pour +tâcher de le ramener, soit dans des notes intimes que la justice +découvrit après sa mort. Le scandale devint tel, que le vieux +maréchal Sébastiani crut devoir intervenir. Devant la menace d'une +séparation, le duc, qui avait besoin de la fortune de sa femme, +consentit, en juillet 1847, à éloigner Mlle Deluzy; mais il ne rompit +pas pour cela avec elle. Une correspondance s'établit entre eux; il +allait la voir et lui menait ses filles. Quant à sa femme, il la +détestait d'autant plus qu'elle l'avait contraint à cette séparation. +«Jamais il ne me pardonnera, écrivait la duchesse sur son journal; +l'avenir m'effraye; je tremble en y songeant.» Se rendait-elle compte +que, dès ce moment, le misérable avait décidé de la tuer? Il tâtonna +pendant quelques semaines, ébaucha divers projets, et enfin, pendant +un voyage à Paris, consomma son crime, au sortir d'une visite faite à +Mlle Deluzy. + +La première mesure à prendre par les autorités judiciaires semblait +être de faire conduire en prison l'homme que tout désignait comme +l'assassin. Le procureur général, M. Delangle, se crut empêché de +prendre cette mesure, par l'article 29 de la Charte[82]. À son avis, +un pair ne pouvait être emprisonné qu'en vertu d'un mandat délivré +par la Chambre haute. Or, cette Chambre n'était pas réunie: il +fallait, pour la convoquer et la saisir, une ordonnance royale, et +le Roi était à Eu; si vite qu'on procédât, ces formalités exigeaient +plusieurs jours. Devant de telles conséquences, le chancelier, M. +Pasquier, exprima tout de suite l'avis très net que la magistrature +devait, en attendant, décerner le mandat d'arrêt et prendre toutes +les décisions nécessaires pour assurer la répression. «Tant que le +droit exceptionnel n'est pas encore en mesure d'agir, disait-il, le +droit commun conserve son empire.» Il alla jusqu'à offrir d'assumer +seul toute la responsabilité et de signer le mandat en sa qualité +de président. Ce fut vainement. Le procureur général s'obstina dans +son scrupule constitutionnel, et, jugeant une arrestation régulière +impossible, il se borna à faire garder à vue le meurtrier dans ses +appartements. + +[Note 82: Cet article portait: «Aucun pair ne peut être arrêté que de +l'autorité de la Chambre et jugé que par elle en matière criminelle.»] + +Aussitôt répandue dans le public, la nouvelle du crime y produisit +une émotion extraordinaire. En tout temps, elle eût fort troublé +les esprits; elle devait le faire plus encore au lendemain du +procès Teste. C'était un réveil et une aggravation de tous les +sentiments mauvais, dangereux, que ce procès avait fait naître +dans le peuple. «La foule, écrivait sur le moment même un témoin, +ne cesse de stationner devant l'hôtel où le crime a été commis. +Elle est très irritée, très disposée à craindre qu'on ne veuille +sauver l'assassin, parce qu'il est noble et riche. Elle tient de +détestables propos contre les classes élevées[83].» La décision prise +par le parquet de laisser l'accusé chez lui n'était pas faite pour +dissiper les soupçons. D'ailleurs, l'esprit de parti s'appliquait +à aviver et à exploiter cette émotion. Si jamais crime fut le +résultat d'une perversion tout individuelle où la politique n'avait +pas de part, c'était bien celui-là. Les feuilles de M. Thiers, le +_Constitutionnel_ en tête, ne s'ingéniaient pas moins à trouver là +un argument contre ce qu'ils appelaient «la politique corruptrice du +ministère». Quant aux journaux démocratiques, ils saisissaient cette +occasion d'exciter la haine et la colère du peuple; ils affectaient +de voir dans MM. Teste et Cubières le type de nos hommes politiques, +et dans le duc de Praslin celui de nos grands seigneurs. Quelques-uns +d'entre eux se livraient à de tels excès de langage et dissimulaient +si peu leurs conclusions factieuses, qu'ils étaient saisis et que le +jury les condamnait. + +[Note 83: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._] + +Cependant le gouvernement hâtait, autant qu'il le pouvait, la +constitution de la Chambre des pairs en cour de justice. L'ordonnance +royale, signée à Eu le 19 août, parvenait le 20 au chancelier, qui +aussitôt ordonnait d'amener l'accusé dans la prison du Luxembourg: +telle était l'excitation de la foule, qu'on dut procéder de nuit à +cette translation. Mais ce n'était plus qu'un moribond qui était +ainsi remis à la garde de la cour des pairs. En effet, aussitôt +qu'il avait vu son crime découvert, le duc avait profité de ce +qu'on le laissait dans son appartement, pour avaler, à l'insu de +ses gardiens, le contenu d'une fiole d'arsenic; quand les premiers +effets de l'empoisonnement s'étaient fait sentir, on avait consenti +à appeler son propre médecin; celui-ci, croyant ou feignant de +croire à une attaque de choléra, avait usé d'une médication qui ne +pouvait arrêter les ravages du poison. Dans ces circonstances, le +chancelier ne voulut pas perdre une minute et procéda immédiatement +à l'interrogatoire. L'accusé, pressé par lui de faire un aveu qui +eût témoigné de quelque repentir, prit prétexte de sa faiblesse et +de ses souffrances pour refuser toute réponse. Vainement lui fit-on +observer qu'on ne lui demandait qu'un oui ou un non, et que le refus +de prononcer le non était déjà un aveu, rien ne put vaincre son +obstination taciturne. Trois jours de suite, M. Pasquier recommença +sans succès sa tentative. Le 24 août, averti par les médecins, +le chancelier fit venir un prêtre; le mourant allégua encore ses +souffrances pour refuser tout entretien. À cinq heures du soir, il +succombait. + +Cette mort décevait la curiosité cruelle et la passion envieuse de +ceux qui aspiraient à voir un grand seigneur monter sur l'échafaud; +ils en laissèrent échapper un cri de rage. Le _National_, avec cette +ironie vraiment féroce qui caractérisait presque tous ses articles +sur cette triste affaire, donna à entendre que ce qui venait de se +passer était une comédie, concertée assez peu adroitement, pour +dérober autant que possible aux flétrissures de la justice celui +qu'il affectait toujours d'appeler «le pair de France, le chevalier +d'honneur». La _Démocratie pacifique_ disait, de son côté: «De +malheureux affamés portent leur tête sur l'échafaud, à Buzançais, et +le duc et pair, le chevalier d'honneur, qui a massacré, pendant un +quart d'heure, la plus respectable femme qui était la sienne depuis +dix-huit ans, dont il avait eu onze enfants, en est quitte pour +avaler une petite fiole de poison.» Ainsi excité, le public en vint +même à douter de la réalité de la mort, et le bruit courut qu'on +avait fait évader le coupable. Le 25 août, pendant que se faisait +l'autopsie, une foule menaçante se pressait aux abords de la prison +et demandait à voir le corps; il fallut employer la force pour la +disperser. Ce soupçon devait persister pendant longtemps. + +Le trouble de l'opinion détermina le chancelier à un acte tout à fait +extraordinaire. Dans notre droit moderne, il n'y a plus de «procès à +la mémoire»; la mort du coupable le soustrait à la justice humaine +et met fin à toute accusation. Le chancelier crut nécessaire de +se placer au-dessus de ce principe. Dans la séance du 30 août, il +fit à la cour des pairs, réunie en chambre du conseil, un rapport +où étaient exposés tous les faits constatés par l'instruction; +il y proclamait la culpabilité de l'homme qui s'était «jugé et +condamné lui-même», et exprimait le regret que «la réparation +n'eût pas été aussi éclatante que l'attentat». «L'égalité devant +la loi, ajoutait-il, devait, dans une pareille affaire, être plus +hautement proclamée que jamais.» La cour ordonna la publication de +ce rapport. Elle poursuivait ainsi le pair indigne jusque dans sa +tombe, pour le flétrir, et, suivant l'expression de M. Pasquier +lui-même, elle «prononçait, après la mort de l'accusé, l'arrêt qui +ne devait régulièrement l'atteindre que vivant[84]». C'était une +mesure sans précédent,--le duc de Broglie la qualifiait même tout +bas de «monstrueuse»,--et, si elle avait été prise par un tribunal +ordinaire, la cour de cassation l'eût certainement annulée. La cour +des pairs et son président n'avaient pas cependant hésité, tant il +leur tenait à coeur de montrer au public que le privilège de la +pairie, loin d'assurer l'impunité au criminel, le soumettait au +contraire à une répression plus sévère. + +[Note 84: «Le misérable duc, écrivait M. Pasquier à M. de Barante, le +14 septembre 1847, en tranchant son existence, nous a, pour quelques +moments, mis dans une difficile situation; mais au fond le dénouement +a peut-être encore été le moins malheureux auquel on fût exposé, +car le jugement et surtout l'exécution auraient pu causer une bien +grande émotion populaire. Mais il a eu, pour moi, l'inconvénient de +m'imposer la nécessité de me faire l'organe de la vindicte publique +et de prononcer, après sa mort, l'arrêt qui ne devait régulièrement +l'atteindre que vivant. Cette irrégularité a été, heureusement, fort +bien accueillie par les principaux organes de l'opinion.» (_Documents +inédits._)] + +Cet acte cependant ne suffit pas à calmer les esprits. On ne saurait +se rendre compte, aujourd'hui, à quel point le crime du duc de +Praslin avait assombri l'imagination populaire. Chez beaucoup, même +en dehors de toute prévention de parti, il y avait comme le sentiment +d'une «société qui se détraque[85]». Cette impression gagnait +jusqu'aux coins les plus reculés de la province. D'un petit village +de Normandie, M. de Tocqueville écrivait, le 27 août: «J'ai trouvé +ce pays-ci dans un bien redoutable état moral. L'effet produit par +le procès Cubières a été immense. L'horrible histoire aussi dont +on s'occupe depuis huit jours est de nature à jeter une terreur +vague et un malaise profond dans les âmes. Elle produit cet effet, +je le confesse, sur la mienne. Je n'ai jamais entendu parler d'un +crime qui m'ait fait faire un retour plus pénible sur l'homme en +général et sur l'humanité de mon temps. Quelle perturbation dans les +consciences un pareil acte annonce! Comme il fait voir toutes les +ruines que les révolutions successives ont produites[86]!» Plus loin +encore, au fond de l'Algérie, l'émotion n'était pas moins vive, et, +de Miliana, le colonel de Saint-Arnaud écrivait à son frère, le 1er +septembre: «Quel siècle et quelle crise! Quelle époque fatalement +marquée! Des ministres, des pairs, des généraux, des intendants, +la tête, l'élite de la société en accusation, et, pour combler la +mesure, l'aristocratie de France frappée au coeur par le poignard +d'un Choiseul-Praslin! Quel est le membre de cette société malade qui +n'est pas atteint d'une fièvre de dégoût[87]?» + +[Note 85: «Décidément l'année est néfaste, écrivait M. Léon Faucher, +le 3 septembre 1847; la société, comme une machine usée, se +détraque.» (Léon FAUCHER, _Biographie et correspondance_, t. I, p. +202.)] + +[Note 86: _Correspondance inédite d'Alexis de Tocqueville_, t. II, p. +132.] + +[Note 87: _Lettres du maréchal de Saint-Arnaud._] + +Ce n'est pas sur les marches du trône que l'angoisse était le moins +vive. Elle apparaît particulièrement douloureuse chez la duchesse +d'Orléans, qui n'était pas, il est vrai, sans prévention contre la +direction alors donnée à la politique. «Il y a, écrivait-elle, des +sujets amers, à l'ordre du jour, qui me font ouvrir les journaux en +rougissant. Je suis triste au fond de l'âme de ce malaise général +qui règne dans les esprits, de la désaffection, du discrédit qui +rejaillit sur les classes élevées, de ce dégoût qui gagne tout le +monde. Nous allions trop bien; on s'est engourdi, on a lâché la +bride... L'ébranlement moral se manifeste non par des secousses +subites ou des bouleversements, mais par la faiblesse qui gagne +les chefs et l'indifférence qui gagne le peuple. Il nous faut une +réaction. Pour réprimer le mal, il faut une main habile; pour le +guérir, il faudrait un coeur sympathique. Hélas! ma pensée ne +rencontre qu'un prince qui ait compris cette époque, dont l'âme +délicate éprouvait le contre-coup des souffrances morales du pays: +non, il les devinait plutôt! Il aurait su retremper son pays, lui +imprimer un nouvel élan... La France a besoin de lui; mais Dieu le +lui a enlevé! Quel sera notre avenir? C'est une pensée qui agite mes +nuits et trouble mes heures de solitude. Le mal est profond, parce +qu'il atteint les populations dans leur moralité. Est-il passager, +ou est-ce le symptôme de l'affaiblissement? Je ne saurais prononcer, +mais je demande à Dieu de répandre un souffle vivifiant sur notre +vieille terre de France[88].» + +[Note 88: _Madame la duchesse d'Orléans_, p. 114.] + +L'inquiétude qui se manifestait ainsi partout n'était que trop +fondée. Dans les conditions où il est survenu, le crime du duc de +Praslin a été l'un des événements les plus funestes non seulement +à la monarchie, mais à la société[89]. S'en est-on rendu compte +sur le moment? Depuis la fin de la session, en dépit des railleurs +qui plaisantaient «les gens timides, ayant les oreilles assez +fines pour entendre de sourdes rumeurs dans les bas-fonds de la +société[90]», l'appréhension plus ou moins vague d'une révolution +possible et prochaine avait traversé certains esprits[91]. L'émoi +causé par le crime du duc de Praslin n'était pas fait pour dissiper +ces sombres pronostics. Quelques heures après l'assassinat, M. Molé +écrivait à M. de Barante: «Notre civilisation est bien malade, et +rien ne m'étonnerait moins qu'un bon cataclysme qui mettrait fin à +tout cela[92].» M. de Tocqueville, plus enclin qu'un autre à ces +pressentiments, écrivait, le 25 août, à un Anglais de ses amis: «Vous +trouverez la France tranquille et assez prospère, mais cependant +inquiète. Les esprits y éprouvent, depuis quelque temps, un malaise +singulier; et, au milieu d'un calme plus grand que celui dont nous +avons joui depuis longtemps, l'idée de l'instabilité de l'état de +choses actuel se présente à beaucoup d'esprits[93].» Il ajoutait, +dans une autre lettre, le 27 août: «Nous ne sommes pas près peut-être +d'une révolution; mais c'est assurément ainsi que les révolutions se +préparent[94].» Et enfin, au mois de septembre: «Pour la première +fois, depuis la révolution de Juillet, je crains que nous n'ayons +encore quelques épreuves révolutionnaires à traverser. J'avoue que +je ne vois pas comment l'orage pourrait se former et nous emporter; +mais il se lèvera tôt ou tard, si quelque chose ne vient pas ranimer +les esprits et relever le ton des âmes[95].» Toutefois, il ne +conviendrait pas de prendre trop à la lettre ou de trop généraliser +ces explosions de pessimisme, habituelles aux époques de malaise. Au +fond, le public avait le sentiment qu'on traversait une crise grave, +que la monarchie en souffrait, que la société était malade; il était +disposé à voir les choses très en noir; mais il n'avait nullement la +prévision réfléchie et précise d'une révolution prochaine. Les plus +inquiets, y compris M. de Tocqueville, eussent été bien surpris si on +leur eût annoncé ce qui devait se passer quelques mois plus tard. + +[Note 89: En mars 1848, M. Sainte-Beuve écrivait: «La révolution +à laquelle nous assistons est sociale plus encore que politique; +l'acte de M. de Praslin y a contribué peut-être autant que les actes +de M. Guizot.» (Notes ajoutées à la nouvelle édition des _Portraits +contemporains_, t. I, p. 377.)] + +[Note 90: M. Doudan écrivait, le 27 juillet 1847, au prince Albert de +Broglie: «Les gens timides qui ont les oreilles fines disent qu'on +entend de sourdes rumeurs dans les bas-fonds de la société, que le +mécontentement est grand, et qu'un matin nous nous réveillerons en +révolution. Ou fait remarquer que ces grandes secousses arrivent +communément au moment qu'on s'y attend le moins, et, à ces signes, je +reconnais qu'en effet l'heure est venue.» (X. DOUDAN, _Mélanges et +lettres_, t. II, p. 120.)] + +[Note 91: Mme de Girardin écrivait, dans sa _Lettre parisienne_ du +11 juillet 1847: «Oh! que c'est ennuyeux! encore des révolutions! +Depuis quinze jours, on n'entend que des gémissements politiques, des +prédictions sinistres; déjà des voix lugubres prononcent les mots +fatals, les phrases d'usage, formules consacrées, présages des jours +orageux: L'horizon s'obscurcit!--Une crise est inévitable!--Une fête +sur un volcan!--Nous sommes à la veille de grands événements!--Tout +cela ne peut finir que par une révolution!--Les uns, précisant leur +pensée, disent: Nous sommes en 1830! Les autres, renchérissant sur +la prédiction, s'écrient: Que dites-vous? bien plus! nous sommes en +1790.» Et la chronique continuait sur ce ton. (_Lettres parisiennes +du vicomte de Launay_, t. IV, p. 259.)] + +[Note 92: Lettre du 18 août 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 93: _Oeuvres d'Alexis de Tocqueville_, t. VII, p. 231.] + +[Note 94: _Correspondance inédite d'A. de Tocqueville_, t. II, p. +132.] + +[Note 95: Cité dans un article de M. A. GIGOT, _Correspondant_ du 10 +décembre 1860.] + +Au premier rang de ceux qui ne voyaient pas le danger d'une +catastrophe prochaine, il faut nommer les membres du cabinet; ils ne +semblaient même pas douter de leur avenir ministériel. Leur sécurité +et leur confiance étonnaient les conservateurs les plus résolus. «Le +ministère, écrivait le maréchal Bugeaud à la date du 3 septembre, +paraît vouloir braver une autre session: c'est du courage! Car la +situation est mauvaise; l'esprit public se pervertit chaque jour par +les déclamations de la presse, qui s'appuie sur des faits malheureux +dont la portée est terriblement exagérée par l'esprit de parti[96].» +Le duc de Broglie, étant venu passer quelques jours à Paris, au +commencement de septembre, mandait à son fils qu'il n'avait découvert +dans le gouvernement aucune trace de découragement. «Je ne parle +pas du Roi et de M. Guizot, disait-il, qui ne sont point sujets à +cette faiblesse et qui m'ont paru tout aussi décidés, tout aussi +confiants que jamais; mais j'ai trouvé à peu près la même disposition +dans Duchâtel, bien qu'il ait toujours quelques ressentiments de +fièvre, et le reste du ministère ne demande qu'à bien faire[97].» Le +cabinet choisit même ce moment pour effectuer, dans sa composition +intérieure, un changement qui indiquait tout le contraire d'une +disposition à capituler. On sait pour quelles raisons, lors de la +formation du ministère du 29 octobre 1840, on avait attribué au +maréchal Soult la présidence du conseil: un grand nom guerrier +avait paru utile pour faire accepter au pays les sacrifices imposés +par la politique de paix, et il avait été jugé nécessaire de tenir +compte des préventions que les vaincus de la coalition gardaient +encore si vives contre M. Guizot. Depuis lors, bien que le temps eût +peu à peu effacé les circonstances passagères qui avaient justifié +cette combinaison, M. Guizot n'avait pas demandé à devenir le chef +nominal du ministère dont il portait la responsabilité. Il y avait +là cependant, pour lui, autre chose que la privation d'un titre; il +en résultait, dans l'exercice même du gouvernement, une gêne que +les caprices, l'humeur et la susceptibilité du maréchal n'étaient +pas toujours faits pour diminuer. M. Guizot se résignait à cette +gêne. Il ne voulait probablement pas qu'on l'accusât d'augmenter +les difficultés du gouvernement, pour se donner une satisfaction de +vanité personnelle. Peut-être aussi se rappelait-il ce qu'il lui en +avait coûté, sous le ministère du 11 octobre, dans des circonstances, +il est vrai, différentes, pour n'avoir pas supporté patiemment +certains inconvénients de la présidence du maréchal. Il laissa ainsi +passer près de sept années. Ce ne fut pas par sa volonté que cette +situation changea; ce fut par la volonté du maréchal, qui, accablé +par l'âge, pressé par sa famille, annonça la résolution formelle de +se retirer[98]. La place devenue ainsi vacante, M. Guizot n'avait +plus aucune raison de ne pas l'occuper; le désir du Roi et le +voeu unanime de ses collègues l'y appelaient; en face des périls +de l'heure présente, au lendemain d'une session où le cabinet +avait failli périr par défaut de cohésion, il paraissait utile d'y +fortifier le commandement intérieur. Une ordonnance du 19 septembre +1847 nomma donc M. Guizot président du conseil. L'un de ses premiers +actes fut de contresigner la décision conférant à son prédécesseur le +titre extraordinaire de maréchal général, qui n'avait été possédé, +avant lui, que par Turenne, Villars et Maurice de Saxe. M. Guizot, +en s'élevant si tard et après un si long exercice du pouvoir au +poste que M. Thiers avait déjà occupé deux fois, en 1836 et en 1840, +ne pouvait pas être accusé d'une prétention outrecuidante et d'une +ambition prématurée. L'opposition trouva cependant le moyen de crier +contre cette nomination; ce n'était pas sérieux; on pouvait discuter +s'il y avait lieu ou non de maintenir le ministère; mais du moment +qu'on le maintenait, il était naturel, logique, sincère de lui donner +pour président M. Guizot. + +[Note 96: _Le maréchal Bugeaud_, par D'IDEVILLE, t. III, p. 201.] + +[Note 97: Lettre du 15 septembre 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 98: Déjà, en 1845, par la même raison, le maréchal avait +déposé le portefeuille de la guerre; mais il avait conservé alors la +présidence du conseil.] + + +V + +Durant ce temps, que devenait la campagne réformiste? L'émotion +causée par l'affaire Praslin, si exploitée qu'elle fût par les +agitateurs, ne parut pas tout d'abord donner plus d'activité aux +banquets. «Pendant les deux premiers mois, a écrit quelque temps +après l'un des meneurs, nous eûmes peu de succès, et c'est à peine +si, à grand renfort d'articles de journaux, nous parvînmes à +organiser deux ou trois banquets.» On essaya de mettre en mouvement +les conseils généraux. Huit ou neuf au plus émirent des voeux en +faveur de la réforme ou demandèrent des mesures contre la corruption +régnante[99]. Ce fut seulement vers la fin de septembre que toutes +ces excitations commencèrent à avoir raison de l'indifférence du +public. À force de secouer des torches sur ce bois vert, on était +parvenu à l'enflammer. Une fois allumé, le feu se propagea assez +rapidement. Dans les derniers jours de septembre et pendant le mois +d'octobre, beaucoup de villes, grandes ou petites, eurent leurs +banquets, imités de celui du Château-Rouge. + +[Note 99: Citons, par exemple, dans ce dernier ordre d'idées, cette +délibération du conseil général du Nord: «Le conseil général, +douloureusement affligé des scandales qui, depuis quelque temps, se +sont révélés dans diverses parties du service public, émet le voeu +que le gouvernement se montre animé, dans le choix de ses agents, +de ces sentiments de probité et de haute moralité qui seuls peuvent +donner à l'administration cette influence légitime qu'elle doit +exercer dans l'intérêt de tous.»] + +Ce n'était certes pas un mouvement spontané et profond. Le secrétaire +du Comité central, chargé de la correspondance, M. Élias Regnault, +a écrit après coup: «On ne saurait croire combien l'agitation des +banquets fut superficielle et factice; il faudrait, pour cela, +consulter les correspondances du Comité central; on y verrait quelles +difficultés présentait l'organisation des banquets de province[100].» +Le public de ces réunions se composait de deux éléments fort +différents: quelques hommes de parti, généralement d'opinions très +avancées; beaucoup de curieux qui voyaient là une distraction à la +monotonie de leur vie de province. Les toasts, les discours ne se +composaient que de banalités violentes. Pour être au ton, il fallait +accuser le gouvernement de «croupir dans la fainéante quiétude +d'un égoïsme repu» et de «noyer le sentiment public dans une mare +d'indignité et de corruption». Certains orateurs se transportaient +d'une ville à l'autre. «Ce qui attirait surtout aux banquets les +électeurs des campagnes, rapporte encore M. Élias Regnault, c'était +la présence annoncée d'un député de renom; et M. Odilon Barrot +remplissant alors les journaux de ses harangues, chaque ville le +demandait, l'exigeait à son tour; chaque correspondant écrivait au +Comité qu'il n'y avait pas à songer au banquet, si l'on n'envoyait M. +Odilon Barrot. Mais M. Barrot ne pouvait pas être partout à la fois. +Le Comité central offrait alors d'autres noms, accueillis ou rejetés +par le comité local, qui souvent les marchandait au poids et à la +qualité.» On ne pouvait, du reste, reprocher à M. Odilon Barrot de se +ménager: il figura dans plus de vingt banquets, toujours convaincu de +l'importance et de la solennité de son rôle, inconscient du mal qu'il +faisait. Son habit bleu et son pantalon gris étaient bien connus du +public de ces réunions; l'heure du discours était-elle venue, il +prenait des poses de tribun, croisait ses bras, agitait sa tête et +lançait avec véhémence des phrases toutes faites sur la corruption du +dedans et les humiliations du dehors, sur les empiétements du pouvoir +royal et la Sainte-Alliance des peuples[101]. + +[Note 100: _Histoire du gouvernement provisoire._] + +[Note 101: Ainsi apparut-il à M. Maxime du Camp. (_Souvenirs de +l'année_ 1848, p. 42.)] + +Au sein même de l'opposition, les esprits un peu délicats et sincères +avaient peu de goût pour cette parade. Un jeune républicain, M. +Lanfrey, écrivait alors à un de ses amis: «Je ne te cèlerai pas que +j'abhorre le genre banquet... De tous les charlatans et de tous les +déclamateurs, les charlatans et les déclamateurs démocratiques sont, +de beaucoup, les plus terribles. Je hais les factieux, ce qui ne veut +pas dire que je n'aime pas les grands révolutionnaires. J'appelle +factieux ces êtres sans dignité qui, sans avoir seulement raisonné +leurs convictions, font de l'opposition entre la poire et le fromage, +au milieu des fumées du vin, et qui n'injurient que parce qu'ils +peuvent injurier sans danger. Ils ont, en général, de grosses faces +réjouies qui jurent avec leurs sombres discours, et sont les ennemis +personnels de M. le maire, de M. le préfet ou de M. le député qui +ont refusé de pousser leurs fils. Voilà les gens qui peuplent les +banquets. Aussi le peuple est-il très sceptique à leur endroit, et +ce n'est pas sans ironie qu'il voit défiler la procession de ces +messieurs[102].» Ce scepticisme n'eût-il pas été plus grand encore, +si l'on avait pu alors deviner que, parmi les plus animés contre le +«pouvoir personnel», parmi les plus ardents à se plaindre de ne pas +respirer assez librement sous le despotisme de Louis-Philippe, se +trouvaient plusieurs futurs fonctionnaires ou même futurs ministres +de Napoléon III; tel, pour n'en citer qu'un, M. Abbatucci, député du +Loiret et président de chambre à la cour d'Orléans, qui s'écriait, +au banquet de cette ville: «Eh quoi! après soixante ans de luttes +arrosées de tant de sang et de tant de larmes, après deux révolutions +glorieuses et sans égales dans les fastes du monde, en serions-nous +encore réduits à nous demander si la pratique réelle, sincère, du +gouvernement représentatif est possible?» Ce même M. Abbatucci, +quatre ans plus tard, au lendemain du 2 décembre, acceptait le +ministère de la justice. + +[Note 102: Lettre citée par le feu comte d'Haussonville dans un +article sur M. Lanfrey. (_Revue des Deux Mondes_, 1er septembre 1880, +p. 26.)] + +Plus les banquets se multipliaient, plus l'élément révolutionnaire +y prenait d'importance. Les dynastiques n'avaient pas prévu +cette conséquence, pourtant inévitable, de leur alliance avec +les radicaux. Ils avaient été probablement induits en erreur par +certains souvenirs. Quand il s'était agi de coalitions purement +parlementaires, les députés de l'extrême gauche, qui, dans la +Chambre, se savaient peu nombreux et sans crédit, avaient été le plus +souvent réduits à se mettre derrière l'opposition constitutionnelle, +et celle-ci avait pu croire qu'elle se servait d'eux plus qu'elle +ne les servait. Mais tout autre était la situation, du moment où +l'on sortait sur la place publique, où l'on provoquait une agitation +populaire; alors le premier rôle passait forcément aux vrais +agitateurs, c'est-à-dire aux radicaux; à leur tour de se sentir +sur leur terrain et de prendre la tête du mouvement. Un fait entre +plusieurs manifestait leur prépondérance: dans le plus grand nombre +des banquets, comme naguère au Château-Rouge, aucun toast n'était +porté au Roi; omission d'autant plus significative qu'elle était +soulignée par les polémiques de la presse. Lorsqu'on avait décidé +d'organiser des banquets en province, les dynastiques s'étaient +bornés à convenir plus ou moins explicitement avec les radicaux que +«cette question du toast resterait subordonnée aux circonstances +locales, et que la santé du Roi serait ou ne serait pas portée, +selon l'esprit particulier de chaque localité[103]». Au fond, +d'ailleurs, l'exclusion de tout hommage à la couronne, si elle était +contraire aux principes de ces députés, était en harmonie avec leurs +passions du moment. N'étaient-ils pas alors en lutte directe avec +le Roi lui-même? «Il nous paraissait, a avoué l'un d'eux, qui était +pourtant nettement monarchiste, qu'il n'y avait ni sincérité ni +dignité à placer sous l'invocation du nom du Roi une manifestation +dirigée contre le gouvernement personnel.» + +[Note 103: M. Odilon Barrot dit, dans ses _Mémoires_ (t. I, p. 463): +«Le toast au Roi ne fut ni exclu ni imposé.»] + +Pendant que la monarchie était exclue des banquets, on laissait +le socialisme y prendre place plus ou moins ouvertement. À +entendre ceux qui développaient le toast presque partout porté «à +l'amélioration du sort des classes laborieuses», il semblait que +le mot «réforme» impliquât la réforme de la propriété et de toute +la société bourgeoise; aussi bien, n'était-ce pas la conséquence +logique de tant de déclamations sur la corruption de cette société? +Au banquet de Saint-Quentin, sous la présidence de M. Odilon Barrot, +M. Considérant portait un toast «à l'organisation progressive de la +fraternité dans l'humanité», et l'on sait ce qu'entendait par là le +principal apôtre du fouriérisme. Au banquet d'Orléans, un député +républicain, d'ordinaire plus modéré, M. Marie, faisait, entre les +vertus, les souffrances, l'infériorité politique des ouvriers, et les +richesses, l'égoïsme, la corruption, les privilèges de l'aristocratie +bourgeoise, des antithèses que M. Louis Blanc n'eût pas désavouées et +qui ressemblaient fort à un cri de guerre sociale. + +Si M. Odilon Barrot et ceux de ses amis qui s'étaient jetés avec lui, +tête baissée, dans cette campagne, ne paraissaient pas s'inquiéter +du tour de plus en plus révolutionnaire qu'elle prenait, il n'en +était pas de même de tous les membres de l'opposition dynastique. M. +Léon Faucher, qui avait participé d'abord à quelques banquets, se +retira en voyant ce qu'ils devenaient[104]. D'autres, tels que MM. +de Tocqueville, Billault, Dufaure, s'étaient abstenus dès le premier +jour[105]. Ce qui était survenu depuis les avait confirmés dans +leur abstention et leur défiance. M. Dufaure se crut même obligé de +manifester hautement son blâme; invité, en octobre, à présider le +banquet de Saintes, il refusa par lettre publique. «Lorsqu'au mois de +juin dernier, disait-il, le premier banquet réformiste a été préparé +à Paris, nous avons prévu, mes amis et moi, qu'il aurait un autre +caractère politique que celui que nous voulions lui donner; nous +avons refusé d'y assister; l'événement a justifié nos prévisions.» La +presse de gauche, fort irritée de cette lettre, riposta en reprochant +amèrement à M. Dufaure «ses susceptibilités», «son orgueil», «son +esprit faux et étroit». Faut-il croire qu'à cette époque, M. Dufaure, +dégoûté de la gauche, tendait à se rapprocher du cabinet? Ce qui est +certain, c'est que M. Guizot avait alors quelque velléité de créer ce +ministère de l'Algérie que M. Dufaure avait demandé dans le rapport +fait, en 1846, au nom de la commission des crédits, et qu'il songeait +à le lui offrir[106]. + +[Note 104: Léon FAUCHER, _Biographie et correspondance_, t. I, p. +208.] + +[Note 105: On se rappelle qu'au banquet du Château-d'Eau, sur 154 +députés invités, 86 seulement avaient accepté.] + +[Note 106: M. Guizot en avait parlé à M. le duc d'Aumale, au moment +de sa nomination au gouvernement de l'Algérie, et lui avait demandé +s'il y aurait quelque objection.] + +Il ne faudrait pas croire cependant que tous les députés qui ne +prenaient pas part aux banquets, les désapprouvassent. Quelques-uns +ne s'abstenaient que pour ménager leur situation ou tenir compte de +certaines convenances. M. de Rémusat, par exemple, jugeait qu'ayant +été ministre du Roi, il ne pouvait prendre une part personnelle à +cette campagne, mais il «encourageait ceux qui, plus libres que lui, +s'y étaient engagés[107]». C'était aussi un peu le cas de M. Thiers. +Au fond, sans doute, il n'augurait pas grand'chose de bon de cette +agitation, et il laissait volontiers à M. Odilon Barrot la gloire +de parader sur les tréteaux des banquets[108]. Mais il veillait bien +à ce que, du moins à gauche, son abstention ne fût pas interprétée +comme un blâme; causait-il avec les agitateurs, il déclarait être +de coeur avec eux et leur donnait à entendre que, s'il se tenait à +l'écart, c'était pour leur laisser plus de liberté. «Ma présence, +leur disait-il sur un ton de confidence, pourrait être une gêne pour +les orateurs, sinon les discours de ces derniers pourraient être +une gêne pour moi.» On racontait ce propos de M. Odilon Barrot: «M. +Thiers ne figure pas comme convive dans nos banquets, mais il en +est le cuisinier.» Parmi ceux qui ne se mêlaient pas à l'agitation +réformiste, il faut aussi nommer M. de Lamartine. Convié, à raison +même du retentissement qu'avait eu la réunion de Mâcon, à présider +plusieurs banquets, il s'y refusa. «Le rôle de courrier national ne +me convient pas, écrivait-il à un de ses amis; je voudrais m'en tenir +à Mâcon.» Ce n'était, certes, de sa part, ni timidité ni scrupule +conservateur; c'était répugnance à prendre place dans une campagne +qu'il ne commandait pas. + +[Note 107: C'est ce que dit expressément M. Duvergier de Hauranne, +dans l'article qu'il a publié sur M. de Rémusat. (_Revue des Deux +Mondes_ du 15 novembre 1875, p. 347.)] + +[Note 108: M. Thiers disait à M. Nisard, le 24 février 1848: «J'ai +laissé la conduite des banquets à Barrot. C'est l'homme de ces +choses-là, parce qu'il est...» M. Nisard, tout en taisant le mot +dont s'était servi M. Thiers, dit que le terme qui s'en rapprochait +le plus était celui de «simple d'esprit». (_Ægri somnia_, ouvrage +posthume de M. Nisard.)] + + +VI + +Les radicaux extrêmes, ceux que représentaient à la Chambre M. +Ledru-Rollin et dans la presse la _Réforme_[109], ne s'étaient +pas jusqu'alors mêlés à la campagne des banquets; l'objet leur +en paraissait mesquin, les conditions suspectes. Ils n'avaient +pas manqué, fidèles en cela à la tradition jacobine, d'accuser +de trahison les républicains qui, sous prétexte de poursuivre +une réforme illusoire, consentaient à donner la main à des +monarchistes. Cependant, au bout de quelque temps, ils se prirent à +regretter de n'avoir point de part à une agitation qui devenait si +révolutionnaire, et ils cherchèrent une occasion de sortir de leur +abstention. Un banquet était annoncé à Lille, sous la présidence +de M. Odilon Barrot, pour le 7 novembre 1847. Parmi les membres du +comité local était un journaliste de province, alors peu connu, +mais qui devait acquérir une sinistre notoriété lors de la Commune +de 1871; il s'appelait Charles Delescluze. Sur sa proposition, +une invitation fut adressée à MM. Ledru-Rollin et Flocon. Ceux-ci +l'acceptèrent; seulement, pour n'avoir pas l'air d'adhérer à ce +qu'ils avaient blâmé, ils firent annoncer avec fracas par la +_Réforme_ que, s'ils se rendaient au banquet de Lille, c'était pour y +relever un drapeau que d'autres avaient abaissé. + +[Note 109: Sur la fondation de la _Réforme_, voir plus haut, t. VI, +p. 3 et 4.] + +Si habitué que fût M. Odilon Barrot à tout supporter, il s'effaroucha +de l'adhésion de M. Ledru-Rollin et des commentaires de la _Réforme_. +On eût dit que cet incident lui révélait tout d'un coup des +périls auxquels jusqu'alors il n'avait pas songé. Comme le disait +plaisamment la _Revue des Deux Mondes_, «il se frotta les yeux et +s'aperçut que, depuis trois ou quatre mois, on le faisait dîner +avec la République». C'était un peu tard pour faire ses conditions: +il l'essaya cependant. Il n'alla pas jusqu'à exiger un toast au +Roi, mais il demanda qu'on ajoutât à celui qui devait être porté +«à la réforme électorale et parlementaire», ces mots: «comme moyen +d'assurer la pureté et la sincérité des institutions de Juillet». +Par cette phrase, sans oser nommer la monarchie, on en reconnaissait +implicitement l'existence. Le chef de la gauche était convaincu que +personne n'hésiterait à payer d'une si petite concession le grand +avantage de sa présence et de sa parole. Aussi fut-il fort surpris +et mortifié, quand les commissaires du banquet, toujours poussés +par M. Delescluze, lui répondirent par un refus. Il déclara que ses +amis et lui n'assisteraient pas au banquet. On se passa d'eux. M. +Ledru-Rollin, resté maître du terrain et devenu l'orateur principal +de la cérémonie, se livra, dans un toast «aux travailleurs», à +des déclamations aussi creuses que sonores sur les souffrances +du peuple. Puis, s'élevant contre ceux qui, après avoir découvert +dans la société actuelle des «plaies honteuses», n'offraient pour +y remédier que des «demi-mesures», des «petits moyens», il donna +à entendre que seule une grande révolution pouvait tout purifier. +«Parfois aussi, s'écriait-il, les flaques d'eau du Nil desséché, les +détritus en dissolution sur ses rives apportent la corruption et +l'épidémie; mais que l'inondation arrive, le fleuve, dans son cours +impétueux, balayera puissamment toutes ces impuretés, et, sur ses +bords, resteront déposés des germes de fécondité et de vie nouvelle.» + +La mésaventure de M. Barrot fut très remarquée. Tandis que les +promoteurs originaires de la campagne des banquets en étaient assez +penauds, les conservateurs se réjouissaient de voir ainsi justifiés +tous les avertissements qu'ils avaient donnés aux dynastiques. «Il +vous restait une dernière humiliation à subir, disait le _Journal +des Débats_ à M. Odilon Barrot et à ses amis, celle d'être chassés +de vos propres banquets. Celle-là même ne vous a pas manqué... +Avoir fait tant de bruit des banquets réformistes, pour venir, +un jour, soi-même, dans un moment de repentir ou de peur, faire +éclater le secret de ces réunions dangereuses! Cela n'a pas besoin +de commentaires. M. Odilon Barrot est et sera toujours le même. La +scène de Lille s'est déjà répétée vingt fois dans sa vie. Il avance +jusqu'au bord de la sédition, et quand enfin il aperçoit l'abîme sous +ses pieds, alors, nous en convenons, il a du courage pour reculer, +incapable d'aller jusqu'au bout du mal qu'il voit, mais trop capable, +hélas! de ne voir le mal que lorsqu'il est fait... Cela n'empêche +pas qu'à la première occasion, M. Odilon Barrot recommencera. Aucune +expérience ne lui apprendra qu'il n'y a rien à faire, avec les partis +violents, que de la violence.» + +Le _Journal des Débats_ ne se trompait pas: dans ce qui venait de +se passer, M. Odilon Barrot et ses amis ne virent aucune raison +d'interrompre ou de ralentir leur campagne. La passion les +poussait, et surtout leur amour-propre était engagé. Pour eux, même +après l'échec que leur avait infligé M. Ledru-Rollin, l'ennemi à +combattre était toujours le gouvernement. Un moment du moins, on put +croire qu'ils se feraient désormais une loi d'exiger le toast au +Roi: quelques jours plus tard, dans le banquet d'Avesnes, présidé +par M. Barrot, la santé du «roi constitutionnel» était portée +avec quelque solennité; mais, peu après, on retrouvait le même M. +Barrot aux banquets de Valenciennes et de Béthune, où les radicaux +excluaient toute allusion à la monarchie; les toasts au Roi ou +seulement aux «institutions de Juillet» devinrent encore plus rares +qu'ils ne l'avaient été avant l'incident de Lille. En même temps, +les dynastiques laissaient tenir devant eux un langage ouvertement +révolutionnaire. À Béthune, en présence de M. Odilon Barrot, un +orateur, après avoir accusé le gouvernement d'avoir trahi ses +serments, s'écriait: «Le peuple n'a pas donné sa démission. Il peut +revenir sur la place publique et dire: «Je puis toujours porter la +main sur la couronne que je donne, la briser et en jeter encore les +débris aux flots de Cherbourg.» À Castres, sous la présidence de M. +de Malleville, député du centre gauche, vice-président de la Chambre, +ancien sous-secrétaire d'État pendant le ministère du 1er mars, un +toast absolument socialiste était porté à «l'organisation du travail». + +La faiblesse des dynastiques ne pouvait qu'enhardir les radicaux +extrêmes à pousser plus avant dans la voie où, dès le premier pas, +à Lille, ils avaient remporté un si complet succès. Dans la seconde +moitié de novembre et au cours du mois de décembre, ils organisent, +à Dijon, à Autun, à Chalon-sur-Saône, plusieurs banquets où ils +sont absolument les maîtres. Les orateurs de ces réunions sont MM. +Louis Blanc, Étienne Arago, Beaune et surtout M. Ledru-Rollin, qui +s'applique de plus en plus à prendre les allures d'un tribun et +qui se plaît à faire entrevoir, comme dans un nuage menaçant, la +révolution prochaine. «Une invisible volonté, dit-il, va semant dans +les hautes régions d'humiliantes catastrophes!... Messieurs, quand +les fruits sont pourris, ils n'attendent que le passage du vent pour +se détacher de l'arbre.» Dans ces banquets, le socialisme a sa place +réservée à côté du jacobinisme; la formule adoptée est: «Révolution +politique comme moyen, révolution sociale comme but.» Tout est à +la glorification de 1793; on porte des toasts à la Convention, à +laquelle on ne reproche que d'avoir été trop bourgeoise; on se +proclame montagnard; on copie le langage et les poses des hommes de +la Terreur; on invoque les _Droits de l'homme et du citoyen_ tels +que les a formulés Robespierre. En même temps, les attaques ne sont +pas ménagées aux hommes de la gauche dynastique; on rappelle que M. +Odilon Barrot a été «volontaire royal» en 1815; «il a beau faire, +ajoute-t-on, il n'arrêtera pas le char de la révolution; il en sera +écrasé.» M. Flocon, après avoir fait la critique des doctrines +parlementaires, s'écrie: «Est-ce là ce que vous voulez aussi? Non, +n'est-ce pas? Eh bien, donc, à vos tentes, Israël! Chacun sous son +drapeau! Chacun pour sa foi! La démocratie, avec ses vingt-cinq +millions de prolétaires qu'elle veut affranchir, qu'elle salue du nom +de citoyens, frères, égaux et libres! L'opposition bâtarde, avec ses +monopoles et son aristocratie du capital! Ils parlent de réformes; +ils parlent du vote au chef-lieu, du cens à cent francs! Nous +voulons, nous, les _Droits de l'homme et du citoyen_!» + +Ainsi maltraités par les radicaux extrêmes, les dynastiques +continuaient-ils du moins à être secondés par les radicaux +parlementaires avec lesquels ils avaient organisé et commencé la +campagne? Compter sur ces derniers eût été mal connaître ce que, +de tout temps, les girondins ont été en face des montagnards. +Les radicaux parlementaires furent beaucoup plus intimidés par +les violences de M. Ledru-Rollin et de ses amis, qu'ils ne s'en +montrèrent indignés. Ils se justifièrent humblement de leur alliance +momentanée avec les opposants constitutionnels, en donnant à entendre +qu'ils n'avaient eu d'autre but que de les entraîner et de les +compromettre; c'était la cause républicaine qu'ils se faisaient +honneur d'avoir servie par cette alliance. En même temps, comme +s'ils avaient été gênés de se montrer de nouveau dans cette compagnie +suspecte, ils organisaient, en plusieurs endroits, des banquets +tout à eux, où nulle part n'était faite à la monarchie ni aux +monarchistes, et ils y redoublaient de violence révolutionnaire. + +Être abandonnés par les radicaux parlementaires après avoir été +repoussés par les radicaux révolutionnaires, c'était pour les meneurs +de l'opposition dynastique un gros mécompte. Si cette rupture se +confirmait, tout leur plan de campagne était ruiné, et ils se +trouvaient faire bien piteuse figure devant ce public auquel ils +s'étaient présentés à l'origine comme les chefs d'une redoutable +coalition. Ils résolurent donc de tenter un suprême effort pour +conjurer ce péril. Un dernier banquet était annoncé à Rouen, pour +le 25 décembre. Il fallait à tout prix que radicaux et dynastiques +s'y montrassent dans le même accord qu'au Château-Rouge, et que +l'opposition s'y replaçât sur un terrain à peu près constitutionnel. +Sous l'empire de cette préoccupation, MM. Odilon Barrot et Duvergier +de Hauranne se mirent en rapport avec le comité rouennais, présidé +par M. Senard et composé en majorité de républicains modérés. Ils +purent croire d'abord être arrivés à leurs fins. Après pourparlers, +il fut convenu: 1º qu'il n'y aurait pas de toast spécial au Roi; 2º +qu'on unirait dans le même toast la souveraineté nationale et les +«institutions fondées en juillet 1830». Les dynastiques, suivant +leur habitude, s'étaient montrés peu exigeants. Quelques-uns de +leurs amis trouvèrent qu'ils ne l'avaient pas été assez; n'admettant +pas, après tout ce qui s'était passé, qu'on n'osât pas nommer +expressément le Roi, ils se retirèrent. D'un autre côté, les radicaux +extrêmes, mécontents qu'on mentionnât les «institutions de Juillet», +déclarèrent qu'ils ne prendraient pas part au banquet. MM. Barrot et +Duvergier de Hauranne s'inquiétaient peu de cette double retraite, +surtout de la seconde, s'ils demeuraient d'accord avec leurs premiers +alliés du Château-Rouge, les radicaux parlementaires. Or, cet accord +n'était-il pas assuré, puisque le comité avec lequel ils avaient +négocié et traité était précisément de nuance républicaine? Aussi, +grand fut leur désappointement quand, à la dernière heure, M. +Garnier-Pagès fit demander la suppression du toast constitutionnel. +Sur la réponse faite par M. Senard, que tous les arrangements +pris étaient déjà connus du public et qu'il n'était plus temps +de les modifier, les radicaux parlementaires signifièrent qu'ils +s'abstiendraient. Vainement MM. Barrot et Duvergier de Hauranne, +très troublés de cette résolution, s'efforcèrent-ils de la faire +abandonner; vainement exposèrent-ils aux défectionnaires que leur +conduite rendait impossible la continuation de la campagne des +banquets, ils échouèrent complètement; MM. Garnier-Pagès et Pagnerre, +avec lesquels ils eurent une longue conférence, ne contestèrent pas +la justesse des arguments qu'on leur opposait; «mais, ajoutèrent-ils, +la _Réforme_, par ses attaques, nous a nui dans l'esprit de nos +amis, et nous craindrions, si nous allions à Rouen avec vous, que +M. Ledru-Rollin n'en profitât pour nous dérober une partie de +notre armée; il vaut mieux nous abstenir, afin de conserver notre +influence». Pour être privé de la présence des députés radicaux, le +banquet de Rouen n'en fut pas plus modéré. Les députés du centre +gauche et de la gauche dynastique y prononcèrent des discours +particulièrement âpres et violents. Ils semblaient s'être fait un +point d'honneur de montrer que leurs déboires du côté du parti +radical n'avaient en rien atténué ni découragé leur opposition contre +le gouvernement. + +On s'était flatté que le banquet de Rouen rétablirait l'union +entre les agitateurs: il avait au contraire manifesté avec éclat +l'impossibilité de cette union; loin d'avoir diminué les désaccords, +il les avait multipliés. La démonstration était décisive. La +coalition, sur l'existence de laquelle était fondé tout le plan +de l'opposition, se trouvait définitivement dissoute, et cette +dislocation mettait nécessairement fin à la campagne, telle que +l'avaient conçue ses promoteurs. Ceux-ci étaient les premiers à +en convenir, au moins tout bas. M. Odilon Barrot et ses amis se +voyaient réduits à l'alternative, ou de se laisser mettre hors du +mouvement qu'ils avaient suscité dans l'espérance de le conduire, +ou de demeurer, devant le public, les témoins, les assistants, les +cautions d'une entreprise de renversement qui allait à l'encontre de +toutes leurs convictions. Avouer, en se retirant, qu'ils avaient été +dupes, ou, en continuant, accepter d'être complices, ils ne pouvaient +échapper à ce dilemme. Aussi furent-ils bien aises qu'à ce moment +même l'ouverture de la session, fixée au 28 décembre, leur fournît, +pour interrompre leurs manifestations extraparlementaires, une +explication qui ne fût pas l'aveu de leur impuissance. + +Du commencement de juillet à la fin de décembre 1847, la campagne +des banquets avait duré six mois; très languissante au début, elle +n'était devenue un peu active que depuis la fin de septembre. Le +nombre total des banquets avait été d'environ soixante-dix, celui +des convives d'à peu près dix-sept mille. Tout ce mouvement n'avait +pas été sans effet: à la longue, on était ainsi parvenu à donner +quelque retentissement à ce mot de «réforme» qui, au début, laissait +l'opinion si froide. Pour n'être pas le résultat naturel et spontané +des voeux et des besoins du peuple, l'agitation n'en était pas moins +réelle. Les conservateurs ne pouvaient plus en nier l'existence. Le +_Journal des Débats_, qui, lors des premiers banquets de province, +avait affecté de les ignorer, tant il les jugeait insignifiants, qui, +un peu plus tard, n'y avait trouvé matière qu'à raillerie, avait été +obligé, vers la fin de l'année, de les prendre plus au sérieux, et il +les dénonçait avec une émotion qui trahissait quelque alarme. Quant +aux ministres, ils en étaient venus à se demander s'il n'aurait pas +mieux valu user de leur droit d'interdiction; plusieurs de leurs amis +leur reprochaient de ne l'avoir pas fait. + +À un certain point de vue, les promoteurs des banquets semblaient +donc être arrivés à leurs fins. Mais à quel prix? Pour remuer +l'opinion, nous les avons vus employer des procédés, nouer des +alliances, mettre en mouvement des idées d'une portée redoutable +et étrangement disproportionnée avec la réforme très limitée +qu'ils disaient poursuivre. Ils étaient allés répétant que la +liberté, la fortune, l'honneur, la probité de la nation étaient +compromis, que tout était corruption dans le gouvernement et la +société régnante; ils avaient dirigé leurs attaques contre le Roi +lui-même, l'accusant d'avoir menti aux promesses de son avènement +et de chercher à établir son pouvoir personnel par une sorte de +coup d'État sournois; tout cela, ils ne l'avaient pas dit dans +l'enceinte plus ou moins fermée d'un parlement, devant un auditoire +relativement capable de discuter et de juger; ils l'avaient crié +en quelque sorte sur toutes les places publiques de France, devant +une foule prête, par sottise ou passion, à prendre à la lettre les +déclamations oratoires. S'étaient-ils imaginé que cette foule, une +fois convaincue de la vérité de telles accusations, en conclurait +uniquement à la convenance de faire quelques modestes additions à la +liste électorale? La logique populaire a de bien autres exigences. +Surtout en France, avec notre passé de révolutions successives, en +face d'un régime issu lui-même des journées de Juillet, il ne pouvait +y avoir à toutes ces accusations qu'une conclusion: c'était de jeter +bas un gouvernement si malfaisant et si malhonnête. Dans la mesure où +les agitateurs avaient action sur l'opinion, ils l'avaient poussée, +ou tout au moins préparée à une révolution. Aussi bien, dans les +banquets eux-mêmes, cette idée d'une révolution possible, désirable, +nécessaire, était-elle apparue de jour en jour plus menaçante, +plus audacieuse, et les radicaux avaient-ils fini par prendre +manifestement la tête du mouvement. Des monarchistes avaient ainsi +fourni à la république ce qui, dans l'état des institutions et des +moeurs, lui avait manqué jusqu'alors: une tribune et un auditoire. + + + + +CHAPITRE III + +LA FRANCE ET L'ANGLETERRE + +EN ESPAGNE, EN GRÈCE, EN PORTUGAL ET SUR LA PLATA. + +(1847-1848) + + I. Hostilité persistante de lord Palmerston. Le duc de + Broglie ambassadeur à Londres. Sa façon de traiter avec + lord Palmerston.--II. Attitude volontairement réservée du + gouvernement dans les affaires espagnoles. Intrigues de Bulwer + et scandales du palais de Madrid. Précautions prises par M. + Guizot contre un divorce de la Reine. Retour de Narvaez au + pouvoir. Échec de la diplomatie anglaise.--III. En Grèce, lord + Palmerston cherche à renverser Colettis. Difficultés qu'il lui + suscite. Le gouvernement français défend le ministre grec. + Habileté de Colettis. Sa mort. Attitude plus réservée de la + diplomatie française.--IV. La guerre civile en Portugal. Lord + Palmerston, après avoir repoussé la coopération de la France, + est obligé de l'accepter. À la Plata, le plénipotentiaire + anglais dénonce arbitrairement l'action commune avec la France. + Lord Palmerston, qui avait d'abord approuvé son agent, est + contraint de le désavouer. + + +I + +On sait tout ce que, dans les derniers mois de 1846 et dans les +premiers de 1847, lord Palmerston avait tenté, soit à Madrid, soit +auprès des puissances continentales, pour se venger des mariages +espagnols[110]. Partout il avait échoué. Allait-il enfin prendre son +parti des faits accomplis et renoncerait-il à continuer la guerre +diplomatique qu'il nous avait déclarée? Non, ses premiers insuccès +n'avaient fait qu'exaspérer son ressentiment, et, plus que jamais, +il était résolu à chercher toutes les occasions de faire du mal à +la France. Sans doute, parmi les hommes politiques d'Angleterre +et jusque dans le sein du cabinet, il en était plusieurs que cet +acharnement fatiguait, inquiétait, et qui eussent volontiers vu se +produire une certaine détente. Mais que pesaient leurs velléités +conciliatrices devant la décision passionnée de lord Palmerston? + +[Note 110: Voir plus haut, t. VI, ch. V et VI.] + +Cette rancune persistante du secrétaire d'État rendait inefficaces +toutes les démarches faites du dehors pour amener un rapprochement +entre les deux cours. Le roi des Belges, cependant, ne se lassait pas +d'aller de l'une à l'autre, dans l'espoir de mettre fin à un conflit +qui l'alarmait de plus en plus, et pour l'Europe en général, et pour +la Belgique en particulier[111]. Fort écouté de la reine Victoria, +sa nièce, non moins apprécié de Louis-Philippe, son beau-père[112], +il était mieux placé que personne pour s'entremettre. Il l'essaya, +à deux reprises, en février 1847, puis en mai, mais ne parvint à +nous offrir qu'une transaction fondée sur le sacrifice des droits +éventuels de la duchesse de Montpensier à la couronne d'Espagne[113]. +Le gouvernement français ne pouvait y consentir. Louis-Philippe le +fit comprendre amicalement à son gendre et insista pour qu'il ne le +compromît pas par des ouvertures sans chance d'aboutir: «Vous en avez +fait assez, lui écrivit-il le 2 mai, en vous efforçant de rectifier +les idées aussi fausses qu'injustes qui ont amené la cessation d'une +intimité personnelle à laquelle j'attachais beaucoup de prix et que +je regrette vivement, mais sur laquelle je préfère que mon fidèle ami +ne dise plus rien que cela. Je crois que c'est le _germanisme_ qui +domine à Windsor, et que l'intimité avec Berlin, qui n'est peut-être +pas celle pour laquelle la reine Victoria aurait eu le plus de +penchant, est celle qu'on aime mieux cultiver[114].» + +[Note 111: Voir les lettres écrites, le 25 février et le 6 +avril 1847, par le roi Léopold à son neveu, le duc régnant de +Saxe-Cobourg-Gotha. (_Aus meinem Leben und aus meiner Zeit_, von +ERNST II, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 175 et 181.) J'ai +déjà eu, du reste, occasion de noter ces préoccupations chez le roi +des Belges. (Voir plus haut, t. VI, p. 283.)] + +[Note 112: Louis-Philippe prisait si haut l'esprit politique du roi +des Belges, que, vers la fin de son règne, en face des difficultés +croissantes de la situation, il songea à confier à ce prince la +régence de la France, pendant la minorité de son petit-fils. Il eut, +à ce sujet, avec lui, une correspondance, mais on ne s'entendit pas. +«Eh bien, disait assez irrévérencieusement Léopold, en causant de +cette affaire avec son neveu, le duc régnant de Saxe-Cobourg, que le +bon vieux monsieur mange sa soupe lui-même!» (_Aus meinem Leben_, +etc., t. I, p. 184.) Le roi des Belges, esprit plus avisé que tendre, +ne se piquait pas de dévouement envers son beau-père; il cherchait +plus à l'exploiter qu'il n'était disposé à le servir, et il ne le +ménageait pas, quand il se trouvait avec d'autres Cobourg.] + +[Note 113: Lettre de Louis-Philippe au roi des Belges, en date du 16 +février 1847, publiée par la _Revue rétrospective._--Lettre de M. +Désages à M. de Jarnac, du 3 mai 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 114: _Revue rétrospective._] + +Le gouvernement français savait donc à quoi s'en tenir sur +l'impossibilité de rétablir, pour le moment, l'entente cordiale. Il +ne voulut, néanmoins, rien négliger de ce qui pouvait limiter les +conséquences du différend. M. de Sainte-Aulaire, qui représentait +la France, outre-Manche, depuis 1841, fatigué par l'âge et aussi +quelque peu dégoûté des procédés du _Foreign office_, demandait +instamment à se retirer: Londres lui était devenu, disait-il, un +«véritable purgatoire». M. Guizot pria le duc de Broglie de prendre, +pour un temps, la succession de M. de Sainte-Aulaire; nul nom ne lui +paraissait mieux fait pour flatter l'opinion anglaise et en imposer à +lord Palmerston; on se rappelait d'ailleurs, à Paris, quel avait été +le succès d'une première mission du duc, en 1845, pour le règlement +du droit de visite. M. de Broglie accepta par patriotisme, non par +goût; il exposait ainsi ses motifs, dans une lettre à son fils: «Si +Palmerston n'a personne devant lui, il fera tout ce qui lui plaira; +si on lui fournit l'occasion de rappeler lord Normanby et de placer +la France et l'Angleterre dans la position où se trouvent, depuis +quatre ans, la France et la Russie, il la saisira avec empressement. +Il y a nécessité de lui tenir tête, de donner courage à ceux qui lui +tiennent tête, de lui enlever l'opinion qu'il a ameutée contre la +France et qui commence à nous revenir. C'est là ce qui m'a décidé. +La mission que je vais remplir pendant quelque temps est précisément +de même nature que celle que j'ai remplie il y a deux ans... Cette +fois, je fais encore un plus grand sacrifice, en entreprenant de +contenir un peu un méchant fou et de remettre en honneur la bonne foi +de notre gouvernement qui, à tort, à mon avis, mais réellement, n'est +pas sortie tout à fait intacte des transactions espagnoles. Je tente +quelque chose qui peut fort bien échouer et qui, dans la plus grande +chance de succès, ne rapportera pas grand honneur. Mais, tout compte +fait, j'y suis plus propre qu'aucun autre, et, si je refuse, il faut +laisser la barque à la grâce de Dieu[115].» + +[Note 115: Lettre du 26 avril 1847. (_Documents inédits._) Le duc +de Broglie terminait ainsi sa lettre: «Mon rôle dans les affaires +publiques a toujours été de me compter pour peu de chose et de ne +point viser au succès personnel. Somme toute, je m'en suis bien +trouvé, comme il arrive toujours quand on suit ce rôle par instinct +et avec persévérance. Je parle quand je crois avoir quelque chose à +dire qu'un autre ne dira ni mieux ni aussi bien que moi. J'agis quand +je crois que j'ai quelque chose à faire qu'un autre ne peut faire ni +mieux ni aussi bien que moi. Passé cela, je me tiens tranquille, et +ce que je préfère, c'est la vie privée. Si j'ai tort ou raison dans +cette occasion, c'est ce que l'événement décidera; mais je me serai +conduit conformément à mon caractère. C'est tout ce qu'il me faut. À +soixante et un ans, on n'a plus que cela à faire, même par intérêt.»] + +Arrivé à Londres, le 1er juillet 1847, le duc de Broglie fut +personnellement très bien reçu de la Reine, des ministres, de +la haute société politique. Peut-être même y avait-il dans ces +politesses quelque affectation et comme une arrière-pensée de séparer +l'ambassadeur de ceux qui l'envoyaient, et d'honorer d'autant plus la +probité politique du premier qu'on contestait celle des seconds; mais +le duc n'était pas homme à permettre que son bon renom fût tourné +en affront contre son gouvernement. La courtoisie dont on usait à +son égard ne l'empêchait pas de bien voir à quelles préventions il +se heurtait[116]. Il savait notamment à quoi s'en tenir sur lord +Palmerston. M. Guizot lui écrivait de Paris: «Les Anglais sont comme +les pièces de Shakespeare, pleins de vrai et de faux, de droiture +et d'artifice, ayant beaucoup de grandes et bonnes impulsions +et beaucoup de petits calculs. Et, dans lord Palmerston, le mal +l'emporte de beaucoup sur le bien. Mon impression est même que ce +qu'il a des bonnes qualités du caractère anglais ne lui sert guère +qu'à couvrir les mauvaises tendances de son propre caractère. Je vous +dis sans réserve toute ma méfiance de lui. Je le crois encore plus +avantageux et impertinent dans son âme et à part lui qu'il ne le +montre au dehors, quoiqu'il le montre pas mal.» Il ajoutait, quelque +temps après: «Palmerston est persévérant et astucieux; il a une idée +fixe; il la suivra toujours, en dessous, quand il ne pourra pas en +dessus[117].» Le ministre et l'ambassadeur s'entendaient parfaitement +sur la façon de traiter avec ce personnage si incommode. Dès le 16 +juillet, M. Guizot faisait remarquer au duc de Broglie que lord +Palmerston était «disposé à n'être bien que pour ceux qui, sensément +et convenablement, se faisaient craindre de lui[118]». De son côté, +M. de Broglie écrivait au ministre: «Une manière de se conduire +ouverte, directe, résolue, est ce qui embarrasse le plus lord +Palmerston. À mon avis, on se trouve toujours bien d'aller droit à +lui, de le mettre en demeure de prendre le bon parti, et de prendre, +soi, acte de son refus. Nous avons pour nous, en toutes choses, la +raison, le bon droit, la bonne cause; il faut prendre tranquillement +nos avantages et lui laisser la politique sournoise et querelleuse, +cette politique de roquet qui grogne sans mordre et qui ruse sans +attraper[119].» + +[Note 116: Le roi des Belges, alors à Windsor, avait averti le duc +de Broglie qu'il était «impossible d'ôter de la tête de toutes +les personnes tant soit peu influentes en Angleterre, la Reine y +comprise, que tout ce qui était arrivé était le résultat d'une vaste +machination du gouvernement français». (Lettre confidentielle du duc +de Broglie à M. Guizot, du 5 juillet 1847. _Documents inédits._)] + +[Note 117: Lettres confidentielles de M. Guizot au duc de Broglie, du +16 juillet et du 6 décembre 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 118: Lettre précitée du 16 juillet 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 119: Lettre confidentielle du 18 octobre 1847. (_Documents +inédits._)] + +L'ambassadeur usait en outre de son autorité personnelle pour +agir sur les autres membres du cabinet anglais, et pour tâcher de +les décider à retenir un peu leur collègue. Ainsi écrivait-il, un +jour, à M. Guizot, après une conversation avec lord Lansdowne: «Je +lui ai expliqué la politique de la France avec détail, et je l'ai +forcé, comme toujours, à y donner son entière approbation. Mais ces +approbations sont sans effet immédiat; ce n'est qu'à la longue et +en ne se lassant point qu'on peut en attendre quelque chose. Il faut +changer les esprits autour de lord Palmerston[120].» Une autre fois, +c'était le chef du cabinet, lord John Russell, avec lequel le duc de +Broglie avait une longue conversation sur les questions pendantes, et +auquel il se sentait en position d'adresser l'avertissement suivant: +«J'espère qu'aucun différend, aucune difficulté ne s'élèvera entre +nos deux gouvernements. Si cela arrivait par malheur, il n'est pas +d'efforts que je ne fisse pour en prévenir les conséquences. Mais +promettez-moi une chose: c'est de veiller avec soin, comme chef +du gouvernement de la Reine, au langage qui serait tenu dans les +premiers moments, si telle conjecture venait à se présenter; c'est +de ne rien dire, c'est de ne rien laisser dire qui parût mettre le +gouvernement français, la nation française au défi de faire telle +ou telle chose, de prendre tel ou tel parti. Souvenez-vous de +l'affaire Pritchard. À coup sûr, jamais nos deux gouvernements, nos +deux nations n'ont été plus unis qu'à cette époque. L'affaire était +minime en elle-même. Nous avions tort jusqu'à un certain point, et il +nous était d'autant plus facile de le reconnaître que le gouverneur +de Taïti avait donné tort officiellement à son subordonné. Nous ne +demandions pas mieux que de terminer le différend, comme il s'est +effectivement terminé. Mais des paroles imprudemment prononcées dans +le Parlement ont failli rendre tout accommodement impossible; il +ne s'en est fallu que de quatre voix que le ministère français ne +fût renversé, et que son successeur ne fût obligé de refuser toute +réparation, ce qui aurait entraîné la guerre entre les deux pays. +Dans la situation actuelle des choses, tout serait bien autrement +grave, bien autrement périlleux et compromettant. Promettez-moi de +veiller à ce qu'il ne soit pas dit, le cas échéant, un mot qui nous +rende plus difficile, qui nous rende impossible de faire au bien de +la paix tous les sacrifices que comporteraient notre honneur et nos +intérêts essentiels[121].» La haute considération dont jouissait +notre ambassadeur ne lui donnait pas seulement le moyen de faire +entendre d'utiles vérités aux hommes d'État anglais; elle faisait +de lui le confident, le conseiller et, dans une certaine mesure, +le _leader_ des ambassadeurs étrangers accrédités à Londres. «Tout +le corps diplomatique, écrivait-il à son fils, non seulement est +bien pour moi, mais me considère comme un point central... On se +ferait difficilement l'idée du degré d'humeur et de malveillance +dont tous les gouvernements de l'Europe sont animés contre l'ennemi +commun[122].» + +[Note 120: Lettre confidentielle du duc de Broglie à M. Guizot, du 12 +octobre 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 121: Dépêche du duc de Broglie à M. Guizot, du 16 septembre +1847.] + +[Note 122: Lettre du 23 septembre 1847. (_Documents inédits._)] + +Sans doute, comme on le verra bientôt, notre ambassadeur ne parvenait +pas, par ces divers moyens, à déjouer tous les mauvais desseins de +lord Palmerston. Du moins il faisait ainsi, à Londres, tout ce qui +était alors possible pour limiter le mal, pour gagner du temps. +L'ambition du gouvernement français n'allait pas au delà. Dès le +début de l'ambassade du duc de Broglie, le 8 juillet 1847, M. Guizot +lui écrivait: «Je crois parfaitement à tout ce que vous me dites dans +votre lettre du 5[123]. Le Roi en a été très frappé. Et cet état des +esprits en Angleterre durera assez longtemps, car il se fonde sur des +faits mal compris, mal appréciés, mais réels et que nous ne pouvons +ni ne devons changer. La politique anglaise a perdu en Espagne une +bataille qu'elle a eu tort de livrer; sensément et honnêtement, il +n'y avait pas lieu à bataille; mais enfin, la bataille a eu lieu. +Nous n'en pouvons effacer ni l'impression ni les résultats. Tant +qu'on croira, comme dit le _Times,_ que nous travaillons avec passion +à nous créer partout une prépondérance exclusive et illégitime, la +situation actuelle durera. Personne n'est aussi propre que vous +à la contenir, à l'atténuer, à la combattre chaque jour, à faire +chaque jour pénétrer dans les esprits anglais un peu de vérité et +de confiance. Et puis, viendra peut-être en Europe quelque grand +événement, en Angleterre quelque grand revirement des partis et +des hommes, qui remettra les idées justes et les intérêts vrais +à la place de toutes les susceptibilités, jalousies, vanités et +chimères nationales et individuelles. C'est à attendre ce moment et à +prévenir, en l'attendant, tout accident grave, que nous travaillons, +vous et moi. J'espère que nous y réussirons[124].» + +[Note 123: Il s'agit de la lettre dont j'ai cité plus haut, en note, +un passage, et où M. de Broglie rapportait une conversation avec le +roi des Belges.] + +[Note 124: Cette lettre est de celles que Mme de Witt a publiées dans +son intéressant volume, _Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses +amis._] + + +II + +Le gouvernement français devait tenir tête à lord Palmerston et +parer ses coups, sur les divers théâtres où les deux diplomaties se +trouvaient en contact. J'ai déjà eu l'occasion d'indiquer quelle +avait été, aussitôt après la célébration des deux mariages de la +reine Isabelle et de sa soeur, l'attitude très différente prise, en +Espagne, par les cabinets de Paris et de Londres[125]. Tandis que +lord Palmerston, tout à sa soif de vengeance, poussait son agent, +sir Henri Bulwer, à se jeter plus passionnément que jamais dans +les intrigues des partis espagnols, notre gouvernement, préoccupé +de dissiper les soupçons éveillés par son récent succès, se +retirait ostensiblement de la lutte, faisait prendre un congé à son +ambassadeur, M. Bresson, et ne laissait à Madrid qu'un secrétaire +auquel instruction était donnée de ne pas se mêler aux affaires +intérieures de la Péninsule. M. Guizot expliqua lui-même ainsi, à la +tribune, les raisons de cette attitude: «On s'est servi de l'action +que nous avions exercée, des résultats que nous avions obtenus, pour +nous accuser d'esprit de domination, d'ingérence, de prépotence +en Espagne, pour exciter contre nous, à ce sujet, l'esprit de +nationalité, de fierté, de susceptibilité espagnole. Eh bien! quand +l'événement a été accompli, quand la conclusion a été obtenue, nous +avons pensé qu'il était bon que notre attitude, que notre conduite +donnât un démenti éclatant à de telles accusations. Nous avons pensé +qu'il était d'une politique intelligente et prudente que les passions +excitées à cette occasion, les ressentiments, pour appeler les choses +par leur nom, eussent le temps et la facilité de se calmer, de +s'éteindre... Voilà les motifs de notre conduite, et je les tiens, +tous les jours, pour plus décisifs et meilleurs. Je tiens qu'il est +bon que le soupçon, légitime ou non, d'ingérence et de prépotence +se porte ailleurs. Que d'autres aient, à leur tour, à en sentir +l'embarras, le fardeau et les inconvénients... Nous avons d'ailleurs +dans l'intelligence et dans les sentiments du peuple espagnol une +entière confiance. Nous avons la confiance que, livré à lui-même, +sous l'empire d'institutions libres, le peuple espagnol, en présence +des faits, comprendra mieux, tous les jours, que l'intimité avec la +France est pour lui, aussi bien que pour nous, une bonne et nationale +politique[126].» + +[Note 125: Voir plus haut, t. VI, p. 262, 263.] + +[Note 126: Discours du 5 mai 1847.] + +Cette tactique parut d'abord assez peu nous réussir. Sir Henri Bulwer +profita de ce que nous lui laissions le champ libre pour combattre +nos amis, pousser les siens et surtout brouiller les cartes. Le +ministère Isturiz, qui s'était compromis avec nous dans l'affaire des +mariages, se vit obligé de céder la place à un ministère Sotomayor, +encore _moderado_, mais en réaction contre l'influence française et +en coquetterie avec les progressistes. Il y avait quelque chose de +plus fâcheux encore: l'un des deux mariages que nous avions faits +tournait fort mal. La jeune reine laissait éclater son antipathie +contre le mari que la politique lui avait imposé, et témoignait à un +certain général Serrano, d'opinion progressiste et ouvertement engagé +dans la politique anglaise, une faveur dont elle ne se mettait pas +en peine de voiler le caractère. Le roi François d'Assise, blessé +de l'affront qui lui était fait, embarrassé de son rôle et de sa +personne, n'avait pas ce qu'il fallait pour ramener sa femme et ne se +montrait nullement disposé à lui pardonner. Le scandale devint tel +qu'en mars 1847, le ministère enjoignit au général Serrano d'aller +prendre un commandement en Navarre, et, sur son refus d'obéir, fit +ouvrir contre lui une instruction par le Sénat. La Reine répondit en +mettant brusquement à la porte, le 28 mars, les ministres assez osés +pour s'attaquer à son favori, et les remplaça par un cabinet composé +principalement des amis personnels de ce dernier; l'un des plus +remuants parmi les nouveaux ministres était M. Salamanca, spéculateur +peu considéré et âme damnée de sir Henri Bulwer. Bien que Serrano +fût demeuré hors du ministère, son pouvoir était connu de tous, et +l'on avait trouvé un euphémisme pour le désigner; on l'appelait +«l'influence». + +À la nouvelle du coup fait par la Reine, Palmerston ne put retenir +un cri de joie et de triomphe. «Bravo, Isabelle!» écrivait-il à lord +Normanby[127]. En même temps, il pressait Bulwer de lier partie plus +étroite encore avec le favori. L'attachement de la Reine n'éveillait +chez lui aucun scrupule; il y voyait une bonne fortune dont il +fallait profiter pour amener un divorce[128]. Ainsi aidée par la +diplomatie anglaise, la rupture des royaux époux devint de plus en +plus profonde. Le Roi avait quitté le palais et s'était retiré au +Pardo, près Madrid, se refusant à toute rencontre avec la Reine. +Celle-ci, dans l'emportement de son caprice, en venait à répéter +à ses ministres et même à certains membres du clergé ce mot de +«divorce» que lui avait soufflé Bulwer[129]. Mais, si les ministres +avaient l'air d'entrer plus ou moins dans son idée, si quelques-uns +même, comme Salamanca, l'y encourageaient, les membres du clergé +lui répondaient par un _non possumus_ absolu. C'était l'illusion +de protestants comme Palmerston et Bulwer de croire qu'un divorce +était chose possible dans un pays aussi catholique que l'Espagne. +Leur passion les aveuglait. Chaque jour, ils s'enfonçaient plus +avant dans leurs très vilaines intrigues. Désespérant de trouver +assez d'audace chez les ministres espagnols, ils travaillaient à les +remplacer par de purs progressistes: dans ce dessein, ils avaient +fait rappeler d'exil Espartero. Bulwer finit par trouver Serrano +lui-même trop timide et trop mou, et il poussa à sa place, auprès +de la Reine, un nouveau favori, colonel de la garde d'Espartero. De +Londres, Palmerston excitait son agent, et les journaux inspirés +par le _Foreign office_ faisaient ouvertement campagne pour le +divorce de la Reine, et demandaient qu'en même temps la duchesse +de Montpensier fût déchue de ses droits successoraux[130]. Il est +vrai qu'en Angleterre, tout le monde n'était pas également flatté +de se trouver ainsi complice des scandales du palais de Madrid. Les +journaux tories n'étaient pas les seuls à blâmer Bulwer. Au sein même +du cabinet britannique, la conduite de lord Palmerston était loin +d'être universellement approuvée: lord John Russell laissait voir par +moments sa tristesse et son embarras[131]. + +[Note 127: Lettre du 2 avril 1847. (BULWER, _The Life of Palmerston_, +t. III, p. 308.)] + +[Note 128: BULWER, t. III, p. 199, 200.] + +[Note 129: En rapportant ces faits après coup, Bulwer s'étonne +des scrupules du peuple espagnol. «C'est un peuple plein de +_decorum_, dit-il. Quelques personnages très considérables et très +considérés discutaient gravement s'il y avait lieu de se débarrasser +tranquillement du Roi au moyen d'une tasse de café; mais le scandale +d'un divorce les choquait.» (_Ibid._, p. 200.)] + +[Note 130: Sur toutes ces intrigues, voir _passim_ la correspondance +de M. Guizot avec ses divers ambassadeurs, et les lettres qu'il +recevait du duc de Glucksbierg, chargé d'affaires de France à Madrid. +(_Documents inédits._) Voir aussi les aveux qui ressortent du récit +même de Bulwer. (_The Life of Palmerston_, t. III, p. 200, 201.)] + +[Note 131: Le duc de Broglie mandait à M. Guizot, le 21 septembre +1847: «Lord John Russell m'a parlé avec découragement de l'Espagne; +les attaques contre Bulwer lui sont très sensibles.» Toutefois, notre +ambassadeur se rendait compte que, pour voir grandir cette révolte de +la conscience anglaise, il fallait à la fois que les menées de Bulwer +fussent mises en lumière et que la France s'effaçât. (Lettre du duc +de Broglie à son fils, en date du 15 septembre 1847. _Documents +inédits._)] + +Le gouvernement français ne pouvait qu'être très désagréablement +affecté de ce qui se passait en Espagne, d'autant que l'opposition ne +manquait pas d'en tirer argument et de lui demander ironiquement si +tel était le bénéfice des fameux mariages. Toutefois, il ne trouvait +pas là une raison de sortir de sa réserve. Non qu'il ne fût sollicité +d'opposer intrigues à intrigues, complots à complots. Certains +«moderados», irrités de la conduite de la Reine, l'eussent volontiers +poussée à une abdication dont elle-même parlait assez souvent, +afin de la remplacer par la duchesse de Montpensier. La reine mère +Christine, mécontente qu'on l'empêchât de retourner en Espagne, +entrait plus ou moins dans ce projet. M. Guizot y mit fermement le +holà. «On ne nous forcera pas la main, écrivait-il au duc de Broglie. +Bien loin d'accepter l'abdication de la Reine, nous protesterons +contre. Nous garderons ici le duc et la duchesse de Montpensier. Le +jour où leurs droits s'ouvriraient naturellement, nous verrions. +D'ici là, nous ne serons point à la merci de fantaisies folles +ou d'intrigues coupables. Je crois qu'à Madrid et à la rue de +Courcelles[132], on croit assez que nous ferons comme nous disons, +et cela contient beaucoup. Cela contiendra-t-il assez? Je l'espère, +et je compte beaucoup sur le défaut de suite et de vraie hardiesse +de tout ce monde-là. Ils rêvent et complotent tous, et ne font +rien[133].» + +[Note 132: C'était là que demeurait la reine Christine.] + +[Note 133: Lettre du 30 juillet 1847. (_Documents inédits._)] + +Toutefois, la réserve du gouvernement français n'était ni de +l'indifférence ni de l'inertie. Très attentif aux événements, il +se tenait prêt à intervenir dans certaines éventualités. Dès le +mois d'avril 1847, M. Guizot écrivait à l'un de ses ambassadeurs: +«Que les Espagnols fassent ou défassent leurs affaires comme ils +l'entendent. Nous disons cela très haut, et nous le pratiquons. +Mais si quelque grande question française se trouvait engagée dans +les affaires espagnoles, nous reprendrions la position active, et +nous la reprendrions d'autant mieux que nous aurions quelque temps +détendu la corde.» Quelques mois plus tard, dans une autre lettre, +notre ministre annonçait que, le cas échéant, il serait «aussi décidé +et aussi efficace pour maintenir les conséquences du mariage, qu'il +l'avait été pour le conclure[134]». + +[Note 134: Lettres de M. Guizot à M. Rossi, du 26 avril et du 3 +octobre 1847. (_Documents inédits._)] + +Le cabinet de Paris tenait à ce que le gouvernement britannique +ne se fît sur ce point aucune illusion. Le duc de Broglie saisit +l'occasion d'une conversation avec le premier ministre, lord John +Russell, pour lui donner, avec toutes les assurances qui pouvaient +dissiper ses préventions, des avertissements qui le missent en +garde contre certains entraînements. «Il n'y a qu'une chose qui +nous importe, à Madrid, lui dit-il, c'est que le fond même de +l'établissement actuel en Espagne subsiste. Du reste, que ce soit +Pierre ou Paul qui soit ministre, cela nous fait peu de chose. Nous +ne mettons pas de vanité à paraître gouverner l'Espagne et à répondre +de ce qui s'y fait; et effectivement, il n'y a pas beaucoup de vanité +à en tirer... Que désirez-vous? Vous désirez que la reine d'Espagne +vive, qu'elle règne, que les droits éventuels de la duchesse de +Montpensier soient indéfiniment ajournés? Eh bien, je vous affirme, +et croyez que je sais ce que je dis en parlant ainsi, qu'il n'entre +pas dans notre pensée d'avancer d'un seul jour, d'une heure, +l'ouverture des droits éventuels de la duchesse de Montpensier... +Rien n'est si aisé, pour la légation d'Angleterre, que de renverser +un ministère _moderado_. En voilà trois qui tombent, coup sur coup, +depuis un an. Rien ne serait si aisé à la légation de France que de +renverser un ministère progressiste, si elle se mettait à l'oeuvre. +Mais à quoi cela peut-il servir, sinon à faire les affaires de +nos ennemis, aux dépens des nôtres, et quel est le meilleur moyen +de rendre le trône d'Espagne vacant que de rendre à la Reine tout +gouvernement impossible!... Sur la question du divorce, j'ai deux +choses à vous dire: la première, c'est que toute idée de divorce est +un rêve et une folie. Si la reine d'Espagne veut divorcer, elle n'a +qu'un parti à prendre, c'est de faire comme Henri VIII, de se faire +protestante et de faire son royaume protestant. Aucun pape, aucun +prêtre catholique,--non excommunié,--n'admettra un seul instant +l'idée d'un divorce, et, pour que le mariage fût déclaré nul _ab +initio_, il faudrait qu'il eût été contracté en violation des lois +de l'Église, ce qui n'est pas. L'empereur Napoléon, dans toute sa +puissance, n'a pu obtenir de Pie VII, qui l'avait sacré, l'annulation +du mariage de son frère Jérôme, qui cependant avait épousé une +protestante. Ma seconde observation est plus grave... Il importe +essentiellement que l'Angleterre se tienne pour satisfaite de l'ordre +de choses établi en Espagne; dans le cas contraire, je prévois +tout, et je ne réponds de rien. Si vous vous aperceviez que nous +travaillions à détruire cet ordre de choses à notre profit, à hâter, +je le répète, d'un seul jour, d'une seule heure, les droits éventuels +de Mme la duchesse de Montpensier, vous auriez toute raison d'y +regarder de très près; vous auriez tout droit de vous y opposer. Ce +que vous feriez en pareil cas, je ne vous le demande pas; peut-être +ne le savez-vous pas vous-même; mais je reconnais toute l'étendue +de vos droits. En revanche, la partie est égale entre nous: si nous +apercevions que vous travailliez à détruire, à notre détriment, +l'ordre de choses actuel, à changer la position de la Reine vis-à-vis +de nous et l'ordre de succession tel qu'il existe aujourd'hui, nous +aurions toute raison d'y regarder de très près et tout droit de +nous y opposer. Ce que nous ferions, ne me le demandez pas, car je +l'ignore; mais je sais ce que nous aurions le droit de faire[135].» + +[Note 135: Dépêche de M. le duc de Broglie à M. Guizot, du 16 +septembre 1847.] + +Si assuré que fût M. Guizot de la fermeté du Pape à maintenir +l'indissolubilité du mariage, il ne laissait pas que de prendre +aussi, de ce côté, quelques précautions. Dans ce dessein, il mettait +notre ambassadeur à Rome, M. Rossi, au courant de toutes les menées +de la diplomatie anglaise. «Je n'ai pas besoin, ajoutait-il, de +vous dire combien l'affaire est grosse, et combien il nous importe +d'arrêter le travail de lord Palmerston dans son cours, avant +d'en venir, et pour ne pas en venir aux dernières extrémités et +nécessités. À Rome est l'enclouure décisive. Rome ne prononcera +pas la nullité du mariage. Elle ne le peut ni religieusement, ni +moralement, ni politiquement. Nous y comptons. Assurez-vous-en +bien, et ne négligez aucune occasion, aucun moyen de corroborer +cette certitude. Qu'on ne s'inquiète pas, à Rome, des conséquences +possibles, en Espagne, de la résistance. La reine Isabelle ne fera +point ce qu'a fait Henri VIII. Je sais bien, très bien où elle +en est et ce qui se passe en elle. Elle fera beaucoup de folies +secondaires. Elle ne fera pas la folie suprême... Je tiens pour +impossible qu'on ne comprenne pas, à Rome, que les intérêts vitaux +du catholicisme en Espagne sont liés à la cause du parti monarchique +modéré espagnol et de la politique française[136].» La confiance +de notre ministre était fondée: Pie IX était absolument résolu à +repousser toute demande en annulation de mariage. + +[Note 136: Lettre particulière de M. Guizot à M. Rossi, du 3 octobre +1847. (_Documents inédits._)] + +La cour romaine n'était pas la seule à laquelle M. Guizot jugeât +utile de dénoncer les mauvais desseins de la diplomatie britannique. +Il se faisait honneur auprès des puissances continentales de ce qu'en +Espagne, comme sur beaucoup d'autres théâtres, il se trouvait être, +contre lord Palmerston, le champion de la cause conservatrice. Dès le +4 mars 1847, il avait écrit à son ministre à Berlin: «Nous avons bien +le droit de demander aux amis de l'ordre européen, même à ceux qui +nous ont témoigné dans la question espagnole peu de bienveillance, +qu'ils nous secondent un peu dans cette rude tâche. L'ordre en +Espagne, c'est l'ordre dans l'Europe occidentale. L'ordre dans +l'Europe occidentale, c'est l'ordre dans l'Europe[137].» + +[Note 137: Lettre particulière de M. Guizot au marquis de Dalmatie, +du 4 mars 1847. (_Documents inédits._)] + +Pour le moment, au delà de cet avertissement donné à Londres, de +cette vigilance exercée à Rome, de cet appel un peu platonique à la +sympathie des autres cours, le gouvernement français ne voyait rien +à faire. À Madrid, notamment, il estimait habile de se tenir coi +et attendait la réaction qui lui paraissait devoir être provoquée, +tôt ou tard, par les excès de ses adversaires. Divers symptômes +confirmaient sa prévision. L'orgueil espagnol était vivement blessé +de l'ingérence et de la prépotence de plus en plus affichées par le +ministre d'Angleterre. Les intérêts s'inquiétaient des avantages +commerciaux que la diplomatie britannique, toujours pratique, +prétendait se faire accorder par les ministres qu'elle patronnait. +Et puis, la politique suivie ne pouvait-elle pas être jugée à ses +fruits: gouvernement en décomposition, désordre moral et matériel +du haut en bas de l'échelle, sans compter l'insurrection carliste +qui profitait de cette situation pour se ranimer et qui faisait +en Catalogne des progrès alarmants? Le péril devenait tel que les +complices mêmes de Bulwer hésitaient à le suivre plus loin. Ajoutez +l'effet produit par l'arrogance des progressistes qui, forts de +l'appui de l'Angleterre, annonçaient hautement leur intention, +une fois revenus au pouvoir, d'exercer leur vengeance contre tous +leurs anciens adversaires, à commencer par les ministres actuels; +c'était mettre sur ses gardes non seulement le cabinet, mais aussi +la Reine, qui avait gardé de certains événements de son enfance un +souvenir assez présent pour ne pas désirer retomber aux mains de +cette faction. «Méfie-toi de tes progressistes, répétait-elle à +Serrano; ils te pendront et moi aussi!» Elle détestait et redoutait +particulièrement Espartero: «Je vois bien qu'il faudra que je prenne +Narvaez, afin de me sauver d'Espartero», disait-elle assez haut pour +être entendue des amis de ce dernier[138]. + +[Note 138: Correspondance du duc de Glucksbierg, chargé d'affaires de +France à Madrid, avec M. Guizot. (_Documents inédits._)] + +Il y aurait eu là de quoi faire réfléchir sir Henri Bulwer. Mais +celui-ci se croyait maître de la situation, et, grâce au concours +de M. Salamanca, qui, lui, ne reculait devant aucune extrémité, il +se flattait de réaliser bientôt ses desseins. Aussi quel ne fut +pas son ébahissement, quand, le 4 octobre 1847, par un nouveau +coup de théâtre, non moins soudain que celui du mois de mars, la +Reine congédia ses ministres et les remplaça par le chef du parti +conservateur, par l'adversaire le plus redouté des progressistes, +par Narvaez! À peine au pouvoir, celui-ci obtint, en quelques jours, +l'éloignement de Serrano, la réconciliation de la Reine et du Roi, +enfin le rappel de la reine Christine, qui fut reçue par sa fille +avec effusion et tendresse. Au tour de M. Guizot de triompher. +«L'événement est complet, écrivait-il à ses ambassadeurs; l'ordre +extérieur apparent est rétabli dans le gouvernement par la formation +d'un cabinet en harmonie avec les cortès, dans le palais par la +réconciliation de la femme avec le mari, de la fille avec la mère. +Pour combien de temps? Nous verrons. Quoi qu'il arrive, nous sommes +rentrés dans la bonne voie, nous y marcherons quelque temps. Et, en +tout cas, ce qui vient de se passer prouve qu'on peut y rentrer, et +que, si le bien est toujours chancelant en Espagne, le mal l'est +aussi[139].» De Londres, le duc de Broglie répondait au ministre: +«L'événement fait ici un excellent effet, en bien sur les uns, en +consternation sur les autres[140].» La revanche de la France en +Espagne paraissait éclatante. + +[Note 139: Lettres de M. Guizot à M. Rossi et au duc de Broglie, en +date du 17 octobre 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 140: Lettre du duc de Broglie à M. Guizot, en date du 26 +octobre 1847. (_Documents inédits._)] + +Ce n'est pas à dire que notre diplomatie en eût fini avec toutes +les difficultés espagnoles. En dépit de l'autorité que Narvaez et +la reine Christine exerçaient sur la jeune reine, celle-ci menaçait +à chaque instant de leur échapper et de faire quelque nouvelle +frasque privée ou publique; seule, la peur des progressistes la +retenait un peu. D'autre part, quelques esprits ardents caressaient +toujours le projet de remplacer Isabelle par sa soeur. Tout au +moins le voeu unanime des _moderados_ était-il de voir revenir à +Madrid le duc de Montpensier. Narvaez faisait savoir à Paris qu'à +cette condition seule, il pourrait continuer sa tâche. La reine +Christine joignait ses instances à celles du ministre. On faisait +même écrire par Isabelle une lettre dans ce sens à sa soeur, pour +laquelle, malgré le contraste absolu de leur mode de vie, elle avait +conservé une très vive affection. Notre chargé d'affaires affirmait +qu'un refus découragerait absolument les amis de la France[141]. M. +Guizot cependant ne crut pas devoir accueillir cette demande. «Le +voyage du duc et de la duchesse en Espagne, mandait-il le 2 novembre +à son agent à Madrid, rouvrirait la carrière des intrigues, des +calomnies, des jalousies... Il faut, pendant quelque temps du moins, +fermer toute porte, enlever tout prétexte à ce mouvement fébrile et +pervers de l'intérieur du palais, des journaux, des conversations +hostiles[142].» Et il écrivait, le lendemain, au duc de Broglie: +«Nos amis de Madrid auront de l'humeur. Ils seraient plus rassurés, +s'ils nous avaient sous la main et à leur disposition. Mais l'humeur +passera et le bon effet de la bonne conduite restera. À tout prendre, +je suis bien aise de cet incident. Il m'a fourni l'occasion de +sonder un peu avant tous les coeurs et d'établir nettement notre +position[143].» De nouvelles instances ne firent pas changer d'avis +M. Guizot. + +[Note 141: Correspondance du duc de Glucksbierg avec M. Guizot. +(_Documents inédits._)] + +[Note 142: _Documents inédits._] + +[Note 143: _Ibid._] + +Ce refus n'eut pas pour nos amis, dans la Péninsule, les conséquences +fâcheuses qu'ils nous avaient annoncées. Somme toute, leur situation +allait plutôt s'affermissant, et, le 17 novembre 1847, notre +ministre pouvait écrire à M. de Broglie: «Laissant de côté les +oscillations, nous avons gagné en Espagne plus de terrain solide +que je ne pensais[144].» D'ailleurs, si prudent qu'il fût, le +gouvernement français ne se refusait pas, avec le temps, à sortir +de la réserve où il s'était volontairement renfermé depuis les +mariages, et à reprendre sur ce théâtre l'influence active qui lui +appartenait. Aussitôt Narvaez de retour au pouvoir, il avait été +question, à Paris, de ne plus se contenter d'un chargé d'affaires +en Espagne, et d'y envoyer un ambassadeur; le nom de M. Piscatory +avait été prononcé. Le choix d'un diplomate aussi énergique, aussi +entreprenant, et qui venait de lutter avec succès, en Grèce, contre +lord Palmerston, était significatif. Il l'était même tellement, +qu'on jugea sage d'attendre encore quelque temps avant de l'arrêter +et de le faire connaître. M. de Broglie écrivait à ce sujet, le 18 +octobre, à M. Guizot: «Je ne serais pas d'avis de trop tendre la +corde à Madrid. C'est beaucoup que d'y réunir tout d'un coup Narvaez, +la reine Christine et Piscatory[145].» Ce fut seulement le 12 +décembre 1847 qu'on jugea possible de faire ce nouveau pas, et que le +_Moniteur_ annonça la nomination de M. Piscatory. Celui-ci n'eut pas +le temps de prendre possession de son poste avant la révolution de +Février. + +[Note 144: _Ibid._] + +[Note 145: _Ibid._] + +Lord Palmerston et son agent n'avaient pas vu sans un amer dépit +l'insuccès si complet de leurs menées et le rétablissement de +l'influence française. Il était dur, en effet, de s'être à ce point +compromis, pour n'en retirer aucun profit. Dans l'aveuglement de +son ressentiment, Bulwer prêtait une oreille complaisante à toutes +les dénonciations qui lui étaient apportées contre les ministres +espagnols et le gouvernement français, fût-ce des accusations +d'empoisonnement, et il les transmettait au _Foreign office_, où +elles trouvaient crédit. Au commencement de décembre, lord John +Russell écrivit un mot au duc de Broglie, pour lui communiquer +amicalement, disait-il, les nouvelles qu'il venait de recevoir de +Madrid: d'après ces nouvelles, les ministres espagnols conspiraient +pour faire abdiquer Isabelle, et celle-ci avait été malade après +avoir pris des drogues suspectes préparées par son entourage; la +lettre du premier ministre se terminait par une phrase établissant un +lien entre les auteurs de ces prétendus complots et le gouvernement +français qui les protégeait. Le duc de Broglie renvoya aussitôt +à lord John sa lettre. «En relisant le dernier paragraphe, lui +écrivit-il, vous concevrez qu'il m'est impossible de la garder. Je +crois agir dans l'intérêt de la paix et de la bonne intelligence +entre nos deux gouvernements, en m'efforçant de l'oublier.» Le chef +du cabinet anglais comprit la leçon, et répondit par un billet +d'excuse et de regrets[146]. Du reste, plus on allait, plus la +situation de Bulwer devenait fausse en Espagne: il avait partie +ouvertement liée avec l'opposition, s'agitait, intriguait, conspirait +même avec elle; loin de voiler son intervention, il l'affichait, +non seulement par emportement de passion, mais aussi par calcul, se +flattant d'exercer ainsi une sorte d'intimidation. Narvaez n'en +était ni troublé ni affaibli. Cela lui servait, au contraire, à +soulever le patriotisme espagnol contre cette ingérence de l'étranger +et à retenir la Reine. + +[Note 146: Lettre confidentielle du duc de Broglie à M. Guizot, du 5 +décembre 1847. (_Documents inédits._)] + +La campagne de la diplomatie britannique devait, peu de temps après +la révolution de Février, aboutir à un très piteux dénouement. Poussé +par les instructions que lord Palmerston lui enverra à l'insu des +autres ministres, Bulwer en fera tant, il s'engagera à ce point dans +les conspirations révolutionnaires, il se montrera si impérieux, si +insolent envers le gouvernement de Madrid, que celui-ci, poussé à +bout, le mettra à la porte de l'Espagne; et le cabinet anglais, se +sentant dans son tort, subira cet affront, sans user des représailles +auxquelles lord Palmerston tâchera vainement de l'entraîner. + + +III + +La Grèce était, comme l'Espagne, l'un des champs de lutte où les +diplomaties anglaise et française avaient, depuis quelques années, +l'habitude de se rencontrer. Même du temps de l'entente cordiale, +il avait suffi que Colettis, chef de ce qu'on appelait à Athènes +le parti français, remplaçât au pouvoir Maurocordato, client de la +légation britannique, pour que le ministre d'Angleterre, sir Edmund +Lyons, digne émule de Bulwer, fît une opposition passionnée au +nouveau cabinet, et pour que notre agent, M. Piscatory, se crût par +contre obligé de le prendre sous sa protection[147]. L'avènement de +lord Palmerston n'était pas pour améliorer la situation. «Je suis +averti, écrivait M. Guizot à l'un de ses ambassadeurs, le 9 novembre +1846, que lord Palmerston penche à se venger en Grèce de son échec +en Espagne[148].» Non seulement Lyons ne fut plus contenu, mais il +fut excité. M. Piscatory n'était pas d'humeur à laisser sans défense +son ami Colettis, quand il était ainsi attaqué. Il se jeta dans +la bataille, avec son ardeur accoutumée, et y remporta plus d'un +avantage, non, il est vrai, sans s'exposer quelque peu à fausser son +rôle diplomatique, en se mêlant d'aussi près aux querelles des partis. + +[Note 147: Sur les événements de Grèce jusqu'en 1846, voir plus haut, +t. VI, ch. IV, § III.] + +[Note 148: Lettre particulière au comte de Flahault. (_Documents +inédits._)] + +Pour tâcher de renverser Colettis, tous les moyens étaient bons à +lord Palmerston et à son agent, même ceux qui menaçaient le trône +d'Othon et l'indépendance de la Grèce. Vers la fin de janvier 1847, +à l'occasion d'un passeport refusé à un de ses aides de camp, le roi +de Grèce avait adressé, dans un bal, quelques paroles assez vives +au ministre de Turquie, M. Musurus. Celui-ci, poussé par sir Edmund +Lyons, grossit aussitôt l'incident, affecta d'y voir un affront dont +il imputait la responsabilité à Colettis, et réclama des excuses. +La question, portée à Constantinople, y fit l'objet de pourparlers, +qui se prolongèrent pendant les mois de février et de mars. +Vainement Othon et son ministre envoyèrent-ils des explications très +acceptables et que les cours continentales, l'Autriche notamment, +jugeaient telles; l'Angleterre excita la Porte à se montrer +intraitable. Ce conseil fut naturellement écouté d'une puissance qui +ne se consolait pas d'avoir vu créer, à ses dépens, l'État grec, +et qui devait saisir toute occasion de le mettre en danger. Ainsi +envenimée, la querelle amena une rupture des relations diplomatiques +entre Constantinople et Athènes, et l'on pouvait se demander si elle +ne finirait pas par une guerre. + +Ce n'était pas assez pour lord Palmerston. Les finances avaient +toujours été l'un des points faibles de la Grèce. Le pays était +pauvre et l'administration sans ordre. Les trois puissances +protectrices, la France, l'Angleterre et la Russie, s'étaient souvent +plaintes d'un état de choses dont elles subissaient le contre-coup, +comme garantes de l'emprunt de 60 millions contracté au lendemain de +l'émancipation. Colettis désirait sincèrement remédier au mal, et +y avait travaillé, mais sans beaucoup de succès. De l'aveu de son +ami, M. Guizot, l'ancien palikare n'avait «ni les habitudes ni les +instincts de la régularité administrative». Au commencement de 1847, +il n'était pas encore en mesure de payer complètement les intérêts +de la dette, et se voyait réduit à demander aux puissances un +nouveau délai; il leur offrait en échange beaucoup de promesses et +quelques garanties. La France et la Russie étaient disposées à s'en +contenter, tout en insistant pour de promptes et efficaces réformes. +Mais lord Palmerston répondit en réclamant impérieusement le payement +immédiat du premier semestre de 1847, et en dressant un véritable +acte d'accusation contre le gouvernement grec. En même temps, avec +cette rudesse qui est un peu dans les habitudes des Anglais quand +ils ont affaire aux petits, il appuya ses exigences par l'envoi de +plusieurs navires sur les côtes de l'Attique; la présence de ces +navires, auxquels on croyait mission de saisir de force les revenus +du trésor grec, devait jeter et jeta en effet beaucoup d'alarme et +de trouble dans la population. Un tel conflit venant s'ajouter à +la querelle diplomatique alors engagée avec la Turquie, n'était-ce +pas plus qu'il n'en fallait pour rendre la situation intenable +à Colettis, d'autant qu'il avait alors sur les bras de graves +difficultés dans le Parlement et jusque dans le sein de son parti +et de son ministère? Aussi Palmerston, tout joyeux, se croyait-il +sur le point de nous battre à Athènes, comme, à ce moment même, il +se flattait de nous avoir battus à Madrid[149]. Son imagination +vindicative ne s'arrêtait pas à un changement de ministre; elle +rêvait plus ou moins d'une révolution; ce n'était pas à son insu qu'à +Londres, à Malte, à Corfou, on préparait des insurrections en Grèce, +et que le prince Louis-Bonaparte, alors réfugié à Londres, ébauchait +des intrigues en vue de prendre la place du roi Othon[150]. + +[Note 149: C'était, en effet, le moment où Isabelle mettait +violemment ses ministres _moderados_ à la porte, pour les remplacer +par les créatures de Bulwer.--Voir la lettre de lord Palmerston à +lord Normanby, du 2 avril 1847. (BULWER, _The Life of Palmerston_, t. +III, p. 308.)] + +[Note 150: M. Guizot mentionnait ces intrigues dans une lettre +particulière, écrite le 31 mars 1847, au marquis de Dalmatie, +ministre de France à Berlin, et il terminait par ces mots: «Il n'y a +pas un de ces détails dont je ne sois positivement sûr.» (_Documents +inédits._)] + +Le gouvernement français vit le danger. À peine, dans les derniers +jours de mars 1847, fut-il informé des mauvais desseins de lord +Palmerston, que, sans perdre une minute, il les dénonça aux cabinets +de Vienne, de Berlin, de Saint-Pétersbourg. Pour les intéresser à +cette affaire, il fallait leur y montrer autre chose qu'une lutte +d'influence locale entre la France et l'Angleterre. Aussi M. Guizot +affectait-il de n'attacher aucune importance à cette face de la +question. «Je sais trop bien, écrivait-il à son ambassadeur à +Vienne, ce que vaut pour nous l'apparence de l'influence à Athènes, +pour me préoccuper longtemps de ce qui nous ferait perdre cette +influence.» Il insistait, sachant bien que cela toucherait davantage +le cabinet autrichien, sur ce que les menées anglaises risquaient +de provoquer en Grèce une explosion nationale et un soulèvement +anarchique qui bouleverseraient l'Orient et, par suite, l'Europe. +«Lord Palmerston, ajoutait-il, ne s'inquiète guère de mettre en +branle les insurrections et les révolutions, et, quand il a sa +passion à satisfaire, il ne voit plus du tout l'ensemble et l'avenir +des choses. Mais, en vérité, l'Europe n'est pas obligée de s'associer +à son emportement et à son imprévoyance. Est-ce que l'Europe ne +fera rien, ne dira rien, pour empêcher qu'on n'ouvre sur elle cette +nouvelle outre pleine de je ne sais quelle tempête? Est-ce que M. +de Metternich n'avertira pas l'Europe, pour qu'elle se réunisse +et s'entende afin de parer le coup, si cela se peut encore, ou du +moins afin d'en arrêter les conséquences?... Nous croyons qu'avec +un peu de prévoyance et d'action commune, le mal peut être étouffé +dans son germe. Que le prince de Metternich _take the lead_ dans cet +intérêt européen; nous le seconderons de notre mieux.» En même temps, +M. Guizot écrivait à Berlin: «Je ne puis croire que, si l'Europe +continentale se montrait unie dans son improbation, lord Palmerston +n'hésitât pas à aller jusqu'au bout[151].» + +[Note 151: Lettres particulières de M. Guizot au comte de Flahault, +en date du 30 mars 1847, et au marquis de Dalmatie, en date du 31 +mars. (_Documents inédits._) Les affaires de Grèce étaient de celles +sur lesquelles, à cette même époque, M. de Kindworth avait mission de +proposer une entente à M. de Metternich. (_Mémoires de Metternich_, +t. VII, p. 389.)] + +Obtenir des deux cours allemandes une action prompte et énergique, +était chose à peu près impossible. Tout indigné qu'il fût des +menées de lord Palmerston, M. de Metternich laissa voir, au premier +moment, une sorte de résignation fataliste à ce qu'il ne croyait pas +pouvoir empêcher. «Il faut se borner, nous disait-il, à prendre une +attitude et à attendre[152].» N'était-ce pas du reste, en bien des +circonstances, le premier et le dernier mot de sa diplomatie? Quant à +la Prusse, les représentations qu'elle était disposée à faire faire +à Londres perdaient beaucoup de leur force en passant par la bouche +de M. de Bunsen, de plus en plus acquis à lord Palmerston[153]. À +Athènes, les deux envoyés d'Autriche et de Prusse, tout en témoignant +leur sympathie à Colettis, l'engageaient, dans son intérêt, à céder +momentanément devant l'orage. «Plus tard, lui disaient-ils, vous +reviendrez plus fort[154].» Notre gouvernement eût certainement +désiré un concours plus ferme; ce n'en était pas moins un résultat +sérieux d'avoir amené les cabinets de Vienne et de Berlin à déclarer +qu'ils jugeaient comme nous la politique britannique en Grèce, à +adresser à Londres des observations même mal écoutées, et à agir, +non sans efficacité, sur le gouvernement russe pour le détourner de +suivre lord Palmerston[155]. + +[Note 152: Lettre particulière de M. de Flahault à M. Guizot, du 5 +avril 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 153: Lettre particulière de M. Guizot à M. de Flahault, du 30 +mars 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 154: _Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 370.] + +[Note 155: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 389, 390.] + +Toutefois, la meilleure carte de notre jeu était Colettis lui-même. +Celui-ci, loin de faiblir, trouvait dans le péril une occasion de +montrer tout ce qu'il avait de ressources. Un remaniement de son +cabinet, des élections hardiment provoquées et terminées par un +éclatant succès, lui suffirent pour se débarrasser de ses difficultés +intérieures, et il en sortit plus populaire que jamais dans la +nation, plus en crédit auprès du Roi. Sagement préoccupé de mériter +la sympathie des autres puissances continentales, il les fit en +quelque sorte juges de sa conduite et de celle de lord Palmerston, et +s'arrangea pour mettre celui-ci bien dans son tort, en lui faisant +des offres assez sérieuses de garanties ou même de payement. De son +côté, le ministre anglais, chaque jour plus violent, s'aliénait +les autres puissances, sans parvenir à intimider la Grèce; loin +d'ébranler le ministre qu'il détestait, il le fortifiait et le +grandissait, en faisant de lui le représentant du sentiment national +offensé. + +Au commencement de septembre 1847, lord Palmerston paraissait donc +avoir échoué dans sa campagne, et le cabinet français se félicitait +du succès de son client, quand arriva tout à coup d'Athènes une +lugubre nouvelle: Colettis, tombé malade au milieu même de sa +victoire, était mourant. Il succomba le 12 septembre, pleuré de la +cour et du peuple. M. Guizot ressentit très vivement la douleur de +cette perte. «La mort de Colettis, écrivait-il à M. de Barante, est +pour moi un vrai chagrin. J'ai fait, deux fois en ma vie, de grandes +affaires avec de vrais amis. Lord Aberdeen est à Haddo. Colettis est +mort. La veille de sa mort, la reine de Grèce, fondant en larmes +avec Piscatory, lui disait: «Et il y a des gens qui ne voient pas +que c'est un grand homme qui meurt[156]!» Notre ministre ne pleurait +pas seulement un ami personnel. Avec Colettis, le «parti français» +à Athènes perdait ses principales chances de succès et à peu près +tout ce qui pouvait nous le rendre intéressant. Cet homme, vraiment +unique sur le petit théâtre où les circonstances l'avaient fait +surgir, ne laissait derrière lui personne en état de le remplacer. M. +Guizot devait se sentir un peu dans la situation d'un joueur qui se +verrait enlever la carte sur laquelle il avait placé tout son enjeu, +et, de la politique suivie jusqu'alors, il ne lui restait guère +que l'embarras de se trouver engagé si avant dans l'inextricable +imbroglio des affaires intérieures de la Grèce. + +[Note 156: Lettre du 28 septembre 1847. (_Documents inédits._)] + +Par contre, lord Palmerston croyait, grâce à cet accident, tenir +enfin sa revanche. Il la voulait très complète. Vainement le +gouvernement bavarois proposait-il une sorte de désarmement +réciproque et la constitution à Athènes d'un ministère de coalition +où tous les partis seraient représentés; vainement la France se +montrait-elle disposée à entrer dans cette voie et offrait-elle de +rappeler M. Piscatory si l'on faisait de même pour sir Edmund Lyons: +lord Palmerston repoussait toutes ces ouvertures; il lui fallait +un cabinet présidé par Maurocordato, le chef du parti anglais, et +le premier acte de ce cabinet devait être de dissoudre la Chambre +qui venait d'être élue et qui n'avait pas encore siégé. La Grèce et +son roi, blessés de cette arrogance impérieuse, refusèrent de s'y +soumettre et maintinrent le pouvoir aux mains des amis de Colettis. +Lord Palmerston, exaspéré, voulut alors renverser de vive force ceux +qui osaient lui résister. Dans ses conversations, il ne se gênait +pas pour annoncer la chute prochaine d'Othon[157]. Mais, cette fois +encore, sa passion fut trompée. Tel avait été le prestige de Colettis +que, mort, il protégeait encore ceux qui suivaient sa politique et se +recommandaient de son nom. Le cabinet, appuyé par le Roi et par la +grande majorité de la nation, parvint à réprimer les insurrections +fomentées ou en tout cas favorisées par la diplomatie anglaise, mit +fin au conflit diplomatique avec la Porte, et, lorsque la session se +rouvrit, il put se faire honneur de la pacification relative du pays. + +[Note 157: De Londres, le duc de Broglie écrivait, le 2 novembre +1847, à M. Guizot: «Lord Palmerston a dit à M. de Bunsen que le +roi Othon serait bientôt détrôné, qu'une révolution se préparait.» +(_Documents inédits._)] + +Le gouvernement français aidait le ministère grec à se défendre, mais +avec réserve, «sans l'épouser», comme il avait fait de Colettis. +Il cherchait visiblement à se dégager peu à peu des affaires +helléniques. M. Piscatory, qui comprenait la nécessité de cette +semi-retraite, mais qui éprouvait quelque embarras à l'effectuer +lui-même, était le premier à désirer son rappel. Aussi fut-il +heureux, au commencement de décembre 1847, de se voir nommer à +l'ambassade de Madrid[158]. La gestion de la légation d'Athènes +resta aux mains du premier secrétaire, M. Thouvenel. Ce dernier +était précisément de ceux qui avaient regretté que la politique +française se compromît autant au service de ses clients de Grèce. +Réduit au rôle de spectateur par l'activité débordante de son chef, +M. Piscatory, il avait été, par cela même, d'autant plus porté à +la critique. Sans nier les qualités rares de Colettis, son esprit, +son adresse, son courage, il le trouvait un peu chimérique, homme +d'expédient plus que de solution, capable de faire gagner du temps, +non de créer un gouvernement vraiment régulier. «Sur bien des +points, disait-il, les Anglais voient trop noir; de notre côté, nous +voyons trop blanc; en fondant les deux couleurs, nous arriverions +à une nuance grise qui serait plus vraie et plus juste.» De même, +tout en reconnaissant les mérites de M. Piscatory, en admirant +l'énergie avec laquelle «il forçait le succès», en proclamant qu'il +avait habilement et complètement «battu» sir Edmund Lyons, il lui +reprochait d'avoir «trop mis au jeu» dans les affaires grecques, et +d'y avoir apporté une trop grande «excitation personnelle». À son +avis, la lutte d'influence, si vivement engagée avec l'Angleterre, +était dangereuse pour un pays aussi frêle que la Grèce, et la France +n'en pouvait recueillir des avantages proportionnés aux efforts +faits et aux responsabilités assumées. Athènes lui paraissait être +devenue «un terrain d'une importance exagérée et factice», et, +dans ce qui s'y passait, il ne voyait guère qu'une «tragi-comédie» +assez pitoyable, où il nous était fâcheux d'avoir le premier rôle. +En 1846 et 1847, le jeune secrétaire avait exprimé plus ou moins +librement ces idées, dans les lettres qu'il écrivait à ses amis et +même dans sa correspondance avec le directeur politique du ministère +des affaires étrangères, M. Désages[159], qui était déjà un peu en +méfiance des entraînements philhelléniques de M. Piscatory[160]. On +conçoit qu'avec de telles opinions, M. Thouvenel fût bien préparé +à suivre la politique qui s'imposait, après la mort de Colettis. +Il la définissait ainsi, le 30 décembre 1847, dans une lettre à +M. Désages: «L'oeuvre que M. Piscatory a tenté d'accomplir en +Grèce lui appartenait en propre, et je ne conseille à personne de +la reprendre; mais ce qui nous importe, ce me semble, c'est que +cette oeuvre ne cesse pas brusquement, c'est que notre politique +ne fasse pas de soubresaut. Il faut qu'on ne nous accuse pas de +faiblesse, et cependant que nous rentrions dans une voie normale. +Nous devons désirer que notre bruit ne soit pas plus fort que notre +action réelle, et que nos embarras ne dépassent pas notre profit... +Je pense que six ou huit mois d'un régime plus doux, tel que je +le conçois, suffiront pour donner à notre situation un caractère +moins tranché, mais toujours très amical pour le Roi et pour le +pays, toujours fermes, sauf des irritations personnelles de moins +vis-à-vis de la légation anglaise. En un mot, je tâcherai de faire +en sorte que le successeur de M. Piscatory ne vienne pas à Athènes +pour prendre à son compte tous les actes et toutes les fautes d'un +parti et du gouvernement grec, mais simplement pour être le chef +d'une légation bienveillante[161].» Ce programme était conforme à la +pensée du cabinet de Paris, et M. Désages répondait, le 11 février +1848, à M. Thouvenel: «Nous n'avons, pour le présent, autre chose +à vous demander que ce que vous faites. Continuer _modérément_ M. +Piscatory, prendre à l'égard de ce qu'on appelle le parti français, +parti actuellement sans tête depuis la mort de Colettis, le rôle +de conciliateur plutôt que celui de directeur; se maintenir dans +les meilleurs rapports avec le Roi et la Reine, les conseiller dans +le sens vrai de leur intérêt et de leur dignité, et, sauf le cas +de péril sérieux, se tenir plutôt derrière que devant eux; voilà, +en gros, ce que vous faites et ce que vous avez de mieux à faire.» +Quel eût été le résultat de cette politique? Eût-elle pu maintenir +ce qu'il y avait de légitime et d'essentiel dans notre influence, +tout en diminuant nos compromissions? C'est une question à laquelle +la révolution de Février n'a pas permis d'avoir la seule réponse +vraiment décisive, celle des faits. + +[Note 158: Voir plus haut, p. 132.] + +[Note 159: _Passim_ dans _La Grèce du roi Othon, Correspondance de M. +Thouvenel avec sa famille et ses amis_, publiée par L. THOUVENEL.] + +[Note 160: Lettre de M. Désages à M. de Jarnac, 30 juillet 1847. +(_Documents inédits._)] + +[Note 161: _La Grèce du roi Othon_, etc., p. 160, 161.] + + +IV + +Lord Palmerston ne se bornait pas à aviver et à envenimer la lutte +sur les théâtres où l'Angleterre et la France étaient déjà avant +lui en état de rivalité. Dans toutes les questions, il cherchait +l'occasion d'user envers nous d'un de ces mauvais procédés, de nous +jouer un de ces mauvais tours auxquels notre diplomatie avait fini +par être si bien habituée qu'elle les appelait, de son nom, des +«palmerstonades»[162]. + +[Note 162: Le mot se trouve, par exemple, dans une lettre de M. +Thouvenel au prince Albert de Broglie, 19 janvier 1848. (_La Grèce du +roi Othon_, etc., p. 164.)] + +Le Portugal n'était pas moins troublé que l'Espagne. Des mesures +réactionnaires, prises en 1846 par la reine Dona Maria, avaient +provoqué une insurrection «libérale», devenue bientôt une véritable +guerre civile. Les Miguelistes en avaient profité pour reprendre les +armes. En Angleterre, on ne voyait pas sans préoccupation l'état +fâcheux d'un pays qu'on considérait comme une sorte de client. De +plus, la reine Victoria s'intéressait particulièrement au sort de +Dona Maria, qui avait épousé un cousin germain du prince Albert; elle +désirait qu'on vînt à son secours et pesait dans ce sens sur lord +Palmerston, dont les sympathies naturelles fussent allées plutôt +aux révolutionnaires. La France, au contraire, était peu attentive +à ce qui se passait en Portugal, et ne songeait aucunement à y +rivaliser avec l'influence anglaise; c'était sans fondement et par +un pur effet de sa manie soupçonneuse, que lord Palmerston croyait +voir, derrière la politique rétrograde de Dona Maria, les conseils +de Louis-Philippe. Cependant, la persistance et les progrès de +l'insurrection avaient fini par éveiller la sollicitude de notre +gouvernement: celui-ci craignait le contre-coup qui pouvait se +produire à Madrid, d'autant que les Esparteristes proclamaient très +haut leur espoir de «faire rentrer la révolution en Espagne par le +Portugal». C'était pour nous une raison de nous intéresser à la +pacification de ce dernier pays. + +Telles étaient les dispositions du cabinet de Paris quand, au +commencement de 1847, Dona Maria, se fondant sur le traité un peu +oublié de la «Quadruple alliance», réclama le secours de l'Espagne. +On sait que par ce traité, signé le 22 avril 1834, les deux reines +constitutionnelles de la Péninsule avaient établi entre elles une +sorte d'assurance mutuelle contre les Miguelistes et les Carlistes, +et que, de plus, l'Angleterre et la France avaient promis de les +aider, au besoin par les armes, contre ces adversaires[163]. +L'évocation d'un acte diplomatique où il avait été partie parut à +notre gouvernement une occasion de dire son mot dans l'affaire: il +s'autorisa, à son tour, du traité de 1834, pour offrir aux cabinets +de Londres et de Madrid de délibérer en commun sur les mesures à +prendre, et d'examiner s'il n'y aurait pas lieu de se porter ensemble +médiateurs entre les belligérants. Que la France se mêlât des +affaires du Portugal, et qu'au lendemain des mariages espagnols, elle +parût, dans une démarche publique, être l'alliée de l'Angleterre, +c'est ce que l'animosité et la rancune de lord Palmerston ne +pouvaient admettre. Aussi, pour nous éconduire, s'empressa-t-il de +déclarer que le traité de la Quadruple alliance n'existait plus, et +qu'en tout cas il ne pouvait s'appliquer à la circonstance présente. +«Pas d'action commune avec la France, quand on peut l'éviter», +écrivait-il à ce propos, le 17 février 1847, à lord Normanby[164]. + +[Note 163: Voir plus haut, t. II, ch. XIV, § V.] + +Toutefois, le secrétaire d'État ne pouvait justifier son refus et +se défendre contre de nouvelles insistances de notre part, qu'en +accomplissant à lui seul la besogne pour laquelle il repoussait notre +concours, et en trouvant, en dehors de nous, quelque autre moyen de +pacification. Il l'essaya. On le vit successivement négocier avec +l'Espagne et le Portugal, pour substituer une triple alliance à la +quadruple dont il ne voulait plus, puis offrir la médiation de +l'Angleterre seule. Tout échoua. La situation du Portugal devenait +de plus en plus critique. Lord Palmerston sentait qu'autour de +lui, à la cour de Windsor, dans le public anglais, et jusque chez +ses collègues du cabinet, on s'en prenait à lui de la prolongation +et de l'aggravation de cette crise. Embarrassé de son impuissance +et de sa responsabilité, il sentit la nécessité de revenir sur le +refus hautain qu'il nous avait d'abord opposé. C'était sans doute +une reculade mortifiante, mais force lui fut de s'exécuter. La +Quadruple alliance fut donc momentanément ressuscitée, et, en mai +1847, des arrangements furent conclus entre les quatre cours, en vue +d'une sorte de médiation armée à exercer entre les belligérants. La +charge peu agréable de procéder aux mesures coercitives fut laissée +à l'Angleterre. Celle-ci s'en acquitta aussitôt d'une main si peu +légère qu'elle se fit beaucoup d'ennemis en Portugal et y affaiblit +sa situation. C'était une maladresse de plus ajoutée à toutes celles +qu'avait déjà commises lord Palmerston en cette affaire. Quant à +la France, une fois qu'elle se fut donné le plaisir d'imposer son +concours au cabinet de Londres, et qu'elle eut obtenu, tant bien que +mal, la pacification matérielle désirée par elle en vue de l'Espagne, +elle eut soin de se dégager d'une entreprise où elle n'avait aucun +intérêt. Dès la fin d'août 1847, notre gouvernement avertissait lord +Palmerston qu'il regardait, en ce qui le concernait, la question +comme close[165]. + +[Note 164: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 290.] + +[Note 165: Voir la conversation du duc de Broglie et de lord +Palmerston, rapportée dans une dépêche du duc à M. Guizot, en date du +29 août 1847.] + +À peine en avait-on fini avec le Portugal, qu'un incident du +même genre se produisait sur un tout autre théâtre. En 1845, +pour être agréable à lord Aberdeen, M. Guizot avait consenti, +fort à contre-coeur, à remettre la main dans les affaires de la +Plata, et à tenter, avec l'Angleterre, une médiation armée entre +Rosas, le dictateur de la Confédération argentine, et l'État de +Montevideo[166]. Il n'avait pas fallu longtemps pour nous apercevoir +que, suivant le mot de M. Désages, nous nous étions fourrés dans +un véritable «guêpier[167]». Nous n'y restions que par fidélité +à l'engagement pris envers l'Angleterre. Tant que lord Aberdeen +avait été au _Foreign office_, l'accord avait régné à la Plata +entre les agents des deux gouvernements. Il fallait s'attendre que +cette situation changeât avec lord Palmerston. Celui-ci apporta +dans cette affaire sa méfiance accoutumée à l'égard de la France; +il s'imaginait, on ne sait vraiment pourquoi, que nous songions +à profiter de ce qu'il y avait un certain nombre de Français à +Montevideo, pour nous emparer de cette ville; et l'important lui +paraissait être moins de faire réussir l'action commune que de nous +empêcher «de jouer le jeu d'Alger sur la rivière de la Plata[168]». +En 1847, le plénipotentiaire anglais dans ces régions était lord +Howden; s'inspirant évidemment des méfiances de son chef, il se +trouva bientôt en désaccord avec son collègue français, M. Walewski, +sur la façon de traiter Montevideo; au lieu d'en référer à son +gouvernement et de laisser, en attendant, les choses dans l'état, +il prit sur lui de mettre brusquement fin à l'action concertée: +il signifia à notre représentant que l'Angleterre se retirait de +l'intervention, leva le blocus et abandonna Montevideo au sort +que lui ferait subir Rosas. Un tel procédé était inouï dans une +entreprise faite en commun. + +[Note 166: Voir plus haut, t. VI, ch. I, § II.] + +[Note 167: Lettre de M. Désages à M. de Jarnac, du 29 août 1846. +(_Documents inédits._)] + +[Note 168: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 273.] + +À peine notre gouvernement fut-il informé, en septembre 1847, de la +conduite de lord Howden, qu'il chargea le duc de Broglie de s'en +plaindre au cabinet anglais. Le premier ministre, lord John Russell, +que notre ambassadeur vit, à la place du chef du _Foreign office_, +momentanément absent de Londres, convint des torts de lord Howden +et promit d'en écrire aussitôt à lord Palmerston. Mais ce dernier, +qui reconnaissait sinon ses instructions, au moins son esprit, dans +l'acte de son plénipotentiaire, l'avait aussitôt pris à son compte; +sans consulter ses collègues, il avait envoyé à Paris une dépêche +où il approuvait lord Howden et déclarait terminée l'action commune +à la Plata. Cette fois encore, la passion l'avait entraîné trop +loin; il allait être obligé de reculer. Lord John Russell, lié par +ses premières déclarations, relancé par l'ambassadeur de France, +se décida à user de son autorité de premier ministre et à adresser +de sérieuses représentations à son collègue. Palmerston dut céder. +Renonçant à maintenir les déclarations de sa dépêche, il reconnut que +l'action commune n'était pas terminée, et que les deux gouvernements +avaient à délibérer sur les suites à donner à l'affaire, absolument +comme s'il ne s'était manifesté aucun dissentiment entre leurs +agents; sans convenir expressément des torts de lord Howden, il ne +contredit pas au jugement sévère que nous en portions. Sur ce point +encore, comme naguère en Portugal, il avait été obligé, suivant +l'expression du duc de Broglie, «d'avaler la pilule». Tout cela se +passait vers la fin de septembre et le commencement d'octobre 1847. +Les pourparlers pour la rédaction des instructions communes à envoyer +aux plénipotentiaires français et anglais, se prolongèrent pendant +plusieurs semaines et n'aboutirent que dans les premiers jours de +décembre. D'ailleurs, le gouvernement français, satisfait d'avoir +empêché qu'on ne lui faussât peu honnêtement compagnie, ne cherchait +aucunement à prolonger l'intervention. Bien au contraire, il estimait +que les deux cabinets devaient chercher ensemble un moyen décent de +sortir le plus tôt possible de cette ennuyeuse affaire[169]. + +[Note 169: Sur ces négociations, j'ai consulté la correspondance +confidentielle échangée entre M. Guizot et le duc de Broglie. +(_Documents inédits._)] + +On le voit, sur ces divers théâtres, la rancune de lord Palmerston +avait été gênante, mais, en fin de compte, assez impuissante. En +Espagne, l'influence française, un moment compromise, avait bientôt +repris le dessus, et c'était, au contraire, l'influence anglaise +qui se trouvait absolument discréditée. En Grèce, il avait fallu +l'accident de la mort de Colettis pour ébranler notre prépotence, et +encore le cabinet de Londres était-il loin de recueillir de cette +mort les avantages qu'il en avait espérés. En Portugal, sur la Plata, +après avoir tenté d'agir en dehors de nous, lord Palmerston devait +reconnaître assez piteusement qu'il n'en avait ni le moyen ni le +droit. Tant d'échecs ne laissaient pas que d'être fort mortifiants +pour ce ministre, et son prestige outre-Manche en était atteint. De +Londres, le duc de Broglie écrivait à son fils: «On commence ici +à trouver que le mal n'a pas trop bonne mine quand il ne réussit +pas[170].» + +[Note 170: Lettre du 22 octobre 1847. (_Documents inédits._)] + + + + +CHAPITRE IV + +LA FRANCE ET LES AGITATIONS EN EUROPE. + +(1847-1848.) + + I. Les agitations en Europe, au commencement de 1847. C'est + pour le gouvernement français l'occasion d'un grand rôle. + Comment il est amené à se rapprocher de l'Autriche et à lui + proposer une entente. Rapports directs entre M. Guizot et M. + de Metternich. Cette évolution convenait-elle à la situation + faite à la France?--II. Fermentation libérale en Allemagne. + État d'esprit complexe et troublé de Frédéric-Guillaume IV. + Ses rapports avec M. de Metternich. Il convoque une diète des + États du royaume. Impulsion ainsi donnée au mouvement libéral + et unitaire en Allemagne. M. Guizot comprend le danger qui en + résulte pour la France. Il provoque sur ce point une entente + avec l'Autriche. Ombrages de la presse allemande. Le public + français moins clairvoyant que son gouvernement.--III. Les + menées des radicaux en Suisse. Lucerne appelle les Jésuites. + Attaque des corps francs contre Lucerne. Le gouvernement + français se refuse aux démarches comminatoires demandées par le + cabinet de Vienne. Constitution du Sonderbund. Le gouvernement + français persiste à repousser les mesures pouvant conduire à + une intervention armée. Conseils qu'il fait donner à la Suisse. + Les radicaux finissent par conquérir la majorité dans la diète + fédérale.--IV. Violents desseins des radicaux suisses. La France + écarte une fois de plus les propositions de l'Autriche. Elle + essaye, sans succès, d'amener l'Angleterre à tenir le même + langage qu'elle à Berne. La diète décrète l'exécution fédérale + contre le Sonderbund.--V. L'Europe va-t-elle laisser faire + les radicaux? En réponse à une ouverture venue de Londres, M. + Guizot propose aux puissances d'offrir leur médiation, et leur + soumet un projet de note. Lord Palmerston, après avoir fait + attendre sa réponse, rédige un contre-projet. Le gouvernement + français consent à le prendre en considération. Il obtient de + lord Palmerston certaines modifications de rédaction et fait + adopter ce contre-projet amendé par les représentants des + puissances continentales. Pendant ce temps, le Sonderbund est + complètement vaincu par l'armée fédérale. La diplomatie anglaise + a pressé sous main les radicaux d'agir. Lord Palmerston estime + qu'il n'y a plus lieu de remettre la note. Triomphe insolent + des radicaux. La France n'a pas fait jusqu'alors une brillante + campagne.--VI. Les puissances continentales, désireuses de + prendre leur revanche en Suisse, attendent l'initiative de la + France. M. Guizot comprend l'importance du rôle qui lui est + ainsi offert. Il est résolu à le remplir, malgré les hésitations + qui se manifestent autour de lui. Il renonce à la conférence et + la remplace par une note concertée et une entente générale avec + les cours continentales. Le comte Colloredo et le général de + Radowitz sont envoyés en mission à Paris. Leur accord avec M. + Guizot. Isolement de l'Angleterre. La note est remise à la diète + suisse, et l'on se réserve de décider ultérieurement les autres + mesures à prendre. En février 1848, la direction de l'action + européenne en Suisse est aux mains de la France.--VII. L'Italie, + qui paraissait sommeiller depuis 1832, commence à se réveiller + avec les écrits de Gioberti, Balbo et d'Azeglio. Élection de + Pie IX. L'amnistie. Effet produit à Rome et dans toute la + Péninsule. Dangers résultant de l'inexpérience du Pape et de + l'excitation de la population. Premières réformes accomplies + à Rome. Leur contre-coup en Italie. Le mouvement en Toscane. + Charles-Albert, son passé, ses sentiments, son caractère. Son + impression à la nouvelle des premières mesures de Pie IX.--VIII. + Politique du cabinet français en face du mouvement italien. Il + veut empêcher à la fois que ce mouvement ne s'arrête devant la + résistance réactionnaire et qu'il ne dégénère sous la pression + révolutionnaire. Ses conseils au gouvernement pontifical. Il + cherche à constituer en Italie un parti modéré. Il met en garde + les Italiens contre le danger d'un bouleversement territorial et + d'une attaque contre l'Autriche. La France et l'Autriche dans + la question italienne. Dans quelle mesure et sur quel terrain + elles pouvaient se rapprocher. M. Guizot expose à la tribune + sa politique.--IX. Occupation de Ferrare par les Autrichiens. + Effet produit à Rome et dans le reste de la Péninsule. Embarras + qui en résulte pour la politique du gouvernement français. + Ses conseils à Vienne et à Rome. Il est assez bien écouté à + Vienne. En Italie, au contraire, les esprits se montent contre + lui. Comment M. Guizot répond à cette ingratitude. Contre-coup + sur l'opinion en France. M. Guizot et le prince de Joinville. + Arrangement de l'affaire de Ferrare.--X. Lord Palmerston + excite les Italiens contre la France. Au fond, cependant, il + ne veut pas faire plus que nous contre l'Autriche. Mission de + lord Minto.--XI. L'excitation croissante des esprits n'est pas + favorable au mouvement sagement réformateur. Pie IX réunit la + Consulte d'État. Conseils du gouvernement français. Scènes + de désordres à Rome. Situation inquiétante de la Toscane. En + Piémont, Charles-Albert accorde des réformes, mais s'effraye + de l'agitation qu'elles provoquent. M. de Metternich voit les + choses très en noir et se tourne de plus en plus vers la France. + Le cabinet de Paris se prépare à intervenir.--XII. L'agitation + dans le royaume des Deux-Siciles. Ferdinand II accorde une + constitution. Le roi de Sardaigne et le grand-duc de Toscane + obligés de suivre son exemple. Embarras du Pape. Sages conseils + de notre diplomatie. Action contraire de la diplomatie anglaise. + La Prusse et la Russie prennent une attitude menaçante envers + l'Italie. L'Autriche se plaint de lord Palmerston et se loue de + M. Guizot. Position de la France dans les affaires italiennes + au moment où la révolution de Février vient tout bouleverser. + Conclusion générale sur la politique étrangère de la monarchie + de Juillet à la veille de sa chute. + + +I + +Les mauvais procédés de lord Palmerston à notre égard, en Grèce +comme en Espagne, sur la Plata comme en Portugal, étaient la moindre +part des difficultés avec lesquelles notre diplomatie se trouvait +alors aux prises. Il en était d'autres, plus importantes et plus +redoutables, dont le ministre anglais n'était pas l'auteur premier, +bien qu'il s'appliquât perfidement à les aggraver. Depuis quelque +temps, dans cette Europe naguère immobile, un vent s'était élevé +qui agitait les peuples et ébranlait les gouvernements; était-ce +un vent de liberté ou de révolution? L'horizon se chargeait sur +plusieurs points de gros nuages noirs; qu'en allait-il sortir? une +pluie fécondante ou une trombe dévastatrice? Dès le commencement +de 1847, en Allemagne, en Suisse, et surtout en Italie à la suite +de l'avènement de Pie IX, la fermentation était assez visible pour +que tous en fussent frappés, ceux qui s'en réjouissaient comme ceux +qui s'en effrayaient. Au cours de la discussion de l'adresse, M. +Thiers, traçant, à la tribune de la Chambre, un brillant tableau +de cette agitation universelle, la saluait avec une allégresse +triomphante. M. de Metternich considérait naturellement ce spectacle +avec des yeux tout autres. «Le monde est bien malade, écrivait-il +mélancoliquement au comte Apponyi... La situation générale de +l'Europe est fort dangereuse. L'ère dans laquelle nous vivons est +une ère de transition, et le moment actuel porte le caractère de +l'une des crises comme il doit nécessairement s'en présenter aux +époques de transition. Savoir à quoi aboutit une crise n'entre pas +dans la faculté des praticiens les plus expérimentés... Je suis +né calme et patient, observateur sévère des forces agissantes et +surtout des forces motrices; eh bien, plus je suis tout cela, et +moins je me reconnais capable de me rendre compte d'un avenir que +mon esprit ne peut pénétrer. Ce qui est clair pour moi, c'est que +les choses subiront de grands changements[171].» M. de Viel-Castel, +que sa situation au ministère des affaires étrangères mettait à même +d'être exactement informé et que sa sagesse d'esprit préservait +des exagérations, notait, sur son journal intime, en février 1847: +«L'aspect de l'Europe est grave en ce moment, et nul ne peut prévoir +ce qu'il deviendra d'ici à quelque temps; il s'en faut de beaucoup +que la France soit la plus compromise[172].» Le baron Stockmar, +confident du prince Albert et du roi Léopold, écrivait de Londres, +au commencement de 1847: «Je prévois de grandes révolutions; mais +quels en seront les résultats, je ne m'aventurerai pas à le prédire.» +Et encore: «Je suis de plus en plus convaincu que nous sommes à la +veille d'une grande crise politique[173].» M. Guizot disait, à la +tribune de la Chambre des députés, le 5 mai 1847: «Depuis longtemps, +l'Europe a vécu dans un état, à tout prendre, stationnaire; la +politique du _statu quo_ a été, depuis 1814, la politique dominante +dans les gouvernements européens. Un grand changement s'opère en ce +moment, plus grand que ne le disent ceux qui en parlent le plus.» En +somme, personne ne pouvait prévoir ce qui allait se passer en Europe; +mais chacun pressentait qu'il s'y préparait des événements graves. +L'édifice politique construit en 1815 semblait sur le point d'être +renversé ou tout au moins transformé. + +[Note 171: Lettres du 10 mars et du 19 juin 1847. (_Mémoires de +M. de Metternich_, t. VII, p. 330 et 333.)--Il y avait longtemps, +d'ailleurs, que le chancelier d'Autriche avait, au sujet de cette +année 1847, de fâcheux pressentiments. En 1840, peu après la +signature de la convention du 15 juillet, on parlait, dans son salon, +des préparatifs militaires de la France et des dangers que courait +la paix. «Non, dit le prince, la paix ne sera pas troublée cette +fois; tout cela se calmera; _mais, en 1847, tout ira au diable!_» +Cette anecdote fut racontée dans les premiers jours de 1848, par +la princesse de Metternich, à M. de Flahault, alors ambassadeur de +France à Vienne. (Lettre particulière de M. de Flahault à M. Guizot, +en date du 8 janvier 1848. _Documents inédits._)] + +[Note 172: _Documents inédits._] + +[Note 173: _Le Prince Albert, Extraits de l'ouvrage de sir Théodore +Martin_, par M. CRAVEN, t. I, p. 212.] + +En face de telles éventualités, la France ne pouvait demeurer inerte +et indifférente. Tout le monde avait les yeux sur elle, attendait +d'elle quelque chose, aussi bien les peuples qui s'agitaient que les +gouvernements qui se sentaient menacés. Son intérêt était double: +elle devait seconder des mouvements réformateurs et libéraux qui +lui créeraient en Europe une clientèle d'États constitutionnels et +feraient obstacle à la reconstitution d'une Sainte-Alliance; mais +elle devait aussi empêcher que ces mouvements ne dégénérassent en +des révolutions et des guerres qui compromettraient également sa +sécurité intérieure et sa considération extérieure. En un mot, il lui +appartenait d'exercer une sorte d'arbitrage, de protéger l'impulsion +réformatrice contre la réaction absolutiste, et les gouvernements +contre la révolution. Ce rôle pouvait être profitable et glorieux. La +monarchie de 1830 n'avait pas encore eu l'occasion de tenir en Europe +une telle place et d'y exercer une action aussi considérable. + +Il était fâcheux que cette tâche s'imposât à elle au moment même où +elle était brouillée avec l'Angleterre. Notre gouvernement, sans +doute, s'il n'eût tenu qu'à lui, se fût volontiers concerté avec le +cabinet de Londres, dont l'alliance lui paraissait indiquée pour +toute politique libérale. Mais il n'y avait aucune chance d'obtenir +le concours de lord Palmerston; bien plus, on pouvait être assuré +que celui-ci verrait dans ces agitations européennes une occasion de +nous susciter des embarras et des périls, en brouillant toutes les +cartes, en poussant partout aux troubles et aux révolutions. L'oeuvre +à accomplir en devenait beaucoup plus compliquée. Le cabinet de Paris +vit la difficulté et, pour la surmonter, prit tout de suite une +importante décision; il résolut de chercher du côté de l'Autriche le +point d'appui qu'il n'avait plus l'espoir de trouver en Angleterre. + +De la part du gouvernement du roi Louis-Philippe, ce n'était pas une +sorte de nouveauté soudaine, de brusque revirement. Depuis longtemps, +il tendait à se rapprocher de la cour de Vienne, et j'ai eu souvent +l'occasion de noter les démarches qu'il avait faites dans ce sens. +Sans doute, au lendemain de 1830, le cabinet autrichien s'était +montré l'antagoniste, à la fois épeuré et dédaigneux, de la France de +Juillet, s'agitant pour reconstituer contre elle la Sainte-Alliance, +sur tous les points contredisant ses principes et cherchant à +contrarier sa politique, se heurtant directement en Italie à sa +diplomatie, presque à ses armées; c'est contre l'Autriche que Casimir +Périer, en 1832, faisait l'expédition d'Ancône; c'est à M. de +Metternich qu'en 1833, à la suite des conférences de Münchengraetz, +le duc de Broglie ripostait avec tant de raideur et de hauteur. +Mais, dès 1834, le Roi, d'accord avec M. de Talleyrand, jugea le +moment venu de se mettre en meilleurs termes avec les puissances +continentales, notamment avec la cour de Vienne, et il entra en +relations directes avec M. de Metternich: cette politique lui +paraissait avantageuse à la fois pour la dynastie, qui y gagnerait +d'être reçue dans la société des vieilles monarchies, et pour la +France, qui, retrouvant par là le libre choix de ses alliances, ne +serait plus à la discrétion de l'Angleterre. L'évolution était-elle +prématurée? Le duc de Broglie le croyait, et cette divergence avec +le souverain n'avait pas été pour peu dans sa chute. M. Thiers, +au début de son ministère, en 1836, entra vivement dans l'idée +de Louis-Philippe, et fit beaucoup d'avances aux cours de l'Est, +dans l'espoir d'obtenir ainsi pour le duc d'Orléans la main d'une +archiduchesse d'Autriche; mais, déçu sur ce point, il ne songea +qu'à se venger et voulut jeter un défi à l'Europe réactionnaire en +intervenant en Espagne: le Roi alors le brisa et le remplaça par M. +Molé. Le nouveau cabinet donna à la cour de Vienne un gage éclatant +de ses intentions amicales, en évacuant Ancône; aussi l'un des griefs +de la coalition fut-il que M. Molé avait trahi la cause libérale +en Europe et humilié la France devant les cours absolutistes. Dans +la crise de 1840, l'Autriche ne suivit l'Angleterre et la Russie +qu'à contre-coeur et parce qu'il lui paraissait impossible de s'en +séparer; si elle était peu énergique dans ses velléités de résistance +à lord Palmerston, elle était sans hostilité propre contre la France; +avant la convention du 15 juillet, elle proposa plusieurs fois des +transactions destinées à prévenir le conflit; après, elle chercha des +accommodements qui y missent fin, et, quand le cabinet du 29 octobre +fut au pouvoir, elle l'aida efficacement à rentrer dans le concert +européen. De 1841 à 1846, toutes les fois que M. Guizot avait quelque +difficulté avec l'Angleterre, il cherchait appui à Vienne; M. de +Metternich, sans être toujours d'accord avec lui, ne lui refusait +généralement pas cet appui, surtout s'il y entrevoyait un moyen de +raffermir la paix générale et aussi de relâcher les liens existant +entre les deux puissances occidentales; il ne se montrait vraiment +maussade à notre égard que quand l'«entente cordiale» paraissait +s'affermir. + +Lors donc qu'au lendemain des mariages espagnols, le cabinet français +avait, comme nous l'avons vu, cherché appui à Vienne contre les +premières manoeuvres hostiles de lord Palmerston[174], il n'avait +fait que persévérer dans une politique déjà ancienne. Depuis, la +rupture avec l'Angleterre étant devenue plus profonde encore, +il voulut faire un pas de plus et proposa formellement à M. de +Metternich une «entente» générale sur les questions pendantes[175]. +Pour établir avec le chancelier des rapports plus directs et plus +intimes que ne pouvaient l'être les communications officielles, il +se servit d'un certain Klindworth, Allemand de naissance, dont il +n'ignorait pas les liens avec la diplomatie autrichienne[176]. Au +commencement d'avril 1847, ce personnage se mit en route pour Vienne, +avec mission de faire connaître à M. de Metternich les sentiments de +M. Guizot sur la conduite à tenir en face de l'agitation soulevée +dans diverses contrées de l'Europe, notamment en Allemagne et +en Italie; il devait aussi parler des affaires d'Espagne et de +Grèce[177]. M. de Metternich, flatté de recevoir ces avances, +chercha, au moins vis-à-vis de ses propres agents, à faire croire +que la France libérale était réduite à lui demander secours et à +lui faire plus ou moins amende honorable[178]. Mais il ne le prit +pas d'aussi haut dans sa réponse au ministre français: fort inquiet +lui-même, il avait garde de décourager les ouvertures qu'on lui +faisait. S'il se plaisait à envelopper ses déclarations de théories +qui rappelaient un peu la Sainte-Alliance, il aboutissait en pratique +à accepter le terrain d'accord qui lui était proposé[179]. M. Guizot +souriait de ce qu'il appelait un «galimatias judicieux[180]»; du +moment où il avait satisfaction sur la réalité des choses, peu lui +importait que le chancelier s'abandonnât à sa manie prédicante +et pontifiante: loin de s'en formaliser, il affectait, pour +mieux gagner son nouvel allié, de prêter une oreille attentive à +ses enseignements, et était tout prêt à lui payer en courtoisie +admirative et déférente l'avantage de l'attirer dans l'orbite de la +politique française. + +[Note 174: Voir plus haut, t. VI, chap. V, § 9, et chap. VI, §§ 1 et +8.] + +[Note 175: M. de Metternich écrivait, le 19 avril 1847, au comte +Apponyi: «Le cabinet français voudrait établir avec nous une +_entente_. Nous n'aimons pas ce terme, fort discrédité aujourd'hui.» +(_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 331.)] + +[Note 176: M. Guizot écrivait, le 31 mars 1847, au marquis de +Dalmatie, ministre de France en Prusse: «Vous verrez, à Berlin +un Allemand que vous connaissez sûrement, de nom au moins, M. +Klindworth. Sachez qu'il voyage pour moi. Au fond, il appartient au +prince de Metternich. Ce n'est pas une raison pour que je ne m'en +serve pas.» (_Documents inédits._)] + +[Note 177: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 388.] + +[Note 178: Voir notamment les lettres de M. de Metternich au comte +Apponyi, en date du 19 avril et du 25 mai 1847. (_Mémoires de M. de +Metternich_, t. VII, p. 331 à 333.)] + +[Note 179: Lettre et dépêche du 12 et du 19 avril 1847, de M. de +Metternich au comte Apponyi. (_Mémoires de M. de Metternich_, p. 388 +à 395.)] + +[Note 180: M. Guizot écrivait au duc de Broglie, le 3 décembre +1847: «Il m'est arrivé une fois d'appeler les dépêches du prince de +Metternich un galimatias judicieux. Convenez que sa petite lettre +d'aujourd'hui me donne bien raison.» (_Documents inédits._)] + +Cette disposition de M. Guizot apparaît bien dans une lettre qu'il +adressa à M. de Metternich, après le retour de M. Klindworth; ce que +ce dernier lui rapportait de Vienne lui avait paru assez favorable +pour qu'il crût le moment venu d'ouvrir une correspondance directe +avec le chancelier; il lui écrivit donc, le 18 mai 1847, la lettre +suivante, qui est trop caractéristique de la nouvelle politique du +cabinet français pour qu'il n'y ait pas intérêt à la reproduire +en entier: «Les conversations de Votre Altesse avec M. Klindworth +ne me laissent qu'un regret, mais bien vif, c'est de ne les avoir +pas eues moi-même. Plus j'entrevois votre esprit, plus j'éprouve +le besoin et le désir de le voir tout entier. Et l'on ne voit tout +qu'avec ses propres yeux. On ne s'entend vraiment que lorsqu'on se +parle. Faute de cela, et en attendant cela, car je n'en veux pas +désespérer, je serai heureux de vous écrire et que vous m'écriviez, +et que nos communications, si elles restent lointaines, soient du +moins personnelles et intimes. Ce ne sera pas assez, mais ce sera +mieux pour les affaires. Et ce sera pour moi un grand plaisir, en +même temps qu'un grand bien dans les affaires. Je ne connais pas de +plus grand plaisir que l'intimité avec un grand esprit. Nous sommes +placés à des points bien différents de l'horizon, mais nous vivons +dans le même horizon. Au fond et au-dessus de toutes les questions, +vous voyez la question sociale. J'en suis aussi préoccupé que vous. +Nos sociétés modernes ne sont pas en état de décadence, mais, par +une coïncidence qui ne s'était pas encore rencontrée dans l'histoire +du monde, elles sont à la fois en état de développement et de +désorganisation, pleines de vitalité et en proie à un mal qui devient +mortel s'il dure, l'esprit d'anarchie. Avec des points de départ et +des moyens d'action fort divers, nous luttons, vous et moi, j'ai +l'orgueil de le croire, pour les préserver ou les guérir de ce mal. +C'est là notre alliance. C'est par là que, sans conventions spéciales +et apparentes, nous pouvons, partout et en toute grande occasion, +nous entendre et nous seconder mutuellement. Ce n'est pas de tels +ou tels rapprochements diplomatiques, fondés sur telle ou telle +combinaison d'intérêts, c'est d'une seule et même politique pratiquée +de concert que l'Europe a besoin. Il n'y a pas deux politiques +d'ordre et de conservation. La France est maintenant disposée et +propre à la politique de conservation. Elle a, pour longtemps, +atteint son but et pris son assiette. Bien des oscillations encore, +mais de plus en plus faibles et courtes, comme d'un pendule qui tend +à se fixer. Point de fermentation profonde et turbulente, ni pour le +dedans, ni pour le dehors. Il y a deux courants contraires dans notre +France actuelle: l'un, à la surface et dans les apparences, encore +révolutionnaire; l'autre, au fond et dans les réalités, décidément +conservateur. Le courant du fond prévaudra. L'Europe a grand intérêt +à nous y aider. À l'occident et au centre de l'Europe, en Espagne, +en Italie, en Suisse, en Allemagne, c'est la question sociale qui +fermente et domine. Il y a là des révolutions à finir ou à prévenir. +À l'ouest de l'Europe, autour de la mer Noire et de l'Archipel, +la question est plus politique que sociale. Il y a là des États à +soutenir ou à contenir. Ce n'est qu'avec le concours de la France, de +la politique conservatrice française, qu'on peut lutter efficacement +contre l'esprit révolutionnaire et anarchique dans les pays où il +souffle, c'est-à-dire dans l'Europe occidentale. Et dans l'Europe +orientale, où tant de complications politiques peuvent naître, +l'intérêt français est évidemment en harmonie avec l'intérêt européen +et spécialement avec l'intérêt autrichien. La politique d'entente et +d'action commune est donc, entre nous, naturelle et fondée en fait, +et j'ai la confiance que, pratiquée avec autant de suite que peu de +bruit, elle sera aussi efficace que naturelle. Je suis charmé de +voir, mon prince, que vous avez aussi cette confiance, et je tiens à +grand honneur ce que vous voulez bien penser de moi. J'espère que la +durée et la mise en pratique de notre intimité ne feront qu'affermir +votre confiance et votre bonne opinion. C'est la pratique qui est la +pierre de touche de toute chose. Et certes, les questions au sujet +desquelles notre entente sera mise à l'épreuve, ne manquent pas en ce +moment. Vous les avez parcourues et éclairées, tout en causant avec +M. Klindworth. Je m'en entretiens aussi avec lui presque tous les +jours... Croyez, mon prince, au profond plaisir que me causent les +témoignages de votre estime, et permettez-moi de vous offrir tous les +sentiments qu'il pourra vous plaire de trouver en moi pour vous[181].» + +[Note 181: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 400 et 401.] + +La réponse de M. de Metternich, datée du 15 juin, est loin d'avoir le +même intérêt. Après avoir témoigné «la satisfaction que lui faisait +éprouver la confiance personnelle» de M. Guizot, le chancelier +dogmatisait avec sa solennité accoutumée. Il se piquait cependant de +«ne pas vivre dans des abstractions, mais dans le monde pratique», +et de «savoir tenir compte de la première des puissances, celle +de la vérité dans les choses». «Le caractère véritable de notre +temps, ajoutait-il, est celui d'une ère de transition... Le jeu +politique ne m'a point semblé répondre aux besoins de ce temps; je +me suis fait socialiste conservateur.» Il laissait toujours voir +quelque préoccupation de se poser comme si c'était la France qui +venait rejoindre l'Autriche sur son terrain; mais, en somme, il +adhérait à toutes les idées exprimées par M. Guizot. «La France, +disait-il, marchant dans une direction conservatrice, peut être sûre +de se rencontrer avec l'Autriche, et cette rencontre même renferme +un gage pour le repos général. Vous avez, Monsieur, une grande et +noble tâche à remplir, celle de consolider le repos de la France. Le +repos d'un grand État ne saurait être un fait isolé; pour arriver +à sa pleine jouissance, il doit être soutenu par le repos général. +Comptez sur ma volonté de concourir, autant que mes facultés pourront +me le permettre, à la salutaire entreprise d'assurer ce bienfait +à l'Europe, et veuillez être convaincu de la satisfaction que +j'éprouverai toujours en joignant, pour un but aussi important, mes +efforts personnels aux vôtres[182].» + +[Note 182: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 400 à 403.] + +En nouant ces relations, le désir de M. Guizot était évidemment de +se mettre avec M. de Metternich sur le pied d'intimité amicale et +confiante où il avait été, de 1843 à 1846, avec lord Aberdeen. Il n'y +réussit pas pleinement. La correspondance directe devait se continuer +entre les deux ministres français et autrichien; mais, en dépit des +politesses réciproques[183], il y resta toujours quelque chose d'un +peu guindé. Si l'entente était établie, elle n'avait, à vraiment +parler, rien de «cordial». + +[Note 183: Dans une lettre du 7 novembre 1847, adressée par M. Guizot +à M. de Metternich, on trouve cette phrase: «J'ai appris avec grand +plaisir que la santé de Votre Altesse était excellente. J'en fais mon +compliment à l'Europe.» (_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. +405.)] + +Cette évolution vers l'Autriche était un moyen de nous défendre +contre l'hostilité de l'Angleterre, de nous garantir de l'isolement +où lord Palmerston prétendait nous réduire. Elle avait, de plus, +cet avantage, constamment poursuivi par notre diplomatie depuis +1830, de rompre définitivement la coalition toujours près de se +reformer entre les trois puissances de l'Est contre la France +suspecte de révolution. Convenait-elle aussi bien à la situation +que nous faisaient, au rôle que nous imposaient les agitations +survenues en Europe? N'avait-elle pas cet inconvénient, au moment +où la liberté fermentait dans tant de contrées, de nous ranger dans +le camp réactionnaire? C'était, on le sait, le reproche hautement +formulé par M. Thiers. Ce reproche eût été fondé, s'il s'était agi +pour la France de se mettre à la remorque de l'Autriche. Mais, comme +on le verra, M. Guizot ne l'entendait pas ainsi. Il ne voulait pas +aller rejoindre M. de Metternich sur le terrain où, après 1830, +le chancelier s'était placé pour nous faire échec; il voulait le +déterminer à venir sur le terrain nouveau, intermédiaire, où il +plaisait à la monarchie de Juillet, devenue un gouvernement établi, +conservateur, de lui offrir une rencontre. Des deux objets de notre +politique extérieure: combattre la révolution et aider aux réformes, +le premier plaisait beaucoup plus à l'Autriche que le second. Mais +nous comptions sur le besoin qu'elle avait de notre secours contre la +révolution, pour obtenir d'elle qu'elle laissât faire les réformes. +Que cette politique eût des difficultés, on ne saurait le nier. Il +fallait s'attendre que l'Autriche n'eût pas toujours la résignation +facile, et qu'elle cherchât à nous attirer dans sa ligne, à nous +compromettre. Certains changements, notamment en Italie, devaient +être malaisés à lui faire accepter. Mais quelle politique aurait +été plus commode? S'il eût fallu manoeuvrer d'accord avec lord +Palmerston, au milieu des agitations européennes, n'eussions-nous +pas eu au moins autant de mal à ne pas nous laisser engager dans ses +complaisances révolutionnaires? + +Du reste, c'était chez M. Guizot une idée arrêtée, que la France +servait d'autant plus efficacement la liberté en Europe, qu'elle +était plus résolument et plus manifestement conservatrice, qu'elle +donnait aux puissances, jusque-là méfiantes et inquiètes, plus de +gages de sa sagesse. Il exposait cette idée, le 5 mai 1847, à la +tribune de la Chambre des députés, en réponse aux critiques de +l'opposition. Parlant du «grand changement» qui s'opérait alors en +Europe: «Vous y voyez, disait-il, des gouvernements nouveaux, des +monarchies constitutionnelles qui travaillent à se fonder, une en +Espagne, une en Grèce; vous voyez, en même temps, des gouvernements +anciens qui travaillent à se modifier, le Pape en Italie, la Prusse +en Allemagne. Je ne veux rien développer, je ne fais que nommer. +Ces faits-là sont immenses. Croyez-vous que la politique que la +France a suivie depuis 1830, la politique conservatrice, pour appeler +les choses par leur nom, n'ait pas joué et ne joue pas un grand +rôle dans ce qui se passe en Europe? Beaucoup d'hommes, dans les +gouvernements et dans les peuples, ont été rassurés contre la crainte +des révolutions; beaucoup d'hommes ont appris à croire ce qu'ils +ne croyaient pas possible il y a quinze ans, que des gouvernements +libres fussent en même temps des gouvernements réguliers, +parfaitement étrangers à toute propagande révolutionnaire, à tout +désordre révolutionnaire. L'Europe a appris à croire cela, qu'elle +ne croyait pas. C'est une des principales causes des changements +que vous voyez se faire aujourd'hui en Europe. Prenez garde! le +rôle que vous avez joué depuis 1830, ne le changez pas; soyez plus +conservateurs que jamais!» + + +II + +Il convenait d'indiquer tout d'abord quelle était, en face de +l'agitation régnant en Europe, la direction générale donnée à la +diplomatie française. Reste maintenant à voir cette diplomatie à +l'oeuvre, dans chacune des contrées où l'agitation soulevait quelque +grave problème. Trois pays, entre tous les autres, devaient, à ce +titre, fixer l'attention: l'Allemagne, la Suisse et l'Italie. + +On sait comment, après 1815, l'organisation donnée à l'Allemagne +et la conduite suivie par les gouvernements de la Confédération +avaient trompé les espérances libérales et les ambitions nationales +éveillées en 1813[184]. M. de Metternich avait été l'auteur principal +et pour ainsi dire la personnification de cette réaction absolutiste +à laquelle lui paraissait liée la suprématie de l'Autriche en terre +germanique. Pendant de longues années, il fut assez habile ou +assez heureux pour se faire seconder par la puissance même qui eût +pu trouver intérêt à arborer le drapeau contraire, par la Prusse. +Frédéric-Guillaume III, modeste, d'esprit un peu étroit et court, +d'autant plus désireux de repos et d'immobilité qu'il avait traversé, +pendant sa jeunesse, de plus tragiques vicissitudes, s'était fait +une loi de marcher toujours derrière le cabinet de Vienne. Mais +ce prince était mort en 1840, et le caractère de son successeur, +Frédéric-Guillaume IV, était loin de donner à M. de Metternich la +même sécurité. Déjà plusieurs fois[185], j'ai eu l'occasion de +noter quelques traits de cette physionomie complexe, énigmatique, +troublée: un mélange de chimère et de pusillanimité, d'ambition et de +scrupule, d'exaltation et d'indécision; l'horreur de la révolution, +la répugnance pour toute nouveauté libérale, surtout si elle portait +la marque française, le culte presque superstitieux du passé, +l'infatuation d'un roi de droit divin, des protestations sincères +d'attachement à l'Autriche et de déférence pour M. de Metternich; et, +en même temps, une imagination toujours en travail, un esprit plein +de projets, des rêves de grandes réformes, le goût de discourir et de +donner ses émotions en spectacle, une aspiration à la popularité des +remueurs et des meneurs d'opinion, et, dans un lointain encore un peu +vague, à travers beaucoup d'incertitudes, la tentation du grand rôle +qui pouvait appartenir à la Prusse dans une Allemagne transformée et +unifiée. + +[Note 184: Voir plus haut, t. IV, ch. IV, § X.] + +[Note 185: Voir plus haut, t. IV, p. 311; t. V, p. 47; t. VI, p. 268.] + +Un tel esprit devait être ému de l'insistance avec laquelle l'opinion +réclamait l'exécution des promesses constitutionnelles faites, en +1807 et en 1815, par Frédéric-Guillaume III. Il eût bien voulu +dégager la parole en souffrance de son père, satisfaire son peuple +par quelque initiative généreuse, se sentir en communion avec l'âme +allemande. Mais, en même temps, il était décidé à ne rien faire qui +ressemblât à une constitution française, rien qui limitât le pouvoir +absolu qu'il croyait tenir de Dieu. L'idée lui vint de résoudre la +difficulté en développant les États provinciaux qui fonctionnaient +en Prusse depuis 1822, et dont le caractère tout germanique lui +plaisait. Il se mit alors à chercher comment il pourrait les +réunir et les admettre à délibérer sur les affaires du royaume, +sans cependant en faire des États généraux. Cette recherche dura +plusieurs années. Par un effet singulier de la confusion qui régnait +dans ce cerveau, au moment où il songeait à inaugurer une politique +en réalité dirigée contre M. de Metternich, c'était de ce dernier +qu'il tenait avant tout à prendre l'avis. Vainement le chancelier +tâchait-il d'éviter des entretiens dont il pressentait l'inutilité, +le Roi saisissait toutes les occasions de se «jeter à son cou» et de +«lui ouvrir son coeur». Ainsi profita-t-il de ce que M. de Metternich +était venu, en 1845, à Stolzenfels, saluer la reine Victoria, pour +avoir avec lui, dans la cabine d'un bateau à vapeur, une conversation +de plus de deux heures. Le ministre autrichien l'écouta en homme dont +la sagesse n'était pas dupe de ces chimères. À Frédéric-Guillaume +lui affirmant sa volonté de ne se laisser jamais imposer des «États +généraux du royaume» et de se borner à une réunion plénière des +États provinciaux, il répliqua: «Si Votre Majesté veut réellement +ce qu'elle me fait l'honneur de me confier, mon intime conviction +me presse de lui déclarer qu'elle convoquera les six cents députés +provinciaux comme tels, et que ceux-ci se sépareront comme États +généraux. Pour empêcher cela, la volonté de Votre Majesté ne suffit +pas.» Et comme le Roi ajoutait qu'il agirait seulement «pour lui», +et que son successeur pourrait changer son oeuvre, le chancelier +l'interrompant: «Il y a des choses, lui dît-il, qui, une fois faites, +sont irrévocables!» Quoique ainsi contredit, le Roi n'en termina pas +moins la conversation en prodiguant les démonstrations affectueuses +à son interlocuteur et en «l'embrassant à l'étouffer». Quant à +M. de Metternich, il sortit de là inquiet et triste. «La Prusse, +écrivait-il au comte Apponyi, est dans une fort dangereuse situation. +Le Roi veut le bien, mais il ne sait pas où il se trouve... Il fait +tout ce qu'il faut pour arriver là où il ne veut point en venir. +Rendre droit un pareil esprit est une entreprise impossible.» Il +ajoutait, toujours à propos des projets de ce prince, dans une +lettre à l'archiduc Louis: «Tout le monde se demande ce qu'un avenir +prochain pourrait bien nous réserver, et personne n'a confiance dans +les événements futurs[186].» + +[Note 186: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VI, p. 634; t. VII, +p. 100 à 103 et 127 à 137.--Cf. aussi une conversation de M. de +Metternich, rapportée dans une lettre particulière du comte de +Flahault à M. Guizot, en date du 21 janvier 1847. (_Documents +inédits._)] + +M. de Metternich avait raison de croire que ses conseils +n'arrêteraient pas le roi de Prusse. Le 3 février 1847, après +bien des tergiversations, celui-ci publia, avec grand fracas, des +lettres patentes convoquant dans une diète générale les États +divers,--État des princes, comtes et seigneurs, État de l'ordre +équestre, État des villes, État des communes rurales,--qui jusque-là +ne s'étaient réunis que sous la forme de diètes provinciales. Le +nombre des députés dépassait six cents. Il est vrai que l'assemblée +ne devait avoir ni périodicité, ni droit d'initiative, et que +ses délibérations étaient purement consultatives. Le Roi, qui se +piquait d'être orateur, inaugura, au commencement d'avril, les +travaux de la diète par un long discours où éclataient toutes les +contradictions de son esprit et de son oeuvre. Il y déclarait, avec +insistance, «qu'aucune puissance sur la terre ne l'amènerait à +changer les rapports naturels entre le souverain et son peuple en +rapports conventionnels et constitutionnels garantis par des chartes +et scellés par des serments»; il n'admettait pas «qu'une feuille +écrite vînt s'interposer entre Dieu et la Prusse pour gouverner ce +pays par ses paragraphes»; il proclamait sa volonté de maintenir +«l'omnipotence royale» contre «les damnables désirs et l'esprit +négatif du siècle»; et, en même temps, il donnait aux députés réunis +l'exemple de la hardiesse, en soulevant, dans sa harangue, les +questions les plus difficiles, les plus brûlantes, et en semblant +les offrir lui-même à la discussion[187]. Le résultat ne se fit pas +attendre. Dans la diète, des voix nombreuses, éloquentes, s'élevèrent +contre les thèses royales et revendiquèrent les droits du peuple et +de ses représentants. Les débats, qui se prolongèrent jusque vers la +fin de juin, furent d'un véritable parlement politique: ils portèrent +sur toutes les questions intérieures et même, malgré les ministres, +sur les affaires étrangères. Le retentissement fut immense, non +seulement en Prusse, mais dans l'Allemagne entière. Les espérances +libérales, si longtemps déçues et comprimées, se donnèrent carrière. +Chacun avait le sentiment qu'il se passait quelque chose comme un +1789 germanique. Peu importait que Frédéric-Guillaume essayât et +même qu'il réussît en partie, pour cette fois, à maintenir ses +droits contre les exigences parlementaires; le seul fait de ces +discussions donnait à l'esprit public une impulsion à laquelle on +ne pouvait se flatter de résister longtemps. M. de Metternich, qui, +au mois de février, dès le lendemain des lettres patentes, s'était +écrié tristement, mais sans surprise: «_Alea jacta est_», ajoutait, +le 6 juin, après avoir vu se dérouler toutes les conséquences +qu'il avait prévues: «Le Roi a été entraîné où il ne voulait pas +aller. Il ne voulait point d'_États généraux_, et il les a dans les +_États réunis_... Il ne voulait pas subordonner aux États toute +la législation, et elle est entre leurs mains... Six cent treize +individus ne se laissent pas mettre sur un lit de Procuste, et, si on +les y met, ils font sauter le lit et s'en procurent un meilleur[188].» + +[Note 187: Le prince Albert écrivait, à ce propos, au baron Stockmar: +«J'ai lu aujourd'hui avec alarme le discours du roi de Prusse, +qui, dans ma mauvaise traduction anglaise, produit une impression +vraiment étrange. Ceux qui connaissent et qui aiment le Roi le +retrouveront là, lui, ses vues et ses sentiments, dans chaque parole, +et lui seront reconnaissants de la franchise avec laquelle il s'est +exprimé; mais, si je me place au point de vue d'un public froid et +mal disposé, je me sens trembler. Quelle confusion d'idées! et quel +courage de la part d'un roi, que d'improviser ainsi, dans un pareil +moment et aussi longuement, non seulement en touchant aux sujets les +plus difficiles et les plus épineux, mais en s'y plongeant d'emblée, +en prenant Dieu à témoin, en promettant, menaçant, protestant, etc.!» +(_Le Prince Albert, Extraits de l'ouvrage de sir Théodore Martin_, +par M. CRAVEN, t. I, p. 221.)] + +[Note 188: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 368 à 371, et +377 à 379.] + +Lord Palmerston voyait avec plaisir Frédéric-Guillaume s'engager +dans cette voie nouvelle[189]: il l'y eût volontiers poussé. Rien +ne lui paraissait plus favorable à l'alliance anglo-prussienne +qu'il rêvait d'édifier sur les ruines de l'entente avec la +France[190]. À Paris, avait-on les mêmes raisons d'être satisfait? +S'il n'avait été question, à Berlin, que d'un développement +libéral et constitutionnel, la France n'aurait eu aucune raison +de le voir de mauvais oeil; bien au contraire. Mais il suffisait +d'être un peu attentif,--ce qui, à la vérité, était difficile +au public parisien,--pour apercevoir, au fond de ce mouvement, +l'idée de l'unité allemande, redevenue si vivace depuis 1840[191]. +On la devinait, quoique encore enveloppée de réticences et de +scrupules, dans la pensée royale; elle inspirait évidemment les +hommes politiques prussiens dont les conseils avaient décidé +Frédéric-Guillaume à publier sa quasi-constitution[192]; elle +éclatait dans les manifestations de la diète et plus encore +peut-être dans l'émotion que ces manifestations éveillaient par +toute l'Allemagne. Évidemment, en devenant libérale, la Prusse +prenait la direction de l'opinion allemande, et continuait ainsi, +dans l'ordre politique, à son profit et au détriment de l'Autriche, +l'unification qu'elle avait commencée déjà, depuis quelque temps, +dans l'ordre économique, par l'établissement du _Zollverein_. M. de +Metternich ne s'y trompait pas. Le 6 juin 1847, dans une lettre au +roi de Wurtemberg, où il exposait les dangers de l'expérience tentée +par le roi de Prusse, il terminait par ce remarquable pronostic: «Il +faut que, sous la pression du nouveau système, la Prusse s'efforce +d'agrandir l'espace dans lequel elle se trouve emprisonnée; l'idée +allemande lui en fournit les moyens tout prêts, et ces moyens, c'est +l'idée des nationalités qui les lui offre, cette idée qui dit tout et +qui ne dit rien, cette idée qui remplit actuellement le monde[193].» + +[Note 189: BULWER, _The Life of Palmerston_, t. III, p. 285.] + +[Note 190: Voir plus haut, t. VI, p. 266.] + +[Note 191: Sur 1840, voir plus haut, t. IV, ch. IV, § X.] + +[Note 192: D'après une lettre de M. de Flahault, M. de Metternich +était «persuadé que ces vues d'agrandissement politique et +territorial entraient pour beaucoup dans les conseils des hommes +d'État qui s'étaient employés le plus activement à déterminer le roi +de Prusse à publier sa constitution». (Lettre particulière de M. de +Flahault à M. Guizot, du 5 mars 1847. _Documents inédits._)] + +[Note 193: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 378.] + +Ce n'est pas aujourd'hui qu'il est besoin de montrer de quel danger +était, pour la France, l'unité allemande constituée sous l'hégémonie +prussienne. En intervenant d'une façon trop directe et trop ouverte +pour l'empêcher, la diplomatie française eût risqué d'irriter le +sentiment national et, par suite, de précipiter le mouvement qu'il +lui importait de contenir. Mais elle avait, dans cette circonstance, +des alliés tout indiqués, qui pouvaient agir plus utilement et +qu'elle devait se borner à stimuler, à seconder sous main: c'étaient +les petits États d'outre-Rhin, intéressés à ne pas se laisser +absorber par la Prusse; c'était aussi l'Autriche, menacée dans sa +suprématie sur la Confédération. M. Guizot eut tout de suite une vue +très nette de la situation, et, dès le 25 février 1847, avant même +que la diète prussienne eut commencé ses travaux, il adressait à son +ambassadeur à Vienne cette lettre vraiment remarquable: «Un fait +considérable vient de s'accomplir en Allemagne. Le roi de Prusse +a donné une constitution à ses États; ce que lord Palmerston voit +surtout dans cet événement, c'est un triomphe de l'esprit libéral,... +et c'est dans ce sens qu'il travaille à attirer l'événement et à +l'exploiter. Nous n'avons certes aucun éloignement pour l'extension +du régime constitutionnel en Europe; et nous aussi, au moins autant +que l'Angleterre, nous pouvons la regarder comme favorable. Mais nous +voyons, dans ce qui se passe en Prusse, deux choses: d'une part, le +fait purement intérieur pour la Prusse, le changement apporté dans +son mode de gouvernement au dedans; d'autre part, le fait extérieur +et germanique, la situation nouvelle que, par suite de ce changement, +la Prusse prend ou pourra prendre en Allemagne. Nous n'avons, quant +au premier de ces faits, aucun rôle à jouer, aucune influence à +exercer; le changement des institutions intérieures de la Prusse +excite notre intérêt sans appeler notre action. Le changement de sa +situation en Allemagne, au contraire, nous préoccupe fort, et notre +politique y est fort engagée. Nous sommes frappés du grand parti que +la Prusse ambitieuse pourrait désormais tirer, en Allemagne, des +deux idées qu'elle tend évidemment à s'approprier, l'unité germanique +et l'esprit libéral. Elle pourrait, à l'aide de ces deux leviers, +saper peu à peu l'indépendance des États allemands secondaires, et +les attirer, les entraîner, les enchaîner à sa suite, de manière à +altérer profondément l'ordre germanique actuel et, par suite, l'ordre +européen. Or, l'indépendance, l'existence tranquille et forte des +États secondaires de l'Allemagne nous importent infiniment, et nous +ne pouvons entrevoir la chance qu'ils soient compromis ou seulement +affaiblis au profit d'une puissance unique, sans tenir grand +compte de cette chance et la faire entrer pour beaucoup dans notre +politique. Il y a donc pour nous, dans ce qui se passe en Prusse, +tout autre chose que ce que paraît y voir lord Palmerston, et nous +y regarderons de très près. Qu'en pense le prince de Metternich? +Quelle conduite l'Autriche tiendra-t-elle en cette circonstance? Nous +aurions grand intérêt à le savoir[194].» + +[Note 194: _Documents inédits._] + +M. de Metternich, auquel lecture fut donnée de la lettre de M. +Guizot, répondit dans la même forme, le 18 mars 1847, par une lettre +à son ambassadeur à Paris. Il commença tout d'abord par affirmer son +accord de vues avec le gouvernement français. «M. Guizot, écrit-il, +fixe des regards inquiets sur ce qui se passe aujourd'hui en Prusse. +Il ne peut mettre en doute que, entre son impression et la mienne, +il ne saurait guère y avoir de différence.» Le chancelier reconnaît +que «la situation pourrait évoquer des dangers à l'égard desquels +la France et l'Autriche se rencontreraient dans leurs intérêts, et +qui, loin de concerner seulement ces deux puissances, toucheraient +plus particulièrement les États allemands de second ordre et ceux +d'un ordre inférieur». Le moyen d'écarter ces dangers lui paraît +être de soutenir, de renforcer le principe de la fédération et de +l'opposer aux ambitions centralisatrices. «Le salut, dit-il, est dans +l'union de tous contre un, dans la voie légale qu'offre le système +fédéral.» Il promet, quant à lui, de se placer sur ce terrain, d'y +appeler ses confédérés, et demande à la France de lui donner, pour +cette oeuvre, son «appui moral». Toutefois, faisant remarquer que +le premier rôle doit être laissé aux États allemands, il recommande +au cabinet de Paris une grande réserve; il insiste sur ce que ce +cabinet, en se donnant trop de mouvement, risquerait de «provoquer +le mal» qu'il veut empêcher. «Un esprit éclairé comme l'est celui +de M. Guizot, dit-il en terminant, ne saurait se tromper sur ce que +nous regardons comme utile ou dangereux. Veuillez porter cette lettre +à la connaissance de M. Guizot. Il me trouvera constamment disposé +à l'échange le plus franc de mes impressions et de mes idées avec +les siennes, et il n'y a pas aujourd'hui de sujet plus grave que le +prochain avenir de la Prusse et le contre-coup que, en mal ou en +bien, le développement des événements devra porter sur les autres +États allemands[195].» + +[Note 195: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 371 à 376.] + +L'observation du chancelier sur la réserve commandée à la France +était fondée. Pour le moment, d'ailleurs, le danger qui nous +préoccupait n'avait pas pris corps; le roi de Prusse paraissait +même plus embarrassé du mouvement suscité par lui en Allemagne que +décidé à en profiter. Il y avait donc pour nous plutôt à regarder, +à nous tenir prêts, qu'à agir. Notre vigilance, du moins, ne se +ralentit pas. Quand, au commencement d'avril 1847, M. Guizot envoya +M. Klindworth en Autriche pour proposer une entente générale[196], +la première question dont il le chargea d'entretenir M. de +Metternich fut la situation de la Prusse et de l'Allemagne. Cette +communication mit de nouveau en lumière l'accord d'intérêts et de +vues existant sur ce point entre les cabinets de Paris et de Vienne. +«M. Guizot pense comme moi, écrivit à ce propos M. de Metternich, +que le seul contrepoids possible contre les écarts auxquels a donné +lieu l'entreprise de Sa Majesté Prussienne, devra être cherché +dans le principe fédéral. Aussi est-ce vers ce but que tendent et +que ne cesseront d'être dirigés nos efforts. Le développement +des événements servira de guide à notre marche ultérieure[197].» +Le gouvernement français ne se contentait pas d'être ainsi en +communication avec le cabinet autrichien, il veillait à ce que les +États secondaires d'Allemagne, ceux surtout qui avaient un régime +constitutionnel plus ou moins analogue au nôtre, fussent aussi sur +leurs gardes, et il les assurait de son appui discret, mais ferme, +contre toute tentative d'absorption. + +[Note 196: Voir plus haut, p. 155.] + +[Note 197: Lettre au comte Apponyi, en date du 12 avril 1847. +(_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 389.)] + +La diplomatie prussienne eut vent de nos démarches, particulièrement +de nos ouvertures à l'Autriche, et, dans ses dépêches, le comte +d'Arnim, ministre de Prusse à Paris, ne manqua pas d'en informer son +gouvernement[198]. La presse allemande était aussi sur le qui-vive, +singulièrement prompte à prendre feu dès que nous faisions mine de +nous occuper des affaires germaniques. En novembre 1847, le _Journal +des Débats_ ayant dit que la Prusse n'était pas, ne pouvait pas être +toute l'Allemagne, et ayant ajouté que celle-ci était une fédération +d'États, non un État fédératif, les feuilles d'outre-Rhin répondirent +en revendiquant hautement le droit du peuple allemand à constituer +son unité. Le _Journal des Débats_ répliqua en rappelant les traités +de 1814 et en insistant sur l'indépendance des petits États. Pour +empêcher qu'on n'évoquât le vieux spectre de l'ambition française, +il déclara que personne ne songeait plus à revendiquer la frontière +du Rhin, et répudia, au nom de son gouvernement, toute prétention de +s'immiscer, à titre de protecteur, dans les affaires germaniques. «Ce +que nous souhaitons, ajouta-t-il, en donnant aux États secondaires +de l'Allemagne des témoignages constants d'une vieille sympathie, ce +n'est point de les obliger à venir prendre chez nous un mot d'ordre +et une consigne, c'est de les encourager à maintenir chez eux l'ordre +politique qui s'y est développé dans des formes analogues aux nôtres, +à préserver les établissements parlementaires qu'ils doivent, comme +nous, au mouvement constitutionnel de 1815. Ce que nous souhaitons +par-dessus tout, c'est que les puissants confédérés qu'ils ont à +Francfort ne gênent pas plus leur liberté que ne la gênera jamais +cette sincère et discrète amitié qu'ils trouvent auprès de nous, et +dont on ne réussira plus à leur faire un épouvantail.» + +[Note 198: Dépêches mentionnées par HILLEBRAND, _Geschichte +Frankreichs_, 1830-1848, t. II, p. 649, 650.] + +En France, le public, distrait par d'autres questions plus bruyantes, +s'occupait très peu de ces affaires allemandes; il les connaissait +mal et n'en saisissait pas l'importance. La presse de gauche +venait-elle par hasard à en parler, c'était pour s'indigner de ce que +le gouvernement se rapprochait de l'Autriche absolutiste, au lieu de +tendre la main à la Prusse en voie de transformation libérale; et +elle montrait là une preuve nouvelle de la conspiration réactionnaire +dont elle accusait Louis-Philippe et M. Guizot. Vue bien courte et +bien fausse! Elle ne se rendait pas compte que le danger contre +lequel la diplomatie française devait se tenir en garde au centre de +l'Europe, avait changé de place depuis le seizième et le dix-septième +siècle; qu'il venait, non plus de l'Autriche, maintenant déchue, mais +de la Prusse, dont tout révélait la rapide et menaçante croissance. +Or, de même que Richelieu avait accepté contre la prépotence de +la maison de Habsbourg tous les alliés qui s'offraient, sans +s'effaroucher qu'ils fussent protestants, de même, contre l'ambition +des successeurs de Frédéric II, M. Guizot pouvait, sans scrupule, +faire appel au concours d'une puissance qui n'avait pas encore +introduit chez elle le régime parlementaire. Aujourd'hui, d'ailleurs, +après les événements de 1866 et de 1870, personne n'hésite à donner +absolument raison au gouvernement du roi Louis-Philippe. On lui sait +gré de n'avoir pas attendu la leçon de ces événements pour comprendre +où était l'intérêt de la France, et l'on ne peut s'empêcher de +songer, non sans d'amers regrets, aux malheurs qui eussent été +évités, si, parmi les gouvernements venus après lui, tous avaient eu +la même clairvoyance et donné la même direction à leur politique. + + +III + +En Allemagne, le danger qui préoccupait justement M. Guizot n'était +qu'à l'état de menace plus ou moins lointaine. En Suisse, la crise +était flagrante et exigeait des décisions immédiates. Bien que le +théâtre fût petit, le drame qui s'y déroulait était un de ceux qui, +en 1847, occupaient le plus, non seulement le cabinet, mais le public +français; les diverses puissances y prêtaient une attention anxieuse, +et l'attitude qu'y prenait notre gouvernement se trouvait avoir une +grande influence sur ses rapports avec les autres cours et sur sa +situation en Europe; à tous ces points de vue, ce fut un des épisodes +importants et caractéristiques de l'histoire diplomatique de la fin +du règne. Pour le bien comprendre, force est de revenir un peu en +arrière. On sait que depuis longtemps, en Suisse, le parti radical +tâchait de substituer à la fédération existant en vertu du pacte de +1815, un État plus centralisé dont il se flattait d'être le maître et +qui menaçait de devenir, entre ses mains, le refuge et la place forte +de la révolution cosmopolite. Les puissances, émues d'un travail plus +ou moins dirigé contre elles, considéraient que leur participation +à la constitution de la Confédération helvétique, en 1814, les +avantages de toutes sortes qu'elles lui avaient alors garantis, entre +autres la neutralité perpétuelle et l'inviolabilité territoriale, +leur donnaient le droit de veiller à ce que cette constitution ne fût +pas altérée; l'Autriche, notamment, s'était fondée sur ce droit pour +adresser de fréquentes réclamations au gouvernement fédéral, et avait +manifesté, à plusieurs reprises, des velléités d'intervention. J'ai +eu occasion de dire quelle avait été l'attitude de la monarchie de +Juillet dans cette question: d'abord, au lendemain de 1830, désireuse +surtout de faire échec aux influences réactionnaires et d'étendre sa +clientèle libérale, elle avait été conduite à protéger plus ou moins +les agitateurs suisses contre les autres cours; plus tard, quand elle +avait été mieux dégagée de son origine, et qu'elle aussi s'était +sentie menacée par les réfugiés, elle avait commencé à regarder les +choses à peu près du même oeil que les autres cours, sans cependant +confondre son action avec la leur; on l'avait vue, en 1836, sous le +ministère de M. Thiers, en 1838, sous celui de M. Molé, réclamer +plus énergiquement que personne contre les menées des radicaux +suisses[199]. + +[Note 199: Sur ces précédents, voir plus haut, t. III, ch. II, § III; +ch. III, § III; ch. VI, § III.] + +Ceux-ci, depuis lors, étaient loin d'avoir abandonné leur entreprise. +Leur tactique consistait à se porter en masse tantôt dans un canton, +tantôt dans un autre, pour y provoquer des révolutions locales +qui missent le gouvernement de ces cantons dans leurs mains. +Ils calculaient qu'une fois maîtres de la majorité des cantons, +ils le deviendraient du même coup de la diète fédérale, et, par +elle, supprimeraient l'indépendance des cantons de la minorité. +Ce fut ainsi qu'en 1841, ils s'emparèrent du pouvoir en Argovie, +et en usèrent aussitôt pour y détruire des couvents célèbres dont +l'existence avait été garantie par le parti fédéral: la haine du +catholicisme était en effet leur passion maîtresse. La diète, mise +en demeure de réprimer une illégalité aussi flagrante, agit avec +une mollesse qui ne pouvait en imposer aux persécuteurs. Elle se +composait alors de trois fractions à peu près égales, radicaux, +catholiques, protestants modérés; ces derniers étaient froids quand +il s'agissait de protéger des couvents. Les catholiques, irrités, +et de l'attentat, et du déni de justice, se sentirent d'autant plus +portés à prendre, dans les cantons où ils dominaient, les mesures +qu'ils jugeaient propres à fortifier leur foi. + +C'est sous l'empire de ces sentiments que les Lucernois songèrent à +confier aux Jésuites l'institut théologique et le séminaire de leur +canton. Rien là que de parfaitement légal. Les Jésuites avaient déjà, +sur d'autres points de la Suisse, à Fribourg et dans le Valais, des +établissements d'instruction formellement reconnus. Chaque canton +était certainement maître de faire, en semblable matière, ce qui lui +convenait; et ceux qui n'avaient pas trouvé à redire quand, quelques +années auparavant, le gouvernement radical du canton de Zurich avait +confié une chaire d'histoire et de doctrine chrétiennes au professeur +Strauss, célèbre pour avoir attaqué la divinité de Jésus-Christ, ne +pouvaient certes dénier à Lucerne le droit d'appeler des Jésuites. +Seulement, si le droit était incontestable, était-il prudent de +l'exercer? Sur cette question de conduite, il y avait désaccord +entre les deux chefs les plus influents des catholiques lucernois. +Tandis que le paysan Joseph Leu, uniquement préoccupé, dans sa foi +ardente, d'écarter du séminaire des influences qui lui paraissaient +suspectes, poussait à appeler les Jésuites, l'avocat Meyer, non moins +dévoué à la cause religieuse, mais plus politique, estimait dangereux +d'associer sans nécessité la cause conservatrice à celle de religieux +alors si impopulaires. Ce dernier sentiment était celui de M. de +Metternich, qui, sur la demande de Meyer, agit à Rome, sans succès, +il est vrai, pour obtenir que les Jésuites déclinassent d'eux-mêmes +la mission qu'on voulait leur confier[200]. La résistance de Meyer et +de ses amis retarda pendant quelque temps la décision; mais la masse +du peuple était avec Leu, et l'appel des Jésuites fut définitivement +voté en octobre 1844. + +[Note 200: Voir, sur ce point, les renseignements contenus dans les +_Mémoires de Meyer_, publiés à Vienne en 1875, et analysés dans la +_Revue générale de Bruxelles_, mai et octobre 1881.--Voir aussi les +_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 115 et 116.] + +Les radicaux résolurent de répondre par la violence à cet exercice +parfaitement légitime de la souveraineté cantonale. Précisément, à +cette époque, leur audace révolutionnaire était plus excitée que +jamais. En février 1845, leurs corps francs renversaient par un +coup de force le gouvernement conservateur du canton de Vaud et le +remplaçaient par un gouvernement radical. Ils croyaient facile d'user +du même moyen à Lucerne. De ce côté, cependant, leurs premières +tentatives ne réussirent pas. Ils résolurent alors de procéder plus +en grand. On vit en pleine paix, et pendant plusieurs mois, l'un de +leurs chefs, M. Ochsenbein, s'occuper à réunir en Argovie, près de la +frontière de Lucerne, plusieurs milliers de condottieri ramassés dans +toute la Suisse. Quoiqu'on ne se donnât pas la peine de dissimuler +la destination de cette armée, l'autorité fédérale n'apportait pas +d'obstacle sérieux à sa formation; bien plus, divers gouvernements +cantonaux y concouraient ouvertement et laissaient prendre les canons +de leurs arsenaux. Jamais le brigandage politique ne s'était ainsi +montré à nu, dans un pays civilisé. + +De tels procédés ne pouvaient pas ne pas faire scandale en Europe. +M. Guizot ne fut pas le moins indigné. Sans doute, il y avait bien +là quelque chose qui le gênait un peu: c'était que des Jésuites +fussent la cause ou du moins le prétexte du conflit; se croyant +obligé, en ce moment même, par les clameurs de l'opinion française, +de prendre des mesures contre ces religieux, il éprouvait quelque +embarras à paraître se faire leur champion en Suisse: aussi ne +manquait-il pas de reprocher vivement au gouvernement de Lucerne +d'avoir porté la lutte sur un tel terrain et «jeté cette sorte de +défi à l'opinion protestante et radicale[201]». Mais cette part +faite aux préventions régnantes ne l'empêchait pas de réprouver la +conduite des radicaux. Au commencement de mars 1845, il fit adresser +au gouvernement helvétique de sérieuses représentations et l'adjura +de prendre immédiatement des mesures pour supprimer les corps +francs[202]. Il demanda en outre aux cabinets de Vienne, de Berlin, +de Saint-Pétersbourg et de Londres ce qu'ils pensaient des affaires +de Suisse et les invita à se concerter avec lui sur l'attitude à +prendre: c'était reconnaître à la question un caractère européen[203]. + +[Note 201: Dépêches de M. Guizot à M. de Pontois, des 26 décembre +1844 et 3 mars 1845.] + +[Note 202: Dépêche du même au même, du 3 mars 1845.] + +[Note 203: Voir notamment une dépêche de M. Guizot au marquis de +Dalmatie, ministre de France à Berlin, en date du 23 mars 1845.] + +Pendant que la diplomatie se mettait ainsi en branle, les corps +francs, sans s'inquiéter autrement de ses observations, continuaient +leur entreprise. Dans les derniers jours de mars 1845, Ochsenbein, +à la tête d'une armée de huit mille hommes, munie de douze canons, +envahissait le territoire de Lucerne. Les Lucernois, bien que +beaucoup moins nombreux, attendirent les assaillants de pied ferme, +et, après un court combat où les corps francs ne firent pas brillante +figure, les mirent en complète déroute. + +Le gouvernement français se réjouit de cette victoire du bon +droit[204]. Suffisait-il de se réjouir? M. de Metternich ne le +pensait pas. En réponse aux ouvertures que M. Guizot lui avait faites +avant la déroute des corps francs, il proposa que les puissances se +concertassent pour adresser au gouvernement fédéral une déclaration +comminatoire. Le cabinet de Paris n'entendait pas aller si vite, +surtout à la suite de l'Autriche. M. de Metternich, tout en maugréant +à part lui contre ce qu'il appelait les équivoques de la politique +française, n'insista pas sur sa proposition. D'ailleurs, les +Lucernois avaient, à eux seuls, fait si bien leurs affaires, qu'il +jugeait moins urgent d'intervenir[205]. + +[Note 204: «Vous aurez bien joui, écrivait, le 4 avril 1845, +Louis-Philippe au maréchal Soult, de l'échec vigoureux que les corps +francs ont essuyé dans leur indigne tentative. L'effet moral en sera +grand, et contribuera, j'espère, à désabuser ceux qui croient encore +que les révolutionnaires sont toujours les plus forts, et qu'en +définitive ils obtiennent toujours la victoire. Nous autres, vétérans +de 92, nous savons le contraire; mais on nous prend trop souvent pour +des Cassandres.» (_Documents inédits._)] + +[Note 205: Dépêches et lettres diverses d'avril, mai et juin +1845.--Cf. _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 444 à 448, et +_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 110 à 121.] + +C'eût été cependant une grande illusion que de croire à un +désarmement des radicaux suisses. Leur échec n'avait fait que les +exaspérer. Le brigandage à ciel ouvert ayant échoué, on recourut +au guet-apens. Il fut bientôt manifeste que la vie des chefs +lucernois était en péril. L'avocat Meyer n'échappa qu'à grand'peine +aux embûches qui lui furent tendues. Le paysan Leu, si honnête et +si respecté, n'eut pas la même chance. Le 20 juillet 1845, il fut +tué traîtreusement, dans son lit, d'un coup de fusil. La clameur +féroce par laquelle les radicaux saluèrent cette mort, suffisait à +révéler leur complicité. En dépit de leurs efforts pour entraver la +justice, l'assassin fut condamné à mort, après avoir avoué que deux +mille francs lui avaient été offerts pour prix de son crime; les +instigateurs échappèrent à la vindicte des lois, protégés par les +gouvernements des cantons voisins qui refusèrent leur extradition. + +Ainsi attaqués par les uns, abandonnés par les autres, menacés +chaque jour de nouvelles violences, les cantons catholiques se +crurent fondés à prendre des mesures pour se défendre eux-mêmes. Le +11 décembre 1845, sept cantons, Lucerne, Uri, Schwytz, Unterwalden, +Zug, Fribourg et le Valais, s'unirent en confédération particulière, +«s'engageant à se porter mutuellement secours, aussitôt que l'un +d'entre eux serait attaqué dans son territoire ou dans ses droits +de souveraineté». Ce pacte, auquel on donna le nom de _Sonderbund_, +n'avait rien de contraire aux lois et aux traditions de la Suisse; +les libéraux en avaient donné eux-mêmes plusieurs fois l'exemple, +et jamais il n'avait été autant justifié par les circonstances. Les +radicaux n'en crièrent pas moins à la violation de la constitution +fédérale et soutinrent qu'il appartenait à la diète de sévir. Raison +nouvelle pour eux de s'y faire une majorité. Dans ce dessein, +ils tentèrent de s'emparer, par de nouveaux coups de force, des +gouvernements cantonaux, jusqu'alors aux mains des conservateurs +ou des modérés. S'ils échouèrent à Bâle-ville et à Fribourg, ils +réussirent à Berne, en janvier 1846, et à Genève, en octobre de la +même année. Dès lors, ils possédaient onze cantons sur vingt-deux. Il +leur suffisait d'en gagner un de plus pour être maîtres de la diète. + +Devant ce danger croissant, M. de Metternich crut pouvoir, en octobre +1846, proposer de nouveau au gouvernement français une démarche +comminatoire[206]. La situation créée par les mariages espagnols lui +faisait espérer qu'il serait mieux écouté que l'année précédente. +C'était précisément le moment où M. Guizot, préoccupé des menées de +lord Palmerston à Vienne, protestait, auprès du cabinet autrichien, +de sa volonté de détendre la politique conservatrice partout en +Europe et particulièrement en Suisse[207]. Cependant, cette fois +encore, notre gouvernement se déroba. Était-ce répugnance à marcher +derrière l'Autriche, sur un terrain où les deux puissances avaient +été en rivalité d'influence? Était-ce souci des attaques auxquelles +il s'exposerait de la part de l'opposition française, en s'engageant +dans une sorte de croisade réactionnaire et en paraissant le +protecteur des Jésuites? Ces sentiments ont pu être pour quelque +chose dans la conduite suivie, mais il faut en chercher ailleurs la +raison vraiment sérieuse et déterminante, celle qui devait jusqu'à la +fin peser sur notre politique en Suisse et lui donner une apparence +d'incertitude et de timidité. Si notre gouvernement se refusait +aux démarches proposées par l'Autriche, c'est qu'il voyait au bout +une intervention militaire. Sans doute, pour le moment, il n'était +question que de menaces diplomatiques; mais on devait s'attendre +que, dans l'état des esprits et des choses en Suisse, ces menaces +seraient sans effet, et que leur inefficacité constatée forcerait +les puissances qui les auraient solennellement proférées, à les +appuyer par la force. M. de Metternich ne le niait pas[208], et +envisageait même probablement sans déplaisir l'occasion d'étendre +à la Suisse le système d'occupations armées qu'il avait souvent +appliqué en Italie. Au contraire, par toutes sortes de raisons +générales ou particulières, le gouvernement français y répugnait +fort. Louis-Philippe, notamment, se montra, dès l'origine, aussi +décidé contre une intervention conservatrice en Suisse qu'il l'avait +été autrefois contre une intervention libérale en Espagne[209]. +Il avait un sentiment très vif des difficultés inextricables qui +en résulteraient. M. Guizot s'inspirait évidemment de la pensée +du Roi, quand il écrivait, le 22 octobre 1846, dans une dépêche +destinée à être communiquée à M. de Metternich: «Il n'y a pas moyen +de douter que l'intervention étrangère n'excite, en Suisse, la plus +forte répulsion. Le sentiment de l'indépendance nationale y est +général et énergique. Le mot est puissant, même sur les Suisses qui +détestent et redoutent le plus ce qui se passe en ce moment chez +eux. Pour que l'intervention étrangère y fût supportée, il faudrait +que la nécessité en fût évidente, absolue. Elle ne deviendra telle +que lorsque les maux de l'anarchie et de la guerre civile seront, +en Suisse, non pas seulement une perspective entrevue, une crainte +sentie par quelques-uns, mais des faits réels, matériels, pesant +depuis quelque temps sur tous. Un cri s'élèvera peut-être alors +de toutes parts pour invoquer la guérison. Mais si l'intervention +se montrait auparavant, le cri qui s'élèverait serait celui de +la résistance. Beaucoup d'honnêtes gens et de conservateurs le +pousseraient comme les radicaux, les uns par un sincère sentiment de +nationalité, les autres par pusillanimité et contagion.» M. Guizot +montrait ensuite combien seraient ainsi aggravées les difficultés par +elles-mêmes énormes de la réorganisation qui devrait être opérée en +Suisse. «Évidemment, concluait-il, en présence de tels obstacles, la +sagesse européenne doit dire: Mon Dieu, éloignez de moi ce calice!» + +[Note 206: Dépêches de M. de Metternich au comte Apponyi, en date +des 11 et 16 octobre 1846.--Voir aussi une lettre confidentielle du +même au même, du 19 octobre, reproduite dans les _Mémoires de M. de +Metternich_, t. VII, p. 178.] + +[Note 207: Voir plus haut, t. VI, p. 254 et 264.] + +[Note 208: Voir, par exemple, ce que M. de Metternich devait écrire +au baron de Kaisersfeld, son représentant en Suisse, le 1er juillet +1847, et au comte Apponyi, le 3 juillet: «Si l'on ne veut pas +éventuellement de l'action, disait-il, il faut éviter la menace.» +(_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 459 et 464.)] + +[Note 209: Dépêche de l'envoyé sarde à Paris, M. de Brignole, en date +du 22 octobre 1846. (HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, +t. II, p. 663.)] + +Si le gouvernement français ne voulait pas se laisser entraîner dans +des démarches qui lui paraissaient conduire à l'intervention, il +n'en jugeait pas moins les radicaux suisses aussi sévèrement que le +gouvernement autrichien, et il donnait à ce dernier des gages sérieux +de la sincérité de ce jugement. En décembre 1846, il rappelait son +ambassadeur à Berne, M. de Pontois, que son passé pouvait rendre peu +propre à marcher d'accord avec l'Autriche, et il le remplaçait par +M. de Bois-le-Comte, que ses sympathies personnelles et notamment +ses ardentes convictions religieuses devaient rendre peu suspect de +faiblesse envers les ennemis du Sonderbund. Les instructions du +nouvel ambassadeur le mettaient particulièrement en garde contre +toute tentation de prolonger l'antagonisme qui avait existé naguère, +sur ce terrain, entre les diplomaties française et autrichienne[210]. +M. de Bois-le-Comte mit un grand zèle à faire connaître, en Suisse, +les sentiments de son gouvernement et à tâcher de créer un état +d'opinion qui fît obstacle aux mauvais desseins des radicaux. Non +content de causer avec les personnages que sa position lui faisait +rencontrer à Berne, il entreprit, de janvier à mai 1847, de parcourir +les divers cantons. Dans les conversations qu'il cherchait à avoir +avec les hommes de tous les partis, il leur répétait avec insistance: +«Que chaque canton reste chez soi et laisse les autres se gouverner +comme ils l'entendent. C'est par là qu'ont fini vos guerres de +religion: elles menacent de recommencer, parce que vous revenez à +vouloir politiquement ou religieusement conquérir les uns sur les +autres. Ce conseil, nous avons le droit de vous le donner. Lisez +l'acte de Vienne: nous y stipulons que nous traitons, en Suisse, avec +vingt-deux États indépendants; nous sommes donc autorisés par vous +à vous demander si, en effet, ces vingt-deux cantons indépendants +existent, et, quand il en est parmi eux qui nous disent qu'on veut +étouffer leur indépendance, à nous en enquérir. Ce n'est pas là +porter atteinte à l'indépendance de la Suisse en Europe, c'est +protéger l'indépendance des États les plus faibles en Suisse[211].» + +[Note 210: Instructions remises à M. de Bois-le-Comte, février 1847.] + +[Note 211: Voir notamment une dépêche de M. de Bois-le-Comte, du 22 +janvier 1847.] + +Mais que pouvaient ces sages conseils devant le parti pris passionné +des radicaux? Ceux-ci n'en poursuivaient pas moins leur campagne, +et malheureusement non sans succès. On sait que, grâce à toutes les +révolutions locales déjà provoquées par eux, il ne leur restait +plus qu'un canton à conquérir pour avoir la majorité dans le grand +conseil fédéral. En mai 1847, une élection très disputée et où ils ne +l'emportèrent que de trois voix, fit passer de leur côté le canton +de Saint-Gall. Leur but était atteint. + + +IV + +Il fut tout de suite manifeste que les radicaux, devenus maîtres du +pouvoir central, en useraient pour continuer, avec plus de ressources +et surtout avec une apparence de légalité, la guerre révolutionnaire +commencée par les corps francs contre l'indépendance des cantons +catholiques. Quelques jours après les élections de Saint-Gall, +ils portaient à la tête du canton de Berne, et, par suite, de +la Confédération entière[212], Ochsenbein, l'organisateur et le +commandant des bandes qui, en 1845, s'étaient jetées sur Lucerne. +Ochsenbein déclarait à tout venant que la nouvelle majorité, sans +s'inquiéter de la souveraineté cantonale, allait agir par la force +contre le Sonderbund. Et quand notre ambassadeur s'étonnait de le +voir prêt à déchaîner ainsi la guerre civile dans son pays: «Ne +sommes-nous pas en guerre? répondait-il; eh bien! il vaut mieux en +finir.» Pour la première fois que les radicaux arrivaient quelque +part au gouvernement, ils s'y montraient avec les caractères qui +deviendront leur marque distinctive dans la seconde moitié de ce +siècle: résolution de ne voir dans la possession du gouvernement +qu'un moyen de satisfaire leurs passions de parti et d'écraser leurs +adversaires; mépris cynique du droit et de la liberté, surtout de la +liberté religieuse; principe affiché que la majorité peut tout, et +que rien n'est dû à la minorité. + +[Note 212: Depuis janvier 1847, Berne étant «canton directeur», +son président particulier devenait de plein droit chef du pouvoir +exécutif de la Confédération.] + +Devant un danger devenu ainsi beaucoup plus pressant, on n'est pas +surpris de voir M. de Metternich revenir, pour la troisième fois, à +la charge. Il proposa que les puissances adressassent à la Suisse +des notes identiques d'un ton très nettement comminatoire, par +lesquelles elles feraient connaître leur volonté de «ne pas souffrir +que la souveraineté cantonale fût violentée[213]». Le cabinet de +Paris ne crut pas plus que dans le passé pouvoir accepter ce projet. +Sa raison était toujours la même; il craignait d'être entraîné à +une intervention armée[214]. M. de Metternich regretta l'échec de +sa proposition; il n'en fut pas surpris[215]. Très résolu à rester +uni au cabinet français dont il ne mettait pas en doute les bonnes +intentions, il déclara abandonner tout projet auquel ce cabinet ne +s'associerait pas[216]. + +[Note 213: Dépêche du 7 juin 1847. (_Mémoires de M. de Metternich_, +t. VII, p. 451 à 454.)] + +[Note 214: Dépêche de M. Guizot à M. de Flahault, en date du 25 juin +1847.] + +[Note 215: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 457, 458, 464.] + +[Note 216: _Ibid._, p. 459, 460, 464.--De Paris, on avait donné +à entendre à M. de Metternich que l'intervention, impossible à +faire ensemble et simultanément, pourrait se faire séparément et +successivement: l'Autriche prendrait les devants, et la France +suivrait. M. Guizot se flattait que, dans de telles conditions, +une action militaire serait plus facilement acceptée par le public +français; elle lui paraîtrait destinée moins encore à peser sur la +Suisse qu'à faire contrepoids à l'Autriche. Mais c'était précisément +cette dernière interprétation que redoutait fort M. de Metternich; +il se souvenait de notre expédition d'Ancône, et ne voulait pas nous +fournir l'occasion de la recommencer en Suisse. «Nous ne donnerons +pas dans ce panneau», écrivait-il au comte Apponyi. (_Ibid._, p. 335, +461, 462, 465.)] + +À en croire ce qui se racontait alors, à Paris, dans le corps +diplomatique, M. Guizot n'aurait pas écarté aussi nettement la +proposition de M. de Metternich, si le Roi n'avait pesé sur lui[217]. +Peut-être aussi le ministre se sentait-il obligé de tenir compte +des préventions qui régnaient alors dans l'opinion française. +Nos journaux d'opposition s'occupaient beaucoup des affaires de +Suisse: tous--ceux du centre gauche non moins que ceux de la +gauche--prenaient violemment parti pour les radicaux; ils étaient +parvenus à persuader à une portion du public que le cabinet français +se mettait à la remorque de la Sainte-Alliance et au service des +Jésuites. Le 24 juin 1847, un débat s'engageait sur ce sujet, à la +Chambre des députés. Avec quelle véhémence indignée M. Odilon Barrot +et ses amis y dénoncèrent «cette politique de renégats»! Avec quelle +assurance ils mirent au défi le ministère de soutenir le Sonderbund! +Il fallut une sorte de courage à M. Guizot pour revendiquer, dans son +discours, les droits de la souveraineté cantonale et pour avouer son +accord avec l'Autriche. Encore eut-il soin de présenter à la Chambre, +sous la forme la plus adoucie, la plus atténuée, les avertissements +qu'il avait adressés au gouvernement suisse. + +[Note 217: HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t. II, +p. 671.--D'après l'envoyé badois, M. Guizot lui aurait dit lui-même +n'avoir fait en cette circonstance que «céder à la manifestation +d'une volonté auguste qui s'était prononcée d'une façon décisive». +(_Ibid._)--M. de Metternich avait eu les mêmes informations par son +ambassadeur à Paris. (_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. +461.)] + +Tout en se refusant aux démarches qui lui paraissaient conduire à +une intervention armée, le cabinet de Paris se faisait un devoir de +renouveler avec plus d'insistance ses représentations au gouvernement +fédéral[218]. C'était, il est vrai, plus par acquit de conscience +qu'avec l'espoir d'un résultat pratique. Une seule chose eut +peut-être donné quelque efficacité à ces représentations, c'eût été +que toutes les grandes puissances sans exception tinssent le même +langage; or, jusqu'à présent, il en était une, l'Angleterre, qui +se tenait à l'écart, et cette attitude connue était pour beaucoup +dans le peu d'égards avec lequel on nous écoutait à Berne. M. Guizot +eût désiré vivement voir cesser cette dissonance, non seulement +pour avoir plus de chance d'en imposer à M. Ochsenbein, mais pour +faire disparaître ce que son entente avec l'Autriche avait d'un +peu compromettant aux yeux de l'opinion française. D'ailleurs, +d'une façon générale, il recherchait toutes les occasions d'amener +l'Angleterre à faire quelque chose avec nous, et de mettre ainsi fin +à l'état de bouderie malveillante, suite des mariages espagnols. À +la vérité, les dispositions connues de lord Palmerston ne laissaient +pas grande chance de rien obtenir. Ne le savait-on pas résolu à nous +contrecarrer partout et toujours? M. Guizot voulut cependant faire +une tentative. Le 4 juillet 1847, le duc de Broglie, qui venait +d'arriver à Londres, eut avec lord Palmerston un entretien où il le +pressa vivement de tenir à Berne un langage analogue au nôtre. Le +ministre anglais se montra embarrassé, perplexe, sympathique aux +radicaux, mais un peu effrayé des compromissions qu'entraînerait +une complicité trop avouée, répugnant à faire quelque chose avec +nous et avec M. de Metternich, mais redoutant aussi qu'il ne se fît +quelque chose sans lui. Dans une seconde conversation, quelques jours +plus tard, il parut mieux disposé, et le duc de Broglie put croire, +d'après sa déclaration, qu'il allait envoyer à son représentant en +Suisse des instructions à peu près semblables à celles qu'avait +reçues notre ambassadeur. Cette nouvelle réjouit fort M. Guizot: +croyant acceptée à Londres une politique qu'à Vienne, déjà, on +était disposé à suivre, il écrivait au duc de Broglie: «C'est notre +politique qui devient une politique européenne[219].» Pure illusion! +Au fond, lord Palmerston n'avait aucune intention de réaliser +l'espérance qu'il avait donnée au duc de Broglie. Bien au contraire, +au même moment, rappelant son ministre à Berne, M. Morier, suspect +d'être trop peu favorable aux radicaux, il le remplaçait par un +jeune chargé d'affaires, d'esprit peu rassis, M. Peel: il donnait +à ce dernier mission de congratuler de la façon la plus flatteuse +M. Ochsenbein, et de lui exprimer la confiance qu'inspiraient au +gouvernement de la Reine son caractère et ses déclarations[220]. + +[Note 218: Dépêche de M. de Bois-le-Comte à M. Guizot, du 4 juin +1847. Lettre et dépêche de M. Guizot à M. de Bois-le-Comte, du 2 +juillet 1847.] + +[Note 219: Correspondance confidentielle de M. Guizot et du duc de +Broglie pendant la première moitié de juillet 1847. (_Documents +inédits._)] + +[Note 220: Dépêche de M. Peel à lord Palmerston, août 1847. (Papiers +parlementaires anglais.)] + +Rien ne pouvait davantage enhardir les radicaux à aller de l'avant. +Entrée en session le 5 juillet 1847, la diète vota, le 20 juillet, +deux résolutions, l'une prononçant l'illégalité du Sonderbund, +l'autre obligeant tous les cantons qui avaient des Jésuites sur leur +territoire à les expulser. Les cantons de la minorité déclarèrent +que, forts du sentiment de la liberté et de l'indépendance achetées +par le sang de leurs pères, ils protestaient solennellement contre +ces décisions. La diète se montra résolue à ne tenir aucun compte +de ces protestations. Néanmoins, tout n'étant pas encore prêt, elle +se sépara en septembre, et s'ajourna au 18 octobre, pour prendre +les mesures d'exécution. Ces quelques semaines furent employées en +préparatifs militaires dans les cantons où les radicaux étaient +le plus les maîtres, à Zurich, à Berne, à Lausanne. Quand la +diète se trouva de nouveau réunie, le 18 octobre, elle ordonna le +rassemblement d'une armée de cinquante mille hommes, dont elle confia +le commandement au général Dufour, officier capable, nullement +radical, mais se croyant tenu par devoir professionnel d'obéir aux +autorités fédérales. Enfin, après avoir repoussé les propositions de +conciliation et de transaction faites au nom de la minorité, elle +vota, le 4 novembre, l'exécution fédérale contre les cantons du +Sonderbund. La guerre civile était décrétée. + + +V + +L'Europe allait-elle donc assister immobile et muette à ce que M. +de Barante, à ce moment même, qualifiait justement d' «infamie +révolutionnaire[221]»? Depuis le mois de juillet, il semblait que +les puissances eussent renoncé à faire aucune démarche pour contenir +les radicaux. L'Autriche était découragée par le refus de la France, +la France par celui de l'Angleterre. Notre gouvernement s'était +contenté d'envoyer sous main des armes et de l'argent à Lucerne; +Louis-Philippe exposait au comte Apponyi que c'était le meilleur +moyen d'aider efficacement le Sonderbund, et engageait l'Autriche à +en faire autant[222]. Un moment, dans les premiers jours d'octobre +1847, M. Guizot, auquel il coûtait beaucoup de ne rien faire, avait +songé à rassembler des troupes sur la frontière suisse; l'idée lui +en avait été suggérée par M. de Bois-le-Comte; mais elle fut écartée +par le conseil des ministres et par le Roi, toujours préoccupé de +ne pas se laisser entraîner à l'intervention[223]. Voyant la guerre +civile inévitable, M. Guizot avait fini par se persuader que seule +elle pourrait fournir l'occasion d'une intervention utile. «Voici, +écrivait-il, le 13 octobre, à M. de Bois-le-Comte, l'idée que je me +forme du cours des choses. Si le Sonderbund est attaqué, il doit se +défendre avec ses propres forces, sans aucun recours à l'intervention +étrangère. Il est fort possible qu'il réussisse et que les premiers +succès de sa vigoureuse résistance fassent tomber, dans tel ou tel +canton, les gouvernements radicaux dont l'union est nécessaire pour +que la guerre civile continue. Si ce résultat n'est pas obtenu, si +la guerre civile continue, si le Sonderbund éprouve des échecs et +tombe dans un péril grave et prolongé, qu'il s'adresse à toutes les +puissances signataires du traité de Vienne, et réclame, au nom de +cet acte, leur intervention. Pour nous, tout devient possible, dès +lors, et efficace pour la Suisse[224].» M. Guizot n'oubliait qu'une +hypothèse, celle où le Sonderbund serait écrasé trop vite pour +avoir le temps d'appeler au secours. Était-ce donc une éventualité +invraisemblable, avec la disproportion énorme des forces? Les cantons +catholiques n'avaient que 394,000 habitants, généralement pauvres, +tandis que la population beaucoup plus riche des cantons dominés +par les radicaux était de 1,867,000 âmes. Mais le souvenir de la +vaillante et victorieuse résistance de Lucerne, en 1845, faisait +illusion. + +[Note 221: Lettre à M. d'Houdetot, du 10 novembre 1847. (_Documents +inédits._)] + +[Note 222: Dépêche confidentielle du marquis Ricci, représentant du +gouvernement sarde à Vienne. (BIANCHI, _Storia documentata della +diplomazia europea in Italia_, t. V, p. 13.)] + +[Note 223: Lettre particulière de M. Guizot à M. de Bois-le-Comte, du +13 octobre 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 224: _Documents inédits._] + +Le gouvernement français était dans ces dispositions, quand lui +vinrent, du côté où il les attendait le moins, des ouvertures tendant +à une action diplomatique immédiate. Le 30 octobre 1847, à sept +heures du soir, M. de Bunsen, ministre de Prusse à Londres, accourait +assez ému chez le duc de Broglie. «Je quitte lord Palmerston, +lui dit-il; je l'ai trouvé très préoccupé de la collision qui +s'approche en Suisse... Il demande si l'on ne pourrait pas encore +prévenir l'effusion du sang par une démarche collective des grandes +puissances, et il m'a invité à m'en entretenir avec vous.» Et comme +le duc de Broglie, fort surpris et un peu sceptique, objectait que, +se mît-on d'accord, on avait de grandes chances de ne pas arriver à +temps, M. de Bunsen insista vivement pour qu'on prît au sérieux les +dispositions nouvelles du _Foreign office_[225]. Par une coïncidence +significative, le 29 octobre, le chargé d'affaires anglais à Berne +avait avec M. de Bois-le-Comte une conversation analogue. Il lui +demandait si l'on allait «laisser écraser ces braves gens», et +parlait fort mal des radicaux. «Ne ferez-vous donc rien? ajoutait-il; +un mot de vous suffirait. Ils ont une peur énorme de vous; ils sont +poltrons, très poltrons.» Notre ambassadeur répondit que c'était +l'attitude dissidente de l'Angleterre qui avait jusqu'ici ôté toute +efficacité aux représentations de la France: «Mais enfin, répliqua M. +Peel, ne pourrions-nous pas nous entendre[226]?» + +[Note 225: Dépêche du duc de Broglie à M. Guizot, du 1er novembre +1847.--Bunsen n'avait pas dû être le moins étonné de l'ouverture de +lord Palmerston. En effet, peu auparavant, tout dévoué qu'il fût au +ministre anglais, il ne pouvait s'empêcher de dire de lui au duc +de Broglie: «Depuis les derniers événements d'Espagne, Palmerston +est comme un lion blessé; il est intraitable; il nous rudoie dans +les affaires de Suisse; il dit que nous donnons la main à tous les +projets de l'Autriche et de la France, et leur suppose, à l'une et à +l'autre, des projets démesurés; il ne veut pas entendre raison sur +les affaires de Grèce... Il n'y a rien à faire avec lui.» (Lettre +confidentielle du duc de Broglie à M. Guizot, en date du 30 octobre +1847. _Documents inédits._)] + +[Note 226: Dépêche de M. de Bois-le-Comte à M. Guizot, du 31 octobre +1847.] + +Quel était le secret de ce langage si nouveau? Lord Palmerston +jugeait-il nécessaire, pour son crédit en Europe, de ne pas trop +afficher sa complicité avec les radicaux? Ou se flattait-il de nous +mieux entraver, en feignant de vouloir marcher avec nous? Le duc +de Broglie trouvait l'ouverture un peu suspecte[227]. Néanmoins, +M. Guizot regrettait trop de ne rien faire, pour ne pas saisir +l'occasion qui lui était ainsi offerte de tenter quelque chose: si +faible qu'elle fût, il ne voulut pas laisser échapper la chance +d'obtenir cet accord à cinq qu'il désirait tant. Sans s'arrêter donc +à scruter la sincérité de lord Palmerston et de son ami Bunsen, il +entra vivement dans la voie qu'on lui ouvrait. Il se flattait que les +petits cantons résisteraient assez pour que la diplomatie eût encore +le moyen d'agir utilement. «On n'arrivera pas à temps pour prévenir +la guerre civile, écrivait-il au duc de Broglie, et peut-être, pour +la solution définitive, vaut-il mieux qu'elle commence; mais il y +aura quelque chose à faire pour l'arrêter[228].» + +[Note 227: Lettre confidentielle du duc de Broglie à M. Guizot, du 30 +octobre 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 228: Lettres confidentielles de M. Guizot au duc de Broglie, +dans le commencement de novembre 1847. (_Documents inédits._)] + +Il parut à M. Guizot que le mode d'action qui risquerait le moins +d'aboutir à l'intervention armée serait une médiation offerte par les +puissances aux cantons divisés[229]. Il ne perdit pas un instant, et, +dès les premiers jours de novembre, il fut en mesure de proposer aux +quatre cabinets de Londres, Vienne, Berlin et Saint-Pétersbourg, un +projet de note identique à envoyer immédiatement aux trois parties en +présence, cantons radicaux, cantons catholiques et cantons neutres. +Cette note commençait par exposer les faits; elle rappelait les +conseils et les avertissements jusqu'alors donnés en vain, l'atteinte +portée aux conditions essentielles de la Confédération, le droit +qu'auraient les puissances «de regarder celle-ci comme dissoute et +de se déclarer déliées des engagements qu'elles avaient contractés +envers elle»; elle indiquait que, néanmoins, ces puissances avaient +«résolu de tenter un dernier effort pour arrêter l'effusion du +sang et empêcher la dissolution violente de la Confédération»; +distinguant, dans les questions qui divisaient la Suisse, deux +questions principales, l'une religieuse, l'autre politique, elle +proposait de déférer la première à l'arbitrage du Pape; quant à +la seconde, «c'est-à-dire à tout ce qui touchait aux rapports des +vingt-deux cantons souverains avec la Confédération», les cinq +puissances offraient leur médiation; l'acceptation de cette médiation +impliquerait la suspension immédiate des hostilités et l'ouverture +d'une conférence diplomatique sur un point voisin du théâtre des +événements; la note se terminait ainsi: «Si les représentations de +l'Europe n'étaient pas écoutées, si une lutte sanglante, qui révolte +à la fois la politique et l'humanité, continuait malgré ses efforts, +le gouvernement du Roi se verrait contraint de ne plus consulter +que ses devoirs comme membre de la grande famille européenne et les +intérêts de la France elle-même, et il aviserait.» Cette phrase était +rédigée à la fois pour ne pas obliger à l'intervention armée et pour +ne pas l'exclure; chaque puissance conservait, sous ce rapport, sa +liberté d'action[230]. + +[Note 229: M. Guizot avait déjà pensé à cette médiation, quelques +mois auparavant. (Lettres confidentielles de M. Guizot au duc de +Broglie, pendant la première moitié de juillet. _Documents inédits._)] + +[Note 230: Dépêches de M. Guizot en date des 4, 7 et 8 novembre 1847.] + +Les cabinets de Berlin et de Vienne--le premier surtout--surent +grand gré au gouvernement français de son initiative; ils donnèrent +immédiatement leur adhésion et garantirent celle du cabinet de +Saint-Pétersbourg[231]. La difficulté était à Londres. Lord +Palmerston se montra d'abord très récalcitrant et même quelque peu +impertinent. Sur lui, notre principal, notre unique moyen d'action +était de le menacer de faire la démarche sans l'Angleterre, auquel +cas elle se trouverait, comme la France en 1840, seule contre quatre. +Le duc de Broglie, d'accord avec M. Guizot, qui, fort préoccupé de la +question, correspondait avec lui presque tous les jours, usa beaucoup +de cette menace. Elle rendait le ministre anglais assez perplexe, +mais ne le décidait pas. Les jours s'écoulaient, sans qu'il donnât +de réponse positive. Son calcul paraissait être de faire traîner les +choses en longueur. Or, pendant ce temps, les hostilités commençaient +en Suisse. Le 10 novembre, l'armée fédérale envahissait le canton de +Fribourg, qui, ne se sentant pas en force, capitulait le 15 et se +voyait livré à tous les excès des vainqueurs. Sans doute, ce n'était +pas encore là un résultat décisif: le noeud de la question était à +Lucerne, où l'on manifestait l'intention de résister comme en 1845. +Mais il était bien évident que la diplomatie n'avait plus une heure à +perdre. Aussi M. Guizot écrivait-il au duc de Broglie: «Si on veut +traîner, coupez court à toute tentative de ce genre. C'est un devoir +et une nécessité de se décider et d'agir[232].» + +[Note 231: Dépêches du marquis de Dalmatie et du comte de Flahault à +M. Guizot, en date des 10 et 11 novembre 1847.--Voir aussi la dépêche +de M. de Metternich au comte Apponyi, en date du 15 novembre 1847. +(_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 490 à 492.)] + +[Note 232: Correspondance confidentielle de M. Guizot et du duc de +Broglie; pendant la première moitié de novembre 1847. (_Documents +inédits._)] + +Tout le monde en Angleterre n'approuvait pas le jeu de lord +Palmerston: plusieurs de ses collègues ne se voyaient pas sans +préoccupation sur le point d'être séparés de l'Europe et associés +aux radicaux; le prince Albert et le roi des Belges insistaient pour +qu'on fît quelque chose en faveur du Sonderbund[233]. Ainsi pressé, +le chef du _Foreign office_ se décida, le 16 novembre, à modifier sa +tactique; il parut entrer dans l'idée de la médiation; seulement, il +proposa une autre rédaction pour la note identique. Dans son projet, +plus un mot de blâme contre les violences des radicaux, de réserve +en faveur de l'indépendance des cantons et de la liberté religieuse; +une apparence d'impartialité entre les deux parties, qui dissimulait +mal une préférence pour la diète; tranchant par avance, contre le +Sonderbund, la principale contestation, il prétendait établir, comme +condition même de la médiation, l'expulsion des Jésuites; enfin, il +demandait que la conférence se tînt à Londres[234]. + +[Note 233: Lettre confidentielle du duc de Broglie à M. Guizot; du 14 +novembre 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 234: Dépêche de lord Palmerston à lord Normanby, en date du +16 novembre 1847.--Voir aussi une lettre confidentielle du duc de +Broglie à M. Guizot; en date du 16 novembre. (_Documents inédits._)] + +Une question de conduite fort délicate se posa alors pour le +gouvernement français. Devait-il interpréter comme un refus une +contre-proposition témoignant de sentiments si différents des +siens, renoncer au concours de l'Angleterre et agir avec les trois +autres puissances? Ou bien devait-il prendre en considération le +projet de lord Palmerston, sauf à négocier pour obtenir quelque +atténuation des passages les plus choquants? Autour de lui, les +meilleurs esprits étaient divisés. M. Désages penchait pour le +premier parti: à son avis, c'était duperie de courir après lord +Palmerston, qui se jouait de nous; nous manquerions ainsi à ce que +nous devions aux autres puissances, avec lesquelles nous avions déjà +lié partie avant la dernière ouverture de l'Angleterre et envers +lesquelles «notre honneur était engagé». À ceux qui s'effarouchaient +de voir la France se rapprocher des puissances absolutistes, M. +Désages répondait: «En communiquant avec les cours continentales, +avons-nous pris leur drapeau? avons-nous accepté toutes leurs idées? +nous sommes-nous mis, en un mot, à leur dévotion et à leur suite? +Assurément non. Nous leur avons demandé de nous laisser faire, de +se mettre derrière nous[235].» L'opinion contraire avait pour elle +une autorité plus considérable encore, celle du duc de Broglie. +Non que celui-ci partageât les sympathies de lord Palmerston pour +les radicaux suisses. «Il n'y a jamais eu, depuis l'origine du +monde, écrivait-il à son fils, une meilleure cause que celle du +Sonderbund[236].» Mais nul n'avait un sentiment plus vif des dangers +d'une intervention prématurée. «Intervenir, disait-il, sans être +appelé par personne, avec la certitude d'être désavoué par tous +les conservateurs de la Suisse (je n'en ai pas encore trouvé un +seul qui n'en repousse l'idée avec horreur), intervenir sans aucune +chance de pouvoir y établir des gouvernements en état de se soutenir +par eux-mêmes, sans savoir, par conséquent, combien d'années il y +faudrait faire le métier de geôliers et de gendarmes, et cela dans +l'état actuel de l'Allemagne, de l'Italie et de la France, cela me +paraissait, je l'avoue, le comble de la déraison[237].» C'était à +cette extrémité qu'il craignait que la France ne fût amenée par +une action «à quatre» avec l'Autriche, la Prusse et la Russie. +«L'Angleterre écartée, écrivait-il à M. Guizot, nous sommes un contre +trois dans la médiation. Une fois la médiation rejetée, et elle +le sera certainement, il faut faire quelque chose, et nous sommes +à la discrétion de l'Autriche. Voilà mon inquiétude. Il dépend +de M. de Metternich, en envoyant un bataillon dans le Tessin ou à +Schaffouse, de nous faire occuper Lausanne. Or, cela est grave[238].» +Élargissant d'ailleurs la question, le duc de Broglie était conduit +à juger l'évolution faite, en ce moment, par le gouvernement +français vers les puissances de l'Est et à peser les avantages +comparés des alliances continentales et de l'alliance anglaise. +«Nous n'avons en Europe que des ennemis, écrivait-il à M. Désages, +dont il connaissait les vues différentes. Nous avons des ennemis +permanents: ce sont les cours continentales; ennemis prudents, +sensés, éclairés sur leurs intérêts, qui ne nous feront jamais que +le mal qui ne leur est pas nuisible et qui nous feront quelquefois +le bien qui leur est utile. N'en attendez rien de plus, ou vous y +serez pris. Nous avons un ennemi accidentel: c'est l'Angleterre +égarée par lord Palmerston; ennemi violent, actif, persévérant, et +qui nous fera toujours tout le mal qu'il osera nous faire. Notre +jeu est d'opposer, tour à tour, ces inimitiés l'une à l'autre, de +défendre l'ordre avec les cours continentales et la liberté avec +l'Angleterre, sans nous laisser entraîner à la Sainte-Alliance dans +le premier cas, ni au radicalisme dans le second. En passant ainsi +de l'un à l'autre, sans compter sur l'un ni sur l'autre, nous leur +donnerons souvent de l'humeur: il faut s'y résigner quand on ne peut +l'éviter. Point d'illusion, point de découragement, point d'abandon +envers personne; toujours peser ses paroles, et n'en point dire qui +soient oiseuses[239].» Il écrivait encore au même correspondant: «Il +n'y a point pour nous, dans les cours du continent, de sympathie +proprement dite, de sympathie permanente, assurée, qui puisse servir +de base à une alliance durable et complète. Entre nous et ces cours, +l'entente ne peut s'établir que là où nous nous rencontrons dans +un intérêt commun de conservation, de paix et d'ordre, dans une +question où l'existence des traités est en jeu, où il s'agit de les +faire respecter par qui de droit; et encore devons-nous veiller +à ce que cet accord ne fasse pas disparaître notre drapeau d'État +libre et constitutionnel, pour lui substituer celui des puissances +absolutistes. Plus ou moins, il faut toujours lutter pour prévenir +la confusion. Avec l'Angleterre, à la condition de ne traiter avec +elle que d'égal à égal, de savoir lui résister à propos, les raisons +et les chances de bonne entente, d'alliance sympathique et durable, +existent. La politique de conservation surtout, quand elle est celle +des deux cabinets, leur est d'autant plus facile à poursuivre en +commun, qu'ils sont constitutionnellement portés, l'un et l'autre, à +la dégager de ce caractère d'absolutisme ou d'exclusivisme qui lui +aliénerait l'opinion publique. Il est donc évident que toutes les +fois que nous trouvons l'Angleterre prête à marcher avec nous dans +cette voie, à ces conditions et avec cette mesure, nous ne devons +rien négliger pour écarter les obstacles qui contrarieraient l'action +commune[240].» On le voit, le duc de Broglie conservait quelque chose +des préventions qui lui avaient déjà fait combattre si vivement, en +1834 et 1835, la tendance du Roi à se rapprocher de l'Autriche[241]. +Peut-être ne tenait-il pas assez compte des changements survenus +depuis. En tout cas, c'étaient ces sentiments généraux qui, dans la +question particulière de la Suisse, le portaient à faire beaucoup +de sacrifices pour ne pas se trouver séparé de l'Angleterre. Il ne +se dissimulait pas cependant que continuer la négociation avec lord +Palmerston, c'était lui fournir une nouvelle occasion de traîner les +choses en longueur. Cette perspective ne l'effrayait pas beaucoup. +Au fond, il jugeait l'affaire de la médiation mal engagée et se +serait consolé de ne pas la voir aboutir. «Je crois, écrivait-il +à M. Guizot, qu'il y a tout à gagner maintenant à différer. Si +Lucerne doit résister, rien n'arrivera à temps; l'attaque est +en train. Si Lucerne doit imiter Fribourg, et que toute cette +affaire du Sonderbund tourne en déroute de Méhémet-Ali, couvrant de +ridicule ses malencontreux protecteurs, il ne faut pas faire une +démonstration éclatante, car le ridicule en serait plus grand. Pour +que la médiation ait un sens, il faut qu'il y ait des belligérants, +il faut qu'il y ait des gens qui se battent. J'ajoute qu'après le +rejet de l'offre anglaise, la médiation n'est qu'une forme; c'est +une offre qui, venant des quatre puissances seulement, sera rejetée +avec insolence. Et puis après, que ferons-nous? L'offre anglaise me +paraît en ce moment une bonne fortune, ne fût-ce que pour gagner du +temps et savoir si le Sonderbund est une réalité ou si ce n'est qu'un +fantôme[242].» Il ajoutait, dans une lettre à M. Désages: «Quant à +l'avenir de tout ceci, le plus vraisemblable, c'est que nous ne nous +mettrons pas d'accord, et que, dussions-nous nous mettre d'accord, +le pauvre Sonderbund sera mort et enterré, avant que nous puissions +arriver sur le champ de bataille avec nos paperasses[243].» + +[Note 235: Lettres diverses de M. Désages à M. de Jarnac, du 16 au 22 +novembre 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 236: Lettre du 13 octobre 1847. (_Documents inédits._) Dans +cette même lettre, le duc de Broglie parlait avec admiration de cette +«résolution calme de ne pas souffrir qu'on porte atteinte au droit +qu'a Lucerne de confier à cinq Jésuites l'éducation de ses enfants, +pas plus que Guillaume Tell n'a souffert qu'il fût porté atteinte au +droit qu'il avait de ne pas ôter son bonnet devant les armoiries de +l'Autriche».] + +[Note 237: Lettre à M. Désages, du 21 novembre 1847. (_Documents +inédits._)] + +[Note 238: Lettre confidentielle du 18 novembre 1847. (_Documents +inédits._)] + +[Note 239: Lettre du 21 novembre 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 240: Cité dans une lettre écrite, le 24 novembre 1847, par M. +Désages à M. de Jarnac. (_Documents inédits._)] + +[Note 241: Voir plus haut, t. II, ch. XIV, § VI.] + +[Note 242: Lettre du 19 novembre 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 243: Lettre du 21 novembre 1847. (_Documents inédits._)] + +M. Guizot ne partageait pas les préventions de son ambassadeur contre +une action commune avec l'Autriche et les puissances continentales; +on sait au contraire que, sans vouloir aucunement se mettre à +leur remorque, il estimait que ce rapprochement était dans les +nécessités de la situation. Il avait également plus confiance que le +duc de Broglie dans l'efficacité possible de la médiation et dans +la résistance du Sonderbund. Mais, autant que lui, il désirait le +concours de l'Angleterre. Il craignait, en rompant avec elle, d'ôter +tout effet aux démarches qui seraient faites en Suisse. Il craignait +aussi de fournir, en France, une arme redoutable à l'opposition, +déjà si animée contre la politique suivie dans les affaires suisses. +Ne voulant donc rien négliger pour obtenir, s'il était possible, un +concours si précieux, il fit décider par le conseil des ministres, +sans perdre un jour, que le contre-projet anglais serait pris en +considération, sauf à demander quelques modifications de rédaction. +«Je suis bien aise, écrivait-il, le 18 novembre, au duc de Broglie, +de donner cette preuve de fait que je mets toujours le même prix à +l'entente avec l'Angleterre, et que je n'ai pas la moindre envie de +son isolement[244].» + +[Note 244: _Documents inédits._--Quelques jours auparavant, M. Guizot +écrivait déjà, dans le même ordre d'idées: «Je n'ai pas la moindre +envie de prendre sur lord Palmerston, à quatre contre un, ma revanche +du traité du 15 juillet. Nous sommes quittes depuis longtemps à cet +égard, et ce n'est pas ma faute si j'ai été obligé de m'acquitter.» +(_Documents inédits._)] + +Dès le 20 novembre, le duc de Broglie voyait lord Palmerston et +s'accordait avec lui, sans trop de difficulté, sur les modifications +désirées par M. Guizot. La principale portait sur la question +des Jésuites; entre la première rédaction française se bornant +à stipuler l'arbitrage du Pape, et le contre-projet anglais ne +parlant plus du Pape et posant comme condition l'expulsion de +ces religieux, on adoptait cette rédaction intermédiaire: «Les +sept cantons du Sonderbund s'adresseront au Saint-Siège, pour lui +demander s'il ne convient pas, dans l'intérêt de la paix et de la +religion, d'interdire à l'Ordre des Jésuites tout établissement +sur le territoire de la Confédération helvétique[245].» Malgré +le succès apparent de sa négociation, le duc de Broglie n'en +demeurait pas moins fort sceptique sur le résultat final. «Nous +essayons, écrivait-il à son fils, une médiation qui est bien la +plus malencontreuse qu'il soit possible d'imaginer. Il ne s'agit +de rien moins que de faire passer dans le même bateau le loup, la +chèvre et le chou, M. de Metternich, M. Guizot et lord Palmerston. +La langue n'a point assez de souplesse pour inventer les équivoques +qui seraient nécessaires en pareil cas. Ainsi, moi qui ne suis +chargé que du loup, je l'ai un peu apprivoisé, mais pas assez pour +que nous en venions à nos fins. Tout cela n'est que de l'encre et +du papier perdus. Les radicaux seront maîtres de toute la Suisse, +moins peut-être les vallées inaccessibles pendant l'hiver, avant que +nous ayons mis nos points et nos virgules, et que nous soyons venus +à bout, je ne dis pas de nous entendre, mais au contraire de ne pas +nous entendre, c'est-à-dire de cesser de nous imputer mutuellement +des perfidies, des desseins cachés, des ambitions dissimulées. +Je ne connais pas de plus triste et de plus déplorable tâche que +celle-là[246].» + +[Note 245: Dépêche et lettre du duc de Broglie à M. Guizot, en date +du 20 novembre 1847.] + +[Note 246: Lettre du 24 novembre 1847. (_Documents inédits._)] + +Avec les corrections obtenues par le duc de Broglie, le contre-projet +anglais parut à M. Guizot, sinon satisfaisant, du moins acceptable. +Restait à le faire agréer aux trois autres puissances. C'était là +une autre difficulté. En effet, aussitôt avait-on connu, à Berlin et +à Vienne, la première rédaction de lord Palmerston, qu'on l'avait +déclarée dérisoire, impertinente, et l'on en avait conclu qu'il +fallait agir sans l'Angleterre. «Si nous entrons en négociations +avec lord Palmerston, disait M. de Canitz, ministre des affaires +étrangères de Prusse, nous n'aboutirons à rien; nous n'arriverons +même pas à temps pour l'enterrement.» Les hommes d'État de Berlin, +naguère si portés vers l'alliance anglaise et si hostiles à la +France, proclamaient très haut que «lord Palmerston était le +représentant du principe révolutionnaire, et que toute la cause du +principe conservateur était remise aux mains du gouvernement du roi +Louis-Philippe[247]». M. de Metternich n'était pas moins animé[248]. +M. Guizot entreprit cependant d'amener les trois cours de l'Est à +se contenter du contre-projet amendé par lui. «Lord Palmerston, +leur fit-il remarquer, abandonne son principe, l'illégitimité du +Sonderbund; il met les deux parties belligérantes sur le même niveau +et traite avec toutes deux; il se joint à nous pour l'offre et les +bases essentielles de la médiation en commun: grand désappointement +et rude coup pour les radicaux. Si la médiation est acceptée et +réussit, le but est atteint. Si elle est refusée ou si elle échoue, +nous rentrons tous dans notre pleine liberté. Nous pourrons faire +alors, s'il y a lieu, d'autres pas à quatre, à trois, à deux; mais +nous aurons fait les premiers pas à cinq[249].» Le temps manquant +pour attendre la réponse des cabinets eux-mêmes, notre ministre, +employant un procédé auquel Casimir Périer avait eu souvent recours, +réunit chez lui, le 24 novembre, les ambassadeurs d'Autriche, de +Prusse et de Russie. Fortement chapitrés par lui, le comte Apponyi +et le comte Arnim prirent sur eux d'accepter le contre-projet, +et s'engagèrent, dès qu'il aurait été définitivement approuvé à +Londres, à le transmettre aux représentants de leurs cours à Berne. +L'ambassadeur de Russie, par manque d'instructions, ne put prendre +le même engagement; mais il approuva la conduite de ses collègues et +fit espérer l'adhésion de sa cour[250]. L'influence ainsi exercée par +M. Guizot sur les ambassadeurs étrangers n'était pas une médiocre +preuve de la grande situation qu'il s'était faite en Europe[251]. En +possession de cette adhésion, il l'annonça, le jour même, au duc de +Broglie et le pressa de tout conclure: «On avait bonne envie, lui +écrivait-il, de laisser l'Angleterre seule. Nous n'avons pas cédé à +cette envie. Nous comptons qu'en retour toute lenteur, toute petite +difficulté disparaîtront, et que le prochain courrier m'apportera la +signature anglaise[252].» + +[Note 247: Lettre du marquis de Dalmatie à M. Guizot, en date du 22 +novembre 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 248: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 494 à 500.] + +[Note 249: Lettre particulière de M. Guizot à ses représentants à +Vienne, Berlin et Saint-Pétersbourg, en date du 19 novembre 1847. +(_Documents inédits._)] + +[Note 250: Dépêche de M. Guizot au duc de Broglie, du 24 novembre +1847.] + +[Note 251: M. de Metternich, après coup, devait exprimer un regret +de l'adhésion donnée par son ambassadeur. (_Mémoires de M. de +Metternich_, t. VII, p. 508.)] + +[Note 252: Lettre particulière de M. Guizot au duc de Broglie, en +date du 25 novembre 1847. (_Documents inédits._)] + +Mais, avec lord Palmerston, on n'était jamais au bout des surprises +désagréables. Informé, le 26 novembre, par le duc de Broglie, que +les autres puissances acceptaient son contre-projet amendé, il +prétendit remettre en question certains points de la rédaction, +notamment ceux qui avaient trait aux Jésuites. Notre ambassadeur lui +rappela fermement la parole donnée. Pendant trois heures, Palmerston +essaya de toutes les mauvaises chicanes pour échapper à son pressant +interlocuteur; il n'y parvint pas et dut finir par donner l'assurance +qu'il ferait remettre la note aux belligérants suisses en même temps +que les représentants des autres puissances[253]. «Ouf! ce n'est +pas sans peine, écrivait le duc de Broglie à M. Guizot, au sortir de +cette conférence. Il m'a fallu recourir aux grands moyens et peindre +à lord Palmerston, sous les plus noires couleurs, la position de +l'Angleterre dans l'isolement. J'ai employé, dans cette discussion, +tout ce que le ciel m'a donné de présence d'esprit, de subtilité, de +ressources d'argumentation, de résolution obstinée. Enfin, je l'ai +décidé à lâcher prise[254].» + +[Note 253: Dépêche du duc de Broglie à M. Guizot, du 26 novembre +1847.] + +[Note 254: Lettre particulière du 26 novembre 1847. (_Documents +inédits._)--Quatre jours plus tard, revenant sur cet entretien, le +duc de Broglie écrivait encore à M. Guizot: «Si je n'eusse pris mon +parti de rompre, après trois heures d'altercation, de replier mon +papier, de prendre mon chapeau et de me lever pour sortir, Palmerston +n'aurait pas lâché prise.» (_Documents inédits._)] + +Tout paraissait donc conclu, et il n'y avait plus qu'à agir. Le 28 +novembre, M. Guizot, le comte Apponyi et le comte Arnim envoyaient +aux représentants de la France, de l'Autriche et de la Prusse à +Berne, la note identique que ceux-ci devaient remettre à la diète et +au Sonderbund. Avis nous avait été donné de Londres, le 27, que sir +Stratford-Canning était envoyé en Suisse avec la même mission. La +Russie devait suivre prochainement. + +Pendant que les puissances, systématiquement entravées par lord +Palmerston, avaient tant de peine à se mettre en mouvement, les +radicaux, en Suisse, précipitaient les événements. Aussitôt Fribourg +soumis, le général Dufour avait marché sur Lucerne. Chacun sentait +que là devait se livrer la bataille décisive. «La Suisse entière, +écrivait l'ambassadeur de France à Berne, est dans une attente +pleine de passion et d'anxiété, les yeux tournés vers Lucerne.» Les +forces des deux partis étaient singulièrement inégales. L'armée du +général Dufour ne comptait pas moins de 50,000 hommes de troupes de +première ligne, de 30,000 hommes de réserve et de 172 canons; les +officiers et les soldats étaient loin d'être tous des radicaux, mais, +suivant l'exemple du général Dufour, ils obéissaient à la diète. +Le Sonderbund n'avait pas en tout 25,000 combattants, médiocrement +commandés; pas de direction d'ensemble bien acceptée; chacun des +sept cantons se préoccupait de retenir ses hommes sur son territoire +pour le défendre contre l'invasion radicale. L'armée de la diète +avait pour elle plus encore que la supériorité du nombre, de +l'armement et du commandement: c'était de paraître l'armée régulière +de la Confédération; en voyant s'avancer contre eux des troupes +portant le brassard fédéral, ceux-là mêmes qui, en 1845, avaient si +gaillardement culbuté les corps francs, éprouvaient, en dépit de leur +bon droit, un sentiment d'incertitude et de trouble. La lutte fut +courte et sans éclat. Après quelques escarmouches, Lucerne se soumit, +le 24 novembre. Du coup, le Sonderbund était mort, et la résistance +partielle qui se prolongea encore quelques jours dans les cantons +d'Uri et du Valais, n'avait aucune importance. Sans honneur pour les +vainqueurs, dont le succès n'était qu'un grossier et odieux abus de +la force, la lutte fut aussi sans honneur pour les vaincus, dont la +prompte capitulation ne parut pas en harmonie avec leur attitude +jusque-là si fière[255]. + +[Note 255: C'est ce qui devait faire dire, quelques semaines plus +tard, en pleine Chambre des pairs, au plus éloquent apologiste du +Sonderbund, M. de Montalembert: «Oui, la défaite a été honteuse. +La vérité m'arrache ce témoignage au détriment même de mes amis.» +Le duc de Broglie, avant l'événement, avait le pressentiment de ce +qui allait se passer; il écrivait à M. Guizot: «Il n'y a rien de si +simple et de si légitime que de céder à la force; mais, quand on en +est là, il ne faut pas trancher du Léonidas ni des martyrs.» (Lettre +du 20 novembre 1847. _Documents inédits._)] + +Ainsi, au moment où la diplomatie, sans nouvelles des opérations +militaires, parvenait enfin à arracher le consentement du +gouvernement anglais et lançait l'offre de médiation, l'un des +belligérants, entre lesquels elle prétendait s'interposer, était déjà +écrasé. C'était bien en prévision de ce résultat que lord Palmerston +avait fait traîner les négociations préliminaires. Il ne s'était pas +d'ailleurs contenté de retarder les puissances. Tandis qu'à Londres +il feignait de chercher, de concert avec les autres cabinets, le +moyen de contenir le gouvernement fédéral et de prévenir la guerre +civile, il se montrait, à Berne, impatient d'applaudir au succès +de ce gouvernement et le pressait de précipiter son attaque. Le +chapelain de la légation britannique avait même été envoyé au camp du +général Dufour, pour l'avertir que le chef du _Foreign office_, ne +pouvant résister plus longtemps à la pression de la France, allait +signer la note identique, et qu'il n'y avait pas un instant à perdre +pour abattre Lucerne avant que la note arrivât à destination. Après +l'événement, notre chargé d'affaires se donna le plaisir de faire +confesser, devant témoins, cette démarche, par M. Peel lui-même. +«Avouez, lui dit-il, que vous nous avez joué un tour, en pressant +les événements.» Et comme le diplomate anglais se taisait, notre +agent insista: «Pourquoi faire le mystérieux? Après une partie, on +peut bien dire le jeu qu'on a joué.--Eh bien, c'est vrai, dit alors +M. Peel, j'ai fait dire au général Dufour d'en finir vite[256].» Il +est vrai que, quant à lui, M. Peel n'était pas complice du double +jeu de son ministre; il n'était associé qu'à la partie radicale de +sa politique; quand il avait appris que lord Palmerston signait la +note identique, il n'avait pu contenir sa surprise et son émotion. +«Si je pouvais, disait-il à notre agent, montrer les dépêches de +lord Palmerston, on penserait, comme moi, que je ne saurais remettre +la note qu'il m'annonce. Je donnerai ma démission plutôt que de le +faire. Eh! le puis-je donc, en effet, quand je viens de faire une +visite à M. Ochsenbein dans un sens tout opposé? Vous comprenez que +je ne me suis pas lié avec des gens comme les radicaux, par amitié +pour eux. Mais la guerre est finie, et l'on m'a fait jouer un rôle +qui me blesse beaucoup[257].» Voilà de quelle loyauté usait le +ministre qui s'indignait si fort de nos prétendues dissimulations +dans l'affaire des mariages espagnols! + +[Note 256: Lettre de M. de Massignac, secrétaire d'ambassade, à M. +de Bois-le-Comte, en date du 29 novembre 1847, rapportée dans une +dépêche de ce dernier, en date du 31 décembre 1847.] + +[Note 257: Dépêche de M. de Bois-le-Comte à M. Guizot, en date du 2 +décembre 1847.] + +Quel effet pouvaient avoir désormais la note identique et l'offre +de médiation? Quand cette note arriva en Suisse, le 30 novembre, +c'est à peine si les derniers débris du Sonderbund s'agitaient +encore dans le Valais. Les ambassadeurs de France, d'Autriche +et de Prusse la firent remettre cependant aux deux parties. Le +gouvernement anglais prit prétexte des événements survenus pour +s'abstenir, préférant sans doute rester sur les félicitations que son +représentant avait adressées aux vainqueurs. «Du moment où il n'y +a plus de lutte, disait-on au _Foreign office_, il ne saurait être +question de médiation.» Les radicaux suisses n'avaient pas dès lors +à se gêner. Par une note, en date du 7 décembre, ils repoussèrent la +médiation, déclarant qu'il n'y avait jamais eu de guerre civile, mais +seulement une exécution armée des décrets de la diète. Ils poussèrent +l'impertinence jusqu'à demander à Paris que M. de Bois-le-Comte fût +rappelé pour avoir pris ouvertement le parti des «rebelles[258]». En +même temps, dans l'usage qu'ils faisaient de leur victoire contre la +minorité vaincue, ils montraient un mépris cynique de tout droit, de +toute justice, de toute liberté. Plusieurs semaines après, le duc de +Broglie, dont on connaît pourtant l'esprit mesuré, ne pouvait pas +encore parler de ces excès sans un frémissement d'indignation. «Dieu, +disait-il, a voulu, dans ses desseins impénétrables, que l'oeuvre +de destruction, que l'oeuvre d'iniquité s'accomplît; il a voulu, +pour notre enseignement à tous, que nous revissions encore une fois +à l'oeuvre et dans son triomphe le principe qui domine aujourd'hui +dans la Confédération helvétique et qui paraît relever la tête sur +plusieurs points de l'Europe; il a voulu que nous revissions encore, +après soixante ans, la conquête avec ses exigences implacables, +l'occupation militaire avec ses exactions cupides, la profanation des +lieux saints, la dévastation des choses saintes, les proscriptions en +masse, les confiscations en bloc, des gouvernements révolutionnaires +improvisés à la pointe des baïonnettes, et improvisant, à leur +tour, sous le nom de lois, l'inquisition et la persécution, aux +acclamations de la populace[259].» + +[Note 258: Le fait fut connu des diplomates accrédités à Paris. +(HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, 1830-1848, t. II, p. 677.)] + +[Note 259: Discours prononcé à la Chambre des pairs le 16 janvier +1848.--M. Doudan, tout sceptique qu'il fût, s'exprimait avec émotion +sur les violences commises par «ces enragés de radicaux» contre «de +pauvres gens qui leur étaient supérieurs devant Dieu, bien qu'ils +aimassent les Jésuites»; il les qualifiait «d'indignes sauvages»; +puis, à propos de l'expulsion des religieux de Saint-Bernard, +l'un des hauts faits des vainqueurs, il ajoutait: «Les chiens du +Saint-Bernard sont très supérieurs à ces radicaux-là, quoi qu'on en +puisse dire.» (_Mélanges et Lettres_, t. II, p. 145 et 148.)] + +Les circonstances auraient-elles permis au gouvernement français +de faire mieux? En tout cas, force était de reconnaître que, +jusqu'alors, sa campagne diplomatique, dans les affaires de Suisse, +avait été peu heureuse. Il s'était trompé sur la force de résistance +du Sonderbund, comme, en 1840, sur celle de Méhémet-Ali. Il s'était +laissé duper par lord Palmerston, genre de mésaventure qui fait +toujours faire à un gouvernement une figure assez fâcheuse et un +peu ridicule, alors même qu'il peut se plaindre d'avoir été victime +de manoeuvres déloyales. Il avait mis en mouvement les grandes +puissances de l'Europe, pour leur faire essuyer, en fin de cause, le +refus insolent des radicaux de Berne. Les clients qu'il avait voulu +protéger, d'accord avec les autres cours du continent, ces clients +dont la cause était celle de l'ordre, du droit, de la liberté, +avaient été écrasés sous ses yeux, sans avoir reçu de lui aucun +secours efficace. Les amis de M. Guizot ne pouvaient se dissimuler +qu'il y avait là «un véritable échec pour la cause monarchique et +conservatrice», et aussi «quelque humiliation pour le gouvernement +français[260]». Par contre, ses adversaires se sentaient encouragés +à le prendre de plus haut encore, soit dans la presse, soit dans +les banquets alors en pleine activité, avec une politique qui +venait de se montrer aussi impuissante; tous leurs applaudissements +étaient pour lord Palmerston qu'ils félicitaient d'avoir joué notre +gouvernement, pour les radicaux de la diète dont ils partageaient le +triomphe. + +[Note 260: _Journal inédit du baron de Viel-Castel_, à la date du 5 +décembre 1847.] + + +VI + +À Vienne comme à Berlin, on n'était nullement disposé à rester sur +l'insuccès des premières démarches. M. de Metternich proclamait, +au contraire, que l'écrasement du Sonderbund rendait le devoir de +l'Europe plus pressant encore, son droit plus évident[261]. M. +de Canitz disait au ministre de France: «Peut-on accepter, parce +que cela plaît à lord Palmerston, l'énorme échec que vient de +subir le parti conservateur en Europe[262]?» Seulement, que faire? +Dans les deux cabinets allemands, se manifestait fortement cette +double conviction, d'abord qu'il n'y avait rien à faire avec lord +Palmerston, ensuite qu'on ne pouvait rien faire sans M. Guizot; +que l'un était l'ennemi forcé, l'autre le sauveur possible. Cela +ressortait des dépêches écrites par M. de Metternich à cette époque: +en même temps qu'il se plaignait amèrement de la mauvaise foi de +lord Palmerston et qu'il se déclarait résolu à ne pas être une +seconde fois sa dupe[263], il témoignait sa confiance en M. Guizot et +exprimait le voeu qu'il prît la direction de la campagne. «M. Guizot +voit les choses telles qu'elles sont, disait-il à notre ambassadeur; +avec un esprit comme le sien, je suis toujours sûr de m'entendre, +et je serai toujours prêt à marcher.» Il ajoutait qu'il «attendait +du ministre français le nouveau plan de conduite à tenir[264]». Ces +sentiments étaient peut-être plus vifs encore à Berlin; le marquis de +Dalmatie les notait, presque jour par jour, dans sa correspondance +avec M. Guizot. «Le cabinet prussien, écrivait-il, qui naguère +encore se tenait tellement rapproché de l'Angleterre, en est bien +loin aujourd'hui. Si je compare le langage d'aujourd'hui à celui d'il +y a un an, quelle distance! Et cette comparaison est ici dans toutes +les bouches. On dit tout haut, aujourd'hui, que lord Palmerston +est le représentant du principe révolutionnaire, et que toute la +cause du principe conservateur est remise aux mains du gouvernement +français... Le fait seul d'en être venu à un tel éloignement de +l'Angleterre, que je pourrais, après une liaison aussi intime, +presque l'appeler une rupture, ce fait peut vous donner la mesure de +la préoccupation dans laquelle on est ici. Aussi ne se repose-t-on +que sur la fermeté du gouvernement français pour soutenir la cause +commune.» Si M. de Canitz montrait quelque inquiétude, c'était quand +il croyait qu'à Paris on lui gardait rancune de son mauvais vouloir +passé. «Pourquoi ne veut-on pas de nous?» demandait-il humblement +au marquis de Dalmatie, et il revenait alors sur sa conduite dans +l'affaire des mariages espagnols, pour chercher à l'excuser[265]. +Lord Westmorland, ministre d'Angleterre, qui rentrait à Berlin, dans +les premiers jours de décembre, après un assez long congé, était +tout surpris du changement des esprits; sa femme disait à un ami +«qu'elle voyait avec douleur combien lord Palmerston avait aliéné de +l'Angleterre tout le continent[266]». Vainement, de Londres, M. de +Bunsen tâchait-il de ramener son gouvernement à une appréciation des +affaires suisses, moins contraire à celle du _Foreign office_; M. de +Canitz ne cachait pas la méfiance que lui inspiraient les rapports +de cet agent. Frédéric-Guillaume lui-même entreprenait, avec une +ardeur singulière, de convertir «son ami Bunsen» à des idées plus +saines. «De quoi s'agit-il en Suisse, lui écrivait-il, et pour nous +et pour les grandes puissances?... D'une seule question que j'appelle +l'épidémie du radicalisme. Le radicalisme, c'est-à-dire la secte +qui a scientifiquement rompu avec le christianisme, avec Dieu, +avec tout droit établi, avec toutes les lois divines et humaines. +Cette secte-là, en Suisse, va-t-elle, oui ou non, s'emparer de la +souveraineté par le meurtre, à travers le sang, à travers les larmes, +et mettre en péril l'Europe entière? Voilà ce dont il s'agit. Cette +pensée, qui est la mienne, doit être aussi la vôtre; elle doit être +celle de tous mes représentants auprès des grandes puissances. À +cette condition seulement, vous et eux, vous agirez efficacement dans +le sens de ma politique et de ma volonté. Il est de toute évidence, +à mes yeux, que la victoire de la secte sans Dieu et sans droit, +dont les partisans augmentent de jour en jour (comme la boue dans +les jours de pluie), particulièrement en Allemagne, il est, dis-je, +de toute évidence que cette victoire établira un puissant foyer +de contagion pour l'Allemagne, l'Italie, la France, un vrai foyer +d'infection dont l'influence sera incalculable et effroyable... Le +cabinet anglais ne considère pas la situation des choses au point de +vue des dangers que court le droit européen, cela est parfaitement +clair; quant à vous, très cher Bunsen, la voyez-vous ainsi que je la +vois? Cela ne m'est pas clair du tout. C'est pourquoi je vous écris, +car vous devez,--il le faut,--vous devez voir les choses comme moi, +et agir en conséquence, brûlant du feu sacré, parlant, conseillant, +n'ayant ni repos ni cesse, aussi longtemps que durera l'affaire[267].» + +[Note 261: Dépêches de M. de Metternich, du 29 novembre et du 7 +décembre 1847. (_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 500 et +508.)] + +[Note 262: Lettre particulière du marquis de Dalmatie à M. Guizot, en +date du 2 décembre 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 263: Dépêches de M. de Metternich, des 12 et 24 décembre 1847. +(_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 354, 511, 512, 523.)] + +[Note 264: Lettres particulières de M. de Flahault à M. Guizot, en +date des 29 et 30 novembre 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 265: Correspondance particulière du marquis de Dalmatie avec M. +Guizot, en novembre et décembre 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 266: Lettre du même au même, du 10 décembre 1847. (_Documents +inédits._)] + +[Note 267: _Frédéric-Guillaume IV et le baron de Bunsen_, par M. +SAINT-RENÉ TAILLANDIER.] + +À Berlin comme à Vienne, c'était donc vers Paris qu'on tournait les +yeux, de Paris qu'on attendait une initiative et une direction. +Ainsi apparaît-il que la campagne diplomatique qui, à regarder ses +résultats en Suisse, avait jusqu'alors si mal réussi, influait +cependant heureusement sur la situation de la France en Europe. +M. Guizot, comprenant l'importance du rôle offert à son pays, +était décidé à ne pas tromper l'attente des puissances. Il s'en +expliquait ainsi dans la correspondance presque journalière qu'il +avait alors avec le duc de Broglie: «Le Prussien et l'Autrichien ne +nous demandent pas d'adopter leur politique, mais de les mettre à +couvert sous la nôtre. Nous sommes évidemment à ce point critique où +la bonne politique française peut devenir, de gré ou de force, par +conviction ou nécessité, la politique européenne. Crise décisive pour +l'affermissement de notre établissement de Juillet et la grandeur +nouvelle de notre pays.» Il ajoutait, un autre jour: «La question +est posée plus grandement et plus nettement que jamais, entre la +politique conservatrice et la politique révolutionnaire. L'Italie +est certainement au bout de la Suisse; peut-être même l'Allemagne.» +Et encore: «Lord Palmerston veut rester le patron des radicaux, les +protéger dans leurs embarras et profiter de leurs victoires. Or, plus +je vois les radicaux à l'oeuvre, oeuvre sérieuse ou frivole, guerre +civile ou banquets, plus je les méprise et redoute leur empire. Je +suis convaincu que nous entrons dans une recrudescence générale, +européenne, de la lutte engagée entre eux et nous. Notre position, +dans cette lutte, est excellente aujourd'hui, car, en fondant un +gouvernement libre, nous avons fait nos preuves comme gouvernement +régulier, et nous sommes les modérateurs naturels, acceptés, de +cette lutte, acceptés par les gouvernements eux-mêmes, comme par la +portion honnête et sensée des populations. Toute notre politique +doit consister à maintenir cette position et à en recueillir les +fruits[268].» + +[Note 268: Lettres particulières de M. Guizot au duc de Broglie, en +date des 29 novembre, 3 et 6 décembre 1847. (_Documents inédits._)] + +M. Guizot faisait donc connaître, dès le 4 décembre 1847, à Vienne +et à Berlin, sa résolution de continuer, dans les affaires suisses, +l'entente et l'action commune avec les puissances continentales[269]. +Ayant su que le cabinet prussien avait eu quelques doutes sur ses +intentions, il se hâtait de le rassurer et écrivait au marquis +de Dalmatie: «Priez M. de Canitz, de ma part, d'être certain que +je ne manquerai ni à notre politique, ni à nos engagements. J'ai +été, dès l'origine, et je suis encore aujourd'hui le premier sur +la brèche, dans cette affaire suisse... Nous comptons tout à fait +sur le cabinet de Berlin, et il peut compter sur nous[270].» Notre +gouvernement ne faisait pas mystère au public de ses intentions. +Le 7 décembre, le _Journal des Débats_ annonçait que la chute +du Sonderbund ne mettrait pas fin à l'action pacificatrice des +puissances en Suisse; qu'en présence des projets hautement proclamés +par le radicalisme, il leur restait le devoir de protéger ce pays +contre l'oppression et les bouleversements dont il était menacé; +«elles doivent empêcher, déclarait-il, qu'on n'en fasse un foyer de +désordre, un laboratoire d'anarchie, en vue de seconder dans les +États voisins le mouvement révolutionnaire». + +[Note 269: Lettres au comte de Flahault et au marquis de Dalmatie. +(_Documents inédits._)] + +[Note 270: Lettre du 8 décembre 1847. (_Documents inédits._)] + +Pour prendre et garder cette attitude, M. Guizot avait cependant plus +d'une résistance à vaincre en France. L'opinion continuait à y être +fort occupée des affaires de Suisse[271]. Égarée par ses préventions +naturelles et par les polémiques des journaux, elle voyait de mauvais +oeil toute action commune avec les puissances dites réactionnaires. +M. de Barante constatait que l'opposition était parvenue à susciter +contre la politique suivie en cette circonstance par le gouvernement, +une «clameur universelle», qu'il se hâtait du reste de qualifier +de «clameur exagérée, ignorante et irréfléchie[272]». Tout cela +n'échappait pas à M. Guizot. «Je ne me fais point d'illusion sur les +difficultés, écrivait-il, le 3 décembre, au duc de Broglie. La lutte +sera très rude dans les Chambres. Je crois parfaitement ce que vous +me dites, que de Londres on donnera et qu'à Paris on acceptera ce +terrain pour l'attaque contre moi. Personnellement, cela me convient. +Au fond et pour les choses, cela est inévitable[273].» Parmi les +conservateurs et même parmi les membres du cabinet, tous n'avaient +pas le même sang-froid et la même fermeté; on en peut juger par +l'incident que M. Guizot racontait en ces termes au duc de Broglie: +«Duchâtel et, après lui, quelques-uns de nos amis sont venus rompre +ma solitude, fort troublés, répétant ce que disent les adversaires, +convaincus que le péril est très grand pour le cabinet, qu'il n'y a +pas moyen de se séparer de l'Angleterre dans la question suisse, que +rien n'est possible sans elle, pas plus une attitude qu'une action, +et qu'il faut tenir, comme elle, la question suisse pour terminée, +si on ne doit pas la continuer avec elle. Entre nous, ceci ne change +rien à ce que je pense et ferai, et je poserai très volontiers la +question de cabinet sur la politique que je viens de vous exposer. Je +ne veux certainement pas me ranger derrière les cours continentales; +mais, quand elles se rangent derrière moi et font tout ce que nous +leur demandons, je ne ferai certainement pas la bêtise et la lâcheté +d'abandonner notre propre politique pour n'avoir pas l'air de la +faire en commun avec Berlin et Vienne[274].» + +[Note 271: «Ces affaires, notait M. de Viel-Castel, occupent en +ce moment tous les esprits, et elles rejettent dans l'ombre les +questions intérieures.» (_Journal inédit._)] + +[Note 272: _Documents inédits._] + +[Note 273: _Ibid._] + +[Note 274: Lettre particulière de M. Guizot au duc de Broglie, en +date du 13 décembre 1847. (_Documents inédits._)] + +C'était jusque chez les collaborateurs les plus intimes de +sa politique extérieure que M. Guizot rencontrait, sinon des +oppositions, du moins un certain trouble. Tel était, entre autres, le +cas de M. Rossi. À son insu, son double passé de patriote italien et +de libéral suisse le prédisposait mal à l'entente avec l'Autriche; +mais, en même temps, il était un politique trop avisé pour ne pas +apercevoir la nécessité et les avantages possibles de cette entente. +De là une sorte d'angoisse dont, de Rome, il faisait part au duc de +Broglie, dans une lettre curieuse à plus d'un titre. «Je conçois, +lui écrivait-il, que les gouvernements s'inquiètent des agitations +radicales en Suisse; pas seulement les absolutistes, mais tout +gouvernement libéral et conservateur. Ils se trouvent tous en face +d'un ennemi commun qui menace de devenir redoutable et qui fait des +progrès tous les jours. Tout le monde n'est pas confiné dans une +île et n'aime pas à jouer avec les tempêtes... Quelques indices +me font conjecturer qu'on se dispose à donner au radicalisme la +leçon qu'il mérite, et à dissiper, s'il le faut, à coups de canon, +l'orage qui s'amoncelle. Notre gouvernement ne veut pas rester sous +la tente, et je le conçois encore. Il est un grand gouvernement; +il est intéressé dans la question; il sort de l'isolement par un +fait éclatant; il trouve une noble revanche de Beyrouth; c'est une +reconstitution, à notre profit, de la politique européenne. Tout +cela est important, grand même. Il faudrait être stupide pour ne pas +l'apprécier à sa valeur! Une chose cependant m'inquiète ou, à mieux +parler, m'inquiéterait, si je n'étais convaincu qu'on saura éviter +l'écueil que j'aperçois. Si une action commune devient nécessaire, +nous serons les alliés des puissances du Nord, en particulier de +l'Autriche. Vous ne me croyez pas l'esprit assez borné pour me +laisser dominer par d'anciens souvenirs et des antipathies: j'ai +assez prouvé le contraire ici. Mais, en fait, l'Autriche et nous, +nous ne représentons pas le même principe, et une campagne contre le +radicalisme, quelque nom et couleur qu'on lui donne, recèle une lutte +de principes. En combattant les principes subversifs du radicalisme, +il faut bien qu'on sache quel est le drapeau qu'on élève, quel est le +but qu'on se propose, quels sont les principes qui nous font agir. +Nous pouvons bien avoir avec l'Autriche un intérêt commun, mais la +communauté peut-elle s'étendre plus loin? Pouvons-nous proclamer les +mêmes principes et viser au même but? Oui, si l'Autriche voulait, +elle aussi, comprendre les nécessités du temps, du moins pour la +Suisse et l'Italie! Mais je n'y crois guère. Dès lors, la situation +devient délicate. L'Autriche ne se plaçant pas sous notre drapeau, +il y aurait deux drapeaux distincts, à moins que la France ne se +plaçât sous le drapeau de l'Autriche. Cette dernière hypothèse, je +m'empresse de le reconnaître, est injurieuse et impossible. Une +intervention au nom des principes autrichiens ne serait qu'une +réaction qui en préparerait une autre, un peu plus tôt, un peu +plus tard. Je suis en même temps convaincu qu'elle serait un grave +danger pour nous, pour notre gouvernement, j'ose ajouter pour notre +dynastie, un de ces dangers qui n'éclatent pas en naissant, mais qui +couvent et fermentent. Nous sommes des conservateurs, mais, ainsi que +M. Guizot me l'écrivait, des conservateurs intelligents et éclairés, +tranchons le mot, des conservateurs libéraux. C'est là notre force, +notre salut, la gloire de ce grand règne. Je laisse les inconvénients +d'un démenti à notre constant langage, etc., etc., car, encore une +fois, je suis convaincu, malgré le peu de satisfaction que m'ont fait +éprouver certains faits subalternes, qu'on ne songe pas à mettre +notre drapeau dans la poche, pour arborer celui du Conseil aulique. +Comment s'y prendre pour avoir, dans une action matérielle commune, +une action politique distincte? C'est là le scrupule qui me préoccupe +et dont j'ai voulu vous parler, accoutumé que je suis à penser tout +haut avec vous. Il ne m'appartient pas de chercher la solution du +problème, la meilleure solution, car j'en entrevois plusieurs. On y a +sans doute déjà pensé, et je l'attends avec pleine confiance[275].» + +[Note 275: _Documents inédits._] + +Quoique dans une moindre mesure, le duc de Broglie n'était pas +sans partager quelques-unes des préoccupations de M. Rossi. Il +l'avait laissé voir naguère par ses répugnances contre le projet de +médiation; il le montra encore par les conseils qu'il donna à son +gouvernement sur la conduite à tenir après la défaite du Sonderbund. +M. Guizot avait pensé que, du moment où l'on voulait continuer +l'entente avec les puissances, la marche la plus naturelle était +de réunir, à Neufchâtel ou ailleurs, la conférence prévue dans +les accords préalables et même annoncée dans la note identique; +l'Angleterre, sans doute, refuserait d'y venir; on se passerait +d'elle. «S'il n'y a plus lieu à médiation, écrivait notre ministre, +il y a toujours lieu à entente entre les puissances, et la conférence +doit s'ouvrir comme signe et moyen d'entente,... non pour agir +immédiatement, mais pour rester, vis-à-vis de la Suisse, dans une +situation d'observation et d'attente... La situation se réduit à +ceci: faire durer l'entente avec les puissances et l'attente envers +la Suisse[276].» Le duc de Broglie témoigna tout de suite une assez +vive répugnance pour cette conférence à quatre qui lui paraissait +avoir des «airs de congrès de Laybach et de Vérone». «Une conférence +n'ayant d'autre mission que de représenter les traités de 1815, +écrivait-il à M. Guizot, me paraît dangereuse et compromettante. M. +de Metternich et le roi de Prusse en parlent fort à leur aise. Ces +traités sont leur gloire, et ils n'ont pas de Chambres à concilier. +Mais nous ne sommes pas dans la même position. Notre position est +excellente, comme vous le dites, en ce sens que nous pouvons faire +faire aux autres notre volonté; mais c'est pour cela qu'il faut +qu'ils se plient à nos convenances, et que nous ne tirions pas pour +eux les marrons du feu.» Toujours convaincu qu'une action armée en +Suisse serait prématurée «tant que le fond du pays n'aurait pas +souffert, et souffert longtemps, amèrement, cruellement, dans ses +intérêts matériels», le duc se demandait quelle figure ferait cette +conférence forcément oisive. À son avis, il fallait mettre fin, le +plus promptement possible, à la première phase des négociations; et, +pour cela, le mieux lui paraissait être une note concertée entre +les quatre puissances et signifiée à la diète. Ce n'est pas qu'il +entendît au fond passer condamnation sur les méfaits des radicaux; +non, mais voici la tactique qu'il proposait de suivre à leur égard. +«Il faut, disait-il, bloquer moralement la Suisse, la renfermer +en elle-même, la menacer d'un inconnu sans limites, la ruiner en +l'obligeant à se maintenir sur un pied de guerre insoutenable pour +elle, et attendre que les gouvernements radicaux soient chassés à +coups de fourche par les paysans, comme l'ont été les gouvernements +conservateurs.» M. de Broglie était également fort loin de vouloir +que la France se séparât des puissances continentales et se +rapprochât de l'Angleterre. Bien au contraire, il entrevoyait comme +devant faire suite à la remise de la note concertée, une entente +avec les puissances continentales à l'exclusion de l'Angleterre, +«entente réelle, durable, publique», et même générale, s'appliquant +aux affaires d'Italie comme à celles de Suisse. «Là est, écrivait-il +à M. Guizot, la clef des destinées de l'Europe... Vous êtes alors le +maître du terrain dans toute l'Europe; lord Palmerston sera à moitié +détruit, et personne dans les Chambres, n'a un mot à dire.» Il +ajoutait: «Hâtez-vous;... traitez l'affaire de l'entente sans trop en +parler à vos collègues; vous leur feriez peur; ils bavarderaient, et +la mèche serait éventée[277].» + +[Note 276: Lettre de M. Guizot au duc de Broglie, en date du 3 +décembre 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 277: Lettres particulières du duc de Broglie à M. Guizot, du 4 +au 17 décembre 1847. (_Documents inédits._)] + +M. Guizot, voyant le duc de Broglie d'accord avec lui sur le fond +des choses et sur le but à atteindre, ne se refusa pas à prendre en +considération ses objections de forme. Après quelques hésitations +et à la suite de plusieurs lettres échangées, il renonça à réunir +une conférence et se rallia à l'idée d'une note concertée dont il +résumait ainsi le contenu: «Maintien de notre droit de regarder à +ces affaires de Suisse. Réserve de notre droit d'agir suivant les +circonstances. Point de demande; rien qui donne lieu à une réponse. +Les engagements de l'Europe envers la Suisse tenus en suspens, +tant que la Suisse ne sera pas rentrée dans son état normal. Le +mal hautement déclaré. L'avenir laissé incertain.» Il ajoutait: +«La note une fois remise et l'entente rétablie, chacun rentrerait +chez soi, et nous attendrions, dans l'attitude prise en commun, ce +qui se passerait en Suisse.» M. Guizot se fiait à son crédit sur +les puissances continentales et au besoin qu'elles avaient de lui, +pour leur faire accepter ce changement de procédure. «D'ailleurs, +ajoutait-il, la perspective d'une entente permanente et générale sur +les affaires du continent leur plaira bien plus que ne leur déplaira +l'abandon de la conférence. Et je suis de plus en plus convaincu que, +pour un temps du moins, nous leur ferons accepter notre politique: ce +qui fera faire aux affaires européennes et à nous-mêmes, en Europe, +un très grand pas[278].» + +[Note 278: Lettres particulières de M. Guizot au duc de Broglie, du 4 +au 20 décembre 1847. (_Documents inédits._)] + +M. Guizot agit donc aussitôt sur les cabinets autrichien et prussien +pour les faire renoncer à la conférence. Il leur montra comment +cette conférence, inutile pour l'attitude expectante et comminatoire +qu'on voulait prendre envers le gouvernement fédéral, risquait +de devenir compromettante ou ridicule. Il insista également sur +une considération qu'il qualifiait de «toute personnelle», mais +qui n'avait pas été probablement pour lui la moins décisive. «La +conférence, disait-il, aggraverait beaucoup les difficultés déjà +fort grandes de ma situation ici, devant nos Chambres et notre +public. Je suis profondément convaincu que la politique que j'ai +suivie et que je persiste à suivre dans les affaires suisses est +bonne, très bonne pour la France comme pour l'Europe, pour notre +gouvernement comme pour tous les gouvernements. Mais on ne peut se +dissimuler qu'elle est contraire, très contraire aux préjugés, aux +traditions, aux passions parlementaires et populaires, et que, pour +la faire comprendre et prévaloir, j'aurai à surmonter de très grands +obstacles, obstacles que la faiblesse et la défaite si prompte du +Sonderbund ont immensément grossis. Ma résolution est parfaitement +prise: je ne reculerai point devant ces obstacles; je soutiendrai +dans les débats, je maintiendrai dans la pratique la politique que +j'ai adoptée, et je triompherai ou je tomberai en la maintenant. Mais +je ne crois pas qu'il soit utile pour personne de rendre le succès +plus difficile et plus incertain[279].» Les cabinets de Vienne et de +Berlin, désireux avant tout de marcher avec la France et disposés par +suite à prendre en bonne part ce qui venait d'elle, se rendirent à +ces arguments et consentirent à remplacer la conférence par une note. +Fait curieux et qui marque bien leurs sentiments pour M. Guizot: la +considération du danger parlementaire auquel était exposé le cabinet +français ne fut pas celle qui agit le moins sur eux[280]. + +[Note 279: Lettres particulières de M. Guizot au comte de Flahault +et au marquis de Dalmatie, en date du 20 décembre 1847. (_Documents +inédits._)] + +[Note 280: Lettre du marquis de Dalmatie à M. Guizot, en date du 25 +décembre 1847. (_Documents inédits._)--Dépêches de M. de Metternich +au comte Apponyi, en date des 24 et 29 décembre 1847. (_Mémoires de +M. de Metternich_, t. VII, p. 355 à 359, et 523 à 527.)] + +À cette époque, d'ailleurs, les deux puissances allemandes donnaient +une preuve justement remarquée de la confiance, j'allais presque +dire de la déférence qu'elles entendaient témoigner à la France. Dès +la fin de novembre 1847, croyant à la réunion d'une conférence, +elles avaient désigné chacune leur plénipotentiaire: l'Autriche, le +comte Colloredo; la Prusse, le général de Radowitz: c'étaient deux +personnages considérables, et leur choix indiquait l'importance qu'on +attachait à leur mission. Ils s'étaient rencontrés à Vienne, dans le +commencement de décembre, pour arrêter, sous les auspices de M. de +Metternich, la conduite à tenir. Le chancelier autrichien avait tout +un plan d'action graduée, débutant par des sommations comminatoires, +continuant par une déclaration de dissolution de la Confédération, un +blocus commercial, des rassemblements de troupes sur la frontière, et +aboutissant, s'il était nécessaire, à une intervention armée et à une +occupation territoriale[281]. Mais, à Vienne comme à Berlin, force +était bien de s'avouer qu'on ne pouvait rien sans la France, et que +c'était M. Guizot, non M. de Metternich, dont l'avis était important +à connaître. De là, l'idée d'envoyer les deux plénipotentiaires à +Paris, au lieu de les garder à Vienne. Le gouvernement autrichien +s'y décida assez facilement; la Prusse consentit avec plus de +peine à une démarche qui paraissait mettre aussi ouvertement sa +politique à la suite de la France; toutefois ses hésitations ne +durèrent pas longtemps, et, vers le 22 décembre, le comte Colloredo +et le général de Radowitz arrivaient ensemble à Paris[282]. «Cette +arrivée est une circonstance notable, écrivait au moment même M. de +Barante. L'Autriche et la Prusse se plaçant sous la direction de +notre gouvernement, lui accordant confiance, résolues à ne pas aller +plus vite ni plus loin que nous, et se plaçant en dissidence avec +l'Angleterre, voilà qui est très nouveau[283]!» + +[Note 281: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 513 à 520.] + +[Note 282: Lettres particulières du marquis de Dalmatie à M. Guizot, +en date des 16, 18, 19, 22 décembre 1847. Lettre particulière de +M. Guizot au comte de Flahault, en date du 21 décembre 1847, et +lettre de M. de Flahault à M. Guizot, en date du 28 décembre 1847. +(_Documents inédits._)] + +[Note 283: Lettre du 27 décembre 1847. (_Documents inédits._)] + +M. Guizot entra tout de suite en conversation avec les deux +plénipotentiaires, sur les affaires suisses et aussi sur toutes les +autres grandes questions pendantes. Ils apportaient sans doute un +désir de réaction un peu solennelle et fastueuse qui n'était pas dans +notre ligne. Mais M. Guizot gagna vite leur confiance, prit action +sur eux et les ramena entièrement à ses idées. Au plan de M. de +Metternich, il fit substituer le sien, qui se résumait ainsi: point +de conférence; point de sommation à terme fixe qui provoquerait un +refus; en place, une déclaration notifiée à la diète, et portant +que les puissances considéraient la souveraineté cantonale comme +violée; que par suite la confédération n'était pas dans une situation +régulière et conforme aux traités; puis, la déclaration faite, +entente permanente et avouée entre les puissances, attente vis-à-vis +de la Suisse, et réserve des mesures qu'il y aurait lieu de prendre +ultérieurement. Les cabinets de Vienne et de Berlin ratifièrent avec +empressement l'approbation donnée par leurs plénipotentiaires. M. +de Metternich, particulièrement, fut enchanté de la déclaration: +«Il l'adopte sans restriction aucune, écrivait M. de Flahault à M. +Guizot, et m'a dit qu'il ne voudrait y ajouter ni en retrancher +un seul mot. À chaque passage, il répétait: C'est cela, c'est +parfait[284].» + +[Note 284: Lettres particulières du comte de Flahault à M. Guizot, +des 8 et 12 janvier 1848; du marquis de Dalmatie à M. Guizot, du 9 +janvier 1848. (_Documents inédits._)--Voir aussi une dépêche de M. de +Metternich au comte Apponyi, du 12 janvier 1848. (_Mémoires de M. de +Metternich_, t. VII, p. 553, 554.)] + +L'adhésion des puissances allemandes impliquait celle de la Russie. +M. Guizot avait été un moment préoccupé de la réserve où l'on +paraissait vouloir se renfermer à Saint-Pétersbourg, et il s'était +demandé «si l'on ne craignait pas là de se mettre en froid avec +Londres et en trop bons rapports avec Paris[285]». Mais il avait +été bientôt rassuré: M. de Metternich se portait fort du concours +du gouvernement russe; celui-ci d'ailleurs ne cachait pas son +irritation contre lord Palmerston; s'il se tenait à l'écart, c'était +par crainte, non d'être entraîné trop loin, mais au contraire d'être +associé à une action trop molle et trop incertaine[286]. M. de +Nesselrode disait lui-même à notre chargé d'affaires: «Vous pouvez +compter sur l'appui de l'Empereur pour tout ce que vous ferez dans +l'intérêt de l'ordre et en vue de combattre le radicalisme[287].» + +[Note 285: Lettre particulière de M. Guizot au marquis de Dalmatie, +en date du 10 décembre 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 286: Lettres particulières du marquis de Dalmatie à M. Guizot, +en date des 16, 19 et 22 décembre 1847; du comte de Flahault à M. +Guizot, en date du 28 décembre 1847. (_Documents inédits._)--Voir +aussi dépêche de M. de Metternich au comte Apponyi, en date du 12 +janvier 1848. (_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 553, 554.)] + +[Note 287: Lettre particulière de M. Guizot au comte de Flahault, en +date du 21 décembre 1847. (_Documents inédits._)] + +Restait l'Angleterre: communication lui fut faite du projet de +note, sans espoir d'obtenir son adhésion, et avec la volonté très +ferme de ne pas se laisser une seconde fois jouer par elle. Lord +Palmerston refusa en effet de prendre part à une entreprise qui, +à l'entendre, ne tendait à rien moins qu'à faire de la Suisse une +nouvelle Pologne. Il lui avait paru suffisant d'envoyer à Berne sir +Strafford Canning, avec mission de traiter les radicaux en amis, +tout en leur conseillant un peu de modération. Au bout de quelques +semaines, sir Strafford avouait mélancoliquement à notre ambassadeur +qu'il n'avait rien pu obtenir, et il s'éloignait fort découragé. Cet +insuccès n'était pas pour rendre à lord Palmerston son isolement +plus agréable. Tout ce qui lui revenait de la mission Colloredo et +Radowitz le chagrinait fort, surtout à cause de l'importance qui en +résultait pour la France. Il ne négligeait rien pour éveiller dans +le cabinet autrichien des défiances à notre sujet[288]. C'était sans +succès; M. de Metternich persistait à réserver toutes ses défiances +pour lord Palmerston lui-même. Celui-ci n'avait plus décidément, en +Europe, d'autre allié que l'opposition française: celle-ci, il est +vrai, était prête à le servir avec une ardeur passionnée. Il y avait +entre eux accord plus ou moins explicite pour porter sur les affaires +de Suisse le principal effort de l'attaque parlementaire qui allait +être dirigée contre le cabinet français[289]. C'était par là que +le ministre britannique espérait enfin trouver la vengeance qu'il +poursuivait en vain, depuis plus d'une année; contre les ministres +auteurs des mariages espagnols[290]. + +[Note 288: Lettre de lord Palmerston à lord Ponsonby, alors +ambassadeur à Vienne, en date du 21 décembre 1847. (ASHLEY, _The Life +of Palmerston_, t. I, p. 13.)] + +[Note 289: Dès le 30 novembre 1847, le duc de Broglie écrivait à M. +Guizot: «Lord Palmerston est très content, visiblement très content +des affaires suisses, et il dirige ses journaux de façon à en faire +contre vous le principal point d'attaque de notre opposition.» Le +duc de Broglie ajoutait, dans une autre lettre, datée du 24 décembre +1847: «Il est sans exemple que des pièces diplomatiques aient +été publiées sans être déposées au Parlement. La publication des +documents suisses n'aura donc pas lieu avant le mois de février; mais +il est probable que lord Palmerston les fait imprimer en attendant, +et il les donnera furtivement en communication à l'opposition en +France.» (_Documents inédits._)] + +[Note 290: Lettre de lord Palmerston à lord Minto. (ASHLEY, _The Life +of Palmerston_, t. I. p. 10.)] + +La note fut remise à la diète, le 18 janvier 1848, au nom de la +France, de l'Autriche et de la Prusse. La Russie s'y associa après +coup. On ne se flattait pas d'en avoir fini ainsi avec la Suisse. Si +c'était la clôture d'une première phase de l'action diplomatique, +c'était aussi l'ouverture d'une seconde. On prévoyait la nécessité +de prendre ultérieurement d'autres mesures, peut-être des mesures +coercitives. Quelles seraient-elles? Le gouvernement français, +bien que de plus en plus prononcé contre le radicalisme, entendait +toujours éviter l'intervention armée, tant qu'une anarchie prolongée +ne l'aurait pas fait désirer par la Suisse elle-même. Il prévoyait +cependant l'éventualité--qui ne lui déplaisait pas autrement--où +l'Autriche voudrait, de son côté, occuper militairement quelque +partie de la confédération; il était résolu, dans ce cas, à prendre +tout de suite, lui aussi, une forte position, et il s'en était +entretenu avec le maréchal Bugeaud. En tout cas, les décisions à +prendre sur les mesures ultérieures furent ajournées d'un commun +accord; on désirait voir auparavant ce que deviendrait la Suisse, +où commençaient à se montrer quelques signes d'apaisement; on +attendait surtout que le ministère français fût débarrassé de la +discussion de l'adresse, qui alors l'absorbait complètement. Les +autres cabinets, témoins inquiets des dangers parlementaires courus +par M. Guizot, étaient les premiers à ne pas vouloir les augmenter +par quelque démarche diplomatique qui fournît prétexte aux attaques +de l'opposition[291]. Par toutes ces raisons, il fut donc convenu +que les puissances ne reprendraient qu'un peu plus tard leurs +délibérations sur les affaires suisses: ce n'était pas d'ailleurs un +ajournement indéfini; rendez-vous fut pris pour le 15 mars 1848. Qui +donc aurait pu alors prévoir qu'à cette date si proche, la monarchie +française ne serait plus; que les gouvernements d'Autriche et de +Prusse seraient, chez eux, aux prises avec la révolution, et que la +crise particulière de la Suisse aurait pour ainsi dire disparu dans +la crise générale de l'Europe? + +[Note 291: M. de Metternich écrivait à M. de Ficquelmont: «M. +Guizot veut attendre la fin du débat de l'adresse et la réponse +du Directoire helvétique, avant de passer à la seconde période de +l'action à entamer dans l'affaire suisse. En cela, M. Guizot a +raison.» (_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 563.)] + +L'entreprise diplomatique, commencée dans les affaires de Suisse, +a donc été, comme beaucoup d'autres à cette époque, brusquement +interrompue avant d'avoir pu produire ses effets. Il serait difficile +et en tout cas assez oiseux de chercher à deviner quels ils auraient +pu être. Notons seulement qu'à la veille de la révolution de Février, +un résultat paraissait acquis: c'était que la direction de cette +entreprise était aux mains de la France. Les puissances continentales +sentaient la nécessité et avaient pris leur parti de marcher derrière +elle et à son pas. Le comte Colloredo et le général Radowitz avaient +manifesté cette sorte de subordination en prolongeant leur séjour à +Paris jusqu'à la fin de janvier et en témoignant envers M. Guizot une +confiance entière que partageaient leurs gouvernements[292]. Aussi le +duc de Broglie lui-même, malgré la répugnance avec laquelle il était +venu aux alliances continentales, ne pouvait-il s'empêcher, à la fin +de janvier et au commencement de février 1848, de constater la «bonne +position» prise par le cabinet français dans les affaires suisses. +Il le montrait «imposant sa propre politique aux puissances du +continent et les obligeant à la modération et à la libéralité, sans +rien abdiquer des idées d'ordre», tandis que lord Palmerston était +«laissé tout seul, fraternisant avec les radicaux et leur drapeau à +la main[293]». + +[Note 292: Dépêche de M. de Metternich à M. de Ficquelmont, 10 +février 1848. (_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 563.)--Voir +aussi une lettre particulière du 19 février 1848, dans laquelle le +marquis de Dalmatie signale les bonnes impressions rapportées par le +général de Radowitz à Berlin. (_Documents inédits._)] + +[Note 293: Lettres du duc de Broglie à son fils, en date des 27 +janvier et 7 février 1848. (_Documents inédits._)] + + +VII + +L'Italie, après avoir été, au lendemain de 1830, l'un des gros +soucis de la diplomatie européenne[294], ne l'avait plus occupée +ensuite pendant environ quatorze ans. À partir de 1832, le calme +s'était fait sur ce théâtre un moment si troublé. Les fauteurs +d'insurrections, découragés de n'avoir pas trouvé dans la monarchie +de Juillet la complicité révolutionnaire sur laquelle ils comptaient, +avaient à peu près désarmé. Au conflit qui avait menacé d'éclater +entre les influences rivales de la France et de l'Autriche, avait +succédé une sorte d'équilibre; l'occupation d'Ancône avait répondu +à celle de Bologne, et la simultanéité avec laquelle s'opérait, en +1838, l'évacuation des deux villes, manifestait la persistance de +cet équilibre[295]. Quant à l'effort tenté par les puissances pour +imposer à Grégoire XVI les réformes politiques et administratives +indiquées dans le Mémorandum du 21 mai 1831, il n'en avait plus été +question; le vieux pontife avait pu s'endormir dans une immobilité +routinière qui repoussait les chemins de fer au même titre que les +constitutions, et pour laquelle M. de Metternich lui-même était +suspect de «jacobinisme»[296]. Sans doute, cette immobilité n'était +pas une solution, et aucun esprit réfléchi ne pouvait se faire +illusion sur les dangers du réveil qui succéderait, tôt ou tard, +à ce sommeil. Mais les cabinets n'étaient pas tentés de devancer +l'heure où ils devraient de nouveau se débattre avec ce redoutable +problème. Le gouvernement français, notamment, s'était habitué à ne +plus regarder de ce côté. En 1845, M. Rossi recevait à Rome, où il +était en mission, la visite du jeune prince Albert de Broglie; il +entretint longuement son visiteur des affaires religieuses qu'il +avait à traiter avec la cour romaine; mais, dans la conversation, +il ne fut pas même fait allusion à la situation intérieure de la +Péninsule: on eût presque dit que l'ancien émigré italien lui-même +oubliait, à ce moment, l'existence de cette question. + +[Note 294: Voir plus haut, livre I, ch. V, § III, et livre II, ch. +II, §§ II et VI.] + +[Note 295: Voir livre III, ch. VI, § IV.] + +[Note 296: Voir ce que M. de Metternich rapportait lui-même à M. de +Sainte-Aulaire en 1843. (_Mémoires de M. Guizot_, t. VII, p. 289.)] + +Il ne faudrait pas croire, cependant, qu'à cette date de 1845, +tout fût muet et sourd au delà des Alpes. Bien au contraire, un +mouvement d'opinion libérale et nationale, d'un caractère nouveau, +venait de s'y produire. Il n'avait plus son origine dans les +sociétés secrètes et ne se manifestait pas, comme en 1831 et en +1832, par des insurrections. C'était une propagande à ciel ouvert, +répudiant hautement toute violence, faisant profession de respecter +les lois, prêchant la concorde au lieu de la guerre civile, et +invitant peuples et princes à s'unir pour l'oeuvre commune. Deux +livres surtout avaient eu un immense retentissement, le _Primato_, +de l'abbé Gioberti (1843), et les _Speranze d'Italia_, du comte +Balbo (1844): Gioberti concluait à une confédération italienne dont +le Pape, devenu libéral et patriote, serait la tête, et le roi de +Piémont le bras; Balbo, plus préoccupé encore d'indépendance que de +liberté, donnait comme mot d'ordre l'expulsion de l'étranger, et +proposait de dédommager l'Autriche avec les débris de l'empire turc. +À demi tolérés par des polices bénévoles ou indolentes, ces livres +pénétrèrent partout en Italie. Leurs doctrines trouvaient un apôtre +singulièrement actif et séduisant dans le marquis Massimo d'Azeglio: +celui-ci, à la fin de 1845, visitait Rome, parcourait les Légations +et la Toscane, répandant la parole nouvelle dans les salons comme +parmi le populaire; puis, au commencement de 1846, devenu auteur à +son tour, il faisait paraître sa brochure des _Casi di Romagna_, +qui ne produisait pas moins d'effet que les livres de Balbo et de +Gioberti. On ne saurait s'imaginer à quel point l'esprit public +italien se trouvait ranimé par ces publications: l'état présent de +la Péninsule n'en était pas, sans doute, immédiatement modifié; mais +une grande espérance était descendue dans les âmes, qui toutes se +tendaient vers l'avenir de liberté intérieure et d'indépendance +extérieure qu'on leur faisait entrevoir. + +C'est au milieu de cette attente émue que survient, le 1er juin 1846, +la mort de Grégoire XVI. Chacun sent aussitôt que le choix du pape +nouveau peut avoir une action décisive sur les destinées de l'Italie. +À ne considérer que les prévisions humaines, il semble à craindre +que les cardinaux, presque tous créés par le pontife défunt, ne lui +donnent un successeur imbu de ses idées: on annonce comme probable +l'élection du cardinal Lambruschini, secrétaire d'État pendant le +dernier règne, et incarnation de la vieille politique dans ce qu'elle +a de plus sévère. Mais voici qu'après un conclave d'une brièveté +exceptionnelle, le peuple romain apprend, étonné et ravi, que le +Sacré Collège, cédant à une sorte de pression mystérieuse, a porté +son choix sur l'un de ses plus jeunes membres, le cardinal Mastaï +Ferretti, évêque d'Imola, très pieux, n'ayant sans doute aucune idée +bien arrêtée sur les problèmes de gouvernement qu'il ne s'attendait +pas à être chargé de résoudre, mais étranger à la coterie rétrograde, +naturellement ouvert aux idées généreuses, répugnant aux rigueurs +dont son âme tendre a plus d'une fois déploré les conséquences +douloureuses, et surtout possédé du besoin d'aimer et d'être aimé; en +venant au conclave, il avait prié un de ses diocésains de lui donner +le _Primato_, les _Speranze d'Italia_ et les _Casi di Romagna_, pour +«faire hommage, disait-il, de ces beaux livres au nouveau pape». + +Le premier usage que Pie IX fait de sa souveraineté est une amnistie +très large à tous les prisonniers ou exilés politiques; avec le +langage d'un père plus encore que d'un souverain, il offre la paix +du coeur, _pace di cuore_, à «cette jeunesse inexpérimentée qui, +entraînée par de trompeuses espérances au milieu des discordes +intestines, a été plutôt séduite que séductrice». À peine le +_perdono_ est-il affiché sur les murs de Rome, que se produit, dans +toute la ville, une explosion de joie reconnaissante. Les habitants +se portent en foule sur la place du Quirinal pour y acclamer le +Pontife. Deux fois déjà, celui-ci les a bénis, quand arrivent +de nouvelles bandes des quartiers plus éloignés. Il est nuit; le +Saint-Père est rentré dans ses appartements, et toutes les fenêtres +du palais sont fermées. Contrairement à l'étiquette qui veut que +les papes ne se laissent pas voir après le coucher du soleil, Pie +IX consentira-t-il à paraître encore une fois au balcon? La foule +attend anxieuse. «Tout à coup, rapporte M. Rossi, témoin de la scène, +les applaudissements redoublent; je n'en comprenais pas la raison, +lorsque quelqu'un me fit remarquer la lumière qui perçait à travers +les persiennes, à l'extrémité de la façade. Le peuple avait compris +que le Saint-Père traversait l'appartement pour se rendre au balcon. +Bientôt, en effet, le balcon s'entr'ouvrit, et le Saint-Père, en +robe blanche et mantelet rouge, apparut au milieu des flambeaux. +Représentez-vous une place magnifique, une nuit d'été, le ciel de +Rome, un peuple immense, ému de reconnaissance, pleurant de joie et +recevant avec amour et respect la bénédiction de son pasteur et de +son prince, et vous ne serez pas étonné si je vous dis que nous avons +partagé l'émotion générale et placé ce spectacle au-dessus de tout ce +que Rome nous avait offert jusqu'ici. Aussitôt que la fenêtre s'est +fermée, la foule s'est écoulée paisiblement, dans un parfait silence. +On aurait dit un peuple de muets; c'était un peuple satisfait[297].» +L'applaudissement, éclaté dans Rome, se propage, en un clin d'oeil, +dans l'Italie entière. Partout le peuple, tournant vers le Quirinal +un regard plein d'amour et de confiance, pousse un long cri de +_Evviva Pio nono!_ Ce cri a son écho au delà des Alpes, même dans +les milieux les moins catholiques. Surprenante popularité, qui se +manifeste soudainement dans une société où, tout à l'heure, le clergé +était suspect, la religion dédaignée. Du coup, elle semble dissiper +tous les malentendus accumulés entre l'Église et la société moderne. +C'est une de ces heures radieuses de concorde, de foi et d'espérance, +où l'humanité croit voir disparaître les difficultés qui pesaient sur +elle et toucher à la réalisation de ses rêves les plus généreux. + +[Note 297: Lettre à M. Guizot, du 18 juillet 1846.] + +Mais, hélas! ce n'est pas d'ordinaire par les applaudissements des +foules enivrées et dans l'attendrissement passager des baisers +Lamourette que se résolvent les problèmes ardus et complexes imposés +aux efforts de notre virilité et de notre liberté. Il semble qu'en +vertu d'une loi de châtiment qui pèse sur l'humanité, tous les grands +enfantements doivent ici-bas se faire dans la douleur et non dans +la joie. Dès les premières émotions du nouveau pontificat, on peut +discerner, entre le Pape et le peuple qui l'acclame, le germe d'un +malentendu. En décrétant son amnistie, le Pape n'a guère songé qu'à +suivre l'impulsion de son coeur et à faire oeuvre de miséricorde +sacerdotale; le peuple y a vu surtout une répudiation solennelle de +la réaction jusqu'alors régnante et l'inauguration d'une politique +libérale et nationale, dont il témoigne attendre impatiemment, au +dedans et au dehors, le développement. Pie IX a l'âme italienne; +mais il a aussi l'âme apostolique, et, comme père de toutes les +nations catholiques, il sent l'impossibilité de se poser en ennemi +de l'une d'elles; s'il n'a aucun scrupule, et si même il est disposé +à soustraire le gouvernement pontifical à la lourde tutelle de la +chancellerie aulique, il ne l'est nullement à se faire, contre +l'Autriche, le chef d'une croisade diplomatique ou militaire. +Quant aux réformes intérieures, la difficulté, pour paraître moins +insoluble, est cependant fort embarrassante. Sans doute Pie IX a le +coeur trop généreux pour ne pas être séduit à la pensée de corriger +les abus, de gagner l'amour de ses sujets, de faire succéder la +concorde aux anciennes divisions; aussi est-ce avec une grande bonne +volonté et une sincérité parfaite qu'il entreprend de donner sur ce +point satisfaction aux voeux de l'opinion. Mais cette transformation +d'un État d'ancien régime, toujours malaisée, l'est plus encore à +Rome, à cause du caractère ecclésiastique du gouvernement. Dans le +passé du pieux évêque d'Imola, dans ses travaux, dans sa nature +d'esprit, rien ne l'a préparé à surmonter ces difficultés. Lui-même +est le premier à se défendre d'être un homme d'État, et il dit, avec +sa belle humeur accoutumée: «_Vogliono fare di me un Napoleone, +mentre che non sono altro che un povero curato di campagna._[298]» + +[Note 298: «Ils veulent faire de moi un Napoléon, quand je ne suis +qu'un pauvre curé de campagne.» (Cité par M. le marquis COSTA +DE BEAUREGARD dans son livre sur _Les dernières années du roi +Charles-Albert_.)] + +À mesure que les événements, en se développant, font naître de +nouveaux problèmes, l'inexpérience du Pape se trahit par un mélange +de lenteurs hésitantes et de témérités inconscientes. Il soulève +trop de questions et n'en résout pas assez ou ne les résout pas +assez vite. Il manque absolument de ce qui serait le plus nécessaire +en pareil cas, le sentiment net de ce qu'il veut et de ce qu'il +ne veut pas, la résolution arrêtée d'aller jusqu'à tel point et +de ne pas le dépasser. Cette indécision personnelle le laisse à +la merci des influences extérieures, d'autant qu'il a une nature +très impressionnable, un esprit mobile, prompt aux inquiétudes et +aux doutes, un souci singulier de ne déplaire à personne. Quelque +prélat de la vieille cour éveille-t-il chez lui un scrupule, il +s'arrête; mais la foule lui fait-elle froid visage, il tâche +aussitôt de regagner sa faveur, en lui promettant d'abandonner ce +qu'il a d'abord voulu retenir. Tout concourt ainsi à accroître les +exigences de cette foule, aussi bien la velléité de résistance par +laquelle on excite son impatience, que les concessions qui lui +montrent son pouvoir et la faiblesse du gouvernement. D'ailleurs, +il est de jour en jour plus visible que cette foule est conduite +par certains meneurs, généralement d'anciens réfugiés, qui ont +compris le parti à tirer de l'enthousiasme populaire et du goût +du Pape pour les ovations. «Remuez les masses, ne fût-ce que pour +témoigner de la reconnaissance, écrivait Mazzini; des fêtes, des +chants, des rassemblements suffisent pour donner au peuple le +sentiment de sa force et le rendre exigeant.» Sous une habile et +mystérieuse impulsion, les _dimostrazioni in piazza_ se multiplient +et deviennent la vraie puissance directrice. Le moindre prétexte +suffit à faire descendre la foule dans la rue. «_Coragio, Santo +Padre_, crie-t-elle, _confidatevi al vostro popolo_[299]!» Mais +ce n'est plus, comme à l'origine, l'explosion spontanée et sans +arrière-pensée de la reconnaissance populaire; c'est, au moins chez +les meneurs, une tactique savamment combinée en vue d'échauffer, +d'enfiévrer les esprits, de compromettre, de pousser ou d'intimider +le Pontife. Quelques mois ont suffi pour arriver à ce résultat gros +de redoutables conséquences: Pie IX n'est plus maître du mouvement +dont il a donné le signal; il est entraîné. + +[Note 299: «Courage, Saint Père, ayez confiance dans votre peuple!»] + +Si l'inexpérience du gouvernement romain l'expose ainsi à de +graves périls et risque trop souvent de gâter ses meilleures +oeuvres, sa bonne volonté n'est cependant pas stérile. À travers +des tâtonnements, des gaucheries, des faiblesses, un certain +nombre de réformes finissent par s'accomplir, et, à voir où l'on +en est au milieu de 1847, après une année de pontificat, force +est de reconnaître que beaucoup a été fait. Les écoles primaires +développées, les salles d'asile introduites, l'ancienne université de +Bologne restaurée, des établissements agricoles créés, les chemins +de fer décrétés, la publicité donnée au budget, les attributions +du conseil des ministres réglementées, les notables des provinces +convoqués en Consulte pour participer à l'administration et +donner leur avis sur les changements à opérer, Rome dotée d'une +représentation municipale, la presse soustraite à l'arbitraire et +jouissant, en fait, sinon encore en droit, d'une liberté à peu près +complète, et enfin la garde civique instituée,--car on s'imagine +alors qu'une garde nationale est la garantie nécessaire des libertés +publiques,--telles sont, en dehors de beaucoup d'autres questions +mises à l'étude, les réformes d'ores et déjà accomplies. + +Ces réformes ont leur contre-coup en Italie et y augmentent l'émotion +déjà si vive qui a éclaté, dès le premier jour, à la nouvelle de +l'amnistie. Chaque _dimostrazione_ faite sous les fenêtres du +Quirinal a comme son prolongement dans les diverses villes de la +Péninsule, et aux illuminations de la cité pontificale répondent les +feux de joie qui embrasent les crêtes des Apennins. Partout on entend +la même acclamation: _Evviva Pio nono!_ Seulement, plus encore +qu'à Rome, il apparaît bien que cette acclamation ne signifie pas +seulement liberté intérieure, mais aussi indépendance extérieure, +expulsion des Autrichiens. _Fuori i barbari!_ c'est le cri qui sort +de tous les coeurs. + +En face de cette agitation grandissante, les gouvernements de la +Péninsule se sentent fort embarrassés. Il leur est malaisé de +traiter en ennemi un mouvement si général et à la tête duquel paraît +être le Pape. Quelques princes, cependant,--le roi de Naples est +du nombre,--se montrent réfractaires. D'autres, après quelques +hésitations, emboîtent le pas derrière le Pontife. Celui qui s'y +décide le premier et avec le plus de bonne grâce est le grand-duc +de Toscane. Dès le printemps de 1847, il autorise la création +d'une presse politique, tolère des réunions et des manifestations +libérales, nomme des commissions chargées de rédiger un code civil +et un code pénal, promet une garde nationale, des municipalités +électives, des conseils provinciaux et même une représentation +centrale. + +Que le gouvernement toscan s'engage dans la voie des réformes, ce +n'est sans doute pas un fait indifférent; mais il importait bien +davantage aux destinées de l'Italie de savoir le parti qu'allait +prendre le roi de Sardaigne. Étrange physionomie que celle de +Charles-Albert[300]! Né, en 1798, d'un prince de Carignan ayant fait +adhésion à la République française, et d'une mère qui, à peine veuve, +se mésallia et abandonna à peu près son fils, son enfance fut triste +comme un matin sans soleil. Il paraissait destiné à une vie obscure +et étroite, quand des morts imprévues firent de lui l'héritier +du trône de Sardaigne. Ce ne fut pas la fin de ses traverses. +Entouré par les _carbonari_ qui voulaient se servir de lui contre +le roi régnant, il se trouva compromis, en 1821, dans un mouvement +révolutionnaire: il en sortit, suspect à la fois au Roi qui l'exila, +et aux libéraux qui l'accusèrent de trahison. M. de Metternich +manoeuvra pour le faire priver de ses droits à la couronne; s'il n'y +réussit pas, il le contraignit du moins à souscrire l'engagement de +ne rien changer «aux bases fondamentales et aux formes organiques de +la monarchie telles qu'il les trouverait à son avènement», et, pour +comble d'humiliation, un conseil, composé des évêques du royaume et +des chevaliers de l'Annonciade, fut chargé de surveiller l'exécution +de cet engagement. Monté sur le trône en 1831, Charles-Albert y +conserva les ministres du parti réactionnaire et autrichien, ne +relâcha rien du pouvoir absolu, favorisa les entreprises de la +duchesse de Berry, de don Carlos et de don Miguel, réprima ou laissa +réprimer, avec une sanglante rigueur, les insurrections «libérales» +éclatées, en 1833, dans ses États. En tout cela, sa physionomie +semblait d'un prince d'ancien régime; mais d'autres traits faisaient +douter que ce fut là son véritable fond. En même temps qu'il +s'enfermait dans une sorte d'immobilité politique, il menait à fin +beaucoup de réformes administratives, financières, économiques, +judiciaires et militaires. Tout en conservant les anciens ministres +réactionnaires, il leur en adjoignait un de tendances libérales, +avec lequel il paraissait en intimité particulière. Sans approuver +ouvertement la propagande entreprise par Gioberti, Balbo et +d'Azeglio, tous trois ses sujets, il passait pour ne pas la voir +de mauvais oeil. En 1845, des difficultés commerciales s'étant +élevées avec le cabinet de Vienne, au sujet de droits sur le sel et +les vins, il poussa le conflit, malgré plusieurs de ses ministres, +avec une vivacité, une susceptibilité d'indépendance, qui furent +très remarquées en Italie et lui valurent, à Turin, des ovations +inaccoutumées; à la vérité, il en parut plus gêné que flatté. + +[Note 300: Pour tout ce que j'aurai à dire de ce prince, je me suis +beaucoup servi des attachants volumes du marquis COSTA DE BEAUREGARD, +sur la _Jeunesse_ et les _Dernières Années du roi Charles-Albert_.] + +En mai 1846, M. de Metternich, inquiet de tous ces symptômes, fit +demander solennellement à Charles-Albert des explications, et +l'invita à désabuser la «faction» qui cherchait à se servir de +son nom[301]. Le Roi répondit par des généralités, protesta qu'il +«n'accorderait jamais de constitution», mais se réserva «d'avancer +dans la voie d'une sage réforme», et fit remarquer qu'il n'était plus +possible de combattre la révolution de front[302]. M. de Metternich +demeura inquiet et soupçonneux. Il l'eût été bien plus s'il avait su +ce qui s'était passé, quelques mois auparavant, entre Charles-Albert +et Massimo d'Azeglio. C'était un matin d'hiver, à six heures. +D'Azeglio avait demandé audience au Roi pour lui parler de la tournée +qu'il venait de faire en Italie; il lui raconta qu'il avait présenté +à tous les patriotes le Piémont et son roi comme les instruments +nécessaires de la délivrance et de la résurrection nationales. +«J'attends, dit-il en finissant son récit, que Votre Majesté approuve +ou blâme ce que je viens de faire.» Après un long silence, le Roi +répondit enfin: «Faites savoir à ces messieurs de se tenir en repos, +de ne pas bouger, puisque le moment n'est pas venu, mais d'être bien +certains que, l'occasion se présentant, ma vie, la vie de mes fils, +mes forces, mes trésors, mon armée, tout sera dépensé pour la cause +italienne.» D'Azeglio, étonné, répéta la phrase du Roi. Celui-ci fit +un signe de tête, pour assurer qu'il avait été bien compris; puis, +se levant, il mit les mains sur les épaules de son interlocuteur et +l'embrassa. Chose étrange! tel était le renom de dissimulation de ce +prince qu'en ce moment même, devant une démonstration si nette et si +grave, d'Azeglio se prit à douter: «Cet embrassement, a-t-il raconté +plus tard, avait en soi quelque chose d'étudié, de froid, presque de +funèbre, qui me glaça, et une voix intérieure, le terrible _Ne te fie +pas_, s'éleva dans mon coeur[303].» + +[Note 301: Le chancelier écrivait, le 29 mai, à son ministre à +Turin: «Le Roi n'a le choix qu'entre deux systèmes diamétralement +opposés: entre celui qu'il a suivi jusqu'ici, et celui que bien des +symptômes semblent caractériser comme étant celui qu'il entend suivre +dans un prochain avenir. Le premier de ces systèmes est celui de +conservation; l'autre est celui de la crasse révolution... Je regarde +comme possible que l'encens libéral puisse obscurcir ses yeux... +S'il a pris son parti, s'il veut la révolution, qu'il se prononce, +nous saurons prendre le parti qui nous convient; s'il ne la veut +pas, qu'il se prononce contre le mauvais jeu, nous sommes prêts à le +seconder dans ses efforts... Le point le plus essentiel, c'est que +nous voyions clair dans la situation.»] + +[Note 302: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 226 à 247.] + +[Note 303: Le marquis d'Azeglio a rapporté lui-même cette dramatique +conversation dans ses _Ricordi_.] + +D'Azeglio avait tort de douter. Depuis longtemps Charles-Albert +nourrissait au fond de son âme la pensée d'une lutte suprême contre +l'Autriche, lutte où l'Italie trouverait son indépendance et la +maison de Savoie le couronnement de son ambition séculaire. C'est +pour se préparer à cette lutte qu'il s'était appliqué à refaire +les finances et l'armée du Piémont. Seulement, il renfermait +cette pensée au dedans de lui, ou si, par instants, il semblait +s'entr'ouvrir, il déroutait, aussitôt après, les curiosités par des +démonstrations contradictoires. Ce n'était pas là uniquement un effet +de la dissimulation traditionnelle chez les princes de sa race. Né +tendre, ardent, crédule, chevaleresque, mystique, les disgrâces et +les désillusions de sa vie l'avaient refoulé sur lui-même et lui +avaient fait prendre peu à peu un masque de froideur, de défiance, +de sécheresse et de pessimisme ironique. Peu d'hommes ont été aussi +tristes: sa sensibilité maladive le mettait dans un état presque +continuel de souffrance morale et physique. D'ailleurs, s'il était +ambitieux, s'il rêvait volontiers de grands desseins, une sorte +d'irrésolution naturelle, aggravée par l'habitude prise de voir tout +en noir, lui rendait la gestation de ces desseins particulièrement +douloureuse. Il attendait l'heure des grosses responsabilités et +des décisions redoutables avec une angoisse indicible. Tous ces +traits semblent d'un nouvel Hamlet, et l'on comprend que ce nom se +soit trouvé sous la plume de l'écrivain qui a pénétré le plus avant +dans l'âme de Charles-Albert[304]. En tout cas, ils expliquent +d'où venait, dans son attitude, ce je ne sais quoi d'incertain, de +mystérieux, de déconcertant, qui faisait que personne ne se fiait à +lui et que lui-même disait à ses familiers: «N'est-ce pas que je suis +un homme incompréhensible?» + +[Note 304: Voir la préface du livre de M. le marquis DE COSTA, _les +Dernières Années du roi Charles-Albert_.] + +Avec un tel état d'esprit, le roi de Sardaigne ne pouvait demeurer +étranger à l'émotion produite par l'avènement et les premières +mesures de Pie IX. Mais il voit là surtout le réveil de la question +nationale. Il écrit aussitôt à un de ses confidents: «C'est une +campagne que le Pape entreprend contre l'Autriche, _evviva_!» Quant +aux réformes libérales, il ne se montre nullement pressé de les +imiter. Bien au contraire, il ne tarde pas à s'en effaroucher, et +semble plutôt vouloir se mettre en travers du mouvement. Ainsi le +voit-on interdire l'entrée en Piémont des journaux publiés à Rome +et à Florence. Le public, qui a été un moment prêt à unir dans ses +acclamations Charles-Albert et Pie IX, ne comprend rien à cette +attitude; il y croit découvrir un signe nouveau des irrésolutions ou +du double jeu de ce prince. La vérité est qu'au fond Charles-Albert +ne s'intéresse qu'à la question d'indépendance nationale et se +soucie fort peu des libertés intérieures; il les redoute même, comme +risquant d'affaiblir le gouvernement à l'instant où celui-ci aurait +besoin de toutes ses forces pour la lutte contre l'Autriche. De plus +en plus, cette lutte est sa préoccupation exclusive; il l'aperçoit +au terme de l'agitation provoquée par le Pape, et il en regarde +approcher l'heure avec un mélange d'impatience et de tremblement. + + +VIII + +Le gouvernement français n'avait pas désiré la crise italienne. +Cela était vrai particulièrement de Louis-Philippe, de plus en plus +ami, en toutes choses, du _statu quo_. Son premier sentiment, à la +mort de Grégoire XVI, fut un vif regret mêlé de quelque inquiétude: +«J'ai, écrivait-il au maréchal Soult, le 6 juin 1846, à vous donner +une bien triste nouvelle qui n'est pas encore publique, mais qui ne +peut rester secrète. Le Pape est mort le 1er de juin. Nous faisons +tous, et moi particulièrement, une perte énorme, et vous concevez +que nous en sommes tous très affectés[305].» À ce moment même, le +prince Albert de Broglie, nommé premier secrétaire à l'ambassade +de Rome, étant venu prendre congé du Roi, celui-ci lui dit ces +paroles significatives: «Ce que je veux, c'est un pape tranquille; +il y a assez de trouble dans le monde[306].» Quant à M. Guizot, +pris évidemment un peu au dépourvu par cette mort, il n'envoya à M. +Rossi, en vue du conclave, que des instructions sommaires et vagues. +«Qu'on nous donne, écrivait-il, un pape indépendant, croyant et +intelligent... Un esprit ouvert et un peu de bon vouloir dans notre +sens, voilà ce qu'il nous faut. J'espère que cela se peut trouver... +Nous n'avons jusqu'à présent, quant aux noms propres, aucun préjugé +ni aucune préférence[307].» Toutefois, M. Guizot veillait à ce que +l'Autriche n'abusât pas de notre réserve, et il prévenait M. de +Metternich que si, durant l'interrègne, les Autrichiens entraient +dans les Légations, les troupes françaises occuperaient aussitôt +Civita-Vecchia ou Ancône[308]. + +[Note 305: _Documents inédits._] + +[Note 306: Ce propos m'a été rapporté par M. le duc de Broglie.] + +[Note 307: Lettre du 8 juin 1846.] + +[Note 308: Dépêche de M. de Revel au ministre des affaires étrangères +du Piémont, en date du 10 juin 1846. (_Storia documentata della +diplomazia europea in Italia_, par Nicomède BIANCHI, t. V, p. 6.)] + +À Paris, on s'attendait à un long conclave et à un résultat assez +incolore. Aussi l'élection si prompte de Pie IX et l'explosion qui +suivit causèrent-elles à notre gouvernement une grande surprise, à +laquelle se mêla peut-être, sur le premier moment, quelque chose +comme le sentiment d'une difficulté inattendue et importune. +Toutefois il n'hésita pas. À la vue du Pontife inaugurant une +politique de clémence et de réforme, il applaudit et offrit son +appui. Dès le 5 août 1846, M. Guizot écrivait à M. Rossi[309]: «Les +hommes sensés et bien intentionnés ressentent une joie profonde, +en voyant qu'un pouvoir qui a si longtemps marché à la tête de la +civilisation chrétienne, se montre disposé à accomplir encore cette +mission auguste et à consacrer, en l'épurant et le modérant, ce +qu'il y a de raisonnable et de légitime dans l'état et le progrès +des sociétés modernes.» De son côté, Pie IX fut, dès le premier +jour, gracieux et confiant envers l'ambassadeur de France, le +mettant au courant de ses desseins et lui demandant des conseils +que celui-ci lui donnait avec une sympathie respectueuse pour de si +pures et de si nobles intentions, mais non sans quelque inquiétude +de tant d'inexpérience. D'esprit froid et lucide, connaissant les +hommes et les choses d'Italie, étranger pour son compte à toute +illusion, M. Rossi cherchait à en préserver le Saint-Père et son +gouvernement. «L'oeuvre que vous abordez, ne se lassait-il pas de +leur dire, est grande et périlleuse; une administration vieillie ne +se réforme pas en un jour; des paroles de liberté ne tombent pas +impunément du haut d'un trône, sans aller réveiller ce foyer de +passions révolutionnaires qui couve toujours au fond des sociétés. +Vous avez promis, mettez-vous à l'oeuvre. Dès aujourd'hui, faites vos +plans; dès demain, exécutez-les. Ne laissez pas les esprits errer +à l'aventure et soulever toutes les questions au hasard. Guidez +vous-même le mouvement que vous avez donné, ou vous serez entraîné +par lui. Ayez peu de foi aux applaudissements populaires; ils se +changent vite en murmures[310].» + +[Note 309: J'ai eu sous les yeux, grâce à de bienveillantes +communications, la correspondance officielle et confidentielle de M. +Guizot et de M. Rossi, correspondance également remarquable des deux +côtés. J'y ai fait de nombreux emprunts. Une partie de ces documents +avait déjà été citée soit dans le livre de M. D'HAUSSONVILLE sur la +_Politique extérieure du gouvernement de Juillet_, soit dans les +_Mémoires de M. Guizot_. J'indiquerai ceux qui seront publiés ici +pour la première fois.] + +[Note 310: Ce résumé des conversations de M. Rossi a été donné par le +prince Albert de Broglie, qui, comme je l'ai dit, était alors premier +secrétaire de l'ambassade de Rome. (_Rossi et Pie IX_, article publié +dans la _Revue des Deux Mondes_ du 15 décembre 1848.)] + +Notre diplomatie, fidèle en cela à sa politique générale, avait, +à Rome, une double préoccupation: empêcher, d'une part, que le +mouvement réformateur, commencé par Pie IX, ne s'arrêtât devant +les résistances réactionnaires; d'autre part, qu'il ne dégénérât +sous la pression révolutionnaire. Il lui fallait à la fois stimuler +et affermir le gouvernement pontifical. M. Guizot tenait la main +à ce qu'aucune des deux parties de la tâche ne fût perdue de vue. +«Dites très nettement et partout où besoin sera, mandait-il à M. +Rossi, ce que nous sommes, au dehors comme au dedans, en Italie +comme ailleurs. Nous sommes des conservateurs décidés, d'autant +plus décidés que nous succédons, chez nous, à une série de +révolutions... Mais, en même temps, nous sommes décidés aussi à être +des conservateurs sensés et intelligents. Or, nous croyons que c'est, +pour les gouvernements les plus conservateurs, une nécessité et un +devoir de reconnaître et d'accomplir sans hésiter les changements +que provoquent les besoins sociaux, nés du nouvel état des faits +et des esprits.» Notre ministre envisageait à ce double point de +vue la tâche entreprise par le Pape. «Les voeux d'une population +qui a longtemps souffert, disait-il, sont, à beaucoup d'égards, +chimériques, et il serait impossible de les satisfaire; mais il +faut aussi prévoir que, si les améliorations réelles, efficaces, +graduelles, ne commençaient pas avec certitude, l'opinion publique +se lasserait et, de confiante qu'elle est, deviendrait ombrageuse et +exigeante. Reconnaître d'un oeil pénétrant la limite qui sépare, en +fait de changements et de progrès, le nécessaire du chimérique, le +praticable de l'impossible, le salutaire du périlleux; poser d'une +main ferme cette limite et ne laisser au public aucun doute qu'on +ne se laissera pas pousser au delà, voilà ce que font et à quels +signes se reconnaissent les vrais et grands chefs de gouvernement. +C'est évidemment l'oeuvre qu'entreprend le Pape... Il peut compter +sur tout notre appui. Nous ferons tout ce qui dépendra de nous, +tout ce qu'il désirera de nous, pour le seconder dans sa tâche.» +Rappelant ensuite la politique de lord Palmerston, qui «prenait +habituellement au dehors pour point d'appui l'esprit d'opposition +et de révolution», M. Guizot ajoutait: «Nous ne voulons et ne +ferons jamais rien de semblable, car nous regardons cela comme très +mauvais et très dangereux pour tout le monde... Ce n'est point aux +prétentions exagérées des partis, ni même aux espérances confuses du +public, c'est au travail réfléchi, mesuré, prudent des gouvernements +eux-mêmes que nous entendons prêter notre concours. Et c'est +envers le gouvernement du Saint-Siège que nous garderons le plus +soigneusement cette position et cette conduite, car c'est peut-être +aujourd'hui, de tous les gouvernements appelés à accomplir de grandes +choses, celui dont la tâche est la plus difficile et exige le plus de +ménagements[311].» + +[Note 311: Lettre du 7 mai 1847. La première moitié de cette lettre +avait été seule publiée par M. Guizot dans ses _Mémoires_; la fin est +inédite.] + +M. Rossi se conformait à ces instructions, quand il cherchait à +éclairer le gouvernement pontifical sur les inconvénients de ses +alternatives de résistance et d'abandon. Tantôt il le pressait de +faire à temps les concessions nécessaires, tantôt il lui recommandait +le sang-froid et la fermeté devant les manifestations populaires. +En juillet 1847, à un moment où il ne paraissait plus y avoir à +Rome ni gouvernement ni police, notre ambassadeur n'hésitait pas à +dire au cardinal secrétaire d'État: «Songez bien que c'est ainsi +que les pouvoirs périssent et que les catastrophes s'annoncent.» +Puis il écrivait, le lendemain, à M. Guizot: «J'espère que ce mot +de révolution est encore trop gros pour la situation... Cependant +j'ai cru devoir m'en servir hier _ad terrorem_. Je me rendis à la +secrétairerie d'État; je trouvai Mgr Corboli assez ému; je lui dis +sans détour que la révolution était commencée..., qu'il fallait +absolument faire, sans le moindre délai, deux choses: réaliser +les promesses et fonder un gouvernement réel et solide.» M. Rossi +portait ce jugement dans une autre lettre: «Tout a été tâtonnement +et lenteur: on a tout touché, tout ébranlé, sans rien fonder. Comme +je le disais au Pape, le gouvernement pontifical a perdu l'autorité +traditionnelle d'un vieux gouvernement, sans acquérir la vigueur d'un +gouvernement nouveau. On a gaspillé une situation unique. Jamais +prince ne s'est trouvé plus maître de toutes choses que Pie IX, +dans les huit premiers mois de son pontificat. Tout ce qu'il aurait +fait aurait été accueilli avec enthousiasme. C'est pour cela que je +disais: Fixez donc les limites que vous voulez; mais, au nom de Dieu, +fixez-les et exécutez sans retard votre pensée[312].» + +[Note 312: Lettres diverses de M. Rossi à M. Guizot, de juillet 1846 +à juillet 1847.] + +De Paris, M. Guizot, fort attentif à ces événements, approuvait +et encourageait M. Rossi. «Conseillez toujours au gouvernement +pontifical d'accomplir les réformes, lui écrivait-il, de les +accomplir promptement, complètement, et de rentrer, dès qu'il les +aura accomplies, dans sa position et dans son office de gouvernement +uniquement appliqué à faire, selon les lois établies, les affaires +quotidiennes et permanentes de la société. Sans doute, il paraît vain +de répéter sans cesse des conseils si mal compris et si peu suivis. +Mais ces conseils n'en sont pas moins et toujours, d'une part, la +bonne politique; d'autre part, notre drapeau à nous. Il faut le tenir +et le montrer incessamment à tous.» Il ajoutait, quelques jours plus +tard: «Il faut se hâter de limiter le champ des ambitions d'esprit et +de raffermir l'exercice quotidien du pouvoir[313].» + +[Note 313: Lettres particulières de M. Guizot à M. Rossi, en date des +21 et 28 juillet 1847. (_Documents inédits._)] + +Certes, nul ne peut contester la sagesse clairvoyante de ces +conseils, ni ce qu'ils révèlent de sollicitude sincère pour le +gouvernement pontifical. En cela, M. Guizot n'était pas seulement +guidé par la sympathie que lui inspiraient la personne et l'oeuvre +de Pie IX. Il avait senti combien la France de 1830 était intéressée +à mériter l'amitié reconnaissante du Saint-Siège, quel secours moral +devaient trouver dans un tel rapprochement une monarchie qui n'avait +pas encore entièrement effacé son origine révolutionnaire et une +société matérialiste qui souffrait de son manque de croyances et +d'idéal. «Rome pourrait nous faire beaucoup de bien, écrivait-il à +M. Rossi: son amitié franche, son concours actif nous vaudraient +de la force et de l'autorité chez nous et en Europe. Et comme nous +pouvons, en revanche, par notre amitié et notre concours, lui faire +aussi beaucoup de bien chez elle et en Europe, je suis convaincu +qu'elle doit finir par comprendre, accepter et pratiquer sérieusement +cet échange de bons offices et de bons effets entre nous. Poursuivez +ce but-là, avec votre persévérance et votre tact accoutumés, et +indiquez-moi toutes les choses, petites ou grandes, que je puis faire +pour vous y aider[314].» Le gouvernement pontifical paraissait +comprendre la sincérité et apprécier la valeur de l'amitié qui lui +était ainsi offerte. Vers la fin de juillet 1847, à un moment où la +fermentation extrême des esprits jetait l'alarme au Quirinal, le +cardinal Ferretti, récemment nommé secrétaire d'État, exprimait à +M. Rossi la crainte que lui inspirait la double perspective d'une +pression révolutionnaire et d'une intervention autrichienne; notre +ambassadeur lui ayant répondu «que, le cas échéant, le gouvernement +français ne manquerait pas à ses amis», le cardinal l'embrassa +vivement, en lui disant: «Merci, cher ambassadeur; en tout et +toujours, confiance pour confiance, je vous le promets[315].» + +[Note 314: Lettre du 28 mai 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 315: Lettre de M. Rossi à M. Guizot, du 30 juillet 1847.] + +Les avertissements et les conseils que M. Guizot adressait au +gouvernement pontifical, il ne les ménageait pas non plus au peuple +romain. Ses efforts tendaient à créer, en Italie, un parti libéral +modéré, qui prît position entre le parti stationnaire et le parti +révolutionnaire. Oeuvre difficile, surtout en un pays où ce parti +modéré était chose absolument nouvelle. Le dépit et la déception +que les libéraux ressentaient des lenteurs et des incertitudes du +Saint-Siège, les portaient trop souvent à faire cause commune avec +les révolutionnaires. M. Guizot ne se lassait pas de les détourner +de cette dangereuse promiscuité. «Restez fidèle au principe de notre +politique, écrivait-il à M. Rossi, principe fondamental en Italie +encore plus qu'ailleurs. Conseillez toujours aux modérés de ne point +se confondre avec les radicaux qui les perdront, et de persister, +quelles que soient les difficultés, dans la résolution d'accomplir, +par le gouvernement et de concert avec lui, les réformes que l'état +de la société rend indispensables.» Il ajoutait, quelques jours +plus tard: «Je ne peux d'ici que vous rappeler sans cesse les idées +générales qui sont nos idées fixes. Créer, entre le parti de la +révolution et le parti de la réaction, un parti de la résistance +intelligente et modérée, et rallier ce parti autour du gouvernement +qui peut seul être son chef et son moyen d'action, voilà notre idée +simple et fixe, la seule idée avec laquelle, vous le savez comme moi, +on termine ou l'on prévienne les révolutions[316].» + +[Note 316: Lettres des 21 et 28 juillet 1847. (_Documents inédits._)] + +Plus encore peut-être que les exagérations d'un libéralisme trop +exigeant et trop impatient, le gouvernement français redoutait, +chez les Italiens, les entraînements de la passion nationale. Il +s'appliquait à les retenir sur la pente qui les eût conduits à +bouleverser l'état territorial de la Péninsule pour y réaliser +leur rêve d'unité, et à déchirer les traités européens pour +chasser les Autrichiens de la Lombardie et de la Vénétie. Autant +il se déclarait prêt à défendre leur indépendance contre toute +intervention qui eût prétendu entraver leurs réformes intérieures, +autant il les avertissait de ne pas compter sur son appui, s'il +leur prenait fantaisie de mettre en péril, par quelque agression, +la paix générale. Notre diplomatie croyait ainsi ne pas mal +servir les vrais intérêts de l'Italie, et M. Rossi se chargeait +de démontrer aux patriotes romains que toute attaque violente +contre l'Autriche fournirait à celle-ci une occasion d'arrêter +par la force le mouvement national, contre lequel, au contraire, +elle ne pourrait rien et devant lequel elle serait tôt ou tard +contrainte de capituler, si ce mouvement demeurait pacifique et +se manifestait seulement par le progrès intérieur et graduel des +divers États[317]. En tout cas, nos ministres étaient certains de +servir ainsi les vrais intérêts de la France. Déjà, au lendemain de +1830, quelles que fussent alors les sympathies de l'opinion pour la +patrie de Silvio Pellico, la monarchie de Juillet n'avait pas voulu +se mettre à la remorque des agitateurs italiens, en favorisant les +révolutions au delà des Alpes et en s'engageant dans une guerre +contre l'Autriche[318]. Les raisons qui l'avaient alors décidée +subsistaient. On peut même dire que le refroidissement survenu avec +l'Angleterre eût rendu plus dangereuse encore pour la France toute +politique la plaçant en conflit avec l'Autriche et probablement aussi +avec les autres puissances continentales. + +[Note 317: Lettre de M. Rossi à M. Guizot, en date du 28 juillet +1847.] + +[Note 318: Voir livre I, ch. V, § III.] + +Il convenait en effet que notre gouvernement, en face du problème +particulier de l'Italie, ne perdît pas de vue l'ensemble de la +situation faite à la France, en Europe, par les mariages espagnols. +On sait que cette situation l'avait déterminé à se rapprocher de +l'Autriche. Il lui fallait veiller à ce que sa politique italienne +contribuât à ce rapprochement ou tout au moins ne le contrariât pas. +Au premier aspect et étant donnés les points de vue assez divergents +des deux cabinets, cela paraissait malaisé. M. de Metternich, qui, +depuis 1815, avait eu pour politique de maintenir tout immobile au +delà des Alpes, avait vu avec déplaisir le mouvement suscité par Pie +IX[319]; un pape libéral lui paraissait une sorte de monstruosité +dont il ne pouvait prendre son parti[320]; il faisait remonter le mal +à la contagion des idées françaises[321]; à son avis, c'était pure +illusion de vouloir distinguer les réformes modérées et pacifiques +des bouleversements révolutionnaires, les premières n'étant que la +préface des seconds; entre un Balbo et un Mazzini, il ne trouvait +pas «d'autre différence que celle qui existe entre des empoisonneurs +et des assassins[322]». Dès le début, il avait essayé sans succès +d'endoctriner Pie IX[323], et, dans la suite, il n'avait pas +négligé tout ce qui pouvait éveiller en lui des inquiétudes ou des +scrupules[324]. Le grand-duc de Toscane se montrait-il disposé à +suivre l'exemple du Pape, M. de Metternich lui adressait directement +des représentations[325]. Tout cela sans doute témoignait d'idées +et de préférences peu en harmonie avec celles de la France. À défaut +cependant d'un accord de principes, notre gouvernement ne jugeait pas +impossible d'arriver à une sorte d'accord pratique, ou au moins de +prévenir tout conflit. Il se rendait compte que le cabinet de Vienne +était peu disposé à aller au delà de ces gémissements platoniques, de +ces conseils peu efficaces, et qu'il ne se sentait pas en mesure de +recommencer quelqu'une de ces interventions militaires qui, depuis +1815, avaient été l'arme principale de sa politique en Italie. Il +devinait aussi que ce cabinet, compromis par son renom absolutiste, +désorienté par le changement de l'esprit public, comprendrait +l'avantage d'être appuyé et pour ainsi dire protégé par une puissance +libérale; cette même raison ne le déterminait-elle pas, en ce +moment, dans les affaires de Suisse, à marcher derrière la France? +On voit dès lors comment les deux politiques, parties de points +si opposés, pouvaient cependant trouver un certain contact sur le +terrain italien: il s'agissait pour nous d'obtenir de l'Autriche +qu'elle n'intervînt pas militairement, qu'elle laissât le mouvement +réformateur suivre son cours, en lui offrant, comme compensation, +de nous employer à limiter ce mouvement, à l'empêcher de devenir +révolutionnaire et belliqueux. + +[Note 319: Dépêche de Ricci, ambassadeur sarde à Vienne, 26 février +1847. (BIANCHI, _Storia documentata della diplomazia europea in +Italia_, t. V, p. 397, 398.)] + +[Note 320: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 476.] + +[Note 321: _Ibid._, p. 339.] + +[Note 322: _Ibid._, p. 410.] + +[Note 323: _Ibid._, p. 251 à 256.] + +[Note 324: _Ibid._, p. 410 à 414.] + +[Note 325: La lettre écrite, à ce propos, le 24 avril 1847, par M. +de Metternich au grand-duc, est assez curieuse. Il lui reproche sa +«passivité» en face d'un parti libéral aussi dangereux que le parti +radical. «Le souverain _chassé_ ne revient jamais», lui dit-il sous +forme d'avertissement. Puis il ajoute: «Que Votre Altesse Impériale +ne se fasse aucune illusion sur les dispositions fâcheuses à l'égard +de l'Autriche: le mot _Autriche_ ne désigne pas la chose elle-même; +il ne s'applique qu'au pouvoir répressif dont les hommes du progrès +voudraient se débarrasser. Si ce pouvoir tombait, les princes +italiens tomberaient aussi, et pas un ne resterait sur son trône. En +ce qui concerne le trône grand-ducal, il est une vérité indiscutable: +Votre Altesse Impériale et votre Maison ne sont ni plus ni moins +italiennes et allemandes que le roi de la Lombardie.» (_Mémoires de +M. de Metternich_, t. VII, p. 405 à 410.)] + +Dès la fin de 1846 et les premières semaines de l'année suivante, +des pourparlers s'engagèrent sur ces bases, entre Paris et Vienne. +Ils prirent plus de précision, en avril 1847, lors de la mission +secrète de M. Klindworth[326]: l'Italie était l'un des sujets sur +lesquels cet agent devait proposer une entente. M. Guizot, alors très +préoccupé des efforts faits par lord Palmerston pour attirer M. de +Metternich dans son jeu, insistait naturellement sur ce qui, dans sa +politique italienne, pouvait le plus rassurer le cabinet autrichien. +Non seulement il se prononçait pour le _statu quo_ territorial +dans la Péninsule, ce qui impliquait la sauvegarde des droits de +l'Autriche sur le royaume lombard-vénitien; non seulement il se +déclarait opposé à toute agitation révolutionnaire; mais il exprimait +l'avis que les réformes devaient être surtout administratives, et +que l'on aurait tort de chercher à introduire prématurément dans +les divers États italiens un régime constitutionnel pour lequel ils +n'étaient pas mûrs; il s'offrait à donner, d'accord avec l'Autriche, +des conseils dans ce sens au Pape et aux autres souverains[327]. En +même temps, tout en recommandant à M. Rossi de ne rien abandonner de +notre politique propre, il l'invitait à «ménager Vienne», à avoir +égard «à ses défiances et à ses alarmes[328]». + +[Note 326: Voir plus haut, p. 155, dans quelles circonstances avait +eu lieu cette mission.] + +[Note 327: Dépêche du comte d'Arnim, ministre de Prusse à Paris, +en date du 25 janvier 1847. (HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, +1830-1848, t. II, p. 682.)--Dépêche du marquis Ricci, ambassadeur de +Sardaigne à Vienne, en date du 26 février 1847. (BIANCHI, _Storia +documentata, etc._, t. V, p. 19 et 398.)--_Mémoires de M. de +Metternich_, t. VII, p. 398 à 400.] + +[Note 328: «Ménagez toujours Vienne, écrivait M. Guizot à M. +Rossi, le 6 décembre 1846. Ses défiances et ses alarmes du côté de +l'Italie sont infinies. Lord Palmerston travaille toujours à lui +arracher quelque démarche, quelque parole réelle ou apparente qui +le serve dans ses protestations contre la descendance de M. le duc +de Montpensier. M. de Metternich tient bon et reste tout à fait en +dehors de la question. Il nous importe fort qu'il persiste et que, +soit dans l'affaire espagnole, soit dans l'affaire polonaise, on ne +se retrouve pas quatre contre un. Je suis sûr que vous n'oublierez +jamais cela, tout en avançant dans notre voie à nous.» (_Documents +inédits._)--Louis-Philippe était également très soucieux que M. Rossi +ne fît rien «pouvant donner de l'ombrage à l'Autriche». (Dépêche du +marquis Brignole, ambassadeur de Sardaigne à Paris, en date du 5 +décembre 1846. HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, t. II, p. 681.)] + +M. de Metternich était trop inquiet des événements d'Italie pour +repousser ces ouvertures. De son côté, il en avait fait de semblables +au gouvernement français. Sans doute, fidèle à sa manie dogmatisante, +il professait, dans les élucubrations diplomatiques auxquelles il se +livrait sur ce sujet, des principes sur lesquels notre gouvernement +aurait eu des critiques à faire. Mais, en somme, quand il fallait +aboutir à des conclusions effectives, il reconnaissait l'intérêt de +mettre fin à une rivalité dont les agitateurs tireraient profit; +revendiquant seulement son autorité sur le royaume lombard-vénitien, +désavouant toute pensée de porter atteinte à l'indépendance des +autres États italiens et à leur droit de modifier leurs institutions, +s'offrant même à s'entendre avec la France pour conseiller certaines +réformes administratives, il déclarait ne songer, pour le moment, +à aucune intervention armée; il ajoutait que si, plus tard, cette +intervention devenait nécessaire, un concert préalable devrait +s'établir entre les puissances[329]. + +[Note 329: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 390 à 400, 416 +à 422, 471 à 474.--On s'en tint, entre les deux gouvernements, à cet +échange d'idées; mais il n'y eut pas de convention proprement dite, +comme le prétend à tort un historien prussien, M. Hillebrand, sur la +foi d'une dépêche de l'ambassadeur de Sardaigne à Paris. (_Geschichte +Frankreichs_, t. II, p. 682.) L'existence de cette convention secrète +est contredite par tous les documents que j'ai eus sous les yeux, +notamment par une lettre déjà citée de M. Guizot à M. de Metternich, +où il est dit que l'entente s'était faite «sans conventions +spéciales». (Voir plus haut, p. 157.)] + +Le gouvernement français avait ainsi satisfaction. Dès lors, il +croyait pouvoir donner comme mot d'ordre à ses agents en Italie, non +plus seulement de ménager l'Autriche, mais de chercher les occasions +de se concerter avec elle. Loin de s'effaroucher d'une action +commune, il estimait, avec raison, qu'elle tournerait à l'avantage +de notre influence, et que la France y deviendrait l'arbitre des +décisions à prendre: «Je suis d'avis, écrivait-il le 21 juillet 1847 +à M. Rossi, qu'en gardant soigneusement notre position, en tenant +hautement notre drapeau, vous ne devez point éviter les occasions +et les invitations de vous entendre et d'agir de concert avec vos +collègues du corps diplomatique, y compris M. de Lutzow (ambassadeur +d'Autriche). Quel que soit l'empire des vieux intérêts, des vieilles +passions et des vieilles traditions, les grands gouvernements +européens, l'Autriche la première, sont aujourd'hui sensés et +prudents. Ils l'ont prouvé depuis 1830, et plus d'une fois. La +nécessité leur déplaît. Ils la reconnaissent le plus tard possible. +Mais ils finissent par la reconnaître et par l'accepter. Mettons-nous +partout à la tête de la nécessité, de la nécessité réelle, bien +comprise et exactement mesurée. Soyons ses interprètes dans les +conseils de l'Europe. C'est désormais notre position naturelle et la +plus grande en même temps que la plus sûre... Ne nous faisons pas +autres que nous ne sommes, mais ne nous isolons pas. En définitive, +dans l'action concertée, c'est nous qui prévaudrons[330].» + +[Note 330: _Documents inédits_.] + +Ajoutons, d'ailleurs, que tout ce que le cabinet de Paris faisait +pour ménager celui de Vienne et pour rendre possible une action +commune, ne le conduisait cependant pas à rien sacrifier des points +essentiels de sa politique. Il était surtout bien résolu à ne +jamais permettre à l'Autriche une intervention isolée qui lui eût +rendu l'espèce de protectorat qu'elle exerçait autrefois sur les +gouvernements de la Péninsule; il entendait que, si le Pape avait +un jour besoin d'une armée étrangère pour le protéger, la France ne +laissât pas le rôle principal à son ancienne rivale. «En cas, disait +M. Guizot, de danger matériel, d'appel au secours matériel extérieur, +que rien ne se fasse sans nous; qu'on ne demande rien à personne, +sans nous le demander aussi à nous, au moins en même temps. Nous ne +manquerons pas à nos amis[331].» Comme pour bien marquer par avance +ses intentions, le cabinet de Paris répondait aux mouvements des +troupes autrichiennes sur la frontière de la Lombardie, en faisant +évoluer la flotte française en vue des côtes d'Italie. + +[Note 331: Même lettre du 21 juillet 1847.--Cela montre à quel point +M. Hillebrand se trompe quand, sur la foi d'une dépêche du ministre +de Prusse à Paris, il prétend que le gouvernement français aurait +promis à l'Autriche de ne pas recommencer l'expédition d'Ancône, si +les Autrichiens occupaient les Légations. (_Geschichte Frankreichs_, +t. II, p. 682.)] + +Telle était, sous ses diverses faces, la politique de «juste milieu» +à laquelle le gouvernement français s'était arrêté, dès le premier +jour, dans les affaires italiennes, et que, depuis, il avait +fidèlement appliquée. M. Guizot estima qu'il ne suffisait pas de la +pratiquer diplomatiquement, et qu'il convenait d'en exposer au moins +les grandes lignes au public. Il le fit, le 3 août, dans les derniers +jours de la session de 1847, au cours de la discussion du budget à +la Chambre des pairs. «Que faut-il, se demandait le ministre, pour +la satisfaction des intérêts français en Italie? La paix intérieure +de l'Italie d'abord; aucun bouleversement territorial ou politique +ne nous est bon au delà des Alpes. Il nous faut aussi l'indépendance +et la sécurité des gouvernements italiens; nous avons besoin qu'ils +ne soient dominés ni exploités par aucune autre puissance, et +qu'ils gouvernent paisiblement leurs peuples.» Après avoir indiqué +que, pour obtenir ce dernier résultat, ces gouvernements devaient +satisfaire leurs sujets par certaines réformes, il montrait comment +le Pape avait donné l'exemple; puis il ajoutait: «Le représentant +par excellence de l'autorité souveraine et incontestée entrant dans +une telle voie, c'est là un des plus grands spectacles qui aient +encore été donnés au monde. On ne peut pas, on ne doit pas craindre +que le Pape oublie jamais les besoins et les droits de ce principe +d'autorité, d'ordre, de perpétuité dont il est le représentant le +plus éminent... Non, il ne l'oubliera pas... Mais, en même temps, +puisqu'il se montre disposé à comprendre et à satisfaire, dans ce +qu'il a de sensé et de légitime, l'état nouveau des intérêts sociaux +et des esprits, ce serait une faute énorme, de la part de tous les +gouvernements, je ne veux pas dire que ce serait un crime, ce serait +une faute énorme de ne pas seconder Pie IX dans la tâche difficile +qu'il entreprend.» M. Guizot ne reconnaissait qu'aux partis modérés +le pouvoir de mener à bonne fin de telles réformes, et il entendait +par là «des partis modérés ayant le courage d'agir, de se mettre +en avant, d'accepter la responsabilité, le courage de soutenir les +gouvernements qu'ils ne veulent pas voir renverser». Il terminait en +proclamant que «la mission naturelle de la France était de chercher +sa force et son point d'appui, non dans l'esprit d'opposition et de +révolution, mais dans l'esprit de gouvernement intelligent, sensé, et +dans le concours des partis modérés avec de tels gouvernements». + +En cherchant ainsi à faire prévaloir, en Italie, des idées de réforme +mesurée et pacifique, M. Guizot poursuivait un dessein honnête, +raisonnable et conforme aux intérêts de la France. D'ailleurs, +qu'eût-il pu faire d'autre? Impossible, après la secousse donnée par +l'avènement de Pie IX, de songer à prolonger l'ancien _statu quo_. +Quant à pousser aux révolutions et à risquer une guerre européenne +pour flatter les passions et servir les ambitions des Italiens, +c'est une politique dont on peut, hélas! mesurer aujourd'hui les +conséquences. Mais, pour être le seul sage et le seul possible, le +parti auquel s'était arrêté le gouvernement du roi Louis-Philippe +ne lui en imposait pas moins une tâche très délicate et dont le +succès était loin d'être assuré. M. Guizot s'en rendait compte, et, +dans l'intimité, il ne cachait pas ses doutes. «Je voudrais bien +réussir à Rome, écrivait-il, le 30 juillet 1847, au duc de Broglie; +mais j'ai une méfiance infinie des Italiens. Et nous sommes là +parfaitement seuls, entre les conspirations radicales fomentées de +Londres et les routines absolutistes de Vienne... Plus j'avance, plus +je demeure convaincu de deux choses: la bonté de notre politique et +la difficulté du succès. Et mes deux convictions sont sans cesse aux +prises, l'une m'encourageant, l'autre m'inquiétant. Dieu seul a le +secret de l'issue: ce serait trop commode de le savoir[332].» + +[Note 332: _Documents inédits._] + + +IX + +Les difficultés avec lesquelles nous venons de voir aux prises la +diplomatie française pendant la première année du pontificat de Pie +IX, allaient être singulièrement aggravées, en août 1847, par un acte +inconsidéré de l'Autriche. Celle-ci, en vertu des traités de 1815, +avait droit de garnison dans la «place» de Ferrare, l'une des villes +des Légations. Que fallait-il entendre par le mot _place_? Était-ce +la ville elle-même, ou seulement le château, espèce de citadelle +sans valeur, située au centre de la ville? Il y avait eu controverse +sur ce point. En fait, les Impériaux n'occupaient que le château et +quelques casernes; la garde des barrières et des autres postes était +aux mains des pontificaux. Ce partage, délicat de tout temps, le +devenait plus encore avec l'excitation des esprits. Des provocations +furent échangées entre la garde civique de Ferrare et les patrouilles +autrichiennes. Enfin, quelques rixes ayant éclaté dans les premiers +jours d'août, le commandant autrichien crut devoir agir comme si la +sûreté de sa garnison était compromise; il la renforça notablement +par un corps venu de l'autre côté du Pô; puis, brutalement, sans +avoir aucun égard aux protestations du cardinal-légat, il occupa +toute la ville et s'empara des postes jusqu'alors laissés à la garde +des pontificaux. + +Cet acte indiquait-il, de la part du cabinet de Vienne, la volonté de +sortir de sa réserve défensive et expectante? Non, à ce même moment, +M. de Metternich nous déclarait formellement que son gouvernement +ne demandait qu'à «rester maître chez lui», qu'il «n'entendait pas +exercer sa puissance souveraine en dehors de ses frontières», et +qu'il «ne pensait pas à une intervention matérielle[333]». Fait +plus significatif encore, quelques jours après, la même idée se +retrouvait non moins nettement exprimée dans les instructions +confidentielles adressées à M. de Ficquelmont, agent supérieur +du chancelier à Milan[334]. On pouvait être d'autant plus assuré +de cette sagesse qu'elle était un peu forcée. Non seulement une +politique agressive eût froissé d'une façon imprudente l'opinion +européenne, universellement sympathique à Pie IX, mais elle eût +rencontré des oppositions à Vienne même. Le souffle libéral qui +passait en ce moment sur l'Europe se faisait sentir en Autriche; +une réaction s'y dessinait contre le système de M. de Metternich et +se manifestait jusque dans l'intérieur du cabinet; si le chancelier +continuait de personnifier au dehors le gouvernement impérial avec +le même apparat, son autorité au dedans était bien entamée; les +autres membres du conseil ne se gênaient pas pour contrecarrer ses +desseins; le ministre de l'intérieur, le comte Kolowrat, se posait +ouvertement comme son rival. Pour vaincre ces oppositions, M. de +Metternich ne trouvait pas dans l'archiduc Louis, qui remplaçait +le souverain malade, et qui était visiblement embarrassé de sa +responsabilité, l'appui qu'il était, autrefois, toujours sûr +d'obtenir de l'empereur François. En juillet 1847, ayant voulu +faire mobiliser un corps d'armée destiné à prendre position sur la +frontière du Tessin et sur le Pô, il se heurta à mille difficultés +soulevées par le ministre de la guerre et par celui des finances: +ce dernier soutenait que les charges pécuniaires résultant d'une +telle mesure seraient «un danger plus grave pour le gouvernement que +celui auquel pouvait donner lieu la marche libérale adoptée par le +Saint-Père[335]». Le chancelier n'eût-il pas rencontré une opposition +plus forte encore, s'il eût proposé une intervention à main armée +dans les États pontificaux? Dans l'incident de Ferrare, il ne fallait +donc pas voir le commencement de cette intervention et l'indice +d'un changement de politique. C'était un mouvement d'impatience du +commandement militaire, évidemment agacé par tout le tapage italien; +le gouvernement l'avait laissé faire, sans beaucoup de réflexion, +flatté peut-être, au milieu d'une politique nécessairement effacée, +de faire à peu de frais quelque étalage de sa force armée. + +[Note 333: Lettre de M. de Metternich au comte Apponyi, en date du 6 +août 1847. (_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 416 à 422.)] + +[Note 334: Dépêche du 22 août 1847. (_Ibid._, p. 471 à 474.)] + +[Note 335: Dépêche du marquis Ricci, ambassadeur de Sardaigne à +Vienne, en date du 14 août 1847. (BIANCHI, _Storia documentata della +diplomazia europea in Italia_, t. V, p. 399 à 402.)] + +Mais, du premier jour, cette mesure se trouve avoir beaucoup plus +de retentissement que ne s'y attendaient et que ne le désiraient +ses auteurs. À Rome, c'est l'occasion d'une véritable explosion +d'indignation patriotique. Sincèrement ou non, on prétend voir +là l'exécution d'une vaste conspiration absolutiste qui a ses +ramifications jusque autour du Pape. «L'invasion est commencée, +s'écrie-t-on; l'Italie entière doit se lever en armes pour la +repousser.» Le gouvernement pontifical, troublé de cette émotion, +croyant nécessaire de s'y associer pour ne pas être suspect, froissé +d'ailleurs dans sa dignité par le procédé des Autrichiens, fait +publier dans le _Diario di Roma_ les protestations du cardinal-légat +contre l'occupation de Ferrare. Se flatte-t-il de calmer les esprits +par cette publicité? Il les excite au contraire. L'impression, +aussitôt répandue et exploitée par les meneurs, est que le Pape +prend la tête de la croisade italienne contre l'Autriche. Les +journaux racontent qu'il ordonne, dans ce dessein, des armements +considérables. Les radicaux profitent de cette effervescence +pour se pousser hardiment à la tête du mouvement. Le chef des +révolutionnaires, Mazzini, écrit au Pape, dans un langage qui fait +songer au tentateur offrant au Christ l'empire du monde: «Saint Père, +j'étudie vos démarches avec une espérance immense... Soyez confiant, +fiez-vous à nous... Nous fonderons pour vous un gouvernement unique +en Europe. Nous saurons traduire en un fait puissant l'instinct +qui frémit d'un bout à l'autre de la terre italienne... Je vous +écris parce que je vous crois digne d'être l'initiateur de cette +vaste entreprise[336]...» Le même Mazzini recommande, d'un autre +côté aux «masses», de «s'engager, avec ou sans le consentement +des princes, dans des mesures qui obligent les Autrichiens à les +attaquer»; il faut, conclut-il, «accroître de plus en plus la haine +contre les Autrichiens et irriter l'Autriche par tous les moyens +possibles[337]». De Rome, l'agitation gagne la Péninsule entière, +depuis la Sicile jusqu'au Piémont. Le fait le plus grave peut-être +est l'impression produite sur Charles-Albert. Jusqu'alors, en face +d'une campagne principalement libérale, il était demeuré froid. +Au cri de: «Guerre à l'Autriche!» il tressaille. Sous le coup de +l'occupation de Ferrare, Pie IX, se croyant menacé d'une invasion +autrichienne, a fait demander au gouvernement sarde un asile éventuel +et l'envoi immédiat d'un bâtiment de guerre à Civita-Vecchia; +Charles-Albert accède avec empressement à toutes les demandes +du Pontife. «Grâce à Dieu, écrit-il à son ministre et confident, +Villamarina, nous avons un pape saint et plein de fermeté, qui saura +soutenir avec dignité l'indépendance nationale. Je lui ai fait écrire +que, quelconque événement (_sic_) qui puisse arriver, je ne séparerai +jamais ma cause de la sienne... Une guerre d'indépendance nationale, +qui s'unirait à la défense du Pape, serait pour moi le plus grand +bonheur qui pourrait m'arriver.» Les patriotes italiens, alors réunis +à Casal sous prétexte d'association agraire, lui ayant envoyé une +adresse toute pleine des sentiments qui bouillonnaient en Italie, il +répond par une lettre, lue en séance, où il se dit «résolu à faire +pour la cause guelfe ce que Schamil fait contre l'immense empire +russe». «Il paraît, ajoute-t-il, qu'à Rome on tient en réserve les +armes spirituelles... Espérons... Ah! le beau jour que celui où nous +pourrons jeter le cri de l'indépendance nationale!» Le retentissement +de cette lettre est énorme. Personne n'hésite plus à se jeter +dans une campagne qui paraît avoir pour elle le Pape et le roi de +Sardaigne, la plus haute force morale et la plus sérieuse force +militaire de la Péninsule. Il est vrai que, suivant son habitude, +Charles-Albert se montre, presque aussitôt après, embarrassé de +l'enthousiasme qu'il a suscité, fait froide mine aux ovations qui +l'accueillent à Turin et à Gênes, et déclare que, «s'il est décidé à +défendre l'indépendance du royaume contre une agression étrangère, +il l'est aussi à ne pas se compromettre vis-à-vis des grandes +puissances, en faisant, sans leur consentement, franchir la frontière +à son armée». Mais vainement essaye-t-il de courir après ses paroles, +celles-ci ont fait trop de chemin pour qu'il puisse les rattraper. + +[Note 336: Lettre du 8 septembre 1847. (COSTA DE BEAUREGARD, _Les +dernières années du roi Chartes-Albert_, p. 559.)] + +[Note 337: Lettre du 4 octobre 1847. Cette lettre, tombée aux mains +de M. de Metternich, a été communiquée par lui au cabinet anglais, en +novembre 1847, et par suite publiée dans les _Parliamentary Papers_.] + +En somme, l'incident de Ferrare non seulement a grandement échauffé +les esprits, mais il a eu pour résultat, dans toute l'Italie, de +faire passer brusquement au premier plan cette redoutable question +nationale que notre diplomatie était jusqu'alors parvenue à maintenir +dans l'ombre. Il a ainsi considérablement augmenté les difficultés +de la politique modérée et pacifique que le gouvernement français +cherchait à faire prévaloir. Ce gouvernement cependant ne se +décourage pas. Sans se laisser entraîner, fût-ce d'un pas, hors +du terrain moyen où il s'est placé dès le début, il s'efforce d'y +ramener les Autrichiens et les Italiens. À tous deux, il entreprend +de faire entendre le langage de la raison. + +À Vienne d'abord, notre cabinet laisse voir, sous une forme amicale, +sa désapprobation du procédé des troupes impériales, insiste sur +le danger de l'émotion ainsi provoquée, et appelle fortement, «sur +les protestations du Saint-Siège et sur la nécessité de régler ce +différend de façon à mettre promptement un terme à l'agitation qui en +est résultée dans la Péninsule, la plus sérieuse sollicitude de M. le +prince de Metternich[338]». De ce côté, nos observations sont bien +accueillies. Visiblement embarrassé d'avoir suscité un tel tapage, +le gouvernement autrichien nous sait gré de notre désir d'arranger +les choses[339]. Loin de grossir l'incident et d'en faire le point de +départ d'une politique agressive, il affecte d'en réduire la portée. +«Nous n'accordons pas à ce pitoyable conflit la valeur d'une affaire, +écrit M. de Metternich, mais celle d'une entente sur une question +de service militaire[340].» Il reconnaît même qu'il a commis une +faute. «Pitoyable affaire, dit-il un jour à notre ambassadeur, qui +fournit une preuve de plus de la faute que commet toujours une grande +puissance, lorsqu'elle se compromet dans une petite question[341].» +De son côté, le comte Apponyi fait à M. Guizot cette sorte d'aveu: +«On peut se tromper dans ce qu'on prévoit; on peut irriter quand on +a voulu imposer.» Notre ministre ajoute, après avoir rapporté à M. +Rossi ce propos: «Avec un peu de modération et de patience, je crois +que l'incident de Ferrare doit finir à l'avantage du Pape. On en a +envie à Vienne. On ne se soucie pas d'engager à fond la partie[342].» +Cette impression est durable chez M. Guizot, qui écrit, un peu plus +tard, à M. de Flahault: «Ce que m'a dit le comte Apponyi ne me permet +pas de douter que le prince de Metternich ne désire mettre fin, sans +bruit, à cet incident de Ferrare[343].» En attendant, du reste, cette +solution, le cabinet autrichien ne nous refuse pas de nouvelles +assurances de ses intentions pacifiques. «Le gouvernement français +désire que nous restions en panne, écrit, le 7 octobre 1847, M. de +Metternich au comte Apponyi; ses voeux à ce sujet seront remplis. +Nous savons nous renfermer dans le rôle de spectateur des drames dans +lesquels l'heure d'entrer en scène ne nous semble pas venue[344].» + +[Note 338: Dépêche de M. Guizot au chargé d'affaires de France à +Vienne, en date du 1er septembre 1847.] + +[Note 339: Lettre de M. de Metternich au comte Apponyi, en date du 19 +octobre 1847. (_Mémoires de M. de Metternich,_ t. VII, p. 344.)] + +[Note 340: _Ibid._--Cf. aussi lettre du 7 octobre (p. 425).] + +[Note 341: Lettre particulière du comte de Flahault à M. Guizot, en +date du 22 novembre 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 342: Lettre du 18 septembre 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 343: Lettre du 8 octobre 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 344: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 425.] + +Notre cabinet a donc toutes raisons de compter sur la modération de +l'Autriche et sur sa volonté de réparer l'esclandre de Ferrare. Cette +conviction l'encourage à persister dans son attitude conciliante. +Toutefois, il est bien résolu, au cas où son espérance serait +trompée, à sauvegarder l'influence de la France et l'indépendance +des États italiens. Il ne le crie pas sur les toits, pour ne pas +irriter les amours-propres par des menaces éventuelles; mais il +s'en explique nettement avec ses agents, dans ses correspondances +confidentielles. M. Guizot écrit, le 7 septembre 1847, à M. Rossi: +«Rendons-nous compte des diverses hypothèses: 1º Les Autrichiens, +sur la réclamation du Pape, rentrent à Ferrare, dans le _statu quo_ +antérieur. Si cela arrivait, nous aurions, quant à présent, cause +gagnée et rien à faire.--2º Les Autrichiens, malgré la réclamation +du Pape, restent à Ferrare, dans la position qu'ils y ont prise, +continuant de soutenir qu'ils en ont le droit aux termes des traités, +et sans faire un pas de plus. Que le Pape réclame, dans ce cas, soit +notre médiation seule, soit celle de la France et de l'Angleterre, +ou de la France et de la Prusse, soit celle de toutes les grandes +puissances qui ont signé le traité de Vienne.--3º Les Autrichiens +poussent plus avant dans les États romains, sans appel du Pape +et sans prétexte diplomatique. En ce cas, que le Pape proteste +solennellement, constate que le fait a lieu contre son gré et +s'adresse à nous. Mon avis est que nous devons, dans cette hypothèse, +prendre position aussi sur un point efficace des États romains, dans +l'intérêt de l'indépendance du Pape et de notre propre situation en +Europe. Il serait infiniment désirable que nous ne fissions cela, +s'il y avait lieu, que sur la demande du Pape et de concert avec +lui...--4º Ailleurs que dans les États romains, dans quelques autres +des États italiens, en Toscane, à Modène, à Lucques, à Parme, les +Autrichiens interviennent à la suite d'une insurrection populaire, +soit de leur propre mouvement, soit sur la demande des souverains... +C'est ici l'hypothèse difficile. Une insurrection contre l'ordre +établi et la demande de l'intervention par le souverain lui-même +donnent à Vienne des prétextes spécieux et nous embarrassent, +nous, dans nos motifs. Et pourtant nos motifs seraient, dans ce +cas, presque les mêmes et presque aussi puissants qu'en cas d'une +intervention dans les États romains. Il faudrait que les souverains +chez qui aucune insurrection n'aurait eu lieu et qui n'auraient pas +réclamé l'intervention autrichienne, le Pape, le roi de Naples, +le roi de Sardaigne, protestassent contre un acte compromettant +pour eux-mêmes, car il pourrait amener un désordre général et une +explosion révolutionnaire dans toute l'Italie. S'ils faisaient un +pas de plus, s'ils s'adressaient aux autres grandes puissances de +l'Europe, à nous d'abord, pour leur demander de s'employer à faire +cesser un état de choses si dangereux pour la paix européenne, ils +se donneraient à eux-mêmes de fortes garanties et à nous de grands +moyens d'action... Ne regardez point tout ceci, mon cher ami, comme +des résolutions que je vous annonce et des instructions que je vous +donne. Je vous dis mes idées et je vous demande les vôtres sur les +cas et les embarras divers qu'on peut prévoir. Et il faut les prévoir +pour faire ce que je vous ai dit: prendre nos mesures de façon à être +prêts dans toutes les hypothèses. Répondez-moi sans retard. Je n'ai +pas besoin de vous répéter que notre pensée dirigeante, dominante, +est toujours celle-ci: Soutenir l'indépendance des États italiens et +l'influence du parti modéré en Italie, en évitant une conflagration +révolutionnaire et une guerre européenne[345].» + +[Note 345: _Documents inédits._] + +Rien donc à la fois de plus modéré dans la forme et de plus décidé +dans le fond que l'attitude prise par le gouvernement français envers +l'Autriche, à la suite de l'incident de Ferrare. Le langage qu'il +tient en même temps aux Italiens n'est ni moins sage ni moins net. +Dès le premier jour, tout en manifestant au gouvernement romain +«sa sympathie pour le sentiment de dignité courageuse qui a dicté +ses protestations» contre l'occupation de Ferrare, il ne cache pas +son regret de la publicité qui leur a été donnée[346]. «Le Pape, +écrit-il à M. Rossi, aurait dû épuiser toute possibilité de vider, +de gouvernement à gouvernement, la question diplomatique, avant de +porter devant le public une question de nationalité et de révolution. +De deux choses l'une: ou l'Autriche désire, ou elle ne désire pas +un prétexte pour une levée de boucliers; si elle le désire, il faut +bien se garder de le lui fournir... Si elle ne le désire pas, il +faut l'entretenir dans sa bonne disposition, en traitant avec elle +comme avec un pouvoir qui ne demande pas mieux que de laisser ses +voisins tranquilles chez eux, si on ne trouble pas sa tranquillité +chez lui. Ne négligez rien pour ramener et contenir Rome dans cette +politique, la seule efficace pour le succès, aussi bien que la +plus sûre. L'Italie a déjà perdu plus d'une fois ses affaires en +plaçant ses espérances dans une conflagration européenne. Elle les +perdrait encore. Qu'elle s'établisse, au contraire, sur le terrain +de l'ordre européen, des droits des gouvernements indépendants, du +respect des traités. C'est vous dire combien il importe de contenir +ces affaires-ci dans les limites d'une question _romaine_, et +d'empêcher qu'on en fasse une question _italienne_. J'en sais toute +la difficulté. Mais employez tout votre esprit, tout votre bon +sens, toute votre persévérance, toute votre patience, toute votre +influence, à faire comprendre au parti _national italien_ qu'il est +de sa politique, de sa nécessité actuelle, de se présenter et d'agir +_fractionnairement_, comme romain, toscan, napolitain, etc., etc., de +ne point poser une question générale qui deviendrait inévitablement +une question révolutionnaire[347].» M. Rossi s'inspire de ces idées +dans ses conversations, et il n'hésite pas à rabrouer les prétentions +et les intempérances italiennes. «Mais enfin, dit-il avec sa parole +froide et mordante, où voulez-vous en venir par ces incessantes +provocations contre l'Autriche? Elle ne vous menace point; elle reste +dans les limites que les traités lui ont tracées. C'est donc une +guerre d'indépendance que vous voulez? Eh bien! voyons, calculons vos +forces: vous avez soixante mille hommes en Piémont, et pas un homme +de plus en fait de troupes réglées. Vous parlez de l'enthousiasme +de vos populations. Je les connais, ces populations. Parcourez vos +campagnes: voyez si un homme bouge, si un coeur bat, si un bras est +prêt à prendre les armes. Les Piémontais battus, les Autrichiens +peuvent aller tout droit jusqu'à Reggio, en Calabre, sans rencontrer +un Italien. Je vous entends: vous viendrez alors à la France. Le +beau résultat d'une guerre d'indépendance, que d'amener, une fois de +plus, deux armées étrangères sur votre sol!... Et puis, vous voulez +être indépendants, n'est-ce pas? Nous, nous le sommes. La France +n'est point un caporal aux ordres de l'Italie. La France fait la +guerre quand et pour qui il lui convient de la faire. Elle ne met ses +bataillons et ses drapeaux à la discrétion de personne[348].» + +[Note 346: Dépêche de M. Guizot à M. Rossi, 25 août 1847.] + +[Note 347: Lettre particulière de M. Guizot à M. Rossi, du 26 août +1847.--M. Guizot revenait avec insistance sur cette idée. «Nous +pourrons et nous ferons beaucoup, disait-il dans une autre lettre, +pour la cause de l'indépendance et des réformes romaines, toscanes, +napolitaines, sardes. Nous ne pourrions et ne ferions rien pour la +cause d'une révolution qui attaquerait l'ordre général européen. Et +les autres puissances s'uniraient contre.» (Lettre du 18 septembre. +_Documents inédits._)] + +[Note 348: D'HAUSSONVILLE, _Histoire de la politique extérieure_, t. +II, p. 260.] + +Ce n'est pas seulement à Rome que le gouvernement français adresse +ses conseils et ses avertissements. Il en fait parvenir de semblables +aux cours de Toscane et de Piémont. Dans une dépêche adressée +au chargé d'affaires de France à Turin, M. Guizot rappelle aux +Italiens combien ils compromettent leurs plus importants intérêts, +en projetant des remaniements territoriaux qui ne pourraient +s'accomplir que par la guerre et les révolutions; puis il ajoute: «Le +gouvernement du Roi se croirait coupable si, par ses démarches ou +par ses paroles, il poussait l'Italie sur une telle pente, et il se +fait un devoir de dire clairement aux peuples comme aux gouvernements +italiens ce qu'il regarde, pour eux, comme utile ou dangereux, +possible ou chimérique[349].» + +[Note 349: Dépêche à M. de Bourgoing, en date du 18 septembre +1847.--Voir aussi la dépêche de M. Guizot au comte de la +Rochefoucauld, ministre de France à Florence, en date du 25 août +1847.] + +S'il se refuse à suivre les Italiens dans leurs rêves belliqueux, +notre gouvernement a bien soin de marquer qu'il n'en demeure pas +moins résolu à protéger et à favoriser, chez eux, les réformes +régulières et pacifiques. Pour qu'il ne puisse y avoir à ce sujet +aucun malentendu, volontaire ou non, M. Guizot résume, le 17 +septembre 1847, dans une courte circulaire destinée à être mise +sous les yeux de tous les cabinets étrangers, les principes de sa +politique. Il s'y prononce, avec une égale force, d'abord «pour +le maintien de la paix et le respect des traités», ensuite pour +«l'indépendance des États et de leurs gouvernements», pour leur +droit de «régler, par eux-mêmes et comme ils l'entendent, leurs lois +et leurs affaires intérieures». Il indique, comme une condition +du succès des réformes, «qu'elles s'accomplissent régulièrement, +progressivement, de concert entre les gouvernements et les peuples, +par leur action commune et mesurée, non par l'explosion d'une +force unique et déréglée». Il demande, pour «la grande oeuvre de +réforme» entreprise par le Pape, «le respect et l'appui de tous les +gouvernements européens», se déclarant, quant à lui, prêt à «le +seconder en toute occasion». Notre ministre termine en exprimant +le voeu que les principes exposés par lui prévalent dans toute +l'Italie; «c'est le seul moyen, dit-il, d'assurer les bons résultats +du mouvement qui s'y manifeste, et de prévenir de grands malheurs et +d'amères déceptions». + +Par application de cette politique, le cabinet français ne manque +pas d'aider les gouvernements italiens toutes les fois qu'ils +paraissent disposés à s'avancer dans la voie des sages réformes. +Le grand-duc de Toscane ayant, vers cette époque, appelé dans ses +conseils des libéraux modérés, M. Guizot en exprime aussitôt sa +très vive satisfaction et prescrit à notre représentant à Florence +de «prêter aux nouveaux ministres toscans tout l'appui qui pourra +les servir». Il ajoute ce conseil remarquable: «Nous ne saurions +apprécier d'ici quelle mesure de concessions et d'institutions +convient au gouvernement intérieur de la Toscane... Ce qui me frappe, +c'est combien il importe qu'une politique à peu près analogue +prévale dans les divers États italiens, à Rome, à Naples, à Turin, +à Florence; qu'en tenant compte de la diversité des situations et +des besoins, ils marchent tous à peu près du même pas, dans la voie +des réformes modérées... Si, au contraire, leur marche était très +inégale, si les uns se lançaient dans l'innovation extrême, tandis +que d'autres se refuseraient à tout progrès, ils en seraient tous, +au dedans et au dehors, grandement affaiblis... Je ne crois pas à +l'unité italienne, mais je crois à l'union des États italiens, et je +la désire beaucoup[350].» Cette idée tenait à coeur au gouvernement +français, car on la retrouve dans une lettre écrite, quelques jours +plus tard, par Louis-Philippe à son neveu, le grand-duc de Toscane: +«Il me paraîtrait désirable, dit le Roi, que les souverains italiens +et leurs gouvernements cherchassent à se recorder, et, si faire +se pouvait, à se mettre d'accord sur les changements à apporter, +soit dans leur régime gouvernemental, soit surtout dans leurs +administrations intérieures.» Au cours de cette même lettre, le Roi +insistait sur la nécessité de calmer les défiances des peuples par +une grande sincérité dans les réformes; il rappelait, à ce propos, +comment sa première parole, en 1830, avait été: «La Charte sera +désormais une vérité!» «Ne croyez pas, mon cher neveu, ajoutait-il, +que je veuille par là vous pousser à établir une charte en Toscane. +Non, je n'émets point d'opinion sur ce que je ne connais pas. Chaque +pays, chaque peuple a ses circonstances particulières, sur lesquelles +on doit régler ce qui convient ou ne convient pas. Mais ce sur quoi +j'insiste avec conviction, c'est que, quoi qu'on fasse, on le fasse +nettement, franchement, loyalement et sans aucune arrière-pensée de +revenir sur ce qu'on aura fait. C'est là, selon moi, la seule chance +de salut[351].» + +[Note 350: Lettre du 7 octobre 1847, publiée par le marquis de Flers, +dans son livre: _Le roi Louis-Philippe, Vie anecdotique_, p. 436 à +439.] + +[Note 351: Lettre du 17 octobre 1847. _Le roi Louis-Philippe_, p. 443 +à 447.] + +Ce n'était certes pas le langage d'une politique rétrograde et +ennemie de la liberté italienne. Les patriotes ultramontains, +cependant, ne nous en savaient aucun gré. Ils méconnaissaient +absolument ce que nous continuions à faire pour leurs meilleurs +intérêts et s'attachaient seulement à ce que nous refusions à leurs +rêves. Il leur semblait que nous avions manqué à tous nos devoirs +et commis une sorte de trahison, en ne nous mettant pas à leur +diapason sur l'affaire de Ferrare, en ne poussant pas avec eux le +cri de guerre, en essayant au contraire de jeter quelques seaux +d'eau froide sur leur passion nationale en ébullition. Du coup, il +fut admis que la France faisait cause commune avec l'Autriche contre +l'Italie. À la vérité, de notre politique, les Italiens connaissaient +imparfaitement la partie qui tendait à contenir le cabinet de +Vienne; car il entrait précisément dans notre tactique de n'en pas +faire étalage; ils connaissaient surtout les avertissements et les +remontrances qui leur étaient adressés, remontrances parfois d'autant +plus mortifiantes pour leur vanité qu'elles ne leur arrivaient pas +seulement par l'entremise discrète de nos diplomates, mais que le +_Journal des Débats_ les leur notifiait publiquement et non sans +rudesse[352]. Encore, si les plaintes contre la France n'étaient +venues que des radicaux, dont notre gouvernement était, en effet, +résolu à contrarier les desseins; mais elles venaient aussi des +modérés, dont il avait conscience de servir la cause, et qu'il +s'était flatté d'avoir pour clients. Ceux-ci, par entraînement +ou par peur, faisaient chorus avec les violents. «Je suis chaque +jour plus frappé, écrivait M. Guizot, de l'inhabileté et de la +pusillanimité des modérés italiens. Cela me rend très indulgent +pour nos conservateurs[353].» M. Rossi analysait ainsi, dans une de +ses lettres, l'état d'esprit de ces modérés: «Ils ne reprochent pas +au gouvernement français, comme les radicaux, son éloignement pour +les bouleversements révolutionnaires dans l'intérieur des États; +comme lui, ils préfèrent les réformes accomplies pacifiquement par +l'accord du souverain et du peuple... Mais ils ne lui pardonnent pas +son amour de la paix, son respect pour les traités à l'endroit de la +question austro-italienne. Ils sentent avec colère que le _veto_ de +la France leur est un puissant obstacle, même borné à l'inaction, +à un refus de concours. Quand ils nous accusent d'être les alliés +dévoués de l'Autriche, de ne rien faire, de ne prendre aucune +précaution pour empêcher l'Autriche de les envahir, de les opprimer, +de travailler à réorganiser contre eux une Sainte-Alliance, ils ne +disent pas exactement ce qu'ils pensent. C'est une manière de se +plaindre d'une amitié qui leur paraît froide et dédaigneuse, parce +qu'elle ne va pas jusqu'à leur offrir cent mille hommes[354].» Cette +déception se traduisait, dans les journaux de Rome ou de Florence, +en invectives contre Louis-Philippe et M. Guizot, devenus presque +aussi impopulaires que M. de Metternich. Dans les salons, il était +de mode de mal parler de la France. M. Rossi, naguère si bien vu de +ses anciens compatriotes, était mis dans une sorte de quarantaine +par la société romaine; se rendait-il au théâtre, personne ne +venait le saluer dans sa loge. À Turin également, on boudait notre +ambassade, à laquelle Balbo et d'Azeglio reprochaient de retenir +Charles-Albert[355]. Les gouvernements eux-mêmes, ne fût-ce que +par le langage qu'ils laissaient tenir aux journaux soumis à leur +censure, semblaient partager les préventions populaires, ou tout au +moins ne pas oser les contredire. À la chancellerie piémontaise, on +avait fini par se persuader qu'en aucune hypothèse il ne fallait +faire fond sur la France. L'ambassadeur de Sardaigne à Londres, le +comte de Revel, causant, en septembre 1847, avec lord Palmerston, lui +exprimait la crainte que l'Autriche ne songeât à intervenir dans les +États romains. «Je ne vois pas, ajoutait-il, ce qui l'en empêcherait; +on sait fort bien que l'Italie n'a rien de bon à attendre de la part +de la France; la conviction générale est que le gouvernement français +est d'accord à ce sujet avec l'Autriche[356].» + +[Note 352: C'est à l'occasion de certains articles du _Journal des +Débats_, qui soulevèrent, en effet, beaucoup d'irritation au delà +des Alpes, que M. d'Azeglio écrivait à un de ses amis de France: +«Que peut gagner votre ministère à laisser ainsi insulter par le +principal de ses organes un peuple qui fait les efforts les plus +méritoires pour se tirer de l'état d'abjection où l'avaient réduit +ses détestables gouvernements?» (_Correspondance politique de Massimo +d'Azeglio_, publiée par E. RENDU.)] + +[Note 353: Lettre de M. Guizot au duc de Broglie, en date du 25 +octobre 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 354: Lettre du 17 février 1848.] + +[Note 355: Dès le 12 avril 1847, avant l'affaire de Ferrare, Massimo +d'Azeglio écrivait à un Français: «Ce qui va trop doucement et +même ne va pas du tout, c'est votre ambassade. Je sais bien que +l'affaire des mariages espagnols gêne terriblement le gouvernement +français en Italie; aussi n'avons-nous pas la prétention d'exiger +de M. Guizot une déclaration de guerre à M. de Metternich. Si +les mariages espagnols sont avantageux pour la France, cela vous +regarde; mais, sauf meilleur avis, vous n'avez pas non plus intérêt +à jouer en Italie absolument le même air que l'Autriche... Or, dans +ce moment-ci, les deux flûtes, je vous assure, sont terriblement +d'accord; et je ne vois que l'Angleterre qui puisse s'en réjouir. +Vous lui laissez là, à elle, qui au fond se moque parfaitement +de notre progrès libéral et national, un admirable terrain, et +elle saura l'exploiter.» (_Correspondance politique de Massimo +d'Azeglio._)] + +[Note 356: Dépêche du comte de Revel, en date du 3 septembre 1847. +(BIANCHI, _Storia documentata della diplomazia europea in Italia_, t. +V, p. 410.)] + +Tout en ressentant l'injustice et l'on peut dire l'ingratitude des +Italiens, M. Guizot ne s'en étonnait pas trop. «Nous servons leurs +intérêts contre leurs passions, écrivait-il. Nous les aidons à +faire ce qu'ils peuvent faire, et non pas à avoir l'air de tenter +ce qu'ils ne peuvent pas faire, ce qu'ils ne tenteraient même pas +sérieusement. Je trouve fort simple que ceux qui les flattent à tort +et à travers leur plaisent davantage[357].» Il estimait même que +leur mécontentement avait son bon côté. «Pour qu'on ne fasse pas de +folies en Italie, disait-il, il faut deux choses: qu'on ait assez +peur des Autrichiens et qu'on ne compte pas trop sur nous[358].» +C'était donc sans vaine irritation, avec une sorte d'indulgence +hautaine que, dans ses conversations avec le nonce et dans ses +lettres à Rome, il rétablissait la vérité sur sa politique: «On dit, +écrivait-il à M. Rossi, que nous nous entendons avec l'Autriche, que +nous donnons pleine raison à l'Autriche, que le Pape ne peut pas +compter sur nous dans ses rapports avec l'Autriche. Mensonge que tout +cela... Nous sommes en paix et en bonnes relations avec l'Autriche, +et nous désirons y rester, parce que les mauvaises relations et la +guerre avec l'Autriche, c'est la guerre générale et la révolution en +Europe. Nous croyons que le Pape aussi a un grand intérêt à vivre +en paix et en bonnes relations avec l'Autriche, parce que c'est +une grande puissance catholique en Europe et une grande puissance +en Italie... Nous savons que probablement ce que le Pape veut et +a besoin d'accomplir, les réformes dans ses États, les réformes +analogues dans les autres États italiens, tout cela ne plaît guère à +l'Autriche, pas plus que ne lui a plu notre révolution de Juillet, +quelque légitime qu'elle fût, et que ne lui plaît notre gouvernement +constitutionnel, quelque conservateur qu'il soit. Mais nous savons +aussi que les gouvernements sensés ne règlent pas leur conduite selon +leurs goûts ou leurs déplaisirs... Nous croyons que le gouvernement +autrichien peut respecter l'indépendance des souverains italiens, +même quand ils font chez eux des réformes qui ne lui plaisent pas, et +écarter toute idée d'intervention dans leurs États. C'est en ce sens +que nous agissons à Vienne..., en faisant pressentir le poids que +nous mettrions dans la balance, et de quel côté nous le mettrions, si +le cabinet de Vienne agissait autrement.» Du reste, comme toujours, +M. Guizot prévoyait le cas où l'Autriche tromperait son attente et où +elle prétendrait intervenir: pour cette éventualité, il renouvelait, +en ces termes, une déclaration déjà faite plusieurs fois: «Ne +laissez au Pape aucun doute qu'en pareil cas, nous le soutiendrions +efficacement, lui, son gouvernement, sa souveraineté, son +indépendance, sa dignité. On ne règle pas d'avance, on ne proclame +pas d'avance tout ce que l'on ferait, dans des hypothèses qu'on ne +saurait connaître d'avance complètement et avec précision. Mais que +le Pape soit parfaitement certain que, s'il s'adressait à nous, +notre plus ferme et plus actif appui ne lui manquerait pas[359].» M. +Guizot écrivait encore, vers la même époque, au chargé d'affaires de +France à Turin: «Appliquez-vous à éclairer sur les vrais motifs de +notre conduite tous ceux qui peuvent les méconnaître, et, si vous +ne réussissez à dissiper une humeur qui prend sa source dans des +illusions que nous ne voulons pas avoir le tort de flatter..., ne +leur laissez du moins aucun doute sur la sincérité et l'activité de +notre politique dans la cause de l'indépendance des États italiens et +des réformes régulières qui doivent assurer leurs progrès intérieurs +sans compromettre leur sécurité[360].» + +[Note 357: Lettre de M. Guizot à M. Rossi, en date du 28 octobre +1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 358: Lettre du 27 septembre 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 359: Même lettre.] + +[Note 360: Dépêche de M. Guizot à M. de Bourgoing, en date du 18 +septembre 1847.] + +Il était une chose que M. Guizot supportait plus impatiemment que +les injures des partis ou de la foule, de ceux qu'il appelait «les +menteurs et les badauds», c'était la «pusillanimité» avec laquelle +les gouvernements semblaient, par leur tolérance, s'associer aux +attaques contre la politique française. «Je comprends, écrivait-il +le 28 octobre 1847, j'admets même dans une certaine mesure le +petit calcul qui leur fait rechercher, pour leur propre compte, +la popularité du laisser-aller, en rejetant sur nous toute +l'impopularité des conseils sensés et fermes... Mais il y a à cela +une limite posée par le sentiment de la dignité, comme par l'intérêt +du succès. Et quand je lis, dans les journaux italiens, ce concert +de calomnies et d'absurdités _censurées_, je suis bien tenté de +croire que la limite est atteinte et que nous ferions bien de faire +un peu sentir que nous le pensons[361].» Quelques semaines après, +le 17 novembre, devant «la faiblesse croissante des gouvernements et +les mensonges de plus en plus absurdes dont la politique française +était l'objet», M. Guizot déclara décidément que la limite était +dépassée; il ne se contentait pas que le Pape dît à telle personne +en particulier n'avoir qu'à se louer du gouvernement français; il +demandait que «le langage public, les actes publics du gouvernement +romain le proclamassent et le prouvassent». «Je sais, ajoutait-il, +que cela déplaira aux factieux et aux badauds, et que, pour agir +ainsi, un peu de courage est nécessaire. Mais vous savez qu'il n'y +a pas de gouvernement possible sans un peu de courage. Déplaire à +quelqu'un, risquer quelque chose, c'est la condition quotidienne de +ceux qui gouvernent. Je crains qu'on ne sache pas assez cela à Rome, +et qu'on ne l'apprenne à ses dépens[362].» + +[Note 361: _Documents inédits._] + +[Note 362: _Documents inédits._] + +Les injustices de l'opinion italienne n'étaient pas seulement +un embarras pour notre politique extérieure. Elles avaient leur +contre-coup en France et y augmentaient les difficultés intérieures +avec lesquelles M. Guizot était alors aux prises. En effet, toutes +les plaintes venues d'outre-monts contre notre gouvernement +trouvaient aussitôt écho dans l'opposition française: celle-ci +s'indignait que notre diplomatie n'eût pas osé relever le défi de +Ferrare, et la dénonçait comme ayant noué une vaste conspiration +réactionnaire avec la cour de Vienne. Spectacle piquant que celui +des voltairiens de la gauche, pleins d'une sollicitude toute +nouvelle pour le Pape, faisant un grief au ministère de ce qu'il +ne le soutenait pas assez chaleureusement et associant, dans les +toasts de leurs banquets, Pie IX et Ochsenbein. Que les adversaires +systématiques de M. Guizot cherchassent ainsi à exploiter le +mécontentement des Italiens, il n'y avait pas à s'en étonner ni à +s'en émouvoir outre mesure. Un fait plus grave était le trouble jeté +dans l'esprit de certains conservateurs dont j'ai eu déjà l'occasion +de parler à propos des affaires de Suisse: mal informés de la +politique suivie par le ministère, ils se demandaient si la France +n'était pas en train de s'aliéner ses amis naturels pour mériter les +bonnes grâces de ses ennemis traditionnels; leurs préjugés d'hommes +de 1830 s'effarouchaient à la pensée de se voir participant, en +compagnie de l'Autriche, à une nouvelle Sainte-Alliance. + +Ces préventions trouvaient accès jusque sur les marches du trône. +Le prince de Joinville, qui commandait alors l'escadre de la +Méditerranée, était par là même au premier rang pour entendre tout +ce qui se disait en Italie contre le gouvernement français. Cette +impopularité lui était déplaisante. Jeune, ardent, rêvant de gloire +pour son pays et pour lui-même, la sagesse pacifique de son père +lui pesait parfois un peu. Dans une lettre écrite, le 7 novembre +1847, de la Spezzia, à son frère, le duc de Nemours, il jugeait +ainsi notre politique italienne: «Séparés de l'Angleterre au moment +où les affaires d'Italie arrivaient, nous n'avons pu y prendre une +part active qui aurait séduit notre pays et été d'accord avec des +principes que nous ne pouvons abandonner, car c'est par eux que +nous sommes. Nous n'avons pas osé nous tourner contre l'Autriche, +de peur de voir l'Angleterre reconstituer immédiatement contre nous +une nouvelle Sainte-Alliance... Nous ne pouvons plus maintenant +faire autre chose ici que de nous en aller, parce que, en restant, +nous serions forcément conduits à faire cause commune avec le parti +rétrograde; ce qui serait, en France, d'un effet désastreux. Ces +malheureux mariages espagnols! nous n'avons pas encore épuisé le +réservoir d'amertume qu'ils contiennent[363].» M. Guizot ne connut +pas cette lettre, mais l'état d'esprit qui l'avait fait écrire ne +lui échappait pas. Il faisait grand cas de l'intelligence du prince, +qu'il avait ainsi caractérisé, l'année précédente, dans une lettre +à M. Rossi: «Très spirituel et, quand il se trouve engagé dans les +affaires, avec la responsabilité sur les épaules, très sensé; d'une +imagination un peu fantasque et vagabonde, quand il est oisif et +en liberté[364].» Il s'était bien trouvé de lui avoir donné un rôle +important et délicat lors de la guerre du Maroc[365], et cette +épreuve l'avait convaincu que ce prince était capable de comprendre +par réflexion et de servir efficacement une politique qui, au premier +abord, ne satisfaisait pas son imagination. Il ne crut donc pas +faire oeuvre inutile en entreprenant de redresser ses idées fausses +sur la conduite suivie en Italie. Partant de cette idée que sa +mauvaise impression venait surtout de ce qu'il était mal informé, il +lui adressa tout un paquet des dépêches diplomatiques où il avait +exposé sa politique, et y joignit une longue lettre explicative. +«Vous le voyez, Monseigneur, lui écrivait-il, nous ne sommes point +restés inactifs... Nous ne nous sommes point unis aux souverains +absolus. Nous ne nous sommes point liés secrètement avec l'Autriche. +Nous avons hautement, toujours et partout, conseillé et soutenu les +réformes modérées... Que cette politique n'ait point aujourd'hui, en +Italie, la faveur populaire, je ne m'en étonne point. Les Italiens +voudraient tout autre chose. Ils voudraient que la France mit à +leur disposition ses armées, ses trésors, son gouvernement, pour +faire ce qu'ils ne peuvent pas faire eux-mêmes, pour chasser les +Autrichiens d'Italie et établir, en Italie, sous telle ou telle +forme, l'unité nationale et le gouvernement représentatif. Tenez +pour certain, Monseigneur, que c'est là ce qui est au fond de tous +les esprits italiens, des sensés comme des fous... C'est là ce qui +détermine, en Italie, non pas toutes les actions, tant s'en faut, +mais les sentiments de bonne ou de mauvaise humeur, de sympathie +ou de colère.» M. Guizot indiquait ensuite comment on ne pouvait +songer «à entreprendre pour le compte de l'Italie ce que, très +sagement et très moralement, on n'avait pas voulu entreprendre pour +le compte de la France, c'est-à-dire le remaniement territorial et +politique de l'Europe, en prenant pour point d'appui et pour allié +l'esprit de guerre et de révolution». Il déclarait donc que «toute +sa politique en Italie, la seule qui convenait à la France», c'était +«l'indépendance des États italiens» et «le libre et tranquille +accomplissement des réformes dans chaque État». «Cette politique, +ajoutait-il, je me suis appliqué à la faire prévaloir par les moyens +réguliers et efficaces, en traitant de gouvernement à gouvernement, +sans répandre, chaque matin, devant le public, pour son amusement +et pour la satisfaction de ma vanité, mes démarches, mes idées, mes +raisons, mes espérances. Je cherche le succès et non pas le bruit. +Quand je me suis mêlé de l'affaire de Ferrare, je me suis bien gardé +d'aller, dès le premier moment, crier sur les toits le plein droit du +Pape et le crime de l'Autriche. J'aurais fait plaisir aux Italiens, +mais j'aurais fort gâté l'affaire même. J'ai travaillé, sans bruit et +poliment, à convaincre l'Autriche qu'il fallait finir cette affaire, +et rentrer dans le _statu quo_... Je ne désespère pas d'y réussir; +et si j'y réussis, ce sera parce que j'aurai traité la question par +les bons procédés, de gouvernement à gouvernement, et en me tenant +bien en dehors des clameurs des journaux... L'expérience m'a appris +que la bonne politique n'était pas populaire en commençant... Je sais +supporter l'impopularité qui passera[366]...» + +[Note 363: Cette lettre, qui a été publiée dans la _Revue +rétrospective_, contenait d'autres critiques contre la politique du +Roi. J'aurai l'occasion d'y revenir.] + +[Note 364: Lettre du 8 août 1846. (_Documents inédits._)] + +[Note 365: Voir plus haut, t. V, p. 383 et 387.] + +[Note 366: Cette lettre était du 7 novembre, c'est-à-dire de la même +date que la lettre du prince de Joinville au duc de Nemours; elle a +été publiée par M. Guizot, dans ses _Mémoires_, t. VIII, p. 385 à +389.] + +L'espoir que M. Guizot manifestait, dans cette lettre, au sujet de +l'affaire de Ferrare, ne devait pas tarder à se réaliser. On sait +que, dès le premier jour, le cabinet de Vienne, pressé par nous, +s'était montré disposé à chercher quelque arrangement qui donnât +satisfaction au Pape. Mais des difficultés s'étaient présentées. +L'éclat fait de part et d'autre avait mis en jeu des questions de +dignité et d'amour-propre. Et puis, si prêt que fût M. de Metternich +à faire des concessions, il lui fallait compter avec les exigences +du maréchal Radetzky, commandant supérieur de l'armée impériale en +Italie, qui menaçait, si l'on reculait, de donner sa démission[367]. +Toutefois, ces obstacles finirent par être surmontés. Au cours du +mois de décembre, une convention intervint entre l'Autriche et la +cour de Rome, et, le 23, en vertu de cette convention, les troupes +impériales remirent aux pontificaux les postes dont ils s'étaient +emparés avec une brutalité si altière, quatre mois auparavant. Notre +politique à la fois conciliante et insistante avait donc fini par +obtenir de l'Autriche une retraite complète. Mais, au delà des Alpes, +les esprits étaient trop échauffés pour nous en savoir gré et même +pour s'en rendre compte. + +[Note 367: Dépêche de lord Minto, adressée de Rome à lord Palmerston, +en date du 13 novembre 1847. (_Parliamentary papers._)] + + +X + +L'irritation qui se manifestait, en Italie, contre la France, +offrait à la rancune de lord Palmerston une occasion qu'elle ne +devait pas laisser échapper. Sans doute la politique anglaise ne +s'était pas toujours piquée de sympathies italiennes. Par tradition, +au contraire, elle était favorable à l'Autriche, depuis longtemps +alliée de la Grande-Bretagne. Lord Aberdeen disait à notre chargé +d'affaires, en 1843: «Souvenez-vous, quelle que soit l'intimité +de notre union, qu'en Italie je ne suis pas Français, je suis +Autrichien[368].» Le prince Albert écrivait, en 1847, à lord John +Russell: «Notre politique a jusqu'à présent préféré, en Italie, +la suprématie de l'Autriche à celle de la France[369].» Mais lord +Palmerston s'inquiétait peu de cette tradition. Surtout depuis les +mariages espagnols, il n'avait qu'une pensée: créer à la France +des embarras, des mortifications, des périls, fût-ce au risque de +mettre l'Europe en feu. Quand il nous vit prêcher la sagesse aux +Italiens et chercher à les retenir, il s'empressa de les flatter et +de les exciter. Dès le mois d'avril 1847, les lettres de M. Rossi +signalaient le travail des agents anglais, poussant au mouvement et +surtout insinuant que la France avait partie liée avec les puissances +absolutistes[370]. Dans les premiers jours d'août, le _Times_ +publiait un article qu'on disait inspiré par le _Foreign office_[371] +et qui eut, au delà des Alpes, un immense retentissement: cet article +accusait la France de s'être alliée à l'Autriche pour opprimer le +Pape et maintenir les Romains sous le joug, et il promettait aux +Italiens l'appui de lord Palmerston. + +[Note 368: Cf. plus haut, t. V, p. 208.] + +[Note 369: _Le prince Albert, extraits de l'ouvrage de sir Théodore +Martin_, par A. CRAVEN, t. I, p. 233.] + +[Note 370: Lettres des 18 et 20 avril 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 371: Lettre du duc de Broglie à M. Guizot, en date du 9 août +1847. (_Documents inédits._)] + +Cette attitude s'accentua encore plus après l'incident de Ferrare. +M. Désages écrivait à M. de Jarnac, le 30 août 1847: «Nos lettres +d'Italie sont remplies du mouvement que se donnent les langues +des résidents et des voyageurs anglais, langues officielles et +officieuses, dans le sens du _progrès_, de la nationalité italienne, +etc., etc., le tout avec accompagnement d'injures pour l'Autriche +et d'insinuations perfides sur notre compte. Si lord John n'y prend +garde, lord Palmerston le mènera plus loin qu'il ne pense. C'est +l'outre de Canning que lord Palmerston est fort disposé, je crois, +à lâcher tout ouverte sur le monde, dans l'espoir d'y trouver à +se venger de nous et, en même temps, du peu de docilité qu'il a +rencontrée à Vienne dans l'affaire du mariage[372].» Les agitateurs +italiens savaient naturellement gré aux agents anglais de leur +conduite, et l'un de ces derniers constatait avec satisfaction, dans +ses dépêches, que les bandes qui manifestaient dans les rues de +Florence contre les Autrichiens, criaient en même temps: «Vive le +ministre d'Angleterre!» + +[Note 372: _Documents inédits._] + +Était-ce donc que le cabinet de Londres fût disposé à donner aux +Italiens, s'ils entraient en guerre contre l'Autriche, le concours +que le gouvernement français leur refusait? Nullement. Dans ses +rapports avec la cour de Vienne, il reconnaissait formellement la +légitimité des possessions italiennes de l'Autriche, son droit de les +défendre, et ne revendiquait que l'indépendance intérieure de chaque +État dans son oeuvre de réforme[373]. Rien de plus que la thèse de +la diplomatie française. De même, à l'occasion de Ferrare, il tint +à M. de Metternich un langage plein de ménagement, se bornant à +exprimer l'espoir que les autorités impériales jugeraient compatible +avec la sécurité de leur garnison, de revenir à l'ancien état de +choses[374]. Lorsque M. Guizot eut connaissance, par lord Normanby, +des dépêches adressées de Londres à Vienne en ces diverses occasions, +il put déclarer que, pour son compte, il n'avait pas dit autre chose +à M. de Metternich[375]. C'était là, de la part de la diplomatie +anglaise, une attitude fort différente de celle que pouvaient faire +supposer ses coquetteries et ses familiarités avec les agitateurs de +la Péninsule. Aussi lord Palmerston ne laissait-il pas que d'être +assez embarrassé quand certains Italiens, moins faciles que d'autres +à se payer de mots et d'apparences, cherchaient à savoir, d'une façon +un peu précise, ce que valaient ses belles paroles. Au commencement +de septembre 1847, l'ambassadeur de Sardaigne à Londres, causant +avec lui de l'hypothèse d'une intervention autrichienne dans les +États romains ou en Toscane, lui demanda si l'on pourrait compter, +en ce cas, sur un concours effectif de l'Angleterre. Le chef du +_Foreign office_ protesta de sa sympathie, mais se déroba dès que +son interlocuteur voulut mettre les points sur les _i_. Au sortir +de l'entretien, le diplomate italien résumait ainsi son impression: +«Lord Palmerston, ordinairement si net, si précis, si tranchant, pour +dire le mot, a été, en cette occasion, vague, incertain et évidemment +gêné par ma persistance. Son habitude ordinaire est de récapituler la +dépêche qu'on vient de lui lire et d'y faire une réponse catégorique. +Au lieu de cela, il s'est livré à des tirades et à des plaisanteries +contre la France et contre l'Autriche, qui prouvaient l'embarras +de son esprit[376].» C'est qu'au fond, comme l'avait dit, peu +auparavant, d'Azeglio, dans une lettre que j'ai déjà citée, lord +Palmerston «se moquait parfaitement du progrès libéral et national +de l'Italie[377]». M. Guizot était même convaincu que, si la France +prenait les armes pour aider les Italiens à attaquer l'Autriche, +elle rencontrerait devant elle l'Angleterre, faisant partie de la +coalition aussitôt reformée[378]. Dans cette affaire, comme dans +toutes celles auxquelles il se mêlait alors en Europe, il n'y avait +de vrai pour lord Palmerston que le désir passionné de nous faire +échec. + +[Note 373: Voir les dépêches de lord Palmerston à lord Ponsonby, en +date des 12 août et 11 septembre 1847. (_Parliamentary papers._) Voir +aussi _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 414 à 416.] + +[Note 374: Autre dépêche du 11 septembre 1847.] + +[Note 375: Dépêche de lord Normanby à lord Palmerston, du 17 +septembre 1847.] + +[Note 376: Dépêche du comte de Revel au ministre des affaires +étrangères de Sardaigne, en date du 3 septembre 1847. (BIANCHI, +_Storia documentata della diplomazia europea in Italia_, t. V, p. +411.)] + +[Note 377: Voir plus haut, p. 258.] + +[Note 378: M. Guizot exprimait cette opinion dans une lettre à M. +Rossi, en date du 18 septembre 1847. (_Documents inédits._)--Voir +aussi ses discours à la Chambre des députés, dans les séances des 29 +et 31 janvier 1848.] + +Ce désir le poussa, vers la fin d'août 1847, à proposer à ses +collègues une démarche plus compromettante encore que les menées +plus ou moins occultes auxquelles, jusqu'alors, s'étaient livrés +ses agents. Il ne s'agissait de rien moins que d'envoyer l'un des +membres du cabinet, lord Minto, en mission à Turin, à Florence, à +Rome, afin d'y manifester avec un éclat inaccoutumé la sympathie +de l'Angleterre pour l'agitation blâmée par la France. Aussitôt +connu à Windsor, ce projet y souleva de graves objections, et le +prince Albert rédigea un long _memorandum_ que la Reine remit à +lord John Russell. Il y était dit que la mission de lord Minto +«serait une démarche hostile envers l'Autriche, ancien et naturel +allié de l'Angleterre», et qu'elle fortifierait les suspicions déjà +éveillées contre le cabinet britannique par ses complicités avec les +révolutionnaires d'autres pays. L'auteur du _memorandum_ indiquait +comme préférable la remise au cabinet de Vienne d'une note où, tout +en lui reconnaissant le droit de se défendre dans ses domaines, on +revendiquerait l'indépendance des autres États de la Péninsule. Lord +John Russell, qui, comme presque toujours, servait de compère plus +ou moins involontaire à lord Palmerston, s'appliqua à dissiper les +inquiétudes de la cour; il protesta que la politique du cabinet +était celle du _memorandum_, et que lord Minto aurait précisément +pour tâche de la mettre en pratique. Bien qu'imparfaitement rassuré, +le prince Albert renonça à combattre l'idée de la mission; mais +il insista, dans sa réponse à lord Russell, sur ce que, tout en +protégeant les mouvements réformateurs, l'Angleterre devait avoir +grand soin de ne pas pousser les nations à aller trop vite dans cette +voie. «La civilisation et les institutions libérales, disait-il, +doivent, pour prospérer et faire le bonheur d'un peuple, être le +produit d'une croissance organique et d'un développement national. Un +échelon négligé, un bond trop subit conduiraient infailliblement à +la confusion et au retard du développement désiré. Des institutions +qui ne répondent pas à l'état de la société qu'elles sont destinées +à régir doivent mal fonctionner, lors même qu'elles seraient, en +elles-mêmes, meilleures que l'état dans lequel cette société se +trouve.» Le prince, revenant ensuite sur une idée déjà indiquée +dans son _memorandum_, recommandait d'éviter, en Italie, les fautes +commises en Grèce et en Portugal; il rappelait que la conduite tenue +par l'Angleterre dans ces pays lui avait valu «la haine de tous et +la conviction générale qu'elle répandait le désordre pour des motifs +intéressés». Lord Palmerston, sans laisser voir qu'il se sentît +atteint par ce blâme, se déclara d'accord avec le prince consort sur +la conduite à suivre, et promit que les instructions de lord Minto y +seraient conformes[379]. + +[Note 379: _Le prince Albert, extraits de l'ouvrage de sir Théodore +Martin_, par A. CRAVEN, t. I, p. 230 à 234.] + +Ces instructions, datées du 18 septembre 1847, furent en effet +assez modérées; elles chargeaient lord Minto de témoigner aux +gouvernements de Turin, de Florence, de Rome, la sympathie de +l'Angleterre pour leur entreprise réformatrice et sa sollicitude +pour leur indépendance. Ces instructions péchaient moins par +ce qu'elles disaient, que par ce qu'elles ne disaient pas, par +l'omission de tout avis donné aux Italiens de se mettre en garde +contre les entraînements révolutionnaires et belliqueux. Et puis +que pesaient des instructions demeurées secrètes, devant ce fait +public, éclatant, d'un ministre anglais se déplaçant pour apporter en +Italie des félicitations et des encouragements, et cela à un moment +où les esprits étaient en pleine ébullition? Vers cette époque, le +duc de Broglie, causant avec lord John Russell, lui disait: «Les +peuples d'Italie n'ont pas besoin qu'on les enivre d'éloges et qu'on +les pousse sur la place publique; ils ne sont que trop disposés à +bien penser d'eux-mêmes et à prendre de vaines démonstrations, des +chants, des danses et des cris de joie, pour des actes d'héroïsme +patriotique. Ils ne sont que trop disposés à nous dire: Faites nos +affaires, et faites-nous des compliments. On ne peut tenir, comme on +le fait, des populations en effervescence pendant un temps indéfini, +sans qu'il en résulte de graves désordres[380].» Lord John Russell +ne contredit pas et parut d'accord avec notre ambassadeur. Celui-ci +cependant connaissait trop bien lord Palmerston pour garder aucune +illusion sur ce que serait en réalité l'attitude de la diplomatie +britannique, notamment celle de lord Minto. «Les paroles sont +excellentes, écrivait-il à son fils, les instructions modérées, la +bonne volonté réelle dans le chef du cabinet; la mise en oeuvre +est exactement le contraire, et rien n'est négligé pour porter les +pauvres Italiens aux dernières sottises, le tout dans l'unique vue de +créer des embarras au Roi et à M. Guizot[381].» + +[Note 380: Dépêche du duc de Broglie à M. Guizot, en date du 16 +septembre 1847.] + +[Note 381: Lettre du 23 septembre 1847. (_Documents inédits._)] + +Arrivé dans les premiers jours d'octobre 1847 à Turin, lord Minto se +rendait à Florence vers la fin du mois, à Rome au milieu de novembre, +et demeurait dans cette dernière ville pendant plus de deux mois. +C'était, suivant le portrait qu'en traçait alors le duc de Broglie, +«un galant homme, d'un esprit étroit et résolu, qui devait aller +jusqu'au bout, sans la moindre hésitation, soit dans la bonne, soit +dans la mauvaise voie, incapable de machiavélisme, mais aussi de +nuances et de ménagements[382]». Les conversations qu'il eut partout +avec les souverains et les ministres furent évidemment conformes à +ses instructions. Les dépêches dans lesquelles il en rendait compte +à lord Palmerston--celles du moins qu'il a convenu à ce dernier de +publier dans le _Blue book_--sont d'une insignifiance remarquable: le +ministre voyageur voit tout en beau dans le mouvement italien; s'il +ne peut s'empêcher de constater qu'il y a des têtes chaudes, cela lui +semble sans importance, et il n'en est aucunement troublé; de parti +pris, il n'aperçoit de danger que du côté réactionnaire. D'ailleurs, +ce qu'il pouvait dire dans ses colloques officiels n'était pas ce +qui exerçait le plus d'action. La foule n'en connaissait rien. Ce +qu'elle connaissait, c'était la signification que donnaient à la +présence de lord Minto les meneurs les plus ardents du parti radical. +À peine arrivait-il dans une ville, que ces meneurs l'entouraient, +se montraient avec lui, lui faisaient des ovations bruyantes, et +imprimaient ainsi à sa mission le caractère qui convenait à leurs +desseins. Dans ces _dimostrazioni_, son rôle était assez sommaire; il +se montrait au balcon, et ses _speechs_ les plus longs se bornaient à +crier: «Vive l'indépendance italienne!» Il n'en fallait pas davantage +pour produire l'effet cherché par les meneurs. Un jour, à Rome, la +foule envahit la cour de l'hôtel où réside le ministre anglais et +pousse des cris répétés de: «Vive lord Minto! Vive l'indépendance! +À bas les Autrichiens!» En réponse à ces cris, des mouchoirs sont +agités des fenêtres de l'hôtel. Est-ce lord Minto ou quelqu'un de sa +suite? La foule ne s'en informe pas et redouble ses acclamations. +Puis elle se disperse, répandant partout la nouvelle que l'Angleterre +a pris en main la cause de l'indépendance italienne trahie par la +France et qu'elle se charge de mettre dehors les _Tedeschi_. La +flotte qu'au même moment lord Palmerston envoyait parader sur les +côtes de la Péninsule, était présentée comme le prélude et le gage de +cette action. Lord Minto se sentait bien parfois un peu embarrassé +du personnage qu'on lui faisait ainsi jouer; mais il n'avait pas +l'adresse et la souplesse nécessaires pour échapper à des metteurs +en scène aussi habiles; et puis rien dans ses instructions ne +l'invitait à se mettre en garde contre de telles compromissions. + +[Note 382: Lettre du duc de Broglie à son fils, en date du 15 +septembre 1847. (_Documents inédits._)] + +En somme, le voyage du ministre anglais se trouvait avoir pour +principal résultat d'accroître partout la fièvre que la diplomatie +française cherchait à calmer, de donner partout confiance et +impulsion au parti révolutionnaire et belliqueux. «En Italie, +écrivait M. Rossi, Palmerston est l'espoir des radicaux[383].» +On suivait lord Minto à la trace de l'effervescence et des +démonstrations tumultueuses qui éclataient pour ainsi dire sous ses +pas. À ce triste jeu, l'Angleterre avait gagné, dans les parties +agitées de l'Italie, une certaine popularité: popularité bien +compromettante pour un grand gouvernement, car elle le montrait plus +que jamais dans ce rôle de protecteur de la révolution cosmopolite +qui inquiétait le prince Albert; popularité bien courte et bien +précaire, car elle avait été obtenue en éveillant des espérances +qu'on ne voulait ni ne pouvait satisfaire[384]; popularité bien +coupable, car on n'avait pas craint de pousser l'Italie sur une +pente qui la conduisait à un abîme, et de mettre en péril la paix de +l'Europe entière; mais, malgré tout, popularité agréable au coeur +de lord Palmerston, parce qu'il se flattait de l'avoir conquise aux +dépens de la France. + +[Note 383: Lettre au duc de Broglie, en date du 24 décembre 1847. +(_Documents inédits._)] + +[Note 384: «L'Angleterre, disait M. Guizot dans sa lettre déjà citée +au prince de Joinville, donne aujourd'hui aux Italiens les paroles et +les apparences qui leur plaisent; elle ne leur donnera rien de plus, +et il faudra bien qu'ils s'en aperçoivent eux-mêmes.»] + + +XI + +L'agitation née de l'incident de Ferrare et entretenue par les menées +de la diplomatie anglaise n'était pas une condition favorable pour +l'oeuvre de réforme modérée au succès de laquelle s'intéressait +le gouvernement français. Il en était résulté, du côté du public +italien, plus d'exigence, d'impatience, l'intimidation plus grande +des modérés, l'audace accrue des violents; du côté des gouvernements +de la Péninsule, encore moins de fermeté, de sang-froid, de décision, +de possession d'eux-mêmes. Ajoutons que la victoire remportée, à la +fin de novembre 1847, par les radicaux de la Suisse, avait, au sud +des Alpes, un retentissement qui n'était pas pour améliorer cette +situation. + +Rome était toujours le point central sur lequel tous les yeux étaient +fixés. Le 15 novembre 1847, le gouvernement pontifical faisait +en avant un pas considérable: il réunissait, pour la première +fois, la Consulte d'État établie par un décret antérieur. Cette +assemblée, composée de notables choisis par le Pape sur une triple +présentation des provinces, était appelée à donner son avis sur +les réformes entreprises et, en général, sur toutes les grandes +affaires temporelles; elle ressemblait un peu à la diète convoquée +récemment par le roi de Prusse. Une telle institution dépassait de +beaucoup ce qu'on eût pu attendre, un an auparavant, de la libéralité +pontificale. Mais les esprits excités menaçaient déjà de ne plus +s'en contenter et rêvaient d'un plein régime parlementaire. Ému de +ces prétentions, le Pape insista, dans son allocution d'ouverture, +sur le caractère purement consultatif des délibérations, et ajouta +quelques paroles attristées et sévères sur l'ingratitude d'une +partie de ses sujets. Le discours fut accueilli avec une froideur +marquée, et, quand le Pontife revint à son palais, la foule témoigna +son mécontentement en ne poussant pas les acclamations accoutumées. +Les premières séances de la Consulte se passèrent assez bien; le +caractère ferme et respectueux de son adresse sembla indiquer que les +modérés y avaient la majorité. Mais bientôt, avec la discussion du +règlement intérieur, les difficultés commencèrent. Les délibérations +seraient elles secrètes ou publiques? C'était, en réalité, la +question du régime parlementaire qui se posait. Aux prises avec +ce pouvoir si nouveau pour lui d'une assemblée délibérante, le +gouvernement pontifical se sentait singulièrement inexpérimenté. +«Je suis fort novice, fort peu expert en ces matières», disait avec +bonhomie Pie IX à M. Rossi. Un autre jour, causant avec un de ses +familiers, il racontait l'histoire d'un enfant qui, ayant vu un +magicien faire apparaître et disparaître le diable, et ayant voulu +l'imiter, avait bien réussi à évoquer le fantôme, mais n'avait pu le +chasser. «Cet enfant, ajoutait le Pontife, c'est moi.» + +Dans son embarras, Pie IX devait naturellement chercher conseil +auprès des gouvernements depuis longtemps habitués à ces problèmes. +Lord Minto, alors à Rome, pressait le Pape de tout céder, et +cherchait à lui persuader que le seul danger était, non d'aller trop +vite, mais de s'attarder. Toutefois, le crédit du ministre anglais +n'était pas en progrès au Quirinal; on finissait par voir clair +dans les résultats de sa mission. «C'est chose incroyable, écrivait +M. Désages à M. de Jarnac, à quel point les Anglais ont mauvaise +réputation en Italie, à cette heure, auprès des gouvernants et des +modérés[385].» Au contraire, on revenait peu à peu à la France, et +l'on s'apercevait que sa sagesse, un moment déplaisante, servait +les vrais intérêts de l'Italie[386]. M. Rossi, reprenant toujours +les mêmes thèses, recommandait au Pape de faire les concessions +nécessaires, mais de bien marquer qu'il ne se laisserait pas +entraîner au delà. Puis, se tournant vers les membres de la Consulte, +il leur prêchait fortement la modération, la patience, et leur +représentait combien ils se mettraient dans leur tort, aux yeux de +l'opinion européenne, s'ils entraient en lutte avec un pontife ayant +pris l'initiative de tant de mesures libérales. + +[Note 385: Lettre du 27 janvier 1848. (_Documents inédits._)] + +[Note 386: M. Rossi écrivait, le 18 novembre 1847, à M. Guizot: «Ceux +qui nous ont trouvés trop réservés ont compris que la voie pacifique +était la plus sûre. Aussi revient-on peu à peu à nous, précisément à +cause de la réserve digne et sérieuse que nous y avons mise.»] + +Le gouvernement français n'admettait point, notamment, qu'on +prétendît imposer au Pape le régime parlementaire. Il apercevait, à +l'introduction de ce régime dans les États de l'Église, des obstacles +d'un caractère particulièrement grave. M. Guizot s'en expliquait +ainsi, dans une lettre remarquable, adressée, le 1er décembre 1847, à +M. Rossi: «Ce qui constitue vraiment l'État pontifical, ce qui fait +sa force et sa grandeur, c'est la souveraineté du Pape dans l'ordre +spirituel. Sa souveraineté temporelle dans un petit territoire a +pour objet et pour mérite de garantir l'indépendance et la dignité +visible de sa souveraineté spirituelle. Or, celle-ci ne peut être +partagée. Son intégrité, c'est la papauté elle-même. Il serait bien +difficile, probablement impossible, que la souveraineté temporelle +fût partagée sans que la souveraineté spirituelle eût à en souffrir. +Je ne comprendrais pas que, pour se donner le plaisir de couper en +deux ou trois parts le pouvoir temporel du Pape et d'en avoir une, +les Romains d'esprit et de sens courussent le risque de diminuer et +de compromettre la papauté... Se rend-on bien compte de ceci autour +de vous?... Quand je dis _on_, je veux dire d'une part le Pape, de +l'autre les chefs du parti laïque. Le Pape est-il bien décidé à +maintenir la position qu'il a prise dans son allocution, c'est-à-dire +à conserver sa souveraineté intacte, en admettant, du reste, dans +le gouvernement de ses États, toutes les améliorations désirables, +notamment ce concours, en haut et en bas, des laïques avec les +ecclésiastiques, dont l'appel de la _Consulta_ est déjà, à vrai dire, +le témoignage et le gage le plus éclatant? De leur côté, les chefs du +parti laïque comprennent-ils bien ou peuvent-ils comprendre combien +il leur importe de maintenir la papauté à toute sa hauteur et dans +toute sa force, et combien ils perdraient eux-mêmes à l'affaiblir et +à l'abaisser, dussent-ils avoir en partage un lambeau de sa petite +dépouille temporelle? Il nous importe essentiellement de savoir ce +qui en est, sur l'un et l'autre point, pour régler nous-mêmes notre +conduite. Si le Pape, d'un côté, et les chefs du parti laïque, de +l'autre, se font de leur situation une idée nette et sont résolus +de s'y tenir fermement, nous pourrons, à notre tour, les approuver +hautement, les appuyer fermement et pratiquer, d'une façon patente et +conséquente, une politique en harmonie avec la leur. Mais s'il n'y +avait, à Rome, sur la question vitale, point de vues un peu précises +et de résolutions un peu solides; si le Pape devait tantôt se +retrancher dans sa souveraineté, tantôt se laisser aller à la dérive +des prétentions qui le pressent; si les chefs laïques, de leur côté, +devaient être tantôt modérés, tantôt très exigeants, et céder tour à +tour à la crainte de mécontenter le Pape et au désir de contenter les +radicaux ou les rêveurs qui poussent aux révolutions, nous serions +obligés alors d'être beaucoup plus réservés et de nous tenir dans +une position d'observation et d'attente; car personne ne peut, en de +telles affaires, jouer le rôle des autres et faire pour eux ce qu'ils +ne feraient pas eux-mêmes[387].» + +[Note 387: _Documents inédits._] + +C'était sur un tout autre point, sur la participation des laïques +à l'administration et au gouvernement des États de l'Église, que +le cabinet français pressait Pie IX de faire des concessions. M. +Rossi avait cette réforme fort à coeur et y revenait souvent dans +ses conversations avec le cardinal secrétaire d'État et avec le +Pape: «Il n'y a plus d'illusion possible, disait-il au premier; +votre situation est nettement dessinée. Les radicaux frappent à +votre porte; il faut leur tenir tête. Vous seul, clergé, vous ne le +pouvez pas; il vous faut le concours des laïques, de tout ce qu'il +y a parmi eux de sensé, de puissant, de modéré. Pour les rallier, +il faut les satisfaire. La garde civique et la _Consulta_ sont des +moyens, ce n'est pas le but. Refuser toute part dans l'administration +proprement dite à des hommes qu'on vient de rendre plus forts serait +un contresens. Il y a plus d'un an que je le dis et que je le répète: +Si vous ne vous fortifiez pas en appelant des laïques aux fonctions +qui ne touchent en rien aux choses de la religion et de l'Église, +tout deviendra impossible pour vous, et tout deviendra possible aux +radicaux... Un cabinet mixte et bien composé rassurerait les timides +et satisferait les ambitieux[388].» Le Pape, avec sa bonne foi et sa +bonne volonté habituelles, reconnaissait la justesse de ces idées, +et essayait de les appliquer. Un _motu proprio_, du 30 décembre +1847, décida que le ministère de la guerre pourrait être confié à un +laïque; il fut en effet donné au général Gabrielli. En outre, il fut +prescrit que, sur les vingt-quatre auditeurs attachés au conseil des +ministres, il y aurait douze laïques. M. Rossi, tout en louant ces +mesures, ne s'en déclara pas satisfait; il demanda qu'on introduisit, +dans le ministère, deux autres laïques. Le Pape parut convaincu[389]. +Mais quand se déciderait-il à agir en conséquence? Ce n'était pas +chose aisée pour lui de dépouiller le corps dont il était le chef. + +[Note 388: Lettre de M. Rossi à M. Guizot, en date du 12 décembre +1847. Voir aussi une lettre du 14 décembre, rapportant une +conversation semblable avec le Pape.] + +[Note 389: Lettre de M. Rossi à M. Guizot, en date du 18 janvier +1848.] + +Chaque fois que notre diplomatie pressait le gouvernement pontifical +de satisfaire l'opinion, elle ne manquait pas de lui recommander, +en même temps, la fermeté, le courage; elle le conjurait de prendre +enfin en main les rênes que, depuis si longtemps, il laissait +flotter. «Il faut savoir vous fortifier et regarder en face les +radicaux, disait M. Rossi au cardinal secrétaire d'État. Tout est +là. Que peut craindre le Pape, en marchant d'un pas ferme dans la +voie de l'ordre et du progrès régulier? En tout cas, l'Europe serait +pour lui; avant tous, plus que tous, la France. Ne l'oubliez pas. +Que le Pape ne se trompe pas sur ses véritables amis.» Il ajoutait, +un autre jour, en causant avec Pie IX: «Que Votre Sainteté considère +la situation. Son État est au centre de l'Italie. Si l'ordre y +est maintenu, il pourrait y avoir, au pis aller, une question +napolitaine, ou toscane, ou sarde, mais point de question italienne. +S'il y avait bouleversement ici, la clef de la voûte serait brisée; +ce serait le chaos... D'ici peut sortir un grand bien, mais aussi, je +dois le dire, un mal incalculable[390].» + +[Note 390: Lettres précitées de M. Rossi à M. Guizot, en date du 12 +décembre 1847 et du 18 janvier 1848.] + +Nos conseils ne parvenaient pas, malheureusement, à communiquer au +gouvernement pontifical la vigueur qui lui eût été nécessaire. Rome +est toujours au régime des _dimostrazioni_; seulement, le caractère +en est bien changé. Pie IX, au lieu d'être l'objet d'ovations +respectueuses et attendries, se voit en butte à des familiarités +insultantes. Sous ce rapport, rien de plus déplorable que ce qui +se passe à l'occasion de la fête du 1er janvier 1848. Inquiet de +certains mauvais desseins imputés aux meneurs radicaux, le Pape a +commencé par décider que cette fête n'aurait pas lieu. Mais, peu +après, le peuple ayant murmuré, il lève l'interdiction; bien plus, +le jour venu, il consent à se montrer au Corso en équipage de gala. +Aussitôt, la foule entoure sa voiture avec des clameurs incohérentes. +Des enfants déguenillés grimpent sur les marchepieds. Un certain +Cicervacchio, tribun du plus bas étage, alors en faveur auprès de +la plèbe, et qui devait peu après être compromis dans le meurtre de +Rossi, monte derrière le carrosse pontifical et agite au-dessus de +sa tête un énorme drapeau tricolore avec cette inscription: _Saint +Père, fiez-vous au peuple!_ N'était-ce pas une scène de révolution? +En même temps, dans cette foule qui paraît avoir perdu le respect de +son souverain, l'effervescence antiautrichienne est au comble: une +pétition est remise à la Consulte, réclamant une armée nationale, +avec des chefs capables, pour commencer au plus tôt la guerre de +délivrance. + +Si des États de l'Église on passe en Toscane, on y trouve une +situation plus troublée encore et plus inquiétante. Point de +gouvernement, une presse sans frein, une garde civique en grande +partie aux mains des radicaux, les manifestations de la rue à +l'état permanent et dégénérant souvent en émeute, partout le cri de +guerre contre l'Autriche. «Le grand-duc de Toscane est à la dérive, +sans savoir où il jettera l'ancre», écrit M. de Barante[391]. M. +Doudan parle, de son côté, avec une compassion un peu ironique et +méprisante, des «avanies triomphales que ses peuples font subir au +pauvre grand-duc», et il le montre réduit à l'état d'un souverain +désarmé «autour duquel on danse et qu'on veut faire danser, pour +célébrer la chute de son pouvoir»; il en conclut que «les peuples ont +bien mauvaise mine à l'heure où ils s'affranchissent». Il ajoute, un +peu plus tard, dans une autre lettre: «Le grand-duc prend d'un air +si doux toutes les fantaisies plus ou moins absurdes de ses sujets, +que ces complaisances infinies pourraient bien le mener trop loin. +Les idées libérales sont bonnes, mais, comme le bon vin de Champagne, +il faut les tenir dans des bouteilles solides et bien bouchées. Les +souverains d'Italie n'ont pas la mine de savoir mettre le vin de +Champagne en bouteilles[392].» + +[Note 391: Lettre à M. d'Houdetot, en date du 10 novembre 1847. +(_Documents inédits._)] + +[Note 392: Lettres du 6 et du 27 novembre 1847. (_Mélanges et +Lettres_, t. II, p. 136 et 141.)] + +En Piémont, les esprits sont aussi excités, mais il ont affaire à un +gouvernement moins débile. Qui pouvait savoir toutefois où voulait +en venir le prince de plus en plus mystérieux qui régnait à Turin? +Au commencement d'octobre, la foule ayant pris prétexte de la fête +du Roi pour faire une manifestation à la façon romaine et pour mêler +aux vivats en l'honneur du souverain des cris de: Vive l'Italie! À +bas les _codini_! À bas les Jésuites! la police la disperse assez +rudement. «En vous parlant à coeur ouvert, écrit Charles-Albert +au marquis Villamarina, je vous dirai que toutes ces ovations me +répugnent extrêmement; je suis né dans la révolution, j'en ai +parcouru les phases, et je sais ce que c'est que la popularité. +Aujourd'hui: _Viva!_ demain: _Morte!_... Je m'opposerai de tout mon +pouvoir à ces manifestations populaires à l'imitation de Rome et de +Florence.» Mais, au moment où l'on peut croire ainsi le Roi tout +à la résistance, voici qu'il congédie son vieux ministre, M. de +La Margherita, personnification de l'ancien régime, et que, le 30 +octobre, la _Gazette officielle_ de Turin annonce toute une série de +réformes libérales: abolition des tribunaux d'exception, publicité +des débats judiciaires, institution d'une cour de cassation, égalité +des classes dans les conseils de ville, introduction du système +électif dans l'administration locale, création d'un registre de +l'état civil remis aux mains des autorités laïques, adoucissement +notable de la censure pour la presse politique. Ces concessions, très +désirées et peu attendues, sont accueillies avec enthousiasme; à +Turin, à Gênes, le «roi réformateur» est acclamé avec le même délire +que naguère Pie IX. Il est vrai que, comme à Rome, ces acclamations +sont calculées pour compromettre et entraîner le souverain. À +Gênes, la foule qui crie: À bas les Jésuites! prétend empêcher +Charles-Albert d'aller entendre la messe dans l'église de ces +religieux. Est-ce parce qu'il entrevoit ce qui se mêle d'exigences +et de menaces révolutionnaires dans ces ovations, que le Roi y +paraît si triste, si visiblement souffrant, pâle comme un cadavre, +des larmes dans les yeux, et que souvent il s'y dérobe avec une +brusquerie qui déconcerte les manifestants? Au fond, il n'a toujours +qu'une pensée, celle de la lutte contre l'Autriche, pensée pleine +de désirs et d'angoisses, et si l'agitation populaire lui répugne +tant, c'est qu'il y voit un affaiblissement pour la grande oeuvre +nationale. Dès le commencement d'octobre, dans la lettre déjà citée +à Villamarina, il écrivait: «Il nous faut de la tranquillité, il +nous la faut surtout devant l'Autriche, car, si nous commençons à +nous diviser, à être en agitation, l'indépendance nationale finira +par se perdre; et je suis résolu à la soutenir et à la défendre en y +donnant ma vie.» Et plus tard, ouvrant son coeur au marquis Robert +d'Azeglio, il se déclare prêt aux derniers sacrifices pour l'Italie, +mais se plaint d'être entravé par les difficultés que fait naître +le parti libéral. «Il faut des soldats, dit-il, et non des avocats, +pour mener à bien la grande entreprise. Infini serait donc le danger +d'une constitution qui, livrant la tribune aux parlementaires, +affaiblirait la force du gouvernement, amoindrirait la discipline +dans l'armée et, par ses indiscrétions, ajouterait aux difficultés +déjà écrasantes du commandement.» Puis il ajoute, en regardant bien +en face son interlocuteur: «Rappelez-vous, marquis d'Azeglio, que, +comme vous, je veux l'affranchissement de l'Italie, et rappelez-vous +que c'est pour cela que je ne donnerai jamais de constitution à mon +peuple.» Le langage est fier et paraît ferme. Mais il n'est pas +probable que ce peuple, une fois mis en branle, accepte de s'arrêter +devant la barrière que son souverain prétend élever devant lui. +Son effervescence, loin de se calmer, va chaque jour croissant. +Les journaux profitent de leur liberté nouvelle pour échauffer +les esprits et presser le Roi de leur donner satisfaction. Les +manifestations deviennent de plus en plus fréquentes et tumultueuses, +et le mot d'ordre y est de demander une constitution. + +Ce qui se passe ainsi à Rome, en Toscane, en Piémont, ne dispose +naturellement pas M. de Metternich à voir les choses moins en noir. +Plus que jamais sa correspondance est pleine de gémissements et +de sombres pronostics. «Je suis vieux, écrit-il le 7 octobre 1847 +au comte Apponyi, et j'ai traversé bien des phases dans ma vie +publique; je suis ainsi à même d'établir des comparaisons entre les +situations... Eh bien, je vous avouerai que la phase dans laquelle se +trouve aujourd'hui placée l'Europe est, d'après mon intime sentiment, +la plus dangereuse que le corps social ait eu à traverser dans le +cours des dernières soixante années[393].» Il augure très mal des +réformes entreprises dans les États romains[394], et s'exprime +sévèrement sur Pie IX lui-même. «Le Pape, dit-il, se montre chaque +jour davantage privé de tout esprit pratique. Né et élevé dans une +famille libérale, il s'est formé à une mauvaise école; bon prêtre, +il n'a jamais tourné son esprit vers les affaires gouvernementales; +chaud de coeur et faible de conception, il s'est laissé prendre et +enlacer, dès son avènement à la tiare, dans un filet duquel il ne +sait plus se dégager, et, si les choses suivent leur cours naturel, +il se fera chasser de Rome[395].» Charles-Albert lui inspire la plus +grande méfiance; il devine ses secrètes aspirations; il sent que la +Lombardie frémissante a les yeux fixés sur ce prince; aussi, tout en +témoignant pour les incertitudes et les duplicités de son caractère +un certain mépris, le redoute-t-il. «Le côté le plus dangereux pour +nous, c'est le Piémont», écrit-il le 23 janvier 1848[396]. Enfin, le +jeu de l'Angleterre ne lui échappe pas; il voit tous les dangers de +la politique «propagandiste» suivie en Italie par lord Palmerston, et +celui-ci lui apparaît comme «l'un des appuis les plus éhontés» de la +révolution[397]. + +[Note 393: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 424.] + +[Note 394: Lettre au comte Apponyi, en date du 2 novembre 1847. +(_Ibid._, p. 439.)] + +[Note 395: Lettre au même, en date du 7 octobre 1847. (_Ibid._, p. +342.) Voir aussi p. 344 et 435.] + +[Note 396: _Ibid._, p. 433, 437, 444 et 557.] + +[Note 397: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 426 et 441.] + +Plus M. de Metternich est inquiet, plus il sent le besoin de se +tourner vers la France. C'est d'ailleurs le moment où le même +rapprochement s'opère dans les affaires de Suisse et où le voyage +à Paris du comte Colloredo et du général de Radowitz semble mettre +aux mains du gouvernement français la direction de la défense +conservatrice en Europe[398]. Non, sans doute, que le chancelier +se rallie complètement à nos principes et à notre point de vue +dans la question italienne; il persiste à soutenir que le «juste +milieu», possible en France, est une illusion en Italie[399]. Mais +il sent que, seuls, nous pouvons quelque chose contre les périls +qui le menacent; c'est à nous qu'il a recours pour contenir les +gouvernements dont les menées l'alarment, celui de Turin par exemple; +confiant dans les intentions de M. Guizot, disposé à se mettre pour +ainsi dire derrière lui, il lui demande à plusieurs reprises ce qu'il +compte faire, comme pour régler là-dessus sa propre attitude[400]. +Quant à lui, il proteste toujours de sa volonté de demeurer sur la +défensive, de ne pas intervenir tant qu'on ne viendra pas l'attaquer +sur son propre territoire[401]; de cette modération, il a donné un +gage en faisant retraite dans l'affaire de Ferrare, et si, vers la +fin de décembre, il envoie quelques soldats à Modène sur la demande +du duc, cette mesure, trop restreinte pour être sérieusement +inquiétante, n'est que l'exécution d'un traité antérieur et spécial, +nullement le préliminaire d'une intervention plus étendue. + +[Note 398: Voir plus haut, p. 214.] + +[Note 399: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 424, 554, +558.--Voir aussi les _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 373 à +377.--Voir enfin une lettre de M. de Flahault, en date du 17 octobre +1847, rapportant à M. Guizot une conversation de M. de Metternich, +et la réponse de M. Guizot, en date du 27 octobre. (_Documents +inédits._)] + +[Note 400: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 349, 424, 438, +555, 558, 559.--Voir aussi la lettre de M. de Flahault à M. Guizot, +en date du 29 janvier 1848. (_Documents inédits._)] + +[Note 401: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 425, 437.] + +Le gouvernement français ne se refusait pas au premier rôle que +le cabinet de Vienne semblait lui laisser. Il ne se faisait +cependant pas d'illusion sur les dangers de la situation et sur +la gravité des résolutions qu'elle pouvait l'obliger à prendre. +Rome surtout le préoccupait: on sait que, dès l'origine, il +s'était déclaré résolu à défendre le Pape, le cas échéant, et à +ne pas laisser, sur un terrain aussi important, le champ libre +soit à la révolution, soit à l'Autriche agissant seule et comme +puissance réactionnaire. Or, le moment de mettre cette résolution +en pratique par une intervention armée lui paraissait approcher. +Quelque répugnance qu'il eût pour les opérations de ce genre,--et +cette répugnance s'était manifestée dans les affaires d'Espagne +autrefois, dans celles de Suisse tout récemment,--il n'hésitait pas +et se préparait à toutes les éventualités. Dans les premiers jours +de janvier 1848, notre ambassadeur à Vienne avait sur ce sujet, +avec M. de Metternich, une conversation que ce dernier résumait en +ces termes, dans une lettre au comte Apponyi: «Après la lecture +des rapports qui venaient de m'arriver de Rome, de Florence et de +Turin, M. de Flahault me dit: «Mais voilà une détestable position +des choses!... Les puissances ne peuvent pas souffrir que le Pape +soit chassé!--Cela ne devrait point être possible, lui dis-je; mais +de quels moyens les cours disposent-elles pour agir comme elles +devraient le faire? L'Autriche est hors d'action; ceux qui ont à se +reprocher le malheur n'ont qu'à réparer le mal qu'ils ont fait.--Il +faut que le Pape adresse une réquisition simultanée à la France et +à l'Autriche.--L'Autriche, repris-je, ne peut se charger seule de +la besogne, car vous arriveriez avec un nouvel Ancône; la France, +si elle agit seule, sera paralysée par l'Angleterre; les deux cours +allant ensemble, le parti libéral, réuni aux radicaux, chassera +M. Guizot, parce qu'il sera accusé de vouloir renouveler avec M. +de Metternich la Sainte-Alliance!--Mais il faut se moquer d'une +attaque pareille; que le Pape s'adresse aux deux cours, et nous +irons!--C'est vous qui le dites; êtes-vous le cabinet français?--Non, +mais le cabinet parlera.--S'il parle, nous verrons ce que nous +aurons à répondre[402].» Ainsi qu'on peut s'en rendre compte, le +diplomate français paraissait beaucoup plus décidé à l'intervention +que le ministre autrichien. M. de Flahault ne se trompait pas sur +les dispositions de son gouvernement. Vers cette époque, le duc de +Broglie, alors à Paris et fort avant dans les confidences de M. +Guizot, écrivait à son fils, premier secrétaire à l'ambassade de +Rome: «Il est évident qu'il en faudra venir à une intervention à Rome +et en Toscane, en supposant que le reste tienne bon. Heureusement, +la violence contre le Pape excitera tout le monde ici, et ceux qui +s'en rendront coupables ne seront pas épousés, du moins tout de +suite, par l'opinion même la plus violente. Heureusement encore, +l'Autriche n'a ni la possibilité ni la volonté d'agir sans nous, +peut-être pas même avec nous, à Rome du moins, et nous tiendrons +la tête du mouvement. Mais, pour cela, il faut que le ministère +reste en place.» Il ajoutait, quelques jours plus tard: «Il y a +des points arrêtés. Ainsi, secourir le Pape s'il demande secours; +intervenir si les Autrichiens interviennent; mais, dans le cas où +les Italiens attaqueraient les Autrichiens, les laisser se battre +sans y prendre part, voilà le plan général. Les circonstances +décideront du reste[403].» En effet, M. Guizot avait obtenu du Roi et +du conseil des ministres des décisions formelles dans ce sens. Des +troupes étaient réunies à Toulon et à Port-Vendres, prêtes à être +embarquées au premier signal; le général Aupick était désigné pour +le commandement de cette expédition éventuelle et avait reçu ses +instructions. Une dépêche, du 27 janvier 1848, informait M. Rossi de +toutes les mesures prises et l'autorisait, s'il le jugeait utile, à +les annoncer au gouvernement pontifical. + +[Note 402: Lettre du 14 janvier 1848. (_Mémoires de M. de +Metternich_, t. VII, p. 555.)] + +[Note 403: Lettres du 16 et du 27 janvier 1848. (_Documents +inédits._)] + + +XII + +Vers la fin du mois de septembre 1847, M. Guizot, après avoir +énuméré tout ce qui l'inquiétait en Italie, concluait en ces termes: +«Cependant, j'espère: à Naples, il y a un roi et une administration; +en Piémont, il y a un roi, un gouvernement et une nation; je crois +que ces deux États tiendront bon[404].» Quelques semaines plus +tard, M. de Metternich exprimait également l'idée que la révolution +pourrait être limitée et contenue, tant qu'elle n'aurait pas gagné +ces deux royaumes[405]. Enfin, au commencement de janvier 1848, M. +Rossi terminait ainsi le récit des scènes de désordre dont Rome +venait d'être le théâtre: «Ce n'est encore qu'une tempête dans un +verre d'eau; Turin et Naples sont les parois du verre; si ces parois +viennent à rompre, tout est à craindre[406].» Le mois de janvier +n'était pas fini, que l'une de ces parois se brisait. + +[Note 404: Lettre du 28 septembre 1847. (_Documents inédits._)] + +[Note 405: Lettre à M. de Ficquelmont, en date du 23 octobre 1847. +(_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 437.)] + +[Note 406: Cité par M. D'HAUSSONVILLE dans son _Histoire de la +politique extérieure du gouvernement de Juillet_, t. II, p. 262.] + +Ferdinand II, qui régnait à Naples depuis 1830, était un pur +autocrate, convaincu de son omnipotence, habitué à imposer en toutes +choses sa volonté; plein de mépris, quoique non sans sollicitude +pour ses sujets; professant que ceux-ci «n'avaient pas besoin de +penser», puisqu'il «se chargeait de leur bien-être»; détesté de la +partie intelligente, remuante et ambitieuse des classes moyennes, +en même temps qu'il jouissait d'une sorte de popularité parmi les +_lazzaroni_; non dépourvu de résolution et de fierté, mais esprit +court, obstiné, avec je ne sais quoi d'un peu rusé et ironique; +portant haut le sentiment de la dignité de sa couronne et prompt à +maintenir l'indépendance de son royaume, soit contre l'Angleterre +quand elle tentait de le violenter, soit contre l'Autriche quand +elle prétendait le protéger. Par son caractère, par ses idées, par +son passé, il était donc porté à voir de mauvais oeil un mouvement +italien où l'autonomie napolitaine risquait d'être absorbée +dans l'idée nationale, et un mouvement libéral qui menaçait son +absolutisme[407]. Quand du Quirinal part le signal des réformes, et +que les gouvernements de Toscane et de Piémont y répondent plus ou +moins, Ferdinand II, plein d'humeur et non sans dédain à l'égard du +nouveau pape, jaloux de Charles-Albert et se méfiant de lui, essaye +de fermer absolument ses États à la contagion des idées nouvelles. +Mais toutes les prohibitions policières sont impuissantes. Vainement +les premières insurrections, éclatées, en septembre 1847, à Messine +et à Reggio, sont-elles assez rudement réprimées, l'agitation va +croissant, surtout en Sicile. Là, les abus de l'administration sont +pires encore qu'en terre ferme, et le mécontentement se complique +d'un vieux sentiment d'indépendance très réfractaire à la prépotence +napolitaine. À la fin de 1847, les choses deviennent si menaçantes, +que le Roi reconnaît la nécessité de faire quelques concessions +aux Siciliens. Il s'y prend mal, et, au milieu de janvier 1848, +Palerme, en pleine révolte, repousse les troupes envoyées pour la +soumettre, et réclame impérieusement l'autonomie de la Sicile avec la +constitution libérale de 1812, autrefois établie sous l'influence de +l'Angleterre. + +[Note 407: Peu de temps après son avènement, ayant reçu de +Louis-Philippe, son oncle, le conseil de faire des concessions à +l'opinion, Ferdinand II avait répondu par cette lettre qui le peint +bien: «Pour m'approcher de la France de Votre Majesté, si elle peut +jamais être un principe, il faudrait renverser la loi fondamentale +qui constitue la base de notre gouvernement, et m'engouffrer dans +cette politique de jacobins pour laquelle mon peuple s'est montré +félon plus d'une fois à la maison de ses rois. La liberté est fatale +à la famille des Bourbons, et moi, je suis décidé à éviter à tout +prix le sort de Louis XVI et de Charles X. Mon peuple obéit à la +force et se courbe; mais malheur s'il se redresse sous les impulsions +de ces rêves qui sont si beaux dans les sermons des philosophes +et impossibles en pratique! Dieu aidant, je donnerai à mon peuple +la prospérité et l'administration honnête à laquelle il a droit; +mais je serai roi, je serai roi seul et toujours... J'avouerai avec +franchise à Votre Majesté qu'en tout ce qui concerne la paix ou le +maintien du système politique en Italie, j'incline aux idées qu'une +vieille expérience a montrées au prince de Metternich efficaces et +salutaires... Nous ne sommes pas de ce siècle. Les Bourbons sont +vieux, et, s'ils voulaient se calquer sur le patron des dynasties +nouvelles, ils seraient ridicules.»] + +Cette même influence se devine dans le mouvement sicilien de 1848. +«Lord Napier et tous ses compatriotes de Naples et de Palerme, écrit +peu après M. Désages, ont été très actifs pour l'insurrection et +la séparation[408].» Les efforts de pacification que fait notre +diplomatie[409] se heurtent à l'action contraire de la diplomatie +britannique. Au plus fort des troubles, le gouvernement napolitain +ayant demandé aux représentants de la France et de l'Angleterre +de se porter médiateurs pour arrêter l'effusion du sang, et notre +chargé d'affaires s'étant montré disposé à accepter cette mission, +le ministre anglais, lord Napier, s'y refuse, à moins que le roi de +Naples ne l'autorise à rendre aux Siciliens la constitution de 1812 +et à leur garantir le droit d'y faire eux-mêmes telles modifications +que bon leur semblerait: «Partez seul, si vous le jugez convenable, +dit-il à son collègue français; seulement, je dois vous prévenir que +le bâtiment qui vous conduira en Sicile portera également des lettres +à nos agents et aux hommes influents du pays, par lesquelles je leur +expliquerai pourquoi je n'ai pas cru devoir partir avec vous. Quant +à m'associer à vous dans cette occasion, croyez-moi, je le regrette, +mais c'est impossible. Partout ailleurs, sur tous les points du +globe, en Chine même, je pourrais peut-être faire ce que vous me +demandez: en Sicile, la France et l'Angleterre ont des intérêts d'un +ordre très différent[410].» Il était évident qu'une Sicile, à demi +ou même complètement séparée de Naples, convenait aux ambitions +méditerranéennes de la politique britannique. + +[Note 408: Lettre à M. de Jarnac, en date du 12 février 1848. +(_Documents inédits._)] + +[Note 409: Le même M. Désages mandait à M. de Jarnac, le 27 janvier +1848: «Nous écrivons à Naples pour prêcher modération pendant la +lutte, clémence et réformes après, si l'insurrection est comprimée.»] + +[Note 410: Cité par M. D'HAUSSONVILLE dans son _Histoire de la +politique extérieure_, t. II, p. 271.] + +L'insurrection de Palerme a naturellement son contre-coup à Naples, +où se produisent des démonstrations menaçantes. Ferdinand, effrayé, +se tourne vers l'Autriche et lui demande jusqu'à quel point il peut +compter sur son aide. M. de Metternich, qui, on le sait, n'était +nullement en mesure et en volonté de se lancer dans une intervention, +assure le roi de Naples de tout son appui moral; mais, quant à un +secours armé, il s'excuse sur l'impossibilité de faire traverser les +États pontificaux par ses troupes, sans l'autorisation du Pape: or, +il sait bien que, dans l'état des esprits, on ne peut pas, à Rome, +lui donner cette autorisation, et en effet le cardinal secrétaire +d'État ne parle de rien moins que de se porter lui-même à la +frontière pour barrer le chemin aux Autrichiens[411]. Laissé à ses +propres forces, Ferdinand sent fléchir son orgueil de prince absolu, +et entre à son tour dans la voie des concessions. S'il y vient le +dernier, il y marche singulièrement vite. Le 18 janvier 1848, un +décret confère des attributions nouvelles et presque représentatives +aux Consultes déjà existantes de Naples et de Sicile; des ministres +distincts sont nommés pour cette dernière portion du royaume. Le 19, +d'autres décrets apportent de grands adoucissements au régime de la +presse et accordent une large amnistie. Mais la population surexcitée +ne se déclare pas satisfaite; le 27 janvier, elle remplit les rues de +Naples, promenant des drapeaux aux trois couleurs italiennes, criant: +Vive Pie IX! et réclamant une constitution. Après quelques velléités +de résistance, la capitulation du Roi est complète. Il renvoie, non +seulement du palais, mais du royaume, son ministre de la police et +son confesseur, particulièrement impopulaires, et prend des ministres +libéraux. Bien plus, le 29 janvier, une proclamation annonce l'octroi +d'une constitution analogue à la charte française. C'est dans Naples +un délire de joie; le Roi étant sorti à cheval, la foule se presse +pour lui baiser les mains. Le 11 février, la constitution est +définitivement promulguée. En quelques jours, Ferdinand, naguère +si réfractaire au mouvement libéral, a de beaucoup dépassé tous les +autres souverains qui n'en sont encore qu'aux réformes civiles, +et qui ont jusqu'ici refusé de donner des constitutions. Est-ce +seulement, chez lui, effet de la peur, ou bien nécessité de lâcher +d'autant plus qu'il a plus imprudemment retenu? Probablement l'un et +l'autre. Peut-être cherche-t-il aussi à jouer une sorte de méchant +tour aux autres gouvernements: une malice de ce genre est assez dans +sa nature. On racontait de lui ce propos: «Ils me poussent, je les +précipiterai.» + +[Note 411: Dépêche du ministre des affaires étrangères de Naples à +son ambassadeur à Vienne, en date du 14 janvier 1848; dépêche de +cet ambassadeur, en date du 17 janvier; dépêche du comte de Ludolf, +ambassadeur d'Autriche à Rome, en date du 23 janvier. (BIANCHI, +_Storia documentata della diplomazia europea in Italia_, t. V, p. 88, +89.)] + +L'impulsion venue de Naples est en effet irrésistible. Dans toute +l'Italie, des manifestations bruyantes ont lieu en l'honneur de la +révolution des Deux-Siciles, et les souverains sont mis en demeure +de suivre l'exemple de Ferdinand II. Si décidé que Charles-Albert +ait été jusqu'alors à ne pas s'engager dans cette voie, il se sent +ébranlé par une telle clameur. Il consulte une sorte de conseil de +conscience sur la valeur de la promesse qu'il a faite autrefois à +M. de Metternich de ne pas changer les bases fondamentales et les +formes organiques de la monarchie; le conseil déclare qu'il n'y a +là rien qui empêche l'octroi de la constitution. Cet avis ne calme +pas entièrement les scrupules du Roi, et c'est l'âme déchirée, au +milieu d'angoisses qui contrastent étrangement avec l'allégresse +de la foule, que, le 8 février, il se décide à publier les bases +d'un Statut selon le type de la charte française. Le grand-duc de +Toscane n'est pas homme à résister quand le roi de Sardaigne cède; +lui aussi promet donc sa constitution, le 11 février, et la promulgue +le 17. Que va faire le Pape, ainsi enveloppé de gouvernements qui +deviennent représentatifs et pressé par son peuple qui lui crie qu'un +Pie IX ne peut refuser ce qu'un Bourbon a accordé? Chez lui, sans +doute, le chef d'État n'est pas habitué à résister longtemps; mais +ici, la conscience du Pontife est en jeu: il doute que le régime +parlementaire soit compatible avec l'intégrité de sa souveraineté +spirituelle. Tout en bénissant, du balcon du Quirinal, la foule +qui réclame la constitution, il lui rappelle tout ce qu'il a fait +déjà et la supplie de ne rien demander qui soit «contraire à la +sainteté de l'Église». Il consent néanmoins à charger une commission +d'examiner quelles institutions pourraient donner satisfaction +au voeu populaire, sans entraver l'exercice du pontificat. L'un +des premiers actes de cette commission est de prendre l'avis de +l'ambassadeur de France, qui, naturellement, en réfère à son +gouvernement[412]. M. Rossi voit les difficultés théoriques +du problème; mais en fait, il constate que «la nécessité d'un +gouvernement représentatif est reconnue, à Rome, par tout le monde». +Parmi ceux qui, autour du Pape, se prononcent le plus hautement dans +ce sens, on remarque beaucoup de personnages naguère très opposés à +toute concession de ce genre. «Ils n'ont pas changé, dit finement +M. Rossi; c'est toujours le même sentiment: ils avaient peur de la +constitution; aujourd'hui, ils ont peur de ceux qui veulent une +constitution.» Est-il besoin d'ajouter que, dans toute la Péninsule, +l'effervescence, provoquée par la question constitutionnelle, amène +un redoublement de manifestations contre l'Autriche? À Turin, dans la +fête organisée en l'honneur du Statut, figurent les délégués milanais +en costume de deuil, et le soir, dans les rues de la ville, circule +un char allégorique sur lequel chaque ville lombarde a sa bannière +brandie par un homme en armure de fer; au sommet, un moine sonne le +tocsin à coups redoublés. + +[Note 412: Lettre de M. Rossi à M. Guizot, en date du 17 février +1848.--La réponse du gouvernement français ne put être donnée avant +la révolution de Février.] + +Le gouvernement français--j'ai déjà eu l'occasion de le +dire--estimait que, pour le moment, les Italiens avaient bien assez +à faire de mener à terme leurs réformes civiles, et il ne désirait +pas qu'ils s'appropriassent trop tôt notre régime parlementaire. +Ce n'est pas qu'il fût indifférent à l'avantage de voir ce régime +s'étendre en Europe et, par suite, accroître le nombre des clients +naturels de la France; mais c'est que rien ne lui paraissait +devoir plus nuire à son patronage libéral que des innovations +prématurées et par suite condamnées à l'insuccès[413]. Néanmoins, +le changement accompli, il ne peut faire mauvais visage à ceux +qui témoignent ainsi le désir de le prendre pour modèle. Il leur +déclare donc «se féliciter des nouveaux gages d'intimité que créera +désormais la similitude des institutions politiques», et promet +de «seconder l'établissement pacifique et régulier» des nouveaux +régimes constitutionnels[414]. Mais, cette politesse faite, il +s'empresse d'y ajouter, «avec une amicale franchise», des conseils +qui trahissent ses inquiétudes. Ainsi indique-t-il, dans une dépêche +à son représentant à Florence, les deux conditions dont dépend, à son +avis, le succès de l'entreprise tentée en Toscane. La première est +que les modérés «se rallient autour du grand-duc,... s'appliquent +à faire sortir des institutions nouvelles un gouvernement fort et +régulier, les défendent énergiquement contre l'invasion des passions +démagogiques, assignent au mouvement un temps d'arrêt et résistent +fermement à ceux qui voudraient le pousser au delà». La seconde est +que «le gouvernement toscan mette toute sa fermeté à assurer le +maintien des traités, à conserver avec les États voisins des rapports +de bonne intelligence, à empêcher que son territoire ne devienne un +foyer de propagande et d'hostilité contre tel ou tel État, enfin +à écarter toute cause, tout prétexte d'intervention extérieure et +toute occasion de guerre[415]». Le gouvernement français n'envoie +pas d'autres conseils à Turin. Louis-Philippe répète volontiers au +marquis Brignole, ambassadeur du gouvernement sarde à Paris, que +le meilleur moyen, pour le Piémont, de rassurer les puissances sur +ses innovations politiques, est de se montrer résolu à contenir le +parti qui pousse à la guerre contre l'Autriche[416]. Se tournant +en même temps vers la cour de Vienne, notre cabinet tâche de lui +faire prendre, sinon en gré, du moins en patience, les constitutions +italiennes[417], et obtient d'elle de nouvelles assurances qu'elle ne +songe toujours pas à intervenir, soit à Naples, soit ailleurs[418]; +il lui offre, du reste, de proclamer, d'accord avec les autres +cabinets, le respect dû à ses droits sur le royaume lombard-vénitien, +lui promet de s'employer à surveiller et à contenir Charles-Albert, +et lui annonce que notre armée est prête, au premier appel, à voler +au secours du Pape[419]. + +[Note 413: À l'heure même où, sans qu'on le sût encore à Paris, +commençait l'éclosion des constitutions italiennes, le 31 janvier +1848, M. Guizot expliquait, à la tribune du Palais-Bourbon, +pourquoi il avait laissé les gouvernements de la Péninsule juges +du degré et de la nature de leurs réformes, sans les pousser à +copier nos institutions politiques. «Je crois, disait-il, que la +France doit avoir constamment l'oeil ouvert sur l'équilibre qui se +déplace, de jour en jour, en Europe, entre les grands systèmes de +gouvernement, entre les gouvernements absolus et les gouvernements +constitutionnels. Je crois que l'établissement d'institutions libres +tourne au profit de la France, de son influence, de sa grandeur: +à une condition cependant, à la condition que ces tentatives-là +réussissent... Savez-vous ce qu'il y a de plus dangereux pour le +régime constitutionnel?... Ce sont les tentatives infructueuses ou +malheureuses. Savez-vous ce qui a le plus nui aux réformes en Italie? +Ce sont les révolutions de 1820 et de 1821, révolutions mal conçues, +venues mal à propos, fondées sur de mauvais principes et fondant des +institutions impraticables... Je n'ai nulle envie de voir recommencer +des tentatives pareilles... Voilà la cause de ma réserve dans les +conseils que je peux être appelé à donner aux États italiens. Quand +ils se sentiront en mesure de fonder des constitutions chez eux, +quand elles seront, en effet, praticables, leur indépendance sera, +je le répète, affirmée, maintenue par nous, aussi bien qu'elle l'est +aujourd'hui pour les réformes purement administratives.»] + +[Note 414: Dépêche de M. Guizot au comte de La Rochefoucauld, +ministre de France à Florence, en date du 21 février 1848.] + +[Note 415: Même dépêche.] + +[Note 416: BIANCHI, _Storia documentata della diplomazia europea in +Italia_, t. V, p. 93 à 95, et p. 434 et 435.] + +[Note 417: _Ibid._] + +[Note 418: Lettre particulière de M. de Flahault à M. Guizot, en date +du 1er février 1848. (_Documents inédits._)] + +[Note 419: Dépêche de M. d'Arnim, ministre de Prusse, à Paris, +en date du 8 février 1848. (HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs, +1830-1848_, t. II, p. 690.)] + +Comme il fallait s'y attendre, cette fois encore, notre action +modératrice est contrariée par la diplomatie britannique. Celle-ci, +bien que convaincue à part soi que les Italiens ne sont pas mûrs +pour le régime parlementaire et l'avouant au besoin, a pressé +ardemment les gouvernements piémontais et toscan de suivre sans +retard l'exemple du roi de Naples[420]. Les constitutions octroyées, +elle prend partout sous son patronage ceux qui veulent en tirer les +conséquences les plus radicales. Ce rôle est particulièrement visible +à Naples, où les concessions royales n'ont pas désarmé l'insurrection +sicilienne, et où l'Angleterre paraît de plus en plus avoir intérêt +à la persistance du conflit et du désordre. Une telle conduite n'est +pas pour rendre plus facile la situation de nos représentants en +Italie. Ceux-ci se sentent impuissants à retenir un mouvement ainsi +protégé, excité, et, sur le théâtre particulier où ils opèrent, la +popularité des agents de lord Palmerston leur semble parfois grandir +aux dépens de la leur. Aussi ne faut-il pas s'étonner de trouver +alors, dans leurs appréciations, une note assez attristée. De Naples, +M. de Bussières mande, vers la fin de février 1848, à M. Guizot, que +l'influence de la France est très diminuée, que les Anglais tiennent +le haut du pavé, parlent en maîtres, font trembler le gouvernement, +ont des agents partout, soudoient la presse, renversent le ministère +suspect de sympathies françaises, pour le remplacer par un ministère +à eux[421]. De Turin, M. de Bacourt, chargé d'affaires de France, +écrit à M. de Barante: «Mon influence ici est absolument nulle; on se +méfie de nous, surtout le gouvernement.» Puis il ajoute: «Le Piémont +est complètement changé de ce que vous l'avez connu. Ce gouvernement +si régulier, cette administration si ordonnée, ce roi si hautain et +si inabordable pour la foule, ce calme si complet qu'il ressemblait, +dit-on, au calme des tombeaux, tout cela n'existe plus. L'agitation +révolutionnaire s'est emparée de tout le monde. Il n'y a plus +d'autorité nulle part, que celle des journaux plus ou moins radicaux +et de la tourbe qui s'agite dans les cafés, dans les auberges, dans +les rues... Les hommes que vous avez connus raisonnables, modérés, +corrigés presque par l'expérience des révolutions, ont, tous ou +à peu près, perdu la tête... Ceux d'entre eux qui ont encore le +pouvoir de réfléchir n'ont pas le courage d'arrêter les autres et +d'affronter l'impopularité en disant qu'on court à la perte. Mon +rôle est ici très difficile, car, si je dis, comme je le fais, que +la France appuiera toutes les réformes légitimes qui ont été faites +par le Roi, mais qu'elle appuiera aussi le maintien des traités, +seule base du maintien de la paix générale, on me répond que je parle +de la France de M. Guizot, mais qu'il y a, derrière lui, derrière +notre gouvernement, derrière le Roi, une France qui ne permettra pas +qu'on écrase l'Italie, si elle tente de chasser les Autrichiens... +Le ministre d'Angleterre joue ici, dans la mesure de son esprit, le +jeu de lord Palmerston; il pousse aux partis extrêmes; c'est lui seul +qu'on écoute de tous les membres du corps diplomatique. Il prend en +main la défense des Lombards persécutés par l'Autriche et accepte les +ovations que les avocats radicaux de Turin lui décernent en l'honneur +des notes diplomatiques adressées par lord Palmerston au prince de +Metternich... Je juge tout très froidement, et c'est pour cela que +je vous affirme que nous sommes ici dans la première phase d'une +révolution[422].» + +[Note 420: Dépêches de M. Abercromby, ministre d'Angleterre à Turin, +en date des 2 et 3 février 1848, et dépêches de lord Palmerston à ses +agents à Turin, Florence, Naples, en date des 11 et 12 février.] + +[Note 421: Lettres des 23, 28 février et 3 mars 1848. (_Documents +inédits._)] + +[Note 422: Février 1848. (_Documents inédits._)] + +Les Italiens faisaient preuve d'un singulier aveuglement, quand +ils refusaient d'écouter nos conseils de sagesse et préféraient +se fier aux flatteries de la diplomatie anglaise. En effet, à +ce moment même, sans qu'ils parussent s'en apercevoir ou s'en +inquiéter, une grave menace s'élevait contre eux en Europe; ils +étaient en train, par leurs imprudences, de s'attirer l'hostilité +de deux grandes puissances, jusqu'alors demeurées spectatrices: +la Prusse et la Russie. Le gouvernement prussien avait été assez +longtemps sympathique au mouvement inauguré par Pie IX, et +s'était d'abord montré peu compatissant pour les embarras de la +politique autrichienne, à laquelle il reprochait volontiers son +«exagération» dans tout ce qui regardait l'Italie; il aimait à +voir dans les réformes du Pape une sorte d'imitation de celles +de Frédéric-Guillaume[423]. «Le prince de Metternich, disait M. +de Canitz au ministre de France, part de ce point qu'il y a une +révolution en Italie; si l'on entend par cette expression une +modification du système suivi jusqu'ici, on pourrait dire aussi +qu'il y a une révolution en Prusse[424].» Mais, au commencement de +1848, le point de vue changea complètement à Berlin. On aperçut dans +l'agitation italienne cette révolution que le roi de Prusse abhorrait +et qu'à ce moment il désirait tant réprimer en Suisse; on y découvrit +aussi une menace contre les traités constitutifs de l'Europe. Dès +lors, on jugea nécessaire de manifester hautement la résolution de +la traiter en ennemie. Dans les premiers jours de février 1848, le +gouvernement prussien fit adresser des représentations à Turin: il +y démentait le bruit, alors répandu en Italie, d'un refroidissement +entre l'Autriche et la Prusse; tout en reconnaissant le droit du +gouvernement sarde de changer ses institutions, il faisait remarquer +que la garantie donnée par l'Europe à l'indépendance des États +italiens avait pour contre-partie l'obligation pour ces États de +remplir leurs devoirs internationaux; que cette garantie était +incompatible avec une attitude de menace et d'agression envers un +pays voisin, et que tel était le caractère du mouvement unitaire, +auquel on semblait, à Turin, donner trop d'encouragement; il +terminait par cette grave déclaration qu'il considérerait comme +s'adressant à lui-même toute attaque dirigée contre l'Autriche, son +alliée[425]. + +[Note 423: Ce rapprochement se présentait à d'autres esprits qui, à +raison de leurs préjugés, ne pouvaient voir qu'un des côtés de la +physionomie du Pape. Le prince Albert écrivait, dans une lettre au +baron Stockmar, le 13 février 1848: «Le Pape est la contre-partie +du roi de Prusse; beaucoup d'élan, des idées politiques à moitié +digérées, peu de perspicacité, avec un esprit très cultivé et très +accessible aux influences extérieures. Leur pierre d'achoppement à +tous les deux, c'est la pensée qu'ils peuvent mettre leurs sujets en +branle et garder ensuite complètement dans leurs mains la direction +et l'extension du mouvement...» (_Le Prince Albert, Extraits de +l'ouvrage de sir Théodore Martin_, par A. CRAVEN, t. I, p. 243.)] + +[Note 424: Correspondance du marquis de Dalmatie avec M. Guizot, en +1847, notamment lettres du 18 août et du 14 octobre. (_Documents +inédits._)] + +[Note 425: Lettres du marquis de Dalmatie à M. Guizot, notamment +celles du 18 et du 19 février 1848. (_Documents inédits._)] + +Derrière la Prusse était la Russie. Nicolas, à la différence +de Frédéric-Guillaume, n'avait jamais vu d'un oeil favorable +le mouvement italien; mais il avait paru d'abord y faire peu +d'attention. Tout au plus, en octobre 1847, s'en était-il occupé +un moment, pour féliciter le roi des Deux-Siciles de la vigueur +avec laquelle il venait de réprimer des insurrections, et de «sa +résolution de faire face avec énergie au débordement du torrent +révolutionnaire[426]». Naples était visiblement le seul point de +la Péninsule où il trouvait un souverain vraiment selon son coeur. +Aussi, grandes sont son émotion et sa colère quand, quelques +mois plus tard, il apprend que ce roi de Naples a été réduit à +capituler devant la révolution. Il sort alors de son immobilité un +peu dédaigneuse et indifférente. Il offre à l'Autriche de mettre +d'urgence à sa disposition l'argent dont elle aurait besoin, sauf à +régulariser plus tard les conditions de cet emprunt; il lui propose +également de se charger de maintenir la Galicie, afin de rendre +disponibles pour l'Italie les troupes qui s'y trouvent[427]. C'est +tout de suite qu'il voudrait voir le cabinet de Vienne agir avec +énergie, et il se plaint amèrement de la timidité de ce cabinet, +de sa «vieillesse», de ses tiraillements intérieurs[428]. Comme +le gouvernement prussien, c'est Turin qu'il juge le point le plus +menaçant en Italie: il invite Charles-Albert à considérer l'Autriche +comme son alliée naturelle, et lui signifie sans réticence que toute +attaque du Piémont contre l'Autriche en Lombardie serait regardée +par la Russie comme un cas de guerre[429]. Ce n'est pas tout; il +s'adresse aussi à lord Palmerston. Le 12-24 février 1848, le comte +Nesselrode envoie au baron Brunnow, représentant de la Russie à +Londres, une longue dépêche sur la situation de l'Italie, qu'il +déclare être «chaque jour plus grave et plus menaçante pour la paix +générale». Il veut bien «ne pas mettre à la charge du gouvernement +anglais tous les faux bruits, toutes les fausses inductions qu'on +a cru pouvoir tirer, en Italie, de son langage et de celui de ses +agents». Mais, ajoute-t-il, «l'idée a fini par s'accréditer que ce +gouvernement appuie de ses désirs les efforts que tenterait l'Italie +pour rejeter au delà des Alpes ce qu'on est convenu d'appeler le +joug autrichien». Cherchant ensuite par quel argument il pourrait +détourner lord Palmerston de la voie où il s'est engagé, il n'en +trouve pas de plus efficace que de faire appel à cette haine jalouse +de la France qui, déjà en 1840, a rapproché les deux cabinets de +Londres et de Saint-Pétersbourg. Sa thèse est curieuse, surtout comme +aveu de la grande situation alors acquise à la France en Europe. «En +favorisant, dit-il, le mouvement constitutionnel sur le continent, +l'Angleterre agit, sans le vouloir, dans l'unique intérêt de la +France, dont les idées démocratiques, par la nature du sol où elles +tombent, ont bien plus d'écho dans les esprits, bien plus d'affinité +avec les moeurs que n'en peuvent avoir les idées anglaises. C'est en +favorisant l'introduction de ces institutions et le triomphe de ces +idées en Espagne et en Grèce, que l'Angleterre y a déjà augmenté la +puissance morale du gouvernement français... Même chose aura lieu +en Italie. D'ici à peu, grâce aux changements qui sont à la veille +de s'y effectuer, comme ils ont déjà eu lieu dans les autres pays, +la France aura conquis par la paix plus que ne lui donnerait la +guerre. Elle se verra, de tous côtés, entourée d'un rempart de petits +États constitutionnels organisés sur le type français, vivant de son +esprit; agissant sous son influence, et si, plus tard, cette France, +non plus celle de Louis-Philippe, mais celle qui lui succédera, quand +le système de compression adopté par ce souverain aura cessé de la +contenir, obéit aux instincts d'ambition qui tendent à la faire +déborder hors de ses limites, le gouvernement anglais regrettera +trop tard d'avoir affaibli d'avance le ressort des résistances qu'on +aurait pu opposer aux Français, paralysé la puissance autrichienne +qui leur servait de contrepoids et miné ainsi par la base le système +défensif fondé autrefois par lui-même, de concert avec l'Europe, au +prix de tant de calamités, de labeurs et de sacrifices.» Le comte +Nesselrode ne s'en tient pas à cet appel aux mauvais sentiments de +lord Palmerston contre la France; il termine par des avertissements +qui sont de véritables menaces et pose un _casus belli_. Il signifie +au cabinet de Londres que «l'Empereur est fermement résolu, en ce +qui concerne l'état de possession assigné aux divers États italiens +par les actes dont il est garant, à ne transiger en rien sur la +marche que lui prescrivent ses devoirs et ses intérêts politiques». +Il indique notamment qu'il n'admettra jamais cette séparation de +la Sicile plus ou moins sourdement poursuivie par la diplomatie +anglaise. Quant à la Lombardie, le chancelier russe s'exprime ainsi: +«L'appui moral de l'Empereur est d'avance acquis à l'Autriche dans +les mesures qu'elle prendra pour s'en conserver la possession; +et si les attaques qu'elle aurait essuyées d'un point quelconque +de l'Italie étaient soutenues du dehors par quelque puissance +étrangère, notre auguste maître n'hésiterait pas à regarder une +pareille agression comme un cas de guerre européenne et à employer +dès lors toutes ses forces disponibles à la défense du gouvernement +autrichien[430].» + +[Note 426: Dépêche du comte Nesselrode à l'ambassadeur russe à +Naples, en date du 18 octobre 1847. (BIANCHI, _Storia documentata +della diplomazia europea in Italia_, t. V, p. 414.)] + +[Note 427: Dépêche chiffrée du marquis de Dalmatie à M. Guizot, en +date du 20 février 1848. (_Documents inédits._)] + +[Note 428: Dépêche de M. Mercier, chargé d'affaires de France à +Saint-Pétersbourg, en date du 3 février 1848, et dépêche du marquis +de Dalmatie, en date du 19 février. (_Documents inédits._)] + +[Note 429: BIANCHI, _Storia documentata, etc._, t. V, p. 96.] + +[Note 430: La dépêche du comte Nesselrode, qui ne fut communiquée +à lord Palmerston que le 7 mars, après la révolution de Février, +se trouve dans les _Parliamentary papers_ distribués aux Chambres +anglaises en 1849.] + +Cette attitude de la Prusse et de la Russie est faite pour relever +un peu l'Autriche du découragement où elle était tombée. M. de +Metternich croit voir approcher, et il s'en réjouit, le moment +où, «l'Italie entrant en révolution flagrante, les puissances ne +pourront pas ne point s'en mêler». «Vous avez dit, écrit-il à M. +de Ficquelmont le 17 février 1848, un mot qui renferme la vérité +tout entière: _Les événements dans le royaume des Deux-Siciles +rompent le tête-à-tête dans lequel l'Autriche s'est trouvée avec +la révolution italienne._ Ce mot, je l'ai adopté, et je m'en suis +emparé dans mes expéditions aux cours... Ne tombons pas d'ici à deux +mois, et bien des choses seront placées autrement qu'elles ne le +sont le 17 février[431]!» Non sans doute que le cabinet de Vienne +se sente ainsi enhardi à sortir de sa réserve et à tenter quelque +démarche offensive: bien au contraire, il continue à protester qu'il +ne songe à rien de semblable; une intervention isolée en Italie, +loin de le séduire, l'effraye, et il déclare qu'en tout cas, il ne +voudrait jamais rien faire, dans ce genre, qu'après concert entre +les puissances et en agissant en leur nom, au lieu d'agir au sien +propre[432]. Seulement, il se sent autorisé à le prendre de plus haut +avec l'Angleterre, et notamment à ne plus subir aussi patiemment +les interrogations soupçonneuses que lord Palmerston a l'habitude +de lui adresser à propos de tous les bruits d'intervention qui +circulent en Italie. À une question de ce genre que le ministre +anglais lui fait poser au cours de février, le chancelier répond +sur un ton fort piqué, et, se portant accusateur à son tour, il +se plaint de la malveillance témoignée dans ces derniers temps à +l'Autriche par le cabinet anglais, et de «l'encouragement donné par +ses organes officiels à la méfiance des gouvernements italiens[433]». +L'irritation contre le chef du _Foreign office_ est alors extrême +à la cour de Vienne. M. de Metternich écrit, le 17 février, à M. +de Ficquelmont: «Je vous envoie ci-joint quelques pièces qui vous +montreront jusqu'où vont les inepties enragées de lord Palmerston. +Si vous comprenez cet homme, vous êtes plus avancé que moi[434].» +Quelques jours plus tard, le 23 février, dans une lettre à son +ambassadeur à Londres, il montre lord Palmerston «à la tête de tous +les mouvements qui tendent à bouleverser l'Europe», et allumant +l'incendie en Espagne, en Grèce, en Suisse et en Italie[435]. + +[Note 431: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 589.] + +[Note 432: Lettre de M. de Metternich à M. de Ficquelmont, en date du +10 février 1848. (_Mémoires de M. de Metternich,_ t. VII, p. 564.) +Lettres du comte de Flahault à M. Guizot, du 1er février 1848; du +marquis de Dalmatie au même, du 18 février; de M. Désages au comte de +Jarnac, du 14 février. (_Documents inédits._)] + +[Note 433: Dépêche de lord Palmerston à lord Ponsonby, en date du 11 +février 1848, et dépêche de M. de Metternich au comte Dietrichstein, +ambassadeur d'Autriche à Londres, en date du 27 février 1848. +(_Parliamentary papers._)] + +[Note 434: _Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 589.] + +[Note 435: Cité dans les Mémoires de Bernard de Meyer, le chef des +catholiques lucernois. (Cf. _Revue générale_ de Bruxelles, octobre +1881.)] + +En même temps qu'il se plaint de lord Palmerston, M. de Metternich +se loue, de plus en plus, de M. Guizot. Malgré quelques griefs de +détail, il déclare que «les dispositions personnelles de ce ministre +sont aussi bonnes qu'elles peuvent l'être sous, l'influence de sa +position[436]»; que «le cabinet français marche aussi bien qu'il peut +aller[437]»; qu'il a «une bonne attitude en Italie[438]». L'appui +qu'il trouve maintenant à Berlin et à Saint-Pétersbourg ne lui fait +pas attacher moins de prix à notre concours. Il demeure convaincu +de l'impossibilité de rien tenter d'efficace sans la France, et, +par suite, comprend la nécessité de se placer sur le terrain où +il peut la rencontrer. Aussi continue-t-il à demander ce qu'on +pense et ce qu'on veut à Paris, afin de régler là-dessus sa propre +conduite[439]. En réalité, dans l'affaire d'Italie, comme dans celle +de Suisse, il est toujours résigné à marcher derrière la France. +Mêmes sentiments en Prusse. Notre crédit est, depuis quelques mois, +singulièrement grandi à la cour de Frédéric-Guillaume. Le marquis +de Dalmatie écrit de Berlin, le 19 février 1848, à M. Guizot: «La +confiance dans le gouvernement du roi Louis-Philippe est absolue. +On l'exprime ici de toutes les façons. À mon retour, on me l'a dit +en termes plus énergiques et, j'ai dû le reconnaître, plus sincères +que jamais[440].» Peu importe, dès lors, ce que la dépêche, citée +tout à l'heure, du comte Nesselrode au baron Brunnow, trahit de +malveillance persistante à notre égard dans le gouvernement russe: +cette malveillance est impuissante; du reste, comme on l'a vu par +cette même dépêche, ce n'est pas à Saint-Pétersbourg qu'on a le +sentiment le moins vif de la grande position que la France s'est +faite en Europe. En somme, M. de Barante peut, dans une lettre +intime, écrite le 31 janvier 1848, caractériser ainsi la situation +respective du cabinet de Paris et des autres cours: «Sans l'agitation +où les radicaux tiennent les esprits, le rôle de la France paraîtrait +ce qu'il est réellement, et l'on remarquerait que ces puissances du +continent, auparavant menaçantes, toujours prêtes à s'unir avec +l'Angleterre contre nous, implorent maintenant notre aide, n'osent +pas intervenir et se tiennent sur la défensive, heureuses de se +concerter avec nous[441].» + +[Note 436: Dépêche à M. de Ficquelmont, en date du 10 février 1848. +(_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 563.)] + +[Note 437: Dépêche au même, en date du 19 février 1848. (_Mémoires de +M. de Metternich_, t. VII, p. 567.)] + +[Note 438: Lettre particulière du comte de Flahault à M. Guizot, en +date du 24 février 1848. (_Documents inédits._)] + +[Note 439: Dépêche de M. de Metternich au comte Apponyi, en date du 6 +février 1848. (_Mémoires de M. de Metternich_, t. VII, p. 563.)] + +[Note 440: _Documents inédits._] + +[Note 441: _Documents inédits._] + +Le gouvernement du roi Louis-Philippe en était là de sa campagne +diplomatique, quand soudainement il sombra dans la tourmente du +24 février. Quelle eût été, sans cela, l'issue de cette campagne? +En présence d'une crise qui devenait, en Italie, chaque jour plus +aiguë, aurait-il pu longtemps encore empêcher les révolutions et +la guerre? Et, si celles-ci avaient fini par éclater malgré lui, +aurait-il trouvé là l'occasion d'une sorte d'arbitrage suprême qui +lui eût définitivement donné le premier rôle en Europe, ou bien son +«juste milieu» se fût-il débattu, impuissant entre les deux parties, +et eût-il été réduit, soit à se laisser annuler, soit à se mettre à +la remorque de l'une ou de l'autre? C'était le secret d'événements +qui n'ont pas eu le temps de se produire. Quoi qu'il en soit, le +dessein de cette politique était honnête, raisonnable et conforme aux +intérêts français. À travers beaucoup d'obstacles, le gouvernement +y était demeuré imperturbablement fidèle; les difficultés, en effet +très graves, rencontrées par lui, étaient imputables, non à ses +propres fautes, mais à celles que d'autres avaient commises malgré +lui. Enfin, si embrouillées que fussent les choses en Italie, à la +fin de février, nous y avions du moins sauvegardé l'essentiel: les +divers gouvernements, quoique entraînés et affaiblis, étaient tous +debout; l'Autriche, bien que menacée, n'avait pas été matériellement +attaquée et s'était abstenue de son côté de prendre l'offensive. +Faut-il ajouter que, si l'on est embarrassé pour préciser quel +bien la monarchie de Juillet, en subsistant, eût pu faire dans la +Péninsule, on ne l'est pas pour mesurer le mal qui, sur ce théâtre, +devait résulter de sa chute? L'Italie, prise de vertige et n'étant +plus retenue par personne, va se précipiter tête baissée dans tous +les périls dont la diplomatie du roi Louis-Philippe a cherché à la +préserver: elle va entreprendre contre les Autrichiens une guerre où +elle sera fatalement écrasée, et son mouvement réformateur se perdra +en un désordre révolutionnaire qui la conduira au meurtre de Rossi, à +la fuite de Pie IX et à la république romaine. + + * * * * * + +J'ai suivi ainsi, l'une après l'autre, chacune des grandes +entreprises qui ont occupé la diplomatie de la monarchie de +Juillet, dans la dernière période de son existence. Sauf en 1831 +ou en 1840, jamais cette diplomatie n'avait été plus agissante et +appliquée à de plus graves objets. M. Guizot, qui s'y donnait tout +entier, parfois un peu au détriment de la politique intérieure, y +avait acquis une rare maîtrise. On a pu en juger par les lettres +particulières dans lesquelles il traitait presque toutes les affaires +et dont je me félicite d'avoir pu donner de nombreux extraits. +On ne saurait dire moins de bien de celles de ses correspondants +quand ils s'appelaient Broglie ou Rossi. C'est un ensemble de +littérature diplomatique vraiment incomparable. Malheureusement, en +racontant ces diverses négociations, l'historien est, chaque fois, +obligé de s'arrêter court devant l'abîme soudainement creusé par +la révolution du 24 février. Je ne me dissimule pas--car je l'ai +éprouvé pour mon compte--ce que cette interruption a de pénible et +d'irritant. On dirait d'un spectacle qu'un accident ferait cesser +brusquement au moment le plus critique du drame, et où, en place +du dénouement curieusement attendu, on n'aurait plus sous les yeux +que des acteurs qui s'enfuient et une scène qui s'effondre. Et +cependant, tout incomplète et mutilée que dût être forcément cette +histoire, elle était trop importante par les questions soulevées, +et surtout trop caractéristique de la direction nouvelle suivie par +le gouvernement du roi Louis-Philippe, de la position acquise par +lui au dehors, pour ne pas être exposée avec détail. L'impression +générale et dernière qui s'en dégage me paraît fort honorable pour +ce gouvernement. Nous venons de le voir, en Europe, jouissant +d'un crédit, occupant une place, exerçant une action qu'on ne lui +avait pas encore connus. Tandis que l'Angleterre était isolée et +discréditée par ses compromissions révolutionnaires, que les petits +États constitutionnels étaient naturellement amenés à faire partie +de notre clientèle, que les vieilles monarchies, désorientées par +le changement de l'esprit public, prenaient confiance dans notre +modération et sentaient le besoin de notre appui, la France, devenue +ouvertement, résolument conservatrice, sans cesser d'être sagement +libérale, se trouvait exercer une sorte d'arbitrage, imposer sa +politique aux autres cours du continent, et avoir la direction des +grandes affaires pendantes. Cela seul, et quelle qu'eût pu être +plus tard l'issue de chacune de ces affaires, était un résultat +considérable. Pour en mesurer l'importance, il suffit de se rappeler +combien longtemps la monarchie de Juillet avait vécu sous la menace +constante d'une nouvelle coalition des puissances continentales, +condamnée à une prudence qui lui interdisait les grandes initiatives, +et fatalement rivée à l'alliance anglaise, alliance excellente en +soi, mais incommode et coûteuse du moment qu'elle était forcée. +Maintenant, elle a définitivement dissous la coalition; elle a +retrouvé le libre choix de ses alliances, et son appui, on pourrait +dire sa protection, est recherchée par ceux qui la traitaient en +suspecte. En un mot, à la veille du 24 février, elle est parvenue +à effacer le tort que lui avait fait, en Europe, la révolution de +1830; elle a reconquis la faculté de faire au dehors de la grande +politique. + + + + +CHAPITRE V + +LE DUC D'AUMALE GOUVERNEUR DE L'ALGÉRIE. + +(1847-1848) + + I. Le duc d'Aumale et le maréchal Bugeaud. Attaques contre la + nomination du prince au gouvernement de l'Algérie. Ses rapports + avec Changarnier, La Moricière et Bedeau. Ce qu'il fait pour + l'administration civile de l'Algérie et pour le gouvernement + des indigènes.--II. Les hostilités éclatent entre l'empereur du + Maroc et Abd el-Kader. L'émir, vaincu, engage les siens à se + soumettre à la France. Après avoir essayé de gagner le désert, + il prend le parti de se rendre à La Moricière. Conditions de + la reddition. Le duc d'Aumale les approuve. Ses entrevues avec + l'émir. Hommage rendu par le duc d'Aumale au maréchal Bugeaud. + L'engagement pris envers Abd el-Kader est critiqué en France. + Attitude du gouvernement en présence de cet engagement. Il + se décide à le ratifier, sauf à obtenir certaines garanties + nécessaires à la sécurité de la colonie. Grand effet produit en + Algérie par la reddition d'Abd el-Kader. Projets du duc d'Aumale. + + +I + +Quand le maréchal Bugeaud avait quitté l'Algérie, le 5 juin 1847, en +annonçant hautement sa démission[442], le gouvernement était décidé +à lui donner le duc d'Aumale pour successeur[443]. Ne voulant pas, +cependant, par ménagement pour le maréchal, paraître trop pressé de +le remplacer, il se borna d'abord à confier l'intérim au général +Bedeau. Ce fut seulement trois mois après, le 11 septembre, que +le _Moniteur_ publia la nomination du prince. Quelques semaines +auparavant, le 3 août, celui-ci avait écrit au maréchal Bugeaud: +«J'ai longtemps espéré que vous consentiriez à reprendre le +gouvernement général. Si tout espoir doit être perdu à cet égard, +si aucune autre combinaison ne paraît acceptable au gouvernement +du Roi, je ne refuserai pas une position éminente où je puis +servir activement mon pays. Je ne me fais aucune illusion sur les +obstacles qui hérissent la question, sur les attaques dont je serai +l'objet, sur les déceptions qui m'attendent; mais j'apporterai à +l'accomplissement de mes devoirs une entière abnégation personnelle +et un dévouement de tous les instants. Je conserverai précieusement +le souvenir de tout ce que je vous ai vu faire d'utile et de grand +sur cette terre d'Afrique, et je ferai tous mes efforts pour suivre +vos traces et y continuer votre oeuvre.» Le maréchal avait répondu: +«Vous avez mesuré les difficultés, vous avez prévu la critique et +même la calomnie, et cependant vous bravez tout cela pour servir la +France et obéir à votre père... Vous voulez, dites-vous, marcher sur +mes traces; moi, je veux que vous les élargissiez, et je serai bien +heureux si vous faites mieux que moi; je ne serai pas le dernier à le +proclamer.» + +[Note 442: Sur les dernières années du gouvernement du maréchal +Bugeaud et sur les causes de sa retraite, voir plus haut, t. VI, ch. +VII.] + +[Note 443: Sur l'origine de cette résolution, voir t. VI, p. 371 et +425.] + +Le duc d'Aumale était nommé gouverneur général au même titre et +avec les mêmes attributions que son prédécesseur. Un moment, +Louis-Philippe avait songé à faire de lui un vice-roi; il y avait +aussitôt renoncé, pour ne pas fournir un prétexte aux attaques de +l'opposition. Ces attaques se produisirent quand même. Dans une +nomination si hautement justifiée par le passé et par les qualités du +prince, comme par les traditions de toutes les monarchies, même des +plus parlementaires, les journaux de gauche affectèrent de voir un +acte de courtisanerie de la part du cabinet et une preuve nouvelle +du dessein attribué à la couronne d'absorber tous les pouvoirs et +d'annihiler l'autorité ministérielle. Comme presque toujours, ces +journaux se trouvaient faire campagne avec les organes de lord +Palmerston. Ceux-ci accueillirent avec de singuliers emportements +une mesure qui avait, à leurs yeux, le tort de manifester notre +résolution de nous installer définitivement en Algérie; ils virent là +une sorte de provocation à l'adresse de l'Angleterre, et déclarèrent +que l'ambition de Louis XIV et de Napoléon ne leur avait jamais rien +fait faire de plus exorbitant. Ainsi attaquée, la nomination du +prince aurait dû être défendue par tous les patriotes: nos opposants +ne parurent pas s'en douter. + +Débarqué à Alger, le 5 octobre, le duc d'Aumale fut reçu avec +enthousiasme. Dans son ordre du jour aux troupes, il rappela +qu'il avait été «appelé déjà cinq fois à l'honneur de servir dans +leurs rangs», et il rendit hommage à «l'illustre chef» auquel +il succédait et «sous les ordres duquel il aurait tant aimé à +se retrouver encore». Il avait eu soin de s'assurer le concours +des plus célèbres «Africains». Il gardait La Moricière à Oran et +Bedeau à Constantine. Il obtenait de Cavaignac, sur le point de +rentrer en France, qu'il demeurât à Tlemcen, où on lui organisait +un commandement divisionnaire. Enfin, il ramenait dans la colonie +le général Changarnier, auquel il donnait la division d'Alger. On +sait à la suite de quelles querelles cet officier de haut mérite, +mais de caractère difficile, avait quitté l'Afrique en 1843[444]; +le ressentiment qu'il en gardait lui avait fait rejeter, à deux +reprises, en 1845 et en 1846, l'offre de revenir sous les ordres du +maréchal Bugeaud; il avait posé sans succès, aux élections de 1846, +une candidature d'opposition; il se morfondait donc, depuis quatre +ans, dans une inaction aussi douloureuse pour lui que fâcheuse pour +le pays, quand le duc d'Aumale lui proposa un commandement, accepté +tout de suite avec reconnaissance. Ce n'était pas le moindre avantage +du nouveau gouverneur général que d'être, par sa situation, étranger +et supérieur aux rivalités jalouses qui divisaient trop souvent +nos généraux et qui, sans lui, eussent rendu impossibles certaines +collaborations. Sa suprématie était facilement acceptée de tous. Il +l'exerçait d'ailleurs avec un tact rare, sachant allier l'autorité +qui appartenait à son rang avec la modestie qui convenait à son âge, +maniant les caractères les plus ombrageux avec une adresse aimable à +laquelle le souvenir des rudesses de son prédécesseur donnait encore +plus de prix, et justifiant chaque jour davantage son élévation par +les qualités dont il faisait preuve. À peine débarqué à Alger, il +eut, pendant huit jours de suite, avec La Moricière, Changarnier et +Bedeau, des conférences où furent examinées toutes les questions +militaires et administratives, intéressant l'avenir de la colonie. +Les trois généraux en sortirent pleins de confiance dans la haute +capacité de leur jeune chef et charmés de sa bonne grâce. Le prince +savait du reste gagner l'estime et l'affection des officiers de +tous rangs, attentif à faire récompenser le mérite partout où il le +découvrait, sans préoccupation de coterie ou de politique, et usant à +l'égard de tous d'un esprit de justice et d'impartialité à laquelle +un républicain, le colonel Charras, devait rendre plus tard, du haut +de la tribune, un hommage reconnaissant. + +[Note 444: Voir plus haut, t. V, ch. V, § XIII.] + +Ce n'était pas de conquête qu'avait le plus à s'occuper le duc +d'Aumale: sur ce point, le principal avait été fait et bien fait par +le maréchal Bugeaud; c'était d'administration et de colonisation. +Le sentiment général était que cette partie de l'oeuvre africaine +avait été jusqu'alors trop négligée, et qu'il était urgent de +s'y appliquer. Cela avait été dit par plusieurs orateurs, avec +l'assentiment visible de la Chambre, dans la discussion des crédits +de l'Algérie, en juin 1847; M. Guizot, tout en essayant de répondre +à ces critiques et de justifier le passé, avait promis de donner +désormais toute son attention à ces problèmes, et, pour assurer +l'exécution de cet engagement, on avait ajouté à la loi des crédits +un article portant qu'il serait rendu compte, dans la session de +1848, de l'organisation de l'administration civile en Algérie. Le +ministre était, du reste, résolu à tenir sa promesse: il écrivait +au duc de Broglie, le 8 juillet 1847: «Je m'occupe sérieusement de +l'Algérie. C'est une de ces affaires qui doivent nécessairement avoir +fait un pas d'ici à la prochaine session.» + +À ce point de vue encore, le duc d'Aumale était bien l'homme de la +situation; grâce à sa qualité de prince qui dominait chez lui celle +de général, il pouvait donner à son gouvernement un caractère +moins exclusivement militaire, sans cependant tomber dans un régime +purement civil qui eût compromis notre autorité sur les Arabes. Il +avait déjà prouvé, pendant son trop court passage à la tête de la +province de Constantine, l'importance qu'il attachait aux questions +d'administration, et il n'y avait pas moins bien réussi que dans les +choses de la guerre. Ses trois principaux lieutenants étaient tout +disposés à le seconder dans cette tâche. La Moricière se piquait, +depuis longtemps, d'idées libérales et avait à ce sujet rompu plus +d'une lance avec Bugeaud; tout heureux de se voir désormais mieux +compris, il envoyait force plans au nouveau gouverneur, qui les +recevait volontiers, tout en se réservant de décider par lui-même. +Le général Bedeau était frappé des défauts de l'administration +civile et du tort ainsi fait «à la colonisation et aux intérêts +européens en Afrique». «Cette administration, disait-il, telle +qu'on l'a constituée, est indubitablement le principal obstacle au +progrès des affaires; dans l'état actuel, il y a abus d'attributions, +multiplicité inutile de hiérarchie et de centralisation, emploi +beaucoup trop nombreux de personnel, et, malgré cela, lenteur extrême +d'expédition.» Enfin, le général Changarnier, lui aussi, tenait à +ce qu'on ne le classât pas parmi ceux pour lesquels «il n'y avait +pas dans la vie autre chose que des fusils et des soldats»; il +reconnaissait que «désormais la grande affaire était la colonisation». + +Avant même de débarquer en Algérie, le nouveau gouverneur s'y fit +précéder par deux ordonnances royales, destinées à donner, sur +deux points importants, satisfaction aux voeux de l'opinion. La +première, datée du 1er septembre 1847, réorganisait complètement +l'administration civile de l'Algérie, de façon à lui donner plus de +simplicité, de promptitude, d'unité et, par suite, d'efficacité: aux +trois grandes directions rivales qui, à Alger, s'entravaient l'une +l'autre, on substituait une seule direction générale des affaires +civiles, flanquée d'un conseil supérieur, et ne relevant que du +gouverneur général, qui, de son côté, correspondait avec le ministre +de la guerre; dans chacune des trois provinces, l'administration +était également concentrée aux mains d'un directeur des affaires +civiles, sorte de préfet, préparant le travail du commandant de la +province pour tout ce qui concernait les affaires administratives, +même en territoire militaire, et assisté d'un conseil qui +avait quelque ressemblance avec nos conseils de préfecture; la +centralisation était notablement diminuée, et la décision de beaucoup +d'affaires se trouvait reportée soit de Paris à Alger, soit d'Alger +au chef-lieu de la province. La seconde ordonnance, datée du 28 +septembre, fondait le régime municipal en Algérie. Dans le rapport +fait au nom de la commission des crédits, M. de Tocqueville avait +insisté sur la nécessité de cette réforme. Le duc d'Aumale en avait +préparé les bases avec le général de La Moricière; puis, M. Vivien, +fort habile rédacteur en ces matières, lui avait donné sa forme +définitive. C'étaient à peu près l'organisation et les attributions +des municipalités françaises, sauf qu'on n'avait pas jugé possible +d'introduire, dès le début, le principe électif. Cette mesure, +l'une des plus fécondes que l'on pût prendre, fut accueillie avec +grande satisfaction en Algérie. Elle devait survivre, au moins dans +ses principales dispositions, à beaucoup de transformations et de +bouleversements. En 1873, un député algérien, d'opinion avancée, +disait à M. le duc d'Aumale que, de toutes les institutions du passé, +l'ordonnance du 28 septembre 1847 était restée la plus chère aux +Français d'Afrique. + +Pendant les quelques mois de son gouvernement, le prince résolut ou +aborda beaucoup d'autres questions: réorganisation des tribunaux +de commerce avec élection de leurs magistrats; création d'un +comptoir de la Banque de France à Alger; développement des voies +de communication; fixation définitive des plans du port d'Alger +et activité imprimée aux travaux; construction de postes et de +batteries pour la défense des côtes, etc... Soucieux de développer +la colonisation, le gouverneur faisait étudier dans chaque province +la détermination des zones où les Européens pourraient s'établir; il +cherchait à simplifier la procédure des concessions et des mises en +possession. Il assurait aux colons un débouché pour leurs récoltes, +en interdisant à l'intendance d'acheter au dehors, comme elle l'avait +fait souvent, la subsistance des troupes. Il pensait surtout que le +meilleur moyen de seconder cette colonisation et de lui procurer +les terrains nécessaires, était de débrouiller les questions fort +obscures ayant trait à l'assiette de la propriété arabe et d'arriver, +sans violence, sans spoliation, au cantonnement graduel des tribus; +des études étaient faites dans ce sens. La sollicitude que le +prince témoignait à la population civile ne lui faisait pourtant +pas négliger les Arabes. Sa politique à leur égard était équitable, +bienveillante, respectueuse des droits acquis et des moeurs, mais +elle tendait à les fixer au sol, à affaiblir parmi eux la grande +féodalité, trop souvent tyrannique pour les populations et hostile à +la France. Tout en maintenant l'excellente institution des bureaux +arabes, il soumettait les indigènes, en matière criminelle, à la +juridiction des tribunaux français. Comme bienvenue, il leur apporta +une amnistie qui rendit la liberté à beaucoup de prisonniers détenus +en France. Plusieurs tribus émigrées furent rapatriées et installées +sur des territoires désignés à cet effet. Un projet fut préparé, +de concert avec La Moricière, pour l'organisation de l'instruction +publique musulmane. Le duc d'Aumale apportait ainsi, dans tous les +ordres de questions, une activité intelligente qui ne pouvait sans +doute se flatter de résoudre instantanément tous les problèmes, +mais dont on devait, avec le temps, recueillir les fruits. «Amis +et ennemis, lui écrivait M. Guizot, sont unanimes à reconnaître +l'heureuse impulsion que vous avez donnée à toutes choses.» + + +II + +Si occupé qu'il fût des affaires administratives, le duc d'Aumale +ne pouvait perdre de vue Abd el-Kader, réfugié avec sa deïra, dans +le Maroc, à peu de distance de notre territoire[445]. La prise +d'armes de 1845 nous avait appris tout ce qu'on pouvait craindre de +cet indomptable ennemi. Si dénué qu'il fût, tant qu'il demeurait +libre, une menace planait sur la colonie. Le gouverneur faisait donc +surveiller la frontière, tandis que notre diplomatie agissait sur +l'empereur Abd er-Raman. Celui-ci commençait à comprendre que l'émir +était plus menaçant encore pour lui que pour la France, et qu'il +travaillait à se créer un État indépendant aux dépens du Maroc. Les +Kabyles du Rif, voisins de la deïra, s'étant plaints à Fez d'avoir +été razziés par Abd el-Kader, l'empereur envoya au caïd de cette +région un renfort de cavaliers et l'ordre de s'emparer de l'émir. +Celui-ci répondit en surprenant de nuit le camp des Marocains et en +tuant le caïd. Ce coup d'audace irrita fort Abd er-Raman. «Tout ce +que tu nous as prédit est arrivé, mandait-il à notre consul général; +tu connaissais mieux que nous les ruses diaboliques d'Abd el-Kader; +il ne lui reste plus que la vengeance céleste à attendre, et c'est +à nous de faire disparaître de ce monde la trace même de ses pas.» +Les marabouts qui cherchèrent à s'interposer en faveur de l'émir +furent fort mal reçus du sultan. «Ce n'est point un vrai musulman, +disait ce dernier, celui qui, après avoir demandé l'hospitalité, +cherche à trahir son hôte!... C'est un rebelle qui trace une ligne +de feu et de sang partout où il passe. Je ne veux rien entendre de +lui... L'un de nous deux doit commander dans l'empire, et Dieu va +décider entre nous.» Vers cette même époque, en septembre 1847, une +partie de la tribu algérienne des Beni-Amer, émigrée récemment dans +l'intérieur du Maroc, ayant voulu rejoindre la deïra, l'empereur la +fit poursuivre et impitoyablement massacrer. Abd el-Kader, venu à sa +rencontre, ne put qu'être témoin de cette extermination et s'échappa +lui-même avec peine. Commençant un peu tard à se rendre compte qu'il +avait trop bravé le souverain du Maroc, il essaya de l'apaiser et +d'entrer en négociation. Ce fut sans succès. Son envoyé fut retenu +prisonnier. L'armée destinée à le combattre grossissait chaque +jour; le fils de l'empereur venait en prendre le commandement, et, +au commencement de décembre, elle comptait, dit-on, près de vingt +mille cavaliers, auxquels devaient s'ajouter un nombre à peu près +égal de Kabyles du Rif. Enfin,--et ce n'était pas le coup le moins +redoutable,--l'émir était solennellement frappé par le sultan d'une +sorte d'excommunication religieuse. + +[Note 445: Pour le récit qui va suivre, je me suis servi +principalement des _Souvenirs_ toujours si exacts du général DE +MARTIMPREY, et du remarquable ouvrage de M. Camille ROUSSET sur la +_Conquête de l'Algérie_. J'ai aussi consulté la _Vie du général de La +Moricière_, par M. KELLER.] + +Cette crise nous intéressait trop pour échapper à la vigilance du duc +d'Aumale et de ses lieutenants. Ils eurent d'abord quelque peine à +croire à l'énergie d'Abd er-Raman; mais quand ils le virent se mettre +sérieusement en mouvement, ils prirent de leur côté les précautions +nécessaires. La Moricière, vers la fin de novembre, se rapprocha de +la frontière avec un corps de cinq à six mille hommes, et s'y tint +sur le qui-vive, prêt à marcher à la première alerte. + +La situation d'Abd el-Kader devenait singulièrement critique. Aux +quarante mille hommes rassemblés pour l'attaquer, il n'a à opposer +qu'une poignée de combattants. Ses réguliers, vétérans de toutes ses +guerres, sont à peine mille à douze cents, admirables, il est vrai, +de bravoure et de dévouement. Les cinq à six cents tentes de sa +deïra contiennent surtout des femmes, des enfants, des vieillards, +des esclaves; il peut cependant en tirer encore mille à quinze cents +combattants de moindre valeur. Il n'a guère plus de huit jours de +vivres. Malgré tout, jamais si hardi que dans les cas désespérés, +il décide de prendre l'offensive. Ses ennemis, d'ailleurs, en dépit +de leur immense supériorité, semblent hésiter à l'aborder, comme +des chiens poltrons autour d'un redoutable sanglier. Son plan est +de surprendre de nuit les camps marocains qui, au nombre de quatre, +occupent les hauteurs, de courir droit à la tente du fils de +l'empereur et de s'emparer de sa personne; une fois en possession +d'un tel otage, il pourra traiter avantageusement. L'attaque a lieu +dans la nuit du 10 au 11 décembre. Mais le secret en a été livré +aux Marocains, qui sont sur leurs gardes. Les assaillants trouvent +le premier camp désert. Ils se jettent sur le second; le fils de +l'empereur n'y est pas. Bientôt le jour commence à paraître. Épuisés, +accablés par le nombre, décimés par le feu de l'ennemi, les réguliers +sont obligés de battre en retraite, en laissant sur le terrain la +moitié de leur effectif. Cet insuccès ne laisse plus aucun espoir à +Abd el-Kader. Acculé à la mer et à la Moulouïa, petite rivière au +delà de laquelle est la frontière algérienne, serré de plus en plus +près par la masse des Marocains, voyant les défections se produire +dans ses rangs et jusque parmi ses frères, il n'a plus d'autre +ressource, pour sauver du massacre la deïra où il a des êtres très +chers, sa mère, sa femme, ses enfants, que de la faire passer sur le +territoire français. Dans la nuit du 20 au 21 décembre, commence la +traversée du gué de la Moulouïa. Au lever du soleil, les Marocains +paraissent sur les hauteurs: il faut livrer un dernier combat pour +couvrir la retraite de la deïra. Les réguliers se dévouent. Abd +el-Kader est au milieu d'eux, la tête, la poitrine et les pieds nus, +brave entre les plus braves, cherchant la mort sans la trouver; +ses vêtements sont criblés de balles, et il a trois chevaux tués +sous lui. À la fin de la journée, un tiers de ses combattants a +succombé, mais le but est atteint; la deïra touche le sol algérien. +L'émir conseille alors à ses soldats de se disperser et d'aller +faire leur soumission aux Français. Les survivants des réguliers, en +haillons, noirs de poudre, exténués, décharnés, la plupart criblés +de blessures, mais d'allure encore superbe, se dirigent les uns +vers la ville de Nemours, les autres vers le camp de La Moricière. +Abd el-Kader ne les suit pas. Accompagné de quelques cavaliers, il +s'éloigne vers le sud. Espère-t-il gagner le désert et y tenter +encore une fois la fortune? Ou bien n'est-ce pas plutôt le souvenir +des prisonniers français odieusement massacrés par son ordre, presque +au même endroit où il vient de livrer son dernier combat, qui pèse +sur lui et le fait hésiter à se fier à la générosité française? + +De la frontière strictement gardée, La Moricière suit tous ces +événements. L'important est de mettre la main sur Abd el-Kader. Avec +son coup d'oeil habituel et sa connaissance des lieux, le général +devine que l'émir devra passer par le col de Kerbous, voisin de la +frontière. Sans perdre une minute, il y envoie un détachement de +spahis, et lui-même se met en route, au milieu de la nuit, avec le +gros de ses troupes. Il a vu juste. Au bout de peu de temps, on +entend quelques coups de feu: c'est Abd el-Kader qui essaye de forcer +le passage. Le trouvant gardé, il se décide enfin à suivre le parti +que sa mère et sa femme l'ont supplié de prendre, et à se livrer aux +Français. Ne pouvant écrire à cause de la nuit noire et du mauvais +temps, il envoie à La Moricière l'empreinte de son cachet sur un +papier tout mouillé par la pluie. Le général lui fait porter, avec +la promesse de L'_aman_, son propre sabre comme gage de sa parole. +Le jour venu, l'émir écrit à La Moricière: «...J'ai reçu le cachet +et le sabre que tu m'as fait remettre comme signe que tu avais reçu +le blanc-seing que je t'avais envoyé... Cette réponse de ta part +m'a causé de la joie et du contentement. Cependant, je désire que +tu m'envoies une parole française qui ne puisse être ni diminuée ni +changée, et qui me garantira que vous me ferez transporter, soit à +Alexandrie, soit à Akka (Saint-Jean d'Acre), mais pas autre part. +Veuille m'écrire à ce sujet d'une façon positive...» Le général +estime qu'avant tout il ne faut pas laisser échapper l'occasion, +vainement cherchée pendant tant d'années, de délivrer notre colonie +de son plus redoutable ennemi; il a trop l'expérience du pays et de +l'homme pour être sûr de s'emparer de ce dernier s'il veut gagner +le désert; aussi n'hésite-t-il pas à prendre sur lui d'accepter les +conditions de l'émir. «J'ai reçu ta lettre, lui répond-il, et je l'ai +comprise. J'ai l'ordre du fils de notre Roi de t'accorder l'_aman_ +que tu m'as demandé et de t'accorder le passage de Djemnia-Ghazaouet +à Alexandrie ou à Akka; on ne te conduira pas autre part. Viens, +comme il te conviendra, soit de jour, soit de nuit. Ne doute pas de +cette parole: elle est positive. Notre souverain sera généreux envers +toi et les tiens...» + +Le lendemain,--c'était le 23 décembre,--Abd el-Kader vient se livrer +aux Français, sur le plateau même de Sidi-Brahim où, deux ans +auparavant, il a exterminé la petite troupe du colonel de Montagnac: +le marabout est là avec ses murs encore tachés de sang, et les +ossements jonchent le sol. L'émir croyait rencontrer La Moricière; +mais celui-ci étant occupé ailleurs à pourvoir au sort des nombreux +fugitifs, il est reçu par le colonel de Montauban. Après avoir salué +gravement la cavalerie française, il pousse jusqu'à Nemours, où il +rejoint enfin La Moricière; celui-ci y arrivait sans autre escorte +que quelques-uns des réguliers qui s'étaient rendus à lui la veille. +Abd el-Kader remet son yatagan au général, «le seul homme, dit-il, +entre les mains duquel il a pu se résoudre à consommer le sacrifice +suprême de son abdication». + +Quelques heures auparavant, dans cette même petite ville de Nemours, +débarquait le duc d'Aumale qui était parti d'Alger le 18 décembre, +sur les pressantes instances de La Moricière, mais qui avait été +retardé par le mauvais état de la mer. Le commandant de la province +d'Oran lui rend aussitôt compte de tout ce qu'il a fait. Après +quelques instants de réflexion, le prince donne son approbation +entière, et déclare au général, qui l'en remercie avec émotion, +qu'il ratifie les engagements pris et en assume la responsabilité. +Le soir, Abd el-Kader, conduit par La Moricière, vient rendre +visite au gouverneur. «Tu devais, depuis longtemps, désirer ce +qui arrive aujourd'hui, lui dit-il; l'événement s'est accompli à +l'heure que Dieu avait marquée.» Le prince confirme alors à l'émir +la promesse qui lui a été faite de le conduire à Saint-Jean d'Acre +ou à Alexandrie; toutefois il ajoute: «Il sera ainsi fait, s'il +plaît à Dieu; mais il faut l'approbation du Roi et des ministres, +qui seuls peuvent décider sur l'exécution de ce qui est convenu +entre nous trois; quant à moi, je ne puis que rendre compte de ce +qui s'est passé, et t'envoyer en France pour y attendre les ordres +du Roi.»--«Que la volonté de Dieu soit faite, répond l'émir; je me +confie à toi.» Le prince prévient en outre Abd el-Kader, qui paraît +le comprendre, qu'on ne pourra pas l'envoyer tout de suite en Orient, +et que le gouvernement devra préalablement se concerter avec la +Porte. La conversation se prolonge pendant quelques instants: on +parle du passé, particulièrement de la prise de la Smala. À la fin +de la visite, le duc d'Aumale rappelle à l'émir, qui eût bien voulu +l'oublier, qu'il doit lui amener un cheval en signe de soumission. En +rentrant dans sa tente, Abd el-Kader, jusque-là si stoïque, ne peut +s'empêcher de pleurer: toute la nuit, il demeure sans sommeil, secoué +par ses sanglots. + +Le lendemain matin, l'âme brisée, mais résignée, l'émir monte la +dernière jument qui lui reste et qui, comme lui-même, est blessée; +puis il s'avance, suivi de quelques serviteurs, vers le logement +du gouverneur. À une certaine distance, il met pied à terre, et, +conduisant le cheval par la bride, il s'approche du duc d'Aumale qui +est entouré de son état-major. «Je t'offre ce cheval, lui dit-il, +le dernier que j'aie monté; c'est un témoignage de ma gratitude, +et je désire qu'il te porte bonheur.»--«Je l'accepte, répond le +prince, comme un hommage rendu à la France dont la protection te +couvrira désormais, et comme signe de l'oubli du passé.» Les nombreux +indigènes, témoins de cette scène, ne cachent pas leur émotion. Abd +el-Kader retourne ensuite à pied à sa tente. Dans l'après-midi, il +s'embarque, avec le gouverneur, sur un bâtiment à vapeur qui le +conduit à Mers el-Kébir, le port d'Oran. Là, il est transbordé sur +une frégate qui fait immédiatement route pour Toulon. Pendant ce +temps, un _Te Deum_ solennel d'actions de grâces était chanté dans +la principale église d'Oran, en présence du prince, du général de La +Moricière et de toutes les autorités. + +Dans la joie d'un succès qui marquait si heureusement les débuts de +son gouvernement, le jeune prince eut le bon goût de ne pas oublier +le vieux guerrier qui, après avoir été si longtemps à la peine, ne +se trouvait pas être à l'honneur; il écrivit au maréchal Bugeaud: +«Les événements du Maroc et la vie politique d'Abd el-Kader ont eu +le dénouement que vous prévoyiez et que je n'osais espérer. Lorsque +le grand fait s'est accompli, votre nom a été dans tous les coeurs. +Chacun s'est rappelé avec reconnaissance que c'est vous qui aviez +mis fin à la lutte, que c'est l'excellente direction que vous aviez +donnée à la guerre et à toutes les affaires d'Algérie qui a amené +la ruine morale et matérielle d'Abd el-Kader.» Visiblement touché +au coeur, le maréchal répondit: «J'étais certain d'avance que vous +pensiez ce que vous m'écrivez sur la chute d'Abd el-Kader. Vous avez +l'esprit trop juste pour ne pas apprécier les véritables causes de +cet événement, et l'âme trop élevée pour ne pas rendre justice à +chacun. Comme tous les hommes capables de faire les grandes choses, +vous ne voulez que votre juste part de gloire, et, au besoin, +vous en céderiez un peu aux autres. Dans cette circonstance, mon +prince, vous m'avez beaucoup honoré, mais vous vous êtes honoré bien +davantage.» Sous la même inspiration, le duc d'Aumale envoyait à +Mme de La Moricière le yatagan que le général, son mari, avait reçu +d'Abd el-Kader lors de sa soumission, et qu'il avait ensuite remis au +gouverneur, et il faisait présent au général Changarnier du pistolet +que l'émir avait laissé à l'arçon de sa selle en amenant le cheval de +soumission. Le prince tenait évidemment à bien marquer ce qui était +dû, dans le bonheur présent, aux efforts passés. C'était d'un coeur +délicat et d'une politique habile. + +Il semble qu'un événement aussi heureux, aussi décisif pour l'avenir +de notre domination algérienne, eût dû causer en France une +satisfaction sans mélange. Mais il fallait compter avec un esprit +d'opposition alors trop surexcité pour laisser juger des choses au +seul point de vue patriotique. C'était ainsi qu'à la veille de la +révolution de 1830, les libéraux de ce temps, loin d'applaudir à +la prise d'Alger, avaient vu avec déplaisir un succès qui pouvait +servir au gouvernement et s'étaient efforcés d'en obscurcir l'éclat. +Aussitôt la nouvelle de la reddition d'Abd el-Kader arrivée à Paris, +dans les premiers jours de janvier 1848, les journaux de gauche +affectèrent d'en réduire la portée et d'y voir un pur hasard dont le +gouvernement n'était pas fondé à se faire honneur. Cherchant où faire +porter leur critique, ils s'attaquèrent à l'engagement contracté +envers l'émir, feignant de croire qu'il eût été facile de s'emparer +de sa personne sans souscrire aucune condition. Ils s'en prenaient +moins à La Moricière, chez lequel ils ménageaient un député siégeant +sur les bancs de l'opposition, qu'au duc d'Aumale. À les entendre, le +général n'avait pas eu, dans la chaleur et la rapidité de l'action, +le loisir de beaucoup réfléchir; il appartenait au gouverneur de +décider avec plus de maturité et de liberté d'esprit. L'approbation +que ce dernier avait donnée était présentée comme un acte de légèreté +imputable à sa jeunesse; si elle eût été refusée, les mêmes journaux +eussent montré là, sans doute, une malveillance jalouse. Cette +campagne tendait à mettre le ministère en demeure de désavouer le +prince, ou, s'il s'y refusait, à l'accuser une fois de plus de +courtisanerie. + +Le duc d'Aumale avait prévu ces attaques. Quand, après avoir entendu +le rapport du général de La Moricière, il s'était décidé à ratifier +l'engagement pris, le général Cavaignac, présent à l'entretien, lui +avait dit: «Vous serez attaqués, très vivement attaqués, soyez-en +sûrs, vous surtout, prince. Plus le succès est grand, plus on +s'efforcera de l'amoindrir et même de le retourner contre vous.» +Cette perspective n'avait pas ébranlé un moment le gouverneur dans +sa résolution de couvrir entièrement son lieutenant. «Eh bien, +avait-il répondu en riant à Cavaignac, le général de La Moricière est +député de la gauche, et vous n'êtes pas, je crois, sans avoir encore +quelques amis dans le parti républicain: à vous deux de parer.» La +Moricière était sans doute sous l'impression de l'avertissement donné +par Cavaignac, quand, dans cette même journée du 24 décembre, il +écrivait à sa femme: «Nous n'étions pas sûrs de prendre l'émir; il +a proposé de se soumettre, j'ai accepté, le voilà entre nos mains. +Plus ce résultat est important, plus on va chercher à le diminuer ou +à le décrier. Ainsi sont les hommes. Attendez-vous donc à m'entendre +attaqué en cette occasion. Je vous en préviens, pour que vous ne +vous en étonniez pas.» Du reste, une fois rentré en France, le +commandant d'Oran profita de sa position de député pour justifier sa +conduite du haut de la tribune; il expliqua comment Abd el-Kader eût +pu s'échapper, et à ceux qui disaient qu'il eût mieux valu courir +cette chance et que l'émir était moins dangereux dans le désert qu'à +Alexandrie, il ripostait vivement: «Si telle est votre opinion, rien +n'est plus facile que de le remettre au désert: vous n'avez qu'un mot +à dire; les chemins sont ouverts, et, si vous lui offrez la liberté, +votre prisonnier ne la refusera pas.» + +Tout en laissant à La Moricière le soin de «parer» les coups de +l'opposition, le duc d'Aumale ne négligeait pas, de son côté, d'agir +auprès du gouvernement pour prévenir un désaveu qui eût été bien +autrement grave que toutes les criailleries de journaux. Dès le +24 décembre, il adressait à M. Guizot une dépêche où, après avoir +fait connaître l'engagement pris envers l'émir par La Moricière, il +exprimait le voeu qu'on n'en fît pas attendre longtemps l'exécution: +«Sans cette condition, ajoutait-il, il était fort possible qu'un +homme seul, résolu, entouré d'une poignée de cavaliers fidèles, +parvînt à nous échapper et à gagner les tribus qui lui sont encore +dévouées dans le Sud, où il nous eût suscité de grands embarras. Je +ne pense pas qu'il soit possible de manquer à la parole donnée par +cet officier général.» Le 1er janvier 1848, le ministre de la guerre +répondait au duc d'Aumale: «Vous avez ratifié les promesses faites +par le général de La Moricière, et la volonté du Roi est qu'elles +soient exécutées. Le cabinet s'occupe des mesures propres à prévenir +les embarras éventuels qui pourraient naître, dans l'avenir, du +caractère aventureux et perfide de l'émir.» Cette dernière réserve +était justifiée: il eût été imprudent de débarquer purement et +simplement Abd el-Kader dans quelque port du Levant, sans prendre +aucune mesure pour l'empêcher de travailler de là contre nous ou +même de revenir nous faire la guerre en Algérie. L'attention du +gouvernement était d'autant plus en éveil sur ce danger, que l'émir, +causant avec le colonel Daumas qui était venu le voir à Toulon, avait +émis la prétention, dont il n'avait pas été question lors de sa +reddition, d'aller s'établir à la Mecque, loin de toute surveillance +française et au foyer le plus ardent du fanatisme musulman. Le +ministère n'admettait l'idée de conduire Abd el-Kader à Alexandrie +que s'il devait y être en quelque sorte interné et tenu dans +l'impossibilité de nous nuire. + +Tant qu'il se préoccupait seulement d'obtenir ces garanties, le +gouvernement ne manquait pas aux promesses faites par le duc +d'Aumale. Mais y avait-il chez lui quelque autre arrière-pensée? +Songeait-il à désavouer ces promesses? On avait remarqué qu'à peine +arrivé à Toulon, Abd el-Kader, au lieu d'être gardé au lazaret, avait +été enfermé comme un prisonnier au fort Lamalgue. Le 3 janvier, lors +de la nomination de la commission de l'adresse, M. Léon Faucher ayant +critiqué, dans son bureau, l'engagement contracté et ayant sommé le +ministère de dire s'il le prenait à son compte, M. Guizot répondit +qu'il réservait son opinion, qu'il n'avait pas arrêté encore de +parti, et que la publication faite, dans le _Moniteur_, du rapport +du gouverneur général n'impliquait pas ratification. Deux semaines +après, le 17 janvier, à la Chambre des pairs, le président du +conseil, tout en exprimant l'espoir d'arriver à concilier le maintien +des paroles données avec ce qu'exigeait la sécurité de l'Algérie, +insistait d'une façon significative sur ce «qu'il n'appartenait pas +à un général, à un général en chef, même à un prince, d'engager +politiquement, sans retour, sans examen, le gouvernement du Roi»; +il ajoutait que, «dans la question qui lui était soumise, le +gouvernement conservait et entendait conserver la pleine liberté de +son examen et de sa décision». Le lendemain, le _Journal des Débats_ +développait, dans un grand article, une thèse semblable. Enfin, vers +la même époque, on tâchait, sans succès, il est vrai, par l'entremise +du colonel Daumas, d'amener l'émir à demander de lui-même à rester en +France. + +Tout cela indiquait évidemment chez les ministres une méfiance, après +tout assez justifiée par le passé, de ce que chercherait à faire +Abd el-Kader une fois hors de nos mains; ils eussent été heureux de +pouvoir honorablement échapper à l'exécution de l'engagement pris; +mais, d'autre part, ils n'oubliaient pas que cet engagement avait +seul permis de s'emparer de la personne de l'émir, et que, en dépit +de toutes les thèses sur le droit de ratification, l'honneur de la +France était engagé dans une certaine mesure. D'Alger, d'ailleurs, le +duc d'Aumale ne manquait pas de faire valoir avec beaucoup de force +ces considérations, et il déclarait sa volonté très nette de donner +sa démission s'il était désavoué. Est-ce l'effet de cette menace? +toujours est-il que les déclarations faites, le 5 février, par M. +Guizot, à la Chambre des députés, différaient notablement de son +langage à la Chambre des pairs. Il y annonçait que «le gouvernement +se proposait de tenir la parole donnée» et d'envoyer l'émir à +Alexandrie; il ajoutait qu'une négociation était ouverte pour obtenir +du pacha d'Égypte les garanties de surveillance nécessaires à notre +sécurité. Le 22 février, à la veille même de la révolution, le Roi, +causant avec M. Horace Vernet qui allait faire le portrait de l'émir, +le chargeait de donner à ce dernier toute assurance pour la prochaine +réalisation des promesses faites par le duc d'Aumale. On le voit, +le gouvernement avait, plus ou moins à regret, pris son parti de +ratifier ce qui avait été fait. Si donc Abd el-Kader a été, pendant +quatre ans encore, retenu prisonnier en France, c'est le fait de la +république, non de la monarchie de Juillet. La république a-t-elle +cru trouver, dans l'ébranlement général causé par la révolution, des +raisons nouvelles qui l'autorisaient à prendre cette mesure? Ce n'est +pas le lieu d'examiner cette question. Remarquons seulement que le +pouvoir a été alors occupé, pendant un certain temps, par les hommes +qui devaient attacher le plus d'importance à observer la parole +donnée, par les généraux de La Moricière et Cavaignac. + +Si la reddition d'Abd el-Kader causait quelques embarras passagers +au gouvernement français, elle avait, en Algérie même, un effet +immense et singulièrement bienfaisant. Nulle victoire n'eût autant +servi à affermir notre domination, à soumettre les Arabes et à +donner confiance aux colons. Partout se manifestait une impression +de paix et de sécurité, inconnue jusqu'alors. L'Afrique française +voyait s'ouvrir devant elle une ère vraiment nouvelle. Tel était le +changement que, du coup, l'armée d'occupation eût pu être réduite +d'un tiers. Le duc d'Aumale insista cependant pour qu'on ne rappelât +pas immédiatement en France les régiments devenus disponibles: +ceux-ci lui paraissaient pouvoir être employés plus utilement en +Algérie. Il avait préparé, pour la conquête de la Kabylie, demeurée +indépendante malgré les diverses expéditions du maréchal Bugeaud, un +plan qui pouvait être exécuté au printemps de 1848, si aucune tâche +plus urgente ne s'imposait. Ajoutons qu'à ce moment, tout attentif +qu'il fût aux choses de son gouvernement, il ne s'y absorbait pas +exclusivement et ne laissait pas de porter ses regards au loin. En +présence de la situation chaque jour plus troublée de l'Europe et +particulièrement de l'Italie, il croyait que la France serait amenée +prochainement à quelque action militaire, et, dans ce cas, l'armée +d'Afrique lui semblait appelée à jouer un rôle considérable. Sous +l'empire de cette préoccupation, il ramenait sur la côte, pendant +le mois de janvier 1848, les troupes dont la présence n'était +plus nécessaire dans l'intérieur des provinces. Il massait ainsi, +sans bruit, à proximité des ports, environ quinze mille soldats +aguerris qui, en quatre jours et sans donner l'éveil à personne, +pouvaient être embarqués et dirigés sur un point quelconque de la +Méditerranée[446]. L'emploi possible de ce corps expéditionnaire +faisait travailler la jeune et généreuse imagination du gouverneur: +il voyait déjà s'ouvrir devant lui de plus importants champs de +bataille, et son âme frémissait à la pensée des grandes choses qu'il +aurait peut-être l'occasion d'y faire, pour cette France tant aimée. +Ces idées l'occupaient, quand, le 10 février 1848, il fut rejoint à +Alger par le prince de Joinville qui cherchait pour la princesse, +sa femme, un climat plus chaud que celui de Paris. Le vainqueur de +Saint-Jean d'Ulloa et de Mogador n'avait pas le patriotisme moins +ardent que le vainqueur de la Smala. On peut donc s'imaginer les +rêves de gloire qui durent être alors ébauchés dans les conversations +des deux frères. Hélas! le réveil était proche, et quel réveil! + +[Note 446: Ce sont ces troupes que la république devait trouver +toutes prêtes et dont elle fera le noyau de l'armée des Alpes.] + + + + +CHAPITRE VI + +LA DERNIÈRE SESSION. + +(Décembre 1847.--Février 1848.) + + I. Malaise des esprits. N'aurait-il pas mieux valu changer le + cabinet? Le Roi rebute ceux qui lui donnent ce conseil. Madame + Adélaïde. La famille royale. Raisons pour lesquelles M. Guizot + ne veut pas quitter le pouvoir. Sa conversation avec le Roi. + État d'esprit de M. Duchâtel. Les opposants ne croient pas à + la possibilité d'une révolution.--II. Le discours du trône. + Irritation de l'opposition. La majorité paraît compacte.--III. + L'adresse à la Chambre des pairs. Le débat sur l'Italie. M. + Guizot expose sa politique. Le débat sur la Suisse. Discours + de M. de Montalembert.--IV. À la Chambre des députés, attaque + sur l'affaire Petit. Réponse de M. Guizot.--V. L'adresse + au Palais-Bourbon. La question budgétaire. M. Thiers et M. + Duchâtel. Quelle est la véritable situation des finances? Le + bilan du règne.--VI. L'amendement sur la question de moralité. + Discours de M. de Tocqueville. Discussion scandaleuse.--VII. Le + débat sur les affaires étrangères. Dans la question italienne, + M. Guizot a un avantage marqué sur M. Thiers. Discours + révolutionnaire de M. Thiers sur la Suisse. Fatigue de M. + Guizot. L'opposition le croit physiquement abattu. Il parle avec + un succès éclatant sur la nomination du duc d'Aumale.--VIII. La + question de la réforme. Beaucoup de conservateurs voudraient + qu'on «fît quelque chose». Le projet de banquet du XIIe + arrondissement. Défis portés, à la tribune, par les opposants. + Réponses de M. Duchâtel et de M. Hébert. Les amendements + Darblay et Desmousseaux de Givré. L'article additionnel de M. + Sallandrouze. Déclaration un peu ambiguë de M. Guizot. Il a agi + malgré le Roi. Le ministère l'emporte au vote, mais il sort + affaibli de cette discussion. + + +I + +L'ouverture de la session était annoncée pour le 28 décembre 1847. +L'opposition, tout échauffée de ses banquets, y arrivait dans un état +de surexcitation extrême et résolue à ne garder aucun ménagement. +Un symptôme encore plus inquiétant peut-être était le malaise et +le trouble de cette grande masse qui joue le rôle de spectateur +dans le drame politique. Tout y avait contribué: les mécomptes de +la dernière session, les souffrances de la crise économique et +surtout le doute où l'on était parvenu à jeter les esprits sur la +moralité du régime. De nouveaux scandales[447], de retentissants +suicides[448] venaient encore d'assombrir les derniers mois de 1847. +«Triste année», écrivait le 31 décembre, à l'heure même où elle +finissait, un ami du cabinet, «année marquée par tant de désastres, +tant de catastrophes, tant de crimes publics ou privés, et qui +apparaîtra dans l'histoire avec une physionomie toute particulière, +plus sombre que celle des années mêmes où ont éclaté de grandes +et sanglantes révolutions, parce qu'elle a semblé mettre à nu les +plaies d'une société corrompue[449].» Le même observateur ajoutait, +quelques jours plus tard: «Les esprits sont inquiets, tristes, +agités. Les événements de la politique extérieure, l'état de la +Suisse et de l'Italie, en France même le réveil plus ou moins +sérieux de l'esprit révolutionnaire, attesté par les banquets, les +nombreuses catastrophes qui ont semblé prouver, depuis quelques +mois, l'affaiblissement du sentiment moral tant dans le gouvernement +que dans les classes supérieures, les embarras financiers, les +souffrances du commerce et de l'industrie, les faillites, moins +nombreuses, moins énormes qu'en Angleterre, en Belgique et en +Allemagne, mais considérables pourtant, la baisse des fonds, les +bruits sans cesse répandus sur la maladie ou la mort du Roi, et qui +rappellent si vivement aux imaginations les chances de l'existence +d'un homme de soixante-quinze ans, tel est le fonds bien sombre sur +lequel roulent tous les entretiens. Il faut ajouter que, par suite +des diverses calamités qui ont affligé la société, l'hiver s'écoule +sans fêtes, sans bals, sans grandes réunions; que le commerce s'en +ressent et s'en plaint. Aussi le mécontentement est-il général. +On se croit vaguement menacé de quelque grande calamité[450].» +La même impression se retrouve chez d'autres contemporains. «On +n'entend que des bruits sinistres», écrivait M. Doudan[451]. Pas +de mauvaises nouvelles qui ne trouvassent immédiatement créance: +à plusieurs reprises, on crut le Roi malade ou même mort. Un +député ministériel, déjà assez en vue, bien que fort loin de la +notoriété qu'il devait acquérir plus tard, M. de Morny, avouait son +anxiété dans un article publié par la _Revue des Deux Mondes_; il +y déclarait que «la situation politique était plus grave et plus +difficile qu'elle ne l'avait été depuis longtemps». Le désarroi, +le découragement des amis naturels du cabinet frappaient tous les +observateurs un peu perspicaces. Dès le 3 octobre 1847, M. de Barante +envoyait à M. Guizot cet avertissement: «Le parti conservateur est, +je crois, fidèle, mais plus attristé qu'on ne vous le dit: vous avez +à lui donner courage et contentement. Vous avez besoin d'une forte +session et de quelques discussions éclatantes, pour regagner ce que +l'insolence des journaux et la présomption des opposants d'ordre +inférieur ont fait perdre en considération au gouvernement[452].» Le +même M. de Barante écrivait, deux mois plus tard, à un de ses amis: +«Le parti conservateur soutiendra M. Guizot, mais avec une mollesse +chagrine, avec plus de crainte de l'opposition que de confiance dans +le cabinet[453].» + +[Note 447: Un pair portant un grand nom de l'Empire était devenu fou +à la suite de désordres et avait voulu, dit-on, tuer sa maîtresse. Un +autre, ambassadeur en fonction, pris d'un accès de manie furieuse à +la suite de querelles domestiques, s'était enfermé dans une chambre +d'hôtel, avec ses deux enfants, menaçant de les tuer et de se tuer +après; ce n'était qu'après trois heures d'efforts qu'on était parvenu +à se rendre maître de lui et à l'enfermer dans une maison de santé.] + +[Note 448: Le plus douloureux de ces suicides fut celui du comte +Bresson, l'habile négociateur des mariages espagnols, qui se coupa +la gorge à Naples, où il venait d'être nommé ambassadeur. Le déboire +très vif qu'il avait ressenti en se voyant appelé momentanément à un +poste secondaire ne suffisait pas à expliquer cet acte de désespoir, +qui devait être attribué à un accès de fièvre chaude.] + +[Note 449: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._] + +[Note 450: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._] + +[Note 451: _Mélanges et lettres_, t. II, p. 148.] + +[Note 452: _Documents inédits._] + +[Note 453: _Ibid._] + +De bons esprits,--dont plusieurs n'étaient nullement ennemis des +hommes au pouvoir,--en venaient à se demander s'il ne vaudrait +pas mieux éviter la lutte que l'engager dans ces conditions +périlleuses, et s'il ne serait pas plus sage de changer le +cabinet avant l'ouverture de la session. À leur avis, la situation +était trop tendue; il fallait à tout prix la détendre. N'était-ce +pas précisément l'avantage du régime parlementaire et de la +responsabilité ministérielle de permettre à la couronne de se plier +aux évolutions successives de l'esprit public? Que les idées de +l'opposition fussent peu raisonnables, ses mobiles et ses procédés +encore moins respectables, plusieurs de ceux qui désiraient un +nouveau ministère ne le contestaient pas; mais ils croyaient +impossible de ne pas tenir compte des préventions qu'elle était +parvenue à soulever. Ils ne s'arrêtaient pas à ce fait que le cabinet +avait jusqu'ici gardé la majorité dans les Chambres; pour être encore +numériquement nombreuse, cette majorité leur semblait moralement +ébranlée; si elle suivait le ministère, elle le suivait tristement, +avec plus de docilité que de foi. Ils ajoutaient que, surtout avec +un régime de suffrage restreint, on devait prêter l'oreille aux +bruits qui s'élevaient parfois hors des frontières du pays légal, +et y avoir égard quand ils avaient une certaine puissance. Il +n'était pas jusqu'à la durée inaccoutumée du cabinet qui ne parût +une raison de le remplacer. On ne doit pas croire, en effet, que, +pour un ministère, une vie prolongée soit toujours une cause de +force. Il faut compter avec la frivolité badaude, si vite ennuyée +de toute monotonie. Une partie de l'opinion, oublieuse du dégoût +et de l'inquiétude que lui avait causés, avant 1840, un régime de +crises ministérielles incessantes, finissait par se lasser de voir au +gouvernement les mêmes visages. D'ailleurs, si, en gardant longtemps +le pouvoir, des ministres peuvent, par les services rendus, créer et +fortifier leur clientèle, ils éveillent aussi forcément autour d'eux, +par ce qu'ils font et par ce qu'ils ne font pas, des déceptions, +des ressentiments, des jalousies, dont l'accumulation devient un +véritable péril. Et puis, dans les luttes parlementaires de quelque +durée, la situation est loin d'être égale entre eux et les opposants: +ces derniers, après chaque défaite, sont libres de se retirer à +l'écart, pendant un certain temps, pour restaurer leurs forces; +ainsi avait fait souvent M. Thiers; les ministres, au contraire, ne +sauraient s'éloigner, un seul instant, du champ de bataille; ils +doivent y demeurer quand même, exposés aux coups de leurs ennemis, +aux exigences de leurs amis, aux surprises des événements; de là +souvent ce résultat bizarre que les blessures du vainqueur restent à +vif et même s'enveniment, tandis que celles du vaincu se cicatrisent +assez promptement. + +Quelles que fussent les raisons alléguées en faveur d'un changement +de ministère, elles se brisaient devant la volonté absolument +contraire du Roi. Déjà j'ai eu l'occasion de montrer quel était alors +l'état d'esprit de Louis-Philippe[454]. L'irritation que lui avait +causée la campagne des banquets, l'affermissait encore dans son parti +pris de ne rien céder à l'opposition. Et puis il se sentait tout à +fait rassuré sur la correction constitutionnelle de sa conduite. +Pour rien au monde, il n'eût cherché, comme Charles X, à gouverner +contre la majorité. Mais le pays, consulté en 1846, n'avait-il +pas répondu en donnant au ministère une majorité qui, depuis +lors, lui était demeurée fidèle? Après sa chute, Louis-Philippe +revenait volontiers sur cet argument qui lui paraissait justifier +sa conduite. «Remarquez-le bien, disait-il à un de ses visiteurs +de Claremont, je suis tombé en pleine constitution! Mon ministère, +dont on demandait la chute, avait la majorité... Si, cédant aux +clameurs de l'opposition, j'avais spontanément brisé ce ministère, je +n'étais plus dans la pratique vraie du gouvernement constitutionnel. +La France ne voulait plus de mes ministres, prétendaient leurs +adversaires. Mais cet argument a été, de tout temps et dans tous +les pays, l'arme de l'opposition... C'est ce que la plus formidable +des oppositions disait à Pitt, lorsque, âgé de vingt-quatre ans, il +prit les affaires. Pitt ne se laissa pas convaincre. Après avoir +essuyé quatorze défaites en trois mois (mon ministère n'en avait pas +encore subi une seule), il désira savoir si l'Angleterre pensait +réellement comme l'opposition, et il fit appel aux électeurs. Que +répondirent-ils? qu'ils étaient avec Pitt et non avec l'opposition. +Fort de cette réponse, Pitt garda les affaires, et il les garda +vingt ans! Mon gouvernement avait une situation bien plus belle +que celle de Pitt; la Chambre le soutenait, et le Roi,--un roi +constitutionnel!--lui devait son franc et loyal support. D'ailleurs, +je croyais, moi, dans mon âme et conscience, que la politique suivie +par mon ministère était la bonne, la vraie[455].» + +[Note 454: Voir plus haut, p. 16 et 17.] + +[Note 455: _Abdication du roi Louis-Philippe_, racontée par lui-même +et recueillie par M. Édouard LEMOINE, p. 34 à 37.] + +Il ne manquait pourtant pas de gens, dans l'entourage du Roi, pour +le pousser à se séparer de ce ministère. La cour était généralement +défavorable à M. Guizot, dont elle jugeait l'impopularité dangereuse +pour la monarchie. L'intendant de la liste civile, M. de Montalivet, +professait cette idée avec une particulière insistance. Son jugement +était, à la vérité, un peu suspect, car, depuis plusieurs années, +il avait pris position contre le cabinet et s'était associé aux +campagnes de M. Molé[456]. Appelé par ses fonctions à travailler +deux ou trois fois par semaine avec le Roi, il en profitait pour lui +signaler le mécontentement croissant de l'opinion. Plusieurs autres +personnes, en mesure d'aborder le souverain, lui parlaient dans le +même sens, telles le maréchal Gérard, le maréchal Sébastiani, M. +Dupin, et enfin le préfet de la Seine, M. de Rambuteau, qui déclarait +l'esprit de la bourgeoisie parisienne fort malade et ajoutait que +«la moindre écorchure amènerait la gangrène». Louis-Philippe ne +voulait rien entendre et rabrouait même parfois assez rudement ces +informateurs et ces conseillers malencontreux. M. d'Haubersaert, +conseiller d'État, interrogé au retour d'une mission qui lui avait +fait parcourir une partie de la France, rapportait au Roi «qu'il y +avait beaucoup d'agitation dans les esprits, que partout on demandait +des réformes»; mais Louis-Philippe l'interrompait, à chaque mot, par +des «Non... Vous vous trompez... Je sais le contraire.» L'effort pour +inquiéter le Roi et le détacher de M. Guizot devait se continuer dans +les premiers jours de la session. M. de Montalivet se fondait sur +ce qu'il était colonel de la légion à cheval de la garde nationale, +pour signaler à Louis-Philippe le mécontentement et la désaffection +qui se manifestaient dans les rangs de la milice parisienne. Un +jour, il avait fait de cet état d'esprit une peinture si sombre que, +pour la première fois, le Roi parut ébranlé. Mais ce ne fut pas +pour longtemps. Le surlendemain, comme Louis-Philippe travaillait +avec son intendant, il lui dit: «J'ai été ému avant-hier; j'ai fait +venir Duchâtel et Jacqueminot; ils m'ont pleinement rassuré! Cette +maudite goutte vous rend pessimiste!--Hélas! Sire, répondit M. de +Montalivet, c'est de l'aveuglement de vos ministres que vient le +danger!--Que peut me faire la garde nationale? reprit le Roi. Je suis +dans la Charte. Je n'en sortirai pas comme Charles X. Je suis donc +inexpugnable.--La Chambre ne représente plus le pays; la majorité +est factice. La Charte a donné au Roi le pouvoir de dissoudre afin +de rectifier les malentendus graves et profonds.--Vous voulez la +réforme, vous ne l'aurez pas! Non que je sois hostile à la réforme +en elle-même, mais elle me mènerait par M. Molé à M. Thiers. Thiers, +c'est la guerre! et je ne veux pas voir anéantir ma politique de +paix. D'ailleurs, si on me pousse, j'abdiquerai.» Cette crainte de +M. Thiers était alors l'un des sentiments dominants du Roi. «Vous +voulez, disait-il à M. Dupin, que je renvoie mon ministère et que +j'appelle Molé. Je n'ai pas, vous le savez, la moindre répugnance +pour Molé; mais Molé échouera; et après lui, que reste-t-il? M. +Thiers escorté de MM. Barrot et Duvergier qui voudront gouverner, +qui m'ôteront tout pouvoir, qui bouleverseront ma politique; non, +non, mille fois non. J'ai une grande mission à remplir, non seulement +en France, mais en Europe, celle de rétablir l'ordre... C'est là ma +destinée; c'est là ma gloire; vous ne m'y ferez pas renoncer[457].» + +[Note 456: Voir t. V, p. 422 et suiv.] + +[Note 457: J'ai trouvé ces divers renseignements soit dans les +passages qui m'ont été communiqués, des _Mémoires de M. le comte de +Montalivet_, soit dans d'autres documents contemporains également +inédits.] + +Quand ils se voyaient rebutés par le Roi, M. de Montalivet, le +maréchal Gérard, M. Dupin, M. de Rambuteau allaient assez volontiers +porter leurs alarmes à Madame Adélaïde. Depuis que Louis-Philippe +et sa soeur avaient pu se réunir après la première dispersion +de l'émigration, ils ne s'étaient pas quittés et, à vrai dire, +ils ne faisaient qu'un. Confidente de toutes les pensées de son +frère, associée à son travail, admise à lire tous ses papiers, +presque constamment présente dans son cabinet, Madame Adélaïde ne +représentait pas, dans cette communauté si étroite, l'élément le +moins viril, et, chaque fois qu'une initiative hardie avait été +prise, elle n'y avait pas été étrangère. Des événements douloureux +auxquels sa famille avait été mêlée à la fin du siècle dernier, elle +avait gardé une sorte de ressentiment contre les hommes et les idées +de la droite, et, par suite, une tendance à se porter du côté opposé. +Elle avait notamment peu de goût pour M. Guizot, et en entendre +mal parler ne devait pas lui déplaire. Cela ne la déterminait pas +cependant à presser son frère de changer son ministère. L'admiration +passionnée qu'elle portait au Roi, le souci qu'elle avait de lui +conserver la prépotence dans le gouvernement, la détournaient de +le contredire ouvertement sur une question où il manifestait avoir +une résolution si arrêtée et où il s'était à ce point engagé[458]. +D'ailleurs, elle aussi était vieillie, fatiguée. Étant tombée malade +dans les derniers jours de 1847, son état s'aggrava subitement, +et elle succomba le 31 décembre. Sa mort, très douloureuse pour +Louis-Philippe, fit dans le public l'effet d'un nouveau son d'alarme +ajouté à tous ceux qui avaient retenti au cours de cette année +néfaste; l'impression générale fut que, privé de cet appui, le vieux +roi serait plus faible pour résister aux crises qui pourraient +éclater. + +[Note 458: _Mémoires inédits du comte de Montalivet._] + +Ce que Madame Adélaïde n'avait pas pu ou voulu tenter pour détacher +le Roi de M. Guizot, personne autre dans la famille royale n'était +en mesure de le faire. La Reine avait été un moment assez émue des +rapports de M. de Montalivet; mais le Roi, bien que lui étant très +attaché et admirant beaucoup ses vertus, n'avait pas l'habitude +de prendre ses avis sur les choses de la politique. Quant à la +duchesse d'Orléans, à raison de ses sympathies anciennes et notoires +pour les hommes et les idées du centre gauche, elle était un peu +suspecte à son beau-père et ne pouvait prétendre à exercer sur lui +aucune influence; triste, inquiète, elle se tenait dans une grande +réserve, se sentant observée avec quelque défiance, préoccupée +moins d'agir elle-même que de n'être pas compromise par ceux qui +s'agitaient parfois un peu indiscrètement autour d'elle. Parmi les +fils du Roi, il en était qui ne cachaient pas leurs préventions +contre la politique du cabinet, notamment le prince de Joinville. +Mais si Louis-Philippe était un père très attaché à ses enfants, +plein de sollicitude pour leur avenir, très fier de leurs brillantes +qualités, il était aussi un chef de famille très jaloux de son +autorité, permettant aux princes d'être les instruments, nullement +les conseillers et encore moins les critiques de sa politique. +Plusieurs fois, il avait manifesté son vif mécontentement quand +quelqu'un d'entre eux s'était trouvé agir à l'encontre de ses idées. +Ainsi était-il arrivé, notamment en 1844, lors de la publication de +la note du prince de Joinville sur l'_État des forces navales de la +France_[459]. À la fin de 1847, le bruit courait que, si ce même +prince avait quitté son commandement dans la Méditerranée et s'il se +disposait à aller passer l'hiver à Alger, c'était que son désaccord +avec le Roi sur la politique extérieure et intérieure l'avait fait +frapper d'une sorte de disgrâce[460]. + +[Note 459: _Aus meinem Leben und uns meiner Zeit_, von ERNST II, +herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 184.] + +[Note 460: On a fait grand bruit, à ce propos, d'une lettre que le +prince de Joinville avait écrite le 7 novembre 1847, de la rade de +la Spezzia, à son frère le duc de Nemours. Cette lettre, ramassée +dans quelque tiroir, lors du sac des Tuileries, le 24 février 1848, +a été publiée par la _Revue rétrospective_. Cette façon de violer le +secret d'une correspondance de famille, pour livrer au public les +plaintes d'un fils contre son père, et cela quand ce dernier était +dans le malheur, fait peu d'honneur à la délicatesse des éditeurs +de la _Revue rétrospective_, et montre une fois de plus qu'on se +permet dans la vie politique des procédés auxquels on aurait honte +d'avoir recours dans la vie privée. Ajoutons qu'on ne saurait +accepter comme un jugement réfléchi et définitif des pages écrites +dans le laisser-aller d'un épanchement fraternel, à une heure d'idées +noires où le prince lui-même se disait «troublé» et «funesté» par +de douloureuses nouvelles. Pour avoir l'expression exacte de sa +pensée, il faudrait, non sans doute prendre le contre-pied, mais +baisser ses plaintes de plusieurs tons. Ces réserves faites, voici +les principaux passages de la lettre: «Mon cher bon, je t'écris +un mot parce que je suis troublé par les événements que je vois +s'accumuler de tous côtés. Je commence à m'alarmer sérieusement, +et, dans ces moments-là, on aime à causer avec ceux en qui on a +confiance. La mort de Bresson m'a funesté... Il était ulcéré contre +le Roi; il avait tenu à Florence d'étranges propos sur lui. Le Roi +est inflexible; il n'écoute plus aucun avis; il faut que sa volonté +l'emporte sur tout. On ne manquera pas de répéter, et on relèvera, +ce que je regarde comme un danger, l'action que le père exerce sur +tout. Cette action inflexible, lorsqu'un homme d'État compromis +avec nous ne peut la vaincre, il n'a plus d'autre ressource que +le suicide.» Rien, soit dit en passant, de moins prouvé que cette +interprétation donnée au suicide de M. Bresson; le prince, écrivant +dans l'émotion de la première nouvelle, était évidemment mal informé. +La lettre continuait en ces termes: «Il me paraît difficile que, +cette année, à la Chambre, le débat ne vienne pas sur cette situation +anormale qui a effacé la fiction constitutionnelle et a mis le Roi +en cause sur toutes les questions. Il n'y a plus de ministres; leur +responsabilité est nulle; tout remonte au Roi. Le Roi est arrivé +à cet âge où l'on n'accepte plus les observations. Il est habitué +à gouverner, et il aime à montrer que c'est lui qui gouverne. Son +immense expérience, son courage et ses grandes qualités font qu'il +affronte le danger audacieusement, mais le danger n'en existe +pas moins... Nous arrivons devant la Chambre avec une déplorable +situation extérieure, et, à l'intérieur, avec une situation qui n'est +pas meilleure. Tout cela est l'oeuvre du Roi seul, le résultat de +la vieillesse d'un roi qui veut gouverner, mais à qui les forces +manquent pour prendre une résolution virile. Le pis est que je ne +vois pas de remède. Chez nous, que dire et que faire, lorsqu'on +montrera notre mauvaise situation financière? Au dehors, que faire +pour relever notre position et suivre une ligne de conduite qui soit +du goût de notre pays? Ce n'est pas, certes, en faisant en Suisse une +intervention austro-française, ce qui serait pour nous ce que les +campagnes de 1823 ont été pour la Restauration. J'avais espéré que +l'Italie pourrait nous offrir ce dérivatif, ce révulsif dont nous +avons tant besoin; mais il est trop tard, la bataille est perdue... +Je me résume: En France, les finances délabrées; au dehors, placés +entre une amende honorable à Palmerston au sujet de l'Espagne, ou +cause commune avec l'Autriche pour faire le gendarme en Suisse et +lutter en Italie contre nos principes et nos alliés naturels: tout +cela rapporté au Roi, au Roi seul qui a faussé nos institutions +constitutionnelles... Tu me pardonneras cette épître; nous avons +besoin de nous sentir les coudes. Tu me pardonneras ce que je dis du +père: c'est à toi seul que je le dis; tu connais mon respect et mon +affection pour lui; mais il m'est impossible de ne pas regarder dans +l'avenir, et il m'effraye un peu.»] + +Si Louis-Philippe ne voulait pas se séparer de son ministère, +ne pouvait-il pas venir à la pensée du ministère lui-même de se +retirer volontairement? M. Guizot ne devait pas ignorer qu'il y +avait, dans une partie des conservateurs, une réelle lassitude de +la résistance, l'effroi des violences probables de la lutte, le +désir d'une détente. Ajoutons qu'il n'estimait pas ses adversaires +capables de garder longtemps sa succession. Une sortie volontaire, +en pareil cas, pouvait donc être, de sa part, un acte de prudence +et un calcul habile; et puis elle avait quelque chose de fier et de +hautain qui ne devait pas lui déplaire. Il ne paraît pas cependant +en avoir eu un seul moment l'idée. Sa conduite ne saurait être +expliquée par un vulgaire amour du pouvoir; il était au-dessus d'un +pareil sentiment, et, d'ailleurs, la possession de ce pouvoir avait +vraiment alors peu d'agrément. M. Guizot se décidait uniquement +par la conviction très sincère du bien qu'il pouvait faire au +pays en restant et du mal qu'il lui ferait en tombant; en cela, +il songeait peu aux affaires intérieures, bien qu'il se fût fait +scrupule de provoquer, par sa retraite, la dislocation d'une majorité +conservatrice si laborieusement constituée; il songeait surtout aux +affaires étrangères qui étaient, on le sait, depuis quelque temps, +sa préoccupation dominante. Il se sentait engagé, particulièrement +en Suisse et en Italie, dans de grandes opérations diplomatiques, +au terme desquelles il apercevait la France devenue l'arbitre de +l'Europe; la mission du comte Colloredo et du général de Radowitz +à Paris l'autorisait à croire qu'il touchait à ce but. Or ces +opérations, lui seul en possédait le secret et était en mesure de +les conduire à bonne fin. C'était à raison de la confiance qu'il +inspirait que les puissances continentales consentaient à se mettre +derrière la France. On le lui répétait journellement de Vienne et de +Berlin, et l'un des objets du voyage à Paris des plénipotentiaires +autrichien et prussien était précisément d'examiner, avant de se +lier définitivement, jusqu'à quel point on pouvait être assuré de +la durée du ministère. Celui-ci tombé et les opposants installés à +sa place, tout était interrompu, bouleversé; plus de chance de voir +jouer à la France le grand rôle rêvé pour elle; elle s'éloignait +des puissances continentales, se retrouvait à la merci de lord +Palmerston, et n'était-il même pas à craindre qu'on ne l'engageât, +en Italie, dans quelque aventure conduisant à la guerre, et à la +guerre révolutionnaire? Un ami du ministre, conseiller d'État et +député, le comte de Saint-Aignan, était allé faire un voyage à Rome, +à la fin de 1847; au moment de prendre congé de M. Rossi, il lui +demanda ses commissions pour Paris. «J'en aurais bien une, répondit +l'ambassadeur, mais vous n'oseriez pas la faire.» Sur la promesse +d'une transmission fidèle, M. Rossi reprit: «Eh bien, dites à M. +Guizot qu'il est temps pour lui de s'en aller.» M. de Saint-Aignan, +qui ne s'était attendu à rien de pareil, ne laissait pas d'être assez +embarrassé de son message. Néanmoins, aussitôt revenu à Paris, il +s'en acquitta. M. Guizot ne parut ni surpris, ni choqué; il ne cacha +pas qu'à regarder seulement les affaires intérieures, il aurait été +très tenté de céder la place à d'autres. «Mais, ajouta-t-il, passez +dans le cabinet de M. Génie; il vous montrera les dernières dépêches +que j'ai reçues de Londres, de Berne, de Vienne, de Berlin; vous +comprendrez alors pourquoi je ne puis m'en aller[461].» Doit-on +beaucoup s'étonner de voir le ministre dans ce sentiment, quand +un homme qui n'avait certes pas donné l'exemple d'un attachement +immodéré au pouvoir, et qui avait même, dans d'autres circonstances, +conseillé à M. Guizot de donner sa démission, le duc de Broglie, +écrivait de Londres, le 16 décembre 1847: «Il est clair que le +nouveau cabinet, quel qu'il soit, passera sous le joug de lord +Palmerston et de M. Thiers, que la France prendra rang, derrière +l'Angleterre, à la tête des radicaux de l'Europe; cela est à peu près +aussi certain qu'il est certain que deux et deux font quatre. J'en +conclus qu'il n'y a pas pour la France ni pour l'Europe d'intérêt +plus pressant que le maintien du cabinet, qu'il faut que le cabinet +lui-même ne succombe qu'après avoir fait tout ce qu'il peut faire +honorablement pour se conserver, et que les puissances conservatrices +en Europe doivent faire également au maintien du cabinet tous les +sacrifices que comportent leur honneur et leur dignité[462].» + +[Note 461: Ce fait m'a été rapporté par M. le comte de Saint-Aignan.] + +[Note 462: _Documents inédits._] + +Toutefois, si M. Guizot croyait de son devoir de ne pas déserter son +poste, il n'avait nulle envie de s'imposer à la couronne, et était +prêt à se retirer au cas où celle-ci aurait la moindre hésitation. +Il tenait d'autant plus à avoir sur ce point une explication très +nette, qu'il n'ignorait pas tous les propos tenus contre lui à la +cour, et que l'air parfois soucieux du Roi pouvait faire craindre +qu'il n'en fût ébranlé. Avant donc de s'engager dans les luttes de +la session, il voulut éprouver en quelque sorte la résolution du +souverain et lui ouvrir la porte toute grande pour reculer s'il en +avait la moindre velléité. «Que le Roi, lui dit-il, ait la bonté +d'y penser sérieusement; la situation est grave et peut provoquer +des résolutions graves; on a réussi à donner à cette question de la +réforme électorale et parlementaire une importance qu'en soi elle n'a +pas, mais qui, dans l'état des esprits, est devenue réelle; il n'est +pas impossible que le Roi soit obligé de faire à cet égard quelque +concession.--Que me dites-vous là? s'écria Louis-Philippe avec un +mouvement de vive impatience; voulez-vous, vous aussi, m'abandonner, +moi et la politique que nous avons soutenue ensemble?--Non, Sire; +personne n'est plus convaincu que moi de la bonté de cette politique, +et plus décidé à lui rester fidèle; mais le Roi le sait par sa propre +expérience: il y a, dans le gouvernement constitutionnel, des moments +difficiles, des désagréments à subir, des défilés à passer. C'est +sur le Roi lui-même, je le reconnais, non sur ses ministres, que +pèsent les situations de ce genre; les ministres qui n'y conviennent +pas peuvent et doivent se retirer; le Roi reste et doit rester. +Si la question qui agite en ce moment le pays plaçait le Roi dans +une nécessité semblable, il y aurait pour lui plus de déplaisir +que de danger; il trouverait, dans les rangs de l'opposition, des +conseillers qui lui sont sincèrement attachés et qui accompliraient +probablement ces réformes dans une mesure conciliable avec la +sécurité de la monarchie. Et si cette mesure était dépassée, si +les nouveaux conseillers du Roi ne contenaient pas le mouvement +après l'avoir satisfait, si la politique d'ordre et de paix était +sérieusement compromise, le Roi ne tarderait pas à retrouver, pour la +relever, l'appui du pays.--Qui me le garantira? Qui sait où peut me +mener la pente où l'on veut que je me place? On est près de tomber, +quand on commence à descendre. Avec votre cabinet, je suis à l'abri +des mauvais premiers pas.--Pas autant que je le voudrais, Sire; le +cabinet est bien attaqué; il l'est non seulement dans la Chambre, +dans le public ardent et bruyant; il l'est quelquefois auprès du Roi +lui-même, dans sa cour, plus haut encore peut-être.--C'est vrai, +et je m'en désole: ils ont même inquiété et troublé un moment mon +excellente reine; mais, soyez tranquille, je l'ai bien raffermie; +elle tient à vous autant que moi.--J'en suis bien heureux, Sire, +et bien reconnaissant; mais tout cela fait, pour le cabinet, une +situation bien tendue; s'il doit en résulter une crise ministérielle, +il vaut mieux, infiniment mieux, que la question soit résolue avant +la réunion des Chambres et leurs débats. Aujourd'hui, le Roi peut +changer son cabinet par prudence; la lutte une fois, engagée, il ne +le changerait que par nécessité.--C'est précisément là ma raison pour +vous garder aujourd'hui, s'écria le Roi; vous savez bien, mon cher +ministre, que je suis parfaitement résolu à ne pas sortir du régime +constitutionnel et à en accepter les nécessités, même déplaisantes; +mais, aujourd'hui, il n'y a point de nécessité constitutionnelle; +vous avez toujours eu la majorité. Si le régime constitutionnel veut +que je me sépare de vous, j'obéirai à mon devoir constitutionnel; +mais je ne ferai pas le sacrifice d'avance, pour des idées que je +n'approuve pas. Restez avec moi, défendez jusqu'au bout la politique +que tous deux nous croyons bonne; si on nous oblige à en sortir, que +ceux qui nous y obligeront en aient seuls la responsabilité.--Je +n'hésite pas, Sire; j'ai cru de mon devoir d'appeler toute +l'attention du Roi sur la gravité de la situation; le cabinet +aimerait mille fois mieux se retirer que de compromettre le Roi; mais +il ne l'abandonnera pas[463].» + +[Note 463: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 542 à 545.] + +En effet, ainsi rassuré sur la résolution de la couronne, M. Guizot +était prêt à aborder la lutte, sans hésitation, bien que sans +illusion sur son extrême gravité. «J'aurai besoin de tout ce que +je puis avoir de force physique et morale, écrivait-il au duc de +Broglie. Pourvu que je l'aie, je l'emploierai volontiers dans la +situation actuelle, car elle me convient. Elle est vive, mais elle +est nette. Au dedans et au dehors, nous sommes partout en face +des radicaux, et plus je les regarde, plus je reconnais en eux +l'ennemi[464].» + +[Note 464: Lettre particulière du 13 décembre 1847. (_Documents +inédits._)] + +Tous les membres du cabinet étaient prêts à suivre loyalement leur +chef dans cette bataille; mais tous n'y apportaient pas le même +entrain. Parmi les plus ardents, les plus dévoués à la politique et +à la personne de M. Guizot, était M. Hébert, nommé garde des sceaux +le 14 mars précédent. D'autres, au contraire, étaient plutôt portés +à prendre un peu ombrage de l'autorité que le nouveau président +du conseil pourrait vouloir exercer sur eux. Celui-ci s'en était +aperçu le jour où, préoccupé de remédier à ce que son cabinet avait +d'un peu vieilli et fatigué, il avait songé à y adjoindre, en +qualité de sous-secrétaires d'État, quatre jeunes députés, MM. de +Goulard, Moulin, Magne et Béhic; il dut reculer devant la résistance +méfiante d'une partie de ses collègues. Les journaux avaient plus +ou moins vent de ces petites difficultés intérieures et cherchaient +naturellement à les grossir. Ils faisaient surtout grand bruit de +l'hostilité sourde qui, à les entendre, continuait à exister entre +M. Guizot et M. Duchâtel. Ils racontaient que l'élévation du premier +à la présidence du conseil avait été faite contre l'opposition du +second. Ce n'était pas exact. En admettant même qu'au fond, cette +mesure n'eût pas été tout à fait agréable au ministre de l'intérieur, +il avait eu le bon goût de n'y faire aucun obstacle et de l'approuver +hautement. Ce qui était vrai, c'était la continuation de cette +lassitude chagrine que nous avons déjà notée chez lui au commencement +de l'année[465]. Elle se traduisait quelquefois par une certaine +disposition critique à l'égard de son chef. À l'intérieur, bien que +très opposé à la «réforme», plus opposé même peut-être au fond que +M. Guizot, qui, sans le Roi, n'eût pas eu scrupule à faire quelque +concession, il jugeait la résistance du président du conseil trop +hautaine et trop cassante dans la forme. Sur la politique étrangère, +il trouvait plus encore à blâmer: ayant désapprouvé les mariages +espagnols[466], il voyait de mauvais oeil l'évolution vers l'Autriche +qui s'en était suivie, et s'inquiétait d'entendre les journaux crier +au rétablissement de la Sainte-Alliance; j'ai déjà eu occasion de +mentionner la démarche faite par lui, à la fin de 1847, auprès de M. +Guizot, pour lui demander de ne pas se séparer de l'Angleterre dans +les affaires de Suisse[467]. Sans doute il ne mettait pas le public +dans la confidence de ces dissentiments; mais il s'en ouvrait avec +des familiers qui n'étaient pas tous discrets. Il avait aussi des +griefs d'un autre ordre. Son frère, M. Napoléon Duchâtel, préfet de +la Haute-Garonne, avait eu la fantaisie peu justifiée de devenir +ambassadeur, et il avait brigué la succession de M. Bresson à Madrid. +M. Guizot ne crut pas pouvoir opposer un refus aux instances de +son collègue, et la nomination fut convenue; seulement, connue des +journaux avant d'être réalisée, elle suscita une telle clameur qu'il +ne put être question d'y donner suite. Le ministre de l'intérieur en +fut mortifié et soupçonna le chef du cabinet du président du conseil, +M. Génie, d'avoir perfidement ébruité la mesure pour en rendre +l'exécution impossible, et d'avoir encouragé l'opposition en donnant +à entendre que son ministre avait eu la main forcée et qu'il serait +heureux de pouvoir se dégager. Toutefois, quelle que fût l'humeur +de M. Duchâtel, elle ne lui faisait pas oublier les devoirs de sa +situation, et l'opposition ne devait compter, non seulement, bien +entendu, sur aucune trahison de sa part, mais sur aucune faiblesse. +Il avait renoncé, pour le moment, à toutes les idées de démission +qui, naguère, lui avaient traversé l'esprit. Bien que toujours assez +fatigué du pouvoir, il lui aurait répugné d'avoir l'air de reculer +devant la violence injurieuse de l'attaque et de fuir personnellement +le péril auquel ses collègues resteraient exposés. Il n'était pas de +ceux qui prennent leur retraite la veille d'une bataille. Il restait +donc à son poste, faisait face à l'ennemi, et tout en prenant soin +parfois de ne pas confondre absolument sa position avec celle de M. +Guizot, il annonçait la résolution de prendre sa bonne part de la +lutte qui allait s'ouvrir[468]. + +[Note 465: Voir plus haut, p. 18 à 20.] + +[Note 466: Voir plus haut, p. 19.] + +[Note 467: Voir plus haut, p. 207, 208.] + +[Note 468: _Journal inédit du baron de Viel-Castel_, novembre et +décembre 1847.] + +De cette lutte, personne alors ne pouvait préjuger l'issue. On savait +seulement qu'elle serait violente, acharnée. Le ministère avait bien +l'air d'être affaibli, mais l'opposition ne paraissait pas avoir +gagné ce qu'il avait perdu. On se sentait dans une obscurité pleine +d'angoisses et de menaces. Il ne faudrait pas en conclure cependant +qu'on s'attendît au dénouement qui devait se produire à si bref +délai. Comme j'ai déjà eu occasion de le noter, si l'imagination +publique était oppressée de je ne sais quelle vague inquiétude, +il n'y avait, à vrai dire, chez personne, la prévision nette et +réfléchie que le gouvernement de Juillet pût être à la veille de +sa chute. Fait remarquable, c'était chez les révolutionnaires +qu'on était le plus éloigné de croire à une révolution prochaine. +Les républicains, qui, dans les premières années de la monarchie, +s'imaginaient toujours être sur le point de la jeter bas, étaient +absolument revenus de ces illusions et ne croyaient plus à la +possibilité d'un coup de force. Plusieurs d'entre eux, ne gardant +pour la république qu'une préférence théorique, professaient +hautement qu'il fallait se placer sur le terrain de la Charte et +agir en parti constitutionnel; cette idée avait été soutenue, au +commencement de 1847, dans une brochure intitulée: _Les Radicaux et +la Charte_, qui avait fait quelque bruit; son auteur, M. Hippolyte +Carnot, fils du conventionnel, était cependant un républicain +notoire, et il avait donné, quelques années auparavant, un gage aux +opinions avancées, en publiant les mémoires de Barrère, le plus +odieux peut-être des hommes de 1793, et en les faisant précéder +d'une préface apologétique[469]. M. Recurt, l'ancien président de +la Société des Droits de l'homme, disait à M. Duvergier de Hauranne, +auprès duquel il était assis au banquet du Château-Rouge: «Je +suis républicain, et je ne doute pas qu'un jour la république ne +succède à la monarchie. Mais ce jour est loin, et, je vous le dis en +conscience, dans l'état actuel des esprits et des moeurs, j'aurais +la république dans ma main, que je me garderais de l'en laisser +sortir.» Le découragement avait pénétré jusque dans la fraction +la plus violente du parti. Le journal _la Réforme_ agonisait, +faute d'abonnés et d'argent, et était à la veille d'interrompre sa +publication. Les sociétés secrètes, désorganisées, ne comptaient +guère plus de quinze cents adhérents. Au plus fort de l'agitation des +banquets, en octobre 1847, un aventurier démagogue qui devait avoir +son heure de célébrité, M. Caussidière, convoqua à Paris quelques +meneurs de province pour examiner si l'échauffement des esprits ne +permettait pas de tenter un mouvement. L'idée, très mal accueillie, +fut combattue notamment par l'un des chefs les plus influents des +sociétés secrètes, l'ouvrier Albert, le futur membre du gouvernement +provisoire. M. Ledru-Rollin, consulté, parut trouver très mauvais +qu'on eût songé à le mêler à une entreprise aussi insensée; il +«déclara, d'un ton assez sec, qu'aucune insurrection ne devait +éclater, et que, par conséquent, il n'en était pas le chef[470]». + +[Note 469: Cette publication avait eu du moins cet avantage de +provoquer l'Essai de Macaulay sur Barrère. En effet, voyageant alors +en France, Macaulay fut indigné de cette tentative de réhabilitation, +et il voulut, selon sa propre expression, «faire trembler le vieux +scélérat dans sa tombe». Il y réussit. Qui ne se souvient de ces +lignes vraiment vengeresses par lesquelles il termina son Essai: «Il +n'est pas indifférent qu'un homme revêtu par le public d'un mandat +honorable et élevé, un homme auquel sa position et ses relations +semblent donner le droit de parler au nom d'une grande partie de ses +concitoyens, vienne solliciter notre approbation en faveur d'une +vie souillée de toutes sortes de vices que ne rachète aucune vertu. +C'est ce qu'a fait M. Hippolyte Carnot. En cherchant à transformer +en relique cette charogne jacobine, il nous a forcé à la pendre au +gibet, et nous osons dire que de la hauteur d'infamie où nous l'avons +placée, il aura quelque peine à la descendre.»] + +[Note 470: Lucien DE LA HODDE, _Histoire des sociétés secrètes de +1830 à 1848_, p. 378 à 381.] + +À plus forte raison ne songeait-on pas à la possibilité d'une +révolution dans les rangs de l'opposition dynastique. On y avait +même, au fond, peu d'espoir de vaincre prochainement le ministère. +«Je dois le dire, a écrit depuis l'un des chefs de ce parti, +malgré les efforts de toutes les oppositions, malgré l'agitation +des banquets, malgré le mouvement qui s'opérait visiblement dans +l'opinion des classes moyennes, je croyais que, pour plusieurs +années, le roi Louis-Philippe et sa politique triompheraient de +toutes nos attaques[471].» Peut-être faut-il voir dans cette double +conviction et de la durée du ministère et de la solidité du trône, +une explication des violences où se laissèrent entraîner des +hommes sincèrement attachés à la monarchie. Ils étaient à la fois +exaspérés de se voir encore si loin du pouvoir et rassurés sur les +conséquences de la secousse qu'ils donnaient à la machine politique. +Sur ce dernier point, les principaux d'entre eux ont fait, après +coup, des aveux significatifs. «Le Roi et ses ministres, a écrit M. +Odilon Barrot, étaient parvenus à nous faire partager leur fausse +sécurité; ils nous rendirent, par cela même, moins défiants des +suites de l'agitation que nous avions dû provoquer pour répondre +à leur défi[472].» Même langage chez M. Duvergier de Hauranne. +«L'opposition constitutionnelle a certainement commis une erreur, +a-t-il dit; elle a cru l'éducation politique du pays plus avancée +et la monarchie de 1830 plus solidement établie qu'elle ne l'était +en effet[473].» M. Guizot, de son côté, s'associait à cette sorte +de _meâ culpâ_ et confessait l'excès de sa confiance. «Ce fut là, à +cette époque, dit-il dans ses Mémoires, et je suis persuadé qu'ils +ne me désavoueront pas, l'erreur commune de tous les hommes qui, +dans les rangs de l'opposition comme dans les nôtres, voulaient +sincèrement le maintien du gouvernement libre dont le pays entrait +en possession. Nous avons trop et trop tôt compté sur le bon sens +et la prévoyance politique que répand la longue pratique de la +liberté; nous avons cru le régime constitutionnel plus fort qu'il ne +l'était réellement[474].» Enfin, le vieux roi exilé faisait, peu de +temps avant sa mort, à M. Cuvillier-Fleury, cette réflexion d'une +philosophie attristée: «Les gouvernements en France ont plus de +facilité à s'établir parce qu'ils sont faibles, qu'à durer quand ils +sont forts. Faibles, tout leur vient en aide. Les bourgeois de Paris +ne m'auraient pas renversé s'ils ne m'avaient cru inébranlable.» + +[Note 471: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._] + +[Note 472: _Mémoires posthumes_ de M. Odilon BARROT, p. 505, 506.] + +[Note 473: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._] + +[Note 474: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 546.] + + +II + +Le 28 décembre 1847, les deux Chambres étaient réunies pour entendre +le discours du trône. Louis-Philippe, visiblement vieilli, fatigué, +attristé, en fit la lecture d'une voix sourde. Après un début où il +constatait l'amélioration de la situation économique et annonçait +divers projets, notamment sur la réduction du prix du sel et sur +la réforme postale, il passait aux questions étrangères; loin d'y +appeler la discussion, il se renfermait dans des généralités peu +contestables et se bornait à exprimer l'espoir de voir maintenir la +paix de l'Europe et l'ordre intérieur des États; quelques phrases +étaient dites sur la Suisse, mais le nom de l'Italie n'était même +pas prononcé. Un court paragraphe était consacré à l'Algérie et +à la nomination du duc d'Aumale. Venait enfin le passage le plus +important, celui par lequel le Roi entendait répondre à la campagne +des banquets; on remarqua qu'en l'abordant, il fit effort pour +raffermir sa voix. «Plus j'avance dans la vie, disait-il, plus je +consacre, avec dévouement, au service de la France, au soin de +ses intérêts, de sa dignité, de son bonheur, tout ce que Dieu m'a +donné et me conserve encore d'activité et de force. Au milieu de +l'agitation que fomentent des passions ennemies ou aveugles, une +conviction m'anime et me soutient: c'est que nous possédons dans la +monarchie constitutionnelle, dans l'union des grands pouvoirs de +l'État, les moyens assurés de surmonter tous les obstacles et de +satisfaire à tous les intérêts moraux et matériels de notre chère +patrie. Maintenons fermement, selon la Charte, l'ordre social et +toutes ses conditions. Garantissons fidèlement, selon la Charte, les +libertés publiques et tous leurs développements. Nous transmettrons +intact, aux générations qui viendront après nous, le dépôt qui +nous est confié, et elles nous béniront d'avoir fondé et défendu +l'édifice à l'abri duquel elles vivront libres et heureuses.» Cette +fin du discours royal ne manquait pas de grandeur; l'accent en +avait même quelque chose de touchant dans la bouche d'un souverain +septuagénaire; la phrase sur la nécessité de «garantir les libertés +publiques et tous leurs développements» n'était pas d'une politique +réactionnaire; mais tout cela fut pour ainsi dire inaperçu; on ne +vit, on ne voulut voir que ces trois mots: _passions ennemies ou +aveugles_ qui se détachèrent du reste avec un relief extraordinaire. + +La sévérité de ce langage indiquait de la part du gouvernement +l'intention de faire tête à l'opposition. Comme l'écrivait alors +un officieux, «le ministère relevait le gant qui lui avait été +jeté». On racontait dans les couloirs de la Chambre que, lors de +la rédaction du discours, M. Guizot avait répondu à ceux de ses +collègues qui eussent préféré un ton moins agressif: «Je veux porter +la guerre dans leur camp», et que le Roi avait ajouté: «C'est à moi, +à moi personnellement que les banquets se sont attaqués, et nous +verrons qui sera le plus fort.» Il n'y avait donc pas à s'étonner +que l'opposition prît ces paroles comme une déclaration de guerre, +ou plutôt comme l'acceptation de la guerre qu'elle-même avait +déclarée. Mais elle fit plus; elle feignit d'y voir une provocation +inattendue, une insulte gratuite, une infraction aux convenances +constitutionnelles qui ne permettaient pas de mêler le Roi aux +querelles des partis. De là, dans tous ses journaux, de bruyants +éclats de colère et d'indignation. Il est difficile de les prendre +au sérieux et d'y voir autre chose qu'une tactique peu sincère. +Après tout, ce double qualificatif--_ennemies ou aveugles_--qui +caractérisait avec tant de justesse le rôle des diverses fractions +de la gauche, n'avait rien d'excessif ni dans le fond ni dans la +forme. Sans doute, ce langage était placé dans la bouche du Roi, mais +ne savait-on pas que le discours du trône devait être regardé comme +l'oeuvre du cabinet et engageait sa seule responsabilité? Et puis +vraiment, étaient-ils fondés à se plaindre qu'on ne les traitât pas +avec assez de ménagements, ceux qui venaient, pendant la campagne des +banquets, d'accabler d'outrages non seulement le ministère, mais le +souverain? + +Au sortir de la séance royale, les opposants de toutes +nuances,--gauche, centre gauche, républicains, légitimistes,--se +réunirent sous la présidence de M. Odilon Barrot. On agita s'il y +aurait lieu de répondre à ce qu'on appelait la provocation de la +couronne, par une démission en masse; l'idée fut repoussée, et M. +de Girardin demeura seul à vouloir résigner son mandat. Mais tous +se proclamèrent résolus à une lutte à outrance. Le plus vif fut M. +Thiers, qui, cependant, n'avait pas pris part personnellement aux +banquets; il déclara «voir dans l'injure jetée du haut du trône à +l'opposition presque entière un attentat véritable dont le châtiment +ne devait pas se faire attendre». Quelques jours après, quand la +Chambre vint, à l'occasion de la mort de Madame Adélaïde, apporter +ses condoléances au Roi affligé, on remarqua l'abstention de presque +tous les députés de l'opposition. Les radicaux, naturellement, +ne pouvaient qu'encourager les dynastiques dans cette attitude +d'hostilité contre le Roi lui-même. «On n'a pas mesuré, disait le +_National_, les coups qu'on porte à l'opposition; qu'elle ne mesure +pas davantage ceux qu'elle rendra... Toute faiblesse serait une +déchéance. On l'accuse d'être aveugle ou ennemie, qu'elle accepte +franchement le dilemme: il lui sera facile de prouver qu'elle n'est +pas aveugle; elle doit avoir le courage de l'autre position et aller +jusqu'au bout.» + +Si, par son accent militant, le discours du trône irritait la gauche, +il parut, du moins au début, affermir la majorité conservatrice. +Celle-ci se montra, dans ses premiers votes, plus consistante qu'on +ne pouvait s'y attendre après les incertitudes de la session de +1847 et dans l'état de l'esprit public. Lors de la nomination du +président, des vice-présidents et des secrétaires de la Chambre, les +candidats du ministère l'emportèrent à une énorme majorité. «Les +élections du bureau sont triomphantes pour le parti conservateur, +écrivait M. de Viel-Castel, le 30 décembre 1847, et dépassent les +espérances. Aussi, ce soir, paraît-on très confiant dans les salons +ministériels[475].» Quelques jours après, il s'agissait de nommer +la commission de l'adresse; les neuf élus furent des partisans du +cabinet. En même temps, arrivait à Paris, le 1er janvier 1848, la +nouvelle de la reddition d'Abd el-Kader. Ne pouvait-on pas, après +les tristesses de l'année précédente, la saluer comme un heureux +présage pour l'année qui commençait et comme un signe que la mauvaise +veine était enfin épuisée? Sous ces impressions, il se produisait un +certain rassérènement chez les amis du ministère. «Il y a confiance +dans le succès», écrivait, le 2 janvier, M. de Barante à un de ses +amis[476]. Le 6, le duc de Broglie mandait à son fils: «La situation +ici est bonne, sans être excellente. La majorité est très bien +ralliée... Il y a néanmoins toujours du trouble au fond des esprits. +Les événements de l'année dernière ont laissé leurs traces, et la +majorité, quand elle se sent solidement établie, recommence à rêver +des projets de réforme et à chercher ce qu'elle pourra faire pour +démolir un peu quelque chose. Les bourses sont vides, les économies +sont consommées, le crédit et la confiance se rétablissent lentement +et péniblement. Il y aura du tirage pendant toute la session. M. +Guizot est content, confiant comme à son ordinaire. Duchâtel est +bien, mais il a moins d'ardeur et d'entrain. Le reste du ministère +paraît de bonne espérance et de bonne humeur[477].» + +[Note 475: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._] + +[Note 476: _Documents inédits._] + +[Note 477: _Ibid._] + + +III + +Suivant l'usage, la Chambre des pairs discuta la première son +adresse: elle le fit avec une ampleur inaccoutumée et n'y consacra +pas moins de huit séances, du 10 au 18 janvier. Au début et à la +fin, il fut question de la politique intérieure; mais, en dépit des +excentricités tapageuses de MM. d'Alton-Shée et de Boissy, cette +partie du débat n'eut pas grande importance; on sentait que, sur ce +sujet, les paroles décisives seraient dites dans une autre enceinte. +La discussion sur les affaires extérieures eut plus d'éclat et mérite +qu'on s'y arrête. + +On commença par l'Italie. M. de Montalembert et M. Pelet de la +Lozère ayant reproché au gouvernement de s'être montré trop «tiède» +envers Pie IX, trop favorable à l'Autriche, et d'avoir ainsi aliéné +à la France les sympathies des Italiens, M. Guizot saisit avec +empressement l'occasion qui lui était offerte de faire la lumière +sur une politique jusqu'alors mal connue. Ses premiers mots furent +pour s'attaquer de front à un préjugé alors très répandu, même dans +une partie des conservateurs; ce préjugé n'admettait pas que la +France libérale pût, sans commettre une sorte d'apostasie, devenir, +dans quelque combinaison diplomatique, l'alliée d'une «puissance +absolutiste[478]». «On fait, dit le ministre, retentir les mots +_puissances absolutistes, Sainte-Alliance_, pour me placer et vous +placer vous-mêmes d'avance sous le joug des sentiments que ces mots +réveillent. Je repousse ces fantômes qu'on rassemble autour de notre +politique; j'écarte ces entraves dont on prétend la charger. Je me +félicite plus que personne de vivre dans un État constitutionnel +et dans un pays libre; mais les États constitutionnels et les pays +libres ont besoin comme les autres que leur politique aussi soit +libre, qu'elle puisse s'éloigner ou se rapprocher de telle ou telle +combinaison, s'isoler ou se concerter avec telle ou telle puissance, +choisir enfin et agir suivant l'intérêt seul du pays, dans la +circonstance où elle est appelée à agir. Le gouvernement de Juillet +possède très légitimement cette liberté, car il l'a conquise à la +sueur de son front... Il est bien en droit de choisir librement sa +politique, sans qu'on puisse le soupçonner de déserter quelqu'un des +grands intérêts qu'il a si fermement défendus. Au nom du gouvernement +que j'ai l'honneur de représenter, je réclame et je pratique cette +liberté nécessaire; et, en agissant ainsi, je crois mieux servir la +révolution de Juillet, je crois être plus fier pour elle et plus +confiant dans ses destinées que ceux qui veulent la cantonner dans +je ne sais quelle politique fatale, lui interdisant telle ou telle +combinaison, tel ou tel mouvement dans la sphère où se meuvent +les grands États[479].» Après ce préambule, le ministre exposa sa +politique italienne telle que nous l'avons vue à l'oeuvre, à la fois +favorable aux réformes régulières et en garde contre les prétentions +révolutionnaire et belliqueuses. Il ne méconnaissait pas qu'une telle +sagesse avait pu déplaire aux Italiens. «Il m'est arrivé, dit-il, de +sacrifier la popularité en France pour servir ce que je regardais +comme la bonne cause et l'intérêt bien entendu de mon pays; je +n'hésiterais pas davantage à le faire en Italie. Je peux regretter +la popularité; la rechercher, jamais.» À ceux qui lui reprochaient +d'avoir été trop «tiède» envers Pie IX, il répondit en parlant +magnifiquement du pontife réformateur et du catholicisme[480]. +Enfin, pour montrer que sa politique avait été bien réellement celle +qu'il venait d'exposer, il termina en lisant, sans commentaire, l'une +des nombreuses lettres qu'il avait écrites à M. Rossi[481]. Cette +simple lecture eut un effet considérable. Ce fut comme une révélation +inattendue pour tous ceux qui, sur la foi des journaux, s'étaient +fait une idée si fausse de la conduite suivie en Italie. Les orateurs +qui, comme M. Cousin, s'apprêtaient à critiquer cette conduite, +se sentirent désarmés, et la Chambre n'eut plus qu'une pensée: +s'associer aux idées exprimées par le ministre, en en prenant acte; +elle se trouva unanime à voter un paragraphe additionnel, témoignant +sympathie et sollicitude pour le Saint-Père et pour ses imitateurs. + +[Note 478: Dans un article publié par la _Revue des Deux Mondes_, +le 1er janvier 1848, un député de la majorité, M. de Morny, se +demandait si, pour remplacer l'alliance anglaise, la France devait +«rechercher d'autres alliances et s'empresser de donner des gages à +ces nouvelles amitiés». Il répondait: «Non.» Il reconnaissait sans +doute la nécessité de respecter les traités; mais il ajoutait: «Cela +fait, n'oublions jamais que nous sommes une puissance libérale, que +notre gouvernement est né d'une révolution... Si nous étions tentés +de l'oublier, le pays nous en ferait bientôt ressouvenir. N'imitons +pas ces parvenus qui, rougissant de leur origine, finissent par être +odieux à leurs familles plébéiennes et méprisés par le monde nouveau +où ils tentent de s'introduire.»] + +[Note 479: C'étaient là des vérités que ne contesterait aujourd'hui +aucun homme politique sérieux. M. Thiers, qui, par entraînement +d'opposition, usait, en 1847, de l'argument combattu par M. Guizot, +en a fait justice lui-même plus tard, quand il l'a rencontré dans +la bouche des ministres de Napoléon III; à ceux-ci, prétendant que +l'Empire était tenu, à raison de son principe, de se mettre toujours, +en Europe, du côté des nationalités, il a répondu, avec l'impatience +du bon sens se heurtant à une niaiserie dangereuse: «En politique, il +faut se mettre du côté de ses intérêts. Si on rencontre son principe +sur son chemin, tant mieux; si on le trouve contre soi, tant pis.» +C'était, sous une forme plus vive et, en quelque sorte, plus brutale, +la même idée qu'avait exprimée M. Guizot.] + +[Note 480: «Le Pape, dit M. Guizot, a fait une grande chose, +une chose qui, depuis bien des siècles peut-être, n'était venue +spontanément dans la pensée d'aucun souverain. Il a entrepris +volontairement, sincèrement, la réforme intérieure de ses États... À +ce titre seul, une immense confiance lui est due... Mais qu'est-ce +qui manque, en général, à la plupart des grands réformateurs? Un +point d'arrêt, un principe de résistance... Il y a, grâce à Dieu, +dans la situation du Pape, à côté d'un principe admirable et puissant +de réforme, un principe admirable et puissant de résistance... Je +sais bien que les révolutionnaires sont arrogants; je sais qu'ils +font bon marché de la religion, du catholicisme, de la papauté; +qu'ils se figurent qu'ils enlèveront tout cela comme un torrent. Ils +l'ont essayé plus d'une fois; ils ont cru qu'ils avaient emporté ces +vieilles grandeurs de la société humaine; elles ont reparu derrière +eux; elles ont reparu plus grandes qu'eux. Ce qui a surmonté le +pouvoir de la Révolution française et de Napoléon surmontera bien les +fantaisies de la jeune Italie.»] + +[Note 481: La lettre lue par M. Guizot était du 27 septembre 1847; +j'en ai cité ailleurs quelques passages. (Cf. plus haut, p. 259 et +260.) Le ministre aurait pu, du reste, aussi bien lire plusieurs +autres de ses lettres.] + +Après l'Italie, la Suisse. Attaquée par M. Pelet de la Lozère, la +politique suivie par le ministère dans le conflit de la Diète et du +Sonderbund eut la chance d'être défendue par M. le duc de Broglie, +qui la connaissait pour en avoir été l'un des principaux agents. +Celui-ci exposa, avec la précision et l'autorité habituelles de sa +parole, la situation respective des cantons, les attentats de la +Diète, le droit des puissances à se mêler de cette affaire, les +efforts faits par la France pour arrêter le mal sans cependant se +laisser entraîner dans une intervention armée. Il ne put sans doute +dissimuler l'échec final: «Le temps a manqué, dit-il tristement, et +Dieu a permis que l'iniquité triomphât.» Sur l'action diplomatique +qui se continuait, il garda la plus grande réserve; évidemment le +gouvernement n'était pas pressé de mettre une opinion si prévenue +contre tout ce qui lui paraissait avoir un air de Sainte-Alliance, +dans la confidence des négociations alors suivies avec le comte +Colloredo et le général de Radowitz. M. de Broglie se borna à +déclarer que «si le gouvernement n'avait pas réussi dans son oeuvre +de pacification, il avait du moins posé par là les bases d'une +entente durable entre les puissances médiatrices». + +Ce discours, d'un sens politique si haut et si mesuré, avait fait +excellente impression, et la question paraissait vidée, quand M. de +Montalembert monta à la tribune. Dès ses premiers mots, il apparut +que ce n'était plus l'opposant venant chercher querelle au cabinet +ni même le chef du parti catholique apportant une doléance purement +religieuse. Préludant au rôle qui allait devenir le sien dans +les assemblées républicaines, l'orateur se plaçait au-dessus des +divisions d'écoles ou de groupes et parlait au nom de la société +menacée. «Je tiens, dit-il, qu'on ne s'est battu, en Suisse, ni +pour ni contre les Jésuites, ni pour ni contre la souveraineté +cantonale; on s'est battu contre vous et pour vous. (_Sensation._) Et +voici comment: on s'est battu pour la liberté sauvage, intolérante, +irrégulière, hypocrite, contre la liberté tolérante, régulière, +légale et sincère, dont vous êtes les représentants et les défenseurs +dans le monde. (_Très bien!_)... Ainsi donc, je ne viens pas parler +pour des vaincus, mais à des vaincus, vaincu moi-même à des vaincus, +c'est-à-dire aux représentants de l'ordre social, de l'ordre +régulier, de l'ordre libéral, qui vient d'être vaincu en Suisse et +qui est menacé dans toute l'Europe par une nouvelle invasion de +barbares.» (_Sensation._) Et alors, en traits de feu, il faisait un +tableau de toutes les infamies commises en Suisse, montrant partout +«l'abus de la force, l'étouffement de la liberté, la violation +de la foi jurée, la supériorité du nombre érigée en dogme et le +mensonge servant d'arme et de parure à la violence». Lord Palmerston +n'était pas oublié, et sa conduite était flétrie. Jamais parole +plus vengeresse n'avait consolé la conscience publique attristée +des défaites du bon droit. L'orateur insistait principalement sur +ce que la bataille perdue en Suisse était la même qui se livrait +en France. Il rappelait les banquets démagogiques fraternisant avec +les vainqueurs du Sonderbund; il signalait également l'évocation +des pires souvenirs révolutionnaires, l'éclosion d'apologies +terroristes auxquelles on assistait depuis un an. À M. de Lamartine +qui avait dit: «Nous ne voulons pas rouvrir le club des jacobins!» +il répondait: «Il est trop tard; le club des jacobins est déjà +rouvert, non pas en fait et dans la rue, mais dans les esprits, dans +les coeurs, du moins dans certains esprits égarés par des sophismes +sanguinaires, dans certains coeurs dépravés par ces exécrables romans +qu'on décore du nom d'histoire et où l'apothéose de Voltaire sert +d'introduction à l'apologie de Robespierre.» (_Approbation énergique +et prolongée._) Puis, comme s'il avait eu une intuition prophétique +de tout ce que devait être le radicalisme dans la seconde moitié du +siècle, il s'écriait: «Savez-vous ce que le radicalisme menace le +plus? Ce n'est pas au fond le pouvoir: le pouvoir est une nécessité +de premier ordre pour toutes les sociétés; il peut changer de mains, +mais, tôt ou tard, il se retrouve debout; il ne périt jamais tout +entier. Ce n'est pas même la propriété: la propriété peut changer +de mains, mais je ne crois pas encore à son anéantissement ou à sa +transformation. Mais savez-vous ce qui peut périr chez tous les +peuples? C'est la liberté. (_C'est vrai! Approbation._) Ah! oui, +elle périt, et pendant de longs siècles elle disparaît. Et, pour ma +part, je ne redoute rien tant, dans le triomphe de ce radicalisme, +que la perte de la liberté. (_Très bien!_) Qu'on ne vienne pas dire +que le radicalisme, c'est l'exagération du libéralisme; non, c'en +est l'antipode, c'est l'extrême opposé; le radicalisme n'est que +l'exagération du despotisme, rien autre chose! (_Très bien!_) et +jamais le despotisme n'affecta une forme plus odieuse. La liberté, +c'est la tolérance raisonnée, volontaire; le radicalisme, c'est +l'intolérance absolue qui ne s'arrête que devant l'impossible... La +liberté consacre les droits des minorités, le radicalisme les absorbe +et les anéantit.» Faisant alors un retour sur lui-même, l'orateur +rappelait combien il avait toujours aimé la liberté. «La liberté! +Ah! je peux le dire sans phrase, elle a été l'idole de mon âme. +(_Mouvement._) Si j'ai quelque reproche à me faire, c'est de l'avoir +trop aimée, aimée comme on aime quand on est jeune, c'est-à-dire +sans mesure, sans frein. Mais je ne me le reproche pas, je ne le +regrette pas; je veux continuer à la servir, à l'aimer toujours, +à croire en elle toujours! (_Très bien!_) Et je crois ne l'avoir +jamais plus aimée, jamais mieux servie qu'en ce jour où je m'efforce +d'arracher le masque à ses ennemis qui se parent de ses couleurs, qui +usurpent son drapeau pour la souiller, pour la déshonorer.» (_Marques +unanimes et prolongées d'assentiment._) Devant un tel péril, M. +de Montalembert n'avait pas grand coeur à s'arrêter longtemps aux +petites critiques qu'il pouvait avoir à faire sur la conduite du +cabinet; aussi se hâtait-il de laisser les ministres pour s'adresser +au pays. «La France, disait-il en terminant, se trouve dans la +situation que voici: le drapeau que vous avez vaincu à Lyon, en 1831 +et en 1834, ce drapeau-là est aujourd'hui relevé de l'autre côté du +Jura (_sensation_), et, ce qui est bien plus grave, il y est appuyé +par l'Angleterre! À l'intérieur, vous avez ce que vous n'aviez ni +en 1831, ni en 1834, des sympathies avouées, publiques, croissantes +pour la Convention et la Montagne... Je ne demande aucune mesure +d'exception... Je demande que les honnêtes gens ouvrent les yeux..., +qu'ils s'arment d'une triple résolution à l'encontre des ennemis +intérieurs et extérieurs qui nous menacent... Ne souffrons pas que +les méchants aient seuls le monopole de l'énergie de l'audace... +Que les honnêtes gens aient aussi l'énergie du bien... Que ce soit +le principe de l'union entre nous tous qui voulons, au fond, la +même chose: la liberté, l'ordre, la paix. Veillons surtout sur la +liberté... N'oublions pas que cette liberté vient d'être immolée en +Suisse, qu'elle a été trahie par l'Angleterre, mais que la France +a pour destinée d'en être à jamais le drapeau et la sauvegarde.» +(_Acclamations prolongées._) + +On se ferait difficilement une idée de l'effet produit par ce +discours sur la Chambre haute. Ces vieux routiers de la politique, +qu'on pouvait croire cuirassés contre toutes les émotions oratoires +et qui étaient d'ailleurs habitués plus à contredire qu'à suivre M. +de Montalembert, furent étrangement secoués, bouleversés, entraînés +par sa parole. Presque à chaque phrase, c'étaient des frémissements, +des trépignements, des bravos. Jamais on n'avait vu la vénérable +assemblée dans un tel état de surexcitation[482]. Quand l'orateur +revint à sa place, presque tous les pairs, et parmi eux M. le duc de +Nemours, se précipitèrent pour le féliciter. M. Guizot, qui devait +lui succéder à la tribune, renonça à la parole. «Je ne partage pas, +dit-il, toutes les idées exprimées par l'honorable préopinant; je +n'accepte point les reproches qu'il a adressés au gouvernement. +Mais il a dit trop de grandes, bonnes et utiles vérités, et il les +a dites avec un sentiment trop sincère et trop profond, pour que je +veuille élever, en ce moment, un débat quelconque avec lui. Je ne +mettrai pas, à la suite de tout ce qu'il vous a dit, une question +purement politique, et encore moins une question personnelle.» +Le calme ne parvenant pas à se rétablir, il fallut suspendre la +séance pendant quelque temps. Quand elle fut reprise, M. le comte +de Saint-Priest, encore tout ému, demanda que la Chambre ordonnât +l'impression du discours. Cette proposition eût été probablement +votée d'enthousiasme, si le président n'eût rappelé les articles du +règlement qui interdisaient toute mesure de ce genre. + +[Note 482: Un journal peu suspect de sympathie pour l'orateur, +qu'il traite de «sacristain», le National, fait ce tableau de la +séance: «Nous voudrions raconter froidement la séance incroyable à +laquelle nous avons assisté; froidement, si cela est possible... Il +était réservé à M. de Montalembert d'exciter parmi ses collègues +une de ces violentes émotions contre lesquelles nous les croyions +garantis. Il peut être fier de son succès, qui dépasse tout ce que +son orgueil avait pu rêver. Personne n'avait encore remué à ce point +les pupitres, les couteaux de bois et les poitrines de la pairie. Ce +n'était pas de l'agitation, mais des transports. Ce n'étaient pas des +spasmes, mais une sorte de fièvre chaude. Les cris, les bravos, les +trépignements servaient de cortège aux effusions de son éloquence. +Passionné lui-même jusqu'au délire, il a jeté, sur tous les bancs, +des courants d'électricité qui les faisaient bondir.»] + +L'émotion ne demeura pas renfermée dans l'enceinte du Luxembourg. +«L'effet, notait un observateur, n'a guère été moins grand au dehors +que dans la Chambre des pairs; c'est un véritable événement[483].» +Tous les journaux, même les plus hostiles à M. de Montalembert, +étaient obligés de constater son immense succès[484]. M. Marrast +ne cachait pas à M. Louis Veuillot son admiration et exprimait le +regret que le parti républicain «n'eût pas un _enragé éloquent_ comme +celui-là[485]». M. Doudan écrivait à un de ses amis: «J'aurais mieux +aimé que ce fût un autre que M. de Montalembert qui eût ce grand +succès. La Chambre des pairs en a été comme folle d'admiration durant +plusieurs heures[486].» M. Sainte-Beuve, dans ses notes, tout en se +défendant contre les idées développées dans ce discours, ne pouvait +s'empêcher de constater «l'enthousiasme sans exemple qu'il excitait +dans les salons et qui n'était qu'un reflet affaibli de celui qu'il +avait excité dans la haute Chambre[487]». + +[Note 483: _Journal inédit du baron de Viel-Castel_, à la date du 15 +janvier 1848.] + +[Note 484: Le _Journal des Débats_ déclarait que «l'effet produit +par le discours était peut-être unique dans notre histoire +parlementaire». Le _Constitutionnel_ disait: «Sans proclamer, comme +on l'a fait, M. de Montalembert le plus grand orateur des temps +modernes, nous reconnaîtrons volontiers qu'il a déployé un grand +talent pour la défense d'une détestable cause.» On lisait dans la +_Presse_: «L'aiglon s'est fait aigle et s'est élevé à une hauteur où +l'amitié la plus complaisante ne le supposait pas capable d'arriver. +Peu d'hommes de tribune ont compté dans leur vie un succès aussi +complet.»] + +[Note 485: _Mélanges_, par Louis VEUILLOT, t. IV, p. 74.] + +[Note 486: X. DOUDAN, _Mélanges et lettres_, t. II, p. 147.] + +[Note 487: _Les Cahiers de Sainte-Beuve_, p. 70.] + +Une impression si extraordinaire ne tenait pas seulement à +l'éloquence de l'orateur, bien qu'il se fût élevé à des hauteurs +qu'il n'avait pas encore atteintes; elle ne tenait pas à sa passion, +bien qu'elle n'eût jamais été aussi entraînante. Elle tenait surtout +à ce qu'il venait de répondre à l'angoisse, jusque-là plus ou moins +inconsciente, qui oppressait alors les âmes. Il avait éclairé, comme +d'une lueur tragique, l'abîme vers lequel la France se sentait +poussée, en même temps qu'il essayait de réveiller le courage un peu +endormi de ceux que cet abîme épouvantait. C'était vraiment le cri +d'alarme et le cri de guerre de la société en péril qu'il se trouvait +avoir poussés. + +La discussion de l'adresse se prolongea, quelques jours encore, sans +incident remarquable. Au vote sur l'ensemble, la minorité fut de 23 +voix: le chiffre parut élevé pour la Chambre des pairs. + + +IV + +Le débat du Luxembourg avait pu un moment attirer l'attention par le +talent des orateurs; mais le résultat n'en avait jamais été douteux +pour personne. C'est au Palais-Bourbon que devait se livrer la grande +bataille. Plus on en approchait, plus l'opinion se montrait nerveuse +et inquiète. Le chroniqueur politique de la _Revue des Deux Mondes_, +alors favorable au ministère, écrivait le 15 janvier: «Le cabinet +ne peut se dissimuler qu'il règne, dans l'opinion publique, et même +dans l'esprit de beaucoup de ses amis, une sorte de panique, d'autant +plus dangereuse qu'elle est indéterminée.» Le _Journal des Débats_ +constatait lui-même, le 20 janvier, les rumeurs alarmantes qui de +nouveau circulaient et se propageaient partout, sans qu'on en pût +saisir l'origine. «Des gens, ajoutait-il, viennent vous dire, d'un +air mystérieux que la situation est bien tendue. À voir certaines +figures, à entendre certains discours, on croirait, pour parler le +langage révolutionnaire, que nous sommes à la veille d'une journée... +Il en reste, dans l'esprit public, une inquiétude vague. La Bourse +baisse, et l'on finit par croire qu'il y a quelque chose, quoique +personne ne puisse dire ce qu'il y a.» Faut-il croire que l'idée +d'une révolution prochaine commençait à se présenter à certains +esprits? Le roi des Belges, observateur perspicace, au coeur un peu +sec, disait, vers cette époque, au duc régnant de Saxe-Cobourg: +«Mon beau-père sera sous peu chassé comme Charles X. La catastrophe +éclatera inévitablement en France, et, par suite de cela, en +Allemagne[488].» + +[Note 488: _Aus meinem Leben und aus meiner Zeit_, von ERNST II, +herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 193.] + +Contrairement à l'usage, la Chambre des députés ne commença pas par +discuter son adresse. La gauche voulut avoir auparavant, en guise +de prologue, une séance de scandale, ce qu'on appelait dans la +session précédente une «séance de corruption». Il lui parut qu'après +avoir été réduit à défendre sa moralité contre des accusations +outrageantes, le ministère apporterait moins d'autorité dans les +grands débats politiques. Or, par une continuation de cette sorte de +malechance mystérieuse qui pesait, depuis un an, sur le gouvernement, +il venait précisément de se faire, au cours d'un procès privé, une +révélation qui fournissait aux opposants une arme redoutable. Voici +les faits tels qu'ils furent alors jetés aux quatre vents de la +publicité par les intéressés eux-mêmes. M. Petit, ex-receveur des +finances à Corbeil, était en procès avec sa femme, à laquelle il +reprochait des relations coupables avec M. Bertin de Vaux, pair de +France et l'un des propriétaires du _Journal des Débats_; accusé à +son tour d'avoir obtenu sa recette particulière grâce à la protection +de l'homme qu'il présentait comme l'amant de sa femme, il fit rédiger +par son avocat, M. Bethmont, député de la gauche, un mémoire destiné +à sa justification, ou plutôt à sa vengeance. Ce mémoire ne pouvait +nier l'entremise de M. Bertin, mais il exposait que M. Petit avait +été nommé après avoir procuré au gouvernement, qui en avait besoin +pour acquitter certaines promesses, la démission de plusieurs membres +de la cour des comptes, et qu'il avait dédommagé ces derniers à +prix d'argent, soit par une somme une fois payée, soit par une +rente viagère. Ces marchés remontaient à 1841 et 1844; circonstance +aggravante, ils avaient été négociés dans le cabinet de M. Génie, +chef du secrétariat particulier de M. Guizot. Averti à l'avance de +la publication du mémoire, et en pressentant le très fâcheux effet, +le gouvernement essaya de l'empêcher; il n'y réussit pas. Le mémoire +fut lancé le 4 janvier, et l'un des premiers exemplaires fut remis +au _National_, qui se hâta de reproduire les faits, en criant au +scandale et à la corruption. On devine quel écho un pareil cri +pouvait rencontrer dans une opinion encore tout émue des tristes +débats de la session de 1847. Il paraît bien que ces achats de +démission n'étaient pas chose nouvelle; il y en avait eu soit avant, +soit depuis 1830, et sous les ministères les plus divers[489]. Leur +légalité avait même été débattue devant les tribunaux, et certains +arrêts l'avaient admise. L'expédient avait semblé parfois utile pour +corriger certains effets de l'inamovibilité et assurer une sorte +de retraite à des fonctionnaires âgés et infirmes. Peut-être les +souvenirs de la vénalité des charges avaient-ils empêché de bien voir +le vice de semblables pratiques. Mais il n'en restait pas moins que +c'était un abus, et qu'un gouvernement faisait fâcheuse figure quand +il se laissait surprendre la main dans de pareils brocantages. Les +amis du cabinet s'en rendaient bien compte. «Cela produit beaucoup +d'effet, écrivait l'un d'eux; les conservateurs se sentent mal à +l'aise, et M. Guizot lui-même est très préoccupé[490].» + +[Note 489: Une note, trouvée dans les papiers de M. Guizot et publiée +par la _Revue rétrospective_, n'en relevait pas moins de vingt et un +entre 1821 et 1844.] + +[Note 490: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._] + +L'«affaire Petit», comme on disait alors, fut discutée le 21 janvier, +à la Chambre des députés, sur une interpellation de M. Odilon Barrot. +La veille, le ministère, pour marquer l'attitude qu'il entendait +prendre, avait déposé un projet interdisant et réprimant les +démissions données à raison d'une compensation pécuniaire. L'attaque +fut vive. M. Odilon Barrot s'indigna avec une solennité déclamatoire; +M. Dupin protesta au nom de la dignité de la magistrature; M. Dufaure +fut l'adversaire le plus redoutable, très âpre sous son apparente +modération. Derrière ces chefs d'emploi, s'agitait bruyamment le +choeur des interrupteurs, manifestant, par ses gestes, par ses cris, +par ses injures, le dégoût, le mépris, l'horreur que lui inspirait +un gouvernement si corrompu. La tactique était visiblement de faire +concentrer tous les coups sur le président du conseil. L'opposition +voulait profiter de ce que le marché avait été fait dans le cabinet +de M. Génie et, en quelque sorte, sous les yeux de M. Guizot, +pour atteindre ce dernier dans son renom, jusqu'alors incontesté, +d'austérité. «On veut l'abattre à force de clameurs», écrivait M. de +Barante[491]. Mais M. Guizot n'était pas de ceux auxquels on faisait +ainsi courber la tête. Il répondit avec une hauteur attristée. Sans +discuter le détail des faits, sans plaider l'ignorance personnelle, +sans opposer scandale à scandale par l'étalage de ce qui avait été +fait sous d'autres ministères, il se borna à affirmer que l'abus +était ancien, mais il reconnut que c'était un abus, annonça sa +résolution de le proscrire à l'avenir, et déclara que, depuis plus +de deux ans déjà, il avait cessé. Il ne se plaignait pas «de voir de +nouvelles susceptibilités morales s'introduire dans les moeurs, de +voir tomber devant la publicité, devant l'élévation croissante des +sentiments, des usages longtemps tolérés». Il demandait seulement +que ce progrès ne rendît pas injuste envers le passé. De la part de +l'opposition, sans doute, il savait n'avoir pas à attendre d'équité. +«Cependant, ajoutait-il, en présence d'hommes qui ont voué leur vie +entière à la cause de l'ordre et des libertés du pays,... en présence +d'hommes que jamais, dans la pensée même de leurs adversaires, aucun +intérêt personnel, autre que celui du pouvoir dont ils sont chargés, +n'a fait agir, il me semble que ce qui se passe aujourd'hui devant +vous dépasse la limite ordinaire des atteintes portées à la justice +ou à la vérité... Je n'ai pas un mot de plus à dire à l'opposition. +Quant à mes amis, ce n'est pas moi qui les découragerai jamais +d'être aussi vigilants et aussi exigeants qu'ils le pourront dans +la cause de la moralité publique et privée... Je demande seulement +au parti conservateur de se souvenir toujours que les hommes qu'il +honore de sa confiance ont recueilli de nos temps orageux un héritage +très mêlé... Nous travaillons incessamment à régler, à épurer cet +héritage... S'il a la confiance que c'est là ce que nous faisons, +qu'alors il se souvienne que l'oeuvre est très difficile, quelquefois +très amère, et que nous avons besoin de n'être pas un instant +affaiblis dans ce rude travail. Nous avons besoin que le parti +conservateur voie toujours les choses exactement comme elles sont, +sans faiblesse et sans charlatanerie. Nous avons besoin qu'il nous +soutienne de toute sa force. Si le moindre affaiblissement devait +nous venir de lui dans la tâche difficile que nous poursuivons, je +n'hésite pas à dire que, pour mon compte et pour celui de mes amis, +nous ne l'accepterions pas un instant.» Ainsi mise en demeure, la +Chambre ne manqua pas au cabinet; par 225 voix contre 146, elle +déclara sa «confiance dans la volonté exprimée par le gouvernement et +dans l'efficacité des mesures qui devaient prévenir le retour d'un +ancien et regrettable abus». + +[Note 491: Lettre du 21 janvier 1848. (_Documents inédits._)] + +La victoire paraissait complète. M. Guizot s'était tiré avec habileté +et dignité d'une situation difficile. Force était cependant d'avouer +que le ministère sortait affaibli de ce débat. Tout en votant pour +lui et en étant convaincue que ses accusateurs eussent fait pis +encore, la majorité n'avait pas caché sa tristesse. Il est toujours +fâcheux, pour un gouvernement, d'avoir à se défendre contre de telles +attaques, fût-il absolument innocent, ce qui n'était pas alors le +cas[492]. Toutefois l'opposition dynastique, qui avait mené cette +campagne avec tant de passion, avait-elle sujet de se féliciter du +résultat? Le discrédit qu'elle avait cherché à faire tomber sur +le cabinet rejaillissait sur le régime tout entier, sur la classe +gouvernante sans distinction de gauche ou de droite. De pareilles +journées ne profitaient en réalité qu'aux révolutionnaires et aux +socialistes. + +[Note 492: M. Doudan écrivait au prince de Broglie, au sujet de cette +discussion: «C'est un bruit terrible pour une omelette au lard. +J'en ai voulu à la majorité d'avoir permis que M. Guizot subît la +nécessité de s'expliquer devant la Chambre sur ces misères. Il y +a des choses qui ne sont rien et qui sont indéfendables devant le +pédantisme d'un public, même d'un public qui ferait la même chose et +plus, toute la journée; mais la majorité, tout en votant bien, s'est +passé la fantaisie de prendre de grands airs attristés sur l'horreur +de donner des places dans une vue politique.» (_Mélanges et lettres_, +t. II, p. 148.)] + + +V + +Le lendemain même de l'orageux débat sur l'«affaire Petit», la +Chambre des députés commençait la discussion de son adresse. La +première bataille, qui ne dura pas moins de trois jours[493], porta +sur la question financière. D'ordinaire cette question était +renvoyée au budget. Mais les meneurs croyaient qu'elle fournissait, +cette année, un terrain d'attaque exceptionnellement favorable, et +ils étaient impatients d'en profiter. On se rappelle, en effet, +le contre-coup fâcheux qu'avait eu sur les finances la mauvaise +récolte de 1846[494]. Depuis lors, sans doute, la situation s'était +notablement améliorée: l'excellente récolte de 1847 avait ramené +l'abondance et le bas prix des subsistances; plus aucune crainte +d'embarras monétaires; les affaires étaient redevenues actives; le +revenu des contributions indirectes, en recul assez marqué pendant +le premier semestre de 1847, avait repris sa marche en avant pendant +le second, si bien que le résultat total de l'année se trouvait à +peu près égal à celui de 1846: fait d'autant plus remarquable que +le malaise persistait en Belgique, en Hollande, en Allemagne, en +Angleterre surtout, où le déchet des impôts indirects pour 1847 +n'était pas moindre de 55 millions. Toutefois, si la crise économique +semblait à sa fin, les difficultés qui en étaient résultées pour +nos finances n'avaient pu disparaître aussi vite; c'étaient ces +difficultés dont l'opposition croyait pouvoir se faire une arme +contre le cabinet. + +[Note 493: Séances des 24, 25 et 26 janvier 1848.] + +[Note 494: Voir plus haut, ch. I, § IV.--Cf. du reste, sur l'histoire +financière de la monarchie de Juillet, t. III, ch. V, § V; t. IV, ch. +V, § _XII_; t. V, ch. I, § X; t. VI, ch. II, § III.] + +M. Thiers mena l'attaque. Pendant deux jours entiers, il fut presque +constamment sur la brèche, critiquant, répliquant, interrompant, avec +une verve qui ne faiblit pas un moment. Il excellait à illuminer, à +animer, à vivifier ces matières d'ordinaire assez ternes, lourdes et +arides. Si habile discuteur qu'il fût, il trouva un contradicteur +capable de lui tenir tête; ce fut M. Duchâtel, qui se surpassa en +cette circonstance, moins brillant que M. Thiers, mais non moins +lumineux et d'une doctrine financière plus sûre, plus large et plus +neuve. Quand, par exemple, M. Thiers déclarait l'épargne française +incapable de fournir, sans tarir les sources où s'alimentaient +le commerce et l'industrie, les 300 millions que l'État et les +compagnies s'apprêtaient à lui demander annuellement pour les +travaux de chemins de fer, il était singulièrement en retard, et +sa conclusion, qui tendait à ralentir la construction de notre +réseau ferré, eût été désastreuse. Quand, au contraire, M. Duchâtel +rappelait qu'on pouvait alléger les charges de l'État, non seulement +en diminuant ses dépenses, mais aussi en accroissant ses ressources; +quand il soutenait que certaines dépenses étaient fécondes, et +qu'il exposait les avantages de la politique financière du «faire +valoir», son idée était juste, à condition d'être appliquée avec +mesure et de ne pas servir d'excuse au gaspillage. Tout le discours +de M. Thiers tendait à présenter la situation comme dangereuse et +très gravement compromise par ce qu'il appelait les «folies de la +paix»: à son avis, avec des finances aussi engagées, il eût fallu +être garanti contre tout péril de guerre; or il croyait qu'on ne +l'était plus depuis les mariages espagnols; aussi terminait-il par ce +coup de tocsin: «Je quitte cette tribune, profondément alarmé.» M. +Duchâtel répondait que «la situation financière commandait une grande +prudence, une salutaire réserve, mais qu'elle ne devait pas inspirer +le découragement». Il se croyait sûr de «pouvoir conduire à bien, +sans dommage et sans péril pour le pays, les grandes entreprises +commencées». + +Entre le pessimisme de M. Thiers et l'optimisme relatif de M. +Duchâtel, que faut-il croire? La vérité est qu'on était alors +en train de réparer les suites de la crise de 1847: ce travail +de réparation, analogue à celui que le gouvernement de Juillet +avait déjà mené à bonne fin après 1830 et après 1840, n'était pas +terminé, mais le plan en était tracé, et l'on pouvait entrevoir le +moment où les choses seraient rétablies dans leur état normal. En +ce qui touchait le budget ordinaire, si celui de 1847 se soldait +par un gros déficit de 109 millions, on s'attendait, pour 1848, à +un déficit beaucoup moindre, et on croyait pouvoir promettre le +retour à l'équilibre pour 1849. La principale difficulté venait, +on le sait, du budget extraordinaire et des travaux de chemins de +fer et autres, mis provisoirement à la charge de la dette flottante +jusqu'à ce qu'on pût y appliquer les réserves de l'amortissement. +Ces réserves se trouvant, pour le moment, absorbées par les +découverts du budget, la dette flottante avait rapidement grossi; +elle atteignait, le 1er janvier 1848, 630 millions, sur lesquels 285 +millions de bons du Trésor à court terme, et environ 143 millions +de comptes courants des caisses d'épargne ou des correspondants du +Trésor. Il y avait là évidemment un chiffre trop élevé d'engagements +à vue ou à brève échéance; il pouvait en résulter, en cas de crise, +de graves embarras; sur ce point, les critiques de M. Thiers étaient +en partie fondées. Ajoutons que les travaux publics étaient loin +d'être terminés; tels qu'ils avaient été fixés par la loi du 11 +juin 1842 sur les chemins de fer et par les lois successives qui +l'avaient complétée, ils s'élevaient à un milliard 109 millions; +sur cette somme, 412 millions seulement avaient été dépensés: il +restait donc encore à pourvoir, pour les années suivantes, à près de +700 millions; la dépense à faire de ce chef pour 1848 était fixée à +150 millions. Cet avenir effrayait M. Thiers, qui croyait voir déjà +la dette flottante à 800 millions. Il oubliait les deux causes qui +devaient l'alléger. C'était d'abord l'emprunt de 350 millions que la +loi du 8 août 1847 avait autorisé précisément dans ce dessein[495]; +sur cette somme, 250 millions avaient été émis en rentes 3 pour 100 +et adjugées, le 10 novembre 1847, à la maison Rothschild, au taux de +75 fr. 25[496]; les versements des adjudicataires étaient échelonnés +jusqu'en novembre 1849[497]. La dette flottante devait aussi être +dégagée par les remboursements que les compagnies de chemins de +fer auraient à effectuer et qui s'élevaient à 205 millions. Grâce +à cette double cause d'allégement, le gouvernement croyait pouvoir +affirmer que la dette flottante ne s'augmenterait pas, et que bientôt +même elle commencerait à diminuer. En effet, d'après ses calculs, +en 1848 ou au plus tard en 1849, tous les déficits des budgets +antérieurs seraient éteints par les réserves de l'amortissement qui +s'élevaient maintenant à environ 90 millions par an. Ces réserves, +devenues ainsi disponibles, pourraient alors être affectées aux +travaux extraordinaires et dégageraient d'autant la dette flottante. +En somme, en réunissant les 350 millions de l'emprunt, les 205 +millions dus par les compagnies et les réserves de l'amortissement, +on calculait que vers 1855 on aurait terminé la liquidation de cette +colossale entreprise, et que la dette flottante serait absolument +dégagée. On aurait ainsi fait pour plus de 1,100 millions de travaux +extraordinaires, presque tous productifs, en n'augmentant la dette +publique que d'un capital de 350 millions. Ces calculs supposaient, +il est vrai, qu'aucun événement ne viendrait d'ici la compromettre la +paix extérieure ou la prospérité intérieure, et, par suite, détruire +l'équilibre du budget ordinaire; qu'il n'y aurait aucun danger de +guerre comme en 1840, aucune mauvaise récolte comme en 1846. C'était +là évidemment le côté faible de la combinaison; on n'y faisait pas +assez la part des accidents possibles. + +[Note 495: Cf. plus haut, p. 32.] + +[Note 496: Les emprunts précédents avaient été négociés, celui de +1841 à 78 fr. 52 1/2, celui de 1844 à 84 fr. 75: on voit quelle +dépréciation avait été causée par la crise de 1847.] + +[Note 497: Les adjudicataires versèrent ainsi, jusqu'au 24 février +1848, 64 millions. Après la révolution, à raison de l'effondrement du +crédit, ils obtinrent de ne pas remplir leurs engagements.] + +Toutefois, peut-on reprocher au gouvernement de n'avoir pas +prévu la catastrophe qui allait éclater et de ne s'être pas +préparé financièrement à son propre renversement? D'ailleurs, +quelles précautions eussent pu prévenir les conséquences d'une +révolution donnant le signal d'une panique universelle, arrêtant +brusquement toutes les affaires, tarissant les impôts, ruinant le +crédit, et provoquant le retrait en masse des dépôts faits aux +caisses d'épargne? Les auteurs de cette révolution, placés en +face de l'effroyable crise économique dont ils avaient toute la +responsabilité, ont essayé de la rejeter sur le régime déchu; ils ont +osé proclamer qu'à la veille des journées de Février, la banqueroute +était imminente, et que la République seule en avait sauvé la +France[498]. Pur mensonge dont il est facile aujourd'hui de faire +justice. C'est après et non avant la chute de la monarchie qu'il y +a eu menace de banqueroute; et la faute en était à ceux qui avaient +déchaîné la révolution et ne parvenaient pas, en dépit du mot de l'un +d'eux, à faire de l'ordre avec du désordre. + +[Note 498: M. Garnier-Pagès, membre du gouvernement provisoire, +chargé de diriger les finances du nouveau régime, a dit, dans son +rapport du 10 mars 1848: «Ce qui est certain, ce que j'affirme de +toute la force d'une conviction éclairée et loyale, c'est que si la +dynastie d'Orléans avait régné quelque temps encore, la banqueroute +était inévitable. Oui, citoyens, proclamons-le avec bonheur, avec +orgueil, à tous les titres qui recommandent la République à l'amour +de la France et au respect du monde, il faut ajouter celui-ci: la +République a sauvé la France de la banqueroute.»] + +Et maintenant si l'on cherche à juger dans son ensemble la politique +financière de la monarchie de Juillet, sans s'arrêter aux embarras +passagers dans lesquels elle se trouvait encore engagée à la veille +de sa chute, certains grands faits ressortent avec netteté. D'abord, +loin d'avoir augmenté les impôts, elle les a réduits; si elle a +ajouté 16 millions au principal de la contribution personnelle et +mobilière et de la taxe sur les portes et fenêtres, elle a fait des +dégrèvements pour plus de 60 millions, notamment sur l'impôt des +boissons et sur la loterie; l'accroissement d'environ 300 millions +qui s'est produit dans le revenu des contributions indirectes a +été dû au développement de la richesse publique. En second lieu, +elle a très peu emprunté: les rentes perpétuelles étaient, à la +fin de la Restauration, de 202 millions, soit, si on en défalque +environ 38 millions appartenant à la caisse de l'amortissement, 164 +millions; elles s'élevaient, en 1848, à 244 millions, soit, en en +défalquant aussi 67 millions de rentes de la caisse d'amortissement, +177 millions. Ce n'est donc qu'une augmentation de 13 millions pour +les dix-huit années du règne, chiffre singulièrement minime si l'on +songe que le total des rentes dépasse actuellement 900 millions. À la +vérité, pour être absolument exact, les 13 millions devraient être +augmentés des 8 à 9 millions de rentes dont l'émission, autorisée +par la loi du 8 août 1847, n'a pu être réalisée avant la chute de la +monarchie; cette émission, en effet, était nécessaire pour dégager +la dette flottante. Ajoutons enfin que, parmi les 67 millions de +rentes appartenant en 1848 à la caisse d'amortissement, toutes ne +provenaient pas, comme en 1830, de rachats; 38 millions provenaient +de la consolidation des fonds des caisses d'épargne. Malgré ces deux +dernières observations, la monarchie de Juillet n'en doit pas moins +être considérée comme ayant usé très discrètement de l'emprunt. Et +cependant, sans impôts nouveaux, avec des emprunts si réduits, elle +a fait plus de 1,600 millions de travaux extraordinaires; elle a +dépensé plus d'un milliard pour la conquête de l'Algérie; elle a créé +l'instruction primaire; elle a transmis à ses successeurs une armée +en parfait état; elle a laissé un pays dont toutes les ressources +avaient été ménagées et qui était en plein développement économique. +Jamais on n'a fait autant pour l'avenir, en le grevant aussi peu. +Devant ces résultats, que pèsent certaines difficultés momentanées, +ou même certaines fautes de gestion? L'histoire est obligée de +reconnaître qu'en dehors de la Restauration, aucun autre des régimes +qui se sont succédé en France dans ce siècle ne se présente avec un +pareil bilan. + + +VI + +La discussion sur les finances avait été vive, mais honorable. À +peine fut-elle finie que la Chambre retomba dans le scandale. M. +Billault avait présenté un amendement demandant au gouvernement «de +travailler sans relâche à développer la moralité des populations et +de ne plus s'exposer à l'affaiblir par de funestes exemples». C'était +vouloir infliger au cabinet une sorte de flétrissure infamante. La +présentation d'un tel amendement par un homme qui n'appartenait +pas aux opinions extrêmes, et qui avait même refusé de s'associer +aux banquets, montrait à quel degré d'animosité en était venue +l'opposition de toutes nuances. + +Le débat[499] commença toutefois par un discours d'une inspiration +supérieure à l'amendement qu'il venait appuyer. J'ai déjà eu +occasion de marquer le rôle parlementaire de M. de Tocqueville, +et comment, chez lui, la vue naturellement haute et lointaine du +moraliste politique se trouvait parfois rabaissée et raccourcie par +les préoccupations de l'homme de parti[500]. Cette dualité ne fut +jamais plus apparente que dans le discours du 27 janvier 1848. Le +moraliste politique s'y montrait d'abord dans des avertissements +d'une clairvoyance vraiment prophétique. «Pour la première fois +depuis quinze ans, disait-il, j'éprouve une certaine crainte pour +l'avenir;... pour la première fois, existe, dans le pays, le +sentiment, l'instinct de l'instabilité, ce sentiment précurseur +des révolutions, qui souvent les annonce, qui quelquefois les fait +naître..... On dit qu'il n'y a point de péril parce qu'il n'y a pas +d'émeute; on dit que, comme il n'y a pas de désordre matériel à la +surface de la société, les révolutions sont loin de nous. Messieurs, +je crois que vous vous trompez. Sans doute le désordre n'est pas dans +les faits, mais il est entré profondément dans les esprits. Regardez +ce qui se passe au sein de ces classes ouvrières qui, aujourd'hui, +je le reconnais, sont tranquilles. Il est vrai qu'elles ne sont pas +tourmentées par les passions politiques proprement dites, au même +degré où elles ont été tourmentées jadis; mais ne voyez-vous pas que +leurs passions, de politiques, sont devenues sociales? Ne voyez-vous +pas qu'il se répand peu à peu dans leur sein des opinions, des idées +qui ne vont pas seulement à renverser telles lois, tel ministère, +tel gouvernement, mais la société même, à l'ébranler sur les bases +sur lesquelles elle repose aujourd'hui? Ne voyez-vous pas que peu +à peu il se dit dans leur sein que tout ce qui se trouve au-dessus +d'elles est incapable et indigne de les gouverner; que la division +des biens, faite jusqu'à présent dans le monde, est injuste; que la +propriété repose sur des bases qui ne sont pas les bases équitables? +Et ne croyez-vous pas que quand de telles opinions prennent racine, +quand elles se répandent d'une manière presque générale, quand elles +descendent profondément dans les masses, elles amènent, tôt ou tard, +je ne sais pas quand, je ne sais pas comment, mais elles amènent tôt +ou tard les révolutions les plus redoutables? Telle est, messieurs, +ma conviction profonde; je crois que nous nous endormons à l'heure +qu'il est sur un volcan.» Revenant sur la même idée, à la fin de +son discours, il s'écriait avec une véritable angoisse: «Est-ce que +vous ne ressentez pas, par une sorte d'intuition instinctive qui +ne peut s'analyser, mais qui est certaine, que le sol tremble de +nouveau en Europe? Est-ce que vous ne sentez pas, que dirai-je? un +vent de révolution qui est dans l'air?..... Est-ce que vous avez, +à l'heure où nous sommes, la certitude d'un lendemain? Est-ce que +vous savez ce qui peut arriver en France, d'ici à un an, à un mois, +à un jour peut-être? Vous l'ignorez; mais ce que vous savez, c'est +que la tempête est à l'horizon, c'est qu'elle marche sur vous. Vous +laisserez-vous prévenir par elle? Messieurs, je vous supplie de ne +pas le faire; je me mettrais volontiers à genoux devant vous, tant +je crois le danger réel et sérieux, tant je pense que le signaler +n'est pas recourir à une vaine forme de rhétorique.» On ne relit +pas aujourd'hui sans émotion ces paroles auxquelles l'événement +est venu donner une si prompte et si tragique confirmation. Sur le +moment, cependant, elles produisirent peu d'effet: l'opinion n'en +fut pas remuée et effrayée, comme elle l'avait été par le discours +de M. de Montalembert. Cette différence ne tenait pas seulement à +ce que l'éloquence de M. de Tocqueville était de nature plus froide +et moins communicative; elle tenait surtout à ce que, par d'autres +côtés, sa thèse paraissait être une thèse de parti, et qu'à ce +titre son pessimisme devenait suspect. En effet, quelle était sa +conclusion? Il ne disait pas: «Oublions nos misérables querelles; +unissons-nous contre le danger commun; faisons tous notre _meâ culpâ_ +de fautes qui sont celles, non de tel parti, de tel gouvernement, +de tel ministère, mais d'une société où les révolutions politiques +ont détruit les traditions, les principes, les croyances, et où la +révolution économique menace d'aboutir à une sorte de matérialisme +aussi dépravant pour les hautes classes qu'irritant pour les +classes inférieures; travaillons ensemble à refaire les moeurs +publiques de la France.» Non, il retombait dans les griefs courants +de l'opposition; on eût dit qu'il ne parlait de la dégradation des +moeurs publiques que pour en imputer la responsabilité au ministère, +et il offrait comme remède au péril si effrayant qu'il dénonçait, la +réforme électorale et le remplacement de M. Guizot par M. Thiers. + +[Note 499: Cette partie de la discussion occupa les séances des 27 et +28 janvier 1848.] + +[Note 500: Cf. plus haut, t. VI, ch. II, § VI.] + +En dépit de cette conclusion, M. de Tocqueville s'était tenu +généralement sur des hauteurs où les adversaires du cabinet +n'entendaient pas se placer. Le signataire de l'amendement, M. +Billault, lui restitua sa vraie portée, en rassemblant, dans un +discours d'une acrimonie froide et venimeuse, tous les scandales +réels ou imaginaires, exploités depuis un an par l'opposition. +Conformément à la tactique qui s'était déjà manifestée lors de +l'«affaire Petit», il chercha à faire retomber le poids infamant +de ces scandales sur M. Guizot. «Jusqu'à présent, disait-il, la +situation personnelle de M. le président du conseil avait donné +à l'éloquence de sa parole une influence considérable. Jusqu'à +présent, tous les reproches de corruption, de mauvais moyens, d'abus +d'influence venaient mourir, au pied de cette tribune, devant +l'austère magnificence de sa figure oratoire. Mais nous commençons à +connaître les secrets intimes de cet extérieur éclatant. Nous savons +que, derrière ce mirage oratoire qui enthousiasmait la majorité et +qui frappait le pays, se cachent des pratiques dont l'influence est +moins brillante, mais plus sûre.» Tous les regards étaient fixés sur +le président du conseil. La tête renversée, plus pâle encore que de +coutume, d'une effrayante immobilité, son émotion ne se trahissait +que par les éclairs qui, de temps à autre, jaillissaient de ses +yeux. Il dédaigna de répondre. Ce fut un membre de la majorité, M. +Janvier, qui vint déplorer le tour pris par le débat; il termina par +cette grave leçon à l'adresse de l'opposition constitutionnelle: +«Elle travaille, dit-il, à faire des ruines sous lesquelles nous +serions écrasés en commun. Pourtant elle a été durement avertie. +On ne reprochera pas aux radicaux d'avoir fait de l'hypocrisie; +ils ont montré une formidable, une implacable sincérité; ils se +sont réservé, une fois le parti conservateur abattu, de régler leur +compte avec les dynastiques, comme ils les nomment. Les radicaux +sont de terribles logiciens; ils ne tarderont pas à se prévaloir des +arguments de leurs alliés d'un jour pour démontrer qu'il faut couper +jusque dans sa racine l'arbre qui, depuis dix-huit ans, n'a produit +que de mauvais fruits.» La leçon ne fut pas entendue, et ceux à qui +elle était adressée n'en continuèrent pas moins leur vilaine besogne. +À la séance suivante, M. de Malleville descendit à des personnalités +plus mesquines encore; comme M. Billault, il visait principalement M. +Guizot; il se complaisait à montrer «le souverain pontife du parti +conservateur mêlé à d'indignes tripotages, receleur de démissions +achetées à prix d'argent». Le garde des sceaux ayant répondu, M. de +Girardin en prit prétexte pour lui lancer de grossières injures, +visiblement inspirées par les plus méprisables rancunes. Plus on +allait, plus le débat s'abaissait. La Chambre finit par en ressentir +honte et dégoût. M. Dufaure, tout en se prononçant pour l'amendement, +jugea nécessaire de désavouer les personnalités par lesquelles on +l'avait appuyé. Après quelques mots de M. Duchâtel, cet amendement +fut repoussé, par assis et levé, à une grande majorité. + +En dépit du vote, les journaux de gauche se félicitaient du débat: +avec une sorte de joie féroce, ils comparaient les moyens de +discussion employés par l'opposition à des «coups de stylet»; ils +proclamaient que M. Guizot avait été condamné non seulement dans sa +politique, mais dans sa probité, dans son honneur, et ils saluaient +d'avance «le procès qui devait le conduire où son collègue Teste +l'attendait». La vérité était que cette violence finissait par faire +un tort sérieux au ministère. M. de Barante, dans une lettre à un +ami, après avoir constaté que ce qui se passait à la Chambre «n'était +plus une discussion parlementaire, mais une vraie guerre civile où +l'on veut détruire son ennemi par tous les moyens», ajoutait: «Cette +situation afflige et effraye un grand nombre de conservateurs. Les +uns lâchent pied; les autres cherchent des conciliations; beaucoup +sont portés au blâme et au mécontentement.» Il disait encore, dans +une autre lettre: «Une partie des conservateurs savent mauvais gré à +M. Guizot d'avoir tant d'ennemis[501].» + +[Note 501: _Documents inédits._] + + +VII + +Heureusement, pour l'honneur des derniers jours du régime +parlementaire, le débat se releva avec les affaires extérieures. +L'Italie occupa deux séances[502]; la Suisse, trois[503]. M. de +Lamartine, qui n'avait pas paru à la tribune depuis dix-huit +mois, ouvrit le feu sur la question italienne: sa harangue, plus +sentimentale que politique, plus déclamatoire qu'éloquente, fut ce +qu'on pouvait attendre de l'auteur de l'_Histoire des Girondins_. +Avec de grandes phrases sur la sympathie due aux peuples opprimés, +il accusa le gouvernement de s'être montré d'une «partialité +inqualifiable pour le seul antique ennemi de la France, la maison +d'Autriche», et d'avoir travaillé à maintenir, au delà des Alpes, +«l'oppression étrangère, les abus, le morcellement et l'impuissance +des États italiens»; puis, généralisant son grief, il s'écria: +«Depuis les mariages espagnols, il a fallu que la France, à l'inverse +de sa nature, à l'inverse des siècles et de la tradition, devint +gibeline à Rome, sacerdotale à Berne, autrichienne en Piémont, russe +à Cracovie, française nulle part, contre-révolutionnaire partout!» + +[Note 502: 29 et 31 janvier 1848.] + +[Note 503: 1er, 2 et 3 février.] + +M. Guizot se leva pour répondre; il fut tout de suite visible que les +outrages dont il venait d'être abreuvé depuis le commencement de la +session, ne l'avaient pas abattu. Aussi maître de son visage, de son +geste, de sa voix, de sa pensée, qu'au lendemain d'un triomphe, sa +parole était fière, imposante. Vainement l'opposition, surprise et +irritée de voir porter la tête si haut à celui qu'elle se flattait +d'avoir accablé, tentait-elle de le démonter par ses clameurs +injurieuses; chaque apostrophe qu'elle lui jetait provoquait de sa +part une réplique qui mettait en déroute les imprudents agresseurs. +Domptant la gauche comme un cheval ombrageux qu'on ramène à +l'obstacle jusqu'à ce qu'il l'ait franchi, il la forçait à entendre +l'éloge de la modération de l'Autriche. Interrompu lorsqu'il disait: +«Nous avons accepté les traités de 1815», par des voix lui criant: +«subis, subis!»--«Comment, messieurs, leur répondait-il, vous trouvez +plus honorable et plus fier de dire que vous les avez subis!» Après +chacun de ces incidents, renouvelés dix fois avant qu'il eût parlé un +quart d'heure, le ministre reprenait le fil de son discours avec une +entière liberté d'esprit. La gauche, vaincue, finit par l'écouter en +silence. La politique qu'il exposait, nous la connaissons: politique +de «juste milieu», comme disait le ministre, favorable aux réformes, +sympathique à Pie IX, mais en garde contre les entraînements +révolutionnaires et belliqueux, se refusant «à faire, pour enlever +la Lombardie à l'Autriche, ce que la France n'avait pas voulu faire, +au lendemain de 1830, pour reprendre elle-même la frontière du Rhin +et la frontière des Alpes». La majorité paraissait goûter ces idées, +et quand le président du conseil descendit de la tribune, il fut +accompagné jusqu'à son banc par des acclamations enthousiastes. + +Le lendemain, ce fut le tour de M. Thiers. Au début, à l'entendre +grossir la voix pour dénoncer les «tyrans» et les «bourreaux» de +l'Italie, on put croire à une répétition de la _Marseillaise_ +déjà chantée à la tribune par M. de Lamartine. Mais s'il voulait +plaire à l'opposition, il entendait ne pas devenir impossible +comme ministre; or il se rendait bien compte que, sur ce terrain +des affaires italiennes, dépasser une certaine limite, c'était +tomber dans la guerre[504]. De là, dans son discours, après des +phrases qui semblaient d'un tribun, des conclusions qui étaient +d'un ministre éventuel. Le premier criait qu'il fallait «détester» +les traités de 1815; le second se hâtait d'ajouter qu'il fallait +les «observer». En somme, M. Thiers se défendait de vouloir, en +Italie, aucun bouleversement, aucun remaniement de territoire, et, +tout en affectant de combattre la politique du gouvernement, il +n'aboutissait qu'à revendiquer, comme lui, l'indépendance des divers +États de la Péninsule et à demander qu'on les encourageât dans leurs +réformes. Surprise, désappointée, l'opposition, qui avait commencé +par applaudir l'orateur, devint bientôt silencieuse; elle laissait +même entrevoir une irritation qui devait éclater plus librement, le +lendemain, dans ses journaux[505]. + +[Note 504: À ce même moment, M. Rossi, qui de Rome suivait +anxieusement ces débats, disait à son premier secrétaire, le prince +Albert de Broglie: «Si le ministère tombe, et que Molé ou Thiers +arrivent au pouvoir, je vous envoie tout de suite à Paris pour leur +dire:--Je ne puis faire un pas de plus sans aboutir à la guerre +contre l'Autriche. La voulez-vous?»--Je tiens ce fait de M. le duc de +Broglie.] + +[Note 505: Le _National_ du 1er février disait que la politique +exposée par M. Thiers «était au fond la même que celle de M. Guizot, +avec l'hypocrisie en plus», et il regrettait que la gauche n'eût pas +«sifflé» l'orateur.] + +M. Guizot profita habilement de l'avantage que lui donnait le +discours de M. Thiers. Avec une modération qui n'était pas sans +persiflage, il se félicita de se trouver si parfaitement d'accord +avec son adversaire. «Vous demandez, lui dit-il en substance, qu'on +défende l'indépendance des États et qu'on encourage les réformes; ç'a +été précisément la politique du cabinet; tout au plus différons-nous +sur certains détails de forme, sur l'emploi de certains gros mots que +vous eussiez probablement laissés de côté si vous étiez au pouvoir; +ainsi, nous n'avons pas qualifié les gouvernements de _tyrans_ et de +_bourreaux_, ne croyant pas utile et convenable de traiter de cette +manière ceux qu'on veut ramener à des sentiments de modération, de +clémence et de générosité envers les peuples; ainsi encore, nous ne +nous sommes pas vantés de _détester_ les traités que nous jugions +nécessaire de maintenir et de respecter, estimant que ce n'était +peut-être pas la meilleure manière d'en conseiller le respect et +d'en assurer le maintien; mais, à cela près, nous sommes d'accord; +les bons conseils que vous nous avez donnés, nous les avons suivis +d'avance; ce que vous avez dit, nous l'avons déjà fait[506].» M. +Thiers se sentit pris au piège, et, contrairement à son habitude, il +ne répliqua pas. Ses mouvements d'épaule et la moue de son visage +trahissaient assez clairement sa contrariété. À son défaut, M. Odilon +Barrot vint déclamer furieusement contre les traités de 1815, qui, +disait-il, n'existaient plus en droit, s'ils existaient encore en +fait. Cela n'était pas pour rendre moins fausse la situation de M. +Thiers, ni pour atténuer le succès de M. Guizot; aussi se trouva-t-il +une grande majorité pour approuver la politique italienne du +ministère. + +[Note 506: M. Guizot éprouvait parfois un singulier embarras à +concilier les exigences de la discussion parlementaire avec les +convenances de sa diplomatie. Au cours de sa réponse à M. Thiers, +il fut amené à dire que la présence des troupes autrichiennes à +Modène était «un fait irrégulier». Mais il se rendit compte aussitôt +que cette expression blesserait l'Autriche, qu'il entrait dans son +jeu de ménager. M. Klindworth écrivit, le 3 février 1848, à M. de +Metternich: «Dans la discussion sur l'Italie, M. Guizot a prononcé +un discours dans lequel il a dit que la présence des Autrichiens à +Modène constituait un état de choses _irrégulier_. Le ministre fait +savoir à Votre Altesse le vif regret qu'il éprouve de n'avoir pas +songé, en parlant ainsi, aux traités qui autorisaient la présence +des troupes impériales dans cet État. Ce mot _irrégulier_ lui +est échappé, et il s'appliquera à réparer le mal à la première +occasion, en expliquant la vérité sur cette affaire.» (_Mémoires de +Metternich_, t. VII, p. 565.) On peut croire que si M. Guizot eût +écrit lui-même, il l'eût fait d'un ton un peu différent, et que, +s'il a inspiré la démarche de M. Klindworth, il n'a pas été consulté +sur la rédaction de sa lettre. Il est heureux, en tout cas, qu'une +indiscrétion n'ait pas fait tomber alors ce document aux mains de +l'opposition.] + +M. Thiers voulut prendre sa revanche dans la discussion des affaires +de Suisse. La question lui paraissant diplomatiquement close, il +crut les hardiesses de langage moins compromettantes et visa à se +faire pardonner par la gauche sa réserve dans le débat sur l'Italie. +Tout d'abord, il marqua qu'il voyait, dans ce qui s'était passé en +Suisse, la lutte de la révolution et de la contre-révolution; la +France ne pouvait, à son avis, prendre parti contre la première sans +trahir son principe et sacrifier son intérêt. Suivait un long récit +où, avec une habileté perfide, les faits étaient toujours présentés +à l'honneur des radicaux. L'orateur «applaudissait» sans réserve +«à la grande force déployée par la diète contre le Sonderbund», et +accusait le gouvernement du roi Louis-Philippe de «s'être conduit +comme eût pu le faire Charles X». Puis, faisant allusion aux +négociations qui se continuaient avec les puissances continentales, +il s'efforçait de soulever l'opinion en lui montrant une perspective +d'intervention armée. «À la face de la France et de l'Europe», il +défiait solennellement le ministère d'oser demander à la Chambre «un +homme et un écu pour envoyer une armée en Suisse». Il ajoutait que, +si on ne voulait pas l'intervention, la politique suivie conduisait +à une issue ridicule. «Vous êtes coupable, en Suisse, concluait-il, +ou des plus mauvais sentiments, ou d'une imprévoyance impardonnable, +et peut-être des deux torts à la fois.» Jamais la parole de M. Thiers +n'avait été plus pressante, plus saisissante; jamais il n'avait eu +plus de verve et d'éclat; mais jamais aussi il ne s'était montré +plus audacieusement révolutionnaire. «On dit, s'écriait-il, que +les hommes qui viennent de triompher en Suisse sont radicaux, et +on croit avoir tout dit en les accusant de radicalisme. Je ne suis +pas radical, messieurs, les radicaux le savent bien, et il suffit +de lire leurs journaux pour s'en convaincre. Mais entendez bien mon +sentiment. Je suis du parti de la révolution, tant en France qu'en +Europe; je souhaite que le gouvernement de la révolution reste dans +la main des hommes modérés; je ferai tout ce que je pourrai pour +qu'il continue à y être; mais, quand ce gouvernement passera dans la +main d'hommes qui sont moins modérés que moi et mes amis, dans la +main d'hommes ardents, fussent les radicaux, je n'abandonnerai pas ma +cause pour ce motif: je serai toujours du parti de la révolution.» À +cette déclaration que l'orateur, le bras étendu, la tête haute, avait +faite avec une énergie voulue, la gauche, surprise et ravie, répondit +par des bravos frénétiques, auxquels les rédacteurs du _National_ +s'associèrent ouvertement du haut de la tribune des journalistes. +Trois fois M. Thiers voulut reprendre son discours, trois fois les +acclamations réitérées l'en empêchèrent. L'impression ne fut pas +moins vive de l'autre côté de la Chambre: seulement c'était de la +colère, de l'indignation. Les conservateurs voyaient plus clairement +encore qu'ils ne l'avaient vu dans le passé, ce qu'ils auraient à +craindre d'un retour de M. Thiers au ministère. Ces sentiments +se manifestaient même chez quelques-uns de ceux qu'on pouvait +croire avoir partie liée avec l'opposition. De ce nombre était M. +Molé: alors fort prononcé contre M. Guizot dont il se flattait de +recueillir la succession, il avait négocié d'avance avec la gauche +la composition de son futur cabinet; depuis le commencement de la +discussion de l'adresse, il assistait à toutes les séances de la +Chambre des députés, dans l'attente visible de l'événement qui lui +ouvrirait l'accès du pouvoir, et ne cachait nullement son intimité +avec les opposants les plus animés; néanmoins, après le discours +de M. Thiers sur les affaires de Suisse, il ne put contenir son +irritation; il allait répétant partout dans les couloirs: «Ce sont +d'odieux sophismes!» + +M. Guizot eût désiré répondre immédiatement; mais brisé par la +fatigue des débats antérieurs, souffrant en outre d'un violent accès +de grippe, il se trouvait physiquement hors d'état de le faire. Le +lendemain, bien que très faible encore, il voulut parler quand même. +Son discours se ressentit de l'état de sa santé; il parut languissant +et terne, surtout après celui de M. Thiers. Le président du conseil +n'en parvint pas moins à faire la lumière, et sur le droit des +puissances à regarder aux affaires intérieures de la Suisse, et sur +la justice de la cause du Sonderbund, et sur l'iniquité des radicaux. +Ce qui fit le plus d'effet fut la citation de plusieurs dépêches +que M. Thiers lui-même avait écrites en 1836, et dans lesquelles +il gourmandait et menaçait les radicaux suisses beaucoup plus +rudement que ne l'avait fait depuis le ministère conservateur[507]. +La contradiction entre le langage de ces dépêches et celui que le +même homme d'État venait de tenir à la tribune était telle, qu'elle +provoqua, de la part de la majorité, pendant la lecture des pièces, +une succession presque ininterrompue de rires et d'exclamations. +Avec son impatience accoutumée, M. Thiers demanda à s'expliquer +immédiatement et ne fit que s'enferrer davantage. Explicite sur le +passé, M. Guizot fut réservé sur l'avenir connaissant les préjugés +répandus jusque dans une partie des conservateurs, il n'osait pas +trop dévoiler son intention de continuer, dans les affaires suisses, +l'entente avec les puissances continentales. Au moment du vote, +pressé de nouveau sur ce point par M. Thiers, il déclara, à deux +reprises, pour éviter de s'expliquer, que le projet d'adresse, tel +qu'il était rédigé, impliquait seulement approbation de ce qui avait +été fait jusqu'alors. «La Chambre, ajoutait-il, reste parfaitement +libre dans son jugement sur ce qui pourra se faire; il n'y a pas un +mot qui enchaîne l'avenir et qui le préjuge, ni pour le gouvernement, +ni pour la Chambre.» Sur cette déclaration, l'amendement de +l'opposition fut repoussé par 206 voix contre 126. + +[Note 507: Sur les circonstances dans lesquelles ces dépêches avaient +été écrites, cf. plus haut, t. III, ch. II, § III.] + +Dans la question suisse comme dans la question italienne, M. Guizot +avait donc eu pour lui une majorité considérable. Néanmoins, +n'était-ce pas une attitude assez inusitée de la part d'un ministère, +que cette façon de limiter au passé l'approbation demandée? Cela seul +ne montrait-il pas quelles difficultés rencontrait, dans l'état de +l'opinion, la politique, pourtant alors très justifiée, qui tendait +à se rapprocher des puissances continentales et à profiter du besoin +que celles-ci avaient de se mettre derrière la France? On en vient à +se demander si M. Guizot eût pu jamais triompher de préventions si +fortes, et s'il n'eût pas nécessairement succombé le jour où il lui +aurait fallu faire accepter du pays quelque démarche manifestant ce +rapprochement. Étrange et inintelligente contradiction de ce public +qui attendait de son gouvernement qu'il lui assurât, en Europe, +toutes les satisfactions de la prépondérance, si ce n'était même +les profits de la conquête, et qui, par une sorte de sentimentalité +révolutionnaire, répugnait à la liberté d'alliances qui était la +condition première d'une telle politique! + +Il y avait déjà treize séances que l'opposition s'acharnait contre M. +Guizot. Elle ne pouvait se vanter de l'avoir une seule fois battu; +mais, en voyant la faiblesse relative de son discours sur la Suisse, +elle se flattait qu'il était physiquement hors de combat; elle +croyait avoir brisé sinon son courage, du moins sa voix. Ses journaux +le déclaraient usé, fini: M. Guizot aphone, c'était Samson dépouillé +de sa chevelure. «Tout le monde a pu se convaincre, disait une +feuille de ce parti, que sa voix compte pour une grosse moitié dans +son éloquence.» Ce peu généreux espoir devait être de courte durée. +Dès la séance suivante[508], un député de la gauche, M. Lherbette, +ayant débité une diatribe contre la nomination du duc d'Aumale au +gouvernement de l'Algérie, M. Guizot n'y peut tenir, et, malgré sa +souffrance, il prend la parole. Il ne la garde qu'une demi-heure, +mais c'est assez pour y déployer, avec un éclat extraordinaire, les +qualités même qu'on avait pu croire voilées lors de son précédent +discours; on ne saurait imaginer parole plus serrée, plus nerveuse, +plus vibrante. De M. Lherbette et de ses sottises, il n'est plus +trace; tout a été broyé. Avec cela, d'admirables accents pour +exprimer la fierté de l'homme et la loyauté du royaliste. Le geste, +l'allure, semblent avoir quelque chose d'inspiré. Ajoutez la pâleur +de ce visage altéré, ce regard où brûle la fièvre, cette voix sombre, +d'abord incertaine, mais bientôt subjuguée par une volonté maîtresse. +L'assemblée, qui ne s'attendait à rien de pareil, en est toute +saisie. Tandis que la majorité, soulevée de ses bancs, éclate en +applaudissements, la gauche demeure stupide et anéantie, en voyant se +dresser, si grand et si terrible, l'orateur qu'elle croyait terrassé; +elle ne songe pas à l'interrompre et semble presque sur le point +d'être entraînée dans l'enthousiasme général. Au sortir de la séance, +chacun disait que M. Guizot n'avait jamais eu un plus beau triomphe +oratoire[509]. Qui donc aurait pu se douter que c'était le dernier? + +[Note 508: 4 février 1848.] + +[Note 509: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._] + + +VIII + +En somme, jusqu'à ce jour, le ministère a fait assez bonne figure +dans la bataille, et le duc de Broglie pouvait écrire à son fils, +le 7 février 1848: «Les choses marchent ici laborieusement, +mais glorieusement. La majorité est solide[510].» Toutefois, on +n'avait pas encore abordé la question la plus brûlante et la plus +périlleuse, celle des banquets et de la réforme. Sur ce point, le +projet d'adresse faisait docilement écho au discours du trône; il +parlait des «agitations que soulevaient des passions _ennemies_ ou +des entraînements _aveugles_», et se bornait à des généralités sur +l'ordre social et les libertés publiques, sans un mot qui donnât +pour l'avenir une espérance de réforme. Était-ce répondre au vrai +sentiment des conservateurs? Plus que jamais, on pouvait discerner, +chez un certain nombre d'entre eux, une sorte d'hésitation inquiète, +le sentiment qu'il «fallait faire quelque chose». Dans la lettre +même que je viens de citer, après avoir constaté la «solidité» de la +majorité, le duc de Broglie ajoutait: «Elle n'est ébranlable que par +un point: le désir d'un petit bout de réforme pour satisfaire aux +engagements pris avec les collèges électoraux et apaiser l'opinion +publique, qui est fort gâtée par les banquets et par la mauvaise +année que nous venons de passer.» + +[Note 510: _Documents inédits._] + +Ce besoin de voir «faire quelque chose» ne se manifestait pas +seulement chez les conservateurs «progressistes», plus ou moins +détachés du cabinet, mais chez les ministériels les plus dévoués. +J'ai déjà eu occasion de parler de l'article que M. de Morny avait +publié dans la _Revue des Deux Mondes_ du 1er janvier 1848[511]. +Dans cet article, tout en se défendant d'être un «progressiste» ou +un «dissident», il déclarait que la réforme parlementaire était +«l'objet d'un voeu presque unanime»; sans doute, disait-il, cette +concession aura «moins bonne mine» après les banquets qu'elle +n'aurait eu au commencement de 1847; mais «vouloir introduire +l'amour-propre dans ces situations, c'est refuser au pays sa +participation et son influence; un gouvernement ne doit pas résister +par pique». M. de Morny ne se contenta pas de faire connaître ainsi +son sentiment au public; il vint trouver M. Guizot, qui faisait +cas de son esprit et de son courage. «Prenez-y garde, dit-il au +président du conseil, je ne prétends pas que ce mouvement soit +bon, mais il est réel; il faut lui donner quelque satisfaction. +Dans quelle mesure? Je ne sais pas; mais il y a quelque concession +à faire. Plusieurs de nos amis le pensent sans vous le dire. Si +vous ne vous y prêtez pas, on hésitera, on se divisera.--Vous me +connaissez assez, répondit M. Guizot, pour ne pas supposer qu'à les +considérer en elles-mêmes, j'attache aux réformes dont on parle une +importance capitale; quelques électeurs de plus dans les collèges et +quelques fonctionnaires de moins dans la Chambre ne bouleverseraient +pas l'État. Je ne me fais pas non plus illusion sur la situation +du cabinet; il dure depuis bien longtemps; les assiégeants sont +impatients; et, parmi nos amis assiégés avec nous, quelques-uns +sont las et voudraient bien un peu de repos. S'il ne s'agissait que +de cela, ce serait facile à arranger. Mais ne vous y trompez pas: +l'affaire n'est plus dans la Chambre; on l'en a fait sortir; elle +a passé dans ce monde du dehors, illimité, obscur, bouillonnant, +que les brouillons et les badauds appellent le peuple...--Je le +sais bien, reprit M. de Morny, et c'est à cause de cela que je suis +inquiet; si ce mouvement continue, si on va où il pousse, nous +arriverons je ne sais où, à quelque catastrophe; il faut l'arrêter à +tout prix, et on ne le peut que par quelque concession.--Retirez donc +la question, dit M. Guizot, des mains qui la tiennent aujourd'hui; +qu'elle rentre dans la Chambre; que la majorité fasse un pas dans +le sens des concessions indiquées; si petite qu'elle soit, je vous +réponds qu'elle sera comprise et que vous aurez un nouveau cabinet +qui fera ce que vous croyez nécessaire.--C'est aisé à dire, répondit +M. de Morny, mais ce sera là bien autre chose que la retraite du +cabinet; ce sera la défaite, la désorganisation plus ou moins +profonde, plus ou moins longue, du parti conservateur. Qui sait +ce qui en résulterait? Et qui voudra se faire l'instrument d'un +tel coup?--Je vous comprends, répliqua le président du conseil, +mais, à coup sûr, vous comprenez aussi que ce n'est pas moi qui me +chargerai de cette oeuvre. Qu'une majorité nouvelle en décide. Si la +question rentre dans la Chambre, c'est au groupe réformiste qu'il +appartient de la vider[512].» Ce ne fut pas le seul avis donné alors +à M. Guizot, des dispositions de la majorité. Vers cette époque +(probablement dans les premiers jours de février), un groupe assez +nombreux de députés conservateurs déléguait, après délibération, +deux des leurs, MM. de Goulard et d'Angeville, auprès du président +du conseil, afin d'appeler son attention sur la nécessité de la +réforme parlementaire; ces délégués devaient en outre toucher une +question plus délicate, celle du remplacement de M. Hébert, jugé trop +provocant, et de l'éloignement de M. Génie, compromis par l'«affaire +Petit». M. Guizot reconnut qu'il y avait quelque chose à faire sur +les incompatibilités, mais que cela devait être l'oeuvre du parti +conservateur, accomplie à son heure et non sous l'injonction de +l'opposition; il défendit dans M. Hébert son collègue le plus dévoué; +tout au plus parut-il résigné à se séparer de M. Génie[513]. + +[Note 511: V. plus haut, p. 325.] + +[Note 512: _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 537 à 539.] + +[Note 513: Joseph D'ARCAY, _Notes inédites sur M. Thiers_, p. 225 +à 229.--L'auteur dit tenir ces renseignements de M. de Goulard. +Seulement il se trompe évidemment, quand il place cette démarche à +la fin de 1847. D'après ce qu'il rapporte lui-même, elle a eu lieu +après l'«affaire Petit». L'opposition paraît en avoir eu, sur le +moment, une connaissance plus ou moins précise; le _National_ en +parle dans les premiers jours de février 1848.--Des démarches de M. +de Morny et de M. de Goulard, on peut rapprocher la lettre suivante, +écrite au Roi, le 24 janvier 1848, par un autre député conservateur, +M. Liadières: «Que le Roi me permette de le dire, il serait +dangereux pour le système conservateur de résister plus longtemps à +l'entraînement des esprits. Je pense, avec un grand nombre de mes +amis, que des réformes sérieuses doivent être préparées, et qu'il +serait utile d'annoncer aux Chambres que le cabinet s'en occupe.»] + +De ces diverses démarches, il résultait clairement que la politique +de résistance était à bout. Comme l'a écrit le duc de Broglie: «La +majorité de la majorité était plus d'à moitié vaincue ou convaincue.» +Encore un peu de patience, et l'opposition, obtenait sûrement sa +réforme. C'est le moment qu'elle choisit pour sortir de cette +enceinte parlementaire, où elle touche à la victoire, et pour faire +de nouveau appel à l'agitation extérieure qui ne doit profiter qu'aux +révolutionnaires. On ne saurait comprendre comment elle y a été +amenée, sans revenir de quelques jours en arrière. + +Aussitôt la session ouverte, les chefs du centre gauche et de la +gauche modérée avaient déclaré que, ne jugeant pas convenable +d'opposer une tribune populaire à celle du Parlement, ils ne +consentiraient plus désormais à assister à des banquets. Ils +n'étaient d'ailleurs pas fâchés d'avoir une raison d'interrompre +une campagne où ils se sentaient débordés. Dans les premiers jours +de janvier, l'idée s'étant présentée à quelques personnes qu'une +agitation commencée à Paris devait se clore dans la même ville, +il avait été question de faire deux banquets, l'un dans le 2e +arrondissement, l'autre dans le 12e. Invités à y prendre part, +MM. Odilon Barrot, Duvergier de Hauranne et leurs amis, fidèles à +leur résolution, répondirent par un refus formel et invitèrent les +organisateurs à ajourner leur projet. Ceux du 2e arrondissement y +consentirent sans difficulté. Ceux du 12e (c'était le quartier du +Panthéon) persistèrent. Ils formèrent un comité où ils appelèrent +plusieurs députés radicaux, MM. Marie, Crémieux, Garnier-Pagès, +Boissel, et un républicain du Comité central, M. Pagnerre. Puis, +ayant fixé le jour de leur banquet au 19 janvier, ils en donnèrent +avis au commissaire de police. Le gouvernement était résolu à ne +plus user envers les banquets d'une tolérance que beaucoup de +conservateurs lui avaient reprochée. Le préfet de police répondit +donc, le 14 janvier, par un refus d'autorisation, et annonça qu'il +s'opposerait à la réunion[514]. Le comité, tout en retardant +l'exécution de son projet, répliqua que «le préfet avait confondu +une déclaration pure et simple du lieu et du jour du banquet, avec +la demande d'une autorisation qu'on n'avait ni à solliciter, ni à +refuser», et il déclara «regarder la sommation de M. le préfet comme +un acte de pur arbitraire et de nul effet». Interrogé, le 18 janvier, +à la Chambre des pairs par M. d'Alton-Shée, M. Duchâtel dit que le +préfet avait agi par ses ordres; il ajouta que, conformément à de +nombreux précédents, il se tenait pour investi par les lois générales +de police, et notamment par la loi de 1790, du droit d'interdire les +banquets et autres réunions publiques, quand il croyait que l'ordre +était menacé. + +[Note 514: On a prétendu plus tard que le projet de banquet était +abandonné, quand le préfet de police était venu le faire reprendre +par son interdiction provocatrice. Cette assertion est démentie par +les pièces mêmes publiées sur le moment.] + +L'attitude prise par le gouvernement n'était pas faite pour beaucoup +surprendre. Depuis quelque temps déjà, les ministres n'avaient pas +fait mystère de leur volonté de ne plus tolérer de banquets. Quant +au droit d'interdiction, on n'ignorait pas qu'il avait été souvent +exercé, et que, notamment, sous le ministère du 1er mars, M. de +Rémusat en avait usé contre un des banquets réformistes d'alors[515]. +Sans doute, un tel régime n'avait rien de commun avec la liberté de +réunion; mais ne savait-on pas que, sur ce point, comme en matière +d'association, notre législation et nos moeurs publiques étaient +encore fort timides? L'opposition affecta cependant de se trouver en +face d'une prétention exorbitante et d'un attentat imprévu contre +lesquels il était de l'honneur de tous les amis de la liberté de +lutter hautement. Entraînés ou intimidés, M. Odilon Barrot et ses +amis parurent croire que cet incident changeait complètement la +situation et leur imposait des devoirs nouveaux. Quand donc les +délégués radicaux du 12e arrondissement, l'arrêté du préfet de police +et le discours de M. Duchâtel à la main, vinrent leur demander +s'ils persistaient dans leur refus de prendre part au banquet, ils +déclarèrent que non, et promirent leur concours pour la résistance +légale projetée; ils demandèrent seulement et obtinrent que le +banquet fût remis après la discussion de l'adresse, et qu'on leur +laissât le soin d'en fixer la date. Ces monarchistes ne paraissent +pas s'être demandé, un seul instant, jusqu'où pouvait les conduire le +conflit qu'ils retiraient du Parlement pour le porter dans les rues +de Paris, à un moment déjà si troublé et en compagnie si ouvertement +révolutionnaire. Pouvaient-ils mieux justifier le reproche +d'«aveuglement» que leur adressait le discours du trône, et dont ils +se montraient tant indignés? Loin de manifester quelque hésitation à +s'engager dans cette voie, ils ne paraissaient préoccupés que de le +faire avec plus d'éclat et d'une façon plus irrévocable. Afin de se +couper toute retraite, ils convinrent entre eux que M. Duvergier de +Hauranne, inscrit pour parler le premier sur le dernier paragraphe de +l'adresse, annoncerait solennellement sa détermination d'assister au +banquet du 12e arrondissement malgré l'interdiction ministérielle, et +que l'opposition s'associerait à ce défi par ses acclamations. + +[Note 515: Voir plus haut, t. IV, p. 181.] + +Le programme fut exécuté. Le 7 février, aussitôt la discussion +ouverte sur la question des banquets et de la réforme, M. Duvergier +de Hauranne parut à la tribune. Après avoir déclaré qu'il s'adressait +au pays, non à la Chambre, il ajouta: «Je tiens, quant à moi, les +réunions politiques pour légales, pour libres, et, je le déclare +hautement, je suis tout prêt à m'associer à ceux qui, par un acte +éclatant de résistance légale, voudront prouver jusqu'à quel point, +cinquante-huit ans après notre première révolution, les droits des +citoyens peuvent être confisqués par un arrêté de police.» Comme il +était convenu, les membres de la gauche s'écrièrent: «Nous aussi, +tous!» M. Duvergier de Hauranne recommença ensuite son réquisitoire +habituel contre le gouvernement et fit l'apologie des banquets. Pour +justifier les dynastiques d'y avoir donné la main aux radicaux, +il crut suffisant d'évoquer le souvenir de la coalition de 1839. +Il toucha, en passant, l'exclusion du toast au Roi. «Lorsqu'on a +l'imprudence, disait-il, de faire du Roi un chef de parti et de +le faire parler comme tel, on n'a pas le droit de s'étonner d'un +tel silence. On a dit avec raison que le silence des peuples est +la leçon des rois; faites donc votre profit de celui qui a été +gardé dans quelques banquets, mais n'en faites pas un grief contre +nous.» Puis, se tournant vers les ministres: «Vous nous accusez, +s'écria-t-il, d'être mus par des passions haineuses ou aveugles! nous +vous accusons, nous, de fonder sur des passions, basses et cupides +tout l'espoir de votre domination... Je l'ai dit et je le répète, +nous serions indignes de la liberté, si, forts du droit que nous +donne la constitution, nous allions reculer lâchement devant un ukase +ministériel.» + +Commencée sur ce ton, la discussion générale sur le paragraphe se +prolongea pendant trois séances[516]. Toujours même thèse chez les +orateurs de l'opposition. Ils refusaient à la majorité le droit de +blâmer les banquets dans le passé et de les interdire dans l'avenir, +renouvelaient le défi de M. Duvergier de Hauranne, le tout accompagné +de déclamations contre la corruption et le pouvoir personnel, +d'attaques plus ou moins voilées contre le Roi. C'était chez eux +comme un mot d'ordre d'évoquer le souvenir de Charles X. «Ne résistez +pas, disaient-ils; autrement ce ne serait plus seulement une réforme, +ce serait une révolution!» Cette révolution, ils n'y croyaient pas, +et la plupart d'entre eux étaient sincères quand ils protestaient +n'en pas vouloir; mais cela leur paraissait un procédé oratoire +propre à intimider la majorité. Ils ne se faisaient aucun scrupule de +mettre ainsi publiquement en doute la solidité et la durée du régime, +de réhabituer les esprits à voir dans les violences de la rue la +revanche des défaites parlementaires; et ils ne se demandaient pas +ce qu'un tel langage, tenu à la tribune nationale par des hommes se +disant monarchistes, produisait de trouble et d'ébranlement dans la +masse de la nation, d'encouragement chez les révolutionnaires. + +[Note 516: 7, 8 et 9 février.] + +Du côté du ministère, la lutte fut principalement soutenue par M. +Duchâtel et par M. Hébert, chacun avec son tempérament particulier. +M. Duchâtel, alors dans la plénitude de son talent, fut très net +et très ferme, mais de ton modéré, sans violence, quoique parfois +non sans malice, affectant de montrer plus de bon sens et de raison +que de passion. Il commença par établir juridiquement le droit du +gouvernement et par rappeler les précédents, notamment celui de 1840, +alors que l'un de ses principaux contradicteurs, M. de Malleville, +était sous-secrétaire d'État au ministère de l'intérieur. Quant au +conflit dont on le menaçait dans la rue, il tâchait prudemment de le +faire tourner en controverse judiciaire. «Je crois, disait-il, que +ceux qui, tout à l'heure, comme on l'a déjà fait hier, adressaient +au gouvernement un défi,--défi auquel je ne répondrai pas par un +défi pareil, car je ne veux pas envenimer la question,--je crois +que ceux qui ont adressé ce défi feraient beaucoup mieux de porter +la question devant les tribunaux, que de s'exposer contre leur gré +à provoquer un désordre que je n'hésite pas à dire certain, par +une résistance matérielle aux prescriptions de l'autorité agissant +en vertu de ses droits... Mais je n'hésite pas à dire que, si l'on +croit que le gouvernement, accomplissant son devoir, cédera devant +des manifestations, quelles qu'elles soient, non, il ne cédera pas.» +Et comme la gauche éclatait en clameurs, prétendant que Charles X +ou Ferdinand de Naples n'auraient pas tenu un autre langage, le +ministre, sans se troubler ni s'échauffer, répondait tranquillement +qu'il avait seulement voulu faire bien connaître la résolution où le +gouvernement était de ne pas changer d'avis. Puis, à la fin, sans +hausser la voix et, en quelque sorte, de bonne amitié, il demandait +aux banqueteurs ce qu'on aurait pu leur dire de plus doux que de les +appeler «aveugles». «Nous nous abonnerions parfaitement, ajoutait-il, +à ne subir jamais d'autres qualifications.» + +Courageux, hardi, M. Hébert était un discuteur puissant, mais +avec je ne sais quoi d'implacable, de cassant et d'irritant dans +l'argumentation; il allait volontiers jusqu'au bout de toutes ses +thèses, ne craignant ni de porter ni de recevoir les coups. Tandis +que M. Duchâtel s'était borné à revendiquer pour le gouvernement le +droit d'empêcher par mesure de police les réunions dangereuses, M. +Hébert nia d'une façon absolue le droit même de réunion. Aux défis +de l'opposition, il répondit en exprimant dédaigneusement le doute +qu'elle osât les tenir, et il rappela que, lors de la loi de 1834 +contre les associations, il y avait eu également des serments de +désobéir, et que les auteurs de ces serments étaient devenus, l'un +pair de France, l'autre député de la majorité conservatrice. C'était +provoquer naturellement la gauche à renouveler ses menaces. Elle +n'y manqua pas. Sur tous les bancs, l'excitation était extrême. À +un moment, M. Odilon Barrot se lève, et, le bras tendu, d'une voix +fatidique, il jette au ministre cette apostrophe: «M. de Polignac et +M. de Peyronnet n'ont jamais parlé ainsi!» Acclamations enthousiastes +de la gauche; exclamations indignées du centre. «Je proteste contre +ces accusations, répond M. Hébert; et loin qu'elles arrêtent mon +courage, loin qu'elles me fassent reculer, elles me démontrent de +plus en plus que j'ai eu raison, que j'ai montré la vérité, que +j'ai touché la plaie. Cette plaie, il n'y a que le maintien juste +et persévérant des lois, malgré ceux qui veulent s'en écarter, qui +pourra la guérir.» «Nous acceptons la menace! Nous n'en avons pas +peur!» crie-t-on de toutes parts à gauche. Les députés sont debout, +poussant des clameurs, trépignant, se montrant le poing. Le ministre, +la tête haute, les bras croisés, pâle, mais résolu, regarde fixement +M. Odilon Barrot. Le président agite sa sonnette, sans pouvoir +dominer un tumulte qui menace de dégénérer en pugilat, et il se voit +réduit à lever la séance. + +Le soir même, M. Duchâtel écrivait à M. Guizot: «L'effet de la séance +n'est pas très favorable. Hébert a été trop absolu à la fin. C'est +le sentiment de tous ceux que j'ai vus. Il faut calmer la Chambre. +Nous allons droit à une émeute, pour laquelle j'ai, du reste, toutes +mes mesures prises.» Le _National_, de son côté, saluait avec joie, +«dans cette agitation, dans ces incidents, dans cette véhémence des +apostrophes, dans ces échanges de colère», le «prologue» d'un «autre +drame bien plus palpitant et plus réel». En effet, ces violences ne +pouvaient pas ne pas avoir leur contre-coup dans le pays. À vrai +dire, elles produisaient moins encore d'excitation que de malaise et +d'inquiétude. Mais ce n'était pas de quoi se rassurer; un tel état +d'esprit est souvent le préliminaire des paniques et des débandades. +Chez plus d'un contemporain, on discernait alors l'impression vague +que «tout cela pourrait bien finir d'une façon brutale[517]». Seul +le Roi gardait son entière sécurité. «Tous ces gens-là, disait-il +à son entourage, sont des fiers-à-bras qui veulent intimider le +gouvernement; ils crient, ils s'enivrent de l'encens que leurs +propres journaux leur mettent sous le nez. Mais, quand ils verront +qu'ils n'intimident personne, ils se calmeront[518].» + +[Note 517: C'est l'expression dont se servait, à la date même du +9 février, dans son journal intime, un «officier de service aux +Tuileries». (MARNAY _Mémoires secrets_.)] + +[Note 518: _Ibid._] + +Le moment était venu, pour la Chambre, de conclure et de voter. +Elle se trouvait en présence de divers amendements, tous présentés +par des conservateurs dissidents. La discussion se ralluma à propos +de chacun d'eux et se prolongea encore, avec un acharnement inouï, +pendant trois longues séances[519]. Le premier de ces amendements, +celui de M. Darblay, faisait deux parts des banquets, condamnant les +uns comme factieux, absolvant les autres comme constitutionnels. +Repoussé également par M. Odilon Barrot et par M. Duchâtel, il ne +se trouvait convenir à personne. Ce n'en fut pas moins l'occasion +d'un débat violent. M. Guizot y intervint en quelques mots, avec le +désir visible de corriger ce que la parole de M. Hébert avait eu +de maladroitement provocant. Mais les esprits étaient trop montés +pour que cette tentative pût avoir un heureux effet. Le président du +conseil n'aboutit qu'à faire parler M. Thiers, qui prit hautement +et vivement parti pour les banquets. De là de nouvelles scènes de +tumulte au milieu desquelles l'amendement, mis aux voix, ne réunit +que deux suffrages. + +[Note 519: Séances des 10, 11 et 12 février.] + +Le jour suivant, ce fut le tour d'un amendement de M. Desmousseaux +de Givré, qui se bornait à supprimer du projet d'adresse le +double reproche d'_aveuglement_ et d'_hostilité_. De nombreux +orateurs l'appuyèrent. M. de Lamartine s'écria d'un ton menaçant: +«Souvenez-vous du Jeu de paume! Le Jeu de paume, Messieurs, +c'est un lieu de réunion fermé par l'autorité, rouvert par la +nation.» MM. de Rémusat et Dufaure, plus habiles, reprochèrent à +la politique ministérielle d'être une politique irréconciliable +et de rendre impossible toute transaction. MM. de Morny, Vitet, +Duchâtel répondirent, avec la préoccupation de ne pas se montrer +agressifs. Un premier vote par assis et levé fut déclaré douteux; on +procéda alors à l'appel nominal, au milieu d'une grande émotion; le +scrutin donna 185 voix pour l'amendement, 228 contre. Le ministère +l'emportait encore; mais, de 80 voix, sa majorité était tombée à 43. +Immédiatement après, le paragraphe de la commission fut adopté par +223 voix contre 18; la gauche s'était abstenue, dans l'espérance de +rendre le vote nul. + +Tout n'était pas fini. Un dernier défilé restait à franchir, et +ce n'était pas le moins difficile. On savait en effet, depuis +quelques jours, qu'un député récemment élu, riche manufacturier, +conservateur notoire, bien vu à la cour, M. Sallandrouze, proposait +un paragraphe additionnel où, sans rien retrancher du blâme +infligé aux banquets, il exprimait le voeu que le gouvernement +prît l'initiative de «réformes sages et modérées», notamment de la +«réforme parlementaire». Quelle conduite le ministère devait-il tenir +en face de cette proposition? M. Guizot, on le sait, n'avait pas +personnellement d'objection absolue contre la réforme demandée. Il +n'ignorait pas que cet amendement répondait au sentiment vrai d'une +partie de ses amis; les démarches de M. de Goulard et de M. de Morny +ne pouvaient lui laisser sur ce point aucun doute. Il n'ignorait +pas non plus que la majorité était ébranlée; le dernier vote le lui +avait prouvé. Mais, d'autre part, il se demandait si, après une si +longue résistance, et devant une pareille attaque, il pouvait céder +sans se diminuer. Et puis, pour certains conservateurs qui désiraient +la réforme parlementaire, il en était d'autres qui auraient regardé +toute concession comme une sorte de trahison; ne pouvait-il pas se +croire, envers ces derniers, des devoirs particulièrement étroits? +Était-ce à lui de désorganiser l'armée qu'il avait eu tant de +peine à former? Enfin, il lui fallait compter avec le Roi, plus +décidé que jamais à tout refuser. On racontait que Louis-Philippe +s'était borné à répondre à M. Sallandrouze qui lui démontrait les +avantages de son amendement: «Monsieur Sallandrouze, vendez-vous +bien vos tapis?» De quelque côté qu'on l'envisageât, la situation +était fort embarrassante pour M. Guizot. Céder, malgré le Roi, ne +lui paraissait pas être dans son rôle. Résister absolument comme +l'aurait voulu le Roi, c'était s'exposer à un échec. Cette dernière +perspective, à la vérité, ne déplaisait pas à certains conservateurs, +qui, jugeant l'heure venue de passer la main à d'autres ministres, +voyaient là un moyen de mettre fin à une tension devenue périlleuse. +Tel était notamment le sentiment de M. Duchâtel. Mais d'autres amis +du ministère, dont était le duc de Broglie, estimaient que, dans +l'état de l'Europe, il ne devait pas aller au-devant d'une chute qui +bouleverserait toute notre politique étrangère et mettrait peut-être +la paix en péril[520]. Un tel argument était fait pour agir sur M. +Guizot. Il décida donc, après délibération, de tenir un langage +moins absolu que dans le passé, et il se proposa cette tâche peu +aisée de donner quelque satisfaction ou du moins quelque espérance +aux conservateurs désireux d'une réforme, sans cependant prendre +l'engagement refusé par le Roi. + +[Note 520: Quelques jours plus tard, le 17 février, le duc de Broglie +mandait à son fils que quelques personnes eussent préféré que le +ministère se laissât mettre en minorité et se retirât; puis il +ajoutait: «Dans l'état présent de l'Europe, je ne saurais partager ce +sentiment.» (_Documents inédits._)] + +Le 12 février, au moment où s'ouvrit la discussion sur l'amendement +de M. Sallandrouze, la Chambre ignorait à quel parti s'était arrêté +le gouvernement. Aussi l'anxiété était-elle grande. Le débat fut +d'abord concentré entre conservateurs; la gauche jugeait plus prudent +de se tenir à l'écart. MM. Sallandrouze et Clappier soutinrent +l'amendement, mais en protestant de leurs bons sentiments à l'égard +du cabinet. MM. de Goulard et de Morny le combattirent, mais en se +prononçant pour la réforme parlementaire. M. Guizot fit ensuite sa +déclaration. «Après ce qui s'est passé naguère dans le pays, dit-il, +en présence de ce qui se passe en Europe, toute innovation du genre +de celle qu'on vous indique et qui aboutirait nécessairement à la +dissolution serait, à notre avis, au dedans une faiblesse, au dehors +une grande imprudence... Le ministère croirait manquer à tous ses +devoirs en s'y prêtant. Il croirait également manquer à ses devoirs, +s'il prenait aujourd'hui, à cette tribune et pour l'avenir, un +engagement. En pareille matière, Messieurs, promettre, c'est plus +que faire; car, en promettant, on détruit ce qui est et on ne le +remplace pas. Un gouvernement sensé peut et doit quelquefois faire +des réformes, il ne les proclame pas d'avance; quand il en croit le +moment venu, il agit; jusque-là, il se tait. Je pourrais dire plus; +je pourrais dire, en m'autorisant des plus illustres exemples, que +jusque-là il les combat; plusieurs des grandes réformes qui ont +été opérées en Angleterre l'ont été par des hommes qui les avaient +combattues jusqu'au moment où ils ont cru devoir les accomplir. En +même temps que je dis cela, le ministère ne méconnaît pas l'état des +esprits, ni dans le pays, ni dans la Chambre; il ne le méconnaît pas +et il en tient compte. Il reconnaît que ces questions doivent être +examinées à fond et vidées dans le cours de cette législature. Ce que +vous me demandez en ce moment, dans votre pensée, c'est ce que fera +le ministère, le jour où viendra définitivement cette question... +Voici ma réponse. Le maintien de l'unité du parti conservateur, le +maintien de la politique conservatrice et de sa force, voilà ce +qui sera l'idée fixe et la règle de conduite du cabinet... Il fera +de sincères efforts pour maintenir, pour rétablir, si vous voulez, +sur cette question, l'unité du parti conservateur, pour que ce soit +le parti conservateur lui-même et tout entier qui en adopte et en +donne au pays la solution. Si une telle transaction dans le sein du +parti conservateur est possible, si les efforts du cabinet dans ce +sens peuvent réussir, la transaction aura lieu. Si cela n'est pas +possible, le cabinet laissera à d'autres la triste tâche de présider +à la désorganisation du parti conservateur et à la ruine de sa +politique.» + +En dépit du grand air qu'avait toujours la parole de M. Guizot, +elle n'avait pu, cette fois, masquer complètement l'embarras de sa +situation. De l'effort fait pour donner satisfaction à la fois à +des opinions contradictoires, résultait une sorte d'incertitude et +d'équivoque. Le ministre en disait assez pour que sa résistance, si +longtemps superbe, parût avoir fait place à une demi-capitulation, +pas assez pour désarmer les mécontents. M. Sallandrouze déclara +maintenir son amendement. Par combien de conservateurs allait-il être +suivi? L'incertitude du résultat faisait naître une grande agitation +dans la Chambre; chaque parti envoyait chercher ses amis absents ou +même malades. Dans cette passe périlleuse, le ministère fut sauvé par +MM. Thiers et de Rémusat, qui ne résistèrent pas au plaisir d'appuyer +sur la désorganisation de la majorité, sur l'humiliation du cabinet, +et qui témoignèrent de l'«orgueil» qu'en ressentait l'opposition. Les +conservateurs, ainsi avertis de la portée de leur vote, repoussèrent +l'amendement par 222 voix contre 189. M. Guizot gardait donc la +majorité; mais celle-ci avait subi un nouveau déchet; elle n'était +plus que de 33 voix. «La séance d'hier,--écrivait, le lendemain, dans +son journal intime, un des amis du ministère,--a produit un effet +très peu favorable au cabinet, moins encore par la faiblesse relative +de la majorité, à laquelle on s'attendait, que parce que beaucoup de +gens, ne tenant pas, à mon avis, suffisamment compte des difficultés +de la position du gouvernement, ont trouvé l'attitude de M. Guizot +peu digne et peu franche. Les partisans de la réforme lui reprochent +de n'avoir pas nettement adopté le principe qu'il avouait lui-même +ne pouvoir plus repousser d'une manière absolue et péremptoire, et +d'avoir cherché à se ménager encore des faux-fuyants; les adversaires +systématiques de toute innovation, tels qu'on en compte un bon nombre +dans le parti conservateur, s'indignent, au contraire, de le voir +baisser pavillon devant des exigences auxquelles il a longtemps +opposé de si hautains refus[521].» + +[Note 521: _Journal inédit du baron de Viel-Castel._] + +Si peu que M. Guizot eût cédé et donné d'espérances aux partisans +de la réforme, il avait dû le faire de sa propre autorité et malgré +le Roi. Le soir même de la séance et devant ceux qui venaient la +lui raconter, Louis-Philippe protestait avec vivacité qu'aucune +promesse n'avait pu être apportée à la tribune par son ministre; +que lui, en tout cas, n'en avait pas fait. «Il n'y aura pas de +réforme, disait-il, je ne le veux pas. Si la Chambre des députés +la vote, j'ai la Chambre des pairs pour la rejeter. Et quand bien +même la Chambre des pairs l'adopterait, mon _veto_ est là[522].» Il +ne faudrait pas, sans doute, prendre trop à la lettre les boutades +un peu intempérantes auxquelles s'abandonnait parfois le Roi. +Néanmoins, il n'est que trop certain que, sur cette question, il +était singulièrement animé et obstiné. Le lendemain, il rabrouait +assez rudement M. de Montalivet, qui venait le féliciter de ce +que son ministère avait fait un premier pas dans la voie des +concessions[523]. C'était évidemment parce que M. Guizot connaissait +cet état d'esprit du Roi et pour adoucir son mécontentement, qu'il +lui écrivait, le 12 février au soir, en sortant de la Chambre: «Voilà +le défilé passé; un des plus difficiles que nous ayons jamais passés. +Je n'ai pris aucun engagement. Si je n'avais pas dit ce que j'ai dit, +l'amendement était adopté et le cabinet renversé. Il y aura bien à +réfléchir dans la session prochaine; car, si on ne parvient pas à +remettre l'unité dans le parti conservateur, la division que j'ai +fait ajourner éclatera, et l'opposition en profitera infailliblement. +En tout cas, le Roi reste parfaitement libre[524].» Rien sans doute +que de vrai dans cette lettre; seulement elle ne s'attachait qu'à +l'une des faces de la déclaration ministérielle. Il était une autre +face que le _Journal des Débats_, soucieux de ménager, non plus +les préventions du Roi, mais celles du public, mettait en lumière +quand il affirmait que les paroles de M. Guizot «n'avaient qu'un +sens possible», qu'elles annonçaient la «solution définitive» de la +réforme parlementaire dans le cours de la législature, que cette +«grande question était décidée en principe, en attendant qu'elle +le fût au scrutin», et que «désormais il n'y avait plus matière à +discussion, ni prétexte aux violences qui avaient affligé le pays». +Le _Journal des Débats_ n'avait certainement pas tenu ce langage à +l'insu de M. Guizot. Ce dernier, du reste, en était déjà à arrêter +quelle réforme non seulement parlementaire, mais électorale, il +pourrait proposer. Le duc de Broglie, qui avait alors toutes ses +confidences, écrivait à son fils: «La semi-réforme a gagné son +procès; il a fallu donner des espérances au parti progressiste devenu +la majorité de la majorité. Il paraît convenu que, comme contre-pied +à l'extension des incompatibilités et à l'admission de la seconde +liste du jury, on rétablira les catégories de la propriété pour la +Chambre des pairs, ce qui donnera à la loi un caractère général et +lui ôtera un peu celui d'une concession[525].» + +[Note 522: _Documents inédits._] + +[Note 523: _Mémoires inédits de M. de Montalivet._--Plus tard, après +sa chute, dans une conversation très réfléchie et destinée à être +publiée, le Roi a tenu à rappeler qu'il avait désapprouvé le langage +de M. Guizot, et que, quant à lui, il était résolu à «s'en aller» +plutôt que de faire la réforme. (_Abdication du roi Louis-Philippe_ +racontée par lui-même et recueillie par M. Édouard LEMOINE, p. 40 à +44.)] + +[Note 524: _Revue rétrospective._] + +[Note 525: Lettre du 17 février 1848. (_Documents inédits._)] + +Aussitôt après le rejet de l'amendement de M. Sallandrouze, la +Chambre procéda au vote sur l'ensemble de l'adresse et l'adopta par +241 voix sur 244; l'opposition s'était abstenue. Ainsi finit, le +12 février, cette bataille, la plus longue et la plus acharnée qui +eût été livrée à la tribune parlementaire, pendant la monarchie de +Juillet. La discussion n'avait pas occupé moins de vingt séances, +avec de singuliers contrastes, tantôt déshonorée par de honteuses +violences, tantôt brillant d'un incomparable éclat oratoire. Ce +n'était pas seulement en France qu'on l'avait suivie avec une +curiosité anxieuse. L'Europe entière tenait les yeux fixés sur le +Palais-Bourbon, car elle n'ignorait pas quel contre-coup aurait sur +ses destinées la victoire ou la défaite du cabinet. Tandis qu'à +Londres, lord Palmerston désirait le renversement de M. Guizot et +y travaillait de son mieux, à Berlin et à Vienne on faisait des +voeux ardents pour son succès[526]. Au plus vif des attaques contre +le ministère français, la princesse de Metternich, causant avec un +diplomate autrichien, ne pouvait s'empêcher de s'écrier: «S'il tombe, +nous sommes tous perdus[527]!» Sans doute le cabinet n'était pas +«tombé»; dans aucun des nombreux votes émis durant ces vingt séances, +il n'avait été mis en minorité. Néanmoins pouvait-on dire qu'il +sortait de là intact? Force était bien d'avouer que, s'il s'était +habilement défendu sur la question financière, s'il avait eu un réel +succès dans le débat sur les affaires extérieures, les séances à +scandale et surtout les dernières discussions sur la réforme avaient +été pour lui d'un fâcheux effet. Tout le monde s'en rendait compte. +Ce n'était pas seulement M. Duvergier de Hauranne qui constatait, au +sortir de la dernière séance, ce sentiment général que «le ministère +était perdu[528]». Parmi les amis même de ce ministère, plus d'un +reconnaissait qu'il était «blessé à mort», qu'il «ne pouvait plus +que se traîner», et que son intérêt était de se retirer le plus tôt +possible[529]. + +[Note 526: Correspondance de M. le comte de Flahault et de M. le +marquis de Dalmatie avec M. GUIZOT. (_Documents inédits._)] + +[Note 527: M. DE HUBNER, _Une année de ma vie_, p. 12.] + +[Note 528: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._] + +[Note 529: _Journal inédit du baron de Viel-Castel_, à la date du 14 +février 1848.] + + + + +CHAPITRE VII + +LA RÉVOLUTION. + +(Février 1848.) + + I. Dans une réunion de l'opposition parlementaire, résolution + est prise d'assister au banquet. Agitation qui en résulte. Il + est question d'une procession populaire devant accompagner les + députés. Dispositions de la garde nationale. Nouvelle réunion où + les députés décident de se rendre en corps au banquet. Optimisme + du Roi. Les radicaux ne croient pas à une révolution.--II. Les + inquiétudes ressenties dans les deux camps conduisent à chercher + une transaction. Arrangement conclu entre les représentants du + ministère et ceux de l'opposition. Il en résulte une certaine + détente.--III. Publication du programme de la manifestation, + rédigé par M. Marrast. Le gouvernement estime que cette + publication rompt l'accord et prend des mesures en conséquence. + Court débat à la Chambre. Embarras de l'opposition qui renonce + au banquet et à la manifestation. Réunions dans les bureaux du + _Siècle_ et dans ceux de la _Réforme._ Le gouvernement, rassuré, + contremande pendant la nuit les mesures militaires qu'il avait + ordonnées.--IV. La journée du 22 février. Attroupements sur + la place de la Concorde et envahissement du Palais-Bourbon. + Échauffourées. Les députés préparent la proposition de mise en + accusation. Elle est déposée à la séance de la Chambre par M. + Barrot. Les désordres s'aggravent. Faiblesse du commandement + militaire. On ne se décide pas à appeler le maréchal Bugeaud. Le + duc de Nemours. Dans la soirée, ordre d'occuper militairement la + ville.--V. Le 23 au matin, l'émeute reparaît. La garde nationale + manifeste en faveur de la réforme et prend l'émeute sous sa + protection.--VI. Effet produit à la cour et sur Louis-Philippe + par la défection de la garde nationale. Conversations du Roi + avec M. Duchâtel et M. Guizot. Retraite du cabinet. Émotion + de la Chambre. Qui est responsable de cette retraite?--VII. + M. Molé est chargé de former un cabinet. Accueil fait à cette + nouvelle. Démarches de M. Molé. En attendant, ne conviendrait-il + pas de donner le commandement au maréchal Bugeaud? La fusillade + du boulevard des Capucines. Qui avait tiré le premier coup de + feu? La promenade des cadavres. M. Molé renonce à former un + cabinet. Le Roi fait appeler M. Thiers au milieu de la nuit, + mais, auparavant, nomme le maréchal Bugeaud au commandement + supérieur des troupes et de la garde nationale.--VIII. Bugeaud + arrive à l'état-major le 24, vers deux heures du matin. Les + mesures qu'il prend. Conversation du Roi avec M. Thiers. Ce + dernier est chargé de former un ministère dont fera partie M. + Odilon Barrot. Ses démarches pour réunir ses collègues. Les + colonnes formées par Bugeaud se mettent en mouvement entre cinq + et six heures du matin. Bedeau s'arrête devant la barricade + du boulevard Saint-Denis et envoie demander de nouvelles + instructions à l'état-major. Bugeaud donne l'ordre de suspendre + les hostilités. Comment y a-t-il été amené? M. Thiers et ses + nouveaux collègues sont reçus par le Roi. La Moricière à + la tête de la garde nationale. Entrevue des ministres et de + Bugeaud.--IX. Retraite lamentable de la colonne du général + Bedeau. Bugeaud mal reçu par la garde nationale. M. Barrot et le + général de La Moricière vont annoncer dans la ville le nouveau + ministère. Leur insuccès. Alerte aux Tuileries. Progrès de + l'émeute. Elle n'a toujours ni direction ni chef. Elle s'empare + de l'Hôtel de ville. Le Roi essaye de passer en revue les forces + réunies sur la place du Carrousel.--X. Les Tuileries sont + menacées. Le cabinet du Roi. M. Crémieux demande le changement + de M. Thiers et du maréchal Bugeaud. M. Barrot président du + conseil. On commence à parler d'abdication. Démarche de M. de + Girardin. Le Roi dit: «J'abdique.» Attitude de la Reine. Le Roi + écrit son abdication. L'émeute n'en est pas désarmée. Départ du + Roi.--XI. Le duc de Nemours prend en main le commandement. La + duchesse d'Orléans quitte les Tuileries. Le duc de Nemours veut + l'emmener au Mont-Valérien. La duchesse va à la Chambre.--XII. + État d'esprit des députés. M. Thiers, absolument découragé, ne + fait que traverser le Palais-Bourbon. M. Odilon Barrot n'y vient + pas. Délégation du _National._ Lamartine promet son concours à + la république.--XIII. La duchesse d'Orléans dans la Chambre. + M. Sauzet veut la faire sortir. Elle s'y refuse. MM. Marie et + Crémieux proposent la nomination d'un gouvernement provisoire. + M. Odilon Barrot, qui vient seulement d'arriver, prend la + parole. La duchesse veut parler, mais sa voix est étouffée. + Première invasion du peuple. Discours de M. Ledru-Rollin et + de M. de Lamartine. Seconde invasion. Fuite des députés et + de la famille royale. Nomination à la criée des membres du + gouvernement provisoire.--XIV. D'où venaient les envahisseurs? + Les troupes les ont laissés passer malgré les ordres réitérés + du duc de Nemours. Toutes les troupes qui occupent encore + quelque point dans Paris rentrent dans leurs casernes, souvent + en se laissant désarmer. Derniers et vains efforts de M. + Odilon Barrot. La duchesse d'Orléans et le duc de Nemours aux + Invalides.--XV. La duchesse d'Orléans et le duc de Nemours + quittent la France. Après beaucoup de traverses, le Roi et la + Reine s'embarquent pour l'Angleterre. Départ d'Algérie du prince + de Joinville et du duc d'Aumale.--XVI. Conclusion. + + +I + +Plus l'opposition croyait le ministère «perdu», moins elle avait de +raisons de continuer une agitation extraparlementaire devenue inutile +et dont elle ne pouvait se dissimuler les périls[530]. Mais, par ses +défis de tribune, elle s'est mise dans l'impossibilité de reculer. +Il lui faut faire quelque chose d'éclatant, sous peine de paraître +ridicule. Elle ne se sent plus libre, et, comme l'écrivait alors le +duc de Broglie, elle a «fait un pacte avec le diable[531]». + +[Note 530: Pour le récit qui va suivre, j'ai d'abord consulté, +en m'efforçant de le contrôler, tout ce qui a été publié par les +contemporains, acteurs ou spectateurs du drame, entre autres les +Mémoires de MM. Guizot, Odilon Barrot, Dupin; les brochures de M. +Édouard Lemoine et les articles de M. Croker dans la _Quarterly +Review_, échos des entretiens de Louis-Philippe dans l'exil; les +conversations de M. Thiers recueillies par M. Senior; les lettres +apologétiques publiées par le maréchal Bugeaud et le général Bedeau; +les histoires de MM. Garnier-Pagès, Élias Regnault, Daniel Stern, de +Lamartine, Louis Blanc, Pelletan; l'ouvrage de Lucien de la Hodde sur +les sociétés secrètes; les _Souvenirs de l'année 1848_, par M. Maxime +du Camp; l'écrit de M. Sauzet sur la Chambre des députés; les notes +de M. Marie reproduites par son biographe, M. Chérest; les _Mémoires +secrets et témoignages authentiques_ de M. de Marnay, etc., etc. +J'ai complété et redressé, sur plusieurs points, ces témoignages, +par de nombreux _Documents inédits_ dont on a bien voulu me donner +communication. Ce sont d'abord des notes que M. Guizot s'est fait +adresser, après la révolution, par ses anciens collègues et par +ses principaux agents, et où ceux-ci rapportent ce qu'ils ont fait +et vu: Note de M. Duchâtel, ministre de l'intérieur, datée d'avril +1850; de M. Hébert, garde des sceaux, mai 1850; de M. Jayr, ministre +des travaux publics, mai 1848; de M. Dumon, ministre des finances, +mai 1850; du général Trézel, ministre de la guerre, décembre 1849; +du général Tiburce Sébastiani, commandant l'armée de Paris; de M. +Delessert, préfet de police, mai 1850; de M. Génie, chef du cabinet +de M. Guizot, février 1867. Je n'ai pas besoin de faire ressortir +l'importance capitale de ces pièces dont je me suis beaucoup servi. À +un point de vue opposé, je n'ai pas pris connaissance avec moins de +fruit d'un récit détaillé écrit par M. Duvergier de Hauranne. J'ai eu +également communication des Mémoires du duc Pasquier et de quelques +fragments de ceux du comte de Montalivet. Enfin j'ai pu recueillir +utilement certains renseignements verbaux de la bouche de témoins +survivants. Je me borne à indiquer ces sources d'une façon générale, +ne pouvant spécifier, à chacun des détails de ce récit, toutes celles +où j'aurai puisé; je ne ferai cette spécification que pour quelques +faits plus importants ou plus contestés que d'autres.] + +[Note 531: Lettre à son fils, en date du 17 février 1848. (_Documents +inédits._)] + +Le 13 février, le lendemain même du vote de l'adresse, une centaine +de députés de gauche et de centre gauche se réunissent au restaurant +Durand, place de la Madeleine, sous la présidence de M. Odilon +Barrot. Au milieu d'une discussion confuse et tumultueuse, deux +avis se font jour: l'un conclut à prendre part au banquet interdit; +l'autre propose une démission en masse qui, dit-on, amènera +forcément la dissolution de la Chambre. Cette idée de la démission, +mise en avant dans les journaux par MM. Marrast et de Girardin, a +pour principal champion dans la réunion un républicain, M. Marie. +Les arguments par lesquels il combat le banquet sont curieux à +noter. À l'entendre, «ce banquet, réalisé en face d'une bataille +toujours menaçante, après les excitations qui l'ont précédé et qui +nécessairement doivent l'accompagner et le suivre, au milieu d'une +population si impressionnable, si ardente, si facile à soulever, +est un feu de joie allumé au milieu de matières incendiaires». +Déjà le matin, dans une conférence entre radicaux, M. Marie a dit: +«Si nous sommes prêts pour une révolution, donnez votre banquet; +si nous ne sommes pas prêts, ce sera une émeute, et je n'en veux +pas.» Dans une telle bouche, ces paroles devraient faire réfléchir +les opposants dynastiques. Ce sont cependant leurs chefs les plus +écoutés qui, d'accord avec certains radicaux moins timides que M. +Marie, viennent réfuter ce dernier. Ils font valoir qu'il y a un +engagement publiquement pris pour le banquet, et que le renier +serait se déconsidérer; ils ne nient pas la possibilité d'une +collision, mais croient pouvoir la braver, sauf à en rejeter à +l'avance la responsabilité sur le gouvernement; ils objectent, du +reste, à la démission en masse, que la dissolution ne s'ensuivrait +pas nécessairement, et que les réélections des démissionnaires ne +seraient peut-être pas toutes assurées. Ce dernier argument n'est +pas celui qui frappe le moins vivement les intéressés. En somme, +dans cette réunion où les dynastiques sont en immense majorité, le +banquet, qui effrayait un républicain, est voté par 70 voix contre 18. + +En sortant, M. Thiers, qui est demeuré muet pendant tout le débat, +dit à M. Marie: «Le parti que vous avez proposé était le seul +raisonnable.--Pourquoi donc, lui répond M. Marie, n'avez-vous pas +exprimé cette opinion? Vous auriez influencé plusieurs de vos amis +qui ont voté en sens contraire.--Que voulez-vous? réplique M. Thiers, +ils tiennent au banquet; mais toute agitation est dangereuse; toute +résistance sera vaincue. Le gouvernement est prêt; il a dans Paris ou +près de Paris 80,000 hommes; les points stratégiques sont arrêtés. +Un mouvement populaire, quel qu'il soit, sera écrasé en moins d'une +heure.» Quelle est la vraie pensée de M. Thiers? N'a-t-il pas quelque +projet ou tout au moins quelque rêve qui lui fait voir sans déplaisir +la situation se tendre et les affaires se gâter? Peu de jours +auparavant, un de ses interlocuteurs lui ayant exprimé une certaine +inquiétude: «Soyez donc tranquille, a-t-il répondu; tout s'arrangera +mieux que vous ne le supposez. Le pis aller serait l'abdication du +_vieux_. Serait-ce donc, à vos yeux, un si grand malheur?» Les propos +de ce genre ne sont pas rares à gauche, surtout depuis que le Roi a +pris l'habitude, dans ses heures d'impatience, de menacer lui-même +de son abdication. L'écho de ces propos arrivait à la cour et dans +les milieux conservateurs; on avait même fini par s'y persuader que, +dans une partie de l'opposition dynastique, s'était formée une sorte +de conspiration ou tout au moins d'intrigue tendant à pousser le +vieux roi dehors et à le remplacer par une régence de la duchesse +d'Orléans. Quelques-uns soupçonnaient, très à tort, la princesse +d'être personnellement mêlée à cette intrigue. + +Dès le lendemain de la réunion du restaurant Durand, une +note, publiée dans tous les journaux de l'opposition, avertit +solennellement le public de la décision prise. Il y est dit «que +l'adresse, telle qu'elle a été votée, constitue, de la part de la +majorité, une violation flagrante, audacieuse, des droits de la +minorité; que le ministère, en entraînant son parti dans un acte +aussi exorbitant, a tout à la fois méconnu un des principes les +plus sacrés de la constitution, et violé, dans la personne de leurs +représentants, l'un des droits les plus essentiels des citoyens». +La note annonce ensuite «le concours des députés au banquet qui +se prépare, à titre de protestation contre les prétentions de +l'arbitraire». Elle se termine en faisant connaître que, par suite +d'une décision de la réunion, «aucun de ses membres ne participera à +la présentation de l'adresse au Roi». + +Ainsi, pour cette seule raison que le gouvernement a blâmé les +banquets et reproché à l'opposition son «aveuglement», on ne +craint pas de le dénoncer comme ayant violé la constitution. Cette +accusation redoutable, portée devant une nation qui, depuis dix-huit +ans, s'est vue si souvent louée d'avoir fait, pour un semblable +motif, la révolution de 1830, devait paraître une invitation à la +recommencer. Les dynastiques ont-ils, après coup, quelque sentiment +de l'imprudence de leur conduite? On les voit aussitôt s'appliquer +à faire prendre par la commission générale d'organisation des +mesures qui révèlent une certaine préoccupation. Ils obtiennent +que le comité local du 12e arrondissement, suspect d'être trop +radical, soit dessaisi et ses invitations annulées. D'après le projet +primitif, le banquet devait avoir lieu un dimanche, dans le faubourg +Saint-Marceau, et le prix en était fixé à 3 francs; on décide qu'il +aura lieu un jour de la semaine, dans les Champs-Élysées, et que +la cotisation sera élevée à 6 francs. Il était un peu puéril de +croire à l'efficacité de ces petits moyens. Au moment même où l'on +se flatte d'empêcher que le banquet ne soit trop démocratique, +l'idée se répand d'une démonstration bien autrement dangereuse et +pour laquelle toutes les précautions sont de nul effet; il s'agit +d'une sorte de grande procession populaire qui doit accompagner les +députés à travers la ville lorsqu'ils se rendront au lieu du banquet. +Dès lors, plus d'exclusion possible; personne qui ne soit appelé à +participer à cette procession. L'agitation s'en trouve généralisée. +Dans les milieux les plus divers, il n'y a guère d'autre sujet de +conversation. Chaque soir, sur le boulevard, des groupes se forment, +où l'on discute avec animation les événements qui se préparent. +La jeunesse des écoles est particulièrement échauffée. Dans les +faubourgs, beaucoup d'ateliers s'apprêtent à chômer le jour de la +manifestation, et les ouvriers se promettent de s'y rendre, les uns +par esprit d'opposition, d'autres par curiosité du spectacle. Les +chefs des sociétés secrètes, voyant ce mouvement, ne veulent pas +rester à l'écart, et une délégation, composée de MM. Louis Blanc, +Guinard et Howyn, vient réclamer dans le cortège une place à part +pour deux à trois cents ouvriers en blouse; il faut montrer par là, +disent-ils, que la manifestation n'est pas exclusivement bourgeoise. +La délégation est reçue par MM. Garnier-Pagès, Pagnerre et Odilon +Barrot; c'est ce dernier qui insiste pour qu'on lui fasse une réponse +favorable. + +Des étudiants, des ouvriers, on en veut bien dans le cortège; mais +ce que les meneurs désirent avant tout et ce qu'ils se croient +assurés d'avoir en grand nombre, ce sont des gardes nationaux. +Là leur paraît être ce qui donnera à la manifestation toute son +importance et toute son efficacité. Leur ambition est de pouvoir dire +que le ministère Guizot est condamné par la garde nationale comme +l'avait été autrefois le ministère Villèle. Se trompaient-ils sur +les dispositions de cette milice ou sur son influence? L'événement +ne devait malheureusement que leur donner trop raison. On est si +complètement revenu aujourd'hui des anciennes illusions sur la garde +nationale, qu'on a quelque peine à se figurer les idées régnantes +dans la première moitié du siècle[532]. La garde nationale en était +venue à se considérer, non comme une partie de la force publique dans +la main des autorités, mais comme la «cité politique sous les armes», +jugeant le gouvernement avant de le soutenir, et pouvant au besoin +lui signifier ses blâmes ou ses exigences. La monarchie de 1830, à +son origine, n'avait pas peu contribué à exalter des prétentions qui +devaient, à la fin, lui être si funestes[533]. La garde nationale +lui avait alors payé ses flatteries, en lui fournissant pour la +répression des émeutes une force que, dans la désorganisation d'un +lendemain de révolution, on n'aurait peut-être pas trouvée ailleurs; +encore raisonnait-elle son concours et n'était-on jamais assuré +qu'il ne lui passerait pas par la tête de le refuser. Mais, le +danger matériel dissipé et la royauté nouvelle mieux assise, les +inconvénients de l'institution subsistèrent seuls[534], et ce fut +le jeu habituel de l'opposition de susciter par là des embarras au +gouvernement. La revue que le Roi avait l'habitude de passer à chaque +anniversaire des journées de Juillet devint bientôt, à cause des +manifestations qu'on redoutait d'y voir se produire, un véritable +cauchemar pour les ministres. Le premier, M. Thiers osa, en 1836, la +contremander. Rétablie en 1837, elle fut de nouveau suspendue les +années suivantes et eut lieu pour la dernière fois en 1840[535]. +Visiblement, à mesure que le gouvernement de Juillet s'éloignait +et se dégageait de son origine, il se montrait plus froid et plus +défiant à l'égard de la garde nationale. La défiance se comprend: +mais peut-être avait-on le tort d'y joindre un peu de négligence. +Cette négligence apparut notamment dans le choix du commandant en +chef. Au début, on avait compris l'importance capitale de ce poste. +Aussitôt après s'être débarrassé de La Fayette, on y avait appelé +le maréchal de Lobau, l'un des plus glorieux vétérans des guerres +impériales; celui-ci, par son prestige personnel, son activité, son +mélange de fermeté et de rondeur, était parvenu à tenir bien en +main cette troupe de nature indocile et capricieuse; le bourgeois +armé se sentait flatté d'être traité avec une sorte de familiarité +militaire par un si illustre guerrier. Mort en 1839, le maréchal de +Lobau avait eu pour successeur le maréchal Gérard; c'était encore une +grande renommée; sa santé l'obligea à donner sa démission en 1842. La +sécurité matérielle dont on jouissait alors fit-elle croire que ce +commandement n'était plus qu'une sorte de sinécure honorifique? On +donna pour successeur aux deux maréchaux le général Jacqueminot, de +promotion récente, sans illustration guerrière, et n'ayant pas figuré +sur les champs de bataille de l'Empire avec un grade supérieur à +celui de colonel. Il venait d'être, sous les précédents commandants, +major général de la garde nationale. En dehors de son dévouement au +Roi, il avait pour principal titre d'être le beau-père de M. Duchâtel +et d'avoir été, comme député, l'un des membres influents de ce groupe +des anciens 221, auxquels le ministère du 29 octobre jugeait utile, +en 1842, de donner des gages. Pour comble, il n'était plus jeune +et avait une santé délabrée; dans les derniers temps, il en était +venu à ne pouvoir presque plus sortir de sa chambre, ni se lever de +sa chaise longue. Malgré d'excellentes intentions, il n'était donc, +ni moralement, ni physiquement, en état d'exercer sur les gardes +nationaux l'action personnelle qui était, avec eux, la principale et +presque l'unique arme du commandement. Naturellement, l'opposition +souligna les défiances montrées par le gouvernement, pour éveiller et +irriter les susceptibilités de la garde nationale, et elle profita +de la négligence du commandement pour s'emparer de l'influence +qu'il laissait échapper. Ce ne fut pas sans succès. Les élections +des officiers, faites presque toujours sur le terrain politique, +témoignaient des progrès que faisait dans la milice parisienne +un certain esprit de fronde, s'attaquant, sinon à la monarchie +elle-même, du moins à sa politique. Ces sentiments étaient surtout +visibles depuis un an. Nulle part les malheureux événements de 1847 +et la campagne des banquets n'avaient exercé une plus fâcheuse +action. Dans les diverses légions, les «réformistes» se trouvaient +en nombre; s'ils n'étaient pas la majorité, ils étaient du moins +l'élément le plus remuant. On comprend dès lors comment, voulant +provoquer une grande manifestation extraparlementaire, les agitateurs +se sont tout de suite tournés vers la garde nationale et pourquoi +leur appel y a trouvé beaucoup d'écho. + +[Note 532: Même après la révolution de 1848, M. de Tocqueville +proclamait que «les grandes libertés politiques des nations modernes +consistaient surtout en trois choses: la garde nationale, la liberté +de la presse et la liberté de la tribune».] + +[Note 533: Rappelons qu'un article de la charte de 1830 avait +solennellement «confié au patriotisme et au courage des gardes +nationales» cette même charte et «tous les droits qu'elle +consacrait».] + +[Note 534: Ajoutons qu'en 1837, pour rendre moins lourd le service +des factions, on porta à 80,000 hommes l'effectif des douze légions +de Paris, et que cette augmentation ne put se faire sans en rendre la +composition plus démocratique.] + +[Note 535: À la suite de diverses scènes de désordre, plusieurs +gardes nationales de province furent dissoutes.] + +Cependant, l'idée de faire précéder le banquet d'une procession +populaire ne plaisait pas également à tous les députés. Plusieurs +se préoccupaient du caractère que cette procession menaçait de +prendre. Le 19 février au matin, l'opposition parlementaire était +de nouveau réunie au restaurant Durand, pour prendre les dernières +décisions. La principale question posée est celle de savoir si l'on +se rendra en corps au banquet. La délibération n'est pas moins +confuse et tumultueuse qu'à la première réunion. M. Barrot, qui +préside, en fait reproche à l'assemblée. «Il est vraiment incroyable, +dit-il, que nous ne puissions pas délibérer avec calme, quand nous +prenons peut-être la plus grave résolution que nous ayons prise +en notre vie.» Elle est bien grave en effet, plus encore que ne +se l'imagine M. Barrot. Beaucoup des assistants sont visiblement +tristes, inquiets, tentés de reculer. M. Berryer augmente encore leur +désarroi en leur démontrant qu'ils se placent sur un terrain qui va +s'effondrer sous leurs pas. C'est M. de Lamartine qui ranime les +courages par une harangue enflammée; il ne nie pas le péril de la +manifestation. «La foule, s'écrie-t-il, est toujours un péril; mais, +au point où nous en sommes, il faut, ou avancer dans le péril, ou +reculer dans la honte[536].» Sous l'action de cette parole, il est +décidé, à la presque unanimité, que le banquet aura lieu le mardi 22 +février, et que les députés résolus à prendre part à ce «grand acte +de résistance légale»--ils étaient au nombre de 92--se réuniront ce +jour-là, à dix heures du matin, place de la Madeleine, pour se rendre +processionnellement au lieu du banquet. + +[Note 536: Le lendemain, M. de Lamartine écrivait à un ami: «Hier, +il y a eu une dernière réunion des oppositions. La démoralisation +était au camp. Berryer venait de l'achever avec les légitimistes, +en parlant bien et en concluant à se retirer. On m'a conjuré de lui +répondre. Je l'ai fait, dans une improvisation de vingt minutes, +telle que tout s'est raffermi comme au feu. Jamais encore ma faible +parole n'avait produit un tel effet. Tout ce que vous avez lu de moi +est du sucre et du miel auprès de cette poudre!»] + +Durant toute cette séance, M. Thiers, suivant le mot d'un témoin, +a trouvé le moyen de n'être ni absent ni présent. Il s'est tenu +constamment à la porte du salon, voyant et entendant tout, appuyant +quelquefois d'un signe de tête ou d'un geste les paroles les plus +véhémentes, mais ne prononçant pas un mot. Comme il sortait avec M. +de Falloux, celui-ci lui dit: «N'êtes-vous pas effrayé de tout ce +que nous venons de voir et d'entendre?--Non, pas du tout.--Cependant +ceci ressemble bien à la veille d'une révolution.» M. Thiers hausse +gaiement les épaules et répond avec l'accent de la plus franche +sécurité: «Une révolution! une révolution! On voit bien que vous êtes +étranger au gouvernement et que vous ne connaissez pas ses forces. +Moi, je les connais; elles sont dix fois supérieures à toute émeute +possible. Avec quelques milliers d'hommes sous la main de mon ami le +maréchal Bugeaud, je répondrais de tout. Tenez, mon cher monsieur +de Falloux, pardonnez-moi de vous le dire avec une franchise qui +ne peut vous blesser, la Restauration n'est morte que de niaiserie, +et je vous garantis que nous ne mourrons pas comme elle. La garde +nationale va donner une bonne leçon à Guizot. Le Roi a l'oreille +fine, il entendra raison et cédera à temps.» + +Cette sécurité de M. Thiers témoigne sans doute d'un aveuglement bien +étrange chez un esprit aussi fin. Mais, dans ces jours malheureux, +où n'est pas l'aveuglement? M. de Rambuteau, ému des nouvelles +inquiétantes que lui ont apportées plusieurs membres de son conseil +municipal sur l'état des esprits dans Paris et particulièrement dans +la garde nationale, les apporte au Roi. Celui-ci l'écoute non sans +impatience et le congédie avec ces mots: «Mon cher préfet, dans huit +jours, vous serez honteux des sottes peurs qu'on vous a inspirées +et que je ne puis partager en aucune façon.» Ces mêmes conseillers +municipaux sont allés aussi avertir le préfet de police, M. +Delessert. Celui-ci se refuse à prendre au sérieux leurs avis. «Tout +est prévu, leur dit-il; nous sommes parfaitement en mesure.» Et comme +l'un de ses interlocuteurs fait un geste d'incrédulité, il reprend +d'une voix plus haute: «Oui, monsieur, parfaitement en mesure; vous +pouvez le dire à ceux qui vous effrayent.» + +Cette révolution, que le Roi aussi bien que M. Thiers se refusent à +croire possible, la prévoit-on du moins chez les radicaux? Ceux-ci, +dans les pourparlers fréquents qu'ils ont alors avec leurs alliés +de la gauche dynastique, protestent n'avoir aucun dessein de ce +genre. Le _National_ dénonce à l'avance, comme agents provocateurs, +tous ceux qui, le jour du banquet, pousseraient au désordre. M. +Marrast dit à M. Odilon Barrot et à M. Duvergier de Hauranne: «Vous +craignez une collision; eh bien, moi, je la crains cent fois plus que +vous.--Plus, c'est beaucoup dire.--Plus, car si elle a lieu, ce n'est +pas votre parti, c'est le mien qui en aura toute la responsabilité.» +En exprimant ces sentiments, les radicaux sont sincères; ils +redoutent d'autant plus un choc armé, que la victoire du gouvernement +leur paraît absolument certaine. On peut donc affirmer qu'il n'y a, +de leur part, à cette époque, aucune conspiration tendant à une prise +d'armes, aucun plan de révolution[537]. Toutefois, beaucoup d'entre +eux n'en ont pas moins le sentiment que la voie où l'on s'engage +est pleine d'inconnu et peut leur apporter bien des surprises. Pour +n'être pas préparée, voulue, la collision leur paraît possible; +et alors il n'est guère d'éventualités, si hardies soient-elles, +que quelques-uns ne caressent en rêve, qu'ils n'abordent en +conversation[538]. Dans des réunions tenues chez M. Goudchaux, les +républicains de l'école du _National_ vont jusqu'à discuter la +composition d'un gouvernement provisoire, et ils font demander à +M. Marie s'il consentirait à en faire partie. «Y a-t-il donc des +projets?» demande M. Marie, étonné et peu disposé, au premier abord, +à prendre cette ouverture au sérieux. «Des projets, lui répond-on, +non; mais tout est possible dans le mouvement qui se prépare, et il +faut nous mettre en garde contre toutes les éventualités.» M. Marie +se rend à ses observations, et, comme il l'a rapporté depuis, ses +interlocuteurs et lui se séparent «avec la pensée que le dénouement +pourrait bien ne pas être aussi pacifique qu'ils l'ont cru tout +d'abord». Ces républicains poussent plus loin encore leur prévoyance. +Se sentant par eux-mêmes sans prestige sur l'armée, ils croient utile +de s'allier à un Bonaparte; leur seule hésitation est de savoir +s'ils s'adresseront au fils du roi Jérôme ou au prince Louis, l'homme +de Strasbourg et de Boulogne; après délibération, ce dernier a la +préférence, et il reçoit d'eux, en Angleterre, avis de se tenir prêt +à passer en France au premier signal[539]. + +[Note 537: «Par mes opinions, a écrit depuis M. Marie, par mes +relations, par la situation que quelques services rendus m'avaient +faite au sein des partis avancés, j'aurais connu les projets +conçus... Un mouvement sérieux se préparant dans le but d'une +révolution, je l'aurais su... Or j'affirme que personne alors ne +voulait de révolution, qu'il n'y avait aucune préparation dans ce +sens. Pas de conspiration, en un mot. Des désirs, des voeux, des +espérances peut-être, rien de plus.» (_La Vie et les oeuvres de A. T. +Marie_, par Aimé CHÉREST, p. 94.)] + +[Note 538: «Il me semble, dit un jour M. Pagnerre aux députés +radicaux, que les dynastiques vont plus loin qu'ils ne pensent et +qu'ils ne veulent. Ils espèrent continuer le mouvement sur le terrain +de la légalité, mais il ne me paraît pas du tout certain qu'ils y +parviennent. Que feront-ils, que ferez-vous, si le mouvement va +plus loin?--Nous les aiderons loyalement à maintenir tout dans la +légalité, répondent les députés radicaux. Si une force supérieure +en ordonne autrement, nos collègues de la gauche ont déclaré +maintes fois, à la tribune et ailleurs, que la responsabilité des +événements retomberait sur les ministres, sur le Roi lui-même, qui +les avaient provoqués, et qu'ils n'abandonneraient plus la cause de +la Révolution.»] + +[Note 539: Ce dernier fait est rapporté par un témoin peu suspect et +bien informé, M. SARRANS jeune, dans son _Histoire de la révolution +de Février_, t. I, p. 291 à 293.] + + +II + +À mesure qu'on approche du jour où l'opposition et le gouvernement +doivent se heurter en pleine rue, au milieu d'une population +surexcitée, force est aux plus optimistes de s'avouer que le conflit +peut avoir de redoutables conséquences. Cette impression se manifeste +dans les deux camps. Tandis que plus d'un opposant dynastique +regrette au fond de s'être engagé dans une pareille aventure, +certains conservateurs ne voient pas sans tristesse ni sans effroi +les choses poussées ainsi à l'extrême. De cette double disposition +devaient naître quelques essais d'arrangement transactionnel, +d'autant que les représentants des deux partis se rencontraient +chaque jour dans les couloirs de la Chambre, et qu'entre plusieurs +les divergences politiques avaient laissé subsister une certaine +familiarité affectueuse. Tantôt c'est M. Achille Fould qui propose +à M. Thiers de faire prendre, par une cinquantaine de ministériels, +l'engagement d'obtenir, de gré ou de force, l'éloignement du cabinet, +si le banquet est abandonné; tantôt c'est M. Duvergier de Hauranne +qui offre de renoncer au banquet, si le gouvernement dépose un +projet sur le droit de réunion. Ces deux tentatives échouent; mais +une troisième se produit qui paraît d'abord avoir plus de chances +de réussir. Dès le premier jour, la commission du banquet, en +organisant ses diverses sous-commissions, a chargé trois de ses +membres, MM. Duvergier de Hauranne, Berger et de Malleville, de +«se mettre officieusement en communication avec M. Duchâtel pour +régler les formes de la manifestation et pour arriver aux moyens de +prévenir tout prétexte de conflit et de désordre». Il est bientôt +visible que ces délégués, au fond assez effrayés, sont disposés à +réduire leur banquet à une sorte de cérémonial très sommaire dont +tous les points seraient convenus à l'avance, et qu'ils cherchent +à rendre aux tribunaux le conflit si témérairement porté sur la +place publique. Des ouvertures que M. Duvergier de Hauranne fait à +M. Vitet, M. Berger à M. de Morny, M. de Malleville à M. Duchâtel +lui-même, il ressort à peu près ceci: «Si le ministère veut, comme on +l'annonce, empêcher les convives d'entrer au lieu même du banquet, +il les place dans cette alternative, ou de résister, ce qui est +le conflit matériel avec tout son inconnu, ou de reculer devant +la première injonction du commissaire de police, ce qui leur est +difficile après leurs défis si retentissants. Qu'il laisse seulement +commencer le banquet; le commissaire de police viendra, au bout de +quelques instants, en prononcer la dissolution. Engagement serait +pris par les convives de se disperser aussitôt, et, par le fait même +de la contravention constatée, la question se trouverait soumise +aux tribunaux.» Le gouvernement ne paraît pas d'abord disposé à +se prêter à cette sorte de comédie; il préfère empêcher, par un +grand déploiement de forces, l'accès même de la salle du banquet. +De plus en plus inquiets, les délégués de l'opposition reviennent +à la charge; ils font observer que le système du gouvernement +empêche la contravention de se commettre, et que, par suite, les +tribunaux ne pourront être saisis. Cet argument fait quelque +effet sur les ministres. Et puis, pour le plaisir d'embarrasser +et d'humilier davantage les opposants, doivent-ils les pousser à +risquer par amour-propre ce que par politique ils répugnent à faire? +Ne convient-il pas de tenir compte de l'état d'esprit d'une bonne +partie des conservateurs? N'a-t-on pas vu, dans la discussion de +l'adresse, qu'ils ne s'associent qu'à contre-coeur à la résistance +du cabinet? Si celui-ci se montre trop entier et trop raide, ne +s'expose-t-il pas à être abandonné par une portion de ses troupes, +ou tout au moins à se voir imputer la responsabilité de tous les +accidents qui pourront suivre? Soutenues avec force par M. Duchâtel, +ces raisons triomphent des objections faites par quelques-uns de +ses collègues et aussi des répugnances du Roi. Pouvoir est alors +donné par le ministre de l'intérieur à MM. de Morny et Vitet de +traiter sur les bases proposées avec les délégués de l'opposition. +Le sentiment très vif que chacune des parties a des dangers de la +situation facilite les pourparlers. À la fin de cette même journée +du 19 février, dans la matinée de laquelle a eu lieu la réunion du +restaurant Durand, les cinq négociateurs, dûment autorisés par leurs +mandants respectifs, arrivent à un accord aussitôt constaté dans un +procès-verbal assez étendu, dont le texte n'était du reste destiné +à recevoir aucune publicité[540]. Les conditions de l'accord se +résument ainsi: au jour et à l'heure indiqués, M. Odilon Barrot et +ses amis se rendront au banquet; avertis à la porte de la salle, par +le commissaire de police, qu'en se réunissant ils violent un arrêté +du préfet, ils passeront outre; aussitôt qu'ils seront assis, le +commissaire constatera la contravention et enjoindra à la réunion +de se dissoudre; M. Odilon Barrot répondra brièvement en maintenant +le droit de réunion, mais en engageant les assistants à se retirer; +l'autorité judiciaire, saisie de la contravention, prononcera sur la +question débattue; jusqu'à sa décision, les députés ne patronneront +aucun autre banquet. Les négociateurs s'engagent également à agir +sur les journaux de leurs partis respectifs, pour empêcher qu'aucun +article provocateur ou satirique ne vienne, d'un côté ou de l'autre, +envenimer les esprits. + +[Note 540: Ce procès-verbal fut publié pour la première fois, en +1851, par M. de Morny, dans le _Constitutionnel_. M. Guizot l'a +reproduit dans ses _Mémoires_, t. VIII, p. 556 à 560.] + +À mesure que se répand, dans la soirée du 19 février et dans la +matinée du 20, la nouvelle de la transaction conclue, les ardents +des deux camps ne cachent pas leur déplaisir. Dans les couloirs de +la Chambre, M. Duchâtel se voit reprocher par quelques conservateurs +d'avoir pactisé avec le désordre et avili l'autorité; qu'est-ce, +dit-on, que cette façon de régler la rencontre du gouvernement et +de l'émeute, comme on ferait les conditions d'un duel entre pairs? +À gauche, certaines gens font ressortir ce que cette retraite de +l'opposition a de piteux après une entrée en scène si tapageuse; au +Palais de justice, M. Marie n'ose, devant la vivacité des critiques, +avouer l'approbation qu'il a donnée à l'arrangement. Et puis les +spectateurs, comme toujours portés à la gouaillerie, ne se privent +pas de railler ce qu'ils appellent une «parodie». «Serez-vous de la +farce qui se jouera mardi?» demande-t-on tout haut dans la salle des +conférences du Palais-Bourbon[541]. + +[Note 541: Une lettre de M. Doudan au prince Albert de Broglie, en +date du 17 février,--c'est-à-dire alors que l'accord n'était pas +encore conclu,--est un spécimen des sarcasmes qui avaient cours dans +certains salons. «Les meneurs modérés, écrivait-il, ne demandent +qu'une grâce au gouvernement, c'est de faire juger par les tribunaux +si, oui ou non, Dieu et la Loi veulent que M. Ledru-Rollin puisse +monter sur les tables après son dîner et dire à peu près ouvertement +que le Roi est un drôle, les Chambres, un ramas d'escrocs, et Danton, +le plus aimable et le plus humain des législateurs. Or, pour les +traduire devant les tribunaux, le gouvernement le veut bien, mais il +ne veut pas leur donner l'occasion de commettre le délit nécessaire; +eux insistent et promettent de ne faire le délit que le plus petit +possible, un petit crime de deux sous, quoi! juste ce qu'il en faut +pour aller en police correctionnelle! C'est une chose admirable que +ce désir qu'a le parti d'aller en police correctionnelle, et je crois +bien que c'est la vocation de la plupart de ceux qui n'en ont pas +une plus haute, parmi ces doux panégyristes de 1793 et de 1794. Tout +le monde ne peut pas prétendre à la cour d'assises, malgré l'égalité +fondamentale et primordiale des hommes entre eux.» (_Mélanges et +Lettres_, t. II, p. 153, 154.)] + +Néanmoins, l'impression dominante est une sorte de soulagement. Si +l'on se donne le plaisir facile de se moquer du traité, on est au +fond bien aise que la guerre soit évitée. Dans la commission du +banquet, personne ne songe à désavouer les négociateurs, et l'on +se prépare à exécuter le scénario convenu; on vient précisément de +découvrir enfin un local convenable pour le banquet, dans une rue +presque déserte des Champs-Élysées, la rue du Chemin de Versailles, +et l'on y fait dresser en toute hâte la tente qui doit abriter +les convives. De l'autre côté, le conseil des ministres ratifie +pleinement ce qui a été fait; M. Duchâtel donne aux autorités de +police des instructions loyalement conformes à la convention; sans +doute, des précautions militaires sont prises pour parer aux +éventualités; quelques troupes ont ordre de se rassembler près de +la barrière de l'Étoile; mais on évite tout ce qui pourrait être +interprété comme une provocation; ainsi renonce-t-on à mettre +préventivement la main sur les hommes connus pour être les fauteurs +ordinaires d'émeutes. En même temps, le gouvernement, qui ne croit +plus avoir devant lui qu'un débat judiciaire, s'y prépare. M. Hébert, +après avoir sondé discrètement des membres considérables de la cour +de cassation, se dit assuré que la question de droit sera tranchée +contre les prétentions de l'opposition. Le procureur général, M. +Dupin, malgré son peu de bienveillance habituelle pour le ministère, +est venu spontanément trouver le garde des sceaux; il lui a dit +combien il était heureux de l'arrangement conclu, et il lui a promis +de prendre la parole quand l'affaire viendra devant la cour suprême. +Le préfet de police n'est pas le moins satisfait de l'arrangement; +interrogé à plusieurs reprises par les ministres sur la possibilité +de troubles, il se montre très rassuré et ne redoute pas d'incidents +sérieux le jour du banquet. «Les gens à émeute, dit-il à M. Hébert, +ne sont pas prêts; les chefs ne veulent pas agir; toutes les mesures +sont bien prises, et les choses tourneront parfaitement.» Après le +conseil des ministres, M. Duchâtel étant allé voir madame la duchesse +d'Orléans, celle-ci le remercie vivement de ce qu'il a fait pour +prévenir le conflit et se montre agréablement surprise que le Roi n'y +ait pas fait obstacle. Dans les salons où les ministres et les chefs +de l'opposition se rencontrent, par exemple à l'ambassade ottomane +où il y a fête le 19 au soir, ils s'entretiennent pacifiquement de +l'arrangement. M. Duvergier de Hauranne, se trouvant, le 20, au +concert du Conservatoire, dans la même loge que M. Vitet, a avec lui +une conversation amicale et presque joyeuse sur le futur banquet. En +somme, il y a partout comme la détente que produit, entre deux armées +prêtes à s'entre-choquer, l'annonce subite d'un armistice. + + +III + +Tout semble ainsi à la paix, quand, le 21 février au matin, le +_National_, la _Réforme_ et la _Démocratie pacifique_ publient, en +tête de leurs colonnes, le programme officiel de la manifestation du +lendemain. Dans cette pièce, le banquet disparaît presque absolument +derrière la grande procession populaire qui doit accompagner les +députés de la Madeleine à la rue du Chemin de Versailles; le peuple +est appelé à descendre dans la rue, pour donner à cette démonstration +des proportions énormes; libellé dans la forme d'un arrêté de police +ou plutôt d'un ordre de bataille, le programme dispose de la voie +publique, indique les conditions du défilé, attribue à chaque groupe +sa place; enfin, fait plus grave encore et qui met bien en lumière +la prétention de substituer une sorte de pouvoir révolutionnaire aux +autorités légales, invitation est adressée aux gardes nationaux de +figurer dans le cortège, en uniforme, sinon en armes, et de se ranger +par légion, officiers en tête. + +Que s'est-il donc passé? D'où vient ce programme qui, suivant +l'expression même de l'un des députés adhérant au banquet, «sentait +la république d'une lieue[542]»? C'est M. Marrast qui l'a rédigé +au nom d'une des sous-commissions d'organisation. Sur la demande +d'un des membres de cette sous-commission, il l'a montré, avant de +l'imprimer, à MM. Odilon Barrot et Duvergier de Hauranne; ceux-ci +en ont été peu satisfaits; mais ils se sont bornés à recommander +au rédacteur de prendre un ton plus modeste, sans paraître +attacher beaucoup d'importance à l'affaire et sans réclamer que +les corrections leur soient soumises. M. Marrast, laissé ainsi +sans contrôle, en a profité pour maintenir à peu près sa rédaction +première. Prévoyait-il qu'il ferait ainsi rompre l'accord conclu +entre l'opposition et le gouvernement? Quelques-uns de ses amis lui +ont attribué, après coup, une sorte d'arrière-pensée machiavélique +dont ils lui ont fait un titre à la reconnaissance du parti +républicain. Peut-être lui ont-ils supposé ainsi une décision et une +prévision révolutionnaires qu'il était loin d'avoir à cette date. + +[Note 542: Lettre de M. Léon Faucher à M. Reeve, en date du 8 mars +1848.] + +En tout cas, que M. Marrast l'ait voulu ou non, sa publication fait +évanouir toute chance d'arrangement pacifique. Les membres du cabinet +s'étant réunis vers dix heures du matin au ministère de l'intérieur, +M. Duchâtel, si décidé naguère pour l'accord avec l'opposition, +déclare que cet accord ne peut subsister après le programme[543]. À +son avis, le gouvernement ne saurait accepter d'être ainsi dépossédé +de ses pouvoirs de police sur la voie publique et de son droit +de commander à la garde nationale; et puis, contre les dangers +d'une telle manifestation, ce qui a été arrangé à l'avance pour le +banquet n'est plus une garantie. Les ministres adhèrent unanimement +à cette façon de voir. Tout en continuant à offrir à l'opposition +l'épreuve convenue pour arriver à un débat judiciaire, ils décident +d'interdire et, au besoin, de réprimer la manifestation projetée. +Leur détermination est immédiatement communiquée au Roi, qui y donne +sa pleine approbation. Diverses mesures sont prises en vue d'avertir +le public. La principale est une proclamation du préfet de police +à la population parisienne; MM. Vitet et de Morny ont été invités +à la rédiger pendant que les ministres délibéraient. Elle commence +par rappeler comment, dans le dessein de donner une issue judiciaire +au conflit, le gouvernement avait renoncé à «s'opposer par la force +à la réunion projetée» et avait consenti «à laisser constater la +contravention en permettant l'entrée des convives dans la salle +du banquet». Puis elle continue, en ces termes: «Le gouvernement +persiste dans cette détermination; mais le manifeste, publié ce +matin par les journaux de l'opposition, annonce un autre but, +d'autres intentions; il élève un gouvernement à côté du véritable +gouvernement du pays;... il appelle une manifestation publique, +dangereuse pour le repos de la cité; il convoque, en violation de la +loi du 22 mars 1831, les gardes nationaux qu'il dispose à l'avance, +en haie régulière, par numéro de légion, les officiers en tête. Ici +aucun doute n'est possible de bonne foi; les lois les plus claires, +les mieux établies, sont violées. Le gouvernement saura les faire +respecter.» La proclamation se termine par une «invitation à tous +les bons citoyens de ne se joindre à aucun rassemblement». On décide +d'afficher en même temps: 1º un ordre du jour du général Jacqueminot, +rappelant aux gardes nationaux qu'ils ne peuvent se réunir, à ce +titre, sans l'ordre de leur chef; 2º un arrêté du préfet de police, +interdisant formellement le banquet; 3º l'ordonnance sur les +attroupements. Tout en cherchant à retenir la population, le cabinet +s'apprête, s'il est nécessaire, à réprimer le désordre. Le meilleur +moyen lui paraît être de faire, le lendemain, un grand déploiement +militaire; on exécutera un plan que le maréchal Gérard a arrêté dès +1840, pour le cas de troubles dans Paris; dans ce plan qui suppose +l'action simultanée de l'armée et de la garde nationale, tout est +minutieusement prévu, la division des zones, l'emplacement à occuper +par chaque corps, la façon dont ils doivent se relier, le mode de +combat. On croit disposer de forces suffisantes pour parer à toutes +les éventualités; le ministre de la guerre dit avoir sous la main +31,000 hommes de troupes; depuis quelque temps déjà, en prévision de +troubles possibles, les soldats ont reçu des vivres et des munitions. + +[Note 543: Telle a été son impression dès la veille au soir, où il +a reçu communication, en épreuves d'imprimerie, du document qui +allait être publié par les journaux radicaux. Il l'a montré alors à +MM. de Morny et Vitet, qui l'ont trouvé si contraire à l'esprit des +conventions et aux paroles échangées, qu'ils ont refusé d'abord de +croire à son authenticité.] + +Pendant que les ministres prennent ces diverses décisions, la +commission générale du banquet était réunie chez M. Odilon Barrot. +Vers midi, M. Duvergier de Hauranne, qui assistait à cette réunion, +est averti que deux messieurs le demandent à la porte. Il sort et se +trouve en face de MM. Vitet et de Morny, dont la physionomie lui +fait aussitôt pressentir un malheur. Tout saisi, il les interroge +du regard. «Nous venons de passer chez vous, lui disent-ils, pour +vous annoncer, à notre grand regret, que tout est rompu.--Rompu, et +pourquoi?--À cause du programme, du malheureux programme qui a paru +dans les journaux.» M. Duvergier de Hauranne est fort troublé. Ne +peut-on pas trouver quelque expédient pour rétablir l'accord? Il prie +les ambassadeurs ministériels d'entrer dans la chambre à coucher de +M. Odilon Barrot et appelle ce dernier. Les deux représentants de la +gauche insistent sur le péril de la situation. «Le char est lancé, +disent-ils, et, quoi que nous fassions, le peuple sera demain dans la +rue.» Ils ne justifient pas le programme, en avouent l'inconvenance, +mais ne sont pas en mesure d'en garantir le désaveu public. Ils +offrent seulement de faire insérer dans leurs journaux une note +destinée à l'atténuer en le commentant. Séance tenante, M. Duvergier +de Hauranne rédige cette note et va la montrer à M. Marrast, qui +consent à la publier le lendemain dans le _National_. MM. Vitet +et de Morny n'ont pas pouvoir pour accepter rien de semblable; +ils promettent seulement d'en référer aux ministres. M. Barrot et +M. Duvergier de Hauranne rejoignent les membres de la commission, +auxquels ils n'osent même pas communiquer la nouvelle qu'ils viennent +de recevoir; ils veulent encore espérer que la rupture pourra être +évitée. + +Leur espoir est de courte durée. Peu après, vers deux heures, en +arrivant au Palais-Bourbon, ils apprennent que le ministère persiste +dans sa résolution, et qu'on commence à afficher dans les rues les +proclamations du préfet de police. Dans les couloirs et sur les +bancs de la Chambre, les conservateurs sont fort animés. «Enfin, +disent-ils, c'en est fait des capitulations; le parti de l'énergie +l'emporte.» L'opposition, au contraire, est accablée, consternée. +Elle ne sait que faire ni que dire. Cependant, en se prolongeant, +son immobilité et son silence menacent de devenir tout à fait +ridicules. Vers la fin de la séance, M. Odilon Barrot se décide à +interpeller le ministère. Sa parole est embarrassée. Après avoir +rappelé les premiers faits: «Il paraît, dit-il, qu'à des conseils +de sagesse, de prudence, ont succédé d'autres inspirations, que des +actes d'autorité s'interposent, sous prétexte d'un trouble qu'ils +veulent apaiser et qu'ils s'exposent à faire naître. (_Rumeurs._)... +Il n'y a pas de ministère, il n'y a pas de système administratif +qui vaille une goutte de sang versé. C'est le gouvernement qui +est chargé du maintien de l'ordre... C'est sur lui que pèse la +responsabilité.»--«La responsabilité ne pèse pas seulement sur le +gouvernement, répond M. Duchâtel; elle pèse sur tout le monde.» Le +ministre n'a jamais parlé avec plus d'autorité et de mesure. Du +banquet pour lequel «il est toujours prêt à laisser arriver les +choses au point où, une contravention étant constatée, un débat +judiciaire pourrait s'engager», il distingue la manifestation +annoncée par le programme, au mépris de la loi sur les attroupements +et de la loi sur la garde nationale. «C'est, dit-il, un gouvernement +né d'un comité, prenant la place du gouvernement constitutionnel, +parlant aux citoyens, convoquant les gardes nationaux, provoquant des +attroupements... Non, nous ne pouvions pas le supporter!» M. Barrot +essaye de revenir à la charge; il n'aboutit qu'à trahir plus encore +l'embarras et l'équivoque de sa situation. Parle-t-il du programme, +il déclare «qu'il ne l'avoue ni le désavoue», et comme ces paroles +étranges provoquent des exclamations, qu'on lui crie de toutes parts: +«Il faut l'avouer ou le désavouer», il reprend: «Je mettrai tout +le monde parfaitement à l'aise. J'avoue très hautement l'intention +de cet acte, j'en désavoue les expressions.»--«La détermination du +gouvernement, réplique le ministre, se trouve justifiée par les +paroles de M. Odilon Barrot. Ce manifeste que l'on n'avoue ni ne +désavoue est-il un gage de sécurité pour nous qui sommes chargés de +maintenir l'ordre public?» + +De l'aveu de tous, dans cette courte escarmouche, l'avantage a été +pour le ministre. Seul il a parlé net et a paru savoir ce qu'il +voulait. En outre, sur le terrain où il a fort habilement porté +la question, l'opposition ne saurait plus se donner une attitude +de résistance légale. Ce n'est pas en effet la question plus ou +moins discutable du droit de réunion dans un local clos et couvert +qui est maintenant posée; il s'agit d'appliquer la loi contre les +attroupements que personne n'a jamais pu contester et à laquelle on +ne saurait refuser d'obéir sans tomber dans la rébellion ouverte. +Que peut donc faire cette opposition? Comment sortir de l'impasse où +elle s'est si aveuglément engagée? Elle n'a pas une minute à perdre +pour prendre son parti. La journée touche à sa fin, et c'est pour le +lendemain matin qu'elle a donné rendez-vous au peuple dans la rue. + +En sortant de la séance, vers cinq heures, les députés de la gauche +et du centre gauche se réunissent dans un bureau de la Chambre; +mais le tumulte est tel qu'ils ne peuvent délibérer. Ils se +transportent, au nombre d'une centaine, chez M. Odilon Barrot. Ce +dernier préside et commence par poser la question sans conclure. +M. Thiers, qui jusqu'à présent s'est borné au rôle de spectateur +silencieux et complaisant, qui dans aucune des réunions n'a ouvert +la bouche pour retenir ses amis, se décide cette fois à crier: +Casse-cou! Il le fait avec une vivacité de gestes et de langage qui +montre à quel point il est alarmé. «L'opposition, dit-il, serait +insensée et coupable, si elle exposait volontairement la capitale +à une collision sanglante, si elle livrait les événements au +jugement de la force, incomparablement supérieure dans les mains du +gouvernement. Il faut subir la loi des circonstances et céder.» Un +député de la gauche avancée, M. Bethmont, parle dans le même sens. +La plupart des assistants sont visiblement soulagés de s'entendre +donner ces conseils; ils ont peur et ne demandent qu'à capituler. +Bientôt même, suivant l'expression d'un témoin, c'est une sorte de +«sauve-qui-peut». À peine consent-on à écouter ceux qui, comme M. de +Lamartine, déclament sur la honte de la reculade, ou qui, comme M. +Duvergier de Hauranne et M. de Malleville, déclarent qu'ayant pris +un engagement public, ils ne sont plus libres de ne pas le tenir. +Au vote, 80 voix contre 17 décident que les députés n'iront pas au +banquet. + +C'est maintenant à la commission générale de statuer si ce banquet +aura lieu sans les députés. Elle se réunit dans la soirée, toujours +chez M. Odilon Barrot. L'irritation est vive parmi les délégués du +Comité central et du 12e arrondissement. Toutefois force leur est de +reconnaître qu'on ne peut rien faire sans l'opposition parlementaire. +M. Marrast est un des plus vifs pour l'abstention. «Par humanité, +s'écrie-t-il, par amour du peuple, renoncez au banquet... Qu'un +conflit s'engage, et la population sera écrasée. Voulez-vous la +livrer à la haine de Louis-Philippe et de M. Guizot[544]?» La réunion +n'hésite donc pas à prononcer l'ajournement du banquet. Seulement, +inquiète de la figure qu'elle va faire, elle cherche comment couvrir +l'humiliation de cette reculade. MM. Abbatucci et Pagnerre proposent +de mettre en accusation le ministère. On se jette sur cette idée, et +les députés présents signent en blanc l'acte d'accusation qui n'est +même pas rédigé. Pas un d'eux ne songe à se demander où pourrait bien +être, dans la conduite du ministère, le crime qui seul justifierait +une proposition aussi grave et aussi insolite. Ce n'est pas au +ministère qu'ils songent, mais bien à eux-mêmes; ils se flattent +d'échapper au ridicule à force de violence, et ne voient pas d'autre +moyen de se faire pardonner par les partis extrêmes leur défection +dans l'affaire du banquet. + +[Note 544: Quelques historiens de gauche ont attribué à M. Marrast +un langage tout opposé. Mais M. Duvergier de Hauranne, qui était +présent, leur donne, dans ses _Notes inédites_, un démenti formel.] + +Comment informer maintenant cette population que, depuis quelques +jours, on a travaillé à mettre en branle, que la manifestation est +ajournée? Des notes sont rédigées pour les journaux qui s'impriment +dans la nuit. De plus, les députés et les membres de la commission +générale se dispersent pour aller porter la nouvelle dans les +différents centres d'agitation. Partout elle est reçue avec colère. +Les soldats s'indignent de la prudence de leurs chefs. Une députation +des écoles vient relancer M. Odilon Barrot jusque dans sa maison et +lui reproche d'avoir «déserté en présence de l'ennemi». Ce soir-là, +il y a réunion assez nombreuse dans les bureaux du _Siècle_; les +esprits y sont fort échauffés. Les députés, qui viennent y annoncer +la décision prise, sont violemment invectivés; on les accuse de +«lâcheté», de «trahison». «Voilà trop longtemps que cela dure, +s'écrie-t-on, il faut en finir et jeter tout par terre!» Sur ce, +arrive le rédacteur en chef du _Siècle_, M. Perrée; il sort de +l'état-major de sa légion où il a appris qu'ordre est donné de +convoquer la garde nationale le lendemain. «Vous avez raison d'être +irrités, dit-il aux assistants; mais il ne s'agit pas de déclamer et +de crier comme des enfants; il s'agit de prendre un parti. Eh bien, +moi, voici ce que je vous propose. Demain, j'en suis instruit, le +rappel sera battu à six heures du matin. Allons-y tous en armes, +et crions: Vive la réforme!» Une acclamation unanime part de tous +les coins de la salle. «C'est cela! en armes, vive la réforme et à +bas le système!» Se rend-on compte qu'on vient de trouver l'arme +avec laquelle sera faite la révolution? Le _Siècle_ est l'organe de +l'opposition dynastique: il était dit que, jusqu'au bout, ce parti +prendrait l'initiative et assumerait la responsabilité de tout ce qui +devait contribuer à renverser la monarchie. En quittant la réunion +du _Siècle_, vers minuit, les députés sont tristes et inquiets; ils +se sentent absolument débordés par le mouvement qu'ils ont suscité. +Comme l'a écrit plus tard l'un d'eux, ils ont le sentiment «que la +chaudière fera explosion, malgré toutes leurs soupapes». + +Dans cette même soirée du lundi, il y a aussi réunion aux bureaux +de la _Réforme_. C'est le quartier général des révolutionnaires +extrêmes, des hommes des sociétés secrètes. On y délibère sur la +conduite à tenir le lendemain. Quelques comparses secondaires +paraissent plus ou moins tentés de profiter de l'agitation régnante +et de l'irritation causée par la défection des députés, pour +risquer une émeute. Mais ce parti est nettement combattu par les +personnages importants. M. Louis Blanc déclare qu'on ne peut exposer +le peuple à être écrasé comme il le serait inévitablement. «Si vous +décidez l'insurrection, s'écrie-t-il, je rentrerai chez moi pour +me couvrir d'un crêpe et pleurer sur la ruine de la démocratie.» +M. Ledru-Rollin, fort écouté dans cette maison, n'est pas moins +prononcé pour l'abstention. «À la première révolution, dit-il d'un +ton légèrement dédaigneux, quand nos pères faisaient une journée, ils +l'avaient préparée longtemps à l'avance; nous autres, sommes-nous en +mesure? avons-nous des armes, des munitions, des hommes organisés? +Le pouvoir, lui, est tout prêt, et les troupes n'attendent qu'un +ordre pour nous écraser. Donner le signal de l'insurrection, ce +serait conduire le peuple à la boucherie. Je m'y refuse absolument.» +Docile à la voix de ses chefs, l'assemblée décide qu'on dissuadera le +peuple de descendre dans la rue, et que, s'il y vient malgré cela, +on se bornera à se mêler à lui et à observer les événements. Il est +convenu que la _Réforme_ du lendemain matin donnera le mot d'ordre +de l'abstention, et M. Flocon rédige un article qui conclut en ces +termes: «Hommes du peuple, gardez-vous, demain, de tout entraînement +téméraire. Ne fournissez pas au pouvoir l'occasion cherchée d'un +succès sanglant. Ne donnez pas à cette opposition dynastique qui vous +abandonne et qui s'abandonne, un prétexte dont elle s'empresserait +de couvrir sa faiblesse... Patience! quand il plaira au parti +démocratique de prendre une initiative semblable, on saura s'il +recule, lui, quand il s'est avancé!» + +Pendant ce temps, que se passe-t-il du côté du gouvernement? Les +autorités militaires ont employé la fin de l'après-midi à assurer +l'exécution des résolutions énergiques prises dans le conseil des +ministres du matin. Les généraux et colonels de l'armée de Paris, +réunis à l'état-major, ont entendu lecture du plan détaillé du +maréchal Gérard; on leur a remis leurs ordres de marche, l'indication +des points qu'ils doivent occuper. Les mesures ont été également +prises pour que la garde nationale soit appelée sous les armes, +le lendemain, à la première heure. Les commissaires de police +ont reçu leurs instructions sur la conduite à tenir en face des +rassemblements. Enfin le préfet de police est convenu avec le +ministre de l'intérieur de faire arrêter dans la nuit vingt-deux +individus connus pour être des fauteurs d'émeutes: dans le nombre +étaient Albert et Caussidière. En somme, on s'attendait à une +«journée» pour le lendemain, et l'on s'y préparait. + +Mais, dans la soirée, à mesure qu'on apprend le désarroi de +l'opposition, sa reculade, les contre-ordres partout donnés aux +manifestants, la préoccupation fait place, dans les ministères +et aux Tuileries, à une satisfaction triomphante. On jouit, et +de la sécurité retrouvée, et de la figure ridicule faite par des +adversaires naguère si arrogants. Le Roi surtout exulte. Lord +Normanby étant venu le voir, il lui crie, du plus loin qu'il +l'aperçoit: «Vous le savez, tout est fini; j'étais bien sûr qu'ils +reculeraient!» De même à l'un de ses ministres, M. de Salvandy: «Eh +bien! Salvandy, vous nous disiez hier que nous étions sur un volcan; +il est beau, votre volcan! Ils renoncent au banquet, mon cher! Je +vous avais bien dit que tout cela s'évanouirait en fumée!» Il répète +volontiers: «C'est une vraie journée des dupes.» La Reine, avec plus +de mesure, se laisse gagner par cette confiance. «Vous nous trouvez +beaucoup plus tranquilles, dit-elle à l'amiral Baudin; ce matin, +j'étais très inquiète, et j'ai écrit à mes fils Joinville et d'Aumale +que je regrettais fort leur absence en un pareil moment; maintenant, +j'espère que tout se passera bien.» Sans doute, les rapports, en +même temps qu'ils font connaître la capitulation des chefs de +l'opposition, signalent la fermentation assez grande qui continue à +régner dans la ville, les attroupements qui se forment autour des +proclamations du préfet de police, les propos irrités ou méprisants +qu'on y tient sur la retraite des députés. Mais on ne voit là que la +fin des récentes agitations, non le prélude de quelque trouble plus +grave. + +Le gouvernement se sent définitivement confirmé dans sa sécurité, +quand, vers minuit, le préfet de police est informé par son agent +De La Hodde, en même temps membre influent des sociétés secrètes, +de tout ce qui s'est passé dans les bureaux de la _Réforme_. Du +moment que, dans ce milieu d'où sont sorties toutes les insurrections +du commencement du règne, on est découragé et l'on conclut à +s'abstenir, n'est-ce pas une assurance que l'ordre ne sera pas +troublé? De même que certains hommes d'État avaient le tort, pour +apprécier les mouvements d'opinion, de ne pas regarder au delà +du pays légal, M. Delessert croyait que, pour juger des chances +d'émeute, il suffisait de surveiller les conspirateurs de profession. +Ainsi l'habileté même avec laquelle il était parvenu à pénétrer dans +les sociétés secrètes, lui devenait une cause d'erreur. Aussitôt +en possession du rapport de son agent, il court au ministère de +l'intérieur, où il trouve M. Duchâtel conférant avec le général +Tiburce Sébastiani, commandant la division de Paris, et avec le +général Jacqueminot, commandant la garde nationale. Tous quatre +s'accordent à penser que, dans cette situation nouvelle, le grand +déploiement militaire, projeté pour le lendemain, devient inutile, +qu'il est même dangereux, qu'il aurait un air de provocation, qu'il +contribuerait à faire naître les rassemblements; que, du moment où +les troupes doivent demeurer immobiles, le mieux est de ne pas les +mettre en contact avec la population; faut-il ajouter qu'au fond on +a des doutes sur la garde nationale, qu'on craint son inertie ou ses +manifestations hostiles, et qu'on est bien aise d'avoir une raison de +ne pas la convoquer? En somme, l'opinion unanime est qu'il vaut mieux +laisser à la ville sa physionomie accoutumée. Toutefois, le ministre +de l'intérieur peut-il, à lui seul, contremander une mesure aussi +considérable, qui a été décidée le matin en conseil? Il juge que +l'urgence et la difficulté de consulter ses collègues au milieu de la +nuit, lui permettent d'assumer cette responsabilité. Il n'en avertit +même pas le président du conseil. Il se borne à envoyer le général +Jacqueminot prendre l'avis du Roi. Celui-ci répond non seulement +qu'il approuve, mais que la même idée lui était venue, et qu'il +allait en écrire au ministre. Dès lors, M. Duchâtel n'hésite pas: +le reste de la nuit est employé à faire porter à tous les chefs de +corps et aux états-majors des diverses légions de la garde nationale, +des contre-ordres qui leur arrivent entre quatre et cinq heures du +matin. Il est prescrit seulement de consigner les troupes dans leurs +casernes, pour qu'elles soient prêtes à tout événement. En outre, +M. Delessert croit se conformer à la nouvelle attitude du pouvoir, +en suspendant l'exécution des arrestations préventives dont il était +convenu, quelques heures auparavant, avec le ministre. + + +IV + +Le mardi 22 février, au lever du jour, le ciel est bas et plombé; par +intervalles, des rafales de vent chassent une pluie fine et froide. +Dans les premières heures de la matinée, tout paraît tranquille. Les +organisateurs du banquet, qui, la veille au soir, ont contremandé la +manifestation, sont même étonnés d'être si complètement obéis; ils +voient là un signe de l'indifférence de la population, et l'un d'eux, +M. Pagnerre, causant avec M. Barrot et M. Duvergier de Hauranne, +conclut que «le gouvernement, en forçant l'opposition à se retirer, +lui a épargné un bien complet fiasco». Aux Tuileries, le Roi félicite +chaudement ses conseillers. «L'affaire tourne à merveille, leur +dit-il. Que je vous sais gré, mes chers ministres, de la manière +dont elle a été conduite!... Quand je pense que beaucoup de nos amis +voulaient qu'on cédât! Mais ceci va réconforter la majorité.» + +Cependant, vers neuf heures, des bandes, peu nombreuses d'abord, +bientôt grossies, commencent à descendre des faubourgs du nord et +de l'est sur les boulevards, des faubourgs du sud sur les quais, se +dirigeant toutes vers la Madeleine. C'est l'effet de l'impulsion +donnée depuis quelques jours et que le contre-ordre de la dernière +heure n'a pas suffi à détruire; quand le populaire a été à ce point +chauffé, il ne se refroidit pas si vite. De ceux qui forment ces +bandes, les uns n'ont pas su les dernières décisions de la commission +générale du banquet, les autres en sont irrités et veulent protester +quand même, le plus grand nombre sont des curieux qui désirent voir +«s'il y aura quelque chose». Partout ils trouvent libre passage. +Pas un soldat dans les rues. Les sergents de ville eux-mêmes ont +pour instruction de ne pas se montrer en uniforme. Cette foule vient +s'accumuler devant la Madeleine et sur la place de la Concorde. Les +blouses y sont en majorité. Nulle cohésion entre les éléments qui la +composent; nulle discipline; aucun chef ne la pousse ni ne la dirige. +Elle reste là, ondulant sur cette vaste place, ne sachant pas ce +qu'elle attend, sans dessein arrêté, poussant quelques cris de: «Vive +la réforme! À bas Guizot!» huant les gardes municipaux qui passent, +mais n'ayant aucune idée de livrer bataille. Les révolutionnaires, +qui, suivant le mot d'ordre donné la veille à la _Réforme_, se sont +mêlés à ce peuple pour l'observer, n'estiment pas qu'il y ait rien à +tenter avec lui. + +À la préfecture de police, au ministère de l'intérieur, on n'attache +pas une grande importance à ces attroupements. On reste sous +l'impression optimiste qui a fait décommander, pendant la nuit, le +déploiement des troupes. Tous les ministres, cependant, ne sont pas +aussi rassurés. L'un d'eux, M. Jayr, qui, en venant aux Tuileries, +a pu voir sur les deux quais un courant continu d'hommes en blouse +se dirigeant vers la place de la Concorde, ne peut cacher au Roi +ses préoccupations: «Nous aurons, lui dit-il, sinon une grande +bataille, du moins une forte sédition; il faut s'y tenir prêts.--Sans +doute, reprend le Roi, Paris est ému; comment ne le serait-il pas? +Mais cette émotion se calmera d'elle-même. Après le _lâche-pied_ +de la nuit dernière, il est impossible que le désordre prenne des +proportions sérieuses. Du reste, vous savez que les mesures sont +prises.» + +Cependant la situation ne s'améliore pas sur la place de la Concorde. +Une bande nombreuse d'étudiants et d'ouvriers, partie du Panthéon, +arrive en chantant la _Marseillaise_. Plus organisée et plus compacte +que les autres, elle traverse la foule, l'entraîne et se dirige +sur le Palais-Bourbon. Vainement quelques gardes municipaux, qu'un +commissaire de police est allé chercher en toute hâte au poste +voisin, essayent-ils de barrer le pont; ils sont emportés en un +instant. Arrivés devant les grilles de la Chambre, les plus hardis +des manifestants les escaladent et pénètrent dans l'intérieur du +palais, où il n'y a, à cette heure, que les garçons de service et +quelques rares députés. Que signifie cet envahissement? Ses auteurs +eussent été bien embarrassés de le dire. C'est une gaminerie, mais +une gaminerie de sinistre augure. L'alarme est donnée; les dragons +accourent de la caserne d'Orsay; ils trouvent, en arrivant, le +palais déjà évacué et rejettent la foule au delà du pont, tandis que +d'autres troupes viennent occuper les abords de la Chambre. + +Les manifestants alors se divisent. Tandis qu'une partie se forme +en bandes pour parcourir la ville, le plus grand nombre reste sur +la place de la Concorde. Un tas de pierres se trouvant là, l'idée +vient à quelques individus de s'en servir pour attaquer un poste +voisin. Un détachement de gardes municipaux à pied et à cheval +arrive au secours des assiégés. À plusieurs reprises, il essaye +de déblayer la place; mais la foule se reforme derrière lui; les +gamins se mêlent à ses rangs et se faufilent entre les jambes des +chevaux que les cavaliers embarrassés ont peine à tenir debout sur +l'asphalte glissant; aussitôt que les soldats ont le dos tourné, des +volées de cailloux tombent sur eux. Des curieux réfugiés partout +où les charges ne peuvent les atteindre, plusieurs assis dans les +vasques des fontaines, rient de ces escarmouches, lancent des lazzi +aux troupes, poussent des cris séditieux ou font entendre des chants +révolutionnaires. Les municipaux sont admirables de sang-froid et de +patience: en dépit des insultes et des pierres dont on les accable, +des blessures que reçoivent plusieurs d'entre eux, de l'agacement que +doit leur causer l'inefficacité de leurs efforts, ils évitent d'user +sérieusement de leurs armes; tout au plus distribuent-ils quelques +coups de crosse et de plat de sabre. Des échauffourées du même genre +ont lieu autour de la Madeleine. Vers midi, une bande se détache pour +aller attaquer le ministère des affaires étrangères, alors au coin +de la rue des Capucines; elle jette des pierres dans les vitres, +essaye d'enfoncer la porte, mais est bientôt obligée de se retirer +devant les troupes qu'on est allé chercher aux casernes voisines. +Les étudiants repassent alors sur la rive gauche, qu'ils parcourent +pendant quelques heures et où ils tentent vainement de débaucher +l'École polytechnique. + +Ces désordres ne décident pas encore le gouvernement à une action +plus énergique. Est-il dérouté de voir démentir ses prévisions de +la veille au soir? Ou bien persiste-t-il à croire que tout est fini +par l'abandon du banquet, que ces dernières ébullitions sont sans +gravité, et que l'important est de ne pas rallumer par une attitude +provocante les passions en voie de s'éteindre? Quoi qu'il en soit, on +dirait qu'il s'est appliqué à se montrer le moins possible. En dehors +des quelques bataillons et escadrons déployés tardivement autour +du Palais-Bourbon, les troupes restent invisibles, renfermées dans +leurs casernes. Ce qui a été fait pour protéger tel ou tel point l'a +été sur l'initiative isolée de quelque commissaire de police, et on +n'y a guère employé que de faibles détachements de gardes municipaux +dont le courage ne peut suppléer au petit nombre. Ces luttes inégales +ont pour principal résultat d'aviver la vieille hostilité des foules +parisiennes contre cette troupe d'élite. Déjà l'on voit poindre la +tactique populaire qui tend à diviser les défenseurs de l'ordre, +en criant: Vive la ligne! en même temps que: À bas les municipaux! +En somme, contre l'émeute grandissante, à peine, çà et là, une +défensive partielle, morcelée, incertaine; pas d'offensive générale +et puissante. + +Que font, pendant ce temps, les députés de l'opposition? Les voit-on +chercher à calmer une agitation dont ils sont responsables? Non, ils +s'occupent à rédiger l'acte d'accusation qu'ils doivent déposer à la +Chambre contre le ministère. Ils ne se font pourtant pas illusion sur +le résultat; ils sont découragés et croient leur rôle fini. «Venez, +mon cher ami, écrit M. Barrot à M. Duvergier de Hauranne, pour que +nous fassions ensemble notre testament politique.» Un projet, préparé +à la hâte, est soumis, vers onze heures, aux députés qui se trouvent +réunis chez M. Barrot: le ministère y est accusé «d'avoir trahi au +dehors l'honneur et les intérêts de la France, d'avoir faussé les +principes de la constitution, violé les garanties de la liberté;... +d'avoir, par une corruption systématique,... perverti le gouvernement +représentatif; d'avoir trafiqué des fonctions publiques;... d'avoir +ruiné les finances de l'État;... d'avoir violemment dépouillé les +citoyens d'un droit inhérent à toute constitution libre;... d'avoir +remis en question toutes les conquêtes de nos deux révolutions». À +la grande surprise des rédacteurs, M. Thiers les critique vivement. +Selon lui, «on se méprend sur l'état des esprits; tout est fini, +complètement fini, et l'opposition n'a plus qu'à subir sa défaite; +si pourtant on se croit obligé de faire quelque chose, une adresse +à la couronne suffit pleinement; certes, l'idée d'une mise en +accusation ne doit pas être abandonnée, et, bientôt peut-être, il y +aura lieu d'y revenir à propos des affaires de Suisse et d'Italie; +mais c'est une ressource dernière qu'il faut ménager; aujourd'hui, +un tel acte paraîtrait à tous excessif et ridicule». Les auteurs du +projet répondent que la mise en accusation sera à peine suffisante +pour calmer l'émotion publique; ils rappellent que, la veille au +soir, dans la commission du banquet, les députés se sont formellement +engagés à la proposer; qu'à cette condition seule, ils ont obtenu +l'ajournement de la manifestation; ils se déclarent résolus à ne +pas manquer à leur parole. L'avis de M. Thiers n'est pas appuyé. La +discussion porte à peu près uniquement sur le point de savoir si +l'acte sera signé par quelques membres ou par tous les députés de +l'opposition. Ce dernier parti l'emporte; mais quand il s'agit de +s'exécuter, beaucoup se dérobent. + +En se rendant, vers deux heures, à la séance de la Chambre, les +députés, dont plusieurs ignoraient jusqu'alors ce qui se passait, +sont surpris de voir la foule massée sur la place de la Concorde +et le Palais-Bourbon entouré de troupes. Les manifestants les +accueillent diversement, suivant qu'ils les reconnaissent pour des +amis ou des adversaires du cabinet. Les opposants jouissent plus +ou moins des ovations ordinairement assez grossières qui leur sont +faites. Aucun d'eux, du reste, n'augure de tout cela rien de sérieux; +les plus radicaux, loin de voir dans cette agitation le commencement +d'une révolution, ne croient même pas à une véritable émeute; ils +sont convaincus que la nuit mettra fin à ce tapage. Arrivés à la +Chambre, les promoteurs de la mise en accusation circulent de banc +en banc pour recueillir des signatures; ils n'ont qu'un succès +médiocre. M. Dufaure répond à l'un d'eux, de sa voix la plus rude et +de façon à être entendu de tout le monde: «C'est dans le cas où le +cabinet aurait laissé faire le banquet qu'il mériterait d'être mis en +accusation.» En somme, cinquante-trois députés seulement consentent à +signer[545]. Les ministériels, qui paraissent confiants, assistent, +ironiques, à ces allées et venues. Enfin M. Odilon Barrot se décide à +remettre silencieusement son papier au président. M. Guizot monte au +bureau, pour en prendre connaissance, et le parcourt avec un sourire +dédaigneux. Pendant ce temps, se poursuivait, devant des auditeurs +naturellement peu attentifs, une discussion sur le renouvellement du +privilège de la Banque de Bordeaux. Elle durait depuis deux heures +environ, quand M. Barrot rappelle au président, sans en indiquer +autrement l'objet, la proposition qu'il a déposée au nom «d'un assez +grand nombre de députés», et lui demande de fixer le jour de la +discussion dans les bureaux. M. Sauzet répond qu'elle aura lieu le +surlendemain, jeudi. Sur ce, l'assemblée se sépare. + +[Note 545: En voici la liste: Odilon Barrot, Duvergier de Hauranne, +général de Thiard, Dupont de l'Eure, Isambert, Léon de Malleville, +Garnier-Pagès, Chambolle, Bethmont, Lherbette, Pagès de l'Ariège, +Baroche, Havin, Léon Faucher, F. de Lasteyrie, de Courtais, H. de +Saint-Albin, Crémieux, Gaultier de Rumilly, Raimbault, Boissel, de +Beaumont (Somme), Lesseps, Mauguin, Creton, Abbatucci, Luneau, Baron, +G. de Lafayette, Marie, Carnot, Bureaux de Pusy, Dusolier, Mathieu, +Drouyn de Lhuys, d'Aragon, Cambacérès, Drault, Marquis, Bigot, +Quinette, Maichain, Lefort-Gonsollin, Tessié de la Motte, Demarçay, +Berger, Bonnin, de Jouvencel, Larabit, Vavin, Gamon, Maurat-Ballange, +Taillandier. Il est curieux de noter que cette liste contenait trois +futurs ministres de l'Empire, MM. Baroche, Abbatucci et Drouyn de +Lhuys.] + +Durant la séance de la Chambre, l'agitation a grandi dans la ville. +La place de la Concorde a fini par être un peu dégagée; mais, dans +les Champs-Élysées, les gardes municipaux ne parviennent pas à avoir +raison des bandes qui s'embusquent derrière les arbres ou les amas +de chaises. Un moment, le petit poste de la rue de Matignon est +assailli par des gens qui tâchent d'y mettre le feu. Des bandes +descellent les grilles du ministère de la marine et s'en servent +comme de leviers pour déchausser les pavés et ébaucher une première +barricade au coin de la rue Saint-Florentin et de la rue de Rivoli. +Repoussées par les gardes municipaux, elles se replient sur le centre +de la ville, et essayent d'élever d'autres barricades, d'abord rue +Duphot, ensuite rue Saint-Honoré. Sur leur chemin, elles enfoncent +les devantures des boutiques d'armuriers; elles y trouvent des +fusils, mais peu de poudre, car le gouvernement a eu, dans les jours +précédents, la précaution de la faire enlever. Pas plus que le matin, +il n'y a d'ensemble ni de direction; chaque bande agit au gré de sa +fantaisie. Les hommes des sociétés secrètes demeurent spectateurs +assez sceptiques. Caussidière, qui assiste avec Albert à la tentative +de barricade de la rue Saint-Honoré, dit à De La Hodde: «Tout cela +n'est pas clair; il y a du monde, mais c'est tout; ça n'ira pas +jusqu'aux coups de fusil.» Albert est du même avis; il n'a pas +reconnu ses hommes dans les remueurs de pavés, et la manifestation ne +lui paraît pas avoir un caractère républicain. + +En présence de tels faits, l'effacement des autorités militaires +devient de plus en plus difficile à comprendre. Leur quartier général +est à l'état-major de la garde nationale, alors installé dans l'aile +des Tuileries qui longe la rue de Rivoli. Le général Jacqueminot, +commandant supérieur de la garde nationale, et le général Tiburce +Sébastiani, chef de l'armée de Paris, y sont en permanence. J'ai déjà +eu occasion de noter en quoi le premier était inégal à la position +qu'il occupait[546]. Le second était un officier brave, dévoué à la +monarchie de Juillet, mais de portée ordinaire, sans grand prestige, +et dont on ne pouvait attendre d'initiative en dehors des habitudes +d'un service régulier; s'il avait été appelé, en 1842, à la tête +de la première division militaire, c'était uniquement à raison de +la faveur dont jouissait auprès du Roi, son frère, le maréchal +Sébastiani. Dès le jour où l'on a pu craindre des désordres, certains +ministres se sont demandé s'il ne conviendrait pas de réunir tous +les pouvoirs dans une main plus forte et plus ferme; un nom s'est +présenté tout de suite à leur esprit, celui du maréchal Bugeaud. +Lui-même se croyait indiqué, et, depuis quelque temps, il tournait +autour du Roi et des ministres, s'offrant manifestement et se portant +fort du succès. Plusieurs fois on a pu croire que ce changement +allait être fait. Mais certains membres du cabinet, M. Duchâtel +notamment, hésitaient, par crainte soit d'effaroucher l'opinion, +soit de se donner un collaborateur encombrant et dominateur, soit +seulement de faire de la peine aux deux titulaires. Cette dernière +considération n'était pas sans agir sur le Roi, qui savait gré aux +généraux Jacqueminot et Sébastiani de leur dévouement politique. La +mesure s'est donc trouvée ajournée. Toutefois, il était implicitement +convenu entre le Roi et son gouvernement que, si les choses +tournaient mal, le maréchal recevrait le commandement de l'armée et +de la garde nationale: on oubliait que les meilleurs remèdes risquent +de ne plus produire d'effet, lorsqu'on y recourt trop tard. + +[Note 546: Voir plus haut, p. 401.] + +À défaut du maréchal, le duc de Nemours tâchait d'exercer, au-dessus +des deux commandants, une sorte d'arbitrage; il le faisait sans avoir +reçu d'investiture spéciale, et n'ayant d'autre titre que celui +de son rang. Ainsi assurait-il un peu d'unité entre des pouvoirs +égaux et naturellement rivaux. Loyal, courageux, admirablement +désintéressé, ce prince devait se montrer, dans ces journées +tragiques, plus que jamais digne du bel éloge que faisait de lui le +duc d'Orléans, quand il disait: «Mon frère Nemours, c'est le devoir +personnifié!» Mais, d'une timidité fière et triste, se sachant peu +populaire auprès du public qui le connaissait mal et s'en sentant +parfois gêné, ayant plus de réflexion que d'initiative, de rectitude +dans le jugement que de promptitude dans la décision, plus habitué +par son père à obéir qu'à commander, plus propre à se dévouer qu'à +exercer de l'ascendant, il était homme à faire modestement tout +son devoir en s'effaçant autant que possible, non à se mettre en +avant pour suppléer à l'insuffisance des autres, ni à s'emparer +spontanément d'un rôle qui ne serait pas strictement le sien. +Combien il eût gagné à être secondé par ses deux frères, le prince +de Joinville et le duc d'Aumale, particulièrement aimés du soldat et +en faveur auprès de l'opinion! Malheureusement ils étaient au loin. +Le second était, depuis six mois, dans son gouvernement d'Afrique, +et le premier venait de rejoindre son frère à Alger, pour assurer +à la princesse, sa femme, le bienfait d'un hiver en pays chaud. La +Reine, agitée de sombres pressentiments, déplorait ces séparations; +elle eût voulu retenir auprès du Roi le prince de Joinville, et, +le 30 janvier, en lui disant adieu, elle avait versé beaucoup de +larmes[547]. De tous ses frères, le duc de Nemours n'avait alors à +Paris que le plus jeune, le duc de Montpensier, le préféré du père +comme presque tous les derniers-nés, mais n'ayant encore eu le temps +ni d'acquérir beaucoup d'expérience, ni de se faire un renom égal à +celui de ses aînés. + +[Note 547: Le matin du 24 février, on entendra la duchesse d'Orléans +s'écrier à plusieurs reprises: «Et Joinville, Joinville qui n'est pas +ici!»] + +Vers cinq heures, les nouvelles qui arrivent à l'état-major sont +telles qu'on se décide enfin à prescrire l'occupation militaire +de la ville suivant le plan du maréchal Gérard. C'est l'opération +que le conseil des ministres avait déjà décidée le lundi matin et +que M. Duchâtel avait contremandée dans la nuit. Les ordres sont +aussitôt expédiés à tous les chefs de corps, qui savent d'avance où +se porter. Comme la garde nationale doit participer à l'occupation, +le rappel est battu dans plusieurs quartiers; il produit peu d'effet; +un très petit nombre d'hommes prennent les armes, et encore leurs +dispositions sont-elles souvent douteuses. Ce n'est pas le seul +mécompte. Le préfet de police ayant voulu procéder aux arrestations +préventives, suspendues la veille au soir, ne parvient à mettre +la main que sur cinq des meneurs révolutionnaires et non des plus +considérables; les autres se sont cachés. L'armée, du moins, s'est +mise en mouvement aussitôt les ordres reçus. À neuf heures du soir, +chaque corps est arrivé à l'emplacement qu'il doit occuper. Partout, +devant ce mouvement offensif exécuté avec ensemble, l'émeute s'est +dispersée sans résistance sérieuse. Tout au plus se produit-il encore +quelque reste de désordre là où les soldats ne se trouvent pas en +nombre; sur divers points, les réverbères sont détruits et les +conduites de gaz coupées; aux Champs-Élysées, des gamins mettent le +feu à des baraques et à des amas de chaises; des bandes incendient +ou dévastent les barrières de l'Étoile, du Roule et de Courcelles; +aux Batignolles, dans la rue du Bourg-l'Abbé, dans la rue Mauconseil, +il y a des échauffourées avec échange de quelques coups de feu; mais +nulle part ne s'engage de combat sérieux. Peu à peu, d'ailleurs, +avec la nuit qui s'avance, le silence se fait dans la ville; le +peuple est rentré dans ses maisons. Les soldats bivouaquent autour de +grands feux, sous une pluie épaisse. À une heure du matin, ordre leur +est donné de retourner à leurs casernes, en ne laissant dehors que +quelques détachements. + +Que penser de la journée qui finit? D'aucun côté, on n'y voit clair. +Les meneurs des sociétés secrètes se sont réunis, dans la soirée, au +Palais-Royal; ils ne songent toujours pas à se mêler à un mouvement +qu'ils se refusent à prendre au sérieux: attendre et voir, telle est +la conclusion à laquelle ils aboutissent, après une conversation +confuse. À la _Réforme_, au _National_, on n'est pas moins +embarrassé, et l'on regrette même une agitation dont on n'espère +aucun résultat et par laquelle on craint d'être compromis. Dans les +bureaux du _Siècle_, chez M. Odilon Barrot, on est triste et inerte. +Aux Tuileries, toute la soirée s'est passée à attendre et à recevoir +les nouvelles qui arrivent successivement. La Reine ne cache pas son +anxiété et son trouble. Le Roi, au contraire, demeure confiant. Il +rappelle plaisamment que les Parisiens n'ont pas l'habitude de faire +des révolutions en hiver. «Ils savent ce qu'ils font, dit-il encore; +ils ne troqueront pas le trône pour un banquet.» Cette confiance +augmente à mesure qu'on apprend l'absence de résistance opposée aux +troupes, dans la soirée, et le calme si facilement rétabli dans +la ville. Les ministres d'ailleurs disent bien haut que ce n'a été +qu'une échauffourée sans importance, que le lendemain il n'en sera +probablement plus question, qu'en tout cas, si le désordre persiste, +on sera alors fondé à agir très vigoureusement. Cette impression de +sécurité est encore confirmée, quand M. Delessert vient annoncer que +les chefs révolutionnaires persistent à se tenir à l'écart. À la fin +de la soirée, lorsque le Roi se retire dans ses appartements, il est +tout à fait triomphant. Jugeant l'affaire définitivement terminée, +il se félicite et félicite ses ministres d'avoir su vaincre sans +effusion de sang. Il attend de cette victoire toutes sortes d'heureux +résultats. Persuadé que, comme en 1839, l'impuissance constatée de +l'émeute raffermira le pouvoir royal, il ne cache pas à M. Duchâtel +que depuis longtemps il ne s'est pas senti aussi fort. + + +V + +Le mercredi 23, Paris se réveille encore sous la pluie. Dès sept +heures du matin, les troupes sortent de leurs casernes pour reprendre +les positions qu'elles occupaient la veille au soir. La ville paraît +calme. Au ministère de l'intérieur, on se flatte que tout est fini; +quelques députés conservateurs, venus aux nouvelles auprès de M. +Duchâtel, lui expriment même le regret que le désordre n'ait pas duré +assez longtemps pour effrayer les intérêts et donner au pouvoir la +force dont il a besoin. Bientôt cependant, vers neuf heures, l'émeute +reparaît sur plusieurs points. Cette fois, elle se concentre entre la +rue Montmartre, les boulevards, la rue du Temple et les quais, dans +ces quartiers populeux, aux rues enchevêtrées, qui, au lendemain de +1830, avaient été le théâtre préféré de toutes les insurrections. +Les bandes n'ont toujours pas de direction d'ensemble, ni de chefs +connus. Elles harcèlent les troupes, élèvent çà et là des barricades, +attaquent les postes isolés; nulle part elles n'engagent une vraie +bataille, n'opposent une résistance durable. De part et d'autre, il y +a quelques blessés et même quelques morts, mais en très petit nombre. +Dans le peuple, bien que les physionomies soient plus sombres que la +veille, rien n'indique une passion bien profonde. Quant à l'armée, +elle est triste de la besogne qu'on lui fait faire, un peu troublée +parfois quand elle doit marcher contre des gens qui l'accueillent +en criant: Vive la ligne! Elle souffre du mauvais temps, de la +distribution défectueuse des vivres et surtout de ne pas se sentir +conduite par une main ferme et une volonté résolue. Néanmoins, sa +supériorité de forces est évidente. Pendant cette matinée, elle +ne subit d'échec nulle part; partout les insurgés reculent devant +elle. Des renforts lui arrivent des garnisons voisines. Dans ces +conditions, la lutte pourra, à raison même de ce qu'elle a de +morcelé, se prolonger plus ou moins longtemps, mais la défaite finale +de l'émeute ne paraît pas douteuse. Telle est la situation quand +entre en scène la garde nationale. + +Dès la veille, aussitôt les premiers troubles éclatés, les +adversaires du ministère lui avaient crié: «Osez donc réunir la garde +nationale!» Trois députés de Paris, MM. Carnot, Vavin et Taillandier, +après s'être concertés avec leurs collègues, étaient venus exprimer à +M. de Rambuteau «la douloureuse surprise qu'éprouvait la population +de ne pas voir convoquer la garde nationale». Il eût fallu que le +gouvernement pût répondre sans ambages: «Non, nous ne la convoquons +pas, parce que vous avez travaillé à en faire un instrument de +désorganisation, ce que déjà, par sa nature propre, elle n'était +que trop disposée à devenir.» Mais un tel langage eût fait alors +scandale. En haut lieu, d'ailleurs, on avait des illusions sur +l'esprit de cette milice; on s'en fiait aux protestations répétées +du général Jacqueminot, qui croyait témoigner son dévouement au +Roi en se refusant à admettre qu'il ne fût pas partagé par tous +ses subordonnés. Louis-Philippe, dans l'esprit duquel certains +rapports finissaient par jeter quelque inquiétude, avait, au cours +de cette même journée du mardi, envoyé le ministre de la guerre à +l'état-major, pour savoir très nettement ce qu'on devait attendre +de la garde nationale. «Vous pouvez dire au Roi, avait répondu +le général Jacqueminot, que, sur trois cent quatre-vingt-quatre +compagnies, il y en a six ou sept mal disposées, mais que toutes +les autres sont sincèrement attachées à la monarchie.» Informé de +cette réponse, le Roi s'était borné à dire: «Six ou sept mauvaises! +Oh! il y en a bien dix-sept ou dix-huit!» C'est évidemment sur +ces assurances données par le commandant supérieur que, quelques +moments après, lors des ordres donnés, à cinq heures du soir, pour +l'occupation militaire de la ville, on s'était décidé à faire battre +le rappel dans plusieurs quartiers. J'ai dit quel en avait été le +très médiocre résultat. + +Cette première épreuve n'était pas un encouragement à recommencer. +Cependant, le mercredi matin, quand l'armée a été remise en +mouvement, on n'a pas jugé possible de ne pas convoquer de nouveau +la garde nationale. Celle-ci n'avait-elle pas son rôle et sa place +marqués dans le plan d'occupation qu'il s'agissait d'exécuter? Son +absence aurait fait des vides matériels; elle aurait fait surtout un +vide moral dont on craignait que les troupes ne fussent affectées. La +convocation a même été plus générale que la veille: ordre a été donné +de battre le rappel dans tous les quartiers. Bien que, cette fois, +l'affluence soit un peu plus grande, ce n'est encore qu'une faible +minorité qui prend les armes. Ceux qui viennent sont-ils du moins +les hommes d'ordre, instruits enfin par la prolongation des troubles +qu'il est de leur intérêt d'y mettre un terme? Non, par un phénomène +étrange, à l'appel du gouvernement, les amis de ce gouvernement, les +conservateurs, qui au fond forment la majorité de la plupart des +légions, ne répondent qu'en petit nombre; presque tous restent chez +eux, rassurés, indolents ou boudeurs. Les opposants, au contraire, +accourent avec empressement. C'est que, de ce côté, il y a un mot +d'ordre, celui de se réunir en armes pour crier: Vive la réforme! +On l'a vu donner, le 21, dans la réunion du _Siècle_. Depuis, il a +été répété et propagé. Dans la soirée du 22, les républicains du +Comité central, réunis chez M. Pagnerre, ont décidé de suivre cette +tactique. Le 23, au matin, les révolutionnaires de la _Réforme_, M. +Flocon en tête, s'y sont ralliés; ils ont pressé leurs partisans, +dont beaucoup n'étaient pas de la garde nationale, de se procurer +quand même des uniformes et de se mêler aux détachements afin d'y +pousser le cri convenu. + +En effet, à peine les gardes nationaux sont-ils arrivés à leurs +divers points de rassemblement, que, de leurs rangs, s'élèvent des +voix demandant qu'on s'interpose entre le gouvernement et le peuple, +pour obliger le Roi à changer ses ministres et à accorder la réforme. +Soutenue sur un ton très haut, appuyée par les compères, l'idée +trouve faveur. Parmi ceux qui y adhèrent, beaucoup, pour rien au +monde, ne voudraient contribuer à jeter bas la monarchie; mais ils +s'imaginent niaisement faire oeuvre de pacification; leur vanité +est séduite par l'importance de ce rôle d'arbitre, et il ne leur +déplaît pas de donner une leçon à un gouvernement accusé de tant de +crimes au dehors et au dedans. Ceux qui seraient d'un avis contraire +se croient en minorité,--ils le sont peut-être par la faute de tous +les conservateurs restés chez eux,--et ils se taisent, intimidés. +Plus que jamais, d'ailleurs, on sent l'insuffisance du commandement +supérieur. Autrefois, pas un trouble n'éclatait dans la ville, pas +un coup de tambour ne résonnait, sans qu'on vît aussitôt le vieux +maréchal de Lobau aller d'une mairie à l'autre, parcourir tous les +postes, haranguant, dirigeant, stimulant ses gardes nationaux. Son +successeur est hors d'état de quitter la chambre; nul ne le voit; il +n'est même pas représenté auprès des divers corps par des officiers +sûrs qui dirigent et surveillent l'exécution de l'ordre général. + +C'est vers dix ou onze heures du matin que la plupart des légions +se mettent en mouvement. Il est tristement instructif de les suivre +à l'oeuvre. La première (quartiers des Champs-Élysées et de la +place Vendôme) est la seule où les réformistes n'aient pu provoquer +aucune manifestation: bien au contraire, elle siffle au passage les +députés de la gauche. La seconde (Palais-Royal, Chaussée-d'Antin et +faubourg Montmartre), appelée à prendre position devant le pavillon +de Marsan, y arrive, après une longue promenade, escortée de deux +mille individus avec lesquels elle chante la _Marseillaise_ et crie: +Vive la réforme! La troisième (quartier Montmartre et faubourg +Poissonnière), chargée de protéger la Banque, se jette entre les +insurgés et les gardes municipaux et force ces derniers à rentrer +dans leur caserne; un peu plus tard, elle croise par deux fois la +baïonnette contre les cuirassiers qui, d'ordre du général Friant, se +disposent à dégager la place des Victoires; enfin elle parcourt les +rues environnantes en criant: «Vive la réforme! à bas le système! à +bas Guizot!» M. Maxime du Camp, qui passe par là, court au commandant +dans lequel il reconnaît un riche agent de change, et lui demande +où il va. «Je n'en sais rien, répond celui-ci; je viens de protéger +la population contre les cuirassiers qui voulaient la sabrer; ce +gouvernement nous rend la risée de l'Europe; je vais promener mes +hommes à travers la ville, afin de donner l'exemple à la bourgeoisie; +je suis tout prêt, si l'on veut, à aller arrêter Guizot pour le +conduire à Vincennes.» La quatrième légion (quartier du Louvre) signe +une pétition pour demander la mise en accusation du ministère, et +entreprend de la porter en corps au Palais-Bourbon; arrêtée sur le +quai par un bataillon fidèle de la dixième légion, elle remet sa +pétition à quelques députés de la gauche accourus au-devant d'elle. +La cinquième (quartier Bonne-Nouvelle et faubourg Saint-Denis) fait +comme la seconde: elle empêche les gardes municipaux de charger +l'émeute. La sixième (quartier du Temple) se prononce aussi pour +la réforme. La septième (quartiers voisins de l'Hôtel de ville) +somme le préfet de la Seine de faire savoir au Roi que, s'il ne +cède pas à l'instant, «aucune force humaine ne pourra prévenir +une collision entre la garde nationale et la troupe». La dixième +(faubourg Saint-Germain) est divisée: tandis qu'un bataillon, +résolument conservateur, protège la Chambre, un autre, massé dans la +rue Taranne, acclame la réforme et refuse d'obéir au colonel, qui, +désespéré, s'éloigne en arrachant son hausse-col. + +En somme, presque toutes les légions se sont prononcées contre le +gouvernement. Sans doute, si l'on tient compte des gardes nationaux +restés chez eux, les manifestants ne sont qu'une faible minorité; +mais qu'importe? ils sont les seuls à se montrer, à crier, à agir. +Sans doute aussi, parmi ces manifestants, la grande masse n'a pas +conscience de ce qu'elle fait, et, au fond, elle aurait horreur et +terreur d'une révolution; mais, encore une fois, qu'importe? son +aveuglement ne rend sa conduite ni moins coupable ni moins funeste. +L'effet en est immense, et du coup la situation est absolument +changée. Cette émeute misérable, infime, décousue, sans chef, +désavouée par les révolutionnaires eux-mêmes, devient importante +et se sent enhardie, du moment où la garde nationale l'a prise +sous sa protection. Par contre, l'armée, qui jusqu'ici a combattu +tristement, mais sans hésitation, est désorientée, ébranlée. Dans +le quartier Saint-Denis, au moment où la garde nationale commence à +se montrer, un passant demande à un officier: «Est-ce que l'émeute +est sérieuse?» L'officier lève les épaules, en signe d'ignorance. +«Ah! dit-il, ce ne sont point les émeutiers que je redoute.--Eh! que +redoutez-vous donc?--La garde nationale, qui, si cela continue, va +s'amuser à nous tirer dans le dos.» Vers le même moment, sur la place +de l'Odéon, deux détachements, l'un de soldats de ligne, l'autre de +gardes nationaux, sont côte à côte. Les commandants se saluent. «Que +ferez-vous, si une troupe de peuple se présente? demande l'officier +de la garde nationale.--Je ferai comme vous, répond l'officier de +ligne.--Mais, moi, je ne disperserai pas la colonne, je la laisserai +passer.--Je ferai comme vous, répète l'officier de ligne; mes soldats +feront ce que fera la garde nationale.» + +Si fâcheux que soient l'encouragement donné aux factieux et le +découragement jeté dans l'armée, la conduite de la garde nationale +devait avoir une conséquence plus grave encore. + + +VI + +Quand arrivent aux Tuileries les premières nouvelles de la défection +de la garde nationale, on ne veut pas d'abord y croire. «C'est +impossible, s'écrie le général Jacqueminot, c'est impossible; la +garde nationale est fidèle, je la connais.» Mais les rapports se +succèdent, de plus en plus positifs et alarmants. D'ailleurs, du +palais lui-même, on entend les cris de la seconde légion massée sous +les fenêtres du pavillon de Marsan, et l'on voit défiler sur le quai +la quatrième légion portant sa pétition à la Chambre. Puis voici des +amis connus, M. Horace Vernet, M. Besson, pair de France et colonel +de la troisième légion, le général Friant, qui racontent _de visu_ +les scènes de la place des Victoires et comment les gardes nationaux +ont croisé la baïonnette contre les cuirassiers. Cette fois, les +plus optimistes sont atterrés. On avait toujours pensé que la garde +nationale était le rempart de la monarchie, et l'on s'était habitué +à le dire plus encore qu'on ne le pensait: du moment où elle passe +à l'émeute, que devenir? M. de Montalivet, qui vient de parcourir +Paris à la tête des gardes nationaux à cheval; M. Dupin, qui a +tenu à rendre visite au Roi en se rendant à la Chambre, insistent +avec émotion sur le péril de la situation. Plusieurs officiers de +la garde nationale ont pénétré dans le château, dans un grand état +d'effarement et d'exaltation, criant très haut qu'ils sont prêts à se +faire tuer pour le Roi, mais que le ministère est en exécration: ils +assurent que, si ce ministère est congédié, la garde nationale fera +tout rentrer dans l'ordre. + +Depuis longtemps, on le sait, le ministère avait, au sein de la +cour, d'assez nombreux adversaires. Ces nouvelles leur servent +d'arguments. «Pour un homme, disent-ils, faut-il exposer la monarchie +à périr?» Ils trouvent un puissant auxiliaire dans la Reine. Il y +a déjà plusieurs mois que, sous l'action des propos tenus autour +d'elle, elle désire un changement de cabinet. L'agitation des +dernières semaines, en augmentant ses inquiétudes, l'avait rendue +plus impatiente encore de voir recourir au remède qu'elle croyait +seul efficace. Vers le 15 février, elle avait fait appeler M. de +Montalivet, lui avait manifesté les plus sombres pressentiments, et +lui avait demandé de tenter un suprême effort pour déterminer le Roi +à congédier M. Guizot. M. de Montalivet n'avait pas besoin d'être +convaincu; mais, ayant déjà plusieurs fois échoué devant le parti +pris de Louis-Philippe, il avait supplié la Reine de faire elle-même +la démarche. «Eh bien, soit, avait-elle dit, je parlerai.» Toutefois, +peu habituée à entretenir son époux des affaires politiques, elle +avait différé de jour en jour l'exécution de son dessein. Enfin, le +23, terrifiée des nouvelles qu'on lui apporte sur la garde nationale, +oubliant dans son trouble que ce qui eût pu être concédé avec honneur +à un mouvement d'opinion, ne pouvait l'être à une émeute, elle +accourt, éplorée, auprès du Roi, emploie toutes les ressources de sa +tendresse à lui faire partager son émotion et ses inquiétudes, et +le conjure de se séparer d'un cabinet dont la solidarité lui paraît +mortelle pour la monarchie. + +Tout à l'heure encore, Louis-Philippe eût éconduit celle qu'il aimait +à appeler sa «bonne reine», en lui donnant affectueusement à entendre +qu'elle se mêlait de choses qui n'étaient pas de sa compétence. +Mais, depuis qu'il a su la trahison de la garde nationale, il est +bien changé; rien ne subsiste plus de l'optimisme obstiné, ironique, +avec lequel il recevait tous les alarmistes. Il est comme étourdi et +affaissé sous le coup qui le frappe et auquel il ne s'attendait pas. +Sans doute, il n'ignore pas que l'armée est toujours maîtresse de ses +positions, que nulle part elle n'a été entamée par l'émeute, que sa +supériorité de forces demeure évidente. Mais il se rend compte que, +s'il veut continuer la lutte, il doit engager à fond les troupes, se +débarrasser coûte que coûte de la garde nationale et donner l'ordre +de tirer au besoin sur elle. Cette dernière perspective le fait +frémir. On l'entend se répéter à lui-même: «J'ai vu assez de sang!» +Ne lui affirme-t-on pas d'ailleurs, jusque dans son entourage le +plus intime et le plus cher, que s'il consent à donner satisfaction +aux voeux des gardes nationaux, l'ordre sera rétabli aussitôt, sans +qu'aucune goutte de sang soit versée? C'est toucher une de ses +cordes les plus sensibles, et j'ai déjà eu occasion de noter combien +l'ancien élève de Mme de Genlis avait gardé vifs la sollicitude et +le respect de la vie humaine[548]. Un tel sentiment faisait sans +doute honneur à son coeur; mais, dans le cas particulier, était-il +bien raisonné? Les défaillances des souverains, par les conséquences +qu'elles entraînent, ne coûtent-elles pas souvent beaucoup plus de +sang que n'en feraient répandre les plus énergiques résistances? On +peut indiquer encore une autre cause de l'hésitation qui se manifeste +chez le Roi. Il semble avoir, sur son droit à se défendre par les +armes, un doute qui ne se fût certes pas présenté à l'esprit d'un +prince légitime, s'appuyant sur un titre antérieur et supérieur à +toute désignation populaire. Au moment de réprimer par la force la +sédition de la bourgeoisie parisienne, il s'arrête, anxieux, à la +pensée qu'il a reçu la couronne de ses mains. Il n'ose pas faire +violence à l'égarement passager de ceux dont il croit tenir son +pouvoir. État d'esprit qui se traduira, après sa chute, dans un +entretien avec M. Duchâtel, par cette exclamation bien significative: +«Est-ce que je pouvais faire tirer sur mes électeurs[549]?» Après +tout, n'est-ce pas l'un des phénomènes de ce siècle, que la foi au +droit monarchique semble n'être pas moins ébranlée dans le coeur +des rois que dans celui des peuples? N'oublions pas enfin que +Louis-Philippe avait alors soixante-quatorze ans: là même, à vrai +dire, est la principale explication du trouble où le jette cette +crise. Les vicissitudes de sa vie ont fini par user les énergies de +son esprit et de sa volonté. Comme j'ai dû déjà le faire observer, +dans l'obstination un peu infatuée avec laquelle il refusait naguère +d'écouter aucun avertissement, il y avait, à y regarder de près, +moins de fermeté que de sénilité; on ne pouvait s'étonner que cette +même sénilité, sous l'empire d'autres circonstances, tournât en +défaillance. + +[Note 548: Par les conversations que le Roi a eues après sa chute, +on voit combien cette préoccupation du sang versé a eu d'action sur +lui. «On ne sait donc pas, disait-il à un de ses interlocuteurs, +que tout le monde m'a dit: Si vous cédez, pas une goutte de sang +français ne sera versée... On m'avait montré la guerre civile au +moment d'éclater; je n'ai pas voulu de la couronne au prix de la +guerre civile! On m'avait dit: La garde nationale demande la réforme; +si on la lui refuse, le sang coulera; non pas le sang des émeutiers +quand même, des fauteurs de désordre, mais le sang du vrai peuple, le +sang de la garde nationale, le sang des travailleurs et des honnêtes +gens! À cette garde nationale, à ce peuple de travailleurs, donnez +un ministère réformiste, et tout sera fini, tout. Il ne sera pas +même tiré un coup de fusil.» (_Une visite au roi Louis-Philippe_, +par Édouard LEMOINE.) Il ajoutait un autre jour: «J'ai détesté toute +ma vie cette profonde iniquité qu'on nomme la guerre... Ce n'est +pas pour rien que mes ennemis m'appelaient, en altérant la vérité +comme toujours, le Roi de la paix à tout prix. J'ai surtout une +horreur insurmontable pour la guerre civile.» (_Abdication du roi +Louis-Philippe_, racontée par lui-même et recueillie par Édouard +LEMOINE.) Causant avec le duc de Saxe-Cobourg, qui était venu le voir +à Claremont, Louis-Philippe revenait volontiers sur cette idée, qu'il +aurait pu triompher facilement de l'émeute; mais, répétant sa phrase +habituelle, il ajoutait: «J'ai vu assez de sang!» (_Aus meinem Leben +und aus meiner Zeit_, von ERNST II, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, +t. I, p. 184, 185.) Le Roi disait encore à M. Cuvillier-Fleury: +«Contre une insurrection morale, il n'y avait ni à attaquer, ni à se +défendre.»] + +[Note 549: Louis-Philippe exprimera la même idée à M. Édouard +Lemoine: «Me défendre, avec quoi? avec l'armée? Oh! je sais qu'elle +eût bravement fait son devoir... Mais l'armée seule était prête, +et ce n'était pas assez pour moi. La garde nationale, cette force +sur laquelle j'étais si heureux de m'appuyer, la garde nationale +de Paris, de cette ville qui, la première entre toutes, m'avait +dit en 1830: Prenez la couronne et sauvez-nous de la république! +la garde nationale de Paris, pour laquelle j'ai toujours eu tant +de bénévolence, ou s'abstenait, ou se prononçait contre moi. Et je +me serais défendu! Non, je ne le pouvais pas!» (_Abdication du roi +Louis-Philippe_, racontée par lui-même et recueillie par Édouard +LEMOINE.) À la même époque, causant des journées révolutionnaires +traversées en 1848 par le gouvernement républicain, notamment de +l'invasion manquée de la Chambre le 15 mai, et de la sanglante +bataille de juin, Louis-Philippe était amené à parler de ceux qui lui +reprochaient d'avoir reculé, en février, devant la répression. «Le +15 mai, disait-il, leur donne raison; mais les journées de Juin me +donnent raison à moi-même; il n'y a que les gouvernements anonymes +qui puissent faire ces choses-là!»] + +Louis-Philippe a écouté la Reine, sans prendre de parti; mais il est +sorti de cet entretien, ému et ébranlé. Sur ces entrefaites, vers +deux heures, M. Duchâtel arrive aux Tuileries; il a jugé convenable +de venir voir le Roi, en se rendant à la Chambre. Ce n'est pas qu'il +ait aucune inquiétude sur ses dispositions. Tout à l'heure encore, +il était informé par le général Dumas, aide de camp de service +auprès de Sa Majesté, qu'elle estimait le moment venu d'agir plus +énergiquement; il avait répondu que c'était aussi son avis, et, +depuis lors, divers messages avaient été échangés entre le château +et le ministère de l'intérieur, toujours dans le même ordre d'idées. +Aussitôt entré dans le cabinet du Roi, M. Duchâtel est interrogé +sur la situation[550]. Il répond que l'affaire est plus sérieuse +que la veille et l'horizon plus chargé, mais qu'avec de l'énergie +dans la résistance, on s'en tirera. «C'est aussi mon sentiment», dit +le Roi; il ajoute «qu'on lui donne, de tous côtés, le conseil de +terminer la crise en changeant le cabinet, mais qu'il ne veut pas s'y +prêter». «Le Roi sait bien, réplique alors M. Duchâtel, que, pour ma +part, je ne tiens pas à garder le pouvoir, et que je ne ferais pas +un grand sacrifice en y renonçant; mais les concessions arrachées +par la violence à tous les pouvoirs légaux ne sont pas un moyen de +salut; une première défaite en amènerait bientôt une nouvelle; il +n'y a pas eu loin, dans la révolution, du 20 juin au 10 août, et, +aujourd'hui, les choses marchent plus vite que dans ce temps-là; les +événements vont à la vapeur, comme les voyageurs.--Je crois comme +vous, dit le Roi, qu'il faut tenir bon; mais causez un moment avec +la Reine; elle est très effrayée; je désire que vous lui parliez.» +La Reine, aussitôt appelée, entre dans le cabinet, suivie du duc de +Montpensier; elle est sous l'empire d'une vive excitation. «Monsieur +Duchâtel, dit-elle, je connais le dévouement de M. Guizot pour le +Roi et la France; s'il le consulte, il ne restera pas un instant de +plus au pouvoir; il perd le Roi!--Madame, répond le ministre surpris +et ému d'une telle sortie, M. Guizot, comme tous ses collègues, est +prêt à se dévouer pour le Roi, jusqu'à la dernière goutte de son +sang; mais il n'a pas la prétention de s'imposer au Roi malgré lui. +Le Roi est le maître de donner ou de retirer sa confiance, selon +qu'il le juge convenable pour les intérêts de sa couronne.» Les +paroles de la Reine, le ton dont elle les a prononcées, l'émotion +dont tous ses traits portent l'empreinte, ont visiblement fait un +grand effet sur le Roi; mais, en même temps, la solution à laquelle +elle pousse, l'effraye. Il se tourne vers elle: «Ne parle pas ainsi, +ma chère amie, lui dit-il; si M. Guizot le savait!--Je ne demande +pas mieux qu'il le sache, s'écrie impétueusement la Reine; je le lui +dirai à lui-même; je l'estime assez pour cela; il est homme d'honneur +et me comprendra.» Le duc de Montpensier se prononce dans le même +sens, plus froidement, bien que d'une manière non moins arrêtée. +M. Duchâtel fait observer qu'il ne pourra pas ne pas communiquer à +M. Guizot ce qu'il vient d'entendre. Le Roi est devenu de plus en +plus soucieux. «Il y aurait peut-être lieu, dit-il, de convoquer +sur-le-champ le conseil.» M. Duchâtel répond que la Chambre est +assemblée, qu'elle ne peut rester sans ministre, et que le Roi ferait +mieux de causer d'abord avec M. Guizot. «Vous avez raison, conclut +Louis-Philippe; allez trouver M. Guizot, sans perdre un instant, et +amenez-le-moi.» + +[Note 550: Pour les importantes conversations qui vont suivre et +qui ont amené la retraite du cabinet, je me suis attaché au récit +qu'en a fait M. Duchâtel dans la note qu'il a écrite à la demande +de M. Guizot, et dont j'ai eu communication. M. Guizot a, du reste, +reproduit presque entièrement, dans ses _Mémoires_, le récit de son +collègue.] + +M. Duchâtel court à la Chambre, qui est réunie depuis peu de temps, +mais dont l'agitation ne permet aucune délibération. Il prévient +M. Guizot qui sort précipitamment de la salle, le fait monter dans +sa voiture, et, pendant le court trajet du Palais-Bourbon aux +Tuileries, le met au courant de ce qui vient de se passer. Les deux +ministres tombent aussitôt d'accord qu'ils doivent se montrer prêts +à poursuivre leur tâche, mais que, dans l'état de la Chambre et du +pays, ils ne peuvent le faire, s'ils ne sont pas assurés de l'appui +résolu de la couronne; quant à «imposer aujourd'hui au Roi chancelant +le maintien du cabinet ébranlé», ce serait, à leur avis, oeuvre vaine +et dangereuse, car ils n'obtiendraient pas ensuite de lui les mesures +nécessaires à la résistance; leur conclusion est donc de «laisser +la royauté choisir librement dans son hésitation, sans aggraver les +conditions des deux conduites entre lesquelles elle a à se prononcer». + +Il est environ deux heures et demie quand M. Guizot et M. Duchâtel +entrent dans le cabinet du Roi, qui a auprès de lui la Reine, le duc +de Nemours et le duc de Montpensier. Le Roi expose la situation, +s'appesantit sur la gravité des circonstances, parle beaucoup de +son désir de garder le ministère, dit qu'il aimerait mieux abdiquer +que s'en séparer. «Tu ne peux pas dire cela, mon ami, interrompt la +Reine; tu te dois à la France; tu ne t'appartiens pas.--C'est vrai, +reprend le Roi, je suis plus malheureux que les ministres; je ne +puis pas donner ma démission.» À ce préambule, les ministres croient +voir que la résolution du Roi est prise de se séparer d'eux. M. +Guizot, qui jusqu'ici l'a écouté en silence, prend alors la parole: +«C'est à Votre Majesté, dit-il, à prononcer: le cabinet est prêt ou à +défendre jusqu'au bout le Roi et la politique conservatrice qui est +la nôtre, ou à accepter sans plainte le parti que le Roi prendrait +d'appeler d'autres hommes au pouvoir. Il n'y a point d'illusion à +se faire, Sire; une telle question est résolue par cela seul que, +dans un tel moment, elle est posée. Aujourd'hui plus que jamais, le +cabinet, pour soutenir la lutte avec chance de succès, a besoin de +l'appui décidé du Roi. Dès qu'on saurait dans le public, comme cela +serait inévitable, que le Roi hésite, le cabinet perdrait toute force +morale et serait hors d'état d'accomplir sa tâche.» Sur ces mots, le +Roi laisse de côté toute précaution de langage, et, considérant la +question comme tranchée: «C'est avec un bien amer regret, dit-il, que +je me sépare de vous; mais la nécessité et le salut de la monarchie +exigent ce sacrifice. Ma volonté cède; je vais perdre beaucoup de +terrain; il me faudra du temps pour le regagner.» Le Roi indique son +intention d'appeler M. Molé, auquel les ministres ne font aucune +objection; puis il leur fait ses adieux, en les embrassant avec +larmes. «Vous serez toujours les amis du Roi, dit la Reine; vous le +soutiendrez.--Nous ne ferons que de la résistance au petit pied et +sur le second plan, ajoute le duc de Nemours, mais, sur ce terrain, +nous comptons retrouver votre appui.» En présence de la rupture +accomplie, le trouble et la tristesse de Louis-Philippe augmentent +encore. Tendant une dernière fois la main à ceux dont il se sépare, +il leur dit avec un accent particulier d'amertume: «Vous êtes plus +heureux que moi, vous autres[551]!» + +[Note 551: Comme je l'ai dit plus haut, je n'ai, sur cette +conversation, que le récit de M. Duchâtel, confirmé par M. Guizot; je +n'ai pas celui de Louis-Philippe. Toutefois je dois faire connaître +ce qu'on a parfois donné à entendre pour décharger le Roi. On a +dit que, tout en étant fort ébranlé, il n'avait pas encore exprimé +positivement sa volonté, qu'il avait seulement posé la question, +quand M. Guizot déclara précipitamment, d'un ton très raide et comme +s'il saisissait une occasion cherchée, «qu'une telle question était +résolue par cela seul qu'elle était posée.» Dans cette version, M. +Guizot aurait prononcé, le premier, la parole de rupture; le Roi +n'aurait fait que suivre. Je ne puis qu'indiquer cette façon de +présenter les choses. En l'absence de témoignages formels, je dois +m'en tenir au compte rendu si précis des deux anciens ministres.] + +Cependant la Chambre, intriguée du départ subit de M. Guizot, +était de plus en plus agitée. Un député de Paris, M. Vavin, veut +interpeller le ministère sur la convocation tardive de la garde +nationale. M. Hébert demande qu'on attende le retour du président +du conseil. Une demi-heure se passe. Voici enfin M. Guizot: sa +figure est pâle et contractée. M. Vavin reprend la parole et indique +brièvement l'objet de son interpellation. M. Guizot se lève, +gagne lentement la tribune, et avec une gravité triste et fière: +«Messieurs, dit-il, je crois qu'il ne serait ni conforme à l'intérêt +public, ni à propos pour la Chambre, d'entrer, en ce moment, dans +aucun débat sur ces interpellations.» L'opposition, qui croit que le +ministre se dérobe, éclate en murmures. M. Guizot, impassible, répète +mot pour mot ce qu'il vient de dire, puis ajoute: «Le Roi vient de +faire appeler M. le comte Molé, pour le charger...» Des bancs de +la gauche partent des applaudissements de triomphe, que M. Odilon +Barrot, qui en sent l'inconvenance, tâche d'arrêter. «L'interruption +qui vient de s'élever, reprend M. Guizot toujours du même ton, ne me +fera rien ajouter ni retrancher à mes paroles. Le Roi vient d'appeler +M. le comte Molé, pour le charger de former un nouveau cabinet. Tant +que le cabinet actuel sera chargé des affaires, il maintiendra ou +rétablira l'ordre, et fera respecter les lois selon sa conscience, +comme il l'a fait jusqu'à présent.» + +À peine M. Guizot est-il descendu de la tribune que, des bancs de la +majorité, les députés se précipitent vers les ministres, la colère +dans les yeux, l'injure à la bouche; ils croient que c'est le cabinet +qui a déserté son poste. «C'est indigne! s'écrient-ils. C'est une +lâcheté! On nous trahit!» Un simple mot arrête le torrent: «Et qui +vous dit que ce soient les ministres qui abandonnent le Roi?» Les +députés comprennent. Les uns, stupéfaits, regagnent leurs bancs, la +tête basse. Les autres tournent contre le Roi l'indignation qu'ils +exprimaient contre les ministres. «Aux Tuileries!» s'écrient-ils, et +plusieurs d'entre eux quittent précipitamment la salle. M. Calmon, +l'ancien directeur général de l'enregistrement, dit à son voisin +M. Muret de Bord, ami de M. Guizot, en lui frappant sur l'épaule: +«Citoyen Muret de Bord, dites à la citoyenne Muret de Bord de +préparer ses paquets; la république ne vous aimera pas.» Du côté +de l'opposition, si la masse triomphe avec une joie grossière, +quelques-uns sont soucieux. «Je désirais vivement la chute du +cabinet, dit M. Jules de Lasteyrie à M. Duchâtel; mais j'aurais mieux +aimé vous voir rester dix ans de plus que sortir par cette porte.» +M. de Rémusat, camarade de collège de M. Dumon, cause avec lui du +nouveau ministère dont il s'attend à faire partie; il se montre +inquiet. «C'eût été bien facile, dit-il, si nous étions arrivés par +un mouvement de la Chambre; mais qui peut mesurer les conséquences +d'un mouvement dans la rue?» Quant à M. Thiers, il se fait raconter +complètement par M. Duchâtel ce qui s'est passé. «Ah! reprend-il avec +une sorte de joie contenue, il a eu peur.» + +Bientôt connue aux Tuileries, l'émotion de la Chambre ne laisse pas +que d'augmenter le trouble et la tristesse du Roi. A-t-il eu raison +de céder aux instances des siens? Il a des regrets, tout au moins +des doutes. Aussi bien personne ne veut-il paraître avoir conseillé +cette mesure. Le duc de Nemours, qui n'a été pour rien dans la chute +du cabinet, rencontrant M. de Montalivet à l'état-major, lui dit: +«Eh bien, mon cher comte, vous devez être content; M. Guizot n'est +plus ministre!--Bien loin de là, Monseigneur, reprend vivement M. +de Montalivet, je m'en afflige profondément. C'est trop tard ou trop +tôt. On ne change pas un général au milieu d'une bataille!» + +À quatre heures, M. Guizot et ses collègues se réunissent, pour +la dernière fois, chez le Roi, afin de prendre congé de lui. +Louis-Philippe commence par se plaindre, avec un peu d'amertume, +qu'on fasse retomber sur lui seul toute la responsabilité du +changement de cabinet. «Il y a à cela, dit-il, quelque injustice; +j'ai pensé, sans doute à mon grand regret, que l'intérêt de la +monarchie exigeait ce changement; mais M. Guizot et M. Duchâtel ont +partagé mon avis.» M. Guizot répond que M. Duchâtel et lui étaient +prêts à soutenir jusqu'au bout la politique de résistance, qu'ils se +sont mis à l'entière disposition du Roi, qu'ils ont seulement ajouté +que poser dans les circonstances actuelles la question de la retraite +du cabinet, c'était la résoudre. MM. de Salvandy, Hébert et Jayr +expriment leurs regrets et leur désapprobation de la décision prise. +La conversation devient alors un peu pénible, et, quand on se sépare, +il y a de part et d'autre quelque contrainte. + +Les ministres étaient fondés à rappeler que leur retraite était +l'oeuvre de Louis-Philippe[552]. Est-ce à dire qu'ils soient +absolument dégagés de toute responsabilité? Ne peut-on pas regretter +que M. Guizot et M. Duchâtel aient pris si vite le Roi au mot, qu'ils +ne l'aient nullement aidé à se relever d'une défaillance qui pouvait +être passagère? Quelques-uns de leurs collègues, entre autres M. +Hébert et M. de Salvandy, leur ont reproché, non sans raison, de +s'être décidés et surtout d'avoir fait connaître leur décision à +la Chambre, sans avoir consulté préalablement les autres membres +du cabinet. M. Guizot et M. Duchâtel n'eussent pas compromis leur +dignité ni ne se seraient fait soupçonner d'un attachement excessif +au pouvoir, en appelant l'attention du prince sur les inconvénients +d'une capitulation devant l'émeute et en demandant que leur retraite +fût ajournée jusqu'après le rétablissement de l'ordre matériel. +L'idée ne paraît pas leur en être venue. Peut-être M. Duchâtel, qui +depuis longtemps désirait s'en aller, a-t-il mis quelque empressement +à saisir l'occasion offerte. Quant à M. Guizot, il a vu sans doute +tout de suite les choses sous le jour où M. Duchâtel les lui a +montrées, dans leur rapide conversation entre le Palais-Bourbon et +les Tuileries. D'ailleurs, comme cela ressort de l'entretien qu'il +avait eu avec le Roi à la veille de la session[553], le président +du conseil se préoccupait vivement, depuis quelque temps, de la +cabale de cour formée contre le cabinet, et il était convaincu que le +gouvernement deviendrait impossible pour lui du moment où le Roi se +laisserait influencer par cette cabale. Ajoutons que ni le président +du conseil, ni le ministre de l'intérieur, n'avaient alors la moindre +pensée que la sédition mît sérieusement en péril l'existence de la +monarchie. Peu après, à Rome, M. Rossi, causant de cet événement avec +le prince Albert de Broglie, lui disait: «Votre père eût quitté trois +mois plus tôt. Casimir Périer n'eût pas quitté du tout.» + +[Note 552: Au lendemain même de la révolution de Février, M. +Capefigue publia un livre où il présentait M. Guizot et ses collègues +comme ayant abandonné le Roi, le 23 février. M. Hébert voulut +protester et en écrivit à M. Guizot. Celui-ci lui répondit, le 12 +avril 1849, en l'engageant, en son nom et au nom de M. Duchâtel +qu'il avait consulté, à garder le silence. «Ce serait, disait-il, +un spectacle déplorable, que de nous voir, tous dans le malheur et +naguère dans l'exil, rejeter officiellement les fautes sur le Roi, le +plus malheureux de tous et aujourd'hui le seul exilé... Non seulement +l'histoire saura et dira sur tout ceci la vérité, mais la plus +grande, de beaucoup la plus grande partie du public la sait et l'a +dite déjà...» (_Documents inédits._)] + +[Note 553: Voir plus haut, chap. VI, § I.] + +En tout cas, sur ce changement de cabinet opéré en pleine émeute, il +ne saurait y avoir deux manières de voir. Qu'à telle ou telle époque +antérieure, le Roi eût mieux fait de se séparer de M. Guizot, c'est +une opinion qui peut se soutenir par des raisons très sérieuses: +on comprend une politique qui eût cherché à prévenir la crise par +quelque concession. Mais résister obstinément et à outrance, frapper +solennellement l'opposition du blâme contenu dans le discours du +trône et dans l'adresse, refuser jusqu'au bout toute promesse de +réforme, interdire le banquet, mettre en mouvement l'armée pour +réprimer le désordre, engager le combat, et puis subitement, parce +que la garde nationale a trahi, abandonner tout ce qu'on a refusé +jusqu'alors, capituler sur les hommes et sur les choses, voilà qui +ne saurait s'expliquer que par une lamentable défaillance. Tout +ce qui va suivre--audace grandie de l'attaque, désorganisation +et impuissance de la défense, impossibilité de trouver un point +d'arrêt--ne sera que la suite fatale de cette première défaillance. +Le signal est donné d'un immense _lâchez tout_, après lequel il +n'y aura plus moyen de rien retenir. À vrai dire, l'histoire de la +monarchie de Juillet pourrait se terminer ici: la révolution a cause +gagnée. + + +VII + +Du moment où l'on a pris le parti de la capitulation, au moins +faudrait-il tâcher d'en recueillir les bénéfices. Pour cela, la +première condition serait de procéder franchement et vivement, +sans arrière-pensée ni marchandage, et de s'avancer tout de suite +jusqu'au point où l'on a chance de frapper l'imagination populaire, +de satisfaire ceux qu'on vise à désarmer. Telle ne paraît pas être la +disposition du Roi. Regrettant au fond ce qu'il a fait, il n'a qu'une +préoccupation: restreindre ses concessions, s'arrêter le plus près +possible du terrain qu'il est triste d'avoir quitté. C'est dans ce +dessein qu'au lieu d'appeler M. Thiers, il a voulu tenter d'abord une +combinaison avec M. Molé. + +Ce dernier était à la Chambre des pairs, tandis que le Roi le faisait +chercher à son hôtel; prévenu tardivement, il n'arrive aux Tuileries +qu'un peu après quatre heures[554]. Louis-Philippe commence par lui +exposer les faits, en atténuant la part qu'il a prise au renvoi du +ministère, «Maintenant, ajoute-t-il, c'est sur vous que je compte +pour former un cabinet.--Sire, répond M. Molé, je remercie le Roi +de sa confiance; mais, au point où en sont les choses, je ne puis +rien. Il faut reconnaître que les banquets l'emportent. C'est à +ceux qui ont fait les banquets à maîtriser le mouvement. Le seul +conseil que je puisse donner au Roi, c'est d'appeler MM. Barrot et +Thiers.--Appeler M. Thiers! Qu'est-ce que dira l'Europe?--Eh! Sire, +ce n'est pas à l'Europe qu'il faut penser en ce moment. La maison +brûle. Il s'agit d'appeler ceux qui peuvent éteindre le feu.--Oui, +mais pourquoi M. Thiers? M. Thiers n'a pas assisté aux banquets plus +que vous.--Il les a défendus, et ses amis les ont organisés.--Laissez +là M. Thiers, et dites-moi comment vous composeriez un cabinet.» +Pressé par le Roi, M. Molé indique MM. Dufaure, Passy, Billault. +Le nom de Bugeaud se trouvant jeté dans la conversation au sujet +du ministère de la guerre, le Roi laisse voir quelque répugnance; +il craint que le caractère dominant et peu traitable du maréchal +n'enlève à lui et à ses fils toute action sur les nominations +militaires. Enfin M. Molé quitte les Tuileries, en promettant de voir +ses amis et d'essayer de constituer un cabinet. + +[Note 554: Pour la conversation qui va suivre, j'ai eu sous les yeux +un récit recueilli par M. Duvergier de Hauranne de la bouche de M. +Molé. J'ai déjà eu occasion de noter cette obligation où l'on est, +pour tous les entretiens avec le Roi, de s'en rapporter uniquement +au témoignage de ses interlocuteurs, sans pouvoir contrôler leur +version par celle du Roi lui-même. Je ne mets aucunement en doute la +bonne foi de ces interlocuteurs; mais il serait possible que certains +propos apparussent avec une physionomie un peu différente, racontés +par l'autre partie.] + +Avant même que M. Molé ait vu le Roi, des gardes nationaux à +cheval, expédiés par M. de Montalivet, et beaucoup d'autres +messagers volontaires, se sont répandus dans les rues pour annoncer +le changement de cabinet. Au premier abord, dans les quartiers +riches, les gardes nationaux sont flattés de l'avoir emporté; ils +s'imaginent que tout est fini, et qu'ils n'ont qu'à rentrer chez +eux. Mais bientôt des objections s'élèvent: le nom de M. Molé est +déclaré insuffisant; on fait remarquer qu'il n'y a eu encore aucun +acte précis donnant quelque garantie, et que le Roi pourrait bien +avoir voulu se jouer du peuple. La conclusion est qu'il faut exiger +davantage. N'y est-on pas encouragé par le premier succès obtenu? +Ces sentiments se manifestent avec plus de force encore dans les +quartiers démocratiques. Les républicains, les hommes des sociétés +secrètes, qui commencent à entrevoir des chances auxquelles ils +n'avaient pas cru jusqu'ici, travaillent activement à aviver les +méfiances et à entretenir l'agitation. Malgré tout, sauf sur quelques +points où la plèbe s'acharne avec férocité contre des postes isolés +de gardes municipaux, il s'est produit une sorte de suspension +d'armes. Mais, entre les deux camps demeurés en présence, quel +contraste! Les émeutiers ont des allures de vainqueurs; ils pénètrent +dans les casernes, sous les yeux des soldats qui n'osent s'y opposer, +et délivrent les prisonniers faits dans la journée. Les troupes, au +contraire, sont fatiguées, tristes, mal à l'aise, sentant moins que +jamais au-dessus d'elles une impulsion forte et une direction nette, +ne sachant plus si la consigne est de résister ou de lâcher tout. +Cette démoralisation de l'armée est un des grands dangers de l'heure +actuelle. Le remède ne peut venir des ministres démissionnaires, +demeurés nominalement à leur poste. En réalité, toute initiative leur +est interdite. Jusqu'à ce que le nouveau cabinet soit constitué et +installé, l'émeute n'a plus aucun gouvernement en face d'elle. + +M. Molé est-il suffisamment convaincu de la nécessité d'aller vite? +Il semble conduire ses négociations comme il ferait en temps normal. +En sortant de chez le Roi, vers cinq heures, il a mandé chez lui +MM. Dufaure, Passy, Billault. Leur avis a été qu'on ne pouvait +rien faire si l'on n'était pas assuré de l'appui de M. Thiers. Un +temps précieux est dépensé pour s'informer des dispositions de cet +homme d'État. Les premières démarches n'ayant pas abouti, M. Molé +se décide, après dîner, à aller lui-même place Saint-Georges. Il +trouve M. Thiers fort entouré et en train d'échanger, à travers +les grilles de son hôtel, des poignées de main avec la foule qui +l'acclame. Il lui demande si le ministère en voie de formation +pourrait compter sur sa bienveillance[555]. M. Thiers ne la refuse +pas, mais en indique les conditions. D'abord la réforme électorale +et la réforme parlementaire.--M. Molé ne fait pas d'objection.--La +dissolution.--«Ah! pour cela, répond M. Molé, c'est impossible. Je +vois ce que c'est: vous voulez que je gouverne pour vous.--Et quand +je le voudrais, réplique son interlocuteur, est-ce que ce n'est +pas la conséquence des derniers événements?» Il est manifeste que +M. Thiers se croit maître de la situation, et qu'il ne laisse à M. +Molé qu'un rôle assez subalterne: celui-ci s'en aperçoit et en est +mortifié. Toutefois, en terminant, M. Thiers daigne lui donner à +entendre que l'opposition ne refusera peut-être pas de prendre envers +lui quelques engagements pour le lendemain de la dissolution. Encore, +en donnant cette espérance, s'avance-t-il beaucoup: en effet, à ce +même moment, il y a réunion nombreuse chez M. Odilon Barrot; M. +Duvergier de Hauranne, qui essaye d'y dire quelques mots en faveur +du ministère Molé, présenté comme une combinaison transitoire, ne +parvient pas à se faire écouter, et il est décidé, à la presque +unanimité, qu'on ne saurait se contenter d'une semblable solution. + +[Note 555: Sur la conversation de M. Molé et de M. Thiers, j'ai sous +les yeux deux récits recueillis par M. Duvergier de Hauranne de +la bouche des deux interlocuteurs. Ils ne concordent pas sur tous +les points. J'ai tâché d'en dégager les parties essentielles sur +lesquelles le doute ne m'a pas paru possible.] + +Cependant, aux Tuileries, on s'étonne de ne pas entendre parler +de M. Molé. Chaque heure qui passe fait sentir plus vivement le +danger de cet interrègne. À défaut du ministère, dont l'enfantement +paraît devoir être pénible, n'y aurait-il pas moyen de satisfaire au +besoin le plus urgent, en constituant tout de suite un commandement +militaire assez fort et assez considérable pour agir et s'imposer +par lui seul? N'a-t-on pas sous la main l'homme d'un tel rôle, le +maréchal Bugeaud? Mais si l'on n'osait pas le prendre naguère quand +on faisait de la résistance, l'osera-t-on maintenant qu'on est entré +dans la voie des concessions? Quant à lui, il persiste à s'offrir. +Dans la journée, avant la démission de M. Guizot et de ses collègues, +il était venu trouver à la Chambre l'un des ministres, M. Jayr, +pour lui exprimer son étonnement qu'on n'eût pas encore donné suite +au projet de lui confier le commandement, et pour l'avertir que +la situation s'était singulièrement aggravée. «Le temps presse, +ajoutait-il; je suis un excellent médecin, mais pas au point de +sauver les moribonds.» Quand les ministres se sont réunis, peu après, +chez le Roi, pour lui remettre leurs portefeuilles, ils lui ont fait +part de la démarche du duc d'Isly; Louis-Philippe s'est borné à +répondre qu'il y penserait. À cinq heures, le maréchal se rend de sa +personne aux Tuileries et a une conversation avec le Roi. Celui-ci +est-il enfin convaincu? Il mande MM. Guizot et Duchâtel, leur annonce +son désir de donner le commandement général au maréchal Bugeaud +et les prie d'y préparer les généraux Sébastiani et Jacqueminot. +Les ministres remplissent leur mission; mais, en revenant, ils +trouvent le Roi de nouveau hésitant et disposé à attendre l'avis +du nouveau cabinet. Quel est le secret de ces tergiversations? +Est-ce l'influence du duc de Montpensier, très opposé, en effet, à +la nomination du maréchal? N'est-ce pas surtout l'âge du Roi qui, +décidément, n'a plus la force physique et morale nécessaire pour +dominer une telle crise? Il n'est pas jusqu'au regret de la faute +qu'il a commise en changeant son ministère, qui ne contribue à +abattre son courage et à lui ôter sa présence d'esprit. Ce regret +l'obsède et l'accable. Vers huit heures et demie ou neuf heures du +soir, M. Jayr, lui ayant apporté plusieurs ordonnances à signer, en +profite pour insister longuement et fortement sur la nécessité de +constituer tout de suite le commandement militaire. Louis-Philippe +l'écoute sans l'interrompre, puis, après quelques instants de +silence, suivant la pensée intérieure, pensée amère et douloureuse, +qui évidemment l'a seule occupé pendant que le ministre lui parlait +d'un tout autre sujet: «Et quand je songe, dit-il, que cette +résolution a été prise et exécutée en un quart d'heure!» M. Jayr +n'obtient pas d'autre réponse. Le maréchal Bugeaud, qui a été retenu +à dîner au château, finit par se lasser d'attendre: il quitte les +Tuileries, en disant avec colère à son aide de camp, le commandant +Trochu: «On a peur de moi; je les inquiète; je ne puis plus être +employé; allons-nous-en!» + +Pendant ce temps, dans la ville qui ne sent aucune autorité au-dessus +d'elle, l'effervescence est loin de se calmer. La nuit venue, des +bandes circulent, criant, chantant, portant des torches et des +lanternes de papier. L'idée leur est venue d'exiger l'illumination +des fenêtres, et les habitants, entraînés ou intimidés, obéissent. +Le spectacle de cet embrasement général a attiré beaucoup de +curieux dans les rues. Vers huit heures et demie, une bande plus +nombreuse que les autres s'est formée du côté de la Bastille et s'est +engouffrée dans les boulevards: en tête, quelques officiers de la +garde nationale, dont l'un porte l'épée nue; puis un pêle-mêle de +gardes nationaux, de bourgeois, d'ouvriers, ces derniers en grande +majorité; parmi eux, quelques figures menaçantes et sinistres; +des drapeaux flottent au-dessus de la masse; sur les flancs, des +gamins agitent des torches. Cette foule avance en chantant la +_Marseillaise_, et grossit à chaque pas. En plusieurs points, elle +rencontre, stationnant sur les boulevards, des régiments de ligne, +de cavalerie ou d'artillerie qui la laissent passer. À la rue +Lepelletier, elle se détourne un instant pour se faire haranguer aux +bureaux du _National_, puis reprend sa marche vers la Madeleine. +Mais voici qu'arrivée au boulevard des Capucines,--il était alors +environ neuf heures et demie du soir,--elle voit, devant elle, la +chaussée complètement occupée par un bataillon du 14e de ligne, +derrière lequel on aperçoit les casques d'un détachement de dragons. +Cette mesure a été prise pour défendre les abords du ministère des +affaires étrangères qui, depuis la veille, a été plusieurs fois +menacé par l'émeute. La circulation se fait à droite par la rue +Basse-du-Rempart, à gauche par la rue Neuve-Saint-Augustin. Pour +éviter tout risque de contact trop direct entre le peuple et la +troupe de ligne, on avait pris soin de placer devant celle-ci un +bataillon de la garde nationale; mais, par une fatale malechance, ce +bataillon a quitté ses positions quelques instants avant l'arrivée +des manifestants, pour aller protéger le ministère de la justice. +Les hommes qui sont au premier rang de la foule viennent donc se +buter à la ligne immobile des soldats; pressés par ceux qui arrivent +derrière eux, ils requièrent impérieusement qu'on leur livre passage. +Le lieutenant-colonel leur répond avec douceur, en alléguant les +ordres qu'il a reçus: «Mes enfants, leur dit-il, je suis soldat, je +dois obéir; j'ai reçu la consigne de ne laisser passer personne, +et vous ne passerez pas. Si vous voulez aller plus loin, prenez la +rue Basse-du-Rempart.» Et comme la foule criait: Vive la ligne! «Je +suis très touché de votre sympathie, reprend-il, mais je dois faire +exécuter les ordres supérieurs; je ne puis vous laisser passer.» +Cependant la poussée venant de la queue devient de plus en plus +forte. Des trottoirs, les curieux crient: «Ils passeront, ils ne +passeront pas!» Des clameurs confuses s'élèvent de la bande: «À bas +Guizot! Vive la réforme! Vive la ligne! Illuminez!» Le tumulte est au +comble. Le lieutenant-colonel, insulté, menacé, voyant sa troupe sur +le point d'être forcée, rentre dans les rangs et ordonne de croiser +la baïonnette. À ce moment, un coup de feu part; quelques autres +suivent; puis, sans qu'aucun ordre ait été donné, tous les soldats, +qui se croient attaqués, déchargent leurs fusils sur la foule. +Celle-ci s'enfuit, en poussant un cri d'horreur et d'effroi. En même +temps, par un phénomène étrange, les soldats sont pris aussi de +panique; malgré le lieutenant-colonel qui leur crie: «14e de ligne, +vous vous déshonorez», ils se précipitent en désordre dans toutes +les rues adjacentes; les dragons détalent à fond de train du côté de +la Madeleine. La chaussée reste déserte, jonchée de lanternes, de +torches, de drapeaux, de chapeaux, de cannes, de parapluies, d'armes +diverses, et, au milieu de mares de sang, gisent une cinquantaine de +morts ou de blessés. Ce n'est qu'au bout de quelques instants que +les soldats, ayant retrouvé leurs esprits, reviennent honteux à leur +poste, et que, du côté de la foule, plusieurs personnes se hasardent +à secourir les victimes. + +Comment expliquer cette catastrophe? D'où était parti le premier +coup de feu, devenu le signal d'une décharge générale? Sur le moment +on ne l'a pas su, et ce mystère a donné naissance à beaucoup de +suppositions. Les uns ont cru que le coup venait du côté de la foule +et en ont donné pour preuve qu'un soldat figurait parmi les morts: +on a même précisé et dit que l'auteur volontaire du coup était un +certain Lagrange, cerveau brûlé du parti démagogique, qui aurait +cherché par là à rendre toute pacification impossible; le «coup de +pistolet de Lagrange» est même devenu l'une des légendes des journées +de Février; je dis légende, car il paraît qu'à cette même heure +Lagrange était au Gros-Caillou. D'autres ont raconté que le coup +avait été tiré, dans un dessein analogue, par les agents du prince +Napoléon, fils du roi Jérôme, si ce n'est par le prince lui-même. +Bien qu'on ait été, paraît-il, jusqu'à se vanter de quelque chose de +ce genre dans certains milieux bonapartistes, cette version ne me +satisfait pas plus que la première. Le prince Napoléon a pu, le 23 +et le 24 février, faire montre de zèle révolutionnaire, probablement +pour remercier Louis-Philippe de l'accueil bienveillant qui venait +d'être fait aux sollicitations de son père et aux siennes; mais +aucune preuve n'a été apportée qu'il ait joué un rôle dans cet +événement. D'après une explication plus simple et par cela seul plus +plausible, le coup de feu aurait été tiré par un sergent du 14e. +Ce sergent, nommé Giacomoni, Corse d'origine, avait un dévouement +passionné pour son lieutenant-colonel. Voyant ce dernier insulté +et menacé par une sorte d'énergumène qui faisait le geste de le +frapper au visage avec une torche, il avait une première fois ajusté +l'insulteur: un capitaine releva vivement son fusil. «Êtes-vous fou? +lui demanda-t-il, qu'est-ce que vous faites?--Puisqu'on veut faire du +mal au lieutenant-colonel, répondit Giacomoni, je dois le défendre, +n'est-il pas vrai?--Restez tranquille», reprit l'officier. À trois +ou quatre reprises, la même scène se renouvela. À la fin, devant une +agression plus menaçante du porteur de torche, Giacomoni n'y tint pas +et lâcha son coup[556]. + +[Note 556: J'emprunte ce récit aux _Souvenirs de l'année 1848_, par +M. Maxime DU CAMP. L'auteur s'est trouvé, après plusieurs années, en +rapport avec Giacomoni, et a recueilli ses confidences.] + +Il a été d'opinion courante, dans un certain milieu, de considérer +la scène du boulevard des Capucines comme la crise décisive des +journées de Février; on a soutenu que tout aurait bien fini sans +ce malheur, et que la monarchie avait été mortellement atteinte +par ce coup de feu. C'est la tendance habituelle du vulgaire de +chercher dans des accidents fortuits la cause des grands événements; +en simplifiant ainsi l'histoire, il la met mieux à sa portée; de +plus, il trouve parfois son compte à décharger les responsabilités +humaines pour charger le hasard. Rien n'est moins justifié dans le +cas particulier. On sait en effet combien, avant ce lugubre épisode, +la situation était déjà compromise; les choses en étaient à un point +où, si cet accident avait été évité, il en serait survenu un autre +qui eût produit le même effet. J'ai garde de nier cependant que cet +effet n'ait été considérable et qu'il n'ait contribué à précipiter la +révolution. + +Aussitôt le premier moment de terreur passé, la foule est revenue +sur le boulevard. Croyant à un guet-apens, sa colère est extrême. +Vainement la troupe, stupéfaite et atterrée, témoigne-t-elle ses +regrets; vainement le lieutenant-colonel envoie-t-il au peuple un +de ses officiers pour lui expliquer que tout a été le résultat d'un +«horrible malentendu»; on ne veut rien écouter, et le courageux +messager est sur le point d'être écharpé. Les hommes des sociétés +secrètes ont d'ailleurs compris tout de suite le parti à tirer de +ce que l'un d'eux n'a pas craint d'appeler une «bonne aubaine»; ils +s'appliquent à échauffer et à exploiter cette colère et surtout à la +propager dans la ville entière. Un fourgon qui passe là, conduisant +des émigrants au chemin de fer de Rouen, est arrêté, déchargé; on y +entasse seize cadavres, et le lugubre convoi se met en route dans +la direction de la Bastille. Des ouvriers, debout sur les rebords +de la voiture, agitent leurs torches et en projettent la lueur sur +les corps défigurés, souillés et sanglants; parfois ils en soulèvent +un et le dressent pour le mieux faire voir. «Vengeance! crient-ils, +vengeance! on égorge le peuple!--Aux armes! aux barricades!» répond +la foule. Des individus courent aux églises et sonnent le tocsin. Le +cortège s'arrête un moment devant le _National_, où M. Garnier-Pagès +le harangue; il parle de «crime horrible», d'«ordres sanguinaires»; +il déclare que «le sang du peuple a coulé, et qu'il doit être vengé». +Le chariot reprend ensuite sa marche; il parcourt les quartiers +Saint-Denis, Poissonnière, Montmartre, fait une halte aux bureaux +de la _Réforme_, passe par les Halles, le quartier Saint-Martin, et +vient enfin déposer les corps à la mairie du 4e arrondissement. Il +est deux heures du matin; il y a trois heures que cette tragique +procession circule dans Paris, sans que personne ait osé l'arrêter. +Elle a laissé derrière elle comme une longue traînée d'horreur, de +colère et de haine. Le peuple, répondant au lugubre appel qui lui est +fait, redescend en masse dans la rue; et, malgré la nuit, malgré la +pluie qui tombe par rafales, il s'emploie fiévreusement à hérisser +de barricades les quartiers du centre. Les uns ramassent des armes, +soit en pillant des boutiques d'armuriers, soit en obligeant les +habitants de chaque maison à livrer leurs fusils. D'autres fondent +des balles et fabriquent des cartouches. Partout c'est la bataille +qui se prépare. Sur quelques points, des bandes n'attendent pas le +jour pour attaquer les postes de municipaux ou de soldats de ligne; +mais ce ne sont que des escarmouches isolées. D'ailleurs, bien que +le mouvement soit devenu plus puissant, plus général, et que les +hommes des sociétés secrètes s'y soient mêlés, on ne distingue +toujours pas d'impulsion ni de direction centrales, de chefs connus +et considérables. + +C'est vers dix heures du soir que le Roi apprend l'événement du +boulevard des Capucines. Il envoie aussitôt M. de Montalivet chez +M. Molé, pour le presser. M. Molé n'était pas encore revenu de chez +M. Thiers; MM. Dufaure, Passy et Billault l'attendaient. Les deux +premiers sont découragés et se sentent débordés. «Ce n'est plus une +émeute, c'est une révolution», disent-ils. M. de Montalivet abonde +dans leur sens et déclare que le Roi n'a plus qu'une ressource: +appeler M. Thiers et M. Odilon Barrot. Seul M. Billault se déclare +prêt à assumer toutes les responsabilités. M. Molé, qui revient +bientôt après, tout ému des nouvelles qu'il a recueillies sur son +chemin, tombe d'accord avec MM. Dufaure et Passy qu'il n'y a plus +place pour sa combinaison; elle n'a du reste jamais été viable. +Pendant ce temps, M. de Montalivet est retourné aux Tuileries, où il +rapporte, en s'y associant, les sinistres prévisions de MM. Dufaure +et Passy. Il trouve, auprès du Roi, MM. Guizot et Dumon qui sont +accourus à la nouvelle de la fusillade et qui, au nom de tous les +ministres démissionnaires, insistent de nouveau pour la nomination +immédiate du maréchal Bugeaud[557]. Louis-Philippe n'en conteste +pas la nécessité, mais, dans l'incertitude où il est encore sur le +nouveau ministère, il ne se décide toujours pas. MM. Guizot et Dumon +se retirent sans avoir obtenu aucun acte. Le vieux roi est calme, +mais apathique, visiblement accablé par les émotions successives de +cette journée. Le duc de Montpensier est agité; le duc de Nemours, +plus maître de soi, mais gardant sa réserve accoutumée. + +[Note 557: La plupart des ministres démissionnaires avaient dîné chez +M. Duchâtel et se trouvaient encore au ministère de l'intérieur, +quand arriva la nouvelle de la fusillade. M. Duchâtel dit aussitôt à +M. Guizot: «Je crois que nous devons demander au Roi la nomination +immédiate du maréchal Bugeaud. Ni Jacqueminot, ni Sébastiani n'auront +droit de se plaindre; nous avons assez fait pour eux, trop peut-être! +J'espère qu'il ne sera pas trop tard.--Vous savez, répondit M. +Guizot, que ç'a été toujours mon avis: allons donc chez le Roi.» Il +fut convenu que M. Guizot irait avec M. Dumon, M. Duchâtel restant +au ministère pour recevoir les nouvelles, mais prêt à rejoindre ses +collègues aux Tuileries, si cela était nécessaire. (_Note de M. +Génie._)--On a cru et dit, sur la foi de témoignages considérables, +que M. de Montalivet avait jusqu'au bout combattu auprès du Roi la +nomination du maréchal. Dans les fragments qui m'ont été communiqués +de ses _Mémoires_, M. de Montalivet affirme, au contraire, que quand +il a été question d'appeler M. Thiers, il a insisté pour que la +nomination du maréchal fût faite auparavant.] + +Vers minuit, le Roi est enfin officiellement informé que M. Molé +renonce à constituer un cabinet; depuis le renvoi du ministère +Guizot, neuf heures ont été perdues, et des heures bien précieuses. +Il n'est plus possible d'éviter M. Thiers. La répugnance du Roi +cède devant la nécessité. Toutefois, il veut, auparavant, prendre +une précaution: passant outre aux objections persistantes du duc de +Montpensier, il manifeste l'intention de suivre enfin le conseil +qui lui a été tant de fois donné dans la journée, et de mettre le +maréchal Bugeaud à la tête de l'armée et de la garde nationale. Il +juge utile que le nouveau cabinet se trouve sur ce point en face d'un +fait accompli. «M. Thiers, dit-il, ne voudrait peut-être pas nommer +lui-même le maréchal; mais il l'acceptera, je n'en doute pas, s'il +le trouve nommé et installé.» Seulement par qui faire contresigner +l'ordonnance? Nul autre moyen que de recourir aux membres de l'ancien +cabinet. On envoie chercher en toute hâte MM. Guizot, Duchâtel et le +général Trézel. «Au nom du salut de la monarchie», le Roi réclame de +«leur dévouement» ce dernier service. Les ministres démissionnaires +ne refusent pas d'assumer cette responsabilité. Deux aides de camp +sont envoyés à la recherche du maréchal Bugeaud et de M. Thiers. Il +est environ une heure du matin. À ce moment, le fourgon qui portait +les seize cadavres n'avait pas encore fini sa sinistre promenade. + + +VIII + +Le maréchal Bugeaud arrive aux Tuileries, vers une heure et demie +du matin, le 24 février. Il accepte aussitôt, sans hésitation ni +récrimination, la mission difficile qu'on lui confie si tardivement. +Le duc de Nemours, M. Guizot et M. Duchâtel l'accompagnent à +l'état-major pour l'installer. Dans le trajet, l'un d'eux lui ayant +demandé ce qu'il augurait de la journée: «Il est un peu tard, dit +le maréchal, mais je n'ai jamais été battu, et je ne commencerai +pas aujourd'hui. Qu'on me laisse faire et tirer le canon; il y aura +du sang répandu; mais, ce soir, la force sera du côté de la loi, et +les factieux auront reçu leur compte.» À l'état-major, il trouve les +officiers absolument démoralisés. Il se met alors à les haranguer, +leur déclare que le péril ne dépasse pas ce à quoi on doit s'attendre +dans toute crise politique; il annonce sa résolution de prendre +les devants contre l'émeute, et de la balayer par une offensive +vigoureuse. «Il est deux heures, dit-il en posant sa montre sur +la table; il faut qu'à quatre heures nous ayons commencé partout +l'attaque. Je n'ai jamais été battu, et je compte bien ne pas perdre +aujourd'hui ma virginité.» Ces paroles, débitées avec une verve +gasconne qui, chez un autre, pourrait paraître de la fanfaronnade, +mais qui, chez lui, est l'assurance d'une volonté forte, produisent +un effet extraordinaire sur les assistants. C'est, raconte un témoin, +un véritable «retournement». Les physionomies s'éclairent; les têtes +se redressent; chacun reprend confiance; c'est à qui demandera un +commandement. Le maréchal arrête aussitôt ses dispositions. Pas de +petits paquets, mais de fortes colonnes. Il révoque l'ordre donné aux +troupes cantonnées à la Bastille, à l'Hôtel de ville et au Panthéon, +de se replier sur les Tuileries, et leur annonce, au contraire, qu'on +va les rejoindre. Avec les forces qu'il a sous la main, il décide la +formation de quatre colonnes. La première, commandée par le général +Tiburce Sébastiani, qui a supplié qu'on ne le mît pas complètement +de côté, se dirigera vers l'Hôtel de ville, en passant par la Banque +et en coupant les rues Montmartre, Saint-Denis et Saint-Martin. La +seconde, sous les ordres du général Bedeau, qui, de passage à Paris, +a offert ses services, gagnera la Bastille par la Bourse et les +boulevards. La troisième manoeuvrera derrière les deux premières +pour empêcher les barricades de se reformer. La quatrième rejoindra +le général Renaud au Panthéon. Les réserves seront sur la place du +Carrousel. Dans cette distribution des rôles, aucune part n'est faite +à la garde nationale. Le maréchal a interrogé le général Jacqueminot, +mais n'a rien pu en tirer: il est résolu à ne pas s'arrêter devant +l'inertie ou l'hostilité de cette milice. Tout en prenant ces +décisions, il continue, suivant son habitude, à pérorer, fait une +sorte de cours sur la guerre des rues, sur la façon de dissiper les +rassemblements, d'enlever les barricades. Il recommande de remettre +aux soldats un certain nombre de balles libres, pour qu'ils puissent +au besoin en glisser deux dans le fusil. «C'est, dit-il, un souvenir +du siège de Saragosse.» En somme, il paraît s'attendre à une bataille +sérieuse, mais est résolu à user de la plus grande énergie. + +Pendant que le maréchal prend ces dispositions à l'état-major, M. +Thiers, qu'un aide de camp est allé chercher, et qui a dû traverser +beaucoup de barricades gardées par des sentinelles très excitées et +souvent ivres, arrive aux Tuileries: il est environ deux heures et +demie du matin. M. de Montalivet accourt au-devant de lui: «Ménagez +le Roi», lui recommande-t-il. Louis-Philippe, qui a sur le coeur +l'hostilité si vive, si directe, manifestée depuis quelque temps +contre la politique royale par son ancien ministre, est très mortifié +de devoir recourir à lui; il le laisse voir dans l'accueil qu'il lui +fait; son ton est froid, parfois un peu amer[558]. «Ah! c'est vous, +monsieur Thiers, dit-il. Je vous remercie d'être venu. Vous savez que +j'ai été forcé, à mon grand regret, de me séparer de mes ministres. +J'avais appelé M. Molé qui me convenait mieux que vous, parce que sa +politique s'éloigne moins de la mienne. M. Molé vient de me rendre +ses pouvoirs. J'ai donc besoin de vous, et je vous prie de me faire +un cabinet.--_M. Thiers._ Sire, dans les circonstances actuelles, +c'est une mission bien difficile. Néanmoins, je suis aux ordres du +Roi; mais, avant tout, il convient de s'entendre sur les hommes et +sur les choses.--_Le Roi._ Pourquoi cela? Je vous charge de faire un +cabinet, est-ce que cela ne vous suffit pas?--_M. Thiers._ Je prie le +Roi de croire que je ne viens pas lui dicter des conditions. En ce +moment, je me considère comme tyrannisé plutôt que comme tyran.--_Le +Roi._ Ah! oui, j'oubliais, vous ne vouliez plus être ministre _sous +le règne_.--_M. Thiers._ Sire, cela est vrai, et si les circonstances +ne me faisaient pas un devoir d'accepter, je prierais le Roi de +songer à un autre. Mais, tout disposé que je suis à faire de mon +mieux, je ne puis être utile au Roi que si mes amis me secondent. +J'ai donc besoin de savoir si le Roi agréera les noms que je compte +lui proposer.--_Le Roi._ Eh bien, voyons, qui voulez-vous?--_M. +Thiers._ D'abord et avant tout, M. Odilon Barrot.--_Le Roi._ M. +Barrot, M. Barrot! il vous faut M. Barrot. Un brave homme, je le +sais, mais un songe-creux qui voudra me faire passer par je ne +sais quelles réformes.--_M. Thiers._ Sire, cela est inévitable. Le +nom de M. Barrot est plus populaire que le mien, et je ne puis pas +m'en passer. Quant aux réformes, mon ami M. Duvergier...--_Le Roi, +vivement._ Ah! M. Duvergier!--_M. Thiers._ Mon ami M. Duvergier, qui +serait nécessairement un de mes collègues, a présenté et défendu un +projet de réformes qui, certes, n'a rien de bien effrayant.--_Le +Roi._ Ah! oui, ce projet qui augmente le nombre des députés. Combien +y en aurait-il de plus?--_M. Thiers._ 70 à 80.--_Le Roi._ Et cela +ne vous effraye pas? Comment vous tireriez-vous d'affaire avec une +Chambre aussi nombreuse? Au reste, cela vous regarde. Pour conduire +la Chambre, vous êtes passé maître. Mais ce n'est pas tout, et M. +Barrot voudra probablement les incompatibilités? (En prononçant ce +dernier mot, le Roi appuyait sur chaque syllabe.)--_M. Thiers._ +Le Roi n'a pas, je pense, d'objection à M. de Rémusat.--_Le Roi._ +Non, certainement.--_M. Thiers._ Eh bien, sur la question des +incompatibilités, nous sommes, M. de Rémusat et moi, beaucoup +plus engagés que M. Barrot.--_Le Roi._ Eh bien, va pour les +incompatibilités. Mais êtes-vous sûr que M. Barrot ne demandera rien +autre chose?--_M. Thiers._ Sire, il demandera, et je demande avec +lui la dissolution de la Chambre.--_Le Roi, se levant brusquement._ +La dissolution de la Chambre! Pour cela, je n'y consens pas, je n'y +consentirai jamais!--_M. Thiers._ Cependant, Sire...--_Le Roi._ Je +n'y consens pas, vous dis-je. Je vois bien où l'on veut en venir. +On veut renvoyer la Chambre parce qu'elle m'est dévouée. C'est moi, +moi seul qu'on attaque en elle. Ne me parlez pas de dissolution!» M. +Thiers insiste. «Non, vous dis-je, reprend le Roi, la Chambre est +bonne, excellente, je veux la garder, je la garderai... Au surplus, +pourquoi nous quereller là-dessus? Vous avez votre avis, j'ai le +mien. Demain, il sera temps de nous entendre. Aujourd'hui, j'ai +besoin de votre nom;... il me le faut;... et, quoi que vous fassiez, +il sera au _Moniteur_.--_M. Thiers._ Le Roi ne fera pas mentir le +_Moniteur_.--_Le Roi._ Non, mais le _Moniteur_ dira que je vous ai +appelé. Vous ai-je appelé, oui ou non? Reste à savoir si vous voudrez +qu'on dise que vous avez refusé.--_M. Thiers._ Si la nécessité était +moins pressante, je refuserais certainement. Aujourd'hui, je ne +m'oppose pas à ce que le _Moniteur_ annonce que le Roi m'a appelé +et que j'ai accepté, pourvu que le nom de M. Barrot soit joint au +mien.--_Le Roi._ Encore M. Barrot. Pourquoi M. Barrot?--_M. Thiers._ +Le nom de M. Barrot est indispensable, et si le Roi refuse, je n'ai +plus qu'à me retirer.--_Le Roi._ Allons! il faut faire ce que vous +voulez. Eh bien, dictez, je suis votre secrétaire.--_M. Thiers._ +Sire, je vais écrire moi-même.--_Le Roi, prenant vivement la plume._ +Non, non, dictez. Si ce que vous dictez ne me convient pas, je le +changerai.»--M. Thiers dicte alors la note que doit publier le +_Moniteur_. Elle porte que M. Thiers, chargé de former un cabinet, a +proposé au Roi de s'adjoindre M. Barrot, et que le Roi y a consenti. +Après une ou deux minutes de réflexion, le Roi trouve cette formule +convenable et l'écrit de sa main. «Le Roi, ajoute M. Thiers, me +permettra maintenant d'aller me concerter avec mes futurs collègues. +Quant à la dissolution et aux autres questions non résolues, il reste +bien entendu que si demain il nous était impossible de nous entendre +avec le Roi, nous serions libres.--_Le Roi._ Certainement; vous +êtes libres, et moi aussi.» Le Roi annonce alors à M. Thiers qu'il +a mis le maréchal Bugeaud à la tête de la force publique. «C'est +votre ami, lui dit-il; vous vous entendrez à merveille.» M. Thiers +paraît un peu embarrassé et se plaint qu'on ait pris un parti si +grave sans consulter le nouveau cabinet. «Que voulez-vous? lui dit le +Roi, Trézel et Jacqueminot ne sont bons à rien. Il me faut un homme +pour me défendre, et Bugeaud est le seul en qui j'ai confiance... Au +reste, que peut-on vous dire? Ce n'est pas vous qui l'avez nommé, +c'est Duchâtel. Allez trouver le maréchal et concertez-vous avec lui.» + +[Note 558: Je n'ai, sur la conversation du Roi et de M. Thiers, que +des comptes rendus recueillis de la bouche de ce dernier, soit par +M. Duvergier de Hauranne, soit par M. Senior. Je me suis attaché de +préférence au premier, qui est plus complet et qui m'a semblé devoir +être plus exact. Toutefois je dois, ici plus que jamais, renouveler +les réserves que j'ai faites déjà sur l'inconvénient de comptes +rendus émanés d'un seul des interlocuteurs et non contrôlés par +l'autre.] + +En sortant de chez le Roi, M. Thiers se rend à l'état-major. Du +plus loin qu'il l'aperçoit, le maréchal, interrompant le discours +qu'il tient aux officiers: «Eh bien, mon cher Thiers, lui crie-t-il, +je suis charmé de vous voir. Je suis commandant en chef, vous +êtes premier ministre. À nous deux, nous allons faire de bonne +besogne.--Permettez, répond M. Thiers, je ne suis pas ministre et +je ne sais pas si je le serai; je suis seulement chargé de former +un cabinet avec M. Barrot.» Au nom de Barrot, le maréchal fait un +peu la grimace; mais il se remet aussitôt. Il parle alors de ses +moyens d'action, se plaint que ses prédécesseurs lui aient laissé +des troupes fatiguées avec des munitions insuffisantes[559]. Il +n'en promet pas moins d'agir vigoureusement, et répète, à plusieurs +reprises, avec sa rudesse de vieux soldat: «J'aurai le plaisir de +tuer beaucoup de cette canaille, c'est toujours cela.» Il presse M. +Thiers de courir chez ses amis et de persuader à la garde nationale +de donner son concours. «Il serait sans doute très malheureux, +ajoute-t-il, qu'elle ne voulût pas marcher, ou qu'elle voulût marcher +contre nous. Mais, s'il en était ainsi, dites-lui bien que ce ne +serait pas une raison pour me faire jeter ma langue au chat.» + +[Note 559: Le maréchal Bugeaud ayant renouvelé, après la révolution, +dans une lettre publiée, ses plaintes sur l'insuffisance des +munitions, le général Trézel, ministre de la guerre dans le cabinet +Guizot, lui a répondu en apportant des chiffres détaillés. La +controverse intéresse peu aujourd'hui. En effet, ce n'est pas faute +de cartouches que la monarchie est tombée, c'est faute d'avoir voulu +s'en servir.] + +Rentré chez lui, M. Thiers y trouve M. de Rémusat qu'il a envoyé +chercher en partant pour les Tuileries; il lui rend compte brièvement +de sa conversation avec le Roi. Au nom de Bugeaud, M. de Rémusat +proteste. «Il y avait, dit-il, pour le Roi, deux partis à prendre: +ou livrer bataille purement et simplement, sans transiger; dans ce +cas, il faisait bien de prendre Bugeaud, mais nous n'avions rien à +faire aux Tuileries; ou essayer de la conciliation et faire, dans +ce dessein, les concessions nécessaires; alors il était naturel +d'appeler Thiers et Barrot, mais Bugeaud devait être tenu à l'écart.» +M. de Rémusat insistant, M. Thiers lui propose de retourner +immédiatement avec lui aux Tuileries. Ils trouvent le malheureux +roi, épuisé de fatigue, enveloppé de flanelle, sur le point de se +mettre au lit. M. de Rémusat expose brièvement ses objections. Le +Roi lui répond «d'abord qu'il est impossible de faire descendre +de cheval le général en chef au moment du combat, ensuite que M. +Thiers et ses amis ne sont pas encore ministres et, par conséquent, +ne répondent pas de la nomination; demain, quand le cabinet sera +constitué, il fera ce qu'il lui plaira». Il est près de quatre +heures du matin, quand M. Thiers et M. de Rémusat, qui a fini par +se laisser persuader, sortent des Tuileries. Ils emploient le reste +de la nuit à recruter les membres du nouveau ministère. Ils se +rendent successivement chez M. Duvergier de Hauranne et chez M. +Odilon Barrot, dont ils ont quelque peine à obtenir le concours; tous +deux font contre le maréchal Bugeaud les plus vives objections. Il +est entendu que des portefeuilles sont réservés à MM. Cousin et de +Malleville. M. Thiers voudrait avoir aussi quelques membres du tiers +parti: des offres sont faites à MM. Dufaure, Passy, Billault, qui +les déclinent, et au général de La Moricière, qui les accepte. Ces +pourparlers se prolongent jusque vers huit heures du matin. + +Tandis que M. Thiers est occupé à ces démarches préliminaires, le +maréchal Bugeaud commence l'exécution de son plan d'attaque. Les +trois colonnes qui doivent se diriger sur l'Hôtel de ville, la +Bastille et le Panthéon, sont parties entre cinq et six heures du +matin. Le maréchal a présidé lui-même au départ, prescrivant aux +chefs d'annoncer partout le nouveau ministère, encourageant les +soldats par quelques paroles d'une énergique familiarité. À peu de +distance du Carrousel, les troupes rencontrent les barricades qui ont +été construites pendant la nuit et qui sont beaucoup plus nombreuses +qu'on ne pouvait s'y attendre[560]. Néanmoins la résistance n'est +pas suffisamment organisée pour arrêter une offensive vigoureuse. +La colonne du général Sébastiani, partie la première à cinq heures +un quart, arrive à l'Hôtel de ville un peu avant sept heures, après +avoir emporté et détruit plusieurs barricades: elle a eu dix à douze +hommes tués et le double de blessés. La colonne dirigée vers le +Panthéon atteint aussi le but qui lui a été indiqué. + +[Note 560: D'après un relevé fait après coup, il y en avait plus de +1,500. En outre, 4,000 arbres avaient été abattus.] + +Quant à la colonne du général Bedeau, forte d'environ deux mille +hommes et partie à cinq heures et demie, elle s'est avancée sans +grande difficulté jusqu'au boulevard Bonne-Nouvelle. Elle se trouve +là en face d'une barricade d'aspect assez imposant, élevée à l'entrée +de la rue Saint-Denis. Cette barricade ne constitue pas un obstacle +infranchissable: ses défenseurs peu nombreux ne tiendraient pas +devant une attaque résolue, et en tout cas elle peut être tournée +par les rues adjacentes. Mais, à ce moment, interviennent des gardes +nationaux, des habitants du quartier, qui adjurent le général de +ne pas donner le signal d'une bataille meurtrière. «Il y a un +malentendu, disent-ils; le peuple ne sait pas encore que MM. Thiers +et Barrot sont chargés de faire un ministère; attendez au moins +quelques instants, qu'on ait le temps de répandre cette nouvelle, et +la pacification se fera d'elle-même.» En dépit de la vigueur dont +il a fait preuve en Afrique, le général Bedeau est, par nature, un +peu temporisateur; la conduite du gouvernement depuis vingt-quatre +heures n'est pas d'ailleurs faite pour l'encourager à brusquer +les choses. Au lieu de renvoyer ces donneurs de conseils, il les +écoute et se met à parlementer avec eux. Il allègue ses ordres. Ses +interlocuteurs le pressent d'en référer à l'état-major, qui ne pourra +lui savoir mauvais gré d'avoir évité l'effusion du sang. Le général +consent à envoyer au maréchal un mot au crayon, l'informant «qu'il +est en présence d'une population non armée, inoffensive et trompée, +qui ne croit pas au changement de ministère»; il lui demande des +proclamations faisant connaître ce changement; il ajoute qu'il «s'est +arrêté pour faciliter la réunion de la garde nationale». Cependant, +plus l'immobilité de la colonne se prolonge, plus la foule augmente +autour d'elle, insistant vivement pour qu'on ne cherche pas à forcer +le passage. Les troupes sont comme enlisées dans cette foule; +elles ne pourraient s'en dégager que par un effort énergique; il +leur faudrait commencer par bousculer les prétendus médiateurs et +peut-être par les charger. Bedeau est de plus en plus hésitant et +anxieux. Un négociant du quartier, M. Fauvelle-Delebarre, s'offre à +aller faire connaître la situation au maréchal Bugeaud et à rapporter +ses ordres; le général consent à suspendre jusque-là toute attaque. +Ne devait-on pas compter sur le maréchal pour mettre fin à ces +hésitations? + +Depuis que les colonnes d'attaque sont parties, ont afflué à +l'état-major, des bourgeois, des gardes nationaux qui, sous prétexte +d'apporter des nouvelles, déclaraient tout émus que l'armée, en +engageant les hostilités, allait empêcher l'effet pacificateur que +devait produire l'appel de MM. Thiers et Odilon Barrot. Le maréchal +les a reçus d'abord assez mal. Au premier message du général Bedeau, +il a répondu en ne le blâmant pas de s'être arrêté et en lui envoyant +des proclamations; «toutefois, a-t-il ajouté, il demeure entendu que, +si l'émeute se montre, il faut faire les sommations et employer la +force avec énergie, comme nous en sommes convenus ce matin». Mais +de nouveaux prôneurs de conciliation accourent, de plus en plus +nombreux et pressants; au lieu de leur fermer la porte, le maréchal +consent à discuter avec eux. Voici enfin M. Fauvelle-Delebarre qui se +dit chargé d'une mission du général Bedeau. L'état-major présente, +à ce moment, un spectacle étrange: l'escalier est encombré par la +foule des arrivants; en haut, le maréchal, entouré d'officiers; sur +les premières marches, M. Fauvelle-Delebarre, couvert de sueur, les +traits en désordre, s'exprimant sur un ton très haut et avec une +grande exaltation. «Si la troupe tire un coup de fusil, s'écrie-t-il, +tout est perdu; toute médiation devient impossible, et Paris est +noyé dans le sang.»--«Qui donc êtes-vous, demande un officier +d'état-major, pour parler ainsi à un maréchal de France?»--«Oui, +ajoute le maréchal d'un ton brusque, qui êtes-vous, un maire, un +adjoint? Êtes-vous hostile ou bien intentionné?» M. Fauvelle se +dit connu de plusieurs amis du maréchal qu'il nomme; il affirme +son dévouement à l'ordre et ses intentions pacifiques; puis il +insiste de nouveau avec véhémence sur sa demande, se porte fort +qu'une fois le nouveau ministère connu, la garde nationale suffira +à maintenir l'ordre. De toutes les marches de l'escalier, des voix +confuses l'appuient. Le maréchal résiste quelques instants; mais il +est visiblement étourdi de ce bruit, troublé de ces instances si +générales. Enfin il rentre dans la salle la plus proche et dicte +un ordre à l'adresse du général Bedeau; cet ordre lui prescrit de +cesser les hostilités, de se replier sur les Tuileries en évitant +toute collision et de laisser la garde nationale rétablir seule la +tranquillité. Le maréchal revient ensuite sur l'escalier et remet +le papier à M. Fauvelle. «Allez, lui dit-il, je suis convaincu +que vous êtes un honnête homme; je vous confie l'ordre que vous +sollicitez[561].» + +[Note 561: Quelques personnes ont prétendu que M. le duc de Nemours +était présent à l'entretien avec M. Fauvelle-Delebarre, et lui ont +attribué un rôle plus ou moins actif dans la délibération qui a +précédé l'envoi des ordres. Ces assertions sont inexactes. Je tiens +de M. le duc de Nemours qu'il n'est pas retourné à l'état-major +depuis la nomination du maréchal Bugeaud. Il ne voulait pas que sa +présence pût gêner le commandement; il se faisait seulement tenir au +courant de ce qui se passait par un de ses officiers d'ordonnance.] + +Aussitôt après, des ordres semblables sont expédiés à tous les chefs +de corps. Celui qui est adressé au général Sébastiani est ainsi +conçu: «Annoncez partout que le feu a cessé, que l'on est d'accord, +et que la garde nationale va prendre le service de la police. Faites +entendre des paroles de douceur.» On y a joint l'_Avis_ suivant, +destiné à être porté à la connaissance de la population: «Le Roi, +usant de sa prérogative constitutionnelle, a chargé MM. Thiers et +Barrot de former un cabinet. Sa Majesté a confié au maréchal duc +d'Isly le commandement en chef des gardes nationales et de toutes les +troupes de ligne. La garde nationale prend le service de la police. +Je donne ordre de faire cesser le feu partout. _Paris, le 24 février +1848._ Le maréchal duc D'ISLY.» Le préfet de police reçoit également +par un officier d'état-major «l'ordre de cesser toute opération autre +que celle de la défensive»; il est avisé que «les postes occupés +doivent être maintenus, mais sans agression et sans tirer un coup de +fusil». + +Que s'est-il donc passé dans l'esprit du maréchal? Comment lui, +tout à l'heure encore si énergique, en est-il venu à cette sorte de +capitulation? Quand il avait pris possession du commandement, il +était évidemment dans les dispositions qui, les jours précédents, +l'avaient poussé à proposer son concours au ministère Guizot; il ne +songeait qu'à accomplir l'oeuvre de répression armée qui eût été en +harmonie avec la politique de ce ministère. Mais il avait dû bientôt +se rendre compte que le cabinet Thiers-Barrot auquel il se trouvait +associé avait une orientation fort différente. Quand tout dans le +gouvernement était au laisser-aller, pouvait-il seul s'obstiner à +la résistance? Force lui était bien de s'avouer que la thèse des +prôneurs de conciliation et de désarmement eût été approuvée par +les nouveaux ministres. Encore s'il eût pris le parti de suivre sa +voie à part, sans s'occuper d'un cabinet dont, après tout, il ne +tenait pas son mandat et qui n'était pas encore formé! Mais non; il +nourrissait au contraire l'arrière-pensée de prendre place dans ce +cabinet, et, au milieu de la nuit, il avait écrit à M. Thiers une +lettre par laquelle il s'offrait pour le ministère de la guerre[562]. +Se rendant compte, comme on le voit par cette lettre même, qu'on +lui objecterait son «impopularité», il se préoccupait de la faire +disparaître et de montrer à la population parisienne qu'il n'était +pas le fusilleur sanguinaire de la légende de la rue Transnonain. +Faut-il ajouter que, de divers côtés, lui arrivaient d'assez +fâcheuses nouvelles? On annonçait qu'au delà du rayon où agissaient +les troupes, notamment autour de la Bastille et dans le faubourg +Saint-Marceau, l'insurrection faisait des progrès et s'emparait de +plusieurs casernes; que, derrière les colonnes elles-mêmes, les +barricades détruites se reformaient. Peut-être, en présence de ces +faits, le maréchal perdait-il un peu, au fond, de son assurance +première et commençait-il à se demander si une armée déjà fatiguée +et qu'il croyait insuffisamment munie de cartouches[563], serait en +état de soutenir une lutte qui menaçait de se prolonger. Dans quelle +mesure chacune de ces causes a-t-elle influé sur sa détermination? +Il serait difficile de le dire avec précision. Après tout, pourquoi +pousser plus loin l'analyse? À Claremont, comme on débattait devant +Louis-Philippe à qui devait être imputé l'ordre de suspendre les +hostilités: «À quoi bon cet ordre? dit le Roi, il était dans l'air.» +Voilà le vrai mot de la situation. Oui, cet ordre était dans l'air +qui régnait aux Tuileries depuis la retraite du cabinet conservateur, +et ce n'est certes pas la moindre preuve de l'action débilitante de +cet air, qu'un Bugeaud lui-même n'ait pu y échapper[564]. + +[Note 562: Dans cette lettre, le maréchal s'exprimait ainsi: «Il +y avait longtemps que j'avais prévu, mon cher Thiers, que nous +serions tous les deux appelés à sauver la monarchie. Mon parti est +pris, je brûle mes vaisseaux... Quand j'aurai vaincu l'émeute, et +nous la vaincrons, car l'inertie et le défaut de concours de la +garde nationale ne m'arrêteront pas, j'entrerai volontiers, comme +ministre de la guerre, avec vous, dans la formation d'un nouveau +cabinet, à moins que l'impopularité prétendue qu'on me reproche ne +soit un obstacle insurmontable. Dans ce cas, je n'hésiterai pas à +vous conseiller de prendre Bedeau, officier distingué, et de lui +adjoindre, comme sous-secrétaire d'État, M. Magne, député, dont je +connais personnellement la rare capacité.»] + +[Note 563: L'insuffisance des munitions préoccupait à ce point le +maréchal, qu'en ce moment même il envoyait à M. Thiers une note où il +disait qu'en dehors de la colonne de Bedeau, les soldats n'avaient +que dix cartouches par homme. J'ai déjà mentionné que le général +Trézel a contesté l'exactitude de ces assertions.] + +[Note 564: C'est au milieu de témoignages souvent un peu incertains +et mal concordants, que j'ai cherché à dégager la vérité sur les +circonstances dans lesquelles a été donné l'ordre de suspendre +les hostilités. Ce cas n'est pas le seul où j'aie eu occasion de +remarquer que le trouble et l'émotion de ces heures de crise semblent +avoir réagi sur les souvenirs de ceux qui y ont été acteurs ou +spectateurs. De là, entre eux, des contradictions parfois singulières +qu'on aurait probablement tort d'attribuer à un défaut de sincérité. +Ces réflexions trouvent leur application à propos du récit fait par +le maréchal Bugeaud des événements que je viens de raconter. Ce récit +se trouve dans une lettre publique du 19 octobre 1848, lettre écrite +à un moment où le maréchal briguait les suffrages des conservateurs +pour la présidence de la république. Le maréchal est parfaitement +dans le vrai, quand il parle d'une «foule de bourgeois très bien mis, +venant des divers points où se trouvait l'insurrection, et accourant +vers lui, les larmes dans les yeux, pour le supplier de faire retirer +les troupes»; il est également dans le vrai, quand il se fait honneur +d'avoir repoussé d'abord ces conseils. Mais, plus loin, voulant +expliquer pourquoi il a fini par céder, il affirme que l'ordre exprès +et réitéré de cesser les hostilités lui aurait été apporté de la part +du Roi, une première fois par MM. Thiers et Barrot, une seconde par +M. le duc de Nemours. Ici le maréchal se trompe évidemment. D'abord +il paraît certain que l'ordre a été donné avant même que la nouveaux +ministres fussent arrivés aux Tuileries: l'un d'eux, M. Duvergier de +Hauranne, le déclare de la façon la plus formelle. À quelle heure +exactement cet ordre est-il parti de l'état-major? C'est difficile +à fixer. Le général Sébastiani et M. Delessert disent sept heures: +je serais porté à croire, étant donné le temps pris par la marche de +Bedeau et par les pourparlers qui ont suivi, que cette indication +est un peu trop matinale. En tout cas, c'est au plus tard vers huit +heures, et les ministres ne semblent être arrivés aux Tuileries que +vers huit heures et demie. C'est donc à tort que le maréchal fait +intervenir M. Thiers et M. Barrot. Quant au Roi, il a nié absolument, +dans ses conversations de l'exil, avoir donné l'ordre que lui +attribue Bugeaud. Enfin M. le duc de Nemours m'a affirmé n'avoir rien +transmis de semblable. Ce n'est pas à dire que les ministres ou le +Roi aient blâmé cet ordre. Bien au contraire, comme on le verra dans +la suite du récit, les ministres, dans leur première entrevue avec le +Roi, ont parlé de la suspension des hostilités comme d'une mesure qui +s'imposait, et Louis-Philippe, dans cette même conversation de l'exil +où il a nié avoir donné l'ordre, ajoutait: «Il est bien entendu que +je ne regrette pas, que je n'ai jamais regretté que le maréchal n'ait +pas engagé la bataille... J'ai une horreur pour la guerre civile. +Aussi il est certain, très certain, que, si l'on m'avait consulté, +j'aurais été d'avis qu'il fallait, n'importe par quel moyen, éviter +l'effusion du sang.» (_Abdication du roi Louis-Philippe_, racontée +par lui-même et recueillie par M. Édouard LEMOINE, p. 17 à 19.) Cet +ordre était la conséquence logique de la politique où l'on s'était +engagé depuis le changement du ministère. C'est seulement en ce sens +que le maréchal pouvait en rejeter la responsabilité sur d'autres. +Mais, s'il n'a fait que ce qu'on lui aurait demandé de faire, si sa +détermination a été, aussitôt après, approuvée et confirmée, il n'en +reste pas moins qu'il a donné l'ordre sans avoir reçu sur ce point +aucune prescription spéciale du Roi et des ministres. Bugeaud donnait +une explication plus exacte de sa conduite, le jour où, rencontrant +dans un salon ce M. Fauvelle-Delebarre qui s'était fait le messager +du général Bedeau, il lui disait: «Je vous reconnais, monsieur. Vous +nous avez fait bien du mal. J'aurais dû, sans vous écouter, vous +faire chasser de ma présence, et, sourd aux lamentations de vos +bourgeois de Paris et de votre garde nationale, défendre mon roi dans +ses Tuileries et vous mitrailler tous sans merci. Louis-Philippe +serait encore sur le trône, et vous me porteriez aux nues à l'heure +qu'il est. Mais que voulez-vous? J'étais harcelé, étourdi par un tas +de poltrons et de courtisans. _Ils m'avaient rendu imbécile comme +eux!_» (Ce propos a été rapporté par Daniel STERN dans son _Histoire +de la révolution de 1848_.)] + +Pendant que ces graves événements se produisent à l'état-major, M. +Thiers, qui a terminé ses démarches préliminaires, reprend, vers +huit heures du matin, le chemin des Tuileries, en compagnie de M. +Odilon Barrot et des autres hommes politiques qu'il désire faire +entrer dans son cabinet. De la place Saint-Georges au palais, les +futurs ministres franchissent de nombreuses barricades et risquent +même un moment d'être pris entre deux feux. Partout, sur leur chemin, +ils annoncent le nouveau ministère, mais sans grand succès. «On +vous trompe, répondent les insurgés; on veut nous égorger.» Et, à +l'appui de leurs défiances, ils allèguent la nomination de Bugeaud. +M. Barrot, troublé de ces apostrophes populaires, veut s'en retourner +chez lui, et ce n'est pas sans peine que M. Thiers et le général de +La Moricière le déterminent à franchir le guichet des Tuileries. +Les députés trouvent la place du Carrousel occupée par des troupes +assez nombreuses, mais mornes; dans la cour du château, des aides +de camp, des gens de service, de simples citoyens, courant çà et là +d'un air effaré. Le duc de Nemours et le duc de Montpensier viennent +au-devant d'eux avec courtoisie, calmes et dignes, mais fort abattus. +Au moment d'entrer dans le palais, M. Thiers quitte un instant ses +collègues pour passer par l'état-major, mais il ne tarde pas à les +rejoindre dans les appartements du Roi. Celui-ci vient de se lever. +Enveloppé dans un large vêtement brun, il paraît fatigué et ne marche +qu'avec effort. La conversation s'engage. Sur les personnes, pas de +difficulté. «Je les accepte toutes, dit le Roi; venons aux choses.» +Quelqu'un ayant parlé de la dissolution, le Roi s'y montre non moins +opposé que dans sa conversation de la nuit avec M. Thiers. Le mot de +réforme est prononcé. «Nous verrons, répond le Roi, quand la crise +sera finie. Ce n'est pas de ces éventualités que j'ai besoin de +causer maintenant avec vous. Que faut-il faire aujourd'hui même?» +Comme M. Thiers répliquait que lui et ses amis n'étaient pas encore +ministres, et que le cabinet Guizot était toujours en fonction: +«Laissez là les bêtises constitutionnelles, dit vivement le Roi; vous +savez bien que M. Guizot est hors de question, et que je ne me fie +qu'à vous.» M. Thiers propose alors, pour tenir compte des objections +présentées contre Bugeaud, sans cependant «faire descendre de cheval +un maréchal de France», une transaction que, peu auparavant, il a +fait agréer par ses collègues: elle consiste à donner le commandement +de la garde nationale à un général plus populaire, à La Moricière, +Bugeaud conservant toujours le commandement en chef. Le Roi entre +vivement dans cette idée; il demande seulement si le général de La +Moricière consent à être sous les ordres du maréchal. «De tout mon +coeur, dit La Moricière; j'ai servi sous lui toute ma vie.» M. +Thiers signale ensuite à l'attention du Roi l'insuffisance des forces +militaires et le manque de munitions. Il en conclut que le mieux +serait de rappeler toutes les troupes et de les concentrer autour des +Tuileries. Le Roi approuve encore. Il est bien entendu, quoiqu'on ne +fasse pas allusion à l'ordre donné tout à l'heure par le maréchal, +que les hostilités sont suspendues: c'est un point qu'on ne discute +pas, parce que tous le considèrent comme acquis. On ne songe à user, +pour le moment, que des moyens de conciliation et de pacification. +«S'ils ne réussissent pas, ajoute M. Thiers, eh bien! nous nous +battrons.» Le Roi congédie ses ministres,--je les appellerai +désormais ainsi, bien que le cabinet ne soit pas officiellement +constitué,--en les engageant à aller s'entendre avec le maréchal +Bugeaud sur les décisions prises[565]. + +[Note 565: Deux des membres de l'ancien cabinet, MM. Dumon et Hébert, +arrivant aux Tuileries quelques instants après cet entretien, +trouvent le Roi fort soucieux. Ils lui demandent si le ministère +est formé. «Pas encore, répond le Roi, mais je crois qu'il va se +former.» Puis, interrogé sur les mesures qui lui sont réclamées, il +ajoute: «Je ne sais pas trop. Au surplus, je ne dispute pas avec eux. +J'accorde tout; je suis vaincu.»] + +Le maréchal prend très bien la nomination de La Moricière. «Vous +ne pouviez pas, dit-il, me donner un meilleur second.» Il agrée +également l'idée de M. Thiers de concentrer les troupes autour +des Tuileries. «J'ai déjà pris les devants», lui répond-il, +faisant allusion aux ordres qu'il a envoyés, peu auparavant, aux +chefs de corps. De nouvelles instructions, dans ce sens, sont +aussitôt rédigées et expédiées[566]. Les ministres exposent, avec +complaisance, au maréchal et aux officiers qui l'entourent, leur +façon d'envisager la situation. «L'opinion, disent-ils, veut la +réforme; nous la lui apportons; mais elle n'en sait rien encore. +Voilà la cause de la crise. Il s'agit donc uniquement de dissiper +ce malentendu, non de mettre Paris à feu et à sang. Au lieu de +témoigner, comme le précédent cabinet, de la défiance à la garde +nationale, nous allons la convoquer; elle annoncera partout la bonne +nouvelle.» Dans le même dessein, on décide que M. Odilon Barrot et +le général de La Moricière vont se montrer dans les rues pour faire +connaître le changement de ministère et de système. Le général +étant en costume de ville, on l'affuble, par-dessus son pantalon à +carreaux, de diverses pièces d'uniforme empruntées aux uns et aux +autres. M. Thiers s'est offert aussi pour aller parler au peuple, +mais le maréchal l'a arrêté: «Laissez-les, dit-il, aller seuls et +tâcher de raconter leur histoire. J'ai besoin de vous ici. Nous +serons bientôt attaqués.» Le vrai motif du maréchal était que M. +Horace Vernet venait de lui dire à l'oreille: «Retenez M. Thiers. +J'ai traversé l'insurrection; je l'ai trouvée furieuse contre lui, et +je suis convaincu qu'on le couperait en petits morceaux.» Les choses +allaient vite, et M. Thiers était déjà dépassé. + +[Note 566: Ce sont peut-être ces instructions que le maréchal Bugeaud +confondait avec le premier ordre de cesser le feu, quand il racontait +n'avoir fait qu'obéir aux prescriptions apportées par les nouveaux +ministres.] + + +IX + +Nous avons laissé le général Bedeau, immobile sur le boulevard +Bonne-Nouvelle, pressé de toutes parts par le peuple, attendant +les ordres qu'il a envoyé demander à l'état-major. Enfin arrivent +M. Fauvelle-Delebarre et divers messagers, dont un employé de la +ville qui a passé par les égouts pour être plus sûr de ne pas être +arrêté; ils apportent les nouvelles instructions: suspendre les +hostilités; remettre la police à la garde nationale; se replier sur +les Tuileries. Le général Bedeau est tout de suite sans illusion sur +les conséquences. «Une retraite honorable, dans ces circonstances, +est impossible», dit-il à un de ses aides de camp. En effet, que +peut-il advenir d'une troupe qu'on fait reculer devant l'émeute, avec +recommandation d'éviter tout conflit, et qui se trouve littéralement +noyée au milieu d'une foule dont cette retraite même accroît encore +la surexcitation et l'audace? Mais le général est obligé d'obéir à +cet ordre, qu'il a contribué, du reste, à provoquer par ses propres +hésitations. La mort dans l'âme, il commande demi-tour, et, prenant +la tête, il se met en mouvement dans la direction de la Madeleine. + +Les barricades ont été relevées sur la route qu'il doit parcourir; +à chacune, il faut parlementer, au milieu de cris confus: «Vive la +ligne! À bas Guizot!» et même par moments: «À bas Louis-Philippe!» +Ces obstacles et ces arrêts disloquent et allongent la colonne. La +foule pénètre dans ses rangs, engage des colloques et fraternise +avec la troupe. Plus on avance, plus le désordre et l'indiscipline +augmentent. Les soldats, inertes, ahuris, laissent prendre leurs +cartouches. Les officiers détournent les yeux, impuissants et navrés. +À la hauteur de la rue de Choiseul, l'artillerie se trouve arrêtée +par une barricade plus forte que les autres. Des individus commencent +à vouloir fouiller dans les caissons; un officier, qui s'assied sur +l'un d'eux pour empêcher le pillage, est brutalement jeté à terre. +L'émeute menace de s'emparer de la batterie entière; on ne voit pas +d'autre ressource que de l'abandonner à la garde nationale, qui +réussit à conduire les canons à la mairie du 2e arrondissement, mais +laisse tomber les caissons au pouvoir du peuple. Un peu plus loin, +nouvelle humiliation: la foule crie: La crosse en l'air! Le soldat +obéit; la garde nationale lui a d'ailleurs donné l'exemple. Près de +la rue de la Paix, M. de Laubespin, qui fait fonction d'officier +d'état-major, passe près d'un détachement de cuirassiers. «Ah! +capitaine, lui disent des cavaliers tremblant de honte et d'émotion, +vous êtes bien heureux, vous avez conservé votre sabre. La foule +a exigé que nous lui remissions nos lattes, et nous n'avons au +côté que des fourreaux[567].» De plus en plus mêlée au peuple, la +colonne n'a rien d'une force militaire. Chaque soldat marche, la +crosse sur l'épaule, donnant le bras à un ouvrier ou à un bourgeois. +Quant au général Bedeau, il est en avant où il croit sa présence +nécessaire pour se faire ouvrir passage. Quand on vient lui annoncer +que l'artillerie est abandonnée, que les soldats mettent la crosse +en l'air, il baisse la tête: absolument découragé, ne se sentant +aucune force en main pour arrêter ce désordre, il est réduit à faire +adresser à ses auteurs de bien vaines supplications. «Au nom du +ciel, dit-il à l'un des bourgeois qui sont près de lui, si vous avez +quelque autorité sur les hommes du peuple, faites-leur comprendre +qu'ils déshonorent le soldat. Le peuple ne saurait vouloir humilier +l'armée!» Malheureux général! Ceux qui l'approchent peuvent voir les +larmes amères qui mouillent ses yeux. Il sent évidemment combien +ces quelques heures de guerre civile vont ternir le renom militaire +si pur et si brillant qu'il a acquis par des années de combats en +Afrique[568]. + +[Note 567: Ce fait, ainsi que plusieurs autres incidents de cette +lamentable retraite, m'a été raconté par le comte de Laubespin +lui-même, actuellement sénateur de la Nièvre. M. de Laubespin, ancien +aide de camp du maréchal Valée et en disponibilité depuis la mort de +ce dernier, avait repris volontairement du service quand il avait vu +la monarchie en péril.] + +[Note 568: Le général Bedeau devait en effet être très attaqué à +raison de ces faits: on a même voulu faire peser exclusivement sur +lui une responsabilité qui devait être au moins partagée. Il en a +beaucoup souffert, et on peut même dire qu'il en est mort.] + +En débouchant sur la place de la Concorde, confondue dans cette +cohue tumultueuse, la colonne a un tel aspect, que les vingt gardes +municipaux du poste de l'avenue Gabriel, croyant voir arriver +l'émeute, se mettent en défense; bientôt même, attaqués ou se croyant +attaqués par des hommes du peuple, ils font feu. On riposte du +côté de la foule. Vainement, au risque de se faire tuer, Bedeau se +précipite-t-il entre les combattants pour les arrêter; il n'est pas +écouté. Au bout de quelques instants, le poste est enlevé, détruit, +ses défenseurs tués ou en fuite. Peu après, du côté opposé de la +place, le poste du pont Tournant, trompé par une autre alerte, fait +également une décharge qui tue trois personnes, dont un député +conservateur, M. Jollivet. Ces incidents ne sont pas pour diminuer la +confusion, et c'est à grand'peine que le général Bedeau parvient à +rallier ses troupes absolument démoralisées et à leur faire prendre +position sur la place, à côté de celles qui s'y trouvaient déjà. Il +est alors environ dix heures et demie. + +À défaut de la lutte dont on vient de se retirer de si piteuse +manière, recueille-t-on quelques profits de la conciliation? Aussitôt +après sa conférence avec les ministres, le maréchal Bugeaud a voulu +se montrer aux gardes nationaux rangés sur la place du Carrousel. +«Mes amis, mes camarades, dit-il, tout est terminé. L'ordre vient +d'être expédié aux troupes de ne pas combattre et d'annoncer que la +police de Paris est confiée au patriotisme de la garde nationale.» Il +est accueilli froidement. Il sort dans la rue de Rivoli, et ordonne +par deux fois à un bataillon de la 2e légion de rompre par sections +et de le suivre. Personne ne bouge. Un officier d'état-major se +décide alors à lui dire: «J'ai le regret, monsieur le maréchal, de +vous apprendre que la garde nationale ne veut pas de vous.» + +Il a été convenu, on le sait, que M. Odilon Barrot et le général de +La Moricière iraient annoncer au peuple les changements opérés. M. +Barrot se dirige vers les boulevards, accompagné de quelques amis, +dont M. Horace Vernet, en uniforme de colonel de la garde nationale +et tout chamarré de décorations. Au début, dans les quartiers +riches, il n'est pas mal accueilli: quelques cris de: Vive Barrot! +mêlés à d'autres cris de: À bas Bugeaud! et même: À bas Thiers! +À mesure qu'il s'avance sur les boulevards, l'accueil est plus +froid, plus méfiant. «Vous êtes un brave homme, lui dit-on; mais +il vous a déjà attrapé en 1830; il vous attrapera de nouveau.» M. +Barrot se dépense en phrases sonores, en poignées de main, mais +avec un succès qui va toujours diminuant. Bientôt on crie: «À bas +les endormeurs! Plus de Thiers! Plus de Barrot! Le peuple est le +maître! À bas Louis-Philippe!» Le chef de la gauche arrive enfin +auprès de la barricade de la porte Saint-Denis, devant laquelle +s'était arrêté le général Bedeau; un drapeau rouge flotte au sommet. +Là, toutes ses avances échouent: les visages sombres, les gestes +menaçants lui font comprendre qu'il n'a plus qu'à retourner sur ses +pas. Étonné et triste d'avoir rencontré si vite et si près le terme +de sa popularité, épuisé de fatigue, la voix brisée, il reprend +péniblement, au milieu de la foule tumultueuse qui l'enveloppe, le +chemin de la Madeleine. Près de la rue de la Paix, il se rencontre +avec le général de La Moricière qui n'a pas mieux réussi dans sa +tournée, malgré sa parole prime-sautière, son allure hardie et ce +je ne sais quoi d'héroïque si propre à agir sur le populaire. À +ce moment, les bandes qui entourent les deux ministres se mettent +à crier: Aux Tuileries! aux Tuileries! M. Barrot et le général se +voient sur le point de terminer leur expédition conciliatrice, +en conduisant l'émeute à l'assaut de la demeure royale. Ils se +dérobent, chacun à sa manière: La Moricière pique des deux, devance +les braillards, et rentre seul au palais; M. Barrot expose, d'un ton +dolent, qu'il a besoin de se reposer et qu'il doit «rentrer chez lui, +rue de la Ferme-des-Mathurins, pour rassurer sa femme». La foule le +suit; à l'entrée de sa rue, quelques individus accrochent un écriteau +avec ces mots: Rue du Père du peuple. Dans sa maison, M. Barrot +trouve un grand nombre de députés, de journalistes, de membres du +Comité central, tous ceux avec lesquels il a fait la campagne des +banquets; plusieurs en sont déjà à demander la déchéance du Roi: +toutefois le mot de république n'est pas encore prononcé. + +Pendant que leurs deux collègues font cette expédition, MM. Thiers, +Duvergier de Hauranne, de Rémusat sont demeurés aux Tuileries. +Toujours convaincus que le salut est dans les concessions, ils +arrachent au Roi, non sans peine, la promesse de cette dissolution +qu'il avait jusqu'ici refusée. Une proclamation est aussitôt rédigée +dans ce sens; mais on ne trouve pas au palais moyen de l'imprimer. + +Peu après, vers dix heures et demie, le Roi était à déjeuner, avec +sa famille et une vingtaine d'étrangers dont MM. Thiers, de Rémusat +et Duvergier de Hauranne, quand la porte de la salle à manger, +brusquement ouverte, laisse apparaître un capitaine d'état-major, +en tenue de campagne, tout haletant et le visage défait. C'est M. +de Laubespin, que nous avons vu tout à l'heure dans la colonne du +général Bedeau, et qui s'en est détaché pour venir faire connaître +aux Tuileries, où il a ses entrées, le lamentable état de cette +colonne[569]. À la vue de cette assemblée au milieu de laquelle +il ne s'attendait pas à tomber, le capitaine s'arrête, surpris, +embarrassé; mais apercevant parmi les convives M. de Rémusat, son +parent, il s'approche vivement de lui et lui raconte en deux mots +ce dont il vient d'être témoin. Le Roi, qui a remarqué la scène, +demande à haute voix: «Monsieur de Rémusat, que vous dit M. de +Laubespin?--Sire, des choses très graves.» Louis-Philippe se lève +aussitôt et fait signe à l'officier de le suivre, laissant la réunion +singulièrement troublée et inquiète. Arrivé dans son cabinet, le Roi +se fait tout raconter par M. de Laubespin. Celui-ci, qui a rapporté +des faits auxquels il a assisté l'impression la plus noire, ne cache +pas que, dans l'état où elle est, la division du général Bedeau +ne lui paraît pas en mesure de défendre la place de la Concorde, +et que la famille royale n'est plus en sûreté dans les Tuileries. +«Mais alors», dit le Roi, qui, tout en parlant, revêt un uniforme +de général, «vous voulez que je me retire?» M. de Laubespin fait +observer qu'il est trop jeune pour donner un conseil. Louis-Philippe, +qui répugne à croire la situation aussi désespérée, ordonne qu'on +envoie d'autres officiers aux nouvelles. En attendant, entre le +Roi, sa famille et les ministres présents, se tient une sorte de +conseil sur le parti à prendre. Le vieux roi, qui a gardé son calme, +est assis. Dans un coin de la pièce, sont les princesses et leurs +enfants, fort agitées et en larmes. La Reine, plus ferme, se place +devant son époux et s'écrie, avec énergie, que «le Roi et sa famille +doivent attendre leur sort aux Tuileries et mourir ensemble s'il le +faut». Louis-Philippe demande aux ministres leur avis: faut-il rester +ou s'en aller? Les ministres, très émus, déclinent respectueusement +la responsabilité d'un oui ou d'un non. M. Thiers cependant laisse +voir sa préférence pour un départ; à son avis, le mieux serait de +se retirer hors Paris, en un point où l'on assemblerait soixante +mille hommes, et, avec cette force, le maréchal Bugeaud aurait +vite fait de reprendre la capitale[570]. Le Roi paraît goûter cette +idée et parle de Vincennes. «Pas Vincennes, qui est une prison, +dit M. Thiers; mieux vaudrait Saint-Cloud, qui est une position +stratégique.» Consulté à son tour, M. Duvergier de Hauranne craint +qu'on n'ait peu de chances de rentrer aux Tuileries, si une fois on +en sort. Mais, à ce moment, surviennent les officiers envoyés place +de la Concorde; ils rapportent des nouvelles moins alarmantes; ils +font connaître qu'un certain ordre a été rétabli dans les troupes, +qu'elles ont pris position sur la place, et que la sûreté du palais +n'est pas menacée. Chacun respire, et il ne semble plus qu'il y ait +lieu de continuer la délibération[571]. + +[Note 569: Je tiens de M. de Laubespin les détails qui vont suivre. +Je les ai complétés, pour la délibération qui a eu lieu entre le Roi +et les ministres, par des renseignements émanés de M. Duvergier de +Hauranne et de M. Thiers.] + +[Note 570: C'est, on le voit, le plan que M. Thiers devait exécuter +lors de la Commune. Ce plan était-il, le 24 février au matin, aussi +net dans son esprit, et y a-t-il alors autant insisté que le ferait +croire le récit fait par lui à M. Senior? Les renseignements donnés +par M. Duvergier de Hauranne tendraient à m'en faire douter.] + +[Note 571: En se retirant, M. de Laubespin, qui demeure inquiet, +rencontre le général de Chabannes. «Mon cher général, lui dit-il, +je persiste à croire que le Roi et sa famille seront obligés, +sous quelques heures, de quitter les Tuileries. Avez-vous des +voitures?--Oui, il y a plusieurs berlines à quatre chevaux.--Il +sera impossible de vous en servir; je vous adjure de faire préparer +quelques voitures plus modestes.» On verra plus tard combien le +dévouement de M. de Laubespin était bien inspiré, et de quelle +utilité devait être cette précaution.] + +Si l'émeute n'est pas encore, comme on a pu le croire un moment, +maîtresse de la place de la Concorde, elle fait, dans le reste +de la ville, grâce au désarmement volontaire du gouvernement, +des progrès rapides. Plusieurs casernes tombent, l'une après +l'autre, en son pouvoir, avec les fusils et les munitions qu'elles +contiennent. Comment, après l'ordre donné d'éviter toute hostilité, +les détachements qui les occupent opposeraient-ils une résistance +sérieuse? Plusieurs se laissent facilement persuader de fraterniser +avec le peuple. On rencontre dans les rues des soldats n'ayant +plus ni fusil ni sabre, qui laissent les gamins fouiller dans leur +giberne. «Oui, mon bourgeois, dit l'un d'eux à M. Maxime du Camp qui +le considérait avec stupeur, c'est comme cela; puisqu'on nous lâche, +nous lâchons tout.» On ne s'attaque pas seulement aux casernes; +d'autres bandes vont détruire les barrières de l'octroi et brûler les +bureaux de péage des ponts; elles font si bien les choses qu'elles +brûlent par-dessus le marché deux ponts, le pont de Damiette et le +pont Louis-Philippe. Où donc est la garde nationale qui devait se +substituer à l'armée pour faire la police de la ville? Nulle part +on ne la voit dans ce rôle. Elle ne se montre que pour obliger les +soldats et les gardes municipaux à céder devant l'émeute. Souvent +même elle ouvre ses rangs aux insurgés et forme une seule troupe avec +eux. + +La sédition, cependant, n'a toujours ni ensemble, ni chef. Chaque +bande agit séparément, suivant la fantaisie de ceux qui la composent. +Les chefs politiques du parti républicain, les premiers surpris de +l'importance que prend ce soulèvement, ne le dirigent pas. Un des +futurs membres du gouvernement provisoire, M. Marie, étant passé aux +bureaux du National, vers dix heures du matin, y trouve une agitation +bruyante, mais absolument vaine et stérile. «Aucun plan, dit-il, +n'était mis en avant, aucune résolution provoquée. La brusquerie du +mouvement avait évidemment pris tout le monde au dépourvu.» Une heure +plus tard, il rencontre le rédacteur en chef de la _Réforme_, M. +Flocon, au pied du grand escalier de la Chambre des députés, causant +tranquillement avec un de ses amis; «il n'avait, dit encore M. Marie, +ni l'air, ni l'attitude d'un homme qui poursuit, dans sa pensée, une +oeuvre révolutionnaire». Aussi M. Marie ajoute-t-il: «Ce qu'il y a +de certain pour moi, c'est que la révolution a mené le peuple de +Paris et n'a pas été menée par lui, au moins jusqu'à onze heures... +Je défie qu'on me signale jusque-là une direction raisonnée, un +acte réfléchi... Voilà pour moi la vérité; je la dis hautement, +n'en déplaise aux prophètes du lendemain et à ces intelligences +orgueilleuses qui veulent toujours avoir commandé, tandis que, dans +la réalité, elles n'ont fait qu'obéir[572].» + +[Note 572: Extraits des notes de M. Marie, publiés par M. Aimé +CHÉREST dans la _Vie de A.-T. Marie_, p. 100 à 102.] + +Cependant, à défaut d'une direction supérieure, une sorte d'instinct +indique à l'émeute que, maîtresse de toute la partie de Paris +abandonnée par les troupes, elle doit porter son effort sur les +points où celles-ci sont encore en nombre; il en est trois surtout +dont l'importance stratégique et politique est capitale: l'Hôtel +de ville, les Tuileries et le Palais-Bourbon. Il est naturel de +commencer par l'Hôtel de ville. Depuis que la division du général +Sébastiani a reçu, vers huit heures du matin, l'ordre de cesser +les hostilités, elle est demeurée sur la place de Grève, dans une +inaction énervante, en contact avec le populaire, s'habituant +à crier: Vive la réforme! avec tous les détachements de gardes +nationaux qui passaient, laissant attaquer sous ses yeux les gardes +municipaux sans leur venir au secours. Enfin, vers onze heures, +tandis qu'une bande d'ouvriers force une des portes de derrière +de l'Hôtel de ville, un simple capitaine de la garde nationale, +accompagné d'élèves de l'École polytechnique, traverse hardiment +les troupes qui ne bougent pas, entre par la grande porte du palais +municipal, monte jusqu'au cabinet où le préfet se trouve avec le +général Sébastiani, et leur signifie qu'il «vient s'emparer de +l'Hôtel de ville au nom du peuple». Le préfet et le général se +retirent. Les troupes, abandonnées par leur chef, se débandent, +livrent à la foule un grand nombre de fusils, tous leurs canons, et +s'en retournent à leurs casernes. C'est plus pitoyable encore que +la retraite du général Bedeau. La populace, enivrée d'un si facile +succès, pousse des cris de joie, hurle des chants révolutionnaires, +et décharge en l'air les fusils dont elle vient de s'emparer, tandis +qu'une fille, grimpée sur un canon, la harangue en termes immondes. + +À peu près à la même heure où l'émeute célébrait ainsi sa victoire +sur la place de Grève, la place du Carrousel était le théâtre d'un +nouvel échec de la royauté. Il avait paru utile, pour relever les +courages de ses défenseurs, que le roi passât en revue les forces +rassemblées devant le château. L'idée n'était pas mauvaise; mais, +pour réussir, n'eût-il pas fallu plus d'entrain physique et moral +que n'en pouvait avoir un roi de soixante-quatorze ans? Combien il +était changé depuis le temps où, en 1832, il parcourait Paris, un +jour d'émeute, et, par sa tranquille hardiesse, se faisait acclamer +de la garde nationale et du peuple! Il est environ onze heures, quand +Louis-Philippe monte à cheval, entouré de ses deux fils, du maréchal +Bugeaud, du général de La Moricière et de plusieurs autres officiers; +M. Thiers et M. de Rémusat l'accompagnent à pied. Des fenêtres, la +Reine et les princesses le suivent des yeux avec anxiété. Les groupes +les plus proches du palais l'accueillent par des cris assez nourris +de: Vive le Roi! Ces acclamations donnent espoir à la Reine, qui +remercie du geste. Louis-Philippe franchit l'arc de triomphe. Sur la +place, sont rangés d'abord quatre mille hommes de troupes, ensuite +divers corps de gardes nationaux, dont les uns font partie des 1re +et 10e légions, les deux plus conservatrices de Paris; les autres +dépendent de la 4e et sont venus là sans ordre, moins pour défendre +la royauté que pour peser sur elle. La revue commence par la garde +nationale. Des rangs de la 1re et de la 10e légion, partent des cris +mêlés de: Vive le Roi! Vive la réforme! «La réforme est accordée», +répond le Roi. Il pousse plus avant et arrive à la 4e légion. Là, on +ne crie plus: Vive le Roi! mais seulement: Vive la réforme! À bas les +ministres! À bas le système! Les officiers agitent leurs épées, les +gardes nationaux leurs fusils; plusieurs sortent des rangs avec des +gestes menaçants et entourent le Roi. Celui-ci, découragé, abattu, +ne cherche pas à lutter; du moment où la garde nationale se prononce +contre lui, il n'a plus d'espoir. À la stupéfaction de ceux qui le +suivent, il tourne bride, et reprend le chemin du château, sans faire +aucune attention aux troupes de ligne qui l'attendent sous les armes +et auxquelles cette brusque et morne rentrée n'est pas faite pour +rendre confiance. Une fois dans son cabinet, le vieux roi s'affaisse +dans un fauteuil et reste là, muet, immobile, la tête dans les mains. + + +X + +Maîtresse de l'Hôtel de ville, l'émeute se porte vers les Tuileries. +Sur la place du Carrousel, sur la place de la Concorde, autour du +Palais-Bourbon et à l'École militaire, le gouvernement a encore sous +la main huit à dix mille hommes de troupes: ce serait assez pour +se défendre; car, du côté du peuple, les combattants résolus sont +très peu nombreux. «Nous étions une poignée», a dit plus tard l'un +d'eux, M. Charles Lagrange. Mais que peut-on attendre du soldat dans +l'état moral où il se trouve, et surtout qui est en mesure et en +volonté de lui donner une impulsion vigoureuse? Le maréchal Bugeaud, +partant toujours de cette idée qu'on doit agir seulement par la +garde nationale, s'évertue à en chercher quelques compagnies un peu +sûres, pour les placer aux abords du Carrousel. Quant au général de +La Moricière, il se plaint de ne savoir où trouver la milice dont +on lui a donné le commandement. Il est réduit à aller presque seul +au-devant de l'émeute pour tâcher de la désarmer en lui annonçant les +concessions faites; toujours en mouvement, il dépense à cette besogne +beaucoup de courage personnel, sans grande efficacité. + +Vers onze heures et demie, une bande d'hommes du peuple et de gardes +nationaux, au nombre de cinq à six cents, arrive par les petites +rues qui existaient alors entre le Palais-Royal et le Carrousel, +débouche sur cette dernière place et s'avance hardiment devant les +troupes rangées en bataille. Les Tuileries vont-elles donc être +enlevées comme l'a été tout à l'heure l'Hôtel de ville? Le maréchal +Bugeaud est sur la place, entouré de quelques officiers. Il s'élance +au-devant des envahisseurs et leur adresse des paroles énergiques. +Sa figure martiale, l'intrépidité de son attitude les font hésiter. +Toutefois, étant venu à se nommer: «Ah! vous êtes le maréchal +Bugeaud?» crient des voix menaçantes.--«Oui, c'est moi!» Un garde +national s'avance et lui dit: «Vous avez fait égorger nos frères dans +la rue Transnonain!--Tu en as menti, répond avec force le maréchal; +car je n'y étais pas.» L'homme fait un mouvement avec son fusil. +Bugeaud le serre de près pour saisir son arme. «Oui, s'écrie-t-il, je +suis le maréchal Bugeaud! J'ai gagné vingt batailles. Retirez-vous.» +Sa contenance en impose aux émeutiers; quelques-uns même viennent lui +serrer la main. La Moricière accourt joindre ses efforts à ceux du +commandant en chef, et la bande finit par se retirer. Mais pendant +combien de temps peut-on espérer défendre les Tuileries par de tels +moyens? + +À l'intérieur du palais, le Roi ne s'est pas relevé de l'état +d'abattement dans lequel il est rentré de la revue du Carrousel. +Il est toujours assis sur un fauteuil, dans une salle du +rez-de-chaussée[573]. À côté de lui, ses deux fils et quelques-uns +des ministres. Ceux-ci ne savent que faire, n'ont l'idée d'aucune +initiative; on entend seulement, de temps à autre, M. Thiers répéter +cette phrase: «Le flot monte! Le flot monte!» À l'autre extrémité +de la pièce, se pressent des généraux, des aides de camp, des amis, +des inconnus. Par une porte entr'ouverte, on aperçoit, dans le +salon voisin, la Reine et les princesses. Depuis le commencement de +la crise, Marie-Amélie a le pressentiment d'une catastrophe; son +esprit est fort agité; mais elle garde le coeur haut, soutenue par +la foi religieuse et par la fierté de la race. Auprès d'elle, est la +duchesse d'Orléans avec ses deux fils. Plus le péril augmente, plus +cette princesse tient à se montrer étroitement unie aux siens. Elle +n'ignore pas que, dans l'opposition, des amis compromettants, plus +désireux de se servir d'elle que de la servir, ont rêvé de la porter +à la régence, en provoquant l'abdication du Roi; elle sait aussi que, +parmi les conservateurs et jusque dans la famille royale, on a été +parfois tenté de ne pas la croire absolument étrangère à ces visées. +Elle veut, par son attitude, donner un démenti à des espérances et +à des soupçons dont elle se sent également offensée. Quelqu'un de +sa maison lui demandant: «Que fait-on? Que fait Madame?»--«Je ne +sais pas ce qu'on fait, répond-elle; je sais seulement que ma place +est auprès du Roi; je ne dois pas le quitter; je ne le quitterai +pas[574].» + +[Note 573: Cette salle était une de celles qui servaient de cabinet +de travail au Roi.] + +[Note 574: La nuit précédente, la duchesse d'Orléans était restée +auprès de la Reine; celle-ci, qui essayait de lire des prières et +pouvait à peine tenir son livre, s'interrompit un moment et prononça +le mot d'abdication. Était-ce un pressentiment qui lui traversait +l'esprit, ou bien, rendue soupçonneuse par le chagrin, voulait-elle +sonder sa belle-fille? Celle-ci se récria vivement. «Le Roi, reprit +la Reine, est trop bon pour la France; la France est mobile et +ingrate.» Ce n'était pas seulement en présence de la Reine que la +duchesse d'Orléans protestait contre toute idée d'abdication. Dans la +journée du 23 février, comme M. Scheffer, qui était de ses familiers, +lui faisait entrevoir dans l'abdication un dernier moyen de salut +auquel il faudrait peut-être avoir recours, elle repoussa avec force +cette insinuation, et déclara que, si le Roi avait une telle pensée, +elle le supplierait de n'y pas donner suite.] + +Entre la cour des Tuileries et le cabinet du Roi, il y a un +va-et-vient continuel d'officiers, de curieux, apportant à +chaque minute des nouvelles, des avis. Toutes les barrières de +l'étiquette sont tombées; entre et parle qui veut, comme le matin +à l'état-major[575]. Ce n'est pas le caractère le moins étrange de +ces heures troublées que les décisions les plus graves se trouvent +ainsi prises sur le conseil des premiers venus et souvent des plus +suspects. Voici l'un de ces donneurs de conseil: c'est M. Crémieux +qu'introduit le duc de Montpensier; il se posait alors en dynastique. +Il dit avoir parcouru divers quartiers; à l'entendre, la partie +peut encore être gagnée. «Seulement, ajoute-t-il, le peuple veut un +ministère qui soit franchement de gauche; la présence de M. Thiers +à la tête du gouvernement est un dangereux contresens; il faut le +remplacer par M. Odilon Barrot. À ce prix, je crois pouvoir garantir +le rétablissement de l'ordre. Si le Roi tarde, tout est perdu.» +Louis-Philippe se tourne vers M. Thiers, et avec une bienveillance +mélancolique où il n'y a plus rien de l'amertume des premières +conversations: «Eh bien! mon cher ministre, vous voilà, à votre +tour, impopulaire; ce n'est pas moi, vous le voyez, qui répudie +vos services.» M. Thiers presse le Roi d'essayer le moyen de salut +qu'on lui propose. M. Crémieux signale ensuite l'irritation du +peuple contre le maréchal Bugeaud, et demande qu'on lui substitue +le maréchal Gérard. À ce moment, le commandant en chef entre dans +le cabinet. «Mon cher maréchal, lui dit le Roi, on veut que je me +sépare de vous.» Bugeaud ne se montre pas plus désireux de garder son +commandement que M. Thiers son ministère. On mande le baron Fain, +secrétaire du Roi, pour préparer les ordonnances constatant ces +changements, et le général Trézel pour les contresigner[576]. + +[Note 575: «On entrait comme dans une halle», dit un témoin.] + +[Note 576: Il ne paraît pas que, dans le trouble des événements qui +vont suivre, ces formalités aient été remplies.] + +Le nouveau président du conseil n'est même pas aux Tuileries. Nous +avons laissé M. Barrot, vers dix heures et demie, se reposant chez +lui de sa vaine expédition sur les boulevards. À onze heures, il +s'est remis en mouvement pour aller prendre possession du ministère +de l'intérieur[577]. Son cortège est plus d'un chef d'émeute que +d'un ministre du Roi; dans sa voiture et jusque sur le siège, des +républicains comme M. Garnier-Pagès et M. Pagnerre; autour, une +foule tumultueuse célébrant bruyamment sa victoire et criant: +Mort à Guizot! Ce dernier était précisément alors au ministère de +l'intérieur, avec M. Duchâtel; tous deux n'ont que le temps de se +sauver par le jardin[578]. Installé à la place des fugitifs, M. +Odilon Barrot harangue la foule et télégraphie en province que +«l'ordre, un moment troublé, va être rétabli grâce au concours de +tous les bons citoyens». Il ne paraît pas s'être demandé s'il n'y +avait pas une oeuvre plus urgente et si sa place n'aurait pas dû être +auprès du Roi et des autres ministres. + +[Note 577: Le ministère de l'intérieur était alors au 101 de la +rue de Grenelle, où se trouve actuellement l'hôtel du ministre du +commerce.] + +[Note 578: On a raconté inexactement la façon dont M. Guizot était +sorti de France. Voici la vérité. Au moment de s'échapper du +ministère de l'intérieur, madame Duchâtel, qui avait conservé tout +son sang-froid, dit à M. Guizot: «Je suis sûre que vous n'avez pas +réfléchi où vous pourriez vous cacher.--Non.--Eh bien, je sais que +M. Duchâtel a pris ses précautions; je vais m'occuper de vous.» Elle +conduisit M. Guizot chez une concierge de la rue de Verneuil qui le +fit monter dans sa chambre, au cinquième étage, et qui, arrivée en +haut, lui dit: «_C'est-il_ vous qui défendez les honnêtes gens?--Je +l'espère.--Eh bien, alors, je vais vous défendre.» M. Guizot resta +toute la journée dans cette chambre, où il reçut la visite du duc de +Broglie. Le soir, il se rendit chez madame de Mirbel, où il demeura +caché plusieurs jours. Enfin il fut conduit en Belgique par M. de +Fleischmann, ministre de Wurtemberg à Paris et à Bruxelles, qui le +fit passer pour son domestique.] + +Après tout, en quoi la présence de M. Odilon Barrot aux Tuileries +eût-elle pu changer les événements? Sur la pente où l'on glisse avec +une rapidité croissante, il ne semble plus y avoir d'arrêt possible. +À peine a-t-on sacrifié M. Thiers et le maréchal Bugeaud, sur la +demande de M. Crémieux, qu'une bien autre exigence se fait entrevoir. +Les rumeurs qui pénètrent par les portes si mal fermées du palais, +commencent à y apporter, plus ou moins distinctement, le mot qui +servira à précipiter la chute de la royauté. Ce mot vient d'être +jeté dans la foule par certains républicains, que la défaillance du +pouvoir et le succès grandissant de l'émeute ont enfin décidés à se +mêler au mouvement, mais qui n'osent pas encore parler ouvertement de +république. Pendant la promenade de M. Barrot sur les boulevards, M. +Emmanuel Arago s'est approché de lui: «Avant ce soir, l'abdication du +Roi, lui a-t-il dit, sinon une révolution.» C'est aussi d'abdication +que parlaient les radicaux que M. Barrot a trouvés réunis dans sa +maison et qui lui ont fait cortège jusqu'au ministère de l'intérieur. +Cette sorte de mot d'ordre a été vite accepté par les hommes des +barricades, et tout à l'heure, quand le général de La Moricière est +venu leur annoncer les concessions faites, ils ont répondu que cela +ne suffisait plus, et qu'il fallait la retraite de Louis-Philippe. + +La sommation ne tarde pas à arriver jusqu'au Roi lui-même[579]. +Interrogé par ce dernier sur le résultat de ses démarches, le +général de La Moricière est amené à lui dire: «On ne se contente +pas de ce que je promets au nom de Votre Majesté: on demande +autre chose!--Autre chose? s'écrie le Roi; c'est mon abdication! +et comme je ne la leur donnerai qu'avec ma vie, ils ne l'auront +pas...» Mais on ne peut s'attendre à voir Louis-Philippe persister +longtemps dans cette disposition énergique. Arrive bientôt un autre +messager; c'est un secrétaire de M. Thiers, M. de Rheims; il vient +du _National_ et en rapporte que, de toutes parts, le peuple et la +garde nationale réclament l'abdication; à l'entendre, il n'y a pas +d'autre chance de sauver la monarchie, et encore est-il bien tard. +Informés de ces nouvelles, les princes sont d'avis de les faire +connaître à leur père. Celui-ci demande conseil à M. Thiers, qui +se récuse, non sans laisser voir qu'il est porté à penser comme son +secrétaire. Louis-Philippe, fort ébranlé, passe dans le salon voisin +pour consulter la Reine[580]. Là, du moins, on le presse «de ne pas +faiblir». + +[Note 579: J'ai eu sous les yeux plusieurs récits manuscrits ou +imprimés des scènes qui ont précédé et accompagné l'abdication du +Roi. Ils ne concordent pas toujours, soit sur l'ordre des incidents, +soit sur l'attitude et les propos attribués aux divers personnages. +On retrouve là l'effet du trouble que j'ai déjà eu l'occasion de +signaler dans les témoignages se rapportant aux événements de ces +journées. Je me suis attaché à ceux de ces témoignages qui m'ont paru +présenter le plus de garanties d'exactitude.] + +[Note 580: M. Thiers, dans le récit qu'il a fait à M. Senior, a +prétendu que M. Guizot était dans ce salon. C'est une erreur; +l'ancien président du conseil n'était pas revenu aux Tuileries depuis +le matin. (Cf. _Mémoires de M. Guizot_, t. VIII, p. 593.)] + +Cependant les nouvelles sont de plus en plus alarmantes: bientôt même +elles semblent confirmées par un bruit de fusillade qui vient de la +place du Palais-Royal. Le détachement qui occupe, sur cette place, le +poste du Château d'eau, donnant un exemple de fierté militaire rare +dans cette journée, a refusé de se laisser désarmer, et le combat +s'est engagé entre cette poignée de soldats et la masse sans cesse +grossissante des émeutiers. Des Tuileries, on entend distinctement +le crépitement des coups de feu. Ce n'est pas pour donner plus de +sang-froid à tous ceux qui se pressent autour du Roi et qui croient +déjà voir les Tuileries emportées de vive force. + +À ce moment,--il est environ midi,--paraît M. Émile de Girardin, +l'oeil en feu, un carré de papier à la main. Se frayant brusquement +passage à travers les rangs pressés des assistants, il va droit au +Roi. «Qu'y a-t-il?» demande celui-ci. M. de Girardin répond avec +beaucoup de véhémence que pas une minute n'est à perdre; que le +peuple ne veut plus de M. Thiers et de M. Odilon Barrot; qu'il faut +l'abdication immédiate. Il a formulé ainsi, sur le papier qu'il +tient à la main, les concessions nécessaires: «Abdication du Roi, +régence de la duchesse d'Orléans, dissolution de la Chambre, amnistie +générale.» Le Roi interroge du regard ceux qui l'entourent. Pas un +conseil d'énergie qui réponde à cette interrogation. M. de Girardin +insiste; M. le duc de Montpensier l'appuie[581]; dans le fond de la +salle et dans l'antichambre voisine, des voix impatientes crient: +«Abdication! abdication!» Le vieux roi n'est pas de force à résister +longtemps à une telle pression. Il laisse, avec accablement, tomber +cette parole: «J'abdique!» Puis, tandis que diverses personnes, entre +autres le duc de Montpensier, sortent dans la cour pour annoncer +cette nouvelle, il se lève, ouvre la porte du salon où se trouve la +Reine, et répète, d'une voix plus haute: «J'abdique!» + +[Note 581: On a dit que le duc de Nemours, soit à ce moment, soit +à un autre, se serait également prononcé pour l'abdication; cette +assertion est inexacte. Ce prince, fidèle à sa réserve habituelle, +n'a rien dit qui pût influencer le Roi dans un sens ou dans l'autre.] + +La Reine, les princesses se précipitent vers le Roi qui est revenu +à son fauteuil. «Non, tu ne feras pas cela! s'écrie Marie-Amélie, +d'une voix entrecoupée de sanglots, et tout en couvrant de baisers +la tête de son époux. Plutôt mourir ici, que d'en sortir par cette +porte!... Monte à cheval, l'armée te suivra!» Puis, se tournant +vers les assistants: «Je ne comprends pas qu'on abandonne le Roi +dans un semblable moment!... Vous vous en repentirez!... Vous ne +méritez pas un si bon roi!» La duchesse d'Orléans, prosternée avec +ses enfants aux pieds de son beau-père, lui saisit les mains. «Sire, +supplie-t-elle, n'abdiquez pas!» Les assistants sont émus, mais +inertes. Une voix s'élève cependant, chaude, vibrante; c'est celle +de M. Piscatory. «L'abdication, dit-il, c'est la république dans +une heure!» Il ajoute qu'il vient de parcourir Paris, qu'avec un +peu d'énergie tout peut encore être sauvé. M. de Montalivet, que +la Reine a envoyé chercher, le colonel de Neuilly se prononcent +aussi contre l'abdication[582]. Le Roi paraît hésiter. M. Piscatory +revient à la charge. Sur ces entrefaites, les personnes qui étaient +sorties pour annoncer l'abdication rentrent dans la salle, surprises +et émues d'apprendre que tout est remis en question. Plusieurs font +observer qu'on ne peut revenir sur une décision annoncée au peuple, +que d'ailleurs il ne reste plus aucun moyen de se défendre. À ce +moment même, le bruit de la fusillade redouble. «Il n'y a pas une +minute à perdre, dit le duc de Montpensier; les balles sifflent +jusque dans la cour.» Le Roi est de plus en plus anxieux. «Est-il +vrai, demande-t-il, que toute défense soit impossible?»--«Impossible, +impossible!» répondent des voix nombreuses. Il y a là cependant +beaucoup de généraux, d'officiers. Le vieux maréchal Soult, appuyé +contre un chambranle, assiste muet à cette scène. M. Thiers va et +vient, laissant voir une sorte de stupeur. M. Piscatory veut tenter +un nouvel effort; mais Marie-Amélie s'approche de lui. «Merci, lui +dit-elle, c'est assez; ne dites pas un mot de plus; il y a des +traîtres ici.» M. Piscatory fléchit le genou devant la Reine et lui +baise la main. Vainement la duchesse d'Orléans adjure-t-elle une +dernière fois le Roi de «ne pas charger son petit-fils d'un fardeau +que lui-même ne peut pas porter»; Louis-Philippe est définitivement +vaincu. Il se lève, et, au milieu d'un silence profond: «Je suis un +roi pacifique, dit-il; puisque toute défense est impossible, je ne +veux pas faire verser inutilement le sang français, et j'abdique.» + +[Note 582: À en croire le maréchal Bugeaud, il aurait insisté auprès +du Roi pour l'empêcher d'abdiquer. Je dois dire que ce fait n'est +confirmé par aucun des autres témoins.] + +Le maréchal Gérard entre à ce moment; il avait été mandé à la suite +de la démarche de M. Crémieux. On lui demande aussitôt d'annoncer au +peuple l'abdication. «Mon bon maréchal, dit la Reine, sauvez ce qui +peut encore être sauvé!» Bien que très cassé par l'âge et la maladie, +le maréchal ne se refuse pas à un tel appel. Sans lui laisser le +temps de revêtir un uniforme, on le hisse sur un cheval; on lui met, +en signe de paix, un rameau vert dans la main; puis, accompagné de +quelques personnes de bonne volonté, il se dirige vers la place du +Palais-Royal où le combat dure toujours. Au moment de franchir la +grille, quelqu'un lui fait remarquer qu'il n'a entre les mains aucun +papier constatant l'abdication. «C'est juste», dit-il, et, tout en +continuant son chemin, il prie deux personnes de sa suite d'aller +demander ce papier. + +Invité ainsi à fournir le témoignage écrit de son sacrifice, +Louis-Philippe va s'asseoir à son bureau, et, avec une lenteur +qui n'est pas sans dignité, dispose son papier et ses plumes. Les +assistants, parmi lesquels beaucoup d'inconnus, sont littéralement +sur son dos, observant tous ses mouvements, et ne cachant pas +l'impatience que leur cause cette lenteur. «Plus vite, plus vite!» +osent même dire quelques-uns. «Je vais aussi vite que je puis, +messieurs», répond le Roi. Et il se met à écrire posément, de la +grande écriture qui lui est coutumière. Comme le bruit des coups de +feu semble se rapprocher, le duc de Montpensier, inquiet pour la +sécurité de son père, le conjure de se hâter. «J'ai toujours écrit +lentement, dit le Roi, et ce n'est pas le moment de changer mon +habitude.» Voici cependant qu'il a terminé; il trace sa signature. +Un inconnu, debout derrière lui, s'écrie avec joie: «Enfin, nous +l'avons!--Qui êtes-vous, monsieur? lui dit sévèrement la Reine, +en se levant.--Madame, je suis un magistrat de la province.--Eh +bien, oui, vous l'avez, et vous vous en repentirez!» La façon dont +sont prononcés ces derniers mots et le regard qui les accompagne +sont d'une petite-fille de Marie-Thérèse. Cependant le Roi relit +à haute voix ce qu'il vient d'écrire: «J'abdique cette couronne +que la volonté nationale m'avait appelé à porter, en faveur de mon +petit-fils, le comte de Paris. Puisse-t-il réussir dans la grande +tâche qui lui échoit aujourd'hui!»--«Puisse-t-il ressembler à son +grand-père!» s'écrie la Reine; et, levant par deux fois les bras au +ciel: «Ô mon Dieu! ils le regretteront!» Plusieurs personnes, dont +M. Crémieux, se plaignent que le Roi n'ait pas déclaré la duchesse +d'Orléans régente. «D'autres le feront, s'ils le croient nécessaire, +dit Louis-Philippe; mais, moi, je ne le ferai pas. C'est contraire +à la loi. Grâce à Dieu, je n'en ai encore violé aucune, et je ne +commencerai pas dans un tel moment.» Cela est dit d'un ton qui ne +permet pas d'insister; du reste, la consommation de l'abdication a +été comme le signal d'une dispersion générale des assistants[583]. + +[Note 583: Dans les derniers moments de cette scène, on remarqua un +aparté entre la princesse Clémentine, fille du Roi, et M. Thiers. +La princesse paraissait adresser des reproches très vifs à l'homme +d'État, qui répondait: «Mais, madame, je ne puis rien; vous voyez, +que je ne puis rien.» Un autre incident plus douloureux se produisit, +que je ne puis passer sous silence, parce qu'il a été rapporté plus +ou moins exactement par divers historiens. Égarée par l'excès de son +chagrin et aussi par d'anciens soupçons dont j'ai déjà indiqué le mal +fondé, la Reine aurait dit à la duchesse d'Orléans: «Eh bien, Hélène, +soyez contente!» La duchesse, se baissant presque jusqu'à terre et +saisissant les mains de la Reine: «Ah! ma mère, s'écria-t-elle, que +dites-vous là? vous ne pouvez le penser!» Le grand et noble coeur de +Marie-Amélie a dû regretter cette parole cruelle.] + +Aussitôt l'acte signé, un jeune homme l'a pris pour le porter au +maréchal Gérard; il ne parvient pas à le rejoindre, et le papier, +passant de mains en mains, finit par tomber dans celles des insurgés. +Le maréchal, du reste, a échoué complètement dans sa tentative. +L'annonce de l'abdication, loin de désarmer l'émeute, l'enhardit. Sur +la place du Palais-Royal, l'attaque continue, plus acharnée, contre +le corps de garde du Château d'eau. Le moindre mouvement offensif des +troupes massées sur le Carrousel suffirait à dégager le détachement +qui soutient cette lutte si inégale. Mais le mot d'ordre est toujours +de ne pas combattre: les héroïques et obstinés défenseurs du poste +sont hors la consigne. À plusieurs reprises, La Moricière et d'autres +officiers se jettent bravement entre les combattants pour arrêter +le feu. Ils ne sont écoutés d'aucun côté. À la fin, le cheval de La +Moricière tombe, frappé d'une balle; lui-même est blessé d'un coup de +baïonnette et fait prisonnier par les insurgés. + +Autour de la famille royale, une solitude relative s'est faite, +depuis l'abdication. Louis-Philippe espère que son sacrifice lui +vaudra au moins la paix dont son extrême fatigue physique et morale +lui fait sentir le besoin. Convaincu que, dans l'état des esprits, +son éloignement facilitera la tâche de la régence, il est résolu à se +retirer tout de suite au château d'Eu. Avec l'aide de la Reine, il +quitte son uniforme, revêt un costume de voyage et s'occupe à réunir +les objets qu'il veut emporter. Dans sa pensée, du reste, c'est d'un +départ, non d'une fuite qu'il s'agit. Ordre vient d'être donné aux +écuries royales d'amener les berlines à quatre chevaux et en grande +livrée--c'est ce qu'on appelait les «attelages»--dans lesquelles +il effectuera son voyage. En se retirant, à qui laisse-t-il le +pouvoir? Il ne prend à ce sujet aucune mesure. S'il n'a pas voulu de +lui-même briser arbitrairement la loi qui confère la régence au duc +de Nemours, il n'est pas cependant sans se rendre compte que, pour +ceux qui ont exigé l'abdication, la régence de la duchesse d'Orléans +en est le corollaire indispensable. Peut-être entend-il laisser aux +vainqueurs du moment, aux chefs de l'opposition qui l'ont forcé à +se démettre, le soin de résoudre la question. Mais où sont-ils, +ces vainqueurs? On ne les voit nulle part. Si, comme beaucoup le +croyaient alors, ces opposants ont noué de longue date une sorte +d'intrigue pour pousser à l'abdication et en faire sortir la régence +féminine, ils se montrent bien mal préparés à user de leur victoire. +Quant à la duchesse d'Orléans, qui, personnellement, n'a pas trempé +dans ces menées, elle est épouvantée de la tâche qui lui incombe. +À des amis qui lui parlent de la nécessité de prendre la régence: +«C'est impossible! répond-elle. Je ne puis porter un tel fardeau; il +est au-dessus de mes forces!» Puis elle ajoute: «Ôter la couronne au +Roi, ce n'est pas la donner à mon fils.» Enfin, quand elle voit les +préparatifs de départ de la famille royale: «Quoi! s'écrie-t-elle +avec larmes, vous allez me laisser seule ici, sans parents, sans +amis, sans conseils! Que voulez-vous que je devienne?» La Reine +alors, s'approchant d'elle, lui dit avec force et tendresse: «Ma +chère Hélène, c'est pour sauver la dynastie, c'est pour conserver +la couronne à votre fils, qu'il faut que vous restiez ici; c'est un +sacrifice que vous lui devez.» + +Sur ces entrefaites, arrivent de nouveaux messagers de malheur, +annonçant, coup sur coup, l'échec du maréchal Gérard, la blessure +et la prise du général de La Moricière, les progrès de l'émeute que +l'abdication n'a pas désarmée et qui commence à déborder sur la place +du Carrousel. Le trouble résultant de ces nouvelles se trouve accru +par le fracas d'une décharge qui semble être tout proche; on ne tarde +pas à en avoir l'explication: des insurgés, embusqués aux abords +du Carrousel, ont tiré sur les voitures royales au moment où elles +sortaient des écuries, alors situées rue Saint-Thomas du Louvre; +ils ont tué le piqueur, deux des chevaux, et se sont emparés des +voitures. Ce dernier incident ne laisse plus de doute sur l'imminence +du péril. À ce moment, reparaît M. Crémieux, les vêtements en +désordre, plus agité que jamais. «Sire, s'écrie-t-il, il n'y a pas un +instant à perdre. Le peuple vient. Encore quelques minutes, il est +aux Tuileries!» On ne songe plus qu'à fuir, sans prendre le temps de +terminer les préparatifs commencés. Il est environ midi et demi. + +Le duc de Nemours a eu la présence d'esprit, au moment où il a vu +l'émeute s'emparer des grandes berlines, de faire filer, par le quai, +jusqu'à la place de la Concorde, des voitures qui se trouvaient +dans la cour des Tuileries; c'étaient deux coupés et un cabriolet +de la maison du Roi, en petite livrée, de ceux qui servaient aux +aides de camp[584]. Il s'agit, pour Louis-Philippe et les siens, +de rejoindre ces voitures à la grille du pont Tournant. Le triste +cortège se met en route à travers le jardin désert. En tête, le +vieux roi, tout brisé, soutenu par la Reine, dont la grande âme +semble avoir décuplé la force physique; viennent ensuite le duc +de Montpensier, la duchesse de Nemours et ses enfants, le duc +et la duchesse de Saxe-Cobourg et leurs enfants, la duchesse de +Montpensier, l'inévitable M. Crémieux, quelques amis, entre autres +M. Ary Scheffer, le général Dumas, M. Jules de Lasteyrie, des gens +de service; comme escorte, des gardes nationaux à cheval, commandés +par M. de Montalivet, et quelques troupes que le duc de Nemours a +fait venir de la place du Carrousel. Du palais où il est resté, ce +prince veille à tout. Arrivés à la grille, les fugitifs ont quelques +instants de grande angoisse; les voitures ne sont pas sur la place; +enfin les voici; quinze personnes s'y entassent. Les soldats, les +gardes nationaux, les curieux contemplent avec stupeur cette scène +dont ils n'ont pas tout d'abord l'explication. Quelques cris de: Vive +le Roi! se font entendre. Les voitures, entourées par les gardes +nationaux à cheval et par deux escadrons de cuirassiers, partent au +galop dans la direction de Saint-Cloud. + +[Note 584: J'insiste sur ce détail, pour faire justice de la +légende de la fuite en _fiacre_. La présence de ces voitures était +probablement due à l'avertissement donné par M. de Laubespin à M. de +Chabannes. (Cf. plus haut, p. 481.)] + + +XI + +Après le départ précipité de Louis-Philippe, où donc est le +gouvernement? M. Thiers, M. de Rémusat et M. Duvergier de Hauranne +ont quitté le palais, presque aussitôt après la famille royale. M. +Odilon Barrot n'est toujours pas revenu aux Tuileries. Le maréchal +Bugeaud, depuis quelque temps déjà virtuellement déchu de son +commandement, a accueilli la nouvelle de l'abdication par un juron +de soldat; puis, le Roi parti, croyant n'avoir plus rien à faire, il +s'en est retourné chez lui, à cheval, en grand uniforme, en imposant, +par l'intrépidité de son attitude, aux braillards qui veulent lui +faire un mauvais parti. Le maréchal Gérard n'a pas reparu depuis +sa malheureuse tentative. La Moricière est blessé et prisonnier. +Dans cet abandon général, un homme du moins ne s'abandonne pas: +c'est le duc de Nemours. Il ne se demande pas s'il est ou non le +régent[585]; il se souvient seulement qu'il est fils de France et +que ce titre lui crée un devoir. Il monte à cheval et prend en main +le commandement que personne n'exerçait plus. Il ne peut songer, +sans doute, à engager une lutte offensive; mais il veut, tout en +préparant l'évacuation du palais, tenir l'émeute en respect pendant +le temps nécessaire pour assurer la retraite du Roi. Les minutes +sont précieuses. Calme et maître de soi au milieu de l'affolement +général et des balles qui commencent à siffler, il fait passer les +cuirassiers dans le jardin, à travers le vestibule du pavillon +de l'Horloge, déploie deux bataillons de ligne dans la cour des +Tuileries, en fait monter deux autres au premier étage du château et +les poste aux fenêtres, pour avoir, au besoin, une seconde ligne de +feux, et enfin met l'artillerie en position. + +[Note 585: On a prêté au duc de Nemours, pendant la scène de +l'abdication, des propos par lesquels il se serait lui-même prononcé +pour la régence de la duchesse d'Orléans. Ces propos n'ont pas été +tenus. Le prince n'avait ni revendiqué ni abandonné son droit légal +à la régence. Il avait alors d'autres préoccupations.] + +Toutes ces mesures sont rapidement exécutées, et déjà le prince +calculait le moment où, le Roi étant hors d'atteinte, il pourrait +commencer le mouvement de retraite, quand on vient lui annoncer que +la duchesse d'Orléans est encore dans le palais: il la croyait avec +la famille royale. À la pensée qu'il aurait pu l'abandonner sans le +savoir, son émotion est extrême. Il envoie officier sur officier à la +princesse, pour lui dire de partir au plus vite et de se rendre, par +le jardin, à la grille du pont Tournant où il la rejoindra. + +En effet, après le départ du Roi, la duchesse d'Orléans, se voyant +délaissée par tous, n'ayant plus auprès d'elle que sa maison, avait +pris par la main ses deux enfants, et, à travers les longues galeries +du palais, s'était rendue dans ses appartements du pavillon de +Marsan. Se plaçant sous le portrait du duc d'Orléans: «C'est ici, +dit-elle, qu'il faut mourir!» Elle donne l'ordre d'ouvrir les portes, +prête à affronter tous les périls d'une invasion de l'émeute, mais au +fond ne désespérant pas de ramener le peuple quand elle se trouvera +face à face avec lui. Pas un homme politique n'était auprès d'elle. +Chaque instant qui s'écoulait lui faisait ressentir plus amèrement +cet abandon, quand entrent précipitamment deux députés, MM. Dupin et +de Grammont. Ils avaient entendu annoncer dans la rue l'abdication +du Roi, et étaient passés par les Tuileries pour savoir à quoi +s'en tenir. «Oh! monsieur Dupin! s'écrie la princesse dès qu'elle +l'aperçoit, vous êtes le premier qui veniez à moi!» La conversation +s'est à peine engagée que surviennent les officiers dépêchés par le +duc de Nemours. Pressée par les avis réitérés de son beau-frère, la +duchesse se décide à partir; elle descend dans la cour et reprend, à +travers le jardin, le chemin que Louis-Philippe vient de parcourir +quelques instants auparavant. Elle donne le bras à M. Dupin; le +comte de Paris est entre elle et M. de Grammont; le duc de Chartres, +souffrant, est porté par le docteur Blache; quelques officiers de la +maison de la princesse, M. Regnier, précepteur du comte de Paris; M. +Ary Scheffer, qui vient de reconduire le Roi, composent à peu près +toute la suite. + +Pendant ce temps, le duc de Nemours est resté dans la cour des +Tuileries[586], contenant l'émeute qui n'attend que son départ pour +envahir le palais. Quand il estime que la duchesse d'Orléans a eu +le temps de s'éloigner, il donne ses dernières instructions sur la +façon de faire retraite, traverse à cheval le pavillon de l'Horloge, +fait au galop tout le jardin et rejoint la princesse entre le bassin +octogonal et la grille. «Hélène, lui dit-il, la position n'est plus +défendable à Paris; elle peut l'être encore ailleurs. J'ai là une +demi-batterie d'artillerie. Montez sur un caisson avec vos enfants. +Je me charge de vous conduire au Mont-Valérien.» La princesse ne +faisant aucune objection, le duc croit son idée admise et se dirige +rapidement sur la place de la Concorde pour se concerter avec les +divers chefs de corps: il y a là un régiment de cuirassiers qui +entourera la batterie; l'infanterie marchera derrière et sur les +flancs; les troupes, en train d'évacuer les Tuileries, formeront +l'arrière-garde et empêcheront toute poursuite. Ainsi combinée, +l'opération est militairement immanquable. Politiquement, n'est-ce +pas le meilleur parti à prendre? On verra, en route, s'il vaut mieux +se rendre à Saint-Cloud ou au Mont-Valérien. Ce qu'il importe, c'est +de gagner quelques heures pour se reconnaître, de mettre un arrêt +dans la déroute, de pouvoir réunir des forces considérables, de +donner à la France le temps d'intervenir, à Paris celui de réfléchir. +Avec vingt-quatre heures, douze heures de répit, n'est-on pas assuré +d'éviter une révolution dont personne ne veut? N'est-il pas jusqu'à +ce tableau d'une princesse montant avec ses deux enfants sur les +caissons d'une batterie, qui ne puisse, en frappant heureusement +l'imagination populaire, y déterminer un retour de sympathie? + +[Note 586: M. Dupin affirme dans ses Mémoires, avec une insistance +dont on cherche vainement le motif, qu'à ce moment le duc de Nemours +avait déjà quitté le palais. Il est possible qu'il n'ait pas vu le +prince, mais celui-ci était toujours là, occupé à protéger le départ +de sa belle-soeur. Je suis autorisé à opposer, sur ce point, à M. +Dupin, un témoignage irrécusable, celui de M. le duc de Nemours +lui-même.--C'est aussi de M. le duc de Nemours que je tiens les +renseignements qui vont suivre.] + +Le duc de Nemours est encore occupé à donner ses ordres au centre +de la place de la Concorde, quand on vient lui dire que la duchesse +d'Orléans, au lieu de l'attendre comme il y comptait, s'est dirigée +vers la Chambre des députés. Que s'était-il donc passé? Aussitôt +après le départ du duc de Nemours, la princesse avait vu venir à elle +MM. Havin et Biesta, chargés d'une commission de M. Odilon Barrot. +Celui-ci, à la nouvelle de l'abdication, s'était enfin décidé à +quitter le ministère de l'intérieur et à se mettre à la recherche +de la duchesse d'Orléans. N'ayant pas su la trouver aux Tuileries, +il avait prié MM. Havin et Biesta de la rejoindre, de l'inviter à +se rendre à l'Hôtel de ville par les boulevards et de lui annoncer +qu'il l'y accompagnerait. Après l'échec de sa promenade du matin, ce +conseil témoignait, chez M. Barrot, d'une foi singulièrement robuste +dans le peuple parisien. Avait-il donc des indices nouveaux lui +permettant d'augurer le succès? Savait-il seulement en quelles mains +le palais municipal était tombé depuis quelques heures? Non; c'était +uniquement, chez lui, le souvenir peu raisonné du sacre populaire +que le duc d'Orléans était allé chercher à l'Hôtel de ville, le +31 juillet 1830[587]. La duchesse d'Orléans, dont l'imagination +était vaillante, se sentait tentée par ce que l'entreprise avait +de périlleux, et elle proposait déjà qu'on lui amenât un cheval de +dragon, se faisant fort de le monter sans selle de femme. Mais M. +Dupin, avec son gros bon sens, déclara que c'était «un conseil de +fou». La princesse parla alors d'aller à la Chambre. «Vous avez +raison», dit M. Dupin. Et sans plus tarder, il franchit la grille, +s'avança vers les gardes nationaux et le peuple, ôta son chapeau +et cria: «Vive le comte de Paris, roi des Français! Vive madame la +duchesse d'Orléans, régente!» La foule, qui n'était pas alors très +nombreuse en cet endroit, fit écho à ce cri. La princesse prit le +bras d'un officier de la garde nationale et se dirigea vers le pont. +Dans cette délibération, qui n'a duré que quelques minutes, elle ne +paraît pas avoir parlé de la proposition que le duc de Nemours lui +avait faite et qu'il avait cru acceptée. Au milieu de l'agitation +générale, ne l'avait-elle pas entendue ou comprise? Ou bien, se fiant +à sa popularité personnelle pour sauver ce qui avait été perdu par +le gouvernement ancien, trouvait-elle avantage à se séparer de ce +gouvernement, à se montrer entourée d'autres hommes, à user de moyens +nouveaux? + +[Note 587: M. Duvergier de Hauranne a écrit dans ses _Notes +inédites_: «C'était peu de partir pour l'Hôtel de ville; il fallait y +arriver et en revenir. Or, dans l'état de Paris, il est très douteux +que la princesse y fût arrivée; il est presque certain qu'elle n'en +serait pas revenue.»] + +La détermination de la duchesse d'Orléans est un coup terrible pour +le duc de Nemours. Dans la pensée de ce prince, elle détruit la +dernière chance de salut, en même temps qu'elle expose la duchesse +et ses fils aux plus grands dangers. Il résout donc de courir après +elle, de tâcher de l'arrêter si elle n'est pas encore entrée dans +la Chambre, de l'en faire sortir si elle y est déjà. Toutefois, il +se préoccupe auparavant d'assurer la défense du Palais-Bourbon. +La précaution était d'autant plus nécessaire qu'à ce moment même, +sur les pas des troupes qui évacuaient les Tuileries, l'émeute s'y +précipitait. Deux corps se trouvent sur la place de la Concorde, +celui du général Bedeau et celui que le général Ruhlières vient de +ramener du Carrousel. Ce dernier général étant le plus ancien en +grade, le duc de Nemours lui prescrit de prendre le commandement de +toutes les troupes réunies sur la place et lui donne mission spéciale +de protéger la Chambre des députés. Il fait porter un ordre semblable +à l'officier général qui commande sur la rive gauche. Ces mesures +prises, il part, au galop de son cheval, dans la direction qu'a +suivie la duchesse. En arrivant à la grille du Palais-Bourbon, il +apprend qu'elle y est déjà entrée. Il met alors pied à terre pour la +rejoindre dans l'intérieur du palais. + + +XII + +Que peut-on attendre de rassemblée à laquelle la duchesse d'Orléans +va en quelque sorte livrer les dernières chances de la royauté? +Dès midi, les députés sont venus assez nombreux au Palais-Bourbon. +Leur agitation, leur effarement étaient extrêmes. Les membres +de l'ancienne majorité, depuis la chute du ministère Guizot, se +sentaient, eux aussi, des vaincus; le vent de déroute qui régnait +aux Tuileries ne les avait pas épargnés. L'épreuve révélait ce qui +manquait de fond solide et résistant à ce conservatisme établi +principalement sur les intérêts. On n'y voyait presque aucune trace +de ces convictions et de ces fidélités qui se raidissent contre +la mauvaise fortune, prêtes à tous les dévouements et à tous les +sacrifices. Chaque minute abattait davantage les courages, en faisant +connaître un nouveau désastre: l'abdication d'abord, puis le départ +du Roi. Quelques députés essayaient de susciter un mouvement en +faveur de la duchesse d'Orléans; l'idée était bien accueillie, mais +les adhésions étaient peu énergiques. D'ailleurs, une assemblée ne +peut agir qu'à la condition d'être conduite; or, aucun de ceux que +la Chambre était habituée à suivre ne se trouvait là. Les membres de +l'ancien cabinet avaient dû pourvoir à leur sûreté, et l'on ne savait +où étaient les nouveaux ministres, ni même quels ils étaient. + +Cependant, un peu avant une heure, M. Thiers apparaît. Est-ce enfin +la direction attendue? Les députés l'entourent. Haletant, le visage +altéré, encore tout ému des menaces qui viennent de lui être faites +quand il a traversé la place de la Concorde, M. Thiers est plus en +disposition de propager l'effroi que de ranimer la confiance. Il +confirme le départ du Roi, mais ne sait rien de plus et n'a pas +vu la duchesse d'Orléans; il craint qu'il ne soit trop tard pour +sauver la régence; toute défense lui paraît impossible; il déclare +que les troupes n'empêcheront pas le peuple de passer, et qu'avant +peu la Chambre sera envahie; puis, comme naguère aux Tuileries, +il s'écrie: «Le flot monte, monte, monte[588]!» et tout en disant +ces mots, il élève son chapeau, imitant le geste d'un marin en +perdition. Vainement le presse-t-on de rester à la Chambre pour agir +en faveur de la régence, il n'a qu'une pensée, s'en aller au plus +vite. Il emmène avec lui un député, M. Talabot, qui s'est offert à +l'accompagner. On ne devait plus le revoir; il passera une partie +de l'après-midi à regagner son hôtel de la place Saint-Georges, en +faisant un long circuit pour éviter les rencontres populaires[589]. + +[Note 588: En voyant cette phrase: «Le flot monte!» se retrouver +constamment sur les lèvres de M. Thiers pendant la journée du 24 +février, comment ne pas se rappeler les termes dans lesquels, en +1846, il avait porté un défi au gouvernement? «Je me rappelle, +disait-il, le noble langage d'un écrivain allemand qui, faisant +allusion aux opinions qui triomphent tard, a dit ces belles paroles +que je vous demande la permission de citer: _Je placerai mon vaisseau +sur le promontoire le plus élevé du rivage et j'attendrai que la mer +soit assez haute pour le faire flotter._ Il est vrai que je place +mon' vaisseau bien haut, mais je ne crois pas l'avoir placé dans une +position inaccessible.»] + +[Note 589: Ce trouble de M. Thiers a été constaté par tous les +témoins. (Voir notamment les Mémoires de M. de Falloux et les Notes +de M. Marie.) D'après M. de Falloux, M. Thiers était si ému qu'il +demandait par quelle porte il pouvait sortir, quand il en avait +une ouverte devant lui. Dans le récit qu'il a fait à M. Senior, M. +Thiers ne peut nier son refus de rester à la Chambre et son départ +précipité. Seulement, pour y donner une autre couleur, il se montre +prononçant une sorte de malédiction contre cette Chambre «servile» +et «corrompue», avec laquelle il «ne voulait plus avoir rien de +commun». Il est, du reste, le premier à reconnaître que, s'il avait +été présent à la séance, celle-ci aurait pu avoir un autre résultat; +il s'excuse en disant qu'il croyait la duchesse d'Orléans partie pour +Saint-Cloud avec le Roi.] + +Vers une heure, M. Sauzet, pressé par plusieurs députés, se décide, +non sans quelque scrupule, à ouvrir la séance plus tôt qu'il +n'était indiqué sur l'ordre du jour. Mais l'absence des ministres +ne permet aucune délibération. Bien que le président l'ait fait +avertir, M. Odilon Barrot ne paraît pas plus pressé de venir au +Palais-Bourbon qu'il ne l'était naguère d'aller aux Tuileries. Après +sa tentative infructueuse pour rejoindre la duchesse d'Orléans, +il a repris le chemin du ministère de l'intérieur. M. de Corcelle +l'a rencontré alors, au milieu d'individus affublés des dépouillés +de l'armée, celui-ci portant une cuirasse, celui-là un bonnet à +poil, plusieurs grimpés sur le siège de sa voiture. «Je ne sais +comment me dégager, dit-il à M. de Corcelle; je n'ose aller en cette +compagnie à la Chambre, car je la prendrais!» Il n'échappe à cette +tourbe, en rentrant au ministère, que pour retomber sous la main +des radicaux qui se sont autorisés de l'alliance contractée lors +des banquets, pour se constituer, depuis le matin, ses conseillers +et ses surveillants. Ils lui prêchent qu'il n'y a rien à faire avec +une Chambre impopulaire et dont il a exigé la dissolution. Ils le +poussent à regarder plutôt du côté de l'Hôtel de ville; l'un d'eux, +M. Garnier-Pagès, accepte de s'y rendre en compagnie de MM. de +Malleville et de Beaumont, pour y disposer les esprits en faveur de +la régence; cet étrange ambassadeur, aussitôt arrivé à destination, +fraternisera avec les pires révolutionnaires et proclamera la +république. En attendant son retour, M. Barrot reste toujours à +l'hôtel de la rue de Grenelle, ne sachant même pas ce qui se passe +dans le reste de la ville, sans communication soit avec la duchesse +d'Orléans, soit avec les commandants militaires, prêtant l'oreille +à tous les avis, ne prenant aucun parti, et bornant son activité à +télégraphier en province que «tout marche vers la conciliation». + +Tandis que le gouvernement néglige de se montrer au Palais-Bourbon, +la république y a déjà ses envoyés. Ils viennent du _National_. +Jusqu'à midi, dans les bureaux de ce journal, on n'allait pas au +delà de l'abdication. Depuis, enhardi par la faiblesse du pouvoir, +on s'est mis à parler de déchéance et de république. Une sorte de +conciliabule, tenu dans le bureau de la rédaction, a décidé que +la monarchie n'était plus possible, que la république s'imposait, +et qu'il fallait constituer un gouvernement provisoire dont on a +fixé ainsi la composition: MM. Dupont de l'Eure, François Arago, +Marie, Garnier-Pagès, Ledru-Rollin, Odilon Barrot, Marrast. Quelques +membres de la réunion, dont MM. Emmanuel Arago et Sarrans, ont reçu +mission de se rendre immédiatement à la Chambre, d'y devancer les +représentants de la régence et de signifier aux députés ce qu'on +appelle le «décret du peuple»; ce peuple, c'est la coterie d'un +journal qui n'a pas trois mille abonnés. Les délégués du _National_, +escortés d'une bande assez nombreuse, traversent sans difficulté les +troupes qui remplissent la place de la Concorde; ils reçoivent même +en passant les confidences du général Bedeau qui se plaint de n'avoir +pas d'ordre et leur demande naïvement de lui en faire parvenir; +ils arrivent au Palais-Bourbon un peu avant la duchesse d'Orléans, +pénètrent dans la salle des Pas perdus déjà envahie par une foule +assez agitée, et y proclament hardiment l'objet de leur mission. M. +Marie promet d'être leur interprète à la tribune. Ils ne cachent +pas, du reste, leur prétention d'entrer eux-mêmes dans la salle des +séances et d'y prendre la parole, toujours au nom du «peuple». + +Peu d'instants auparavant, d'autres républicains ont gagné à leur +cause un concours plus considérable encore. MM. Bastide, Marrast, +Hetzel et Bocage ont entraîné M. de Lamartine, dans un des bureaux +de la Chambre; là, lui montrant d'un côté la république pour +laquelle ils ne cachent pas leur préférence, de l'autre la régence +à laquelle, en cas de nécessité, ils se disent prêts à se rallier, +ils lui remettent le soin de choisir. M. de Lamartine, après avoir +mis quelques minutes sa tête dans ses mains, se prononce pour la +république. Ce n'était pas une surprise pour tous ses interlocuteurs; +en effet, l'un d'eux, M. Bocage, de son métier acteur à l'Odéon, +était venu trouver M. de Lamartine, quelques heures auparavant, au +nom de ses amis de la _Réforme_, et lui avait dit: «Aidez-nous à +faire la république, et nous vous y donnerons la première place.» +Le marché, ainsi proposé, avait été accepté[590]. La détermination +de M. de Lamartine n'étonnera pas beaucoup ceux qui ont suivi +les évolutions amenées, depuis quelques années, dans ses idées +politiques, par les déboires de sa vanité et surtout par l'inquiétude +d'une imagination vaguement et immensément ambitieuse[591]. Ce +qui commence en ce jour est la suite et comme la mise en action +de l'_Histoire des Girondins_. Depuis longtemps, le poète rêvait +de cet orage où il devait se jouer au milieu de la foudre; depuis +longtemps, il attendait, il guettait cette grande crise qui ferait +de lui l'arbitre des destinées de la France, en même temps qu'elle +humilierait tous ceux qui n'avaient pas pris au sérieux ses +prétentions politiques. L'occasion se présente, il la saisit. Il se +jette et jette avec lui son pays dans cet inconnu formidable, moins +en tribun factieux qu'en acteur curieux d'un rôle tragique, sans +conviction sérieuse, mais sans hésitation, sans passion profonde, +mais sans remords, sans haine, mais sans pitié. + +[Note 590: Ce fait a été expressément confirmé à M. Duvergier de +Hauranne par M. Marc Dufraisse, qui le tenait de M. Bocage. (_Notes +inédites de M. Duvergier de Hauranne._)] + +[Note 591: Voir plus haut, t. V, ch. III, § III, et t. VII, ch. I, § +VI.] + +Ainsi, dans cette Chambre où la duchesse d'Orléans se flatte de +trouver un point d'appui pour le trône de son fils, rien n'a été +préparé par ses amis; ses ennemis, au contraire, ont creusé et +chargé la mine par laquelle ils espèrent faire tout sauter. Pauvre +princesse! Que n'est-elle plutôt à rouler dans la direction de +Saint-Cloud ou du Mont-Valérien, assise avec ses enfants sur un +caisson d'artillerie! + + +XIII + +Il est une heure et demie, quand la duchesse d'Orléans entre dans +la Chambre, tenant par la main ses deux fils, suivie de plusieurs +officiers et gardes nationaux. Elle est vêtue de deuil, et son voile +à demi relevé laisse voir sa figure pâle et ses yeux rougis par les +larmes. L'assemblée, attendrie par ce spectacle, se lève et pousse +des acclamations répétées: «Vive la duchesse d'Orléans! vive le +comte de Paris! vive le Roi! vive la Régente!» Presque aucun cri +discordant ne se fait entendre. La princesse et ses enfants prennent +place sur des sièges que le président fait disposer en hâte dans +l'hémicycle, au pied de la tribune. Presque aussitôt après, arrive le +duc de Nemours qui s'est frayé, non sans peine, un chemin à travers +la foule obstruant déjà toutes les issues. Il presse vainement la +duchesse d'Orléans de s'en aller. La voyant résolue à rester, il +demeure auprès d'elle pour la protéger et pour partager ses périls. +En même temps que la princesse et son escorte, beaucoup de personnes +étrangères à la Chambre ont pénétré dans la salle, entre autres les +délégués du _National_. C'est le commencement d'une invasion qui ne +pourra que grossir. Si donc l'on veut faire quelque chose, il faut +aller très vite, profiter de l'attendrissement du premier moment, ne +pas laisser aux envahisseurs le temps de recevoir des renforts et +d'agir. + +Le président du conseil, M. Odilon Barrot, auquel il appartiendrait +de prendre l'initiative, est toujours absent. À son défaut, M. +Dupin, pressé par plusieurs députés, monte à la tribune, annonce +l'abdication, la régence, et demande que la Chambre «fasse inscrire +au procès-verbal les acclamations qui ont accompagné et salué le +comte de Paris comme roi, et la duchesse d'Orléans comme régente». +Le président, entrant dans cette idée, constate ces «acclamations +unanimes». La grande majorité des députés approuve; mais des +protestations s'élèvent, surtout dans la foule qui remplit les +tribunes et les couloirs. Plus que jamais, il importe de se hâter. +Les ennemis comprennent, au contraire, de quel intérêt il est +pour eux de gagner du temps. M. Marie, complice des délégués du +_National_, monte à la tribune. De sa place, M. de Lamartine, non +moins empressé à exécuter les conditions de son marché, demande +que la séance soit suspendue à raison de «la présence de l'auguste +princesse». Par une étrange aberration, M. Sauzet, qui croit M. +de Lamartine bien disposé, donne dans le panneau qu'il lui tend, +et déclare que «la Chambre va suspendre sa séance, jusqu'à ce que +madame la duchesse d'Orléans et le nouveau roi se soient retirés». +De nombreuses réclamations éclatent sur les bancs des députés. La +princesse se refuse à sortir; se tournant vers le président, elle lui +dit avec dignité: «Monsieur, ceci est une séance royale!» Aux amis +effrayés pour sa vie qui l'engagent à partir, elle répond avec un +sourire triste: «Si je sors d'ici, mon fils n'y rentrera pas.» Elle +demeure donc, immobile, calme, au milieu de la foule qui l'enveloppe +de plus en plus. Par instants seulement, quand son fils, plus +violemment pressé, se serre instinctivement contre elle, une angoisse +rapide passe sur son visage; elle se penche vers l'enfant, mais, +aussitôt après, se redresse et reprend son expression de douceur +résolue. Le duc de Nemours ne quitte pas des yeux sa belle-soeur et +ses neveux; un député est venu l'avertir qu'on en veut à sa vie; +tout entier à son rôle de protecteur, il ne s'inquiète pas de ce qui +le menace personnellement. M. Marie est toujours à la tribune, sans +pouvoir parler. Le général Oudinot parvient à se faire entendre. +«Si la princesse, s'écrie-t-il, désire se retirer, que les issues +soient ouvertes, que nos respects l'entourent... Accompagnons-la +où elle veut aller. Si elle demande à rester dans cette enceinte, +qu'elle reste, et elle aura raison, car elle sera protégée par notre +dévouement.» Le président s'obstine et invite de nouveau «toutes les +personnes étrangères à la Chambre à se retirer de l'enceinte». Le +tumulte redouble. La situation devient intenable dans l'hémicycle, +pour la duchesse d'Orléans et ses enfants, littéralement étouffés et +écrasés par la foule. Précédée du duc de Nemours et suivie des jeunes +princes, la duchesse gravit les degrés de la salle par le couloir du +centre. Est-ce donc qu'elle se décide à s'en aller? Non; arrivée aux +bancs supérieurs du centre gauche, elle s'y assoit, aux acclamations +de la Chambre presque entière. + +M. Sauzet n'insiste plus pour la sortie de la princesse. Mais un +temps précieux a été perdu, pendant lequel le nombre des intrus a +augmenté dans les couloirs et l'hémicycle. Ce n'est pas encore une +invasion de vive force et en masse; c'est une sorte d'infiltration +continue. Comprendra-t-on enfin la nécessité de conclure? Le +président annonce que la Chambre va «délibérer». M. Marie, qui est +à la tribune depuis longtemps, prend la parole; il objecte aux +partisans de la duchesse d'Orléans la loi qui attribue la régence +au duc de Nemours; scrupule étrange chez un homme qui, à ce même +moment, fait une oeuvre ouvertement révolutionnaire; il conclut, +sans nommer la république, en demandant l'organisation immédiate +d'un gouvernement provisoire. Le président et la majorité, qui, au +milieu de ce brouhaha, n'ont visiblement plus possession entière de +leurs esprits, ne protestent pas contre une discussion qui suppose +le gouvernement vacant. Encouragé par cette tolérance, M. Crémieux +appuie la proposition de M. Marie[592]. + +[Note 592: M. Crémieux ne mérite certes pas d'occuper longtemps +l'histoire. Toutefois, c'est un singulier rôle que celui de cet +homme qui, le matin, se proclamant hautement dynastique, s'improvise +à plusieurs reprises conseiller du Roi, véritable mouche du coche +dans lequel est emporté la monarchie; qui se propose ensuite comme +le conseiller de la régence, au point d'apporter à la duchesse +d'Orléans, griffonné sur un chiffon de papier, un projet de discours +qu'elle ne lui avait certes pas demandé; qui, aussitôt après, se +prononce pour le gouvernement provisoire et la république. Il est +vrai que, quand on lui demandera de lire la liste des membres de +ce gouvernement provisoire, il répondra: «Je ne puis pas la lire, +mon nom n'y est pas.» Il finira par l'y faire mettre, sinon par l'y +mettre lui-même. Ce n'est pas la moindre humiliation de ces jours +de révolution, de voir l'influence qu'ils permettent à de tels +personnages de prendre sur les destinées du pays.] + +Cependant M. Odilon Barrot, informé de la présence de la duchesse +d'Orléans au Palais-Bourbon, s'est enfin décidé à y venir. À peine +paraît-il qu'il est entraîné dans un bureau par les délégués du +_National_; ceux-ci lui offrent une place dans le gouvernement +provisoire, à condition qu'il abandonne la régence; il refuse avec +indignation, s'arrache aux bras qui veulent le retenir, et rentre +dans la salle. Des voix nombreuses l'appellent à la tribune. Après +quelques généralités sur le mal de la guerre civile: «Notre devoir, +dit-il, est tout tracé. Il a heureusement cette simplicité qui saisit +une nation. Il s'adresse à ce qu'il y a de plus généreux et de plus +intime: à son courage et à son honneur. La couronne de Juillet +repose sur la tête d'un enfant et d'une femme.» À ces paroles bien +inspirées et bien dites, la grande majorité des députés répond par +des acclamations. La duchesse d'Orléans et, sur son indication, le +comte de Paris se lèvent et saluent. Puis, presque aussitôt, la +princesse fait signe qu'elle veut parler. «Messieurs, dit-elle avec +fermeté, je suis venue avec ce que j'ai de plus cher au monde...» +Sa voix ne parvient pas à dominer le tumulte. Vainement quelques +députés crient-ils: «Laissez parler madame la duchesse!» D'autres, +qui ne se rendent pas compte de ce qui se passe ou qui redoutent +cette intervention, crient: «Continuez, monsieur Barrot!» Et M. +Barrot continue, ajoutant ainsi le son de sa parole à tous les +bruits qui étouffent la voix de la princesse. Ne s'est-il donc pas +aperçu qu'elle voulait parler, ou a-t-il cru qu'il dirait mieux +ce qui convenait? La duchesse d'Orléans, restée un instant debout +dans l'attitude résolue de quelqu'un qui veut haranguer une foule, +retombe accablée sur son banc. Que serait-il arrivé si elle avait pu +se faire entendre? Elle eût certainement trouvé dans son coeur de +princesse et de mère des accents inconnus aux avocats parlementaires. +Eussent-ils suffi à rétablir une fortune déjà si compromise? En +tout cas, l'occasion, une fois perdue, ne pourra plus se retrouver. +La princesse le sent: aussi est-ce pour elle l'instant le plus +douloureux. Depuis le départ du Roi, gardant, en dépit de tout, une +certaine confiance dans sa popularité personnelle, se sentant l'âme +et le courage d'une Marie-Thérèse, elle a été soutenue par l'espoir +de se rencontrer face à face avec le peuple, de lui en imposer par +son attitude, par sa parole, et de redresser ainsi à elle seule le +trône à demi abattu de son fils. C'est pour cela que, tout à l'heure, +elle était prête à aller à l'Hôtel de ville et que, malgré le duc de +Nemours, elle a voulu venir à la Chambre. Cet espoir s'écroule. + +La fin du discours de M. Odilon Barrot ne vaut pas le début. La +pensée s'amollit en se délayant. Les phrases se suivent, sans agir +sur les auditeurs. Et puis, au bout, pas un acte, pas une initiative. +Pour toute conclusion, la menace de donner sa démission si l'on +n'adopte pas son avis. Il faut certes la naïveté de M. Barrot pour +s'imaginer qu'on arrête une révolution en posant la question de +cabinet. Le ministre n'ayant fait aucune proposition par laquelle +on puisse clore le débat, celui-ci se prolonge. La parole est aux +vaincus de 1830 qui voient, avec une joie cruelle, leurs vainqueurs +aux prises à leur tour avec la révolution. «Messieurs, s'écrie M. +de la Rochejacquelein, il appartient peut-être à ceux qui, dans le +passé, ont toujours servi les rois, de parler maintenant du peuple. +Aujourd'hui, vous n'êtes rien ici; vous n'êtes plus rien... Il faut +convoquer la nation, et alors...» À ce moment, comme pour répondre à +cet appel, la porte de gauche, frappée violemment à coups de crosse, +cède et livre passage à une foule d'hommes armés, gardes nationaux, +ouvriers, étudiants, portant des drapeaux et criant: «À bas la +régence! La déchéance!» Le flot tumultueux remplit l'hémicycle et +déborde sur les premiers gradins. Les députés refoulés se serrent +sur les bancs supérieurs. Le président se couvre et déclare «qu'il +n'y a point de séance en ce moment», mais il reste à son fauteuil. +La duchesse d'Orléans est toujours à sa place, le duc de Nemours à +côté d'elle[593]. M. Odilon Barrot est immobile, les bras croisés, +au pied de la tribune d'où les envahisseurs proclament que le peuple +a repris sa souveraineté. L'un d'eux annonce que «le trône vient +d'être brisé aux Tuileries et jeté par les fenêtres». M. de la +Rochejacquelein, s'adressant à l'un des chefs, lui dit: «Nous allons +droit à la république.--Quel mal y a-t-il à cela?--Aucun, reprend M. +de la Rochejacquelein; tant pis pour eux, ils ne l'auront pas volé.» +Enfin, M. Ledru-Rollin parvient à prendre la parole. Au nom du peuple +dont il salue les représentants dans les envahisseurs, il dénie à la +Chambre le droit de constituer une régence. M. Berryer trouve qu'il +ne va pas assez vite. «Pressez la question, lui crie-t-il; concluez; +un gouvernement provisoire!» M. Ledru-Rollin se décide à finir en +réclamant un gouvernement provisoire nommé par le peuple, non par la +Chambre. + +[Note 593: Le _Moniteur_, si complet et si exact sur cette séance, se +trompe, quand il dit que la princesse est partie au moment de cette +invasion.] + +Voici M. de Lamartine à la tribune. Il est salué par des +applaudissements. Cette ovation rend quelque espoir aux partisans de +la duchesse d'Orléans qui ignorent l'engagement pris par l'orateur +envers les républicains, et qui se rappellent qu'en 1842, il s'était +prononcé avec éclat pour la régence féminine. Ils veulent voir en +lui l'homme capable de charmer, de toucher, de dompter cette foule. +La cause à défendre ne semble-t-elle pas faite pour le séduire? Du +haut de la tribune, il peut voir les deux clients qui s'offrent à son +éloquence: à ses pieds, l'émeute grouillante, hurlante, menaçante, +qui cherche à étouffer par la force la libre délibération des élus +du pays; en face de lui, immobile et digne, une princesse en larmes, +une mère en deuil, qui, son enfant à la main, est venue se confier à +la représentation nationale; d'un côté, la violence dans ce qu'elle +a de plus cynique et de plus hideux; de l'autre, le droit sous sa +forme la plus touchante. Comment supposer qu'un poète, d'âme tendre +et délicate, d'inspiration chevaleresque, puisse un moment hésiter? +Son imagination rêvait un beau rôle: où en trouver un plus beau et +qui convienne mieux à son talent? En effet, les premières paroles de +l'orateur semblent un appel à la pitié en faveur «d'une princesse se +défendant avec son fils innocent, et venant se jeter du milieu d'un +palais désert au milieu de la représentation du peuple». L'émeute, +surprise, murmure et ébauche des gestes de menace. Quelques amis de +la princesse se retournent vers elle, avec une lueur d'espoir dans le +regard; mais elle leur répond par un sourire triste, indiquant d'un +léger signe du doigt qu'elle n'a pas leur illusion. M. de Lamartine +ne laisse pas longtemps l'auditoire dans l'incertitude; il ajoute +que, «s'il partage l'émotion qu'inspire ce spectacle attendrissant +des plus grandes catastrophes humaines, il n'a pas partagé moins +vivement le respect pour le peuple glorieux qui combat depuis trois +jours afin de redresser un gouvernement perfide». Un frémissement +douloureux parcourt les rangs des amis de la monarchie, tandis que +l'émeute, rassurée, applaudit. L'orateur continue en contestant la +portée des «acclamations» sur lesquelles on a prétendu fonder la +régence, et, «du droit de la paix publique, du droit du sang qui +coule», il demande que «l'on constitue à l'instant un gouvernement +provisoire». + +Ce «peuple», que l'orateur flatte si misérablement, ne va pas +lui laisser finir son discours. Les portes, de nouveau forcées, +vomissent une seconde invasion plus hideuse encore que la première. +Les émeutiers se précipitent à la fois par les tribunes et par les +entrées du bas, ivres de violence et de vin, vêtements déchirés, +chemise ouverte, bras nus, brandissant leurs armes, hurlant: «À +bas la Chambre! Pas de députés! À la porte les corrompus! Vive la +république!» L'un d'eux, d'une main mal assurée, ajuste son fusil +dans la direction du bureau. «Ne tirez pas, ne tirez pas, lui +crie-t-on; c'est Lamartine qui parle!» Ses voisins parviennent +enfin à relever son arme. «Président des corrompus, va-t'en!» dit +un insurgé en arrachant le chapeau de M. Sauzet, qui disparaît, non +sans déclarer la séance levée. Les députés épouvantés s'échappent par +toutes les issues. Le groupe royal n'a plus autour de lui qu'un petit +nombre d'amis. Des insurgés, qui ont fini par le découvrir, braquent +leurs fusils de ce côté. La duchesse d'Orléans ne se trouble pas; le +duc de Nemours est toujours auprès d'elle. Leurs amis les entraînent +par un corridor étroit et obscur que la foule obstrue. Séparée +violemment de ses deux fils, la princesse pousse des cris déchirants: +«Mes enfants! mes enfants!» Au bout de quelques instants, le comte de +Paris, porté ou plutôt lancé de bras en bras, parvient à l'extrémité +du corridor; on le fait sortir par une fenêtre, et il rejoint sa +mère dans l'hôtel de la Présidence. Peu après, on apprend que le +duc de Chartres, un moment renversé sous les pieds de la foule, a +été relevé et se trouve en sûreté dans l'appartement d'un huissier. +Impossible de rester à la Présidence, qui va être probablement +envahie. On décide de se réfugier à l'hôtel des Invalides, qui est à +peu de distance. Une voiture se trouve dans la cour; la princesse y +monte avec le comte de Paris et quelques fidèles. Pendant ce temps, +le duc de Nemours a été entraîné par des amis qui le savent plus +menacé que tout autre; ils lui font revêtir un costume de garde +national. Insoucieux de son propre péril, il ne songe qu'à celui de +sa belle-soeur, et se hâte de la rejoindre aux Invalides. + +Désormais, dans la salle du Palais-Bourbon, il n'y a plus de Chambre: +ce n'est qu'un club, et quel club! À peine une douzaine de députés +républicains sont-ils restés au milieu des envahisseurs en armes qui +remplissent l'enceinte. M. de Lamartine est toujours à la tribune, +et M. Dupont de l'Eure a été porté au fauteuil. Au milieu du tapage, +M. de Lamartine parvient, non sans peine, à faire comprendre qu'on +va soumettre au «peuple» la liste des membres du gouvernement +provisoire. Plusieurs noms sont jetés à la foulé. C'est ce que M. +Dupin a pu appeler «une nomination à la criée». Pourquoi tels noms +plutôt que tels autres? Pour cette seule raison que la coterie du +_National_ a eu l'idée de les inscrire sur sa liste. Au milieu des +acclamations, des huées, des apostrophes diverses qui se croisent, +il est difficile de savoir d'une façon précise qui a été admis, et +même souvent qui a été proposé. Les noms qui semblent surnager sont +ceux de Lamartine, Arago, Dupont de l'Eure, Ledru-Rollin, Marie. Pour +mettre un terme à cette scène de confusion tumultueuse, l'acteur +Bocage s'écrie: «À l'Hôtel de ville! Lamartine en tête!» L'appel est +entendu: une partie de la foule sort avec Lamartine et Dupont de +l'Eure. Une autre partie est demeurée dans la salle. M. Ledru-Rollin, +jaloux sans doute du rôle joué par M. de Lamartine, a pris possession +de la tribune. Sous le prétexte qu'un «gouvernement ne peut se nommer +à la légère», il recommence la «criée», ajoutant à la liste première +les noms de MM. Crémieux et Garnier-Pagès, qui ne laissent pas que de +soulever quelques protestations. Cela fait, il part à son tour pour +rejoindre Lamartine à l'Hôtel de ville. Le peuple se décide alors +à évacuer la salle, non sans avoir percé de balles le portrait de +Louis-Philippe dans le tableau qui est au-dessus du bureau et qui +représente la prestation du serment en 1830. Il est alors environ +quatre heures du soir. + + +XIV + +D'où venaient les bandes qui, par deux fois, ont envahi la Chambre, +et qui se sont trouvées subitement exercer le pouvoir constituant? +Comment ont-elles pu arriver au Palais-Bourbon et y pénétrer? Pour +répondre à cette question, il nous faut revenir un peu en arrière. + +À peine le palais des Tuileries avait-il été évacué par le duc +de Nemours, que les émeutiers s'en étaient emparés. Les premiers +arrivés, surpris d'être entrés si facilement, s'étaient répandus +dans les appartements, curieux, gouailleurs, gamins, sans se livrer +à de trop grands excès. À peu près au même moment, le combat qui +durait depuis deux heures sur la place du Palais-Royal, prenait +fin: les assaillants ayant mis le feu à des matières incendiaires +accumulées devant le corps de garde du Château d'eau, la petite +garnison, dont le quart était tué ou blessé, avait été contrainte de +capituler. Les vainqueurs alors se divisèrent: tandis qu'une partie +saccageait le Palais-Royal, détruisant, brûlant les meubles, les +objets d'art, s'enivrant dans les caves, les autres se précipitèrent +vers les Tuileries et, dans la joie de leur triomphe, y commencèrent +une saturnale dévastatrice qui devait se prolonger jusqu'à la nuit. +Cependant, parmi les insurgés qui, de tous les points de la ville, +affluaient vers la demeure royale, quelques-uns se rendaient compte +qu'avant de fêter la victoire, il fallait la compléter; informés de +la présence de la duchesse d'Orléans à la Chambre des députés, ils +résolurent d'y porter aussitôt l'attaque. Sous leur impulsion, des +bandes, formées de gardes nationaux et de gens du peuple, quittèrent +les Tuileries et se dirigèrent, par les deux quais ou par le jardin, +vers le Palais-Bourbon. Des masses assez considérables d'infanterie, +de cavalerie, d'artillerie occupaient la place de la Concorde, le +pont et les abords de la Chambre; il leur eût été facile de barrer +le chemin aux émeutiers qui étaient peu nombreux, mal armés, et +plus préparés à crier qu'à se battre. Elles les laissèrent passer, +sans faire un mouvement. La bande qui arriva la première devant les +grilles du Palais-Bourbon les trouva fermées; le général Gourgaud +essaya de l'arrêter par ses objurgations; sa résistance, que n'appuya +aucune démonstration armée, ne contint pas longtemps les assaillants. +Ce fut le seul effort tenté pour protéger la représentation nationale. + +On a dit, pour excuser les commandants militaires, qu'ils n'avaient +pas d'ordre. L'excuse ne serait pas suffisante, et, en fait, elle +n'est pas fondée. J'ai dit déjà quelles instructions le duc de +Nemours, avant de pénétrer dans le Palais-Bourbon, avait données +au général Ruhlières, investi du commandement supérieur[594]. Le +prince ne s'en tint pas là. De l'intérieur de la salle, il envoya +plusieurs officiers de sa suite, dont le capitaine Bro[595], au +général Ruhlières, afin de lui renouveler l'ordre «de faire tout au +monde pour couvrir la Chambre des députés du côté de la Seine et de +la place du Palais-Bourbon, et de protéger à tout prix et par tous +les moyens possibles la liberté de la discussion jusqu'à la fin de +la séance, en arrêtant les bandes armées qui voudraient se porter +sur la Chambre». M. Bro a raconté lui-même que le général, après +avoir écouté cet ordre, le prit par le bras et, l'amenant à hauteur +de l'obélisque, lui montra le château: «Regardez! lui dit-il, vous +voyez que les Tuileries sont envahies par le peuple... Voilà des +bandes qui descendent dans le jardin. Pareille chose va avoir lieu +du côté du quai. Retournez auprès du duc de Nemours; vous lui direz +que si dans un quart d'heure ou vingt minutes la duchesse d'Orléans +et le comte de Paris ne sont pas hors de la Chambre, je ne réponds +plus de rien.» Au reçu de cette réponse, le duc de Nemours prescrivit +au capitaine Bro de retourner au galop auprès du général Ruhlières +et de lui réitérer l'ordre «de défendre la Chambre à tout prix, de +faire tout au monde pour la couvrir de tous les côtés»; il ajouta +«que le salut du pays en dépendait». Le duc dit encore: «Prévenez le +général Bedeau de cet ordre.» Rencontrant ce dernier au sortir du +palais, le capitaine Bro lui fit la commission dont il était chargé; +le général objecta que les troupes qui étaient là ne se trouvaient +pas sous son commandement. Le capitaine courut ensuite au plus vite +auprès du général Ruhlières, qui lui dit avec une sorte de colère: +«Cette fois-ci, ce n'est pas au duc de Nemours que vous porterez ma +réponse, mais à la duchesse d'Orléans. Vous lui déclarerez que si +dans dix minutes, un quart d'heure au plus, elle n'est pas sortie +de la Chambre, je ne réponds plus de rien.» Vers le même moment, le +général Bedeau envoyait le capitaine Fabar à la recherche de M. +Barrot, pour lui demander si l'ordre d'éviter toute collision tenait +toujours. M. Fabar, ne pouvant joindre M. Barrot, pria un député +qu'il ne connaissait pas de transmettre au ministre la demande du +général. Ce député, qui se trouvait être M. Courtais, prit sur lui +de répondre que «les ordres étaient maintenus, et que les troupes +devaient s'abstenir de toute intervention». Le général Bedeau renvoya +alors M. Fabar à la Chambre, pour aviser la duchesse d'Orléans de +cette situation et l'inviter à se retirer au plus vite avec les +troupes[596]. + +[Note 594: Voir plus haut, p. 501.] + +[Note 595: Le capitaine Bro est l'auteur du _Journal d'un officier +de service aux Tuileries_, publié dans les _Mémoires secrets et +témoignages authentiques_ de M. DE MARNAY.] + +[Note 596: Dans les polémiques rétrospectives auxquelles ont +donné lieu ces douloureux événements, on a mis aussi en cause la +responsabilité de M. Sauzet. On lui a reproché de n'avoir pas, en +sa qualité de président, mis en demeure les généraux de défendre la +Chambre, ainsi que plusieurs députés l'avaient pressé de le faire. M. +Sauzet a répondu qu'il n'avait pas le droit de requérir les troupes, +qu'il ne pouvait que signaler le péril au gouvernement, et qu'il +l'avait fait sans rien obtenir.] + +De toutes les défaillances de cette journée, aucune ne montre mieux +à quel point les meilleurs esprits étaient troublés, les plus fermes +caractères ébranlés. Le général Ruhlières était un très vigoureux +vétéran des guerres impériales, le général Bedeau un des premiers +entre les «Africains»; et cependant, ayant plusieurs milliers de +soldats sous leurs ordres, ils se sont sentis incapables de défendre, +contre l'invasion de quelques centaines d'insurgés, l'enceinte +législative que le duc de Nemours leur avait prescrit de protéger et +où ils savaient que la duchesse d'Orléans jouait la dernière partie +de la monarchie. C'est qu'en réalité, depuis qu'on l'avait fait +reculer devant l'émeute, en lui donnant pour instruction d'éviter +toute collision, l'armée n'existait plus[597]. + +[Note 597: M. Nisard, traversant, peu auparavant, la place de la +Concorde, pour se rendre à la Chambre, avait vu un officier de +cavalerie recevoir une pierre envoyée par un émeutier de quinze à +seize ans, sans faire un mouvement. «Comment, lui avait-il dit, +vous laissez-vous lapider par un gamin?--Que voulez-vous? répondit +l'officier, nous n'avons pas d'ordres.»] + +Quand les envahisseurs, auxquels on avait si bénévolement livré +passage, eurent accompli leur oeuvre dans la Chambre, que la duchesse +d'Orléans fut en fuite et le gouvernement provisoire proclamé, des +partisans de la révolution victorieuse vinrent faire observer aux +généraux que le maintien des troupes sur la place de la Concorde et +autour du Palais-Bourbon n'avait plus de raison d'être, et ils les +pressèrent de les congédier. Les généraux se rendirent à cet avis et +donnèrent l'ordre aux divers corps de retourner à leurs quartiers. +Cette retraite ne put même pas s'opérer en bon ordre. Plusieurs +détachements, enveloppés et pénétrés par la foule, furent rompus et +désarmés. + +À peu près au même moment, des scènes analogues se produisirent +partout où des troupes se trouvaient encore réunies. Ce fut au +Panthéon, occupé par la colonne du général Renault, que les choses se +passèrent le moins mal. Ce général, dont les communications étaient +coupées depuis le matin, avait massé ses soldats derrière les grilles +du monument, pour éviter le contact avec la foule, et faisait assez +bonne contenance. Aux médiateurs officieux qui le pressaient de se +retirer, il répondait ne pouvoir abandonner sans ordre la position +qui lui était confiée. Vers deux heures, cependant, informé de la +situation générale, il céda. Formées en colonnes serrées, ses troupes +purent être ramenées dans les casernes du voisinage. Mais bientôt, +malgré les protestations du général et des colonels invoquant +l'honneur militaire, le peuple envahit les casernes et se fit livrer +les armes. + +À la Préfecture de police se trouvaient douze à quinze cents hommes +de troupes, dont quatre cents gardes municipaux, sous le commandement +du général de Saint-Arnaud, qui, comme les autres chefs de corps, +avait ordre d'éviter toute hostilité. Vers midi, pour soustraire +ses soldats aux fraternisations populaires dont la colonne du +général Sébastiani donnait, de l'autre côté de la Seine, le triste +exemple, il avait fait évacuer tous les abords et s'était renfermé +dans l'enceinte des bâtiments. Le peuple et les gardes nationaux +enveloppèrent alors la Préfecture, menaçant de l'attaquer si elle +ne leur était livrée. Les municipaux s'offraient à balayer les +assaillants; mais ni le préfet de police, ni le général n'osaient le +leur permettre. Après de longs pourparlers, M. Delessert consentit, +vers trois heures, à livrer ses bureaux à la garde nationale, et +s'en alla à la recherche du gouvernement, dont il n'avait plus aucune +nouvelle. Le général de Saint-Arnaud traita alors de la retraite de +ses troupes. Le peuple exigeait le désarmement des gardes municipaux: +ces braves gens s'y refusaient; enfin, pressés par le général, ils +cédèrent et brisèrent eux-mêmes avec rage leurs fusils et leurs +sabres. Les troupes de ligne avaient conservé les leurs; mais +plusieurs détachements, en se retirant, se les laissèrent prendre +par la foule. Quant aux municipaux désarmés, ils furent divisés en +deux pelotons: l'un d'eux parvint sans trop d'encombre à la mairie du +11e arrondissement, où il fut dissous; l'autre, sorti avec d'autres +troupes sous la conduite du général de Saint-Arnaud, fut lâchement +fusillé par une bande d'émeutiers sur le quai de Gèvres; les hommes +s'enfuirent et se dispersèrent, non sans laisser quelques-uns des +leurs sur le pavé. Le général, renversé de son cheval, assailli par +une foule furieuse, dut chercher un refuge à l'Hôtel de ville. + +Sauf les troupes demeurées à l'École militaire qui se trouvait +jusqu'à présent hors du cercle d'action de l'émeute, l'armée de Paris +était dissoute. Le gouvernement n'avait plus aucune force sous la +main. Du gouvernement lui-même que restait-il? Après l'envahissement +de la Chambre, M. Odilon Barrot est retourné au ministère de +l'intérieur, suivi de quelques amis; il voulait tenter, avec la garde +nationale, un dernier effort en faveur de la régence. Il écrit dans +ce sens à plusieurs maires, notamment à celui du 2e arrondissement, +M. Berger, sur lequel il comptait d'une façon toute particulière, et +dont l'élection récente à la Chambre des députés avait été regardée +comme un triomphe de la gauche dynastique. En même temps, le général +de La Moricière, qui vient de retrouver sa liberté, toujours plein +d'ardeur malgré sa blessure, court à la 10e et à la 11e légion. +Tout échoue; M. Berger répond «qu'il ne reconnaît plus d'autre +gouvernement que celui de l'Hôtel de ville». En même temps, deux +anciens alliés de M. Barrot dans la campagne des banquets, MM. Marie +et Carnot, arrivent au ministère de l'intérieur pour en prendre +possession et annoncer la révolution aux départements. M. Barrot +repousse honnêtement les nouvelles offres qu'ils lui font d'entrer +dans le gouvernement provisoire. Triste, abattu, voyant peut-être +clair pour la première fois dans les conséquences de sa politique, il +quitte ce ministère où il a eu quelques heures de popularité, mais +pas une minute de pouvoir, et il se rend à l'hôtel des Invalides. + +La duchesse d'Orléans s'y trouve depuis qu'elle a quitté la Chambre +des députés. À son arrivée, le gouverneur, le maréchal Molitor, +malade, inquiet, ne lui a pas caché l'impossibilité où il était de +la protéger. «N'importe, a-t-elle répondu, ce lieu est bon pour y +mourir, si nous n'avons pas de lendemain; pour y rester, si nous +pouvons nous y défendre.» Le duc de Nemours l'a bientôt rejointe. +Tous deux se consultent avec leurs amis. Y a-t-il moyen de tenter un +retour dans Paris? On envoie aux informations. La duchesse d'Orléans +est prête aux résolutions les plus hardies. Mais les nouvelles qui +arrivent sont absolument décourageantes; les émeutiers commencent à +se douter que la princesse est aux Invalides, et il est question de +venir l'y attaquer. «Y a-t-il quelqu'un ici, demande-t-elle, qui me +conseille de rester? Tant qu'il y aura une personne, une seule qui +sera d'avis de rester, je resterai. Je tiens à la vie de mon fils +plus qu'à sa couronne; mais si sa vie est nécessaire à la France, +il faut qu'un roi, même un roi de neuf ans, sache mourir.» Vers six +heures, arrive M. Barrot, qui confirme les mauvaises nouvelles, +conseille de quitter sans retard une retraite qui n'est plus sûre +et engage la duchesse d'Orléans à se retirer à peu de distance de +Paris, pour attendre les événements. Cédant à cet avis, elle quitte +à pied l'hôtel des Invalides, au bras de M. de Mornay; le comte +de Paris la suit à quelques pas, donnant la main à M. Jules de +Lasteyrie; le duc de Nemours vient derrière, ne les perdant pas de +vue. On s'arrête quelques instants rue de Monsieur, chez le comte de +Montesquiou. Puis la duchesse et son fils montent en voiture avec M. +de Mornay, pour gagner le château de Bligny, situé près de Limours. +La dernière parole de la princesse à ses amis a été: «Sur un mot, +demain ou dans dix ans, je reviens ici.» Le duc de Nemours, demeuré +seul, sans asile, accepte l'hospitalité de M. Biesta, rue de Madame: +il y va occuper la chambre où un républicain, M. Pagnerre, était venu +chercher un abri la nuit précédente. + + +XV + +La royauté de Juillet est donc bien définitivement vaincue. Et +maintenant faut-il suivre les vainqueurs à l'Hôtel de ville? Faut-il +les montrer se débattant au milieu de l'anarchie tumultueuse dont ils +sont nés et qu'ils ne peuvent dominer? Faut-il raconter l'impudente +usurpation par laquelle ils imposent à la France, qui n'y songeait +guère et qui n'en voulait certainement pas, la république exigée par +quelques braillards de la place de Grève? Non, ce serait commencer +l'histoire d'un autre régime. La tâche que je me suis imposée prend +fin avec la chute de la monarchie. Il suffira d'indiquer, à titre +d'épilogue, ce que sont devenus, à la suite de cette catastrophe, les +membres de la famille royale. + +La duchesse d'Orléans resta deux jours au château de Bligny. Ce fut +seulement le samedi que son second fils, encore malade, lui fut +ramené. M. de Mornay lui apporta, le même jour, un passeport pour +l'Allemagne et l'avis de partir immédiatement. Elle ne s'y décida pas +sans résistance. En franchissant la frontière, elle fondit en larmes. +Comme M. de Mornay pleurait aussi: «Nos larmes sont bien différentes, +lui dit-elle: vous pleurez de joie de nous avoir sauvés; je pleure de +douleur de quitter la France, cette France sur qui j'appelle toutes +les bénédictions du ciel. En quelque lieu que je meure, qu'elle +sache bien que les derniers battements de mon coeur seront pour +elle[598].» Le duc de Nemours, conduit par MM. Biesta et d'Aragon, +qui le firent passer pour leur secrétaire, quitta Paris le 25 au +soir, et s'embarqua à Boulogne dans la nuit du 26 au 27[599]. + +[Note 598: Le 25 février, un légitimiste ardent, mais de caractère +chevaleresque, le baron Hyde de Neuville, vint trouver le comte de +Laubespin et lui déclara qu'il se mettait à la disposition de la +duchesse d'Orléans pour l'aider à sortir de France: il avait préparé +dix mille francs pour subvenir aux frais du voyage. Il pensait que +sa notoriété légitimiste et son hostilité connue contre la famille +d'Orléans couvriraient bien l'incognito de la princesse. M. de +Laubespin fit connaître cette proposition à la comtesse d'Oraison.] + +[Note 599: En revenant à Paris, MM. Biesta et d'Aragon firent route +avec le prince Louis Bonaparte, qui avait quitté l'Angleterre à la +nouvelle de la révolution. Étrange retour des choses humaines: après +le 4 septembre 1870, le prince impérial, débarquant à Douvres, se +croisait et échangeait un salut avec le duc de Chartres qui partait +pour la France, impatient de mettre au service de sa patrie envahie +l'épée de Robert le Fort.] + +De toute la famille royale, Louis-Philippe et Marie-Amélie furent +ceux qui parvinrent le plus difficilement à atteindre le sol +étranger. Arrivés à Saint-Cloud vers deux heures, le 24 février, ils +repartaient une heure après pour Trianon, et de là pour Dreux, où +ils couchaient: la Reine avait tenu à passer par cette ville, pour +prier sur la tombe de ses enfants. Croyant la régence établie, le Roi +comptait se rendre au château d'Eu. Mais, le 25 au matin, il apprend +que la régence a été, elle aussi, emportée par la révolution, et que +la république est proclamée. Il décide alors de gagner incognito une +petite maison, pour le moment inhabitée, sise sur la côte de Grâce, +près Honfleur, et appartenant à M. de Perthuis, gendre du général +Dumas: de là, il cherchera à s'embarquer pour l'Angleterre. Afin +d'attirer moins l'attention, on se divise[600]. Tandis que le duc de +Montpensier, la duchesse de Nemours et ses enfants se dirigent sur +Granville et Jersey, le Roi et la Reine, sous le nom de M. et Mme +Lebrun, accompagnés du général de Rumigny, prennent, dans une berline +de louage, la route de Honfleur. Un peu avant Évreux, les fugitifs +trouvent asile, durant quelques instants, dans la demeure d'un +agent des forêts royales. Là, on juge plus prudent de modifier les +conditions du voyage: le Roi monte dans un cabriolet avec un fermier, +tandis que la Reine reste dans la berline. Ils roulent toute la +nuit, sans cesse en crainte d'être reconnus, et arrivent, épuisés de +fatigue, le 26 au matin, dans la maison de M. de Perthuis. Plusieurs +jours sont employés sans succès à chercher un moyen de passer en +Angleterre. On s'est d'abord adressé au capitaine de l'_Express_, +paquebot anglais faisant le service du Havre à Southampton; mais il +ne s'est pas cru autorisé à donner son concours. Des négociations +ont été ensuite engagées pour la location d'un bateau de pêche à +Trouville: le mauvais état de la mer et d'autres contretemps font +échouer tous les projets. Le Roi, qui s'est rendu à Trouville, a +été sur le point d'y être découvert et a dû s'en échapper de nuit. +Chaque jour qui s'écoule rend la situation plus dangereuse; des +personnes auxquelles il a fallu s'ouvrir, aucune n'a trahi; mais +tant de démarches insolites éveillent les soupçons. Grands sont donc +le découragement et l'angoisse dans la petite maison de la côte de +Grâce, quand, le jeudi 2 mars, un étranger s'y présente: c'est le +vice-consul de Grande-Bretagne au Havre qui vient, de la part de son +gouvernement, mettre l'_Express_ à la disposition du Roi. Le soir +venu, celui-ci se rend au Havre avec la Reine, et, sous la conduite +du consul anglais, s'embarque immédiatement sur l'_Express_. À ce +moment, un agent du port reconnaît le Roi, mais il n'est plus temps, +le navire a démarré. Le 3 mars au matin, Louis-Philippe débarque à +Newhaven; le 4, il s'installe au château de Claremont, où viennent +le rejoindre tous ceux des siens qui l'ont précédé sur la terre +d'Angleterre. + +[Note 600: Déjà, la veille au soir, à Trianon, le duc et la duchesse +de Cobourg s'étaient séparés du Roi.] + +Deux de ses fils manquaient cependant à cette réunion: c'étaient le +prince de Joinville et le duc d'Aumale. On sait qu'ils se trouvaient +à Alger, au moment de la révolution. Ce ne fut pas, pendant quelques +jours, le moindre souci du gouvernement provisoire, de savoir ce +que feraient ces deux jeunes princes, vaillants, populaires, et +dont l'un avait sous ses ordres, en Afrique, une armée de cent +mille hommes. Les premières nouvelles annonçant les troubles +de Paris, l'abdication du Roi, l'établissement de la régence, +parvinrent à Alger le 27 février. Deux jours après, le 1er mars, +on y apprenait l'établissement du gouvernement provisoire et la +proclamation de la république. Enfin, le 2 mars, le duc d'Aumale +était informé que, proscrit avec toute sa famille, il avait pour +successeur au gouvernement de l'Algérie le général Cavaignac; en +attendant l'arrivée de ce dernier, il devait remettre le commandement +au général Changarnier. Le prince décida aussitôt de partir le +lendemain. Dans le port, se trouvait l'aviso _le Solon_, qui +avait été mis à sa disposition et à celle de son frère pour leurs +promenades de plaisance. Le commandant de ce bâtiment, le capitaine +Charles Jaurès, très dévoué aux princes, vint leur déclarer qu'il +était prêt à les transporter où ils voudraient: ils demandèrent à +être conduits en Angleterre. Avant de résigner ses fonctions, le duc +d'Aumale, préoccupé avant tout des intérêts de la France, écrivit +au nouveau ministre de la guerre, dont il ne savait même pas le +nom, une lettre où il l'informait des concentrations de troupes +qu'il avait préparées sur le littoral algérien en vue d'une guerre +européenne[601]. «La France, ajoutait-il, peut compter sur son armée +d'Afrique. Elle trouvera ici des troupes disciplinées, braves, +aguerries... J'avais espéré partager leurs dangers et combattre avec +elles pour la patrie... Cet honneur m'est enlevé; mais, du fond de +l'exil, tous mes voeux seront pour la gloire et le bonheur de la +France.» Le prince adressa aux colons et à l'armée deux proclamations +inspirées des mêmes sentiments. + +[Note 601: Voir plus haut, p. 322.] + +Le 3 mars, au matin, le général Changarnier et, à sa suite, tous +les fonctionnaires vinrent au palais du gouvernement saluer les +princes. Ceux-ci se mirent en route pour le port. Le duc d'Aumale +marchait en tête, après lui le prince de Joinville donnant le bras à +la duchesse d'Aumale, enfin le général Changarnier avec la princesse +de Joinville. Les troupes faisaient la haie et portaient les armes. +Malgré la pluie froide qui tombait, les colons, les Arabes étaient +venus en foule témoigner leur sympathie respectueuse et attristée. +Le duc d'Aumale était obligé de s'arrêter, à chaque pas, pour serrer +les mains qui lui étaient tendues. Parmi les officiers, les soldats, +les habitants, beaucoup ne pouvaient retenir leurs larmes. Au moment +où le cortège arriva sur le quai d'embarquement, l'artillerie de +terre et de mer, par ordre exprès du général Changarnier, tira le +salut royal. Les princesses laissèrent échapper leurs sanglots, +en descendant dans le canot que, par un dernier hommage, on avait +rempli de fleurs. Une demi-heure après, le _Solon_ s'éloignait dans +la direction de Gibraltar. Il s'arrêta quelques jours à Cadix et +à Lisbonne, puis débarqua les princes, le 21 mars, en Angleterre. +Seuls de leur famille, ils avaient pu gagner la terre d'exil à visage +découvert et sous pavillon français. + + +XVI + +Ainsi a disparu cette monarchie qui, tout à l'heure encore, semblait +si bien assise. Elle est tombée, sans que sa chute ait été préparée +ou provoquée par quelque événement intérieur ou extérieur, tel que +les ordonnances de Juillet en 1830 ou la défaite de Sedan en 1870. +Elle a été vaincue, sans qu'il y ait eu bataille, car certes on ne +peut donner ce nom aux échauffourées partielles qui, en trois jours, +n'ont coûté la vie qu'à 72 soldats et 289 émeutiers. Un effet sans +cause, a-t-on pu dire. Aucune histoire ne laisse une impression +plus triste, et je ne vois pas quel parti y trouverait sujet de +s'enorgueillir. Heures humiliantes et vraiment maudites, où les plus +vives intelligences sont obscurcies, les plus fermes caractères +ébranlés, les plus pures renommées ternies; où personne, pas plus +dans un camp que dans l'autre, ne sait ce qu'il fait ni ne fait ce +qu'il veut; où, chez les individus comme dans les masses, tout est +aveuglement ou défaillance. Ces misères, je les ai mises à nu à +mesure que je les rencontrais: je n'ai aucun goût à y revenir, pour +en dresser le long catalogue et y trouver la preuve que presque tout +le monde a failli. J'aimerais mieux pouvoir les couvrir par l'excuse +du trouble général. + +Est-ce à dire qu'à mes yeux toutes les fautes soient égales? Non: il +en est qui ont été plus néfastes que d'autres. Du côté du pouvoir, +la faute capitale a été sans contredit le changement du ministère +en pleine émeute. Tout ce qui a suivi--l'ordre de cesser la lutte +armée, les défaillances des généraux et la démoralisation du +soldat, l'absence de tout gouvernement, les Tuileries ouvertes aux +conseillers les moins autorisés et les plus suspects, l'abdication, +le désarroi de la Chambre, le libre passage laissé aux envahisseurs +du Palais-Bourbon--n'a été que la conséquence logique, fatale, de +cette première faute. Du côté adverse, également, il est facile +de dire où sont les principaux coupables. Dans l'opposition +parlementaire, il serait puéril de s'en prendre aux radicaux qui +suivaient leur voie; les coupables sont les dynastiques qui, contre +leurs convictions et leurs intérêts, sans la justification d'une +grande cause à défendre, par impatience de renverser le ministère, +ont contracté des alliances, employé des moyens d'attaque, provoqué +des agitations, par lesquels la monarchie elle-même se trouvait +mise en péril. Si, du Parlement, on descend dans la rue, ce n'est +pas contre les tapageurs de profession qu'il faut s'indigner,--ils +étaient dans leur rôle, et, d'ailleurs, livrés à eux-mêmes, ils +n'eussent rien pu;--c'est contre cette garde nationale qui, par +sottise encore plus que par passion, a protégé, enhardi l'émeute, +découragé, désorganisé la défense. L'opposition dynastique avait +préparé la révolution; la garde nationale l'a faite; aucune d'elles +ne la prévoyait ni ne la voulait. + +D'ordinaire, toute révolution est suivie d'une période plus ou moins +longue d'illusions. Après celle de février 1848, rien de pareil. Le +sentiment qui domine dans le pays, c'est la consternation[602]. +On se soumet, sans doute, au fait accompli, avec une facilité et +une promptitude qui prouvent combien l'habitude des changements de +gouvernement a détruit tout point d'honneur de fidélité; mais on +le fait tête basse, coeur serré; jamais victoire populaire n'a eu +un lendemain plus morne, plus lugubre. Et ce n'est pas chez ceux +que je signalais tout à l'heure comme les principaux auteurs de +cette révolution,--dans l'opposition dynastique ou dans la garde +nationale,--que cette tristesse et cette angoisse sont le moins +visibles. Ils ont l'air penaud et désolé d'enfants ayant brisé par +mégarde le jouet qu'ils maniaient trop rudement. Cette consternation +si générale n'est-elle pas la manifestation la plus significative du +regret--faut-il dire du remords--qu'éveillait chez tous la chute de +la monarchie? + +[Note 602: On peut invoquer à ce propos le témoignage peu suspect de +deux membres du gouvernement provisoire. M. Louis Blanc a écrit que +«les départements avaient appris l'avènement de la république avec +une sorte de stupeur». M. de Lamartine, parlant des premiers jours +qui ont suivi la révolution, leur a reconnu «un caractère de trouble, +de doute, d'horreur et d'effroi qui ne se présenta peut-être jamais +au même degré dans l'histoire des hommes».] + +J'ose dire qu'avec le temps ce regret ne s'est pas affaibli. Non, +sans doute, qu'on ait cessé d'apercevoir, à distance, ce qui pouvait +manquer à la monarchie de Juillet,--et l'on me rendra cette justice +que, pour ma part, je n'ai cherché à voiler aucune de ses faiblesses +organiques ou de ses fautes de conduite;--non surtout que personne +puisse aujourd'hui songer à restaurer de toutes pièces un régime qui +ne s'adapterait plus à un état social radicalement changé; mais, +mieux que jamais, on se rend compte que ces dix-huit années ont +été, pour la France, une époque heureuse et honorable, époque de +scrupuleuse légalité, de liberté sage, de prospérité économique, de +diplomatie habile et prudente. Il ne se trouve plus personne pour +prendre au sérieux les déclamations de l'opposition d'alors sur le +pouvoir personnel de Louis-Philippe ou sur les humiliations de sa +politique étrangère; n'a-t-on pas vu depuis ce que sont un vrai +pouvoir personnel et une réelle humiliation extérieure? Quant aux +maladies sociales ou morales dont le pays avait, en effet, souffert +sous la monarchie de Juillet, on ne voit pas qu'elles aient été +guéries sous les régimes suivants; elles ont été plutôt aggravées. +De même, des grands problèmes qu'on reproche au gouvernement du roi +Louis-Philippe de n'avoir pas su résoudre, on cherche vainement quel +est celui dont ses successeurs se sont tirés plus heureusement. +On critiquait le «parlementarisme» d'alors; préfère-t-on celui +d'aujourd'hui? On blâmait le régime censitaire de n'avoir pas fait à +la démocratie sa part; estime-t-on qu'on soit mieux fixé maintenant +sur ce que doit être cette part, et a-t-on beaucoup gagné à se +précipiter à l'aveugle dans la voie où, avant 1848, on s'engageait +trop timidement? + +C'est qu'en effet, pour apprécier équitablement un gouvernement, le +mieux est de le rapprocher de ceux qui l'ont précédé ou suivi. À +le considérer seul, on risque d'être trop exclusivement frappé par +les imperfections qui sont la condition inévitable de toute oeuvre +humaine et, encore plus, de toute oeuvre politique. Je me permets +donc de recommander cette méthode de rapprochement à ceux qui, +de la lecture de ce livre, auraient surtout emporté l'impression +des fautes commises. Je crois leur avoir fourni l'un des éléments +de la comparaison à faire, en leur présentant un exposé sincère +des événements accomplis de 1830 à 1848; ils trouveront ailleurs +l'histoire des autres périodes. À eux ensuite de conclure. Je +me bornerai seulement à leur indiquer le criterium auquel ils +pourraient se rattacher. D'ordinaire, c'est par la fin qu'on juge +une entreprise; or, les gouvernements qui se sont succédé en France, +dans ce siècle, monarchies, empires, républiques, ont tous échoué; +pas un qui ne soit tombé à son tour. On ne saurait donc leur demander +ce qu'ils sont devenus eux-mêmes; mais ne peut-on pas leur demander +ce qu'est devenue la France en leurs mains, dans quel état ils l'ont +laissée à l'heure de leur chute? Je ne pense pas que la monarchie +de Juillet ait à redouter une question ainsi posée. Elle a laissé, +en tombant, une nation ayant contracté l'habitude et pris le goût +de la liberté réglée dont la Restauration lui avait fait commencer +l'apprentissage. Elle a laissé un pays riche, dont quelques embarras +budgétaires passagers n'empêchaient pas le rapide développement +économique, dont toutes les forces productives, prudemment ménagées, +étaient demeurées intactes, et qui avait préparé les progrès de +l'avenir sans le grever. Enfin, au point de vue de la grandeur +nationale, le principal après tout, elle peut montrer avec plus +de confiance encore le résultat de ses dix-huit années: l'Algérie +conquise; les traités de 1815 annulés dans une de leurs clauses les +plus directement hostiles à la France, par la dislocation du royaume +des Pays-Bas et par l'érection, sous notre patronage, d'un royaume +belge, indépendant et neutre; à la suite et comme le prolongement +de la Belgique, toute une ceinture d'États constitutionnels, nos +clients naturels, se formant ou se préparant sur nos frontières, en +Allemagne, en Italie, en Espagne; la vieille coalition définitivement +dissoute; les grandes puissances continentales, naguère les plus +méfiantes et les plus arrogantes à notre égard, cherchant notre +concours, presque notre protection, disposées à marcher derrière +nous et à nous laisser le premier rôle en Europe; pour soutenir ce +rôle, une armée nombreuse, aguerrie à l'école d'Afrique, bien munie, +bien commandée, n'ayant alors nulle part son égale; et tous ces +résultats obtenus sans avoir une seule fois troublé la paix où le +monde se reposait des secousses du commencement du siècle. Voilà, ce +me semble, des bienfaits dont, aujourd'hui surtout, nous sentons le +prix. Le gouvernement qui peut s'honorer d'avoir laissé la France en +pareille position ne doit pas,--quels qu'aient pu être d'ailleurs ses +fautes ou ses malheurs,--être inquiet du jugement qui sera porté sur +lui. + + +FIN DU TOME SEPTIÈME + + + + +TABLE DES MATIÈRES + + +LIVRE VII + +LA CHUTE DE LA MONARCHIE. + +(1847-1848) + + Pages. + + CHAPITRE PREMIER.--UNE SESSION MALHEUREUSE (mars-août 1847) + + I. Ébranlement de la majorité. Les conservateurs + progressistes. M. Duvergier de Hauranne et sa + proposition de réforme électorale. Elle est repoussée + à une grande majorité. La réforme parlementaire est + écartée à une majorité moins forte 2 + + II. Le gouvernement avait-il raison de se refuser + absolument à toute réforme? Il est accusé d'un parti + pris d'immobilité. Le Roi est pour beaucoup dans cette + immobilité. Lassitude de M. Duchâtel. Il désire que le + ministère cède la place à d'autres 12 + + III. Échecs infligés par la Chambre à plusieurs + ministres. On reconnaît la nécessité de remplacer trois + d'entre eux. Affaiblissement résultant de cette crise + partielle 20 + + IV. La mauvaise récolte. Désordres amenés par la crainte + de la disette. Embarras monétaires. Trouble jeté dans + les affaires de chemins de fer. Contre-coup sur les + finances de l'État. Conséquences politiques de ce + malaise économique 25 + + V. Projet de M. de Salvandy sur l'enseignement + secondaire. Son avortement. M. de Montalembert et M. + Guizot à la Chambre des pairs 35 + + VI. L'apologétique révolutionnaire. Les histoires de MM. + Louis Blanc et Michelet. Les _Girondins_ de Lamartine. + État d'esprit de l'auteur. Caractère du livre. Effet + produit par sa publication 41 + + VII. La campagne de corruption. Premières révélations + sur l'affaire Cubières. Dénonciations de M. de Girardin + et débats qui en résultent. Vote des «satisfaits» 51 + + VIII. Mise en accusation de MM. Teste, Cubières, + Pellapra et Parmentier. Le procès. M. Teste convaincu de + son crime. Condamnation 59 + + IX. Effet produit dans le public par le procès Teste. + M. Guizot s'explique, à la Chambre des pairs, sur + l'accusation de corruption 68 + + X. La session finit tristement. Gémissement des amis du + cabinet. Cause et caractère du mal 73 + + + CHAPITRE II.--LA CAMPAGNE DES BANQUETS (juillet-décembre 1847) 78 + + I. L'opposition veut provoquer dans le pays une + agitation sur la question de la réforme. Alliance des + dynastiques et des radicaux. On décide de lancer une + pétition et d'organiser un banquet 78 + + II. Le banquet du Château-Rouge. Les discours. Omission + du toast au Roi 83 + + III. Banquet de Mâcon offert à M. de Lamartine, pour + célébrer le succès des _Girondins._ Le cri de la réforme + paraît être sans écho dans le pays 87 + + IV. Assassinat de la duchesse de Praslin. Effet produit + sur l'opinion. Suicide du duc de Praslin. Rapport + de M. Pasquier. Tristesse et inquiétude générales. + Pressentiments de révolution. M. Guizot président du + conseil 90 + + V. Les banquets deviennent plus nombreux à partir + de la fin de septembre. Caractère factice de cette + agitation. Les radicaux prennent de plus en plus la + tête du mouvement. Manifestations socialistes. Certains + opposants se tiennent à l'écart. Attitude de M. Thiers 100 + + VI. M. Ledru-Rollin au banquet de Lille. M. Barrot + obligé de se retirer. Les opposants dynastiques + continuent cependant leur campagne. Banquets + d'extrême gauche. Les dynastiques, maltraités par les + radicaux extrêmes, sont abandonnés par les radicaux + parlementaires. Le banquet de Rouen. Impossibilité + de continuer la campagne. Elle est interrompue par + l'ouverture de la session. Conclusion 106 + + + CHAPITRE III.--LA FRANCE ET L'ANGLETERRE EN ESPAGNE, EN + GRÈCE, EN PORTUGAL ET SUR LA PLATA (1847-1848) 115 + + I. Hostilité persistante de lord Palmerston. Le duc de + Broglie ambassadeur à Londres. Sa façon de traiter avec + lord Palmerston 115 + + II. Attitude volontairement réservée du gouvernement + dans les affaires espagnoles. Intrigues de Bulwer et + scandales du palais de Madrid. Précautions prises par M. + Guizot contre un divorce de la Reine. Retour de Narvaez + au pouvoir. Échec de la diplomatie anglaise 122 + + III. En Grèce, lord Palmerston cherche à renverser + Colettis. Difficultés qu'il lui suscite. Le gouvernement + français défend le ministre grec. Habileté de Colettis. + Sa mort. Attitude plus réservée de la diplomatie + française 134 + + IV. La guerre civile en Portugal. Lord Palmerston, après + avoir repoussé la coopération de la France, est obligé + de l'accepter. À la Plata, le plénipotentiaire anglais + dénonce arbitrairement l'action commune avec la France. + Lord Palmerston, qui avait d'abord approuvé son agent, + est contraint de le désavouer 143 + + + CHAPITRE IV.--LA FRANCE ET LES AGITATIONS EN EUROPE (1847-1848) 149 + + I. Les agitations en Europe, au commencement de 1847. + C'est pour le gouvernement français l'occasion d'un + grand rôle. Comment il est amené à se rapprocher de + l'Autriche et à lui proposer une entente. Rapports + directs entre M. Guizot et M. de Metternich. Cette + évolution convenait-elle à la situation faite à la + France? 150 + + II. Fermentation libérale en Allemagne. État d'esprit + complexe et troublé de Frédéric-Guillaume IV. Ses + rapports avec M. de Metternich. Il convoque une diète + des États du royaume. Impulsion ainsi donnée au + mouvement libéral et unitaire en Allemagne. M. Guizot + comprend le danger qui en résulte pour la France. Il + provoque sur ce point une entente avec l'Autriche. + Ombrages de la presse allemande. Le public français + moins clairvoyant que son gouvernement 161 + + III. Les menées des radicaux en Suisse. Lucerne appelle + les Jésuites. Attaque des corps francs contre Lucerne. + Le gouvernement français se refuse aux démarches + comminatoires demandées par le cabinet de Vienne. + Constitution du Sonderbund. Le gouvernement français + persiste à repousser les mesures pouvant conduire à une + intervention armée. Conseils qu'il fait donner à la + Suisse. Les radicaux finissent par conquérir la majorité + dans la diète fédérale 172 + + IV. Violents desseins des radicaux suisses. La France + écarte une fois de plus les propositions de l'Autriche. + Elle essaye, sans succès, d'amener l'Angleterre à tenir + le même langage qu'elle à Berne. La diète décrète + l'exécution fédérale contre le Sonderbund 181 + + V. L'Europe va-t-elle laisser faire les radicaux? En + réponse à une ouverture venue de Londres, M. Guizot + propose aux puissances d'offrir leur médiation, et + leur soumet un projet de note. Lord Palmerston, + après avoir fait attendre sa réponse, rédige un + contre-projet. Le gouvernement français consent à + le prendre en considération. Il obtient de lord + Palmerston certaines modifications de rédaction et fait + adopter ce contre-projet amendé par les représentants + des puissances continentales. Pendant ce temps, le + Sonderbund est complètement vaincu par l'armée fédérale. + La diplomatie anglaise a pressé sous main les radicaux + d'agir. Lord Palmerston estime qu'il n'y a plus lieu de + remettre la note. Triomphe insolent des radicaux. La + France n'a pas fait jusqu'alors une brillante campagne 185 + + VI. Les puissances continentales, désireuses de prendre + leur revanche en Suisse, attendent l'initiative de la + France. M. Guizot comprend l'importance du rôle qui lui + est ainsi offert. Il est résolu à le remplir, malgré les + hésitations qui se manifestent autour de lui. Il renonce + à la conférence et la remplace par une note concertée + et une entente générale avec les cours continentales. + Le comte Colloredo et le général de Radowitz sont + envoyés en mission à Paris. Leur accord avec M. Guizot. + Isolement de l'Angleterre. La note est remise à la diète + suisse, et l'on se réserve de décider ultérieurement les + autres mesures à prendre. En février 1848, la direction + de l'action européenne en Suisse est aux mains de la + France 203 + + VII. L'Italie, qui paraissait sommeiller depuis 1832, + commence à se réveiller avec les écrits de Gioberti, + Balbo et d'Azeglio. Élection de Pie IX. L'amnistie. + Effet produit à Rome et dans toute la Péninsule. Dangers + résultant de l'inexpérience du Pape et de l'excitation + de la population. Premières réformes accomplies à + Rome. Leur contre-coup en Italie. Le mouvement en + Toscane. Charles-Albert, son passé, ses sentiments, son + caractère. Son impression à la nouvelle des premières + mesures de Pie IX 219 + + VIII. Politique du cabinet français en face du mouvement + italien. Il veut empêcher à la fois que ce mouvement ne + s'arrête devant la résistance réactionnaire et qu'il ne + dégénère sous la pression révolutionnaire. Ses conseils + au gouvernement pontifical. Il cherche à constituer en + Italie un parti modéré. Il met en garde les Italiens + contre le danger d'un bouleversement territorial et + d'une attaque contre l'Autriche. La France et l'Autriche + dans la question italienne. Dans quelle mesure et sur + quel terrain elles pouvaient se rapprocher. M. Guizot + expose à la tribune sa politique 230 + + IX. Occupation de Ferrare par les Autrichiens. Effet + produit à Rome et dans le reste de la Péninsule. + Embarras qui en résulte pour la politique du + gouvernement français. Ses conseils à Vienne et à + Rome. Il est assez bien écouté à Vienne. En Italie, au + contraire, les esprits se montent contre lui. Comment + M. Guizot répond à cette ingratitude. Contre-coup + sur l'opinion en France. M. Guizot et le prince de + Joinville. Arrangement de l'affaire de Ferrare 244 + + X. Lord Palmerston excite les Italiens contre la France. + Au fond, cependant, il ne veut pas faire plus que nous + contre l'Autriche. Mission de lord Minto 265 + + XI. L'excitation croissante des esprits n'est pas + favorable au mouvement sagement réformateur. Pie IX + réunit la Consulte d'État. Conseils du gouvernement + français. Scènes de désordres à Rome. Situation + inquiétante de la Toscane. En Piémont, Charles-Albert + accorde des réformes, mais s'effraye de l'agitation + qu'elles provoquent. M. de Metternich voit les choses + très en noir et se tourne de plus en plus vers la + France. Le cabinet de Paris se prépare à intervenir 272 + + XII. L'agitation dans le royaume des Deux-Siciles. + Ferdinand II accorde une constitution. Le roi de + Sardaigne et le grand-duc de Toscane obligés de suivre + son exemple. Embarras du Pape. Sages conseils de notre + diplomatie. Action contraire de la diplomatie anglaise. + La Prusse et la Russie prennent une attitude menaçante + envers l'Italie. L'Autriche se plaint de lord Palmerston + et se loue de M. Guizot. Position de la France dans + les affaires italiennes au moment où la révolution de + Février vient tout bouleverser. Conclusion générale sur + la politique étrangère de la monarchie de Juillet à la + veille de sa chute 285 + + + CHAPITRE V.--LE DUC D'AUMALE GOUVERNEUR DE L'ALGÉRIE (1847-1848) 304 + + I. Le duc d'Aumale et le maréchal Bugeaud. Attaques + contre la nomination du prince au gouvernement de + l'Algérie. Ses rapports avec Changarnier, La Moricière + et Bedeau. Ce qu'il fait pour l'administration civile de + l'Algérie et pour le gouvernement des indigènes 304 + + II. Les hostilités éclatent entre l'empereur du Maroc + et Abd el-Kader. L'émir, vaincu, engage les siens à se + soumettre à la France. Après avoir essayé de gagner le + désert, il prend le parti de se rendre à La Moricière. + Conditions de la reddition. Le duc d'Aumale les + approuve. Ses entrevues avec l'émir. Hommage rendu par + le duc d'Aumale au maréchal Bugeaud. L'engagement pris + envers Abd el-Kader est critiqué en France. Attitude + du gouvernement en présence de cet engagement. Il se + décide à le ratifier, sauf à obtenir certaines garanties + nécessaires à la sécurité de la colonie. Grand effet + produit en Algérie par la reddition d'Abd el-Kader. + Projets du duc d'Aumale. 310 + + + CHAPITRE VI.--LA DERNIÈRE SESSION (décembre 1847, février 1848) 323 + + I. Malaise des esprits. N'aurait-il pas mieux valu + changer le cabinet? Le Roi rebute ceux qui lui donnent + ce conseil. Madame Adélaïde. La famille royale. Raisons + pour lesquelles M. Guizot ne veut pas quitter le + pouvoir. Sa conversation avec le Roi. État d'esprit + de M. Duchâtel. Les opposants ne croient pas à la + possibilité d'une révolution 323 + + II. Le discours du trône. Irritation de l'opposition. La + majorité paraît compacte 342 + + III. L'adresse à la Chambre des pairs. Le débat sur + l'Italie. M. Guizot expose sa politique. Le débat sur la + Suisse. Discours de M. de Montalembert 345 + + IV. À la Chambre des députés, attaque sur l'affaire + Petit. Réponse de M. Guizot 354 + + V. L'adresse au Palais-Bourbon. La question budgétaire. + M. Thiers et M. Duchâtel. Quelle est la véritable + situation des finances? Le bilan du règne 358 + + VI. L'amendement sur la question de moralité. Discours + de M. de Tocqueville. Discussion scandaleuse 364 + + VII. Le débat sur les affaires étrangères. Dans la + question italienne, M. Guizot a un avantage marqué sur + M. Thiers. Discours révolutionnaire de M. Thiers sur + la Suisse. Fatigue de M. Guizot. L'opposition le croit + physiquement abattu. Il parle avec un succès éclatant + sur la nomination du duc d'Aumale 369 + + VIII. La question de la réforme. Beaucoup de + conservateurs voudraient qu'on «fît quelque chose». Le + projet de banquet du XIIe arrondissement. Défis portés, + à la tribune, par les opposants. Réponses de M. Duchâtel + et de M. Hébert. Les amendements Darblay et Desmousseaux + de Givré. L'article additionnel de M. Sallandrouze. + Déclaration un peu ambiguë de M. Guizot. Il a agi malgré + le Roi. Le ministre l'emporte au vote, mais il sort + affaibli de cette discussion 377 + + + CHAPITRE VII.--LA RÉVOLUTION (février 1848) 394 + + I. Dans une réunion de l'opposition parlementaire, + résolution est prise d'assister au banquet. Agitation + qui en résulte. Il est question d'une procession + populaire devant accompagner les députés. Dispositions + de la garde nationale. Nouvelle réunion où les députés + décident de se rendre en corps au banquet. Optimisme du + Roi. Les radicaux ne croient pas à une révolution 395 + + II. Les inquiétudes ressenties dans les deux camps + conduisent à chercher une transaction. Arrangement + conclu entre les représentants du ministère et ceux de + l'opposition. Il en résulte une certaine détente 406 + + III. Publication du programme de la manifestation, + rédigé par M. Marrast. Le gouvernement estime que + cette publication rompt l'accord, et prend des mesures + en conséquence. Court débat à la Chambre. Embarras + de l'opposition, qui renonce au banquet et à la + manifestation. Réunions dans les bureaux du _Siècle_ et + dans ceux de la _Réforme._ Le gouvernement, rassuré, + contremande pendant la nuit les mesures militaires qu'il + avait ordonnées 411 + + IV. La journée du 22 février. Attroupements sur la place + de la Concorde et envahissement du Palais-Bourbon. + Échauffourées. Les députés préparent la proposition de + mise en accusation. Elle est déposée à la séance de + la Chambre par M. Barrot. Les désordres s'aggravent. + Faiblesse du commandement militaire. On ne se décide pas + à appeler je maréchal Bugeaud. Le duc de Nemours. Dans + la soirée, ordre d'occuper militairement la ville 422 + + V. Le 23 au matin, l'émeute reparaît. La garde nationale + manifeste en faveur de la réforme et prend l'émeute sous + sa protection 432 + + VI. Effet produit à la cour et sur Louis-Philippe par + la défection de la garde nationale. Conversations du + Roi avec M. Duchâtel et M. Guizot. Retraite du cabinet. + Émotion de la Chambre. Qui est responsable de cette + retraite? 438 + + VII. M. Molé est chargé de former un cabinet. + Accueil fait à cette nouvelle. Démarches de M. Molé. + En attendant, ne conviendrait-il pas de donner le + commandement au maréchal Bugeaud? La fusillade du + boulevard des Capucines. Qui avait tiré le premier coup + de feu? La promenade des cadavres. M. Molé renonce à + former un cabinet. Le Roi fait appeler M. Thiers au + milieu de la nuit, mais, auparavant, nomme le maréchal + Bugeaud au commandement supérieur des troupes et de la + garde nationale 449 + + VIII. Bugeaud arrive à l'état-major le 24, vers deux + heures du matin. Les mesures qu'il prend. Conversation + du Roi avec M. Thiers. Ce dernier est chargé de former + un ministère dont fera partie M. Odilon Barrot. Ses + démarches pour réunir ses collègues. Les colonnes + formées par Bugeaud se mettent en mouvement entre cinq + et six heures du matin. Bedeau s'arrête devant la + barricade du boulevard Saint-Denis et envoie demander + de nouvelles instructions à l'état-major. Bugeaud donne + l'ordre de suspendre les hostilités. Comment y a-t-il + été amené? M. Thiers et ses nouveaux collègues sont + reçus par le Roi. La Moricière à la tête de la garde + nationale. Entrevue des ministres et de Bugeaud 460 + + IX. Retraite lamentable de la colonne du général Bedeau. + Bugeaud mal reçu par la garde nationale. M. Barrot et le + général de la Moricière vont annoncer dans la ville le + nouveau ministère. Leur insuccès. Alerte aux Tuileries. + Progrès de l'émeute. Elle n'a toujours ni direction ni + chef. Elle s'empare de l'Hôtel de ville. Le Roi essaye + de passer en revue les forces réunies sur la place du + Carrousel 475 + + X. Les Tuileries sont menacées. Le cabinet du Roi. + M. Crémieux demande le changement de M. Thiers et du + maréchal Bugeaud. M. Barrot président du conseil. On + commence à parler d'abdication. Démarche de M. de + Girardin. Le Roi dit: «J'abdique». Attitude de la Reine. + Le Roi écrit son abdication. L'émeute n'en est pas + désarmée. Départ du Roi 484 + + XI. Le duc de Nemours prend en main le commandement. + La duchesse d'Orléans quitte les Tuileries. Le duc de + Nemours veut l'emmener au Mont-Valérien. La duchesse va + à la Chambre 497 + + XII. État d'esprit des députés. M. Thiers, absolument + découragé, ne fait que traverser le Palais-Bourbon. M. + Odilon Barrot n'y vient pas. Délégation du _National._ + Lamartine promet son concours à la République 501 + + XIII. La duchesse d'Orléans dans la Chambre. M. Sauzet + veut la faire sortir. Elle s'y refuse. MM. Marie et + Crémieux proposent la nomination d'un gouvernement + provisoire. M. Odilon Barrot, qui vient seulement + d'arriver, prend la parole. La duchesse veut parler, + mais sa voix est étouffée. Première invasion du + peuple. Discours de M. Ledru-Rollin et de M. de + Lamartine. Seconde invasion. Fuite des députés et de la + famille royale, domination à la criée des membres du + gouvernement provisoire 506 + + XIV. D'où venaient les envahisseurs? Les troupes les + ont laissés passer malgré les ordres réitérés du duc de + Nemours. Toutes les troupes qui occupent encore quelque + point dans Paris rentrent dans leurs casernes, souvent + en se laissant désarmer. Derniers et vains efforts de + M. Odilon Barrot. La duchesse d'Orléans et le duc de + Nemours aux Invalides 514 + + XV. La duchesse d'Orléans et le duc de Nemours quittent + la France. Après beaucoup de traverses, le Roi et la + Reine s'embarquent pour l'Angleterre. Départ d'Algérie + du prince de Joinville et du duc d'Aumale 521 + + XVI. Conclusion 525 + + +FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES. + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de la Monarchie de Juillet +(Volume 7 / 7), by Paul Thureau-Dangin + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MONARCHIE DE JUILLET *** + +***** This file should be named 44710-8.txt or 44710-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/4/4/7/1/44710/ + +Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and +the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 7 / 7) + +Author: Paul Thureau-Dangin + +Release Date: January 19, 2014 [EBook #44710] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MONARCHIE DE JUILLET *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and +the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + + +<p class="p4 center">HISTOIRE<br> +<span class="small">DE LA</span><br> + MONARCHIE DE JUILLET</p> + +<p class="p2 center"><span class="smaller">PAR</span><br> + PAUL THUREAU-DANGIN</p> + +<p class="p2 center"><span class="smaller">OUVRAGE COURONNÉ DEUX FOIS PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE</span><br> + GRAND PRIX GOBERT, 1885 <span class="smcap">ET</span> 1886</p> + +<p class="p4 center">DEUXIÈME ÉDITION</p> + +<p class="center">TOME SEPTIÈME</p> + +<a id="img000" name="img000"></a> +<div class="figcenter"> +<img src="images/img000.jpg" width="100" height="116" alt="Logo de l'éditeur." title=""> +</div> + +<p class="p4 center">PARIS<br> + LIBRAIRIE PLON<br> + E. PLON, NOURRIT <span class="smcap">ET</span> C<sup>ie</sup>, IMPRIMEURS-ÉDITEURS<br> + RUE GARANCIÈRE, 10</p> + +<p class="center">1892<br> +<span class="smaller"><i>Tous droits réservés</i></span></p> + +<p class="p4 center">HISTOIRE<br> +<span class="small">DE LA</span><br> + MONARCHIE DE JUILLET</p> + +<div class="p4 smaller"> +<p>L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction +et de reproduction à l'étranger.</p> + +<p>Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la +librairie) en avril 1892.</p> +</div> + +<div class="p4 smaller"> +<p class="center">DU MÊME AUTEUR:</p> + +<ul class="none biblio"> +<li><b>Royalistes et Républicains</b>, Essais historiques sur des questions de politique contemporaine: + I. <i>La Question de Monarchie ou de République du 9 thermidor au 18 brumaire</i>; + II. <i>L'Extrême Droite et les Royalistes sous la Restauration</i>; III. <i>Paris capitale + sous la Révolution française</i>. <i>2<sup>e</sup> édition.</i> Un volume in-18.<br> Prix <span class="ralign10">4 fr. »</span></li> + +<li><b>Le Parti libéral sous la Restauration</b>. <i>2<sup>e</sup> édition.</i> Un vol. in-18.<br> Prix <span class="ralign10">4 fr. »</span></li> + +<li><b>L'Église et l'État sous la Monarchie de Juillet</b>. Un vol. in-18.<br> + Prix <span class="ralign10">4 fr. »</span></li> + +<li><b>Histoire de la Monarchie de Juillet.</b> Sept volumes in-8<sup>o</sup><br> +Prix de chaque volume +<span class="ralign10">8 fr. »</span></li> +</ul> + +<p>(<i>Couronné deux fois par l'Académie française, GRAND PRIX GOBERT, 1885 +et 1886.</i>)</p> +</div> + +<p class="p4 small center">PARIS.—TYPOGRAPHIE E. PLON, NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, RUE GARANCIÈRE, 8.</p> + +<h1><span class="pagenum"><a id="page1" name="page1"></a>(p. 1)</span> HISTOIRE<br> +DE LA<br> +MONARCHIE DE JUILLET</h1> + +<h2>LIVRE VII<br> +<span class="smaller">LA CHUTE DE LA MONARCHIE<br> +(1847-1848)</span></h2> + +<h3>CHAPITRE PREMIER<br> +<span class="smcap">UNE SESSION MALHEUREUSE.</span><br> +<span class="smaller">(Mars-août 1847.)</span></h3> + +<p class="resume"> + I. Ébranlement de la majorité. Les conservateurs progressistes. + M. Duvergier de Hauranne et sa proposition de réforme + électorale. Elle est repoussée à une grande majorité. La + réforme parlementaire est écartée à une majorité moins + forte.—II. Le gouvernement avait-il raison de se refuser + absolument à toute réforme? Il est accusé d'un parti pris + d'immobilité. Le Roi est pour beaucoup dans cette immobilité. + Lassitude de M. Duchâtel. Il désire que le ministère cède + la place à d'autres.—III. Échecs infligés par la Chambre à + plusieurs ministres. On reconnaît la nécessité de remplacer + trois d'entre eux. Affaiblissement résultant de cette crise + partielle.—IV. La mauvaise récolte. Désordres amenés par + la crainte de la disette. Embarras monétaires. Trouble jeté + dans les affaires de chemins de fer. Contre-coup sur les + finances de l'État. Conséquences politiques de ce malaise + économique.—V. Projet de M. de Salvandy sur l'enseignement + secondaire. Son avortement. M. de Montalembert et M. Guizot à + la Chambre des pairs.—VI. L'apologétique révolutionnaire. Les + histoires de MM. Louis Blanc et Michelet. Les <cite>Girondins</cite> de + Lamartine. État d'esprit de l'auteur. Caractère du livre. Effet + produit par sa publication.—VII. La campagne de corruption. + Premières révélations sur l'affaire Cubières. Dénonciations + <span class="pagenum"><a id="page2" name="page2"></a>(p. 2)</span> de M. de Girardin et débats qui en résultent. Vote des + «satisfaits».—VIII. Mise en accusation de MM. Teste, Cubières, + Pellapra et Parmentier. Le procès. M. Teste convaincu de son + crime. Condamnation.—IX. Effet produit dans le public par le + procès Teste. M. Guizot s'explique, à la Chambre des pairs, sur + l'accusation de corruption.—X. La session finit tristement. + Gémissement des amis du cabinet. Cause et caractère du mal.</p> + +<h4>I</h4> + +<p>La discussion de l'adresse, au début de la session de 1847, +avait été, pour le ministère, l'occasion d'un éclatant succès. +Non seulement il était sorti pleinement vainqueur du débat sur +les mariages espagnols, mais un amendement blâmant sa politique +intérieure avait été repoussé par 243 voix contre 130, et l'ensemble +de l'adresse adopté par 248 voix contre 84. Depuis 1830, aucun +ministère ne s'était vu à la tête d'une majorité aussi forte. M. +Guizot, qui, pendant tant d'années et à travers tant de vicissitudes, +avait travaillé à constituer cette majorité, se flattait d'avoir +enfin atteint son but. Au lendemain même de l'adresse, il écrivait à +l'un de ses ambassadeurs: «Le parti conservateur existe réellement +dans les Chambres, dans les collèges électoraux, dans le pays. Il +repose sur des intérêts puissants, sur les intérêts des positions +faites dans notre société actuelle et qui n'aspirent qu'à se +consolider; sur des convictions réfléchies, car ces intérêts ont +compris que notre politique seule peut les consolider; sur des +passions vives et publiques, suscitées par les luttes que cette +politique soutient depuis seize ans. Le parti conservateur est donc +et devient chaque jour davantage un parti d'action et de gouvernement +qui fait ses propres affaires et soutient sa propre politique, +attaché à cette politique par amour-propre comme par intérêt<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Go to footnote 1"><span class="smaller">[1]</span></a>.»</p> + +<p>À peine M. Guizot avait-il eu le temps de se féliciter de ces +résultats qu'un incident se produisait, bien de nature à faire +<span class="pagenum"><a id="page3" name="page3"></a>(p. 3)</span> douter de l'existence ou tout au moins de la solidité +de sa majorité. Le 22 mars 1847, la Chambre avait à élire un +vice-président: il s'agissait de remplacer M. Hébert qui venait +d'être appelé aux fonctions de garde des sceaux, vacantes par +la mort de M. Martin du Nord. Le candidat du ministère était M. +Duprat. Après deux tours de scrutin dans lesquels une partie des +voix conservatrices se détournèrent sur M. de Belleyme, M. Léon de +Malleville, candidat de l'opposition, l'emporta par 179 voix contre +178. Adversaire acharné du cabinet, il s'était fait, à la tribune, +une sorte de spécialité des accusations de corruption; plusieurs +fois déjà, il avait eu à ce propos des prises avec M. Duchâtel; +naguère, dans la discussion de l'adresse, il avait été l'un des trois +signataires de l'amendement sur la politique intérieure, amendement +repoussé à une forte majorité.</p> + +<p>Cette nomination inattendue souleva un cri de triomphe dans la +gauche, tandis que les partisans du cabinet étaient dans une sorte +de stupeur. Le dépit des amis personnels de M. de Belleyme était +pour quelque chose dans ce soudain revirement; il ne suffisait pas à +l'expliquer. Dans la majorité conservatrice, issue des élections de +1846, la proportion des députés nouveaux était beaucoup plus grande +que de coutume; plusieurs, parmi eux, jeunes, ambitieux, n'avaient +nul goût à venir prendre rang à la queue des anciens, comme des +conscrits incorporés dans une armée déjà organisée; loin de se faire +solidaires de tous les partis pris, de tous les ressentiments, de +toutes les responsabilités de l'ancienne politique conservatrice, +ils rêvaient de la modifier, de lui imprimer leur marque, de lui +donner quelque chose de plus entreprenant, de plus novateur. Ils +s'appelaient eux-mêmes des «conservateurs progressistes». L'un +d'eux, le marquis de Castellane, avait annoncé, dès la discussion +de l'adresse, l'entrée en scène de «la fraction plus jeune du parti +conservateur», qui, disait-il, «apportait la fidélité des anciens +combattants, sans la passion des anciennes luttes», et il la +montrait, se faisant un «devoir» de réclamer des «réformes». Ce que +seraient ces réformes, les <span class="pagenum"><a id="page4" name="page4"></a>(p. 4)</span> «progressistes» ne le savaient pas +bien encore; pour le moment, ils voulaient surtout faire comprendre +au gouvernement la nécessité de compter avec eux. Une élection de +vice-président, qui n'engageait qu'une question de personne, leur +avait paru une occasion favorable pour donner un avertissement de ce +genre. Aussi bien l'entrée dans le cabinet de M. Hébert, qui, comme +député et procureur général, personnifiait l'ancienne politique +en ce qu'elle avait de plus résistant<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Go to footnote 2"><span class="smaller">[2]</span></a>, n'était pas plus pour +satisfaire leurs velléités novatrices, que le mot d'ordre donné par +le ministère, dans une élection de vice-président, ne convenait à +leurs prétentions d'indépendance.</p> + +<p>Cette attitude d'une partie de la majorité était d'autant plus +remarquée, que la même dissidence se manifestait, beaucoup plus +tranchée, hors du Parlement. La <cite>Presse</cite> était depuis longtemps +l'un des organes, sinon les plus considérés, du moins les plus +répandus et les plus bruyants du parti conservateur; avec le <cite>Journal +des Débats</cite>, qu'elle jalousait, elle faisait émulation de zèle +ministériel, d'ardeur agressive contre l'opposition. Au commencement +de 1847, le propriétaire de ce journal, M. Émile de Girardin, s'étant +vu refuser par le gouvernement certaines faveurs, notamment un titre +de pair pour le général de Girardin dont il passait pour être le +fils naturel, la <cite>Presse</cite> devint peu à peu maussade, menaçante, +ouvertement hostile. Son grief apparent était la résistance du +cabinet aux réformes, principalement aux réformes économiques. Dès +qu'elle entrevit dans la majorité des ferments de scission, elle +s'appliqua à les développer, à les envenimer, se faisant le champion +des dissidents, dépassant souvent de beaucoup leur pensée, mais, +par ce moyen, se flattant de les compromettre et de les entraîner. +Sans doute, le rédacteur en chef de la <cite>Presse</cite> n'avait pas grande +autorité morale; chacun devinait les dessous de son évolution, et +quand le <cite>Journal des Débats</cite> voulait mortifier et intimider les +conservateurs en velléité d'indépendance, il affectait de croire +que M. de Girardin était leur chef. Mais ce <span class="pagenum"><a id="page5" name="page5"></a>(p. 5)</span> n'en était pas +moins un polémiste actif, plein de ressources, en possession d'un +instrument puissant de publicité, ayant l'oreille d'une partie de +la bourgeoisie et, à tous ces titres, capable de faire beaucoup +de mal à ceux qu'il attaquait. Le cabinet avait déjà assez peu de +défenseurs parmi les journaux, pour qu'il ne fût pas indifférent +d'en voir passer un au camp adverse. Contre toutes les feuilles de +centre gauche, de gauche, de droite royaliste, il n'avait plus guère +à son service que le <cite>Journal des Débats</cite>, qui, malgré sa rédaction +et sa clientèle d'élite, ne pouvait faire tête, seul, à toute une +armée. Les statisticiens évaluaient à vingt mille le chiffre des +abonnés de la presse ministérielle, contre cent cinquante mille +qu'ils attribuaient à la presse opposante<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Go to footnote 3"><span class="smaller">[3]</span></a>. Une telle inégalité +était un danger grave, surtout dans une société où les révolutions +avaient détruit ou amoindri plusieurs des forces traditionnelles qui +servent d'ordinaire de point d'appui aux gouvernements. L'existence +d'une majorité parlementaire, issue d'un suffrage restreint, n'était +pas une compensation suffisante, et d'ailleurs qu'arriverait-il, si, +comme l'élection de M. de Malleville pouvait le faire craindre, cette +majorité venait à être ébranlée?</p> + +<p>Le gouvernement devait être impatient de savoir exactement quelle +était l'étendue de cet ébranlement. Y avait-il dislocation +définitive, formation d'un nouveau tiers parti, ou n'était-ce qu'un +accident passager et réparable? Une occasion s'offrait à lui de +mettre les conservateurs à l'épreuve: immédiatement après l'élection +de son vice-président, la Chambre avait à discuter un projet de +réforme électorale.</p> + +<p>Trop de bruit devait se faire, avant peu, autour de cette réforme, +pour qu'il n'importe pas d'en rappeler les antécédents et d'indiquer +ce qui la mettait dès lors plus en vue. On n'a pas oublié comment, +en 1840, sous le ministère de M. Thiers, les radicaux avaient tenté, +sans grand succès, il est vrai, de faire de l'agitation autour de la +réforme électorale<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Go to footnote 4"><span class="smaller">[4]</span></a>. Sous le ministère du 29 octobre, à la veille +des élections générales <span class="pagenum"><a id="page6" name="page6"></a>(p. 6)</span> de 1842, la question fut reprise, +cette fois non plus seulement par les radicaux, mais au nom de tous +les groupes de gauche; une proposition déposée par M. Ducos, appuyée +par MM. Dufaure et de Lamartine, combattue par M. Guizot, fut écartée +à 41 voix de majorité<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Go to footnote 5"><span class="smaller">[5]</span></a>. Pendant la législature suivante, de 1842 +à 1846, à peine trouve-t-on à signaler, en 1845, la proposition +faite par un député d'autorité fort médiocre, M. Crémieux; elle fut +rejetée après un débat sans importance. Dans la session de 1846, +aux approches de nouvelles élections générales, c'eût été le moment +de poursuivre une telle réforme, si on l'avait crue mûre; mais +l'opposition était alors absorbée par d'autres questions, notamment +par la politique étrangère; se croyant, chaque jour, sur le point de +détacher une partie de la majorité ministérielle, elle ne songeait +pas à se plaindre du mode de suffrage qui lui laissait de telles +espérances. Tout changea avec les élections de 1846. En face d'une +majorité ministérielle de plus de cent voix, ne croyant plus avoir +rien à attendre de la Chambre, les adversaires du cabinet s'en +prirent au système électoral qui venait de leur être si défavorable. +À les entendre, s'ils avaient été battus, ce n'était pas que +l'opinion leur fût contraire, c'était que le mode de scrutin ne +permettait pas à l'opinion de se manifester librement et sincèrement. +Ainsi se trouvèrent-ils conduits, moins par une impulsion venue du +pays, que par le dépit de leur impuissance parlementaire, à attribuer +à la question de la réforme électorale une importance qu'elle n'avait +pas encore eue.</p> + +<p>Dès le mois d'août 1846, dans une réunion du centre gauche, M. +Thiers, jusqu'alors mal disposé pour cette réforme, et qui plus d'une +fois avait laissé voir qu'elle était, à ses yeux, une niaiserie, +et une niaiserie dangereuse, se prononça ouvertement pour que +la question fût soulevée; il offrit même, aux acclamations des +assistants, agréablement surpris, d'en prendre l'initiative. M. +Duvergier de Hauranne, chargé de l'aider <span class="pagenum"><a id="page7" name="page7"></a>(p. 7)</span> dans l'élaboration du +projet, y travailla activement pendant les vacances parlementaires; +aux approches de la session de 1847, il était en mesure de +communiquer aux chefs de la gauche et du centre gauche les résultats +de cette étude préliminaire. Mais, pendant ce temps, M. Thiers, +ayant cru trouver dans les mariages espagnols un terrain d'attaque +qu'il jugeait plus favorable et qui convenait mieux à ses habitudes, +avait été repris de ses répugnances contre la réforme électorale. Il +trouva à redire à tout ce qui était proposé; à peine admettait-il +l'augmentation du nombre des députés; d'accroître le nombre des +électeurs, il ne voulait pas entendre parler. On lui répondit de +la gauche et du centre gauche que la proposition était annoncée, +attendue, et que l'abandonner serait abdiquer aux mains du cabinet. +Plusieurs des opposants, d'ailleurs, ne jugeaient pas que les +mariages espagnols offrissent un moyen d'attaque bien avantageux, +et ils tenaient beaucoup à ne pas mettre tout leur enjeu sur cette +unique carte. Demeuré seul de son avis, M. Thiers ne put le faire +prévaloir; il en conçut une vive humeur contre ses alliés, qu'il +ne ménagea pas dans ses propos. Naturellement, il ne fallait plus +compter sur lui pour présenter le projet. M. Duvergier de Hauranne +s'en chargea à sa place et se donna à cette tâche, avec son +ardeur accoutumée. Dès le milieu de janvier 1847, il publiait une +longue brochure, presque un livre, sous ce titre: <cite>De la Réforme +parlementaire et de la Réforme électorale</cite>. Il ne se bornait pas à y +traiter la question spéciale, dans tous ses détails, avec une netteté +incisive. Craignant qu'elle ne suffit pas à échauffer le public, il +avait soin de la rattacher à un grief plus général, celui qui avait +servi à faire la révolution de 1830 et la coalition de 1839: il +dénonçait les entreprises du «pouvoir personnel». «Le gouvernement +représentatif est en péril, s'écriait-il au commencement de sa +brochure; ce n'est point, comme en 1830, la violence qui le menace, +c'est la corruption qui le mine.» Dans toute la suite de son écrit, +il en revenait toujours à accuser le pouvoir royal de détruire +le pouvoir parlementaire et de faire prévaloir <span class="pagenum"><a id="page8" name="page8"></a>(p. 8)</span> «toutes les +idées, toutes les habitudes des gouvernements despotiques». «Reste +à savoir, ajoutait-il, s'il convient à la France de se prosterner, +en 1847, devant le principe qu'elle a vaincu en 1830.» Sans doute il +reconnaissait qu'on ne pouvait toucher à ces redoutables questions, +sans provoquer des «frémissements et des colères»; mais, à son avis, +«il eût été lâche de s'en laisser effrayer ou troubler». La brochure +de M. Duvergier de Hauranne fut un signal pour la presse opposante, +qui, ainsi munie d'arguments, commença sur ce sujet une polémique +assez vive. Enfin, le 6 mars, quand on crut l'opinion suffisamment +préparée, le projet fut déposé: il comportait l'abaissement du +cens à 100 francs et l'adjonction des «capacités», c'est-à-dire +environ deux cent mille électeurs de plus; en outre, le nombre +des députés était porté de quatre cent cinquante-neuf à cinq cent +trente-huit. Le changement ainsi proposé était vraiment peu de +chose, et il y avait une sorte de disproportion entre les arguments +employés et les conclusions auxquelles on aboutissait. C'est qu'au +fond, le centre gauche et même la gauche ne redoutaient pas moins +que la majorité conservatrice une extension considérable du droit +de suffrage. Quelques mois auparavant, M. Odilon Barrot, causant +avec M. Cobden qui s'étonnait qu'on s'agitât tant pour demander +si peu, déclarait que l'adjonction de deux cent mille électeurs +lui suffirait largement: il ne jugeait pas la masse du peuple mûre +pour exercer un droit de vote, et ne voyait de sécurité, pour le +gouvernement constitutionnel, que dans un suffrage très restreint<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Go to footnote 6"><span class="smaller">[6]</span></a>. +Le gouvernement n'hésita pas à combattre le projet de M. Duvergier de +Hauranne, comme il avait combattu les projets présentés précédemment +sur le même sujet. Il essaya même d'écarter tout débat, en obtenant +des bureaux qu'ils n'autorisassent pas «la lecture» de la +proposition<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Go to footnote 7"><span class="smaller">[7]</span></a>. Il allait trop loin. Sur <span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> neuf bureaux, trois +refusèrent de le suivre jusque-là: il n'en fallait pas plus pour que +la question de prise en considération fût portée devant la Chambre.</p> + +<p>C'était cette discussion qui se trouvait à l'ordre du jour, le 23 +mars 1847, au lendemain de l'élection du vice-président. Le public +l'attendait avec une curiosité anxieuse, non à cause du fond de la +question, auquel, en dépit des efforts de l'opposition, il demeurait +toujours assez indifférent, mais à raison du doute que la nomination +de M. Léon de Malleville avait fait naître sur les dispositions de +la majorité. À défaut de M. Thiers, dont le silence fut remarqué, +de nombreux orateurs soutinrent la proposition, entre autres MM. +Duvergier de Hauranne, Billault, de Beaumont, Odilon Barrot. Ils +alléguèrent les vices du système électoral, l'étroitesse de sa base, +ses injustes exclusions, ses inégalités déraisonnables, la facilité +qu'il offrait à la corruption; ils montrèrent cette corruption +devenue générale et annulant de fait le gouvernement représentatif; +enfin, ils reprochèrent au gouvernement sa stérilité, son inertie, et +le mirent en demeure d'accomplir les progrès annoncés naguère par M. +Guizot dans le discours de Lisieux. Suivant sa coutume, M. Duchâtel, +dans sa réponse, développa de préférence les raisons pratiques: il +insista sur ce que rien n'indiquait, dans le pays, un désir de cette +réforme, et sur ce qu'une loi de ce genre ne pouvait être adoptée +qu'à la veille d'élections générales. M. Guizot prit les choses de +plus haut. Il exposa doctrinalement les avantages du système qui, +au lieu de «placer le droit électoral dans le nombre», le plaçait +dans la «capacité politique». Rencontrait-il, au cours de ses +développements, le suffrage universel, il l'écartait avec un dédain +superbe; à M. Garnier-Pagès, qui lui criait: «Son jour viendra», il +répondait: «Il n'y a pas de jour pour le suffrage universel;... la +question ne mérite pas que je me détourne, en ce moment, de celle qui +nous occupe.» Plus loin, s'adressant à ceux qui l'accusaient de ne +vouloir d'aucun progrès, il dissertait éloquemment sur les conditions +du «vrai progrès, qui n'était pas seulement un changement»; <span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> +il rappelait que, dans un régime de liberté «où toutes les idées, +toutes les ambitions sont en mouvement, où l'on demande trop, où +l'on veut avoir trop vite, où l'on pousse trop fort, la mission du +gouvernement était de marcher lentement, mûrement, de maintenir, de +contenir». Cet ordre d'idées le conduisait naturellement à s'occuper +de ceux des conservateurs qui se disaient «progressistes». La grosse +question du débat n'était-elle pas de savoir comment ils voteraient? +De la gauche, on leur avait fait plus d'une invite. Les paroles que +leur adressa M. Guizot furent moins une prière qu'une leçon, moins +une caresse qu'une réprimande. Il railla ces députés qui «voulaient +agir tout de suite, à l'entrée de cette législature, avant de la +bien connaître, avant de bien connaître leurs collègues, avant de +bien connaître le gouvernement près duquel ils agissaient, avant +de se bien connaître peut-être eux-mêmes»; il leur rappela que, +d'ordinaire, «les tiers partis ne tournaient pas à l'utilité du +pays, à la considération et à la force de ceux qui les composaient»; +puis il les mit en demeure, ou de «rester avec le gouvernement et de +marcher avec lui», ou de «passer dans les rangs de l'opposition». Il +professait, quant à lui, «qu'il valait mieux, pour le pays et pour le +cabinet, maintenir fermement cette politique avec une majorité moins +forte, que l'affaiblir pour conserver une majorité plus nombreuse». +Ce langage était, par plus d'un côté, mortifiant pour ceux auxquels +il était adressé, mais il leur en imposa. M. de Castellane, tout en +se plaignant avec amertume de «l'espèce de défi» que le ministre +avait porté à «certains membres», déclara que ses amis repousseraient +la prise en considération. La réforme électorale fut écartée par 252 +voix contre 154. Jamais elle n'avait eu contre elle une aussi forte +majorité.</p> + +<p>Le jour même où la Chambre se prononçait ainsi contre la réforme +électorale, le 26 mars 1847, M. de Rémusat déposait une proposition +de réforme parlementaire. C'était, pour le ministère, un second +défilé à franchir, plus difficile que le précédent. La réforme +parlementaire, qui tendait à exclure <span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> de la Chambre la plupart +des fonctionnaires, n'avait pas été proposée moins de dix-sept fois +depuis 1830; elle répondait à un mouvement d'opinion plus sérieux +et à un besoin plus réel que la réforme électorale; on ne pouvait +nier qu'il n'y eût là des abus qui, chaque jour, fournissaient +davantage matière aux critiques de l'opposition<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Go to footnote 8"><span class="smaller">[8]</span></a>. La discussion +sur la prise en considération s'ouvrit le 19 avril. M. de Rémusat +défendit son projet avec habileté. À défaut de M. Guizot, qui garda +le silence, M. Duchâtel et M. Hébert insistèrent, au nom du cabinet, +sur l'impossibilité de voter, dès le début d'une législature, une +proposition qui obligerait à de nouvelles élections, ou mettrait +en suspicion une Chambre appelée à siéger encore pendant cinq +ans. Les conservateurs progressistes allaient-ils être, dans ce +débat, aussi dociles et aussi timides que dans l'autre? M. Billault +s'efforça de piquer leur amour-propre par un mélange assez adroit de +caresses et d'épigrammes. Sur cet appel direct, M. de Castellane, +toujours disposé à se mettre en avant, prit la parole. «Tout le +monde reconnaît, dit-il, qu'il y a quelque chose à faire, même M. +le ministre de l'intérieur qui regarde la question comme une simple +question de limites. Si c'est une question de limites, qu'on nous +dise donc, à nous qui voulons sérieusement faire quelque chose, ce +qu'on veut faire, quand et comment on le voudra!... Y a-t-il une +époque précise de la législature actuelle où le ministère voudra +faire quelque chose? Encore une fois, qu'il nous le dise!» Tous les +yeux se tournèrent vers le banc des ministres: M. Guizot fit un +geste négatif. «Le ministère me dit non, reprit M. de Castellane; +je le savais d'avance, mais j'ai dû lui en faire la demande une +dernière fois. Eh bien donc, le ministère repoussant toute réforme +au fond, en principe, nous croyons, nous, qu'il y a opportunité à +voter tout à l'heure la prise en considération de la proposition de +M. de Rémusat.» Cette fois, la scission était ouverte. Au vote, le +ministère n'en conserva pas moins la majorité; mais cette majorité +fut assez notablement <span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> réduite: elle avait été de 98 voix sur +la réforme électorale; elle ne fut plus que de 49.</p> + +<p>Du côté du gouvernement, on affecta de ne pas s'émouvoir de cette +diminution, et de voir là, pour la majorité, moins un affaiblissement +qu'un débarras. Le <cite>Journal des Débats</cite> disait, avec une ironie plus +hautaine que prudente: «Les prétendus Christophe Colomb du parti +conservateur, qui sont las de ce vieux monde et vont à la recherche +du nouveau, ont librement donné cours à leur fantaisie; mais ils ont +pu voir que le ministère et cette pauvre majorité arriérée étaient +parfaitement en état de se passer d'eux... Puisqu'ils veulent +courir les aventures, il faut espérer qu'ils en rapporteront quelque +expérience. Il n'y a rien de tel que les voyages pour former la +jeunesse.» Il ajoutait, quelques jours plus tard: «Qu'ils aillent +dans l'opposition!... Nous ne leur reprocherons qu'une chose, c'est +d'y aller trop tard. Ils auraient dû s'apercevoir plus tôt qu'il y a +et qu'il y aura toujours un abîme entre le parti faiseur et le parti +conservateur.» Ces derniers mots s'adressaient plus particulièrement +à M. de Girardin, qui demandait, dans la <cite>Presse</cite>, que le pouvoir +passât des <em>parleurs</em> aux <em>hommes d'affaires</em>.</p> + +<h4>II</h4> + +<p>Les considérations par lesquelles les ministres avaient combattu la +double réforme électorale et parlementaire, semblaient, par beaucoup +de côtés, parfaitement raisonnables. Néanmoins, à voir comment les +choses devaient tourner, on se prend à douter de l'opportunité de +la résistance, si justifiée que celle-ci parût sur le moment. En ce +qui touche notamment la présence des fonctionnaires dans la Chambre, +qu'eût-on compromis en s'engageant à résoudre cette question avant +la fin de la législature? C'eût été répondre au sentiment de la +majorité elle-même; car, parmi les députés qui avaient repoussé +<span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> par discipline la proposition de M. de Rémusat, la plupart +n'hésitaient pas à reconnaître que, sur ce point, «il y avait +quelque chose à faire<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Go to footnote 9"><span class="smaller">[9]</span></a>». Sans doute, il n'en était pas de même +de l'extension du droit de suffrage, qui soulevait beaucoup plus +d'objections, ne fût-ce que celle qui était tirée de l'indifférence +manifeste du public. Toutefois, que penser de la valeur de cette +dernière objection, quand on voit, dix mois après, l'état des esprits +devenir tel que, de l'aveu du même M. Guizot, cette réforme ne +pourra plus être évitée? Au lieu de s'exposer ainsi à la subir plus +tard en vaincu, n'eût-il pas été plus habile de s'en saisir tout de +suite, avant que les partis y eussent donné une importance factice, +et de tenter de l'accomplir quand on pouvait encore la limiter, en +rester le maître et en recueillir l'avantage? Dans ces conditions, le +corps électoral n'aurait pas été gravement modifié, et puis, quels +qu'eussent été les inconvénients d'une concession, ils auraient été +difficilement comparables aux dangers que la résistance devait si +rapidement faire naître.</p> + +<p>Cependant, si le gouvernement se refusait absolument à entendre +parler d'aucune des deux réformes, il aurait peut-être eu un moyen +de les repousser sans trop de péril: c'eût été de mettre en avant +quelque autre projet qui fît diversion aux manœuvres des partis +hostiles, occupât l'opinion, et amusât cette imagination populaire +que le pouvoir, en France surtout, ne laisse jamais impunément sans +aliment. La chose, il est vrai, était malaisée. On se butait au +dilemme que j'ai déjà plusieurs fois indiqué: d'une part, il semblait +nécessaire d'avoir égard à ce goût maladif du changement que nos +révolutions avaient éveillé dans l'esprit public; d'autre part, +ces mêmes révolutions avaient tant ébranlé la société, qu'on avait +peine à imaginer un changement qui fût sans péril. Quelque <span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span> +difficile que fût ce problème, c'était la tâche du gouvernement de +tenter de le résoudre. En 1847, moins qu'à toute autre époque, il +pouvait s'y dérober: il se trouvait en face d'une Chambre nouvelle, +et qui, comme telle, devait être particulièrement désireuse de +faire du nouveau; il avait à contenter une majorité qui, se sentant +assurée de sa prépondérance numérique, cessant d'avoir à combattre +journellement pour son existence, n'était plus disposée à considérer +sa besogne comme accomplie, quand elle avait repoussé les attaques et +maintenu le <i>statu quo</i>. Ce que pourrait être l'œuvre à laquelle +elle rêvait d'attacher son nom, elle eût été fort embarrassée de le +préciser; mais elle était toute prête à s'en prendre au ministère, +s'il ne la lui faisait pas accomplir. <i>A priori</i> même et par le seul +fait de son grand âge, ce ministère vieux de plus de six ans était +suspect, aux yeux de cette Chambre née d'hier, d'avoir trop le goût +de l'immobilité et le besoin du repos. Un moment, au lendemain des +élections du 1<sup>er</sup> août 1846, on avait pu croire que M. Guizot +se rendait compte de ce que l'opinion attendait de lui; il avait +paru comprendre que, si sa grande victoire électorale pouvait être +interprétée comme une approbation du passé, elle lui créait pour +l'avenir des devoirs nouveaux; que le programme de résistance un +peu négative qui, depuis Casimir Périer, avait suffi aux jours de +péril, ne suffisait plus dans la sécurité du succès; qu'il fallait +rajeunir la vieille politique conservatrice. C'est alors que, le +2 août 1846, en s'adressant à ses électeurs de Lisieux, il avait +annoncé solennellement que, désormais, rassuré sur la paix extérieure +et l'ordre intérieur, il serait en mesure de donner satisfaction +au désir de mouvement et de réforme. «Toutes les politiques vous +promettent le progrès, avait-il dit dans une phrase devenue aussitôt +célèbre; la politique conservatrice seule vous le donnera<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Go to footnote 10"><span class="smaller">[10]</span></a>.» +Mais quelques semaines ne s'étaient pas écoulées que les mariages +espagnols venaient donner une tout autre direction <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> à sa +pensée. L'affaire avait été tout de suite assez compliquée, avait +exigé assez d'efforts pour absorber toute son attention. Convaincu +que ce qui suffisait à l'occuper et à le satisfaire suffisait +également à occuper et à satisfaire l'opinion, il n'avait plus jugé +nécessaire de préparer d'autre objet à l'activité parlementaire de +la nouvelle Chambre. C'est ainsi qu'au début de la session de 1847, +en dehors des questions étrangères, aucun projet considérable et de +nature à intéresser l'opinion ne s'était trouvé prêt à être déposé +par le gouvernement.</p> + +<p>Cette abstention, à laquelle s'était ajouté bientôt le <i>veto</i> +opposé par le ministère aux deux propositions de réforme, avait été +interprétée comme un parti pris d'inaction. De là, dans la majorité, +une surprise, une déception et bientôt un mécontentement, qui ne se +manifestaient pas seulement par quelques défections, mais aussi par +l'état d'esprit de ceux dont le vote n'avait pas failli. Au cœur +même du parti conservateur, divers symptômes trahissaient le doute, +l'esprit de critique, les tentations d'indiscipline, la lassitude +des vieilles luttes, le désir vague de quelque chose de nouveau. Ces +sentiments, qui éclataient sans ménagement dans les conversations de +couloirs, arrivaient parfois jusqu'à la tribune. Tel fut un incident +qui se produisit, le 27 avril 1847, au cours de la discussion des +fonds secrets. L'auteur en fut un député, naguère ardent ministériel, +M. Desmousseaux de Givré. Amené à se demander pourquoi la majorité +de cent voix, issue des élections de 1846, paraissait sur le point +de se diviser, il proclama que le mal venait de «l'inertie du +gouvernement», et il montra les ministres répondant sur toutes les +questions: «Rien, rien, rien!» Aussitôt répercutés, grossis par +les journaux opposants, ces mots: <em>Rien, rien, rien!</em> eurent un +retentissement énorme. On affectait d'y voir le résumé exact de la +situation. Jamais, quand il défendait le ministère, M. Desmousseaux +de Givré n'avait ainsi occupé le public. La <cite>Presse</cite> inscrivit les +trois mots en tête de ses colonnes, à la place où naguère elle avait +mis, comme épigraphe, la promesse de progrès faite par M. Guizot +<span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span> dans son discours de Lisieux. Le <cite>Journal des Débats</cite> ne +contribuait pas à calmer la polémique, quand il répliquait sur le +même ton: «Le parti conservateur, à son tour, n'a que trois mots à +répondre aux faiseurs utopistes: Rien, rien, rien! vous n'obtiendrez +rien.»</p> + +<p>L'immobilité qu'on reprochait à la politique du gouvernement n'était +pas imputable seulement au cabinet. Le Roi y avait plus de part +encore, et souvent c'était lui qui l'imposait à ses ministres. +Il avait alors soixante-quatorze ans. Son intelligence, bien que +toujours supérieure, se ressentait du poids de l'âge. Cette charge, +venant s'ajouter à celle d'un règne déjà long et toujours laborieux +et difficile, avait amené chez lui quelque fatigue et quelque +affaiblissement: de là, sa crainte du mouvement et du changement. Il +tâchait de se persuader que la France, ayant, elle aussi, traversé +beaucoup de vicissitudes, devait avoir le même goût. Il oubliait +que le pays n'avait pas vieilli avec lui, qu'il se rajeunissait +incessamment par l'avènement de générations nouvelles, oublieuses +des déceptions passées, ouvertes aux espérances, aux illusions, +impatientes d'agir à leur tour. Des malentendus de ce genre se +produisent quelquefois entre vieillards et jeunes gens. En outre, +Louis-Philippe était d'autant plus porté à écarter ou à ajourner les +problèmes sociaux et politiques soulevés autour de lui, que moins +que jamais il croyait possible d'y trouver une heureuse solution. +Son expérience, en s'allongeant, avait encore accru la part de +scepticisme et de désenchantement qui de tout temps s'était mêlée à +sa sagesse. Ses propos, qu'il n'avait pas, on le sait, l'habitude +de beaucoup mesurer, semblaient parfois d'un homme découragé qui +se sentait lié à une tâche impossible. «Tenez, disait-il un jour à +M. Guizot qui lui témoignait son habituel optimisme, je souhaite +de tout mon cœur que vous ayez raison; mais ne vous y trompez +pas: un gouvernement libéral en face des traditions absolutistes et +de l'esprit révolutionnaire, c'est bien difficile; il y faut des +conservateurs libéraux, et il ne s'en fait pas assez. Vous êtes les +derniers des Romains.» Un autre jour, il s'écriait, en <span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> se +prenant la tête dans les mains: «Quelle confusion! quel gâchis! Une +machine toujours près de se détraquer! Dans quel triste temps nous +avons été destinés à vivre<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Go to footnote 11"><span class="smaller">[11]</span></a>!» L'âge avait eu sur Louis-Philippe un +autre effet: il augmentait chez lui, en même temps que la défiance +des choses, la confiance en soi. Cette confiance, que lui avaient +justement donnée tant de difficultés surmontées, menaçait de tourner +en une obstination irritable et impérieuse qui tenait de la sénilité. +Admettait-il quelqu'un à lui parler, il n'écoutait guère que ce +qui rentrait dans ses idées; la contradiction l'impatientait sans +l'avertir. Il oubliait que le premier avantage de l'irresponsabilité +royale dans le régime constitutionnel est que le souverain peut, +sans se diminuer, se prêter à des politiques diverses, gouverner +avec des ministres de nuances opposées, et il menaçait, pour le cas +où l'on prétendrait modifier ce que, depuis longtemps, il appelait +assez imprudemment «son système», de se retirer au château d'Eu et +de remettre le gouvernement à la régence. Ceux qui approchaient le +Roi étaient péniblement surpris de voir qu'à la fin de 1846 et au +commencement de 1847, il faisait souvent allusion à cette abdication +possible. Le plus fâcheux était que ces boutades ne restaient pas +renfermées dans les Tuileries, et qu'il en arrivait quelque écho +dans les couloirs du palais Bourbon. Commentées sans bienveillance, +elles n'augmentaient pas le crédit parlementaire du cabinet, qu'on +semblait dès lors fondé à accuser d'être l'instrument trop docile du +«pouvoir personnel». Et surtout elles compromettaient le souverain, +le rendaient responsable d'une politique peu populaire, et, par +l'éventualité même qu'elles faisaient entrevoir, accoutumaient les +esprits à rêver d'autre chose que d'une simple crise ministérielle.</p> + +<p>L'espèce d'inertie dont le gouvernement semblait alors si étrangement +affecté avait encore une autre forme. Ce qui manquait à la majorité, +ce n'était pas seulement la grande impulsion politique qu'il +eût appartenu au Roi et à M. Guizot <span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> de donner, c'étaient +aussi les soins de tous les jours. Cette partie de l'œuvre +ministérielle, la plus modeste, mais non la moins utile sous un +régime parlementaire, avait été jusqu'alors accomplie avec beaucoup +d'habileté par M. Duchâtel. Sans cesse attentif aux dispositions +générales de la Chambre et aux dispositions particulières de chaque +député, soigneux des hommes autant que des choses, le ministre de +l'intérieur avait su faire, avec adresse et tact, sans dédain des +petites précautions et des petits moyens, ce qui était nécessaire +pour raffermir les fidélités douteuses, calmer les susceptibilités, +désintéresser les ambitions, prévenir les caprices, maintenir +l'harmonie et la discipline. Le tour pratique et la netteté +judicieuse de son esprit, la sûreté de son commerce, la facilité de +son abord, la distinction de ses manières, et jusqu'au prestige de +sa grande fortune, tout chez lui convenait à ce rôle. Telle avait +été son action qu'aux yeux de plusieurs, l'armée ministérielle lui +appartenait plus qu'à M. Guizot. Après les élections de 1846, en face +d'une majorité accrue d'éléments si divers, il était plus nécessaire +encore que M. Duchâtel continuât son travail: on l'avait entendu dire +alors: «Nous avons cent conservateurs nouveaux; il nous faudra trois +mois pour les former.» Et cependant, quand arriva la session de 1847, +il ne se montra pas pressé de s'occuper de cette «formation». Une +sorte d'indolence, qui était du reste le fond de sa nature, semblait +avoir remplacé sa vigilance et son activité d'autrefois. À peine le +voyait-on à la Chambre, et, coup sur coup, il prit des congés pour +cause de maladie.</p> + +<p>Sa maladie était réelle et se manifestait par des accès de fièvre +répétés. Mais n'y avait-il pas là aussi une fatigue plus politique +encore que physique, et comme une velléité de distinguer sa fortune +personnelle de celle du cabinet? On l'a beaucoup dit alors. On +prétendait que M. Duchâtel, gêné de l'impopularité et jaloux de la +prépondérance de M. Guizot, méditait de le supplanter et de former, +sans lui, un autre ministère conservateur, moins provocant dans +l'ordre des doctrines, quoique aussi rassurant pour les intérêts; +plus terne, mais plus <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span> solide, faisant en même temps moins +de bruit oratoire et plus d'affaires. Qu'autour du ministre de +l'intérieur on ait caressé quelque rêve de ce genre, c'est possible +et même probable; que le ministre personnellement se soit arrêté +à un semblable projet, rien ne le prouve. Il est à remarquer, au +contraire, que le principal intéressé, M. Guizot, a rendu après coup +un hommage éclatant à la fidélité de son collègue<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Go to footnote 12"><span class="smaller">[12]</span></a>. Seulement, +ce qui est incontestable, c'est que, depuis quelque temps, M. +Duchâtel estimait que le ministère, usé par sa durée même, ferait +bien de céder la place à des hommes nouveaux. Déjà, à la veille de +la session de 1845, on avait vu poindre chez lui cette idée<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Go to footnote 13"><span class="smaller">[13]</span></a>. +Il y était revenu depuis, notamment à la fin de 1846, sous le coup +d'un vif mécontentement personnel: pour cause ou sous prétexte +d'urgence, la décision relative au mariage du duc de Montpensier +avait été prise entre le Roi, la Reine et M. Guizot, sans consulter +les autres membres du cabinet; fort blessé du procédé, M. Duchâtel +en fut d'autant plus porté à voir d'un œil peu favorable la +décision ainsi prise<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Go to footnote 14"><span class="smaller">[14]</span></a>; pendant quelques jours, il fut à peu près +résolu à porter au Roi sa démission, qui eût forcément entraîné la +dislocation du cabinet tout entier; il y était poussé par des hommes +considérables dont il suivait volontiers les avis, entre autres par +le chancelier Pasquier, peu favorable, il est vrai, à M. Guizot; la +réflexion le fit reculer: il ne voulut ni causer une telle joie à +l'opposition, ni se faire soupçonner par les conservateurs d'obéir +à une susceptibilité <span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span> mesquine. Un peu plus tard, lors de +l'élection de M. de Malleville comme vice-président, il laissa voir +encore quelque velléité de retraite, sans y insister beaucoup. En +somme, il restait à son poste, toujours correct et loyal, mais +triste, inquiet, un peu boudeur, ayant peu de cœur à sa besogne, +et guettant l'occasion d'une retraite toujours désirée.</p> + +<h4>III</h4> + +<p>La Chambre faillit faire payer cher au ministère la négligence dont +il usait à son égard. Le cheval auquel on laisse la bride sur le cou +a bien vite fait quelque sottise, même quand il n'est pas, de son +naturel, rétif ou violent. Coup sur coup, plusieurs des ministres +se trouvèrent mis en minorité dans les affaires de leur ressort +particulier, et parfois d'une façon assez mortifiante. Visiblement, +la majorité croyait pouvoir ne pas se gêner avec eux. Il lui était +d'autant moins difficile de leur faire sentir sa mauvaise humeur, +que, par l'effet d'une sorte d'indolence égoïste, les membres du +cabinet semblaient déshabitués de se prêter mutuellement appui. +Chacun d'eux se présentait séparément devant l'opposition, sans être +secondé par ses pairs, ni couvert par son chef. Situation pleine +de risques pour ceux qui manquaient d'adresse ou de prestige. M. +Guizot ne vit d'abord, dans les mésaventures de ses collègues, que +des accidents sans gravité: il lui semblait que les votes hostiles +ne portaient que sur des questions spéciales, et que, dût-on +regarder tel ou tel ministre comme assez grièvement atteint, il +serait bien temps, après la session, d'examiner s'il convenait de +le remplacer<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Go to footnote 15"><span class="smaller">[15]</span></a>. Mais cette <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span> sécurité ne dura pas. Vers la +fin d'avril et dans les premiers jours de mai, divers symptômes +révélèrent, tout d'un coup, que le cabinet entier avait été blessé +et dangereusement blessé par les coups frappés sur plusieurs de ses +membres.</p> + +<p>M. Guizot, sentant un peu tardivement que le mal était dû en grande +partie à ce qu'il s'était tenu personnellement en dehors des débats, +saisit, le 6 mai, une occasion de se montrer à la tribune. M. +Billault venait, à propos des crédits supplémentaires, d'attaquer +l'ensemble de la politique extérieure. Avec une maîtrise supérieure +et un succès incontesté, M. Guizot passa en revue toutes les affaires +où notre diplomatie avait alors à agir. Il ne voulut pas terminer +son discours sans faire allusion aux difficultés parlementaires du +moment. Il reconnaissait que, «dans une Chambre nouvelle, il pouvait +y avoir, entre une majorité et un cabinet au fond d'accord, des +malentendus, des méprises et des embarras»; mais il se refusait à +voir là rien de grave et de profond. «Je pense, ajouta-t-il, que +ce n'est pas sur des embarras momentanés, sur des tentatives plus +ou moins habilement concertées ou voilées, qu'une scission se fait +entre une majorité et un gouvernement. Pour le compte du cabinet, +je n'hésite pas à dire qu'il ne voit, dans les convictions de la +majorité, rien qui contrarie les siennes. Si la majorité pensait +autrement à l'égard du cabinet, elle est parfaitement la maîtresse +de le lui témoigner, et il s'en apercevra sur-le-champ.» La majorité +applaudit. Le lendemain, l'un des collaborateurs de M. Guizot au +ministère des affaires étrangères, M. Désages, écrivait à M. de +Jarnac, notre chargé d'affaires à Londres. «Le ministre a eu hier, +à la Chambre, un immense succès. Ce succès a raffermi bon nombre +d'esprits un peu ébranlés. On a reconnu bien vite que la situation, +toute la situation appartenait encore à M. Guizot et n'appartenait +qu'à lui<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Go to footnote 16"><span class="smaller">[16]</span></a>.»</p> + +<p>M. Désages se faisait illusion sur l'effet du discours. Si grand +qu'eût été le succès oratoire de M. Guizot, il ne suffisait <span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> +pas à raffermir le cabinet tout entier. Bien au contraire, les +lézardes inquiétantes qui s'étaient produites dans l'édifice +ministériel s'élargissaient avec une telle rapidité que c'était à +se demander si un effondrement n'était pas imminent. Il n'y avait +plus une minute à perdre pour aviser. Les conservateurs éclairés +se rendaient compte que, pour échapper à une crise totale, force +était de prendre les devants et d'opérer spontanément un remaniement +partiel. Deux jours après le discours de M. Guizot, le 7 mai, +le duc de Broglie, écrivant à son fils, lui exposait comment +l'«imprévoyance», le «discrédit moral», la «nullité» de tel ou tel +ministre rendaient «une recomposition du ministère inévitable». «Ce +qui l'a rendu plus inévitable encore, ajoutait-il, c'est l'indolence +du ministère en général, quand il s'est vu à la tête d'une majorité +de cent voix, et la fantaisie de cette majorité qui, pour se +divertir, s'est amusée à déchiqueter, pièce à pièce, le ministère +dans ses conversations, et à procurer à trois ou quatre de ses +membres des échecs consécutifs sur quelques points de détail. Quoi +qu'il en soit des causes, la majorité est, en ce moment, en pleine +dissolution, et le ministère, par contre-coup, sans qu'il y ait, +pour cela, la moindre raison, je ne dis pas suffisante, mais le +moindre prétexte. Il faut recomposer le ministère et, par lui, la +majorité<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Go to footnote 17"><span class="smaller">[17]</span></a>.»</p> + +<p>Une fois convaincus du péril dont ils ne s'étaient pas d'abord +doutés, le Roi et M. Guizot n'hésitèrent pas, pour alléger la nef +qui menaçait ainsi de sombrer en mer calme, à jeter par-dessus +bord les trois ministres qui paraissaient le plus compromis, celui +des finances, M. Lacave-Laplagne, celui de la guerre, le général +Moline Saint-Yon, et celui de la marine, l'amiral de Mackau: les +deux derniers consentirent à donner leur démission; le premier, +réfractaire au rôle de bouc émissaire, dut être destitué. Le plus +grave en cette affaire ne fut peut-être pas l'obligation où l'on +s'était trouvé subitement de sacrifier une partie des ministres; +ce fut la difficulté <span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span> qu'on éprouva à les remplacer. Leur +succession fut offerte à divers personnages parlementaires qui la +déclinèrent: si bien que M. Guizot, comprenant la nécessité d'en +finir très vite, s'adressa à des fonctionnaires dévoués qui n'étaient +même pas à Paris, et imposa, par télégraphe, à leur dévouement, +l'acceptation des portefeuilles vacants. Tout put être ainsi conclu +en quarante-huit heures. Le 10 mai, le <cite>Moniteur</cite> annonça que M. +Jayr, préfet de Lyon, était nommé ministre des travaux publics, en +remplacement de M. Dumon, qui devenait ministre des finances; que le +général Trézel, commandant la division militaire de Nantes, était +appelé au ministère de la guerre, et M. de Montebello, ambassadeur +à Naples, au ministère de la marine. Tous trois étaient pairs de +France. Le premier, qui avait fait sa carrière dans l'administration +préfectorale, était un administrateur habile; le second, soldat brave +et intègre, très estimé pour ses vertus et son caractère, avait eu +peu de bonheur dans sa vie militaire; c'est lui qui commandait lors +du désastre de la Macta; le troisième, fils aîné du maréchal Lannes, +avait occupé des postes diplomatiques secondaires, sans y trouver +l'occasion d'un rôle considérable; il avait détenu en outre, pendant +quelques jours, le portefeuille des affaires étrangères, dans le +ministère provisoire et incolore constitué le 31 mars 1839, à la +suite de la coalition. Aucun d'eux n'avait d'importance parlementaire +ni de signification politique bien déterminée.</p> + +<p>C'était une solution, mais une solution peu brillante. M. de +Viel-Castel notait dans son journal intime, à la date du 11 mai: «Le +sentiment de l'affaiblissement moral du cabinet, par suite de la +modification qu'il vient d'éprouver et des incidents qui l'avaient +précédée, est universel<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Go to footnote 18"><span class="smaller">[18]</span></a>.» Deux jours plus tard, M. Génie, chef +du cabinet de M. Guizot, écrivait à M. de Jarnac: «Le ministère, +qui comptera bientôt sept années de durée, était remarquable en ce +qu'aucune scission n'avait éclaté dans son sein; les remplacements +qui ont eu lieu depuis <span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> 1842 avaient des causes connues et +inévitables: les uns étaient morts; les autres étaient notoirement +dans un état grave de maladie<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Go to footnote 19"><span class="smaller">[19]</span></a>. Ici, rien de tout cela; le vent +de la Chambre des députés emporte trois ministres; les ministres +restants l'ont senti, l'ont vu et ont cédé... La majorité +conservatrice s'est émue, inquiétée. La petite fraction de cette +majorité qui, depuis six mois, cherche à prendre de l'importance, +a considéré ce résultat comme un succès, mais comme un succès +insuffisant<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Go to footnote 20"><span class="smaller">[20]</span></a>.» Ce n'était pas seulement dans l'intimité que les +amis du cabinet constataient l'atteinte portée à son prestige. Le +<cite>Journal des Débats</cite> le déplorait publiquement, et ce lui était +une occasion de faire l'examen de conscience du gouvernement. «Le +ministère, disait-il le 12 mai, n'a pas déployé assez d'activité +et de vigilance depuis la discussion de l'adresse. Il a cru que +la majorité lui était acquise; il l'a pour ainsi dire abandonnée +à elle-même... La Chambre n'a pas été gouvernée.» Quelques jours +plus tard, on lisait dans la chronique politique de la <cite>Revue des +Deux Mondes</cite>: «Un ministère qui, de l'aveu des représentants de +l'opposition, était, il y a trois mois, maître incontesté du champ +de bataille, a perdu, peu à peu, une partie des avantages de cette +situation; il s'est trouvé un beau jour compromis, sérieusement +menacé. Était-ce par quelque triomphe imprévu de l'opposition? Non; +s'il a été harcelé d'une façon périlleuse, c'est par ses propres +amis; c'est d'eux qu'il a reçu des atteintes et des blessures.»</p> + +<p>Tels paraissaient être l'ébranlement et le malaise laissés par cette +crise partielle, que l'opposition crut le moment favorable pour +tenter de la transformer en une crise totale. Le 14 mai, <span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span> +M. Odilon Barrot interpella le ministère sur les modifications qui +venaient d'être apportées à sa composition. La gauche comptait +sur les divisions de la majorité et, tout spécialement, sur le +ressentiment de M. Lacave-Laplagne, qu'elle caressait maintenant, +après l'avoir fort vilipendé tant qu'il était au pouvoir. On avait eu +soin de préparer à l'avance, pour le cas de victoire, un ministère +Molé-Dufaure. Tous ces calculs furent trompés. M. Guizot, prévenu par +ses amis du trouble des esprits, fut prudent et habile; évitant les +chausse-trapes où M. Barrot se flattait de le faire tomber, il ne dit +rien qui pût blesser les ministres congédiés et fit surtout appel à +l'union des conservateurs contre l'opposition. M. Lacave-Laplagne, +de son côté, eut le bon goût et le bon sens de ne pas faire le jeu +de la gauche; gardant une grande réserve sur ce qui le concernait, +il engagea, lui aussi, la majorité à demeurer unie et protesta de sa +fidélité conservatrice. Les néo-progressistes, qu'on avait dit être +prêts à une levée de boucliers, se tinrent cois. Ainsi déçue dans +toutes ses espérances, l'opposition fut réduite à battre en retraite +assez piteusement. L'issue de ce débat rendit à M. Guizot sa sécurité +un peu dédaigneuse, et, quelques jours après, il écrivait à M. +Rossi, son ambassadeur à Rome: «Je ne vous dis rien de nos affaires +intérieures. Point de danger réel; les embarras et les ennuis d'une +Chambre nouvelle; les anciens un peu fatigués; les nouveaux pas +encore dressés; des fantaisies peu profondes, mais très vaniteuses; +des ambitions peu puissantes, mais très remuantes; l'alliance +momentanée des chimères honnêtes et des prétentions intéressées<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Go to footnote 21"><span class="smaller">[21]</span></a>.»</p> + +<h4>IV</h4> + +<p>Quelque déplaisants que fussent les accrocs inattendus de la +machine parlementaire, le pays s'en fût distrait et consolé assez +facilement, s'il eût trouvé ailleurs des satisfactions <span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span> +d'un ordre plus positif. On sait que la politique l'intéressait +beaucoup moins qu'autrefois, et que, de plus en plus, il paraissait +surtout préoccupé de ses intérêts matériels. Il venait précisément +de traverser une période de grande prospérité commerciale et +industrielle<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Go to footnote 22"><span class="smaller">[22]</span></a>; il en avait joui, et ce n'avait pas été pour +le ministère conservateur le moindre titre à la faveur publique +que d'avoir présidé à un tel développement de richesse. Or voici +qu'au commencement de 1847, cette prospérité faisait place à une +crise économique, dont le public souffrait plus encore que de +l'inconsistance de la majorité et de l'émiettement du cabinet.</p> + +<p>Cette crise avait pour cause première un accident dont le +gouvernement ne pouvait être responsable; c'était la mauvaise récolte +de 1846. On s'en ressentait d'autant plus que l'année 1845, ayant +été médiocre, n'avait pas laissé d'excédents de grains. Le mal +nous avait pris un peu à l'improviste. Un mois avant la moisson, +on croyait à de beaux résultats; tout avait été compromis par la +chaleur et la sécheresse excessives des dernières semaines. Les +entraves de la législation douanière et l'imperfection des moyens +de transport ne permettaient pas alors de parer aussi facilement +et aussi promptement qu'on le fait aujourd'hui aux insuffisances +de la production nationale. D'ailleurs, plusieurs des pays voisins +de la France n'avaient pas été plus favorisés. Il se produisit +donc, à la fin de 1846, un renchérissement des céréales qui alarma +aussitôt le public. Les imaginations effrayées se voyaient déjà aux +prises avec la disette. Le ministre du commerce, M. Cunin-Gridaine, +mal informé par ses enquêtes administratives, crut d'abord à une +panique non justifiée, et publia, le 16 novembre 1846, une circulaire +aux préfets, destinée à rassurer les esprits. Mais l'optimisme +ministériel ne pouvait prévaloir contre un fait trop réel: le +blé manquait. Le gouvernement comprit, un peu tardivement, qu'il +était en face d'un danger grave qui exigeait de promptes mesures. +<span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> Une ordonnance royale autorisa l'admission en franchise +des grains étrangers; les conseils municipaux furent invités à +suspendre également les droits d'octroi; dans les ports, la police +sanitaire reçut ordre de réduire notablement les quarantaines pour +les bâtiments apportant du blé; le département de la guerre et celui +de la marine décidèrent d'acheter toute leur consommation hors de +France; les fourgons de l'artillerie furent employés à transporter +dans l'intérieur du pays les provisions qui s'accumulaient sur les +quais des ports. Ces remèdes étaient malheureusement insuffisants; +d'ailleurs, il y avait eu du temps perdu; l'hiver était venu, rendant +les charrois plus difficiles. Le prix de la farine montait toujours. +Paris et, à son exemple, de nombreuses communes s'imposèrent de +lourdes dépenses pour maintenir à un prix normal le pain consommé par +les indigents. Sur plusieurs points, des chantiers et des ateliers +furent ouverts par l'État et les municipalités, en vue de fournir +du travail aux malheureux. La charité privée, comme toujours, fit +plus encore que l'assistance officielle. Malgré tout, la misère +était grande. Dans le centre de la France, elle se trouvait encore +augmentée par suite des inondations extraordinaires qui avaient porté +le ravage et la ruine sur les bords de la Loire et de ses affluents. +Le chiffre inaccoutumé des retraits opérés dans les caisses d'épargne +révélait la détresse des classes pauvres: il dépassait de plus de +trente millions celui des versements. En même temps que les corps +souffraient, les esprits se troublaient, les passions fermentaient. +De graves désordres éclatèrent dans les départements de l'Ouest et +du Centre. Des paysans et des ouvriers s'opposaient par la violence +à la circulation des grains, pillaient les bateaux ou les voitures +dans lesquels on les transportait, les greniers où on les conservait, +envahissaient les marchés, et prétendaient forcer les propriétaires +à vendre leur récolte à un certain prix. De véritables bandes de +mendiants terrorisaient les fermes isolées. Sur plusieurs points, le +sang coula; des scènes atroces eurent lieu dans l'Indre, à Buzançais +et à Bélâbre, où plusieurs maisons furent saccagées <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span> et deux +propriétaires massacrés. On eût dit qu'un vent de jacquerie soufflait +sur la France. Le gouvernement se montra ferme. Il demanda des +crédits pour augmenter l'effectif des divisions territoriales et être +ainsi présent en force partout où des désordres pourraient éclater. +Près de cinq cents individus, poursuivis devant les tribunaux, furent +frappés de peines diverses. La cour d'assises de l'Indre, entre +autres, prononça, à raison des faits de Buzançais et de Bélâbre, +plusieurs condamnations aux travaux forcés et trois condamnations à +mort, qui furent aussitôt exécutées. La presse radicale ne manqua pas +de s'apitoyer sur les victimes de la justice bourgeoise. Sous le coup +de cette répression sévère, le désordre matériel disparut, mais non +sans laisser quelque malaise dans les esprits, irritation chez les +uns, inquiétude chez les autres.</p> + +<p>Par un enchaînement fatal, la crise des subsistances avait amené une +crise monétaire. L'encaisse métallique de la Banque de France était +tombée de 252 millions à 80 et même bientôt à 57. Cette diminution +vraiment inquiétante tenait principalement aux masses d'argent +qu'il avait fallu sortir de France pour payer les blés achetés en +Russie et ailleurs. Elle tenait aussi à ce que d'autres pays, non +moins éprouvés par la disette, étaient venus chercher à Paris le +métal précieux dont ils étaient à court. Un relèvement du taux de +l'escompte semblait s'imposer. La Banque, désirant vivement l'éviter, +essaya de plusieurs autres remèdes, par exemple d'achats de lingots à +Londres; tous furent impuissants; l'encaisse baissait toujours. Dès +lors, il n'était plus possible d'hésiter, et l'escompte fut porté à 5 +pour 100. Cette mesure produisit tout d'abord sur le marché un effet +de gêne et d'inquiétude; les affaires en furent entravées, le crédit +resserré; mais elle eut un bon résultat au point de vue monétaire; au +15 mars, l'encaisse était remontée à 110 millions. À cette époque, +il est vrai, la Banque recevait un secours fort inattendu dont j'ai +déjà eu occasion de parler: 50 millions en numéraire lui étaient +remis par le Czar, pour acheter des <span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> rentes françaises<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Go to footnote 23"><span class="smaller">[23]</span></a>. La +France rentrait ainsi en possession de l'argent que nos importateurs +de grains avaient récemment envoyé en Russie. Rien ne pouvait venir +plus à propos pour l'aider à sortir de ses embarras monétaires. On +comprend le calcul du Czar: il était le premier intéressé à nous +mettre à même de continuer des achats dont son pays profitait, et +il devait s'attendre que cet argent reprendrait bientôt le chemin +d'Odessa.</p> + +<p>Le trouble jeté sur le marché se fit surtout sentir dans les affaires +de chemins de fer, où, depuis quelques années, la spéculation était +singulièrement surexcitée<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Go to footnote 24"><span class="smaller">[24]</span></a>. Plus on avait été aveugle dans ses +engouements, plus on était prompt à la panique; plus on s'était +engagé témérairement, plus la ruine menaçait d'être grande. On vit +s'effondrer le cours des actions, non seulement de celles qui avaient +été évidemment surfaites par l'agiotage, mais aussi de celles qui +représentaient une valeur sérieuse. Les souscripteurs se refusaient +à compléter leurs versements. Sur beaucoup de lignes, les travaux +étaient interrompus ou allaient l'être. Si quelques compagnies, comme +celle du chemin de fer du Nord, étaient de force à supporter cette +bourrasque, plusieurs menaçaient de sombrer, notamment celles qui, +dans l'affolement des dernières années, avaient consenti des rabais +excessifs. À bout de ressources, elles imploraient de l'État un peu +d'aide ou tout au moins une atténuation de leurs charges. Leur ruine +eût gravement retardé et compromis la construction des chemins de +fer; or, il n'y avait déjà eu que trop de temps perdu: en ce moment +même, quand il s'agissait de transporter les grains dont on avait un +besoin si urgent, la France voyait bien ce qu'il lui en coûtait de +n'avoir pas encore un réseau ferré un peu complet; le gouvernement +fut donc amené à faire voter une série de lois qui, sous diverses +formes, portaient secours à plusieurs des compagnies en détresse. +Avec ces expédients, on parvint, tant bien que mal, à écarter +quelques-unes de leurs difficultés <span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> financières, mais sans les +rendre florissantes: le temps seul devait effacer le discrédit moral +que les déboires d'une spéculation imprudente faisaient peser sur ce +genre d'affaires.</p> + +<p>Tant de crises avaient nécessairement leur contre-coup sur les +finances publiques. On se rappelle qu'à la fin de la session de +1846, elles paraissaient en bon état: le ministère se félicitait de +les avoir dégagées des embarras que lui avait légués le cabinet du +1<sup>er</sup> mars<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Go to footnote 25"><span class="smaller">[25]</span></a>. Quelques mois s'écoulent, et voici qu'à la suite +de la mauvaise récolte, les embarras renaissent: le terrain qu'on +croyait avoir gagné semble perdu. C'est d'abord l'équilibre du budget +ordinaire, si laborieusement reconquis en 1844 et 1845, après quatre +années de déficit, qui est de nouveau compromis. D'une part, les +dépenses s'accroissaient des secours donnés aux populations éprouvées +par la disette et les inondations, du prix beaucoup plus élevé dont +il fallait payer l'alimentation des armées de terre et de mer, enfin +des augmentations d'effectif jugées nécessaires pour maintenir +partout l'ordre<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Go to footnote 26"><span class="smaller">[26]</span></a>. D'autre part, le rendement des impôts indirects, +qui, depuis quelque temps, avait accusé une progression annuelle de +24 millions en moyenne, faiblissait sous le coup du malaise général; +sans doute, l'élan était tel que le ralentissement ne se faisait +pas tout de suite sentir, et que le résultat total de 1846, malgré +la crise des derniers mois, faisait encore ressortir, par rapport +à 1845, une augmentation de 19 millions; mais, dans les premiers +mois de 1847, le déchet était considérable: ce n'était pas seulement +un arrêt; c'était un recul marqué. Accroissement des dépenses, +diminution des recettes, il y avait là une double cause de déficit: +ce déficit était pour le budget ordinaire de 1846, de 45 millions; il +s'annonçait beaucoup plus fort pour 1847<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Go to footnote 27"><span class="smaller">[27]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> La crise n'avait pas une influence moins fâcheuse sur le +budget extraordinaire. On sait quel avait été le système établi par +la loi du 11 juin 1842, pour les dépenses de chemins de fer, et +étendu depuis à beaucoup d'autres dépenses: prévues pour plus d'un +milliard, effectuées pour environ 400 millions, ces dépenses avaient +été laissées provisoirement à la charge de la dette flottante, +jusqu'au jour où l'extinction des découverts budgétaires permettrait +d'y appliquer les réserves de l'amortissement<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Go to footnote 28"><span class="smaller">[28]</span></a>. Au commencement +de 1846, on croyait ce moment arrivé: la liquidation du passé +paraissait terminée; les découverts accumulés de 1840 à 1844 allaient +être éteints et même laisser libre, sur les 77 millions composant +les réserves de l'amortissement en 1846, une somme de 57 millions +qui pourrait être affectée aux travaux publics. Mais, pour cela, il +fallait que l'équilibre du budget ordinaire, rétabli en 1845, ne +fût pas de nouveau détruit. Le retour du déficit faisait évanouir +ces espérances, bouleversait ces calculs, et ajournait indéfiniment +l'échéance où les réserves de l'amortissement seraient disponibles. +Or, comme les grands travaux n'étaient pas, ne pouvaient pas être +complètement interrompus,—on avait prévu de ce chef, en 1847, une +dépense de 197 millions,—ils retombaient à la charge de la dette +flottante, qui se trouvait notablement grossie: de 400 millions, +chiffre qu'elle avait atteint en janvier 1846, elle s'élevait à 600 +millions et menaçait d'atteindre presque 700 millions à la fin de +1847.</p> + +<p>C'était beaucoup pour l'époque, d'autant que, par l'effet de la +crise, les ressources qui alimentaient d'ordinaire cette dette +flottante devenaient moins abondantes et moins faciles. Elles +étaient de deux natures: les unes qui venaient spontanément au +Trésor: avances des receveurs généraux, dépôts des communes et des +établissements publics, portion non consolidée des fonds des caisses +d'épargne; les autres que le Trésor, au contraire, allait chercher +par l'émission des bons royaux. La première catégorie de ces +ressources se trouvait <span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> notablement réduite par les retraits +opérés dans les caisses d'épargne, par les dépenses que les communes +s'imposaient pour abaisser le prix du pain et ouvrir des ateliers +de charité, et en général par tous les besoins d'argent nés de la +disette, des inondations et du mauvais état des affaires. Dès lors, +force était de demander davantage à l'émission des bons du Trésor. +Une loi du 20 juin 1847 autorisa le ministre des finances à porter +cette émission de 210 à 275 millions. Mais, au moment où il fallait +émettre un plus grand nombre de bons, ceux-ci, toujours par l'effet +de la crise, se plaçaient plus difficilement; le crédit de l'État, +sans être ébranlé, se ressentait des embarras du marché; dès le mois +d'avril 1847, le ministre des finances était obligé d'élever à 5 pour +100 l'intérêt des bons du Trésor; ce ne fut qu'au mois d'août suivant +qu'il jugea possible de le ramener à 4 1/2. Tous ces faits mettaient +davantage en lumière l'inconvénient d'une dette flottante trop +considérable, et le gouvernement était amené à chercher les moyens de +la réduire. Un seul s'offrait à lui: consolider une partie de cette +dette, en la transformant en dette perpétuelle. Dans ce dessein, il +se fit autoriser, par une loi du 8 août 1847, à contracter, quand +il jugerait le moment favorable, un emprunt de 350 millions. On +verra plus tard dans quelles conditions et dans quelle mesure les +circonstances permettront de réaliser cet emprunt.</p> + +<p>Le ministère ne pouvait chercher à dissimuler cet état embarrassé des +finances: plus d'une fois, au cours de la session, il s'en expliqua +franchement, sans découragement, mais non sans mélancolie. Il avait +soin d'en bien marquer l'origine accidentelle, de faire tout remonter +à la mauvaise récolte et aux inondations. Les commissions du budget, +de leur naturel un peu sévères et maussades, appuyèrent plus encore +sur ce qu'elles appelaient «les tristes aspects» des exercices de +1846 et de 1847; elles ne contestaient pas que les fléaux survenus +à la fin de 1846 n'en fussent une des causes; mais, à leur avis, +ce n'était pas la cause unique; il y avait aussi de la faute du +gouvernement, qui, dans l'enivrement des <span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span> années prospères, +était allé trop vite, avait voulu tout faire à la fois, et qui avait +eu le tort plus grave encore de ne pas prévoir les mauvais jours<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Go to footnote 29"><span class="smaller">[29]</span></a>. +Ce reproche contenait une part de vérité. Non sans doute qu'il +eût été loisible au gouvernement de se soustraire à l'obligation, +très lourde et très périlleuse en effet, de tout faire à la fois: +ni l'exécution des chemins de fer, ni la conquête de l'Algérie +n'eussent pu être retardées ou ralenties, sans qu'il en coûtât +plus cher encore au pays; et si l'on y avait ajouté les dépenses +militaires, suite de l'alerte de 1840, la faute n'en était pas au +ministère du 29 octobre. Son tort était ailleurs: il consistait à +avoir adopté, pour l'exécution des grands travaux, des combinaisons +financières supposant la persistance d'un ciel sans nuage; on ne +s'était pas assez précautionné contre les accidents possibles. Défaut +de prévoyance qui, sans être la cause première et principale de la +crise, avait contribué à la rendre, quand elle était survenue, plus +sensible et plus troublante. Des finances moins engagées eussent +mieux supporté le coup de la disette et des inondations.</p> + +<p>On voit combien nombreuses et graves étaient, pour les fortunes +privées et pour la fortune publique, les conséquences de la mauvaise +récolte de 1846. Rarement un simple accident climatérique avait +produit une telle succession de contrecoups. Le mal, d'ailleurs, +n'était pas spécial à la France; il s'étendait à tous les pays où les +blés avaient manqué. En Angleterre, il sévissait plus rudement encore +que chez nous. Sous le coup d'une disette qui, en Irlande, prenait, +suivant l'expression de lord John Russell, le caractère d'une «famine +du treizième siècle», les finances du Royaume-Uni, très florissantes +pendant les années précédentes, étaient devenues tout à coup fort +embarrassées. De très gros déficit succédaient brusquement à de gros +excédents. Le rendement des impôts baissait de 37 millions, pendant +le premier trimestre de 1847. <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> L'ébranlement du crédit faisait +tomber les consolidés de 93 à 79 1/2. La Banque royale, effrayée du +vide de ses caisses, hésitait à escompter les meilleurs papiers. Une +véritable panique se produisait chez les actionnaires des compagnies +de chemins de fer. Les faillites se multipliaient. Toutes les +transactions étaient suspendues. En somme, le désordre économique +semblait d'autant plus désastreux que le pays avait été surpris +au milieu d'un mouvement d'affaires plus actif et plus compliqué, +dans une fièvre de spéculation plus intense. La crise n'était pas +seulement plus aiguë qu'en France, elle devait durer plus longtemps: +au milieu de 1847, quand on voyait déjà chez nous les signes d'un +retour de prospérité, le mal ne diminuait pas outre-Manche: bien au +contraire, il menaçait de s'aggraver encore.</p> + +<p>La pensée des embarras plus grands de l'Angleterre ne suffisait pas +à consoler le public français de ses propres déboires. Il demeurait +surpris, inquiet, triste d'avoir vu se voiler si rapidement une +prospérité dont il s'était fait une agréable et fructueuse habitude. +L'opposition ne manquait pas d'exploiter cette humeur et tâchait +de la tourner en grief contre le gouvernement. Naguère, quand les +intérêts matériels avaient pleine satisfaction, elle avait imaginé +de reprocher au cabinet d'en être trop préoccupé; maintenant qu'ils +étaient en souffrance, elle l'accusait de les avoir compromis, +et elle ne se trompait pas en croyant ce second moyen d'attaque +plus efficace que le premier. Aussi avec quel entrain passionné +s'appliquait-elle à rendre plus douloureux et plus irritants les +malaises du pays! On eût dit que dans chaque symptôme fâcheux +qu'elle pouvait enregistrer, elle voyait une bonne fortune. Le tort +ainsi fait non seulement au ministère, mais à la monarchie, fut +considérable: parmi les causes complexes de cette maladie de l'esprit +public qui fut le prodrome de la révolution de Février et qui la +rendit possible, il faut évidemment faire une certaine part à la +crise économique, née de la mauvaise récolte de 1846.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> V</h4> + +<p>Obligé, par la situation embarrassée des finances, d'ajourner +certaines réformes économiques qui eussent, du moins au début, +diminué les recettes du Trésor<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Go to footnote 30"><span class="smaller">[30]</span></a>, le gouvernement aurait dû +chercher, ce semble, à compenser cette immobilité forcée dans l'ordre +des progrès matériels, par une activité plus féconde pour ce qui +regardait le progrès moral. Une occasion s'offrait à lui: c'était la +question toujours pendante de la liberté d'enseignement<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Go to footnote 31"><span class="smaller">[31]</span></a>, question +plus large que son étiquette; car, en réalité, elle renfermait le +plus important des problèmes qui s'imposent aux hommes politiques du +dix-neuvième siècle, celui du rapprochement à opérer entre l'État +moderne et l'Église antique, entre la liberté et la foi. Un calme +relatif s'était fait sur ce sujet, après les luttes si vives des +années précédentes. Le moment paraissait venu de conclure une sorte +de concordat, de pacifier définitivement les esprits par un nouvel +édit de Nantes.</p> + +<p>Comme j'ai déjà eu plusieurs fois occasion de l'indiquer, M. Guizot +personnellement comprenait l'importance de la liberté d'enseignement +et était disposé à l'accorder. Il en avait pris l'engagement +solennel, dans son discours du 31 janvier 1846<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32" title="Go to footnote 32"><span class="smaller">[32]</span></a>. Il n'était pas, +du reste, sans s'apercevoir que, même au point de vue politique, le +«parti catholique» commençait à devenir une force avec laquelle il +fallait compter. Aux élections générales de 1846, M. de Montalembert, +imitant la tactique par laquelle M. Cobden venait de faire triompher +en Angleterre la liberté commerciale, avait donné comme mot d'ordre +à ses amis de se tenir en dehors des questions débattues entre le +ministère et l'opposition, et de porter l'appoint souvent décisif +<span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span> de leurs voix au candidat, quel qu'il fût, qui prendrait un +engagement en faveur de la liberté d'enseignement. Sans doute, dans +ce rôle tout nouveau pour eux, les catholiques s'étaient montrés +novices, incertains, ignorants de leur force et de leur nombre. +Toutefois, ils avaient contribué à l'échec de plusieurs de leurs +adversaires, avaient fait triompher quelques-uns de leurs plus chauds +amis, entre autres M. de Falloux, et, parmi les élus d'opinions +diverses, ils en comptaient cent quarante-six qui s'étaient +prononcés pour la liberté religieuse. Bien que, parmi ces promesses +de candidats, toutes ne fussent pas également sincères et solides, +c'était un grand changement par rapport à la Chambre précédente, où +les intérêts religieux n'étaient pour ainsi dire pas représentés. Les +catholiques ne s'endormirent pas sur ce succès relatif; ils lancèrent +des pétitions qui, dès les premiers mois de 1847, réunissaient plus +de cent mille signatures. Ainsi stimulé, le ministère ne pouvait se +dérober. Le 12 avril 1847, M. de Salvandy déposa le projet promis.</p> + +<p>L'exposé des motifs n'était pas, comme celui de M. Villemain en 1844, +un plaidoyer contre la liberté d'enseignement; tout au contraire, +avec la pompe chaleureuse qui lui était habituelle, M. de Salvandy y +proclamait le droit de la famille, condamnait le monopole, rendait +hommage à l'action de la religion dans l'éducation et reconnaissait +tout ce qu'avaient de légitime les préoccupations du clergé en +semblable matière. Malheureusement, la loi elle-même ne répondait +pas à ce préambule. Ses dispositions, bien que plus conciliantes que +celles du projet de 1844, étaient beaucoup moins larges et libérales +que le projet de 1836, chaque jour plus regretté par les catholiques. +Si M. de Salvandy n'était pas aussi exigeant que M. Villemain pour +les certificats et grades imposés à qui voulait enseigner, il l'était +cependant assez pour que ces conditions équivalussent souvent à +une interdiction. Si, pour certaines répressions, il substituait +les tribunaux à l'Université, il donnait à celle-ci des droits +considérables de surveillance, de direction et de juridiction sur +les établissements libres, lui accordait <span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> jusqu'au pouvoir +de désigner tous les livres de classe, et maintenait le certificat +d'études. S'il posait le principe d'un grand conseil de l'instruction +publique plus large que le conseil royal de l'Université, il faisait, +dans ce conseil, une part dérisoire aux éléments non universitaires. +Enfin, s'il n'obligeait plus les professeurs à déclarer eux-mêmes +qu'ils ne faisaient point partie d'une congrégation religieuse, il +maintenait contre les membres de ces congrégations l'interdiction +d'enseigner. En même temps, il proposait sur l'instruction primaire +une loi à laquelle on reprochait de diminuer les libertés concédées +en 1833, et, à propos de projets préparés par lui sur l'enseignement +du droit et de la médecine, il disait à ceux qui réclamaient la +liberté de l'enseignement supérieur: «Le gouvernement n'est pas +préparé au fait, et il nie le droit.»</p> + +<p>On était loin des espérances qu'avaient fait concevoir aux +catholiques les sentiments personnels de M. de Salvandy et surtout +le mémorable discours de M. Guizot. Aussi l'abbé Dupanloup, si +disposé qu'il fût à la conciliation, publiait-il une critique nette +et ferme, bien que toujours courtoise, du projet sur l'instruction +secondaire. Le comité pour la défense de la liberté religieuse +disait, dans une de ses circulaires: «Jamais l'attente publique n'a +été plus complètement trompée. On nous avait promis la liberté, on ne +nous en donne même pas le semblant... Cette loi ne peut ni ne doit +satisfaire aucune opinion, pas plus les partisans du monopole que les +amis de la liberté. Il n'est peut-être personne en France, excepté M. +le comte de Salvandy lui-même, qui puisse voir là une bonne loi et +une solution définitive.» Et la circulaire déclarait, en terminant, +que «la lutte devait être reprise avec plus d'énergie que jamais». Le +comité multiplia en effet ses appels, pour ramener l'armée catholique +au combat. Son insistance même révélait qu'il rencontrait quelque +inertie. Était-ce lassitude d'une lutte déjà bien longue pour des +hommes dont le tempérament n'était pas militant? Était-ce difficulté +de se remettre en train, après le désarroi que la <span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> mission de +M. Rossi et l'intervention de la cour romaine avaient jeté, en 1845, +parmi les catholiques? Était-ce certitude qu'avec les progrès déjà +faits, le succès final n'était qu'une question de temps, et que, tôt +ou tard, le gouvernement se déciderait de lui-même à faire le dernier +pas? Était-ce répugnance à augmenter les embarras d'un ministère déjà +affaibli, et dont la chute livrerait le pouvoir à M. Thiers, plus +engagé que jamais avec les partis révolutionnaires? Toujours est-il +qu'on ne parvenait pas à exciter un mouvement pareil à celui de 1844. +Ce n'était pas seulement l'épiscopat, mais aussi une partie des +laïques qui se tenaient à l'écart.</p> + +<p>Pour avoir mécontenté les catholiques, M. de Salvandy n'avait pas +satisfait leurs adversaires. À peine le projet connu, le <cite>Journal +des Débats</cite>, le <cite>Constitutionnel</cite> et le <cite>National</cite> ne l'attaquèrent +pas moins que l'<cite>Univers</cite>. Ces hostilités se firent jour dans la +Chambre. Le ministre s'y était cru d'abord sûr de la victoire: dans +la nomination de la commission, il était parvenu à faire passer, sur +neuf membres, sept ministériels, dont cinq fonctionnaires; mais, +fidèle à l'esprit de son projet, il avait écarté ceux de ses amis +qui étaient nettement partisans de la liberté d'enseignement. Dès +lors, les commissaires se trouvèrent accessibles aux suggestions +des ennemis du clergé: poussés d'un côté par M. Thiers, de l'autre +par le <cite>Journal des Débats</cite>, qui, dans ces questions, appuyait +presque toujours l'opposition, ils en vinrent à faire échec au +ministre, modifièrent le projet dans un sens restrictif, et notamment +rétablirent l'obligation pour tout professeur d'affirmer qu'il +n'était pas membre d'une congrégation. Les travaux de la commission +se résumèrent dans un rapport rédigé par M. Liadières et déposé le 24 +juillet. Ce rapport, tout imprégné de préoccupations voltairiennes, +était sur plus d'un point la contradiction de l'exposé des motifs de +M. de Salvandy. Aussitôt mis en pièces par M. de Montalembert, dans +un écrit d'une ironie terrible, il ne devait pas être plus discuté +que ne l'avait été celui de M. Thiers. Une fois encore, l'effort +tenté pour résoudre le problème de la liberté d'enseignement +aboutissait à un avortement.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> M. Guizot devait être le premier à en gémir. Dans les +derniers jours de la session, à la Chambre des pairs, M. de +Montalembert reprocha vivement au ministère d'avoir été, sur cette +question, comme sur toutes les autres, impuissant à tenir ses +promesses de réformes; puis, rappelant le malaise et le trouble des +esprits, il s'écria, en s'adressant directement à M. Guizot: «Qu'y +a-t-il de plus infirme dans ce pays? Vous l'avez proclamé avec plus +d'éloquence que personne, avec une éloquence incomparable: c'est +l'état des âmes; c'est elles qui ont besoin qu'on leur prêche le +dévouement, le désintéressement, la pureté; c'est l'éducation morale +de ce pays qui est, sinon à refaire, du moins à modifier et à épurer +profondément. Et comment vous y prendrez-vous? C'est une banalité +que de le dire, vous ne pouvez vous y prendre sérieusement que par +cette forte discipline des âmes et des consciences qui se trouve +dans la religion. Et comment fortifieriez-vous son action?... Par la +liberté que nous garantissent et nous promettent la Charte, le bon +sens et la raison; par la liberté du dévouement, du désintéressement +et de la charité. Qu'avez-vous fait pour assurer cette liberté? +Rien.» Et l'orateur demandait comment M. Guizot, avec ses doctrines +personnelles, avec les exemples que lui donnaient alors les hommes +d'État anglais, «s'était résigné à passer au pouvoir sans y laisser +une seule trace de son dévouement à la liberté religieuse». La +réponse du ministre eut un accent particulier. Plus que jamais on +put entrevoir dans ses paroles comme un hommage à la cause défendue +par son contradicteur et un regret d'être obligé, par situation, +à la combattre. Il commença par «remercier M. de Montalembert du +caractère de la lutte qu'il venait d'ouvrir». Bien loin de contester +ce que l'orateur catholique avait dit sur la nécessité de développer +la liberté et la foi religieuses: «Je pense comme lui, s'écria-t-il, +que, pour toutes les maladies morales de la société, c'est le premier +des remèdes et celui auquel le gouvernement doit avant tout son +appui.» Il promit d'aider la liberté religieuse à conquérir ce +qui lui manquait encore: s'il n'avait pas fait plus <span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> dans +cet ordre d'idées, c'était parce qu'il avait dû tenir compte de +préventions qu'il espérait bien voir disparaître un jour; puis il +disait à M. de Montalembert, d'un ton qui n'était pas celui dont il +combattait ses autres adversaires: «Vous méconnaissez bien souvent +l'état et la pensée du pays... Si vous aviez le gouvernement entre +les mains, si vous sentiez les difficultés contre lesquelles il faut +lutter,—permettez-moi de vous le dire, vous êtes un homme sincère, +un homme de courage,—eh bien! je suis convaincu que vous ne feriez +ni plus ni autrement que les ministres qui siègent sur ces bancs; +ou, si vous faisiez autrement, vous perdriez à l'instant même, ou +vous compromettriez pour bien longtemps la cause et les intérêts +qui vous sont chers. Le pays est susceptible et malade à cet égard, +depuis plus longtemps et pour plus longtemps que vous ne croyez. Il +y a un mal profond dans l'état du pays, au fond de ses idées sur +la religion, sur les rapports de la religion avec la politique, de +l'Église avec l'État... Encore une fois, prenez patience; ayez +plus de confiance dans nos institutions, et dans la liberté, et +dans le gouvernement, et dans le temps. Oui, il y a encore à faire +pour ramener le pays à des idées plus justes, à des influences plus +salutaires, à des influences qui pénètrent dans les âmes; cela se +fera, avec la prudence que nous y apportons, avec le temps que nous y +mettons.»</p> + +<p>Il y avait une part de vérité dans ce que disait M. Guizot: l'état +d'esprit, non seulement de l'opposition, mais des conservateurs, +était un obstacle sérieux à sa bonne volonté. M. de Montalembert, +comme il arrive d'ordinaire aux opposants, ne tenait pas assez +compte des difficultés que rencontrait le pouvoir. Mais il est +certain aussi que le ministre eût pu montrer plus de résolution, +de hardiesse, en un mot, gouverner davantage. S'il avait lu dans +l'avenir, il en aurait compris la nécessité, non dans l'intérêt des +catholiques, mais dans celui de la monarchie elle-même; car c'est à +elle qu'allait manquer, pour s'honorer par cet acte de justice, le +temps duquel le ministre attendait, avec une confiance fondée, le +plein <span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span> triomphe de la liberté religieuse. Quoi qu'il en soit, +n'est-il pas évident qu'une cause ainsi combattue était une cause +moralement victorieuse? De ces paroles ministérielles, qui sont comme +les <i>novissima verba</i> du gouvernement de Juillet dans ces questions, +ressortait un aveu solennel que le succès des idées défendues par +M. de Montalembert était désirable et qu'il était certain dans un +délai plus ou moins éloigné. Comment se produirait le dénouement, +dès ce moment prévu? Par quels moyens triompherait-on des derniers +obstacles? Combien faudrait-il de temps? Les politiques les plus +clairvoyants eussent été embarrassés de le préciser. On voyait le but +devant soi: mais les derniers détours de la route qui y conduisait +échappaient aux regards. C'est le moment que choisit d'ordinaire la +Providence pour intervenir, par des coups inattendus, brouillant tous +les calculs humains, brusquant les transitions, mûrissant en quelques +instants les solutions qui semblaient encore exiger de longues années.</p> + +<h4>VI</h4> + +<p>Tandis que le gouvernement ne réussissait pas à accomplir une +réforme qui eût contribué à redresser les esprits et à relever les +âmes, ses ennemis déployaient au contraire, dans tous les ordres +d'idées, une activité malfaisante. Au commencement de 1847, des +écrivains considérables, M. Louis Blanc, M. Michelet et surtout +M. de Lamartine, publiaient, simultanément et avec grand fracas, +des livres tendant à glorifier le drame sanglant de 1792 et de +1793<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33" title="Go to footnote 33"><span class="smaller">[33]</span></a>. C'était un pas de plus dans la réhabilitation déjà +commencée, sous la Restauration, par MM. Thiers et Mignet. Parmi les +œuvres historiques qui comptaient et qui se faisaient lire du +grand public, rien n'avait encore été écrit d'aussi audacieusement +révolutionnaire. Depuis <span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> lors, sans doute, d'autres ouvrages +ont exalté les pires terroristes, mais ils n'ont eu ni le même +retentissement, ni la même action; bien au contraire, les œuvres +les plus considérables publiées sur la Révolution, pendant le second +Empire ou la troisième République, ont témoigné d'une réaction +dont les livres de M. Quinet, de M. de Tocqueville et de M. Taine +marquent en quelque sorte les étapes successives. On peut donc fixer +aux premiers mois de 1847 l'apogée de ce que le feu duc de Broglie +appelait «l'apologétique du régime révolutionnaire». Il semble qu'à +cette date, les néo-girondins et les néo-montagnards aient été +avertis par une sorte de mot d'ordre mystérieux, que le moment était +venu de tenter un grand effort pour surprendre la conscience du +public et s'emparer de son imagination. Survenant après des années de +tranquillité, cet effort n'était pas le contre-coup de la révolution +de la veille; c'était l'avant-coureur de la révolution du lendemain.</p> + +<p>M. Louis Blanc et M. Michelet entrent d'abord en scène: ils font +paraître le premier volume de leur <cite>Histoire de la Révolution</cite>, +l'un le 6, l'autre le 13 février 1847; la suite devait venir +ultérieurement<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34" title="Go to footnote 34"><span class="smaller">[34]</span></a>; mais ce début suffisait à révéler le caractère de +l'œuvre. On comprend qu'un tel sujet ait attiré M. Louis Blanc, +qui, dès ses débuts, avait pris position comme journaliste radical, +historien antimonarchiste et docteur en socialisme<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35" title="Go to footnote 35"><span class="smaller">[35]</span></a>. Quant à +M. Michelet, l'espèce de vertige furieux où venait de le jeter sa +campagne contre les Jésuites, le goût qu'il y avait contracté de la +popularité mauvaise<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36" title="Go to footnote 36"><span class="smaller">[36]</span></a>, ne lui laissaient plus la sérénité d'esprit +nécessaire pour continuer régulièrement l'histoire de France, +commencée par lui aux jours où il n'était qu'un savant tout occupé à +fouiller le passé, un artiste appliqué à le faire revivre. De là, le +parti subit et étrange qu'il <span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span> prend, après avoir fini le règne +de Louis XI, de sauter trois siècles et de passer tout de suite à la +Révolution. Sur ce nouveau terrain, il pourra demeurer en contact +avec les passions au milieu desquelles il a vécu depuis quelques +années, et il retrouvera cet applaudissement de la foule dont sa +vanité surexcitée ne sait plus se passer<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37" title="Go to footnote 37"><span class="smaller">[37]</span></a>.</p> + +<p>Si les deux historiens se proposent d'exalter toute la Révolution, +ils ont cependant des doctrines fort différentes et au fond ne +s'entendent guère mieux que leurs héros respectifs, Robespierre et +Danton. M. Louis Blanc commence par affirmer d'un ton superbe que +«l'histoire de la Révolution n'a pas encore été écrite». Demeuré +sophiste dogmatique et superficiel, habitué à plier les faits à +ses théories arbitraires, il prétend tout résumer dans la lutte de +la fraternité socialiste qui est le bien, contre l'individualisme +bourgeois qui est le mal. La fraternité, qu'il fait remonter jusqu'à +Jean Huss, Étienne Marcel et la Ligue, et dont le <cite>Contrat social</cite> +de Rousseau a été l'Évangile, lui paraît personnifiée, pendant la +Révolution, par les jacobins, les montagnards, le comité de salut +public, et principalement par Saint-Just et Robespierre, apôtres et +martyrs de ce principe; l'individualisme, dérivé de la Réforme et de +Voltaire, est représenté par les constituants, les girondins et les +dantonistes. Le 9 thermidor est la date lamentable, celle à laquelle +a avorté la Révolution. Les crimes ne gênent pas M. Louis Blanc; il +s'en tire par des phrases de rhéteur sur ces hommes «insensibles à la +peur, supérieurs aux remords», qui, «par un dévouement sans exemple +et sans égal, ont mis au nombre de leurs sacrifices leurs noms voués, +s'il le faut, à une infamie éternelle»; il les loue d'avoir «épuisé +l'épouvante, rendu la terreur impossible par son <span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> excès même», +et se plaint de «l'ingrate pusillanimité» qui a fait «voiler leurs +statues». Son idéal, c'est la dictature révolutionnaire et niveleuse.</p> + +<p>M. Michelet n'est pas de sang-froid quand il aborde l'histoire de +cette Révolution qui est pour lui l'objet de tout amour, de tout +culte, de toute foi, la source de toute lumière, le «soleil de +justice», le «mystère de vie». N'attendez pas de lui, en semblable +matière, la méthode, la critique, le calme de l'historien. Il ne +se possède pas. Sa main est convulsive, son esprit en proie à une +surexcitation fiévreuse. L'art même s'en ressent. Les divagations +lyriques ou élégiaques abondent. À côté de pages merveilleuses où +le drame populaire revit avec un éclat radieux ou terrible, des +incohérences, des disproportions énormes, le tout au gré d'une +fantaisie passionnée. Comme il vient d'être en lutte avec le clergé, +il salue surtout dans la Révolution l'antichristianisme; entre toutes +les haines qui bouillonnent dans ce livre, haines des rois, des +riches, des bourgeois, des Anglais, celle qui domine de beaucoup est +la haine des prêtres. À ses yeux, le héros de la Révolution, ce n'est +pas tel ou tel homme, c'est la force collective, anonyme, qui a tout +soulevé, tout brisé, et à laquelle il se plaît à donner le premier +rôle. Il l'appelle le peuple, le peuple infaillible, dont il partage, +au fur et à mesure des événements, les émotions, les troubles, les +terreurs, les colères. Cette idée de l'infaillibilité du peuple lui +fait légitimer toutes les violences, toutes les cruautés de la foule. +L'émeute, d'ailleurs, le fascine: vient-elle à passer devant lui, il +la suit en chantant la Marseillaise. Sur les crimes individuels, sa +conscience semble d'abord garder un peu plus de liberté de jugement; +mais, le plus souvent, ses velléités de réprobation finissent par +s'évanouir devant la théorie des crimes nécessaires. Ne fait-il pas, +d'ailleurs, d'étranges distinctions? S'il se prononce contre les +jacobins, il se proclame montagnard; s'il n'aime pas Robespierre, +il exalte Danton et réhabilite Chaumette. Et puis, à mesure qu'il +avancera, il s'échauffera au feu des passions qu'il évoque, si bien +qu'à la fin son inquiétude sera d'avoir été trop <span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> sévère pour +«les hommes héroïques qui, en 93 et 94, soutinrent la Révolution +défaillante», et que son récit du 9 thermidor sera tout à la gloire +de Saint-Just et de Robespierre. Il s'attendrira sur les cœurs +sensibles des terroristes, sur la bonté du cordonnier Simon envers +Louis XVII. Par contre, tout est calculé pour supprimer la compassion +à laquelle ont droit les victimes. L'historien omet ce qui les +rendrait intéressantes, ou même les calomnie pour tâcher de les +rendre odieuses. Ne parle-t-il pas avec amertume, en quelque endroit, +de ce spectre de la pitié qui, sortant du fond de tant de tombeaux, +s'élève contre le génie de la Révolution et lui barre le chemin? Son +histoire est faite précisément pour chasser ce spectre.</p> + +<p>Si importants que fussent les livres de M. Louis Blanc et de +M. Michelet, ils n'eussent eu à eux seuls qu'une action assez +restreinte. Bien autre fut le retentissement de l'<cite>Histoire +des Girondins</cite> par M. de Lamartine: d'autant que celui-ci ne +se borna pas, comme les deux précédents, à entrer en matière +par la publication d'un premier volume, mais qu'il fit paraître +coup sur coup, du 20 mars au 12 juin 1847, les huit tomes de son +ouvrage. On n'a pas oublié sous l'empire de quels sentiments M. +de Lamartine avait solennellement annoncé, en 1843, qu'il passait +à l'opposition<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38" title="Go to footnote 38"><span class="smaller">[38]</span></a>. Depuis lors, il avait tourné les forces de +son éloquence, sinon contre la monarchie dont il ne se déclarait +pas encore l'adversaire, du moins contre «la politique du règne». +Malgré l'éclat de sa parole, il ne rencontrait dans la gauche +parlementaire, pas plus qu'il ne l'avait trouvée naguère au centre, +l'occasion du rôle extraordinaire auquel aspirait son ambition à la +fois immense et vague. Il demeurait un isolé<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39" title="Go to footnote 39"><span class="smaller">[39]</span></a>. S'il s'étonnait +d'être ainsi méconnu, il ne doutait pas pour cela de sa destinée. +Dès le 10 février 1843, il annonçait à un de ses amis qu'avant +<span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> cinq ans il serait maître de la France. «Souvenez-vous-en, +ajoutait-il, et moquez-vous de ceux qui se moquent de moi. Je ne +suis rien, mais les situations, en politique comme à la guerre, sont +toutes-puissantes. Or, j'ai l'œil qui sait les voir de loin, et +le pied qui ose hardiment s'y poser<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40" title="Go to footnote 40"><span class="smaller">[40]</span></a>.» À défaut de l'importance +qu'on lui refusait dans la Chambre et dans les partis classés, il +se plaisait à regarder croître son prestige et son influence dans +le pays même. «J'ai maintenant, écrivait-il, des forces extérieures +au Parlement, toujours plus grandes et fanatiques. Je ne suffis +pas aux audiences, aux adresses... Preuve que je touche la fibre +où elle devient sensible<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41" title="Go to footnote 41"><span class="smaller">[41]</span></a>.» Et plus tard: «Je ne suffis pas aux +enthousiasmes<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42" title="Go to footnote 42"><span class="smaller">[42]</span></a>.» Ce n'était pas là seulement ce que M. Doudan +appelait alors «les effroyables explosions de vanité» de M. de +Lamartine<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43" title="Go to footnote 43"><span class="smaller">[43]</span></a>. J'ai déjà eu occasion de noter que tout n'était pas +illusion dans l'idée qu'il se faisait de sa popularité<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44" title="Go to footnote 44"><span class="smaller">[44]</span></a>. Quel +était son but? Il ne le précisait pas: mais, évidemment, moins +il trouvait de place pour lui dans le jeu régulier de la machine +parlementaire, plus il rêvait de je ne sais quelle grande crise qui +le porterait au sommet, en abaissant tous ceux qui ne prenaient pas +maintenant au sérieux ses prétentions politiques. S'il se faisait +encore quelque scrupule d'appeler ouvertement ce bouleversement, il +se plaisait à le regarder venir<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45" title="Go to footnote 45"><span class="smaller">[45]</span></a>. «Je n'ai rien à faire qu'à +attendre, écrivait-il à un ami, le 24 décembre <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> 1846. Le Roi +est fou; M. Guizot est une vanité enflée; M. Thiers, une girouette; +l'opposition, une fille publique; la nation, un Géronte. Le mot +de la comédie sera tragique pour beaucoup.» Il était, du reste, +prêt à toutes les audaces, à toutes les témérités. «Il brûle de se +compromettre», disait alors de lui M. Cousin<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46" title="Go to footnote 46"><span class="smaller">[46]</span></a>.</p> + +<p>Est-ce par suite de ce désir de «se compromettre» que, dès 1843, à +peine passé à gauche, il avait formé le projet d'écrire un livre +sur les Girondins? Ses opinions nouvelles étaient sans doute pour +beaucoup dans le choix d'un pareil sujet. Toutefois, ce livre +n'avait pas été prémédité tel qu'il finit par être écrit: dans la +pensée première de l'auteur, il devait réagir contre les histoires +fatalistes ou apologétiques de la Révolution. Mais M. de Lamartine +eut bientôt oublié son dessein d'être le juge de la Révolution, +et n'en fut plus que le chantre; il s'était échauffé, la plume en +main, comme font certains orateurs à la tribune, fièvre littéraire +autant que politique, entraînement de dramaturge non moins que +passion de tribun. Par moments, sans doute, il s'arrêtait inquiet, +et, pressentant l'influence possible d'un tel livre, il demandait à +quelques-uns de ses confidents: «Si vous aviez une révolution dans +la main, l'ouvririez-vous<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47" title="Go to footnote 47"><span class="smaller">[47]</span></a>?» Le scrupule ne tenait pas longtemps +devant l'ivresse de l'artiste, devant l'irritation de l'opposant, +devant l'impatience du joueur téméraire appelant l'inconnu, pour y +trouver la revanche de ses déboires présents. Loin donc de refermer +la main, il l'ouvrait toute grande, et les feuillets incendiaires +s'en échappaient avec une effrayante rapidité.</p> + +<p>Il avait suffi à M. de Lamartine de parcourir superficiellement +<span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> quelques Mémoires, de jeter les yeux sur quelques documents +inédits, de causer avec quelques acteurs de la Révolution ou avec +leurs fils, pour improviser, en dix-huit mois, huit volumes. +Aussi rien dune histoire sérieuse et complète: des disproportions +encore plus énormes que chez M. Michelet; les épisodes qui lui +plaisaient développés sans mesure, tandis que les événements les plus +considérables étaient omis; les faits altérés, les dates transposées +avec une fantaisie souveraine; tout subordonné à l'effet littéraire +et dramatique; beaucoup de portraits, fort brillants de couleur, mais +dessinés d'invention, représentant les personnages, non tels qu'ils +avaient été, mais tels que l'auteur les voyait, ou plutôt tels qu'il +se voyait en eux, car, dans sa pensée, c'est lui qui était en scène; +sous les masques les plus divers, sous celui de Mirabeau comme sous +celui de Vergniaud, on retrouve toujours ce que M. Sainte-Beuve +appelle «le profil de Jocelyn-tribun». Jamais l'imagination ne s'est +jouée avec un pareil sans-gêne de faits historiques récents. «Il a +élevé l'histoire à la hauteur du roman», disait Alexandre Dumas; tel +autre faisait observer que c'était machiné comme un feuilleton; les +plus polis parlaient d'épopée: personne ne pouvait y reconnaître +une histoire. Mais quelle vie! quel souffle! quelle poésie! Que de +morceaux charmants ou superbes! Comment ne pas être ébloui par cette +langue de pourpre et d'or à laquelle on ne pouvait reprocher qu'un +excès de richesse! Et si le drame n'était pas vrai, combien du moins +il était pathétique!</p> + +<p>Quant aux idées, on a pu dire «qu'il y en avait pour tous les goûts». +L'auteur vibre et résonne à chaque souffle qui passe; il s'attendrit +ou s'irrite, tantôt avec les uns, tantôt avec les autres, et il +paraît entièrement possédé par l'émotion du moment. Lorsque, au +gré de ces impressions successives, son point de vue change, il ne +s'attarde pas à revenir sur ses pas pour corriger ce qu'il a écrit +la veille et rétablir une sorte d'harmonie; de là des contradictions +dont il est le seul à ne pas s'étonner. Essaye-t-il de conclure, la +splendeur de la <span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> phrase ne parvient pas à cacher ce que la +pensée a de flottant et d'incohérent. Toutefois, ce qui finalement +se dégage du livre, c'est la glorification de la Révolution entière, +de la Révolution sainte et nécessaire, dont l'idée est si grande et +si lumineuse qu'elle rejette dans l'ombre les accidents secondaires, +les erreurs et les crimes des hommes qui en ont été les instruments. +Le sang versé finit même par ne plus être aux yeux de l'auteur que la +condition mystérieuse de la germination de cette idée. Et puis, s'il +ne refuse pas sa pitié aux victimes, quels sont les bourreaux qu'il +n'a pas tour à tour exaltés! Au début, ses héros sont les girondins; +à la fin, il passe aux montagnards, à Robespierre et à Danton. Lui +qui certes ne voudrait pas imiter ces monstres ni les proposer comme +modèles, il aboutit à les idéaliser tous, jette sur leurs laideurs le +voile magique de sa poésie et tâche de leur donner je ne sais quoi +de surhumain qui ne permette plus de leur appliquer la mesure de la +morale ordinaire<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48" title="Go to footnote 48"><span class="smaller">[48]</span></a>.</p> + +<p>Le livre produisit un grand effet, et son apparition prit les +proportions d'un événement. La première édition fut tout de suite +épuisée. Le public haletant se jetait sur chaque volume, à mesure +qu'il était mis en vente, et le dévorait fiévreusement. À Londres, M. +Greville notait sur son journal: «L'<cite>Histoire des Girondins</cite> est le +plus grand succès de librairie qu'on ait vu depuis plusieurs années.» +Aucun roman-feuilleton n'avait davantage passionné la curiosité +de la foule, ne s'était à ce point emparé de son imagination. On +ne parlait pas d'autre <span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> chose dans les salons comme dans +les ateliers. La société d'alors, aussi peu clairvoyante, en cette +circonstance, que naguère au sujet des <cite>Mystères de Paris</cite>, était +la première à grandir la fortune d'un livre qui devait lui être si +funeste<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49" title="Go to footnote 49"><span class="smaller">[49]</span></a>.</p> + +<p>M. de Lamartine n'avait pas eu pleine conscience, en écrivant son +histoire, de la secousse qu'elle allait imprimer aux esprits. +Toutefois, il n'était pas homme à s'étonner d'un succès, ni à se +troubler d'une responsabilité. Le soir même du jour où les deux +premiers volumes ont été lancés, le 20 mars 1847, il écrit à un +ami: «J'ai joué ma fortune, ma renommée littéraire et mon avenir +politique sur une carte, cette nuit. J'ai gagné. Les éditeurs m'ont +écrit, à minuit, que jamais, en librairie, un succès pareil n'avait +été vu... C'est surtout le peuple qui m'aime et qui m'achète... +J'ai vu des prodiges de passion pour les <cite>Girondins</cite>... Des femmes +les plus élégantes ont passé la nuit pour attendre leur exemplaire. +C'est un incendie.» L'écrivain jouit, s'enivre de cette popularité. +Il voit dans l'écho que rencontre sa parole le signe que la France, +jusque-là endormie, s'éveille, et qu'enfin les temps sont venus. La +grande crise dont le rêve l'avait toujours hanté, mais qui n'était +qu'une vision lointaine et vague, lui semble se rapprocher et prendre +corps. Lui qui, naguère encore, se défendait de poursuivre autre +chose qu'une réforme, il se plaît à entendre dire que son livre +«sème partout le feu dur des révolutions<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50" title="Go to footnote 50"><span class="smaller">[50]</span></a>». N'est-il pas dès lors +assuré, en cas de bouleversement, d'y jouer le premier rôle? Il ne +contredit ni ne se défend, quand quelque interlocuteur lui montre +le peuple prêt à l'acclamer président de la république<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51" title="Go to footnote 51"><span class="smaller">[51]</span></a>. Sans +doute, il ne forme aucun projet précis, ne noue aucune conspiration; +mais il se familiarise de plus en plus avec l'idée d'un événement +formidable qui fera de lui l'arbitre souverain <span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> des destinées +de la France et de l'Europe; il se tient prêt à développer hardiment +sa voile au vent d'orage qu'il sent monter à l'horizon.</p> + +<p>Qui oserait dire, après l'événement, que M. de Lamartine s'exagérait +l'action de son livre? Il a fait, pour ainsi dire, entrer l'idée +révolutionnaire, toute parée de sa poésie, dans cette imagination +populaire que le gouvernement bourgeois avait eu le tort de laisser +vide. Sous ce rapport, son influence a été beaucoup plus considérable +et plus néfaste que celle de MM. Michelet et Louis Blanc. Ceux-ci +ont pu augmenter l'audace, échauffer le fanatisme des jacobins; +l'auteur des <cite>Girondins</cite> a habitué, attiré à la révolution ceux qui +en étaient les adversaires naturels et qui, avant lui, en avaient +peur et horreur. Aussi est-ce devenu un lieu commun de dire que +cette publication a été l'une des causes de la révolution du 24 +février. Ce n'est pas la seule fois qu'on peut relever de semblables +responsabilités à la charge de la littérature. Un ancien membre de +la Commune de 1871, l'auteur des <cite>Réfractaires</cite>, M. Jules Vallès, +cherchant comment ses pareils étaient devenus des révolutionnaires, +les appelait les <em>victimes du livre</em>, et au premier rang des livres +dont «l'odeur chaude» les avait ainsi «grisés» et «jetés dans la +mêlée», il nommait l'<cite>Histoire des Girondins</cite>.</p> + +<h4>VII</h4> + +<p>Il y avait pour la monarchie de Juillet quelque chose de plus +dangereux encore que la réhabilitation et la glorification de la +Révolution: c'était ce qui tendait à déconsidérer la monarchie +elle-même. L'opposition travaillait, de toutes ses forces, à +cette déconsidération, en reprenant, plus violemment que jamais, +l'accusation de «corruption» autour de laquelle elle avait déjà +commencé, dans la session de 1846, à faire grand bruit<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52" title="Go to footnote 52"><span class="smaller">[52]</span></a>. Tout +<span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> lui servait pour ce dessein, même des incidents particuliers +qui, en d'autres temps, eussent été considérés comme de simples faits +divers. Découvrait-on quelques malversations à la direction des +subsistances de Rochefort ou à la manutention militaire de Paris; +dirigeait-on des poursuites pour prévarication contre certains +fonctionnaires algériens; deux candidats étaient-ils condamnés, sur +l'initiative du ministère public, pour avoir acheté les votes de +leurs électeurs, l'opposition prétendait aussitôt généraliser ces +faits: à l'entendre, c'étaient les signes d'une corruption partout +tolérée ou même encouragée par le gouvernement. Malheureusement, elle +allait avoir de bien autres scandales à exploiter.</p> + +<p>À la fin d'avril 1847, le tribunal de la Seine était saisi d'un +procès intenté par M. Parmentier, directeur des mines de Gouhenans +(Haute-Saône), à plusieurs de ses coïntéressés, parmi lesquels était +le général Despans-Cubières, pair de France, ancien ministre de la +guerre. Le procès en lui-même était peu sérieux, et n'avait été fait +que pour mettre au jour des lettres écrites par le général Cubières, +à un moment où la société de Gouhenans sollicitait du gouvernement la +concession d'une mine de sel. La première de ces lettres, datée du +14 janvier 1842, était ainsi conçue: «Mon cher monsieur Parmentier, +tout ce qui se passe doit faire croire à la stabilité de la politique +actuelle et au maintien de ceux qui la dirigent. Notre affaire +dépendra donc des personnes qui se trouvent maintenant au pouvoir... +Il n'y a pas un moment à perdre. Il n'y a pas à hésiter sur les +moyens de nous créer un appui intéressé dans le sein même du conseil. +J'ai les moyens d'arriver jusqu'à cet appui; c'est à vous d'aviser +aux moyens de l'intéresser... Dans l'état où se trouve la société +de Gouhenans, ce ne sera pas chose aisée que d'obtenir l'unanimité +et l'accord, quand il s'agit d'un sacrifice. On se montrera sans +doute très disposé à compter sur notre bon droit, sur la justice de +l'administration, et cependant rien ne serait plus puéril. N'oubliez +pas que le gouvernement est dans des mains avides et corrompues, que +la liberté de la presse court risque <span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> d'être étranglée sans +bruit l'un de ces jours, et que jamais le bon droit n'eut plus besoin +de protection.» Suivaient, à des dates rapprochées, plusieurs autres +lettres où le général Cubières insistait sur sa proposition première, +puis faisait connaître qu'on n'avait pas été satisfait de la somme +d'abord offerte, qu'on exigeait davantage, et pressait M. Parmentier +de céder sans retard à ces exigences. Aucun ministre n'était nommé; +mais chacun pouvait se rendre compte qu'à cette date le titulaire du +ministère des travaux publics était M. Teste, devenu depuis président +de chambre à la cour de cassation.</p> + +<p>On conçoit quelle fut l'émotion du public, quand, le 2 mai 1847, ces +lettres se trouvèrent reproduites par tous les journaux; on conçoit +également le parti que l'opposition voulut aussitôt en tirer. Quant +au cabinet, il n'eut pas un instant d'hésitation: dès le lendemain, +3 mai, le ministre des travaux publics, M. Dumon, déclara, en +réponse à une interpellation de M. Muret de Bord, que la concession +des mines de Gouhenans avait été régulièrement faite, mais que le +gouvernement, pour calmer de trop vives alarmes, allait demander à +la justice d'examiner si cette concession avait été obtenue par de +coupables manœuvres. Une ordonnance royale du 6 mai saisit la +cour des pairs, seule compétente pour juger un de ses membres, et +renvoya devant elle le général Cubières, prévenu de corruption et +d'escroquerie. Deux jours auparavant, devant cette même assemblée, +M. Teste avait désavoué, dans les termes les plus énergiques, toute +participation aux faits dénoncés.</p> + +<p>Il n'y avait qu'à attendre en silence les résultats d'une instruction +ouverte avec une si honnête promptitude. Mais cela n'eût point fait +l'affaire de l'opposition. Ne voyant là qu'un scandale à exploiter, +elle s'appliqua à entretenir, à aviver l'émotion, et surtout à +faire croire qu'il ne s'agissait pas d'un méfait particulier et +exceptionnel. M. Crémieux renouvela une proposition déjà votée en +1844 par la Chambre des députés et écartée par la Chambre des pairs; +il s'agissait d'édicter une sorte de suspicion générale, également +outrageante pour le Parlement et pour l'administration, et <span class="pagenum"><a id="page54" name="page54"></a>(p. 54)</span> +d'interdire aux membres des deux Chambres de s'intéresser dans les +concessions de travaux publics,—chemins de fer ou autres,—accordées +par le gouvernement. Après une séance orageuse<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53" title="Go to footnote 53"><span class="smaller">[53]</span></a>, remplie +de dénonciations personnelles, et d'où il ressortit que, dans +les conseils d'administration des chemins de fer, les députés +opposants étaient aussi nombreux que les ministériels, la prise en +considération fut votée; le ministère ne s'y était pas opposé; il +était résolu à combattre la proposition au fond, mais il estimait +que, pour dissiper tant de vapeurs malsaines, un débat approfondi +serait plus utile que nuisible. En fait, la proposition ne devait +jamais venir en discussion.</p> + +<p>Après M. Crémieux, ce fut le tour de M. Émile de Girardin, plus +difficile encore à prendre au sérieux dans ce rôle de vengeur +de la conscience publique. On sait quels griefs tout personnels +l'avaient jeté récemment dans l'opposition. Il crut trouver dans +un fait de presse l'occasion de prendre à parti le cabinet. M. +Solar et M. Granier de Cassagnac avaient fondé, en 1845, à grand +fracas de réclames, l'<cite>Époque</cite>, journal à très bon marché, qui +tâcha de se faire une place par le caractère agressif et tapageur +de son conservatisme. Après avoir dévoré beaucoup d'argent et +vécu d'expédients plus ou moins honorables, ce journal venait de +disparaître au commencement de 1847, en laissant ses gérants engagés +dans des procès d'assez fâcheux aspect. M. de Girardin se mit alors à +raconter, dans la <cite>Presse</cite>, toutes sortes d'histoires où il montrait +les propriétaires de l'<cite>Époque</cite>, à court d'argent, battant monnaie +avec le crédit dont ils jouissaient auprès des ministres; M. de +Girardin ajoutait, et là était la gravité de son assertion, que les +ministres avaient connu, toléré, secondé ce trafic. Il parlait, +entre autres, d'un privilège de théâtre pour l'obtention duquel +100,000 francs avaient été versés dans la caisse de l'<cite>Époque</cite>, d'une +promesse de pairie vendue 80,000 francs, de marchés du même genre +faits pour des lettres de noblesse, des croix d'honneur, etc., etc.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span> La Chambre des pairs, émue de l'allégation relative à la +promesse de pairie et y voyant une atteinte à sa dignité, eut l'idée +assez bizarre de citer M. de Girardin à sa barre. C'était ouvrir +la porte à bien des débats. En effet, le prévenu étant membre de +la Chambre des députés, il fallait que celle-ci délibérât d'abord +s'il lui convenait d'autoriser les poursuites. Il paraissait +impossible que M. de Girardin ne profitât pas de cette première +délibération pour justifier ses accusations. La gauche, qui y +comptait, se montrait disposée à le soutenir chaleureusement. Le +débat s'engage le 17 juin. Le public, affriandé par l'espoir d'un +scandale, remplit, à s'étouffer, toutes les tribunes de la Chambre. +À la surprise générale, M. de Girardin se montre tout d'abord peu +empressé à remplir son rôle d'accusateur. Il faut que, de toutes +parts, des bancs de la majorité comme de ceux de la gauche, on le +mette itérativement en demeure, pour qu'il se décide à prendre la +parole. Il renouvelle alors ses accusations, en ajoute même une plus +extraordinaire encore, celle d'une promesse faite aux maîtres de +poste, moyennant 1,200,000 fr., d'un projet de loi favorable à leurs +intérêts; seulement, arrivé au moment de donner ses preuves, il feint +de redouter le scandale et propose que la Chambre se forme en comité +secret. M. Duchâtel s'élève aussitôt avec indignation contre cette +manœuvre hypocrite; il déclare que le gouvernement ne craint pas +la pleine lumière, qu'il la veut au contraire, et, après une scène +tumultueuse, il contraint M. de Girardin à retirer sa demande. Voilà +donc ce dernier au pied du mur; il va vider son dossier. La curiosité +et l'émotion sont au comble. Mais quelle déception! L'accusateur +n'apporte pas l'ombre d'une preuve ou même d'une indication; il +se borne à répéter ses affirmations ou s'abrite derrière quelque +petit journal satirique. La stupeur est grande dans les rangs de la +gauche, où l'on se sent tout honteux d'être associé à une si piteuse +campagne. La tâche du ministère est singulièrement simplifiée. À des +preuves, il lui eût fallu répondre par des preuves contraires; pour +détruire un oui, il lui suffit d'y opposer un non. M. Duchâtel le +prononce <span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> avec une netteté, une assurance, un sang-froid, que +fait encore ressortir l'embarras de son contradicteur. Le point le +plus délicat était l'affaire du privilège de théâtre: le ministre +ne nie pas le versement de 100,000 francs qui a été en effet établi +par des débats judiciaires, mais il affirme que l'administration +et ses intermédiaires y ont été tout à fait étrangers. Sur toutes +les autres questions, sa dénégation est absolue. L'excellent effet +de ce discours est complété par quelques mots de M. Guizot: M. de +Girardin, à défaut de preuves sur la promesse de pairie négociée par +l'<cite>Époque</cite>, s'était fait fort d'établir qu'un fauteuil de pair avait +été offert au général de Girardin sous la condition que la <cite>Presse</cite> +cesserait son opposition; M. Guizot riposte par un coup droit, en +lisant une lettre, vieille de plusieurs années, par laquelle M. Émile +de Girardin offrait lui-même de modifier la ligne de son journal, si +son père était appelé à siéger au Luxembourg. En somme, la déroute +du dénonciateur est complète. Le public oublie même ce qu'il reste +d'un peu suspect dans certaines affaires, comme celle du privilège +de théâtre, pour voir seulement le contraste entre les énormités +que M. de Girardin s'était engagé à démontrer et l'impuissance +misérable dont il vient de faire preuve. «Il y a bien longtemps, +écrit un observateur au sortir de cette séance, que le ministère +n'avait obtenu un triomphe pareil; sa position en est évidemment +raffermie<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54" title="Go to footnote 54"><span class="smaller">[54]</span></a>.» Le <cite>Journal des Débats</cite> exulte. La <cite>Presse</cite> balbutie. +Les feuilles de gauche, contraintes à avouer l'humiliante défaite de +leur allié, sont réduites, pour se consoler, à soutenir que, si M. de +Girardin n'a pas prouvé ses assertions, le ministère est loin d'avoir +établi victorieusement son innocence.</p> + +<p>Ensuite du vote de la Chambre des députés qui a autorisé les +poursuites, M. de Girardin comparaît, le 22 juin, devant la Chambre +des pairs. Aussi déférant à l'égard de la haute assemblée qu'il a +été injurieux pour les ministres, il proteste n'avoir jamais voulu +porter atteinte à son honneur, et rappelle <span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span> qu'il l'a toujours +défendue contre ses ennemis. Cette attitude lui vaut l'indulgence +des juges, et il est renvoyé des fins de la citation. Naturellement, +il se sert aussitôt de la décision des pairs pour se relever de +la fâcheuse posture où l'a laissé la discussion à la Chambre des +députés, et il reprend, dans son journal, le verbe plus haut que +jamais: à l'entendre, son acquittement est la condamnation du +gouvernement et suffit à prouver que ses accusations étaient fondées. +Il ose même, le 25 juin, au cours de la discussion du budget, traiter +de nouveau la question, à la tribune du palais Bourbon. Il répète +la plupart de ses dénonciations; s'il en abandonne quelques-unes, +comme le roman des maîtres de poste, il en imagine de nouvelles. Ce +ne sont toujours que de pures affirmations, sans rien à l'appui. +La gauche elle-même ne peut feindre de croire que la preuve ait +été faite; mais, dit-elle, on est en face de deux affirmations qui +se contredisent, et, pour savoir où est la vérité, il faut que le +gouvernement saisisse la justice, en poursuivant M. de Girardin, +ou que la Chambre ordonne une enquête parlementaire. Le ministère +n'a nulle envie de se prêter à des mesures dont le premier résultat +serait de prolonger le scandale; et surtout il sait trop ce dont +le jury est capable, pour mettre son honneur entre ses mains. M. +Duchâtel répond donc que, dans une affaire toute politique, il ne +comprend pas d'autre juge que la Chambre; il ajoute qu'une enquête +ne peut être proposée là où il n'y a pas même un commencement de +preuve, une raison de douter. Il réitère, en outre, sur tous les +points, les dénégations les plus péremptoires. Sa parole est aussitôt +confirmée par un témoignage qui ne laisse pas de produire de l'effet +sur la Chambre: M. Benoist Fould, désigné par plusieurs journaux +comme celui avec lequel aurait été négociée la promesse de pairie, +prend la parole pour opposer un démenti solennel et catégorique à +tout ce qui a été raconté. M. de Girardin n'en revient pas moins à la +charge. La séance n'est plus qu'une mêlée confuse, tumultueuse, où se +croisent les démentis et les outrages. Pour retrouver une pareille +scène, il faudrait remonter jusqu'à cette journée où l'opposition +<span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> jetait à la face de M. Guizot son voyage à Gand: encore, en +1844, y avait-il moins de boue remuée. À la fin, la Chambre lassée, +écœurée, indignée, se décide à fermer la bouche au calomniateur: +elle vote, à la majorité énorme de deux cent vingt-cinq voix contre +cent deux, un ordre du jour ainsi conçu: «La Chambre, satisfaite des +explications données par le gouvernement, passe à l'ordre du jour.»</p> + +<p>À voir les termes de la motion et le chiffre des voix, la victoire +du gouvernement était complète; jamais il n'avait eu une majorité +si forte. Et cependant cette discussion n'en laissait pas moins +une impression fâcheuse. C'est le caractère redoutable et perfide +de certaines accusations qu'il est dangereux d'avoir à se défendre +contre elles, alors même qu'on parvient à en triompher. Et puis, s'il +était bien prouvé que M. de Girardin ne méritait aucun crédit, il +l'était moins que tout eût été irréprochable, sinon dans les actes +du gouvernement, du moins auprès de lui. L'un des amis du cabinet, +le même qui croyait la partie gagnée après la séance du 17 juin, +écrivait, le soir du débat: «On ne s'entretient qu'avec tristesse +de la scandaleuse séance. Les ministériels, tout en se félicitant +du vote qui l'a terminée, reconnaissent que la situation qui avait +rendu un vote indispensable est pénible, fâcheuse pour le pouvoir et +le pays<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55" title="Go to footnote 55"><span class="smaller">[55]</span></a>.» Aussi les journaux de l'opposition affectaient-ils de +croire que le gouvernement sortait de là tout couvert de boue; ils +le montraient fuyant honteusement la lumière d'un débat judiciaire +et arrachant à la majorité, qui ne le lui avait donné qu'à regret, +un vote purement politique. S'emparant de la formule même de l'ordre +du jour, ils faisaient du mot «satisfaits», une sorte de sobriquet +injurieux dont ils prétendaient flétrir nominativement tous ceux qui +venaient de se rendre, par leur vote, solidaires de la corruption +ministérielle.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> VIII</h4> + +<p>Le lendemain même du jour où la Chambre des députés s'efforçait d'en +finir avec les dénonciations de M. Émile de Girardin, la Chambre +des pairs prenait, ensuite de l'instruction ouverte sur les faits +révélés par les lettres du général Cubières, une décision qui allait +fournir de bien autres armes aux exploiteurs de scandales. Cette +instruction, menée avec autant d'habileté que de conscience par le +chancelier Pasquier, n'avait pas duré moins de six semaines. On +s'y était montré résolu à ne rien laisser dans l'ombre. «Il faut, +disait le rapporteur, M. Renouard, sonder de telles plaies d'une +main courageuse; l'opinion publique ne s'égare pas quand on lui +dit tout.» Certains points étaient apparus tout de suite assez +nettement: on se rendait compte de la difficulté que, à raison de +ses fâcheux antécédents, la société de Gouhenans avait dû éprouver +à obtenir la concession qu'elle désirait; on trouvait trace de la +proposition faite par le général Cubières de lever ces difficultés +en remettant cent mille francs au ministre, du consentement donné +à cette proposition par M. Parmentier, le directeur de la société, +de la part prise à ces démarches par l'un des actionnaires, M. +Pellapra. Mais il était une autre question sur laquelle on hésita +davantage, à cause de sa gravité même et de l'obscurité dont elle +parut d'abord enveloppée: la corruption, évidemment préméditée, +voulue, concertée, avait-elle été en fait accomplie? Les cent mille +francs avaient-ils été remis au ministre? M. Teste, qui dès le +début avait été entendu comme témoin, devait-il passer au rang des +accusés? On voyait bien que M. Parmentier avait remis à M. Pellapra +vingt-cinq actions pour le couvrir de la somme qu'il se chargeait +de verser aux mains du ministre; mais on voyait aussi que, plus +tard, en le menaçant de faire du scandale, le même M. Parmentier +avait contraint M. Pellapra à lui restituer ces <span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> actions. +Fallait-il en conclure que rien n'avait été payé au ministre? C'était +la thèse de M. Parmentier, qui expliquait ainsi la répétition de +ses titres. Toutefois, les correspondances saisies, notamment les +lettres nombreuses échangées, pendant plusieurs années, entre MM. +Pellapra et Cubières, ne concordaient pas avec cette allégation; +elles supposaient, au contraire, que le versement des cent mille +francs avait été fait; il en ressortait même qu'après la restitution +des actions à M. Parmentier, M. Pellapra, ne voulant pas supporter +seul la perte de la somme versée, avait obtenu du général Cubières +la promesse de l'indemniser jusqu'à concurrence de cinquante mille +francs. Ces preuves finirent par convaincre le chancelier et les +pairs instructeurs de la culpabilité de M. Teste: ils ne reculèrent +pas devant la douloureuse obligation de le mettre en cause. Le 26 +juin, conformément à leur avis et aux réquisitions du procureur +général, la cour, statuant en chambre du conseil, décida la mise en +accusation de MM. Teste, Cubières, Pellapra et Parmentier. Quinze +jours étaient donnés à la défense pour se préparer.</p> + +<p>Les quatre accusés étaient d'importance fort inégale. Le public ne +s'intéressait pas à M. Parmentier, un de ces faiseurs d'affaires +sans scrupules, qu'on n'est jamais étonné de voir finir en police +correctionnelle. M. Pellapra lui-même, bien que riche capitaliste +et ancien receveur général, n'était pas celui qui attirait le plus +l'attention. Ce qui causait une émotion extrême, c'était de voir +sous le coup d'une accusation déshonorante deux pairs de France; +anciens ministres, parvenus aux premiers rangs, l'un de l'armée, +l'autre de la magistrature. M. Cubières, né en 1786, avait eu de +brillants états de service sous l'Empire; sous-lieutenant à dix-sept +ans, colonel à vingt-cinq, il avait été couvert de blessures à +Waterloo; en 1832, lors de l'occupation d'Ancône, il avait été +chargé d'une mission politique délicate; en 1840, il avait reçu de +M. Thiers le portefeuille de la guerre. On comprend mal qu'un tel +passé ait conduit le général à se faire complice des tripotages d'un +Parmentier; mais, de mœurs légères, avide <span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> d'argent, il +s'était laissé prendre par la fièvre de spéculations alors régnante. +Quant à M. Teste, qui avait soixante-sept ans en 1847, c'était un +grand vieillard, légèrement courbé par l'âge, encore vigoureux, avec +une belle figure, une physionomie grave et un peu triste; homme à la +fois de travail et de plaisir, ayant beaucoup de talent, très peu de +principes. Sa vie avait été fort mouvementée. Né, dans les environs +de Nîmes, d'un père engagé dans le mouvement de 1789 et de 1792, il +avait traversé, pendant son enfance et son adolescence, les violentes +péripéties de l'époque révolutionnaire. Sous l'Empire, il devint vite +l'un des avocats les plus renommés du Midi. Compromis pour avoir +accepté des fonctions sous les Cent-jours, il ne fut pas proscrit en +1815, mais prit de lui-même le parti de s'établir en Belgique; il +paraît avoir été de ceux qui, par haine des Bourbons, rêvaient alors +de pousser le prince d'Orange au trône de France. Ce ne fut qu'après +1830 qu'il rentra dans sa patrie: on le vit alors, à cinquante ans, +entreprendre de se faire, à Paris, une position d'avocat et se +pousser bientôt à la tête du barreau, par son éloquence sobre et +puissante, par sa science du droit et son intelligence des affaires; +en 1838, il obtenait les honneurs du bâtonnat. Presque aussitôt après +son retour en France, il avait été élu député; mais, comme beaucoup +d'avocats, il était loin d'avoir retrouvé, à la Chambre, les mêmes +succès de parole et la même importance qu'au Palais de justice. Sans +convictions, paraissant apporter au milieu des luttes politiques +une sorte d'indifférence ennuyée, un moment mêlé au tiers parti qui +convenait à l'état flottant et incertain de ses opinions, il finit +par accepter d'être le porte-parole habituel et en quelque sorte +l'avocat parlementaire du maréchal Soult. Ce rôle un peu subalterne +ne lui fut pas sans profit. Le maréchal lui fit une place dans son +cabinet du 12 mai 1839, et, en 1840, exigea pour lui, de M. Guizot +qui ne s'en souciait guère, le portefeuille des travaux publics. +On le lui retira en décembre 1843, sans qu'aucune raison politique +fût donnée de cette mesure. Rien de précis sans doute n'avait été +découvert; <span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span> mais, devant certains bruits qui circulaient +dans le monde financier, on ne s'était pas soucié de laisser plus +longtemps à M. Teste le maniement des grandes affaires de chemins de +fer. Malheureusement, par une faiblesse trop fréquente en pareil cas, +les ministres ne crurent pas possible de se séparer d'un collègue +sans lui donner une compensation; il fut fait pair de France, grand +officier de la Légion d'honneur, et, ce qui était plus grave encore, +président de chambre à la cour de cassation.</p> + +<p>Les accusés n'avaient pas été mis en état d'arrestation provisoire. +Leur position sociale semblait une garantie suffisante contre +une fuite qui eût été l'aveu de leur culpabilité. Cependant, +l'avant-veille du jour fixé pour les débats, M. Pellapra, ne se +sentant pas de force à affronter la lutte et l'angoisse des audiences +publiques, disparut. M. Teste, au contraire, fit remettre au Roi +cette lettre digne et habile: «Sire, je dois à Votre Majesté, en +retour d'un dévouement dont je me suis efforcé de multiplier les +preuves, la dignité de pair de France et l'honneur de siéger dans la +plus haute magistrature du royaume, comme l'un de ses présidents. +J'aborde demain une épreuve solennelle, avec la ferme confiance +d'en sortir sans avoir rien perdu de mes droits à l'estime publique +et à celle de Votre Majesté. Mais un pair de France, un magistrat, +qui a eu le malheur de traverser une accusation de corruption, se +doit à lui-même de se retremper dans la confiance du souverain qui +lui a conféré ce double caractère. Je dépose entre les mains de +Votre Majesté ma démission de la dignité de pair de France et celle +des fonctions de président à la cour de cassation, pour n'être +défendu, dans les débats qui vont s'ouvrir, que par mon innocence.» +L'innocence, en effet, n'eût pas parlé un autre langage.</p> + +<p>Les audiences commencèrent le 8 juillet. La curiosité du public était +très surexcitée, et, malgré la chaleur, il y eut grande affluence +au palais du Luxembourg. La première séance, consacrée tout entière +à la lecture des pièces, fut sans intérêt. Mais, dans la soirée, +le bruit se répandit que des documents <span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> compromettants pour +M. Teste se trouvaient aux mains d'un député, M. de Malleville. +Celui-ci, mandé par M. Pasquier, lui remit la copie de lettres +échangées entre le général Cubières et M. Pellapra; ces lettres +se rapportaient aux arrangements conclus par ces deux personnages +après la restitution des vingt-cinq actions à M. Parmentier; le +général y faisait assez triste figure; on l'y voyait essayer, par des +menaces de scandale, de se soustraire à l'engagement pris par lui de +supporter sa part des cent mille francs, mais pas une des lettres +qui n'impliquât la réalité du payement fait au ministre. Comment ces +pièces étaient-elles en la possession de M. de Malleville? Il fut +bientôt évident que c'était le général Cubières qui les lui avait +fait parvenir par une voie détournée. Le système de défense de M. +Parmentier, en cela favorable à M. Teste, tendait à faire croire +que MM. Cubières et Pellapra n'avaient rien déboursé pour obtenir +la concession, et qu'ils avaient essayé de garder pour eux la somme +destinée au ministre. Le général avait un moyen d'écarter cette +imputation, plus déshonorante encore que toutes les autres: c'était +de prouver que les cent mille francs avaient été payés; seulement, +du même coup, il se reconnaissait coupable du crime de corruption. +Impatient de faire voir qu'il n'était pas un escroc, sans s'avouer +trop ouvertement corrupteur, il prit un moyen terme, et, tout en +évitant encore de se découvrir personnellement, il voulut faire +arriver indirectement aux juges des pièces établissant la réalité +du versement. Devant cette révélation qui aggravait la situation de +M. Teste, M. Pasquier crut nécessaire d'empêcher qu'il ne suivît +l'exemple de M. Pellapra. Le soir même, il le fit arrêter, ainsi que +les deux autres accusés. Certains indices donnèrent depuis à supposer +que la précaution n'avait pas été superflue, et que M. Teste était +sur le point de s'enfuir.</p> + +<p>La seconde audience s'ouvrit par l'interrogatoire du général +Cubières. Celui-ci s'y montra singulièrement embarrassé; il voulait +bien qu'on crût à la vérité des faits établis dans les pièces +communiquées par M. de Malleville, mais il ne se souciait pas d'en +faire lui-même la déclaration. Spectacle pénible <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span> que celui de +ce vieux soldat qui, sous la pression de l'accusation, balbutiait de +maladroites échappatoires, s'embrouillait et se perdait au milieu de +ses mensonges, faisait, malgré lui, des demi-aveux qu'il cherchait +ensuite à reprendre, sans qu'une seule fois le péril de son honneur +lui arrachât un cri du cœur. Cette attitude piteuse contrastait +avec le sang-froid de M. Teste, qui intervint plusieurs fois au cours +de l'interrogatoire de son coaccusé, mettant habilement en lumière +tout ce qui pouvait lui servir, jetant des doutes sur ce qui lui +nuisait, aussi libre d'esprit et de parole que s'il n'eût rempli là +qu'un rôle d'avocat. M. Parmentier, questionné ensuite, persista +plus que jamais à accuser MM. Pellapra et Cubières d'avoir abusé de +sa confiance en supposant une dépense qu'ils n'avaient pas faite. +Restait l'interrogatoire de M. Teste, qui fut renvoyé au jour suivant.</p> + +<p>Entre temps, le général Cubières, se découvrant davantage, fit +remettre directement à M. Pasquier l'original des lettres dont M. de +Malleville avait communiqué la copie. Chaque jour donc, un nouveau +fait venait augmenter les charges pesant sur M. Teste. Celui-ci, +cependant, n'en paraissait ni embarrassé, ni abattu. Il soutint son +interrogatoire avec une force d'esprit et de corps étonnante chez +un homme de son âge. Jamais sa parole n'avait été plus prompte, +plus ferme. Ses réponses étaient autant de plaidoiries, souvent +éloquentes, toujours habiles. Pas une accusation à laquelle il ne fit +tête. Était-il serré de trop près, se sentait-il touché, avec quelle +vigueur il se retournait et fonçait sur l'assaillant! C'était lui +qui raffermissait, qui ranimait ses avocats, notamment M. Paillet, +dont le visage trahissait l'embarras et l'angoisse de conscience. +Ni le président ni le procureur général ne parvinrent à le faire se +départir du système qu'il avait arrêté d'avance. Des gens, disait-il +en substance, s'étaient concertés pour lui demander une concession; +son collègue, M. Cubières, son ancien client, M. Pellapra, l'en +avaient entretenu; rien là que de très naturel. La concession avait +été accordée après une instruction régulière. Que s'était-il +passé depuis? Les associés avaient pu faire entre eux des <span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> +arrangements, échanger des actions, s'accuser de dol, d'escroquerie. +Il ne connaissait rien de ces tristes affaires, n'en voulait rien +connaître, et s'indignait qu'on prétendît y mêler un ministre du Roi. +Lui opposait-on les pièces récemment produites, cette correspondance +échangée entre le général Cubières et M. Pellapra, d'où ressortait si +clairement la réalité du versement des cent mille francs, il ne se +démontait pas; il donnait à entendre que M. Pellapra avait abusé de +la crédulité du général et avait gardé pour lui l'argent. Il estimait +sans doute que l'accusé absent était le moins dangereux à charger, et +que sa fuite rendait plausibles les accusations portées contre lui.</p> + +<p>M. Pellapra était-il donc aussi hors d'état de se défendre que le +supposait M. Teste? Avant son départ, prévoyant que, pour échapper +à l'accusation d'escroquerie, il pourrait avoir intérêt à avouer et +à démontrer lui-même la réalité de la corruption, il avait remis à +sa femme un dossier dont elle devait user en cas de nécessité. Après +l'interrogatoire de M. Teste, madame Pellapra jugea le moment venu +de remplir le mandat que lui avait donné son mari. Le matin même +de la quatrième audience (12 juillet), elle adresse au chancelier +un certain nombre de pièces, toutes tendant à établir que les cent +mille francs ont été effectivement payés; les plus importantes +étaient des notes constatant diverses opérations financières de M. +Pellapra, entre autres un placement en bons du Trésor qui paraissait +bien destiné à solder l'engagement pris envers le ministre. À la +lecture de ces documents, si accablants qu'ils paraissent, M. Teste +ne faiblit pas. Il se débat contre l'accusation qui l'enveloppe et le +presse. Avec une étonnante présence d'esprit, il arguë de certaines +obscurités des notes financières, pour jeter du doute sur leur sens. +Acculé au bord de l'abîme, il se raidit, dans un suprême effort, pour +ne pas y tomber. Des témoins ont été cités, afin de donner quelques +éclaircissements sur les papiers qui viennent d'être communiqués à +la cour. C'est d'abord M. Roquebert, le notaire de M. Pellapra; +la considération dont il jouit augmente la valeur <span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span> de son +témoignage. Toutes les explications qu'il fournit sur les notes de +son client en font ressortir la portée accusatrice. Le procureur +général lui pose alors cette question: «M. Pellapra vous a-t-il +parlé des cent mille francs donnés à M. Teste?» Tous les regards +se tournent vers M. Roquebert: celui-ci garde le silence pendant +quelques instants; son angoisse est visible; des larmes remplissent +ses yeux; enfin, il se décide à répondre: «M. Pellapra m'a dit qu'il +avait donné cent mille francs à M. Teste.» L'émotion du témoin +est extrême; il fait effort pour retenir des sanglots qui bientôt +éclatent. M. Teste, naguère si prompt à discuter les témoignages, ne +trouve à adresser à M. Roquebert que cette question insignifiante: +«À quelle époque M. Pellapra vous a-t-il fait cette confidence?—En +1844», répond le témoin. M. Teste n'ajoute rien; il se sent vaincu. +Sa pâleur est affreuse; il s'essuie le front; ses traits, qui se +décomposent avec une effrayante progression, trahissent l'agonie de +son âme; en quelques instants, il vieillit de dix ans. Les assistants +considèrent ce drame avec une émotion poignante. L'écrasement devait +être plus complet encore. Commission rogatoire a été donnée à un +juge d'instruction pour vérifier au ministère des finances s'il n'a +pas été fait, aux dates indiquées par les notes de M. Pellapra, des +acquisitions de bons du Trésor, soit pour lui, soit pour le compte +de M. Teste. Avant la fin de l'audience, le président est en mesure +de communiquer à la cour le résultat de ces vérifications; elles +confirment toutes les indications de M. Pellapra; elles établissent +notamment que ce dernier a touché, le 12 septembre 1843, divers bons +montant à 94,000 francs, et que, ce même jour, M. Charles Teste, +député, fils du ministre, a versé au Trésor, contre un seul bon, la +somme de 95,000 francs. Le silence dans lequel est écoutée cette +lecture, et qui se prolonge quelque temps après qu'elle a été finie, +montre l'impression produite. M. Teste se borne à demander copie de +ce document, et il ajoute: «J'ai à m'informer de l'opération qui me +paraît être personnelle à mon fils.»</p> + +<p>Au sortir de l'audience, M. Teste est si affaissé qu'il lui faut +<span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span> être soutenu par deux personnes pour regagner la prison. Il +dîne cependant avec son fils et ses avocats. Les convives partis +et les portes fermées, il saisit de chaque main des pistolets de +poche, qui très probablement lui ont été apportés par son fils, et +il se tire simultanément deux coups, l'un dans la bouche, l'autre +au cœur: le premier ne part pas, parce que le renversement de +l'arme a fait tomber la capsule; l'autre ne produit qu'une contusion; +la balle, au lieu de pénétrer dans le corps, a roulé à terre. Les +gardiens accourent au bruit. M. Pasquier est prévenu. M. Teste se +laisse soigner sans témoigner d'une grande émotion, et, désirant un +livre, demande un roman d'Alexandre Dumas, <cite>Monte-Cristo</cite>. Certaines +personnes ont supposé que cette tentative de suicide n'avait été +qu'une comédie: ce n'était pas l'opinion du chancelier.</p> + +<p>Le lendemain, M. Teste écrivait au président de la cour des pairs: +«Les incidents de l'audience d'hier ne laissent plus de place à la +contradiction en ce qui me concerne, et je considère, à mon égard, le +débat comme consommé et clos définitivement. J'accepte d'avance tout +ce qui sera fait par la cour, en mon absence. Elle ne voudra sans +doute pas, pour obtenir une présence désormais inutile à l'action +de la justice et à la manifestation de la vérité, prescrire contre +moi des voies de contrainte personnelle, ni triompher par la force +d'une résistance désespérée.» Ce n'était pas le gémissement d'un +coupable qui se repent; c'était le découragement d'un joueur qui +reconnaît avoir perdu la partie. Jusqu'au bout, il apparaissait que +le sens moral manquait absolument à cet homme. La loi n'y faisant +pas obstacle, le procès se continua en l'absence de M. Teste. La +cinquième audience fut remplie par le réquisitoire du procureur +général et les plaidoiries des avocats. La délibération en chambre +du conseil, sur l'application des peines, ne dura pas moins de +quatre jours; des efforts furent tentés pour atténuer le châtiment +du général Cubières. M. Teste fut condamné à la dégradation civique, +94,000 francs d'amende et trois années d'emprisonnement; MM. Cubières +et Parmentier, à la dégradation civique et 10,000 francs <span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> +d'amende; les 94,000 francs déposés au Trésor furent confisqués au +profit des hospices. Quelques jours après, M. Pellapra se présentait +devant la cour et était condamné aux mêmes peines que MM. Cubières et +Parmentier<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56" title="Go to footnote 56"><span class="smaller">[56]</span></a>.</p> + +<h4>IX</h4> + +<p>Le public avait suivi avec une émotion chaque jour croissante les +péripéties de ce drame judiciaire. Le peuple n'était pas moins occupé +que les salons et les cercles politiques des révélations produites +devant la Chambre des pairs, et l'impression qu'il en ressentait +était loin d'être saine et rassurante. Rien n'était mieux fait +pour aider aux passions socialistes que tant de sophistes et de +tribuns travaillaient alors à répandre chez les ouvriers. Au cours +même du procès, un incident de rue permit d'entrevoir à quel point +étaient ainsi excités contre les riches le mépris et la colère des +pauvres. Le 5 juillet, le duc de Montpensier donnait à Vincennes, +pour l'inauguration du polygone d'artillerie, une fête brillante à +laquelle fut convié tout ce qu'il y avait alors à Paris de haute +société mondaine et officielle. Pendant une partie de la soirée, +défilèrent, à travers le quartier et le faubourg Saint-Antoine, +des équipages remplis de femmes en grande toilette et d'hommes en +uniformes brodés. De tels spectacles n'éveillent ordinairement que de +la curiosité dans les foules populaires. Cette fois, les ouvriers, +rangés en haie des deux côtés de la rue, avaient une figure sombre, +menaçante; ils accueillaient chaque voiture par des railleries, +des huées. «À bas les voleurs!» tel était le cri qui dominait. +D'autres ajoutaient: «Le peuple n'a pas de <span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> pain, pendant +que ces coquins-là s'amusent!» Plusieurs de ceux qui furent témoins +de cette scène en rapportèrent une impression de surprise inquiète. +Peu de jours après, M. Duvergier de Hauranne, se trouvant avec +M. Recurt, ancien président de la société des Droits de l'homme, +et qui connaissait bien le quartier Saint-Antoine où il exerçait +la médecine, lui demanda si le parti républicain avait été pour +quelque chose dans la manifestation faite contre les invités du duc +de Montpensier. «Pour rien du tout, répondit M. Recurt, et je vous +avoue que nous en avons été aussi effrayés que vous.» Puis, après +avoir insisté sur le caractère socialiste de cet incident: «Il y +a là, ajoutait-il, un travail, un danger auquel on ne songe pas +assez. Ce que je puis vous affirmer, c'est que la manifestation dont +vous me parlez est la plus grave que j'aie vue. Si nous l'avions +voulu, il nous était facile de la tourner en émeute, peut-être en +révolution<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57" title="Go to footnote 57"><span class="smaller">[57]</span></a>.»</p> + +<p>Les condamnations prononcées par la cour des pairs ne mirent pas fin +à l'émotion. Sans doute, à raisonner de sang-froid, le gouvernement, +par sa promptitude à saisir la justice, par la rigueur inflexible +avec laquelle avaient été conduite l'instruction et dirigés les +débats, venait de montrer qu'il n'avait rien de suspect à cacher, et +que personne ne ressentait plus que lui l'horreur de la corruption. +Aucune des investigations poursuivies pendant plusieurs semaines, des +pièces saisies, des dénonciations provoquées, aucun des témoignages +reçus n'avait fait entrevoir, dans l'administration française, en +dehors du ministre accusé, la plus petite trace de prévarication: +tous les fonctionnaires, sauf un, sortaient absolument intacts +de cette redoutable épreuve. Et même, à voir la pauvreté de M. +Teste, qui n'avait pas de quoi payer entièrement son amende, ne +devait-on pas conclure, ou bien qu'il n'avait pas cherché d'autres +occasions de faire argent de ses fonctions, ou que nos mœurs +et nos institutions avaient singulièrement entravé ses desseins +malhonnêtes? Un régime où la concussion <span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> n'avait pas pu être +plus lucrative n'était certes pas corrompu. D'ailleurs, l'émotion +ressentie, le scandale produit, ne suffisaient-ils pas à prouver +que la prévarication était alors un fait bien exceptionnel? Il est +des temps et des pays où le cas de M. Teste eût laissé les esprits +beaucoup plus calmes. En somme, tout montrait qu'il n'y avait pas +là autre chose qu'un crime individuel, un accident isolé. Mais +l'opposition s'inquiétait peu de raisonner juste et de juger avec +équité. Ayant entrepris d'établir que le gouvernement était corrompu +et corrupteur, elle n'avait pu, jusqu'à présent, mettre la main +sur aucune preuve sérieuse; elle était bien obligée de s'avouer +l'avortement ridicule et misérable des dénonciations de M. de +Girardin; dans de pareilles circonstances, un ministre solennellement +convaincu de prévarication, c'était une bonne fortune qu'elle +saisissait avec une sorte d'empressement et de joie cyniques. Elle +affecta de voir là le symptôme d'un état général et la justification +de toutes les accusations qu'elle n'avait pu prouver. «La France, +disait un de ses journaux, a maintenant des preuves incontestables de +cette dégradation morale si souvent signalée dans les hautes régions +du pouvoir<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58" title="Go to footnote 58"><span class="smaller">[58]</span></a>.»</p> + +<p>Ce langage ne trouvait malheureusement que trop d'échos. Divers +sentiments, de valeur différente, y aidaient: indignation sincère des +honnêtes gens, plaisir malsain que les petits ont à mal penser des +grands, facilité des esprits simples à accepter, sans y regarder de +près, certaines généralisations. Dès le lendemain de la condamnation, +un observateur que j'aime à citer à cause de son exactitude, écrivait +dans son journal intime: «Ce procès laisse dans les âmes un profond +sentiment d'angoisse et de tristesse;... on sent que la position du +pouvoir est ébranlée.» Il ajoutait, quelques jours plus tard: «Il est +impossible de le méconnaître: le procès a porté un coup très grave à +la considération du gouvernement. Au lieu d'y voir la preuve qu'en +France il y a une justice même pour les coupables de l'ordre le plus +élevé, et que les délits, punis <span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> avec tant de rigueur, ne +sont pas apparemment passés dans nos mœurs d'une manière absolue, +on en conclut que la corruption est universelle dans le monde +officiel, ceux qui viennent d'être condamnés ayant été seulement +plus malheureux ou plus maladroits que les autres. C'est ainsi qu'on +raisonne dans le peuple, toujours disposé à considérer les riches et +les puissants comme autant de pillards et d'oppresseurs; c'est ainsi +qu'en jugent les provinces, dont l'esprit jaloux et crédule accueille +si facilement tout ce qui tend à incriminer Paris et l'administration +centrale<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59" title="Go to footnote 59"><span class="smaller">[59]</span></a>.»</p> + +<p>M. Guizot était habitué à supporter les outrages des partis, à lutter +contre les préventions et les injustices de l'opinion. Mais, cette +fois, l'attaque prenait un tel caractère qu'il en était presque +découragé. Écrivant à M. le duc de Broglie, il ne pouvait retenir +ce gémissement: «J'ai grand besoin de repos, moralement encore plus +que physiquement. Ma lassitude est extrême de cette lutte continue +contre toutes les pauvretés et les bassesses humaines, tantôt pour +les combattre, tantôt pour les ménager<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60" title="Go to footnote 60"><span class="smaller">[60]</span></a>.» Toutefois, si las et si +dégoûté qu'il fût, il ne voulut pas laisser finir la session sans +s'expliquer sur ce cri de corruption qui retentissait partout. Il +le fit, le 2 août, à la tribune de la Chambre des pairs, pendant la +discussion du budget. Suivant son habitude, ce fut en s'élevant à +d'éloquentes généralités qu'il tenta d'avoir raison des attaques. Il +expliqua tout d'abord que s'il n'en avait pas parlé plus tôt, c'est +qu'il avait «confiance dans l'empire de la vérité», et qu'il était +convaincu que les accusations non fondées finissaient toujours par +«tomber d'elles-mêmes». Puis, après avoir rappelé que Washington, +lui aussi, avait été indignement <span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> calomnié, il ajoutait: «Tout +homme qui entre un peu avant dans la vie publique peut s'attendre +aux calomnies, aux outrages; mais aussi il peut s'attendre à l'oubli +des injures et des calomnies, s'il a réellement mérité l'estime de +ses concitoyens. De notre temps, je le répète, les honnêtes gens +peuvent être tranquilles; les malhonnêtes gens ne doivent jamais +l'être. Et s'il y a un lieu dans lequel on puisse prononcer une +telle parole, c'est dans cette enceinte. Comment! on parle de +corruption! On dit,—car c'est là le grief le plus exploité,—qu'il +n'y a de justice que contre les faibles, que contre les pauvres; +que les puissants et les riches échappent à l'action des lois! On +dit cela, et, si ces paroles entraient dans cette enceinte et la +traversaient, elles recevraient, à chaque pas, un démenti de tous +ces bancs!... Messieurs, on se fait, sur le pays aussi bien que sur +le gouvernement, les plus fausses idées. Il n'est pas vrai que le +pays soit corrompu. Le pays a traversé de grands désordres; il a vu +le règne de la force, et souvent de la force anarchique; il en est +résulté un certain affaiblissement, je le reconnais, des croyances +morales et des sentiments moraux; il y a moins de force, moins de +vigueur, et dans la réprobation et dans l'approbation morales. Mais +la pratique dans la vie commune du pays est honnête, plus honnête +qu'elle ne l'a peut-être jamais été. Le désir, le désir sincère de +la moralité dans la vie publique, comme dans la vie privée, est un +sentiment profond dans le pays tout entier. Pour mon compte, au +milieu de ce qui se passe depuis quelque temps, au milieu—il faut +bien appeler les choses par leur nom,—au milieu du dégoût amer que +j'en ai éprouvé, je me suis félicité de voir mon pays si susceptible, +si ombrageux, si méfiant. Ce sentiment rendra aux croyances, +aux principes de moralité, cette fermeté qui leur manque de nos +jours. Voulez-vous me permettre de vous dire comment nous pouvons +y contribuer d'une manière efficace? Nous croyons trop vite à la +corruption et nous l'oublions trop vite... Soyons moins soupçonneux +et plus sévères. Tenez pour certain que la moralité publique s'en +trouvera bien.» Noble et beau langage, mais où il est <span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> facile +de discerner un profond accent de tristesse. C'est que M. Guizot +ne se faisait pas grande illusion sur l'efficacité immédiate de sa +parole. «Je parlais, a-t-il dit lui-même plus tard, pour ma propre +satisfaction et mon propre honneur, plutôt que dans l'espoir de +dissiper les mauvaises impressions qui agitaient alors l'esprit +public<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61" title="Go to footnote 61"><span class="smaller">[61]</span></a>.»</p> + +<h4>X</h4> + +<p>Voilà donc ce qu'était devenue cette session qui avait semblé d'abord +promettre au ministère une destinée si facile et si brillante. +Quel changement depuis l'éclatant triomphe des élections de 1846 +et de la discussion de l'adresse au commencement de 1847! Jamais +on n'avait vu des vainqueurs perdre aussi rapidement le fruit de +leurs victoires. Une sorte de malchance avait accumulé, en quelques +mois, toutes sortes de maux: ébranlement de la majorité, dislocation +du cabinet, crise économique, perversion de l'esprit public par +la littérature révolutionnaire, enfin et surtout cette série de +scandales perfidement exploités. Tel était le contraste entre +les espérances du début et les tristesses de la fin, que tous en +étaient frappés. Les opposants n'étaient pas naturellement les moins +empressés à le mettre en lumière. Tandis que M. de Montalembert +montrait, avec une gravité douloureuse, la majorité, à l'origine +«si triomphante, tout à coup épuisée, dévorée par je ne sais quel +mal intérieur qui l'a jetée fatiguée, impuissante, au milieu de +toutes les misères de la plus petite politique qu'on ait jamais +vue<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62" title="Go to footnote 62"><span class="smaller">[62]</span></a>», M. Thiers s'écriait, avec une malice triomphante: «Si +quelque chose pouvait me réjouir, ce serait l'abaissement croissant +de ces ministres de la contre-révolution; ils sont comme un vaisseau +qui a une voie d'eau et <span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> qu'on voit s'enfoncer de minute +en minute<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63" title="Go to footnote 63"><span class="smaller">[63]</span></a>.» Les amis mêmes du cabinet ne cachaient pas leur +désappointement et leur inquiétude. Un député dévoué à M. Guizot, +l'un des «satisfaits», M. d'Haussonville, publiait un article où, +dénonçant le mal de la situation, il s'en prenait au ministère qui +n'avait pas su «gouverner la majorité<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64" title="Go to footnote 64"><span class="smaller">[64]</span></a>». Le chroniqueur politique +de la <cite>Revue des Deux Mondes</cite>, alors conservateur, constatait «qu'une +sorte de découragement semblait s'être emparé des intelligences, +qu'une inquiétude sourde agitait les imaginations»; et il ajoutait: +«Si nous avons la satisfaction de voir que l'ordre matériel n'a +pas reçu d'atteintes,... sommes-nous dans toutes les conditions +de cette sécurité morale qui n'est pas un des moindres besoins +de la société<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a><a href="#footnote65" title="Go to footnote 65"><span class="smaller">[65]</span></a>?» Il n'était pas jusqu'au <cite>Journal des Débats</cite> +qui n'en vînt à proclamer que «la session n'avait pas été bonne». +«Encore une semblable, disait-il, et non seulement le ministère, +mais le parti conservateur n'y résisterait pas.» Puis, après avoir +constaté que «le ministère s'était présenté, devant la Chambre, +sans idée arrêtée, sans projets bien mûris, soucieux seulement de +gagner du temps», et que «la majorité inexpérimentée, n'ayant reçu +de direction de personne, s'était livrée à ses fantaisies», il +insistait sur le mal fait par les récents scandales. «Depuis six +semaines, disait-il, le public n'a eu, pour aliment de sa curiosité, +que les débats d'un lamentable procès et ces questions personnelles +que fait toujours naître l'oisiveté politique. On ne lui a rebattu +les oreilles que d'accusations infamantes, de soupçons odieux; on +ne lui a donné que des scènes de police correctionnelle ou de cour +d'assises. L'opposition a profité de ces tristes circonstances; +elle n'a rien négligé pour jeter dans les âmes la tristesse et le +découragement, pour faire croire que notre gouvernement tout entier +n'était que désordre, que laisser-aller, que corruption; et, jusqu'à +un <span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> certain point, il faut le reconnaître, elle a réussi à +ébranler l'opinion<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66" title="Go to footnote 66"><span class="smaller">[66]</span></a>.» Cet aveu, fait par l'organe du ministère, +des fautes passées et du péril présent, eut un grand retentissement, +d'autant que la presse de gauche ne manqua pas d'y faire écho, en +l'interprétant comme un cri de détresse.</p> + +<p>Quand les amis du cabinet parlaient ainsi tout haut, devant le grand +public, que ne disaient-ils pas tout bas, dans leurs épanchements +intimes? M. de Viel-Castel écrivait dans ses notes journalières: +«La session qui vient de se terminer est assurément la plus triste +et la plus étrange qu'on ait vue depuis 1830. Sans donner aucune +force à l'opposition, sans surtout la mettre en mesure de s'emparer +de la direction des affaires, elle a constaté, dans la majorité +conservatrice, un état d'impuissance, d'atonie, de découragement, +qui ressemble au marasme, et elle a frappé le cabinet d'une +déconsidération telle que, même en l'absence d'adversaires capables +de le remplacer au pouvoir, on se demande s'il pourra le garder. +C'est un grand problème que de savoir comment il se relèvera de cet +abaissement<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67" title="Go to footnote 67"><span class="smaller">[67]</span></a>.» M. de Barante, après avoir observé l'état des +esprits dans son département, croyait devoir envoyer à M. Guizot ces +renseignements et ces avertissements: «Je n'ai pas à vous apprendre +que les conservateurs, ceux mêmes qui professent pour vous confiance +et admiration, sont sous une impression de tristesse et d'inquiétude +sans malveillance; les déclamations haineuses des journaux n'ont pas +beaucoup agi sur eux, mais il y a évidemment une réaction contre +ce soin des intérêts privés, ces complaisances et ces ménagements +pour les personnes, ces distributions de faveurs et d'emplois, et +surtout cette faiblesse pour les exigences des députés, qui ont +été plus ou moins nécessaires pour composer une majorité. Je ne +prends pas ces blâmes et ces vœux au pied de la lettre. Si on +se jetait passionnément dans une réforme puritaine, on n'irait pas +loin sans trébucher. Vous avez cependant à prendre un autre aspect, +non point avec jactance, mais tranquillement et <span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> de manière +que le public s'en aperçoive... Vous y songerez, malgré tant de +grandes affaires extérieures qui doivent vous occuper. Le moment est +critique, il exige une extrême prudence<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68" title="Go to footnote 68"><span class="smaller">[68]</span></a>.» Tout en donnant ces +utiles conseils à M. Guizot, M. de Barante n'était pas cependant +des esprits un peu courts qui attribuaient le mal de la situation +uniquement à certaines maladresses ou à quelques petits abus trop +facilement tolérés; il savait bien que ces maladresses et ces abus +n'étaient pas en rapport avec l'effet produit. «Nous pouvons, +écrivait-il à un de ses parents, nous tirer tant bien que mal des +embarras et des périls actuels. On les exagère beaucoup. Il y en a +qui sont accidentels et passagers. Mais ce qui est plus général, plus +profond, c'est l'état moral des sociétés européennes: tant d'amour +de la liberté, un tel fanatisme d'égalité, une si grande ardeur +d'intérêt privé, la haine ou le mépris de l'autorité; et tout cela, +sans aucun contrepoids de convictions religieuses ou d'habitudes +morales: voilà le mal que nous avons vu croître depuis soixante ans. +L'expérience des dix-huit dernières années est même plus remarquable. +Nous avons obtenu ce que nous voulions, ou plutôt ce que nous avions +cru vouloir; nous avons réussi à conserver l'ordre intérieur et la +paix; nous avons joui de la prospérité; et nous sommes en disposition +moins sensée, moins honnête, moins rassurante que le 30 juillet 1830. +Ce sont de tristes réflexions, de funestes conjectures pour l'avenir. +Pourtant tout est calme; chacun souhaite l'ordre et le repos; +l'esprit de conservation a une majorité évidente; mais les calculs +de l'intérêt ne sont pas une base solide; la moindre affection +désintéressée serait plus rassurante<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a><a href="#footnote69" title="Go to footnote 69"><span class="smaller">[69]</span></a>.» Ces réflexions d'un ami de +la monarchie de Juillet n'étaient malheureusement que trop fondées, +et elles méritent de servir de conclusion à la mélancolique histoire +de cette session. Dans le mal moral qu'il signale, est <span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span> la +seule explication suffisante de l'étonnant revirement qui s'était +produit en si peu de mois. En effet, quelque dangereux que fussent +par eux-mêmes les accidents qu'une étrange fatalité avait multipliés +pendant la première moitié de 1847, ils n'eussent pas été à ce point +malfaisants, s'ils fussent survenus dans un corps social à peu +près sain. La vérité est qu'en dépit de certaines apparences, ce +corps était gravement malade. Ce n'était pas impunément que, depuis +soixante ans, il avait subi la secousse de tant de révolutions.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> CHAPITRE II<br> +<span class="smcap">LA CAMPAGNE DES BANQUETS.</span><br> +<span class="smaller">(Juillet-décembre 1847.)</span></h3> + +<p class="resume"> + I. L'opposition veut provoquer dans le pays une agitation sur + la question de la réforme. Alliance des dynastiques et des + radicaux. On décide de lancer une pétition et d'organiser + un banquet.—II. Le banquet du Château-Rouge. Les discours. + Omission du toast au Roi.—III. Banquet de Mâcon offert à M. de + Lamartine, pour célébrer le succès des <cite>Girondins</cite>. Le cri de la + réforme paraît être sans écho dans le pays.—IV. Assassinat de + la duchesse de Praslin. Effet produit sur l'opinion. Suicide du + duc de Praslin. Rapport de M. Pasquier. Tristesse et inquiétude + générales. Pressentiments de révolution. M. Guizot président + du conseil.—V. Les banquets deviennent plus nombreux à partir + de la fin de septembre. Caractère factice de cette agitation. + Les radicaux prennent de plus en plus la tête du mouvement. + Manifestations socialistes. Certains opposants se tiennent + à l'écart. Attitude de M. Thiers.—VI. M. Ledru-Rollin au + banquet de Lille. M. Barrot obligé de se retirer. Les opposants + dynastiques continuent cependant leur campagne. Banquets + d'extrême gauche. Les dynastiques, maltraités par les radicaux + extrêmes, sont abandonnés par les radicaux parlementaires. Le + banquet de Rouen. Impossibilité de continuer la campagne. Elle + est interrompue par l'ouverture de la session. Conclusion.</p> + +<h4>I</h4> + +<p>L'intervalle entre les sessions était d'ordinaire, au moins pour la +politique intérieure, une époque de calme, de silence, une sorte de +morte-saison. Il n'en devait pas être ainsi dans la seconde moitié +de 1847. Bien au contraire, l'opposition prétendait employer les +loisirs que lui laissaient les vacances parlementaires, à provoquer, +par toute la France, une grande agitation en faveur de la «réforme». +Pour trouver l'idée première de cette campagne, il faut remonter +à près d'un an en arrière, au lendemain des élections générales +d'août 1846. Un des <span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span> adversaires du cabinet, rencontrant +alors un ami de M. Guizot, dans les couloirs de la Chambre, lui +avait dit: «Vous êtes les plus forts, c'est évident; votre compte +est exact, je l'ai vérifié. Ici, plus rien à faire, plus rien à dire +pour nous; nos paroles seraient perdues. Nous allons ouvrir les +fenêtres<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70" title="Go to footnote 70"><span class="smaller">[70]</span></a>.» À cette époque même, le hasard d'un voyage amenait +à Paris Richard Cobden, le grand agitateur anglais, le fondateur +de la «Ligue» qui venait, après une campagne de plusieurs années, +d'imposer aux pouvoirs publics d'outre-Manche l'abolition des lois +contre l'importation des céréales. Les députés de l'opposition +l'entourèrent aussitôt, non pour prêter l'oreille à ses prédications +libre-échangistes, mais pour se faire faire par lui une sorte de +cours d'«agitation». M. Cobden se prêta à leur enseigner comment +on soulevait l'opinion au moyen de pétitions, de souscriptions, de +réunions, de banquets<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71" title="Go to footnote 71"><span class="smaller">[71]</span></a>. Ces entretiens ne contribuèrent pas peu +à confirmer les opposants français dans leur dessein d'agir hors +de la Chambre: l'exemple de la «ligue» anglaise ne leur donnait +pas seulement confiance dans le succès; il les rassurait sur la +correction constitutionnelle d'une telle conduite; comment avoir +scrupule d'imiter ce qui était d'usage normal et fréquent sur +la terre classique du régime parlementaire? On ne songeait pas +à se demander si la France, avec son passé de révolutions et sa +monarchie encore mal assise, pouvait supporter tout ce que supportait +l'Angleterre. M. Cobden lui-même, en donnant les renseignements qui +lui étaient demandés, avait été loin d'approuver l'entreprise en vue +de laquelle on les lui demandait. Ayant appris, en effet, de ses +interlocuteurs, qu'il s'agissait seulement de réclamer l'adjonction +de deux cent mille électeurs, il se montra stupéfait qu'on recourût +à des moyens si extraordinaires, qu'on mît en branle une si grosse +machine, pour obtenir un si piètre résultat<a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a><a href="#footnote72" title="Go to footnote 72"><span class="smaller">[72]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span> Au premier moment, probablement à cause de la diversion +produite par les mariages espagnols, aucune suite ne fut donnée au +projet d'agitation<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a><a href="#footnote73" title="Go to footnote 73"><span class="smaller">[73]</span></a>. On ne s'occupa de le mettre à exécution +qu'après le rejet, par la Chambre, en mars et avril 1847, des +propositions de réforme électorale et parlementaire. La principale +objection faite par les ministres dans la discussion, objection +en effet assez fondée, avait été tirée de l'indifférence du pays. +On estima que, pour y avoir réponse, il fallait provoquer à tout +prix quelque émotion populaire. Par quel moyen? C'était le cas de +se rappeler les leçons de M. Cobden. La question fut l'objet de +plusieurs conférences entre les chefs de l'opposition. On y proposa +tout d'abord une pétition. Les députés ne pouvaient en prendre +l'initiative, puisqu'il s'agissait de faire croire à un mouvement +spontané de l'opinion. Ils se mirent alors en rapport avec un comité +que nous avons déjà vu à l'œuvre aux élections de 1846, le <em>Comité +central électoral de Paris</em>; celui-ci se montra disposé à donner +son concours. Une réunion eut lieu en mai, chez M. Odilon Barrot: +les députés y étaient représentés par MM. Duvergier de Hauranne et +de Malleville, du centre gauche; par MM. O. Barrot et de Beaumont, +de la <span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> gauche; par MM. Carnot et Garnier-Pagès, de l'extrême +gauche; le Comité central, par MM. Pagnerre, Recurt, Labélonye +et Biesta. Il fut décidé, séance tenante, que le Comité central +prendrait l'initiative de l'agitation réformiste, et, pour commencer, +M. Pagnerre reçut mission de rédiger le projet de pétition.</p> + +<p>Comme on le voit par le nom de ses délégués, le Comité central était +républicain. Cela n'avait pas empêché les représentants du centre +gauche et de la gauche dynastique de réclamer son concours. Depuis +longtemps, ils s'étaient habitués à l'idée d'une alliance avec le +parti radical. M. Duvergier de Hauranne l'avait professée hautement +dans sa brochure sur la <cite>Réforme électorale et parlementaire</cite><a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a><a href="#footnote74" title="Go to footnote 74"><span class="smaller">[74]</span></a>. +Quelques jours après, pour mettre sa théorie en pratique, il s'était +chargé de négocier, au nom de ses amis, une sorte de traité de paix +avec M. Marrast, rédacteur en chef du <cite>National</cite>; l'entrevue avait +eu lieu chez M. Edmond Adam; le plénipotentiaire du centre gauche y +avait obtenu du journaliste radical qu'il cessât ses attaques contre +M. Thiers, et qu'il appuyât dans une certaine mesure la campagne de +réforme. L'entente des députés avec le Comité central n'était que le +développement logique de l'accord ébauché, quelques mois auparavant, +entre M. Duvergier de Hauranne et M. Marrast.</p> + +<p>La rédaction du projet de pétition n'était pas sans difficulté: +<span class="pagenum"><a id="page82" name="page82"></a>(p. 82)</span> entre les radicaux qui poursuivaient ouvertement le suffrage +universel et les dynastiques qui s'en tenaient à une très légère +augmentation du nombre des électeurs, il y avait un abîme. M. +Pagnerre se tira d'affaire en ne sortant pas des thèses négatives sur +lesquelles seules une apparence d'accord était possible; il dénonça +très violemment les vices de la loi électorale et en demanda la +«réforme», sans indiquer aucunement ce qu'elle devrait être. Comme le +disait un commentateur, la pétition «laissait ainsi place à toutes +les adhésions et à toutes les espérances». Le projet fut approuvé +sans difficulté, dans une réunion tenue chez M. Odilon Barrot, vers +la fin de mai. Ce ne fut pas la seule décision prise. Le sentiment +général des meneurs était qu'une simple pétition ne suffirait pas à +remuer un pays qui, visiblement, s'intéressait peu à la réforme: il +fallait trouver un moyen d'agitation plus efficace. Après en avoir +discuté plusieurs, on s'arrêta à l'idée d'un banquet offert aux +députés par le Comité central et les électeurs de Paris. Qui avait eu +le premier cette idée? L'initiative en a été revendiquée tantôt pour +les députés, tantôt pour le Comité central<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a><a href="#footnote75" title="Go to footnote 75"><span class="smaller">[75]</span></a>. Peut-être y avait-on +pensé simultanément des deux côtés. D'ailleurs, il n'y avait pas là +d'invention vraiment nouvelle; le procédé était connu. Sans remonter +au banquet que l'association <em>Aide-toi, le ciel t'aidera</em>, avait +offert, en avril 1830, aux 221, n'avait-on pas vu déjà, en 1840, les +radicaux entreprendre une campagne de banquets réformistes<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76" title="Go to footnote 76"><span class="smaller">[76]</span></a>? Quoi +qu'il en soit, le principe du banquet fut admis par tous. La seule +inquiétude exprimée fut que l'indifférence du public n'exposât les +promoteurs à un insuccès un peu ridicule. Les questions d'exécution +furent renvoyées à une réunion ultérieure, celle <span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> du 8 juin, +où l'on appela les rédacteurs des journaux opposants. Il y fut décidé +que le banquet offert à tous les députés réformistes aurait lieu +dans les premiers jours de juillet, avant que la session fût close +et que les députés eussent quitté Paris. Pour écarter les risques +de désordre, il fut stipulé que les électeurs seraient seuls admis, +que la cotisation serait fixée au chiffre relativement élevé de dix +francs, et que les toasts seraient arrêtés à l'avance. Il était +convenu qu'en cas de succès, on provoquerait d'autres banquets dans +les départements, pendant les vacances parlementaires. Le Comité +central, qui s'emparait de plus en plus de l'autorité exécutive, +se chargea de propager la pétition et d'organiser le banquet. Ses +membres ne laissaient pas que de s'étonner de l'aveuglement avec +lequel les députés de l'opposition dynastique se livraient à eux. Un +jour, sortant avec MM. Carnot, Biesta, Labélonye et Garnier-Pagès, +d'une réunion chez M. Odilon Barrot, M. Pagnerre se demandait comment +ses propositions relatives au banquet avaient été si facilement +acceptées par les modérés: «Ces messieurs, disait-il, voient-ils +bien où cela peut les conduire? Pour moi, je confesse que je ne le +vois pas clairement; mais ce n'est pas à nous, radicaux, de nous en +effrayer<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77" title="Go to footnote 77"><span class="smaller">[77]</span></a>.»</p> + +<h4>II</h4> + +<p>Le public accueillit d'abord froidement le projet de banquet. +Vainement les journaux battaient-ils le rappel, vainement les députés +et les membres du Comité central allaient-ils faire de la propagande +sur place dans les divers quartiers, vainement mettait-on en branle +les comités d'arrondissement, les adhésions ne venaient que fort +lentement. «Nous étions assez embarrassés, a confessé plus tard +l'un des promoteurs, et, plus <span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> d'une fois, nous regrettâmes +d'avoir entrepris une œuvre aussi difficile.» Cependant, après +s'être démené pendant plusieurs semaines, on finit par recruter, +dans tout Paris, un nombre suffisant de convives et l'on s'occupa de +chercher un local: le choix s'arrêta sur le Château-Rouge, jardin +public où se donnaient des bals d'un caractère peu sévère. Le jour +fut fixé au 7 juillet, puis, par suite de certaines difficultés, +remis au 9. Les audiences du procès Teste-Cubières devaient commencer +le 8: les meneurs comptaient sur cette coïncidence pour échauffer +les esprits. Ils firent faire par le propriétaire du Château-Rouge +une déclaration à la préfecture de police: rien de plus; le banquet +étant donné dans un local privé, ils estimaient n'avoir pas besoin de +demander à l'administration l'autorisation exigée pour les réunions +publiques. Le gouvernement, bien que convaincu que la législation +lui donnait le droit d'empêcher de semblables réunions, ne voulut +pas user de rigueur. «Nous résolûmes, dit à ce propos M. Guizot +dans ses Mémoires, de laisser à la liberté de réunion son cours, et +d'attendre, pour combattre le mal, qu'il fût devenu assez évident et +assez pressant pour que le sentiment du public tranquille réclamât +l'action du pouvoir en faveur de l'ordre menacé.»</p> + +<p>Le 9 juillet au soir, douze cents convives, appartenant en général +aux opinions avancées, se trouvaient réunis au Château-Rouge. Sur +les cent cinquante-quatre députés, classés par leurs votes comme +réformistes, et auxquels des invitations avaient été adressées, +quatre-vingt-six étaient présents. L'ordre matériel ne fut pas +troublé. Le temps était beau. La musique jouait la <em>Marseillaise</em> et +autres «chants de la Révolution», dont la foule, massée aux abords +du jardin, répétait les strophes. Des toasts nombreux, arrêtés à +l'avance, furent portés soit par les députés, soit par les membres du +Comité central. Il semblait malaisé de tenir un langage qui répondît +à la fois aux sentiments des républicains et à ceux des dynastiques. +«Ce qu'il faut, avait dit un de ces derniers, c'est un discours +radical très modéré et un discours centre gauche très <span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span> vif.» +Ce programme fut à peu près rempli, surtout dans sa seconde partie. +Les républicains se bornèrent généralement à parler de la réforme: +toutefois, un de leurs orateurs, M. Marie, tint à bien marquer que +ses amis et lui n'abandonnaient rien de leurs convictions, et que +leurs vœux allaient au delà d'une simple modification de la +loi électorale. «Mais, ajoutait-il, à chaque jour son œuvre, +et, pour arriver sûrement au but, il ne faut pas trop se presser... +Nous nous associons à l'œuvre qui commence, au parti qui +la développera, bien assurés que, lorsqu'il s'agira d'achever la +conquête, nous trouverons, à notre tour, pour alliés, tous ceux à +qui nous nous allions nous-mêmes aujourd'hui.» Un autre républicain, +membre du Comité central, parla de 1792 et de 1793, «cette époque si +calomniée et qui, grâce au ciel, trouve tous les jours de nouveaux +et illustres défenseurs». Les députés de la gauche et du centre +gauche ne s'effarouchèrent pas de cette évocation jacobine; leur +seule préoccupation paraissait être de se montrer plus agressifs +que personne contre le gouvernement. M. Barrot proclama que la +révolution de Juillet était systématiquement faussée, trahie, depuis +dix-sept ans. «Y a-t-il aujourd'hui des incrédules? s'écriait-il. Les +scandales sont-il assez grands? Le désordre moral qui menace cette +société d'une dissolution entière ne se manifeste-t-il pas par des +désordres assez éclatants? Il n'y a que deux moyens de gouverner +les hommes: ou par les sentiments généreux, ou par les sentiments +égoïstes. Le gouvernement a fait son choix: il s'est adressé aux +cordes basses du cœur humain.» Après avoir longtemps continué sur +ce ton, il finissait par émettre le vœu que «la France refît, sous +le glorieux drapeau de la révolution de Juillet, ce qu'elle avait +manqué en 1830». À la véhémence déclamatoire de M. Odilon Barrot +succéda l'âpreté incisive de M. Duvergier de Hauranne. Celui-ci +rappelait les dernières heures de la Restauration, l'attentat +réactionnaire accompli par la royauté d'alors, l'union victorieuse +de tous les libéraux, dynastiques ou non, contre cette royauté, et +il trouvait là de grandes ressemblances avec la situation de <span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> +1847. «La Restauration, disait-il, pour arriver à son but, aimait à +prendre les grandes routes et à faire beaucoup de tapage. Le pouvoir +actuel, plus modeste, recherche les sentiers détournés et chemine +à petit bruit. En d'autres termes, ce que la Restauration voulait +faire par les menaces, par la force, le pouvoir actuel veut le faire +par la ruse et par la corruption. On ne brise plus les institutions, +on les fausse; on ne violente plus les consciences, on les achète. +Pensez-vous que cela vaille mieux? Je suis d'un avis tout contraire. +Pour la liberté, le danger est le même, si ce n'est plus grand, et la +moralité court risque d'y périr avec la liberté. Aussi, regardez-vous +comme de purs accidents tous ces désordres, tous ces scandales, qui +viennent chaque jour porter la tristesse et l'effroi dans l'âme +des honnêtes gens? Non, messieurs, tous ces désordres, tous ces +scandales ne sont pas des accidents, c'est la conséquence nécessaire, +inévitable, de la politique perverse qui nous régit, de cette +politique qui, trop faible pour asservir la France, s'efforce de la +corrompre.» L'orateur faisait amende honorable pour avoir soutenu, +pendant plusieurs années, un tel gouvernement; «mais, ajoutait-il, +soldat de la dernière heure, je ne serai pas le moins résolu; je veux +la réforme, parce que je ne veux, sous aucun titre et sous aucune +forme, le gouvernement personnel». MM. de Beaumont et de Malleville +ne furent pas plus modérés.</p> + +<p>Il y avait dans ce banquet quelque chose de plus grave encore que ce +qu'on y disait; c'était ce qu'on n'y disait pas. Entre tant de toasts +portés à la «souveraineté nationale», à la «révolution de 1830», à la +«réforme», aux «députés», au «Comité central», à la «ville de Paris», +à l'«amélioration du sort des classes laborieuses», etc., etc., on +cherchait vainement un toast au Roi. Ce toast n'eût pourtant pas été +omis dans cette Angleterre, des exemples de laquelle on prétendait +s'autoriser. Les dynastiques n'auraient-ils pas dû y tenir d'autant +plus que le parti républicain prenait une part considérable à la +manifestation? Cependant, ils <span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> ne l'avaient pas proposé au +moment de dresser la liste des toasts. Deux jours avant le banquet, +un député de Paris, M. Malgaigne, avait écrit au Comité pour demander +que cette omission fût réparée et en faire la condition de son +concours. Sous prétexte que tout était arrêté, on ne lui avait même +pas répondu.</p> + +<h4>III</h4> + +<p>La session parlementaire devait se prolonger encore pendant plusieurs +semaines; tant que les députés étaient ainsi retenus à Paris, il ne +pouvait être question de provoquer en province des manifestations +semblables à celle du Château-Rouge. Le banquet qui eut lieu à Mâcon, +le 18 juillet, ne se rattachait nullement à l'agitation réformiste: +offert à M. de Lamartine par ses compatriotes et électeurs, il avait +pour objet de célébrer le succès de l'<cite>Histoire des Girondins</cite>. La +cérémonie ne fut pas sans éclat. Au dire des comptes rendus amis, +les assistants étaient près de six mille, dont trois mille convives. +Au moment des toasts, un orage éclata, déchirant en partie la toile +de la tente et menaçant de faire écrouler la charpente. Ce fut au +bruit du tonnerre et du vent, à la lueur des éclairs, que M. de +Lamartine prit la parole. Un tel cadre plaisait à son imagination: +il se figurait être le Moïse de la révélation démocratique, au +milieu des foudres d'un nouveau Sinaï<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a><a href="#footnote78" title="Go to footnote 78"><span class="smaller">[78]</span></a>. Il parla longtemps, en +rhéteur magnifique, avec une étonnante richesse d'images, sans +serrer de près aucune idée. Fort occupé de soi, il se comparait à +Hérodote couronné aux jeux Olympiques, et présentait la publication +des <cite>Girondins</cite> comme le principal événement du jour. «Mon livre, +ajoutait-il <span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> en s'adressant à ses auditeurs, avait besoin +d'une conclusion; c'est vous qui la faites.» Que voulait-il dire par +là? En dépit de ses protestations contre toute pensée «factieuse», +ce qui ressortait de son discours, comme naguère de son histoire, +c'était l'exaltation de la révolution. Il dressait un réquisitoire +véhément contre toute la politique du règne, à laquelle il reprochait +d'avoir été la négation des principes de cette révolution. Dans +une autre partie de son discours, il faisait du malaise des +esprits une peinture qui ne répondait que trop au sentiment d'une +partie du public. «J'ai dit, il y a quelques années, à la tribune, +s'écriait-il, un mot qui a fait le tour du monde et qui m'a été +mille fois rapporté depuis par tous les échos de la presse; j'ai +dit un jour: La France s'ennuie! Je dis aujourd'hui: La France +s'attriste!... Qui de nous ne porte sa part de la tristesse générale? +Un malaise sourd couve dans le fond des esprits les plus sereins; +on s'entretient à voix basse, depuis quelque temps; chaque citoyen +aborde l'autre avec inquiétude; tout le monde a un nuage sur le +front. Prenez-y garde, c'est de ces nuages que sortent les éclairs +pour les hommes d'État, et quelquefois aussi les tempêtes. Oui, on se +dit tout bas: Les temps sont-ils sûrs? Cette paix est-elle la paix? +Cet ordre est-il l'ordre?» Il montrait ensuite le gouvernement devenu +une «grande industrie», «l'esprit de mercantilisme et de trafic +remontant des membres dans la tête», la «Régence de la bourgeoisie +aussi pleine d'agiotage, de concussion, de scandales, que la Régence +du Palais-Royal», la nation «affligée et humiliée» de «l'improbité +des pouvoirs publics», épouvantée par «les tragédies de la +corruption», et alors, d'un ton fatidique, à cette France qui avait +connu «les révolutions de la liberté et les contre-révolutions de la +gloire», il faisait entrevoir ce qu'il appelait d'un mot vraiment +meurtrier, «la révolution du mépris».</p> + +<p>Quel effet ne devaient pas avoir de telles paroles sur un public +encore tout ému des scandales du procès Teste! Quant à l'orateur, +il sortait de là peut-être plus échauffé encore que l'auditoire. +L'ivresse et le vertige qui l'avaient peu à peu <span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> gagné, tandis +qu'il écrivait les <cite>Girondins</cite>, s'en trouvaient accrus. L'orage au +milieu duquel il venait de parler et qu'il se flattait d'avoir dominé +par son éloquence, lui apparaissait comme le symbole de la tempête +révolutionnaire qui, dans sa pensée, devait servir de cadre à son +exaltation politique. Plus que jamais, il était prêt à se jeter, les +yeux fermés, dans l'inconnu. «Nous commençons une grande bataille, la +bataille de Dieu, lisons-nous dans une de ses lettres. On me l'écrit +de toutes parts et dans toutes les langues. Je suis l'horreur des uns +et l'amour des autres... Quant à moi, je ne recule pas. Je me dévoue +à Dieu et aux hommes pour Dieu. Il faut que quelques-uns se brûlent +la main; je serai ce <i>Mucius Scævola</i> de la raison humaine, s'il le +faut<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79" title="Go to footnote 79"><span class="smaller">[79]</span></a>.»</p> + +<p>Bien qu'étrangers à la réunion de Mâcon, les promoteurs de +l'agitation réformiste ne pouvaient qu'être heureux de son +retentissement et se sentaient ainsi confirmés dans leur projet +d'organiser des banquets en province. Aussi bien, à la fin de +juillet, avec la clôture des travaux de la Chambre des députés<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a><a href="#footnote80" title="Go to footnote 80"><span class="smaller">[80]</span></a>, +le moment paraissait venu de réaliser ce projet. Mais autre chose +était de rêver, à Paris, entre meneurs, d'une grande agitation; autre +chose, de trouver par toute la France des gens disposés à se mettre +en mouvement. Vainement le Comité central envoyait-il, le 1<sup>er</sup> +août, à tous ses correspondants, une circulaire où, après avoir +vanté le banquet du Château-Rouge, il les engageait à en organiser +de semblables dans leurs arrondissements, à peu près personne ne +parut, sur le premier moment, disposé à répondre à cet appel; le cri +de la réforme ne trouvait pas d'écho. Les ministres, rassurés par +cette indifférence, se flattaient que le pays était retombé dans le +calme plat qui était l'état ordinaire des vacances parlementaires. M. +Duchâtel écrivait à M. Dupin, le 15 août: «Il n'y a rien de <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> +nouveau; c'est le moment où tout dort<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81" title="Go to footnote 81"><span class="smaller">[81]</span></a>.» Trois jours ne s'étaient +pas écoulés que ce sommeil était tragiquement interrompu.</p> + +<h4>IV</h4> + +<p>Le 18 août, à quatre heures et demie du matin, dans un hôtel du +faubourg Saint-Honoré, les domestiques du duc de Choiseul-Praslin +sont réveillés par des secousses violentes imprimées aux sonnettes +qui communiquent avec l'appartement de la duchesse. Accourus +précipitamment, ils perçoivent à travers les portes fermées de cet +appartement comme le bruit d'une lutte. Quand, après plusieurs +tentatives infructueuses, ils parviennent à y pénétrer, ils trouvent, +étendu sur le parquet, vêtu d'une seule chemise, le cadavre de leur +maîtresse. Le désordre des meubles, les traces de sang partout +imprimées témoignent que la victime s'est débattue. La justice est +aussitôt avertie; dès ses premières constatations, il lui apparaît +avec évidence que le mari est l'auteur du meurtre.</p> + +<p>Descendant d'une race illustre, âgé de quarante-deux ans, le duc de +Choiseul-Praslin était chevalier d'honneur de la Reine et pair de +France; la duchesse, qui avait deux ans de moins, était la fille +unique du maréchal Sébastiani; elle avait apporté une fortune +considérable à son mari. L'union, contractée alors que les deux +époux étaient encore très jeunes, avait paru d'abord heureuse; neuf +enfants en étaient nés. La duchesse, très pieuse, intelligente, d'âme +élevée, de cœur tendre, de nature ardente, portait à son mari un +amour passionné, exigeant. Le duc, après y avoir répondu pendant +quelque temps, finit par s'en fatiguer. D'un tempérament vulgairement +libertin, il se mit à courtiser les caméristes et les gouvernantes. +Les plaintes jalouses de sa femme ne firent que <span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> l'aliéner +davantage. Jusqu'en 1841, cependant, rien qui différât beaucoup de +ce qui se passait dans plus d'un ménage. À cette époque, entra dans +la maison, comme gouvernante des enfants, une demoiselle Deluzy, +habile, dominatrice, intrigante, qui ne fut pas longue à s'emparer +complètement du cœur et de l'esprit du duc et de ses enfants. +La duchesse, absolument supplantée, tenue à l'écart, condamnée à +vivre en étrangère au milieu de sa propre famille, journellement +outragée dans ses affections et dans sa dignité, en était réduite +à exhaler sa douleur, soit dans des lettres qu'elle écrivait à son +mari pour tâcher de le ramener, soit dans des notes intimes que la +justice découvrit après sa mort. Le scandale devint tel, que le vieux +maréchal Sébastiani crut devoir intervenir. Devant la menace d'une +séparation, le duc, qui avait besoin de la fortune de sa femme, +consentit, en juillet 1847, à éloigner Mlle Deluzy; mais il ne rompit +pas pour cela avec elle. Une correspondance s'établit entre eux; il +allait la voir et lui menait ses filles. Quant à sa femme, il la +détestait d'autant plus qu'elle l'avait contraint à cette séparation. +«Jamais il ne me pardonnera, écrivait la duchesse sur son journal; +l'avenir m'effraye; je tremble en y songeant.» Se rendait-elle compte +que, dès ce moment, le misérable avait décidé de la tuer? Il tâtonna +pendant quelques semaines, ébaucha divers projets, et enfin, pendant +un voyage à Paris, consomma son crime, au sortir d'une visite faite à +Mlle Deluzy.</p> + +<p>La première mesure à prendre par les autorités judiciaires semblait +être de faire conduire en prison l'homme que tout désignait comme +l'assassin. Le procureur général, M. Delangle, se crut empêché de +prendre cette mesure, par l'article 29 de la Charte<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a><a href="#footnote82" title="Go to footnote 82"><span class="smaller">[82]</span></a>. À son avis, +un pair ne pouvait être emprisonné qu'en vertu d'un mandat délivré +par la Chambre haute. Or, cette Chambre n'était pas réunie: il +fallait, pour la convoquer et la saisir, une ordonnance royale, et +le Roi était à Eu; <span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> si vite qu'on procédât, ces formalités +exigeaient plusieurs jours. Devant de telles conséquences, le +chancelier, M. Pasquier, exprima tout de suite l'avis très net que +la magistrature devait, en attendant, décerner le mandat d'arrêt et +prendre toutes les décisions nécessaires pour assurer la répression. +«Tant que le droit exceptionnel n'est pas encore en mesure d'agir, +disait-il, le droit commun conserve son empire.» Il alla jusqu'à +offrir d'assumer seul toute la responsabilité et de signer le +mandat en sa qualité de président. Ce fut vainement. Le procureur +général s'obstina dans son scrupule constitutionnel, et, jugeant une +arrestation régulière impossible, il se borna à faire garder à vue le +meurtrier dans ses appartements.</p> + +<p>Aussitôt répandue dans le public, la nouvelle du crime y produisit +une émotion extraordinaire. En tout temps, elle eût fort troublé +les esprits; elle devait le faire plus encore au lendemain du +procès Teste. C'était un réveil et une aggravation de tous les +sentiments mauvais, dangereux, que ce procès avait fait naître +dans le peuple. «La foule, écrivait sur le moment même un témoin, +ne cesse de stationner devant l'hôtel où le crime a été commis. +Elle est très irritée, très disposée à craindre qu'on ne veuille +sauver l'assassin, parce qu'il est noble et riche. Elle tient de +détestables propos contre les classes élevées<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a><a href="#footnote83" title="Go to footnote 83"><span class="smaller">[83]</span></a>.» La décision prise +par le parquet de laisser l'accusé chez lui n'était pas faite pour +dissiper les soupçons. D'ailleurs, l'esprit de parti s'appliquait +à aviver et à exploiter cette émotion. Si jamais crime fut le +résultat d'une perversion tout individuelle où la politique n'avait +pas de part, c'était bien celui-là. Les feuilles de M. Thiers, le +<cite>Constitutionnel</cite> en tête, ne s'ingéniaient pas moins à trouver là +un argument contre ce qu'ils appelaient «la politique corruptrice du +ministère». Quant aux journaux démocratiques, ils saisissaient cette +occasion d'exciter la haine et la colère du peuple; ils affectaient +de voir dans MM. Teste et Cubières le type de <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> nos hommes +politiques, et dans le duc de Praslin celui de nos grands seigneurs. +Quelques-uns d'entre eux se livraient à de tels excès de langage et +dissimulaient si peu leurs conclusions factieuses, qu'ils étaient +saisis et que le jury les condamnait.</p> + +<p>Cependant le gouvernement hâtait, autant qu'il le pouvait, la +constitution de la Chambre des pairs en cour de justice. L'ordonnance +royale, signée à Eu le 19 août, parvenait le 20 au chancelier, qui +aussitôt ordonnait d'amener l'accusé dans la prison du Luxembourg: +telle était l'excitation de la foule, qu'on dut procéder de nuit à +cette translation. Mais ce n'était plus qu'un moribond qui était +ainsi remis à la garde de la cour des pairs. En effet, aussitôt +qu'il avait vu son crime découvert, le duc avait profité de ce +qu'on le laissait dans son appartement, pour avaler, à l'insu de +ses gardiens, le contenu d'une fiole d'arsenic; quand les premiers +effets de l'empoisonnement s'étaient fait sentir, on avait consenti +à appeler son propre médecin; celui-ci, croyant ou feignant de +croire à une attaque de choléra, avait usé d'une médication qui ne +pouvait arrêter les ravages du poison. Dans ces circonstances, le +chancelier ne voulut pas perdre une minute et procéda immédiatement +à l'interrogatoire. L'accusé, pressé par lui de faire un aveu qui +eût témoigné de quelque repentir, prit prétexte de sa faiblesse et +de ses souffrances pour refuser toute réponse. Vainement lui fit-on +observer qu'on ne lui demandait qu'un oui ou un non, et que le refus +de prononcer le non était déjà un aveu, rien ne put vaincre son +obstination taciturne. Trois jours de suite, M. Pasquier recommença +sans succès sa tentative. Le 24 août, averti par les médecins, +le chancelier fit venir un prêtre; le mourant allégua encore ses +souffrances pour refuser tout entretien. À cinq heures du soir, il +succombait.</p> + +<p>Cette mort décevait la curiosité cruelle et la passion envieuse de +ceux qui aspiraient à voir un grand seigneur monter sur l'échafaud; +ils en laissèrent échapper un cri de rage. Le <cite>National</cite>, avec cette +ironie vraiment féroce qui caractérisait presque tous ses articles +sur cette triste affaire, donna <span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span> à entendre que ce qui venait +de se passer était une comédie, concertée assez peu adroitement, pour +dérober autant que possible aux flétrissures de la justice celui +qu'il affectait toujours d'appeler «le pair de France, le chevalier +d'honneur». La <cite>Démocratie pacifique</cite> disait, de son côté: «De +malheureux affamés portent leur tête sur l'échafaud, à Buzançais, et +le duc et pair, le chevalier d'honneur, qui a massacré, pendant un +quart d'heure, la plus respectable femme qui était la sienne depuis +dix-huit ans, dont il avait eu onze enfants, en est quitte pour +avaler une petite fiole de poison.» Ainsi excité, le public en vint +même à douter de la réalité de la mort, et le bruit courut qu'on +avait fait évader le coupable. Le 25 août, pendant que se faisait +l'autopsie, une foule menaçante se pressait aux abords de la prison +et demandait à voir le corps; il fallut employer la force pour la +disperser. Ce soupçon devait persister pendant longtemps.</p> + +<p>Le trouble de l'opinion détermina le chancelier à un acte tout à fait +extraordinaire. Dans notre droit moderne, il n'y a plus de «procès à +la mémoire»; la mort du coupable le soustrait à la justice humaine +et met fin à toute accusation. Le chancelier crut nécessaire de se +placer au-dessus de ce principe. Dans la séance du 30 août, il fit +à la cour des pairs, réunie en chambre du conseil, un rapport où +étaient exposés tous les faits constatés par l'instruction; il y +proclamait la culpabilité de l'homme qui s'était «jugé et condamné +lui-même», et exprimait le regret que «la réparation n'eût pas +été aussi éclatante que l'attentat». «L'égalité devant la loi, +ajoutait-il, devait, dans une pareille affaire, être plus hautement +proclamée que jamais.» La cour ordonna la publication de ce rapport. +Elle poursuivait ainsi le pair indigne jusque dans sa tombe, pour +le flétrir, et, suivant l'expression de M. Pasquier lui-même, elle +«prononçait, après la mort de l'accusé, l'arrêt qui ne devait +régulièrement l'atteindre que vivant<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84" title="Go to footnote 84"><span class="smaller">[84]</span></a>». C'était une mesure +sans précédent,—le duc de Broglie <span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> la qualifiait même tout +bas de «monstrueuse»,—et, si elle avait été prise par un tribunal +ordinaire, la cour de cassation l'eût certainement annulée. La cour +des pairs et son président n'avaient pas cependant hésité, tant il +leur tenait à cœur de montrer au public que le privilège de la +pairie, loin d'assurer l'impunité au criminel, le soumettait au +contraire à une répression plus sévère.</p> + +<p>Cet acte cependant ne suffit pas à calmer les esprits. On ne saurait +se rendre compte, aujourd'hui, à quel point le crime du duc de +Praslin avait assombri l'imagination populaire. Chez beaucoup, même +en dehors de toute prévention de parti, il y avait comme le sentiment +d'une «société qui se détraque<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a><a href="#footnote85" title="Go to footnote 85"><span class="smaller">[85]</span></a>». Cette impression gagnait +jusqu'aux coins les plus reculés de la province. D'un petit village +de Normandie, M. de Tocqueville écrivait, le 27 août: «J'ai trouvé +ce pays-ci dans un bien redoutable état moral. L'effet produit par +le procès Cubières a été immense. L'horrible histoire aussi dont on +s'occupe depuis huit jours est de nature à jeter une terreur vague +et un malaise profond dans les âmes. Elle produit cet effet, je le +confesse, sur la mienne. Je n'ai jamais entendu parler d'un crime qui +m'ait fait faire un retour plus pénible sur l'homme en général et sur +l'humanité de mon temps. Quelle perturbation dans les consciences un +pareil acte annonce! Comme il fait voir toutes les ruines que les +révolutions successives ont produites<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86" title="Go to footnote 86"><span class="smaller">[86]</span></a>!» Plus loin encore, au fond +de l'Algérie, l'émotion n'était pas moins vive, et, de Miliana, le +colonel de Saint-Arnaud écrivait à son frère, le 1<sup>er</sup> septembre: +«Quel <span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> siècle et quelle crise! Quelle époque fatalement +marquée! Des ministres, des pairs, des généraux, des intendants, +la tête, l'élite de la société en accusation, et, pour combler la +mesure, l'aristocratie de France frappée au cœur par le poignard +d'un Choiseul-Praslin! Quel est le membre de cette société malade qui +n'est pas atteint d'une fièvre de dégoût<a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a><a href="#footnote87" title="Go to footnote 87"><span class="smaller">[87]</span></a>?»</p> + +<p>Ce n'est pas sur les marches du trône que l'angoisse était le moins +vive. Elle apparaît particulièrement douloureuse chez la duchesse +d'Orléans, qui n'était pas, il est vrai, sans prévention contre la +direction alors donnée à la politique. «Il y a, écrivait-elle, des +sujets amers, à l'ordre du jour, qui me font ouvrir les journaux en +rougissant. Je suis triste au fond de l'âme de ce malaise général +qui règne dans les esprits, de la désaffection, du discrédit qui +rejaillit sur les classes élevées, de ce dégoût qui gagne tout le +monde. Nous allions trop bien; on s'est engourdi, on a lâché la bride... +L'ébranlement moral se manifeste non par des secousses subites +ou des bouleversements, mais par la faiblesse qui gagne les chefs +et l'indifférence qui gagne le peuple. Il nous faut une réaction. +Pour réprimer le mal, il faut une main habile; pour le guérir, il +faudrait un cœur sympathique. Hélas! ma pensée ne rencontre qu'un +prince qui ait compris cette époque, dont l'âme délicate éprouvait +le contre-coup des souffrances morales du pays: non, il les devinait +plutôt! Il aurait su retremper son pays, lui imprimer un nouvel +élan... La France a besoin de lui; mais Dieu le lui a enlevé! Quel +sera notre avenir? C'est une pensée qui agite mes nuits et trouble +mes heures de solitude. Le mal est profond, parce qu'il atteint +les populations dans leur moralité. Est-il passager, ou est-ce le +symptôme de l'affaiblissement? Je ne saurais prononcer, mais je +demande à Dieu de répandre un souffle vivifiant sur notre vieille +terre de France<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a><a href="#footnote88" title="Go to footnote 88"><span class="smaller">[88]</span></a>.»</p> + +<p>L'inquiétude qui se manifestait ainsi partout n'était que trop +fondée. Dans les conditions où il est survenu, le crime <span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> +du duc de Praslin a été l'un des événements les plus funestes non +seulement à la monarchie, mais à la société<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89" title="Go to footnote 89"><span class="smaller">[89]</span></a>. S'en est-on rendu +compte sur le moment? Depuis la fin de la session, en dépit des +railleurs qui plaisantaient «les gens timides, ayant les oreilles +assez fines pour entendre de sourdes rumeurs dans les bas-fonds de +la société<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90" title="Go to footnote 90"><span class="smaller">[90]</span></a>», l'appréhension plus ou moins vague d'une révolution +possible et prochaine avait traversé certains esprits<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91" title="Go to footnote 91"><span class="smaller">[91]</span></a>. L'émoi +causé par le crime du duc de Praslin n'était pas fait pour dissiper +ces sombres pronostics. Quelques heures après l'assassinat, M. Molé +écrivait à M. de Barante: «Notre civilisation est bien malade, et +rien ne m'étonnerait moins qu'un bon cataclysme qui mettrait fin à +tout cela<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92" title="Go to footnote 92"><span class="smaller">[92]</span></a>.» M. de Tocqueville, plus enclin qu'un autre à ces +pressentiments, écrivait, le 25 août, à un Anglais de ses amis: «Vous +trouverez la France tranquille et assez prospère, mais cependant +inquiète. Les esprits y éprouvent, depuis quelque temps, un malaise +singulier; et, au milieu d'un calme plus grand que celui dont nous +avons joui depuis longtemps, l'idée de l'instabilité de l'état de +choses actuel se présente à beaucoup <span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> d'esprits<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93" title="Go to footnote 93"><span class="smaller">[93]</span></a>.» Il +ajoutait, dans une autre lettre, le 27 août: «Nous ne sommes pas +près peut-être d'une révolution; mais c'est assurément ainsi que les +révolutions se préparent<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94" title="Go to footnote 94"><span class="smaller">[94]</span></a>.» Et enfin, au mois de septembre: «Pour +la première fois, depuis la révolution de Juillet, je crains que +nous n'ayons encore quelques épreuves révolutionnaires à traverser. +J'avoue que je ne vois pas comment l'orage pourrait se former et nous +emporter; mais il se lèvera tôt ou tard, si quelque chose ne vient +pas ranimer les esprits et relever le ton des âmes<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a><a href="#footnote95" title="Go to footnote 95"><span class="smaller">[95]</span></a>.» Toutefois, +il ne conviendrait pas de prendre trop à la lettre ou de trop +généraliser ces explosions de pessimisme, habituelles aux époques +de malaise. Au fond, le public avait le sentiment qu'on traversait +une crise grave, que la monarchie en souffrait, que la société était +malade; il était disposé à voir les choses très en noir; mais il +n'avait nullement la prévision réfléchie et précise d'une révolution +prochaine. Les plus inquiets, y compris M. de Tocqueville, eussent +été bien surpris si on leur eût annoncé ce qui devait se passer +quelques mois plus tard.</p> + +<p>Au premier rang de ceux qui ne voyaient pas le danger d'une +catastrophe prochaine, il faut nommer les membres du cabinet; ils ne +semblaient même pas douter de leur avenir ministériel. Leur sécurité +et leur confiance étonnaient les conservateurs les plus résolus. «Le +ministère, écrivait le maréchal Bugeaud à la date du 3 septembre, +paraît vouloir braver une autre session: c'est du courage! Car la +situation est mauvaise; l'esprit public se pervertit chaque jour par +les déclamations de la presse, qui s'appuie sur des faits malheureux +dont la portée est terriblement exagérée par l'esprit de parti<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a><a href="#footnote96" title="Go to footnote 96"><span class="smaller">[96]</span></a>.» +Le duc de Broglie, étant venu passer quelques jours à Paris, au +commencement de septembre, mandait à son fils qu'il n'avait découvert +dans le gouvernement aucune trace de découragement. «Je ne parle pas +du Roi et de M. Guizot, disait-il, qui ne sont point sujets à cette +<span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> faiblesse et qui m'ont paru tout aussi décidés, tout aussi +confiants que jamais; mais j'ai trouvé à peu près la même disposition +dans Duchâtel, bien qu'il ait toujours quelques ressentiments de +fièvre, et le reste du ministère ne demande qu'à bien faire<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a><a href="#footnote97" title="Go to footnote 97"><span class="smaller">[97]</span></a>.» Le +cabinet choisit même ce moment pour effectuer, dans sa composition +intérieure, un changement qui indiquait tout le contraire d'une +disposition à capituler. On sait pour quelles raisons, lors de la +formation du ministère du 29 octobre 1840, on avait attribué au +maréchal Soult la présidence du conseil: un grand nom guerrier +avait paru utile pour faire accepter au pays les sacrifices imposés +par la politique de paix, et il avait été jugé nécessaire de tenir +compte des préventions que les vaincus de la coalition gardaient +encore si vives contre M. Guizot. Depuis lors, bien que le temps eût +peu à peu effacé les circonstances passagères qui avaient justifié +cette combinaison, M. Guizot n'avait pas demandé à devenir le chef +nominal du ministère dont il portait la responsabilité. Il y avait +là cependant, pour lui, autre chose que la privation d'un titre; il +en résultait, dans l'exercice même du gouvernement, une gêne que +les caprices, l'humeur et la susceptibilité du maréchal n'étaient +pas toujours faits pour diminuer. M. Guizot se résignait à cette +gêne. Il ne voulait probablement pas qu'on l'accusât d'augmenter +les difficultés du gouvernement, pour se donner une satisfaction de +vanité personnelle. Peut-être aussi se rappelait-il ce qu'il lui en +avait coûté, sous le ministère du 11 octobre, dans des circonstances, +il est vrai, différentes, pour n'avoir pas supporté patiemment +certains inconvénients de la présidence du maréchal. Il laissa ainsi +passer près de sept années. Ce ne fut pas par sa volonté que cette +situation changea; ce fut par la volonté du maréchal, qui, accablé +par l'âge, pressé par sa famille, annonça la résolution formelle de +se retirer<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a><a href="#footnote98" title="Go to footnote 98"><span class="smaller">[98]</span></a>. La place devenue ainsi vacante, M. Guizot n'avait +plus aucune raison de ne pas l'occuper; le désir du Roi et le +<span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> vœu unanime de ses collègues l'y appelaient; en face des +périls de l'heure présente, au lendemain d'une session où le cabinet +avait failli périr par défaut de cohésion, il paraissait utile d'y +fortifier le commandement intérieur. Une ordonnance du 19 septembre +1847 nomma donc M. Guizot président du conseil. L'un de ses premiers +actes fut de contresigner la décision conférant à son prédécesseur le +titre extraordinaire de maréchal général, qui n'avait été possédé, +avant lui, que par Turenne, Villars et Maurice de Saxe. M. Guizot, +en s'élevant si tard et après un si long exercice du pouvoir au +poste que M. Thiers avait déjà occupé deux fois, en 1836 et en 1840, +ne pouvait pas être accusé d'une prétention outrecuidante et d'une +ambition prématurée. L'opposition trouva cependant le moyen de crier +contre cette nomination; ce n'était pas sérieux; on pouvait discuter +s'il y avait lieu ou non de maintenir le ministère; mais du moment +qu'on le maintenait, il était naturel, logique, sincère de lui donner +pour président M. Guizot.</p> + +<h4>V</h4> + +<p>Durant ce temps, que devenait la campagne réformiste? L'émotion +causée par l'affaire Praslin, si exploitée qu'elle fût par les +agitateurs, ne parut pas tout d'abord donner plus d'activité aux +banquets. «Pendant les deux premiers mois, a écrit quelque temps +après l'un des meneurs, nous eûmes peu de succès, et c'est à peine +si, à grand renfort d'articles de journaux, nous parvînmes à +organiser deux ou trois banquets.» On essaya de mettre en mouvement +les conseils généraux. Huit ou neuf au plus émirent des vœux +en faveur de la réforme ou demandèrent des mesures contre la +corruption régnante<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99" title="Go to footnote 99"><span class="smaller">[99]</span></a>. Ce fut seulement vers la fin de septembre +que toutes <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> ces excitations commencèrent à avoir raison de +l'indifférence du public. À force de secouer des torches sur ce bois +vert, on était parvenu à l'enflammer. Une fois allumé, le feu se +propagea assez rapidement. Dans les derniers jours de septembre et +pendant le mois d'octobre, beaucoup de villes, grandes ou petites, +eurent leurs banquets, imités de celui du Château-Rouge.</p> + +<p>Ce n'était certes pas un mouvement spontané et profond. Le secrétaire +du Comité central, chargé de la correspondance, M. Élias Regnault, +a écrit après coup: «On ne saurait croire combien l'agitation des +banquets fut superficielle et factice; il faudrait, pour cela, +consulter les correspondances du Comité central; on y verrait quelles +difficultés présentait l'organisation des banquets de province<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a><a href="#footnote100" title="Go to footnote 100"><span class="smaller">[100]</span></a>.» +Le public de ces réunions se composait de deux éléments fort +différents: quelques hommes de parti, généralement d'opinions très +avancées; beaucoup de curieux qui voyaient là une distraction à la +monotonie de leur vie de province. Les toasts, les discours ne se +composaient que de banalités violentes. Pour être au ton, il fallait +accuser le gouvernement de «croupir dans la fainéante quiétude +d'un égoïsme repu» et de «noyer le sentiment public dans une mare +d'indignité et de corruption». Certains orateurs se transportaient +d'une ville à l'autre. «Ce qui attirait surtout aux banquets les +électeurs des campagnes, rapporte encore M. Élias Regnault, c'était +la présence annoncée d'un député de renom; et M. Odilon Barrot +remplissant alors les journaux de ses harangues, chaque ville le +demandait, l'exigeait à son tour; chaque correspondant écrivait au +Comité qu'il n'y avait pas à songer au banquet, si l'on n'envoyait +M. Odilon Barrot. Mais M. Barrot ne pouvait pas être partout à la +fois. Le Comité central offrait alors d'autres noms, accueillis +<span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> ou rejetés par le comité local, qui souvent les marchandait +au poids et à la qualité.» On ne pouvait, du reste, reprocher à M. +Odilon Barrot de se ménager: il figura dans plus de vingt banquets, +toujours convaincu de l'importance et de la solennité de son rôle, +inconscient du mal qu'il faisait. Son habit bleu et son pantalon gris +étaient bien connus du public de ces réunions; l'heure du discours +était-elle venue, il prenait des poses de tribun, croisait ses bras, +agitait sa tête et lançait avec véhémence des phrases toutes faites +sur la corruption du dedans et les humiliations du dehors, sur les +empiétements du pouvoir royal et la Sainte-Alliance des peuples<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a><a href="#footnote101" title="Go to footnote 101"><span class="smaller">[101]</span></a>.</p> + +<p>Au sein même de l'opposition, les esprits un peu délicats et sincères +avaient peu de goût pour cette parade. Un jeune républicain, M. +Lanfrey, écrivait alors à un de ses amis: «Je ne te cèlerai pas que +j'abhorre le genre banquet... De tous les charlatans et de tous +les déclamateurs, les charlatans et les déclamateurs démocratiques +sont, de beaucoup, les plus terribles. Je hais les factieux, ce qui +ne veut pas dire que je n'aime pas les grands révolutionnaires. +J'appelle factieux ces êtres sans dignité qui, sans avoir seulement +raisonné leurs convictions, font de l'opposition entre la poire et +le fromage, au milieu des fumées du vin, et qui n'injurient que +parce qu'ils peuvent injurier sans danger. Ils ont, en général, de +grosses faces réjouies qui jurent avec leurs sombres discours, et +sont les ennemis personnels de M. le maire, de M. le préfet ou de M. +le député qui ont refusé de pousser leurs fils. Voilà les gens qui +peuplent les banquets. Aussi le peuple est-il très sceptique à leur +endroit, et ce n'est pas sans ironie qu'il voit défiler la procession +de ces messieurs<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102" title="Go to footnote 102"><span class="smaller">[102]</span></a>.» Ce scepticisme n'eût-il pas été plus grand +encore, si l'on avait pu alors deviner que, parmi les plus animés +contre le «pouvoir personnel», parmi les plus ardents à se plaindre +<span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> de ne pas respirer assez librement sous le despotisme de +Louis-Philippe, se trouvaient plusieurs futurs fonctionnaires ou +même futurs ministres de Napoléon III; tel, pour n'en citer qu'un, +M. Abbatucci, député du Loiret et président de chambre à la cour +d'Orléans, qui s'écriait, au banquet de cette ville: «Eh quoi! après +soixante ans de luttes arrosées de tant de sang et de tant de larmes, +après deux révolutions glorieuses et sans égales dans les fastes du +monde, en serions-nous encore réduits à nous demander si la pratique +réelle, sincère, du gouvernement représentatif est possible?» Ce +même M. Abbatucci, quatre ans plus tard, au lendemain du 2 décembre, +acceptait le ministère de la justice.</p> + +<p>Plus les banquets se multipliaient, plus l'élément révolutionnaire +y prenait d'importance. Les dynastiques n'avaient pas prévu +cette conséquence, pourtant inévitable, de leur alliance avec +les radicaux. Ils avaient été probablement induits en erreur par +certains souvenirs. Quand il s'était agi de coalitions purement +parlementaires, les députés de l'extrême gauche, qui, dans la +Chambre, se savaient peu nombreux et sans crédit, avaient été le plus +souvent réduits à se mettre derrière l'opposition constitutionnelle, +et celle-ci avait pu croire qu'elle se servait d'eux plus qu'elle +ne les servait. Mais tout autre était la situation, du moment où +l'on sortait sur la place publique, où l'on provoquait une agitation +populaire; alors le premier rôle passait forcément aux vrais +agitateurs, c'est-à-dire aux radicaux; à leur tour de se sentir +sur leur terrain et de prendre la tête du mouvement. Un fait entre +plusieurs manifestait leur prépondérance: dans le plus grand nombre +des banquets, comme naguère au Château-Rouge, aucun toast n'était +porté au Roi; omission d'autant plus significative qu'elle était +soulignée par les polémiques de la presse. Lorsqu'on avait décidé +d'organiser des banquets en province, les dynastiques s'étaient +bornés à convenir plus ou moins explicitement avec les radicaux que +«cette question du toast resterait subordonnée aux circonstances +locales, et que la santé du Roi serait ou ne serait pas portée, +selon l'esprit <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> particulier de chaque localité<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103" title="Go to footnote 103"><span class="smaller">[103]</span></a>». Au +fond, d'ailleurs, l'exclusion de tout hommage à la couronne, si elle +était contraire aux principes de ces députés, était en harmonie avec +leurs passions du moment. N'étaient-ils pas alors en lutte directe +avec le Roi lui-même? «Il nous paraissait, a avoué l'un d'eux, qui +était pourtant nettement monarchiste, qu'il n'y avait ni sincérité ni +dignité à placer sous l'invocation du nom du Roi une manifestation +dirigée contre le gouvernement personnel.»</p> + +<p>Pendant que la monarchie était exclue des banquets, on laissait +le socialisme y prendre place plus ou moins ouvertement. À +entendre ceux qui développaient le toast presque partout porté «à +l'amélioration du sort des classes laborieuses», il semblait que +le mot «réforme» impliquât la réforme de la propriété et de toute +la société bourgeoise; aussi bien, n'était-ce pas la conséquence +logique de tant de déclamations sur la corruption de cette société? +Au banquet de Saint-Quentin, sous la présidence de M. Odilon Barrot, +M. Considérant portait un toast «à l'organisation progressive de la +fraternité dans l'humanité», et l'on sait ce qu'entendait par là le +principal apôtre du fouriérisme. Au banquet d'Orléans, un député +républicain, d'ordinaire plus modéré, M. Marie, faisait, entre les +vertus, les souffrances, l'infériorité politique des ouvriers, et les +richesses, l'égoïsme, la corruption, les privilèges de l'aristocratie +bourgeoise, des antithèses que M. Louis Blanc n'eût pas désavouées et +qui ressemblaient fort à un cri de guerre sociale.</p> + +<p>Si M. Odilon Barrot et ceux de ses amis qui s'étaient jetés avec lui, +tête baissée, dans cette campagne, ne paraissaient pas s'inquiéter +du tour de plus en plus révolutionnaire qu'elle prenait, il n'en +était pas de même de tous les membres de l'opposition dynastique. M. +Léon Faucher, qui avait participé d'abord à quelques banquets, se +retira en voyant ce qu'ils <span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> devenaient<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104" title="Go to footnote 104"><span class="smaller">[104]</span></a>. D'autres, tels +que MM. de Tocqueville, Billault, Dufaure, s'étaient abstenus dès le +premier jour<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105" title="Go to footnote 105"><span class="smaller">[105]</span></a>. Ce qui était survenu depuis les avait confirmés +dans leur abstention et leur défiance. M. Dufaure se crut même obligé +de manifester hautement son blâme; invité, en octobre, à présider le +banquet de Saintes, il refusa par lettre publique. «Lorsqu'au mois de +juin dernier, disait-il, le premier banquet réformiste a été préparé +à Paris, nous avons prévu, mes amis et moi, qu'il aurait un autre +caractère politique que celui que nous voulions lui donner; nous +avons refusé d'y assister; l'événement a justifié nos prévisions.» La +presse de gauche, fort irritée de cette lettre, riposta en reprochant +amèrement à M. Dufaure «ses susceptibilités», «son orgueil», «son +esprit faux et étroit». Faut-il croire qu'à cette époque, M. Dufaure, +dégoûté de la gauche, tendait à se rapprocher du cabinet? Ce qui est +certain, c'est que M. Guizot avait alors quelque velléité de créer ce +ministère de l'Algérie que M. Dufaure avait demandé dans le rapport +fait, en 1846, au nom de la commission des crédits, et qu'il songeait +à le lui offrir<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a><a href="#footnote106" title="Go to footnote 106"><span class="smaller">[106]</span></a>.</p> + +<p>Il ne faudrait pas croire cependant que tous les députés qui ne +prenaient pas part aux banquets, les désapprouvassent. Quelques-uns +ne s'abstenaient que pour ménager leur situation ou tenir compte de +certaines convenances. M. de Rémusat, par exemple, jugeait qu'ayant +été ministre du Roi, il ne pouvait prendre une part personnelle à +cette campagne, mais il «encourageait ceux qui, plus libres que +lui, s'y étaient engagés<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a><a href="#footnote107" title="Go to footnote 107"><span class="smaller">[107]</span></a>». C'était aussi un peu le cas de M. +Thiers. Au fond, sans doute, il n'augurait pas grand'chose de bon +de cette agitation, et il laissait volontiers à M. Odilon Barrot +la gloire de parader sur <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> les tréteaux des banquets<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108" title="Go to footnote 108"><span class="smaller">[108]</span></a>. +Mais il veillait bien à ce que, du moins à gauche, son abstention ne +fût pas interprétée comme un blâme; causait-il avec les agitateurs, +il déclarait être de cœur avec eux et leur donnait à entendre +que, s'il se tenait à l'écart, c'était pour leur laisser plus de +liberté. «Ma présence, leur disait-il sur un ton de confidence, +pourrait être une gêne pour les orateurs, sinon les discours de ces +derniers pourraient être une gêne pour moi.» On racontait ce propos +de M. Odilon Barrot: «M. Thiers ne figure pas comme convive dans nos +banquets, mais il en est le cuisinier.» Parmi ceux qui ne se mêlaient +pas à l'agitation réformiste, il faut aussi nommer M. de Lamartine. +Convié, à raison même du retentissement qu'avait eu la réunion de +Mâcon, à présider plusieurs banquets, il s'y refusa. «Le rôle de +courrier national ne me convient pas, écrivait-il à un de ses amis; +je voudrais m'en tenir à Mâcon.» Ce n'était, certes, de sa part, ni +timidité ni scrupule conservateur; c'était répugnance à prendre place +dans une campagne qu'il ne commandait pas.</p> + +<h4>VI</h4> + +<p>Les radicaux extrêmes, ceux que représentaient à la Chambre M. +Ledru-Rollin et dans la presse la <cite>Réforme</cite><a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109" title="Go to footnote 109"><span class="smaller">[109]</span></a>, ne s'étaient +pas jusqu'alors mêlés à la campagne des banquets; l'objet leur +en paraissait mesquin, les conditions suspectes. Ils n'avaient +pas manqué, fidèles en cela à la tradition jacobine, d'accuser de +trahison les républicains qui, sous prétexte de poursuivre une +réforme illusoire, consentaient à donner la main à des monarchistes. +Cependant, au bout de quelque <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> temps, ils se prirent à +regretter de n'avoir point de part à une agitation qui devenait si +révolutionnaire, et ils cherchèrent une occasion de sortir de leur +abstention. Un banquet était annoncé à Lille, sous la présidence +de M. Odilon Barrot, pour le 7 novembre 1847. Parmi les membres du +comité local était un journaliste de province, alors peu connu, +mais qui devait acquérir une sinistre notoriété lors de la Commune +de 1871; il s'appelait Charles Delescluze. Sur sa proposition, +une invitation fut adressée à MM. Ledru-Rollin et Flocon. Ceux-ci +l'acceptèrent; seulement, pour n'avoir pas l'air d'adhérer à ce +qu'ils avaient blâmé, ils firent annoncer avec fracas par la +<cite>Réforme</cite> que, s'ils se rendaient au banquet de Lille, c'était pour y +relever un drapeau que d'autres avaient abaissé.</p> + +<p>Si habitué que fût M. Odilon Barrot à tout supporter, il s'effaroucha +de l'adhésion de M. Ledru-Rollin et des commentaires de la <cite>Réforme</cite>. +On eût dit que cet incident lui révélait tout d'un coup des +périls auxquels jusqu'alors il n'avait pas songé. Comme le disait +plaisamment la <cite>Revue des Deux Mondes</cite>, «il se frotta les yeux et +s'aperçut que, depuis trois ou quatre mois, on le faisait dîner +avec la République». C'était un peu tard pour faire ses conditions: +il l'essaya cependant. Il n'alla pas jusqu'à exiger un toast au +Roi, mais il demanda qu'on ajoutât à celui qui devait être porté +«à la réforme électorale et parlementaire», ces mots: «comme moyen +d'assurer la pureté et la sincérité des institutions de Juillet». +Par cette phrase, sans oser nommer la monarchie, on en reconnaissait +implicitement l'existence. Le chef de la gauche était convaincu que +personne n'hésiterait à payer d'une si petite concession le grand +avantage de sa présence et de sa parole. Aussi fut-il fort surpris +et mortifié, quand les commissaires du banquet, toujours poussés +par M. Delescluze, lui répondirent par un refus. Il déclara que ses +amis et lui n'assisteraient pas au banquet. On se passa d'eux. M. +Ledru-Rollin, resté maître du terrain et devenu l'orateur principal +de la cérémonie, se livra, dans un toast «aux travailleurs», à +des déclamations aussi creuses que sonores sur les souffrances +du <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> peuple. Puis, s'élevant contre ceux qui, après avoir +découvert dans la société actuelle des «plaies honteuses», +n'offraient pour y remédier que des «demi-mesures», des «petits +moyens», il donna à entendre que seule une grande révolution pouvait +tout purifier. «Parfois aussi, s'écriait-il, les flaques d'eau du +Nil desséché, les détritus en dissolution sur ses rives apportent la +corruption et l'épidémie; mais que l'inondation arrive, le fleuve, +dans son cours impétueux, balayera puissamment toutes ces impuretés, +et, sur ses bords, resteront déposés des germes de fécondité et de +vie nouvelle.»</p> + +<p>La mésaventure de M. Barrot fut très remarquée. Tandis que les +promoteurs originaires de la campagne des banquets en étaient assez +penauds, les conservateurs se réjouissaient de voir ainsi justifiés +tous les avertissements qu'ils avaient donnés aux dynastiques. «Il +vous restait une dernière humiliation à subir, disait le <cite>Journal +des Débats</cite> à M. Odilon Barrot et à ses amis, celle d'être chassés +de vos propres banquets. Celle-là même ne vous a pas manqué... +Avoir fait tant de bruit des banquets réformistes, pour venir, +un jour, soi-même, dans un moment de repentir ou de peur, faire +éclater le secret de ces réunions dangereuses! Cela n'a pas besoin +de commentaires. M. Odilon Barrot est et sera toujours le même. La +scène de Lille s'est déjà répétée vingt fois dans sa vie. Il avance +jusqu'au bord de la sédition, et quand enfin il aperçoit l'abîme sous +ses pieds, alors, nous en convenons, il a du courage pour reculer, +incapable d'aller jusqu'au bout du mal qu'il voit, mais trop capable, +hélas! de ne voir le mal que lorsqu'il est fait... Cela n'empêche +pas qu'à la première occasion, M. Odilon Barrot recommencera. Aucune +expérience ne lui apprendra qu'il n'y a rien à faire, avec les partis +violents, que de la violence.»</p> + +<p>Le <cite>Journal des Débats</cite> ne se trompait pas: dans ce qui venait de +se passer, M. Odilon Barrot et ses amis ne virent aucune raison +d'interrompre ou de ralentir leur campagne. La passion les poussait, +et surtout leur amour-propre était engagé. <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> Pour eux, même +après l'échec que leur avait infligé M. Ledru-Rollin, l'ennemi à +combattre était toujours le gouvernement. Un moment du moins, on put +croire qu'ils se feraient désormais une loi d'exiger le toast au +Roi: quelques jours plus tard, dans le banquet d'Avesnes, présidé +par M. Barrot, la santé du «roi constitutionnel» était portée +avec quelque solennité; mais, peu après, on retrouvait le même M. +Barrot aux banquets de Valenciennes et de Béthune, où les radicaux +excluaient toute allusion à la monarchie; les toasts au Roi ou +seulement aux «institutions de Juillet» devinrent encore plus rares +qu'ils ne l'avaient été avant l'incident de Lille. En même temps, +les dynastiques laissaient tenir devant eux un langage ouvertement +révolutionnaire. À Béthune, en présence de M. Odilon Barrot, un +orateur, après avoir accusé le gouvernement d'avoir trahi ses +serments, s'écriait: «Le peuple n'a pas donné sa démission. Il peut +revenir sur la place publique et dire: «Je puis toujours porter la +main sur la couronne que je donne, la briser et en jeter encore les +débris aux flots de Cherbourg.» À Castres, sous la présidence de M. +de Malleville, député du centre gauche, vice-président de la Chambre, +ancien sous-secrétaire d'État pendant le ministère du 1<sup>er</sup> mars, un +toast absolument socialiste était porté à «l'organisation du travail».</p> + +<p>La faiblesse des dynastiques ne pouvait qu'enhardir les radicaux +extrêmes à pousser plus avant dans la voie où, dès le premier pas, +à Lille, ils avaient remporté un si complet succès. Dans la seconde +moitié de novembre et au cours du mois de décembre, ils organisent, +à Dijon, à Autun, à Chalon-sur-Saône, plusieurs banquets où ils +sont absolument les maîtres. Les orateurs de ces réunions sont MM. +Louis Blanc, Étienne Arago, Beaune et surtout M. Ledru-Rollin, qui +s'applique de plus en plus à prendre les allures d'un tribun et +qui se plaît à faire entrevoir, comme dans un nuage menaçant, la +révolution prochaine. «Une invisible volonté, dit-il, va semant +dans les hautes régions d'humiliantes catastrophes!... Messieurs, +quand les fruits sont pourris, ils n'attendent que le <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> +passage du vent pour se détacher de l'arbre.» Dans ces banquets, le +socialisme a sa place réservée à côté du jacobinisme; la formule +adoptée est: «Révolution politique comme moyen, révolution sociale +comme but.» Tout est à la glorification de 1793; on porte des toasts +à la Convention, à laquelle on ne reproche que d'avoir été trop +bourgeoise; on se proclame montagnard; on copie le langage et les +poses des hommes de la Terreur; on invoque les <cite>Droits de l'homme et +du citoyen</cite> tels que les a formulés Robespierre. En même temps, les +attaques ne sont pas ménagées aux hommes de la gauche dynastique; on +rappelle que M. Odilon Barrot a été «volontaire royal» en 1815; «il a +beau faire, ajoute-t-on, il n'arrêtera pas le char de la révolution; +il en sera écrasé.» M. Flocon, après avoir fait la critique des +doctrines parlementaires, s'écrie: «Est-ce là ce que vous voulez +aussi? Non, n'est-ce pas? Eh bien, donc, à vos tentes, Israël! +Chacun sous son drapeau! Chacun pour sa foi! La démocratie, avec ses +vingt-cinq millions de prolétaires qu'elle veut affranchir, qu'elle +salue du nom de citoyens, frères, égaux et libres! L'opposition +bâtarde, avec ses monopoles et son aristocratie du capital! Ils +parlent de réformes; ils parlent du vote au chef-lieu, du cens à cent +francs! Nous voulons, nous, les <cite>Droits de l'homme et du citoyen</cite>!»</p> + +<p>Ainsi maltraités par les radicaux extrêmes, les dynastiques +continuaient-ils du moins à être secondés par les radicaux +parlementaires avec lesquels ils avaient organisé et commencé la +campagne? Compter sur ces derniers eût été mal connaître ce que, +de tout temps, les girondins ont été en face des montagnards. +Les radicaux parlementaires furent beaucoup plus intimidés par +les violences de M. Ledru-Rollin et de ses amis, qu'ils ne s'en +montrèrent indignés. Ils se justifièrent humblement de leur alliance +momentanée avec les opposants constitutionnels, en donnant à entendre +qu'ils n'avaient eu d'autre but que de les entraîner et de les +compromettre; c'était la cause républicaine qu'ils se faisaient +honneur d'avoir servie par cette alliance. En même temps, comme +s'ils avaient <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> été gênés de se montrer de nouveau dans cette +compagnie suspecte, ils organisaient, en plusieurs endroits, des +banquets tout à eux, où nulle part n'était faite à la monarchie ni +aux monarchistes, et ils y redoublaient de violence révolutionnaire.</p> + +<p>Être abandonnés par les radicaux parlementaires après avoir été +repoussés par les radicaux révolutionnaires, c'était pour les meneurs +de l'opposition dynastique un gros mécompte. Si cette rupture se +confirmait, tout leur plan de campagne était ruiné, et ils se +trouvaient faire bien piteuse figure devant ce public auquel ils +s'étaient présentés à l'origine comme les chefs d'une redoutable +coalition. Ils résolurent donc de tenter un suprême effort pour +conjurer ce péril. Un dernier banquet était annoncé à Rouen, pour +le 25 décembre. Il fallait à tout prix que radicaux et dynastiques +s'y montrassent dans le même accord qu'au Château-Rouge, et que +l'opposition s'y replaçât sur un terrain à peu près constitutionnel. +Sous l'empire de cette préoccupation, MM. Odilon Barrot et Duvergier +de Hauranne se mirent en rapport avec le comité rouennais, présidé +par M. Senard et composé en majorité de républicains modérés. Ils +purent croire d'abord être arrivés à leurs fins. Après pourparlers, +il fut convenu: 1<sup>o</sup> qu'il n'y aurait pas de toast spécial au Roi; +2<sup>o</sup> qu'on unirait dans le même toast la souveraineté nationale et +les «institutions fondées en juillet 1830». Les dynastiques, suivant +leur habitude, s'étaient montrés peu exigeants. Quelques-uns de +leurs amis trouvèrent qu'ils ne l'avaient pas été assez; n'admettant +pas, après tout ce qui s'était passé, qu'on n'osât pas nommer +expressément le Roi, ils se retirèrent. D'un autre côté, les radicaux +extrêmes, mécontents qu'on mentionnât les «institutions de Juillet», +déclarèrent qu'ils ne prendraient pas part au banquet. MM. Barrot et +Duvergier de Hauranne s'inquiétaient peu de cette double retraite, +surtout de la seconde, s'ils demeuraient d'accord avec leurs premiers +alliés du Château-Rouge, les radicaux parlementaires. Or, cet accord +n'était-il pas assuré, puisque le comité avec lequel ils avaient +négocié et traité était précisément <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> de nuance républicaine? +Aussi, grand fut leur désappointement quand, à la dernière heure, M. +Garnier-Pagès fit demander la suppression du toast constitutionnel. +Sur la réponse faite par M. Senard, que tous les arrangements +pris étaient déjà connus du public et qu'il n'était plus temps +de les modifier, les radicaux parlementaires signifièrent qu'ils +s'abstiendraient. Vainement MM. Barrot et Duvergier de Hauranne, +très troublés de cette résolution, s'efforcèrent-ils de la faire +abandonner; vainement exposèrent-ils aux défectionnaires que leur +conduite rendait impossible la continuation de la campagne des +banquets, ils échouèrent complètement; MM. Garnier-Pagès et Pagnerre, +avec lesquels ils eurent une longue conférence, ne contestèrent pas +la justesse des arguments qu'on leur opposait; «mais, ajoutèrent-ils, +la <cite>Réforme</cite>, par ses attaques, nous a nui dans l'esprit de nos +amis, et nous craindrions, si nous allions à Rouen avec vous, que +M. Ledru-Rollin n'en profitât pour nous dérober une partie de +notre armée; il vaut mieux nous abstenir, afin de conserver notre +influence». Pour être privé de la présence des députés radicaux, le +banquet de Rouen n'en fut pas plus modéré. Les députés du centre +gauche et de la gauche dynastique y prononcèrent des discours +particulièrement âpres et violents. Ils semblaient s'être fait un +point d'honneur de montrer que leurs déboires du côté du parti +radical n'avaient en rien atténué ni découragé leur opposition contre +le gouvernement.</p> + +<p>On s'était flatté que le banquet de Rouen rétablirait l'union +entre les agitateurs: il avait au contraire manifesté avec éclat +l'impossibilité de cette union; loin d'avoir diminué les désaccords, +il les avait multipliés. La démonstration était décisive. La +coalition, sur l'existence de laquelle était fondé tout le plan +de l'opposition, se trouvait définitivement dissoute, et cette +dislocation mettait nécessairement fin à la campagne, telle que +l'avaient conçue ses promoteurs. Ceux-ci étaient les premiers à en +convenir, au moins tout bas. M. Odilon Barrot et ses amis se voyaient +réduits à l'alternative, ou de se laisser mettre hors du mouvement +qu'ils avaient suscité dans l'espérance <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> de le conduire, +ou de demeurer, devant le public, les témoins, les assistants, les +cautions d'une entreprise de renversement qui allait à l'encontre de +toutes leurs convictions. Avouer, en se retirant, qu'ils avaient été +dupes, ou, en continuant, accepter d'être complices, ils ne pouvaient +échapper à ce dilemme. Aussi furent-ils bien aises qu'à ce moment +même l'ouverture de la session, fixée au 28 décembre, leur fournît, +pour interrompre leurs manifestations extraparlementaires, une +explication qui ne fût pas l'aveu de leur impuissance.</p> + +<p>Du commencement de juillet à la fin de décembre 1847, la campagne +des banquets avait duré six mois; très languissante au début, elle +n'était devenue un peu active que depuis la fin de septembre. +Le nombre total des banquets avait été d'environ soixante-dix, +celui des convives d'à peu près dix-sept mille. Tout ce mouvement +n'avait pas été sans effet: à la longue, on était ainsi parvenu à +donner quelque retentissement à ce mot de «réforme» qui, au début, +laissait l'opinion si froide. Pour n'être pas le résultat naturel +et spontané des vœux et des besoins du peuple, l'agitation n'en +était pas moins réelle. Les conservateurs ne pouvaient plus en +nier l'existence. Le <cite>Journal des Débats</cite>, qui, lors des premiers +banquets de province, avait affecté de les ignorer, tant il les +jugeait insignifiants, qui, un peu plus tard, n'y avait trouvé +matière qu'à raillerie, avait été obligé, vers la fin de l'année, de +les prendre plus au sérieux, et il les dénonçait avec une émotion +qui trahissait quelque alarme. Quant aux ministres, ils en étaient +venus à se demander s'il n'aurait pas mieux valu user de leur droit +d'interdiction; plusieurs de leurs amis leur reprochaient de ne +l'avoir pas fait.</p> + +<p>À un certain point de vue, les promoteurs des banquets semblaient +donc être arrivés à leurs fins. Mais à quel prix? Pour remuer +l'opinion, nous les avons vus employer des procédés, nouer des +alliances, mettre en mouvement des idées d'une portée redoutable et +étrangement disproportionnée avec la réforme très limitée qu'ils +disaient poursuivre. Ils étaient allés répétant que la liberté, +la fortune, l'honneur, la probité <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> de la nation étaient +compromis, que tout était corruption dans le gouvernement et la +société régnante; ils avaient dirigé leurs attaques contre le Roi +lui-même, l'accusant d'avoir menti aux promesses de son avènement +et de chercher à établir son pouvoir personnel par une sorte de +coup d'État sournois; tout cela, ils ne l'avaient pas dit dans +l'enceinte plus ou moins fermée d'un parlement, devant un auditoire +relativement capable de discuter et de juger; ils l'avaient crié +en quelque sorte sur toutes les places publiques de France, devant +une foule prête, par sottise ou passion, à prendre à la lettre les +déclamations oratoires. S'étaient-ils imaginé que cette foule, une +fois convaincue de la vérité de telles accusations, en conclurait +uniquement à la convenance de faire quelques modestes additions à la +liste électorale? La logique populaire a de bien autres exigences. +Surtout en France, avec notre passé de révolutions successives, en +face d'un régime issu lui-même des journées de Juillet, il ne pouvait +y avoir à toutes ces accusations qu'une conclusion: c'était de jeter +bas un gouvernement si malfaisant et si malhonnête. Dans la mesure où +les agitateurs avaient action sur l'opinion, ils l'avaient poussée, +ou tout au moins préparée à une révolution. Aussi bien, dans les +banquets eux-mêmes, cette idée d'une révolution possible, désirable, +nécessaire, était-elle apparue de jour en jour plus menaçante, +plus audacieuse, et les radicaux avaient-ils fini par prendre +manifestement la tête du mouvement. Des monarchistes avaient ainsi +fourni à la république ce qui, dans l'état des institutions et des +mœurs, lui avait manqué jusqu'alors: une tribune et un auditoire.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> CHAPITRE III<br> +<span class="smcap">LA FRANCE ET L'ANGLETERRE<br> +EN ESPAGNE, EN GRÈCE, EN PORTUGAL ET SUR LA PLATA.</span><br> +<span class="smaller">(1847-1848)</span></h3> + +<p class="resume"> + I. Hostilité persistante de lord Palmerston. Le duc de + Broglie ambassadeur à Londres. Sa façon de traiter avec + lord Palmerston.—II. Attitude volontairement réservée du + gouvernement dans les affaires espagnoles. Intrigues de Bulwer + et scandales du palais de Madrid. Précautions prises par M. + Guizot contre un divorce de la Reine. Retour de Narvaez au + pouvoir. Échec de la diplomatie anglaise.—III. En Grèce, lord + Palmerston cherche à renverser Colettis. Difficultés qu'il lui + suscite. Le gouvernement français défend le ministre grec. + Habileté de Colettis. Sa mort. Attitude plus réservée de la + diplomatie française.—IV. La guerre civile en Portugal. Lord + Palmerston, après avoir repoussé la coopération de la France, + est obligé de l'accepter. À la Plata, le plénipotentiaire + anglais dénonce arbitrairement l'action commune avec la France. + Lord Palmerston, qui avait d'abord approuvé son agent, est + contraint de le désavouer.</p> + +<h4>I</h4> + +<p>On sait tout ce que, dans les derniers mois de 1846 et dans les +premiers de 1847, lord Palmerston avait tenté, soit à Madrid, soit +auprès des puissances continentales, pour se venger des mariages +espagnols<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a><a href="#footnote110" title="Go to footnote 110"><span class="smaller">[110]</span></a>. Partout il avait échoué. Allait-il enfin prendre son +parti des faits accomplis et renoncerait-il à continuer la guerre +diplomatique qu'il nous avait déclarée? Non, ses premiers insuccès +n'avaient fait qu'exaspérer son ressentiment, et, plus que jamais, +il était résolu à chercher toutes les occasions de faire du mal à +la France. Sans doute, parmi les hommes politiques d'Angleterre et +jusque <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> dans le sein du cabinet, il en était plusieurs que +cet acharnement fatiguait, inquiétait, et qui eussent volontiers vu +se produire une certaine détente. Mais que pesaient leurs velléités +conciliatrices devant la décision passionnée de lord Palmerston?</p> + +<p>Cette rancune persistante du secrétaire d'État rendait inefficaces +toutes les démarches faites du dehors pour amener un rapprochement +entre les deux cours. Le roi des Belges, cependant, ne se lassait pas +d'aller de l'une à l'autre, dans l'espoir de mettre fin à un conflit +qui l'alarmait de plus en plus, et pour l'Europe en général, et pour +la Belgique en particulier<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a><a href="#footnote111" title="Go to footnote 111"><span class="smaller">[111]</span></a>. Fort écouté de la reine Victoria, +sa nièce, non moins apprécié de Louis-Philippe, son beau-père<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112" title="Go to footnote 112"><span class="smaller">[112]</span></a>, +il était mieux placé que personne pour s'entremettre. Il l'essaya, +à deux reprises, en février 1847, puis en mai, mais ne parvint à +nous offrir qu'une transaction fondée sur le sacrifice des droits +éventuels de la duchesse de Montpensier à la couronne d'Espagne<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a><a href="#footnote113" title="Go to footnote 113"><span class="smaller">[113]</span></a>. +Le gouvernement français ne pouvait y consentir. Louis-Philippe le +fit comprendre amicalement à son gendre et insista pour qu'il ne le +compromît pas par des ouvertures sans chance d'aboutir: «Vous en avez +fait assez, lui écrivit-il le 2 mai, en vous efforçant de rectifier +les idées <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> aussi fausses qu'injustes qui ont amené la +cessation d'une intimité personnelle à laquelle j'attachais beaucoup +de prix et que je regrette vivement, mais sur laquelle je préfère +que mon fidèle ami ne dise plus rien que cela. Je crois que c'est le +<em>germanisme</em> qui domine à Windsor, et que l'intimité avec Berlin, qui +n'est peut-être pas celle pour laquelle la reine Victoria aurait eu +le plus de penchant, est celle qu'on aime mieux cultiver<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114" title="Go to footnote 114"><span class="smaller">[114]</span></a>.»</p> + +<p>Le gouvernement français savait donc à quoi s'en tenir sur +l'impossibilité de rétablir, pour le moment, l'entente cordiale. Il +ne voulut, néanmoins, rien négliger de ce qui pouvait limiter les +conséquences du différend. M. de Sainte-Aulaire, qui représentait +la France, outre-Manche, depuis 1841, fatigué par l'âge et aussi +quelque peu dégoûté des procédés du <i lang="en">Foreign office</i>, demandait +instamment à se retirer: Londres lui était devenu, disait-il, un +«véritable purgatoire». M. Guizot pria le duc de Broglie de prendre, +pour un temps, la succession de M. de Sainte-Aulaire; nul nom ne lui +paraissait mieux fait pour flatter l'opinion anglaise et en imposer à +lord Palmerston; on se rappelait d'ailleurs, à Paris, quel avait été +le succès d'une première mission du duc, en 1845, pour le règlement +du droit de visite. M. de Broglie accepta par patriotisme, non par +goût; il exposait ainsi ses motifs, dans une lettre à son fils: «Si +Palmerston n'a personne devant lui, il fera tout ce qui lui plaira; +si on lui fournit l'occasion de rappeler lord Normanby et de placer +la France et l'Angleterre dans la position où se trouvent, depuis +quatre ans, la France et la Russie, il la saisira avec empressement. +Il y a nécessité de lui tenir tête, de donner courage à ceux qui lui +tiennent tête, de lui enlever l'opinion qu'il a ameutée contre la +France et qui commence à nous revenir. C'est là ce qui m'a décidé. +La mission que je vais remplir pendant quelque temps est précisément +de même nature que celle que j'ai remplie il y a deux ans... Cette +fois, je fais encore un plus grand sacrifice, en entreprenant de +<span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> contenir un peu un méchant fou et de remettre en honneur +la bonne foi de notre gouvernement qui, à tort, à mon avis, mais +réellement, n'est pas sortie tout à fait intacte des transactions +espagnoles. Je tente quelque chose qui peut fort bien échouer et +qui, dans la plus grande chance de succès, ne rapportera pas grand +honneur. Mais, tout compte fait, j'y suis plus propre qu'aucun autre, +et, si je refuse, il faut laisser la barque à la grâce de Dieu<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115" title="Go to footnote 115"><span class="smaller">[115]</span></a>.»</p> + +<p>Arrivé à Londres, le 1<sup>er</sup> juillet 1847, le duc de Broglie fut +personnellement très bien reçu de la Reine, des ministres, de +la haute société politique. Peut-être même y avait-il dans ces +politesses quelque affectation et comme une arrière-pensée de séparer +l'ambassadeur de ceux qui l'envoyaient, et d'honorer d'autant plus la +probité politique du premier qu'on contestait celle des seconds; mais +le duc n'était pas homme à permettre que son bon renom fût tourné +en affront contre son gouvernement. La courtoisie dont on usait à +son égard ne l'empêchait pas de bien voir à quelles préventions il +se heurtait<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a><a href="#footnote116" title="Go to footnote 116"><span class="smaller">[116]</span></a>. Il savait notamment à quoi s'en tenir sur lord +Palmerston. M. Guizot lui écrivait de Paris: «Les Anglais sont comme +les pièces de Shakespeare, pleins de vrai et de faux, de droiture +et d'artifice, ayant beaucoup de grandes et bonnes impulsions et +beaucoup de petits calculs. Et, dans lord Palmerston, <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> le mal +l'emporte de beaucoup sur le bien. Mon impression est même que ce +qu'il a des bonnes qualités du caractère anglais ne lui sert guère +qu'à couvrir les mauvaises tendances de son propre caractère. Je vous +dis sans réserve toute ma méfiance de lui. Je le crois encore plus +avantageux et impertinent dans son âme et à part lui qu'il ne le +montre au dehors, quoiqu'il le montre pas mal.» Il ajoutait, quelque +temps après: «Palmerston est persévérant et astucieux; il a une idée +fixe; il la suivra toujours, en dessous, quand il ne pourra pas en +dessus<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a><a href="#footnote117" title="Go to footnote 117"><span class="smaller">[117]</span></a>.» Le ministre et l'ambassadeur s'entendaient parfaitement +sur la façon de traiter avec ce personnage si incommode. Dès le 16 +juillet, M. Guizot faisait remarquer au duc de Broglie que lord +Palmerston était «disposé à n'être bien que pour ceux qui, sensément +et convenablement, se faisaient craindre de lui<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a><a href="#footnote118" title="Go to footnote 118"><span class="smaller">[118]</span></a>». De son côté, +M. de Broglie écrivait au ministre: «Une manière de se conduire +ouverte, directe, résolue, est ce qui embarrasse le plus lord +Palmerston. À mon avis, on se trouve toujours bien d'aller droit à +lui, de le mettre en demeure de prendre le bon parti, et de prendre, +soi, acte de son refus. Nous avons pour nous, en toutes choses, la +raison, le bon droit, la bonne cause; il faut prendre tranquillement +nos avantages et lui laisser la politique sournoise et querelleuse, +cette politique de roquet qui grogne sans mordre et qui ruse sans +attraper<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a><a href="#footnote119" title="Go to footnote 119"><span class="smaller">[119]</span></a>.»</p> + +<p>L'ambassadeur usait en outre de son autorité personnelle pour +agir sur les autres membres du cabinet anglais, et pour tâcher de +les décider à retenir un peu leur collègue. Ainsi écrivait-il, un +jour, à M. Guizot, après une conversation avec lord Lansdowne: «Je +lui ai expliqué la politique de la France avec détail, et je l'ai +forcé, comme toujours, à y donner son entière approbation. Mais ces +approbations sont sans effet immédiat; ce n'est qu'à la longue +et en ne se lassant point qu'on peut en <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> attendre quelque +chose. Il faut changer les esprits autour de lord Palmerston<a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a><a href="#footnote120" title="Go to footnote 120"><span class="smaller">[120]</span></a>.» +Une autre fois, c'était le chef du cabinet, lord John Russell, +avec lequel le duc de Broglie avait une longue conversation sur +les questions pendantes, et auquel il se sentait en position +d'adresser l'avertissement suivant: «J'espère qu'aucun différend, +aucune difficulté ne s'élèvera entre nos deux gouvernements. Si +cela arrivait par malheur, il n'est pas d'efforts que je ne fisse +pour en prévenir les conséquences. Mais promettez-moi une chose: +c'est de veiller avec soin, comme chef du gouvernement de la Reine, +au langage qui serait tenu dans les premiers moments, si telle +conjecture venait à se présenter; c'est de ne rien dire, c'est de +ne rien laisser dire qui parût mettre le gouvernement français, la +nation française au défi de faire telle ou telle chose, de prendre +tel ou tel parti. Souvenez-vous de l'affaire Pritchard. À coup sûr, +jamais nos deux gouvernements, nos deux nations n'ont été plus +unis qu'à cette époque. L'affaire était minime en elle-même. Nous +avions tort jusqu'à un certain point, et il nous était d'autant +plus facile de le reconnaître que le gouverneur de Taïti avait +donné tort officiellement à son subordonné. Nous ne demandions pas +mieux que de terminer le différend, comme il s'est effectivement +terminé. Mais des paroles imprudemment prononcées dans le Parlement +ont failli rendre tout accommodement impossible; il ne s'en est +fallu que de quatre voix que le ministère français ne fût renversé, +et que son successeur ne fût obligé de refuser toute réparation, +ce qui aurait entraîné la guerre entre les deux pays. Dans la +situation actuelle des choses, tout serait bien autrement grave, +bien autrement périlleux et compromettant. Promettez-moi de veiller +à ce qu'il ne soit pas dit, le cas échéant, un mot qui nous rende +plus difficile, qui nous rende impossible de faire au bien de la +paix tous les sacrifices que comporteraient notre honneur et nos +intérêts essentiels<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a><a href="#footnote121" title="Go to footnote 121"><span class="smaller">[121]</span></a>.» La haute considération dont jouissait +notre ambassadeur ne <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> lui donnait pas seulement le moyen +de faire entendre d'utiles vérités aux hommes d'État anglais; elle +faisait de lui le confident, le conseiller et, dans une certaine +mesure, le <em lang="en">leader</em> des ambassadeurs étrangers accrédités à Londres. +«Tout le corps diplomatique, écrivait-il à son fils, non seulement +est bien pour moi, mais me considère comme un point central... On +se ferait difficilement l'idée du degré d'humeur et de malveillance +dont tous les gouvernements de l'Europe sont animés contre l'ennemi +commun<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a><a href="#footnote122" title="Go to footnote 122"><span class="smaller">[122]</span></a>.»</p> + +<p>Sans doute, comme on le verra bientôt, notre ambassadeur ne parvenait +pas, par ces divers moyens, à déjouer tous les mauvais desseins de +lord Palmerston. Du moins il faisait ainsi, à Londres, tout ce qui +était alors possible pour limiter le mal, pour gagner du temps. +L'ambition du gouvernement français n'allait pas au delà. Dès le +début de l'ambassade du duc de Broglie, le 8 juillet 1847, M. Guizot +lui écrivait: «Je crois parfaitement à tout ce que vous me dites dans +votre lettre du 5<a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a><a href="#footnote123" title="Go to footnote 123"><span class="smaller">[123]</span></a>. Le Roi en a été très frappé. Et cet état des +esprits en Angleterre durera assez longtemps, car il se fonde sur des +faits mal compris, mal appréciés, mais réels et que nous ne pouvons +ni ne devons changer. La politique anglaise a perdu en Espagne une +bataille qu'elle a eu tort de livrer; sensément et honnêtement, il +n'y avait pas lieu à bataille; mais enfin, la bataille a eu lieu. +Nous n'en pouvons effacer ni l'impression ni les résultats. Tant +qu'on croira, comme dit le <cite>Times,</cite> que nous travaillons avec passion +à nous créer partout une prépondérance exclusive et illégitime, la +situation actuelle durera. Personne n'est aussi propre que vous +à la contenir, à l'atténuer, à la combattre chaque jour, à faire +chaque jour pénétrer dans les esprits anglais un peu de vérité et +de confiance. Et puis, viendra peut-être en Europe quelque grand +événement, en Angleterre quelque grand revirement des partis et des +hommes, qui remettra les idées justes et les intérêts vrais à la +place de <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> toutes les susceptibilités, jalousies, vanités et +chimères nationales et individuelles. C'est à attendre ce moment et à +prévenir, en l'attendant, tout accident grave, que nous travaillons, +vous et moi. J'espère que nous y réussirons<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a><a href="#footnote124" title="Go to footnote 124"><span class="smaller">[124]</span></a>.»</p> + +<h4>II</h4> + +<p>Le gouvernement français devait tenir tête à lord Palmerston et +parer ses coups, sur les divers théâtres où les deux diplomaties +se trouvaient en contact. J'ai déjà eu l'occasion d'indiquer +quelle avait été, aussitôt après la célébration des deux mariages +de la reine Isabelle et de sa sœur, l'attitude très différente +prise, en Espagne, par les cabinets de Paris et de Londres<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a><a href="#footnote125" title="Go to footnote 125"><span class="smaller">[125]</span></a>. +Tandis que lord Palmerston, tout à sa soif de vengeance, poussait +son agent, sir Henri Bulwer, à se jeter plus passionnément que +jamais dans les intrigues des partis espagnols, notre gouvernement, +préoccupé de dissiper les soupçons éveillés par son récent succès, +se retirait ostensiblement de la lutte, faisait prendre un congé à +son ambassadeur, M. Bresson, et ne laissait à Madrid qu'un secrétaire +auquel instruction était donnée de ne pas se mêler aux affaires +intérieures de la Péninsule. M. Guizot expliqua lui-même ainsi, à la +tribune, les raisons de cette attitude: «On s'est servi de l'action +que nous avions exercée, des résultats que nous avions obtenus, pour +nous accuser d'esprit de domination, d'ingérence, de prépotence +en Espagne, pour exciter contre nous, à ce sujet, l'esprit de +nationalité, de fierté, de susceptibilité espagnole. Eh bien! quand +l'événement a été accompli, quand la conclusion a été obtenue, nous +avons pensé qu'il était bon que notre attitude, que notre conduite +donnât un démenti éclatant à de telles accusations. Nous avons +pensé <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> qu'il était d'une politique intelligente et prudente +que les passions excitées à cette occasion, les ressentiments, pour +appeler les choses par leur nom, eussent le temps et la facilité de +se calmer, de s'éteindre... Voilà les motifs de notre conduite, et +je les tiens, tous les jours, pour plus décisifs et meilleurs. Je +tiens qu'il est bon que le soupçon, légitime ou non, d'ingérence et +de prépotence se porte ailleurs. Que d'autres aient, à leur tour, à +en sentir l'embarras, le fardeau et les inconvénients... Nous avons +d'ailleurs dans l'intelligence et dans les sentiments du peuple +espagnol une entière confiance. Nous avons la confiance que, livré à +lui-même, sous l'empire d'institutions libres, le peuple espagnol, en +présence des faits, comprendra mieux, tous les jours, que l'intimité +avec la France est pour lui, aussi bien que pour nous, une bonne et +nationale politique<a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a><a href="#footnote126" title="Go to footnote 126"><span class="smaller">[126]</span></a>.»</p> + +<p>Cette tactique parut d'abord assez peu nous réussir. Sir Henri Bulwer +profita de ce que nous lui laissions le champ libre pour combattre +nos amis, pousser les siens et surtout brouiller les cartes. Le +ministère Isturiz, qui s'était compromis avec nous dans l'affaire des +mariages, se vit obligé de céder la place à un ministère Sotomayor, +encore <i>moderado</i>, mais en réaction contre l'influence française et +en coquetterie avec les progressistes. Il y avait quelque chose de +plus fâcheux encore: l'un des deux mariages que nous avions faits +tournait fort mal. La jeune reine laissait éclater son antipathie +contre le mari que la politique lui avait imposé, et témoignait à un +certain général Serrano, d'opinion progressiste et ouvertement engagé +dans la politique anglaise, une faveur dont elle ne se mettait pas +en peine de voiler le caractère. Le roi François d'Assise, blessé +de l'affront qui lui était fait, embarrassé de son rôle et de sa +personne, n'avait pas ce qu'il fallait pour ramener sa femme et ne +se montrait nullement disposé à lui pardonner. Le scandale devint +tel qu'en mars 1847, le ministère enjoignit au général Serrano +d'aller prendre un commandement en <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> Navarre, et, sur son +refus d'obéir, fit ouvrir contre lui une instruction par le Sénat. +La Reine répondit en mettant brusquement à la porte, le 28 mars, les +ministres assez osés pour s'attaquer à son favori, et les remplaça +par un cabinet composé principalement des amis personnels de ce +dernier; l'un des plus remuants parmi les nouveaux ministres était +M. Salamanca, spéculateur peu considéré et âme damnée de sir Henri +Bulwer. Bien que Serrano fût demeuré hors du ministère, son pouvoir +était connu de tous, et l'on avait trouvé un euphémisme pour le +désigner; on l'appelait «l'influence».</p> + +<p>À la nouvelle du coup fait par la Reine, Palmerston ne put retenir +un cri de joie et de triomphe. «Bravo, Isabelle!» écrivait-il à lord +Normanby<a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a><a href="#footnote127" title="Go to footnote 127"><span class="smaller">[127]</span></a>. En même temps, il pressait Bulwer de lier partie plus +étroite encore avec le favori. L'attachement de la Reine n'éveillait +chez lui aucun scrupule; il y voyait une bonne fortune dont il +fallait profiter pour amener un divorce<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a><a href="#footnote128" title="Go to footnote 128"><span class="smaller">[128]</span></a>. Ainsi aidée par la +diplomatie anglaise, la rupture des royaux époux devint de plus en +plus profonde. Le Roi avait quitté le palais et s'était retiré au +Pardo, près Madrid, se refusant à toute rencontre avec la Reine. +Celle-ci, dans l'emportement de son caprice, en venait à répéter +à ses ministres et même à certains membres du clergé ce mot de +«divorce» que lui avait soufflé Bulwer<a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a><a href="#footnote129" title="Go to footnote 129"><span class="smaller">[129]</span></a>. Mais, si les ministres +avaient l'air d'entrer plus ou moins dans son idée, si quelques-uns +même, comme Salamanca, l'y encourageaient, les membres du clergé +lui répondaient par un <i>non possumus</i> absolu. C'était l'illusion de +protestants comme Palmerston et Bulwer de croire qu'un divorce était +chose possible dans un pays aussi catholique que l'Espagne. Leur +passion les aveuglait. Chaque jour, ils s'enfonçaient <span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> plus +avant dans leurs très vilaines intrigues. Désespérant de trouver +assez d'audace chez les ministres espagnols, ils travaillaient à les +remplacer par de purs progressistes: dans ce dessein, ils avaient +fait rappeler d'exil Espartero. Bulwer finit par trouver Serrano +lui-même trop timide et trop mou, et il poussa à sa place, auprès +de la Reine, un nouveau favori, colonel de la garde d'Espartero. De +Londres, Palmerston excitait son agent, et les journaux inspirés +par le <i lang="en">Foreign office</i> faisaient ouvertement campagne pour le +divorce de la Reine, et demandaient qu'en même temps la duchesse +de Montpensier fût déchue de ses droits successoraux<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a><a href="#footnote130" title="Go to footnote 130"><span class="smaller">[130]</span></a>. Il est +vrai qu'en Angleterre, tout le monde n'était pas également flatté +de se trouver ainsi complice des scandales du palais de Madrid. Les +journaux tories n'étaient pas les seuls à blâmer Bulwer. Au sein même +du cabinet britannique, la conduite de lord Palmerston était loin +d'être universellement approuvée: lord John Russell laissait voir par +moments sa tristesse et son embarras<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a><a href="#footnote131" title="Go to footnote 131"><span class="smaller">[131]</span></a>.</p> + +<p>Le gouvernement français ne pouvait qu'être très désagréablement +affecté de ce qui se passait en Espagne, d'autant que l'opposition ne +manquait pas d'en tirer argument et de lui demander ironiquement si +tel était le bénéfice des fameux mariages. Toutefois, il ne trouvait +pas là une raison de sortir de sa réserve. Non qu'il ne fût sollicité +d'opposer intrigues à intrigues, complots à complots. Certains +«moderados», irrités de la conduite de la Reine, l'eussent volontiers +poussée à une abdication dont elle-même parlait assez souvent, afin +<span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> de la remplacer par la duchesse de Montpensier. La reine +mère Christine, mécontente qu'on l'empêchât de retourner en Espagne, +entrait plus ou moins dans ce projet. M. Guizot y mit fermement le +holà. «On ne nous forcera pas la main, écrivait-il au duc de Broglie. +Bien loin d'accepter l'abdication de la Reine, nous protesterons +contre. Nous garderons ici le duc et la duchesse de Montpensier. Le +jour où leurs droits s'ouvriraient naturellement, nous verrions. +D'ici là, nous ne serons point à la merci de fantaisies folles +ou d'intrigues coupables. Je crois qu'à Madrid et à la rue de +Courcelles<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a><a href="#footnote132" title="Go to footnote 132"><span class="smaller">[132]</span></a>, on croit assez que nous ferons comme nous disons, +et cela contient beaucoup. Cela contiendra-t-il assez? Je l'espère, +et je compte beaucoup sur le défaut de suite et de vraie hardiesse +de tout ce monde-là. Ils rêvent et complotent tous, et ne font +rien<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a><a href="#footnote133" title="Go to footnote 133"><span class="smaller">[133]</span></a>.»</p> + +<p>Toutefois, la réserve du gouvernement français n'était ni de +l'indifférence ni de l'inertie. Très attentif aux événements, il +se tenait prêt à intervenir dans certaines éventualités. Dès le +mois d'avril 1847, M. Guizot écrivait à l'un de ses ambassadeurs: +«Que les Espagnols fassent ou défassent leurs affaires comme ils +l'entendent. Nous disons cela très haut, et nous le pratiquons. +Mais si quelque grande question française se trouvait engagée dans +les affaires espagnoles, nous reprendrions la position active, et +nous la reprendrions d'autant mieux que nous aurions quelque temps +détendu la corde.» Quelques mois plus tard, dans une autre lettre, +notre ministre annonçait que, le cas échéant, il serait «aussi décidé +et aussi efficace pour maintenir les conséquences du mariage, qu'il +l'avait été pour le conclure<a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a><a href="#footnote134" title="Go to footnote 134"><span class="smaller">[134]</span></a>».</p> + +<p>Le cabinet de Paris tenait à ce que le gouvernement britannique +ne se fît sur ce point aucune illusion. Le duc de Broglie saisit +l'occasion d'une conversation avec le premier ministre, <span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> +lord John Russell, pour lui donner, avec toutes les assurances qui +pouvaient dissiper ses préventions, des avertissements qui le missent +en garde contre certains entraînements. «Il n'y a qu'une chose +qui nous importe, à Madrid, lui dit-il, c'est que le fond même de +l'établissement actuel en Espagne subsiste. Du reste, que ce soit +Pierre ou Paul qui soit ministre, cela nous fait peu de chose. Nous +ne mettons pas de vanité à paraître gouverner l'Espagne et à répondre +de ce qui s'y fait; et effectivement, il n'y a pas beaucoup de vanité +à en tirer... Que désirez-vous? Vous désirez que la reine d'Espagne +vive, qu'elle règne, que les droits éventuels de la duchesse de +Montpensier soient indéfiniment ajournés? Eh bien, je vous affirme, +et croyez que je sais ce que je dis en parlant ainsi, qu'il n'entre +pas dans notre pensée d'avancer d'un seul jour, d'une heure, +l'ouverture des droits éventuels de la duchesse de Montpensier... +Rien n'est si aisé, pour la légation d'Angleterre, que de renverser +un ministère <i>moderado</i>. En voilà trois qui tombent, coup sur coup, +depuis un an. Rien ne serait si aisé à la légation de France que de +renverser un ministère progressiste, si elle se mettait à l'œuvre. +Mais à quoi cela peut-il servir, sinon à faire les affaires de +nos ennemis, aux dépens des nôtres, et quel est le meilleur moyen +de rendre le trône d'Espagne vacant que de rendre à la Reine tout +gouvernement impossible!... Sur la question du divorce, j'ai deux +choses à vous dire: la première, c'est que toute idée de divorce est +un rêve et une folie. Si la reine d'Espagne veut divorcer, elle n'a +qu'un parti à prendre, c'est de faire comme Henri VIII, de se faire +protestante et de faire son royaume protestant. Aucun pape, aucun +prêtre catholique,—non excommunié,—n'admettra un seul instant +l'idée d'un divorce, et, pour que le mariage fût déclaré nul <i>ab +initio</i>, il faudrait qu'il eût été contracté en violation des lois +de l'Église, ce qui n'est pas. L'empereur Napoléon, dans toute sa +puissance, n'a pu obtenir de Pie VII, qui l'avait sacré, l'annulation +du mariage de son frère Jérôme, qui cependant avait épousé une +protestante. Ma seconde observation est plus grave... Il importe +essentiellement que l'Angleterre se <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> tienne pour satisfaite +de l'ordre de choses établi en Espagne; dans le cas contraire, je +prévois tout, et je ne réponds de rien. Si vous vous aperceviez que +nous travaillions à détruire cet ordre de choses à notre profit, à +hâter, je le répète, d'un seul jour, d'une seule heure, les droits +éventuels de Mme la duchesse de Montpensier, vous auriez toute +raison d'y regarder de très près; vous auriez tout droit de vous y +opposer. Ce que vous feriez en pareil cas, je ne vous le demande +pas; peut-être ne le savez-vous pas vous-même; mais je reconnais +toute l'étendue de vos droits. En revanche, la partie est égale entre +nous: si nous apercevions que vous travailliez à détruire, à notre +détriment, l'ordre de choses actuel, à changer la position de la +Reine vis-à-vis de nous et l'ordre de succession tel qu'il existe +aujourd'hui, nous aurions toute raison d'y regarder de très près et +tout droit de nous y opposer. Ce que nous ferions, ne me le demandez +pas, car je l'ignore; mais je sais ce que nous aurions le droit de +faire<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a><a href="#footnote135" title="Go to footnote 135"><span class="smaller">[135]</span></a>.»</p> + +<p>Si assuré que fût M. Guizot de la fermeté du Pape à maintenir +l'indissolubilité du mariage, il ne laissait pas que de prendre +aussi, de ce côté, quelques précautions. Dans ce dessein, il mettait +notre ambassadeur à Rome, M. Rossi, au courant de toutes les menées +de la diplomatie anglaise. «Je n'ai pas besoin, ajoutait-il, de +vous dire combien l'affaire est grosse, et combien il nous importe +d'arrêter le travail de lord Palmerston dans son cours, avant +d'en venir, et pour ne pas en venir aux dernières extrémités et +nécessités. À Rome est l'enclouure décisive. Rome ne prononcera +pas la nullité du mariage. Elle ne le peut ni religieusement, ni +moralement, ni politiquement. Nous y comptons. Assurez-vous-en +bien, et ne négligez aucune occasion, aucun moyen de corroborer +cette certitude. Qu'on ne s'inquiète pas, à Rome, des conséquences +possibles, en Espagne, de la résistance. La reine Isabelle ne fera +point ce qu'a fait Henri VIII. Je sais bien, très bien où elle en +est et ce qui <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> se passe en elle. Elle fera beaucoup de folies +secondaires. Elle ne fera pas la folie suprême... Je tiens pour +impossible qu'on ne comprenne pas, à Rome, que les intérêts vitaux +du catholicisme en Espagne sont liés à la cause du parti monarchique +modéré espagnol et de la politique française<a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a><a href="#footnote136" title="Go to footnote 136"><span class="smaller">[136]</span></a>.» La confiance +de notre ministre était fondée: Pie IX était absolument résolu à +repousser toute demande en annulation de mariage.</p> + +<p>La cour romaine n'était pas la seule à laquelle M. Guizot jugeât +utile de dénoncer les mauvais desseins de la diplomatie britannique. +Il se faisait honneur auprès des puissances continentales de ce qu'en +Espagne, comme sur beaucoup d'autres théâtres, il se trouvait être, +contre lord Palmerston, le champion de la cause conservatrice. Dès le +4 mars 1847, il avait écrit à son ministre à Berlin: «Nous avons bien +le droit de demander aux amis de l'ordre européen, même à ceux qui +nous ont témoigné dans la question espagnole peu de bienveillance, +qu'ils nous secondent un peu dans cette rude tâche. L'ordre en +Espagne, c'est l'ordre dans l'Europe occidentale. L'ordre dans +l'Europe occidentale, c'est l'ordre dans l'Europe<a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a><a href="#footnote137" title="Go to footnote 137"><span class="smaller">[137]</span></a>.»</p> + +<p>Pour le moment, au delà de cet avertissement donné à Londres, de +cette vigilance exercée à Rome, de cet appel un peu platonique à la +sympathie des autres cours, le gouvernement français ne voyait rien +à faire. À Madrid, notamment, il estimait habile de se tenir coi +et attendait la réaction qui lui paraissait devoir être provoquée, +tôt ou tard, par les excès de ses adversaires. Divers symptômes +confirmaient sa prévision. L'orgueil espagnol était vivement blessé +de l'ingérence et de la prépotence de plus en plus affichées par le +ministre d'Angleterre. Les intérêts s'inquiétaient des avantages +commerciaux que la diplomatie britannique, toujours pratique, +prétendait se faire accorder par les ministres qu'elle <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> +patronnait. Et puis, la politique suivie ne pouvait-elle pas être +jugée à ses fruits: gouvernement en décomposition, désordre moral et +matériel du haut en bas de l'échelle, sans compter l'insurrection +carliste qui profitait de cette situation pour se ranimer et qui +faisait en Catalogne des progrès alarmants? Le péril devenait tel +que les complices mêmes de Bulwer hésitaient à le suivre plus loin. +Ajoutez l'effet produit par l'arrogance des progressistes qui, forts +de l'appui de l'Angleterre, annonçaient hautement leur intention, +une fois revenus au pouvoir, d'exercer leur vengeance contre tous +leurs anciens adversaires, à commencer par les ministres actuels; +c'était mettre sur ses gardes non seulement le cabinet, mais aussi +la Reine, qui avait gardé de certains événements de son enfance un +souvenir assez présent pour ne pas désirer retomber aux mains de +cette faction. «Méfie-toi de tes progressistes, répétait-elle à +Serrano; ils te pendront et moi aussi!» Elle détestait et redoutait +particulièrement Espartero: «Je vois bien qu'il faudra que je prenne +Narvaez, afin de me sauver d'Espartero», disait-elle assez haut pour +être entendue des amis de ce dernier<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a><a href="#footnote138" title="Go to footnote 138"><span class="smaller">[138]</span></a>.</p> + +<p>Il y aurait eu là de quoi faire réfléchir sir Henri Bulwer. Mais +celui-ci se croyait maître de la situation, et, grâce au concours +de M. Salamanca, qui, lui, ne reculait devant aucune extrémité, il +se flattait de réaliser bientôt ses desseins. Aussi quel ne fut +pas son ébahissement, quand, le 4 octobre 1847, par un nouveau +coup de théâtre, non moins soudain que celui du mois de mars, la +Reine congédia ses ministres et les remplaça par le chef du parti +conservateur, par l'adversaire le plus redouté des progressistes, +par Narvaez! À peine au pouvoir, celui-ci obtint, en quelques jours, +l'éloignement de Serrano, la réconciliation de la Reine et du Roi, +enfin le rappel de la reine Christine, qui fut reçue par sa fille +avec effusion et tendresse. Au tour de M. Guizot de triompher. +«L'événement est complet, écrivait-il à ses ambassadeurs; l'ordre +extérieur apparent est rétabli dans le gouvernement par la formation +<span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> d'un cabinet en harmonie avec les cortès, dans le palais par +la réconciliation de la femme avec le mari, de la fille avec la mère. +Pour combien de temps? Nous verrons. Quoi qu'il arrive, nous sommes +rentrés dans la bonne voie, nous y marcherons quelque temps. Et, en +tout cas, ce qui vient de se passer prouve qu'on peut y rentrer, et +que, si le bien est toujours chancelant en Espagne, le mal l'est +aussi<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a><a href="#footnote139" title="Go to footnote 139"><span class="smaller">[139]</span></a>.» De Londres, le duc de Broglie répondait au ministre: +«L'événement fait ici un excellent effet, en bien sur les uns, en +consternation sur les autres<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a><a href="#footnote140" title="Go to footnote 140"><span class="smaller">[140]</span></a>.» La revanche de la France en +Espagne paraissait éclatante.</p> + +<p>Ce n'est pas à dire que notre diplomatie en eût fini avec toutes les +difficultés espagnoles. En dépit de l'autorité que Narvaez et la +reine Christine exerçaient sur la jeune reine, celle-ci menaçait à +chaque instant de leur échapper et de faire quelque nouvelle frasque +privée ou publique; seule, la peur des progressistes la retenait un +peu. D'autre part, quelques esprits ardents caressaient toujours +le projet de remplacer Isabelle par sa sœur. Tout au moins le +vœu unanime des <i>moderados</i> était-il de voir revenir à Madrid +le duc de Montpensier. Narvaez faisait savoir à Paris qu'à cette +condition seule, il pourrait continuer sa tâche. La reine Christine +joignait ses instances à celles du ministre. On faisait même écrire +par Isabelle une lettre dans ce sens à sa sœur, pour laquelle, +malgré le contraste absolu de leur mode de vie, elle avait conservé +une très vive affection. Notre chargé d'affaires affirmait qu'un +refus découragerait absolument les amis de la France<a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a><a href="#footnote141" title="Go to footnote 141"><span class="smaller">[141]</span></a>. M. Guizot +cependant ne crut pas devoir accueillir cette demande. «Le voyage +du duc et de la duchesse en Espagne, mandait-il le 2 novembre à son +agent à Madrid, rouvrirait la carrière des intrigues, des calomnies, +des jalousies... Il faut, pendant quelque temps du moins, fermer +<span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> toute porte, enlever tout prétexte à ce mouvement fébrile +et pervers de l'intérieur du palais, des journaux, des conversations +hostiles<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a><a href="#footnote142" title="Go to footnote 142"><span class="smaller">[142]</span></a>.» Et il écrivait, le lendemain, au duc de Broglie: +«Nos amis de Madrid auront de l'humeur. Ils seraient plus rassurés, +s'ils nous avaient sous la main et à leur disposition. Mais l'humeur +passera et le bon effet de la bonne conduite restera. À tout prendre, +je suis bien aise de cet incident. Il m'a fourni l'occasion de +sonder un peu avant tous les cœurs et d'établir nettement notre +position<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a><a href="#footnote143" title="Go to footnote 143"><span class="smaller">[143]</span></a>.» De nouvelles instances ne firent pas changer d'avis +M. Guizot.</p> + +<p>Ce refus n'eut pas pour nos amis, dans la Péninsule, les conséquences +fâcheuses qu'ils nous avaient annoncées. Somme toute, leur situation +allait plutôt s'affermissant, et, le 17 novembre 1847, notre +ministre pouvait écrire à M. de Broglie: «Laissant de côté les +oscillations, nous avons gagné en Espagne plus de terrain solide +que je ne pensais<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a><a href="#footnote144" title="Go to footnote 144"><span class="smaller">[144]</span></a>.» D'ailleurs, si prudent qu'il fût, le +gouvernement français ne se refusait pas, avec le temps, à sortir +de la réserve où il s'était volontairement renfermé depuis les +mariages, et à reprendre sur ce théâtre l'influence active qui lui +appartenait. Aussitôt Narvaez de retour au pouvoir, il avait été +question, à Paris, de ne plus se contenter d'un chargé d'affaires +en Espagne, et d'y envoyer un ambassadeur; le nom de M. Piscatory +avait été prononcé. Le choix d'un diplomate aussi énergique, aussi +entreprenant, et qui venait de lutter avec succès, en Grèce, contre +lord Palmerston, était significatif. Il l'était même tellement, qu'on +jugea sage d'attendre encore quelque temps avant de l'arrêter et de +le faire connaître. M. de Broglie écrivait à ce sujet, le 18 octobre, +à M. Guizot: «Je ne serais pas d'avis de trop tendre la corde à +Madrid. C'est beaucoup que d'y réunir tout d'un coup Narvaez, la +reine Christine et Piscatory<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a><a href="#footnote145" title="Go to footnote 145"><span class="smaller">[145]</span></a>.» Ce fut seulement le 12 décembre +1847 qu'on jugea <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> possible de faire ce nouveau pas, et que le +<cite>Moniteur</cite> annonça la nomination de M. Piscatory. Celui-ci n'eut pas +le temps de prendre possession de son poste avant la révolution de +Février.</p> + +<p>Lord Palmerston et son agent n'avaient pas vu sans un amer dépit +l'insuccès si complet de leurs menées et le rétablissement de +l'influence française. Il était dur, en effet, de s'être à ce point +compromis, pour n'en retirer aucun profit. Dans l'aveuglement de +son ressentiment, Bulwer prêtait une oreille complaisante à toutes +les dénonciations qui lui étaient apportées contre les ministres +espagnols et le gouvernement français, fût-ce des accusations +d'empoisonnement, et il les transmettait au <i lang="en">Foreign office</i>, où +elles trouvaient crédit. Au commencement de décembre, lord John +Russell écrivit un mot au duc de Broglie, pour lui communiquer +amicalement, disait-il, les nouvelles qu'il venait de recevoir de +Madrid: d'après ces nouvelles, les ministres espagnols conspiraient +pour faire abdiquer Isabelle, et celle-ci avait été malade après +avoir pris des drogues suspectes préparées par son entourage; la +lettre du premier ministre se terminait par une phrase établissant un +lien entre les auteurs de ces prétendus complots et le gouvernement +français qui les protégeait. Le duc de Broglie renvoya aussitôt +à lord John sa lettre. «En relisant le dernier paragraphe, lui +écrivit-il, vous concevrez qu'il m'est impossible de la garder. Je +crois agir dans l'intérêt de la paix et de la bonne intelligence +entre nos deux gouvernements, en m'efforçant de l'oublier.» Le chef +du cabinet anglais comprit la leçon, et répondit par un billet +d'excuse et de regrets<a id="footnotetag146" name="footnotetag146"></a><a href="#footnote146" title="Go to footnote 146"><span class="smaller">[146]</span></a>. Du reste, plus on allait, plus la +situation de Bulwer devenait fausse en Espagne: il avait partie +ouvertement liée avec l'opposition, s'agitait, intriguait, conspirait +même avec elle; loin de voiler son intervention, il l'affichait, +non seulement par emportement de passion, mais aussi par calcul, +se flattant d'exercer ainsi une sorte d'intimidation. Narvaez +n'en était ni troublé ni affaibli. Cela lui servait, <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> au +contraire, à soulever le patriotisme espagnol contre cette ingérence +de l'étranger et à retenir la Reine.</p> + +<p>La campagne de la diplomatie britannique devait, peu de temps après +la révolution de Février, aboutir à un très piteux dénouement. Poussé +par les instructions que lord Palmerston lui enverra à l'insu des +autres ministres, Bulwer en fera tant, il s'engagera à ce point dans +les conspirations révolutionnaires, il se montrera si impérieux, si +insolent envers le gouvernement de Madrid, que celui-ci, poussé à +bout, le mettra à la porte de l'Espagne; et le cabinet anglais, se +sentant dans son tort, subira cet affront, sans user des représailles +auxquelles lord Palmerston tâchera vainement de l'entraîner.</p> + +<h4>III</h4> + +<p>La Grèce était, comme l'Espagne, l'un des champs de lutte où les +diplomaties anglaise et française avaient, depuis quelques années, +l'habitude de se rencontrer. Même du temps de l'entente cordiale, +il avait suffi que Colettis, chef de ce qu'on appelait à Athènes +le parti français, remplaçât au pouvoir Maurocordato, client de la +légation britannique, pour que le ministre d'Angleterre, sir Edmund +Lyons, digne émule de Bulwer, fît une opposition passionnée au +nouveau cabinet, et pour que notre agent, M. Piscatory, se crût par +contre obligé de le prendre sous sa protection<a id="footnotetag147" name="footnotetag147"></a><a href="#footnote147" title="Go to footnote 147"><span class="smaller">[147]</span></a>. L'avènement de +lord Palmerston n'était pas pour améliorer la situation. «Je suis +averti, écrivait M. Guizot à l'un de ses ambassadeurs, le 9 novembre +1846, que lord Palmerston penche à se venger en Grèce de son échec +en Espagne<a id="footnotetag148" name="footnotetag148"></a><a href="#footnote148" title="Go to footnote 148"><span class="smaller">[148]</span></a>.» Non seulement Lyons ne fut plus contenu, mais il +fut excité. M. Piscatory n'était pas d'humeur à laisser sans défense +son ami Colettis, quand il était ainsi attaqué. Il se jeta dans la +bataille, avec son ardeur accoutumée, et y remporta <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> plus +d'un avantage, non, il est vrai, sans s'exposer quelque peu à fausser +son rôle diplomatique, en se mêlant d'aussi près aux querelles des +partis.</p> + +<p>Pour tâcher de renverser Colettis, tous les moyens étaient bons à +lord Palmerston et à son agent, même ceux qui menaçaient le trône +d'Othon et l'indépendance de la Grèce. Vers la fin de janvier 1847, +à l'occasion d'un passeport refusé à un de ses aides de camp, le roi +de Grèce avait adressé, dans un bal, quelques paroles assez vives +au ministre de Turquie, M. Musurus. Celui-ci, poussé par sir Edmund +Lyons, grossit aussitôt l'incident, affecta d'y voir un affront dont +il imputait la responsabilité à Colettis, et réclama des excuses. +La question, portée à Constantinople, y fit l'objet de pourparlers, +qui se prolongèrent pendant les mois de février et de mars. +Vainement Othon et son ministre envoyèrent-ils des explications très +acceptables et que les cours continentales, l'Autriche notamment, +jugeaient telles; l'Angleterre excita la Porte à se montrer +intraitable. Ce conseil fut naturellement écouté d'une puissance qui +ne se consolait pas d'avoir vu créer, à ses dépens, l'État grec, +et qui devait saisir toute occasion de le mettre en danger. Ainsi +envenimée, la querelle amena une rupture des relations diplomatiques +entre Constantinople et Athènes, et l'on pouvait se demander si elle +ne finirait pas par une guerre.</p> + +<p>Ce n'était pas assez pour lord Palmerston. Les finances avaient +toujours été l'un des points faibles de la Grèce. Le pays était +pauvre et l'administration sans ordre. Les trois puissances +protectrices, la France, l'Angleterre et la Russie, s'étaient souvent +plaintes d'un état de choses dont elles subissaient le contre-coup, +comme garantes de l'emprunt de 60 millions contracté au lendemain de +l'émancipation. Colettis désirait sincèrement remédier au mal, et +y avait travaillé, mais sans beaucoup de succès. De l'aveu de son +ami, M. Guizot, l'ancien palikare n'avait «ni les habitudes ni les +instincts de la régularité administrative». Au commencement de 1847, +il n'était pas encore en mesure de payer complètement les intérêts +de la dette, et se voyait réduit à demander aux puissances <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> +un nouveau délai; il leur offrait en échange beaucoup de promesses et +quelques garanties. La France et la Russie étaient disposées à s'en +contenter, tout en insistant pour de promptes et efficaces réformes. +Mais lord Palmerston répondit en réclamant impérieusement le payement +immédiat du premier semestre de 1847, et en dressant un véritable +acte d'accusation contre le gouvernement grec. En même temps, avec +cette rudesse qui est un peu dans les habitudes des Anglais quand +ils ont affaire aux petits, il appuya ses exigences par l'envoi de +plusieurs navires sur les côtes de l'Attique; la présence de ces +navires, auxquels on croyait mission de saisir de force les revenus +du trésor grec, devait jeter et jeta en effet beaucoup d'alarme et +de trouble dans la population. Un tel conflit venant s'ajouter à +la querelle diplomatique alors engagée avec la Turquie, n'était-ce +pas plus qu'il n'en fallait pour rendre la situation intenable +à Colettis, d'autant qu'il avait alors sur les bras de graves +difficultés dans le Parlement et jusque dans le sein de son parti +et de son ministère? Aussi Palmerston, tout joyeux, se croyait-il +sur le point de nous battre à Athènes, comme, à ce moment même, il +se flattait de nous avoir battus à Madrid<a id="footnotetag149" name="footnotetag149"></a><a href="#footnote149" title="Go to footnote 149"><span class="smaller">[149]</span></a>. Son imagination +vindicative ne s'arrêtait pas à un changement de ministre; elle +rêvait plus ou moins d'une révolution; ce n'était pas à son insu qu'à +Londres, à Malte, à Corfou, on préparait des insurrections en Grèce, +et que le prince Louis-Bonaparte, alors réfugié à Londres, ébauchait +des intrigues en vue de prendre la place du roi Othon<a id="footnotetag150" name="footnotetag150"></a><a href="#footnote150" title="Go to footnote 150"><span class="smaller">[150]</span></a>.</p> + +<p>Le gouvernement français vit le danger. À peine, dans les derniers +jours de mars 1847, fut-il informé des mauvais desseins de lord +Palmerston, que, sans perdre une minute, il les <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> dénonça +aux cabinets de Vienne, de Berlin, de Saint-Pétersbourg. Pour les +intéresser à cette affaire, il fallait leur y montrer autre chose +qu'une lutte d'influence locale entre la France et l'Angleterre. +Aussi M. Guizot affectait-il de n'attacher aucune importance à +cette face de la question. «Je sais trop bien, écrivait-il à +son ambassadeur à Vienne, ce que vaut pour nous l'apparence de +l'influence à Athènes, pour me préoccuper longtemps de ce qui nous +ferait perdre cette influence.» Il insistait, sachant bien que cela +toucherait davantage le cabinet autrichien, sur ce que les menées +anglaises risquaient de provoquer en Grèce une explosion nationale +et un soulèvement anarchique qui bouleverseraient l'Orient et, par +suite, l'Europe. «Lord Palmerston, ajoutait-il, ne s'inquiète guère +de mettre en branle les insurrections et les révolutions, et, quand +il a sa passion à satisfaire, il ne voit plus du tout l'ensemble et +l'avenir des choses. Mais, en vérité, l'Europe n'est pas obligée +de s'associer à son emportement et à son imprévoyance. Est-ce que +l'Europe ne fera rien, ne dira rien, pour empêcher qu'on n'ouvre +sur elle cette nouvelle outre pleine de je ne sais quelle tempête? +Est-ce que M. de Metternich n'avertira pas l'Europe, pour qu'elle se +réunisse et s'entende afin de parer le coup, si cela se peut encore, +ou du moins afin d'en arrêter les conséquences?... Nous croyons +qu'avec un peu de prévoyance et d'action commune, le mal peut être +étouffé dans son germe. Que le prince de Metternich <i lang="en">take the lead</i> +dans cet intérêt européen; nous le seconderons de notre mieux.» En +même temps, M. Guizot écrivait à Berlin: «Je ne puis croire que, si +l'Europe continentale se montrait unie dans son improbation, lord +Palmerston n'hésitât pas à aller jusqu'au bout<a id="footnotetag151" name="footnotetag151"></a><a href="#footnote151" title="Go to footnote 151"><span class="smaller">[151]</span></a>.»</p> + +<p>Obtenir des deux cours allemandes une action prompte et énergique, +était chose à peu près impossible. Tout indigné <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> qu'il fût +des menées de lord Palmerston, M. de Metternich laissa voir, au +premier moment, une sorte de résignation fataliste à ce qu'il ne +croyait pas pouvoir empêcher. «Il faut se borner, nous disait-il, +à prendre une attitude et à attendre<a id="footnotetag152" name="footnotetag152"></a><a href="#footnote152" title="Go to footnote 152"><span class="smaller">[152]</span></a>.» N'était-ce pas du +reste, en bien des circonstances, le premier et le dernier mot de +sa diplomatie? Quant à la Prusse, les représentations qu'elle était +disposée à faire faire à Londres perdaient beaucoup de leur force en +passant par la bouche de M. de Bunsen, de plus en plus acquis à lord +Palmerston<a id="footnotetag153" name="footnotetag153"></a><a href="#footnote153" title="Go to footnote 153"><span class="smaller">[153]</span></a>. À Athènes, les deux envoyés d'Autriche et de Prusse, +tout en témoignant leur sympathie à Colettis, l'engageaient, dans +son intérêt, à céder momentanément devant l'orage. «Plus tard, lui +disaient-ils, vous reviendrez plus fort<a id="footnotetag154" name="footnotetag154"></a><a href="#footnote154" title="Go to footnote 154"><span class="smaller">[154]</span></a>.» Notre gouvernement eût +certainement désiré un concours plus ferme; ce n'en était pas moins +un résultat sérieux d'avoir amené les cabinets de Vienne et de Berlin +à déclarer qu'ils jugeaient comme nous la politique britannique en +Grèce, à adresser à Londres des observations même mal écoutées, +et à agir, non sans efficacité, sur le gouvernement russe pour le +détourner de suivre lord Palmerston<a id="footnotetag155" name="footnotetag155"></a><a href="#footnote155" title="Go to footnote 155"><span class="smaller">[155]</span></a>.</p> + +<p>Toutefois, la meilleure carte de notre jeu était Colettis lui-même. +Celui-ci, loin de faiblir, trouvait dans le péril une occasion de +montrer tout ce qu'il avait de ressources. Un remaniement de son +cabinet, des élections hardiment provoquées et terminées par un +éclatant succès, lui suffirent pour se débarrasser de ses difficultés +intérieures, et il en sortit plus populaire que jamais dans la +nation, plus en crédit auprès du Roi. Sagement préoccupé de mériter +la sympathie des autres puissances continentales, il les fit en +quelque sorte juges de sa conduite et de celle de lord Palmerston, +et s'arrangea pour mettre celui-ci bien dans son tort, en lui +faisant des offres <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> assez sérieuses de garanties ou même de +payement. De son côté, le ministre anglais, chaque jour plus violent, +s'aliénait les autres puissances, sans parvenir à intimider la Grèce; +loin d'ébranler le ministre qu'il détestait, il le fortifiait et le +grandissait, en faisant de lui le représentant du sentiment national +offensé.</p> + +<p>Au commencement de septembre 1847, lord Palmerston paraissait donc +avoir échoué dans sa campagne, et le cabinet français se félicitait +du succès de son client, quand arriva tout à coup d'Athènes une +lugubre nouvelle: Colettis, tombé malade au milieu même de sa +victoire, était mourant. Il succomba le 12 septembre, pleuré de la +cour et du peuple. M. Guizot ressentit très vivement la douleur de +cette perte. «La mort de Colettis, écrivait-il à M. de Barante, est +pour moi un vrai chagrin. J'ai fait, deux fois en ma vie, de grandes +affaires avec de vrais amis. Lord Aberdeen est à Haddo. Colettis est +mort. La veille de sa mort, la reine de Grèce, fondant en larmes +avec Piscatory, lui disait: «Et il y a des gens qui ne voient pas +que c'est un grand homme qui meurt<a id="footnotetag156" name="footnotetag156"></a><a href="#footnote156" title="Go to footnote 156"><span class="smaller">[156]</span></a>!» Notre ministre ne pleurait +pas seulement un ami personnel. Avec Colettis, le «parti français» +à Athènes perdait ses principales chances de succès et à peu près +tout ce qui pouvait nous le rendre intéressant. Cet homme, vraiment +unique sur le petit théâtre où les circonstances l'avaient fait +surgir, ne laissait derrière lui personne en état de le remplacer. M. +Guizot devait se sentir un peu dans la situation d'un joueur qui se +verrait enlever la carte sur laquelle il avait placé tout son enjeu, +et, de la politique suivie jusqu'alors, il ne lui restait guère +que l'embarras de se trouver engagé si avant dans l'inextricable +imbroglio des affaires intérieures de la Grèce.</p> + +<p>Par contre, lord Palmerston croyait, grâce à cet accident, tenir +enfin sa revanche. Il la voulait très complète. Vainement le +gouvernement bavarois proposait-il une sorte de désarmement +réciproque et la constitution à Athènes d'un ministère de <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> +coalition où tous les partis seraient représentés; vainement la +France se montrait-elle disposée à entrer dans cette voie et +offrait-elle de rappeler M. Piscatory si l'on faisait de même pour +sir Edmund Lyons: lord Palmerston repoussait toutes ces ouvertures; +il lui fallait un cabinet présidé par Maurocordato, le chef du parti +anglais, et le premier acte de ce cabinet devait être de dissoudre la +Chambre qui venait d'être élue et qui n'avait pas encore siégé. La +Grèce et son roi, blessés de cette arrogance impérieuse, refusèrent +de s'y soumettre et maintinrent le pouvoir aux mains des amis de +Colettis. Lord Palmerston, exaspéré, voulut alors renverser de vive +force ceux qui osaient lui résister. Dans ses conversations, il ne +se gênait pas pour annoncer la chute prochaine d'Othon<a id="footnotetag157" name="footnotetag157"></a><a href="#footnote157" title="Go to footnote 157"><span class="smaller">[157]</span></a>. Mais, +cette fois encore, sa passion fut trompée. Tel avait été le prestige +de Colettis que, mort, il protégeait encore ceux qui suivaient sa +politique et se recommandaient de son nom. Le cabinet, appuyé par le +Roi et par la grande majorité de la nation, parvint à réprimer les +insurrections fomentées ou en tout cas favorisées par la diplomatie +anglaise, mit fin au conflit diplomatique avec la Porte, et, lorsque +la session se rouvrit, il put se faire honneur de la pacification +relative du pays.</p> + +<p>Le gouvernement français aidait le ministère grec à se défendre, mais +avec réserve, «sans l'épouser», comme il avait fait de Colettis. +Il cherchait visiblement à se dégager peu à peu des affaires +helléniques. M. Piscatory, qui comprenait la nécessité de cette +semi-retraite, mais qui éprouvait quelque embarras à l'effectuer +lui-même, était le premier à désirer son rappel. Aussi fut-il +heureux, au commencement de décembre 1847, de se voir nommer à +l'ambassade de Madrid<a id="footnotetag158" name="footnotetag158"></a><a href="#footnote158" title="Go to footnote 158"><span class="smaller">[158]</span></a>. La gestion de la légation d'Athènes +resta aux mains du premier secrétaire, M. Thouvenel. Ce dernier +était précisément de ceux qui avaient regretté que la politique +française se compromît autant au service de <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> ses clients de +Grèce. Réduit au rôle de spectateur par l'activité débordante de +son chef, M. Piscatory, il avait été, par cela même, d'autant plus +porté à la critique. Sans nier les qualités rares de Colettis, son +esprit, son adresse, son courage, il le trouvait un peu chimérique, +homme d'expédient plus que de solution, capable de faire gagner du +temps, non de créer un gouvernement vraiment régulier. «Sur bien des +points, disait-il, les Anglais voient trop noir; de notre côté, nous +voyons trop blanc; en fondant les deux couleurs, nous arriverions +à une nuance grise qui serait plus vraie et plus juste.» De même, +tout en reconnaissant les mérites de M. Piscatory, en admirant +l'énergie avec laquelle «il forçait le succès», en proclamant qu'il +avait habilement et complètement «battu» sir Edmund Lyons, il lui +reprochait d'avoir «trop mis au jeu» dans les affaires grecques, et +d'y avoir apporté une trop grande «excitation personnelle». À son +avis, la lutte d'influence, si vivement engagée avec l'Angleterre, +était dangereuse pour un pays aussi frêle que la Grèce, et la France +n'en pouvait recueillir des avantages proportionnés aux efforts +faits et aux responsabilités assumées. Athènes lui paraissait être +devenue «un terrain d'une importance exagérée et factice», et, +dans ce qui s'y passait, il ne voyait guère qu'une «tragi-comédie» +assez pitoyable, où il nous était fâcheux d'avoir le premier rôle. +En 1846 et 1847, le jeune secrétaire avait exprimé plus ou moins +librement ces idées, dans les lettres qu'il écrivait à ses amis et +même dans sa correspondance avec le directeur politique du ministère +des affaires étrangères, M. Désages<a id="footnotetag159" name="footnotetag159"></a><a href="#footnote159" title="Go to footnote 159"><span class="smaller">[159]</span></a>, qui était déjà un peu en +méfiance des entraînements philhelléniques de M. Piscatory<a id="footnotetag160" name="footnotetag160"></a><a href="#footnote160" title="Go to footnote 160"><span class="smaller">[160]</span></a>. On +conçoit qu'avec de telles opinions, M. Thouvenel fût bien préparé +à suivre la politique qui s'imposait, après la mort de Colettis. +Il la définissait ainsi, le 30 décembre 1847, dans une lettre à M. +Désages: «L'œuvre que M. Piscatory a tenté d'accomplir en Grèce +lui appartenait <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> en propre, et je ne conseille à personne +de la reprendre; mais ce qui nous importe, ce me semble, c'est que +cette œuvre ne cesse pas brusquement, c'est que notre politique +ne fasse pas de soubresaut. Il faut qu'on ne nous accuse pas de +faiblesse, et cependant que nous rentrions dans une voie normale. +Nous devons désirer que notre bruit ne soit pas plus fort que notre +action réelle, et que nos embarras ne dépassent pas notre profit... +Je pense que six ou huit mois d'un régime plus doux, tel que je +le conçois, suffiront pour donner à notre situation un caractère +moins tranché, mais toujours très amical pour le Roi et pour le +pays, toujours fermes, sauf des irritations personnelles de moins +vis-à-vis de la légation anglaise. En un mot, je tâcherai de faire +en sorte que le successeur de M. Piscatory ne vienne pas à Athènes +pour prendre à son compte tous les actes et toutes les fautes d'un +parti et du gouvernement grec, mais simplement pour être le chef +d'une légation bienveillante<a id="footnotetag161" name="footnotetag161"></a><a href="#footnote161" title="Go to footnote 161"><span class="smaller">[161]</span></a>.» Ce programme était conforme à la +pensée du cabinet de Paris, et M. Désages répondait, le 11 février +1848, à M. Thouvenel: «Nous n'avons, pour le présent, autre chose +à vous demander que ce que vous faites. Continuer <em>modérément</em> M. +Piscatory, prendre à l'égard de ce qu'on appelle le parti français, +parti actuellement sans tête depuis la mort de Colettis, le rôle +de conciliateur plutôt que celui de directeur; se maintenir dans +les meilleurs rapports avec le Roi et la Reine, les conseiller dans +le sens vrai de leur intérêt et de leur dignité, et, sauf le cas +de péril sérieux, se tenir plutôt derrière que devant eux; voilà, +en gros, ce que vous faites et ce que vous avez de mieux à faire.» +Quel eût été le résultat de cette politique? Eût-elle pu maintenir +ce qu'il y avait de légitime et d'essentiel dans notre influence, +tout en diminuant nos compromissions? C'est une question à laquelle +la révolution de Février n'a pas permis d'avoir la seule réponse +vraiment décisive, celle des faits.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> IV</h4> + +<p>Lord Palmerston ne se bornait pas à aviver et à envenimer la lutte +sur les théâtres où l'Angleterre et la France étaient déjà avant +lui en état de rivalité. Dans toutes les questions, il cherchait +l'occasion d'user envers nous d'un de ces mauvais procédés, de nous +jouer un de ces mauvais tours auxquels notre diplomatie avait fini +par être si bien habituée qu'elle les appelait, de son nom, des +«palmerstonades»<a id="footnotetag162" name="footnotetag162"></a><a href="#footnote162" title="Go to footnote 162"><span class="smaller">[162]</span></a>.</p> + +<p>Le Portugal n'était pas moins troublé que l'Espagne. Des mesures +réactionnaires, prises en 1846 par la reine Dona Maria, avaient +provoqué une insurrection «libérale», devenue bientôt une véritable +guerre civile. Les Miguelistes en avaient profité pour reprendre les +armes. En Angleterre, on ne voyait pas sans préoccupation l'état +fâcheux d'un pays qu'on considérait comme une sorte de client. De +plus, la reine Victoria s'intéressait particulièrement au sort de +Dona Maria, qui avait épousé un cousin germain du prince Albert; elle +désirait qu'on vînt à son secours et pesait dans ce sens sur lord +Palmerston, dont les sympathies naturelles fussent allées plutôt +aux révolutionnaires. La France, au contraire, était peu attentive +à ce qui se passait en Portugal, et ne songeait aucunement à y +rivaliser avec l'influence anglaise; c'était sans fondement et par +un pur effet de sa manie soupçonneuse, que lord Palmerston croyait +voir, derrière la politique rétrograde de Dona Maria, les conseils +de Louis-Philippe. Cependant, la persistance et les progrès de +l'insurrection avaient fini par éveiller la sollicitude de notre +gouvernement: celui-ci craignait le contre-coup qui pouvait se +produire à Madrid, d'autant que les Esparteristes proclamaient très +haut leur espoir de «faire rentrer la révolution en Espagne <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> +par le Portugal». C'était pour nous une raison de nous intéresser à +la pacification de ce dernier pays.</p> + +<p>Telles étaient les dispositions du cabinet de Paris quand, au +commencement de 1847, Dona Maria, se fondant sur le traité un peu +oublié de la «Quadruple alliance», réclama le secours de l'Espagne. +On sait que par ce traité, signé le 22 avril 1834, les deux reines +constitutionnelles de la Péninsule avaient établi entre elles une +sorte d'assurance mutuelle contre les Miguelistes et les Carlistes, +et que, de plus, l'Angleterre et la France avaient promis de les +aider, au besoin par les armes, contre ces adversaires<a id="footnotetag163" name="footnotetag163"></a><a href="#footnote163" title="Go to footnote 163"><span class="smaller">[163]</span></a>. +L'évocation d'un acte diplomatique où il avait été partie parut à +notre gouvernement une occasion de dire son mot dans l'affaire: il +s'autorisa, à son tour, du traité de 1834, pour offrir aux cabinets +de Londres et de Madrid de délibérer en commun sur les mesures à +prendre, et d'examiner s'il n'y aurait pas lieu de se porter ensemble +médiateurs entre les belligérants. Que la France se mêlât des +affaires du Portugal, et qu'au lendemain des mariages espagnols, elle +parût, dans une démarche publique, être l'alliée de l'Angleterre, +c'est ce que l'animosité et la rancune de lord Palmerston ne +pouvaient admettre. Aussi, pour nous éconduire, s'empressa-t-il de +déclarer que le traité de la Quadruple alliance n'existait plus, et +qu'en tout cas il ne pouvait s'appliquer à la circonstance présente. +«Pas d'action commune avec la France, quand on peut l'éviter», +écrivait-il à ce propos, le 17 février 1847, à lord Normanby<a id="footnotetag164" name="footnotetag164"></a><a href="#footnote164" title="Go to footnote 164"><span class="smaller">[164]</span></a>.</p> + +<p>Toutefois, le secrétaire d'État ne pouvait justifier son refus et +se défendre contre de nouvelles insistances de notre part, qu'en +accomplissant à lui seul la besogne pour laquelle il repoussait notre +concours, et en trouvant, en dehors de nous, quelque autre moyen de +pacification. Il l'essaya. On le vit successivement négocier avec +l'Espagne et le Portugal, pour substituer une triple alliance à la +quadruple dont il ne voulait plus, puis offrir la médiation de +l'Angleterre seule. Tout échoua. La situation <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> du Portugal +devenait de plus en plus critique. Lord Palmerston sentait qu'autour +de lui, à la cour de Windsor, dans le public anglais, et jusque chez +ses collègues du cabinet, on s'en prenait à lui de la prolongation +et de l'aggravation de cette crise. Embarrassé de son impuissance +et de sa responsabilité, il sentit la nécessité de revenir sur le +refus hautain qu'il nous avait d'abord opposé. C'était sans doute +une reculade mortifiante, mais force lui fut de s'exécuter. La +Quadruple alliance fut donc momentanément ressuscitée, et, en mai +1847, des arrangements furent conclus entre les quatre cours, en vue +d'une sorte de médiation armée à exercer entre les belligérants. La +charge peu agréable de procéder aux mesures coercitives fut laissée +à l'Angleterre. Celle-ci s'en acquitta aussitôt d'une main si peu +légère qu'elle se fit beaucoup d'ennemis en Portugal et y affaiblit +sa situation. C'était une maladresse de plus ajoutée à toutes celles +qu'avait déjà commises lord Palmerston en cette affaire. Quant à +la France, une fois qu'elle se fut donné le plaisir d'imposer son +concours au cabinet de Londres, et qu'elle eut obtenu, tant bien que +mal, la pacification matérielle désirée par elle en vue de l'Espagne, +elle eut soin de se dégager d'une entreprise où elle n'avait aucun +intérêt. Dès la fin d'août 1847, notre gouvernement avertissait lord +Palmerston qu'il regardait, en ce qui le concernait, la question +comme close<a id="footnotetag165" name="footnotetag165"></a><a href="#footnote165" title="Go to footnote 165"><span class="smaller">[165]</span></a>.</p> + +<p>À peine en avait-on fini avec le Portugal, qu'un incident du même +genre se produisait sur un tout autre théâtre. En 1845, pour +être agréable à lord Aberdeen, M. Guizot avait consenti, fort +à contre-cœur, à remettre la main dans les affaires de la +Plata, et à tenter, avec l'Angleterre, une médiation armée entre +Rosas, le dictateur de la Confédération argentine, et l'État de +Montevideo<a id="footnotetag166" name="footnotetag166"></a><a href="#footnote166" title="Go to footnote 166"><span class="smaller">[166]</span></a>. Il n'avait pas fallu longtemps pour nous apercevoir +que, suivant le mot de M. Désages, nous nous étions fourrés dans +un véritable «guêpier<a id="footnotetag167" name="footnotetag167"></a><a href="#footnote167" title="Go to footnote 167"><span class="smaller">[167]</span></a>». Nous n'y restions que <span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> par +fidélité à l'engagement pris envers l'Angleterre. Tant que lord +Aberdeen avait été au <i lang="en">Foreign office</i>, l'accord avait régné à la +Plata entre les agents des deux gouvernements. Il fallait s'attendre +que cette situation changeât avec lord Palmerston. Celui-ci apporta +dans cette affaire sa méfiance accoutumée à l'égard de la France; +il s'imaginait, on ne sait vraiment pourquoi, que nous songions +à profiter de ce qu'il y avait un certain nombre de Français à +Montevideo, pour nous emparer de cette ville; et l'important lui +paraissait être moins de faire réussir l'action commune que de nous +empêcher «de jouer le jeu d'Alger sur la rivière de la Plata<a id="footnotetag168" name="footnotetag168"></a><a href="#footnote168" title="Go to footnote 168"><span class="smaller">[168]</span></a>». +En 1847, le plénipotentiaire anglais dans ces régions était lord +Howden; s'inspirant évidemment des méfiances de son chef, il se +trouva bientôt en désaccord avec son collègue français, M. Walewski, +sur la façon de traiter Montevideo; au lieu d'en référer à son +gouvernement et de laisser, en attendant, les choses dans l'état, +il prit sur lui de mettre brusquement fin à l'action concertée: +il signifia à notre représentant que l'Angleterre se retirait de +l'intervention, leva le blocus et abandonna Montevideo au sort +que lui ferait subir Rosas. Un tel procédé était inouï dans une +entreprise faite en commun.</p> + +<p>À peine notre gouvernement fut-il informé, en septembre 1847, de la +conduite de lord Howden, qu'il chargea le duc de Broglie de s'en +plaindre au cabinet anglais. Le premier ministre, lord John Russell, +que notre ambassadeur vit, à la place du chef du <i lang="en">Foreign office</i>, +momentanément absent de Londres, convint des torts de lord Howden +et promit d'en écrire aussitôt à lord Palmerston. Mais ce dernier, +qui reconnaissait sinon ses instructions, au moins son esprit, dans +l'acte de son plénipotentiaire, l'avait aussitôt pris à son compte; +sans consulter ses collègues, il avait envoyé à Paris une dépêche où +il approuvait lord Howden et déclarait terminée l'action commune à +la Plata. Cette fois encore, la passion l'avait entraîné trop loin; +il allait être obligé de reculer. Lord John Russell, lié par ses +premières <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> déclarations, relancé par l'ambassadeur de France, +se décida à user de son autorité de premier ministre et à adresser +de sérieuses représentations à son collègue. Palmerston dut céder. +Renonçant à maintenir les déclarations de sa dépêche, il reconnut que +l'action commune n'était pas terminée, et que les deux gouvernements +avaient à délibérer sur les suites à donner à l'affaire, absolument +comme s'il ne s'était manifesté aucun dissentiment entre leurs +agents; sans convenir expressément des torts de lord Howden, il ne +contredit pas au jugement sévère que nous en portions. Sur ce point +encore, comme naguère en Portugal, il avait été obligé, suivant +l'expression du duc de Broglie, «d'avaler la pilule». Tout cela se +passait vers la fin de septembre et le commencement d'octobre 1847. +Les pourparlers pour la rédaction des instructions communes à envoyer +aux plénipotentiaires français et anglais, se prolongèrent pendant +plusieurs semaines et n'aboutirent que dans les premiers jours de +décembre. D'ailleurs, le gouvernement français, satisfait d'avoir +empêché qu'on ne lui faussât peu honnêtement compagnie, ne cherchait +aucunement à prolonger l'intervention. Bien au contraire, il estimait +que les deux cabinets devaient chercher ensemble un moyen décent de +sortir le plus tôt possible de cette ennuyeuse affaire<a id="footnotetag169" name="footnotetag169"></a><a href="#footnote169" title="Go to footnote 169"><span class="smaller">[169]</span></a>.</p> + +<p>On le voit, sur ces divers théâtres, la rancune de lord Palmerston +avait été gênante, mais, en fin de compte, assez impuissante. En +Espagne, l'influence française, un moment compromise, avait bientôt +repris le dessus, et c'était, au contraire, l'influence anglaise +qui se trouvait absolument discréditée. En Grèce, il avait fallu +l'accident de la mort de Colettis pour ébranler notre prépotence, et +encore le cabinet de Londres était-il loin de recueillir de cette +mort les avantages qu'il en avait espérés. En Portugal, sur la Plata, +après avoir tenté d'agir en dehors de nous, lord Palmerston devait +reconnaître assez piteusement qu'il n'en avait ni le moyen ni le +<span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> droit. Tant d'échecs ne laissaient pas que d'être fort +mortifiants pour ce ministre, et son prestige outre-Manche en était +atteint. De Londres, le duc de Broglie écrivait à son fils: «On +commence ici à trouver que le mal n'a pas trop bonne mine quand il ne +réussit pas<a id="footnotetag170" name="footnotetag170"></a><a href="#footnote170" title="Go to footnote 170"><span class="smaller">[170]</span></a>.»</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> CHAPITRE IV<br> +<span class="smcap">LA FRANCE ET LES AGITATIONS EN EUROPE.</span><br> +<span class="smaller">(1847-1848.)</span></h3> + +<p class="resume"> + I. Les agitations en Europe, au commencement de 1847. C'est + pour le gouvernement français l'occasion d'un grand rôle. + Comment il est amené à se rapprocher de l'Autriche et à lui + proposer une entente. Rapports directs entre M. Guizot et M. + de Metternich. Cette évolution convenait-elle à la situation + faite à la France?—II. Fermentation libérale en Allemagne. + État d'esprit complexe et troublé de Frédéric-Guillaume IV. + Ses rapports avec M. de Metternich. Il convoque une diète des + États du royaume. Impulsion ainsi donnée au mouvement libéral + et unitaire en Allemagne. M. Guizot comprend le danger qui en + résulte pour la France. Il provoque sur ce point une entente + avec l'Autriche. Ombrages de la presse allemande. Le public + français moins clairvoyant que son gouvernement.—III. Les + menées des radicaux en Suisse. Lucerne appelle les Jésuites. + Attaque des corps francs contre Lucerne. Le gouvernement + français se refuse aux démarches comminatoires demandées par le + cabinet de Vienne. Constitution du Sonderbund. Le gouvernement + français persiste à repousser les mesures pouvant conduire à + une intervention armée. Conseils qu'il fait donner à la Suisse. + Les radicaux finissent par conquérir la majorité dans la diète + fédérale.—IV. Violents desseins des radicaux suisses. La France + écarte une fois de plus les propositions de l'Autriche. Elle + essaye, sans succès, d'amener l'Angleterre à tenir le même + langage qu'elle à Berne. La diète décrète l'exécution fédérale + contre le Sonderbund.—V. L'Europe va-t-elle laisser faire + les radicaux? En réponse à une ouverture venue de Londres, M. + Guizot propose aux puissances d'offrir leur médiation, et leur + soumet un projet de note. Lord Palmerston, après avoir fait + attendre sa réponse, rédige un contre-projet. Le gouvernement + français consent à le prendre en considération. Il obtient de + lord Palmerston certaines modifications de rédaction et fait + adopter ce contre-projet amendé par les représentants des + puissances continentales. Pendant ce temps, le Sonderbund est + complètement vaincu par l'armée fédérale. La diplomatie anglaise + a pressé sous main les radicaux d'agir. Lord Palmerston estime + qu'il n'y a plus lieu de remettre la note. Triomphe insolent + des radicaux. La France n'a pas fait jusqu'alors une brillante + campagne.—VI. Les puissances continentales, désireuses de + prendre leur revanche en Suisse, attendent l'initiative de la + France. M. Guizot comprend l'importance du rôle qui lui est + ainsi offert. Il est résolu à le remplir, malgré les hésitations + qui se manifestent autour de lui. Il renonce à la conférence + et la remplace par une note concertée et une entente générale + avec les cours continentales. Le comte Colloredo et le général + de Radowitz sont envoyés en mission à Paris. Leur accord avec + M. Guizot. Isolement de l'Angleterre. La note est remise à la + diète suisse, et l'on se réserve de décider ultérieurement + les autres <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> mesures à prendre. En février 1848, la + direction de l'action européenne en Suisse est aux mains de la + France.—VII. L'Italie, qui paraissait sommeiller depuis 1832, + commence à se réveiller avec les écrits de Gioberti, Balbo et + d'Azeglio. Élection de Pie IX. L'amnistie. Effet produit à Rome + et dans toute la Péninsule. Dangers résultant de l'inexpérience + du Pape et de l'excitation de la population. Premières réformes + accomplies à Rome. Leur contre-coup en Italie. Le mouvement + en Toscane. Charles-Albert, son passé, ses sentiments, son + caractère. Son impression à la nouvelle des premières mesures + de Pie IX.—VIII. Politique du cabinet français en face du + mouvement italien. Il veut empêcher à la fois que ce mouvement + ne s'arrête devant la résistance réactionnaire et qu'il ne + dégénère sous la pression révolutionnaire. Ses conseils au + gouvernement pontifical. Il cherche à constituer en Italie un + parti modéré. Il met en garde les Italiens contre le danger d'un + bouleversement territorial et d'une attaque contre l'Autriche. + La France et l'Autriche dans la question italienne. Dans quelle + mesure et sur quel terrain elles pouvaient se rapprocher. M. + Guizot expose à la tribune sa politique.—IX. Occupation de + Ferrare par les Autrichiens. Effet produit à Rome et dans le + reste de la Péninsule. Embarras qui en résulte pour la politique + du gouvernement français. Ses conseils à Vienne et à Rome. Il + est assez bien écouté à Vienne. En Italie, au contraire, les + esprits se montent contre lui. Comment M. Guizot répond à cette + ingratitude. Contre-coup sur l'opinion en France. M. Guizot et + le prince de Joinville. Arrangement de l'affaire de Ferrare.—X. + Lord Palmerston excite les Italiens contre la France. Au fond, + cependant, il ne veut pas faire plus que nous contre l'Autriche. + Mission de lord Minto.—XI. L'excitation croissante des esprits + n'est pas favorable au mouvement sagement réformateur. Pie IX + réunit la Consulte d'État. Conseils du gouvernement français. + Scènes de désordres à Rome. Situation inquiétante de la Toscane. + En Piémont, Charles-Albert accorde des réformes, mais s'effraye + de l'agitation qu'elles provoquent. M. de Metternich voit les + choses très en noir et se tourne de plus en plus vers la France. + Le cabinet de Paris se prépare à intervenir.—XII. L'agitation + dans le royaume des Deux-Siciles. Ferdinand II accorde une + constitution. Le roi de Sardaigne et le grand-duc de Toscane + obligés de suivre son exemple. Embarras du Pape. Sages conseils + de notre diplomatie. Action contraire de la diplomatie anglaise. + La Prusse et la Russie prennent une attitude menaçante envers + l'Italie. L'Autriche se plaint de lord Palmerston et se loue de + M. Guizot. Position de la France dans les affaires italiennes + au moment où la révolution de Février vient tout bouleverser. + Conclusion générale sur la politique étrangère de la monarchie + de Juillet à la veille de sa chute.</p> + +<h4>I</h4> + +<p>Les mauvais procédés de lord Palmerston à notre égard, en Grèce +comme en Espagne, sur la Plata comme en Portugal, étaient la moindre +part des difficultés avec lesquelles notre diplomatie se trouvait +alors aux prises. Il en était d'autres, plus importantes et plus +redoutables, dont le ministre anglais n'était pas l'auteur premier, +bien qu'il s'appliquât perfidement à les aggraver. Depuis quelque +temps, dans cette Europe <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> naguère immobile, un vent s'était +élevé qui agitait les peuples et ébranlait les gouvernements; +était-ce un vent de liberté ou de révolution? L'horizon se chargeait +sur plusieurs points de gros nuages noirs; qu'en allait-il sortir? +une pluie fécondante ou une trombe dévastatrice? Dès le commencement +de 1847, en Allemagne, en Suisse, et surtout en Italie à la suite +de l'avènement de Pie IX, la fermentation était assez visible pour +que tous en fussent frappés, ceux qui s'en réjouissaient comme ceux +qui s'en effrayaient. Au cours de la discussion de l'adresse, M. +Thiers, traçant, à la tribune de la Chambre, un brillant tableau +de cette agitation universelle, la saluait avec une allégresse +triomphante. M. de Metternich considérait naturellement ce spectacle +avec des yeux tout autres. «Le monde est bien malade, écrivait-il +mélancoliquement au comte Apponyi... La situation générale de +l'Europe est fort dangereuse. L'ère dans laquelle nous vivons est +une ère de transition, et le moment actuel porte le caractère de +l'une des crises comme il doit nécessairement s'en présenter aux +époques de transition. Savoir à quoi aboutit une crise n'entre pas +dans la faculté des praticiens les plus expérimentés... Je suis +né calme et patient, observateur sévère des forces agissantes et +surtout des forces motrices; eh bien, plus je suis tout cela, et +moins je me reconnais capable de me rendre compte d'un avenir que +mon esprit ne peut pénétrer. Ce qui est clair pour moi, c'est que +les choses subiront de grands changements<a id="footnotetag171" name="footnotetag171"></a><a href="#footnote171" title="Go to footnote 171"><span class="smaller">[171]</span></a>.» M. de Viel-Castel, +que sa situation au ministère des affaires étrangères mettait à même +d'être exactement informé et que sa sagesse d'esprit préservait +des exagérations, <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> notait, sur son journal intime, en +février 1847: «L'aspect de l'Europe est grave en ce moment, et +nul ne peut prévoir ce qu'il deviendra d'ici à quelque temps; il +s'en faut de beaucoup que la France soit la plus compromise<a id="footnotetag172" name="footnotetag172"></a><a href="#footnote172" title="Go to footnote 172"><span class="smaller">[172]</span></a>.» +Le baron Stockmar, confident du prince Albert et du roi Léopold, +écrivait de Londres, au commencement de 1847: «Je prévois de grandes +révolutions; mais quels en seront les résultats, je ne m'aventurerai +pas à le prédire.» Et encore: «Je suis de plus en plus convaincu +que nous sommes à la veille d'une grande crise politique<a id="footnotetag173" name="footnotetag173"></a><a href="#footnote173" title="Go to footnote 173"><span class="smaller">[173]</span></a>.» +M. Guizot disait, à la tribune de la Chambre des députés, le 5 +mai 1847: «Depuis longtemps, l'Europe a vécu dans un état, à tout +prendre, stationnaire; la politique du <i>statu quo</i> a été, depuis +1814, la politique dominante dans les gouvernements européens. Un +grand changement s'opère en ce moment, plus grand que ne le disent +ceux qui en parlent le plus.» En somme, personne ne pouvait prévoir +ce qui allait se passer en Europe; mais chacun pressentait qu'il +s'y préparait des événements graves. L'édifice politique construit +en 1815 semblait sur le point d'être renversé ou tout au moins +transformé.</p> + +<p>En face de telles éventualités, la France ne pouvait demeurer inerte +et indifférente. Tout le monde avait les yeux sur elle, attendait +d'elle quelque chose, aussi bien les peuples qui s'agitaient que les +gouvernements qui se sentaient menacés. Son intérêt était double: +elle devait seconder des mouvements réformateurs et libéraux qui +lui créeraient en Europe une clientèle d'États constitutionnels et +feraient obstacle à la reconstitution d'une Sainte-Alliance; mais +elle devait aussi empêcher que ces mouvements ne dégénérassent en +des révolutions et des guerres qui compromettraient également sa +sécurité intérieure et sa considération extérieure. En un mot, il lui +appartenait d'exercer une sorte d'arbitrage, de protéger l'impulsion +réformatrice contre la réaction absolutiste, et les gouvernements +<span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> contre la révolution. Ce rôle pouvait être profitable et +glorieux. La monarchie de 1830 n'avait pas encore eu l'occasion de +tenir en Europe une telle place et d'y exercer une action aussi +considérable.</p> + +<p>Il était fâcheux que cette tâche s'imposât à elle au moment même où +elle était brouillée avec l'Angleterre. Notre gouvernement, sans +doute, s'il n'eût tenu qu'à lui, se fût volontiers concerté avec le +cabinet de Londres, dont l'alliance lui paraissait indiquée pour +toute politique libérale. Mais il n'y avait aucune chance d'obtenir +le concours de lord Palmerston; bien plus, on pouvait être assuré que +celui-ci verrait dans ces agitations européennes une occasion de nous +susciter des embarras et des périls, en brouillant toutes les cartes, +en poussant partout aux troubles et aux révolutions. L'œuvre à +accomplir en devenait beaucoup plus compliquée. Le cabinet de Paris +vit la difficulté et, pour la surmonter, prit tout de suite une +importante décision; il résolut de chercher du côté de l'Autriche le +point d'appui qu'il n'avait plus l'espoir de trouver en Angleterre.</p> + +<p>De la part du gouvernement du roi Louis-Philippe, ce n'était pas une +sorte de nouveauté soudaine, de brusque revirement. Depuis longtemps, +il tendait à se rapprocher de la cour de Vienne, et j'ai eu souvent +l'occasion de noter les démarches qu'il avait faites dans ce sens. +Sans doute, au lendemain de 1830, le cabinet autrichien s'était +montré l'antagoniste, à la fois épeuré et dédaigneux, de la France de +Juillet, s'agitant pour reconstituer contre elle la Sainte-Alliance, +sur tous les points contredisant ses principes et cherchant à +contrarier sa politique, se heurtant directement en Italie à sa +diplomatie, presque à ses armées; c'est contre l'Autriche que Casimir +Périer, en 1832, faisait l'expédition d'Ancône; c'est à M. de +Metternich qu'en 1833, à la suite des conférences de Münchengraetz, +le duc de Broglie ripostait avec tant de raideur et de hauteur. +Mais, dès 1834, le Roi, d'accord avec M. de Talleyrand, jugea le +moment venu de se mettre en meilleurs termes avec les puissances +continentales, notamment <span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> avec la cour de Vienne, et il entra +en relations directes avec M. de Metternich: cette politique lui +paraissait avantageuse à la fois pour la dynastie, qui y gagnerait +d'être reçue dans la société des vieilles monarchies, et pour la +France, qui, retrouvant par là le libre choix de ses alliances, ne +serait plus à la discrétion de l'Angleterre. L'évolution était-elle +prématurée? Le duc de Broglie le croyait, et cette divergence avec +le souverain n'avait pas été pour peu dans sa chute. M. Thiers, +au début de son ministère, en 1836, entra vivement dans l'idée +de Louis-Philippe, et fit beaucoup d'avances aux cours de l'Est, +dans l'espoir d'obtenir ainsi pour le duc d'Orléans la main d'une +archiduchesse d'Autriche; mais, déçu sur ce point, il ne songea +qu'à se venger et voulut jeter un défi à l'Europe réactionnaire en +intervenant en Espagne: le Roi alors le brisa et le remplaça par M. +Molé. Le nouveau cabinet donna à la cour de Vienne un gage éclatant +de ses intentions amicales, en évacuant Ancône; aussi l'un des griefs +de la coalition fut-il que M. Molé avait trahi la cause libérale en +Europe et humilié la France devant les cours absolutistes. Dans la +crise de 1840, l'Autriche ne suivit l'Angleterre et la Russie qu'à +contre-cœur et parce qu'il lui paraissait impossible de s'en +séparer; si elle était peu énergique dans ses velléités de résistance +à lord Palmerston, elle était sans hostilité propre contre la France; +avant la convention du 15 juillet, elle proposa plusieurs fois des +transactions destinées à prévenir le conflit; après, elle chercha des +accommodements qui y missent fin, et, quand le cabinet du 29 octobre +fut au pouvoir, elle l'aida efficacement à rentrer dans le concert +européen. De 1841 à 1846, toutes les fois que M. Guizot avait quelque +difficulté avec l'Angleterre, il cherchait appui à Vienne; M. de +Metternich, sans être toujours d'accord avec lui, ne lui refusait +généralement pas cet appui, surtout s'il y entrevoyait un moyen de +raffermir la paix générale et aussi de relâcher les liens existant +entre les deux puissances occidentales; il ne se montrait vraiment +maussade à notre <span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> égard que quand l'«entente cordiale» +paraissait s'affermir.</p> + +<p>Lors donc qu'au lendemain des mariages espagnols, le cabinet français +avait, comme nous l'avons vu, cherché appui à Vienne contre les +premières manœuvres hostiles de lord Palmerston<a id="footnotetag174" name="footnotetag174"></a><a href="#footnote174" title="Go to footnote 174"><span class="smaller">[174]</span></a>, il n'avait +fait que persévérer dans une politique déjà ancienne. Depuis, la +rupture avec l'Angleterre étant devenue plus profonde encore, +il voulut faire un pas de plus et proposa formellement à M. de +Metternich une «entente» générale sur les questions pendantes<a id="footnotetag175" name="footnotetag175"></a><a href="#footnote175" title="Go to footnote 175"><span class="smaller">[175]</span></a>. +Pour établir avec le chancelier des rapports plus directs et plus +intimes que ne pouvaient l'être les communications officielles, +il se servit d'un certain Klindworth, Allemand de naissance, dont +il n'ignorait pas les liens avec la diplomatie autrichienne<a id="footnotetag176" name="footnotetag176"></a><a href="#footnote176" title="Go to footnote 176"><span class="smaller">[176]</span></a>. +Au commencement d'avril 1847, ce personnage se mit en route +pour Vienne, avec mission de faire connaître à M. de Metternich +les sentiments de M. Guizot sur la conduite à tenir en face de +l'agitation soulevée dans diverses contrées de l'Europe, notamment +en Allemagne et en Italie; il devait aussi parler des affaires +d'Espagne et de Grèce<a id="footnotetag177" name="footnotetag177"></a><a href="#footnote177" title="Go to footnote 177"><span class="smaller">[177]</span></a>. M. de Metternich, flatté de recevoir +ces avances, chercha, au moins vis-à-vis de ses propres agents, à +faire croire que la France libérale était réduite à lui demander +secours et à lui faire plus ou moins amende honorable<a id="footnotetag178" name="footnotetag178"></a><a href="#footnote178" title="Go to footnote 178"><span class="smaller">[178]</span></a>. Mais il +ne le prit pas d'aussi haut dans sa réponse au ministre français: +fort inquiet lui-même, il avait garde de décourager les ouvertures +qu'on lui faisait. S'il se plaisait à envelopper ses déclarations +de théories qui rappelaient <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> un peu la Sainte-Alliance, il +aboutissait en pratique à accepter le terrain d'accord qui lui était +proposé<a id="footnotetag179" name="footnotetag179"></a><a href="#footnote179" title="Go to footnote 179"><span class="smaller">[179]</span></a>. M. Guizot souriait de ce qu'il appelait un «galimatias +judicieux<a id="footnotetag180" name="footnotetag180"></a><a href="#footnote180" title="Go to footnote 180"><span class="smaller">[180]</span></a>»; du moment où il avait satisfaction sur la réalité +des choses, peu lui importait que le chancelier s'abandonnât à +sa manie prédicante et pontifiante: loin de s'en formaliser, il +affectait, pour mieux gagner son nouvel allié, de prêter une oreille +attentive à ses enseignements, et était tout prêt à lui payer en +courtoisie admirative et déférente l'avantage de l'attirer dans +l'orbite de la politique française.</p> + +<p>Cette disposition de M. Guizot apparaît bien dans une lettre qu'il +adressa à M. de Metternich, après le retour de M. Klindworth; ce que +ce dernier lui rapportait de Vienne lui avait paru assez favorable +pour qu'il crût le moment venu d'ouvrir une correspondance directe +avec le chancelier; il lui écrivit donc, le 18 mai 1847, la lettre +suivante, qui est trop caractéristique de la nouvelle politique du +cabinet français pour qu'il n'y ait pas intérêt à la reproduire +en entier: «Les conversations de Votre Altesse avec M. Klindworth +ne me laissent qu'un regret, mais bien vif, c'est de ne les avoir +pas eues moi-même. Plus j'entrevois votre esprit, plus j'éprouve +le besoin et le désir de le voir tout entier. Et l'on ne voit tout +qu'avec ses propres yeux. On ne s'entend vraiment que lorsqu'on se +parle. Faute de cela, et en attendant cela, car je n'en veux pas +désespérer, je serai heureux de vous écrire et que vous m'écriviez, +et que nos communications, si elles restent lointaines, soient du +moins personnelles et intimes. Ce ne sera pas assez, mais ce sera +mieux pour les affaires. Et ce sera pour moi un grand plaisir, en +même temps qu'un grand bien dans les affaires. Je ne connais pas +de plus grand plaisir que l'intimité avec un grand esprit. Nous +sommes placés à des points bien différents <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> de l'horizon, +mais nous vivons dans le même horizon. Au fond et au-dessus de +toutes les questions, vous voyez la question sociale. J'en suis +aussi préoccupé que vous. Nos sociétés modernes ne sont pas en état +de décadence, mais, par une coïncidence qui ne s'était pas encore +rencontrée dans l'histoire du monde, elles sont à la fois en état de +développement et de désorganisation, pleines de vitalité et en proie +à un mal qui devient mortel s'il dure, l'esprit d'anarchie. Avec des +points de départ et des moyens d'action fort divers, nous luttons, +vous et moi, j'ai l'orgueil de le croire, pour les préserver ou les +guérir de ce mal. C'est là notre alliance. C'est par là que, sans +conventions spéciales et apparentes, nous pouvons, partout et en +toute grande occasion, nous entendre et nous seconder mutuellement. +Ce n'est pas de tels ou tels rapprochements diplomatiques, fondés +sur telle ou telle combinaison d'intérêts, c'est d'une seule et +même politique pratiquée de concert que l'Europe a besoin. Il n'y +a pas deux politiques d'ordre et de conservation. La France est +maintenant disposée et propre à la politique de conservation. Elle +a, pour longtemps, atteint son but et pris son assiette. Bien des +oscillations encore, mais de plus en plus faibles et courtes, comme +d'un pendule qui tend à se fixer. Point de fermentation profonde +et turbulente, ni pour le dedans, ni pour le dehors. Il y a deux +courants contraires dans notre France actuelle: l'un, à la surface et +dans les apparences, encore révolutionnaire; l'autre, au fond et dans +les réalités, décidément conservateur. Le courant du fond prévaudra. +L'Europe a grand intérêt à nous y aider. À l'occident et au centre de +l'Europe, en Espagne, en Italie, en Suisse, en Allemagne, c'est la +question sociale qui fermente et domine. Il y a là des révolutions à +finir ou à prévenir. À l'ouest de l'Europe, autour de la mer Noire et +de l'Archipel, la question est plus politique que sociale. Il y a là +des États à soutenir ou à contenir. Ce n'est qu'avec le concours de +la France, de la politique conservatrice française, qu'on peut lutter +efficacement contre l'esprit révolutionnaire et anarchique dans les +pays où il souffle, c'est-à-dire dans l'Europe occidentale. Et dans +l'Europe <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> orientale, où tant de complications politiques +peuvent naître, l'intérêt français est évidemment en harmonie avec +l'intérêt européen et spécialement avec l'intérêt autrichien. La +politique d'entente et d'action commune est donc, entre nous, +naturelle et fondée en fait, et j'ai la confiance que, pratiquée +avec autant de suite que peu de bruit, elle sera aussi efficace que +naturelle. Je suis charmé de voir, mon prince, que vous avez aussi +cette confiance, et je tiens à grand honneur ce que vous voulez +bien penser de moi. J'espère que la durée et la mise en pratique de +notre intimité ne feront qu'affermir votre confiance et votre bonne +opinion. C'est la pratique qui est la pierre de touche de toute +chose. Et certes, les questions au sujet desquelles notre entente +sera mise à l'épreuve, ne manquent pas en ce moment. Vous les avez +parcourues et éclairées, tout en causant avec M. Klindworth. Je m'en +entretiens aussi avec lui presque tous les jours... Croyez, mon +prince, au profond plaisir que me causent les témoignages de votre +estime, et permettez-moi de vous offrir tous les sentiments qu'il +pourra vous plaire de trouver en moi pour vous<a id="footnotetag181" name="footnotetag181"></a><a href="#footnote181" title="Go to footnote 181"><span class="smaller">[181]</span></a>.»</p> + +<p>La réponse de M. de Metternich, datée du 15 juin, est loin d'avoir le +même intérêt. Après avoir témoigné «la satisfaction que lui faisait +éprouver la confiance personnelle» de M. Guizot, le chancelier +dogmatisait avec sa solennité accoutumée. Il se piquait cependant de +«ne pas vivre dans des abstractions, mais dans le monde pratique», +et de «savoir tenir compte de la première des puissances, celle de +la vérité dans les choses». «Le caractère véritable de notre temps, +ajoutait-il, est celui d'une ère de transition... Le jeu politique +ne m'a point semblé répondre aux besoins de ce temps; je me suis +fait socialiste conservateur.» Il laissait toujours voir quelque +préoccupation de se poser comme si c'était la France qui venait +rejoindre l'Autriche sur son terrain; mais, en somme, il adhérait à +toutes les idées exprimées par M. Guizot. «La France, disait-il, +marchant dans une direction conservatrice, <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> peut être sûre +de se rencontrer avec l'Autriche, et cette rencontre même renferme +un gage pour le repos général. Vous avez, Monsieur, une grande et +noble tâche à remplir, celle de consolider le repos de la France. Le +repos d'un grand État ne saurait être un fait isolé; pour arriver +à sa pleine jouissance, il doit être soutenu par le repos général. +Comptez sur ma volonté de concourir, autant que mes facultés pourront +me le permettre, à la salutaire entreprise d'assurer ce bienfait +à l'Europe, et veuillez être convaincu de la satisfaction que +j'éprouverai toujours en joignant, pour un but aussi important, mes +efforts personnels aux vôtres<a id="footnotetag182" name="footnotetag182"></a><a href="#footnote182" title="Go to footnote 182"><span class="smaller">[182]</span></a>.»</p> + +<p>En nouant ces relations, le désir de M. Guizot était évidemment de +se mettre avec M. de Metternich sur le pied d'intimité amicale et +confiante où il avait été, de 1843 à 1846, avec lord Aberdeen. Il n'y +réussit pas pleinement. La correspondance directe devait se continuer +entre les deux ministres français et autrichien; mais, en dépit des +politesses réciproques<a id="footnotetag183" name="footnotetag183"></a><a href="#footnote183" title="Go to footnote 183"><span class="smaller">[183]</span></a>, il y resta toujours quelque chose d'un +peu guindé. Si l'entente était établie, elle n'avait, à vraiment +parler, rien de «cordial».</p> + +<p>Cette évolution vers l'Autriche était un moyen de nous défendre +contre l'hostilité de l'Angleterre, de nous garantir de l'isolement +où lord Palmerston prétendait nous réduire. Elle avait, de plus, cet +avantage, constamment poursuivi par notre diplomatie depuis 1830, +de rompre définitivement la coalition toujours près de se reformer +entre les trois puissances de l'Est contre la France suspecte de +révolution. Convenait-elle aussi bien à la situation que nous +faisaient, au rôle que nous imposaient les agitations survenues en +Europe? N'avait-elle pas cet inconvénient, au moment où la liberté +fermentait dans tant de contrées, de nous ranger dans le camp +réactionnaire? C'était, on le sait, le reproche hautement formulé +par M. Thiers. Ce <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> reproche eût été fondé, s'il s'était agi +pour la France de se mettre à la remorque de l'Autriche. Mais, comme +on le verra, M. Guizot ne l'entendait pas ainsi. Il ne voulait pas +aller rejoindre M. de Metternich sur le terrain où, après 1830, +le chancelier s'était placé pour nous faire échec; il voulait le +déterminer à venir sur le terrain nouveau, intermédiaire, où il +plaisait à la monarchie de Juillet, devenue un gouvernement établi, +conservateur, de lui offrir une rencontre. Des deux objets de notre +politique extérieure: combattre la révolution et aider aux réformes, +le premier plaisait beaucoup plus à l'Autriche que le second. Mais +nous comptions sur le besoin qu'elle avait de notre secours contre la +révolution, pour obtenir d'elle qu'elle laissât faire les réformes. +Que cette politique eût des difficultés, on ne saurait le nier. Il +fallait s'attendre que l'Autriche n'eût pas toujours la résignation +facile, et qu'elle cherchât à nous attirer dans sa ligne, à nous +compromettre. Certains changements, notamment en Italie, devaient +être malaisés à lui faire accepter. Mais quelle politique aurait +été plus commode? S'il eût fallu manœuvrer d'accord avec lord +Palmerston, au milieu des agitations européennes, n'eussions-nous +pas eu au moins autant de mal à ne pas nous laisser engager dans ses +complaisances révolutionnaires?</p> + +<p>Du reste, c'était chez M. Guizot une idée arrêtée, que la France +servait d'autant plus efficacement la liberté en Europe, qu'elle +était plus résolument et plus manifestement conservatrice, qu'elle +donnait aux puissances, jusque-là méfiantes et inquiètes, plus de +gages de sa sagesse. Il exposait cette idée, le 5 mai 1847, à la +tribune de la Chambre des députés, en réponse aux critiques de +l'opposition. Parlant du «grand changement» qui s'opérait alors en +Europe: «Vous y voyez, disait-il, des gouvernements nouveaux, des +monarchies constitutionnelles qui travaillent à se fonder, une en +Espagne, une en Grèce; vous voyez, en même temps, des gouvernements +anciens qui travaillent à se modifier, le Pape en Italie, la Prusse +en Allemagne. Je ne veux rien développer, je ne fais que nommer. Ces +faits-là sont immenses. Croyez-vous que la <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> politique que la +France a suivie depuis 1830, la politique conservatrice, pour appeler +les choses par leur nom, n'ait pas joué et ne joue pas un grand +rôle dans ce qui se passe en Europe? Beaucoup d'hommes, dans les +gouvernements et dans les peuples, ont été rassurés contre la crainte +des révolutions; beaucoup d'hommes ont appris à croire ce qu'ils +ne croyaient pas possible il y a quinze ans, que des gouvernements +libres fussent en même temps des gouvernements réguliers, +parfaitement étrangers à toute propagande révolutionnaire, à tout +désordre révolutionnaire. L'Europe a appris à croire cela, qu'elle +ne croyait pas. C'est une des principales causes des changements +que vous voyez se faire aujourd'hui en Europe. Prenez garde! le +rôle que vous avez joué depuis 1830, ne le changez pas; soyez plus +conservateurs que jamais!»</p> + +<h4>II</h4> + +<p>Il convenait d'indiquer tout d'abord quelle était, en face de +l'agitation régnant en Europe, la direction générale donnée à la +diplomatie française. Reste maintenant à voir cette diplomatie à +l'œuvre, dans chacune des contrées où l'agitation soulevait +quelque grave problème. Trois pays, entre tous les autres, devaient, +à ce titre, fixer l'attention: l'Allemagne, la Suisse et l'Italie.</p> + +<p>On sait comment, après 1815, l'organisation donnée à l'Allemagne +et la conduite suivie par les gouvernements de la Confédération +avaient trompé les espérances libérales et les ambitions nationales +éveillées en 1813<a id="footnotetag184" name="footnotetag184"></a><a href="#footnote184" title="Go to footnote 184"><span class="smaller">[184]</span></a>. M. de Metternich avait été l'auteur principal +et pour ainsi dire la personnification de cette réaction absolutiste +à laquelle lui paraissait liée la suprématie de l'Autriche en terre +germanique. Pendant de longues années, il fut assez habile ou assez +heureux pour se <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> faire seconder par la puissance même qui eût +pu trouver intérêt à arborer le drapeau contraire, par la Prusse. +Frédéric-Guillaume III, modeste, d'esprit un peu étroit et court, +d'autant plus désireux de repos et d'immobilité qu'il avait traversé, +pendant sa jeunesse, de plus tragiques vicissitudes, s'était fait +une loi de marcher toujours derrière le cabinet de Vienne. Mais +ce prince était mort en 1840, et le caractère de son successeur, +Frédéric-Guillaume IV, était loin de donner à M. de Metternich la +même sécurité. Déjà plusieurs fois<a id="footnotetag185" name="footnotetag185"></a><a href="#footnote185" title="Go to footnote 185"><span class="smaller">[185]</span></a>, j'ai eu l'occasion de +noter quelques traits de cette physionomie complexe, énigmatique, +troublée: un mélange de chimère et de pusillanimité, d'ambition et de +scrupule, d'exaltation et d'indécision; l'horreur de la révolution, +la répugnance pour toute nouveauté libérale, surtout si elle portait +la marque française, le culte presque superstitieux du passé, +l'infatuation d'un roi de droit divin, des protestations sincères +d'attachement à l'Autriche et de déférence pour M. de Metternich; et, +en même temps, une imagination toujours en travail, un esprit plein +de projets, des rêves de grandes réformes, le goût de discourir et de +donner ses émotions en spectacle, une aspiration à la popularité des +remueurs et des meneurs d'opinion, et, dans un lointain encore un peu +vague, à travers beaucoup d'incertitudes, la tentation du grand rôle +qui pouvait appartenir à la Prusse dans une Allemagne transformée et +unifiée.</p> + +<p>Un tel esprit devait être ému de l'insistance avec laquelle l'opinion +réclamait l'exécution des promesses constitutionnelles faites, en +1807 et en 1815, par Frédéric-Guillaume III. Il eût bien voulu +dégager la parole en souffrance de son père, satisfaire son peuple +par quelque initiative généreuse, se sentir en communion avec l'âme +allemande. Mais, en même temps, il était décidé à ne rien faire qui +ressemblât à une constitution française, rien qui limitât le pouvoir +absolu qu'il croyait tenir de Dieu. L'idée lui vint de résoudre la +difficulté en développant les États provinciaux qui fonctionnaient +en Prusse depuis 1822, <span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> et dont le caractère tout germanique +lui plaisait. Il se mit alors à chercher comment il pourrait les +réunir et les admettre à délibérer sur les affaires du royaume, +sans cependant en faire des États généraux. Cette recherche dura +plusieurs années. Par un effet singulier de la confusion qui régnait +dans ce cerveau, au moment où il songeait à inaugurer une politique +en réalité dirigée contre M. de Metternich, c'était de ce dernier +qu'il tenait avant tout à prendre l'avis. Vainement le chancelier +tâchait-il d'éviter des entretiens dont il pressentait l'inutilité, +le Roi saisissait toutes les occasions de se «jeter à son cou» et +de «lui ouvrir son cœur». Ainsi profita-t-il de ce que M. de +Metternich était venu, en 1845, à Stolzenfels, saluer la reine +Victoria, pour avoir avec lui, dans la cabine d'un bateau à vapeur, +une conversation de plus de deux heures. Le ministre autrichien +l'écouta en homme dont la sagesse n'était pas dupe de ces chimères. À +Frédéric-Guillaume lui affirmant sa volonté de ne se laisser jamais +imposer des «États généraux du royaume» et de se borner à une réunion +plénière des États provinciaux, il répliqua: «Si Votre Majesté veut +réellement ce qu'elle me fait l'honneur de me confier, mon intime +conviction me presse de lui déclarer qu'elle convoquera les six cents +députés provinciaux comme tels, et que ceux-ci se sépareront comme +États généraux. Pour empêcher cela, la volonté de Votre Majesté +ne suffit pas.» Et comme le Roi ajoutait qu'il agirait seulement +«pour lui», et que son successeur pourrait changer son œuvre, le +chancelier l'interrompant: «Il y a des choses, lui dît-il, qui, une +fois faites, sont irrévocables!» Quoique ainsi contredit, le Roi n'en +termina pas moins la conversation en prodiguant les démonstrations +affectueuses à son interlocuteur et en «l'embrassant à l'étouffer». +Quant à M. de Metternich, il sortit de là inquiet et triste. «La +Prusse, écrivait-il au comte Apponyi, est dans une fort dangereuse +situation. Le Roi veut le bien, mais il ne sait pas où il se trouve... +Il fait tout ce qu'il faut pour arriver là où il ne veut point en +venir. Rendre droit un pareil esprit est une entreprise impossible.» +Il ajoutait, toujours à propos des projets <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> de ce prince, +dans une lettre à l'archiduc Louis: «Tout le monde se demande ce +qu'un avenir prochain pourrait bien nous réserver, et personne n'a +confiance dans les événements futurs<a id="footnotetag186" name="footnotetag186"></a><a href="#footnote186" title="Go to footnote 186"><span class="smaller">[186]</span></a>.»</p> + +<p>M. de Metternich avait raison de croire que ses conseils +n'arrêteraient pas le roi de Prusse. Le 3 février 1847, après bien +des tergiversations, celui-ci publia, avec grand fracas, des lettres +patentes convoquant dans une diète générale les États divers,—État +des princes, comtes et seigneurs, État de l'ordre équestre, État des +villes, État des communes rurales,—qui jusque-là ne s'étaient réunis +que sous la forme de diètes provinciales. Le nombre des députés +dépassait six cents. Il est vrai que l'assemblée ne devait avoir ni +périodicité, ni droit d'initiative, et que ses délibérations étaient +purement consultatives. Le Roi, qui se piquait d'être orateur, +inaugura, au commencement d'avril, les travaux de la diète par un +long discours où éclataient toutes les contradictions de son esprit +et de son œuvre. Il y déclarait, avec insistance, «qu'aucune +puissance sur la terre ne l'amènerait à changer les rapports +naturels entre le souverain et son peuple en rapports conventionnels +et constitutionnels garantis par des chartes et scellés par +des serments»; il n'admettait pas «qu'une feuille écrite vînt +s'interposer entre Dieu et la Prusse pour gouverner ce pays par ses +paragraphes»; il proclamait sa volonté de maintenir «l'omnipotence +royale» contre «les damnables désirs et l'esprit négatif du siècle»; +et, en même temps, il donnait aux députés réunis l'exemple de la +hardiesse, en soulevant, dans sa harangue, les questions les plus +difficiles, les plus brûlantes, et en semblant les offrir lui-même +à la discussion<a id="footnotetag187" name="footnotetag187"></a><a href="#footnote187" title="Go to footnote 187"><span class="smaller">[187]</span></a>. Le résultat ne se fit pas attendre. Dans la +<span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> diète, des voix nombreuses, éloquentes, s'élevèrent contre +les thèses royales et revendiquèrent les droits du peuple et de ses +représentants. Les débats, qui se prolongèrent jusque vers la fin +de juin, furent d'un véritable parlement politique: ils portèrent +sur toutes les questions intérieures et même, malgré les ministres, +sur les affaires étrangères. Le retentissement fut immense, non +seulement en Prusse, mais dans l'Allemagne entière. Les espérances +libérales, si longtemps déçues et comprimées, se donnèrent carrière. +Chacun avait le sentiment qu'il se passait quelque chose comme un +1789 germanique. Peu importait que Frédéric-Guillaume essayât et même +qu'il réussît en partie, pour cette fois, à maintenir ses droits +contre les exigences parlementaires; le seul fait de ces discussions +donnait à l'esprit public une impulsion à laquelle on ne pouvait +se flatter de résister longtemps. M. de Metternich, qui, au mois +de février, dès le lendemain des lettres patentes, s'était écrié +tristement, mais sans surprise: «<i>Alea jacta est</i>», ajoutait, le 6 +juin, après avoir vu se dérouler toutes les conséquences qu'il avait +prévues: «Le Roi a été entraîné où il ne voulait pas aller. Il ne +voulait point d'<em>États généraux</em>, et il les a dans les <em>États réunis</em>... +Il ne voulait pas subordonner aux États toute la législation, +et elle est entre leurs mains... Six cent treize individus ne se +laissent pas mettre sur un lit de Procuste, et, si on les y met, ils +font sauter le lit et s'en procurent un meilleur<a id="footnotetag188" name="footnotetag188"></a><a href="#footnote188" title="Go to footnote 188"><span class="smaller">[188]</span></a>.»</p> + +<p>Lord Palmerston voyait avec plaisir Frédéric-Guillaume s'engager +dans cette voie nouvelle<a id="footnotetag189" name="footnotetag189"></a><a href="#footnote189" title="Go to footnote 189"><span class="smaller">[189]</span></a>: il l'y eût volontiers poussé. Rien +ne lui paraissait plus favorable à l'alliance anglo-prussienne +<span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> qu'il rêvait d'édifier sur les ruines de l'entente avec la +France<a id="footnotetag190" name="footnotetag190"></a><a href="#footnote190" title="Go to footnote 190"><span class="smaller">[190]</span></a>. À Paris, avait-on les mêmes raisons d'être satisfait? +S'il n'avait été question, à Berlin, que d'un développement +libéral et constitutionnel, la France n'aurait eu aucune raison de +le voir de mauvais œil; bien au contraire. Mais il suffisait +d'être un peu attentif,—ce qui, à la vérité, était difficile +au public parisien,—pour apercevoir, au fond de ce mouvement, +l'idée de l'unité allemande, redevenue si vivace depuis 1840<a id="footnotetag191" name="footnotetag191"></a><a href="#footnote191" title="Go to footnote 191"><span class="smaller">[191]</span></a>. +On la devinait, quoique encore enveloppée de réticences et de +scrupules, dans la pensée royale; elle inspirait évidemment les +hommes politiques prussiens dont les conseils avaient décidé +Frédéric-Guillaume à publier sa quasi-constitution<a id="footnotetag192" name="footnotetag192"></a><a href="#footnote192" title="Go to footnote 192"><span class="smaller">[192]</span></a>; elle +éclatait dans les manifestations de la diète et plus encore +peut-être dans l'émotion que ces manifestations éveillaient par +toute l'Allemagne. Évidemment, en devenant libérale, la Prusse +prenait la direction de l'opinion allemande, et continuait ainsi, +dans l'ordre politique, à son profit et au détriment de l'Autriche, +l'unification qu'elle avait commencée déjà, depuis quelque temps, +dans l'ordre économique, par l'établissement du <em>Zollverein</em>. M. de +Metternich ne s'y trompait pas. Le 6 juin 1847, dans une lettre au +roi de Wurtemberg, où il exposait les dangers de l'expérience tentée +par le roi de Prusse, il terminait par ce remarquable pronostic: «Il +faut que, sous la pression du nouveau système, la Prusse s'efforce +d'agrandir l'espace dans lequel elle se trouve emprisonnée; l'idée +allemande lui en fournit les moyens tout prêts, et ces moyens, c'est +l'idée des nationalités qui les lui offre, cette idée qui dit tout et +qui ne dit rien, cette idée qui remplit actuellement le monde<a id="footnotetag193" name="footnotetag193"></a><a href="#footnote193" title="Go to footnote 193"><span class="smaller">[193]</span></a>.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> Ce n'est pas aujourd'hui qu'il est besoin de montrer de +quel danger était, pour la France, l'unité allemande constituée sous +l'hégémonie prussienne. En intervenant d'une façon trop directe et +trop ouverte pour l'empêcher, la diplomatie française eût risqué +d'irriter le sentiment national et, par suite, de précipiter le +mouvement qu'il lui importait de contenir. Mais elle avait, dans +cette circonstance, des alliés tout indiqués, qui pouvaient agir plus +utilement et qu'elle devait se borner à stimuler, à seconder sous +main: c'étaient les petits États d'outre-Rhin, intéressés à ne pas +se laisser absorber par la Prusse; c'était aussi l'Autriche, menacée +dans sa suprématie sur la Confédération. M. Guizot eut tout de suite +une vue très nette de la situation, et, dès le 25 février 1847, avant +même que la diète prussienne eut commencé ses travaux, il adressait +à son ambassadeur à Vienne cette lettre vraiment remarquable: «Un +fait considérable vient de s'accomplir en Allemagne. Le roi de Prusse +a donné une constitution à ses États; ce que lord Palmerston voit +surtout dans cet événement, c'est un triomphe de l'esprit libéral,... +et c'est dans ce sens qu'il travaille à attirer l'événement et à +l'exploiter. Nous n'avons certes aucun éloignement pour l'extension +du régime constitutionnel en Europe; et nous aussi, au moins autant +que l'Angleterre, nous pouvons la regarder comme favorable. Mais nous +voyons, dans ce qui se passe en Prusse, deux choses: d'une part, le +fait purement intérieur pour la Prusse, le changement apporté dans +son mode de gouvernement au dedans; d'autre part, le fait extérieur +et germanique, la situation nouvelle que, par suite de ce changement, +la Prusse prend ou pourra prendre en Allemagne. Nous n'avons, quant +au premier de ces faits, aucun rôle à jouer, aucune influence à +exercer; le changement des institutions intérieures de la Prusse +excite notre intérêt sans appeler notre action. Le changement de sa +situation en Allemagne, au contraire, nous préoccupe fort, et notre +politique y est fort engagée. Nous sommes frappés du grand parti +que la Prusse ambitieuse pourrait désormais tirer, en Allemagne, +des deux idées qu'elle tend évidemment à s'approprier, <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> +l'unité germanique et l'esprit libéral. Elle pourrait, à l'aide de +ces deux leviers, saper peu à peu l'indépendance des États allemands +secondaires, et les attirer, les entraîner, les enchaîner à sa suite, +de manière à altérer profondément l'ordre germanique actuel et, par +suite, l'ordre européen. Or, l'indépendance, l'existence tranquille +et forte des États secondaires de l'Allemagne nous importent +infiniment, et nous ne pouvons entrevoir la chance qu'ils soient +compromis ou seulement affaiblis au profit d'une puissance unique, +sans tenir grand compte de cette chance et la faire entrer pour +beaucoup dans notre politique. Il y a donc pour nous, dans ce qui +se passe en Prusse, tout autre chose que ce que paraît y voir lord +Palmerston, et nous y regarderons de très près. Qu'en pense le prince +de Metternich? Quelle conduite l'Autriche tiendra-t-elle en cette +circonstance? Nous aurions grand intérêt à le savoir<a id="footnotetag194" name="footnotetag194"></a><a href="#footnote194" title="Go to footnote 194"><span class="smaller">[194]</span></a>.»</p> + +<p>M. de Metternich, auquel lecture fut donnée de la lettre de M. +Guizot, répondit dans la même forme, le 18 mars 1847, par une lettre +à son ambassadeur à Paris. Il commença tout d'abord par affirmer son +accord de vues avec le gouvernement français. «M. Guizot, écrit-il, +fixe des regards inquiets sur ce qui se passe aujourd'hui en Prusse. +Il ne peut mettre en doute que, entre son impression et la mienne, +il ne saurait guère y avoir de différence.» Le chancelier reconnaît +que «la situation pourrait évoquer des dangers à l'égard desquels +la France et l'Autriche se rencontreraient dans leurs intérêts, et +qui, loin de concerner seulement ces deux puissances, toucheraient +plus particulièrement les États allemands de second ordre et ceux +d'un ordre inférieur». Le moyen d'écarter ces dangers lui paraît +être de soutenir, de renforcer le principe de la fédération et de +l'opposer aux ambitions centralisatrices. «Le salut, dit-il, est dans +l'union de tous contre un, dans la voie légale qu'offre le système +fédéral.» Il promet, quant à lui, de se placer sur ce terrain, d'y +appeler ses confédérés, et demande à la France de lui donner, pour +cette œuvre, son «appui moral». <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> Toutefois, faisant +remarquer que le premier rôle doit être laissé aux États allemands, +il recommande au cabinet de Paris une grande réserve; il insiste +sur ce que ce cabinet, en se donnant trop de mouvement, risquerait +de «provoquer le mal» qu'il veut empêcher. «Un esprit éclairé +comme l'est celui de M. Guizot, dit-il en terminant, ne saurait se +tromper sur ce que nous regardons comme utile ou dangereux. Veuillez +porter cette lettre à la connaissance de M. Guizot. Il me trouvera +constamment disposé à l'échange le plus franc de mes impressions et +de mes idées avec les siennes, et il n'y a pas aujourd'hui de sujet +plus grave que le prochain avenir de la Prusse et le contre-coup que, +en mal ou en bien, le développement des événements devra porter sur +les autres États allemands<a id="footnotetag195" name="footnotetag195"></a><a href="#footnote195" title="Go to footnote 195"><span class="smaller">[195]</span></a>.»</p> + +<p>L'observation du chancelier sur la réserve commandée à la France +était fondée. Pour le moment, d'ailleurs, le danger qui nous +préoccupait n'avait pas pris corps; le roi de Prusse paraissait +même plus embarrassé du mouvement suscité par lui en Allemagne que +décidé à en profiter. Il y avait donc pour nous plutôt à regarder, +à nous tenir prêts, qu'à agir. Notre vigilance, du moins, ne se +ralentit pas. Quand, au commencement d'avril 1847, M. Guizot envoya +M. Klindworth en Autriche pour proposer une entente générale<a id="footnotetag196" name="footnotetag196"></a><a href="#footnote196" title="Go to footnote 196"><span class="smaller">[196]</span></a>, la +première question dont il le chargea d'entretenir M. de Metternich +fut la situation de la Prusse et de l'Allemagne. Cette communication +mit de nouveau en lumière l'accord d'intérêts et de vues existant +sur ce point entre les cabinets de Paris et de Vienne. «M. Guizot +pense comme moi, écrivit à ce propos M. de Metternich, que le +seul contrepoids possible contre les écarts auxquels a donné lieu +l'entreprise de Sa Majesté Prussienne, devra être cherché dans +le principe fédéral. Aussi est-ce vers ce but que tendent et que +ne cesseront d'être dirigés nos efforts. Le développement des +événements servira de guide <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> à notre marche ultérieure<a id="footnotetag197" name="footnotetag197"></a><a href="#footnote197" title="Go to footnote 197"><span class="smaller">[197]</span></a>.» +Le gouvernement français ne se contentait pas d'être ainsi en +communication avec le cabinet autrichien, il veillait à ce que les +États secondaires d'Allemagne, ceux surtout qui avaient un régime +constitutionnel plus ou moins analogue au nôtre, fussent aussi sur +leurs gardes, et il les assurait de son appui discret, mais ferme, +contre toute tentative d'absorption.</p> + +<p>La diplomatie prussienne eut vent de nos démarches, particulièrement +de nos ouvertures à l'Autriche, et, dans ses dépêches, le comte +d'Arnim, ministre de Prusse à Paris, ne manqua pas d'en informer son +gouvernement<a id="footnotetag198" name="footnotetag198"></a><a href="#footnote198" title="Go to footnote 198"><span class="smaller">[198]</span></a>. La presse allemande était aussi sur le qui-vive, +singulièrement prompte à prendre feu dès que nous faisions mine de +nous occuper des affaires germaniques. En novembre 1847, le <cite>Journal +des Débats</cite> ayant dit que la Prusse n'était pas, ne pouvait pas être +toute l'Allemagne, et ayant ajouté que celle-ci était une fédération +d'États, non un État fédératif, les feuilles d'outre-Rhin répondirent +en revendiquant hautement le droit du peuple allemand à constituer +son unité. Le <cite>Journal des Débats</cite> répliqua en rappelant les traités +de 1814 et en insistant sur l'indépendance des petits États. Pour +empêcher qu'on n'évoquât le vieux spectre de l'ambition française, +il déclara que personne ne songeait plus à revendiquer la frontière +du Rhin, et répudia, au nom de son gouvernement, toute prétention de +s'immiscer, à titre de protecteur, dans les affaires germaniques. «Ce +que nous souhaitons, ajouta-t-il, en donnant aux États secondaires +de l'Allemagne des témoignages constants d'une vieille sympathie, ce +n'est point de les obliger à venir prendre chez nous un mot d'ordre +et une consigne, c'est de les encourager à maintenir chez eux l'ordre +politique qui s'y est développé dans des formes analogues aux nôtres, +à préserver les établissements parlementaires qu'ils doivent, comme +<span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> nous, au mouvement constitutionnel de 1815. Ce que nous +souhaitons par-dessus tout, c'est que les puissants confédérés qu'ils +ont à Francfort ne gênent pas plus leur liberté que ne la gênera +jamais cette sincère et discrète amitié qu'ils trouvent auprès de +nous, et dont on ne réussira plus à leur faire un épouvantail.»</p> + +<p>En France, le public, distrait par d'autres questions plus bruyantes, +s'occupait très peu de ces affaires allemandes; il les connaissait +mal et n'en saisissait pas l'importance. La presse de gauche +venait-elle par hasard à en parler, c'était pour s'indigner de ce que +le gouvernement se rapprochait de l'Autriche absolutiste, au lieu de +tendre la main à la Prusse en voie de transformation libérale; et +elle montrait là une preuve nouvelle de la conspiration réactionnaire +dont elle accusait Louis-Philippe et M. Guizot. Vue bien courte et +bien fausse! Elle ne se rendait pas compte que le danger contre +lequel la diplomatie française devait se tenir en garde au centre de +l'Europe, avait changé de place depuis le seizième et le dix-septième +siècle; qu'il venait, non plus de l'Autriche, maintenant déchue, mais +de la Prusse, dont tout révélait la rapide et menaçante croissance. +Or, de même que Richelieu avait accepté contre la prépotence de +la maison de Habsbourg tous les alliés qui s'offraient, sans +s'effaroucher qu'ils fussent protestants, de même, contre l'ambition +des successeurs de Frédéric II, M. Guizot pouvait, sans scrupule, +faire appel au concours d'une puissance qui n'avait pas encore +introduit chez elle le régime parlementaire. Aujourd'hui, d'ailleurs, +après les événements de 1866 et de 1870, personne n'hésite à donner +absolument raison au gouvernement du roi Louis-Philippe. On lui sait +gré de n'avoir pas attendu la leçon de ces événements pour comprendre +où était l'intérêt de la France, et l'on ne peut s'empêcher de +songer, non sans d'amers regrets, aux malheurs qui eussent été +évités, si, parmi les gouvernements venus après lui, tous avaient eu +la même clairvoyance et donné la même direction à leur politique.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> III</h4> + +<p>En Allemagne, le danger qui préoccupait justement M. Guizot n'était +qu'à l'état de menace plus ou moins lointaine. En Suisse, la crise +était flagrante et exigeait des décisions immédiates. Bien que le +théâtre fût petit, le drame qui s'y déroulait était un de ceux qui, +en 1847, occupaient le plus, non seulement le cabinet, mais le public +français; les diverses puissances y prêtaient une attention anxieuse, +et l'attitude qu'y prenait notre gouvernement se trouvait avoir une +grande influence sur ses rapports avec les autres cours et sur sa +situation en Europe; à tous ces points de vue, ce fut un des épisodes +importants et caractéristiques de l'histoire diplomatique de la fin +du règne. Pour le bien comprendre, force est de revenir un peu en +arrière. On sait que depuis longtemps, en Suisse, le parti radical +tâchait de substituer à la fédération existant en vertu du pacte de +1815, un État plus centralisé dont il se flattait d'être le maître et +qui menaçait de devenir, entre ses mains, le refuge et la place forte +de la révolution cosmopolite. Les puissances, émues d'un travail plus +ou moins dirigé contre elles, considéraient que leur participation +à la constitution de la Confédération helvétique, en 1814, les +avantages de toutes sortes qu'elles lui avaient alors garantis, entre +autres la neutralité perpétuelle et l'inviolabilité territoriale, +leur donnaient le droit de veiller à ce que cette constitution ne fût +pas altérée; l'Autriche, notamment, s'était fondée sur ce droit pour +adresser de fréquentes réclamations au gouvernement fédéral, et avait +manifesté, à plusieurs reprises, des velléités d'intervention. J'ai +eu occasion de dire quelle avait été l'attitude de la monarchie de +Juillet dans cette question: d'abord, au lendemain de 1830, désireuse +surtout de faire échec aux influences réactionnaires et d'étendre +sa clientèle libérale, elle avait été conduite à protéger plus ou +moins les agitateurs suisses contre <span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> les autres cours; plus +tard, quand elle avait été mieux dégagée de son origine, et qu'elle +aussi s'était sentie menacée par les réfugiés, elle avait commencé à +regarder les choses à peu près du même œil que les autres cours, +sans cependant confondre son action avec la leur; on l'avait vue, +en 1836, sous le ministère de M. Thiers, en 1838, sous celui de M. +Molé, réclamer plus énergiquement que personne contre les menées des +radicaux suisses<a id="footnotetag199" name="footnotetag199"></a><a href="#footnote199" title="Go to footnote 199"><span class="smaller">[199]</span></a>.</p> + +<p>Ceux-ci, depuis lors, étaient loin d'avoir abandonné leur entreprise. +Leur tactique consistait à se porter en masse tantôt dans un canton, +tantôt dans un autre, pour y provoquer des révolutions locales +qui missent le gouvernement de ces cantons dans leurs mains. +Ils calculaient qu'une fois maîtres de la majorité des cantons, +ils le deviendraient du même coup de la diète fédérale, et, par +elle, supprimeraient l'indépendance des cantons de la minorité. +Ce fut ainsi qu'en 1841, ils s'emparèrent du pouvoir en Argovie, +et en usèrent aussitôt pour y détruire des couvents célèbres dont +l'existence avait été garantie par le parti fédéral: la haine du +catholicisme était en effet leur passion maîtresse. La diète, mise +en demeure de réprimer une illégalité aussi flagrante, agit avec +une mollesse qui ne pouvait en imposer aux persécuteurs. Elle se +composait alors de trois fractions à peu près égales, radicaux, +catholiques, protestants modérés; ces derniers étaient froids quand +il s'agissait de protéger des couvents. Les catholiques, irrités, +et de l'attentat, et du déni de justice, se sentirent d'autant plus +portés à prendre, dans les cantons où ils dominaient, les mesures +qu'ils jugeaient propres à fortifier leur foi.</p> + +<p>C'est sous l'empire de ces sentiments que les Lucernois songèrent à +confier aux Jésuites l'institut théologique et le séminaire de leur +canton. Rien là que de parfaitement légal. Les Jésuites avaient déjà, +sur d'autres points de la Suisse, à Fribourg et dans le Valais, des +établissements d'instruction formellement reconnus. Chaque canton +était certainement <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> maître de faire, en semblable matière, ce +qui lui convenait; et ceux qui n'avaient pas trouvé à redire quand, +quelques années auparavant, le gouvernement radical du canton de +Zurich avait confié une chaire d'histoire et de doctrine chrétiennes +au professeur Strauss, célèbre pour avoir attaqué la divinité de +Jésus-Christ, ne pouvaient certes dénier à Lucerne le droit d'appeler +des Jésuites. Seulement, si le droit était incontestable, était-il +prudent de l'exercer? Sur cette question de conduite, il y avait +désaccord entre les deux chefs les plus influents des catholiques +lucernois. Tandis que le paysan Joseph Leu, uniquement préoccupé, +dans sa foi ardente, d'écarter du séminaire des influences qui lui +paraissaient suspectes, poussait à appeler les Jésuites, l'avocat +Meyer, non moins dévoué à la cause religieuse, mais plus politique, +estimait dangereux d'associer sans nécessité la cause conservatrice à +celle de religieux alors si impopulaires. Ce dernier sentiment était +celui de M. de Metternich, qui, sur la demande de Meyer, agit à Rome, +sans succès, il est vrai, pour obtenir que les Jésuites déclinassent +d'eux-mêmes la mission qu'on voulait leur confier<a id="footnotetag200" name="footnotetag200"></a><a href="#footnote200" title="Go to footnote 200"><span class="smaller">[200]</span></a>. La résistance +de Meyer et de ses amis retarda pendant quelque temps la décision; +mais la masse du peuple était avec Leu, et l'appel des Jésuites fut +définitivement voté en octobre 1844.</p> + +<p>Les radicaux résolurent de répondre par la violence à cet exercice +parfaitement légitime de la souveraineté cantonale. Précisément, à +cette époque, leur audace révolutionnaire était plus excitée que +jamais. En février 1845, leurs corps francs renversaient par un +coup de force le gouvernement conservateur du canton de Vaud et le +remplaçaient par un gouvernement radical. Ils croyaient facile d'user +du même moyen à Lucerne. De ce côté, cependant, leurs premières +tentatives ne réussirent pas. Ils résolurent alors de procéder +plus en grand. On vit en pleine paix, et pendant plusieurs mois, +l'un <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> de leurs chefs, M. Ochsenbein, s'occuper à réunir en +Argovie, près de la frontière de Lucerne, plusieurs milliers de +condottieri ramassés dans toute la Suisse. Quoiqu'on ne se donnât +pas la peine de dissimuler la destination de cette armée, l'autorité +fédérale n'apportait pas d'obstacle sérieux à sa formation; bien +plus, divers gouvernements cantonaux y concouraient ouvertement et +laissaient prendre les canons de leurs arsenaux. Jamais le brigandage +politique ne s'était ainsi montré à nu, dans un pays civilisé.</p> + +<p>De tels procédés ne pouvaient pas ne pas faire scandale en Europe. +M. Guizot ne fut pas le moins indigné. Sans doute, il y avait bien +là quelque chose qui le gênait un peu: c'était que des Jésuites +fussent la cause ou du moins le prétexte du conflit; se croyant +obligé, en ce moment même, par les clameurs de l'opinion française, +de prendre des mesures contre ces religieux, il éprouvait quelque +embarras à paraître se faire leur champion en Suisse: aussi ne +manquait-il pas de reprocher vivement au gouvernement de Lucerne +d'avoir porté la lutte sur un tel terrain et «jeté cette sorte de +défi à l'opinion protestante et radicale<a id="footnotetag201" name="footnotetag201"></a><a href="#footnote201" title="Go to footnote 201"><span class="smaller">[201]</span></a>». Mais cette part +faite aux préventions régnantes ne l'empêchait pas de réprouver la +conduite des radicaux. Au commencement de mars 1845, il fit adresser +au gouvernement helvétique de sérieuses représentations et l'adjura +de prendre immédiatement des mesures pour supprimer les corps +francs<a id="footnotetag202" name="footnotetag202"></a><a href="#footnote202" title="Go to footnote 202"><span class="smaller">[202]</span></a>. Il demanda en outre aux cabinets de Vienne, de Berlin, +de Saint-Pétersbourg et de Londres ce qu'ils pensaient des affaires +de Suisse et les invita à se concerter avec lui sur l'attitude à +prendre: c'était reconnaître à la question un caractère européen<a id="footnotetag203" name="footnotetag203"></a><a href="#footnote203" title="Go to footnote 203"><span class="smaller">[203]</span></a>.</p> + +<p>Pendant que la diplomatie se mettait ainsi en branle, les corps +francs, sans s'inquiéter autrement de ses observations, continuaient +leur entreprise. Dans les derniers jours de <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> mars 1845, +Ochsenbein, à la tête d'une armée de huit mille hommes, munie de +douze canons, envahissait le territoire de Lucerne. Les Lucernois, +bien que beaucoup moins nombreux, attendirent les assaillants de pied +ferme, et, après un court combat où les corps francs ne firent pas +brillante figure, les mirent en complète déroute.</p> + +<p>Le gouvernement français se réjouit de cette victoire du bon +droit<a id="footnotetag204" name="footnotetag204"></a><a href="#footnote204" title="Go to footnote 204"><span class="smaller">[204]</span></a>. Suffisait-il de se réjouir? M. de Metternich ne le +pensait pas. En réponse aux ouvertures que M. Guizot lui avait faites +avant la déroute des corps francs, il proposa que les puissances se +concertassent pour adresser au gouvernement fédéral une déclaration +comminatoire. Le cabinet de Paris n'entendait pas aller si vite, +surtout à la suite de l'Autriche. M. de Metternich, tout en maugréant +à part lui contre ce qu'il appelait les équivoques de la politique +française, n'insista pas sur sa proposition. D'ailleurs, les +Lucernois avaient, à eux seuls, fait si bien leurs affaires, qu'il +jugeait moins urgent d'intervenir<a id="footnotetag205" name="footnotetag205"></a><a href="#footnote205" title="Go to footnote 205"><span class="smaller">[205]</span></a>.</p> + +<p>C'eût été cependant une grande illusion que de croire à un +désarmement des radicaux suisses. Leur échec n'avait fait que les +exaspérer. Le brigandage à ciel ouvert ayant échoué, on recourut au +guet-apens. Il fut bientôt manifeste que la vie des chefs lucernois +était en péril. L'avocat Meyer n'échappa qu'à grand'peine aux +embûches qui lui furent tendues. Le paysan Leu, si honnête et si +respecté, n'eut pas la même chance. Le 20 juillet 1845, il fut tué +traîtreusement, dans son lit, d'un coup de fusil. La clameur féroce +par laquelle les radicaux saluèrent cette mort, suffisait à révéler +leur complicité. En dépit de leurs efforts pour entraver la justice, +l'assassin fut <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> condamné à mort, après avoir avoué que deux +mille francs lui avaient été offerts pour prix de son crime; les +instigateurs échappèrent à la vindicte des lois, protégés par les +gouvernements des cantons voisins qui refusèrent leur extradition.</p> + +<p>Ainsi attaqués par les uns, abandonnés par les autres, menacés +chaque jour de nouvelles violences, les cantons catholiques se +crurent fondés à prendre des mesures pour se défendre eux-mêmes. Le +11 décembre 1845, sept cantons, Lucerne, Uri, Schwytz, Unterwalden, +Zug, Fribourg et le Valais, s'unirent en confédération particulière, +«s'engageant à se porter mutuellement secours, aussitôt que l'un +d'entre eux serait attaqué dans son territoire ou dans ses droits +de souveraineté». Ce pacte, auquel on donna le nom de <em>Sonderbund</em>, +n'avait rien de contraire aux lois et aux traditions de la Suisse; +les libéraux en avaient donné eux-mêmes plusieurs fois l'exemple, +et jamais il n'avait été autant justifié par les circonstances. Les +radicaux n'en crièrent pas moins à la violation de la constitution +fédérale et soutinrent qu'il appartenait à la diète de sévir. Raison +nouvelle pour eux de s'y faire une majorité. Dans ce dessein, +ils tentèrent de s'emparer, par de nouveaux coups de force, des +gouvernements cantonaux, jusqu'alors aux mains des conservateurs +ou des modérés. S'ils échouèrent à Bâle-ville et à Fribourg, ils +réussirent à Berne, en janvier 1846, et à Genève, en octobre de la +même année. Dès lors, ils possédaient onze cantons sur vingt-deux. Il +leur suffisait d'en gagner un de plus pour être maîtres de la diète.</p> + +<p>Devant ce danger croissant, M. de Metternich crut pouvoir, en octobre +1846, proposer de nouveau au gouvernement français une démarche +comminatoire<a id="footnotetag206" name="footnotetag206"></a><a href="#footnote206" title="Go to footnote 206"><span class="smaller">[206]</span></a>. La situation créée par les mariages espagnols lui +faisait espérer qu'il serait mieux écouté que l'année précédente. +C'était précisément le moment où M. Guizot, préoccupé des menées +de lord Palmerston à <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> Vienne, protestait, auprès du cabinet +autrichien, de sa volonté de détendre la politique conservatrice +partout en Europe et particulièrement en Suisse<a id="footnotetag207" name="footnotetag207"></a><a href="#footnote207" title="Go to footnote 207"><span class="smaller">[207]</span></a>. Cependant, +cette fois encore, notre gouvernement se déroba. Était-ce répugnance +à marcher derrière l'Autriche, sur un terrain où les deux puissances +avaient été en rivalité d'influence? Était-ce souci des attaques +auxquelles il s'exposerait de la part de l'opposition française, en +s'engageant dans une sorte de croisade réactionnaire et en paraissant +le protecteur des Jésuites? Ces sentiments ont pu être pour quelque +chose dans la conduite suivie, mais il faut en chercher ailleurs la +raison vraiment sérieuse et déterminante, celle qui devait jusqu'à la +fin peser sur notre politique en Suisse et lui donner une apparence +d'incertitude et de timidité. Si notre gouvernement se refusait +aux démarches proposées par l'Autriche, c'est qu'il voyait au bout +une intervention militaire. Sans doute, pour le moment, il n'était +question que de menaces diplomatiques; mais on devait s'attendre +que, dans l'état des esprits et des choses en Suisse, ces menaces +seraient sans effet, et que leur inefficacité constatée forcerait +les puissances qui les auraient solennellement proférées, à les +appuyer par la force. M. de Metternich ne le niait pas<a id="footnotetag208" name="footnotetag208"></a><a href="#footnote208" title="Go to footnote 208"><span class="smaller">[208]</span></a>, et +envisageait même probablement sans déplaisir l'occasion d'étendre +à la Suisse le système d'occupations armées qu'il avait souvent +appliqué en Italie. Au contraire, par toutes sortes de raisons +générales ou particulières, le gouvernement français y répugnait +fort. Louis-Philippe, notamment, se montra, dès l'origine, aussi +décidé contre une intervention conservatrice en Suisse qu'il l'avait +été autrefois contre une intervention libérale en Espagne<a id="footnotetag209" name="footnotetag209"></a><a href="#footnote209" title="Go to footnote 209"><span class="smaller">[209]</span></a>. Il +avait un sentiment très vif des difficultés inextricables qui en +résulteraient. M. Guizot <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> s'inspirait évidemment de la pensée +du Roi, quand il écrivait, le 22 octobre 1846, dans une dépêche +destinée à être communiquée à M. de Metternich: «Il n'y a pas moyen +de douter que l'intervention étrangère n'excite, en Suisse, la plus +forte répulsion. Le sentiment de l'indépendance nationale y est +général et énergique. Le mot est puissant, même sur les Suisses qui +détestent et redoutent le plus ce qui se passe en ce moment chez +eux. Pour que l'intervention étrangère y fût supportée, il faudrait +que la nécessité en fût évidente, absolue. Elle ne deviendra telle +que lorsque les maux de l'anarchie et de la guerre civile seront, +en Suisse, non pas seulement une perspective entrevue, une crainte +sentie par quelques-uns, mais des faits réels, matériels, pesant +depuis quelque temps sur tous. Un cri s'élèvera peut-être alors +de toutes parts pour invoquer la guérison. Mais si l'intervention +se montrait auparavant, le cri qui s'élèverait serait celui de +la résistance. Beaucoup d'honnêtes gens et de conservateurs le +pousseraient comme les radicaux, les uns par un sincère sentiment de +nationalité, les autres par pusillanimité et contagion.» M. Guizot +montrait ensuite combien seraient ainsi aggravées les difficultés par +elles-mêmes énormes de la réorganisation qui devrait être opérée en +Suisse. «Évidemment, concluait-il, en présence de tels obstacles, la +sagesse européenne doit dire: Mon Dieu, éloignez de moi ce calice!»</p> + +<p>Si le gouvernement français ne voulait pas se laisser entraîner dans +des démarches qui lui paraissaient conduire à l'intervention, il +n'en jugeait pas moins les radicaux suisses aussi sévèrement que le +gouvernement autrichien, et il donnait à ce dernier des gages sérieux +de la sincérité de ce jugement. En décembre 1846, il rappelait son +ambassadeur à Berne, M. de Pontois, que son passé pouvait rendre peu +propre à marcher d'accord avec l'Autriche, et il le remplaçait par +M. de Bois-le-Comte, que ses sympathies personnelles et notamment +ses ardentes convictions religieuses devaient rendre peu suspect +de faiblesse envers les ennemis du Sonderbund. Les instructions +du nouvel ambassadeur le mettaient particulièrement en <span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> +garde contre toute tentation de prolonger l'antagonisme qui avait +existé naguère, sur ce terrain, entre les diplomaties française et +autrichienne<a id="footnotetag210" name="footnotetag210"></a><a href="#footnote210" title="Go to footnote 210"><span class="smaller">[210]</span></a>. M. de Bois-le-Comte mit un grand zèle à faire +connaître, en Suisse, les sentiments de son gouvernement et à tâcher +de créer un état d'opinion qui fît obstacle aux mauvais desseins +des radicaux. Non content de causer avec les personnages que sa +position lui faisait rencontrer à Berne, il entreprit, de janvier à +mai 1847, de parcourir les divers cantons. Dans les conversations +qu'il cherchait à avoir avec les hommes de tous les partis, il leur +répétait avec insistance: «Que chaque canton reste chez soi et laisse +les autres se gouverner comme ils l'entendent. C'est par là qu'ont +fini vos guerres de religion: elles menacent de recommencer, parce +que vous revenez à vouloir politiquement ou religieusement conquérir +les uns sur les autres. Ce conseil, nous avons le droit de vous le +donner. Lisez l'acte de Vienne: nous y stipulons que nous traitons, +en Suisse, avec vingt-deux États indépendants; nous sommes donc +autorisés par vous à vous demander si, en effet, ces vingt-deux +cantons indépendants existent, et, quand il en est parmi eux qui nous +disent qu'on veut étouffer leur indépendance, à nous en enquérir. +Ce n'est pas là porter atteinte à l'indépendance de la Suisse en +Europe, c'est protéger l'indépendance des États les plus faibles en +Suisse<a id="footnotetag211" name="footnotetag211"></a><a href="#footnote211" title="Go to footnote 211"><span class="smaller">[211]</span></a>.»</p> + +<p>Mais que pouvaient ces sages conseils devant le parti pris passionné +des radicaux? Ceux-ci n'en poursuivaient pas moins leur campagne, +et malheureusement non sans succès. On sait que, grâce à toutes les +révolutions locales déjà provoquées par eux, il ne leur restait +plus qu'un canton à conquérir pour avoir la majorité dans le grand +conseil fédéral. En mai 1847, une élection très disputée et où ils ne +l'emportèrent que de trois voix, fit passer de leur côté le canton +de Saint-Gall. Leur but était atteint.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> IV</h4> + +<p>Il fut tout de suite manifeste que les radicaux, devenus maîtres du +pouvoir central, en useraient pour continuer, avec plus de ressources +et surtout avec une apparence de légalité, la guerre révolutionnaire +commencée par les corps francs contre l'indépendance des cantons +catholiques. Quelques jours après les élections de Saint-Gall, +ils portaient à la tête du canton de Berne, et, par suite, de +la Confédération entière<a id="footnotetag212" name="footnotetag212"></a><a href="#footnote212" title="Go to footnote 212"><span class="smaller">[212]</span></a>, Ochsenbein, l'organisateur et le +commandant des bandes qui, en 1845, s'étaient jetées sur Lucerne. +Ochsenbein déclarait à tout venant que la nouvelle majorité, sans +s'inquiéter de la souveraineté cantonale, allait agir par la force +contre le Sonderbund. Et quand notre ambassadeur s'étonnait de le +voir prêt à déchaîner ainsi la guerre civile dans son pays: «Ne +sommes-nous pas en guerre? répondait-il; eh bien! il vaut mieux en +finir.» Pour la première fois que les radicaux arrivaient quelque +part au gouvernement, ils s'y montraient avec les caractères qui +deviendront leur marque distinctive dans la seconde moitié de ce +siècle: résolution de ne voir dans la possession du gouvernement +qu'un moyen de satisfaire leurs passions de parti et d'écraser leurs +adversaires; mépris cynique du droit et de la liberté, surtout de la +liberté religieuse; principe affiché que la majorité peut tout, et +que rien n'est dû à la minorité.</p> + +<p>Devant un danger devenu ainsi beaucoup plus pressant, on n'est pas +surpris de voir M. de Metternich revenir, pour la troisième fois, à +la charge. Il proposa que les puissances adressassent à la Suisse des +notes identiques d'un ton très nettement comminatoire, par lesquelles +elles feraient connaître leur volonté de «ne pas souffrir que la +souveraineté cantonale <span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> fût violentée<a id="footnotetag213" name="footnotetag213"></a><a href="#footnote213" title="Go to footnote 213"><span class="smaller">[213]</span></a>». Le cabinet de +Paris ne crut pas plus que dans le passé pouvoir accepter ce projet. +Sa raison était toujours la même; il craignait d'être entraîné à +une intervention armée<a id="footnotetag214" name="footnotetag214"></a><a href="#footnote214" title="Go to footnote 214"><span class="smaller">[214]</span></a>. M. de Metternich regretta l'échec de +sa proposition; il n'en fut pas surpris<a id="footnotetag215" name="footnotetag215"></a><a href="#footnote215" title="Go to footnote 215"><span class="smaller">[215]</span></a>. Très résolu à rester +uni au cabinet français dont il ne mettait pas en doute les bonnes +intentions, il déclara abandonner tout projet auquel ce cabinet ne +s'associerait pas<a id="footnotetag216" name="footnotetag216"></a><a href="#footnote216" title="Go to footnote 216"><span class="smaller">[216]</span></a>.</p> + +<p>À en croire ce qui se racontait alors, à Paris, dans le corps +diplomatique, M. Guizot n'aurait pas écarté aussi nettement la +proposition de M. de Metternich, si le Roi n'avait pesé sur lui<a id="footnotetag217" name="footnotetag217"></a><a href="#footnote217" title="Go to footnote 217"><span class="smaller">[217]</span></a>. +Peut-être aussi le ministre se sentait-il obligé de tenir compte +des préventions qui régnaient alors dans l'opinion française. +Nos journaux d'opposition s'occupaient beaucoup des affaires de +Suisse: tous—ceux du centre gauche non moins que ceux de la +gauche—prenaient violemment parti pour les radicaux; ils étaient +parvenus à persuader à une portion du public que le cabinet français +se mettait à la remorque de la Sainte-Alliance et au service des +Jésuites. Le 24 juin 1847, un débat s'engageait sur ce sujet, à +la Chambre des députés. Avec quelle véhémence indignée M. Odilon +Barrot et ses amis y dénoncèrent «cette politique de renégats»! +<span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> Avec quelle assurance ils mirent au défi le ministère de +soutenir le Sonderbund! Il fallut une sorte de courage à M. Guizot +pour revendiquer, dans son discours, les droits de la souveraineté +cantonale et pour avouer son accord avec l'Autriche. Encore eut-il +soin de présenter à la Chambre, sous la forme la plus adoucie, +la plus atténuée, les avertissements qu'il avait adressés au +gouvernement suisse.</p> + +<p>Tout en se refusant aux démarches qui lui paraissaient conduire à +une intervention armée, le cabinet de Paris se faisait un devoir de +renouveler avec plus d'insistance ses représentations au gouvernement +fédéral<a id="footnotetag218" name="footnotetag218"></a><a href="#footnote218" title="Go to footnote 218"><span class="smaller">[218]</span></a>. C'était, il est vrai, plus par acquit de conscience +qu'avec l'espoir d'un résultat pratique. Une seule chose eut +peut-être donné quelque efficacité à ces représentations, c'eût été +que toutes les grandes puissances sans exception tinssent le même +langage; or, jusqu'à présent, il en était une, l'Angleterre, qui +se tenait à l'écart, et cette attitude connue était pour beaucoup +dans le peu d'égards avec lequel on nous écoutait à Berne. M. Guizot +eût désiré vivement voir cesser cette dissonance, non seulement +pour avoir plus de chance d'en imposer à M. Ochsenbein, mais pour +faire disparaître ce que son entente avec l'Autriche avait d'un +peu compromettant aux yeux de l'opinion française. D'ailleurs, +d'une façon générale, il recherchait toutes les occasions d'amener +l'Angleterre à faire quelque chose avec nous, et de mettre ainsi fin +à l'état de bouderie malveillante, suite des mariages espagnols. À +la vérité, les dispositions connues de lord Palmerston ne laissaient +pas grande chance de rien obtenir. Ne le savait-on pas résolu à nous +contrecarrer partout et toujours? M. Guizot voulut cependant faire +une tentative. Le 4 juillet 1847, le duc de Broglie, qui venait +d'arriver à Londres, eut avec lord Palmerston un entretien où il +le pressa vivement de tenir à Berne un langage analogue au nôtre. +Le ministre anglais se montra embarrassé, perplexe, sympathique +aux radicaux, mais un peu effrayé des <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> compromissions +qu'entraînerait une complicité trop avouée, répugnant à faire quelque +chose avec nous et avec M. de Metternich, mais redoutant aussi qu'il +ne se fît quelque chose sans lui. Dans une seconde conversation, +quelques jours plus tard, il parut mieux disposé, et le duc de +Broglie put croire, d'après sa déclaration, qu'il allait envoyer à +son représentant en Suisse des instructions à peu près semblables +à celles qu'avait reçues notre ambassadeur. Cette nouvelle réjouit +fort M. Guizot: croyant acceptée à Londres une politique qu'à Vienne, +déjà, on était disposé à suivre, il écrivait au duc de Broglie: +«C'est notre politique qui devient une politique européenne<a id="footnotetag219" name="footnotetag219"></a><a href="#footnote219" title="Go to footnote 219"><span class="smaller">[219]</span></a>.» +Pure illusion! Au fond, lord Palmerston n'avait aucune intention de +réaliser l'espérance qu'il avait donnée au duc de Broglie. Bien au +contraire, au même moment, rappelant son ministre à Berne, M. Morier, +suspect d'être trop peu favorable aux radicaux, il le remplaçait par +un jeune chargé d'affaires, d'esprit peu rassis, M. Peel: il donnait +à ce dernier mission de congratuler de la façon la plus flatteuse +M. Ochsenbein, et de lui exprimer la confiance qu'inspiraient au +gouvernement de la Reine son caractère et ses déclarations<a id="footnotetag220" name="footnotetag220"></a><a href="#footnote220" title="Go to footnote 220"><span class="smaller">[220]</span></a>.</p> + +<p>Rien ne pouvait davantage enhardir les radicaux à aller de l'avant. +Entrée en session le 5 juillet 1847, la diète vota, le 20 juillet, +deux résolutions, l'une prononçant l'illégalité du Sonderbund, +l'autre obligeant tous les cantons qui avaient des Jésuites sur leur +territoire à les expulser. Les cantons de la minorité déclarèrent +que, forts du sentiment de la liberté et de l'indépendance achetées +par le sang de leurs pères, ils protestaient solennellement contre +ces décisions. La diète se montra résolue à ne tenir aucun compte +de ces protestations. Néanmoins, tout n'étant pas encore prêt, elle +se sépara en septembre, et s'ajourna au 18 octobre, pour prendre +les mesures <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> d'exécution. Ces quelques semaines furent +employées en préparatifs militaires dans les cantons où les radicaux +étaient le plus les maîtres, à Zurich, à Berne, à Lausanne. Quand +la diète se trouva de nouveau réunie, le 18 octobre, elle ordonna +le rassemblement d'une armée de cinquante mille hommes, dont elle +confia le commandement au général Dufour, officier capable, nullement +radical, mais se croyant tenu par devoir professionnel d'obéir aux +autorités fédérales. Enfin, après avoir repoussé les propositions de +conciliation et de transaction faites au nom de la minorité, elle +vota, le 4 novembre, l'exécution fédérale contre les cantons du +Sonderbund. La guerre civile était décrétée.</p> + +<h4>V</h4> + +<p>L'Europe allait-elle donc assister immobile et muette à ce que M. +de Barante, à ce moment même, qualifiait justement d' «infamie +révolutionnaire<a id="footnotetag221" name="footnotetag221"></a><a href="#footnote221" title="Go to footnote 221"><span class="smaller">[221]</span></a>»? Depuis le mois de juillet, il semblait que +les puissances eussent renoncé à faire aucune démarche pour contenir +les radicaux. L'Autriche était découragée par le refus de la France, +la France par celui de l'Angleterre. Notre gouvernement s'était +contenté d'envoyer sous main des armes et de l'argent à Lucerne; +Louis-Philippe exposait au comte Apponyi que c'était le meilleur +moyen d'aider efficacement le Sonderbund, et engageait l'Autriche à +en faire autant<a id="footnotetag222" name="footnotetag222"></a><a href="#footnote222" title="Go to footnote 222"><span class="smaller">[222]</span></a>. Un moment, dans les premiers jours d'octobre +1847, M. Guizot, auquel il coûtait beaucoup de ne rien faire, avait +songé à rassembler des troupes sur la frontière suisse; l'idée lui +en avait été suggérée par M. de Bois-le-Comte; mais elle fut écartée +par le conseil des ministres et par le Roi, toujours préoccupé +<span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> de ne pas se laisser entraîner à l'intervention<a id="footnotetag223" name="footnotetag223"></a><a href="#footnote223" title="Go to footnote 223"><span class="smaller">[223]</span></a>. Voyant +la guerre civile inévitable, M. Guizot avait fini par se persuader +que seule elle pourrait fournir l'occasion d'une intervention utile. +«Voici, écrivait-il, le 13 octobre, à M. de Bois-le-Comte, l'idée +que je me forme du cours des choses. Si le Sonderbund est attaqué, +il doit se défendre avec ses propres forces, sans aucun recours à +l'intervention étrangère. Il est fort possible qu'il réussisse et +que les premiers succès de sa vigoureuse résistance fassent tomber, +dans tel ou tel canton, les gouvernements radicaux dont l'union est +nécessaire pour que la guerre civile continue. Si ce résultat n'est +pas obtenu, si la guerre civile continue, si le Sonderbund éprouve +des échecs et tombe dans un péril grave et prolongé, qu'il s'adresse +à toutes les puissances signataires du traité de Vienne, et réclame, +au nom de cet acte, leur intervention. Pour nous, tout devient +possible, dès lors, et efficace pour la Suisse<a id="footnotetag224" name="footnotetag224"></a><a href="#footnote224" title="Go to footnote 224"><span class="smaller">[224]</span></a>.» M. Guizot +n'oubliait qu'une hypothèse, celle où le Sonderbund serait écrasé +trop vite pour avoir le temps d'appeler au secours. Était-ce donc une +éventualité invraisemblable, avec la disproportion énorme des forces? +Les cantons catholiques n'avaient que 394,000 habitants, généralement +pauvres, tandis que la population beaucoup plus riche des cantons +dominés par les radicaux était de 1,867,000 âmes. Mais le souvenir de +la vaillante et victorieuse résistance de Lucerne, en 1845, faisait +illusion.</p> + +<p>Le gouvernement français était dans ces dispositions, quand lui +vinrent, du côté où il les attendait le moins, des ouvertures +tendant à une action diplomatique immédiate. Le 30 octobre 1847, à +sept heures du soir, M. de Bunsen, ministre de Prusse à Londres, +accourait assez ému chez le duc de Broglie. «Je quitte lord +Palmerston, lui dit-il; je l'ai trouvé très préoccupé de la collision +qui s'approche en Suisse... Il demande si l'on ne pourrait pas +encore prévenir l'effusion du sang par une démarche collective des +grandes puissances, et il m'a invité à <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> m'en entretenir avec +vous.» Et comme le duc de Broglie, fort surpris et un peu sceptique, +objectait que, se mît-on d'accord, on avait de grandes chances de ne +pas arriver à temps, M. de Bunsen insista vivement pour qu'on prît +au sérieux les dispositions nouvelles du <i lang="en">Foreign office</i><a id="footnotetag225" name="footnotetag225"></a><a href="#footnote225" title="Go to footnote 225"><span class="smaller">[225]</span></a>. Par +une coïncidence significative, le 29 octobre, le chargé d'affaires +anglais à Berne avait avec M. de Bois-le-Comte une conversation +analogue. Il lui demandait si l'on allait «laisser écraser ces braves +gens», et parlait fort mal des radicaux. «Ne ferez-vous donc rien? +ajoutait-il; un mot de vous suffirait. Ils ont une peur énorme de +vous; ils sont poltrons, très poltrons.» Notre ambassadeur répondit +que c'était l'attitude dissidente de l'Angleterre qui avait jusqu'ici +ôté toute efficacité aux représentations de la France: «Mais enfin, +répliqua M. Peel, ne pourrions-nous pas nous entendre<a id="footnotetag226" name="footnotetag226"></a><a href="#footnote226" title="Go to footnote 226"><span class="smaller">[226]</span></a>?»</p> + +<p>Quel était le secret de ce langage si nouveau? Lord Palmerston +jugeait-il nécessaire, pour son crédit en Europe, de ne pas trop +afficher sa complicité avec les radicaux? Ou se flattait-il de nous +mieux entraver, en feignant de vouloir marcher avec nous? Le duc +de Broglie trouvait l'ouverture un peu suspecte<a id="footnotetag227" name="footnotetag227"></a><a href="#footnote227" title="Go to footnote 227"><span class="smaller">[227]</span></a>. Néanmoins, +M. Guizot regrettait trop de ne rien faire, pour ne pas saisir +l'occasion qui lui était ainsi offerte de tenter quelque chose: si +faible qu'elle fût, il ne voulut pas laisser échapper la chance +d'obtenir cet accord à cinq qu'il désirait tant. Sans s'arrêter donc +à scruter la sincérité de lord Palmerston et de son ami Bunsen, +il entra vivement dans la voie qu'on lui <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> ouvrait. Il se +flattait que les petits cantons résisteraient assez pour que la +diplomatie eût encore le moyen d'agir utilement. «On n'arrivera pas à +temps pour prévenir la guerre civile, écrivait-il au duc de Broglie, +et peut-être, pour la solution définitive, vaut-il mieux qu'elle +commence; mais il y aura quelque chose à faire pour l'arrêter<a id="footnotetag228" name="footnotetag228"></a><a href="#footnote228" title="Go to footnote 228"><span class="smaller">[228]</span></a>.»</p> + +<p>Il parut à M. Guizot que le mode d'action qui risquerait le moins +d'aboutir à l'intervention armée serait une médiation offerte par les +puissances aux cantons divisés<a id="footnotetag229" name="footnotetag229"></a><a href="#footnote229" title="Go to footnote 229"><span class="smaller">[229]</span></a>. Il ne perdit pas un instant, et, +dès les premiers jours de novembre, il fut en mesure de proposer aux +quatre cabinets de Londres, Vienne, Berlin et Saint-Pétersbourg, un +projet de note identique à envoyer immédiatement aux trois parties en +présence, cantons radicaux, cantons catholiques et cantons neutres. +Cette note commençait par exposer les faits; elle rappelait les +conseils et les avertissements jusqu'alors donnés en vain, l'atteinte +portée aux conditions essentielles de la Confédération, le droit +qu'auraient les puissances «de regarder celle-ci comme dissoute et +de se déclarer déliées des engagements qu'elles avaient contractés +envers elle»; elle indiquait que, néanmoins, ces puissances avaient +«résolu de tenter un dernier effort pour arrêter l'effusion du +sang et empêcher la dissolution violente de la Confédération»; +distinguant, dans les questions qui divisaient la Suisse, deux +questions principales, l'une religieuse, l'autre politique, elle +proposait de déférer la première à l'arbitrage du Pape; quant à +la seconde, «c'est-à-dire à tout ce qui touchait aux rapports des +vingt-deux cantons souverains avec la Confédération», les cinq +puissances offraient leur médiation; l'acceptation de cette médiation +impliquerait la suspension immédiate des hostilités et l'ouverture +d'une conférence diplomatique sur un point voisin du théâtre des +événements; la note se terminait ainsi: «Si les représentations de +l'Europe <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> n'étaient pas écoutées, si une lutte sanglante, +qui révolte à la fois la politique et l'humanité, continuait +malgré ses efforts, le gouvernement du Roi se verrait contraint +de ne plus consulter que ses devoirs comme membre de la grande +famille européenne et les intérêts de la France elle-même, et il +aviserait.» Cette phrase était rédigée à la fois pour ne pas obliger +à l'intervention armée et pour ne pas l'exclure; chaque puissance +conservait, sous ce rapport, sa liberté d'action<a id="footnotetag230" name="footnotetag230"></a><a href="#footnote230" title="Go to footnote 230"><span class="smaller">[230]</span></a>.</p> + +<p>Les cabinets de Berlin et de Vienne—le premier surtout—surent +grand gré au gouvernement français de son initiative; ils donnèrent +immédiatement leur adhésion et garantirent celle du cabinet de +Saint-Pétersbourg<a id="footnotetag231" name="footnotetag231"></a><a href="#footnote231" title="Go to footnote 231"><span class="smaller">[231]</span></a>. La difficulté était à Londres. Lord +Palmerston se montra d'abord très récalcitrant et même quelque peu +impertinent. Sur lui, notre principal, notre unique moyen d'action +était de le menacer de faire la démarche sans l'Angleterre, auquel +cas elle se trouverait, comme la France en 1840, seule contre quatre. +Le duc de Broglie, d'accord avec M. Guizot, qui, fort préoccupé de la +question, correspondait avec lui presque tous les jours, usa beaucoup +de cette menace. Elle rendait le ministre anglais assez perplexe, +mais ne le décidait pas. Les jours s'écoulaient, sans qu'il donnât +de réponse positive. Son calcul paraissait être de faire traîner les +choses en longueur. Or, pendant ce temps, les hostilités commençaient +en Suisse. Le 10 novembre, l'armée fédérale envahissait le canton de +Fribourg, qui, ne se sentant pas en force, capitulait le 15 et se +voyait livré à tous les excès des vainqueurs. Sans doute, ce n'était +pas encore là un résultat décisif: le nœud de la question était à +Lucerne, où l'on manifestait l'intention de résister comme en 1845. +Mais il était bien évident que la diplomatie n'avait plus une heure à +perdre. Aussi M. Guizot écrivait-il au duc de Broglie: «Si on veut +traîner, coupez court à toute tentative de ce genre. <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> C'est +un devoir et une nécessité de se décider et d'agir<a id="footnotetag232" name="footnotetag232"></a><a href="#footnote232" title="Go to footnote 232"><span class="smaller">[232]</span></a>.»</p> + +<p>Tout le monde en Angleterre n'approuvait pas le jeu de lord +Palmerston: plusieurs de ses collègues ne se voyaient pas sans +préoccupation sur le point d'être séparés de l'Europe et associés +aux radicaux; le prince Albert et le roi des Belges insistaient pour +qu'on fît quelque chose en faveur du Sonderbund<a id="footnotetag233" name="footnotetag233"></a><a href="#footnote233" title="Go to footnote 233"><span class="smaller">[233]</span></a>. Ainsi pressé, +le chef du <i lang="en">Foreign office</i> se décida, le 16 novembre, à modifier sa +tactique; il parut entrer dans l'idée de la médiation; seulement, il +proposa une autre rédaction pour la note identique. Dans son projet, +plus un mot de blâme contre les violences des radicaux, de réserve +en faveur de l'indépendance des cantons et de la liberté religieuse; +une apparence d'impartialité entre les deux parties, qui dissimulait +mal une préférence pour la diète; tranchant par avance, contre le +Sonderbund, la principale contestation, il prétendait établir, comme +condition même de la médiation, l'expulsion des Jésuites; enfin, il +demandait que la conférence se tînt à Londres<a id="footnotetag234" name="footnotetag234"></a><a href="#footnote234" title="Go to footnote 234"><span class="smaller">[234]</span></a>.</p> + +<p>Une question de conduite fort délicate se posa alors pour le +gouvernement français. Devait-il interpréter comme un refus une +contre-proposition témoignant de sentiments si différents des siens, +renoncer au concours de l'Angleterre et agir avec les trois autres +puissances? Ou bien devait-il prendre en considération le projet de +lord Palmerston, sauf à négocier pour obtenir quelque atténuation +des passages les plus choquants? Autour de lui, les meilleurs +esprits étaient divisés. M. Désages penchait pour le premier parti: +à son avis, c'était duperie de courir après lord Palmerston, qui +se jouait de nous; nous manquerions ainsi à ce que nous devions +aux autres puissances, avec lesquelles nous avions déjà lié partie +avant la dernière ouverture de l'Angleterre et envers lesquelles +«notre <span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> honneur était engagé». À ceux qui s'effarouchaient +de voir la France se rapprocher des puissances absolutistes, M. +Désages répondait: «En communiquant avec les cours continentales, +avons-nous pris leur drapeau? avons-nous accepté toutes leurs idées? +nous sommes-nous mis, en un mot, à leur dévotion et à leur suite? +Assurément non. Nous leur avons demandé de nous laisser faire, de +se mettre derrière nous<a id="footnotetag235" name="footnotetag235"></a><a href="#footnote235" title="Go to footnote 235"><span class="smaller">[235]</span></a>.» L'opinion contraire avait pour elle +une autorité plus considérable encore, celle du duc de Broglie. +Non que celui-ci partageât les sympathies de lord Palmerston pour +les radicaux suisses. «Il n'y a jamais eu, depuis l'origine du +monde, écrivait-il à son fils, une meilleure cause que celle du +Sonderbund<a id="footnotetag236" name="footnotetag236"></a><a href="#footnote236" title="Go to footnote 236"><span class="smaller">[236]</span></a>.» Mais nul n'avait un sentiment plus vif des dangers +d'une intervention prématurée. «Intervenir, disait-il, sans être +appelé par personne, avec la certitude d'être désavoué par tous +les conservateurs de la Suisse (je n'en ai pas encore trouvé un +seul qui n'en repousse l'idée avec horreur), intervenir sans aucune +chance de pouvoir y établir des gouvernements en état de se soutenir +par eux-mêmes, sans savoir, par conséquent, combien d'années il y +faudrait faire le métier de geôliers et de gendarmes, et cela dans +l'état actuel de l'Allemagne, de l'Italie et de la France, cela me +paraissait, je l'avoue, le comble de la déraison<a id="footnotetag237" name="footnotetag237"></a><a href="#footnote237" title="Go to footnote 237"><span class="smaller">[237]</span></a>.» C'était à +cette extrémité qu'il craignait que la France ne fût amenée par +une action «à quatre» avec l'Autriche, la Prusse et la Russie. +«L'Angleterre écartée, écrivait-il à M. Guizot, nous sommes un contre +trois dans la médiation. Une fois la médiation rejetée, et elle le +sera certainement, il faut faire quelque chose, et nous sommes à la +discrétion de l'Autriche. Voilà mon inquiétude. Il dépend de M. de +Metternich, en <span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> envoyant un bataillon dans le Tessin ou à +Schaffouse, de nous faire occuper Lausanne. Or, cela est grave<a id="footnotetag238" name="footnotetag238"></a><a href="#footnote238" title="Go to footnote 238"><span class="smaller">[238]</span></a>.» +Élargissant d'ailleurs la question, le duc de Broglie était conduit à +juger l'évolution faite, en ce moment, par le gouvernement français +vers les puissances de l'Est et à peser les avantages comparés des +alliances continentales et de l'alliance anglaise. «Nous n'avons en +Europe que des ennemis, écrivait-il à M. Désages, dont il connaissait +les vues différentes. Nous avons des ennemis permanents: ce sont les +cours continentales; ennemis prudents, sensés, éclairés sur leurs +intérêts, qui ne nous feront jamais que le mal qui ne leur est pas +nuisible et qui nous feront quelquefois le bien qui leur est utile. +N'en attendez rien de plus, ou vous y serez pris. Nous avons un +ennemi accidentel: c'est l'Angleterre égarée par lord Palmerston; +ennemi violent, actif, persévérant, et qui nous fera toujours tout +le mal qu'il osera nous faire. Notre jeu est d'opposer, tour à tour, +ces inimitiés l'une à l'autre, de défendre l'ordre avec les cours +continentales et la liberté avec l'Angleterre, sans nous laisser +entraîner à la Sainte-Alliance dans le premier cas, ni au radicalisme +dans le second. En passant ainsi de l'un à l'autre, sans compter +sur l'un ni sur l'autre, nous leur donnerons souvent de l'humeur: +il faut s'y résigner quand on ne peut l'éviter. Point d'illusion, +point de découragement, point d'abandon envers personne; toujours +peser ses paroles, et n'en point dire qui soient oiseuses<a id="footnotetag239" name="footnotetag239"></a><a href="#footnote239" title="Go to footnote 239"><span class="smaller">[239]</span></a>.» +Il écrivait encore au même correspondant: «Il n'y a point pour +nous, dans les cours du continent, de sympathie proprement dite, +de sympathie permanente, assurée, qui puisse servir de base à une +alliance durable et complète. Entre nous et ces cours, l'entente +ne peut s'établir que là où nous nous rencontrons dans un intérêt +commun de conservation, de paix et d'ordre, dans une question où +l'existence des traités est en jeu, où il s'agit de les faire +respecter par qui de droit; et encore devons-nous veiller à ce que +cet accord ne fasse pas disparaître notre <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> drapeau d'État +libre et constitutionnel, pour lui substituer celui des puissances +absolutistes. Plus ou moins, il faut toujours lutter pour prévenir +la confusion. Avec l'Angleterre, à la condition de ne traiter avec +elle que d'égal à égal, de savoir lui résister à propos, les raisons +et les chances de bonne entente, d'alliance sympathique et durable, +existent. La politique de conservation surtout, quand elle est celle +des deux cabinets, leur est d'autant plus facile à poursuivre en +commun, qu'ils sont constitutionnellement portés, l'un et l'autre, à +la dégager de ce caractère d'absolutisme ou d'exclusivisme qui lui +aliénerait l'opinion publique. Il est donc évident que toutes les +fois que nous trouvons l'Angleterre prête à marcher avec nous dans +cette voie, à ces conditions et avec cette mesure, nous ne devons +rien négliger pour écarter les obstacles qui contrarieraient l'action +commune<a id="footnotetag240" name="footnotetag240"></a><a href="#footnote240" title="Go to footnote 240"><span class="smaller">[240]</span></a>.» On le voit, le duc de Broglie conservait quelque chose +des préventions qui lui avaient déjà fait combattre si vivement, en +1834 et 1835, la tendance du Roi à se rapprocher de l'Autriche<a id="footnotetag241" name="footnotetag241"></a><a href="#footnote241" title="Go to footnote 241"><span class="smaller">[241]</span></a>. +Peut-être ne tenait-il pas assez compte des changements survenus +depuis. En tout cas, c'étaient ces sentiments généraux qui, dans la +question particulière de la Suisse, le portaient à faire beaucoup +de sacrifices pour ne pas se trouver séparé de l'Angleterre. Il ne +se dissimulait pas cependant que continuer la négociation avec lord +Palmerston, c'était lui fournir une nouvelle occasion de traîner les +choses en longueur. Cette perspective ne l'effrayait pas beaucoup. +Au fond, il jugeait l'affaire de la médiation mal engagée et se +serait consolé de ne pas la voir aboutir. «Je crois, écrivait-il à +M. Guizot, qu'il y a tout à gagner maintenant à différer. Si Lucerne +doit résister, rien n'arrivera à temps; l'attaque est en train. +Si Lucerne doit imiter Fribourg, et que toute cette affaire du +Sonderbund tourne en déroute de Méhémet-Ali, couvrant de ridicule ses +malencontreux protecteurs, il ne faut pas faire une démonstration +<span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> éclatante, car le ridicule en serait plus grand. Pour que +la médiation ait un sens, il faut qu'il y ait des belligérants, +il faut qu'il y ait des gens qui se battent. J'ajoute qu'après le +rejet de l'offre anglaise, la médiation n'est qu'une forme; c'est +une offre qui, venant des quatre puissances seulement, sera rejetée +avec insolence. Et puis après, que ferons-nous? L'offre anglaise me +paraît en ce moment une bonne fortune, ne fût-ce que pour gagner du +temps et savoir si le Sonderbund est une réalité ou si ce n'est qu'un +fantôme<a id="footnotetag242" name="footnotetag242"></a><a href="#footnote242" title="Go to footnote 242"><span class="smaller">[242]</span></a>.» Il ajoutait, dans une lettre à M. Désages: «Quant à +l'avenir de tout ceci, le plus vraisemblable, c'est que nous ne nous +mettrons pas d'accord, et que, dussions-nous nous mettre d'accord, +le pauvre Sonderbund sera mort et enterré, avant que nous puissions +arriver sur le champ de bataille avec nos paperasses<a id="footnotetag243" name="footnotetag243"></a><a href="#footnote243" title="Go to footnote 243"><span class="smaller">[243]</span></a>.»</p> + +<p>M. Guizot ne partageait pas les préventions de son ambassadeur contre +une action commune avec l'Autriche et les puissances continentales; +on sait au contraire que, sans vouloir aucunement se mettre à +leur remorque, il estimait que ce rapprochement était dans les +nécessités de la situation. Il avait également plus confiance que le +duc de Broglie dans l'efficacité possible de la médiation et dans +la résistance du Sonderbund. Mais, autant que lui, il désirait le +concours de l'Angleterre. Il craignait, en rompant avec elle, d'ôter +tout effet aux démarches qui seraient faites en Suisse. Il craignait +aussi de fournir, en France, une arme redoutable à l'opposition, +déjà si animée contre la politique suivie dans les affaires suisses. +Ne voulant donc rien négliger pour obtenir, s'il était possible, un +concours si précieux, il fit décider par le conseil des ministres, +sans perdre un jour, que le contre-projet anglais serait pris en +considération, sauf à demander quelques modifications de rédaction. +«Je suis bien aise, écrivait-il, le 18 novembre, au duc de Broglie, +de donner cette preuve de fait que je mets toujours le même prix à +l'entente avec l'Angleterre, <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> et que je n'ai pas la moindre +envie de son isolement<a id="footnotetag244" name="footnotetag244"></a><a href="#footnote244" title="Go to footnote 244"><span class="smaller">[244]</span></a>.»</p> + +<p>Dès le 20 novembre, le duc de Broglie voyait lord Palmerston et +s'accordait avec lui, sans trop de difficulté, sur les modifications +désirées par M. Guizot. La principale portait sur la question +des Jésuites; entre la première rédaction française se bornant +à stipuler l'arbitrage du Pape, et le contre-projet anglais ne +parlant plus du Pape et posant comme condition l'expulsion de +ces religieux, on adoptait cette rédaction intermédiaire: «Les +sept cantons du Sonderbund s'adresseront au Saint-Siège, pour lui +demander s'il ne convient pas, dans l'intérêt de la paix et de la +religion, d'interdire à l'Ordre des Jésuites tout établissement +sur le territoire de la Confédération helvétique<a id="footnotetag245" name="footnotetag245"></a><a href="#footnote245" title="Go to footnote 245"><span class="smaller">[245]</span></a>.» Malgré +le succès apparent de sa négociation, le duc de Broglie n'en +demeurait pas moins fort sceptique sur le résultat final. «Nous +essayons, écrivait-il à son fils, une médiation qui est bien la +plus malencontreuse qu'il soit possible d'imaginer. Il ne s'agit +de rien moins que de faire passer dans le même bateau le loup, la +chèvre et le chou, M. de Metternich, M. Guizot et lord Palmerston. +La langue n'a point assez de souplesse pour inventer les équivoques +qui seraient nécessaires en pareil cas. Ainsi, moi qui ne suis +chargé que du loup, je l'ai un peu apprivoisé, mais pas assez pour +que nous en venions à nos fins. Tout cela n'est que de l'encre et +du papier perdus. Les radicaux seront maîtres de toute la Suisse, +moins peut-être les vallées inaccessibles pendant l'hiver, avant que +nous ayons mis nos points et nos virgules, et que nous soyons venus +à bout, je ne dis pas de nous entendre, mais au contraire de ne pas +nous entendre, c'est-à-dire de cesser de nous imputer mutuellement +des perfidies, des desseins cachés, des <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> ambitions +dissimulées. Je ne connais pas de plus triste et de plus déplorable +tâche que celle-là<a id="footnotetag246" name="footnotetag246"></a><a href="#footnote246" title="Go to footnote 246"><span class="smaller">[246]</span></a>.»</p> + +<p>Avec les corrections obtenues par le duc de Broglie, le contre-projet +anglais parut à M. Guizot, sinon satisfaisant, du moins acceptable. +Restait à le faire agréer aux trois autres puissances. C'était là +une autre difficulté. En effet, aussitôt avait-on connu, à Berlin et +à Vienne, la première rédaction de lord Palmerston, qu'on l'avait +déclarée dérisoire, impertinente, et l'on en avait conclu qu'il +fallait agir sans l'Angleterre. «Si nous entrons en négociations +avec lord Palmerston, disait M. de Canitz, ministre des affaires +étrangères de Prusse, nous n'aboutirons à rien; nous n'arriverons +même pas à temps pour l'enterrement.» Les hommes d'État de Berlin, +naguère si portés vers l'alliance anglaise et si hostiles à la +France, proclamaient très haut que «lord Palmerston était le +représentant du principe révolutionnaire, et que toute la cause du +principe conservateur était remise aux mains du gouvernement du roi +Louis-Philippe<a id="footnotetag247" name="footnotetag247"></a><a href="#footnote247" title="Go to footnote 247"><span class="smaller">[247]</span></a>». M. de Metternich n'était pas moins animé<a id="footnotetag248" name="footnotetag248"></a><a href="#footnote248" title="Go to footnote 248"><span class="smaller">[248]</span></a>. +M. Guizot entreprit cependant d'amener les trois cours de l'Est à +se contenter du contre-projet amendé par lui. «Lord Palmerston, +leur fit-il remarquer, abandonne son principe, l'illégitimité du +Sonderbund; il met les deux parties belligérantes sur le même niveau +et traite avec toutes deux; il se joint à nous pour l'offre et les +bases essentielles de la médiation en commun: grand désappointement +et rude coup pour les radicaux. Si la médiation est acceptée et +réussit, le but est atteint. Si elle est refusée ou si elle échoue, +nous rentrons tous dans notre pleine liberté. Nous pourrons faire +alors, s'il y a lieu, d'autres pas à quatre, à trois, à deux; mais +nous aurons fait les premiers pas à cinq<a id="footnotetag249" name="footnotetag249"></a><a href="#footnote249" title="Go to footnote 249"><span class="smaller">[249]</span></a>.» Le temps manquant +pour attendre la réponse des <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> cabinets eux-mêmes, notre +ministre, employant un procédé auquel Casimir Périer avait eu +souvent recours, réunit chez lui, le 24 novembre, les ambassadeurs +d'Autriche, de Prusse et de Russie. Fortement chapitrés par lui, +le comte Apponyi et le comte Arnim prirent sur eux d'accepter le +contre-projet, et s'engagèrent, dès qu'il aurait été définitivement +approuvé à Londres, à le transmettre aux représentants de leurs +cours à Berne. L'ambassadeur de Russie, par manque d'instructions, +ne put prendre le même engagement; mais il approuva la conduite de +ses collègues et fit espérer l'adhésion de sa cour<a id="footnotetag250" name="footnotetag250"></a><a href="#footnote250" title="Go to footnote 250"><span class="smaller">[250]</span></a>. L'influence +ainsi exercée par M. Guizot sur les ambassadeurs étrangers n'était +pas une médiocre preuve de la grande situation qu'il s'était faite +en Europe<a id="footnotetag251" name="footnotetag251"></a><a href="#footnote251" title="Go to footnote 251"><span class="smaller">[251]</span></a>. En possession de cette adhésion, il l'annonça, le +jour même, au duc de Broglie et le pressa de tout conclure: «On avait +bonne envie, lui écrivait-il, de laisser l'Angleterre seule. Nous +n'avons pas cédé à cette envie. Nous comptons qu'en retour toute +lenteur, toute petite difficulté disparaîtront, et que le prochain +courrier m'apportera la signature anglaise<a id="footnotetag252" name="footnotetag252"></a><a href="#footnote252" title="Go to footnote 252"><span class="smaller">[252]</span></a>.»</p> + +<p>Mais, avec lord Palmerston, on n'était jamais au bout des surprises +désagréables. Informé, le 26 novembre, par le duc de Broglie, que +les autres puissances acceptaient son contre-projet amendé, il +prétendit remettre en question certains points de la rédaction, +notamment ceux qui avaient trait aux Jésuites. Notre ambassadeur lui +rappela fermement la parole donnée. Pendant trois heures, Palmerston +essaya de toutes les mauvaises chicanes pour échapper à son pressant +interlocuteur; il n'y parvint pas et dut finir par donner l'assurance +qu'il ferait remettre la note aux belligérants suisses en même temps +que les représentants des autres puissances<a id="footnotetag253" name="footnotetag253"></a><a href="#footnote253" title="Go to footnote 253"><span class="smaller">[253]</span></a>. «Ouf! ce n'est +pas sans peine, écrivait le duc de Broglie à M. Guizot, <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> au +sortir de cette conférence. Il m'a fallu recourir aux grands moyens +et peindre à lord Palmerston, sous les plus noires couleurs, la +position de l'Angleterre dans l'isolement. J'ai employé, dans cette +discussion, tout ce que le ciel m'a donné de présence d'esprit, de +subtilité, de ressources d'argumentation, de résolution obstinée. +Enfin, je l'ai décidé à lâcher prise<a id="footnotetag254" name="footnotetag254"></a><a href="#footnote254" title="Go to footnote 254"><span class="smaller">[254]</span></a>.»</p> + +<p>Tout paraissait donc conclu, et il n'y avait plus qu'à agir. Le 28 +novembre, M. Guizot, le comte Apponyi et le comte Arnim envoyaient +aux représentants de la France, de l'Autriche et de la Prusse à +Berne, la note identique que ceux-ci devaient remettre à la diète et +au Sonderbund. Avis nous avait été donné de Londres, le 27, que sir +Stratford-Canning était envoyé en Suisse avec la même mission. La +Russie devait suivre prochainement.</p> + +<p>Pendant que les puissances, systématiquement entravées par lord +Palmerston, avaient tant de peine à se mettre en mouvement, les +radicaux, en Suisse, précipitaient les événements. Aussitôt Fribourg +soumis, le général Dufour avait marché sur Lucerne. Chacun sentait +que là devait se livrer la bataille décisive. «La Suisse entière, +écrivait l'ambassadeur de France à Berne, est dans une attente +pleine de passion et d'anxiété, les yeux tournés vers Lucerne.» Les +forces des deux partis étaient singulièrement inégales. L'armée du +général Dufour ne comptait pas moins de 50,000 hommes de troupes de +première ligne, de 30,000 hommes de réserve et de 172 canons; les +officiers et les soldats étaient loin d'être tous des radicaux, mais, +suivant l'exemple du général Dufour, ils obéissaient à la diète. +Le Sonderbund n'avait pas en tout 25,000 combattants, médiocrement +commandés; pas de direction d'ensemble bien acceptée; chacun des +sept cantons se <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> préoccupait de retenir ses hommes sur son +territoire pour le défendre contre l'invasion radicale. L'armée de la +diète avait pour elle plus encore que la supériorité du nombre, de +l'armement et du commandement: c'était de paraître l'armée régulière +de la Confédération; en voyant s'avancer contre eux des troupes +portant le brassard fédéral, ceux-là mêmes qui, en 1845, avaient si +gaillardement culbuté les corps francs, éprouvaient, en dépit de leur +bon droit, un sentiment d'incertitude et de trouble. La lutte fut +courte et sans éclat. Après quelques escarmouches, Lucerne se soumit, +le 24 novembre. Du coup, le Sonderbund était mort, et la résistance +partielle qui se prolongea encore quelques jours dans les cantons +d'Uri et du Valais, n'avait aucune importance. Sans honneur pour les +vainqueurs, dont le succès n'était qu'un grossier et odieux abus de +la force, la lutte fut aussi sans honneur pour les vaincus, dont la +prompte capitulation ne parut pas en harmonie avec leur attitude +jusque-là si fière<a id="footnotetag255" name="footnotetag255"></a><a href="#footnote255" title="Go to footnote 255"><span class="smaller">[255]</span></a>.</p> + +<p>Ainsi, au moment où la diplomatie, sans nouvelles des opérations +militaires, parvenait enfin à arracher le consentement du +gouvernement anglais et lançait l'offre de médiation, l'un des +belligérants, entre lesquels elle prétendait s'interposer, était déjà +écrasé. C'était bien en prévision de ce résultat que lord Palmerston +avait fait traîner les négociations préliminaires. Il ne s'était pas +d'ailleurs contenté de retarder les puissances. Tandis qu'à Londres +il feignait de chercher, de concert avec les autres cabinets, le +moyen de contenir le gouvernement fédéral et de prévenir la guerre +civile, il se montrait, à Berne, impatient d'applaudir au succès +de ce gouvernement et le pressait de précipiter son attaque. Le +chapelain de la légation <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> britannique avait même été envoyé +au camp du général Dufour, pour l'avertir que le chef du <i lang="en">Foreign +office</i>, ne pouvant résister plus longtemps à la pression de la +France, allait signer la note identique, et qu'il n'y avait pas un +instant à perdre pour abattre Lucerne avant que la note arrivât à +destination. Après l'événement, notre chargé d'affaires se donna +le plaisir de faire confesser, devant témoins, cette démarche, par +M. Peel lui-même. «Avouez, lui dit-il, que vous nous avez joué un +tour, en pressant les événements.» Et comme le diplomate anglais se +taisait, notre agent insista: «Pourquoi faire le mystérieux? Après +une partie, on peut bien dire le jeu qu'on a joué.—Eh bien, c'est +vrai, dit alors M. Peel, j'ai fait dire au général Dufour d'en +finir vite<a id="footnotetag256" name="footnotetag256"></a><a href="#footnote256" title="Go to footnote 256"><span class="smaller">[256]</span></a>.» Il est vrai que, quant à lui, M. Peel n'était pas +complice du double jeu de son ministre; il n'était associé qu'à la +partie radicale de sa politique; quand il avait appris que lord +Palmerston signait la note identique, il n'avait pu contenir sa +surprise et son émotion. «Si je pouvais, disait-il à notre agent, +montrer les dépêches de lord Palmerston, on penserait, comme moi, +que je ne saurais remettre la note qu'il m'annonce. Je donnerai ma +démission plutôt que de le faire. Eh! le puis-je donc, en effet, +quand je viens de faire une visite à M. Ochsenbein dans un sens tout +opposé? Vous comprenez que je ne me suis pas lié avec des gens comme +les radicaux, par amitié pour eux. Mais la guerre est finie, et l'on +m'a fait jouer un rôle qui me blesse beaucoup<a id="footnotetag257" name="footnotetag257"></a><a href="#footnote257" title="Go to footnote 257"><span class="smaller">[257]</span></a>.» Voilà de quelle +loyauté usait le ministre qui s'indignait si fort de nos prétendues +dissimulations dans l'affaire des mariages espagnols!</p> + +<p>Quel effet pouvaient avoir désormais la note identique et l'offre de +médiation? Quand cette note arriva en Suisse, le 30 novembre, c'est +à peine si les derniers débris du Sonderbund s'agitaient encore +dans le Valais. Les ambassadeurs de <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> France, d'Autriche +et de Prusse la firent remettre cependant aux deux parties. Le +gouvernement anglais prit prétexte des événements survenus pour +s'abstenir, préférant sans doute rester sur les félicitations que son +représentant avait adressées aux vainqueurs. «Du moment où il n'y +a plus de lutte, disait-on au <i lang="en">Foreign office</i>, il ne saurait être +question de médiation.» Les radicaux suisses n'avaient pas dès lors +à se gêner. Par une note, en date du 7 décembre, ils repoussèrent la +médiation, déclarant qu'il n'y avait jamais eu de guerre civile, mais +seulement une exécution armée des décrets de la diète. Ils poussèrent +l'impertinence jusqu'à demander à Paris que M. de Bois-le-Comte fût +rappelé pour avoir pris ouvertement le parti des «rebelles<a id="footnotetag258" name="footnotetag258"></a><a href="#footnote258" title="Go to footnote 258"><span class="smaller">[258]</span></a>». En +même temps, dans l'usage qu'ils faisaient de leur victoire contre la +minorité vaincue, ils montraient un mépris cynique de tout droit, de +toute justice, de toute liberté. Plusieurs semaines après, le duc de +Broglie, dont on connaît pourtant l'esprit mesuré, ne pouvait pas +encore parler de ces excès sans un frémissement d'indignation. «Dieu, +disait-il, a voulu, dans ses desseins impénétrables, que l'œuvre +de destruction, que l'œuvre d'iniquité s'accomplît; il a voulu, +pour notre enseignement à tous, que nous revissions encore une fois +à l'œuvre et dans son triomphe le principe qui domine aujourd'hui +dans la Confédération helvétique et qui paraît relever la tête sur +plusieurs points de l'Europe; il a voulu que nous revissions encore, +après soixante ans, la conquête avec ses exigences implacables, +l'occupation militaire avec ses exactions cupides, la profanation des +lieux saints, la dévastation des choses saintes, les proscriptions en +masse, les confiscations en bloc, des gouvernements révolutionnaires +improvisés à la pointe des baïonnettes, et improvisant, à leur +tour, sous le nom de lois, l'inquisition et la persécution, aux +acclamations de la populace<a id="footnotetag259" name="footnotetag259"></a><a href="#footnote259" title="Go to footnote 259"><span class="smaller">[259]</span></a>.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> Les circonstances auraient-elles permis au gouvernement +français de faire mieux? En tout cas, force était de reconnaître que, +jusqu'alors, sa campagne diplomatique, dans les affaires de Suisse, +avait été peu heureuse. Il s'était trompé sur la force de résistance +du Sonderbund, comme, en 1840, sur celle de Méhémet-Ali. Il s'était +laissé duper par lord Palmerston, genre de mésaventure qui fait +toujours faire à un gouvernement une figure assez fâcheuse et un +peu ridicule, alors même qu'il peut se plaindre d'avoir été victime +de manœuvres déloyales. Il avait mis en mouvement les grandes +puissances de l'Europe, pour leur faire essuyer, en fin de cause, le +refus insolent des radicaux de Berne. Les clients qu'il avait voulu +protéger, d'accord avec les autres cours du continent, ces clients +dont la cause était celle de l'ordre, du droit, de la liberté, +avaient été écrasés sous ses yeux, sans avoir reçu de lui aucun +secours efficace. Les amis de M. Guizot ne pouvaient se dissimuler +qu'il y avait là «un véritable échec pour la cause monarchique et +conservatrice», et aussi «quelque humiliation pour le gouvernement +français<a id="footnotetag260" name="footnotetag260"></a><a href="#footnote260" title="Go to footnote 260"><span class="smaller">[260]</span></a>». Par contre, ses adversaires se sentaient encouragés +à le prendre de plus haut encore, soit dans la presse, soit dans +les banquets alors en pleine activité, avec une politique qui +venait de se montrer aussi impuissante; tous leurs applaudissements +étaient pour lord Palmerston qu'ils félicitaient d'avoir joué notre +gouvernement, pour les radicaux de la diète dont ils partageaient le +triomphe.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> VI</h4> + +<p>À Vienne comme à Berlin, on n'était nullement disposé à rester sur +l'insuccès des premières démarches. M. de Metternich proclamait, +au contraire, que l'écrasement du Sonderbund rendait le devoir de +l'Europe plus pressant encore, son droit plus évident<a id="footnotetag261" name="footnotetag261"></a><a href="#footnote261" title="Go to footnote 261"><span class="smaller">[261]</span></a>. M. +de Canitz disait au ministre de France: «Peut-on accepter, parce +que cela plaît à lord Palmerston, l'énorme échec que vient de +subir le parti conservateur en Europe<a id="footnotetag262" name="footnotetag262"></a><a href="#footnote262" title="Go to footnote 262"><span class="smaller">[262]</span></a>?» Seulement, que faire? +Dans les deux cabinets allemands, se manifestait fortement cette +double conviction, d'abord qu'il n'y avait rien à faire avec lord +Palmerston, ensuite qu'on ne pouvait rien faire sans M. Guizot; +que l'un était l'ennemi forcé, l'autre le sauveur possible. Cela +ressortait des dépêches écrites par M. de Metternich à cette époque: +en même temps qu'il se plaignait amèrement de la mauvaise foi de +lord Palmerston et qu'il se déclarait résolu à ne pas être une +seconde fois sa dupe<a id="footnotetag263" name="footnotetag263"></a><a href="#footnote263" title="Go to footnote 263"><span class="smaller">[263]</span></a>, il témoignait sa confiance en M. Guizot +et exprimait le vœu qu'il prît la direction de la campagne. «M. +Guizot voit les choses telles qu'elles sont, disait-il à notre +ambassadeur; avec un esprit comme le sien, je suis toujours sûr +de m'entendre, et je serai toujours prêt à marcher.» Il ajoutait +qu'il «attendait du ministre français le nouveau plan de conduite +à tenir<a id="footnotetag264" name="footnotetag264"></a><a href="#footnote264" title="Go to footnote 264"><span class="smaller">[264]</span></a>». Ces sentiments étaient peut-être plus vifs encore à +Berlin; le marquis de Dalmatie les notait, presque jour par jour, +dans sa correspondance avec M. Guizot. «Le cabinet prussien, +écrivait-il, qui naguère <span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> encore se tenait tellement +rapproché de l'Angleterre, en est bien loin aujourd'hui. Si je +compare le langage d'aujourd'hui à celui d'il y a un an, quelle +distance! Et cette comparaison est ici dans toutes les bouches. On +dit tout haut, aujourd'hui, que lord Palmerston est le représentant +du principe révolutionnaire, et que toute la cause du principe +conservateur est remise aux mains du gouvernement français... Le +fait seul d'en être venu à un tel éloignement de l'Angleterre, que +je pourrais, après une liaison aussi intime, presque l'appeler une +rupture, ce fait peut vous donner la mesure de la préoccupation +dans laquelle on est ici. Aussi ne se repose-t-on que sur la +fermeté du gouvernement français pour soutenir la cause commune.» +Si M. de Canitz montrait quelque inquiétude, c'était quand il +croyait qu'à Paris on lui gardait rancune de son mauvais vouloir +passé. «Pourquoi ne veut-on pas de nous?» demandait-il humblement +au marquis de Dalmatie, et il revenait alors sur sa conduite dans +l'affaire des mariages espagnols, pour chercher à l'excuser<a id="footnotetag265" name="footnotetag265"></a><a href="#footnote265" title="Go to footnote 265"><span class="smaller">[265]</span></a>. +Lord Westmorland, ministre d'Angleterre, qui rentrait à Berlin, dans +les premiers jours de décembre, après un assez long congé, était +tout surpris du changement des esprits; sa femme disait à un ami +«qu'elle voyait avec douleur combien lord Palmerston avait aliéné de +l'Angleterre tout le continent<a id="footnotetag266" name="footnotetag266"></a><a href="#footnote266" title="Go to footnote 266"><span class="smaller">[266]</span></a>». Vainement, de Londres, M. de +Bunsen tâchait-il de ramener son gouvernement à une appréciation des +affaires suisses, moins contraire à celle du <i lang="en">Foreign office</i>; M. de +Canitz ne cachait pas la méfiance que lui inspiraient les rapports +de cet agent. Frédéric-Guillaume lui-même entreprenait, avec une +ardeur singulière, de convertir «son ami Bunsen» à des idées plus +saines. «De quoi s'agit-il en Suisse, lui écrivait-il, et pour nous +et pour les grandes puissances?... D'une seule question que j'appelle +l'épidémie du radicalisme. Le radicalisme, c'est-à-dire la secte qui +a scientifiquement rompu avec le christianisme, avec Dieu, avec tout +<span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> droit établi, avec toutes les lois divines et humaines. +Cette secte-là, en Suisse, va-t-elle, oui ou non, s'emparer de la +souveraineté par le meurtre, à travers le sang, à travers les larmes, +et mettre en péril l'Europe entière? Voilà ce dont il s'agit. Cette +pensée, qui est la mienne, doit être aussi la vôtre; elle doit être +celle de tous mes représentants auprès des grandes puissances. À +cette condition seulement, vous et eux, vous agirez efficacement dans +le sens de ma politique et de ma volonté. Il est de toute évidence, +à mes yeux, que la victoire de la secte sans Dieu et sans droit, +dont les partisans augmentent de jour en jour (comme la boue dans +les jours de pluie), particulièrement en Allemagne, il est, dis-je, +de toute évidence que cette victoire établira un puissant foyer +de contagion pour l'Allemagne, l'Italie, la France, un vrai foyer +d'infection dont l'influence sera incalculable et effroyable... Le +cabinet anglais ne considère pas la situation des choses au point de +vue des dangers que court le droit européen, cela est parfaitement +clair; quant à vous, très cher Bunsen, la voyez-vous ainsi que je la +vois? Cela ne m'est pas clair du tout. C'est pourquoi je vous écris, +car vous devez,—il le faut,—vous devez voir les choses comme moi, +et agir en conséquence, brûlant du feu sacré, parlant, conseillant, +n'ayant ni repos ni cesse, aussi longtemps que durera l'affaire<a id="footnotetag267" name="footnotetag267"></a><a href="#footnote267" title="Go to footnote 267"><span class="smaller">[267]</span></a>.»</p> + +<p>À Berlin comme à Vienne, c'était donc vers Paris qu'on tournait les +yeux, de Paris qu'on attendait une initiative et une direction. +Ainsi apparaît-il que la campagne diplomatique qui, à regarder ses +résultats en Suisse, avait jusqu'alors si mal réussi, influait +cependant heureusement sur la situation de la France en Europe. +M. Guizot, comprenant l'importance du rôle offert à son pays, +était décidé à ne pas tromper l'attente des puissances. Il s'en +expliquait ainsi dans la correspondance presque journalière qu'il +avait alors avec le duc de Broglie: «Le Prussien et l'Autrichien ne +nous demandent pas d'adopter leur politique, mais de les mettre à +couvert sous <span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> la nôtre. Nous sommes évidemment à ce point +critique où la bonne politique française peut devenir, de gré ou de +force, par conviction ou nécessité, la politique européenne. Crise +décisive pour l'affermissement de notre établissement de Juillet et +la grandeur nouvelle de notre pays.» Il ajoutait, un autre jour: «La +question est posée plus grandement et plus nettement que jamais, +entre la politique conservatrice et la politique révolutionnaire. +L'Italie est certainement au bout de la Suisse; peut-être même +l'Allemagne.» Et encore: «Lord Palmerston veut rester le patron des +radicaux, les protéger dans leurs embarras et profiter de leurs +victoires. Or, plus je vois les radicaux à l'œuvre, œuvre +sérieuse ou frivole, guerre civile ou banquets, plus je les méprise +et redoute leur empire. Je suis convaincu que nous entrons dans une +recrudescence générale, européenne, de la lutte engagée entre eux et +nous. Notre position, dans cette lutte, est excellente aujourd'hui, +car, en fondant un gouvernement libre, nous avons fait nos preuves +comme gouvernement régulier, et nous sommes les modérateurs naturels, +acceptés, de cette lutte, acceptés par les gouvernements eux-mêmes, +comme par la portion honnête et sensée des populations. Toute +notre politique doit consister à maintenir cette position et à en +recueillir les fruits<a id="footnotetag268" name="footnotetag268"></a><a href="#footnote268" title="Go to footnote 268"><span class="smaller">[268]</span></a>.»</p> + +<p>M. Guizot faisait donc connaître, dès le 4 décembre 1847, à Vienne +et à Berlin, sa résolution de continuer, dans les affaires suisses, +l'entente et l'action commune avec les puissances continentales<a id="footnotetag269" name="footnotetag269"></a><a href="#footnote269" title="Go to footnote 269"><span class="smaller">[269]</span></a>. +Ayant su que le cabinet prussien avait eu quelques doutes sur ses +intentions, il se hâtait de le rassurer et écrivait au marquis de +Dalmatie: «Priez M. de Canitz, de ma part, d'être certain que je ne +manquerai ni à notre politique, ni à nos engagements. J'ai été, dès +l'origine, et je suis encore aujourd'hui le premier sur la brèche, +dans cette affaire suisse... Nous comptons tout à fait sur le +cabinet de Berlin, et <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> il peut compter sur nous<a id="footnotetag270" name="footnotetag270"></a><a href="#footnote270" title="Go to footnote 270"><span class="smaller">[270]</span></a>.» Notre +gouvernement ne faisait pas mystère au public de ses intentions. +Le 7 décembre, le <cite>Journal des Débats</cite> annonçait que la chute +du Sonderbund ne mettrait pas fin à l'action pacificatrice des +puissances en Suisse; qu'en présence des projets hautement proclamés +par le radicalisme, il leur restait le devoir de protéger ce pays +contre l'oppression et les bouleversements dont il était menacé; +«elles doivent empêcher, déclarait-il, qu'on n'en fasse un foyer de +désordre, un laboratoire d'anarchie, en vue de seconder dans les +États voisins le mouvement révolutionnaire».</p> + +<p>Pour prendre et garder cette attitude, M. Guizot avait cependant plus +d'une résistance à vaincre en France. L'opinion continuait à y être +fort occupée des affaires de Suisse<a id="footnotetag271" name="footnotetag271"></a><a href="#footnote271" title="Go to footnote 271"><span class="smaller">[271]</span></a>. Égarée par ses préventions +naturelles et par les polémiques des journaux, elle voyait de mauvais +œil toute action commune avec les puissances dites réactionnaires. +M. de Barante constatait que l'opposition était parvenue à susciter +contre la politique suivie en cette circonstance par le gouvernement, +une «clameur universelle», qu'il se hâtait du reste de qualifier +de «clameur exagérée, ignorante et irréfléchie<a id="footnotetag272" name="footnotetag272"></a><a href="#footnote272" title="Go to footnote 272"><span class="smaller">[272]</span></a>». Tout cela +n'échappait pas à M. Guizot. «Je ne me fais point d'illusion sur les +difficultés, écrivait-il, le 3 décembre, au duc de Broglie. La lutte +sera très rude dans les Chambres. Je crois parfaitement ce que vous +me dites, que de Londres on donnera et qu'à Paris on acceptera ce +terrain pour l'attaque contre moi. Personnellement, cela me convient. +Au fond et pour les choses, cela est inévitable<a id="footnotetag273" name="footnotetag273"></a><a href="#footnote273" title="Go to footnote 273"><span class="smaller">[273]</span></a>.» Parmi les +conservateurs et même parmi les membres du cabinet, tous n'avaient +pas le même sang-froid et la même fermeté; on en peut juger par +l'incident que M. Guizot racontait en ces termes au duc de Broglie: +«Duchâtel et, après lui, quelques-uns de nos amis sont venus rompre +ma solitude, fort troublés, répétant ce que disent les adversaires, +convaincus <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> que le péril est très grand pour le cabinet, +qu'il n'y a pas moyen de se séparer de l'Angleterre dans la question +suisse, que rien n'est possible sans elle, pas plus une attitude +qu'une action, et qu'il faut tenir, comme elle, la question suisse +pour terminée, si on ne doit pas la continuer avec elle. Entre nous, +ceci ne change rien à ce que je pense et ferai, et je poserai très +volontiers la question de cabinet sur la politique que je viens de +vous exposer. Je ne veux certainement pas me ranger derrière les +cours continentales; mais, quand elles se rangent derrière moi et +font tout ce que nous leur demandons, je ne ferai certainement pas la +bêtise et la lâcheté d'abandonner notre propre politique pour n'avoir +pas l'air de la faire en commun avec Berlin et Vienne<a id="footnotetag274" name="footnotetag274"></a><a href="#footnote274" title="Go to footnote 274"><span class="smaller">[274]</span></a>.»</p> + +<p>C'était jusque chez les collaborateurs les plus intimes de +sa politique extérieure que M. Guizot rencontrait, sinon des +oppositions, du moins un certain trouble. Tel était, entre autres, le +cas de M. Rossi. À son insu, son double passé de patriote italien et +de libéral suisse le prédisposait mal à l'entente avec l'Autriche; +mais, en même temps, il était un politique trop avisé pour ne pas +apercevoir la nécessité et les avantages possibles de cette entente. +De là une sorte d'angoisse dont, de Rome, il faisait part au duc de +Broglie, dans une lettre curieuse à plus d'un titre. «Je conçois, +lui écrivait-il, que les gouvernements s'inquiètent des agitations +radicales en Suisse; pas seulement les absolutistes, mais tout +gouvernement libéral et conservateur. Ils se trouvent tous en face +d'un ennemi commun qui menace de devenir redoutable et qui fait des +progrès tous les jours. Tout le monde n'est pas confiné dans une +île et n'aime pas à jouer avec les tempêtes... Quelques indices +me font conjecturer qu'on se dispose à donner au radicalisme la +leçon qu'il mérite, et à dissiper, s'il le faut, à coups de canon, +l'orage qui s'amoncelle. Notre gouvernement ne veut pas rester sous +la tente, et je le conçois encore. Il est un grand gouvernement; il +est intéressé dans la question; il sort de l'isolement <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> par +un fait éclatant; il trouve une noble revanche de Beyrouth; c'est +une reconstitution, à notre profit, de la politique européenne. Tout +cela est important, grand même. Il faudrait être stupide pour ne pas +l'apprécier à sa valeur! Une chose cependant m'inquiète ou, à mieux +parler, m'inquiéterait, si je n'étais convaincu qu'on saura éviter +l'écueil que j'aperçois. Si une action commune devient nécessaire, +nous serons les alliés des puissances du Nord, en particulier de +l'Autriche. Vous ne me croyez pas l'esprit assez borné pour me +laisser dominer par d'anciens souvenirs et des antipathies: j'ai +assez prouvé le contraire ici. Mais, en fait, l'Autriche et nous, +nous ne représentons pas le même principe, et une campagne contre le +radicalisme, quelque nom et couleur qu'on lui donne, recèle une lutte +de principes. En combattant les principes subversifs du radicalisme, +il faut bien qu'on sache quel est le drapeau qu'on élève, quel est le +but qu'on se propose, quels sont les principes qui nous font agir. +Nous pouvons bien avoir avec l'Autriche un intérêt commun, mais la +communauté peut-elle s'étendre plus loin? Pouvons-nous proclamer les +mêmes principes et viser au même but? Oui, si l'Autriche voulait, +elle aussi, comprendre les nécessités du temps, du moins pour la +Suisse et l'Italie! Mais je n'y crois guère. Dès lors, la situation +devient délicate. L'Autriche ne se plaçant pas sous notre drapeau, +il y aurait deux drapeaux distincts, à moins que la France ne se +plaçât sous le drapeau de l'Autriche. Cette dernière hypothèse, je +m'empresse de le reconnaître, est injurieuse et impossible. Une +intervention au nom des principes autrichiens ne serait qu'une +réaction qui en préparerait une autre, un peu plus tôt, un peu +plus tard. Je suis en même temps convaincu qu'elle serait un grave +danger pour nous, pour notre gouvernement, j'ose ajouter pour notre +dynastie, un de ces dangers qui n'éclatent pas en naissant, mais qui +couvent et fermentent. Nous sommes des conservateurs, mais, ainsi que +M. Guizot me l'écrivait, des conservateurs intelligents et éclairés, +tranchons le mot, des conservateurs libéraux. C'est là notre force, +notre salut, la gloire de ce grand <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> règne. Je laisse les +inconvénients d'un démenti à notre constant langage, etc., etc., car, +encore une fois, je suis convaincu, malgré le peu de satisfaction que +m'ont fait éprouver certains faits subalternes, qu'on ne songe pas +à mettre notre drapeau dans la poche, pour arborer celui du Conseil +aulique. Comment s'y prendre pour avoir, dans une action matérielle +commune, une action politique distincte? C'est là le scrupule qui +me préoccupe et dont j'ai voulu vous parler, accoutumé que je suis +à penser tout haut avec vous. Il ne m'appartient pas de chercher +la solution du problème, la meilleure solution, car j'en entrevois +plusieurs. On y a sans doute déjà pensé, et je l'attends avec pleine +confiance<a id="footnotetag275" name="footnotetag275"></a><a href="#footnote275" title="Go to footnote 275"><span class="smaller">[275]</span></a>.»</p> + +<p>Quoique dans une moindre mesure, le duc de Broglie n'était pas +sans partager quelques-unes des préoccupations de M. Rossi. Il +l'avait laissé voir naguère par ses répugnances contre le projet de +médiation; il le montra encore par les conseils qu'il donna à son +gouvernement sur la conduite à tenir après la défaite du Sonderbund. +M. Guizot avait pensé que, du moment où l'on voulait continuer +l'entente avec les puissances, la marche la plus naturelle était +de réunir, à Neufchâtel ou ailleurs, la conférence prévue dans +les accords préalables et même annoncée dans la note identique; +l'Angleterre, sans doute, refuserait d'y venir; on se passerait +d'elle. «S'il n'y a plus lieu à médiation, écrivait notre ministre, +il y a toujours lieu à entente entre les puissances, et la conférence +doit s'ouvrir comme signe et moyen d'entente,... non pour agir +immédiatement, mais pour rester, vis-à-vis de la Suisse, dans une +situation d'observation et d'attente... La situation se réduit +à ceci: faire durer l'entente avec les puissances et l'attente +envers la Suisse<a id="footnotetag276" name="footnotetag276"></a><a href="#footnote276" title="Go to footnote 276"><span class="smaller">[276]</span></a>.» Le duc de Broglie témoigna tout de suite +une assez vive répugnance pour cette conférence à quatre qui lui +paraissait avoir des «airs de congrès de Laybach et de Vérone». +«Une conférence n'ayant d'autre mission <span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> que de représenter +les traités de 1815, écrivait-il à M. Guizot, me paraît dangereuse +et compromettante. M. de Metternich et le roi de Prusse en parlent +fort à leur aise. Ces traités sont leur gloire, et ils n'ont pas de +Chambres à concilier. Mais nous ne sommes pas dans la même position. +Notre position est excellente, comme vous le dites, en ce sens que +nous pouvons faire faire aux autres notre volonté; mais c'est pour +cela qu'il faut qu'ils se plient à nos convenances, et que nous ne +tirions pas pour eux les marrons du feu.» Toujours convaincu qu'une +action armée en Suisse serait prématurée «tant que le fond du pays +n'aurait pas souffert, et souffert longtemps, amèrement, cruellement, +dans ses intérêts matériels», le duc se demandait quelle figure +ferait cette conférence forcément oisive. À son avis, il fallait +mettre fin, le plus promptement possible, à la première phase des +négociations; et, pour cela, le mieux lui paraissait être une note +concertée entre les quatre puissances et signifiée à la diète. Ce +n'est pas qu'il entendît au fond passer condamnation sur les méfaits +des radicaux; non, mais voici la tactique qu'il proposait de suivre +à leur égard. «Il faut, disait-il, bloquer moralement la Suisse, +la renfermer en elle-même, la menacer d'un inconnu sans limites, +la ruiner en l'obligeant à se maintenir sur un pied de guerre +insoutenable pour elle, et attendre que les gouvernements radicaux +soient chassés à coups de fourche par les paysans, comme l'ont été +les gouvernements conservateurs.» M. de Broglie était également fort +loin de vouloir que la France se séparât des puissances continentales +et se rapprochât de l'Angleterre. Bien au contraire, il entrevoyait +comme devant faire suite à la remise de la note concertée, une +entente avec les puissances continentales à l'exclusion de +l'Angleterre, «entente réelle, durable, publique», et même générale, +s'appliquant aux affaires d'Italie comme à celles de Suisse. «Là est, +écrivait-il à M. Guizot, la clef des destinées de l'Europe... Vous +êtes alors le maître du terrain dans toute l'Europe; lord Palmerston +sera à moitié détruit, et personne dans les Chambres, n'a un mot à +dire.» Il ajoutait: «Hâtez-vous;... <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> traitez l'affaire de +l'entente sans trop en parler à vos collègues; vous leur feriez peur; +ils bavarderaient, et la mèche serait éventée<a id="footnotetag277" name="footnotetag277"></a><a href="#footnote277" title="Go to footnote 277"><span class="smaller">[277]</span></a>.»</p> + +<p>M. Guizot, voyant le duc de Broglie d'accord avec lui sur le fond +des choses et sur le but à atteindre, ne se refusa pas à prendre en +considération ses objections de forme. Après quelques hésitations +et à la suite de plusieurs lettres échangées, il renonça à réunir +une conférence et se rallia à l'idée d'une note concertée dont il +résumait ainsi le contenu: «Maintien de notre droit de regarder à +ces affaires de Suisse. Réserve de notre droit d'agir suivant les +circonstances. Point de demande; rien qui donne lieu à une réponse. +Les engagements de l'Europe envers la Suisse tenus en suspens, +tant que la Suisse ne sera pas rentrée dans son état normal. Le +mal hautement déclaré. L'avenir laissé incertain.» Il ajoutait: +«La note une fois remise et l'entente rétablie, chacun rentrerait +chez soi, et nous attendrions, dans l'attitude prise en commun, ce +qui se passerait en Suisse.» M. Guizot se fiait à son crédit sur +les puissances continentales et au besoin qu'elles avaient de lui, +pour leur faire accepter ce changement de procédure. «D'ailleurs, +ajoutait-il, la perspective d'une entente permanente et générale sur +les affaires du continent leur plaira bien plus que ne leur déplaira +l'abandon de la conférence. Et je suis de plus en plus convaincu que, +pour un temps du moins, nous leur ferons accepter notre politique: ce +qui fera faire aux affaires européennes et à nous-mêmes, en Europe, +un très grand pas<a id="footnotetag278" name="footnotetag278"></a><a href="#footnote278" title="Go to footnote 278"><span class="smaller">[278]</span></a>.»</p> + +<p>M. Guizot agit donc aussitôt sur les cabinets autrichien et prussien +pour les faire renoncer à la conférence. Il leur montra comment +cette conférence, inutile pour l'attitude expectante et comminatoire +qu'on voulait prendre envers le gouvernement fédéral, risquait de +devenir compromettante ou ridicule. Il insista également sur une +considération qu'il qualifiait de «toute <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> personnelle», +mais qui n'avait pas été probablement pour lui la moins décisive. +«La conférence, disait-il, aggraverait beaucoup les difficultés +déjà fort grandes de ma situation ici, devant nos Chambres et notre +public. Je suis profondément convaincu que la politique que j'ai +suivie et que je persiste à suivre dans les affaires suisses est +bonne, très bonne pour la France comme pour l'Europe, pour notre +gouvernement comme pour tous les gouvernements. Mais on ne peut se +dissimuler qu'elle est contraire, très contraire aux préjugés, aux +traditions, aux passions parlementaires et populaires, et que, pour +la faire comprendre et prévaloir, j'aurai à surmonter de très grands +obstacles, obstacles que la faiblesse et la défaite si prompte du +Sonderbund ont immensément grossis. Ma résolution est parfaitement +prise: je ne reculerai point devant ces obstacles; je soutiendrai +dans les débats, je maintiendrai dans la pratique la politique que +j'ai adoptée, et je triompherai ou je tomberai en la maintenant. Mais +je ne crois pas qu'il soit utile pour personne de rendre le succès +plus difficile et plus incertain<a id="footnotetag279" name="footnotetag279"></a><a href="#footnote279" title="Go to footnote 279"><span class="smaller">[279]</span></a>.» Les cabinets de Vienne et de +Berlin, désireux avant tout de marcher avec la France et disposés par +suite à prendre en bonne part ce qui venait d'elle, se rendirent à +ces arguments et consentirent à remplacer la conférence par une note. +Fait curieux et qui marque bien leurs sentiments pour M. Guizot: la +considération du danger parlementaire auquel était exposé le cabinet +français ne fut pas celle qui agit le moins sur eux<a id="footnotetag280" name="footnotetag280"></a><a href="#footnote280" title="Go to footnote 280"><span class="smaller">[280]</span></a>.</p> + +<p>À cette époque, d'ailleurs, les deux puissances allemandes donnaient +une preuve justement remarquée de la confiance, j'allais presque dire +de la déférence qu'elles entendaient témoigner à la France. Dès la +fin de novembre 1847, croyant à la réunion d'une conférence, elles +avaient désigné chacune <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> leur plénipotentiaire: l'Autriche, +le comte Colloredo; la Prusse, le général de Radowitz: c'étaient deux +personnages considérables, et leur choix indiquait l'importance qu'on +attachait à leur mission. Ils s'étaient rencontrés à Vienne, dans le +commencement de décembre, pour arrêter, sous les auspices de M. de +Metternich, la conduite à tenir. Le chancelier autrichien avait tout +un plan d'action graduée, débutant par des sommations comminatoires, +continuant par une déclaration de dissolution de la Confédération, un +blocus commercial, des rassemblements de troupes sur la frontière, et +aboutissant, s'il était nécessaire, à une intervention armée et à une +occupation territoriale<a id="footnotetag281" name="footnotetag281"></a><a href="#footnote281" title="Go to footnote 281"><span class="smaller">[281]</span></a>. Mais, à Vienne comme à Berlin, force +était bien de s'avouer qu'on ne pouvait rien sans la France, et que +c'était M. Guizot, non M. de Metternich, dont l'avis était important +à connaître. De là, l'idée d'envoyer les deux plénipotentiaires à +Paris, au lieu de les garder à Vienne. Le gouvernement autrichien +s'y décida assez facilement; la Prusse consentit avec plus de +peine à une démarche qui paraissait mettre aussi ouvertement sa +politique à la suite de la France; toutefois ses hésitations ne +durèrent pas longtemps, et, vers le 22 décembre, le comte Colloredo +et le général de Radowitz arrivaient ensemble à Paris<a id="footnotetag282" name="footnotetag282"></a><a href="#footnote282" title="Go to footnote 282"><span class="smaller">[282]</span></a>. «Cette +arrivée est une circonstance notable, écrivait au moment même M. de +Barante. L'Autriche et la Prusse se plaçant sous la direction de +notre gouvernement, lui accordant confiance, résolues à ne pas aller +plus vite ni plus loin que nous, et se plaçant en dissidence avec +l'Angleterre, voilà qui est très nouveau<a id="footnotetag283" name="footnotetag283"></a><a href="#footnote283" title="Go to footnote 283"><span class="smaller">[283]</span></a>!»</p> + +<p>M. Guizot entra tout de suite en conversation avec les deux +plénipotentiaires, sur les affaires suisses et aussi sur toutes les +autres grandes questions pendantes. Ils apportaient sans doute un +désir de réaction un peu solennelle <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> et fastueuse qui n'était +pas dans notre ligne. Mais M. Guizot gagna vite leur confiance, prit +action sur eux et les ramena entièrement à ses idées. Au plan de M. +de Metternich, il fit substituer le sien, qui se résumait ainsi: +point de conférence; point de sommation à terme fixe qui provoquerait +un refus; en place, une déclaration notifiée à la diète, et portant +que les puissances considéraient la souveraineté cantonale comme +violée; que par suite la confédération n'était pas dans une situation +régulière et conforme aux traités; puis, la déclaration faite, +entente permanente et avouée entre les puissances, attente vis-à-vis +de la Suisse, et réserve des mesures qu'il y aurait lieu de prendre +ultérieurement. Les cabinets de Vienne et de Berlin ratifièrent avec +empressement l'approbation donnée par leurs plénipotentiaires. M. +de Metternich, particulièrement, fut enchanté de la déclaration: +«Il l'adopte sans restriction aucune, écrivait M. de Flahault à M. +Guizot, et m'a dit qu'il ne voudrait y ajouter ni en retrancher +un seul mot. À chaque passage, il répétait: C'est cela, c'est +parfait<a id="footnotetag284" name="footnotetag284"></a><a href="#footnote284" title="Go to footnote 284"><span class="smaller">[284]</span></a>.»</p> + +<p>L'adhésion des puissances allemandes impliquait celle de la Russie. +M. Guizot avait été un moment préoccupé de la réserve où l'on +paraissait vouloir se renfermer à Saint-Pétersbourg, et il s'était +demandé «si l'on ne craignait pas là de se mettre en froid avec +Londres et en trop bons rapports avec Paris<a id="footnotetag285" name="footnotetag285"></a><a href="#footnote285" title="Go to footnote 285"><span class="smaller">[285]</span></a>». Mais il avait +été bientôt rassuré: M. de Metternich se portait fort du concours +du gouvernement russe; celui-ci d'ailleurs ne cachait pas son +irritation contre lord Palmerston; s'il se tenait à l'écart, c'était +par crainte, non d'être entraîné trop loin, mais au contraire d'être +associé à une action trop molle et trop incertaine<a id="footnotetag286" name="footnotetag286"></a><a href="#footnote286" title="Go to footnote 286"><span class="smaller">[286]</span></a>. M. de +Nesselrode disait lui-même à notre <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> chargé d'affaires: «Vous +pouvez compter sur l'appui de l'Empereur pour tout ce que vous ferez +dans l'intérêt de l'ordre et en vue de combattre le radicalisme<a id="footnotetag287" name="footnotetag287"></a><a href="#footnote287" title="Go to footnote 287"><span class="smaller">[287]</span></a>.»</p> + +<p>Restait l'Angleterre: communication lui fut faite du projet de +note, sans espoir d'obtenir son adhésion, et avec la volonté très +ferme de ne pas se laisser une seconde fois jouer par elle. Lord +Palmerston refusa en effet de prendre part à une entreprise qui, +à l'entendre, ne tendait à rien moins qu'à faire de la Suisse une +nouvelle Pologne. Il lui avait paru suffisant d'envoyer à Berne sir +Strafford Canning, avec mission de traiter les radicaux en amis, +tout en leur conseillant un peu de modération. Au bout de quelques +semaines, sir Strafford avouait mélancoliquement à notre ambassadeur +qu'il n'avait rien pu obtenir, et il s'éloignait fort découragé. Cet +insuccès n'était pas pour rendre à lord Palmerston son isolement +plus agréable. Tout ce qui lui revenait de la mission Colloredo et +Radowitz le chagrinait fort, surtout à cause de l'importance qui en +résultait pour la France. Il ne négligeait rien pour éveiller dans +le cabinet autrichien des défiances à notre sujet<a id="footnotetag288" name="footnotetag288"></a><a href="#footnote288" title="Go to footnote 288"><span class="smaller">[288]</span></a>. C'était sans +succès; M. de Metternich persistait à réserver toutes ses défiances +pour lord Palmerston lui-même. Celui-ci n'avait plus décidément, en +Europe, d'autre allié que l'opposition française: celle-ci, il est +vrai, était prête à le servir avec une ardeur passionnée. Il y avait +entre eux accord plus ou moins explicite pour porter sur les affaires +de Suisse le principal effort de l'attaque parlementaire qui allait +être dirigée contre le cabinet français<a id="footnotetag289" name="footnotetag289"></a><a href="#footnote289" title="Go to footnote 289"><span class="smaller">[289]</span></a>. C'était par là que le +ministre britannique <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> espérait enfin trouver la vengeance +qu'il poursuivait en vain, depuis plus d'une année; contre les +ministres auteurs des mariages espagnols<a id="footnotetag290" name="footnotetag290"></a><a href="#footnote290" title="Go to footnote 290"><span class="smaller">[290]</span></a>.</p> + +<p>La note fut remise à la diète, le 18 janvier 1848, au nom de la +France, de l'Autriche et de la Prusse. La Russie s'y associa après +coup. On ne se flattait pas d'en avoir fini ainsi avec la Suisse. Si +c'était la clôture d'une première phase de l'action diplomatique, +c'était aussi l'ouverture d'une seconde. On prévoyait la nécessité +de prendre ultérieurement d'autres mesures, peut-être des mesures +coercitives. Quelles seraient-elles? Le gouvernement français, +bien que de plus en plus prononcé contre le radicalisme, entendait +toujours éviter l'intervention armée, tant qu'une anarchie prolongée +ne l'aurait pas fait désirer par la Suisse elle-même. Il prévoyait +cependant l'éventualité—qui ne lui déplaisait pas autrement—où +l'Autriche voudrait, de son côté, occuper militairement quelque +partie de la confédération; il était résolu, dans ce cas, à prendre +tout de suite, lui aussi, une forte position, et il s'en était +entretenu avec le maréchal Bugeaud. En tout cas, les décisions à +prendre sur les mesures ultérieures furent ajournées d'un commun +accord; on désirait voir auparavant ce que deviendrait la Suisse, où +commençaient à se montrer quelques signes d'apaisement; on attendait +surtout que le ministère français fût débarrassé de la discussion +de l'adresse, qui alors l'absorbait complètement. Les autres +cabinets, témoins inquiets des dangers parlementaires courus par +M. Guizot, étaient les premiers à ne pas vouloir les augmenter par +quelque démarche diplomatique qui fournît prétexte aux attaques de +l'opposition<a id="footnotetag291" name="footnotetag291"></a><a href="#footnote291" title="Go to footnote 291"><span class="smaller">[291]</span></a>. Par toutes ces raisons, il fut donc convenu que +les puissances <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> ne reprendraient qu'un peu plus tard leurs +délibérations sur les affaires suisses: ce n'était pas d'ailleurs un +ajournement indéfini; rendez-vous fut pris pour le 15 mars 1848. Qui +donc aurait pu alors prévoir qu'à cette date si proche, la monarchie +française ne serait plus; que les gouvernements d'Autriche et de +Prusse seraient, chez eux, aux prises avec la révolution, et que la +crise particulière de la Suisse aurait pour ainsi dire disparu dans +la crise générale de l'Europe?</p> + +<p>L'entreprise diplomatique, commencée dans les affaires de Suisse, +a donc été, comme beaucoup d'autres à cette époque, brusquement +interrompue avant d'avoir pu produire ses effets. Il serait difficile +et en tout cas assez oiseux de chercher à deviner quels ils auraient +pu être. Notons seulement qu'à la veille de la révolution de Février, +un résultat paraissait acquis: c'était que la direction de cette +entreprise était aux mains de la France. Les puissances continentales +sentaient la nécessité et avaient pris leur parti de marcher derrière +elle et à son pas. Le comte Colloredo et le général Radowitz avaient +manifesté cette sorte de subordination en prolongeant leur séjour à +Paris jusqu'à la fin de janvier et en témoignant envers M. Guizot une +confiance entière que partageaient leurs gouvernements<a id="footnotetag292" name="footnotetag292"></a><a href="#footnote292" title="Go to footnote 292"><span class="smaller">[292]</span></a>. Aussi le +duc de Broglie lui-même, malgré la répugnance avec laquelle il était +venu aux alliances continentales, ne pouvait-il s'empêcher, à la fin +de janvier et au commencement de février 1848, de constater la «bonne +position» prise par le cabinet français dans les affaires suisses. +Il le montrait «imposant sa propre politique aux puissances du +continent et les obligeant à la modération et à la libéralité, sans +rien abdiquer des idées d'ordre», tandis que lord Palmerston était +«laissé tout seul, fraternisant avec les radicaux et leur drapeau à +la main<a id="footnotetag293" name="footnotetag293"></a><a href="#footnote293" title="Go to footnote 293"><span class="smaller">[293]</span></a>».</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> VII</h4> + +<p>L'Italie, après avoir été, au lendemain de 1830, l'un des gros +soucis de la diplomatie européenne<a id="footnotetag294" name="footnotetag294"></a><a href="#footnote294" title="Go to footnote 294"><span class="smaller">[294]</span></a>, ne l'avait plus occupée +ensuite pendant environ quatorze ans. À partir de 1832, le calme +s'était fait sur ce théâtre un moment si troublé. Les fauteurs +d'insurrections, découragés de n'avoir pas trouvé dans la monarchie +de Juillet la complicité révolutionnaire sur laquelle ils comptaient, +avaient à peu près désarmé. Au conflit qui avait menacé d'éclater +entre les influences rivales de la France et de l'Autriche, avait +succédé une sorte d'équilibre; l'occupation d'Ancône avait répondu +à celle de Bologne, et la simultanéité avec laquelle s'opérait, en +1838, l'évacuation des deux villes, manifestait la persistance de +cet équilibre<a id="footnotetag295" name="footnotetag295"></a><a href="#footnote295" title="Go to footnote 295"><span class="smaller">[295]</span></a>. Quant à l'effort tenté par les puissances pour +imposer à Grégoire XVI les réformes politiques et administratives +indiquées dans le Mémorandum du 21 mai 1831, il n'en avait plus été +question; le vieux pontife avait pu s'endormir dans une immobilité +routinière qui repoussait les chemins de fer au même titre que +les constitutions, et pour laquelle M. de Metternich lui-même +était suspect de «jacobinisme»<a id="footnotetag296" name="footnotetag296"></a><a href="#footnote296" title="Go to footnote 296"><span class="smaller">[296]</span></a>. Sans doute, cette immobilité +n'était pas une solution, et aucun esprit réfléchi ne pouvait se +faire illusion sur les dangers du réveil qui succéderait, tôt ou +tard, à ce sommeil. Mais les cabinets n'étaient pas tentés de +devancer l'heure où ils devraient de nouveau se débattre avec ce +redoutable problème. Le gouvernement français, notamment, s'était +habitué à ne plus regarder de ce côté. En 1845, M. Rossi recevait à +Rome, où il était en mission, la visite du jeune prince Albert de +Broglie; il entretint longuement son visiteur <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> des affaires +religieuses qu'il avait à traiter avec la cour romaine; mais, dans +la conversation, il ne fut pas même fait allusion à la situation +intérieure de la Péninsule: on eût presque dit que l'ancien émigré +italien lui-même oubliait, à ce moment, l'existence de cette question.</p> + +<p>Il ne faudrait pas croire, cependant, qu'à cette date de 1845, +tout fût muet et sourd au delà des Alpes. Bien au contraire, un +mouvement d'opinion libérale et nationale, d'un caractère nouveau, +venait de s'y produire. Il n'avait plus son origine dans les +sociétés secrètes et ne se manifestait pas, comme en 1831 et en +1832, par des insurrections. C'était une propagande à ciel ouvert, +répudiant hautement toute violence, faisant profession de respecter +les lois, prêchant la concorde au lieu de la guerre civile, et +invitant peuples et princes à s'unir pour l'œuvre commune. Deux +livres surtout avaient eu un immense retentissement, le <cite>Primato</cite>, +de l'abbé Gioberti (1843), et les <cite>Speranze d'Italia</cite>, du comte +Balbo (1844): Gioberti concluait à une confédération italienne dont +le Pape, devenu libéral et patriote, serait la tête, et le roi de +Piémont le bras; Balbo, plus préoccupé encore d'indépendance que de +liberté, donnait comme mot d'ordre l'expulsion de l'étranger, et +proposait de dédommager l'Autriche avec les débris de l'empire turc. +À demi tolérés par des polices bénévoles ou indolentes, ces livres +pénétrèrent partout en Italie. Leurs doctrines trouvaient un apôtre +singulièrement actif et séduisant dans le marquis Massimo d'Azeglio: +celui-ci, à la fin de 1845, visitait Rome, parcourait les Légations +et la Toscane, répandant la parole nouvelle dans les salons comme +parmi le populaire; puis, au commencement de 1846, devenu auteur à +son tour, il faisait paraître sa brochure des <cite>Casi di Romagna</cite>, +qui ne produisait pas moins d'effet que les livres de Balbo et de +Gioberti. On ne saurait s'imaginer à quel point l'esprit public +italien se trouvait ranimé par ces publications: l'état présent de +la Péninsule n'en était pas, sans doute, immédiatement modifié; +mais une grande espérance était descendue dans les âmes, qui +toutes se tendaient vers l'avenir de liberté intérieure <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> et +d'indépendance extérieure qu'on leur faisait entrevoir.</p> + +<p>C'est au milieu de cette attente émue que survient, le 1<sup>er</sup> juin +1846, la mort de Grégoire XVI. Chacun sent aussitôt que le choix du +pape nouveau peut avoir une action décisive sur les destinées de +l'Italie. À ne considérer que les prévisions humaines, il semble à +craindre que les cardinaux, presque tous créés par le pontife défunt, +ne lui donnent un successeur imbu de ses idées: on annonce comme +probable l'élection du cardinal Lambruschini, secrétaire d'État +pendant le dernier règne, et incarnation de la vieille politique dans +ce qu'elle a de plus sévère. Mais voici qu'après un conclave d'une +brièveté exceptionnelle, le peuple romain apprend, étonné et ravi, +que le Sacré Collège, cédant à une sorte de pression mystérieuse, +a porté son choix sur l'un de ses plus jeunes membres, le cardinal +Mastaï Ferretti, évêque d'Imola, très pieux, n'ayant sans doute +aucune idée bien arrêtée sur les problèmes de gouvernement qu'il +ne s'attendait pas à être chargé de résoudre, mais étranger à la +coterie rétrograde, naturellement ouvert aux idées généreuses, +répugnant aux rigueurs dont son âme tendre a plus d'une fois déploré +les conséquences douloureuses, et surtout possédé du besoin d'aimer +et d'être aimé; en venant au conclave, il avait prié un de ses +diocésains de lui donner le <cite>Primato</cite>, les <cite>Speranze d'Italia</cite> et +les <cite>Casi di Romagna</cite>, pour «faire hommage, disait-il, de ces beaux +livres au nouveau pape».</p> + +<p>Le premier usage que Pie IX fait de sa souveraineté est une amnistie +très large à tous les prisonniers ou exilés politiques; avec le +langage d'un père plus encore que d'un souverain, il offre la paix +du cœur, <em>pace di cuore</em>, à «cette jeunesse inexpérimentée qui, +entraînée par de trompeuses espérances au milieu des discordes +intestines, a été plutôt séduite que séductrice». À peine le +<cite>perdono</cite> est-il affiché sur les murs de Rome, que se produit, dans +toute la ville, une explosion de joie reconnaissante. Les habitants +se portent en foule sur la place du Quirinal pour y acclamer le +Pontife. Deux fois déjà, celui-ci les a bénis, quand arrivent +de nouvelles bandes des quartiers plus <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> éloignés. Il est +nuit; le Saint-Père est rentré dans ses appartements, et toutes les +fenêtres du palais sont fermées. Contrairement à l'étiquette qui veut +que les papes ne se laissent pas voir après le coucher du soleil, +Pie IX consentira-t-il à paraître encore une fois au balcon? La +foule attend anxieuse. «Tout à coup, rapporte M. Rossi, témoin de la +scène, les applaudissements redoublent; je n'en comprenais pas la +raison, lorsque quelqu'un me fit remarquer la lumière qui perçait à +travers les persiennes, à l'extrémité de la façade. Le peuple avait +compris que le Saint-Père traversait l'appartement pour se rendre au +balcon. Bientôt, en effet, le balcon s'entr'ouvrit, et le Saint-Père, +en robe blanche et mantelet rouge, apparut au milieu des flambeaux. +Représentez-vous une place magnifique, une nuit d'été, le ciel de +Rome, un peuple immense, ému de reconnaissance, pleurant de joie et +recevant avec amour et respect la bénédiction de son pasteur et de +son prince, et vous ne serez pas étonné si je vous dis que nous avons +partagé l'émotion générale et placé ce spectacle au-dessus de tout ce +que Rome nous avait offert jusqu'ici. Aussitôt que la fenêtre s'est +fermée, la foule s'est écoulée paisiblement, dans un parfait silence. +On aurait dit un peuple de muets; c'était un peuple satisfait<a id="footnotetag297" name="footnotetag297"></a><a href="#footnote297" title="Go to footnote 297"><span class="smaller">[297]</span></a>.» +L'applaudissement, éclaté dans Rome, se propage, en un clin d'œil, +dans l'Italie entière. Partout le peuple, tournant vers le Quirinal +un regard plein d'amour et de confiance, pousse un long cri de +<em>Evviva Pio nono!</em> Ce cri a son écho au delà des Alpes, même dans +les milieux les moins catholiques. Surprenante popularité, qui se +manifeste soudainement dans une société où, tout à l'heure, le clergé +était suspect, la religion dédaignée. Du coup, elle semble dissiper +tous les malentendus accumulés entre l'Église et la société moderne. +C'est une de ces heures radieuses de concorde, de foi et d'espérance, +où l'humanité croit voir disparaître les difficultés qui pesaient sur +elle et toucher à la réalisation de ses rêves les plus généreux.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> Mais, hélas! ce n'est pas d'ordinaire par les +applaudissements des foules enivrées et dans l'attendrissement +passager des baisers Lamourette que se résolvent les problèmes +ardus et complexes imposés aux efforts de notre virilité et de +notre liberté. Il semble qu'en vertu d'une loi de châtiment qui +pèse sur l'humanité, tous les grands enfantements doivent ici-bas +se faire dans la douleur et non dans la joie. Dès les premières +émotions du nouveau pontificat, on peut discerner, entre le Pape et +le peuple qui l'acclame, le germe d'un malentendu. En décrétant son +amnistie, le Pape n'a guère songé qu'à suivre l'impulsion de son +cœur et à faire œuvre de miséricorde sacerdotale; le peuple y +a vu surtout une répudiation solennelle de la réaction jusqu'alors +régnante et l'inauguration d'une politique libérale et nationale, +dont il témoigne attendre impatiemment, au dedans et au dehors, +le développement. Pie IX a l'âme italienne; mais il a aussi l'âme +apostolique, et, comme père de toutes les nations catholiques, +il sent l'impossibilité de se poser en ennemi de l'une d'elles; +s'il n'a aucun scrupule, et si même il est disposé à soustraire +le gouvernement pontifical à la lourde tutelle de la chancellerie +aulique, il ne l'est nullement à se faire, contre l'Autriche, le +chef d'une croisade diplomatique ou militaire. Quant aux réformes +intérieures, la difficulté, pour paraître moins insoluble, est +cependant fort embarrassante. Sans doute Pie IX a le cœur trop +généreux pour ne pas être séduit à la pensée de corriger les abus, +de gagner l'amour de ses sujets, de faire succéder la concorde aux +anciennes divisions; aussi est-ce avec une grande bonne volonté +et une sincérité parfaite qu'il entreprend de donner sur ce point +satisfaction aux vœux de l'opinion. Mais cette transformation d'un +État d'ancien régime, toujours malaisée, l'est plus encore à Rome, à +cause du caractère ecclésiastique du gouvernement. Dans le passé du +pieux évêque d'Imola, dans ses travaux, dans sa nature d'esprit, rien +ne l'a préparé à surmonter ces difficultés. Lui-même est le premier à +se défendre d'être un homme d'État, et il dit, avec sa belle humeur +accoutumée: «<em>Vogliono fare di me un Napoleone, <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> mentre che +non sono altro che un povero curato di campagna.</em><a id="footnotetag298" name="footnotetag298"></a><a href="#footnote298" title="Go to footnote 298"><span class="smaller">[298]</span></a>»</p> + +<p>À mesure que les événements, en se développant, font naître de +nouveaux problèmes, l'inexpérience du Pape se trahit par un mélange +de lenteurs hésitantes et de témérités inconscientes. Il soulève +trop de questions et n'en résout pas assez ou ne les résout pas +assez vite. Il manque absolument de ce qui serait le plus nécessaire +en pareil cas, le sentiment net de ce qu'il veut et de ce qu'il +ne veut pas, la résolution arrêtée d'aller jusqu'à tel point et +de ne pas le dépasser. Cette indécision personnelle le laisse à +la merci des influences extérieures, d'autant qu'il a une nature +très impressionnable, un esprit mobile, prompt aux inquiétudes et +aux doutes, un souci singulier de ne déplaire à personne. Quelque +prélat de la vieille cour éveille-t-il chez lui un scrupule, il +s'arrête; mais la foule lui fait-elle froid visage, il tâche +aussitôt de regagner sa faveur, en lui promettant d'abandonner ce +qu'il a d'abord voulu retenir. Tout concourt ainsi à accroître les +exigences de cette foule, aussi bien la velléité de résistance par +laquelle on excite son impatience, que les concessions qui lui +montrent son pouvoir et la faiblesse du gouvernement. D'ailleurs, +il est de jour en jour plus visible que cette foule est conduite +par certains meneurs, généralement d'anciens réfugiés, qui ont +compris le parti à tirer de l'enthousiasme populaire et du goût +du Pape pour les ovations. «Remuez les masses, ne fût-ce que pour +témoigner de la reconnaissance, écrivait Mazzini; des fêtes, des +chants, des rassemblements suffisent pour donner au peuple le +sentiment de sa force et le rendre exigeant.» Sous une habile et +mystérieuse impulsion, les <em>dimostrazioni in piazza</em> se multiplient +et deviennent la vraie puissance directrice. Le moindre prétexte +suffit à faire descendre la foule dans la rue. «<em>Coragio, Santo +Padre</em>, crie-t-elle, <em>confidatevi al vostro popolo</em><a id="footnotetag299" name="footnotetag299"></a><a href="#footnote299" title="Go to footnote 299"><span class="smaller">[299]</span></a>!» Mais ce +n'est plus, comme à l'origine, <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> l'explosion spontanée et sans +arrière-pensée de la reconnaissance populaire; c'est, au moins chez +les meneurs, une tactique savamment combinée en vue d'échauffer, +d'enfiévrer les esprits, de compromettre, de pousser ou d'intimider +le Pontife. Quelques mois ont suffi pour arriver à ce résultat gros +de redoutables conséquences: Pie IX n'est plus maître du mouvement +dont il a donné le signal; il est entraîné.</p> + +<p>Si l'inexpérience du gouvernement romain l'expose ainsi à de +graves périls et risque trop souvent de gâter ses meilleures +œuvres, sa bonne volonté n'est cependant pas stérile. À travers +des tâtonnements, des gaucheries, des faiblesses, un certain +nombre de réformes finissent par s'accomplir, et, à voir où l'on +en est au milieu de 1847, après une année de pontificat, force +est de reconnaître que beaucoup a été fait. Les écoles primaires +développées, les salles d'asile introduites, l'ancienne université de +Bologne restaurée, des établissements agricoles créés, les chemins +de fer décrétés, la publicité donnée au budget, les attributions +du conseil des ministres réglementées, les notables des provinces +convoqués en Consulte pour participer à l'administration et +donner leur avis sur les changements à opérer, Rome dotée d'une +représentation municipale, la presse soustraite à l'arbitraire et +jouissant, en fait, sinon encore en droit, d'une liberté à peu près +complète, et enfin la garde civique instituée,—car on s'imagine +alors qu'une garde nationale est la garantie nécessaire des libertés +publiques,—telles sont, en dehors de beaucoup d'autres questions +mises à l'étude, les réformes d'ores et déjà accomplies.</p> + +<p>Ces réformes ont leur contre-coup en Italie et y augmentent l'émotion +déjà si vive qui a éclaté, dès le premier jour, à la nouvelle de +l'amnistie. Chaque <em>dimostrazione</em> faite sous les fenêtres du +Quirinal a comme son prolongement dans les diverses villes de la +Péninsule, et aux illuminations de la cité pontificale répondent les +feux de joie qui embrasent les crêtes des Apennins. Partout on entend +la même acclamation: <em>Evviva Pio nono!</em> Seulement, plus encore qu'à +Rome, il <span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> apparaît bien que cette acclamation ne signifie pas +seulement liberté intérieure, mais aussi indépendance extérieure, +expulsion des Autrichiens. <em>Fuori i barbari!</em> c'est le cri qui sort +de tous les cœurs.</p> + +<p>En face de cette agitation grandissante, les gouvernements de la +Péninsule se sentent fort embarrassés. Il leur est malaisé de +traiter en ennemi un mouvement si général et à la tête duquel paraît +être le Pape. Quelques princes, cependant,—le roi de Naples est +du nombre,—se montrent réfractaires. D'autres, après quelques +hésitations, emboîtent le pas derrière le Pontife. Celui qui s'y +décide le premier et avec le plus de bonne grâce est le grand-duc +de Toscane. Dès le printemps de 1847, il autorise la création +d'une presse politique, tolère des réunions et des manifestations +libérales, nomme des commissions chargées de rédiger un code civil +et un code pénal, promet une garde nationale, des municipalités +électives, des conseils provinciaux et même une représentation +centrale.</p> + +<p>Que le gouvernement toscan s'engage dans la voie des réformes, ce +n'est sans doute pas un fait indifférent; mais il importait bien +davantage aux destinées de l'Italie de savoir le parti qu'allait +prendre le roi de Sardaigne. Étrange physionomie que celle de +Charles-Albert<a id="footnotetag300" name="footnotetag300"></a><a href="#footnote300" title="Go to footnote 300"><span class="smaller">[300]</span></a>! Né, en 1798, d'un prince de Carignan ayant +fait adhésion à la République française, et d'une mère qui, à peine +veuve, se mésallia et abandonna à peu près son fils, son enfance +fut triste comme un matin sans soleil. Il paraissait destiné à +une vie obscure et étroite, quand des morts imprévues firent de +lui l'héritier du trône de Sardaigne. Ce ne fut pas la fin de ses +traverses. Entouré par les <em>carbonari</em> qui voulaient se servir de +lui contre le roi régnant, il se trouva compromis, en 1821, dans +un mouvement révolutionnaire: il en sortit, suspect à la fois au +Roi qui l'exila, et aux libéraux qui l'accusèrent de trahison. M. +de Metternich manœuvra pour le faire priver de ses droits à la +couronne; <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> s'il n'y réussit pas, il le contraignit du moins +à souscrire l'engagement de ne rien changer «aux bases fondamentales +et aux formes organiques de la monarchie telles qu'il les trouverait +à son avènement», et, pour comble d'humiliation, un conseil, +composé des évêques du royaume et des chevaliers de l'Annonciade, +fut chargé de surveiller l'exécution de cet engagement. Monté sur +le trône en 1831, Charles-Albert y conserva les ministres du parti +réactionnaire et autrichien, ne relâcha rien du pouvoir absolu, +favorisa les entreprises de la duchesse de Berry, de don Carlos et de +don Miguel, réprima ou laissa réprimer, avec une sanglante rigueur, +les insurrections «libérales» éclatées, en 1833, dans ses États. En +tout cela, sa physionomie semblait d'un prince d'ancien régime; mais +d'autres traits faisaient douter que ce fut là son véritable fond. En +même temps qu'il s'enfermait dans une sorte d'immobilité politique, +il menait à fin beaucoup de réformes administratives, financières, +économiques, judiciaires et militaires. Tout en conservant les +anciens ministres réactionnaires, il leur en adjoignait un de +tendances libérales, avec lequel il paraissait en intimité +particulière. Sans approuver ouvertement la propagande entreprise +par Gioberti, Balbo et d'Azeglio, tous trois ses sujets, il passait +pour ne pas la voir de mauvais œil. En 1845, des difficultés +commerciales s'étant élevées avec le cabinet de Vienne, au sujet +de droits sur le sel et les vins, il poussa le conflit, malgré +plusieurs de ses ministres, avec une vivacité, une susceptibilité +d'indépendance, qui furent très remarquées en Italie et lui valurent, +à Turin, des ovations inaccoutumées; à la vérité, il en parut plus +gêné que flatté.</p> + +<p>En mai 1846, M. de Metternich, inquiet de tous ces symptômes, fit +demander solennellement à Charles-Albert des explications, et +l'invita à désabuser la «faction» qui cherchait à se servir de son +nom<a id="footnotetag301" name="footnotetag301"></a><a href="#footnote301" title="Go to footnote 301"><span class="smaller">[301]</span></a>. Le Roi répondit par des généralités, protesta <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> +qu'il «n'accorderait jamais de constitution», mais se réserva +«d'avancer dans la voie d'une sage réforme», et fit remarquer qu'il +n'était plus possible de combattre la révolution de front<a id="footnotetag302" name="footnotetag302"></a><a href="#footnote302" title="Go to footnote 302"><span class="smaller">[302]</span></a>. M. +de Metternich demeura inquiet et soupçonneux. Il l'eût été bien plus +s'il avait su ce qui s'était passé, quelques mois auparavant, entre +Charles-Albert et Massimo d'Azeglio. C'était un matin d'hiver, à +six heures. D'Azeglio avait demandé audience au Roi pour lui parler +de la tournée qu'il venait de faire en Italie; il lui raconta qu'il +avait présenté à tous les patriotes le Piémont et son roi comme +les instruments nécessaires de la délivrance et de la résurrection +nationales. «J'attends, dit-il en finissant son récit, que Votre +Majesté approuve ou blâme ce que je viens de faire.» Après un long +silence, le Roi répondit enfin: «Faites savoir à ces messieurs de +se tenir en repos, de ne pas bouger, puisque le moment n'est pas +venu, mais d'être bien certains que, l'occasion se présentant, ma +vie, la vie de mes fils, mes forces, mes trésors, mon armée, tout +sera dépensé pour la cause italienne.» D'Azeglio, étonné, répéta la +phrase du Roi. Celui-ci fit un signe de tête, pour assurer qu'il +avait été bien compris; puis, se levant, il mit les mains sur les +épaules de son interlocuteur et l'embrassa. Chose étrange! tel était +le renom de dissimulation de ce prince qu'en ce moment même, devant +une démonstration si nette et si grave, d'Azeglio se prit à douter: +«Cet embrassement, a-t-il raconté plus tard, avait en soi quelque +chose d'étudié, de froid, presque de funèbre, qui me glaça, et une +voix intérieure, le terrible <em>Ne te fie pas</em>, s'éleva dans mon +cœur<a id="footnotetag303" name="footnotetag303"></a><a href="#footnote303" title="Go to footnote 303"><span class="smaller">[303]</span></a>.»</p> + +<p>D'Azeglio avait tort de douter. Depuis longtemps Charles-Albert +<span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> nourrissait au fond de son âme la pensée d'une lutte suprême +contre l'Autriche, lutte où l'Italie trouverait son indépendance +et la maison de Savoie le couronnement de son ambition séculaire. +C'est pour se préparer à cette lutte qu'il s'était appliqué à +refaire les finances et l'armée du Piémont. Seulement, il renfermait +cette pensée au dedans de lui, ou si, par instants, il semblait +s'entr'ouvrir, il déroutait, aussitôt après, les curiosités par des +démonstrations contradictoires. Ce n'était pas là uniquement un effet +de la dissimulation traditionnelle chez les princes de sa race. Né +tendre, ardent, crédule, chevaleresque, mystique, les disgrâces et +les désillusions de sa vie l'avaient refoulé sur lui-même et lui +avaient fait prendre peu à peu un masque de froideur, de défiance, +de sécheresse et de pessimisme ironique. Peu d'hommes ont été aussi +tristes: sa sensibilité maladive le mettait dans un état presque +continuel de souffrance morale et physique. D'ailleurs, s'il était +ambitieux, s'il rêvait volontiers de grands desseins, une sorte +d'irrésolution naturelle, aggravée par l'habitude prise de voir tout +en noir, lui rendait la gestation de ces desseins particulièrement +douloureuse. Il attendait l'heure des grosses responsabilités et +des décisions redoutables avec une angoisse indicible. Tous ces +traits semblent d'un nouvel Hamlet, et l'on comprend que ce nom se +soit trouvé sous la plume de l'écrivain qui a pénétré le plus avant +dans l'âme de Charles-Albert<a id="footnotetag304" name="footnotetag304"></a><a href="#footnote304" title="Go to footnote 304"><span class="smaller">[304]</span></a>. En tout cas, ils expliquent +d'où venait, dans son attitude, ce je ne sais quoi d'incertain, de +mystérieux, de déconcertant, qui faisait que personne ne se fiait à +lui et que lui-même disait à ses familiers: «N'est-ce pas que je suis +un homme incompréhensible?»</p> + +<p>Avec un tel état d'esprit, le roi de Sardaigne ne pouvait demeurer +étranger à l'émotion produite par l'avènement et les premières +mesures de Pie IX. Mais il voit là surtout le réveil de la question +nationale. Il écrit aussitôt à un de ses <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> confidents: «C'est +une campagne que le Pape entreprend contre l'Autriche, <em>evviva</em>!» +Quant aux réformes libérales, il ne se montre nullement pressé de +les imiter. Bien au contraire, il ne tarde pas à s'en effaroucher, +et semble plutôt vouloir se mettre en travers du mouvement. Ainsi +le voit-on interdire l'entrée en Piémont des journaux publiés à +Rome et à Florence. Le public, qui a été un moment prêt à unir dans +ses acclamations Charles-Albert et Pie IX, ne comprend rien à cette +attitude; il y croit découvrir un signe nouveau des irrésolutions ou +du double jeu de ce prince. La vérité est qu'au fond Charles-Albert +ne s'intéresse qu'à la question d'indépendance nationale et se +soucie fort peu des libertés intérieures; il les redoute même, comme +risquant d'affaiblir le gouvernement à l'instant où celui-ci aurait +besoin de toutes ses forces pour la lutte contre l'Autriche. De plus +en plus, cette lutte est sa préoccupation exclusive; il l'aperçoit +au terme de l'agitation provoquée par le Pape, et il en regarde +approcher l'heure avec un mélange d'impatience et de tremblement.</p> + +<h4>VIII</h4> + +<p>Le gouvernement français n'avait pas désiré la crise italienne. +Cela était vrai particulièrement de Louis-Philippe, de plus en plus +ami, en toutes choses, du <i>statu quo</i>. Son premier sentiment, à la +mort de Grégoire XVI, fut un vif regret mêlé de quelque inquiétude: +«J'ai, écrivait-il au maréchal Soult, le 6 juin 1846, à vous donner +une bien triste nouvelle qui n'est pas encore publique, mais qui ne +peut rester secrète. Le Pape est mort le 1<sup>er</sup> de juin. Nous faisons +tous, et moi particulièrement, une perte énorme, et vous concevez +que nous en sommes tous très affectés<a id="footnotetag305" name="footnotetag305"></a><a href="#footnote305" title="Go to footnote 305"><span class="smaller">[305]</span></a>.» À ce moment même, le +prince Albert de Broglie, nommé premier secrétaire à l'ambassade de +<span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> Rome, étant venu prendre congé du Roi, celui-ci lui dit ces +paroles significatives: «Ce que je veux, c'est un pape tranquille; +il y a assez de trouble dans le monde<a id="footnotetag306" name="footnotetag306"></a><a href="#footnote306" title="Go to footnote 306"><span class="smaller">[306]</span></a>.» Quant à M. Guizot, +pris évidemment un peu au dépourvu par cette mort, il n'envoya à M. +Rossi, en vue du conclave, que des instructions sommaires et vagues. +«Qu'on nous donne, écrivait-il, un pape indépendant, croyant et +intelligent... Un esprit ouvert et un peu de bon vouloir dans notre +sens, voilà ce qu'il nous faut. J'espère que cela se peut trouver... +Nous n'avons jusqu'à présent, quant aux noms propres, aucun +préjugé ni aucune préférence<a id="footnotetag307" name="footnotetag307"></a><a href="#footnote307" title="Go to footnote 307"><span class="smaller">[307]</span></a>.» Toutefois, M. Guizot veillait à +ce que l'Autriche n'abusât pas de notre réserve, et il prévenait M. +de Metternich que si, durant l'interrègne, les Autrichiens entraient +dans les Légations, les troupes françaises occuperaient aussitôt +Civita-Vecchia ou Ancône<a id="footnotetag308" name="footnotetag308"></a><a href="#footnote308" title="Go to footnote 308"><span class="smaller">[308]</span></a>.</p> + +<p>À Paris, on s'attendait à un long conclave et à un résultat assez +incolore. Aussi l'élection si prompte de Pie IX et l'explosion qui +suivit causèrent-elles à notre gouvernement une grande surprise, à +laquelle se mêla peut-être, sur le premier moment, quelque chose +comme le sentiment d'une difficulté inattendue et importune. +Toutefois il n'hésita pas. À la vue du Pontife inaugurant une +politique de clémence et de réforme, il applaudit et offrit son +appui. Dès le 5 août 1846, M. Guizot écrivait à M. Rossi<a id="footnotetag309" name="footnotetag309"></a><a href="#footnote309" title="Go to footnote 309"><span class="smaller">[309]</span></a>: «Les +hommes sensés et bien intentionnés ressentent une joie profonde, +en voyant qu'un pouvoir qui a si longtemps marché à la tête de la +civilisation chrétienne, se montre disposé à accomplir encore +cette mission auguste et <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> à consacrer, en l'épurant et le +modérant, ce qu'il y a de raisonnable et de légitime dans l'état et +le progrès des sociétés modernes.» De son côté, Pie IX fut, dès le +premier jour, gracieux et confiant envers l'ambassadeur de France, +le mettant au courant de ses desseins et lui demandant des conseils +que celui-ci lui donnait avec une sympathie respectueuse pour de si +pures et de si nobles intentions, mais non sans quelque inquiétude +de tant d'inexpérience. D'esprit froid et lucide, connaissant les +hommes et les choses d'Italie, étranger pour son compte à toute +illusion, M. Rossi cherchait à en préserver le Saint-Père et son +gouvernement. «L'œuvre que vous abordez, ne se lassait-il pas de +leur dire, est grande et périlleuse; une administration vieillie ne +se réforme pas en un jour; des paroles de liberté ne tombent pas +impunément du haut d'un trône, sans aller réveiller ce foyer de +passions révolutionnaires qui couve toujours au fond des sociétés. +Vous avez promis, mettez-vous à l'œuvre. Dès aujourd'hui, faites +vos plans; dès demain, exécutez-les. Ne laissez pas les esprits errer +à l'aventure et soulever toutes les questions au hasard. Guidez +vous-même le mouvement que vous avez donné, ou vous serez entraîné +par lui. Ayez peu de foi aux applaudissements populaires; ils se +changent vite en murmures<a id="footnotetag310" name="footnotetag310"></a><a href="#footnote310" title="Go to footnote 310"><span class="smaller">[310]</span></a>.»</p> + +<p>Notre diplomatie, fidèle en cela à sa politique générale, avait, +à Rome, une double préoccupation: empêcher, d'une part, que le +mouvement réformateur, commencé par Pie IX, ne s'arrêtât devant +les résistances réactionnaires; d'autre part, qu'il ne dégénérât +sous la pression révolutionnaire. Il lui fallait à la fois stimuler +et affermir le gouvernement pontifical. M. Guizot tenait la main +à ce qu'aucune des deux parties de la tâche ne fût perdue de vue. +«Dites très nettement et partout où besoin sera, mandait-il à M. +Rossi, ce que nous sommes, au dehors comme au dedans, en Italie +comme ailleurs. Nous <span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> sommes des conservateurs décidés, +d'autant plus décidés que nous succédons, chez nous, à une série de +révolutions... Mais, en même temps, nous sommes décidés aussi à être +des conservateurs sensés et intelligents. Or, nous croyons que c'est, +pour les gouvernements les plus conservateurs, une nécessité et un +devoir de reconnaître et d'accomplir sans hésiter les changements +que provoquent les besoins sociaux, nés du nouvel état des faits +et des esprits.» Notre ministre envisageait à ce double point de +vue la tâche entreprise par le Pape. «Les vœux d'une population +qui a longtemps souffert, disait-il, sont, à beaucoup d'égards, +chimériques, et il serait impossible de les satisfaire; mais il +faut aussi prévoir que, si les améliorations réelles, efficaces, +graduelles, ne commençaient pas avec certitude, l'opinion publique +se lasserait et, de confiante qu'elle est, deviendrait ombrageuse et +exigeante. Reconnaître d'un œil pénétrant la limite qui sépare, en +fait de changements et de progrès, le nécessaire du chimérique, le +praticable de l'impossible, le salutaire du périlleux; poser d'une +main ferme cette limite et ne laisser au public aucun doute qu'on +ne se laissera pas pousser au delà, voilà ce que font et à quels +signes se reconnaissent les vrais et grands chefs de gouvernement. +C'est évidemment l'œuvre qu'entreprend le Pape... Il peut compter +sur tout notre appui. Nous ferons tout ce qui dépendra de nous, +tout ce qu'il désirera de nous, pour le seconder dans sa tâche.» +Rappelant ensuite la politique de lord Palmerston, qui «prenait +habituellement au dehors pour point d'appui l'esprit d'opposition +et de révolution», M. Guizot ajoutait: «Nous ne voulons et ne +ferons jamais rien de semblable, car nous regardons cela comme très +mauvais et très dangereux pour tout le monde... Ce n'est point aux +prétentions exagérées des partis, ni même aux espérances confuses du +public, c'est au travail réfléchi, mesuré, prudent des gouvernements +eux-mêmes que nous entendons prêter notre concours. Et c'est +envers le gouvernement du Saint-Siège que nous garderons le plus +soigneusement cette position et cette conduite, car c'est peut-être +aujourd'hui, de tous les gouvernements appelés <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> à accomplir +de grandes choses, celui dont la tâche est la plus difficile et exige +le plus de ménagements<a id="footnotetag311" name="footnotetag311"></a><a href="#footnote311" title="Go to footnote 311"><span class="smaller">[311]</span></a>.»</p> + +<p>M. Rossi se conformait à ces instructions, quand il cherchait à +éclairer le gouvernement pontifical sur les inconvénients de ses +alternatives de résistance et d'abandon. Tantôt il le pressait de +faire à temps les concessions nécessaires, tantôt il lui recommandait +le sang-froid et la fermeté devant les manifestations populaires. +En juillet 1847, à un moment où il ne paraissait plus y avoir à +Rome ni gouvernement ni police, notre ambassadeur n'hésitait pas à +dire au cardinal secrétaire d'État: «Songez bien que c'est ainsi +que les pouvoirs périssent et que les catastrophes s'annoncent.» +Puis il écrivait, le lendemain, à M. Guizot: «J'espère que ce mot +de révolution est encore trop gros pour la situation... Cependant +j'ai cru devoir m'en servir hier <i>ad terrorem</i>. Je me rendis à la +secrétairerie d'État; je trouvai Mgr Corboli assez ému; je lui dis +sans détour que la révolution était commencée..., qu'il fallait +absolument faire, sans le moindre délai, deux choses: réaliser +les promesses et fonder un gouvernement réel et solide.» M. Rossi +portait ce jugement dans une autre lettre: «Tout a été tâtonnement +et lenteur: on a tout touché, tout ébranlé, sans rien fonder. Comme +je le disais au Pape, le gouvernement pontifical a perdu l'autorité +traditionnelle d'un vieux gouvernement, sans acquérir la vigueur d'un +gouvernement nouveau. On a gaspillé une situation unique. Jamais +prince ne s'est trouvé plus maître de toutes choses que Pie IX, +dans les huit premiers mois de son pontificat. Tout ce qu'il aurait +fait aurait été accueilli avec enthousiasme. C'est pour cela que je +disais: Fixez donc les limites que vous voulez; mais, au nom de Dieu, +fixez-les et exécutez sans retard votre pensée<a id="footnotetag312" name="footnotetag312"></a><a href="#footnote312" title="Go to footnote 312"><span class="smaller">[312]</span></a>.»</p> + +<p>De Paris, M. Guizot, fort attentif à ces événements, approuvait +et encourageait M. Rossi. «Conseillez toujours au gouvernement +<span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> pontifical d'accomplir les réformes, lui écrivait-il, de les +accomplir promptement, complètement, et de rentrer, dès qu'il les +aura accomplies, dans sa position et dans son office de gouvernement +uniquement appliqué à faire, selon les lois établies, les affaires +quotidiennes et permanentes de la société. Sans doute, il paraît vain +de répéter sans cesse des conseils si mal compris et si peu suivis. +Mais ces conseils n'en sont pas moins et toujours, d'une part, la +bonne politique; d'autre part, notre drapeau à nous. Il faut le tenir +et le montrer incessamment à tous.» Il ajoutait, quelques jours plus +tard: «Il faut se hâter de limiter le champ des ambitions d'esprit et +de raffermir l'exercice quotidien du pouvoir<a id="footnotetag313" name="footnotetag313"></a><a href="#footnote313" title="Go to footnote 313"><span class="smaller">[313]</span></a>.»</p> + +<p>Certes, nul ne peut contester la sagesse clairvoyante de ces +conseils, ni ce qu'ils révèlent de sollicitude sincère pour le +gouvernement pontifical. En cela, M. Guizot n'était pas seulement +guidé par la sympathie que lui inspiraient la personne et l'œuvre +de Pie IX. Il avait senti combien la France de 1830 était intéressée +à mériter l'amitié reconnaissante du Saint-Siège, quel secours moral +devaient trouver dans un tel rapprochement une monarchie qui n'avait +pas encore entièrement effacé son origine révolutionnaire et une +société matérialiste qui souffrait de son manque de croyances et +d'idéal. «Rome pourrait nous faire beaucoup de bien, écrivait-il à +M. Rossi: son amitié franche, son concours actif nous vaudraient +de la force et de l'autorité chez nous et en Europe. Et comme nous +pouvons, en revanche, par notre amitié et notre concours, lui faire +aussi beaucoup de bien chez elle et en Europe, je suis convaincu +qu'elle doit finir par comprendre, accepter et pratiquer sérieusement +cet échange de bons offices et de bons effets entre nous. Poursuivez +ce but-là, avec votre persévérance et votre tact accoutumés, et +indiquez-moi toutes les choses, petites ou grandes, que je puis faire +pour vous y aider<a id="footnotetag314" name="footnotetag314"></a><a href="#footnote314" title="Go to footnote 314"><span class="smaller">[314]</span></a>.» Le gouvernement pontifical paraissait +comprendre <span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> la sincérité et apprécier la valeur de l'amitié +qui lui était ainsi offerte. Vers la fin de juillet 1847, à un moment +où la fermentation extrême des esprits jetait l'alarme au Quirinal, +le cardinal Ferretti, récemment nommé secrétaire d'État, exprimait +à M. Rossi la crainte que lui inspirait la double perspective d'une +pression révolutionnaire et d'une intervention autrichienne; notre +ambassadeur lui ayant répondu «que, le cas échéant, le gouvernement +français ne manquerait pas à ses amis», le cardinal l'embrassa +vivement, en lui disant: «Merci, cher ambassadeur; en tout et +toujours, confiance pour confiance, je vous le promets<a id="footnotetag315" name="footnotetag315"></a><a href="#footnote315" title="Go to footnote 315"><span class="smaller">[315]</span></a>.»</p> + +<p>Les avertissements et les conseils que M. Guizot adressait au +gouvernement pontifical, il ne les ménageait pas non plus au peuple +romain. Ses efforts tendaient à créer, en Italie, un parti libéral +modéré, qui prît position entre le parti stationnaire et le parti +révolutionnaire. Œuvre difficile, surtout en un pays où ce parti +modéré était chose absolument nouvelle. Le dépit et la déception +que les libéraux ressentaient des lenteurs et des incertitudes du +Saint-Siège, les portaient trop souvent à faire cause commune avec +les révolutionnaires. M. Guizot ne se lassait pas de les détourner +de cette dangereuse promiscuité. «Restez fidèle au principe de notre +politique, écrivait-il à M. Rossi, principe fondamental en Italie +encore plus qu'ailleurs. Conseillez toujours aux modérés de ne point +se confondre avec les radicaux qui les perdront, et de persister, +quelles que soient les difficultés, dans la résolution d'accomplir, +par le gouvernement et de concert avec lui, les réformes que l'état +de la société rend indispensables.» Il ajoutait, quelques jours +plus tard: «Je ne peux d'ici que vous rappeler sans cesse les idées +générales qui sont nos idées fixes. Créer, entre le parti de la +révolution et le parti de la réaction, un parti de la résistance +intelligente et modérée, et rallier ce parti autour du gouvernement +qui peut seul être son chef et son moyen d'action, voilà notre idée +<span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> simple et fixe, la seule idée avec laquelle, vous le savez +comme moi, on termine ou l'on prévienne les révolutions<a id="footnotetag316" name="footnotetag316"></a><a href="#footnote316" title="Go to footnote 316"><span class="smaller">[316]</span></a>.»</p> + +<p>Plus encore peut-être que les exagérations d'un libéralisme trop +exigeant et trop impatient, le gouvernement français redoutait, +chez les Italiens, les entraînements de la passion nationale. Il +s'appliquait à les retenir sur la pente qui les eût conduits à +bouleverser l'état territorial de la Péninsule pour y réaliser +leur rêve d'unité, et à déchirer les traités européens pour +chasser les Autrichiens de la Lombardie et de la Vénétie. Autant +il se déclarait prêt à défendre leur indépendance contre toute +intervention qui eût prétendu entraver leurs réformes intérieures, +autant il les avertissait de ne pas compter sur son appui, s'il +leur prenait fantaisie de mettre en péril, par quelque agression, +la paix générale. Notre diplomatie croyait ainsi ne pas mal +servir les vrais intérêts de l'Italie, et M. Rossi se chargeait +de démontrer aux patriotes romains que toute attaque violente +contre l'Autriche fournirait à celle-ci une occasion d'arrêter +par la force le mouvement national, contre lequel, au contraire, +elle ne pourrait rien et devant lequel elle serait tôt ou tard +contrainte de capituler, si ce mouvement demeurait pacifique et +se manifestait seulement par le progrès intérieur et graduel des +divers États<a id="footnotetag317" name="footnotetag317"></a><a href="#footnote317" title="Go to footnote 317"><span class="smaller">[317]</span></a>. En tout cas, nos ministres étaient certains de +servir ainsi les vrais intérêts de la France. Déjà, au lendemain de +1830, quelles que fussent alors les sympathies de l'opinion pour la +patrie de Silvio Pellico, la monarchie de Juillet n'avait pas voulu +se mettre à la remorque des agitateurs italiens, en favorisant les +révolutions au delà des Alpes et en s'engageant dans une guerre +contre l'Autriche<a id="footnotetag318" name="footnotetag318"></a><a href="#footnote318" title="Go to footnote 318"><span class="smaller">[318]</span></a>. Les raisons qui l'avaient alors décidée +subsistaient. On peut même dire que le refroidissement survenu +avec l'Angleterre eût rendu plus dangereuse encore pour la France +toute politique la plaçant en conflit avec l'Autriche <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> et +probablement aussi avec les autres puissances continentales.</p> + +<p>Il convenait en effet que notre gouvernement, en face du problème +particulier de l'Italie, ne perdît pas de vue l'ensemble de la +situation faite à la France, en Europe, par les mariages espagnols. +On sait que cette situation l'avait déterminé à se rapprocher de +l'Autriche. Il lui fallait veiller à ce que sa politique italienne +contribuât à ce rapprochement ou tout au moins ne le contrariât pas. +Au premier aspect et étant donnés les points de vue assez divergents +des deux cabinets, cela paraissait malaisé. M. de Metternich, qui, +depuis 1815, avait eu pour politique de maintenir tout immobile +au delà des Alpes, avait vu avec déplaisir le mouvement suscité +par Pie IX<a id="footnotetag319" name="footnotetag319"></a><a href="#footnote319" title="Go to footnote 319"><span class="smaller">[319]</span></a>; un pape libéral lui paraissait une sorte de +monstruosité dont il ne pouvait prendre son parti<a id="footnotetag320" name="footnotetag320"></a><a href="#footnote320" title="Go to footnote 320"><span class="smaller">[320]</span></a>; il faisait +remonter le mal à la contagion des idées françaises<a id="footnotetag321" name="footnotetag321"></a><a href="#footnote321" title="Go to footnote 321"><span class="smaller">[321]</span></a>; à son +avis, c'était pure illusion de vouloir distinguer les réformes +modérées et pacifiques des bouleversements révolutionnaires, les +premières n'étant que la préface des seconds; entre un Balbo et un +Mazzini, il ne trouvait pas «d'autre différence que celle qui existe +entre des empoisonneurs et des assassins<a id="footnotetag322" name="footnotetag322"></a><a href="#footnote322" title="Go to footnote 322"><span class="smaller">[322]</span></a>». Dès le début, il +avait essayé sans succès d'endoctriner Pie IX<a id="footnotetag323" name="footnotetag323"></a><a href="#footnote323" title="Go to footnote 323"><span class="smaller">[323]</span></a>, et, dans la +suite, il n'avait pas négligé tout ce qui pouvait éveiller en lui +des inquiétudes ou des scrupules<a id="footnotetag324" name="footnotetag324"></a><a href="#footnote324" title="Go to footnote 324"><span class="smaller">[324]</span></a>. Le grand-duc de Toscane se +montrait-il disposé à suivre l'exemple du Pape, M. de Metternich lui +adressait directement des représentations<a id="footnotetag325" name="footnotetag325"></a><a href="#footnote325" title="Go to footnote 325"><span class="smaller">[325]</span></a>. Tout cela sans doute +témoignait d'idées et de préférences <span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> peu en harmonie avec +celles de la France. À défaut cependant d'un accord de principes, +notre gouvernement ne jugeait pas impossible d'arriver à une sorte +d'accord pratique, ou au moins de prévenir tout conflit. Il se +rendait compte que le cabinet de Vienne était peu disposé à aller au +delà de ces gémissements platoniques, de ces conseils peu efficaces, +et qu'il ne se sentait pas en mesure de recommencer quelqu'une de +ces interventions militaires qui, depuis 1815, avaient été l'arme +principale de sa politique en Italie. Il devinait aussi que ce +cabinet, compromis par son renom absolutiste, désorienté par le +changement de l'esprit public, comprendrait l'avantage d'être appuyé +et pour ainsi dire protégé par une puissance libérale; cette même +raison ne le déterminait-elle pas, en ce moment, dans les affaires de +Suisse, à marcher derrière la France? On voit dès lors comment les +deux politiques, parties de points si opposés, pouvaient cependant +trouver un certain contact sur le terrain italien: il s'agissait pour +nous d'obtenir de l'Autriche qu'elle n'intervînt pas militairement, +qu'elle laissât le mouvement réformateur suivre son cours, en lui +offrant, comme compensation, de nous employer à limiter ce mouvement, +à l'empêcher de devenir révolutionnaire et belliqueux.</p> + +<p>Dès la fin de 1846 et les premières semaines de l'année suivante, +des pourparlers s'engagèrent sur ces bases, entre Paris et Vienne. +Ils prirent plus de précision, en avril 1847, lors de la mission +secrète de M. Klindworth<a id="footnotetag326" name="footnotetag326"></a><a href="#footnote326" title="Go to footnote 326"><span class="smaller">[326]</span></a>: l'Italie était l'un des sujets sur +lesquels cet agent devait proposer une entente. M. Guizot, alors +très préoccupé des efforts faits par lord Palmerston pour attirer +M. de Metternich dans son jeu, insistait naturellement sur ce qui, +dans sa politique italienne, pouvait <span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> le plus rassurer le +cabinet autrichien. Non seulement il se prononçait pour le <i>statu +quo</i> territorial dans la Péninsule, ce qui impliquait la sauvegarde +des droits de l'Autriche sur le royaume lombard-vénitien; non +seulement il se déclarait opposé à toute agitation révolutionnaire; +mais il exprimait l'avis que les réformes devaient être +surtout administratives, et que l'on aurait tort de chercher à +introduire prématurément dans les divers États italiens un régime +constitutionnel pour lequel ils n'étaient pas mûrs; il s'offrait à +donner, d'accord avec l'Autriche, des conseils dans ce sens au Pape +et aux autres souverains<a id="footnotetag327" name="footnotetag327"></a><a href="#footnote327" title="Go to footnote 327"><span class="smaller">[327]</span></a>. En même temps, tout en recommandant +à M. Rossi de ne rien abandonner de notre politique propre, il +l'invitait à «ménager Vienne», à avoir égard «à ses défiances et à +ses alarmes<a id="footnotetag328" name="footnotetag328"></a><a href="#footnote328" title="Go to footnote 328"><span class="smaller">[328]</span></a>».</p> + +<p>M. de Metternich était trop inquiet des événements d'Italie pour +repousser ces ouvertures. De son côté, il en avait fait de semblables +au gouvernement français. Sans doute, fidèle à sa manie dogmatisante, +il professait, dans les élucubrations diplomatiques auxquelles il se +livrait sur ce sujet, des principes sur lesquels notre gouvernement +aurait eu des critiques à faire. Mais, en somme, quand il fallait +aboutir à des conclusions effectives, il reconnaissait l'intérêt +de mettre fin à une rivalité dont les agitateurs tireraient +profit; revendiquant seulement <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> son autorité sur le royaume +lombard-vénitien, désavouant toute pensée de porter atteinte à +l'indépendance des autres États italiens et à leur droit de modifier +leurs institutions, s'offrant même à s'entendre avec la France pour +conseiller certaines réformes administratives, il déclarait ne +songer, pour le moment, à aucune intervention armée; il ajoutait que +si, plus tard, cette intervention devenait nécessaire, un concert +préalable devrait s'établir entre les puissances<a id="footnotetag329" name="footnotetag329"></a><a href="#footnote329" title="Go to footnote 329"><span class="smaller">[329]</span></a>.</p> + +<p>Le gouvernement français avait ainsi satisfaction. Dès lors, il +croyait pouvoir donner comme mot d'ordre à ses agents en Italie, +non plus seulement de ménager l'Autriche, mais de chercher les +occasions de se concerter avec elle. Loin de s'effaroucher d'une +action commune, il estimait, avec raison, qu'elle tournerait à +l'avantage de notre influence, et que la France y deviendrait +l'arbitre des décisions à prendre: «Je suis d'avis, écrivait-il +le 21 juillet 1847 à M. Rossi, qu'en gardant soigneusement notre +position, en tenant hautement notre drapeau, vous ne devez point +éviter les occasions et les invitations de vous entendre et d'agir +de concert avec vos collègues du corps diplomatique, y compris M. +de Lutzow (ambassadeur d'Autriche). Quel que soit l'empire des +vieux intérêts, des vieilles passions et des vieilles traditions, +les grands gouvernements européens, l'Autriche la première, sont +aujourd'hui sensés et prudents. Ils l'ont prouvé depuis 1830, et +plus d'une fois. La nécessité leur déplaît. Ils la reconnaissent le +plus tard possible. Mais ils finissent par la reconnaître et par +l'accepter. Mettons-nous partout à la tête de la nécessité, de la +nécessité réelle, bien comprise et exactement mesurée. Soyons ses +interprètes dans les conseils de l'Europe. C'est <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> désormais +notre position naturelle et la plus grande en même temps que la plus +sûre... Ne nous faisons pas autres que nous ne sommes, mais ne nous +isolons pas. En définitive, dans l'action concertée, c'est nous qui +prévaudrons<a id="footnotetag330" name="footnotetag330"></a><a href="#footnote330" title="Go to footnote 330"><span class="smaller">[330]</span></a>.»</p> + +<p>Ajoutons, d'ailleurs, que tout ce que le cabinet de Paris faisait +pour ménager celui de Vienne et pour rendre possible une action +commune, ne le conduisait cependant pas à rien sacrifier des points +essentiels de sa politique. Il était surtout bien résolu à ne +jamais permettre à l'Autriche une intervention isolée qui lui eût +rendu l'espèce de protectorat qu'elle exerçait autrefois sur les +gouvernements de la Péninsule; il entendait que, si le Pape avait +un jour besoin d'une armée étrangère pour le protéger, la France ne +laissât pas le rôle principal à son ancienne rivale. «En cas, disait +M. Guizot, de danger matériel, d'appel au secours matériel extérieur, +que rien ne se fasse sans nous; qu'on ne demande rien à personne, +sans nous le demander aussi à nous, au moins en même temps. Nous ne +manquerons pas à nos amis<a id="footnotetag331" name="footnotetag331"></a><a href="#footnote331" title="Go to footnote 331"><span class="smaller">[331]</span></a>.» Comme pour bien marquer par avance +ses intentions, le cabinet de Paris répondait aux mouvements des +troupes autrichiennes sur la frontière de la Lombardie, en faisant +évoluer la flotte française en vue des côtes d'Italie.</p> + +<p>Telle était, sous ses diverses faces, la politique de «juste +milieu» à laquelle le gouvernement français s'était arrêté, dès +le premier jour, dans les affaires italiennes, et que, depuis, il +avait fidèlement appliquée. M. Guizot estima qu'il ne suffisait pas +de la pratiquer diplomatiquement, et qu'il convenait d'en exposer +au moins les grandes lignes au public. Il le fit, le 3 août, dans +les derniers jours de la session de 1847, au cours de la discussion +du budget à la Chambre des pairs. «Que faut-il, se demandait le +ministre, pour la satisfaction <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> des intérêts français en +Italie? La paix intérieure de l'Italie d'abord; aucun bouleversement +territorial ou politique ne nous est bon au delà des Alpes. Il +nous faut aussi l'indépendance et la sécurité des gouvernements +italiens; nous avons besoin qu'ils ne soient dominés ni exploités +par aucune autre puissance, et qu'ils gouvernent paisiblement leurs +peuples.» Après avoir indiqué que, pour obtenir ce dernier résultat, +ces gouvernements devaient satisfaire leurs sujets par certaines +réformes, il montrait comment le Pape avait donné l'exemple; puis il +ajoutait: «Le représentant par excellence de l'autorité souveraine et +incontestée entrant dans une telle voie, c'est là un des plus grands +spectacles qui aient encore été donnés au monde. On ne peut pas, on +ne doit pas craindre que le Pape oublie jamais les besoins et les +droits de ce principe d'autorité, d'ordre, de perpétuité dont il est +le représentant le plus éminent... Non, il ne l'oubliera pas... +Mais, en même temps, puisqu'il se montre disposé à comprendre et à +satisfaire, dans ce qu'il a de sensé et de légitime, l'état nouveau +des intérêts sociaux et des esprits, ce serait une faute énorme, de +la part de tous les gouvernements, je ne veux pas dire que ce serait +un crime, ce serait une faute énorme de ne pas seconder Pie IX dans +la tâche difficile qu'il entreprend.» M. Guizot ne reconnaissait +qu'aux partis modérés le pouvoir de mener à bonne fin de telles +réformes, et il entendait par là «des partis modérés ayant le courage +d'agir, de se mettre en avant, d'accepter la responsabilité, le +courage de soutenir les gouvernements qu'ils ne veulent pas voir +renverser». Il terminait en proclamant que «la mission naturelle +de la France était de chercher sa force et son point d'appui, non +dans l'esprit d'opposition et de révolution, mais dans l'esprit de +gouvernement intelligent, sensé, et dans le concours des partis +modérés avec de tels gouvernements».</p> + +<p>En cherchant ainsi à faire prévaloir, en Italie, des idées de réforme +mesurée et pacifique, M. Guizot poursuivait un dessein honnête, +raisonnable et conforme aux intérêts de la France. D'ailleurs, +qu'eût-il pu faire d'autre? Impossible, après <span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> la secousse +donnée par l'avènement de Pie IX, de songer à prolonger l'ancien +<i>statu quo</i>. Quant à pousser aux révolutions et à risquer une +guerre européenne pour flatter les passions et servir les ambitions +des Italiens, c'est une politique dont on peut, hélas! mesurer +aujourd'hui les conséquences. Mais, pour être le seul sage et le +seul possible, le parti auquel s'était arrêté le gouvernement du +roi Louis-Philippe ne lui en imposait pas moins une tâche très +délicate et dont le succès était loin d'être assuré. M. Guizot s'en +rendait compte, et, dans l'intimité, il ne cachait pas ses doutes. +«Je voudrais bien réussir à Rome, écrivait-il, le 30 juillet 1847, +au duc de Broglie; mais j'ai une méfiance infinie des Italiens. Et +nous sommes là parfaitement seuls, entre les conspirations radicales +fomentées de Londres et les routines absolutistes de Vienne... Plus +j'avance, plus je demeure convaincu de deux choses: la bonté de notre +politique et la difficulté du succès. Et mes deux convictions sont +sans cesse aux prises, l'une m'encourageant, l'autre m'inquiétant. +Dieu seul a le secret de l'issue: ce serait trop commode de le +savoir<a id="footnotetag332" name="footnotetag332"></a><a href="#footnote332" title="Go to footnote 332"><span class="smaller">[332]</span></a>.»</p> + +<h4>IX</h4> + +<p>Les difficultés avec lesquelles nous venons de voir aux prises la +diplomatie française pendant la première année du pontificat de Pie +IX, allaient être singulièrement aggravées, en août 1847, par un +acte inconsidéré de l'Autriche. Celle-ci, en vertu des traités de +1815, avait droit de garnison dans la «place» de Ferrare, l'une des +villes des Légations. Que fallait-il entendre par le mot <em>place</em>? +Était-ce la ville elle-même, ou seulement le château, espèce de +citadelle sans valeur, située au centre de la ville? Il y avait eu +controverse sur ce point. En fait, les Impériaux n'occupaient que +le château et quelques <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> casernes; la garde des barrières +et des autres postes était aux mains des pontificaux. Ce partage, +délicat de tout temps, le devenait plus encore avec l'excitation des +esprits. Des provocations furent échangées entre la garde civique +de Ferrare et les patrouilles autrichiennes. Enfin, quelques rixes +ayant éclaté dans les premiers jours d'août, le commandant autrichien +crut devoir agir comme si la sûreté de sa garnison était compromise; +il la renforça notablement par un corps venu de l'autre côté du +Pô; puis, brutalement, sans avoir aucun égard aux protestations du +cardinal-légat, il occupa toute la ville et s'empara des postes +jusqu'alors laissés à la garde des pontificaux.</p> + +<p>Cet acte indiquait-il, de la part du cabinet de Vienne, la volonté de +sortir de sa réserve défensive et expectante? Non, à ce même moment, +M. de Metternich nous déclarait formellement que son gouvernement +ne demandait qu'à «rester maître chez lui», qu'il «n'entendait pas +exercer sa puissance souveraine en dehors de ses frontières», et +qu'il «ne pensait pas à une intervention matérielle<a id="footnotetag333" name="footnotetag333"></a><a href="#footnote333" title="Go to footnote 333"><span class="smaller">[333]</span></a>». Fait +plus significatif encore, quelques jours après, la même idée se +retrouvait non moins nettement exprimée dans les instructions +confidentielles adressées à M. de Ficquelmont, agent supérieur +du chancelier à Milan<a id="footnotetag334" name="footnotetag334"></a><a href="#footnote334" title="Go to footnote 334"><span class="smaller">[334]</span></a>. On pouvait être d'autant plus assuré +de cette sagesse qu'elle était un peu forcée. Non seulement une +politique agressive eût froissé d'une façon imprudente l'opinion +européenne, universellement sympathique à Pie IX, mais elle eût +rencontré des oppositions à Vienne même. Le souffle libéral qui +passait en ce moment sur l'Europe se faisait sentir en Autriche; +une réaction s'y dessinait contre le système de M. de Metternich et +se manifestait jusque dans l'intérieur du cabinet; si le chancelier +continuait de personnifier au dehors le gouvernement impérial avec +le même apparat, son autorité au dedans était bien entamée; les +autres membres du conseil ne se gênaient pas pour contrecarrer ses +desseins; le ministre de <span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> l'intérieur, le comte Kolowrat, se +posait ouvertement comme son rival. Pour vaincre ces oppositions, +M. de Metternich ne trouvait pas dans l'archiduc Louis, qui +remplaçait le souverain malade, et qui était visiblement embarrassé +de sa responsabilité, l'appui qu'il était, autrefois, toujours sûr +d'obtenir de l'empereur François. En juillet 1847, ayant voulu +faire mobiliser un corps d'armée destiné à prendre position sur la +frontière du Tessin et sur le Pô, il se heurta à mille difficultés +soulevées par le ministre de la guerre et par celui des finances: +ce dernier soutenait que les charges pécuniaires résultant d'une +telle mesure seraient «un danger plus grave pour le gouvernement que +celui auquel pouvait donner lieu la marche libérale adoptée par le +Saint-Père<a id="footnotetag335" name="footnotetag335"></a><a href="#footnote335" title="Go to footnote 335"><span class="smaller">[335]</span></a>». Le chancelier n'eût-il pas rencontré une opposition +plus forte encore, s'il eût proposé une intervention à main armée +dans les États pontificaux? Dans l'incident de Ferrare, il ne fallait +donc pas voir le commencement de cette intervention et l'indice +d'un changement de politique. C'était un mouvement d'impatience du +commandement militaire, évidemment agacé par tout le tapage italien; +le gouvernement l'avait laissé faire, sans beaucoup de réflexion, +flatté peut-être, au milieu d'une politique nécessairement effacée, +de faire à peu de frais quelque étalage de sa force armée.</p> + +<p>Mais, du premier jour, cette mesure se trouve avoir beaucoup plus +de retentissement que ne s'y attendaient et que ne le désiraient +ses auteurs. À Rome, c'est l'occasion d'une véritable explosion +d'indignation patriotique. Sincèrement ou non, on prétend voir +là l'exécution d'une vaste conspiration absolutiste qui a ses +ramifications jusque autour du Pape. «L'invasion est commencée, +s'écrie-t-on; l'Italie entière doit se lever en armes pour la +repousser.» Le gouvernement pontifical, troublé de cette émotion, +croyant nécessaire de s'y associer pour ne pas être suspect, froissé +d'ailleurs dans sa dignité par le procédé des Autrichiens, fait +publier dans le <cite>Diario di Roma</cite> <span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> les protestations du +cardinal-légat contre l'occupation de Ferrare. Se flatte-t-il de +calmer les esprits par cette publicité? Il les excite au contraire. +L'impression, aussitôt répandue et exploitée par les meneurs, +est que le Pape prend la tête de la croisade italienne contre +l'Autriche. Les journaux racontent qu'il ordonne, dans ce dessein, +des armements considérables. Les radicaux profitent de cette +effervescence pour se pousser hardiment à la tête du mouvement. Le +chef des révolutionnaires, Mazzini, écrit au Pape, dans un langage +qui fait songer au tentateur offrant au Christ l'empire du monde: +«Saint Père, j'étudie vos démarches avec une espérance immense... +Soyez confiant, fiez-vous à nous... Nous fonderons pour vous un +gouvernement unique en Europe. Nous saurons traduire en un fait +puissant l'instinct qui frémit d'un bout à l'autre de la terre +italienne... Je vous écris parce que je vous crois digne d'être +l'initiateur de cette vaste entreprise<a id="footnotetag336" name="footnotetag336"></a><a href="#footnote336" title="Go to footnote 336"><span class="smaller">[336]</span></a>...» Le même Mazzini +recommande, d'un autre côté aux «masses», de «s'engager, avec ou +sans le consentement des princes, dans des mesures qui obligent les +Autrichiens à les attaquer»; il faut, conclut-il, «accroître de +plus en plus la haine contre les Autrichiens et irriter l'Autriche +par tous les moyens possibles<a id="footnotetag337" name="footnotetag337"></a><a href="#footnote337" title="Go to footnote 337"><span class="smaller">[337]</span></a>». De Rome, l'agitation gagne la +Péninsule entière, depuis la Sicile jusqu'au Piémont. Le fait le +plus grave peut-être est l'impression produite sur Charles-Albert. +Jusqu'alors, en face d'une campagne principalement libérale, il était +demeuré froid. Au cri de: «Guerre à l'Autriche!» il tressaille. +Sous le coup de l'occupation de Ferrare, Pie IX, se croyant menacé +d'une invasion autrichienne, a fait demander au gouvernement sarde +un asile éventuel et l'envoi immédiat d'un bâtiment de guerre à +Civita-Vecchia; Charles-Albert accède avec empressement à toutes les +demandes du Pontife. «Grâce <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> à Dieu, écrit-il à son ministre +et confident, Villamarina, nous avons un pape saint et plein de +fermeté, qui saura soutenir avec dignité l'indépendance nationale. +Je lui ai fait écrire que, quelconque événement (<i>sic</i>) qui puisse +arriver, je ne séparerai jamais ma cause de la sienne... Une guerre +d'indépendance nationale, qui s'unirait à la défense du Pape, +serait pour moi le plus grand bonheur qui pourrait m'arriver.» Les +patriotes italiens, alors réunis à Casal sous prétexte d'association +agraire, lui ayant envoyé une adresse toute pleine des sentiments qui +bouillonnaient en Italie, il répond par une lettre, lue en séance, où +il se dit «résolu à faire pour la cause guelfe ce que Schamil fait +contre l'immense empire russe». «Il paraît, ajoute-t-il, qu'à Rome +on tient en réserve les armes spirituelles... Espérons... Ah! le +beau jour que celui où nous pourrons jeter le cri de l'indépendance +nationale!» Le retentissement de cette lettre est énorme. Personne +n'hésite plus à se jeter dans une campagne qui paraît avoir pour elle +le Pape et le roi de Sardaigne, la plus haute force morale et la plus +sérieuse force militaire de la Péninsule. Il est vrai que, suivant +son habitude, Charles-Albert se montre, presque aussitôt après, +embarrassé de l'enthousiasme qu'il a suscité, fait froide mine aux +ovations qui l'accueillent à Turin et à Gênes, et déclare que, «s'il +est décidé à défendre l'indépendance du royaume contre une agression +étrangère, il l'est aussi à ne pas se compromettre vis-à-vis des +grandes puissances, en faisant, sans leur consentement, franchir la +frontière à son armée». Mais vainement essaye-t-il de courir après +ses paroles, celles-ci ont fait trop de chemin pour qu'il puisse les +rattraper.</p> + +<p>En somme, l'incident de Ferrare non seulement a grandement échauffé +les esprits, mais il a eu pour résultat, dans toute l'Italie, de +faire passer brusquement au premier plan cette redoutable question +nationale que notre diplomatie était jusqu'alors parvenue à maintenir +dans l'ombre. Il a ainsi considérablement augmenté les difficultés +de la politique modérée et pacifique que le gouvernement français +cherchait à faire prévaloir. <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> Ce gouvernement cependant ne +se décourage pas. Sans se laisser entraîner, fût-ce d'un pas, hors +du terrain moyen où il s'est placé dès le début, il s'efforce d'y +ramener les Autrichiens et les Italiens. À tous deux, il entreprend +de faire entendre le langage de la raison.</p> + +<p>À Vienne d'abord, notre cabinet laisse voir, sous une forme amicale, +sa désapprobation du procédé des troupes impériales, insiste sur +le danger de l'émotion ainsi provoquée, et appelle fortement, «sur +les protestations du Saint-Siège et sur la nécessité de régler ce +différend de façon à mettre promptement un terme à l'agitation qui en +est résultée dans la Péninsule, la plus sérieuse sollicitude de M. le +prince de Metternich<a id="footnotetag338" name="footnotetag338"></a><a href="#footnote338" title="Go to footnote 338"><span class="smaller">[338]</span></a>». De ce côté, nos observations sont bien +accueillies. Visiblement embarrassé d'avoir suscité un tel tapage, +le gouvernement autrichien nous sait gré de notre désir d'arranger +les choses<a id="footnotetag339" name="footnotetag339"></a><a href="#footnote339" title="Go to footnote 339"><span class="smaller">[339]</span></a>. Loin de grossir l'incident et d'en faire le point de +départ d'une politique agressive, il affecte d'en réduire la portée. +«Nous n'accordons pas à ce pitoyable conflit la valeur d'une affaire, +écrit M. de Metternich, mais celle d'une entente sur une question +de service militaire<a id="footnotetag340" name="footnotetag340"></a><a href="#footnote340" title="Go to footnote 340"><span class="smaller">[340]</span></a>.» Il reconnaît même qu'il a commis une +faute. «Pitoyable affaire, dit-il un jour à notre ambassadeur, qui +fournit une preuve de plus de la faute que commet toujours une grande +puissance, lorsqu'elle se compromet dans une petite question<a id="footnotetag341" name="footnotetag341"></a><a href="#footnote341" title="Go to footnote 341"><span class="smaller">[341]</span></a>.» +De son côté, le comte Apponyi fait à M. Guizot cette sorte d'aveu: +«On peut se tromper dans ce qu'on prévoit; on peut irriter quand +on a voulu imposer.» Notre ministre ajoute, après avoir rapporté à +M. Rossi ce propos: «Avec un peu de modération et de patience, je +crois que l'incident de Ferrare doit finir à l'avantage du Pape. On +en a envie à Vienne. On ne se soucie <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> pas d'engager à fond +la partie<a id="footnotetag342" name="footnotetag342"></a><a href="#footnote342" title="Go to footnote 342"><span class="smaller">[342]</span></a>.» Cette impression est durable chez M. Guizot, qui +écrit, un peu plus tard, à M. de Flahault: «Ce que m'a dit le comte +Apponyi ne me permet pas de douter que le prince de Metternich ne +désire mettre fin, sans bruit, à cet incident de Ferrare<a id="footnotetag343" name="footnotetag343"></a><a href="#footnote343" title="Go to footnote 343"><span class="smaller">[343]</span></a>.» En +attendant, du reste, cette solution, le cabinet autrichien ne nous +refuse pas de nouvelles assurances de ses intentions pacifiques. +«Le gouvernement français désire que nous restions en panne, écrit, +le 7 octobre 1847, M. de Metternich au comte Apponyi; ses vœux à +ce sujet seront remplis. Nous savons nous renfermer dans le rôle de +spectateur des drames dans lesquels l'heure d'entrer en scène ne nous +semble pas venue<a id="footnotetag344" name="footnotetag344"></a><a href="#footnote344" title="Go to footnote 344"><span class="smaller">[344]</span></a>.»</p> + +<p>Notre cabinet a donc toutes raisons de compter sur la modération de +l'Autriche et sur sa volonté de réparer l'esclandre de Ferrare. Cette +conviction l'encourage à persister dans son attitude conciliante. +Toutefois, il est bien résolu, au cas où son espérance serait +trompée, à sauvegarder l'influence de la France et l'indépendance +des États italiens. Il ne le crie pas sur les toits, pour ne pas +irriter les amours-propres par des menaces éventuelles; mais il +s'en explique nettement avec ses agents, dans ses correspondances +confidentielles. M. Guizot écrit, le 7 septembre 1847, à M. Rossi: +«Rendons-nous compte des diverses hypothèses: 1<sup>o</sup> Les Autrichiens, +sur la réclamation du Pape, rentrent à Ferrare, dans le <i>statu quo</i> +antérieur. Si cela arrivait, nous aurions, quant à présent, cause +gagnée et rien à faire.—2<sup>o</sup> Les Autrichiens, malgré la réclamation +du Pape, restent à Ferrare, dans la position qu'ils y ont prise, +continuant de soutenir qu'ils en ont le droit aux termes des traités, +et sans faire un pas de plus. Que le Pape réclame, dans ce cas, soit +notre médiation seule, soit celle de la France et de l'Angleterre, +ou de la France et de la Prusse, soit celle de toutes les grandes +puissances qui ont signé le traité de Vienne.—3<sup>o</sup> Les Autrichiens +poussent plus avant dans les <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> États romains, sans appel du +Pape et sans prétexte diplomatique. En ce cas, que le Pape proteste +solennellement, constate que le fait a lieu contre son gré et +s'adresse à nous. Mon avis est que nous devons, dans cette hypothèse, +prendre position aussi sur un point efficace des États romains, dans +l'intérêt de l'indépendance du Pape et de notre propre situation en +Europe. Il serait infiniment désirable que nous ne fissions cela, +s'il y avait lieu, que sur la demande du Pape et de concert avec lui...—4<sup>o</sup> +Ailleurs que dans les États romains, dans quelques autres +des États italiens, en Toscane, à Modène, à Lucques, à Parme, les +Autrichiens interviennent à la suite d'une insurrection populaire, +soit de leur propre mouvement, soit sur la demande des souverains... +C'est ici l'hypothèse difficile. Une insurrection contre l'ordre +établi et la demande de l'intervention par le souverain lui-même +donnent à Vienne des prétextes spécieux et nous embarrassent, +nous, dans nos motifs. Et pourtant nos motifs seraient, dans ce +cas, presque les mêmes et presque aussi puissants qu'en cas d'une +intervention dans les États romains. Il faudrait que les souverains +chez qui aucune insurrection n'aurait eu lieu et qui n'auraient pas +réclamé l'intervention autrichienne, le Pape, le roi de Naples, +le roi de Sardaigne, protestassent contre un acte compromettant +pour eux-mêmes, car il pourrait amener un désordre général et une +explosion révolutionnaire dans toute l'Italie. S'ils faisaient un +pas de plus, s'ils s'adressaient aux autres grandes puissances de +l'Europe, à nous d'abord, pour leur demander de s'employer à faire +cesser un état de choses si dangereux pour la paix européenne, ils +se donneraient à eux-mêmes de fortes garanties et à nous de grands +moyens d'action... Ne regardez point tout ceci, mon cher ami, comme +des résolutions que je vous annonce et des instructions que je vous +donne. Je vous dis mes idées et je vous demande les vôtres sur les +cas et les embarras divers qu'on peut prévoir. Et il faut les prévoir +pour faire ce que je vous ai dit: prendre nos mesures de façon à être +prêts dans toutes les hypothèses. Répondez-moi sans retard. Je n'ai +pas besoin de vous répéter <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> que notre pensée dirigeante, +dominante, est toujours celle-ci: Soutenir l'indépendance des États +italiens et l'influence du parti modéré en Italie, en évitant une +conflagration révolutionnaire et une guerre européenne<a id="footnotetag345" name="footnotetag345"></a><a href="#footnote345" title="Go to footnote 345"><span class="smaller">[345]</span></a>.»</p> + +<p>Rien donc à la fois de plus modéré dans la forme et de plus décidé +dans le fond que l'attitude prise par le gouvernement français envers +l'Autriche, à la suite de l'incident de Ferrare. Le langage qu'il +tient en même temps aux Italiens n'est ni moins sage ni moins net. +Dès le premier jour, tout en manifestant au gouvernement romain +«sa sympathie pour le sentiment de dignité courageuse qui a dicté +ses protestations» contre l'occupation de Ferrare, il ne cache pas +son regret de la publicité qui leur a été donnée<a id="footnotetag346" name="footnotetag346"></a><a href="#footnote346" title="Go to footnote 346"><span class="smaller">[346]</span></a>. «Le Pape, +écrit-il à M. Rossi, aurait dû épuiser toute possibilité de vider, +de gouvernement à gouvernement, la question diplomatique, avant de +porter devant le public une question de nationalité et de révolution. +De deux choses l'une: ou l'Autriche désire, ou elle ne désire pas +un prétexte pour une levée de boucliers; si elle le désire, il faut +bien se garder de le lui fournir... Si elle ne le désire pas, il +faut l'entretenir dans sa bonne disposition, en traitant avec elle +comme avec un pouvoir qui ne demande pas mieux que de laisser ses +voisins tranquilles chez eux, si on ne trouble pas sa tranquillité +chez lui. Ne négligez rien pour ramener et contenir Rome dans cette +politique, la seule efficace pour le succès, aussi bien que la +plus sûre. L'Italie a déjà perdu plus d'une fois ses affaires en +plaçant ses espérances dans une conflagration européenne. Elle les +perdrait encore. Qu'elle s'établisse, au contraire, sur le terrain +de l'ordre européen, des droits des gouvernements indépendants, du +respect des traités. C'est vous dire combien il importe de contenir +ces affaires-ci dans les limites d'une question <em>romaine</em>, et +d'empêcher qu'on en fasse une question <em>italienne</em>. J'en sais toute +la difficulté. Mais employez tout votre esprit, tout votre bon sens, +toute votre persévérance, toute votre patience, toute votre <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> +influence, à faire comprendre au parti <em>national italien</em> qu'il est +de sa politique, de sa nécessité actuelle, de se présenter et d'agir +<em>fractionnairement</em>, comme romain, toscan, napolitain, etc., etc., de +ne point poser une question générale qui deviendrait inévitablement +une question révolutionnaire<a id="footnotetag347" name="footnotetag347"></a><a href="#footnote347" title="Go to footnote 347"><span class="smaller">[347]</span></a>.» M. Rossi s'inspire de ces idées +dans ses conversations, et il n'hésite pas à rabrouer les prétentions +et les intempérances italiennes. «Mais enfin, dit-il avec sa parole +froide et mordante, où voulez-vous en venir par ces incessantes +provocations contre l'Autriche? Elle ne vous menace point; elle reste +dans les limites que les traités lui ont tracées. C'est donc une +guerre d'indépendance que vous voulez? Eh bien! voyons, calculons vos +forces: vous avez soixante mille hommes en Piémont, et pas un homme +de plus en fait de troupes réglées. Vous parlez de l'enthousiasme +de vos populations. Je les connais, ces populations. Parcourez vos +campagnes: voyez si un homme bouge, si un cœur bat, si un bras +est prêt à prendre les armes. Les Piémontais battus, les Autrichiens +peuvent aller tout droit jusqu'à Reggio, en Calabre, sans rencontrer +un Italien. Je vous entends: vous viendrez alors à la France. Le +beau résultat d'une guerre d'indépendance, que d'amener, une fois de +plus, deux armées étrangères sur votre sol!... Et puis, vous voulez +être indépendants, n'est-ce pas? Nous, nous le sommes. La France +n'est point un caporal aux ordres de l'Italie. La France fait la +guerre quand et pour qui il lui convient de la faire. Elle ne met ses +bataillons et ses drapeaux à la discrétion de personne<a id="footnotetag348" name="footnotetag348"></a><a href="#footnote348" title="Go to footnote 348"><span class="smaller">[348]</span></a>.»</p> + +<p>Ce n'est pas seulement à Rome que le gouvernement français adresse +ses conseils et ses avertissements. Il en fait parvenir <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> +de semblables aux cours de Toscane et de Piémont. Dans une dépêche +adressée au chargé d'affaires de France à Turin, M. Guizot rappelle +aux Italiens combien ils compromettent leurs plus importants +intérêts, en projetant des remaniements territoriaux qui ne +pourraient s'accomplir que par la guerre et les révolutions; puis +il ajoute: «Le gouvernement du Roi se croirait coupable si, par ses +démarches ou par ses paroles, il poussait l'Italie sur une telle +pente, et il se fait un devoir de dire clairement aux peuples comme +aux gouvernements italiens ce qu'il regarde, pour eux, comme utile ou +dangereux, possible ou chimérique<a id="footnotetag349" name="footnotetag349"></a><a href="#footnote349" title="Go to footnote 349"><span class="smaller">[349]</span></a>.»</p> + +<p>S'il se refuse à suivre les Italiens dans leurs rêves belliqueux, +notre gouvernement a bien soin de marquer qu'il n'en demeure pas +moins résolu à protéger et à favoriser, chez eux, les réformes +régulières et pacifiques. Pour qu'il ne puisse y avoir à ce sujet +aucun malentendu, volontaire ou non, M. Guizot résume, le 17 +septembre 1847, dans une courte circulaire destinée à être mise +sous les yeux de tous les cabinets étrangers, les principes de sa +politique. Il s'y prononce, avec une égale force, d'abord «pour +le maintien de la paix et le respect des traités», ensuite pour +«l'indépendance des États et de leurs gouvernements», pour leur +droit de «régler, par eux-mêmes et comme ils l'entendent, leurs lois +et leurs affaires intérieures». Il indique, comme une condition +du succès des réformes, «qu'elles s'accomplissent régulièrement, +progressivement, de concert entre les gouvernements et les peuples, +par leur action commune et mesurée, non par l'explosion d'une +force unique et déréglée». Il demande, pour «la grande œuvre de +réforme» entreprise par le Pape, «le respect et l'appui de tous les +gouvernements européens», se déclarant, quant à lui, prêt à «le +seconder en toute occasion». Notre ministre termine en exprimant +le vœu que les principes exposés par lui prévalent dans toute +l'Italie; «c'est <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> le seul moyen, dit-il, d'assurer les bons +résultats du mouvement qui s'y manifeste, et de prévenir de grands +malheurs et d'amères déceptions».</p> + +<p>Par application de cette politique, le cabinet français ne manque +pas d'aider les gouvernements italiens toutes les fois qu'ils +paraissent disposés à s'avancer dans la voie des sages réformes. +Le grand-duc de Toscane ayant, vers cette époque, appelé dans ses +conseils des libéraux modérés, M. Guizot en exprime aussitôt sa +très vive satisfaction et prescrit à notre représentant à Florence +de «prêter aux nouveaux ministres toscans tout l'appui qui pourra +les servir». Il ajoute ce conseil remarquable: «Nous ne saurions +apprécier d'ici quelle mesure de concessions et d'institutions +convient au gouvernement intérieur de la Toscane... Ce qui me +frappe, c'est combien il importe qu'une politique à peu près analogue +prévale dans les divers États italiens, à Rome, à Naples, à Turin, +à Florence; qu'en tenant compte de la diversité des situations et +des besoins, ils marchent tous à peu près du même pas, dans la voie +des réformes modérées... Si, au contraire, leur marche était très +inégale, si les uns se lançaient dans l'innovation extrême, tandis +que d'autres se refuseraient à tout progrès, ils en seraient tous, +au dedans et au dehors, grandement affaiblis... Je ne crois pas à +l'unité italienne, mais je crois à l'union des États italiens, et je +la désire beaucoup<a id="footnotetag350" name="footnotetag350"></a><a href="#footnote350" title="Go to footnote 350"><span class="smaller">[350]</span></a>.» Cette idée tenait à cœur au gouvernement +français, car on la retrouve dans une lettre écrite, quelques jours +plus tard, par Louis-Philippe à son neveu, le grand-duc de Toscane: +«Il me paraîtrait désirable, dit le Roi, que les souverains italiens +et leurs gouvernements cherchassent à se recorder, et, si faire +se pouvait, à se mettre d'accord sur les changements à apporter, +soit dans leur régime gouvernemental, soit surtout dans leurs +administrations intérieures.» Au cours de cette même lettre, le +Roi insistait sur la nécessité de calmer les défiances des peuples +par une grande sincérité dans les réformes; il rappelait, à ce +propos, comment <span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> sa première parole, en 1830, avait été: «La +Charte sera désormais une vérité!» «Ne croyez pas, mon cher neveu, +ajoutait-il, que je veuille par là vous pousser à établir une charte +en Toscane. Non, je n'émets point d'opinion sur ce que je ne connais +pas. Chaque pays, chaque peuple a ses circonstances particulières, +sur lesquelles on doit régler ce qui convient ou ne convient pas. +Mais ce sur quoi j'insiste avec conviction, c'est que, quoi qu'on +fasse, on le fasse nettement, franchement, loyalement et sans aucune +arrière-pensée de revenir sur ce qu'on aura fait. C'est là, selon +moi, la seule chance de salut<a id="footnotetag351" name="footnotetag351"></a><a href="#footnote351" title="Go to footnote 351"><span class="smaller">[351]</span></a>.»</p> + +<p>Ce n'était certes pas le langage d'une politique rétrograde et +ennemie de la liberté italienne. Les patriotes ultramontains, +cependant, ne nous en savaient aucun gré. Ils méconnaissaient +absolument ce que nous continuions à faire pour leurs meilleurs +intérêts et s'attachaient seulement à ce que nous refusions à leurs +rêves. Il leur semblait que nous avions manqué à tous nos devoirs +et commis une sorte de trahison, en ne nous mettant pas à leur +diapason sur l'affaire de Ferrare, en ne poussant pas avec eux le +cri de guerre, en essayant au contraire de jeter quelques seaux +d'eau froide sur leur passion nationale en ébullition. Du coup, il +fut admis que la France faisait cause commune avec l'Autriche contre +l'Italie. À la vérité, de notre politique, les Italiens connaissaient +imparfaitement la partie qui tendait à contenir le cabinet de +Vienne; car il entrait précisément dans notre tactique de n'en pas +faire étalage; ils connaissaient surtout les avertissements et les +remontrances qui leur étaient adressés, remontrances parfois d'autant +plus mortifiantes pour leur vanité qu'elles ne leur arrivaient pas +seulement par l'entremise discrète de nos diplomates, mais que le +<cite>Journal des Débats</cite> les leur notifiait publiquement et non sans +rudesse<a id="footnotetag352" name="footnotetag352"></a><a href="#footnote352" title="Go to footnote 352"><span class="smaller">[352]</span></a>. Encore, si les plaintes contre la France <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> +n'étaient venues que des radicaux, dont notre gouvernement était, +en effet, résolu à contrarier les desseins; mais elles venaient +aussi des modérés, dont il avait conscience de servir la cause, et +qu'il s'était flatté d'avoir pour clients. Ceux-ci, par entraînement +ou par peur, faisaient chorus avec les violents. «Je suis chaque +jour plus frappé, écrivait M. Guizot, de l'inhabileté et de la +pusillanimité des modérés italiens. Cela me rend très indulgent pour +nos conservateurs<a id="footnotetag353" name="footnotetag353"></a><a href="#footnote353" title="Go to footnote 353"><span class="smaller">[353]</span></a>.» M. Rossi analysait ainsi, dans une de ses +lettres, l'état d'esprit de ces modérés: «Ils ne reprochent pas au +gouvernement français, comme les radicaux, son éloignement pour les +bouleversements révolutionnaires dans l'intérieur des États; comme +lui, ils préfèrent les réformes accomplies pacifiquement par l'accord +du souverain et du peuple... Mais ils ne lui pardonnent pas son +amour de la paix, son respect pour les traités à l'endroit de la +question austro-italienne. Ils sentent avec colère que le <i>veto</i> de +la France leur est un puissant obstacle, même borné à l'inaction, +à un refus de concours. Quand ils nous accusent d'être les alliés +dévoués de l'Autriche, de ne rien faire, de ne prendre aucune +précaution pour empêcher l'Autriche de les envahir, de les opprimer, +de travailler à réorganiser contre eux une Sainte-Alliance, ils ne +disent pas exactement ce qu'ils pensent. C'est une manière de se +plaindre d'une amitié qui leur paraît froide et dédaigneuse, parce +qu'elle ne va pas jusqu'à leur offrir cent mille hommes<a id="footnotetag354" name="footnotetag354"></a><a href="#footnote354" title="Go to footnote 354"><span class="smaller">[354]</span></a>.» Cette +déception se traduisait, dans les journaux de Rome ou de Florence, +en invectives contre Louis-Philippe et M. Guizot, devenus presque +aussi impopulaires que M. de Metternich. Dans les salons, il était +de mode de mal parler de la France. M. Rossi, naguère si bien vu de +ses anciens compatriotes, était mis dans une sorte de quarantaine +par la société romaine; se rendait-il <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> au théâtre, personne +ne venait le saluer dans sa loge. À Turin également, on boudait notre +ambassade, à laquelle Balbo et d'Azeglio reprochaient de retenir +Charles-Albert<a id="footnotetag355" name="footnotetag355"></a><a href="#footnote355" title="Go to footnote 355"><span class="smaller">[355]</span></a>. Les gouvernements eux-mêmes, ne fût-ce que +par le langage qu'ils laissaient tenir aux journaux soumis à leur +censure, semblaient partager les préventions populaires, ou tout au +moins ne pas oser les contredire. À la chancellerie piémontaise, on +avait fini par se persuader qu'en aucune hypothèse il ne fallait +faire fond sur la France. L'ambassadeur de Sardaigne à Londres, le +comte de Revel, causant, en septembre 1847, avec lord Palmerston, lui +exprimait la crainte que l'Autriche ne songeât à intervenir dans les +États romains. «Je ne vois pas, ajoutait-il, ce qui l'en empêcherait; +on sait fort bien que l'Italie n'a rien de bon à attendre de la part +de la France; la conviction générale est que le gouvernement français +est d'accord à ce sujet avec l'Autriche<a id="footnotetag356" name="footnotetag356"></a><a href="#footnote356" title="Go to footnote 356"><span class="smaller">[356]</span></a>.»</p> + +<p>Tout en ressentant l'injustice et l'on peut dire l'ingratitude des +Italiens, M. Guizot ne s'en étonnait pas trop. «Nous servons leurs +intérêts contre leurs passions, écrivait-il. Nous les aidons à faire +ce qu'ils peuvent faire, et non pas à avoir l'air de tenter ce qu'ils +ne peuvent pas faire, ce qu'ils ne tenteraient même pas sérieusement. +Je trouve fort simple que ceux qui les flattent à tort et à +travers leur plaisent davantage<a id="footnotetag357" name="footnotetag357"></a><a href="#footnote357" title="Go to footnote 357"><span class="smaller">[357]</span></a>.» Il estimait même que leur +mécontentement avait <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> son bon côté. «Pour qu'on ne fasse pas +de folies en Italie, disait-il, il faut deux choses: qu'on ait assez +peur des Autrichiens et qu'on ne compte pas trop sur nous<a id="footnotetag358" name="footnotetag358"></a><a href="#footnote358" title="Go to footnote 358"><span class="smaller">[358]</span></a>.» +C'était donc sans vaine irritation, avec une sorte d'indulgence +hautaine que, dans ses conversations avec le nonce et dans ses +lettres à Rome, il rétablissait la vérité sur sa politique: «On dit, +écrivait-il à M. Rossi, que nous nous entendons avec l'Autriche, que +nous donnons pleine raison à l'Autriche, que le Pape ne peut pas +compter sur nous dans ses rapports avec l'Autriche. Mensonge que tout +cela... Nous sommes en paix et en bonnes relations avec l'Autriche, +et nous désirons y rester, parce que les mauvaises relations et la +guerre avec l'Autriche, c'est la guerre générale et la révolution en +Europe. Nous croyons que le Pape aussi a un grand intérêt à vivre +en paix et en bonnes relations avec l'Autriche, parce que c'est +une grande puissance catholique en Europe et une grande puissance +en Italie... Nous savons que probablement ce que le Pape veut et +a besoin d'accomplir, les réformes dans ses États, les réformes +analogues dans les autres États italiens, tout cela ne plaît guère à +l'Autriche, pas plus que ne lui a plu notre révolution de Juillet, +quelque légitime qu'elle fût, et que ne lui plaît notre gouvernement +constitutionnel, quelque conservateur qu'il soit. Mais nous savons +aussi que les gouvernements sensés ne règlent pas leur conduite selon +leurs goûts ou leurs déplaisirs... Nous croyons que le gouvernement +autrichien peut respecter l'indépendance des souverains italiens, +même quand ils font chez eux des réformes qui ne lui plaisent pas, et +écarter toute idée d'intervention dans leurs États. C'est en ce sens +que nous agissons à Vienne..., en faisant pressentir le poids que +nous mettrions dans la balance, et de quel côté nous le mettrions, si +le cabinet de Vienne agissait autrement.» Du reste, comme toujours, +M. Guizot prévoyait le cas où l'Autriche tromperait son attente et où +elle prétendrait intervenir: pour cette éventualité, il renouvelait, +en ces termes, une déclaration <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> déjà faite plusieurs +fois: «Ne laissez au Pape aucun doute qu'en pareil cas, nous le +soutiendrions efficacement, lui, son gouvernement, sa souveraineté, +son indépendance, sa dignité. On ne règle pas d'avance, on ne +proclame pas d'avance tout ce que l'on ferait, dans des hypothèses +qu'on ne saurait connaître d'avance complètement et avec précision. +Mais que le Pape soit parfaitement certain que, s'il s'adressait +à nous, notre plus ferme et plus actif appui ne lui manquerait +pas<a id="footnotetag359" name="footnotetag359"></a><a href="#footnote359" title="Go to footnote 359"><span class="smaller">[359]</span></a>.» M. Guizot écrivait encore, vers la même époque, au chargé +d'affaires de France à Turin: «Appliquez-vous à éclairer sur les +vrais motifs de notre conduite tous ceux qui peuvent les méconnaître, +et, si vous ne réussissez à dissiper une humeur qui prend sa source +dans des illusions que nous ne voulons pas avoir le tort de flatter..., +ne leur laissez du moins aucun doute sur la sincérité et +l'activité de notre politique dans la cause de l'indépendance des +États italiens et des réformes régulières qui doivent assurer leurs +progrès intérieurs sans compromettre leur sécurité<a id="footnotetag360" name="footnotetag360"></a><a href="#footnote360" title="Go to footnote 360"><span class="smaller">[360]</span></a>.»</p> + +<p>Il était une chose que M. Guizot supportait plus impatiemment que +les injures des partis ou de la foule, de ceux qu'il appelait «les +menteurs et les badauds», c'était la «pusillanimité» avec laquelle +les gouvernements semblaient, par leur tolérance, s'associer aux +attaques contre la politique française. «Je comprends, écrivait-il +le 28 octobre 1847, j'admets même dans une certaine mesure le +petit calcul qui leur fait rechercher, pour leur propre compte, +la popularité du laisser-aller, en rejetant sur nous toute +l'impopularité des conseils sensés et fermes... Mais il y a à +cela une limite posée par le sentiment de la dignité, comme par +l'intérêt du succès. Et quand je lis, dans les journaux italiens, +ce concert de calomnies et d'absurdités <em>censurées</em>, je suis bien +tenté de croire que la limite est atteinte et que nous ferions bien +de faire un peu sentir que nous le pensons<a id="footnotetag361" name="footnotetag361"></a><a href="#footnote361" title="Go to footnote 361"><span class="smaller">[361]</span></a>.» Quelques semaines +après, le <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> 17 novembre, devant «la faiblesse croissante des +gouvernements et les mensonges de plus en plus absurdes dont la +politique française était l'objet», M. Guizot déclara décidément que +la limite était dépassée; il ne se contentait pas que le Pape dît à +telle personne en particulier n'avoir qu'à se louer du gouvernement +français; il demandait que «le langage public, les actes publics du +gouvernement romain le proclamassent et le prouvassent». «Je sais, +ajoutait-il, que cela déplaira aux factieux et aux badauds, et que, +pour agir ainsi, un peu de courage est nécessaire. Mais vous savez +qu'il n'y a pas de gouvernement possible sans un peu de courage. +Déplaire à quelqu'un, risquer quelque chose, c'est la condition +quotidienne de ceux qui gouvernent. Je crains qu'on ne sache pas +assez cela à Rome, et qu'on ne l'apprenne à ses dépens<a id="footnotetag362" name="footnotetag362"></a><a href="#footnote362" title="Go to footnote 362"><span class="smaller">[362]</span></a>.»</p> + +<p>Les injustices de l'opinion italienne n'étaient pas seulement +un embarras pour notre politique extérieure. Elles avaient leur +contre-coup en France et y augmentaient les difficultés intérieures +avec lesquelles M. Guizot était alors aux prises. En effet, toutes +les plaintes venues d'outre-monts contre notre gouvernement +trouvaient aussitôt écho dans l'opposition française: celle-ci +s'indignait que notre diplomatie n'eût pas osé relever le défi de +Ferrare, et la dénonçait comme ayant noué une vaste conspiration +réactionnaire avec la cour de Vienne. Spectacle piquant que celui +des voltairiens de la gauche, pleins d'une sollicitude toute +nouvelle pour le Pape, faisant un grief au ministère de ce qu'il +ne le soutenait pas assez chaleureusement et associant, dans les +toasts de leurs banquets, Pie IX et Ochsenbein. Que les adversaires +systématiques de M. Guizot cherchassent ainsi à exploiter le +mécontentement des Italiens, il n'y avait pas à s'en étonner ni à +s'en émouvoir outre mesure. Un fait plus grave était le trouble +jeté dans l'esprit de certains conservateurs dont j'ai eu déjà +l'occasion de parler à propos des affaires de Suisse: mal informés +de la politique suivie par le ministère, ils se demandaient <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> +si la France n'était pas en train de s'aliéner ses amis naturels +pour mériter les bonnes grâces de ses ennemis traditionnels; +leurs préjugés d'hommes de 1830 s'effarouchaient à la pensée de +se voir participant, en compagnie de l'Autriche, à une nouvelle +Sainte-Alliance.</p> + +<p>Ces préventions trouvaient accès jusque sur les marches du trône. +Le prince de Joinville, qui commandait alors l'escadre de la +Méditerranée, était par là même au premier rang pour entendre tout +ce qui se disait en Italie contre le gouvernement français. Cette +impopularité lui était déplaisante. Jeune, ardent, rêvant de gloire +pour son pays et pour lui-même, la sagesse pacifique de son père +lui pesait parfois un peu. Dans une lettre écrite, le 7 novembre +1847, de la Spezzia, à son frère, le duc de Nemours, il jugeait +ainsi notre politique italienne: «Séparés de l'Angleterre au moment +où les affaires d'Italie arrivaient, nous n'avons pu y prendre une +part active qui aurait séduit notre pays et été d'accord avec des +principes que nous ne pouvons abandonner, car c'est par eux que +nous sommes. Nous n'avons pas osé nous tourner contre l'Autriche, +de peur de voir l'Angleterre reconstituer immédiatement contre nous +une nouvelle Sainte-Alliance... Nous ne pouvons plus maintenant +faire autre chose ici que de nous en aller, parce que, en restant, +nous serions forcément conduits à faire cause commune avec le parti +rétrograde; ce qui serait, en France, d'un effet désastreux. Ces +malheureux mariages espagnols! nous n'avons pas encore épuisé le +réservoir d'amertume qu'ils contiennent<a id="footnotetag363" name="footnotetag363"></a><a href="#footnote363" title="Go to footnote 363"><span class="smaller">[363]</span></a>.» M. Guizot ne connut +pas cette lettre, mais l'état d'esprit qui l'avait fait écrire ne +lui échappait pas. Il faisait grand cas de l'intelligence du prince, +qu'il avait ainsi caractérisé, l'année précédente, dans une lettre +à M. Rossi: «Très spirituel et, quand il se trouve engagé dans les +affaires, avec la responsabilité sur les épaules, très sensé; d'une +imagination un peu fantasque et vagabonde, quand il est oisif et en +liberté<a id="footnotetag364" name="footnotetag364"></a><a href="#footnote364" title="Go to footnote 364"><span class="smaller">[364]</span></a>.» <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> Il s'était bien trouvé de lui avoir donné un +rôle important et délicat lors de la guerre du Maroc<a id="footnotetag365" name="footnotetag365"></a><a href="#footnote365" title="Go to footnote 365"><span class="smaller">[365]</span></a>, et cette +épreuve l'avait convaincu que ce prince était capable de comprendre +par réflexion et de servir efficacement une politique qui, au +premier abord, ne satisfaisait pas son imagination. Il ne crut donc +pas faire œuvre inutile en entreprenant de redresser ses idées +fausses sur la conduite suivie en Italie. Partant de cette idée que +sa mauvaise impression venait surtout de ce qu'il était mal informé, +il lui adressa tout un paquet des dépêches diplomatiques où il avait +exposé sa politique, et y joignit une longue lettre explicative. +«Vous le voyez, Monseigneur, lui écrivait-il, nous ne sommes point +restés inactifs... Nous ne nous sommes point unis aux souverains +absolus. Nous ne nous sommes point liés secrètement avec l'Autriche. +Nous avons hautement, toujours et partout, conseillé et soutenu les +réformes modérées... Que cette politique n'ait point aujourd'hui, en +Italie, la faveur populaire, je ne m'en étonne point. Les Italiens +voudraient tout autre chose. Ils voudraient que la France mit à +leur disposition ses armées, ses trésors, son gouvernement, pour +faire ce qu'ils ne peuvent pas faire eux-mêmes, pour chasser les +Autrichiens d'Italie et établir, en Italie, sous telle ou telle +forme, l'unité nationale et le gouvernement représentatif. Tenez +pour certain, Monseigneur, que c'est là ce qui est au fond de tous +les esprits italiens, des sensés comme des fous... C'est là ce qui +détermine, en Italie, non pas toutes les actions, tant s'en faut, +mais les sentiments de bonne ou de mauvaise humeur, de sympathie ou +de colère.» M. Guizot indiquait ensuite comment on ne pouvait songer +«à entreprendre pour le compte de l'Italie ce que, très sagement et +très moralement, on n'avait pas voulu entreprendre pour le compte de +la France, c'est-à-dire le remaniement territorial et politique de +l'Europe, en prenant pour point d'appui et pour allié l'esprit de +guerre et de révolution». Il déclarait donc que «toute sa politique +en Italie, la seule qui convenait <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> à la France», c'était +«l'indépendance des États italiens» et «le libre et tranquille +accomplissement des réformes dans chaque État». «Cette politique, +ajoutait-il, je me suis appliqué à la faire prévaloir par les moyens +réguliers et efficaces, en traitant de gouvernement à gouvernement, +sans répandre, chaque matin, devant le public, pour son amusement +et pour la satisfaction de ma vanité, mes démarches, mes idées, mes +raisons, mes espérances. Je cherche le succès et non pas le bruit. +Quand je me suis mêlé de l'affaire de Ferrare, je me suis bien gardé +d'aller, dès le premier moment, crier sur les toits le plein droit du +Pape et le crime de l'Autriche. J'aurais fait plaisir aux Italiens, +mais j'aurais fort gâté l'affaire même. J'ai travaillé, sans bruit et +poliment, à convaincre l'Autriche qu'il fallait finir cette affaire, +et rentrer dans le <i>statu quo</i>... Je ne désespère pas d'y réussir; +et si j'y réussis, ce sera parce que j'aurai traité la question par +les bons procédés, de gouvernement à gouvernement, et en me tenant +bien en dehors des clameurs des journaux... L'expérience m'a appris +que la bonne politique n'était pas populaire en commençant... Je +sais supporter l'impopularité qui passera<a id="footnotetag366" name="footnotetag366"></a><a href="#footnote366" title="Go to footnote 366"><span class="smaller">[366]</span></a>...»</p> + +<p>L'espoir que M. Guizot manifestait, dans cette lettre, au sujet de +l'affaire de Ferrare, ne devait pas tarder à se réaliser. On sait +que, dès le premier jour, le cabinet de Vienne, pressé par nous, +s'était montré disposé à chercher quelque arrangement qui donnât +satisfaction au Pape. Mais des difficultés s'étaient présentées. +L'éclat fait de part et d'autre avait mis en jeu des questions de +dignité et d'amour-propre. Et puis, si prêt que fût M. de Metternich +à faire des concessions, il lui fallait compter avec les exigences +du maréchal Radetzky, commandant supérieur de l'armée impériale en +Italie, qui menaçait, si l'on reculait, de donner sa démission<a id="footnotetag367" name="footnotetag367"></a><a href="#footnote367" title="Go to footnote 367"><span class="smaller">[367]</span></a>. +Toutefois, ces <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> obstacles finirent par être surmontés. Au +cours du mois de décembre, une convention intervint entre l'Autriche +et la cour de Rome, et, le 23, en vertu de cette convention, les +troupes impériales remirent aux pontificaux les postes dont ils +s'étaient emparés avec une brutalité si altière, quatre mois +auparavant. Notre politique à la fois conciliante et insistante avait +donc fini par obtenir de l'Autriche une retraite complète. Mais, +au delà des Alpes, les esprits étaient trop échauffés pour nous en +savoir gré et même pour s'en rendre compte.</p> + +<h4>X</h4> + +<p>L'irritation qui se manifestait, en Italie, contre la France, +offrait à la rancune de lord Palmerston une occasion qu'elle ne +devait pas laisser échapper. Sans doute la politique anglaise ne +s'était pas toujours piquée de sympathies italiennes. Par tradition, +au contraire, elle était favorable à l'Autriche, depuis longtemps +alliée de la Grande-Bretagne. Lord Aberdeen disait à notre chargé +d'affaires, en 1843: «Souvenez-vous, quelle que soit l'intimité +de notre union, qu'en Italie je ne suis pas Français, je suis +Autrichien<a id="footnotetag368" name="footnotetag368"></a><a href="#footnote368" title="Go to footnote 368"><span class="smaller">[368]</span></a>.» Le prince Albert écrivait, en 1847, à lord John +Russell: «Notre politique a jusqu'à présent préféré, en Italie, +la suprématie de l'Autriche à celle de la France<a id="footnotetag369" name="footnotetag369"></a><a href="#footnote369" title="Go to footnote 369"><span class="smaller">[369]</span></a>.» Mais lord +Palmerston s'inquiétait peu de cette tradition. Surtout depuis les +mariages espagnols, il n'avait qu'une pensée: créer à la France +des embarras, des mortifications, des périls, fût-ce au risque de +mettre l'Europe en feu. Quand il nous vit prêcher la sagesse aux +Italiens et chercher à les retenir, il s'empressa de les flatter et +de les exciter. Dès le mois d'avril 1847, les lettres de M. Rossi +signalaient le travail des agents anglais, poussant au mouvement +et surtout insinuant <span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> que la France avait partie liée +avec les puissances absolutistes<a id="footnotetag370" name="footnotetag370"></a><a href="#footnote370" title="Go to footnote 370"><span class="smaller">[370]</span></a>. Dans les premiers jours +d'août, le <cite lang="en">Times</cite> publiait un article qu'on disait inspiré par le +<i lang="en">Foreign office</i><a id="footnotetag371" name="footnotetag371"></a><a href="#footnote371" title="Go to footnote 371"><span class="smaller">[371]</span></a> et qui eut, au delà des Alpes, un immense +retentissement: cet article accusait la France de s'être alliée à +l'Autriche pour opprimer le Pape et maintenir les Romains sous le +joug, et il promettait aux Italiens l'appui de lord Palmerston.</p> + +<p>Cette attitude s'accentua encore plus après l'incident de Ferrare. +M. Désages écrivait à M. de Jarnac, le 30 août 1847: «Nos lettres +d'Italie sont remplies du mouvement que se donnent les langues +des résidents et des voyageurs anglais, langues officielles et +officieuses, dans le sens du <em>progrès</em>, de la nationalité italienne, +etc., etc., le tout avec accompagnement d'injures pour l'Autriche +et d'insinuations perfides sur notre compte. Si lord John n'y prend +garde, lord Palmerston le mènera plus loin qu'il ne pense. C'est +l'outre de Canning que lord Palmerston est fort disposé, je crois, +à lâcher tout ouverte sur le monde, dans l'espoir d'y trouver à +se venger de nous et, en même temps, du peu de docilité qu'il a +rencontrée à Vienne dans l'affaire du mariage<a id="footnotetag372" name="footnotetag372"></a><a href="#footnote372" title="Go to footnote 372"><span class="smaller">[372]</span></a>.» Les agitateurs +italiens savaient naturellement gré aux agents anglais de leur +conduite, et l'un de ces derniers constatait avec satisfaction, dans +ses dépêches, que les bandes qui manifestaient dans les rues de +Florence contre les Autrichiens, criaient en même temps: «Vive le +ministre d'Angleterre!»</p> + +<p>Était-ce donc que le cabinet de Londres fût disposé à donner aux +Italiens, s'ils entraient en guerre contre l'Autriche, le concours +que le gouvernement français leur refusait? Nullement. Dans ses +rapports avec la cour de Vienne, il reconnaissait formellement la +légitimité des possessions italiennes de l'Autriche, son droit de +les défendre, et ne revendiquait que l'indépendance intérieure +de chaque État dans son œuvre de <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> réforme<a id="footnotetag373" name="footnotetag373"></a><a href="#footnote373" title="Go to footnote 373"><span class="smaller">[373]</span></a>. Rien +de plus que la thèse de la diplomatie française. De même, à +l'occasion de Ferrare, il tint à M. de Metternich un langage plein +de ménagement, se bornant à exprimer l'espoir que les autorités +impériales jugeraient compatible avec la sécurité de leur garnison, +de revenir à l'ancien état de choses<a id="footnotetag374" name="footnotetag374"></a><a href="#footnote374" title="Go to footnote 374"><span class="smaller">[374]</span></a>. Lorsque M. Guizot eut +connaissance, par lord Normanby, des dépêches adressées de Londres +à Vienne en ces diverses occasions, il put déclarer que, pour son +compte, il n'avait pas dit autre chose à M. de Metternich<a id="footnotetag375" name="footnotetag375"></a><a href="#footnote375" title="Go to footnote 375"><span class="smaller">[375]</span></a>. +C'était là, de la part de la diplomatie anglaise, une attitude fort +différente de celle que pouvaient faire supposer ses coquetteries +et ses familiarités avec les agitateurs de la Péninsule. Aussi lord +Palmerston ne laissait-il pas que d'être assez embarrassé quand +certains Italiens, moins faciles que d'autres à se payer de mots +et d'apparences, cherchaient à savoir, d'une façon un peu précise, +ce que valaient ses belles paroles. Au commencement de septembre +1847, l'ambassadeur de Sardaigne à Londres, causant avec lui de +l'hypothèse d'une intervention autrichienne dans les États romains +ou en Toscane, lui demanda si l'on pourrait compter, en ce cas, sur +un concours effectif de l'Angleterre. Le chef du <i lang="en">Foreign office</i> +protesta de sa sympathie, mais se déroba dès que son interlocuteur +voulut mettre les points sur les <em>i</em>. Au sortir de l'entretien, le +diplomate italien résumait ainsi son impression: «Lord Palmerston, +ordinairement si net, si précis, si tranchant, pour dire le mot, a +été, en cette occasion, vague, incertain et évidemment gêné par ma +persistance. Son habitude ordinaire est de récapituler la dépêche +qu'on vient de lui lire et d'y faire une réponse catégorique. Au +lieu de cela, il s'est livré à des tirades et à des plaisanteries +contre la France et contre l'Autriche, qui prouvaient l'embarras +de son esprit<a id="footnotetag376" name="footnotetag376"></a><a href="#footnote376" title="Go to footnote 376"><span class="smaller">[376]</span></a>.» C'est qu'au fond, comme l'avait <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> dit, +peu auparavant, d'Azeglio, dans une lettre que j'ai déjà citée, lord +Palmerston «se moquait parfaitement du progrès libéral et national +de l'Italie<a id="footnotetag377" name="footnotetag377"></a><a href="#footnote377" title="Go to footnote 377"><span class="smaller">[377]</span></a>». M. Guizot était même convaincu que, si la France +prenait les armes pour aider les Italiens à attaquer l'Autriche, +elle rencontrerait devant elle l'Angleterre, faisant partie de la +coalition aussitôt reformée<a id="footnotetag378" name="footnotetag378"></a><a href="#footnote378" title="Go to footnote 378"><span class="smaller">[378]</span></a>. Dans cette affaire, comme dans +toutes celles auxquelles il se mêlait alors en Europe, il n'y avait +de vrai pour lord Palmerston que le désir passionné de nous faire +échec.</p> + +<p>Ce désir le poussa, vers la fin d'août 1847, à proposer à ses +collègues une démarche plus compromettante encore que les menées +plus ou moins occultes auxquelles, jusqu'alors, s'étaient livrés ses +agents. Il ne s'agissait de rien moins que d'envoyer l'un des membres +du cabinet, lord Minto, en mission à Turin, à Florence, à Rome, afin +d'y manifester avec un éclat inaccoutumé la sympathie de l'Angleterre +pour l'agitation blâmée par la France. Aussitôt connu à Windsor, ce +projet y souleva de graves objections, et le prince Albert rédigea +un long <cite>memorandum</cite> que la Reine remit à lord John Russell. Il y +était dit que la mission de lord Minto «serait une démarche hostile +envers l'Autriche, ancien et naturel allié de l'Angleterre», et +qu'elle fortifierait les suspicions déjà éveillées contre le cabinet +britannique par ses complicités avec les révolutionnaires d'autres +pays. L'auteur du <cite>memorandum</cite> indiquait comme préférable la remise +au cabinet de Vienne d'une note où, tout en lui reconnaissant +le droit de se défendre dans ses domaines, on revendiquerait +l'indépendance des autres États de la Péninsule. Lord John Russell, +qui, comme presque toujours, servait de compère plus ou moins +involontaire à lord Palmerston, s'appliqua à dissiper les inquiétudes +de la cour; il protesta que la politique du cabinet était celle du +<span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> <cite>memorandum</cite>, et que lord Minto aurait précisément pour +tâche de la mettre en pratique. Bien qu'imparfaitement rassuré, +le prince Albert renonça à combattre l'idée de la mission; mais +il insista, dans sa réponse à lord Russell, sur ce que, tout en +protégeant les mouvements réformateurs, l'Angleterre devait avoir +grand soin de ne pas pousser les nations à aller trop vite dans cette +voie. «La civilisation et les institutions libérales, disait-il, +doivent, pour prospérer et faire le bonheur d'un peuple, être le +produit d'une croissance organique et d'un développement national. Un +échelon négligé, un bond trop subit conduiraient infailliblement à +la confusion et au retard du développement désiré. Des institutions +qui ne répondent pas à l'état de la société qu'elles sont destinées +à régir doivent mal fonctionner, lors même qu'elles seraient, en +elles-mêmes, meilleures que l'état dans lequel cette société se +trouve.» Le prince, revenant ensuite sur une idée déjà indiquée +dans son <cite>memorandum</cite>, recommandait d'éviter, en Italie, les fautes +commises en Grèce et en Portugal; il rappelait que la conduite tenue +par l'Angleterre dans ces pays lui avait valu «la haine de tous et +la conviction générale qu'elle répandait le désordre pour des motifs +intéressés». Lord Palmerston, sans laisser voir qu'il se sentît +atteint par ce blâme, se déclara d'accord avec le prince consort sur +la conduite à suivre, et promit que les instructions de lord Minto y +seraient conformes<a id="footnotetag379" name="footnotetag379"></a><a href="#footnote379" title="Go to footnote 379"><span class="smaller">[379]</span></a>.</p> + +<p>Ces instructions, datées du 18 septembre 1847, furent en effet +assez modérées; elles chargeaient lord Minto de témoigner aux +gouvernements de Turin, de Florence, de Rome, la sympathie de +l'Angleterre pour leur entreprise réformatrice et sa sollicitude pour +leur indépendance. Ces instructions péchaient moins par ce qu'elles +disaient, que par ce qu'elles ne disaient pas, par l'omission de +tout avis donné aux Italiens de se mettre en garde contre les +entraînements révolutionnaires et belliqueux. Et puis que pesaient +des instructions demeurées <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> secrètes, devant ce fait public, +éclatant, d'un ministre anglais se déplaçant pour apporter en Italie +des félicitations et des encouragements, et cela à un moment où +les esprits étaient en pleine ébullition? Vers cette époque, le +duc de Broglie, causant avec lord John Russell, lui disait: «Les +peuples d'Italie n'ont pas besoin qu'on les enivre d'éloges et qu'on +les pousse sur la place publique; ils ne sont que trop disposés à +bien penser d'eux-mêmes et à prendre de vaines démonstrations, des +chants, des danses et des cris de joie, pour des actes d'héroïsme +patriotique. Ils ne sont que trop disposés à nous dire: Faites nos +affaires, et faites-nous des compliments. On ne peut tenir, comme on +le fait, des populations en effervescence pendant un temps indéfini, +sans qu'il en résulte de graves désordres<a id="footnotetag380" name="footnotetag380"></a><a href="#footnote380" title="Go to footnote 380"><span class="smaller">[380]</span></a>.» Lord John Russell +ne contredit pas et parut d'accord avec notre ambassadeur. Celui-ci +cependant connaissait trop bien lord Palmerston pour garder aucune +illusion sur ce que serait en réalité l'attitude de la diplomatie +britannique, notamment celle de lord Minto. «Les paroles sont +excellentes, écrivait-il à son fils, les instructions modérées, la +bonne volonté réelle dans le chef du cabinet; la mise en œuvre +est exactement le contraire, et rien n'est négligé pour porter les +pauvres Italiens aux dernières sottises, le tout dans l'unique vue de +créer des embarras au Roi et à M. Guizot<a id="footnotetag381" name="footnotetag381"></a><a href="#footnote381" title="Go to footnote 381"><span class="smaller">[381]</span></a>.»</p> + +<p>Arrivé dans les premiers jours d'octobre 1847 à Turin, lord Minto se +rendait à Florence vers la fin du mois, à Rome au milieu de novembre, +et demeurait dans cette dernière ville pendant plus de deux mois. +C'était, suivant le portrait qu'en traçait alors le duc de Broglie, +«un galant homme, d'un esprit étroit et résolu, qui devait aller +jusqu'au bout, sans la moindre hésitation, soit dans la bonne, soit +dans la mauvaise voie, incapable de machiavélisme, mais aussi de +nuances et de ménagements<a id="footnotetag382" name="footnotetag382"></a><a href="#footnote382" title="Go to footnote 382"><span class="smaller">[382]</span></a>». Les conversations qu'il eut partout +avec <span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> les souverains et les ministres furent évidemment +conformes à ses instructions. Les dépêches dans lesquelles il en +rendait compte à lord Palmerston—celles du moins qu'il a convenu à +ce dernier de publier dans le <cite lang="en">Blue book</cite>—sont d'une insignifiance +remarquable: le ministre voyageur voit tout en beau dans le mouvement +italien; s'il ne peut s'empêcher de constater qu'il y a des têtes +chaudes, cela lui semble sans importance, et il n'en est aucunement +troublé; de parti pris, il n'aperçoit de danger que du côté +réactionnaire. D'ailleurs, ce qu'il pouvait dire dans ses colloques +officiels n'était pas ce qui exerçait le plus d'action. La foule n'en +connaissait rien. Ce qu'elle connaissait, c'était la signification +que donnaient à la présence de lord Minto les meneurs les plus +ardents du parti radical. À peine arrivait-il dans une ville, que +ces meneurs l'entouraient, se montraient avec lui, lui faisaient des +ovations bruyantes, et imprimaient ainsi à sa mission le caractère +qui convenait à leurs desseins. Dans ces <em>dimostrazioni</em>, son rôle +était assez sommaire; il se montrait au balcon, et ses <em>speechs</em> les +plus longs se bornaient à crier: «Vive l'indépendance italienne!» +Il n'en fallait pas davantage pour produire l'effet cherché par les +meneurs. Un jour, à Rome, la foule envahit la cour de l'hôtel où +réside le ministre anglais et pousse des cris répétés de: «Vive lord +Minto! Vive l'indépendance! À bas les Autrichiens!» En réponse à +ces cris, des mouchoirs sont agités des fenêtres de l'hôtel. Est-ce +lord Minto ou quelqu'un de sa suite? La foule ne s'en informe pas +et redouble ses acclamations. Puis elle se disperse, répandant +partout la nouvelle que l'Angleterre a pris en main la cause de +l'indépendance italienne trahie par la France et qu'elle se charge +de mettre dehors les <em>Tedeschi</em>. La flotte qu'au même moment lord +Palmerston envoyait parader sur les côtes de la Péninsule, était +présentée comme le prélude et le gage de cette action. Lord Minto +se sentait bien parfois un peu embarrassé du personnage qu'on lui +faisait ainsi jouer; mais il n'avait pas l'adresse et la souplesse +nécessaires pour échapper à des metteurs en scène aussi habiles; et +puis rien dans ses instructions ne <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> l'invitait à se mettre en +garde contre de telles compromissions.</p> + +<p>En somme, le voyage du ministre anglais se trouvait avoir pour +principal résultat d'accroître partout la fièvre que la diplomatie +française cherchait à calmer, de donner partout confiance et +impulsion au parti révolutionnaire et belliqueux. «En Italie, +écrivait M. Rossi, Palmerston est l'espoir des radicaux<a id="footnotetag383" name="footnotetag383"></a><a href="#footnote383" title="Go to footnote 383"><span class="smaller">[383]</span></a>.» +On suivait lord Minto à la trace de l'effervescence et des +démonstrations tumultueuses qui éclataient pour ainsi dire sous ses +pas. À ce triste jeu, l'Angleterre avait gagné, dans les parties +agitées de l'Italie, une certaine popularité: popularité bien +compromettante pour un grand gouvernement, car elle le montrait plus +que jamais dans ce rôle de protecteur de la révolution cosmopolite +qui inquiétait le prince Albert; popularité bien courte et bien +précaire, car elle avait été obtenue en éveillant des espérances +qu'on ne voulait ni ne pouvait satisfaire<a id="footnotetag384" name="footnotetag384"></a><a href="#footnote384" title="Go to footnote 384"><span class="smaller">[384]</span></a>; popularité bien +coupable, car on n'avait pas craint de pousser l'Italie sur une +pente qui la conduisait à un abîme, et de mettre en péril la paix de +l'Europe entière; mais, malgré tout, popularité agréable au cœur +de lord Palmerston, parce qu'il se flattait de l'avoir conquise aux +dépens de la France.</p> + +<h4>XI</h4> + +<p>L'agitation née de l'incident de Ferrare et entretenue par les menées +de la diplomatie anglaise n'était pas une condition favorable pour +l'œuvre de réforme modérée au succès de laquelle s'intéressait +le gouvernement français. Il en était résulté, du côté du public +italien, plus d'exigence, d'impatience, l'intimidation plus +grande des modérés, l'audace <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> accrue des violents; du côté +des gouvernements de la Péninsule, encore moins de fermeté, de +sang-froid, de décision, de possession d'eux-mêmes. Ajoutons que la +victoire remportée, à la fin de novembre 1847, par les radicaux de la +Suisse, avait, au sud des Alpes, un retentissement qui n'était pas +pour améliorer cette situation.</p> + +<p>Rome était toujours le point central sur lequel tous les yeux étaient +fixés. Le 15 novembre 1847, le gouvernement pontifical faisait +en avant un pas considérable: il réunissait, pour la première +fois, la Consulte d'État établie par un décret antérieur. Cette +assemblée, composée de notables choisis par le Pape sur une triple +présentation des provinces, était appelée à donner son avis sur +les réformes entreprises et, en général, sur toutes les grandes +affaires temporelles; elle ressemblait un peu à la diète convoquée +récemment par le roi de Prusse. Une telle institution dépassait de +beaucoup ce qu'on eût pu attendre, un an auparavant, de la libéralité +pontificale. Mais les esprits excités menaçaient déjà de ne plus +s'en contenter et rêvaient d'un plein régime parlementaire. Ému de +ces prétentions, le Pape insista, dans son allocution d'ouverture, +sur le caractère purement consultatif des délibérations, et ajouta +quelques paroles attristées et sévères sur l'ingratitude d'une +partie de ses sujets. Le discours fut accueilli avec une froideur +marquée, et, quand le Pontife revint à son palais, la foule témoigna +son mécontentement en ne poussant pas les acclamations accoutumées. +Les premières séances de la Consulte se passèrent assez bien; le +caractère ferme et respectueux de son adresse sembla indiquer que les +modérés y avaient la majorité. Mais bientôt, avec la discussion du +règlement intérieur, les difficultés commencèrent. Les délibérations +seraient elles secrètes ou publiques? C'était, en réalité, la +question du régime parlementaire qui se posait. Aux prises avec +ce pouvoir si nouveau pour lui d'une assemblée délibérante, le +gouvernement pontifical se sentait singulièrement inexpérimenté. +«Je suis fort novice, fort peu expert en ces matières», disait avec +bonhomie Pie IX à M. Rossi. Un autre jour, causant avec un <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> +de ses familiers, il racontait l'histoire d'un enfant qui, ayant vu +un magicien faire apparaître et disparaître le diable, et ayant voulu +l'imiter, avait bien réussi à évoquer le fantôme, mais n'avait pu le +chasser. «Cet enfant, ajoutait le Pontife, c'est moi.»</p> + +<p>Dans son embarras, Pie IX devait naturellement chercher conseil +auprès des gouvernements depuis longtemps habitués à ces problèmes. +Lord Minto, alors à Rome, pressait le Pape de tout céder, et +cherchait à lui persuader que le seul danger était, non d'aller trop +vite, mais de s'attarder. Toutefois, le crédit du ministre anglais +n'était pas en progrès au Quirinal; on finissait par voir clair +dans les résultats de sa mission. «C'est chose incroyable, écrivait +M. Désages à M. de Jarnac, à quel point les Anglais ont mauvaise +réputation en Italie, à cette heure, auprès des gouvernants et des +modérés<a id="footnotetag385" name="footnotetag385"></a><a href="#footnote385" title="Go to footnote 385"><span class="smaller">[385]</span></a>.» Au contraire, on revenait peu à peu à la France, et +l'on s'apercevait que sa sagesse, un moment déplaisante, servait +les vrais intérêts de l'Italie<a id="footnotetag386" name="footnotetag386"></a><a href="#footnote386" title="Go to footnote 386"><span class="smaller">[386]</span></a>. M. Rossi, reprenant toujours +les mêmes thèses, recommandait au Pape de faire les concessions +nécessaires, mais de bien marquer qu'il ne se laisserait pas +entraîner au delà. Puis, se tournant vers les membres de la Consulte, +il leur prêchait fortement la modération, la patience, et leur +représentait combien ils se mettraient dans leur tort, aux yeux de +l'opinion européenne, s'ils entraient en lutte avec un pontife ayant +pris l'initiative de tant de mesures libérales.</p> + +<p>Le gouvernement français n'admettait point, notamment, qu'on +prétendît imposer au Pape le régime parlementaire. Il apercevait, +à l'introduction de ce régime dans les États de l'Église, des +obstacles d'un caractère particulièrement grave. M. Guizot s'en +expliquait ainsi, dans une lettre remarquable, <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> adressée, +le 1<sup>er</sup> décembre 1847, à M. Rossi: «Ce qui constitue vraiment +l'État pontifical, ce qui fait sa force et sa grandeur, c'est +la souveraineté du Pape dans l'ordre spirituel. Sa souveraineté +temporelle dans un petit territoire a pour objet et pour mérite de +garantir l'indépendance et la dignité visible de sa souveraineté +spirituelle. Or, celle-ci ne peut être partagée. Son intégrité, +c'est la papauté elle-même. Il serait bien difficile, probablement +impossible, que la souveraineté temporelle fût partagée sans que la +souveraineté spirituelle eût à en souffrir. Je ne comprendrais pas +que, pour se donner le plaisir de couper en deux ou trois parts le +pouvoir temporel du Pape et d'en avoir une, les Romains d'esprit +et de sens courussent le risque de diminuer et de compromettre la +papauté... Se rend-on bien compte de ceci autour de vous?... Quand +je dis <em>on</em>, je veux dire d'une part le Pape, de l'autre les chefs +du parti laïque. Le Pape est-il bien décidé à maintenir la position +qu'il a prise dans son allocution, c'est-à-dire à conserver sa +souveraineté intacte, en admettant, du reste, dans le gouvernement +de ses États, toutes les améliorations désirables, notamment ce +concours, en haut et en bas, des laïques avec les ecclésiastiques, +dont l'appel de la <em>Consulta</em> est déjà, à vrai dire, le témoignage +et le gage le plus éclatant? De leur côté, les chefs du parti laïque +comprennent-ils bien ou peuvent-ils comprendre combien il leur +importe de maintenir la papauté à toute sa hauteur et dans toute +sa force, et combien ils perdraient eux-mêmes à l'affaiblir et à +l'abaisser, dussent-ils avoir en partage un lambeau de sa petite +dépouille temporelle? Il nous importe essentiellement de savoir ce +qui en est, sur l'un et l'autre point, pour régler nous-mêmes notre +conduite. Si le Pape, d'un côté, et les chefs du parti laïque, de +l'autre, se font de leur situation une idée nette et sont résolus +de s'y tenir fermement, nous pourrons, à notre tour, les approuver +hautement, les appuyer fermement et pratiquer, d'une façon patente +et conséquente, une politique en harmonie avec la leur. Mais s'il +n'y avait, à Rome, sur la question vitale, point de vues un peu +précises et <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> de résolutions un peu solides; si le Pape devait +tantôt se retrancher dans sa souveraineté, tantôt se laisser aller à +la dérive des prétentions qui le pressent; si les chefs laïques, de +leur côté, devaient être tantôt modérés, tantôt très exigeants, et +céder tour à tour à la crainte de mécontenter le Pape et au désir de +contenter les radicaux ou les rêveurs qui poussent aux révolutions, +nous serions obligés alors d'être beaucoup plus réservés et de nous +tenir dans une position d'observation et d'attente; car personne ne +peut, en de telles affaires, jouer le rôle des autres et faire pour +eux ce qu'ils ne feraient pas eux-mêmes<a id="footnotetag387" name="footnotetag387"></a><a href="#footnote387" title="Go to footnote 387"><span class="smaller">[387]</span></a>.»</p> + +<p>C'était sur un tout autre point, sur la participation des laïques +à l'administration et au gouvernement des États de l'Église, que +le cabinet français pressait Pie IX de faire des concessions. M. +Rossi avait cette réforme fort à cœur et y revenait souvent +dans ses conversations avec le cardinal secrétaire d'État et avec +le Pape: «Il n'y a plus d'illusion possible, disait-il au premier; +votre situation est nettement dessinée. Les radicaux frappent à +votre porte; il faut leur tenir tête. Vous seul, clergé, vous ne le +pouvez pas; il vous faut le concours des laïques, de tout ce qu'il +y a parmi eux de sensé, de puissant, de modéré. Pour les rallier, +il faut les satisfaire. La garde civique et la <em>Consulta</em> sont des +moyens, ce n'est pas le but. Refuser toute part dans l'administration +proprement dite à des hommes qu'on vient de rendre plus forts serait +un contresens. Il y a plus d'un an que je le dis et que je le répète: +Si vous ne vous fortifiez pas en appelant des laïques aux fonctions +qui ne touchent en rien aux choses de la religion et de l'Église, +tout deviendra impossible pour vous, et tout deviendra possible +aux radicaux... Un cabinet mixte et bien composé rassurerait les +timides et satisferait les ambitieux<a id="footnotetag388" name="footnotetag388"></a><a href="#footnote388" title="Go to footnote 388"><span class="smaller">[388]</span></a>.» Le Pape, avec sa bonne +foi et sa bonne volonté habituelles, reconnaissait la justesse de +ces idées, et essayait de les appliquer. <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> Un <i>motu proprio</i>, +du 30 décembre 1847, décida que le ministère de la guerre pourrait +être confié à un laïque; il fut en effet donné au général Gabrielli. +En outre, il fut prescrit que, sur les vingt-quatre auditeurs +attachés au conseil des ministres, il y aurait douze laïques. M. +Rossi, tout en louant ces mesures, ne s'en déclara pas satisfait; il +demanda qu'on introduisit, dans le ministère, deux autres laïques. +Le Pape parut convaincu<a id="footnotetag389" name="footnotetag389"></a><a href="#footnote389" title="Go to footnote 389"><span class="smaller">[389]</span></a>. Mais quand se déciderait-il à agir en +conséquence? Ce n'était pas chose aisée pour lui de dépouiller le +corps dont il était le chef.</p> + +<p>Chaque fois que notre diplomatie pressait le gouvernement pontifical +de satisfaire l'opinion, elle ne manquait pas de lui recommander, +en même temps, la fermeté, le courage; elle le conjurait de prendre +enfin en main les rênes que, depuis si longtemps, il laissait +flotter. «Il faut savoir vous fortifier et regarder en face les +radicaux, disait M. Rossi au cardinal secrétaire d'État. Tout est +là. Que peut craindre le Pape, en marchant d'un pas ferme dans la +voie de l'ordre et du progrès régulier? En tout cas, l'Europe serait +pour lui; avant tous, plus que tous, la France. Ne l'oubliez pas. +Que le Pape ne se trompe pas sur ses véritables amis.» Il ajoutait, +un autre jour, en causant avec Pie IX: «Que Votre Sainteté considère +la situation. Son État est au centre de l'Italie. Si l'ordre y +est maintenu, il pourrait y avoir, au pis aller, une question +napolitaine, ou toscane, ou sarde, mais point de question italienne. +S'il y avait bouleversement ici, la clef de la voûte serait brisée; +ce serait le chaos... D'ici peut sortir un grand bien, mais aussi, +je dois le dire, un mal incalculable<a id="footnotetag390" name="footnotetag390"></a><a href="#footnote390" title="Go to footnote 390"><span class="smaller">[390]</span></a>.»</p> + +<p>Nos conseils ne parvenaient pas, malheureusement, à communiquer au +gouvernement pontifical la vigueur qui lui eût été nécessaire. Rome +est toujours au régime des <em>dimostrazioni</em>; seulement, le caractère +en est bien changé. Pie IX, au lieu d'être l'objet d'ovations +respectueuses et attendries, se <span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> voit en butte à des +familiarités insultantes. Sous ce rapport, rien de plus déplorable +que ce qui se passe à l'occasion de la fête du 1<sup>er</sup> janvier 1848. +Inquiet de certains mauvais desseins imputés aux meneurs radicaux, +le Pape a commencé par décider que cette fête n'aurait pas lieu. +Mais, peu après, le peuple ayant murmuré, il lève l'interdiction; +bien plus, le jour venu, il consent à se montrer au Corso en équipage +de gala. Aussitôt, la foule entoure sa voiture avec des clameurs +incohérentes. Des enfants déguenillés grimpent sur les marchepieds. +Un certain Cicervacchio, tribun du plus bas étage, alors en faveur +auprès de la plèbe, et qui devait peu après être compromis dans +le meurtre de Rossi, monte derrière le carrosse pontifical et +agite au-dessus de sa tête un énorme drapeau tricolore avec cette +inscription: <em>Saint Père, fiez-vous au peuple!</em> N'était-ce pas une +scène de révolution? En même temps, dans cette foule qui paraît avoir +perdu le respect de son souverain, l'effervescence antiautrichienne +est au comble: une pétition est remise à la Consulte, réclamant une +armée nationale, avec des chefs capables, pour commencer au plus tôt +la guerre de délivrance.</p> + +<p>Si des États de l'Église on passe en Toscane, on y trouve une +situation plus troublée encore et plus inquiétante. Point de +gouvernement, une presse sans frein, une garde civique en grande +partie aux mains des radicaux, les manifestations de la rue à +l'état permanent et dégénérant souvent en émeute, partout le cri de +guerre contre l'Autriche. «Le grand-duc de Toscane est à la dérive, +sans savoir où il jettera l'ancre», écrit M. de Barante<a id="footnotetag391" name="footnotetag391"></a><a href="#footnote391" title="Go to footnote 391"><span class="smaller">[391]</span></a>. M. +Doudan parle, de son côté, avec une compassion un peu ironique et +méprisante, des «avanies triomphales que ses peuples font subir au +pauvre grand-duc», et il le montre réduit à l'état d'un souverain +désarmé «autour duquel on danse et qu'on veut faire danser, pour +célébrer la chute de son pouvoir»; il en conclut que «les peuples ont +bien mauvaise mine à l'heure où ils s'affranchissent». Il <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> +ajoute, un peu plus tard, dans une autre lettre: «Le grand-duc prend +d'un air si doux toutes les fantaisies plus ou moins absurdes de +ses sujets, que ces complaisances infinies pourraient bien le mener +trop loin. Les idées libérales sont bonnes, mais, comme le bon vin +de Champagne, il faut les tenir dans des bouteilles solides et bien +bouchées. Les souverains d'Italie n'ont pas la mine de savoir mettre +le vin de Champagne en bouteilles<a id="footnotetag392" name="footnotetag392"></a><a href="#footnote392" title="Go to footnote 392"><span class="smaller">[392]</span></a>.»</p> + +<p>En Piémont, les esprits sont aussi excités, mais il ont affaire à un +gouvernement moins débile. Qui pouvait savoir toutefois où voulait +en venir le prince de plus en plus mystérieux qui régnait à Turin? +Au commencement d'octobre, la foule ayant pris prétexte de la fête +du Roi pour faire une manifestation à la façon romaine et pour mêler +aux vivats en l'honneur du souverain des cris de: Vive l'Italie! À +bas les <em>codini</em>! À bas les Jésuites! la police la disperse assez +rudement. «En vous parlant à cœur ouvert, écrit Charles-Albert +au marquis Villamarina, je vous dirai que toutes ces ovations me +répugnent extrêmement; je suis né dans la révolution, j'en ai +parcouru les phases, et je sais ce que c'est que la popularité. +Aujourd'hui: <em>Viva!</em> demain: <em>Morte!</em>... Je m'opposerai de tout +mon pouvoir à ces manifestations populaires à l'imitation de Rome +et de Florence.» Mais, au moment où l'on peut croire ainsi le Roi +tout à la résistance, voici qu'il congédie son vieux ministre, M. de +La Margherita, personnification de l'ancien régime, et que, le 30 +octobre, la <cite>Gazette officielle</cite> de Turin annonce toute une série de +réformes libérales: abolition des tribunaux d'exception, publicité +des débats judiciaires, institution d'une cour de cassation, égalité +des classes dans les conseils de ville, introduction du système +électif dans l'administration locale, création d'un registre de +l'état civil remis aux mains des autorités laïques, adoucissement +notable de la censure pour la presse politique. Ces concessions, +très désirées et peu attendues, sont accueillies avec enthousiasme; +à Turin, <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> à Gênes, le «roi réformateur» est acclamé avec +le même délire que naguère Pie IX. Il est vrai que, comme à Rome, +ces acclamations sont calculées pour compromettre et entraîner le +souverain. À Gênes, la foule qui crie: À bas les Jésuites! prétend +empêcher Charles-Albert d'aller entendre la messe dans l'église +de ces religieux. Est-ce parce qu'il entrevoit ce qui se mêle +d'exigences et de menaces révolutionnaires dans ces ovations, que +le Roi y paraît si triste, si visiblement souffrant, pâle comme un +cadavre, des larmes dans les yeux, et que souvent il s'y dérobe +avec une brusquerie qui déconcerte les manifestants? Au fond, il +n'a toujours qu'une pensée, celle de la lutte contre l'Autriche, +pensée pleine de désirs et d'angoisses, et si l'agitation populaire +lui répugne tant, c'est qu'il y voit un affaiblissement pour la +grande œuvre nationale. Dès le commencement d'octobre, dans la +lettre déjà citée à Villamarina, il écrivait: «Il nous faut de la +tranquillité, il nous la faut surtout devant l'Autriche, car, si +nous commençons à nous diviser, à être en agitation, l'indépendance +nationale finira par se perdre; et je suis résolu à la soutenir +et à la défendre en y donnant ma vie.» Et plus tard, ouvrant son +cœur au marquis Robert d'Azeglio, il se déclare prêt aux derniers +sacrifices pour l'Italie, mais se plaint d'être entravé par les +difficultés que fait naître le parti libéral. «Il faut des soldats, +dit-il, et non des avocats, pour mener à bien la grande entreprise. +Infini serait donc le danger d'une constitution qui, livrant la +tribune aux parlementaires, affaiblirait la force du gouvernement, +amoindrirait la discipline dans l'armée et, par ses indiscrétions, +ajouterait aux difficultés déjà écrasantes du commandement.» Puis il +ajoute, en regardant bien en face son interlocuteur: «Rappelez-vous, +marquis d'Azeglio, que, comme vous, je veux l'affranchissement de +l'Italie, et rappelez-vous que c'est pour cela que je ne donnerai +jamais de constitution à mon peuple.» Le langage est fier et paraît +ferme. Mais il n'est pas probable que ce peuple, une fois mis en +branle, accepte de s'arrêter devant la barrière que son souverain +prétend élever devant lui. Son effervescence, loin de se calmer, +va chaque <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> jour croissant. Les journaux profitent de leur +liberté nouvelle pour échauffer les esprits et presser le Roi de leur +donner satisfaction. Les manifestations deviennent de plus en plus +fréquentes et tumultueuses, et le mot d'ordre y est de demander une +constitution.</p> + +<p>Ce qui se passe ainsi à Rome, en Toscane, en Piémont, ne dispose +naturellement pas M. de Metternich à voir les choses moins en noir. +Plus que jamais sa correspondance est pleine de gémissements et de +sombres pronostics. «Je suis vieux, écrit-il le 7 octobre 1847 au +comte Apponyi, et j'ai traversé bien des phases dans ma vie publique; +je suis ainsi à même d'établir des comparaisons entre les situations... +Eh bien, je vous avouerai que la phase dans laquelle se trouve +aujourd'hui placée l'Europe est, d'après mon intime sentiment, la +plus dangereuse que le corps social ait eu à traverser dans le +cours des dernières soixante années<a id="footnotetag393" name="footnotetag393"></a><a href="#footnote393" title="Go to footnote 393"><span class="smaller">[393]</span></a>.» Il augure très mal des +réformes entreprises dans les États romains<a id="footnotetag394" name="footnotetag394"></a><a href="#footnote394" title="Go to footnote 394"><span class="smaller">[394]</span></a>, et s'exprime +sévèrement sur Pie IX lui-même. «Le Pape, dit-il, se montre chaque +jour davantage privé de tout esprit pratique. Né et élevé dans une +famille libérale, il s'est formé à une mauvaise école; bon prêtre, +il n'a jamais tourné son esprit vers les affaires gouvernementales; +chaud de cœur et faible de conception, il s'est laissé prendre et +enlacer, dès son avènement à la tiare, dans un filet duquel il ne +sait plus se dégager, et, si les choses suivent leur cours naturel, +il se fera chasser de Rome<a id="footnotetag395" name="footnotetag395"></a><a href="#footnote395" title="Go to footnote 395"><span class="smaller">[395]</span></a>.» Charles-Albert lui inspire la plus +grande méfiance; il devine ses secrètes aspirations; il sent que la +Lombardie frémissante a les yeux fixés sur ce prince; aussi, tout en +témoignant pour les incertitudes et les duplicités de son caractère +un certain mépris, le redoute-t-il. «Le côté le plus dangereux pour +nous, c'est le Piémont», écrit-il le 23 janvier 1848<a id="footnotetag396" name="footnotetag396"></a><a href="#footnote396" title="Go to footnote 396"><span class="smaller">[396]</span></a>. Enfin, +le jeu <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> de l'Angleterre ne lui échappe pas; il voit tous les +dangers de la politique «propagandiste» suivie en Italie par lord +Palmerston, et celui-ci lui apparaît comme «l'un des appuis les plus +éhontés» de la révolution<a id="footnotetag397" name="footnotetag397"></a><a href="#footnote397" title="Go to footnote 397"><span class="smaller">[397]</span></a>.</p> + +<p>Plus M. de Metternich est inquiet, plus il sent le besoin de se +tourner vers la France. C'est d'ailleurs le moment où le même +rapprochement s'opère dans les affaires de Suisse et où le voyage +à Paris du comte Colloredo et du général de Radowitz semble mettre +aux mains du gouvernement français la direction de la défense +conservatrice en Europe<a id="footnotetag398" name="footnotetag398"></a><a href="#footnote398" title="Go to footnote 398"><span class="smaller">[398]</span></a>. Non, sans doute, que le chancelier +se rallie complètement à nos principes et à notre point de vue +dans la question italienne; il persiste à soutenir que le «juste +milieu», possible en France, est une illusion en Italie<a id="footnotetag399" name="footnotetag399"></a><a href="#footnote399" title="Go to footnote 399"><span class="smaller">[399]</span></a>. Mais +il sent que, seuls, nous pouvons quelque chose contre les périls +qui le menacent; c'est à nous qu'il a recours pour contenir les +gouvernements dont les menées l'alarment, celui de Turin par exemple; +confiant dans les intentions de M. Guizot, disposé à se mettre pour +ainsi dire derrière lui, il lui demande à plusieurs reprises ce qu'il +compte faire, comme pour régler là-dessus sa propre attitude<a id="footnotetag400" name="footnotetag400"></a><a href="#footnote400" title="Go to footnote 400"><span class="smaller">[400]</span></a>. +Quant à lui, il proteste toujours de sa volonté de demeurer sur la +défensive, de ne pas intervenir tant qu'on ne viendra pas l'attaquer +sur son propre territoire<a id="footnotetag401" name="footnotetag401"></a><a href="#footnote401" title="Go to footnote 401"><span class="smaller">[401]</span></a>; de cette modération, il a donné un +gage en faisant retraite dans l'affaire de Ferrare, et si, vers la +fin de décembre, il envoie quelques soldats à Modène sur la demande +du duc, cette mesure, trop restreinte pour être sérieusement +inquiétante, n'est que l'exécution d'un traité <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> antérieur et +spécial, nullement le préliminaire d'une intervention plus étendue.</p> + +<p>Le gouvernement français ne se refusait pas au premier rôle que le +cabinet de Vienne semblait lui laisser. Il ne se faisait cependant +pas d'illusion sur les dangers de la situation et sur la gravité +des résolutions qu'elle pouvait l'obliger à prendre. Rome surtout +le préoccupait: on sait que, dès l'origine, il s'était déclaré +résolu à défendre le Pape, le cas échéant, et à ne pas laisser, sur +un terrain aussi important, le champ libre soit à la révolution, +soit à l'Autriche agissant seule et comme puissance réactionnaire. +Or, le moment de mettre cette résolution en pratique par une +intervention armée lui paraissait approcher. Quelque répugnance qu'il +eût pour les opérations de ce genre,—et cette répugnance s'était +manifestée dans les affaires d'Espagne autrefois, dans celles de +Suisse tout récemment,—il n'hésitait pas et se préparait à toutes +les éventualités. Dans les premiers jours de janvier 1848, notre +ambassadeur à Vienne avait sur ce sujet, avec M. de Metternich, une +conversation que ce dernier résumait en ces termes, dans une lettre +au comte Apponyi: «Après la lecture des rapports qui venaient de +m'arriver de Rome, de Florence et de Turin, M. de Flahault me dit: +«Mais voilà une détestable position des choses!... Les puissances +ne peuvent pas souffrir que le Pape soit chassé!—Cela ne devrait +point être possible, lui dis-je; mais de quels moyens les cours +disposent-elles pour agir comme elles devraient le faire? L'Autriche +est hors d'action; ceux qui ont à se reprocher le malheur n'ont qu'à +réparer le mal qu'ils ont fait.—Il faut que le Pape adresse une +réquisition simultanée à la France et à l'Autriche.—L'Autriche, +repris-je, ne peut se charger seule de la besogne, car vous +arriveriez avec un nouvel Ancône; la France, si elle agit seule, +sera paralysée par l'Angleterre; les deux cours allant ensemble, +le parti libéral, réuni aux radicaux, chassera M. Guizot, parce +qu'il sera accusé de vouloir renouveler avec M. de Metternich la +Sainte-Alliance!—Mais il faut se moquer d'une attaque pareille; +que le <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> Pape s'adresse aux deux cours, et nous irons!—C'est +vous qui le dites; êtes-vous le cabinet français?—Non, mais le +cabinet parlera.—S'il parle, nous verrons ce que nous aurons à +répondre<a id="footnotetag402" name="footnotetag402"></a><a href="#footnote402" title="Go to footnote 402"><span class="smaller">[402]</span></a>.» Ainsi qu'on peut s'en rendre compte, le diplomate +français paraissait beaucoup plus décidé à l'intervention que le +ministre autrichien. M. de Flahault ne se trompait pas sur les +dispositions de son gouvernement. Vers cette époque, le duc de +Broglie, alors à Paris et fort avant dans les confidences de M. +Guizot, écrivait à son fils, premier secrétaire à l'ambassade de +Rome: «Il est évident qu'il en faudra venir à une intervention à Rome +et en Toscane, en supposant que le reste tienne bon. Heureusement, +la violence contre le Pape excitera tout le monde ici, et ceux qui +s'en rendront coupables ne seront pas épousés, du moins tout de +suite, par l'opinion même la plus violente. Heureusement encore, +l'Autriche n'a ni la possibilité ni la volonté d'agir sans nous, +peut-être pas même avec nous, à Rome du moins, et nous tiendrons +la tête du mouvement. Mais, pour cela, il faut que le ministère +reste en place.» Il ajoutait, quelques jours plus tard: «Il y a +des points arrêtés. Ainsi, secourir le Pape s'il demande secours; +intervenir si les Autrichiens interviennent; mais, dans le cas où +les Italiens attaqueraient les Autrichiens, les laisser se battre +sans y prendre part, voilà le plan général. Les circonstances +décideront du reste<a id="footnotetag403" name="footnotetag403"></a><a href="#footnote403" title="Go to footnote 403"><span class="smaller">[403]</span></a>.» En effet, M. Guizot avait obtenu du Roi et +du conseil des ministres des décisions formelles dans ce sens. Des +troupes étaient réunies à Toulon et à Port-Vendres, prêtes à être +embarquées au premier signal; le général Aupick était désigné pour +le commandement de cette expédition éventuelle et avait reçu ses +instructions. Une dépêche, du 27 janvier 1848, informait M. Rossi de +toutes les mesures prises et l'autorisait, s'il le jugeait utile, à +les annoncer au gouvernement pontifical.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> XII</h4> + +<p>Vers la fin du mois de septembre 1847, M. Guizot, après avoir +énuméré tout ce qui l'inquiétait en Italie, concluait en ces termes: +«Cependant, j'espère: à Naples, il y a un roi et une administration; +en Piémont, il y a un roi, un gouvernement et une nation; je crois +que ces deux États tiendront bon<a id="footnotetag404" name="footnotetag404"></a><a href="#footnote404" title="Go to footnote 404"><span class="smaller">[404]</span></a>.» Quelques semaines plus +tard, M. de Metternich exprimait également l'idée que la révolution +pourrait être limitée et contenue, tant qu'elle n'aurait pas gagné +ces deux royaumes<a id="footnotetag405" name="footnotetag405"></a><a href="#footnote405" title="Go to footnote 405"><span class="smaller">[405]</span></a>. Enfin, au commencement de janvier 1848, M. +Rossi terminait ainsi le récit des scènes de désordre dont Rome +venait d'être le théâtre: «Ce n'est encore qu'une tempête dans un +verre d'eau; Turin et Naples sont les parois du verre; si ces parois +viennent à rompre, tout est à craindre<a id="footnotetag406" name="footnotetag406"></a><a href="#footnote406" title="Go to footnote 406"><span class="smaller">[406]</span></a>.» Le mois de janvier +n'était pas fini, que l'une de ces parois se brisait.</p> + +<p>Ferdinand II, qui régnait à Naples depuis 1830, était un pur +autocrate, convaincu de son omnipotence, habitué à imposer en toutes +choses sa volonté; plein de mépris, quoique non sans sollicitude +pour ses sujets; professant que ceux-ci «n'avaient pas besoin de +penser», puisqu'il «se chargeait de leur bien-être»; détesté de la +partie intelligente, remuante et ambitieuse des classes moyennes, +en même temps qu'il jouissait d'une sorte de popularité parmi les +<em>lazzaroni</em>; non dépourvu de résolution et de fierté, mais esprit +court, obstiné, avec je ne sais quoi d'un peu rusé et ironique; +portant haut le sentiment de la dignité de sa couronne et prompt à +maintenir l'indépendance de son royaume, soit contre l'Angleterre +quand <span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> elle tentait de le violenter, soit contre l'Autriche +quand elle prétendait le protéger. Par son caractère, par ses idées, +par son passé, il était donc porté à voir de mauvais œil un +mouvement italien où l'autonomie napolitaine risquait d'être absorbée +dans l'idée nationale, et un mouvement libéral qui menaçait son +absolutisme<a id="footnotetag407" name="footnotetag407"></a><a href="#footnote407" title="Go to footnote 407"><span class="smaller">[407]</span></a>. Quand du Quirinal part le signal des réformes, et +que les gouvernements de Toscane et de Piémont y répondent plus ou +moins, Ferdinand II, plein d'humeur et non sans dédain à l'égard du +nouveau pape, jaloux de Charles-Albert et se méfiant de lui, essaye +de fermer absolument ses États à la contagion des idées nouvelles. +Mais toutes les prohibitions policières sont impuissantes. Vainement +les premières insurrections, éclatées, en septembre 1847, à Messine +et à Reggio, sont-elles assez rudement réprimées, l'agitation va +croissant, surtout en Sicile. Là, les abus de l'administration sont +pires encore qu'en terre ferme, et le mécontentement se complique +d'un vieux sentiment d'indépendance très réfractaire à la prépotence +napolitaine. À la fin de 1847, les choses deviennent si menaçantes, +que le Roi reconnaît la nécessité de faire quelques concessions aux +Siciliens. Il s'y prend mal, et, au milieu de janvier 1848, Palerme, +en pleine révolte, repousse les troupes envoyées pour la soumettre, +et réclame impérieusement l'autonomie <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> de la Sicile avec la +constitution libérale de 1812, autrefois établie sous l'influence de +l'Angleterre.</p> + +<p>Cette même influence se devine dans le mouvement sicilien de 1848. +«Lord Napier et tous ses compatriotes de Naples et de Palerme, écrit +peu après M. Désages, ont été très actifs pour l'insurrection et +la séparation<a id="footnotetag408" name="footnotetag408"></a><a href="#footnote408" title="Go to footnote 408"><span class="smaller">[408]</span></a>.» Les efforts de pacification que fait notre +diplomatie<a id="footnotetag409" name="footnotetag409"></a><a href="#footnote409" title="Go to footnote 409"><span class="smaller">[409]</span></a> se heurtent à l'action contraire de la diplomatie +britannique. Au plus fort des troubles, le gouvernement napolitain +ayant demandé aux représentants de la France et de l'Angleterre +de se porter médiateurs pour arrêter l'effusion du sang, et notre +chargé d'affaires s'étant montré disposé à accepter cette mission, +le ministre anglais, lord Napier, s'y refuse, à moins que le roi de +Naples ne l'autorise à rendre aux Siciliens la constitution de 1812 +et à leur garantir le droit d'y faire eux-mêmes telles modifications +que bon leur semblerait: «Partez seul, si vous le jugez convenable, +dit-il à son collègue français; seulement, je dois vous prévenir que +le bâtiment qui vous conduira en Sicile portera également des lettres +à nos agents et aux hommes influents du pays, par lesquelles je leur +expliquerai pourquoi je n'ai pas cru devoir partir avec vous. Quant +à m'associer à vous dans cette occasion, croyez-moi, je le regrette, +mais c'est impossible. Partout ailleurs, sur tous les points du +globe, en Chine même, je pourrais peut-être faire ce que vous me +demandez: en Sicile, la France et l'Angleterre ont des intérêts d'un +ordre très différent<a id="footnotetag410" name="footnotetag410"></a><a href="#footnote410" title="Go to footnote 410"><span class="smaller">[410]</span></a>.» Il était évident qu'une Sicile, à demi +ou même complètement séparée de Naples, convenait aux ambitions +méditerranéennes de la politique britannique.</p> + +<p>L'insurrection de Palerme a naturellement son contre-coup à Naples, +où se produisent des démonstrations menaçantes. Ferdinand, effrayé, +se tourne vers l'Autriche et lui demande <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> jusqu'à quel point +il peut compter sur son aide. M. de Metternich, qui, on le sait, +n'était nullement en mesure et en volonté de se lancer dans une +intervention, assure le roi de Naples de tout son appui moral; mais, +quant à un secours armé, il s'excuse sur l'impossibilité de faire +traverser les États pontificaux par ses troupes, sans l'autorisation +du Pape: or, il sait bien que, dans l'état des esprits, on ne peut +pas, à Rome, lui donner cette autorisation, et en effet le cardinal +secrétaire d'État ne parle de rien moins que de se porter lui-même à +la frontière pour barrer le chemin aux Autrichiens<a id="footnotetag411" name="footnotetag411"></a><a href="#footnote411" title="Go to footnote 411"><span class="smaller">[411]</span></a>. Laissé à ses +propres forces, Ferdinand sent fléchir son orgueil de prince absolu, +et entre à son tour dans la voie des concessions. S'il y vient le +dernier, il y marche singulièrement vite. Le 18 janvier 1848, un +décret confère des attributions nouvelles et presque représentatives +aux Consultes déjà existantes de Naples et de Sicile; des ministres +distincts sont nommés pour cette dernière portion du royaume. Le 19, +d'autres décrets apportent de grands adoucissements au régime de la +presse et accordent une large amnistie. Mais la population surexcitée +ne se déclare pas satisfaite; le 27 janvier, elle remplit les rues de +Naples, promenant des drapeaux aux trois couleurs italiennes, criant: +Vive Pie IX! et réclamant une constitution. Après quelques velléités +de résistance, la capitulation du Roi est complète. Il renvoie, non +seulement du palais, mais du royaume, son ministre de la police et +son confesseur, particulièrement impopulaires, et prend des ministres +libéraux. Bien plus, le 29 janvier, une proclamation annonce l'octroi +d'une constitution analogue à la charte française. C'est dans Naples +un délire de joie; le Roi étant sorti à cheval, la foule se presse +pour lui baiser les mains. Le 11 février, la constitution est +définitivement promulguée. En quelques jours, Ferdinand, naguère si +réfractaire au mouvement <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> libéral, a de beaucoup dépassé tous +les autres souverains qui n'en sont encore qu'aux réformes civiles, +et qui ont jusqu'ici refusé de donner des constitutions. Est-ce +seulement, chez lui, effet de la peur, ou bien nécessité de lâcher +d'autant plus qu'il a plus imprudemment retenu? Probablement l'un et +l'autre. Peut-être cherche-t-il aussi à jouer une sorte de méchant +tour aux autres gouvernements: une malice de ce genre est assez dans +sa nature. On racontait de lui ce propos: «Ils me poussent, je les +précipiterai.»</p> + +<p>L'impulsion venue de Naples est en effet irrésistible. Dans toute +l'Italie, des manifestations bruyantes ont lieu en l'honneur de la +révolution des Deux-Siciles, et les souverains sont mis en demeure +de suivre l'exemple de Ferdinand II. Si décidé que Charles-Albert +ait été jusqu'alors à ne pas s'engager dans cette voie, il se sent +ébranlé par une telle clameur. Il consulte une sorte de conseil de +conscience sur la valeur de la promesse qu'il a faite autrefois à +M. de Metternich de ne pas changer les bases fondamentales et les +formes organiques de la monarchie; le conseil déclare qu'il n'y a +là rien qui empêche l'octroi de la constitution. Cet avis ne calme +pas entièrement les scrupules du Roi, et c'est l'âme déchirée, au +milieu d'angoisses qui contrastent étrangement avec l'allégresse +de la foule, que, le 8 février, il se décide à publier les bases +d'un Statut selon le type de la charte française. Le grand-duc de +Toscane n'est pas homme à résister quand le roi de Sardaigne cède; +lui aussi promet donc sa constitution, le 11 février, et la promulgue +le 17. Que va faire le Pape, ainsi enveloppé de gouvernements qui +deviennent représentatifs et pressé par son peuple qui lui crie qu'un +Pie IX ne peut refuser ce qu'un Bourbon a accordé? Chez lui, sans +doute, le chef d'État n'est pas habitué à résister longtemps; mais +ici, la conscience du Pontife est en jeu: il doute que le régime +parlementaire soit compatible avec l'intégrité de sa souveraineté +spirituelle. Tout en bénissant, du balcon du Quirinal, la foule qui +réclame la constitution, il lui rappelle tout ce qu'il a fait déjà +et la supplie de ne rien demander qui soit <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> «contraire à la +sainteté de l'Église». Il consent néanmoins à charger une commission +d'examiner quelles institutions pourraient donner satisfaction au +vœu populaire, sans entraver l'exercice du pontificat. L'un +des premiers actes de cette commission est de prendre l'avis de +l'ambassadeur de France, qui, naturellement, en réfère à son +gouvernement<a id="footnotetag412" name="footnotetag412"></a><a href="#footnote412" title="Go to footnote 412"><span class="smaller">[412]</span></a>. M. Rossi voit les difficultés théoriques +du problème; mais en fait, il constate que «la nécessité d'un +gouvernement représentatif est reconnue, à Rome, par tout le monde». +Parmi ceux qui, autour du Pape, se prononcent le plus hautement dans +ce sens, on remarque beaucoup de personnages naguère très opposés à +toute concession de ce genre. «Ils n'ont pas changé, dit finement +M. Rossi; c'est toujours le même sentiment: ils avaient peur de la +constitution; aujourd'hui, ils ont peur de ceux qui veulent une +constitution.» Est-il besoin d'ajouter que, dans toute la Péninsule, +l'effervescence, provoquée par la question constitutionnelle, amène +un redoublement de manifestations contre l'Autriche? À Turin, dans la +fête organisée en l'honneur du Statut, figurent les délégués milanais +en costume de deuil, et le soir, dans les rues de la ville, circule +un char allégorique sur lequel chaque ville lombarde a sa bannière +brandie par un homme en armure de fer; au sommet, un moine sonne le +tocsin à coups redoublés.</p> + +<p>Le gouvernement français—j'ai déjà eu l'occasion de le +dire—estimait que, pour le moment, les Italiens avaient bien assez +à faire de mener à terme leurs réformes civiles, et il ne désirait +pas qu'ils s'appropriassent trop tôt notre régime parlementaire. +Ce n'est pas qu'il fût indifférent à l'avantage de voir ce régime +s'étendre en Europe et, par suite, accroître le nombre des clients +naturels de la France; mais c'est que rien ne lui paraissait devoir +plus nuire à son patronage libéral que des innovations prématurées +et par suite condamnées à l'insuccès<a id="footnotetag413" name="footnotetag413"></a><a href="#footnote413" title="Go to footnote 413"><span class="smaller">[413]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> Néanmoins, +le changement accompli, il ne peut faire mauvais visage à ceux +qui témoignent ainsi le désir de le prendre pour modèle. Il leur +déclare donc «se féliciter des nouveaux gages d'intimité que créera +désormais la similitude des institutions politiques», et promet +de «seconder l'établissement pacifique et régulier» des nouveaux +régimes constitutionnels<a id="footnotetag414" name="footnotetag414"></a><a href="#footnote414" title="Go to footnote 414"><span class="smaller">[414]</span></a>. Mais, cette politesse faite, il +s'empresse d'y ajouter, «avec une amicale franchise», des conseils +qui trahissent ses inquiétudes. Ainsi indique-t-il, dans une dépêche +à son représentant à Florence, les deux conditions dont dépend, à son +avis, le succès de l'entreprise tentée en Toscane. La première est +que les modérés «se rallient autour du grand-duc,... s'appliquent +à faire sortir des institutions nouvelles un gouvernement fort et +régulier, les défendent énergiquement contre l'invasion des passions +démagogiques, assignent au mouvement un temps d'arrêt et résistent +fermement à ceux qui voudraient le pousser au delà». La seconde est +que «le gouvernement toscan mette toute sa fermeté à assurer le +maintien des traités, à conserver avec les États voisins des rapports +de bonne intelligence, à empêcher que son territoire ne devienne un +foyer de propagande et d'hostilité contre tel ou tel État, enfin à +écarter toute cause, tout prétexte <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> d'intervention extérieure +et toute occasion de guerre<a id="footnotetag415" name="footnotetag415"></a><a href="#footnote415" title="Go to footnote 415"><span class="smaller">[415]</span></a>». Le gouvernement français n'envoie +pas d'autres conseils à Turin. Louis-Philippe répète volontiers au +marquis Brignole, ambassadeur du gouvernement sarde à Paris, que +le meilleur moyen, pour le Piémont, de rassurer les puissances sur +ses innovations politiques, est de se montrer résolu à contenir le +parti qui pousse à la guerre contre l'Autriche<a id="footnotetag416" name="footnotetag416"></a><a href="#footnote416" title="Go to footnote 416"><span class="smaller">[416]</span></a>. Se tournant +en même temps vers la cour de Vienne, notre cabinet tâche de lui +faire prendre, sinon en gré, du moins en patience, les constitutions +italiennes<a id="footnotetag417" name="footnotetag417"></a><a href="#footnote417" title="Go to footnote 417"><span class="smaller">[417]</span></a>, et obtient d'elle de nouvelles assurances qu'elle ne +songe toujours pas à intervenir, soit à Naples, soit ailleurs<a id="footnotetag418" name="footnotetag418"></a><a href="#footnote418" title="Go to footnote 418"><span class="smaller">[418]</span></a>; +il lui offre, du reste, de proclamer, d'accord avec les autres +cabinets, le respect dû à ses droits sur le royaume lombard-vénitien, +lui promet de s'employer à surveiller et à contenir Charles-Albert, +et lui annonce que notre armée est prête, au premier appel, à voler +au secours du Pape<a id="footnotetag419" name="footnotetag419"></a><a href="#footnote419" title="Go to footnote 419"><span class="smaller">[419]</span></a>.</p> + +<p>Comme il fallait s'y attendre, cette fois encore, notre action +modératrice est contrariée par la diplomatie britannique. Celle-ci, +bien que convaincue à part soi que les Italiens ne sont pas mûrs +pour le régime parlementaire et l'avouant au besoin, a pressé +ardemment les gouvernements piémontais et toscan de suivre sans +retard l'exemple du roi de Naples<a id="footnotetag420" name="footnotetag420"></a><a href="#footnote420" title="Go to footnote 420"><span class="smaller">[420]</span></a>. Les constitutions octroyées, +elle prend partout sous son patronage ceux qui veulent en tirer +les conséquences les plus radicales. Ce rôle est particulièrement +visible à Naples, où les concessions royales n'ont pas désarmé +l'insurrection sicilienne, et où l'Angleterre paraît de plus en plus +avoir intérêt à la persistance du conflit <span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> et du désordre. +Une telle conduite n'est pas pour rendre plus facile la situation de +nos représentants en Italie. Ceux-ci se sentent impuissants à retenir +un mouvement ainsi protégé, excité, et, sur le théâtre particulier +où ils opèrent, la popularité des agents de lord Palmerston leur +semble parfois grandir aux dépens de la leur. Aussi ne faut-il pas +s'étonner de trouver alors, dans leurs appréciations, une note assez +attristée. De Naples, M. de Bussières mande, vers la fin de février +1848, à M. Guizot, que l'influence de la France est très diminuée, +que les Anglais tiennent le haut du pavé, parlent en maîtres, font +trembler le gouvernement, ont des agents partout, soudoient la +presse, renversent le ministère suspect de sympathies françaises, +pour le remplacer par un ministère à eux<a id="footnotetag421" name="footnotetag421"></a><a href="#footnote421" title="Go to footnote 421"><span class="smaller">[421]</span></a>. De Turin, M. de +Bacourt, chargé d'affaires de France, écrit à M. de Barante: «Mon +influence ici est absolument nulle; on se méfie de nous, surtout le +gouvernement.» Puis il ajoute: «Le Piémont est complètement changé +de ce que vous l'avez connu. Ce gouvernement si régulier, cette +administration si ordonnée, ce roi si hautain et si inabordable pour +la foule, ce calme si complet qu'il ressemblait, dit-on, au calme des +tombeaux, tout cela n'existe plus. L'agitation révolutionnaire s'est +emparée de tout le monde. Il n'y a plus d'autorité nulle part, que +celle des journaux plus ou moins radicaux et de la tourbe qui s'agite +dans les cafés, dans les auberges, dans les rues... Les hommes +que vous avez connus raisonnables, modérés, corrigés presque par +l'expérience des révolutions, ont, tous ou à peu près, perdu la tête... +Ceux d'entre eux qui ont encore le pouvoir de réfléchir n'ont +pas le courage d'arrêter les autres et d'affronter l'impopularité +en disant qu'on court à la perte. Mon rôle est ici très difficile, +car, si je dis, comme je le fais, que la France appuiera toutes +les réformes légitimes qui ont été faites par le Roi, mais qu'elle +appuiera aussi le maintien des traités, seule base du maintien de +la paix générale, on me répond que je parle de la France de M. +Guizot, mais qu'il y a, derrière lui, derrière notre gouvernement, +<span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> derrière le Roi, une France qui ne permettra pas qu'on +écrase l'Italie, si elle tente de chasser les Autrichiens... Le +ministre d'Angleterre joue ici, dans la mesure de son esprit, le jeu +de lord Palmerston; il pousse aux partis extrêmes; c'est lui seul +qu'on écoute de tous les membres du corps diplomatique. Il prend en +main la défense des Lombards persécutés par l'Autriche et accepte les +ovations que les avocats radicaux de Turin lui décernent en l'honneur +des notes diplomatiques adressées par lord Palmerston au prince de +Metternich... Je juge tout très froidement, et c'est pour cela que +je vous affirme que nous sommes ici dans la première phase d'une +révolution<a id="footnotetag422" name="footnotetag422"></a><a href="#footnote422" title="Go to footnote 422"><span class="smaller">[422]</span></a>.»</p> + +<p>Les Italiens faisaient preuve d'un singulier aveuglement, quand +ils refusaient d'écouter nos conseils de sagesse et préféraient +se fier aux flatteries de la diplomatie anglaise. En effet, à +ce moment même, sans qu'ils parussent s'en apercevoir ou s'en +inquiéter, une grave menace s'élevait contre eux en Europe; ils +étaient en train, par leurs imprudences, de s'attirer l'hostilité +de deux grandes puissances, jusqu'alors demeurées spectatrices: +la Prusse et la Russie. Le gouvernement prussien avait été assez +longtemps sympathique au mouvement inauguré par Pie IX, et +s'était d'abord montré peu compatissant pour les embarras de la +politique autrichienne, à laquelle il reprochait volontiers son +«exagération» dans tout ce qui regardait l'Italie; il aimait à +voir dans les réformes du Pape une sorte d'imitation de celles +de Frédéric-Guillaume<a id="footnotetag423" name="footnotetag423"></a><a href="#footnote423" title="Go to footnote 423"><span class="smaller">[423]</span></a>. «Le prince de Metternich, disait M. +de Canitz au ministre de France, part de ce point qu'il y a une +révolution en Italie; si l'on entend par cette expression une +modification du système <span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> suivi jusqu'ici, on pourrait dire +aussi qu'il y a une révolution en Prusse<a id="footnotetag424" name="footnotetag424"></a><a href="#footnote424" title="Go to footnote 424"><span class="smaller">[424]</span></a>.» Mais, au commencement +de 1848, le point de vue changea complètement à Berlin. On aperçut +dans l'agitation italienne cette révolution que le roi de Prusse +abhorrait et qu'à ce moment il désirait tant réprimer en Suisse; +on y découvrit aussi une menace contre les traités constitutifs de +l'Europe. Dès lors, on jugea nécessaire de manifester hautement +la résolution de la traiter en ennemie. Dans les premiers jours +de février 1848, le gouvernement prussien fit adresser des +représentations à Turin: il y démentait le bruit, alors répandu +en Italie, d'un refroidissement entre l'Autriche et la Prusse; +tout en reconnaissant le droit du gouvernement sarde de changer +ses institutions, il faisait remarquer que la garantie donnée par +l'Europe à l'indépendance des États italiens avait pour contre-partie +l'obligation pour ces États de remplir leurs devoirs internationaux; +que cette garantie était incompatible avec une attitude de menace +et d'agression envers un pays voisin, et que tel était le caractère +du mouvement unitaire, auquel on semblait, à Turin, donner trop +d'encouragement; il terminait par cette grave déclaration qu'il +considérerait comme s'adressant à lui-même toute attaque dirigée +contre l'Autriche, son alliée<a id="footnotetag425" name="footnotetag425"></a><a href="#footnote425" title="Go to footnote 425"><span class="smaller">[425]</span></a>.</p> + +<p>Derrière la Prusse était la Russie. Nicolas, à la différence +de Frédéric-Guillaume, n'avait jamais vu d'un œil favorable +le mouvement italien; mais il avait paru d'abord y faire peu +d'attention. Tout au plus, en octobre 1847, s'en était-il occupé +un moment, pour féliciter le roi des Deux-Siciles de la vigueur +avec laquelle il venait de réprimer des insurrections, et de «sa +résolution de faire face avec énergie au débordement du torrent +révolutionnaire<a id="footnotetag426" name="footnotetag426"></a><a href="#footnote426" title="Go to footnote 426"><span class="smaller">[426]</span></a>». Naples était visiblement <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> le seul +point de la Péninsule où il trouvait un souverain vraiment selon +son cœur. Aussi, grandes sont son émotion et sa colère quand, +quelques mois plus tard, il apprend que ce roi de Naples a été réduit +à capituler devant la révolution. Il sort alors de son immobilité +un peu dédaigneuse et indifférente. Il offre à l'Autriche de mettre +d'urgence à sa disposition l'argent dont elle aurait besoin, sauf à +régulariser plus tard les conditions de cet emprunt; il lui propose +également de se charger de maintenir la Galicie, afin de rendre +disponibles pour l'Italie les troupes qui s'y trouvent<a id="footnotetag427" name="footnotetag427"></a><a href="#footnote427" title="Go to footnote 427"><span class="smaller">[427]</span></a>. C'est +tout de suite qu'il voudrait voir le cabinet de Vienne agir avec +énergie, et il se plaint amèrement de la timidité de ce cabinet, +de sa «vieillesse», de ses tiraillements intérieurs<a id="footnotetag428" name="footnotetag428"></a><a href="#footnote428" title="Go to footnote 428"><span class="smaller">[428]</span></a>. Comme +le gouvernement prussien, c'est Turin qu'il juge le point le plus +menaçant en Italie: il invite Charles-Albert à considérer l'Autriche +comme son alliée naturelle, et lui signifie sans réticence que toute +attaque du Piémont contre l'Autriche en Lombardie serait regardée +par la Russie comme un cas de guerre<a id="footnotetag429" name="footnotetag429"></a><a href="#footnote429" title="Go to footnote 429"><span class="smaller">[429]</span></a>. Ce n'est pas tout; il +s'adresse aussi à lord Palmerston. Le 12-24 février 1848, le comte +Nesselrode envoie au baron Brunnow, représentant de la Russie à +Londres, une longue dépêche sur la situation de l'Italie, qu'il +déclare être «chaque jour plus grave et plus menaçante pour la paix +générale». Il veut bien «ne pas mettre à la charge du gouvernement +anglais tous les faux bruits, toutes les fausses inductions qu'on +a cru pouvoir tirer, en Italie, de son langage et de celui de ses +agents». Mais, ajoute-t-il, «l'idée a fini par s'accréditer que ce +gouvernement appuie de ses désirs les efforts que tenterait l'Italie +pour rejeter au delà des Alpes ce qu'on est convenu d'appeler le +joug autrichien». Cherchant ensuite par quel argument il pourrait +détourner lord Palmerston de la voie <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> où il s'est engagé, +il n'en trouve pas de plus efficace que de faire appel à cette +haine jalouse de la France qui, déjà en 1840, a rapproché les deux +cabinets de Londres et de Saint-Pétersbourg. Sa thèse est curieuse, +surtout comme aveu de la grande situation alors acquise à la France +en Europe. «En favorisant, dit-il, le mouvement constitutionnel sur +le continent, l'Angleterre agit, sans le vouloir, dans l'unique +intérêt de la France, dont les idées démocratiques, par la nature du +sol où elles tombent, ont bien plus d'écho dans les esprits, bien +plus d'affinité avec les mœurs que n'en peuvent avoir les idées +anglaises. C'est en favorisant l'introduction de ces institutions et +le triomphe de ces idées en Espagne et en Grèce, que l'Angleterre +y a déjà augmenté la puissance morale du gouvernement français... +Même chose aura lieu en Italie. D'ici à peu, grâce aux changements +qui sont à la veille de s'y effectuer, comme ils ont déjà eu lieu +dans les autres pays, la France aura conquis par la paix plus que +ne lui donnerait la guerre. Elle se verra, de tous côtés, entourée +d'un rempart de petits États constitutionnels organisés sur le type +français, vivant de son esprit; agissant sous son influence, et si, +plus tard, cette France, non plus celle de Louis-Philippe, mais +celle qui lui succédera, quand le système de compression adopté +par ce souverain aura cessé de la contenir, obéit aux instincts +d'ambition qui tendent à la faire déborder hors de ses limites, le +gouvernement anglais regrettera trop tard d'avoir affaibli d'avance +le ressort des résistances qu'on aurait pu opposer aux Français, +paralysé la puissance autrichienne qui leur servait de contrepoids +et miné ainsi par la base le système défensif fondé autrefois par +lui-même, de concert avec l'Europe, au prix de tant de calamités, +de labeurs et de sacrifices.» Le comte Nesselrode ne s'en tient pas +à cet appel aux mauvais sentiments de lord Palmerston contre la +France; il termine par des avertissements qui sont de véritables +menaces et pose un <i>casus belli</i>. Il signifie au cabinet de Londres +que «l'Empereur est fermement résolu, en ce qui concerne l'état de +possession assigné aux divers États italiens par les actes <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> +dont il est garant, à ne transiger en rien sur la marche que lui +prescrivent ses devoirs et ses intérêts politiques». Il indique +notamment qu'il n'admettra jamais cette séparation de la Sicile plus +ou moins sourdement poursuivie par la diplomatie anglaise. Quant à +la Lombardie, le chancelier russe s'exprime ainsi: «L'appui moral +de l'Empereur est d'avance acquis à l'Autriche dans les mesures +qu'elle prendra pour s'en conserver la possession; et si les attaques +qu'elle aurait essuyées d'un point quelconque de l'Italie étaient +soutenues du dehors par quelque puissance étrangère, notre auguste +maître n'hésiterait pas à regarder une pareille agression comme un +cas de guerre européenne et à employer dès lors toutes ses forces +disponibles à la défense du gouvernement autrichien<a id="footnotetag430" name="footnotetag430"></a><a href="#footnote430" title="Go to footnote 430"><span class="smaller">[430]</span></a>.»</p> + +<p>Cette attitude de la Prusse et de la Russie est faite pour relever +un peu l'Autriche du découragement où elle était tombée. M. de +Metternich croit voir approcher, et il s'en réjouit, le moment +où, «l'Italie entrant en révolution flagrante, les puissances ne +pourront pas ne point s'en mêler». «Vous avez dit, écrit-il à M. +de Ficquelmont le 17 février 1848, un mot qui renferme la vérité +tout entière: <em>Les événements dans le royaume des Deux-Siciles +rompent le tête-à-tête dans lequel l'Autriche s'est trouvée avec +la révolution italienne.</em> Ce mot, je l'ai adopté, et je m'en suis +emparé dans mes expéditions aux cours... Ne tombons pas d'ici à +deux mois, et bien des choses seront placées autrement qu'elles ne +le sont le 17 février<a id="footnotetag431" name="footnotetag431"></a><a href="#footnote431" title="Go to footnote 431"><span class="smaller">[431]</span></a>!» Non sans doute que le cabinet de Vienne +se sente ainsi enhardi à sortir de sa réserve et à tenter quelque +démarche offensive: bien au contraire, il continue à protester qu'il +ne songe à rien de semblable; une intervention isolée en Italie, +loin de le séduire, l'effraye, et il déclare qu'en tout cas, il ne +voudrait jamais rien faire, dans ce genre, qu'après concert entre +les puissances et en agissant en leur nom, au lieu d'agir au sien +<span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> propre<a id="footnotetag432" name="footnotetag432"></a><a href="#footnote432" title="Go to footnote 432"><span class="smaller">[432]</span></a>. Seulement, il se sent autorisé à le prendre +de plus haut avec l'Angleterre, et notamment à ne plus subir aussi +patiemment les interrogations soupçonneuses que lord Palmerston a +l'habitude de lui adresser à propos de tous les bruits d'intervention +qui circulent en Italie. À une question de ce genre que le ministre +anglais lui fait poser au cours de février, le chancelier répond +sur un ton fort piqué, et, se portant accusateur à son tour, il +se plaint de la malveillance témoignée dans ces derniers temps à +l'Autriche par le cabinet anglais, et de «l'encouragement donné par +ses organes officiels à la méfiance des gouvernements italiens<a id="footnotetag433" name="footnotetag433"></a><a href="#footnote433" title="Go to footnote 433"><span class="smaller">[433]</span></a>». +L'irritation contre le chef du <i lang="en">Foreign office</i> est alors extrême +à la cour de Vienne. M. de Metternich écrit, le 17 février, à M. +de Ficquelmont: «Je vous envoie ci-joint quelques pièces qui vous +montreront jusqu'où vont les inepties enragées de lord Palmerston. +Si vous comprenez cet homme, vous êtes plus avancé que moi<a id="footnotetag434" name="footnotetag434"></a><a href="#footnote434" title="Go to footnote 434"><span class="smaller">[434]</span></a>.» +Quelques jours plus tard, le 23 février, dans une lettre à son +ambassadeur à Londres, il montre lord Palmerston «à la tête de tous +les mouvements qui tendent à bouleverser l'Europe», et allumant +l'incendie en Espagne, en Grèce, en Suisse et en Italie<a id="footnotetag435" name="footnotetag435"></a><a href="#footnote435" title="Go to footnote 435"><span class="smaller">[435]</span></a>.</p> + +<p>En même temps qu'il se plaint de lord Palmerston, M. de Metternich +se loue, de plus en plus, de M. Guizot. Malgré quelques griefs de +détail, il déclare que «les dispositions personnelles de ce ministre +sont aussi bonnes qu'elles peuvent l'être sous, l'influence de sa +position<a id="footnotetag436" name="footnotetag436"></a><a href="#footnote436" title="Go to footnote 436"><span class="smaller">[436]</span></a>»; que «le cabinet <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> français marche aussi bien +qu'il peut aller<a id="footnotetag437" name="footnotetag437"></a><a href="#footnote437" title="Go to footnote 437"><span class="smaller">[437]</span></a>»; qu'il a «une bonne attitude en Italie<a id="footnotetag438" name="footnotetag438"></a><a href="#footnote438" title="Go to footnote 438"><span class="smaller">[438]</span></a>». +L'appui qu'il trouve maintenant à Berlin et à Saint-Pétersbourg ne +lui fait pas attacher moins de prix à notre concours. Il demeure +convaincu de l'impossibilité de rien tenter d'efficace sans la +France, et, par suite, comprend la nécessité de se placer sur le +terrain où il peut la rencontrer. Aussi continue-t-il à demander ce +qu'on pense et ce qu'on veut à Paris, afin de régler là-dessus sa +propre conduite<a id="footnotetag439" name="footnotetag439"></a><a href="#footnote439" title="Go to footnote 439"><span class="smaller">[439]</span></a>. En réalité, dans l'affaire d'Italie, comme +dans celle de Suisse, il est toujours résigné à marcher derrière +la France. Mêmes sentiments en Prusse. Notre crédit est, depuis +quelques mois, singulièrement grandi à la cour de Frédéric-Guillaume. +Le marquis de Dalmatie écrit de Berlin, le 19 février 1848, à M. +Guizot: «La confiance dans le gouvernement du roi Louis-Philippe +est absolue. On l'exprime ici de toutes les façons. À mon retour, +on me l'a dit en termes plus énergiques et, j'ai dû le reconnaître, +plus sincères que jamais<a id="footnotetag440" name="footnotetag440"></a><a href="#footnote440" title="Go to footnote 440"><span class="smaller">[440]</span></a>.» Peu importe, dès lors, ce que la +dépêche, citée tout à l'heure, du comte Nesselrode au baron Brunnow, +trahit de malveillance persistante à notre égard dans le gouvernement +russe: cette malveillance est impuissante; du reste, comme on l'a +vu par cette même dépêche, ce n'est pas à Saint-Pétersbourg qu'on +a le sentiment le moins vif de la grande position que la France +s'est faite en Europe. En somme, M. de Barante peut, dans une lettre +intime, écrite le 31 janvier 1848, caractériser ainsi la situation +respective du cabinet de Paris et des autres cours: «Sans l'agitation +où les radicaux tiennent les esprits, le rôle de la France paraîtrait +ce qu'il est réellement, et l'on remarquerait que ces puissances du +continent, auparavant menaçantes, toujours prêtes à s'unir avec +l'Angleterre <span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> contre nous, implorent maintenant notre aide, +n'osent pas intervenir et se tiennent sur la défensive, heureuses de +se concerter avec nous<a id="footnotetag441" name="footnotetag441"></a><a href="#footnote441" title="Go to footnote 441"><span class="smaller">[441]</span></a>.»</p> + +<p>Le gouvernement du roi Louis-Philippe en était là de sa campagne +diplomatique, quand soudainement il sombra dans la tourmente du +24 février. Quelle eût été, sans cela, l'issue de cette campagne? +En présence d'une crise qui devenait, en Italie, chaque jour plus +aiguë, aurait-il pu longtemps encore empêcher les révolutions et +la guerre? Et, si celles-ci avaient fini par éclater malgré lui, +aurait-il trouvé là l'occasion d'une sorte d'arbitrage suprême qui +lui eût définitivement donné le premier rôle en Europe, ou bien son +«juste milieu» se fût-il débattu, impuissant entre les deux parties, +et eût-il été réduit, soit à se laisser annuler, soit à se mettre à +la remorque de l'une ou de l'autre? C'était le secret d'événements +qui n'ont pas eu le temps de se produire. Quoi qu'il en soit, le +dessein de cette politique était honnête, raisonnable et conforme aux +intérêts français. À travers beaucoup d'obstacles, le gouvernement +y était demeuré imperturbablement fidèle; les difficultés, en effet +très graves, rencontrées par lui, étaient imputables, non à ses +propres fautes, mais à celles que d'autres avaient commises malgré +lui. Enfin, si embrouillées que fussent les choses en Italie, à la +fin de février, nous y avions du moins sauvegardé l'essentiel: les +divers gouvernements, quoique entraînés et affaiblis, étaient tous +debout; l'Autriche, bien que menacée, n'avait pas été matériellement +attaquée et s'était abstenue de son côté de prendre l'offensive. +Faut-il ajouter que, si l'on est embarrassé pour préciser quel +bien la monarchie de Juillet, en subsistant, eût pu faire dans la +Péninsule, on ne l'est pas pour mesurer le mal qui, sur ce théâtre, +devait résulter de sa chute? L'Italie, prise de vertige et n'étant +plus retenue par personne, va se précipiter tête baissée dans tous +les périls dont la diplomatie du roi Louis-Philippe a cherché à la +préserver: elle va entreprendre contre les Autrichiens une guerre où +elle sera fatalement <span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> écrasée, et son mouvement réformateur +se perdra en un désordre révolutionnaire qui la conduira au meurtre +de Rossi, à la fuite de Pie IX et à la république romaine.</p> + +<p class="p2">J'ai suivi ainsi, l'une après l'autre, chacune des grandes +entreprises qui ont occupé la diplomatie de la monarchie de +Juillet, dans la dernière période de son existence. Sauf en 1831 +ou en 1840, jamais cette diplomatie n'avait été plus agissante et +appliquée à de plus graves objets. M. Guizot, qui s'y donnait tout +entier, parfois un peu au détriment de la politique intérieure, y +avait acquis une rare maîtrise. On a pu en juger par les lettres +particulières dans lesquelles il traitait presque toutes les affaires +et dont je me félicite d'avoir pu donner de nombreux extraits. +On ne saurait dire moins de bien de celles de ses correspondants +quand ils s'appelaient Broglie ou Rossi. C'est un ensemble de +littérature diplomatique vraiment incomparable. Malheureusement, en +racontant ces diverses négociations, l'historien est, chaque fois, +obligé de s'arrêter court devant l'abîme soudainement creusé par +la révolution du 24 février. Je ne me dissimule pas—car je l'ai +éprouvé pour mon compte—ce que cette interruption a de pénible et +d'irritant. On dirait d'un spectacle qu'un accident ferait cesser +brusquement au moment le plus critique du drame, et où, en place +du dénouement curieusement attendu, on n'aurait plus sous les yeux +que des acteurs qui s'enfuient et une scène qui s'effondre. Et +cependant, tout incomplète et mutilée que dût être forcément cette +histoire, elle était trop importante par les questions soulevées, +et surtout trop caractéristique de la direction nouvelle suivie par +le gouvernement du roi Louis-Philippe, de la position acquise par +lui au dehors, pour ne pas être exposée avec détail. L'impression +générale et dernière qui s'en dégage me paraît fort honorable pour +ce gouvernement. Nous venons de le voir, en Europe, jouissant +d'un crédit, occupant une place, exerçant une action qu'on ne lui +avait pas encore connus. Tandis que l'Angleterre était isolée et +discréditée par ses compromissions <span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> révolutionnaires, que les +petits États constitutionnels étaient naturellement amenés à faire +partie de notre clientèle, que les vieilles monarchies, désorientées +par le changement de l'esprit public, prenaient confiance dans notre +modération et sentaient le besoin de notre appui, la France, devenue +ouvertement, résolument conservatrice, sans cesser d'être sagement +libérale, se trouvait exercer une sorte d'arbitrage, imposer sa +politique aux autres cours du continent, et avoir la direction des +grandes affaires pendantes. Cela seul, et quelle qu'eût pu être +plus tard l'issue de chacune de ces affaires, était un résultat +considérable. Pour en mesurer l'importance, il suffit de se rappeler +combien longtemps la monarchie de Juillet avait vécu sous la menace +constante d'une nouvelle coalition des puissances continentales, +condamnée à une prudence qui lui interdisait les grandes initiatives, +et fatalement rivée à l'alliance anglaise, alliance excellente en +soi, mais incommode et coûteuse du moment qu'elle était forcée. +Maintenant, elle a définitivement dissous la coalition; elle a +retrouvé le libre choix de ses alliances, et son appui, on pourrait +dire sa protection, est recherchée par ceux qui la traitaient en +suspecte. En un mot, à la veille du 24 février, elle est parvenue +à effacer le tort que lui avait fait, en Europe, la révolution de +1830; elle a reconquis la faculté de faire au dehors de la grande +politique.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> CHAPITRE V<br> +<span class="smcap">LE DUC D'AUMALE GOUVERNEUR DE L'ALGÉRIE.</span><br> +<span class="smaller">(1847-1848)</span></h3> + +<p class="resume"> + I. Le duc d'Aumale et le maréchal Bugeaud. Attaques contre la + nomination du prince au gouvernement de l'Algérie. Ses rapports + avec Changarnier, La Moricière et Bedeau. Ce qu'il fait pour + l'administration civile de l'Algérie et pour le gouvernement + des indigènes.—II. Les hostilités éclatent entre l'empereur du + Maroc et Abd el-Kader. L'émir, vaincu, engage les siens à se + soumettre à la France. Après avoir essayé de gagner le désert, + il prend le parti de se rendre à La Moricière. Conditions de + la reddition. Le duc d'Aumale les approuve. Ses entrevues avec + l'émir. Hommage rendu par le duc d'Aumale au maréchal Bugeaud. + L'engagement pris envers Abd el-Kader est critiqué en France. + Attitude du gouvernement en présence de cet engagement. Il + se décide à le ratifier, sauf à obtenir certaines garanties + nécessaires à la sécurité de la colonie. Grand effet produit en + Algérie par la reddition d'Abd el-Kader. Projets du duc d'Aumale.</p> + +<h4>I</h4> + +<p>Quand le maréchal Bugeaud avait quitté l'Algérie, le 5 juin 1847, en +annonçant hautement sa démission<a id="footnotetag442" name="footnotetag442"></a><a href="#footnote442" title="Go to footnote 442"><span class="smaller">[442]</span></a>, le gouvernement était décidé +à lui donner le duc d'Aumale pour successeur<a id="footnotetag443" name="footnotetag443"></a><a href="#footnote443" title="Go to footnote 443"><span class="smaller">[443]</span></a>. Ne voulant pas, +cependant, par ménagement pour le maréchal, paraître trop pressé de +le remplacer, il se borna d'abord à confier l'intérim au général +Bedeau. Ce fut seulement trois mois après, le 11 septembre, que +le <cite>Moniteur</cite> publia la nomination du prince. Quelques semaines +auparavant, le 3 août, celui-ci avait écrit au maréchal Bugeaud: +«J'ai longtemps espéré que vous consentiriez à reprendre le <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> +gouvernement général. Si tout espoir doit être perdu à cet égard, +si aucune autre combinaison ne paraît acceptable au gouvernement +du Roi, je ne refuserai pas une position éminente où je puis +servir activement mon pays. Je ne me fais aucune illusion sur les +obstacles qui hérissent la question, sur les attaques dont je serai +l'objet, sur les déceptions qui m'attendent; mais j'apporterai à +l'accomplissement de mes devoirs une entière abnégation personnelle +et un dévouement de tous les instants. Je conserverai précieusement +le souvenir de tout ce que je vous ai vu faire d'utile et de grand +sur cette terre d'Afrique, et je ferai tous mes efforts pour suivre +vos traces et y continuer votre œuvre.» Le maréchal avait répondu: +«Vous avez mesuré les difficultés, vous avez prévu la critique et +même la calomnie, et cependant vous bravez tout cela pour servir la +France et obéir à votre père... Vous voulez, dites-vous, marcher sur +mes traces; moi, je veux que vous les élargissiez, et je serai bien +heureux si vous faites mieux que moi; je ne serai pas le dernier à le +proclamer.»</p> + +<p>Le duc d'Aumale était nommé gouverneur général au même titre et +avec les mêmes attributions que son prédécesseur. Un moment, +Louis-Philippe avait songé à faire de lui un vice-roi; il y avait +aussitôt renoncé, pour ne pas fournir un prétexte aux attaques de +l'opposition. Ces attaques se produisirent quand même. Dans une +nomination si hautement justifiée par le passé et par les qualités du +prince, comme par les traditions de toutes les monarchies, même des +plus parlementaires, les journaux de gauche affectèrent de voir un +acte de courtisanerie de la part du cabinet et une preuve nouvelle +du dessein attribué à la couronne d'absorber tous les pouvoirs et +d'annihiler l'autorité ministérielle. Comme presque toujours, ces +journaux se trouvaient faire campagne avec les organes de lord +Palmerston. Ceux-ci accueillirent avec de singuliers emportements +une mesure qui avait, à leurs yeux, le tort de manifester notre +résolution de nous installer définitivement en Algérie; ils virent là +une sorte de provocation à l'adresse de l'Angleterre, et déclarèrent +que l'ambition de Louis XIV et de <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> Napoléon ne leur avait +jamais rien fait faire de plus exorbitant. Ainsi attaquée, la +nomination du prince aurait dû être défendue par tous les patriotes: +nos opposants ne parurent pas s'en douter.</p> + +<p>Débarqué à Alger, le 5 octobre, le duc d'Aumale fut reçu avec +enthousiasme. Dans son ordre du jour aux troupes, il rappela +qu'il avait été «appelé déjà cinq fois à l'honneur de servir dans +leurs rangs», et il rendit hommage à «l'illustre chef» auquel +il succédait et «sous les ordres duquel il aurait tant aimé à +se retrouver encore». Il avait eu soin de s'assurer le concours +des plus célèbres «Africains». Il gardait La Moricière à Oran et +Bedeau à Constantine. Il obtenait de Cavaignac, sur le point de +rentrer en France, qu'il demeurât à Tlemcen, où on lui organisait +un commandement divisionnaire. Enfin, il ramenait dans la colonie +le général Changarnier, auquel il donnait la division d'Alger. On +sait à la suite de quelles querelles cet officier de haut mérite, +mais de caractère difficile, avait quitté l'Afrique en 1843<a id="footnotetag444" name="footnotetag444"></a><a href="#footnote444" title="Go to footnote 444"><span class="smaller">[444]</span></a>; +le ressentiment qu'il en gardait lui avait fait rejeter, à deux +reprises, en 1845 et en 1846, l'offre de revenir sous les ordres du +maréchal Bugeaud; il avait posé sans succès, aux élections de 1846, +une candidature d'opposition; il se morfondait donc, depuis quatre +ans, dans une inaction aussi douloureuse pour lui que fâcheuse pour +le pays, quand le duc d'Aumale lui proposa un commandement, accepté +tout de suite avec reconnaissance. Ce n'était pas le moindre avantage +du nouveau gouverneur général que d'être, par sa situation, étranger +et supérieur aux rivalités jalouses qui divisaient trop souvent +nos généraux et qui, sans lui, eussent rendu impossibles certaines +collaborations. Sa suprématie était facilement acceptée de tous. Il +l'exerçait d'ailleurs avec un tact rare, sachant allier l'autorité +qui appartenait à son rang avec la modestie qui convenait à son âge, +maniant les caractères les plus ombrageux avec une adresse aimable +à laquelle le souvenir des rudesses de son prédécesseur donnait +encore <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> plus de prix, et justifiant chaque jour davantage son +élévation par les qualités dont il faisait preuve. À peine débarqué +à Alger, il eut, pendant huit jours de suite, avec La Moricière, +Changarnier et Bedeau, des conférences où furent examinées toutes les +questions militaires et administratives, intéressant l'avenir de la +colonie. Les trois généraux en sortirent pleins de confiance dans la +haute capacité de leur jeune chef et charmés de sa bonne grâce. Le +prince savait du reste gagner l'estime et l'affection des officiers +de tous rangs, attentif à faire récompenser le mérite partout où il +le découvrait, sans préoccupation de coterie ou de politique, et +usant à l'égard de tous d'un esprit de justice et d'impartialité à +laquelle un républicain, le colonel Charras, devait rendre plus tard, +du haut de la tribune, un hommage reconnaissant.</p> + +<p>Ce n'était pas de conquête qu'avait le plus à s'occuper le duc +d'Aumale: sur ce point, le principal avait été fait et bien fait par +le maréchal Bugeaud; c'était d'administration et de colonisation. +Le sentiment général était que cette partie de l'œuvre africaine +avait été jusqu'alors trop négligée, et qu'il était urgent de +s'y appliquer. Cela avait été dit par plusieurs orateurs, avec +l'assentiment visible de la Chambre, dans la discussion des crédits +de l'Algérie, en juin 1847; M. Guizot, tout en essayant de répondre +à ces critiques et de justifier le passé, avait promis de donner +désormais toute son attention à ces problèmes, et, pour assurer +l'exécution de cet engagement, on avait ajouté à la loi des crédits +un article portant qu'il serait rendu compte, dans la session de +1848, de l'organisation de l'administration civile en Algérie. Le +ministre était, du reste, résolu à tenir sa promesse: il écrivait +au duc de Broglie, le 8 juillet 1847: «Je m'occupe sérieusement de +l'Algérie. C'est une de ces affaires qui doivent nécessairement avoir +fait un pas d'ici à la prochaine session.»</p> + +<p>À ce point de vue encore, le duc d'Aumale était bien l'homme de la +situation; grâce à sa qualité de prince qui dominait chez lui celle +de général, il pouvait donner à son gouvernement un caractère +moins exclusivement militaire, sans <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> cependant tomber dans +un régime purement civil qui eût compromis notre autorité sur les +Arabes. Il avait déjà prouvé, pendant son trop court passage à la +tête de la province de Constantine, l'importance qu'il attachait +aux questions d'administration, et il n'y avait pas moins bien +réussi que dans les choses de la guerre. Ses trois principaux +lieutenants étaient tout disposés à le seconder dans cette tâche. La +Moricière se piquait, depuis longtemps, d'idées libérales et avait +à ce sujet rompu plus d'une lance avec Bugeaud; tout heureux de se +voir désormais mieux compris, il envoyait force plans au nouveau +gouverneur, qui les recevait volontiers, tout en se réservant de +décider par lui-même. Le général Bedeau était frappé des défauts de +l'administration civile et du tort ainsi fait «à la colonisation +et aux intérêts européens en Afrique». «Cette administration, +disait-il, telle qu'on l'a constituée, est indubitablement le +principal obstacle au progrès des affaires; dans l'état actuel, +il y a abus d'attributions, multiplicité inutile de hiérarchie et +de centralisation, emploi beaucoup trop nombreux de personnel, +et, malgré cela, lenteur extrême d'expédition.» Enfin, le général +Changarnier, lui aussi, tenait à ce qu'on ne le classât pas parmi +ceux pour lesquels «il n'y avait pas dans la vie autre chose que des +fusils et des soldats»; il reconnaissait que «désormais la grande +affaire était la colonisation».</p> + +<p>Avant même de débarquer en Algérie, le nouveau gouverneur s'y fit +précéder par deux ordonnances royales, destinées à donner, sur +deux points importants, satisfaction aux vœux de l'opinion. La +première, datée du 1<sup>er</sup> septembre 1847, réorganisait complètement +l'administration civile de l'Algérie, de façon à lui donner plus de +simplicité, de promptitude, d'unité et, par suite, d'efficacité: +aux trois grandes directions rivales qui, à Alger, s'entravaient +l'une l'autre, on substituait une seule direction générale des +affaires civiles, flanquée d'un conseil supérieur, et ne relevant +que du gouverneur général, qui, de son côté, correspondait avec +le ministre de la guerre; dans chacune des trois provinces, +l'administration était également <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> concentrée aux mains +d'un directeur des affaires civiles, sorte de préfet, préparant le +travail du commandant de la province pour tout ce qui concernait les +affaires administratives, même en territoire militaire, et assisté +d'un conseil qui avait quelque ressemblance avec nos conseils de +préfecture; la centralisation était notablement diminuée, et la +décision de beaucoup d'affaires se trouvait reportée soit de Paris +à Alger, soit d'Alger au chef-lieu de la province. La seconde +ordonnance, datée du 28 septembre, fondait le régime municipal +en Algérie. Dans le rapport fait au nom de la commission des +crédits, M. de Tocqueville avait insisté sur la nécessité de cette +réforme. Le duc d'Aumale en avait préparé les bases avec le général +de La Moricière; puis, M. Vivien, fort habile rédacteur en ces +matières, lui avait donné sa forme définitive. C'étaient à peu près +l'organisation et les attributions des municipalités françaises, +sauf qu'on n'avait pas jugé possible d'introduire, dès le début, le +principe électif. Cette mesure, l'une des plus fécondes que l'on +pût prendre, fut accueillie avec grande satisfaction en Algérie. +Elle devait survivre, au moins dans ses principales dispositions, à +beaucoup de transformations et de bouleversements. En 1873, un député +algérien, d'opinion avancée, disait à M. le duc d'Aumale que, de +toutes les institutions du passé, l'ordonnance du 28 septembre 1847 +était restée la plus chère aux Français d'Afrique.</p> + +<p>Pendant les quelques mois de son gouvernement, le prince résolut ou +aborda beaucoup d'autres questions: réorganisation des tribunaux +de commerce avec élection de leurs magistrats; création d'un +comptoir de la Banque de France à Alger; développement des voies +de communication; fixation définitive des plans du port d'Alger +et activité imprimée aux travaux; construction de postes et de +batteries pour la défense des côtes, etc... Soucieux de développer +la colonisation, le gouverneur faisait étudier dans chaque province +la détermination des zones où les Européens pourraient s'établir; il +cherchait à simplifier la procédure des concessions et des mises en +possession. Il assurait aux colons un débouché pour leurs récoltes, +en interdisant <span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> à l'intendance d'acheter au dehors, comme +elle l'avait fait souvent, la subsistance des troupes. Il pensait +surtout que le meilleur moyen de seconder cette colonisation et de +lui procurer les terrains nécessaires, était de débrouiller les +questions fort obscures ayant trait à l'assiette de la propriété +arabe et d'arriver, sans violence, sans spoliation, au cantonnement +graduel des tribus; des études étaient faites dans ce sens. La +sollicitude que le prince témoignait à la population civile ne lui +faisait pourtant pas négliger les Arabes. Sa politique à leur égard +était équitable, bienveillante, respectueuse des droits acquis et des +mœurs, mais elle tendait à les fixer au sol, à affaiblir parmi eux +la grande féodalité, trop souvent tyrannique pour les populations et +hostile à la France. Tout en maintenant l'excellente institution des +bureaux arabes, il soumettait les indigènes, en matière criminelle, +à la juridiction des tribunaux français. Comme bienvenue, il leur +apporta une amnistie qui rendit la liberté à beaucoup de prisonniers +détenus en France. Plusieurs tribus émigrées furent rapatriées et +installées sur des territoires désignés à cet effet. Un projet +fut préparé, de concert avec La Moricière, pour l'organisation de +l'instruction publique musulmane. Le duc d'Aumale apportait ainsi, +dans tous les ordres de questions, une activité intelligente qui ne +pouvait sans doute se flatter de résoudre instantanément tous les +problèmes, mais dont on devait, avec le temps, recueillir les fruits. +«Amis et ennemis, lui écrivait M. Guizot, sont unanimes à reconnaître +l'heureuse impulsion que vous avez donnée à toutes choses.»</p> + +<h4>II</h4> + +<p>Si occupé qu'il fût des affaires administratives, le duc d'Aumale ne +pouvait perdre de vue Abd el-Kader, réfugié avec sa deïra, dans le +Maroc, à peu de distance de notre territoire<a id="footnotetag445" name="footnotetag445"></a><a href="#footnote445" title="Go to footnote 445"><span class="smaller">[445]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> La prise +d'armes de 1845 nous avait appris tout ce qu'on pouvait craindre de +cet indomptable ennemi. Si dénué qu'il fût, tant qu'il demeurait +libre, une menace planait sur la colonie. Le gouverneur faisait donc +surveiller la frontière, tandis que notre diplomatie agissait sur +l'empereur Abd er-Raman. Celui-ci commençait à comprendre que l'émir +était plus menaçant encore pour lui que pour la France, et qu'il +travaillait à se créer un État indépendant aux dépens du Maroc. Les +Kabyles du Rif, voisins de la deïra, s'étant plaints à Fez d'avoir +été razziés par Abd el-Kader, l'empereur envoya au caïd de cette +région un renfort de cavaliers et l'ordre de s'emparer de l'émir. +Celui-ci répondit en surprenant de nuit le camp des Marocains et en +tuant le caïd. Ce coup d'audace irrita fort Abd er-Raman. «Tout ce +que tu nous as prédit est arrivé, mandait-il à notre consul général; +tu connaissais mieux que nous les ruses diaboliques d'Abd el-Kader; +il ne lui reste plus que la vengeance céleste à attendre, et c'est +à nous de faire disparaître de ce monde la trace même de ses pas.» +Les marabouts qui cherchèrent à s'interposer en faveur de l'émir +furent fort mal reçus du sultan. «Ce n'est point un vrai musulman, +disait ce dernier, celui qui, après avoir demandé l'hospitalité, +cherche à trahir son hôte!... C'est un rebelle qui trace une ligne +de feu et de sang partout où il passe. Je ne veux rien entendre de +lui... L'un de nous deux doit commander dans l'empire, et Dieu va +décider entre nous.» Vers cette même époque, en septembre 1847, une +partie de la tribu algérienne des Beni-Amer, émigrée récemment dans +l'intérieur du Maroc, ayant voulu rejoindre la deïra, l'empereur la +fit poursuivre et impitoyablement massacrer. Abd el-Kader, venu à sa +rencontre, ne put qu'être témoin de cette extermination et s'échappa +lui-même avec peine. Commençant un peu tard à se rendre compte qu'il +avait trop bravé le souverain du Maroc, il essaya de l'apaiser et +d'entrer en négociation. Ce fut sans succès. Son envoyé fut retenu +prisonnier. L'armée destinée à le combattre <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> grossissait +chaque jour; le fils de l'empereur venait en prendre le commandement, +et, au commencement de décembre, elle comptait, dit-on, près de vingt +mille cavaliers, auxquels devaient s'ajouter un nombre à peu près +égal de Kabyles du Rif. Enfin,—et ce n'était pas le coup le moins +redoutable,—l'émir était solennellement frappé par le sultan d'une +sorte d'excommunication religieuse.</p> + +<p>Cette crise nous intéressait trop pour échapper à la vigilance du duc +d'Aumale et de ses lieutenants. Ils eurent d'abord quelque peine à +croire à l'énergie d'Abd er-Raman; mais quand ils le virent se mettre +sérieusement en mouvement, ils prirent de leur côté les précautions +nécessaires. La Moricière, vers la fin de novembre, se rapprocha de +la frontière avec un corps de cinq à six mille hommes, et s'y tint +sur le qui-vive, prêt à marcher à la première alerte.</p> + +<p>La situation d'Abd el-Kader devenait singulièrement critique. Aux +quarante mille hommes rassemblés pour l'attaquer, il n'a à opposer +qu'une poignée de combattants. Ses réguliers, vétérans de toutes ses +guerres, sont à peine mille à douze cents, admirables, il est vrai, +de bravoure et de dévouement. Les cinq à six cents tentes de sa +deïra contiennent surtout des femmes, des enfants, des vieillards, +des esclaves; il peut cependant en tirer encore mille à quinze cents +combattants de moindre valeur. Il n'a guère plus de huit jours de +vivres. Malgré tout, jamais si hardi que dans les cas désespérés, +il décide de prendre l'offensive. Ses ennemis, d'ailleurs, en dépit +de leur immense supériorité, semblent hésiter à l'aborder, comme +des chiens poltrons autour d'un redoutable sanglier. Son plan est +de surprendre de nuit les camps marocains qui, au nombre de quatre, +occupent les hauteurs, de courir droit à la tente du fils de +l'empereur et de s'emparer de sa personne; une fois en possession +d'un tel otage, il pourra traiter avantageusement. L'attaque a lieu +dans la nuit du 10 au 11 décembre. Mais le secret en a été livré +aux Marocains, qui sont sur leurs gardes. Les assaillants trouvent +le premier camp désert. Ils se jettent sur le second; le fils de +l'empereur n'y est pas. Bientôt <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> le jour commence à paraître. +Épuisés, accablés par le nombre, décimés par le feu de l'ennemi, +les réguliers sont obligés de battre en retraite, en laissant sur +le terrain la moitié de leur effectif. Cet insuccès ne laisse plus +aucun espoir à Abd el-Kader. Acculé à la mer et à la Moulouïa, +petite rivière au delà de laquelle est la frontière algérienne, +serré de plus en plus près par la masse des Marocains, voyant les +défections se produire dans ses rangs et jusque parmi ses frères, il +n'a plus d'autre ressource, pour sauver du massacre la deïra où il +a des êtres très chers, sa mère, sa femme, ses enfants, que de la +faire passer sur le territoire français. Dans la nuit du 20 au 21 +décembre, commence la traversée du gué de la Moulouïa. Au lever du +soleil, les Marocains paraissent sur les hauteurs: il faut livrer un +dernier combat pour couvrir la retraite de la deïra. Les réguliers se +dévouent. Abd el-Kader est au milieu d'eux, la tête, la poitrine et +les pieds nus, brave entre les plus braves, cherchant la mort sans la +trouver; ses vêtements sont criblés de balles, et il a trois chevaux +tués sous lui. À la fin de la journée, un tiers de ses combattants a +succombé, mais le but est atteint; la deïra touche le sol algérien. +L'émir conseille alors à ses soldats de se disperser et d'aller +faire leur soumission aux Français. Les survivants des réguliers, en +haillons, noirs de poudre, exténués, décharnés, la plupart criblés +de blessures, mais d'allure encore superbe, se dirigent les uns +vers la ville de Nemours, les autres vers le camp de La Moricière. +Abd el-Kader ne les suit pas. Accompagné de quelques cavaliers, il +s'éloigne vers le sud. Espère-t-il gagner le désert et y tenter +encore une fois la fortune? Ou bien n'est-ce pas plutôt le souvenir +des prisonniers français odieusement massacrés par son ordre, presque +au même endroit où il vient de livrer son dernier combat, qui pèse +sur lui et le fait hésiter à se fier à la générosité française?</p> + +<p>De la frontière strictement gardée, La Moricière suit tous ces +événements. L'important est de mettre la main sur Abd el-Kader. Avec +son coup d'œil habituel et sa connaissance des lieux, le général +devine que l'émir devra passer par le col <span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> de Kerbous, voisin +de la frontière. Sans perdre une minute, il y envoie un détachement +de spahis, et lui-même se met en route, au milieu de la nuit, avec +le gros de ses troupes. Il a vu juste. Au bout de peu de temps, on +entend quelques coups de feu: c'est Abd el-Kader qui essaye de forcer +le passage. Le trouvant gardé, il se décide enfin à suivre le parti +que sa mère et sa femme l'ont supplié de prendre, et à se livrer aux +Français. Ne pouvant écrire à cause de la nuit noire et du mauvais +temps, il envoie à La Moricière l'empreinte de son cachet sur un +papier tout mouillé par la pluie. Le général lui fait porter, avec +la promesse de L'<em>aman</em>, son propre sabre comme gage de sa parole. +Le jour venu, l'émir écrit à La Moricière: «...J'ai reçu le cachet +et le sabre que tu m'as fait remettre comme signe que tu avais reçu +le blanc-seing que je t'avais envoyé... Cette réponse de ta part +m'a causé de la joie et du contentement. Cependant, je désire que +tu m'envoies une parole française qui ne puisse être ni diminuée ni +changée, et qui me garantira que vous me ferez transporter, soit à +Alexandrie, soit à Akka (Saint-Jean d'Acre), mais pas autre part. +Veuille m'écrire à ce sujet d'une façon positive...» Le général +estime qu'avant tout il ne faut pas laisser échapper l'occasion, +vainement cherchée pendant tant d'années, de délivrer notre colonie +de son plus redoutable ennemi; il a trop l'expérience du pays et de +l'homme pour être sûr de s'emparer de ce dernier s'il veut gagner +le désert; aussi n'hésite-t-il pas à prendre sur lui d'accepter les +conditions de l'émir. «J'ai reçu ta lettre, lui répond-il, et je l'ai +comprise. J'ai l'ordre du fils de notre Roi de t'accorder l'<em>aman</em> +que tu m'as demandé et de t'accorder le passage de Djemnia-Ghazaouet +à Alexandrie ou à Akka; on ne te conduira pas autre part. Viens, +comme il te conviendra, soit de jour, soit de nuit. Ne doute pas de +cette parole: elle est positive. Notre souverain sera généreux envers +toi et les tiens...»</p> + +<p>Le lendemain,—c'était le 23 décembre,—Abd el-Kader vient se livrer +aux Français, sur le plateau même de Sidi-Brahim où, deux ans +auparavant, il a exterminé la petite <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> troupe du colonel de +Montagnac: le marabout est là avec ses murs encore tachés de sang, +et les ossements jonchent le sol. L'émir croyait rencontrer La +Moricière; mais celui-ci étant occupé ailleurs à pourvoir au sort des +nombreux fugitifs, il est reçu par le colonel de Montauban. Après +avoir salué gravement la cavalerie française, il pousse jusqu'à +Nemours, où il rejoint enfin La Moricière; celui-ci y arrivait sans +autre escorte que quelques-uns des réguliers qui s'étaient rendus à +lui la veille. Abd el-Kader remet son yatagan au général, «le seul +homme, dit-il, entre les mains duquel il a pu se résoudre à consommer +le sacrifice suprême de son abdication».</p> + +<p>Quelques heures auparavant, dans cette même petite ville de Nemours, +débarquait le duc d'Aumale qui était parti d'Alger le 18 décembre, +sur les pressantes instances de La Moricière, mais qui avait été +retardé par le mauvais état de la mer. Le commandant de la province +d'Oran lui rend aussitôt compte de tout ce qu'il a fait. Après +quelques instants de réflexion, le prince donne son approbation +entière, et déclare au général, qui l'en remercie avec émotion, +qu'il ratifie les engagements pris et en assume la responsabilité. +Le soir, Abd el-Kader, conduit par La Moricière, vient rendre +visite au gouverneur. «Tu devais, depuis longtemps, désirer ce +qui arrive aujourd'hui, lui dit-il; l'événement s'est accompli à +l'heure que Dieu avait marquée.» Le prince confirme alors à l'émir +la promesse qui lui a été faite de le conduire à Saint-Jean d'Acre +ou à Alexandrie; toutefois il ajoute: «Il sera ainsi fait, s'il +plaît à Dieu; mais il faut l'approbation du Roi et des ministres, +qui seuls peuvent décider sur l'exécution de ce qui est convenu +entre nous trois; quant à moi, je ne puis que rendre compte de ce +qui s'est passé, et t'envoyer en France pour y attendre les ordres +du Roi.»—«Que la volonté de Dieu soit faite, répond l'émir; je +me confie à toi.» Le prince prévient en outre Abd el-Kader, qui +paraît le comprendre, qu'on ne pourra pas l'envoyer tout de suite +en Orient, et que le gouvernement devra préalablement se concerter +avec la Porte. La conversation se prolonge pendant <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> quelques +instants: on parle du passé, particulièrement de la prise de la +Smala. À la fin de la visite, le duc d'Aumale rappelle à l'émir, qui +eût bien voulu l'oublier, qu'il doit lui amener un cheval en signe +de soumission. En rentrant dans sa tente, Abd el-Kader, jusque-là si +stoïque, ne peut s'empêcher de pleurer: toute la nuit, il demeure +sans sommeil, secoué par ses sanglots.</p> + +<p>Le lendemain matin, l'âme brisée, mais résignée, l'émir monte la +dernière jument qui lui reste et qui, comme lui-même, est blessée; +puis il s'avance, suivi de quelques serviteurs, vers le logement +du gouverneur. À une certaine distance, il met pied à terre, et, +conduisant le cheval par la bride, il s'approche du duc d'Aumale qui +est entouré de son état-major. «Je t'offre ce cheval, lui dit-il, +le dernier que j'aie monté; c'est un témoignage de ma gratitude, +et je désire qu'il te porte bonheur.»—«Je l'accepte, répond le +prince, comme un hommage rendu à la France dont la protection te +couvrira désormais, et comme signe de l'oubli du passé.» Les nombreux +indigènes, témoins de cette scène, ne cachent pas leur émotion. Abd +el-Kader retourne ensuite à pied à sa tente. Dans l'après-midi, il +s'embarque, avec le gouverneur, sur un bâtiment à vapeur qui le +conduit à Mers el-Kébir, le port d'Oran. Là, il est transbordé sur +une frégate qui fait immédiatement route pour Toulon. Pendant ce +temps, un <i>Te Deum</i> solennel d'actions de grâces était chanté dans +la principale église d'Oran, en présence du prince, du général de La +Moricière et de toutes les autorités.</p> + +<p>Dans la joie d'un succès qui marquait si heureusement les débuts de +son gouvernement, le jeune prince eut le bon goût de ne pas oublier +le vieux guerrier qui, après avoir été si longtemps à la peine, ne +se trouvait pas être à l'honneur; il écrivit au maréchal Bugeaud: +«Les événements du Maroc et la vie politique d'Abd el-Kader ont eu le +dénouement que vous prévoyiez et que je n'osais espérer. Lorsque le +grand fait s'est accompli, votre nom a été dans tous les cœurs. +Chacun s'est rappelé avec reconnaissance que c'est vous qui aviez +mis <span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> fin à la lutte, que c'est l'excellente direction que +vous aviez donnée à la guerre et à toutes les affaires d'Algérie qui +a amené la ruine morale et matérielle d'Abd el-Kader.» Visiblement +touché au cœur, le maréchal répondit: «J'étais certain d'avance +que vous pensiez ce que vous m'écrivez sur la chute d'Abd el-Kader. +Vous avez l'esprit trop juste pour ne pas apprécier les véritables +causes de cet événement, et l'âme trop élevée pour ne pas rendre +justice à chacun. Comme tous les hommes capables de faire les grandes +choses, vous ne voulez que votre juste part de gloire, et, au besoin, +vous en céderiez un peu aux autres. Dans cette circonstance, mon +prince, vous m'avez beaucoup honoré, mais vous vous êtes honoré bien +davantage.» Sous la même inspiration, le duc d'Aumale envoyait à +Mme de La Moricière le yatagan que le général, son mari, avait reçu +d'Abd el-Kader lors de sa soumission, et qu'il avait ensuite remis au +gouverneur, et il faisait présent au général Changarnier du pistolet +que l'émir avait laissé à l'arçon de sa selle en amenant le cheval de +soumission. Le prince tenait évidemment à bien marquer ce qui était +dû, dans le bonheur présent, aux efforts passés. C'était d'un cœur +délicat et d'une politique habile.</p> + +<p>Il semble qu'un événement aussi heureux, aussi décisif pour l'avenir +de notre domination algérienne, eût dû causer en France une +satisfaction sans mélange. Mais il fallait compter avec un esprit +d'opposition alors trop surexcité pour laisser juger des choses au +seul point de vue patriotique. C'était ainsi qu'à la veille de la +révolution de 1830, les libéraux de ce temps, loin d'applaudir à +la prise d'Alger, avaient vu avec déplaisir un succès qui pouvait +servir au gouvernement et s'étaient efforcés d'en obscurcir l'éclat. +Aussitôt la nouvelle de la reddition d'Abd el-Kader arrivée à Paris, +dans les premiers jours de janvier 1848, les journaux de gauche +affectèrent d'en réduire la portée et d'y voir un pur hasard dont le +gouvernement n'était pas fondé à se faire honneur. Cherchant où faire +porter leur critique, ils s'attaquèrent à l'engagement contracté +envers l'émir, feignant de croire qu'il eût été facile <span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> de +s'emparer de sa personne sans souscrire aucune condition. Ils s'en +prenaient moins à La Moricière, chez lequel ils ménageaient un député +siégeant sur les bancs de l'opposition, qu'au duc d'Aumale. À les +entendre, le général n'avait pas eu, dans la chaleur et la rapidité +de l'action, le loisir de beaucoup réfléchir; il appartenait au +gouverneur de décider avec plus de maturité et de liberté d'esprit. +L'approbation que ce dernier avait donnée était présentée comme un +acte de légèreté imputable à sa jeunesse; si elle eût été refusée, +les mêmes journaux eussent montré là, sans doute, une malveillance +jalouse. Cette campagne tendait à mettre le ministère en demeure de +désavouer le prince, ou, s'il s'y refusait, à l'accuser une fois de +plus de courtisanerie.</p> + +<p>Le duc d'Aumale avait prévu ces attaques. Quand, après avoir entendu +le rapport du général de La Moricière, il s'était décidé à ratifier +l'engagement pris, le général Cavaignac, présent à l'entretien, lui +avait dit: «Vous serez attaqués, très vivement attaqués, soyez-en +sûrs, vous surtout, prince. Plus le succès est grand, plus on +s'efforcera de l'amoindrir et même de le retourner contre vous.» +Cette perspective n'avait pas ébranlé un moment le gouverneur dans +sa résolution de couvrir entièrement son lieutenant. «Eh bien, +avait-il répondu en riant à Cavaignac, le général de La Moricière est +député de la gauche, et vous n'êtes pas, je crois, sans avoir encore +quelques amis dans le parti républicain: à vous deux de parer.» La +Moricière était sans doute sous l'impression de l'avertissement donné +par Cavaignac, quand, dans cette même journée du 24 décembre, il +écrivait à sa femme: «Nous n'étions pas sûrs de prendre l'émir; il +a proposé de se soumettre, j'ai accepté, le voilà entre nos mains. +Plus ce résultat est important, plus on va chercher à le diminuer ou +à le décrier. Ainsi sont les hommes. Attendez-vous donc à m'entendre +attaqué en cette occasion. Je vous en préviens, pour que vous ne vous +en étonniez pas.» Du reste, une fois rentré en France, le commandant +d'Oran profita de sa position de député pour justifier sa conduite +du haut de la tribune; il expliqua comment Abd <span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> el-Kader eût +pu s'échapper, et à ceux qui disaient qu'il eût mieux valu courir +cette chance et que l'émir était moins dangereux dans le désert qu'à +Alexandrie, il ripostait vivement: «Si telle est votre opinion, rien +n'est plus facile que de le remettre au désert: vous n'avez qu'un mot +à dire; les chemins sont ouverts, et, si vous lui offrez la liberté, +votre prisonnier ne la refusera pas.»</p> + +<p>Tout en laissant à La Moricière le soin de «parer» les coups de +l'opposition, le duc d'Aumale ne négligeait pas, de son côté, +d'agir auprès du gouvernement pour prévenir un désaveu qui eût +été bien autrement grave que toutes les criailleries de journaux. +Dès le 24 décembre, il adressait à M. Guizot une dépêche où, +après avoir fait connaître l'engagement pris envers l'émir par +La Moricière, il exprimait le vœu qu'on n'en fît pas attendre +longtemps l'exécution: «Sans cette condition, ajoutait-il, il était +fort possible qu'un homme seul, résolu, entouré d'une poignée de +cavaliers fidèles, parvînt à nous échapper et à gagner les tribus +qui lui sont encore dévouées dans le Sud, où il nous eût suscité de +grands embarras. Je ne pense pas qu'il soit possible de manquer à la +parole donnée par cet officier général.» Le 1<sup>er</sup> janvier 1848, le +ministre de la guerre répondait au duc d'Aumale: «Vous avez ratifié +les promesses faites par le général de La Moricière, et la volonté du +Roi est qu'elles soient exécutées. Le cabinet s'occupe des mesures +propres à prévenir les embarras éventuels qui pourraient naître, +dans l'avenir, du caractère aventureux et perfide de l'émir.» Cette +dernière réserve était justifiée: il eût été imprudent de débarquer +purement et simplement Abd el-Kader dans quelque port du Levant, sans +prendre aucune mesure pour l'empêcher de travailler de là contre nous +ou même de revenir nous faire la guerre en Algérie. L'attention du +gouvernement était d'autant plus en éveil sur ce danger, que l'émir, +causant avec le colonel Daumas qui était venu le voir à Toulon, avait +émis la prétention, dont il n'avait pas été question lors de sa +reddition, d'aller s'établir à la Mecque, loin de toute surveillance +française et au foyer le plus ardent du <span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> fanatisme musulman. +Le ministère n'admettait l'idée de conduire Abd el-Kader à Alexandrie +que s'il devait y être en quelque sorte interné et tenu dans +l'impossibilité de nous nuire.</p> + +<p>Tant qu'il se préoccupait seulement d'obtenir ces garanties, le +gouvernement ne manquait pas aux promesses faites par le duc +d'Aumale. Mais y avait-il chez lui quelque autre arrière-pensée? +Songeait-il à désavouer ces promesses? On avait remarqué qu'à peine +arrivé à Toulon, Abd el-Kader, au lieu d'être gardé au lazaret, avait +été enfermé comme un prisonnier au fort Lamalgue. Le 3 janvier, lors +de la nomination de la commission de l'adresse, M. Léon Faucher ayant +critiqué, dans son bureau, l'engagement contracté et ayant sommé le +ministère de dire s'il le prenait à son compte, M. Guizot répondit +qu'il réservait son opinion, qu'il n'avait pas arrêté encore de +parti, et que la publication faite, dans le <cite>Moniteur</cite>, du rapport +du gouverneur général n'impliquait pas ratification. Deux semaines +après, le 17 janvier, à la Chambre des pairs, le président du +conseil, tout en exprimant l'espoir d'arriver à concilier le maintien +des paroles données avec ce qu'exigeait la sécurité de l'Algérie, +insistait d'une façon significative sur ce «qu'il n'appartenait pas +à un général, à un général en chef, même à un prince, d'engager +politiquement, sans retour, sans examen, le gouvernement du Roi»; +il ajoutait que, «dans la question qui lui était soumise, le +gouvernement conservait et entendait conserver la pleine liberté de +son examen et de sa décision». Le lendemain, le <cite>Journal des Débats</cite> +développait, dans un grand article, une thèse semblable. Enfin, vers +la même époque, on tâchait, sans succès, il est vrai, par l'entremise +du colonel Daumas, d'amener l'émir à demander de lui-même à rester en +France.</p> + +<p>Tout cela indiquait évidemment chez les ministres une méfiance, après +tout assez justifiée par le passé, de ce que chercherait à faire +Abd el-Kader une fois hors de nos mains; ils eussent été heureux +de pouvoir honorablement échapper à l'exécution de l'engagement +pris; mais, d'autre part, ils n'oubliaient pas que cet engagement +avait seul permis de s'emparer <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> de la personne de l'émir, +et que, en dépit de toutes les thèses sur le droit de ratification, +l'honneur de la France était engagé dans une certaine mesure. +D'Alger, d'ailleurs, le duc d'Aumale ne manquait pas de faire valoir +avec beaucoup de force ces considérations, et il déclarait sa volonté +très nette de donner sa démission s'il était désavoué. Est-ce l'effet +de cette menace? toujours est-il que les déclarations faites, le +5 février, par M. Guizot, à la Chambre des députés, différaient +notablement de son langage à la Chambre des pairs. Il y annonçait +que «le gouvernement se proposait de tenir la parole donnée» et +d'envoyer l'émir à Alexandrie; il ajoutait qu'une négociation était +ouverte pour obtenir du pacha d'Égypte les garanties de surveillance +nécessaires à notre sécurité. Le 22 février, à la veille même de +la révolution, le Roi, causant avec M. Horace Vernet qui allait +faire le portrait de l'émir, le chargeait de donner à ce dernier +toute assurance pour la prochaine réalisation des promesses faites +par le duc d'Aumale. On le voit, le gouvernement avait, plus ou +moins à regret, pris son parti de ratifier ce qui avait été fait. +Si donc Abd el-Kader a été, pendant quatre ans encore, retenu +prisonnier en France, c'est le fait de la république, non de la +monarchie de Juillet. La république a-t-elle cru trouver, dans +l'ébranlement général causé par la révolution, des raisons nouvelles +qui l'autorisaient à prendre cette mesure? Ce n'est pas le lieu +d'examiner cette question. Remarquons seulement que le pouvoir a été +alors occupé, pendant un certain temps, par les hommes qui devaient +attacher le plus d'importance à observer la parole donnée, par les +généraux de La Moricière et Cavaignac.</p> + +<p>Si la reddition d'Abd el-Kader causait quelques embarras passagers +au gouvernement français, elle avait, en Algérie même, un effet +immense et singulièrement bienfaisant. Nulle victoire n'eût autant +servi à affermir notre domination, à soumettre les Arabes et à +donner confiance aux colons. Partout se manifestait une impression +de paix et de sécurité, inconnue jusqu'alors. L'Afrique française +voyait s'ouvrir devant elle une ère vraiment nouvelle. Tel était +le changement que, du coup, <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> l'armée d'occupation eût pu +être réduite d'un tiers. Le duc d'Aumale insista cependant pour +qu'on ne rappelât pas immédiatement en France les régiments devenus +disponibles: ceux-ci lui paraissaient pouvoir être employés plus +utilement en Algérie. Il avait préparé, pour la conquête de la +Kabylie, demeurée indépendante malgré les diverses expéditions du +maréchal Bugeaud, un plan qui pouvait être exécuté au printemps de +1848, si aucune tâche plus urgente ne s'imposait. Ajoutons qu'à ce +moment, tout attentif qu'il fût aux choses de son gouvernement, il +ne s'y absorbait pas exclusivement et ne laissait pas de porter +ses regards au loin. En présence de la situation chaque jour plus +troublée de l'Europe et particulièrement de l'Italie, il croyait que +la France serait amenée prochainement à quelque action militaire, +et, dans ce cas, l'armée d'Afrique lui semblait appelée à jouer un +rôle considérable. Sous l'empire de cette préoccupation, il ramenait +sur la côte, pendant le mois de janvier 1848, les troupes dont la +présence n'était plus nécessaire dans l'intérieur des provinces. Il +massait ainsi, sans bruit, à proximité des ports, environ quinze +mille soldats aguerris qui, en quatre jours et sans donner l'éveil +à personne, pouvaient être embarqués et dirigés sur un point +quelconque de la Méditerranée<a id="footnotetag446" name="footnotetag446"></a><a href="#footnote446" title="Go to footnote 446"><span class="smaller">[446]</span></a>. L'emploi possible de ce corps +expéditionnaire faisait travailler la jeune et généreuse imagination +du gouverneur: il voyait déjà s'ouvrir devant lui de plus importants +champs de bataille, et son âme frémissait à la pensée des grandes +choses qu'il aurait peut-être l'occasion d'y faire, pour cette France +tant aimée. Ces idées l'occupaient, quand, le 10 février 1848, il +fut rejoint à Alger par le prince de Joinville qui cherchait pour +la princesse, sa femme, un climat plus chaud que celui de Paris. +Le vainqueur de Saint-Jean d'Ulloa et de Mogador n'avait pas le +patriotisme moins ardent que le vainqueur de la Smala. On peut donc +s'imaginer les rêves de gloire qui durent être alors ébauchés dans +les conversations des deux frères. Hélas! le réveil était proche, et +quel réveil!</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> CHAPITRE VI<br> +<span class="smcap">LA DERNIÈRE SESSION.</span><br> +<span class="smaller">(Décembre 1847.—Février 1848.)</span></h3> + +<p class="resume"> + I. Malaise des esprits. N'aurait-il pas mieux valu changer le + cabinet? Le Roi rebute ceux qui lui donnent ce conseil. Madame + Adélaïde. La famille royale. Raisons pour lesquelles M. Guizot + ne veut pas quitter le pouvoir. Sa conversation avec le Roi. + État d'esprit de M. Duchâtel. Les opposants ne croient pas à + la possibilité d'une révolution.—II. Le discours du trône. + Irritation de l'opposition. La majorité paraît compacte.—III. + L'adresse à la Chambre des pairs. Le débat sur l'Italie. M. + Guizot expose sa politique. Le débat sur la Suisse. Discours + de M. de Montalembert.—IV. À la Chambre des députés, attaque + sur l'affaire Petit. Réponse de M. Guizot.—V. L'adresse + au Palais-Bourbon. La question budgétaire. M. Thiers et M. + Duchâtel. Quelle est la véritable situation des finances? Le + bilan du règne.—VI. L'amendement sur la question de moralité. + Discours de M. de Tocqueville. Discussion scandaleuse.—VII. Le + débat sur les affaires étrangères. Dans la question italienne, + M. Guizot a un avantage marqué sur M. Thiers. Discours + révolutionnaire de M. Thiers sur la Suisse. Fatigue de M. + Guizot. L'opposition le croit physiquement abattu. Il parle avec + un succès éclatant sur la nomination du duc d'Aumale.—VIII. La + question de la réforme. Beaucoup de conservateurs voudraient + qu'on «fît quelque chose». Le projet de banquet du XII<sup>e</sup> + arrondissement. Défis portés, à la tribune, par les opposants. + Réponses de M. Duchâtel et de M. Hébert. Les amendements + Darblay et Desmousseaux de Givré. L'article additionnel de M. + Sallandrouze. Déclaration un peu ambiguë de M. Guizot. Il a agi + malgré le Roi. Le ministère l'emporte au vote, mais il sort + affaibli de cette discussion.</p> + +<h4>I</h4> + +<p>L'ouverture de la session était annoncée pour le 28 décembre 1847. +L'opposition, tout échauffée de ses banquets, y arrivait dans un état +de surexcitation extrême et résolue à ne garder aucun ménagement. +Un symptôme encore plus inquiétant peut-être était le malaise et le +trouble de cette grande masse qui joue le rôle de spectateur dans +le drame politique. <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> Tout y avait contribué: les mécomptes +de la dernière session, les souffrances de la crise économique et +surtout le doute où l'on était parvenu à jeter les esprits sur la +moralité du régime. De nouveaux scandales<a id="footnotetag447" name="footnotetag447"></a><a href="#footnote447" title="Go to footnote 447"><span class="smaller">[447]</span></a>, de retentissants +suicides<a id="footnotetag448" name="footnotetag448"></a><a href="#footnote448" title="Go to footnote 448"><span class="smaller">[448]</span></a> venaient encore d'assombrir les derniers mois de 1847. +«Triste année», écrivait le 31 décembre, à l'heure même où elle +finissait, un ami du cabinet, «année marquée par tant de désastres, +tant de catastrophes, tant de crimes publics ou privés, et qui +apparaîtra dans l'histoire avec une physionomie toute particulière, +plus sombre que celle des années mêmes où ont éclaté de grandes +et sanglantes révolutions, parce qu'elle a semblé mettre à nu les +plaies d'une société corrompue<a id="footnotetag449" name="footnotetag449"></a><a href="#footnote449" title="Go to footnote 449"><span class="smaller">[449]</span></a>.» Le même observateur ajoutait, +quelques jours plus tard: «Les esprits sont inquiets, tristes, +agités. Les événements de la politique extérieure, l'état de la +Suisse et de l'Italie, en France même le réveil plus ou moins +sérieux de l'esprit révolutionnaire, attesté par les banquets, les +nombreuses catastrophes qui ont semblé prouver, depuis quelques +mois, l'affaiblissement du sentiment moral tant dans le gouvernement +que dans les classes supérieures, les embarras financiers, les +souffrances du commerce et de l'industrie, les faillites, moins +nombreuses, moins énormes qu'en Angleterre, en Belgique et en +Allemagne, mais considérables pourtant, la baisse des fonds, les +bruits sans cesse répandus sur la maladie ou la mort du Roi, et qui +rappellent si vivement aux imaginations les chances de l'existence +d'un homme de soixante-quinze ans, tel est le fonds bien sombre +sur lequel roulent tous <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> les entretiens. Il faut ajouter +que, par suite des diverses calamités qui ont affligé la société, +l'hiver s'écoule sans fêtes, sans bals, sans grandes réunions; que +le commerce s'en ressent et s'en plaint. Aussi le mécontentement +est-il général. On se croit vaguement menacé de quelque grande +calamité<a id="footnotetag450" name="footnotetag450"></a><a href="#footnote450" title="Go to footnote 450"><span class="smaller">[450]</span></a>.» La même impression se retrouve chez d'autres +contemporains. «On n'entend que des bruits sinistres», écrivait +M. Doudan<a id="footnotetag451" name="footnotetag451"></a><a href="#footnote451" title="Go to footnote 451"><span class="smaller">[451]</span></a>. Pas de mauvaises nouvelles qui ne trouvassent +immédiatement créance: à plusieurs reprises, on crut le Roi malade +ou même mort. Un député ministériel, déjà assez en vue, bien que +fort loin de la notoriété qu'il devait acquérir plus tard, M. de +Morny, avouait son anxiété dans un article publié par la <cite>Revue des +Deux Mondes</cite>; il y déclarait que «la situation politique était plus +grave et plus difficile qu'elle ne l'avait été depuis longtemps». Le +désarroi, le découragement des amis naturels du cabinet frappaient +tous les observateurs un peu perspicaces. Dès le 3 octobre 1847, +M. de Barante envoyait à M. Guizot cet avertissement: «Le parti +conservateur est, je crois, fidèle, mais plus attristé qu'on ne vous +le dit: vous avez à lui donner courage et contentement. Vous avez +besoin d'une forte session et de quelques discussions éclatantes, +pour regagner ce que l'insolence des journaux et la présomption des +opposants d'ordre inférieur ont fait perdre en considération au +gouvernement<a id="footnotetag452" name="footnotetag452"></a><a href="#footnote452" title="Go to footnote 452"><span class="smaller">[452]</span></a>.» Le même M. de Barante écrivait, deux mois plus +tard, à un de ses amis: «Le parti conservateur soutiendra M. Guizot, +mais avec une mollesse chagrine, avec plus de crainte de l'opposition +que de confiance dans le cabinet<a id="footnotetag453" name="footnotetag453"></a><a href="#footnote453" title="Go to footnote 453"><span class="smaller">[453]</span></a>.»</p> + +<p>De bons esprits,—dont plusieurs n'étaient nullement ennemis des +hommes au pouvoir,—en venaient à se demander s'il ne vaudrait +pas mieux éviter la lutte que l'engager dans ces conditions +périlleuses, et s'il ne serait pas plus sage de changer le +cabinet avant l'ouverture de la session. À leur avis, la situation +<span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> était trop tendue; il fallait à tout prix la détendre. +N'était-ce pas précisément l'avantage du régime parlementaire et +de la responsabilité ministérielle de permettre à la couronne de +se plier aux évolutions successives de l'esprit public? Que les +idées de l'opposition fussent peu raisonnables, ses mobiles et ses +procédés encore moins respectables, plusieurs de ceux qui désiraient +un nouveau ministère ne le contestaient pas; mais ils croyaient +impossible de ne pas tenir compte des préventions qu'elle était +parvenue à soulever. Ils ne s'arrêtaient pas à ce fait que le cabinet +avait jusqu'ici gardé la majorité dans les Chambres; pour être encore +numériquement nombreuse, cette majorité leur semblait moralement +ébranlée; si elle suivait le ministère, elle le suivait tristement, +avec plus de docilité que de foi. Ils ajoutaient que, surtout avec +un régime de suffrage restreint, on devait prêter l'oreille aux +bruits qui s'élevaient parfois hors des frontières du pays légal, +et y avoir égard quand ils avaient une certaine puissance. Il +n'était pas jusqu'à la durée inaccoutumée du cabinet qui ne parût +une raison de le remplacer. On ne doit pas croire, en effet, que, +pour un ministère, une vie prolongée soit toujours une cause de +force. Il faut compter avec la frivolité badaude, si vite ennuyée +de toute monotonie. Une partie de l'opinion, oublieuse du dégoût +et de l'inquiétude que lui avait causés, avant 1840, un régime de +crises ministérielles incessantes, finissait par se lasser de voir au +gouvernement les mêmes visages. D'ailleurs, si, en gardant longtemps +le pouvoir, des ministres peuvent, par les services rendus, créer et +fortifier leur clientèle, ils éveillent aussi forcément autour d'eux, +par ce qu'ils font et par ce qu'ils ne font pas, des déceptions, +des ressentiments, des jalousies, dont l'accumulation devient un +véritable péril. Et puis, dans les luttes parlementaires de quelque +durée, la situation est loin d'être égale entre eux et les opposants: +ces derniers, après chaque défaite, sont libres de se retirer à +l'écart, pendant un certain temps, pour restaurer leurs forces; +ainsi avait fait souvent M. Thiers; les ministres, au contraire, ne +sauraient s'éloigner, un seul instant, du champ de bataille; <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> +ils doivent y demeurer quand même, exposés aux coups de leurs +ennemis, aux exigences de leurs amis, aux surprises des événements; +de là souvent ce résultat bizarre que les blessures du vainqueur +restent à vif et même s'enveniment, tandis que celles du vaincu se +cicatrisent assez promptement.</p> + +<p>Quelles que fussent les raisons alléguées en faveur d'un changement +de ministère, elles se brisaient devant la volonté absolument +contraire du Roi. Déjà j'ai eu l'occasion de montrer quel était alors +l'état d'esprit de Louis-Philippe<a id="footnotetag454" name="footnotetag454"></a><a href="#footnote454" title="Go to footnote 454"><span class="smaller">[454]</span></a>. L'irritation que lui avait +causée la campagne des banquets, l'affermissait encore dans son parti +pris de ne rien céder à l'opposition. Et puis il se sentait tout à +fait rassuré sur la correction constitutionnelle de sa conduite. +Pour rien au monde, il n'eût cherché, comme Charles X, à gouverner +contre la majorité. Mais le pays, consulté en 1846, n'avait-il +pas répondu en donnant au ministère une majorité qui, depuis +lors, lui était demeurée fidèle? Après sa chute, Louis-Philippe +revenait volontiers sur cet argument qui lui paraissait justifier +sa conduite. «Remarquez-le bien, disait-il à un de ses visiteurs +de Claremont, je suis tombé en pleine constitution! Mon ministère, +dont on demandait la chute, avait la majorité... Si, cédant aux +clameurs de l'opposition, j'avais spontanément brisé ce ministère, je +n'étais plus dans la pratique vraie du gouvernement constitutionnel. +La France ne voulait plus de mes ministres, prétendaient leurs +adversaires. Mais cet argument a été, de tout temps et dans tous les +pays, l'arme de l'opposition... C'est ce que la plus formidable +des oppositions disait à Pitt, lorsque, âgé de vingt-quatre ans, il +prit les affaires. Pitt ne se laissa pas convaincre. Après avoir +essuyé quatorze défaites en trois mois (mon ministère n'en avait pas +encore subi une seule), il désira savoir si l'Angleterre pensait +réellement comme l'opposition, et il fit appel aux électeurs. Que +répondirent-ils? qu'ils étaient avec Pitt et non avec l'opposition. +Fort de cette réponse, Pitt garda les affaires, et il les garda +<span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> vingt ans! Mon gouvernement avait une situation bien plus +belle que celle de Pitt; la Chambre le soutenait, et le Roi,—un roi +constitutionnel!—lui devait son franc et loyal support. D'ailleurs, +je croyais, moi, dans mon âme et conscience, que la politique suivie +par mon ministère était la bonne, la vraie<a id="footnotetag455" name="footnotetag455"></a><a href="#footnote455" title="Go to footnote 455"><span class="smaller">[455]</span></a>.»</p> + +<p>Il ne manquait pourtant pas de gens, dans l'entourage du Roi, pour +le pousser à se séparer de ce ministère. La cour était généralement +défavorable à M. Guizot, dont elle jugeait l'impopularité dangereuse +pour la monarchie. L'intendant de la liste civile, M. de Montalivet, +professait cette idée avec une particulière insistance. Son jugement +était, à la vérité, un peu suspect, car, depuis plusieurs années, +il avait pris position contre le cabinet et s'était associé aux +campagnes de M. Molé<a id="footnotetag456" name="footnotetag456"></a><a href="#footnote456" title="Go to footnote 456"><span class="smaller">[456]</span></a>. Appelé par ses fonctions à travailler +deux ou trois fois par semaine avec le Roi, il en profitait pour lui +signaler le mécontentement croissant de l'opinion. Plusieurs autres +personnes, en mesure d'aborder le souverain, lui parlaient dans le +même sens, telles le maréchal Gérard, le maréchal Sébastiani, M. +Dupin, et enfin le préfet de la Seine, M. de Rambuteau, qui déclarait +l'esprit de la bourgeoisie parisienne fort malade et ajoutait que +«la moindre écorchure amènerait la gangrène». Louis-Philippe ne +voulait rien entendre et rabrouait même parfois assez rudement ces +informateurs et ces conseillers malencontreux. M. d'Haubersaert, +conseiller d'État, interrogé au retour d'une mission qui lui avait +fait parcourir une partie de la France, rapportait au Roi «qu'il y +avait beaucoup d'agitation dans les esprits, que partout on demandait +des réformes»; mais Louis-Philippe l'interrompait, à chaque mot, par +des «Non... Vous vous trompez... Je sais le contraire.» L'effort +pour inquiéter le Roi et le détacher de M. Guizot devait se continuer +dans les premiers jours de la session. M. de Montalivet se fondait +sur ce qu'il était colonel de la <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> légion à cheval de la +garde nationale, pour signaler à Louis-Philippe le mécontentement +et la désaffection qui se manifestaient dans les rangs de la milice +parisienne. Un jour, il avait fait de cet état d'esprit une peinture +si sombre que, pour la première fois, le Roi parut ébranlé. Mais ce +ne fut pas pour longtemps. Le surlendemain, comme Louis-Philippe +travaillait avec son intendant, il lui dit: «J'ai été ému avant-hier; +j'ai fait venir Duchâtel et Jacqueminot; ils m'ont pleinement +rassuré! Cette maudite goutte vous rend pessimiste!—Hélas! Sire, +répondit M. de Montalivet, c'est de l'aveuglement de vos ministres +que vient le danger!—Que peut me faire la garde nationale? reprit le +Roi. Je suis dans la Charte. Je n'en sortirai pas comme Charles X. +Je suis donc inexpugnable.—La Chambre ne représente plus le pays; +la majorité est factice. La Charte a donné au Roi le pouvoir de +dissoudre afin de rectifier les malentendus graves et profonds.—Vous +voulez la réforme, vous ne l'aurez pas! Non que je sois hostile à la +réforme en elle-même, mais elle me mènerait par M. Molé à M. Thiers. +Thiers, c'est la guerre! et je ne veux pas voir anéantir ma politique +de paix. D'ailleurs, si on me pousse, j'abdiquerai.» Cette crainte +de M. Thiers était alors l'un des sentiments dominants du Roi. «Vous +voulez, disait-il à M. Dupin, que je renvoie mon ministère et que +j'appelle Molé. Je n'ai pas, vous le savez, la moindre répugnance +pour Molé; mais Molé échouera; et après lui, que reste-t-il? M. +Thiers escorté de MM. Barrot et Duvergier qui voudront gouverner, qui +m'ôteront tout pouvoir, qui bouleverseront ma politique; non, non, +mille fois non. J'ai une grande mission à remplir, non seulement en +France, mais en Europe, celle de rétablir l'ordre... C'est là ma +destinée; c'est là ma gloire; vous ne m'y ferez pas renoncer<a id="footnotetag457" name="footnotetag457"></a><a href="#footnote457" title="Go to footnote 457"><span class="smaller">[457]</span></a>.»</p> + +<p>Quand ils se voyaient rebutés par le Roi, M. de Montalivet, le +maréchal Gérard, M. Dupin, M. de Rambuteau allaient assez volontiers +porter leurs alarmes à Madame Adélaïde. <span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> Depuis que +Louis-Philippe et sa sœur avaient pu se réunir après la première +dispersion de l'émigration, ils ne s'étaient pas quittés et, à vrai +dire, ils ne faisaient qu'un. Confidente de toutes les pensées de +son frère, associée à son travail, admise à lire tous ses papiers, +presque constamment présente dans son cabinet, Madame Adélaïde ne +représentait pas, dans cette communauté si étroite, l'élément le +moins viril, et, chaque fois qu'une initiative hardie avait été +prise, elle n'y avait pas été étrangère. Des événements douloureux +auxquels sa famille avait été mêlée à la fin du siècle dernier, elle +avait gardé une sorte de ressentiment contre les hommes et les idées +de la droite, et, par suite, une tendance à se porter du côté opposé. +Elle avait notamment peu de goût pour M. Guizot, et en entendre +mal parler ne devait pas lui déplaire. Cela ne la déterminait pas +cependant à presser son frère de changer son ministère. L'admiration +passionnée qu'elle portait au Roi, le souci qu'elle avait de lui +conserver la prépotence dans le gouvernement, la détournaient de +le contredire ouvertement sur une question où il manifestait avoir +une résolution si arrêtée et où il s'était à ce point engagé<a id="footnotetag458" name="footnotetag458"></a><a href="#footnote458" title="Go to footnote 458"><span class="smaller">[458]</span></a>. +D'ailleurs, elle aussi était vieillie, fatiguée. Étant tombée malade +dans les derniers jours de 1847, son état s'aggrava subitement, +et elle succomba le 31 décembre. Sa mort, très douloureuse pour +Louis-Philippe, fit dans le public l'effet d'un nouveau son d'alarme +ajouté à tous ceux qui avaient retenti au cours de cette année +néfaste; l'impression générale fut que, privé de cet appui, le vieux +roi serait plus faible pour résister aux crises qui pourraient +éclater.</p> + +<p>Ce que Madame Adélaïde n'avait pas pu ou voulu tenter pour détacher +le Roi de M. Guizot, personne autre dans la famille royale n'était +en mesure de le faire. La Reine avait été un moment assez émue des +rapports de M. de Montalivet; mais le Roi, bien que lui étant très +attaché et admirant beaucoup ses vertus, n'avait pas l'habitude +de prendre ses avis sur <span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> les choses de la politique. Quant +à la duchesse d'Orléans, à raison de ses sympathies anciennes et +notoires pour les hommes et les idées du centre gauche, elle était +un peu suspecte à son beau-père et ne pouvait prétendre à exercer +sur lui aucune influence; triste, inquiète, elle se tenait dans une +grande réserve, se sentant observée avec quelque défiance, préoccupée +moins d'agir elle-même que de n'être pas compromise par ceux qui +s'agitaient parfois un peu indiscrètement autour d'elle. Parmi les +fils du Roi, il en était qui ne cachaient pas leurs préventions +contre la politique du cabinet, notamment le prince de Joinville. +Mais si Louis-Philippe était un père très attaché à ses enfants, +plein de sollicitude pour leur avenir, très fier de leurs brillantes +qualités, il était aussi un chef de famille très jaloux de son +autorité, permettant aux princes d'être les instruments, nullement +les conseillers et encore moins les critiques de sa politique. +Plusieurs fois, il avait manifesté son vif mécontentement quand +quelqu'un d'entre eux s'était trouvé agir à l'encontre de ses idées. +Ainsi était-il arrivé, notamment en 1844, lors de la publication de +la note du prince de Joinville sur l'<cite>État des forces navales de la +France</cite><a id="footnotetag459" name="footnotetag459"></a><a href="#footnote459" title="Go to footnote 459"><span class="smaller">[459]</span></a>. À la fin de 1847, le bruit courait que, si ce même +prince avait quitté son commandement dans la Méditerranée et s'il se +disposait à aller passer l'hiver à Alger, c'était que son désaccord +avec le Roi sur la politique extérieure et intérieure l'avait fait +frapper d'une sorte de disgrâce<a id="footnotetag460" name="footnotetag460"></a><a href="#footnote460" title="Go to footnote 460"><span class="smaller">[460]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span> Si Louis-Philippe ne voulait pas se séparer de son +ministère, ne pouvait-il pas venir à la pensée du ministère lui-même +de se retirer volontairement? M. Guizot ne devait pas ignorer qu'il +y avait, dans une partie des conservateurs, une réelle lassitude +de la résistance, l'effroi des violences probables de la lutte, le +désir d'une détente. Ajoutons qu'il n'estimait pas ses adversaires +capables de garder longtemps sa succession. Une sortie volontaire, +en pareil cas, pouvait donc être, de sa part, un acte de prudence +et un calcul habile; <span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> et puis elle avait quelque chose de +fier et de hautain qui ne devait pas lui déplaire. Il ne paraît +pas cependant en avoir eu un seul moment l'idée. Sa conduite ne +saurait être expliquée par un vulgaire amour du pouvoir; il était +au-dessus d'un pareil sentiment, et, d'ailleurs, la possession de ce +pouvoir avait vraiment alors peu d'agrément. M. Guizot se décidait +uniquement par la conviction très sincère du bien qu'il pouvait +faire au pays en restant et du mal qu'il lui ferait en tombant; en +cela, il songeait peu aux affaires intérieures, bien qu'il se fût +fait scrupule de provoquer, par sa retraite, la dislocation d'une +majorité conservatrice si laborieusement constituée; il songeait +surtout aux affaires étrangères qui étaient, on le sait, depuis +quelque temps, sa préoccupation dominante. Il se sentait engagé, +particulièrement en Suisse et en Italie, dans de grandes opérations +diplomatiques, au terme desquelles il apercevait la France devenue +l'arbitre de l'Europe; la mission du comte Colloredo et du général de +Radowitz à Paris l'autorisait à croire qu'il touchait à ce but. Or +ces opérations, lui seul en possédait le secret et était en mesure +de les conduire à bonne fin. C'était à raison de la confiance qu'il +inspirait que les puissances continentales consentaient à se mettre +derrière la France. On le lui répétait journellement de Vienne et de +Berlin, et l'un des objets du voyage à Paris des plénipotentiaires +autrichien et prussien était précisément d'examiner, avant de se +lier définitivement, jusqu'à quel point on pouvait être assuré de +la durée du ministère. Celui-ci tombé et les opposants installés à +sa place, tout était interrompu, bouleversé; plus de chance de voir +jouer à la France le grand rôle rêvé pour elle; elle s'éloignait +des puissances continentales, se retrouvait à la merci de lord +Palmerston, et n'était-il même pas à craindre qu'on ne l'engageât, +en Italie, dans quelque aventure conduisant à la guerre, et à la +guerre révolutionnaire? Un ami du ministre, conseiller d'État et +député, le comte de Saint-Aignan, était allé faire un voyage à Rome, +à la fin de 1847; au moment de prendre congé de M. Rossi, il lui +demanda ses commissions pour Paris. «J'en aurais bien une, <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> +répondit l'ambassadeur, mais vous n'oseriez pas la faire.» Sur la +promesse d'une transmission fidèle, M. Rossi reprit: «Eh bien, +dites à M. Guizot qu'il est temps pour lui de s'en aller.» M. de +Saint-Aignan, qui ne s'était attendu à rien de pareil, ne laissait +pas d'être assez embarrassé de son message. Néanmoins, aussitôt +revenu à Paris, il s'en acquitta. M. Guizot ne parut ni surpris, +ni choqué; il ne cacha pas qu'à regarder seulement les affaires +intérieures, il aurait été très tenté de céder la place à d'autres. +«Mais, ajouta-t-il, passez dans le cabinet de M. Génie; il vous +montrera les dernières dépêches que j'ai reçues de Londres, de Berne, +de Vienne, de Berlin; vous comprendrez alors pourquoi je ne puis m'en +aller<a id="footnotetag461" name="footnotetag461"></a><a href="#footnote461" title="Go to footnote 461"><span class="smaller">[461]</span></a>.» Doit-on beaucoup s'étonner de voir le ministre dans ce +sentiment, quand un homme qui n'avait certes pas donné l'exemple d'un +attachement immodéré au pouvoir, et qui avait même, dans d'autres +circonstances, conseillé à M. Guizot de donner sa démission, le duc +de Broglie, écrivait de Londres, le 16 décembre 1847: «Il est clair +que le nouveau cabinet, quel qu'il soit, passera sous le joug de lord +Palmerston et de M. Thiers, que la France prendra rang, derrière +l'Angleterre, à la tête des radicaux de l'Europe; cela est à peu près +aussi certain qu'il est certain que deux et deux font quatre. J'en +conclus qu'il n'y a pas pour la France ni pour l'Europe d'intérêt +plus pressant que le maintien du cabinet, qu'il faut que le cabinet +lui-même ne succombe qu'après avoir fait tout ce qu'il peut faire +honorablement pour se conserver, et que les puissances conservatrices +en Europe doivent faire également au maintien du cabinet tous les +sacrifices que comportent leur honneur et leur dignité<a id="footnotetag462" name="footnotetag462"></a><a href="#footnote462" title="Go to footnote 462"><span class="smaller">[462]</span></a>.»</p> + +<p>Toutefois, si M. Guizot croyait de son devoir de ne pas déserter son +poste, il n'avait nulle envie de s'imposer à la couronne, et était +prêt à se retirer au cas où celle-ci aurait la moindre hésitation. +Il tenait d'autant plus à avoir sur ce point une explication très +nette, qu'il n'ignorait pas tous les propos <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> tenus contre +lui à la cour, et que l'air parfois soucieux du Roi pouvait faire +craindre qu'il n'en fût ébranlé. Avant donc de s'engager dans +les luttes de la session, il voulut éprouver en quelque sorte la +résolution du souverain et lui ouvrir la porte toute grande pour +reculer s'il en avait la moindre velléité. «Que le Roi, lui dit-il, +ait la bonté d'y penser sérieusement; la situation est grave et +peut provoquer des résolutions graves; on a réussi à donner à cette +question de la réforme électorale et parlementaire une importance +qu'en soi elle n'a pas, mais qui, dans l'état des esprits, est +devenue réelle; il n'est pas impossible que le Roi soit obligé de +faire à cet égard quelque concession.—Que me dites-vous là? s'écria +Louis-Philippe avec un mouvement de vive impatience; voulez-vous, +vous aussi, m'abandonner, moi et la politique que nous avons soutenue +ensemble?—Non, Sire; personne n'est plus convaincu que moi de la +bonté de cette politique, et plus décidé à lui rester fidèle; mais le +Roi le sait par sa propre expérience: il y a, dans le gouvernement +constitutionnel, des moments difficiles, des désagréments à subir, +des défilés à passer. C'est sur le Roi lui-même, je le reconnais, +non sur ses ministres, que pèsent les situations de ce genre; les +ministres qui n'y conviennent pas peuvent et doivent se retirer; le +Roi reste et doit rester. Si la question qui agite en ce moment le +pays plaçait le Roi dans une nécessité semblable, il y aurait pour +lui plus de déplaisir que de danger; il trouverait, dans les rangs +de l'opposition, des conseillers qui lui sont sincèrement attachés +et qui accompliraient probablement ces réformes dans une mesure +conciliable avec la sécurité de la monarchie. Et si cette mesure +était dépassée, si les nouveaux conseillers du Roi ne contenaient +pas le mouvement après l'avoir satisfait, si la politique d'ordre +et de paix était sérieusement compromise, le Roi ne tarderait pas à +retrouver, pour la relever, l'appui du pays.—Qui me le garantira? +Qui sait où peut me mener la pente où l'on veut que je me place? +On est près de tomber, quand on commence à descendre. Avec votre +cabinet, je suis à l'abri des mauvais premiers pas.—Pas <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> +autant que je le voudrais, Sire; le cabinet est bien attaqué; il +l'est non seulement dans la Chambre, dans le public ardent et +bruyant; il l'est quelquefois auprès du Roi lui-même, dans sa cour, +plus haut encore peut-être.—C'est vrai, et je m'en désole: ils +ont même inquiété et troublé un moment mon excellente reine; mais, +soyez tranquille, je l'ai bien raffermie; elle tient à vous autant +que moi.—J'en suis bien heureux, Sire, et bien reconnaissant; mais +tout cela fait, pour le cabinet, une situation bien tendue; s'il +doit en résulter une crise ministérielle, il vaut mieux, infiniment +mieux, que la question soit résolue avant la réunion des Chambres +et leurs débats. Aujourd'hui, le Roi peut changer son cabinet par +prudence; la lutte une fois, engagée, il ne le changerait que +par nécessité.—C'est précisément là ma raison pour vous garder +aujourd'hui, s'écria le Roi; vous savez bien, mon cher ministre, que +je suis parfaitement résolu à ne pas sortir du régime constitutionnel +et à en accepter les nécessités, même déplaisantes; mais, +aujourd'hui, il n'y a point de nécessité constitutionnelle; vous avez +toujours eu la majorité. Si le régime constitutionnel veut que je me +sépare de vous, j'obéirai à mon devoir constitutionnel; mais je ne +ferai pas le sacrifice d'avance, pour des idées que je n'approuve +pas. Restez avec moi, défendez jusqu'au bout la politique que tous +deux nous croyons bonne; si on nous oblige à en sortir, que ceux qui +nous y obligeront en aient seuls la responsabilité.—Je n'hésite +pas, Sire; j'ai cru de mon devoir d'appeler toute l'attention du +Roi sur la gravité de la situation; le cabinet aimerait mille fois +mieux se retirer que de compromettre le Roi; mais il ne l'abandonnera +pas<a id="footnotetag463" name="footnotetag463"></a><a href="#footnote463" title="Go to footnote 463"><span class="smaller">[463]</span></a>.»</p> + +<p>En effet, ainsi rassuré sur la résolution de la couronne, M. Guizot +était prêt à aborder la lutte, sans hésitation, bien que sans +illusion sur son extrême gravité. «J'aurai besoin de tout ce que +je puis avoir de force physique et morale, écrivait-il au duc de +Broglie. Pourvu que je l'aie, je l'emploierai volontiers dans la +situation actuelle, car elle me convient. <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> Elle est vive, +mais elle est nette. Au dedans et au dehors, nous sommes partout en +face des radicaux, et plus je les regarde, plus je reconnais en eux +l'ennemi<a id="footnotetag464" name="footnotetag464"></a><a href="#footnote464" title="Go to footnote 464"><span class="smaller">[464]</span></a>.»</p> + +<p>Tous les membres du cabinet étaient prêts à suivre loyalement leur +chef dans cette bataille; mais tous n'y apportaient pas le même +entrain. Parmi les plus ardents, les plus dévoués à la politique et +à la personne de M. Guizot, était M. Hébert, nommé garde des sceaux +le 14 mars précédent. D'autres, au contraire, étaient plutôt portés +à prendre un peu ombrage de l'autorité que le nouveau président +du conseil pourrait vouloir exercer sur eux. Celui-ci s'en était +aperçu le jour où, préoccupé de remédier à ce que son cabinet avait +d'un peu vieilli et fatigué, il avait songé à y adjoindre, en +qualité de sous-secrétaires d'État, quatre jeunes députés, MM. de +Goulard, Moulin, Magne et Béhic; il dut reculer devant la résistance +méfiante d'une partie de ses collègues. Les journaux avaient plus +ou moins vent de ces petites difficultés intérieures et cherchaient +naturellement à les grossir. Ils faisaient surtout grand bruit de +l'hostilité sourde qui, à les entendre, continuait à exister entre +M. Guizot et M. Duchâtel. Ils racontaient que l'élévation du premier +à la présidence du conseil avait été faite contre l'opposition du +second. Ce n'était pas exact. En admettant même qu'au fond, cette +mesure n'eût pas été tout à fait agréable au ministre de l'intérieur, +il avait eu le bon goût de n'y faire aucun obstacle et de l'approuver +hautement. Ce qui était vrai, c'était la continuation de cette +lassitude chagrine que nous avons déjà notée chez lui au commencement +de l'année<a id="footnotetag465" name="footnotetag465"></a><a href="#footnote465" title="Go to footnote 465"><span class="smaller">[465]</span></a>. Elle se traduisait quelquefois par une certaine +disposition critique à l'égard de son chef. À l'intérieur, bien que +très opposé à la «réforme», plus opposé même peut-être au fond que +M. Guizot, qui, sans le Roi, n'eût pas eu scrupule à faire quelque +concession, il jugeait la résistance du président du conseil trop +hautaine et trop cassante dans la forme. Sur la politique étrangère, +il trouvait plus <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> encore à blâmer: ayant désapprouvé les +mariages espagnols<a id="footnotetag466" name="footnotetag466"></a><a href="#footnote466" title="Go to footnote 466"><span class="smaller">[466]</span></a>, il voyait de mauvais œil l'évolution +vers l'Autriche qui s'en était suivie, et s'inquiétait d'entendre +les journaux crier au rétablissement de la Sainte-Alliance; j'ai +déjà eu occasion de mentionner la démarche faite par lui, à la fin +de 1847, auprès de M. Guizot, pour lui demander de ne pas se séparer +de l'Angleterre dans les affaires de Suisse<a id="footnotetag467" name="footnotetag467"></a><a href="#footnote467" title="Go to footnote 467"><span class="smaller">[467]</span></a>. Sans doute il ne +mettait pas le public dans la confidence de ces dissentiments; mais +il s'en ouvrait avec des familiers qui n'étaient pas tous discrets. +Il avait aussi des griefs d'un autre ordre. Son frère, M. Napoléon +Duchâtel, préfet de la Haute-Garonne, avait eu la fantaisie peu +justifiée de devenir ambassadeur, et il avait brigué la succession +de M. Bresson à Madrid. M. Guizot ne crut pas pouvoir opposer un +refus aux instances de son collègue, et la nomination fut convenue; +seulement, connue des journaux avant d'être réalisée, elle suscita +une telle clameur qu'il ne put être question d'y donner suite. Le +ministre de l'intérieur en fut mortifié et soupçonna le chef du +cabinet du président du conseil, M. Génie, d'avoir perfidement +ébruité la mesure pour en rendre l'exécution impossible, et d'avoir +encouragé l'opposition en donnant à entendre que son ministre avait +eu la main forcée et qu'il serait heureux de pouvoir se dégager. +Toutefois, quelle que fût l'humeur de M. Duchâtel, elle ne lui +faisait pas oublier les devoirs de sa situation, et l'opposition ne +devait compter, non seulement, bien entendu, sur aucune trahison de +sa part, mais sur aucune faiblesse. Il avait renoncé, pour le moment, +à toutes les idées de démission qui, naguère, lui avaient traversé +l'esprit. Bien que toujours assez fatigué du pouvoir, il lui aurait +répugné d'avoir l'air de reculer devant la violence injurieuse de +l'attaque et de fuir personnellement le péril auquel ses collègues +resteraient exposés. Il n'était pas de ceux qui prennent leur +retraite la veille d'une bataille. Il restait donc à son poste, +faisait face à l'ennemi, et tout en prenant soin parfois de ne pas +confondre absolument <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> sa position avec celle de M. Guizot, +il annonçait la résolution de prendre sa bonne part de la lutte qui +allait s'ouvrir<a id="footnotetag468" name="footnotetag468"></a><a href="#footnote468" title="Go to footnote 468"><span class="smaller">[468]</span></a>.</p> + +<p>De cette lutte, personne alors ne pouvait préjuger l'issue. On +savait seulement qu'elle serait violente, acharnée. Le ministère +avait bien l'air d'être affaibli, mais l'opposition ne paraissait +pas avoir gagné ce qu'il avait perdu. On se sentait dans une +obscurité pleine d'angoisses et de menaces. Il ne faudrait pas +en conclure cependant qu'on s'attendît au dénouement qui devait +se produire à si bref délai. Comme j'ai déjà eu occasion de le +noter, si l'imagination publique était oppressée de je ne sais +quelle vague inquiétude, il n'y avait, à vrai dire, chez personne, +la prévision nette et réfléchie que le gouvernement de Juillet +pût être à la veille de sa chute. Fait remarquable, c'était chez +les révolutionnaires qu'on était le plus éloigné de croire à une +révolution prochaine. Les républicains, qui, dans les premières +années de la monarchie, s'imaginaient toujours être sur le point +de la jeter bas, étaient absolument revenus de ces illusions et ne +croyaient plus à la possibilité d'un coup de force. Plusieurs d'entre +eux, ne gardant pour la république qu'une préférence théorique, +professaient hautement qu'il fallait se placer sur le terrain de +la Charte et agir en parti constitutionnel; cette idée avait été +soutenue, au commencement de 1847, dans une brochure intitulée: <cite>Les +Radicaux et la Charte</cite>, qui avait fait quelque bruit; son auteur, +M. Hippolyte Carnot, fils du conventionnel, était cependant un +républicain notoire, et il avait donné, quelques années auparavant, +un gage aux opinions avancées, en publiant les mémoires de Barrère, +le plus odieux peut-être des hommes de 1793, et en les faisant +précéder d'une préface apologétique<a id="footnotetag469" name="footnotetag469"></a><a href="#footnote469" title="Go to footnote 469"><span class="smaller">[469]</span></a>. M. Recurt, l'ancien +président <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> de la Société des Droits de l'homme, disait à M. +Duvergier de Hauranne, auprès duquel il était assis au banquet du +Château-Rouge: «Je suis républicain, et je ne doute pas qu'un jour +la république ne succède à la monarchie. Mais ce jour est loin, +et, je vous le dis en conscience, dans l'état actuel des esprits +et des mœurs, j'aurais la république dans ma main, que je me +garderais de l'en laisser sortir.» Le découragement avait pénétré +jusque dans la fraction la plus violente du parti. Le journal <cite>la +Réforme</cite> agonisait, faute d'abonnés et d'argent, et était à la veille +d'interrompre sa publication. Les sociétés secrètes, désorganisées, +ne comptaient guère plus de quinze cents adhérents. Au plus fort de +l'agitation des banquets, en octobre 1847, un aventurier démagogue +qui devait avoir son heure de célébrité, M. Caussidière, convoqua à +Paris quelques meneurs de province pour examiner si l'échauffement +des esprits ne permettait pas de tenter un mouvement. L'idée, très +mal accueillie, fut combattue notamment par l'un des chefs les plus +influents des sociétés secrètes, l'ouvrier Albert, le futur membre +du gouvernement provisoire. M. Ledru-Rollin, consulté, parut trouver +très mauvais qu'on eût songé à le mêler à une entreprise aussi +insensée; il «déclara, d'un ton assez sec, qu'aucune insurrection +ne devait éclater, et que, par conséquent, il n'en était pas le +chef<a id="footnotetag470" name="footnotetag470"></a><a href="#footnote470" title="Go to footnote 470"><span class="smaller">[470]</span></a>».</p> + +<p>À plus forte raison ne songeait-on pas à la possibilité d'une +révolution dans les rangs de l'opposition dynastique. On y avait +même, au fond, peu d'espoir de vaincre prochainement le ministère. +«Je dois le dire, a écrit depuis l'un des chefs de ce parti, malgré +les efforts de toutes les oppositions, malgré l'agitation des +banquets, malgré le mouvement qui s'opérait visiblement <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> +dans l'opinion des classes moyennes, je croyais que, pour plusieurs +années, le roi Louis-Philippe et sa politique triompheraient de +toutes nos attaques<a id="footnotetag471" name="footnotetag471"></a><a href="#footnote471" title="Go to footnote 471"><span class="smaller">[471]</span></a>.» Peut-être faut-il voir dans cette double +conviction et de la durée du ministère et de la solidité du trône, +une explication des violences où se laissèrent entraîner des +hommes sincèrement attachés à la monarchie. Ils étaient à la fois +exaspérés de se voir encore si loin du pouvoir et rassurés sur les +conséquences de la secousse qu'ils donnaient à la machine politique. +Sur ce dernier point, les principaux d'entre eux ont fait, après +coup, des aveux significatifs. «Le Roi et ses ministres, a écrit M. +Odilon Barrot, étaient parvenus à nous faire partager leur fausse +sécurité; ils nous rendirent, par cela même, moins défiants des +suites de l'agitation que nous avions dû provoquer pour répondre +à leur défi<a id="footnotetag472" name="footnotetag472"></a><a href="#footnote472" title="Go to footnote 472"><span class="smaller">[472]</span></a>.» Même langage chez M. Duvergier de Hauranne. +«L'opposition constitutionnelle a certainement commis une erreur, +a-t-il dit; elle a cru l'éducation politique du pays plus avancée +et la monarchie de 1830 plus solidement établie qu'elle ne l'était +en effet<a id="footnotetag473" name="footnotetag473"></a><a href="#footnote473" title="Go to footnote 473"><span class="smaller">[473]</span></a>.» M. Guizot, de son côté, s'associait à cette sorte +de <i>meâ culpâ</i> et confessait l'excès de sa confiance. «Ce fut là, à +cette époque, dit-il dans ses Mémoires, et je suis persuadé qu'ils +ne me désavoueront pas, l'erreur commune de tous les hommes qui, +dans les rangs de l'opposition comme dans les nôtres, voulaient +sincèrement le maintien du gouvernement libre dont le pays entrait +en possession. Nous avons trop et trop tôt compté sur le bon sens +et la prévoyance politique que répand la longue pratique de la +liberté; nous avons cru le régime constitutionnel plus fort qu'il +ne l'était réellement<a id="footnotetag474" name="footnotetag474"></a><a href="#footnote474" title="Go to footnote 474"><span class="smaller">[474]</span></a>.» Enfin, le vieux roi exilé faisait, +peu de temps avant sa mort, à M. Cuvillier-Fleury, cette réflexion +d'une philosophie attristée: «Les gouvernements en France ont plus +de facilité à s'établir parce qu'ils sont faibles, qu'à <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> +durer quand ils sont forts. Faibles, tout leur vient en aide. Les +bourgeois de Paris ne m'auraient pas renversé s'ils ne m'avaient cru +inébranlable.»</p> + +<h4>II</h4> + +<p>Le 28 décembre 1847, les deux Chambres étaient réunies pour entendre +le discours du trône. Louis-Philippe, visiblement vieilli, fatigué, +attristé, en fit la lecture d'une voix sourde. Après un début où il +constatait l'amélioration de la situation économique et annonçait +divers projets, notamment sur la réduction du prix du sel et sur +la réforme postale, il passait aux questions étrangères; loin d'y +appeler la discussion, il se renfermait dans des généralités peu +contestables et se bornait à exprimer l'espoir de voir maintenir la +paix de l'Europe et l'ordre intérieur des États; quelques phrases +étaient dites sur la Suisse, mais le nom de l'Italie n'était même +pas prononcé. Un court paragraphe était consacré à l'Algérie et +à la nomination du duc d'Aumale. Venait enfin le passage le plus +important, celui par lequel le Roi entendait répondre à la campagne +des banquets; on remarqua qu'en l'abordant, il fit effort pour +raffermir sa voix. «Plus j'avance dans la vie, disait-il, plus je +consacre, avec dévouement, au service de la France, au soin de +ses intérêts, de sa dignité, de son bonheur, tout ce que Dieu m'a +donné et me conserve encore d'activité et de force. Au milieu de +l'agitation que fomentent des passions ennemies ou aveugles, une +conviction m'anime et me soutient: c'est que nous possédons dans la +monarchie constitutionnelle, dans l'union des grands pouvoirs de +l'État, les moyens assurés de surmonter tous les obstacles et de +satisfaire à tous les intérêts moraux et matériels de notre chère +patrie. Maintenons fermement, selon la Charte, l'ordre social et +toutes ses conditions. Garantissons fidèlement, selon la Charte, les +libertés publiques et tous leurs développements. Nous transmettrons +<span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> intact, aux générations qui viendront après nous, le dépôt +qui nous est confié, et elles nous béniront d'avoir fondé et défendu +l'édifice à l'abri duquel elles vivront libres et heureuses.» Cette +fin du discours royal ne manquait pas de grandeur; l'accent en +avait même quelque chose de touchant dans la bouche d'un souverain +septuagénaire; la phrase sur la nécessité de «garantir les libertés +publiques et tous leurs développements» n'était pas d'une politique +réactionnaire; mais tout cela fut pour ainsi dire inaperçu; on ne +vit, on ne voulut voir que ces trois mots: <em>passions ennemies ou +aveugles</em> qui se détachèrent du reste avec un relief extraordinaire.</p> + +<p>La sévérité de ce langage indiquait de la part du gouvernement +l'intention de faire tête à l'opposition. Comme l'écrivait alors +un officieux, «le ministère relevait le gant qui lui avait été +jeté». On racontait dans les couloirs de la Chambre que, lors de +la rédaction du discours, M. Guizot avait répondu à ceux de ses +collègues qui eussent préféré un ton moins agressif: «Je veux porter +la guerre dans leur camp», et que le Roi avait ajouté: «C'est à moi, +à moi personnellement que les banquets se sont attaqués, et nous +verrons qui sera le plus fort.» Il n'y avait donc pas à s'étonner +que l'opposition prît ces paroles comme une déclaration de guerre, +ou plutôt comme l'acceptation de la guerre qu'elle-même avait +déclarée. Mais elle fit plus; elle feignit d'y voir une provocation +inattendue, une insulte gratuite, une infraction aux convenances +constitutionnelles qui ne permettaient pas de mêler le Roi aux +querelles des partis. De là, dans tous ses journaux, de bruyants +éclats de colère et d'indignation. Il est difficile de les prendre +au sérieux et d'y voir autre chose qu'une tactique peu sincère. +Après tout, ce double qualificatif—<em>ennemies ou aveugles</em>—qui +caractérisait avec tant de justesse le rôle des diverses fractions +de la gauche, n'avait rien d'excessif ni dans le fond ni dans la +forme. Sans doute, ce langage était placé dans la bouche du Roi, mais +ne savait-on pas que le discours du trône devait être regardé comme +l'œuvre du cabinet et engageait sa seule responsabilité? Et puis +vraiment, étaient-ils fondés à se plaindre <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> qu'on ne les +traitât pas avec assez de ménagements, ceux qui venaient, pendant +la campagne des banquets, d'accabler d'outrages non seulement le +ministère, mais le souverain?</p> + +<p>Au sortir de la séance royale, les opposants de toutes +nuances,—gauche, centre gauche, républicains, légitimistes,—se +réunirent sous la présidence de M. Odilon Barrot. On agita s'il y +aurait lieu de répondre à ce qu'on appelait la provocation de la +couronne, par une démission en masse; l'idée fut repoussée, et M. +de Girardin demeura seul à vouloir résigner son mandat. Mais tous +se proclamèrent résolus à une lutte à outrance. Le plus vif fut M. +Thiers, qui, cependant, n'avait pas pris part personnellement aux +banquets; il déclara «voir dans l'injure jetée du haut du trône à +l'opposition presque entière un attentat véritable dont le châtiment +ne devait pas se faire attendre». Quelques jours après, quand la +Chambre vint, à l'occasion de la mort de Madame Adélaïde, apporter +ses condoléances au Roi affligé, on remarqua l'abstention de presque +tous les députés de l'opposition. Les radicaux, naturellement, +ne pouvaient qu'encourager les dynastiques dans cette attitude +d'hostilité contre le Roi lui-même. «On n'a pas mesuré, disait le +<cite>National</cite>, les coups qu'on porte à l'opposition; qu'elle ne mesure +pas davantage ceux qu'elle rendra... Toute faiblesse serait une +déchéance. On l'accuse d'être aveugle ou ennemie, qu'elle accepte +franchement le dilemme: il lui sera facile de prouver qu'elle n'est +pas aveugle; elle doit avoir le courage de l'autre position et aller +jusqu'au bout.»</p> + +<p>Si, par son accent militant, le discours du trône irritait la gauche, +il parut, du moins au début, affermir la majorité conservatrice. +Celle-ci se montra, dans ses premiers votes, plus consistante qu'on +ne pouvait s'y attendre après les incertitudes de la session de +1847 et dans l'état de l'esprit public. Lors de la nomination du +président, des vice-présidents et des secrétaires de la Chambre, les +candidats du ministère l'emportèrent à une énorme majorité. «Les +élections du bureau sont triomphantes pour le parti conservateur, +écrivait M. de Viel-Castel, le 30 décembre 1847, et dépassent les +espérances. <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> Aussi, ce soir, paraît-on très confiant dans les +salons ministériels<a id="footnotetag475" name="footnotetag475"></a><a href="#footnote475" title="Go to footnote 475"><span class="smaller">[475]</span></a>.» Quelques jours après, il s'agissait de +nommer la commission de l'adresse; les neuf élus furent des partisans +du cabinet. En même temps, arrivait à Paris, le 1<sup>er</sup> janvier 1848, +la nouvelle de la reddition d'Abd el-Kader. Ne pouvait-on pas, après +les tristesses de l'année précédente, la saluer comme un heureux +présage pour l'année qui commençait et comme un signe que la mauvaise +veine était enfin épuisée? Sous ces impressions, il se produisait un +certain rassérènement chez les amis du ministère. «Il y a confiance +dans le succès», écrivait, le 2 janvier, M. de Barante à un de ses +amis<a id="footnotetag476" name="footnotetag476"></a><a href="#footnote476" title="Go to footnote 476"><span class="smaller">[476]</span></a>. Le 6, le duc de Broglie mandait à son fils: «La situation +ici est bonne, sans être excellente. La majorité est très bien +ralliée... Il y a néanmoins toujours du trouble au fond des esprits. +Les événements de l'année dernière ont laissé leurs traces, et la +majorité, quand elle se sent solidement établie, recommence à rêver +des projets de réforme et à chercher ce qu'elle pourra faire pour +démolir un peu quelque chose. Les bourses sont vides, les économies +sont consommées, le crédit et la confiance se rétablissent lentement +et péniblement. Il y aura du tirage pendant toute la session. M. +Guizot est content, confiant comme à son ordinaire. Duchâtel est +bien, mais il a moins d'ardeur et d'entrain. Le reste du ministère +paraît de bonne espérance et de bonne humeur<a id="footnotetag477" name="footnotetag477"></a><a href="#footnote477" title="Go to footnote 477"><span class="smaller">[477]</span></a>.»</p> + +<h4>III</h4> + +<p>Suivant l'usage, la Chambre des pairs discuta la première son +adresse: elle le fit avec une ampleur inaccoutumée et n'y consacra +pas moins de huit séances, du 10 au 18 janvier. Au <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> début et +à la fin, il fut question de la politique intérieure; mais, en dépit +des excentricités tapageuses de MM. d'Alton-Shée et de Boissy, cette +partie du débat n'eut pas grande importance; on sentait que, sur ce +sujet, les paroles décisives seraient dites dans une autre enceinte. +La discussion sur les affaires extérieures eut plus d'éclat et mérite +qu'on s'y arrête.</p> + +<p>On commença par l'Italie. M. de Montalembert et M. Pelet de la +Lozère ayant reproché au gouvernement de s'être montré trop «tiède» +envers Pie IX, trop favorable à l'Autriche, et d'avoir ainsi aliéné +à la France les sympathies des Italiens, M. Guizot saisit avec +empressement l'occasion qui lui était offerte de faire la lumière +sur une politique jusqu'alors mal connue. Ses premiers mots furent +pour s'attaquer de front à un préjugé alors très répandu, même dans +une partie des conservateurs; ce préjugé n'admettait pas que la +France libérale pût, sans commettre une sorte d'apostasie, devenir, +dans quelque combinaison diplomatique, l'alliée d'une «puissance +absolutiste<a id="footnotetag478" name="footnotetag478"></a><a href="#footnote478" title="Go to footnote 478"><span class="smaller">[478]</span></a>». «On fait, dit le ministre, retentir les mots +<em>puissances absolutistes, Sainte-Alliance</em>, pour me placer et vous +placer vous-mêmes d'avance sous le joug des sentiments que ces mots +réveillent. Je repousse ces fantômes qu'on rassemble autour de notre +politique; j'écarte ces entraves dont on prétend la charger. Je me +félicite plus que personne de vivre dans un État constitutionnel +et dans un pays libre; mais les États constitutionnels et les pays +libres ont besoin comme les autres que leur politique aussi soit +libre, qu'elle puisse s'éloigner ou se rapprocher de telle ou telle +combinaison, s'isoler ou se concerter avec telle ou telle puissance, +choisir <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> enfin et agir suivant l'intérêt seul du pays, +dans la circonstance où elle est appelée à agir. Le gouvernement +de Juillet possède très légitimement cette liberté, car il l'a +conquise à la sueur de son front... Il est bien en droit de choisir +librement sa politique, sans qu'on puisse le soupçonner de déserter +quelqu'un des grands intérêts qu'il a si fermement défendus. Au +nom du gouvernement que j'ai l'honneur de représenter, je réclame +et je pratique cette liberté nécessaire; et, en agissant ainsi, je +crois mieux servir la révolution de Juillet, je crois être plus +fier pour elle et plus confiant dans ses destinées que ceux qui +veulent la cantonner dans je ne sais quelle politique fatale, lui +interdisant telle ou telle combinaison, tel ou tel mouvement dans +la sphère où se meuvent les grands États<a id="footnotetag479" name="footnotetag479"></a><a href="#footnote479" title="Go to footnote 479"><span class="smaller">[479]</span></a>.» Après ce préambule, +le ministre exposa sa politique italienne telle que nous l'avons +vue à l'œuvre, à la fois favorable aux réformes régulières et +en garde contre les prétentions révolutionnaire et belliqueuses. +Il ne méconnaissait pas qu'une telle sagesse avait pu déplaire aux +Italiens. «Il m'est arrivé, dit-il, de sacrifier la popularité en +France pour servir ce que je regardais comme la bonne cause et +l'intérêt bien entendu de mon pays; je n'hésiterais pas davantage à +le faire en Italie. Je peux regretter la popularité; la rechercher, +jamais.» À ceux qui lui reprochaient d'avoir été trop «tiède» envers +Pie IX, il répondit en parlant magnifiquement du pontife réformateur +et du catholicisme<a id="footnotetag480" name="footnotetag480"></a><a href="#footnote480" title="Go to footnote 480"><span class="smaller">[480]</span></a>. Enfin, pour montrer que sa politique avait +été <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> bien réellement celle qu'il venait d'exposer, il termina +en lisant, sans commentaire, l'une des nombreuses lettres qu'il +avait écrites à M. Rossi<a id="footnotetag481" name="footnotetag481"></a><a href="#footnote481" title="Go to footnote 481"><span class="smaller">[481]</span></a>. Cette simple lecture eut un effet +considérable. Ce fut comme une révélation inattendue pour tous ceux +qui, sur la foi des journaux, s'étaient fait une idée si fausse de +la conduite suivie en Italie. Les orateurs qui, comme M. Cousin, +s'apprêtaient à critiquer cette conduite, se sentirent désarmés, et +la Chambre n'eut plus qu'une pensée: s'associer aux idées exprimées +par le ministre, en en prenant acte; elle se trouva unanime à voter +un paragraphe additionnel, témoignant sympathie et sollicitude pour +le Saint-Père et pour ses imitateurs.</p> + +<p>Après l'Italie, la Suisse. Attaquée par M. Pelet de la Lozère, la +politique suivie par le ministère dans le conflit de la Diète et du +Sonderbund eut la chance d'être défendue par M. le duc de Broglie, +qui la connaissait pour en avoir été l'un des principaux agents. +Celui-ci exposa, avec la précision et l'autorité habituelles de sa +parole, la situation respective des cantons, les attentats de la +Diète, le droit des puissances à se mêler de cette affaire, les +efforts faits par la France pour arrêter le mal sans cependant se +laisser entraîner dans une intervention armée. Il ne put sans doute +dissimuler l'échec final: «Le temps a manqué, dit-il tristement, et +Dieu a permis que l'iniquité triomphât.» Sur l'action diplomatique +qui se continuait, il garda la plus grande réserve; évidemment +le gouvernement n'était pas pressé de mettre une opinion si +prévenue contre <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> tout ce qui lui paraissait avoir un air de +Sainte-Alliance, dans la confidence des négociations alors suivies +avec le comte Colloredo et le général de Radowitz. M. de Broglie se +borna à déclarer que «si le gouvernement n'avait pas réussi dans son +œuvre de pacification, il avait du moins posé par là les bases +d'une entente durable entre les puissances médiatrices».</p> + +<p>Ce discours, d'un sens politique si haut et si mesuré, avait fait +excellente impression, et la question paraissait vidée, quand M. de +Montalembert monta à la tribune. Dès ses premiers mots, il apparut +que ce n'était plus l'opposant venant chercher querelle au cabinet +ni même le chef du parti catholique apportant une doléance purement +religieuse. Préludant au rôle qui allait devenir le sien dans +les assemblées républicaines, l'orateur se plaçait au-dessus des +divisions d'écoles ou de groupes et parlait au nom de la société +menacée. «Je tiens, dit-il, qu'on ne s'est battu, en Suisse, ni +pour ni contre les Jésuites, ni pour ni contre la souveraineté +cantonale; on s'est battu contre vous et pour vous. (<i>Sensation.</i>) Et +voici comment: on s'est battu pour la liberté sauvage, intolérante, +irrégulière, hypocrite, contre la liberté tolérante, régulière, +légale et sincère, dont vous êtes les représentants et les défenseurs +dans le monde. (<i>Très bien!</i>)... Ainsi donc, je ne viens pas +parler pour des vaincus, mais à des vaincus, vaincu moi-même à des +vaincus, c'est-à-dire aux représentants de l'ordre social, de l'ordre +régulier, de l'ordre libéral, qui vient d'être vaincu en Suisse et +qui est menacé dans toute l'Europe par une nouvelle invasion de +barbares.» (<i>Sensation.</i>) Et alors, en traits de feu, il faisait un +tableau de toutes les infamies commises en Suisse, montrant partout +«l'abus de la force, l'étouffement de la liberté, la violation +de la foi jurée, la supériorité du nombre érigée en dogme et le +mensonge servant d'arme et de parure à la violence». Lord Palmerston +n'était pas oublié, et sa conduite était flétrie. Jamais parole plus +vengeresse n'avait consolé la conscience publique attristée des +défaites du bon droit. L'orateur insistait principalement sur ce que +la bataille perdue en Suisse était la même qui se livrait en France. +Il rappelait <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> les banquets démagogiques fraternisant avec +les vainqueurs du Sonderbund; il signalait également l'évocation +des pires souvenirs révolutionnaires, l'éclosion d'apologies +terroristes auxquelles on assistait depuis un an. À M. de Lamartine +qui avait dit: «Nous ne voulons pas rouvrir le club des jacobins!» il +répondait: «Il est trop tard; le club des jacobins est déjà rouvert, +non pas en fait et dans la rue, mais dans les esprits, dans les +cœurs, du moins dans certains esprits égarés par des sophismes +sanguinaires, dans certains cœurs dépravés par ces exécrables +romans qu'on décore du nom d'histoire et où l'apothéose de Voltaire +sert d'introduction à l'apologie de Robespierre.» (<i>Approbation +énergique et prolongée.</i>) Puis, comme s'il avait eu une intuition +prophétique de tout ce que devait être le radicalisme dans la seconde +moitié du siècle, il s'écriait: «Savez-vous ce que le radicalisme +menace le plus? Ce n'est pas au fond le pouvoir: le pouvoir est une +nécessité de premier ordre pour toutes les sociétés; il peut changer +de mains, mais, tôt ou tard, il se retrouve debout; il ne périt +jamais tout entier. Ce n'est pas même la propriété: la propriété peut +changer de mains, mais je ne crois pas encore à son anéantissement +ou à sa transformation. Mais savez-vous ce qui peut périr chez tous +les peuples? C'est la liberté. (<i>C'est vrai! Approbation.</i>) Ah! oui, +elle périt, et pendant de longs siècles elle disparaît. Et, pour ma +part, je ne redoute rien tant, dans le triomphe de ce radicalisme, +que la perte de la liberté. (<i>Très bien!</i>) Qu'on ne vienne pas dire +que le radicalisme, c'est l'exagération du libéralisme; non, c'en +est l'antipode, c'est l'extrême opposé; le radicalisme n'est que +l'exagération du despotisme, rien autre chose! (<i>Très bien!</i>) et +jamais le despotisme n'affecta une forme plus odieuse. La liberté, +c'est la tolérance raisonnée, volontaire; le radicalisme, c'est +l'intolérance absolue qui ne s'arrête que devant l'impossible... +La liberté consacre les droits des minorités, le radicalisme les +absorbe et les anéantit.» Faisant alors un retour sur lui-même, +l'orateur rappelait combien il avait toujours aimé la liberté. +«La liberté! Ah! je peux le dire sans phrase, elle a été l'idole +de <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> mon âme. (<i>Mouvement.</i>) Si j'ai quelque reproche à me +faire, c'est de l'avoir trop aimée, aimée comme on aime quand on +est jeune, c'est-à-dire sans mesure, sans frein. Mais je ne me le +reproche pas, je ne le regrette pas; je veux continuer à la servir, +à l'aimer toujours, à croire en elle toujours! (<i>Très bien!</i>) Et je +crois ne l'avoir jamais plus aimée, jamais mieux servie qu'en ce jour +où je m'efforce d'arracher le masque à ses ennemis qui se parent +de ses couleurs, qui usurpent son drapeau pour la souiller, pour +la déshonorer.» (<i>Marques unanimes et prolongées d'assentiment.</i>) +Devant un tel péril, M. de Montalembert n'avait pas grand cœur +à s'arrêter longtemps aux petites critiques qu'il pouvait avoir à +faire sur la conduite du cabinet; aussi se hâtait-il de laisser +les ministres pour s'adresser au pays. «La France, disait-il en +terminant, se trouve dans la situation que voici: le drapeau que vous +avez vaincu à Lyon, en 1831 et en 1834, ce drapeau-là est aujourd'hui +relevé de l'autre côté du Jura (<i>sensation</i>), et, ce qui est bien +plus grave, il y est appuyé par l'Angleterre! À l'intérieur, vous +avez ce que vous n'aviez ni en 1831, ni en 1834, des sympathies +avouées, publiques, croissantes pour la Convention et la Montagne... +Je ne demande aucune mesure d'exception... Je demande que les +honnêtes gens ouvrent les yeux..., qu'ils s'arment d'une triple +résolution à l'encontre des ennemis intérieurs et extérieurs qui +nous menacent... Ne souffrons pas que les méchants aient seuls le +monopole de l'énergie de l'audace... Que les honnêtes gens aient +aussi l'énergie du bien... Que ce soit le principe de l'union entre +nous tous qui voulons, au fond, la même chose: la liberté, l'ordre, +la paix. Veillons surtout sur la liberté... N'oublions pas que cette +liberté vient d'être immolée en Suisse, qu'elle a été trahie par +l'Angleterre, mais que la France a pour destinée d'en être à jamais +le drapeau et la sauvegarde.» (<i>Acclamations prolongées.</i>)</p> + +<p>On se ferait difficilement une idée de l'effet produit par ce +discours sur la Chambre haute. Ces vieux routiers de la politique, +qu'on pouvait croire cuirassés contre toutes les émotions oratoires +et qui étaient d'ailleurs habitués plus à contredire <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> qu'à +suivre M. de Montalembert, furent étrangement secoués, bouleversés, +entraînés par sa parole. Presque à chaque phrase, c'étaient des +frémissements, des trépignements, des bravos. Jamais on n'avait vu +la vénérable assemblée dans un tel état de surexcitation<a id="footnotetag482" name="footnotetag482"></a><a href="#footnote482" title="Go to footnote 482"><span class="smaller">[482]</span></a>. Quand +l'orateur revint à sa place, presque tous les pairs, et parmi eux M. +le duc de Nemours, se précipitèrent pour le féliciter. M. Guizot, qui +devait lui succéder à la tribune, renonça à la parole. «Je ne partage +pas, dit-il, toutes les idées exprimées par l'honorable préopinant; +je n'accepte point les reproches qu'il a adressés au gouvernement. +Mais il a dit trop de grandes, bonnes et utiles vérités, et il les +a dites avec un sentiment trop sincère et trop profond, pour que je +veuille élever, en ce moment, un débat quelconque avec lui. Je ne +mettrai pas, à la suite de tout ce qu'il vous a dit, une question +purement politique, et encore moins une question personnelle.» +Le calme ne parvenant pas à se rétablir, il fallut suspendre la +séance pendant quelque temps. Quand elle fut reprise, M. le comte +de Saint-Priest, encore tout ému, demanda que la Chambre ordonnât +l'impression du discours. Cette proposition eût été probablement +votée d'enthousiasme, si le président n'eût rappelé les articles du +règlement qui interdisaient toute mesure de ce genre.</p> + +<p>L'émotion ne demeura pas renfermée dans l'enceinte du Luxembourg. +«L'effet, notait un observateur, n'a guère été moins grand au dehors +que dans la Chambre des pairs; c'est un véritable événement<a id="footnotetag483" name="footnotetag483"></a><a href="#footnote483" title="Go to footnote 483"><span class="smaller">[483]</span></a>.» +Tous les journaux, même les plus <span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> hostiles à M. de +Montalembert, étaient obligés de constater son immense succès<a id="footnotetag484" name="footnotetag484"></a><a href="#footnote484" title="Go to footnote 484"><span class="smaller">[484]</span></a>. +M. Marrast ne cachait pas à M. Louis Veuillot son admiration et +exprimait le regret que le parti républicain «n'eût pas un <em>enragé +éloquent</em> comme celui-là<a id="footnotetag485" name="footnotetag485"></a><a href="#footnote485" title="Go to footnote 485"><span class="smaller">[485]</span></a>». M. Doudan écrivait à un de ses amis: +«J'aurais mieux aimé que ce fût un autre que M. de Montalembert +qui eût ce grand succès. La Chambre des pairs en a été comme folle +d'admiration durant plusieurs heures<a id="footnotetag486" name="footnotetag486"></a><a href="#footnote486" title="Go to footnote 486"><span class="smaller">[486]</span></a>.» M. Sainte-Beuve, dans +ses notes, tout en se défendant contre les idées développées dans ce +discours, ne pouvait s'empêcher de constater «l'enthousiasme sans +exemple qu'il excitait dans les salons et qui n'était qu'un reflet +affaibli de celui qu'il avait excité dans la haute Chambre<a id="footnotetag487" name="footnotetag487"></a><a href="#footnote487" title="Go to footnote 487"><span class="smaller">[487]</span></a>».</p> + +<p>Une impression si extraordinaire ne tenait pas seulement à +l'éloquence de l'orateur, bien qu'il se fût élevé à des hauteurs +qu'il n'avait pas encore atteintes; elle ne tenait pas à sa passion, +bien qu'elle n'eût jamais été aussi entraînante. Elle tenait surtout +à ce qu'il venait de répondre à l'angoisse, jusque-là plus ou moins +inconsciente, qui oppressait alors les âmes. Il avait éclairé, comme +d'une lueur tragique, l'abîme vers lequel la France se sentait +poussée, en même temps qu'il essayait de réveiller le courage un peu +endormi de ceux que cet abîme épouvantait. C'était vraiment le cri +d'alarme et le cri de guerre de la société en péril qu'il se trouvait +avoir poussés.</p> + +<p>La discussion de l'adresse se prolongea, quelques jours encore, sans +incident remarquable. Au vote sur l'ensemble, la minorité fut de 23 +voix: le chiffre parut élevé pour la Chambre des pairs.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> IV</h4> + +<p>Le débat du Luxembourg avait pu un moment attirer l'attention par le +talent des orateurs; mais le résultat n'en avait jamais été douteux +pour personne. C'est au Palais-Bourbon que devait se livrer la +grande bataille. Plus on en approchait, plus l'opinion se montrait +nerveuse et inquiète. Le chroniqueur politique de la <cite>Revue des Deux +Mondes</cite>, alors favorable au ministère, écrivait le 15 janvier: «Le +cabinet ne peut se dissimuler qu'il règne, dans l'opinion publique, +et même dans l'esprit de beaucoup de ses amis, une sorte de panique, +d'autant plus dangereuse qu'elle est indéterminée.» Le <cite>Journal des +Débats</cite> constatait lui-même, le 20 janvier, les rumeurs alarmantes +qui de nouveau circulaient et se propageaient partout, sans qu'on +en pût saisir l'origine. «Des gens, ajoutait-il, viennent vous +dire, d'un air mystérieux que la situation est bien tendue. À voir +certaines figures, à entendre certains discours, on croirait, pour +parler le langage révolutionnaire, que nous sommes à la veille +d'une journée... Il en reste, dans l'esprit public, une inquiétude +vague. La Bourse baisse, et l'on finit par croire qu'il y a quelque +chose, quoique personne ne puisse dire ce qu'il y a.» Faut-il croire +que l'idée d'une révolution prochaine commençait à se présenter à +certains esprits? Le roi des Belges, observateur perspicace, au +cœur un peu sec, disait, vers cette époque, au duc régnant de +Saxe-Cobourg: «Mon beau-père sera sous peu chassé comme Charles X. La +catastrophe éclatera inévitablement en France, et, par suite de cela, +en Allemagne<a id="footnotetag488" name="footnotetag488"></a><a href="#footnote488" title="Go to footnote 488"><span class="smaller">[488]</span></a>.»</p> + +<p>Contrairement à l'usage, la Chambre des députés ne commença pas par +discuter son adresse. La gauche voulut avoir auparavant, en guise +de prologue, une séance de scandale, ce <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> qu'on appelait +dans la session précédente une «séance de corruption». Il lui +parut qu'après avoir été réduit à défendre sa moralité contre des +accusations outrageantes, le ministère apporterait moins d'autorité +dans les grands débats politiques. Or, par une continuation de +cette sorte de malechance mystérieuse qui pesait, depuis un an, +sur le gouvernement, il venait précisément de se faire, au cours +d'un procès privé, une révélation qui fournissait aux opposants une +arme redoutable. Voici les faits tels qu'ils furent alors jetés aux +quatre vents de la publicité par les intéressés eux-mêmes. M. Petit, +ex-receveur des finances à Corbeil, était en procès avec sa femme, +à laquelle il reprochait des relations coupables avec M. Bertin +de Vaux, pair de France et l'un des propriétaires du <cite>Journal des +Débats</cite>; accusé à son tour d'avoir obtenu sa recette particulière +grâce à la protection de l'homme qu'il présentait comme l'amant de +sa femme, il fit rédiger par son avocat, M. Bethmont, député de +la gauche, un mémoire destiné à sa justification, ou plutôt à sa +vengeance. Ce mémoire ne pouvait nier l'entremise de M. Bertin, mais +il exposait que M. Petit avait été nommé après avoir procuré au +gouvernement, qui en avait besoin pour acquitter certaines promesses, +la démission de plusieurs membres de la cour des comptes, et qu'il +avait dédommagé ces derniers à prix d'argent, soit par une somme une +fois payée, soit par une rente viagère. Ces marchés remontaient à +1841 et 1844; circonstance aggravante, ils avaient été négociés dans +le cabinet de M. Génie, chef du secrétariat particulier de M. Guizot. +Averti à l'avance de la publication du mémoire, et en pressentant +le très fâcheux effet, le gouvernement essaya de l'empêcher; il n'y +réussit pas. Le mémoire fut lancé le 4 janvier, et l'un des premiers +exemplaires fut remis au <cite>National</cite>, qui se hâta de reproduire les +faits, en criant au scandale et à la corruption. On devine quel +écho un pareil cri pouvait rencontrer dans une opinion encore tout +émue des tristes débats de la session de 1847. Il paraît bien que +ces achats de démission n'étaient pas chose nouvelle; il y en avait +eu soit avant, soit depuis 1830, et sous les ministères les plus +<span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> divers<a id="footnotetag489" name="footnotetag489"></a><a href="#footnote489" title="Go to footnote 489"><span class="smaller">[489]</span></a>. Leur légalité avait même été débattue devant +les tribunaux, et certains arrêts l'avaient admise. L'expédient +avait semblé parfois utile pour corriger certains effets de +l'inamovibilité et assurer une sorte de retraite à des fonctionnaires +âgés et infirmes. Peut-être les souvenirs de la vénalité des +charges avaient-ils empêché de bien voir le vice de semblables +pratiques. Mais il n'en restait pas moins que c'était un abus, et +qu'un gouvernement faisait fâcheuse figure quand il se laissait +surprendre la main dans de pareils brocantages. Les amis du cabinet +s'en rendaient bien compte. «Cela produit beaucoup d'effet, écrivait +l'un d'eux; les conservateurs se sentent mal à l'aise, et M. Guizot +lui-même est très préoccupé<a id="footnotetag490" name="footnotetag490"></a><a href="#footnote490" title="Go to footnote 490"><span class="smaller">[490]</span></a>.»</p> + +<p>L'«affaire Petit», comme on disait alors, fut discutée le 21 janvier, +à la Chambre des députés, sur une interpellation de M. Odilon Barrot. +La veille, le ministère, pour marquer l'attitude qu'il entendait +prendre, avait déposé un projet interdisant et réprimant les +démissions données à raison d'une compensation pécuniaire. L'attaque +fut vive. M. Odilon Barrot s'indigna avec une solennité déclamatoire; +M. Dupin protesta au nom de la dignité de la magistrature; M. Dufaure +fut l'adversaire le plus redoutable, très âpre sous son apparente +modération. Derrière ces chefs d'emploi, s'agitait bruyamment le +chœur des interrupteurs, manifestant, par ses gestes, par ses +cris, par ses injures, le dégoût, le mépris, l'horreur que lui +inspirait un gouvernement si corrompu. La tactique était visiblement +de faire concentrer tous les coups sur le président du conseil. +L'opposition voulait profiter de ce que le marché avait été fait +dans le cabinet de M. Génie et, en quelque sorte, sous les yeux de +M. Guizot, pour atteindre ce dernier dans son renom, jusqu'alors +incontesté, d'austérité. «On veut l'abattre à force de clameurs», +écrivait M. de Barante<a id="footnotetag491" name="footnotetag491"></a><a href="#footnote491" title="Go to footnote 491"><span class="smaller">[491]</span></a>. Mais M. Guizot n'était pas de ceux +auxquels on faisait ainsi courber la tête. Il <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> répondit +avec une hauteur attristée. Sans discuter le détail des faits, sans +plaider l'ignorance personnelle, sans opposer scandale à scandale +par l'étalage de ce qui avait été fait sous d'autres ministères, il +se borna à affirmer que l'abus était ancien, mais il reconnut que +c'était un abus, annonça sa résolution de le proscrire à l'avenir, +et déclara que, depuis plus de deux ans déjà, il avait cessé. Il +ne se plaignait pas «de voir de nouvelles susceptibilités morales +s'introduire dans les mœurs, de voir tomber devant la publicité, +devant l'élévation croissante des sentiments, des usages longtemps +tolérés». Il demandait seulement que ce progrès ne rendît pas injuste +envers le passé. De la part de l'opposition, sans doute, il savait +n'avoir pas à attendre d'équité. «Cependant, ajoutait-il, en présence +d'hommes qui ont voué leur vie entière à la cause de l'ordre et des +libertés du pays,... en présence d'hommes que jamais, dans la pensée +même de leurs adversaires, aucun intérêt personnel, autre que celui +du pouvoir dont ils sont chargés, n'a fait agir, il me semble que +ce qui se passe aujourd'hui devant vous dépasse la limite ordinaire +des atteintes portées à la justice ou à la vérité... Je n'ai pas +un mot de plus à dire à l'opposition. Quant à mes amis, ce n'est +pas moi qui les découragerai jamais d'être aussi vigilants et aussi +exigeants qu'ils le pourront dans la cause de la moralité publique et +privée... Je demande seulement au parti conservateur de se souvenir +toujours que les hommes qu'il honore de sa confiance ont recueilli +de nos temps orageux un héritage très mêlé... Nous travaillons +incessamment à régler, à épurer cet héritage... S'il a la confiance +que c'est là ce que nous faisons, qu'alors il se souvienne que +l'œuvre est très difficile, quelquefois très amère, et que nous +avons besoin de n'être pas un instant affaiblis dans ce rude travail. +Nous avons besoin que le parti conservateur voie toujours les choses +exactement comme elles sont, sans faiblesse et sans charlatanerie. +Nous avons besoin qu'il nous soutienne de toute sa force. Si le +moindre affaiblissement devait nous venir de lui dans la tâche +difficile que nous poursuivons, je n'hésite pas à dire que, pour mon +compte et pour celui de mes <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> amis, nous ne l'accepterions +pas un instant.» Ainsi mise en demeure, la Chambre ne manqua pas au +cabinet; par 225 voix contre 146, elle déclara sa «confiance dans la +volonté exprimée par le gouvernement et dans l'efficacité des mesures +qui devaient prévenir le retour d'un ancien et regrettable abus».</p> + +<p>La victoire paraissait complète. M. Guizot s'était tiré avec habileté +et dignité d'une situation difficile. Force était cependant d'avouer +que le ministère sortait affaibli de ce débat. Tout en votant pour +lui et en étant convaincue que ses accusateurs eussent fait pis +encore, la majorité n'avait pas caché sa tristesse. Il est toujours +fâcheux, pour un gouvernement, d'avoir à se défendre contre de telles +attaques, fût-il absolument innocent, ce qui n'était pas alors le +cas<a id="footnotetag492" name="footnotetag492"></a><a href="#footnote492" title="Go to footnote 492"><span class="smaller">[492]</span></a>. Toutefois l'opposition dynastique, qui avait mené cette +campagne avec tant de passion, avait-elle sujet de se féliciter du +résultat? Le discrédit qu'elle avait cherché à faire tomber sur +le cabinet rejaillissait sur le régime tout entier, sur la classe +gouvernante sans distinction de gauche ou de droite. De pareilles +journées ne profitaient en réalité qu'aux révolutionnaires et aux +socialistes.</p> + +<h4>V</h4> + +<p>Le lendemain même de l'orageux débat sur l'«affaire Petit», la +Chambre des députés commençait la discussion de son adresse. La +première bataille, qui ne dura pas moins de trois jours<a id="footnotetag493" name="footnotetag493"></a><a href="#footnote493" title="Go to footnote 493"><span class="smaller">[493]</span></a>, porta +sur la question financière. D'ordinaire cette question était +renvoyée au budget. Mais les meneurs croyaient <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> qu'elle +fournissait, cette année, un terrain d'attaque exceptionnellement +favorable, et ils étaient impatients d'en profiter. On se rappelle, +en effet, le contre-coup fâcheux qu'avait eu sur les finances la +mauvaise récolte de 1846<a id="footnotetag494" name="footnotetag494"></a><a href="#footnote494" title="Go to footnote 494"><span class="smaller">[494]</span></a>. Depuis lors, sans doute, la situation +s'était notablement améliorée: l'excellente récolte de 1847 avait +ramené l'abondance et le bas prix des subsistances; plus aucune +crainte d'embarras monétaires; les affaires étaient redevenues +actives; le revenu des contributions indirectes, en recul assez +marqué pendant le premier semestre de 1847, avait repris sa marche +en avant pendant le second, si bien que le résultat total de l'année +se trouvait à peu près égal à celui de 1846: fait d'autant plus +remarquable que le malaise persistait en Belgique, en Hollande, en +Allemagne, en Angleterre surtout, où le déchet des impôts indirects +pour 1847 n'était pas moindre de 55 millions. Toutefois, si la +crise économique semblait à sa fin, les difficultés qui en étaient +résultées pour nos finances n'avaient pu disparaître aussi vite; +c'étaient ces difficultés dont l'opposition croyait pouvoir se faire +une arme contre le cabinet.</p> + +<p>M. Thiers mena l'attaque. Pendant deux jours entiers, il fut presque +constamment sur la brèche, critiquant, répliquant, interrompant, avec +une verve qui ne faiblit pas un moment. Il excellait à illuminer, à +animer, à vivifier ces matières d'ordinaire assez ternes, lourdes et +arides. Si habile discuteur qu'il fût, il trouva un contradicteur +capable de lui tenir tête; ce fut M. Duchâtel, qui se surpassa en +cette circonstance, moins brillant que M. Thiers, mais non moins +lumineux et d'une doctrine financière plus sûre, plus large et plus +neuve. Quand, par exemple, M. Thiers déclarait l'épargne française +incapable de fournir, sans tarir les sources où s'alimentaient +le commerce et l'industrie, les 300 millions que l'État et les +compagnies s'apprêtaient à lui demander annuellement pour les +travaux de chemins de fer, il était singulièrement en retard, et sa +conclusion, <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> qui tendait à ralentir la construction de notre +réseau ferré, eût été désastreuse. Quand, au contraire, M. Duchâtel +rappelait qu'on pouvait alléger les charges de l'État, non seulement +en diminuant ses dépenses, mais aussi en accroissant ses ressources; +quand il soutenait que certaines dépenses étaient fécondes, et +qu'il exposait les avantages de la politique financière du «faire +valoir», son idée était juste, à condition d'être appliquée avec +mesure et de ne pas servir d'excuse au gaspillage. Tout le discours +de M. Thiers tendait à présenter la situation comme dangereuse et +très gravement compromise par ce qu'il appelait les «folies de la +paix»: à son avis, avec des finances aussi engagées, il eût fallu +être garanti contre tout péril de guerre; or il croyait qu'on ne +l'était plus depuis les mariages espagnols; aussi terminait-il par ce +coup de tocsin: «Je quitte cette tribune, profondément alarmé.» M. +Duchâtel répondait que «la situation financière commandait une grande +prudence, une salutaire réserve, mais qu'elle ne devait pas inspirer +le découragement». Il se croyait sûr de «pouvoir conduire à bien, +sans dommage et sans péril pour le pays, les grandes entreprises +commencées».</p> + +<p>Entre le pessimisme de M. Thiers et l'optimisme relatif de M. +Duchâtel, que faut-il croire? La vérité est qu'on était alors +en train de réparer les suites de la crise de 1847: ce travail +de réparation, analogue à celui que le gouvernement de Juillet +avait déjà mené à bonne fin après 1830 et après 1840, n'était pas +terminé, mais le plan en était tracé, et l'on pouvait entrevoir le +moment où les choses seraient rétablies dans leur état normal. En +ce qui touchait le budget ordinaire, si celui de 1847 se soldait +par un gros déficit de 109 millions, on s'attendait, pour 1848, à +un déficit beaucoup moindre, et on croyait pouvoir promettre le +retour à l'équilibre pour 1849. La principale difficulté venait, +on le sait, du budget extraordinaire et des travaux de chemins de +fer et autres, mis provisoirement à la charge de la dette flottante +jusqu'à ce qu'on pût y appliquer les réserves de l'amortissement. Ces +réserves se trouvant, pour le moment, absorbées par les découverts +du budget, la dette <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> flottante avait rapidement grossi; elle +atteignait, le 1<sup>er</sup> janvier 1848, 630 millions, sur lesquels 285 +millions de bons du Trésor à court terme, et environ 143 millions +de comptes courants des caisses d'épargne ou des correspondants du +Trésor. Il y avait là évidemment un chiffre trop élevé d'engagements +à vue ou à brève échéance; il pouvait en résulter, en cas de crise, +de graves embarras; sur ce point, les critiques de M. Thiers étaient +en partie fondées. Ajoutons que les travaux publics étaient loin +d'être terminés; tels qu'ils avaient été fixés par la loi du 11 +juin 1842 sur les chemins de fer et par les lois successives qui +l'avaient complétée, ils s'élevaient à un milliard 109 millions; +sur cette somme, 412 millions seulement avaient été dépensés: il +restait donc encore à pourvoir, pour les années suivantes, à près de +700 millions; la dépense à faire de ce chef pour 1848 était fixée à +150 millions. Cet avenir effrayait M. Thiers, qui croyait voir déjà +la dette flottante à 800 millions. Il oubliait les deux causes qui +devaient l'alléger. C'était d'abord l'emprunt de 350 millions que la +loi du 8 août 1847 avait autorisé précisément dans ce dessein<a id="footnotetag495" name="footnotetag495"></a><a href="#footnote495" title="Go to footnote 495"><span class="smaller">[495]</span></a>; +sur cette somme, 250 millions avaient été émis en rentes 3 pour 100 +et adjugées, le 10 novembre 1847, à la maison Rothschild, au taux de +75 fr. 25<a id="footnotetag496" name="footnotetag496"></a><a href="#footnote496" title="Go to footnote 496"><span class="smaller">[496]</span></a>; les versements des adjudicataires étaient échelonnés +jusqu'en novembre 1849<a id="footnotetag497" name="footnotetag497"></a><a href="#footnote497" title="Go to footnote 497"><span class="smaller">[497]</span></a>. La dette flottante devait aussi être +dégagée par les remboursements que les compagnies de chemins de fer +auraient à effectuer et qui s'élevaient à 205 millions. Grâce à cette +double cause d'allégement, le gouvernement croyait pouvoir affirmer +que la dette flottante ne s'augmenterait pas, et que bientôt même +elle commencerait à diminuer. En effet, d'après ses calculs, en 1848 +ou au plus tard en 1849, tous les déficits des budgets antérieurs +seraient <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> éteints par les réserves de l'amortissement qui +s'élevaient maintenant à environ 90 millions par an. Ces réserves, +devenues ainsi disponibles, pourraient alors être affectées aux +travaux extraordinaires et dégageraient d'autant la dette flottante. +En somme, en réunissant les 350 millions de l'emprunt, les 205 +millions dus par les compagnies et les réserves de l'amortissement, +on calculait que vers 1855 on aurait terminé la liquidation de cette +colossale entreprise, et que la dette flottante serait absolument +dégagée. On aurait ainsi fait pour plus de 1,100 millions de travaux +extraordinaires, presque tous productifs, en n'augmentant la dette +publique que d'un capital de 350 millions. Ces calculs supposaient, +il est vrai, qu'aucun événement ne viendrait d'ici la compromettre la +paix extérieure ou la prospérité intérieure, et, par suite, détruire +l'équilibre du budget ordinaire; qu'il n'y aurait aucun danger de +guerre comme en 1840, aucune mauvaise récolte comme en 1846. C'était +là évidemment le côté faible de la combinaison; on n'y faisait pas +assez la part des accidents possibles.</p> + +<p>Toutefois, peut-on reprocher au gouvernement de n'avoir pas +prévu la catastrophe qui allait éclater et de ne s'être pas +préparé financièrement à son propre renversement? D'ailleurs, +quelles précautions eussent pu prévenir les conséquences d'une +révolution donnant le signal d'une panique universelle, arrêtant +brusquement toutes les affaires, tarissant les impôts, ruinant le +crédit, et provoquant le retrait en masse des dépôts faits aux +caisses d'épargne? Les auteurs de cette révolution, placés en +face de l'effroyable crise économique dont ils avaient toute la +responsabilité, ont essayé de la rejeter sur le régime déchu; ils ont +osé proclamer qu'à la veille des journées de Février, la banqueroute +était imminente, et que la République seule en avait sauvé la +France<a id="footnotetag498" name="footnotetag498"></a><a href="#footnote498" title="Go to footnote 498"><span class="smaller">[498]</span></a>. Pur mensonge dont il est <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> facile aujourd'hui +de faire justice. C'est après et non avant la chute de la monarchie +qu'il y a eu menace de banqueroute; et la faute en était à ceux qui +avaient déchaîné la révolution et ne parvenaient pas, en dépit du mot +de l'un d'eux, à faire de l'ordre avec du désordre.</p> + +<p>Et maintenant si l'on cherche à juger dans son ensemble la politique +financière de la monarchie de Juillet, sans s'arrêter aux embarras +passagers dans lesquels elle se trouvait encore engagée à la veille +de sa chute, certains grands faits ressortent avec netteté. D'abord, +loin d'avoir augmenté les impôts, elle les a réduits; si elle a +ajouté 16 millions au principal de la contribution personnelle et +mobilière et de la taxe sur les portes et fenêtres, elle a fait des +dégrèvements pour plus de 60 millions, notamment sur l'impôt des +boissons et sur la loterie; l'accroissement d'environ 300 millions +qui s'est produit dans le revenu des contributions indirectes a +été dû au développement de la richesse publique. En second lieu, +elle a très peu emprunté: les rentes perpétuelles étaient, à la +fin de la Restauration, de 202 millions, soit, si on en défalque +environ 38 millions appartenant à la caisse de l'amortissement, 164 +millions; elles s'élevaient, en 1848, à 244 millions, soit, en en +défalquant aussi 67 millions de rentes de la caisse d'amortissement, +177 millions. Ce n'est donc qu'une augmentation de 13 millions pour +les dix-huit années du règne, chiffre singulièrement minime si l'on +songe que le total des rentes dépasse actuellement 900 millions. À +la vérité, pour être absolument exact, les 13 millions devraient +être augmentés des 8 à 9 millions de rentes dont l'émission, +autorisée par la loi du 8 août 1847, n'a pu être réalisée avant la +chute de la monarchie; cette émission, en effet, était nécessaire +pour dégager la dette flottante. Ajoutons enfin que, parmi les 67 +millions de rentes appartenant en 1848 à la caisse d'amortissement, +toutes ne provenaient pas, comme en 1830, de rachats; 38 millions +provenaient de la consolidation des fonds des caisses d'épargne. +Malgré ces deux <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> dernières observations, la monarchie de +Juillet n'en doit pas moins être considérée comme ayant usé très +discrètement de l'emprunt. Et cependant, sans impôts nouveaux, avec +des emprunts si réduits, elle a fait plus de 1,600 millions de +travaux extraordinaires; elle a dépensé plus d'un milliard pour la +conquête de l'Algérie; elle a créé l'instruction primaire; elle a +transmis à ses successeurs une armée en parfait état; elle a laissé +un pays dont toutes les ressources avaient été ménagées et qui +était en plein développement économique. Jamais on n'a fait autant +pour l'avenir, en le grevant aussi peu. Devant ces résultats, que +pèsent certaines difficultés momentanées, ou même certaines fautes +de gestion? L'histoire est obligée de reconnaître qu'en dehors de la +Restauration, aucun autre des régimes qui se sont succédé en France +dans ce siècle ne se présente avec un pareil bilan.</p> + +<h4>VI</h4> + +<p>La discussion sur les finances avait été vive, mais honorable. À +peine fut-elle finie que la Chambre retomba dans le scandale. M. +Billault avait présenté un amendement demandant au gouvernement «de +travailler sans relâche à développer la moralité des populations et +de ne plus s'exposer à l'affaiblir par de funestes exemples». C'était +vouloir infliger au cabinet une sorte de flétrissure infamante. La +présentation d'un tel amendement par un homme qui n'appartenait +pas aux opinions extrêmes, et qui avait même refusé de s'associer +aux banquets, montrait à quel degré d'animosité en était venue +l'opposition de toutes nuances.</p> + +<p>Le débat<a id="footnotetag499" name="footnotetag499"></a><a href="#footnote499" title="Go to footnote 499"><span class="smaller">[499]</span></a> commença toutefois par un discours d'une inspiration +supérieure à l'amendement qu'il venait appuyer. J'ai déjà eu +occasion de marquer le rôle parlementaire de <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> M. de +Tocqueville, et comment, chez lui, la vue naturellement haute et +lointaine du moraliste politique se trouvait parfois rabaissée et +raccourcie par les préoccupations de l'homme de parti<a id="footnotetag500" name="footnotetag500"></a><a href="#footnote500" title="Go to footnote 500"><span class="smaller">[500]</span></a>. Cette +dualité ne fut jamais plus apparente que dans le discours du 27 +janvier 1848. Le moraliste politique s'y montrait d'abord dans des +avertissements d'une clairvoyance vraiment prophétique. «Pour la +première fois depuis quinze ans, disait-il, j'éprouve une certaine +crainte pour l'avenir;... pour la première fois, existe, dans +le pays, le sentiment, l'instinct de l'instabilité, ce sentiment +précurseur des révolutions, qui souvent les annonce, qui quelquefois +les fait naître..... On dit qu'il n'y a point de péril parce qu'il +n'y a pas d'émeute; on dit que, comme il n'y a pas de désordre +matériel à la surface de la société, les révolutions sont loin de +nous. Messieurs, je crois que vous vous trompez. Sans doute le +désordre n'est pas dans les faits, mais il est entré profondément +dans les esprits. Regardez ce qui se passe au sein de ces classes +ouvrières qui, aujourd'hui, je le reconnais, sont tranquilles. Il est +vrai qu'elles ne sont pas tourmentées par les passions politiques +proprement dites, au même degré où elles ont été tourmentées jadis; +mais ne voyez-vous pas que leurs passions, de politiques, sont +devenues sociales? Ne voyez-vous pas qu'il se répand peu à peu +dans leur sein des opinions, des idées qui ne vont pas seulement +à renverser telles lois, tel ministère, tel gouvernement, mais la +société même, à l'ébranler sur les bases sur lesquelles elle repose +aujourd'hui? Ne voyez-vous pas que peu à peu il se dit dans leur +sein que tout ce qui se trouve au-dessus d'elles est incapable et +indigne de les gouverner; que la division des biens, faite jusqu'à +présent dans le monde, est injuste; que la propriété repose sur +des bases qui ne sont pas les bases équitables? Et ne croyez-vous +pas que quand de telles opinions prennent racine, quand elles se +répandent d'une manière presque générale, quand elles descendent +profondément dans les masses, elles amènent, tôt ou tard, je ne sais +pas quand, je ne sais pas <span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> comment, mais elles amènent tôt +ou tard les révolutions les plus redoutables? Telle est, messieurs, +ma conviction profonde; je crois que nous nous endormons à l'heure +qu'il est sur un volcan.» Revenant sur la même idée, à la fin de +son discours, il s'écriait avec une véritable angoisse: «Est-ce que +vous ne ressentez pas, par une sorte d'intuition instinctive qui +ne peut s'analyser, mais qui est certaine, que le sol tremble de +nouveau en Europe? Est-ce que vous ne sentez pas, que dirai-je? un +vent de révolution qui est dans l'air?..... Est-ce que vous avez, +à l'heure où nous sommes, la certitude d'un lendemain? Est-ce que +vous savez ce qui peut arriver en France, d'ici à un an, à un mois, +à un jour peut-être? Vous l'ignorez; mais ce que vous savez, c'est +que la tempête est à l'horizon, c'est qu'elle marche sur vous. Vous +laisserez-vous prévenir par elle? Messieurs, je vous supplie de ne +pas le faire; je me mettrais volontiers à genoux devant vous, tant +je crois le danger réel et sérieux, tant je pense que le signaler +n'est pas recourir à une vaine forme de rhétorique.» On ne relit +pas aujourd'hui sans émotion ces paroles auxquelles l'événement +est venu donner une si prompte et si tragique confirmation. Sur le +moment, cependant, elles produisirent peu d'effet: l'opinion n'en +fut pas remuée et effrayée, comme elle l'avait été par le discours +de M. de Montalembert. Cette différence ne tenait pas seulement à +ce que l'éloquence de M. de Tocqueville était de nature plus froide +et moins communicative; elle tenait surtout à ce que, par d'autres +côtés, sa thèse paraissait être une thèse de parti, et qu'à ce +titre son pessimisme devenait suspect. En effet, quelle était sa +conclusion? Il ne disait pas: «Oublions nos misérables querelles; +unissons-nous contre le danger commun; faisons tous notre <i>meâ culpâ</i> +de fautes qui sont celles, non de tel parti, de tel gouvernement, +de tel ministère, mais d'une société où les révolutions politiques +ont détruit les traditions, les principes, les croyances, et où la +révolution économique menace d'aboutir à une sorte de matérialisme +aussi dépravant pour les hautes classes qu'irritant pour les classes +inférieures; travaillons ensemble à refaire les <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> mœurs +publiques de la France.» Non, il retombait dans les griefs courants +de l'opposition; on eût dit qu'il ne parlait de la dégradation +des mœurs publiques que pour en imputer la responsabilité au +ministère, et il offrait comme remède au péril si effrayant qu'il +dénonçait, la réforme électorale et le remplacement de M. Guizot par +M. Thiers.</p> + +<p>En dépit de cette conclusion, M. de Tocqueville s'était tenu +généralement sur des hauteurs où les adversaires du cabinet +n'entendaient pas se placer. Le signataire de l'amendement, M. +Billault, lui restitua sa vraie portée, en rassemblant, dans un +discours d'une acrimonie froide et venimeuse, tous les scandales +réels ou imaginaires, exploités depuis un an par l'opposition. +Conformément à la tactique qui s'était déjà manifestée lors de +l'«affaire Petit», il chercha à faire retomber le poids infamant +de ces scandales sur M. Guizot. «Jusqu'à présent, disait-il, la +situation personnelle de M. le président du conseil avait donné +à l'éloquence de sa parole une influence considérable. Jusqu'à +présent, tous les reproches de corruption, de mauvais moyens, d'abus +d'influence venaient mourir, au pied de cette tribune, devant +l'austère magnificence de sa figure oratoire. Mais nous commençons à +connaître les secrets intimes de cet extérieur éclatant. Nous savons +que, derrière ce mirage oratoire qui enthousiasmait la majorité et +qui frappait le pays, se cachent des pratiques dont l'influence est +moins brillante, mais plus sûre.» Tous les regards étaient fixés sur +le président du conseil. La tête renversée, plus pâle encore que de +coutume, d'une effrayante immobilité, son émotion ne se trahissait +que par les éclairs qui, de temps à autre, jaillissaient de ses +yeux. Il dédaigna de répondre. Ce fut un membre de la majorité, M. +Janvier, qui vint déplorer le tour pris par le débat; il termina par +cette grave leçon à l'adresse de l'opposition constitutionnelle: +«Elle travaille, dit-il, à faire des ruines sous lesquelles nous +serions écrasés en commun. Pourtant elle a été durement avertie. On +ne reprochera pas aux radicaux d'avoir fait de l'hypocrisie; ils +ont montré une formidable, une implacable sincérité; ils se sont +réservé, <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> une fois le parti conservateur abattu, de régler +leur compte avec les dynastiques, comme ils les nomment. Les radicaux +sont de terribles logiciens; ils ne tarderont pas à se prévaloir des +arguments de leurs alliés d'un jour pour démontrer qu'il faut couper +jusque dans sa racine l'arbre qui, depuis dix-huit ans, n'a produit +que de mauvais fruits.» La leçon ne fut pas entendue, et ceux à qui +elle était adressée n'en continuèrent pas moins leur vilaine besogne. +À la séance suivante, M. de Malleville descendit à des personnalités +plus mesquines encore; comme M. Billault, il visait principalement M. +Guizot; il se complaisait à montrer «le souverain pontife du parti +conservateur mêlé à d'indignes tripotages, receleur de démissions +achetées à prix d'argent». Le garde des sceaux ayant répondu, M. de +Girardin en prit prétexte pour lui lancer de grossières injures, +visiblement inspirées par les plus méprisables rancunes. Plus on +allait, plus le débat s'abaissait. La Chambre finit par en ressentir +honte et dégoût. M. Dufaure, tout en se prononçant pour l'amendement, +jugea nécessaire de désavouer les personnalités par lesquelles on +l'avait appuyé. Après quelques mots de M. Duchâtel, cet amendement +fut repoussé, par assis et levé, à une grande majorité.</p> + +<p>En dépit du vote, les journaux de gauche se félicitaient du débat: +avec une sorte de joie féroce, ils comparaient les moyens de +discussion employés par l'opposition à des «coups de stylet»; ils +proclamaient que M. Guizot avait été condamné non seulement dans sa +politique, mais dans sa probité, dans son honneur, et ils saluaient +d'avance «le procès qui devait le conduire où son collègue Teste +l'attendait». La vérité était que cette violence finissait par faire +un tort sérieux au ministère. M. de Barante, dans une lettre à un +ami, après avoir constaté que ce qui se passait à la Chambre «n'était +plus une discussion parlementaire, mais une vraie guerre civile où +l'on veut détruire son ennemi par tous les moyens», ajoutait: «Cette +situation afflige et effraye un grand nombre de conservateurs. Les +uns lâchent pied; les autres cherchent des conciliations; beaucoup +sont portés au blâme et au mécontentement.» <span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> Il disait +encore, dans une autre lettre: «Une partie des conservateurs savent +mauvais gré à M. Guizot d'avoir tant d'ennemis<a id="footnotetag501" name="footnotetag501"></a><a href="#footnote501" title="Go to footnote 501"><span class="smaller">[501]</span></a>.»</p> + +<h4>VII</h4> + +<p>Heureusement, pour l'honneur des derniers jours du régime +parlementaire, le débat se releva avec les affaires extérieures. +L'Italie occupa deux séances<a id="footnotetag502" name="footnotetag502"></a><a href="#footnote502" title="Go to footnote 502"><span class="smaller">[502]</span></a>; la Suisse, trois<a id="footnotetag503" name="footnotetag503"></a><a href="#footnote503" title="Go to footnote 503"><span class="smaller">[503]</span></a>. M. de +Lamartine, qui n'avait pas paru à la tribune depuis dix-huit +mois, ouvrit le feu sur la question italienne: sa harangue, plus +sentimentale que politique, plus déclamatoire qu'éloquente, fut ce +qu'on pouvait attendre de l'auteur de l'<cite>Histoire des Girondins</cite>. +Avec de grandes phrases sur la sympathie due aux peuples opprimés, +il accusa le gouvernement de s'être montré d'une «partialité +inqualifiable pour le seul antique ennemi de la France, la maison +d'Autriche», et d'avoir travaillé à maintenir, au delà des Alpes, +«l'oppression étrangère, les abus, le morcellement et l'impuissance +des États italiens»; puis, généralisant son grief, il s'écria: +«Depuis les mariages espagnols, il a fallu que la France, à l'inverse +de sa nature, à l'inverse des siècles et de la tradition, devint +gibeline à Rome, sacerdotale à Berne, autrichienne en Piémont, russe +à Cracovie, française nulle part, contre-révolutionnaire partout!»</p> + +<p>M. Guizot se leva pour répondre; il fut tout de suite visible que les +outrages dont il venait d'être abreuvé depuis le commencement de la +session, ne l'avaient pas abattu. Aussi maître de son visage, de son +geste, de sa voix, de sa pensée, qu'au lendemain d'un triomphe, sa +parole était fière, imposante. Vainement l'opposition, surprise et +irritée de voir porter la tête si haut à celui qu'elle se flattait +d'avoir accablé, tentait-elle <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> de le démonter par ses +clameurs injurieuses; chaque apostrophe qu'elle lui jetait provoquait +de sa part une réplique qui mettait en déroute les imprudents +agresseurs. Domptant la gauche comme un cheval ombrageux qu'on ramène +à l'obstacle jusqu'à ce qu'il l'ait franchi, il la forçait à entendre +l'éloge de la modération de l'Autriche. Interrompu lorsqu'il disait: +«Nous avons accepté les traités de 1815», par des voix lui criant: +«subis, subis!»—«Comment, messieurs, leur répondait-il, vous trouvez +plus honorable et plus fier de dire que vous les avez subis!» Après +chacun de ces incidents, renouvelés dix fois avant qu'il eût parlé un +quart d'heure, le ministre reprenait le fil de son discours avec une +entière liberté d'esprit. La gauche, vaincue, finit par l'écouter en +silence. La politique qu'il exposait, nous la connaissons: politique +de «juste milieu», comme disait le ministre, favorable aux réformes, +sympathique à Pie IX, mais en garde contre les entraînements +révolutionnaires et belliqueux, se refusant «à faire, pour enlever +la Lombardie à l'Autriche, ce que la France n'avait pas voulu faire, +au lendemain de 1830, pour reprendre elle-même la frontière du Rhin +et la frontière des Alpes». La majorité paraissait goûter ces idées, +et quand le président du conseil descendit de la tribune, il fut +accompagné jusqu'à son banc par des acclamations enthousiastes.</p> + +<p>Le lendemain, ce fut le tour de M. Thiers. Au début, à l'entendre +grossir la voix pour dénoncer les «tyrans» et les «bourreaux» de +l'Italie, on put croire à une répétition de la <cite>Marseillaise</cite> +déjà chantée à la tribune par M. de Lamartine. Mais s'il voulait +plaire à l'opposition, il entendait ne pas devenir impossible comme +ministre; or il se rendait bien compte que, sur ce terrain des +affaires italiennes, dépasser une certaine limite, c'était tomber +dans la guerre<a id="footnotetag504" name="footnotetag504"></a><a href="#footnote504" title="Go to footnote 504"><span class="smaller">[504]</span></a>. De là, dans son discours, après des phrases +qui semblaient d'un tribun, <span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> des conclusions qui étaient +d'un ministre éventuel. Le premier criait qu'il fallait «détester» +les traités de 1815; le second se hâtait d'ajouter qu'il fallait +les «observer». En somme, M. Thiers se défendait de vouloir, en +Italie, aucun bouleversement, aucun remaniement de territoire, et, +tout en affectant de combattre la politique du gouvernement, il +n'aboutissait qu'à revendiquer, comme lui, l'indépendance des divers +États de la Péninsule et à demander qu'on les encourageât dans leurs +réformes. Surprise, désappointée, l'opposition, qui avait commencé +par applaudir l'orateur, devint bientôt silencieuse; elle laissait +même entrevoir une irritation qui devait éclater plus librement, le +lendemain, dans ses journaux<a id="footnotetag505" name="footnotetag505"></a><a href="#footnote505" title="Go to footnote 505"><span class="smaller">[505]</span></a>.</p> + +<p>M. Guizot profita habilement de l'avantage que lui donnait le +discours de M. Thiers. Avec une modération qui n'était pas sans +persiflage, il se félicita de se trouver si parfaitement d'accord +avec son adversaire. «Vous demandez, lui dit-il en substance, qu'on +défende l'indépendance des États et qu'on encourage les réformes; ç'a +été précisément la politique du cabinet; tout au plus différons-nous +sur certains détails de forme, sur l'emploi de certains gros mots que +vous eussiez probablement laissés de côté si vous étiez au pouvoir; +ainsi, nous n'avons pas qualifié les gouvernements de <em>tyrans</em> et de +<em>bourreaux</em>, ne croyant pas utile et convenable de traiter de cette +manière ceux qu'on veut ramener à des sentiments de modération, de +clémence et de générosité envers les peuples; ainsi encore, nous ne +nous sommes pas vantés de <em>détester</em> les traités que nous jugions +nécessaire de maintenir et de respecter, estimant que ce n'était +peut-être pas la meilleure manière d'en conseiller le respect et +d'en assurer le maintien; mais, à cela près, nous sommes d'accord; +les bons conseils que vous nous avez donnés, nous les avons suivis +d'avance; ce que vous avez dit, nous l'avons déjà fait<a id="footnotetag506" name="footnotetag506"></a><a href="#footnote506" title="Go to footnote 506"><span class="smaller">[506]</span></a>.» M. +Thiers se sentit pris au <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> piège, et, contrairement à son +habitude, il ne répliqua pas. Ses mouvements d'épaule et la moue +de son visage trahissaient assez clairement sa contrariété. À son +défaut, M. Odilon Barrot vint déclamer furieusement contre les +traités de 1815, qui, disait-il, n'existaient plus en droit, s'ils +existaient encore en fait. Cela n'était pas pour rendre moins fausse +la situation de M. Thiers, ni pour atténuer le succès de M. Guizot; +aussi se trouva-t-il une grande majorité pour approuver la politique +italienne du ministère.</p> + +<p>M. Thiers voulut prendre sa revanche dans la discussion des affaires +de Suisse. La question lui paraissant diplomatiquement close, il crut +les hardiesses de langage moins compromettantes et visa à se faire +pardonner par la gauche sa réserve dans le débat sur l'Italie. Tout +d'abord, il marqua qu'il voyait, dans ce qui s'était passé en Suisse, +la lutte de la révolution et de la contre-révolution; la France ne +pouvait, à son avis, prendre parti contre la première sans trahir +son principe et sacrifier son intérêt. Suivait un long récit où, +avec une habileté perfide, les faits étaient toujours présentés à +l'honneur des radicaux. L'orateur «applaudissait» sans réserve «à la +grande force déployée par la diète contre le Sonderbund», et accusait +le gouvernement du roi Louis-Philippe de «s'être conduit comme eût +pu le faire Charles X». Puis, faisant allusion aux négociations +qui se continuaient avec les puissances <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> continentales, il +s'efforçait de soulever l'opinion en lui montrant une perspective +d'intervention armée. «À la face de la France et de l'Europe», il +défiait solennellement le ministère d'oser demander à la Chambre «un +homme et un écu pour envoyer une armée en Suisse». Il ajoutait que, +si on ne voulait pas l'intervention, la politique suivie conduisait +à une issue ridicule. «Vous êtes coupable, en Suisse, concluait-il, +ou des plus mauvais sentiments, ou d'une imprévoyance impardonnable, +et peut-être des deux torts à la fois.» Jamais la parole de M. Thiers +n'avait été plus pressante, plus saisissante; jamais il n'avait eu +plus de verve et d'éclat; mais jamais aussi il ne s'était montré +plus audacieusement révolutionnaire. «On dit, s'écriait-il, que +les hommes qui viennent de triompher en Suisse sont radicaux, et +on croit avoir tout dit en les accusant de radicalisme. Je ne suis +pas radical, messieurs, les radicaux le savent bien, et il suffit +de lire leurs journaux pour s'en convaincre. Mais entendez bien mon +sentiment. Je suis du parti de la révolution, tant en France qu'en +Europe; je souhaite que le gouvernement de la révolution reste dans +la main des hommes modérés; je ferai tout ce que je pourrai pour +qu'il continue à y être; mais, quand ce gouvernement passera dans la +main d'hommes qui sont moins modérés que moi et mes amis, dans la +main d'hommes ardents, fussent les radicaux, je n'abandonnerai pas ma +cause pour ce motif: je serai toujours du parti de la révolution.» À +cette déclaration que l'orateur, le bras étendu, la tête haute, avait +faite avec une énergie voulue, la gauche, surprise et ravie, répondit +par des bravos frénétiques, auxquels les rédacteurs du <cite>National</cite> +s'associèrent ouvertement du haut de la tribune des journalistes. +Trois fois M. Thiers voulut reprendre son discours, trois fois les +acclamations réitérées l'en empêchèrent. L'impression ne fut pas +moins vive de l'autre côté de la Chambre: seulement c'était de la +colère, de l'indignation. Les conservateurs voyaient plus clairement +encore qu'ils ne l'avaient vu dans le passé, ce qu'ils auraient à +craindre d'un retour de M. Thiers au ministère. Ces sentiments se +manifestaient <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> même chez quelques-uns de ceux qu'on pouvait +croire avoir partie liée avec l'opposition. De ce nombre était M. +Molé: alors fort prononcé contre M. Guizot dont il se flattait de +recueillir la succession, il avait négocié d'avance avec la gauche +la composition de son futur cabinet; depuis le commencement de la +discussion de l'adresse, il assistait à toutes les séances de la +Chambre des députés, dans l'attente visible de l'événement qui lui +ouvrirait l'accès du pouvoir, et ne cachait nullement son intimité +avec les opposants les plus animés; néanmoins, après le discours +de M. Thiers sur les affaires de Suisse, il ne put contenir son +irritation; il allait répétant partout dans les couloirs: «Ce sont +d'odieux sophismes!»</p> + +<p>M. Guizot eût désiré répondre immédiatement; mais brisé par la +fatigue des débats antérieurs, souffrant en outre d'un violent accès +de grippe, il se trouvait physiquement hors d'état de le faire. Le +lendemain, bien que très faible encore, il voulut parler quand même. +Son discours se ressentit de l'état de sa santé; il parut languissant +et terne, surtout après celui de M. Thiers. Le président du conseil +n'en parvint pas moins à faire la lumière, et sur le droit des +puissances à regarder aux affaires intérieures de la Suisse, et sur +la justice de la cause du Sonderbund, et sur l'iniquité des radicaux. +Ce qui fit le plus d'effet fut la citation de plusieurs dépêches +que M. Thiers lui-même avait écrites en 1836, et dans lesquelles +il gourmandait et menaçait les radicaux suisses beaucoup plus +rudement que ne l'avait fait depuis le ministère conservateur<a id="footnotetag507" name="footnotetag507"></a><a href="#footnote507" title="Go to footnote 507"><span class="smaller">[507]</span></a>. +La contradiction entre le langage de ces dépêches et celui que le +même homme d'État venait de tenir à la tribune était telle, qu'elle +provoqua, de la part de la majorité, pendant la lecture des pièces, +une succession presque ininterrompue de rires et d'exclamations. +Avec son impatience accoutumée, M. Thiers demanda à s'expliquer +immédiatement et ne fit que s'enferrer davantage. Explicite sur +le passé, M. Guizot fut réservé sur l'avenir <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> connaissant +les préjugés répandus jusque dans une partie des conservateurs, +il n'osait pas trop dévoiler son intention de continuer, dans les +affaires suisses, l'entente avec les puissances continentales. Au +moment du vote, pressé de nouveau sur ce point par M. Thiers, il +déclara, à deux reprises, pour éviter de s'expliquer, que le projet +d'adresse, tel qu'il était rédigé, impliquait seulement approbation +de ce qui avait été fait jusqu'alors. «La Chambre, ajoutait-il, reste +parfaitement libre dans son jugement sur ce qui pourra se faire; +il n'y a pas un mot qui enchaîne l'avenir et qui le préjuge, ni +pour le gouvernement, ni pour la Chambre.» Sur cette déclaration, +l'amendement de l'opposition fut repoussé par 206 voix contre 126.</p> + +<p>Dans la question suisse comme dans la question italienne, M. Guizot +avait donc eu pour lui une majorité considérable. Néanmoins, +n'était-ce pas une attitude assez inusitée de la part d'un ministère, +que cette façon de limiter au passé l'approbation demandée? Cela seul +ne montrait-il pas quelles difficultés rencontrait, dans l'état de +l'opinion, la politique, pourtant alors très justifiée, qui tendait +à se rapprocher des puissances continentales et à profiter du besoin +que celles-ci avaient de se mettre derrière la France? On en vient à +se demander si M. Guizot eût pu jamais triompher de préventions si +fortes, et s'il n'eût pas nécessairement succombé le jour où il lui +aurait fallu faire accepter du pays quelque démarche manifestant ce +rapprochement. Étrange et inintelligente contradiction de ce public +qui attendait de son gouvernement qu'il lui assurât, en Europe, +toutes les satisfactions de la prépondérance, si ce n'était même +les profits de la conquête, et qui, par une sorte de sentimentalité +révolutionnaire, répugnait à la liberté d'alliances qui était la +condition première d'une telle politique!</p> + +<p>Il y avait déjà treize séances que l'opposition s'acharnait contre +M. Guizot. Elle ne pouvait se vanter de l'avoir une seule fois +battu; mais, en voyant la faiblesse relative de son discours sur +la Suisse, elle se flattait qu'il était physiquement <span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> hors +de combat; elle croyait avoir brisé sinon son courage, du moins +sa voix. Ses journaux le déclaraient usé, fini: M. Guizot aphone, +c'était Samson dépouillé de sa chevelure. «Tout le monde a pu se +convaincre, disait une feuille de ce parti, que sa voix compte pour +une grosse moitié dans son éloquence.» Ce peu généreux espoir devait +être de courte durée. Dès la séance suivante<a id="footnotetag508" name="footnotetag508"></a><a href="#footnote508" title="Go to footnote 508"><span class="smaller">[508]</span></a>, un député de la +gauche, M. Lherbette, ayant débité une diatribe contre la nomination +du duc d'Aumale au gouvernement de l'Algérie, M. Guizot n'y peut +tenir, et, malgré sa souffrance, il prend la parole. Il ne la garde +qu'une demi-heure, mais c'est assez pour y déployer, avec un éclat +extraordinaire, les qualités même qu'on avait pu croire voilées lors +de son précédent discours; on ne saurait imaginer parole plus serrée, +plus nerveuse, plus vibrante. De M. Lherbette et de ses sottises, il +n'est plus trace; tout a été broyé. Avec cela, d'admirables accents +pour exprimer la fierté de l'homme et la loyauté du royaliste. Le +geste, l'allure, semblent avoir quelque chose d'inspiré. Ajoutez la +pâleur de ce visage altéré, ce regard où brûle la fièvre, cette voix +sombre, d'abord incertaine, mais bientôt subjuguée par une volonté +maîtresse. L'assemblée, qui ne s'attendait à rien de pareil, en est +toute saisie. Tandis que la majorité, soulevée de ses bancs, éclate +en applaudissements, la gauche demeure stupide et anéantie, en voyant +se dresser, si grand et si terrible, l'orateur qu'elle croyait +terrassé; elle ne songe pas à l'interrompre et semble presque sur le +point d'être entraînée dans l'enthousiasme général. Au sortir de la +séance, chacun disait que M. Guizot n'avait jamais eu un plus beau +triomphe oratoire<a id="footnotetag509" name="footnotetag509"></a><a href="#footnote509" title="Go to footnote 509"><span class="smaller">[509]</span></a>. Qui donc aurait pu se douter que c'était le +dernier?</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> VIII</h4> + +<p>En somme, jusqu'à ce jour, le ministère a fait assez bonne figure +dans la bataille, et le duc de Broglie pouvait écrire à son fils, +le 7 février 1848: «Les choses marchent ici laborieusement, +mais glorieusement. La majorité est solide<a id="footnotetag510" name="footnotetag510"></a><a href="#footnote510" title="Go to footnote 510"><span class="smaller">[510]</span></a>.» Toutefois, on +n'avait pas encore abordé la question la plus brûlante et la plus +périlleuse, celle des banquets et de la réforme. Sur ce point, le +projet d'adresse faisait docilement écho au discours du trône; il +parlait des «agitations que soulevaient des passions <em>ennemies</em> ou +des entraînements <em>aveugles</em>», et se bornait à des généralités sur +l'ordre social et les libertés publiques, sans un mot qui donnât +pour l'avenir une espérance de réforme. Était-ce répondre au vrai +sentiment des conservateurs? Plus que jamais, on pouvait discerner, +chez un certain nombre d'entre eux, une sorte d'hésitation inquiète, +le sentiment qu'il «fallait faire quelque chose». Dans la lettre +même que je viens de citer, après avoir constaté la «solidité» de la +majorité, le duc de Broglie ajoutait: «Elle n'est ébranlable que par +un point: le désir d'un petit bout de réforme pour satisfaire aux +engagements pris avec les collèges électoraux et apaiser l'opinion +publique, qui est fort gâtée par les banquets et par la mauvaise +année que nous venons de passer.»</p> + +<p>Ce besoin de voir «faire quelque chose» ne se manifestait pas +seulement chez les conservateurs «progressistes», plus ou moins +détachés du cabinet, mais chez les ministériels les plus dévoués. +J'ai déjà eu occasion de parler de l'article que M. de Morny avait +publié dans la <cite>Revue des Deux Mondes</cite> du 1<sup>er</sup> janvier 1848<a id="footnotetag511" name="footnotetag511"></a><a href="#footnote511" title="Go to footnote 511"><span class="smaller">[511]</span></a>. +Dans cet article, tout en se défendant d'être un «progressiste» +ou un «dissident», il déclarait que la réforme parlementaire +était «l'objet d'un vœu presque unanime»; <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> sans doute, +disait-il, cette concession aura «moins bonne mine» après les +banquets qu'elle n'aurait eu au commencement de 1847; mais «vouloir +introduire l'amour-propre dans ces situations, c'est refuser au +pays sa participation et son influence; un gouvernement ne doit +pas résister par pique». M. de Morny ne se contenta pas de faire +connaître ainsi son sentiment au public; il vint trouver M. Guizot, +qui faisait cas de son esprit et de son courage. «Prenez-y garde, +dit-il au président du conseil, je ne prétends pas que ce mouvement +soit bon, mais il est réel; il faut lui donner quelque satisfaction. +Dans quelle mesure? Je ne sais pas; mais il y a quelque concession +à faire. Plusieurs de nos amis le pensent sans vous le dire. Si +vous ne vous y prêtez pas, on hésitera, on se divisera.—Vous me +connaissez assez, répondit M. Guizot, pour ne pas supposer qu'à les +considérer en elles-mêmes, j'attache aux réformes dont on parle une +importance capitale; quelques électeurs de plus dans les collèges et +quelques fonctionnaires de moins dans la Chambre ne bouleverseraient +pas l'État. Je ne me fais pas non plus illusion sur la situation +du cabinet; il dure depuis bien longtemps; les assiégeants sont +impatients; et, parmi nos amis assiégés avec nous, quelques-uns +sont las et voudraient bien un peu de repos. S'il ne s'agissait que +de cela, ce serait facile à arranger. Mais ne vous y trompez pas: +l'affaire n'est plus dans la Chambre; on l'en a fait sortir; elle +a passé dans ce monde du dehors, illimité, obscur, bouillonnant, +que les brouillons et les badauds appellent le peuple...—Je le +sais bien, reprit M. de Morny, et c'est à cause de cela que je suis +inquiet; si ce mouvement continue, si on va où il pousse, nous +arriverons je ne sais où, à quelque catastrophe; il faut l'arrêter à +tout prix, et on ne le peut que par quelque concession.—Retirez donc +la question, dit M. Guizot, des mains qui la tiennent aujourd'hui; +qu'elle rentre dans la Chambre; que la majorité fasse un pas dans +le sens des concessions indiquées; si petite qu'elle soit, je vous +réponds qu'elle sera comprise et que vous aurez un nouveau cabinet +qui fera ce que vous croyez nécessaire.—C'est aisé à dire, répondit +M. de <span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> Morny, mais ce sera là bien autre chose que la +retraite du cabinet; ce sera la défaite, la désorganisation plus ou +moins profonde, plus ou moins longue, du parti conservateur. Qui +sait ce qui en résulterait? Et qui voudra se faire l'instrument d'un +tel coup?—Je vous comprends, répliqua le président du conseil, +mais, à coup sûr, vous comprenez aussi que ce n'est pas moi qui me +chargerai de cette œuvre. Qu'une majorité nouvelle en décide. Si +la question rentre dans la Chambre, c'est au groupe réformiste qu'il +appartient de la vider<a id="footnotetag512" name="footnotetag512"></a><a href="#footnote512" title="Go to footnote 512"><span class="smaller">[512]</span></a>.» Ce ne fut pas le seul avis donné alors +à M. Guizot, des dispositions de la majorité. Vers cette époque +(probablement dans les premiers jours de février), un groupe assez +nombreux de députés conservateurs déléguait, après délibération, +deux des leurs, MM. de Goulard et d'Angeville, auprès du président +du conseil, afin d'appeler son attention sur la nécessité de la +réforme parlementaire; ces délégués devaient en outre toucher une +question plus délicate, celle du remplacement de M. Hébert, jugé trop +provocant, et de l'éloignement de M. Génie, compromis par l'«affaire +Petit». M. Guizot reconnut qu'il y avait quelque chose à faire sur +les incompatibilités, mais que cela devait être l'œuvre du parti +conservateur, accomplie à son heure et non sous l'injonction de +l'opposition; il défendit dans M. Hébert son collègue le plus dévoué; +tout au plus parut-il résigné à se séparer de M. Génie<a id="footnotetag513" name="footnotetag513"></a><a href="#footnote513" title="Go to footnote 513"><span class="smaller">[513]</span></a>.</p> + +<p>De ces diverses démarches, il résultait clairement que la politique +de résistance était à bout. Comme l'a écrit le duc de Broglie: +<span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> «La majorité de la majorité était plus d'à moitié vaincue +ou convaincue.» Encore un peu de patience, et l'opposition, obtenait +sûrement sa réforme. C'est le moment qu'elle choisit pour sortir de +cette enceinte parlementaire, où elle touche à la victoire, et pour +faire de nouveau appel à l'agitation extérieure qui ne doit profiter +qu'aux révolutionnaires. On ne saurait comprendre comment elle y a +été amenée, sans revenir de quelques jours en arrière.</p> + +<p>Aussitôt la session ouverte, les chefs du centre gauche et de la +gauche modérée avaient déclaré que, ne jugeant pas convenable +d'opposer une tribune populaire à celle du Parlement, ils ne +consentiraient plus désormais à assister à des banquets. Ils +n'étaient d'ailleurs pas fâchés d'avoir une raison d'interrompre +une campagne où ils se sentaient débordés. Dans les premiers jours +de janvier, l'idée s'étant présentée à quelques personnes qu'une +agitation commencée à Paris devait se clore dans la même ville, +il avait été question de faire deux banquets, l'un dans le 2<sup>e</sup> +arrondissement, l'autre dans le 12<sup>e</sup>. Invités à y prendre part, +MM. Odilon Barrot, Duvergier de Hauranne et leurs amis, fidèles à +leur résolution, répondirent par un refus formel et invitèrent les +organisateurs à ajourner leur projet. Ceux du 2<sup>e</sup> arrondissement y +consentirent sans difficulté. Ceux du 12<sup>e</sup> (c'était le quartier du +Panthéon) persistèrent. Ils formèrent un comité où ils appelèrent +plusieurs députés radicaux, MM. Marie, Crémieux, Garnier-Pagès, +Boissel, et un républicain du Comité central, M. Pagnerre. Puis, +ayant fixé le jour de leur banquet au 19 janvier, ils en donnèrent +avis au commissaire de police. Le gouvernement était résolu à ne +plus user envers les banquets d'une tolérance que beaucoup de +conservateurs lui avaient reprochée. Le préfet de police répondit +donc, le 14 janvier, par un refus d'autorisation, et annonça qu'il +s'opposerait à la réunion<a id="footnotetag514" name="footnotetag514"></a><a href="#footnote514" title="Go to footnote 514"><span class="smaller">[514]</span></a>. Le comité, tout en retardant +l'exécution de son <span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> projet, répliqua que «le préfet avait +confondu une déclaration pure et simple du lieu et du jour du +banquet, avec la demande d'une autorisation qu'on n'avait ni à +solliciter, ni à refuser», et il déclara «regarder la sommation +de M. le préfet comme un acte de pur arbitraire et de nul effet». +Interrogé, le 18 janvier, à la Chambre des pairs par M. d'Alton-Shée, +M. Duchâtel dit que le préfet avait agi par ses ordres; il ajouta +que, conformément à de nombreux précédents, il se tenait pour investi +par les lois générales de police, et notamment par la loi de 1790, du +droit d'interdire les banquets et autres réunions publiques, quand il +croyait que l'ordre était menacé.</p> + +<p>L'attitude prise par le gouvernement n'était pas faite pour beaucoup +surprendre. Depuis quelque temps déjà, les ministres n'avaient pas +fait mystère de leur volonté de ne plus tolérer de banquets. Quant +au droit d'interdiction, on n'ignorait pas qu'il avait été souvent +exercé, et que, notamment, sous le ministère du 1<sup>er</sup> mars, M. de +Rémusat en avait usé contre un des banquets réformistes d'alors<a id="footnotetag515" name="footnotetag515"></a><a href="#footnote515" title="Go to footnote 515"><span class="smaller">[515]</span></a>. +Sans doute, un tel régime n'avait rien de commun avec la liberté de +réunion; mais ne savait-on pas que, sur ce point, comme en matière +d'association, notre législation et nos mœurs publiques étaient +encore fort timides? L'opposition affecta cependant de se trouver en +face d'une prétention exorbitante et d'un attentat imprévu contre +lesquels il était de l'honneur de tous les amis de la liberté de +lutter hautement. Entraînés ou intimidés, M. Odilon Barrot et ses +amis parurent croire que cet incident changeait complètement la +situation et leur imposait des devoirs nouveaux. Quand donc les +délégués radicaux du 12<sup>e</sup> arrondissement, l'arrêté du préfet de +police et le discours de M. Duchâtel à la main, vinrent leur demander +s'ils persistaient dans leur refus de prendre part au banquet, ils +déclarèrent que non, et promirent leur concours pour la résistance +légale projetée; ils demandèrent seulement et obtinrent que le +banquet fût remis après la discussion de l'adresse, et qu'on leur +laissât le soin d'en <span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> fixer la date. Ces monarchistes ne +paraissent pas s'être demandé, un seul instant, jusqu'où pouvait les +conduire le conflit qu'ils retiraient du Parlement pour le porter +dans les rues de Paris, à un moment déjà si troublé et en compagnie +si ouvertement révolutionnaire. Pouvaient-ils mieux justifier +le reproche d'«aveuglement» que leur adressait le discours du +trône, et dont ils se montraient tant indignés? Loin de manifester +quelque hésitation à s'engager dans cette voie, ils ne paraissaient +préoccupés que de le faire avec plus d'éclat et d'une façon plus +irrévocable. Afin de se couper toute retraite, ils convinrent entre +eux que M. Duvergier de Hauranne, inscrit pour parler le premier sur +le dernier paragraphe de l'adresse, annoncerait solennellement sa +détermination d'assister au banquet du 12<sup>e</sup> arrondissement malgré +l'interdiction ministérielle, et que l'opposition s'associerait à ce +défi par ses acclamations.</p> + +<p>Le programme fut exécuté. Le 7 février, aussitôt la discussion +ouverte sur la question des banquets et de la réforme, M. Duvergier +de Hauranne parut à la tribune. Après avoir déclaré qu'il s'adressait +au pays, non à la Chambre, il ajouta: «Je tiens, quant à moi, les +réunions politiques pour légales, pour libres, et, je le déclare +hautement, je suis tout prêt à m'associer à ceux qui, par un acte +éclatant de résistance légale, voudront prouver jusqu'à quel point, +cinquante-huit ans après notre première révolution, les droits des +citoyens peuvent être confisqués par un arrêté de police.» Comme il +était convenu, les membres de la gauche s'écrièrent: «Nous aussi, +tous!» M. Duvergier de Hauranne recommença ensuite son réquisitoire +habituel contre le gouvernement et fit l'apologie des banquets. Pour +justifier les dynastiques d'y avoir donné la main aux radicaux, +il crut suffisant d'évoquer le souvenir de la coalition de 1839. +Il toucha, en passant, l'exclusion du toast au Roi. «Lorsqu'on a +l'imprudence, disait-il, de faire du Roi un chef de parti et de le +faire parler comme tel, on n'a pas le droit de s'étonner d'un tel +silence. On a dit avec raison que le silence des peuples est la leçon +des rois; faites donc votre profit de celui qui a été gardé dans +quelques banquets, mais <span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> n'en faites pas un grief contre +nous.» Puis, se tournant vers les ministres: «Vous nous accusez, +s'écria-t-il, d'être mus par des passions haineuses ou aveugles! nous +vous accusons, nous, de fonder sur des passions, basses et cupides +tout l'espoir de votre domination... Je l'ai dit et je le répète, +nous serions indignes de la liberté, si, forts du droit que nous +donne la constitution, nous allions reculer lâchement devant un ukase +ministériel.»</p> + +<p>Commencée sur ce ton, la discussion générale sur le paragraphe se +prolongea pendant trois séances<a id="footnotetag516" name="footnotetag516"></a><a href="#footnote516" title="Go to footnote 516"><span class="smaller">[516]</span></a>. Toujours même thèse chez les +orateurs de l'opposition. Ils refusaient à la majorité le droit de +blâmer les banquets dans le passé et de les interdire dans l'avenir, +renouvelaient le défi de M. Duvergier de Hauranne, le tout accompagné +de déclamations contre la corruption et le pouvoir personnel, +d'attaques plus ou moins voilées contre le Roi. C'était chez eux +comme un mot d'ordre d'évoquer le souvenir de Charles X. «Ne résistez +pas, disaient-ils; autrement ce ne serait plus seulement une réforme, +ce serait une révolution!» Cette révolution, ils n'y croyaient pas, +et la plupart d'entre eux étaient sincères quand ils protestaient +n'en pas vouloir; mais cela leur paraissait un procédé oratoire +propre à intimider la majorité. Ils ne se faisaient aucun scrupule de +mettre ainsi publiquement en doute la solidité et la durée du régime, +de réhabituer les esprits à voir dans les violences de la rue la +revanche des défaites parlementaires; et ils ne se demandaient pas +ce qu'un tel langage, tenu à la tribune nationale par des hommes se +disant monarchistes, produisait de trouble et d'ébranlement dans la +masse de la nation, d'encouragement chez les révolutionnaires.</p> + +<p>Du côté du ministère, la lutte fut principalement soutenue par M. +Duchâtel et par M. Hébert, chacun avec son tempérament particulier. +M. Duchâtel, alors dans la plénitude de son talent, fut très net +et très ferme, mais de ton modéré, sans violence, quoique parfois +non sans malice, affectant de montrer <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> plus de bon sens et +de raison que de passion. Il commença par établir juridiquement le +droit du gouvernement et par rappeler les précédents, notamment celui +de 1840, alors que l'un de ses principaux contradicteurs, M. de +Malleville, était sous-secrétaire d'État au ministère de l'intérieur. +Quant au conflit dont on le menaçait dans la rue, il tâchait +prudemment de le faire tourner en controverse judiciaire. «Je crois, +disait-il, que ceux qui, tout à l'heure, comme on l'a déjà fait hier, +adressaient au gouvernement un défi,—défi auquel je ne répondrai pas +par un défi pareil, car je ne veux pas envenimer la question,—je +crois que ceux qui ont adressé ce défi feraient beaucoup mieux de +porter la question devant les tribunaux, que de s'exposer contre leur +gré à provoquer un désordre que je n'hésite pas à dire certain, par +une résistance matérielle aux prescriptions de l'autorité agissant +en vertu de ses droits... Mais je n'hésite pas à dire que, si l'on +croit que le gouvernement, accomplissant son devoir, cédera devant +des manifestations, quelles qu'elles soient, non, il ne cédera pas.» +Et comme la gauche éclatait en clameurs, prétendant que Charles X +ou Ferdinand de Naples n'auraient pas tenu un autre langage, le +ministre, sans se troubler ni s'échauffer, répondait tranquillement +qu'il avait seulement voulu faire bien connaître la résolution où le +gouvernement était de ne pas changer d'avis. Puis, à la fin, sans +hausser la voix et, en quelque sorte, de bonne amitié, il demandait +aux banqueteurs ce qu'on aurait pu leur dire de plus doux que de les +appeler «aveugles». «Nous nous abonnerions parfaitement, ajoutait-il, +à ne subir jamais d'autres qualifications.»</p> + +<p>Courageux, hardi, M. Hébert était un discuteur puissant, mais +avec je ne sais quoi d'implacable, de cassant et d'irritant dans +l'argumentation; il allait volontiers jusqu'au bout de toutes ses +thèses, ne craignant ni de porter ni de recevoir les coups. Tandis +que M. Duchâtel s'était borné à revendiquer pour le gouvernement le +droit d'empêcher par mesure de police les réunions dangereuses, M. +Hébert nia d'une façon absolue le droit même de réunion. Aux défis +de l'opposition, il répondit en <span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> exprimant dédaigneusement le +doute qu'elle osât les tenir, et il rappela que, lors de la loi de +1834 contre les associations, il y avait eu également des serments +de désobéir, et que les auteurs de ces serments étaient devenus, +l'un pair de France, l'autre député de la majorité conservatrice. +C'était provoquer naturellement la gauche à renouveler ses menaces. +Elle n'y manqua pas. Sur tous les bancs, l'excitation était extrême. +À un moment, M. Odilon Barrot se lève, et, le bras tendu, d'une voix +fatidique, il jette au ministre cette apostrophe: «M. de Polignac et +M. de Peyronnet n'ont jamais parlé ainsi!» Acclamations enthousiastes +de la gauche; exclamations indignées du centre. «Je proteste contre +ces accusations, répond M. Hébert; et loin qu'elles arrêtent mon +courage, loin qu'elles me fassent reculer, elles me démontrent de +plus en plus que j'ai eu raison, que j'ai montré la vérité, que +j'ai touché la plaie. Cette plaie, il n'y a que le maintien juste +et persévérant des lois, malgré ceux qui veulent s'en écarter, qui +pourra la guérir.» «Nous acceptons la menace! Nous n'en avons pas +peur!» crie-t-on de toutes parts à gauche. Les députés sont debout, +poussant des clameurs, trépignant, se montrant le poing. Le ministre, +la tête haute, les bras croisés, pâle, mais résolu, regarde fixement +M. Odilon Barrot. Le président agite sa sonnette, sans pouvoir +dominer un tumulte qui menace de dégénérer en pugilat, et il se voit +réduit à lever la séance.</p> + +<p>Le soir même, M. Duchâtel écrivait à M. Guizot: «L'effet de la séance +n'est pas très favorable. Hébert a été trop absolu à la fin. C'est +le sentiment de tous ceux que j'ai vus. Il faut calmer la Chambre. +Nous allons droit à une émeute, pour laquelle j'ai, du reste, toutes +mes mesures prises.» Le <cite>National</cite>, de son côté, saluait avec joie, +«dans cette agitation, dans ces incidents, dans cette véhémence des +apostrophes, dans ces échanges de colère», le «prologue» d'un «autre +drame bien plus palpitant et plus réel». En effet, ces violences ne +pouvaient pas ne pas avoir leur contre-coup dans le pays. À vrai +dire, elles produisaient moins encore d'excitation que de malaise +et d'inquiétude. Mais ce n'était pas de quoi se rassurer; <span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> +un tel état d'esprit est souvent le préliminaire des paniques et +des débandades. Chez plus d'un contemporain, on discernait alors +l'impression vague que «tout cela pourrait bien finir d'une façon +brutale<a id="footnotetag517" name="footnotetag517"></a><a href="#footnote517" title="Go to footnote 517"><span class="smaller">[517]</span></a>». Seul le Roi gardait son entière sécurité. «Tous ces +gens-là, disait-il à son entourage, sont des fiers-à-bras qui veulent +intimider le gouvernement; ils crient, ils s'enivrent de l'encens +que leurs propres journaux leur mettent sous le nez. Mais, quand ils +verront qu'ils n'intimident personne, ils se calmeront<a id="footnotetag518" name="footnotetag518"></a><a href="#footnote518" title="Go to footnote 518"><span class="smaller">[518]</span></a>.»</p> + +<p>Le moment était venu, pour la Chambre, de conclure et de voter. +Elle se trouvait en présence de divers amendements, tous présentés +par des conservateurs dissidents. La discussion se ralluma à propos +de chacun d'eux et se prolongea encore, avec un acharnement inouï, +pendant trois longues séances<a id="footnotetag519" name="footnotetag519"></a><a href="#footnote519" title="Go to footnote 519"><span class="smaller">[519]</span></a>. Le premier de ces amendements, +celui de M. Darblay, faisait deux parts des banquets, condamnant les +uns comme factieux, absolvant les autres comme constitutionnels. +Repoussé également par M. Odilon Barrot et par M. Duchâtel, il ne +se trouvait convenir à personne. Ce n'en fut pas moins l'occasion +d'un débat violent. M. Guizot y intervint en quelques mots, avec le +désir visible de corriger ce que la parole de M. Hébert avait eu +de maladroitement provocant. Mais les esprits étaient trop montés +pour que cette tentative pût avoir un heureux effet. Le président du +conseil n'aboutit qu'à faire parler M. Thiers, qui prit hautement +et vivement parti pour les banquets. De là de nouvelles scènes de +tumulte au milieu desquelles l'amendement, mis aux voix, ne réunit +que deux suffrages.</p> + +<p>Le jour suivant, ce fut le tour d'un amendement de M. Desmousseaux +de Givré, qui se bornait à supprimer du projet d'adresse le +double reproche d'<em>aveuglement</em> et d'<em>hostilité</em>. De nombreux +orateurs l'appuyèrent. M. de Lamartine s'écria d'un ton menaçant: +«Souvenez-vous du Jeu de paume! Le Jeu de <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> paume, Messieurs, +c'est un lieu de réunion fermé par l'autorité, rouvert par la +nation.» MM. de Rémusat et Dufaure, plus habiles, reprochèrent à +la politique ministérielle d'être une politique irréconciliable +et de rendre impossible toute transaction. MM. de Morny, Vitet, +Duchâtel répondirent, avec la préoccupation de ne pas se montrer +agressifs. Un premier vote par assis et levé fut déclaré douteux; on +procéda alors à l'appel nominal, au milieu d'une grande émotion; le +scrutin donna 185 voix pour l'amendement, 228 contre. Le ministère +l'emportait encore; mais, de 80 voix, sa majorité était tombée à 43. +Immédiatement après, le paragraphe de la commission fut adopté par +223 voix contre 18; la gauche s'était abstenue, dans l'espérance de +rendre le vote nul.</p> + +<p>Tout n'était pas fini. Un dernier défilé restait à franchir, et +ce n'était pas le moins difficile. On savait en effet, depuis +quelques jours, qu'un député récemment élu, riche manufacturier, +conservateur notoire, bien vu à la cour, M. Sallandrouze, proposait +un paragraphe additionnel où, sans rien retrancher du blâme infligé +aux banquets, il exprimait le vœu que le gouvernement prît +l'initiative de «réformes sages et modérées», notamment de la +«réforme parlementaire». Quelle conduite le ministère devait-il tenir +en face de cette proposition? M. Guizot, on le sait, n'avait pas +personnellement d'objection absolue contre la réforme demandée. Il +n'ignorait pas que cet amendement répondait au sentiment vrai d'une +partie de ses amis; les démarches de M. de Goulard et de M. de Morny +ne pouvaient lui laisser sur ce point aucun doute. Il n'ignorait +pas non plus que la majorité était ébranlée; le dernier vote le lui +avait prouvé. Mais, d'autre part, il se demandait si, après une si +longue résistance, et devant une pareille attaque, il pouvait céder +sans se diminuer. Et puis, pour certains conservateurs qui désiraient +la réforme parlementaire, il en était d'autres qui auraient regardé +toute concession comme une sorte de trahison; ne pouvait-il pas +se croire, envers ces derniers, des devoirs particulièrement +étroits? Était-ce à lui de désorganiser l'armée qu'il avait eu +tant de <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> peine à former? Enfin, il lui fallait compter avec +le Roi, plus décidé que jamais à tout refuser. On racontait que +Louis-Philippe s'était borné à répondre à M. Sallandrouze qui lui +démontrait les avantages de son amendement: «Monsieur Sallandrouze, +vendez-vous bien vos tapis?» De quelque côté qu'on l'envisageât, +la situation était fort embarrassante pour M. Guizot. Céder, +malgré le Roi, ne lui paraissait pas être dans son rôle. Résister +absolument comme l'aurait voulu le Roi, c'était s'exposer à un +échec. Cette dernière perspective, à la vérité, ne déplaisait pas +à certains conservateurs, qui, jugeant l'heure venue de passer la +main à d'autres ministres, voyaient là un moyen de mettre fin à une +tension devenue périlleuse. Tel était notamment le sentiment de M. +Duchâtel. Mais d'autres amis du ministère, dont était le duc de +Broglie, estimaient que, dans l'état de l'Europe, il ne devait pas +aller au-devant d'une chute qui bouleverserait toute notre politique +étrangère et mettrait peut-être la paix en péril<a id="footnotetag520" name="footnotetag520"></a><a href="#footnote520" title="Go to footnote 520"><span class="smaller">[520]</span></a>. Un tel +argument était fait pour agir sur M. Guizot. Il décida donc, après +délibération, de tenir un langage moins absolu que dans le passé, et +il se proposa cette tâche peu aisée de donner quelque satisfaction ou +du moins quelque espérance aux conservateurs désireux d'une réforme, +sans cependant prendre l'engagement refusé par le Roi.</p> + +<p>Le 12 février, au moment où s'ouvrit la discussion sur l'amendement +de M. Sallandrouze, la Chambre ignorait à quel parti s'était arrêté +le gouvernement. Aussi l'anxiété était-elle grande. Le débat fut +d'abord concentré entre conservateurs; la gauche jugeait plus prudent +de se tenir à l'écart. MM. Sallandrouze et Clappier soutinrent +l'amendement, mais en protestant de leurs bons sentiments à l'égard +du cabinet. MM. de Goulard et de Morny le combattirent, mais en se +prononçant pour la réforme parlementaire. M. Guizot fit ensuite sa +déclaration. <span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> «Après ce qui s'est passé naguère dans le pays, +dit-il, en présence de ce qui se passe en Europe, toute innovation du +genre de celle qu'on vous indique et qui aboutirait nécessairement +à la dissolution serait, à notre avis, au dedans une faiblesse, au +dehors une grande imprudence... Le ministère croirait manquer à +tous ses devoirs en s'y prêtant. Il croirait également manquer à ses +devoirs, s'il prenait aujourd'hui, à cette tribune et pour l'avenir, +un engagement. En pareille matière, Messieurs, promettre, c'est plus +que faire; car, en promettant, on détruit ce qui est et on ne le +remplace pas. Un gouvernement sensé peut et doit quelquefois faire +des réformes, il ne les proclame pas d'avance; quand il en croit le +moment venu, il agit; jusque-là, il se tait. Je pourrais dire plus; +je pourrais dire, en m'autorisant des plus illustres exemples, que +jusque-là il les combat; plusieurs des grandes réformes qui ont +été opérées en Angleterre l'ont été par des hommes qui les avaient +combattues jusqu'au moment où ils ont cru devoir les accomplir. En +même temps que je dis cela, le ministère ne méconnaît pas l'état des +esprits, ni dans le pays, ni dans la Chambre; il ne le méconnaît pas +et il en tient compte. Il reconnaît que ces questions doivent être +examinées à fond et vidées dans le cours de cette législature. Ce +que vous me demandez en ce moment, dans votre pensée, c'est ce que +fera le ministère, le jour où viendra définitivement cette question... +Voici ma réponse. Le maintien de l'unité du parti conservateur, +le maintien de la politique conservatrice et de sa force, voilà ce +qui sera l'idée fixe et la règle de conduite du cabinet... Il fera +de sincères efforts pour maintenir, pour rétablir, si vous voulez, +sur cette question, l'unité du parti conservateur, pour que ce soit +le parti conservateur lui-même et tout entier qui en adopte et en +donne au pays la solution. Si une telle transaction dans le sein du +parti conservateur est possible, si les efforts du cabinet dans ce +sens peuvent réussir, la transaction aura lieu. Si cela n'est pas +possible, le cabinet laissera à d'autres la triste tâche de présider +à la désorganisation du parti conservateur et à la ruine de sa +politique.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> En dépit du grand air qu'avait toujours la parole de M. +Guizot, elle n'avait pu, cette fois, masquer complètement l'embarras +de sa situation. De l'effort fait pour donner satisfaction à la fois +à des opinions contradictoires, résultait une sorte d'incertitude et +d'équivoque. Le ministre en disait assez pour que sa résistance, si +longtemps superbe, parût avoir fait place à une demi-capitulation, +pas assez pour désarmer les mécontents. M. Sallandrouze déclara +maintenir son amendement. Par combien de conservateurs allait-il être +suivi? L'incertitude du résultat faisait naître une grande agitation +dans la Chambre; chaque parti envoyait chercher ses amis absents ou +même malades. Dans cette passe périlleuse, le ministère fut sauvé par +MM. Thiers et de Rémusat, qui ne résistèrent pas au plaisir d'appuyer +sur la désorganisation de la majorité, sur l'humiliation du cabinet, +et qui témoignèrent de l'«orgueil» qu'en ressentait l'opposition. Les +conservateurs, ainsi avertis de la portée de leur vote, repoussèrent +l'amendement par 222 voix contre 189. M. Guizot gardait donc la +majorité; mais celle-ci avait subi un nouveau déchet; elle n'était +plus que de 33 voix. «La séance d'hier,—écrivait, le lendemain, dans +son journal intime, un des amis du ministère,—a produit un effet +très peu favorable au cabinet, moins encore par la faiblesse relative +de la majorité, à laquelle on s'attendait, que parce que beaucoup de +gens, ne tenant pas, à mon avis, suffisamment compte des difficultés +de la position du gouvernement, ont trouvé l'attitude de M. Guizot +peu digne et peu franche. Les partisans de la réforme lui reprochent +de n'avoir pas nettement adopté le principe qu'il avouait lui-même +ne pouvoir plus repousser d'une manière absolue et péremptoire, et +d'avoir cherché à se ménager encore des faux-fuyants; les adversaires +systématiques de toute innovation, tels qu'on en compte un bon nombre +dans le parti conservateur, s'indignent, au contraire, de le voir +baisser pavillon devant des exigences auxquelles il a longtemps +opposé de si hautains refus<a id="footnotetag521" name="footnotetag521"></a><a href="#footnote521" title="Go to footnote 521"><span class="smaller">[521]</span></a>.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> Si peu que M. Guizot eût cédé et donné d'espérances aux +partisans de la réforme, il avait dû le faire de sa propre autorité +et malgré le Roi. Le soir même de la séance et devant ceux qui +venaient la lui raconter, Louis-Philippe protestait avec vivacité +qu'aucune promesse n'avait pu être apportée à la tribune par son +ministre; que lui, en tout cas, n'en avait pas fait. «Il n'y aura +pas de réforme, disait-il, je ne le veux pas. Si la Chambre des +députés la vote, j'ai la Chambre des pairs pour la rejeter. Et +quand bien même la Chambre des pairs l'adopterait, mon <i>veto</i> +est là<a id="footnotetag522" name="footnotetag522"></a><a href="#footnote522" title="Go to footnote 522"><span class="smaller">[522]</span></a>.» Il ne faudrait pas, sans doute, prendre trop à la +lettre les boutades un peu intempérantes auxquelles s'abandonnait +parfois le Roi. Néanmoins, il n'est que trop certain que, sur cette +question, il était singulièrement animé et obstiné. Le lendemain, il +rabrouait assez rudement M. de Montalivet, qui venait le féliciter +de ce que son ministère avait fait un premier pas dans la voie des +concessions<a id="footnotetag523" name="footnotetag523"></a><a href="#footnote523" title="Go to footnote 523"><span class="smaller">[523]</span></a>. C'était évidemment parce que M. Guizot connaissait +cet état d'esprit du Roi et pour adoucir son mécontentement, qu'il +lui écrivait, le 12 février au soir, en sortant de la Chambre: «Voilà +le défilé passé; un des plus difficiles que nous ayons jamais passés. +Je n'ai pris aucun engagement. Si je n'avais pas dit ce que j'ai dit, +l'amendement était adopté et le cabinet renversé. Il y aura bien à +réfléchir dans la session prochaine; car, si on ne parvient pas à +remettre l'unité dans le parti conservateur, la division que j'ai +fait ajourner éclatera, et l'opposition en profitera infailliblement. +En tout cas, le Roi reste parfaitement libre<a id="footnotetag524" name="footnotetag524"></a><a href="#footnote524" title="Go to footnote 524"><span class="smaller">[524]</span></a>.» Rien sans doute +que de vrai dans cette lettre; seulement elle ne s'attachait qu'à +l'une des faces de la déclaration ministérielle. Il était une autre +face <span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> que le <cite>Journal des Débats</cite>, soucieux de ménager, +non plus les préventions du Roi, mais celles du public, mettait en +lumière quand il affirmait que les paroles de M. Guizot «n'avaient +qu'un sens possible», qu'elles annonçaient la «solution définitive» +de la réforme parlementaire dans le cours de la législature, que +cette «grande question était décidée en principe, en attendant +qu'elle le fût au scrutin», et que «désormais il n'y avait plus +matière à discussion, ni prétexte aux violences qui avaient affligé +le pays». Le <cite>Journal des Débats</cite> n'avait certainement pas tenu ce +langage à l'insu de M. Guizot. Ce dernier, du reste, en était déjà à +arrêter quelle réforme non seulement parlementaire, mais électorale, +il pourrait proposer. Le duc de Broglie, qui avait alors toutes +ses confidences, écrivait à son fils: «La semi-réforme a gagné son +procès; il a fallu donner des espérances au parti progressiste devenu +la majorité de la majorité. Il paraît convenu que, comme contre-pied +à l'extension des incompatibilités et à l'admission de la seconde +liste du jury, on rétablira les catégories de la propriété pour la +Chambre des pairs, ce qui donnera à la loi un caractère général et +lui ôtera un peu celui d'une concession<a id="footnotetag525" name="footnotetag525"></a><a href="#footnote525" title="Go to footnote 525"><span class="smaller">[525]</span></a>.»</p> + +<p>Aussitôt après le rejet de l'amendement de M. Sallandrouze, la +Chambre procéda au vote sur l'ensemble de l'adresse et l'adopta par +241 voix sur 244; l'opposition s'était abstenue. Ainsi finit, le +12 février, cette bataille, la plus longue et la plus acharnée qui +eût été livrée à la tribune parlementaire, pendant la monarchie de +Juillet. La discussion n'avait pas occupé moins de vingt séances, +avec de singuliers contrastes, tantôt déshonorée par de honteuses +violences, tantôt brillant d'un incomparable éclat oratoire. Ce +n'était pas seulement en France qu'on l'avait suivie avec une +curiosité anxieuse. L'Europe entière tenait les yeux fixés sur le +Palais-Bourbon, car elle n'ignorait pas quel contre-coup aurait sur +ses destinées la victoire ou la défaite du cabinet. Tandis qu'à +Londres, lord Palmerston désirait le renversement de M. Guizot et y +travaillait <span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> de son mieux, à Berlin et à Vienne on faisait +des vœux ardents pour son succès<a id="footnotetag526" name="footnotetag526"></a><a href="#footnote526" title="Go to footnote 526"><span class="smaller">[526]</span></a>. Au plus vif des attaques +contre le ministère français, la princesse de Metternich, causant +avec un diplomate autrichien, ne pouvait s'empêcher de s'écrier: +«S'il tombe, nous sommes tous perdus<a id="footnotetag527" name="footnotetag527"></a><a href="#footnote527" title="Go to footnote 527"><span class="smaller">[527]</span></a>!» Sans doute le cabinet +n'était pas «tombé»; dans aucun des nombreux votes émis durant ces +vingt séances, il n'avait été mis en minorité. Néanmoins pouvait-on +dire qu'il sortait de là intact? Force était bien d'avouer que, +s'il s'était habilement défendu sur la question financière, s'il +avait eu un réel succès dans le débat sur les affaires extérieures, +les séances à scandale et surtout les dernières discussions sur la +réforme avaient été pour lui d'un fâcheux effet. Tout le monde s'en +rendait compte. Ce n'était pas seulement M. Duvergier de Hauranne qui +constatait, au sortir de la dernière séance, ce sentiment général que +«le ministère était perdu<a id="footnotetag528" name="footnotetag528"></a><a href="#footnote528" title="Go to footnote 528"><span class="smaller">[528]</span></a>». Parmi les amis même de ce ministère, +plus d'un reconnaissait qu'il était «blessé à mort», qu'il «ne +pouvait plus que se traîner», et que son intérêt était de se retirer +le plus tôt possible<a id="footnotetag529" name="footnotetag529"></a><a href="#footnote529" title="Go to footnote 529"><span class="smaller">[529]</span></a>.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> CHAPITRE VII<br> +<span class="smcap">LA RÉVOLUTION.</span><br> +<span class="smaller">(Février 1848.)</span></h3> + +<p class="resume"> + I. Dans une réunion de l'opposition parlementaire, résolution + est prise d'assister au banquet. Agitation qui en résulte. Il + est question d'une procession populaire devant accompagner les + députés. Dispositions de la garde nationale. Nouvelle réunion où + les députés décident de se rendre en corps au banquet. Optimisme + du Roi. Les radicaux ne croient pas à une révolution.—II. Les + inquiétudes ressenties dans les deux camps conduisent à chercher + une transaction. Arrangement conclu entre les représentants du + ministère et ceux de l'opposition. Il en résulte une certaine + détente.—III. Publication du programme de la manifestation, + rédigé par M. Marrast. Le gouvernement estime que cette + publication rompt l'accord et prend des mesures en conséquence. + Court débat à la Chambre. Embarras de l'opposition qui renonce + au banquet et à la manifestation. Réunions dans les bureaux du + <cite>Siècle</cite> et dans ceux de la <cite>Réforme.</cite> Le gouvernement, rassuré, + contremande pendant la nuit les mesures militaires qu'il avait + ordonnées.—IV. La journée du 22 février. Attroupements sur + la place de la Concorde et envahissement du Palais-Bourbon. + Échauffourées. Les députés préparent la proposition de mise en + accusation. Elle est déposée à la séance de la Chambre par M. + Barrot. Les désordres s'aggravent. Faiblesse du commandement + militaire. On ne se décide pas à appeler le maréchal Bugeaud. Le + duc de Nemours. Dans la soirée, ordre d'occuper militairement la + ville.—V. Le 23 au matin, l'émeute reparaît. La garde nationale + manifeste en faveur de la réforme et prend l'émeute sous sa + protection.—VI. Effet produit à la cour et sur Louis-Philippe + par la défection de la garde nationale. Conversations du Roi + avec M. Duchâtel et M. Guizot. Retraite du cabinet. Émotion de + la Chambre. Qui est responsable de cette retraite?—VII. M. Molé + est chargé de former un cabinet. Accueil fait à cette nouvelle. + Démarches de M. Molé. En attendant, ne conviendrait-il pas de + donner le commandement au maréchal Bugeaud? La fusillade du + boulevard des Capucines. Qui avait tiré le premier coup de feu? + La promenade des cadavres. M. Molé renonce à former un cabinet. + Le Roi fait appeler M. Thiers au milieu de la nuit, mais, + auparavant, nomme le maréchal Bugeaud au commandement supérieur + des troupes et de la garde nationale.—VIII. Bugeaud arrive + à l'état-major le 24, vers deux heures du matin. Les mesures + qu'il prend. Conversation du Roi avec M. Thiers. Ce dernier est + chargé de former un ministère dont fera partie M. Odilon Barrot. + Ses démarches pour réunir ses collègues. Les colonnes formées + par Bugeaud se mettent en mouvement entre cinq et six heures + du matin. Bedeau s'arrête devant la barricade du boulevard + Saint-Denis et envoie demander de nouvelles instructions à + l'état-major. Bugeaud donne l'ordre de suspendre les hostilités. + Comment y a-t-il été amené? M. Thiers et ses nouveaux <span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> + collègues sont reçus par le Roi. La Moricière à la tête de la + garde nationale. Entrevue des ministres et de Bugeaud.—IX. + Retraite lamentable de la colonne du général Bedeau. Bugeaud + mal reçu par la garde nationale. M. Barrot et le général de La + Moricière vont annoncer dans la ville le nouveau ministère. + Leur insuccès. Alerte aux Tuileries. Progrès de l'émeute. Elle + n'a toujours ni direction ni chef. Elle s'empare de l'Hôtel + de ville. Le Roi essaye de passer en revue les forces réunies + sur la place du Carrousel.—X. Les Tuileries sont menacées. Le + cabinet du Roi. M. Crémieux demande le changement de M. Thiers + et du maréchal Bugeaud. M. Barrot président du conseil. On + commence à parler d'abdication. Démarche de M. de Girardin. Le + Roi dit: «J'abdique.» Attitude de la Reine. Le Roi écrit son + abdication. L'émeute n'en est pas désarmée. Départ du Roi.—XI. + Le duc de Nemours prend en main le commandement. La duchesse + d'Orléans quitte les Tuileries. Le duc de Nemours veut l'emmener + au Mont-Valérien. La duchesse va à la Chambre.—XII. État + d'esprit des députés. M. Thiers, absolument découragé, ne fait + que traverser le Palais-Bourbon. M. Odilon Barrot n'y vient + pas. Délégation du <cite>National.</cite> Lamartine promet son concours à + la république.—XIII. La duchesse d'Orléans dans la Chambre. + M. Sauzet veut la faire sortir. Elle s'y refuse. MM. Marie et + Crémieux proposent la nomination d'un gouvernement provisoire. + M. Odilon Barrot, qui vient seulement d'arriver, prend la + parole. La duchesse veut parler, mais sa voix est étouffée. + Première invasion du peuple. Discours de M. Ledru-Rollin et + de M. de Lamartine. Seconde invasion. Fuite des députés et + de la famille royale. Nomination à la criée des membres du + gouvernement provisoire.—XIV. D'où venaient les envahisseurs? + Les troupes les ont laissés passer malgré les ordres réitérés + du duc de Nemours. Toutes les troupes qui occupent encore + quelque point dans Paris rentrent dans leurs casernes, souvent + en se laissant désarmer. Derniers et vains efforts de M. + Odilon Barrot. La duchesse d'Orléans et le duc de Nemours aux + Invalides.—XV. La duchesse d'Orléans et le duc de Nemours + quittent la France. Après beaucoup de traverses, le Roi et la + Reine s'embarquent pour l'Angleterre. Départ d'Algérie du prince + de Joinville et du duc d'Aumale.—XVI. Conclusion.</p> + +<h4>I</h4> + +<p>Plus l'opposition croyait le ministère «perdu», moins elle avait de +raisons de continuer une agitation extraparlementaire devenue inutile +et dont elle ne pouvait se dissimuler les périls<a id="footnotetag530" name="footnotetag530"></a><a href="#footnote530" title="Go to footnote 530"><span class="smaller">[530]</span></a>. Mais, par ses +défis de tribune, elle s'est mise dans <span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> l'impossibilité de +reculer. Il lui faut faire quelque chose d'éclatant, sous peine de +paraître ridicule. Elle ne se sent plus libre, et, comme l'écrivait +alors le duc de Broglie, elle a «fait un pacte avec le diable<a id="footnotetag531" name="footnotetag531"></a><a href="#footnote531" title="Go to footnote 531"><span class="smaller">[531]</span></a>».</p> + +<p>Le 13 février, le lendemain même du vote de l'adresse, une centaine +de députés de gauche et de centre gauche se réunissent au restaurant +Durand, place de la Madeleine, sous la présidence de M. Odilon +Barrot. Au milieu d'une discussion confuse et tumultueuse, deux +avis se font jour: l'un conclut à prendre part au banquet interdit; +l'autre propose une démission en masse qui, dit-on, amènera +forcément la dissolution de la Chambre. Cette idée de la démission, +mise en avant dans les journaux par MM. Marrast et de Girardin, a +pour principal champion dans la réunion un républicain, M. Marie. +Les arguments par lesquels il combat le banquet sont curieux à +noter. À l'entendre, «ce banquet, réalisé en face d'une bataille +toujours menaçante, après les excitations qui l'ont précédé et +qui nécessairement doivent l'accompagner et le <span class="pagenum"><a id="page397" name="page397"></a>(p. 397)</span> suivre, +au milieu d'une population si impressionnable, si ardente, si +facile à soulever, est un feu de joie allumé au milieu de matières +incendiaires». Déjà le matin, dans une conférence entre radicaux, +M. Marie a dit: «Si nous sommes prêts pour une révolution, donnez +votre banquet; si nous ne sommes pas prêts, ce sera une émeute, et +je n'en veux pas.» Dans une telle bouche, ces paroles devraient +faire réfléchir les opposants dynastiques. Ce sont cependant leurs +chefs les plus écoutés qui, d'accord avec certains radicaux moins +timides que M. Marie, viennent réfuter ce dernier. Ils font valoir +qu'il y a un engagement publiquement pris pour le banquet, et que +le renier serait se déconsidérer; ils ne nient pas la possibilité +d'une collision, mais croient pouvoir la braver, sauf à en rejeter +à l'avance la responsabilité sur le gouvernement; ils objectent, du +reste, à la démission en masse, que la dissolution ne s'ensuivrait +pas nécessairement, et que les réélections des démissionnaires ne +seraient peut-être pas toutes assurées. Ce dernier argument n'est +pas celui qui frappe le moins vivement les intéressés. En somme, +dans cette réunion où les dynastiques sont en immense majorité, le +banquet, qui effrayait un républicain, est voté par 70 voix contre 18.</p> + +<p>En sortant, M. Thiers, qui est demeuré muet pendant tout le débat, +dit à M. Marie: «Le parti que vous avez proposé était le seul +raisonnable.—Pourquoi donc, lui répond M. Marie, n'avez-vous pas +exprimé cette opinion? Vous auriez influencé plusieurs de vos amis +qui ont voté en sens contraire.—Que voulez-vous? réplique M. Thiers, +ils tiennent au banquet; mais toute agitation est dangereuse; toute +résistance sera vaincue. Le gouvernement est prêt; il a dans Paris ou +près de Paris 80,000 hommes; les points stratégiques sont arrêtés. +Un mouvement populaire, quel qu'il soit, sera écrasé en moins d'une +heure.» Quelle est la vraie pensée de M. Thiers? N'a-t-il pas +quelque projet ou tout au moins quelque rêve qui lui fait voir sans +déplaisir la situation se tendre et les affaires se gâter? Peu de +jours auparavant, un de ses interlocuteurs lui ayant exprimé une +certaine inquiétude: «Soyez donc tranquille, <span class="pagenum"><a id="page398" name="page398"></a>(p. 398)</span> a-t-il répondu; +tout s'arrangera mieux que vous ne le supposez. Le pis aller serait +l'abdication du <em>vieux</em>. Serait-ce donc, à vos yeux, un si grand +malheur?» Les propos de ce genre ne sont pas rares à gauche, surtout +depuis que le Roi a pris l'habitude, dans ses heures d'impatience, de +menacer lui-même de son abdication. L'écho de ces propos arrivait à +la cour et dans les milieux conservateurs; on avait même fini par s'y +persuader que, dans une partie de l'opposition dynastique, s'était +formée une sorte de conspiration ou tout au moins d'intrigue tendant +à pousser le vieux roi dehors et à le remplacer par une régence de +la duchesse d'Orléans. Quelques-uns soupçonnaient, très à tort, la +princesse d'être personnellement mêlée à cette intrigue.</p> + +<p>Dès le lendemain de la réunion du restaurant Durand, une +note, publiée dans tous les journaux de l'opposition, avertit +solennellement le public de la décision prise. Il y est dit «que +l'adresse, telle qu'elle a été votée, constitue, de la part de la +majorité, une violation flagrante, audacieuse, des droits de la +minorité; que le ministère, en entraînant son parti dans un acte +aussi exorbitant, a tout à la fois méconnu un des principes les +plus sacrés de la constitution, et violé, dans la personne de leurs +représentants, l'un des droits les plus essentiels des citoyens». +La note annonce ensuite «le concours des députés au banquet qui +se prépare, à titre de protestation contre les prétentions de +l'arbitraire». Elle se termine en faisant connaître que, par suite +d'une décision de la réunion, «aucun de ses membres ne participera à +la présentation de l'adresse au Roi».</p> + +<p>Ainsi, pour cette seule raison que le gouvernement a blâmé les +banquets et reproché à l'opposition son «aveuglement», on ne +craint pas de le dénoncer comme ayant violé la constitution. Cette +accusation redoutable, portée devant une nation qui, depuis dix-huit +ans, s'est vue si souvent louée d'avoir fait, pour un semblable +motif, la révolution de 1830, devait paraître une invitation à la +recommencer. Les dynastiques ont-ils, après coup, quelque sentiment +de l'imprudence de <span class="pagenum"><a id="page399" name="page399"></a>(p. 399)</span> leur conduite? On les voit aussitôt +s'appliquer à faire prendre par la commission générale d'organisation +des mesures qui révèlent une certaine préoccupation. Ils obtiennent +que le comité local du 12<sup>e</sup> arrondissement, suspect d'être trop +radical, soit dessaisi et ses invitations annulées. D'après le projet +primitif, le banquet devait avoir lieu un dimanche, dans le faubourg +Saint-Marceau, et le prix en était fixé à 3 francs; on décide qu'il +aura lieu un jour de la semaine, dans les Champs-Élysées, et que +la cotisation sera élevée à 6 francs. Il était un peu puéril de +croire à l'efficacité de ces petits moyens. Au moment même où l'on +se flatte d'empêcher que le banquet ne soit trop démocratique, +l'idée se répand d'une démonstration bien autrement dangereuse et +pour laquelle toutes les précautions sont de nul effet; il s'agit +d'une sorte de grande procession populaire qui doit accompagner les +députés à travers la ville lorsqu'ils se rendront au lieu du banquet. +Dès lors, plus d'exclusion possible; personne qui ne soit appelé à +participer à cette procession. L'agitation s'en trouve généralisée. +Dans les milieux les plus divers, il n'y a guère d'autre sujet de +conversation. Chaque soir, sur le boulevard, des groupes se forment, +où l'on discute avec animation les événements qui se préparent. +La jeunesse des écoles est particulièrement échauffée. Dans les +faubourgs, beaucoup d'ateliers s'apprêtent à chômer le jour de la +manifestation, et les ouvriers se promettent de s'y rendre, les uns +par esprit d'opposition, d'autres par curiosité du spectacle. Les +chefs des sociétés secrètes, voyant ce mouvement, ne veulent pas +rester à l'écart, et une délégation, composée de MM. Louis Blanc, +Guinard et Howyn, vient réclamer dans le cortège une place à part +pour deux à trois cents ouvriers en blouse; il faut montrer par là, +disent-ils, que la manifestation n'est pas exclusivement bourgeoise. +La délégation est reçue par MM. Garnier-Pagès, Pagnerre et Odilon +Barrot; c'est ce dernier qui insiste pour qu'on lui fasse une réponse +favorable.</p> + +<p>Des étudiants, des ouvriers, on en veut bien dans le cortège; +mais ce que les meneurs désirent avant tout et ce qu'ils <span class="pagenum"><a id="page400" name="page400"></a>(p. 400)</span> +se croient assurés d'avoir en grand nombre, ce sont des gardes +nationaux. Là leur paraît être ce qui donnera à la manifestation +toute son importance et toute son efficacité. Leur ambition est +de pouvoir dire que le ministère Guizot est condamné par la garde +nationale comme l'avait été autrefois le ministère Villèle. Se +trompaient-ils sur les dispositions de cette milice ou sur son +influence? L'événement ne devait malheureusement que leur donner +trop raison. On est si complètement revenu aujourd'hui des anciennes +illusions sur la garde nationale, qu'on a quelque peine à se +figurer les idées régnantes dans la première moitié du siècle<a id="footnotetag532" name="footnotetag532"></a><a href="#footnote532" title="Go to footnote 532"><span class="smaller">[532]</span></a>. +La garde nationale en était venue à se considérer, non comme une +partie de la force publique dans la main des autorités, mais comme +la «cité politique sous les armes», jugeant le gouvernement avant +de le soutenir, et pouvant au besoin lui signifier ses blâmes ou +ses exigences. La monarchie de 1830, à son origine, n'avait pas peu +contribué à exalter des prétentions qui devaient, à la fin, lui +être si funestes<a id="footnotetag533" name="footnotetag533"></a><a href="#footnote533" title="Go to footnote 533"><span class="smaller">[533]</span></a>. La garde nationale lui avait alors payé ses +flatteries, en lui fournissant pour la répression des émeutes une +force que, dans la désorganisation d'un lendemain de révolution, +on n'aurait peut-être pas trouvée ailleurs; encore raisonnait-elle +son concours et n'était-on jamais assuré qu'il ne lui passerait pas +par la tête de le refuser. Mais, le danger matériel dissipé et la +royauté nouvelle mieux assise, les inconvénients de l'institution +subsistèrent seuls<a id="footnotetag534" name="footnotetag534"></a><a href="#footnote534" title="Go to footnote 534"><span class="smaller">[534]</span></a>, et ce fut le jeu habituel de l'opposition +de susciter par là des embarras au gouvernement. La revue que le Roi +avait l'habitude de passer à chaque anniversaire des journées de +Juillet devint bientôt, à cause des manifestations qu'on redoutait +d'y <span class="pagenum"><a id="page401" name="page401"></a>(p. 401)</span> voir se produire, un véritable cauchemar pour les +ministres. Le premier, M. Thiers osa, en 1836, la contremander. +Rétablie en 1837, elle fut de nouveau suspendue les années suivantes +et eut lieu pour la dernière fois en 1840<a id="footnotetag535" name="footnotetag535"></a><a href="#footnote535" title="Go to footnote 535"><span class="smaller">[535]</span></a>. Visiblement, à mesure +que le gouvernement de Juillet s'éloignait et se dégageait de son +origine, il se montrait plus froid et plus défiant à l'égard de la +garde nationale. La défiance se comprend: mais peut-être avait-on +le tort d'y joindre un peu de négligence. Cette négligence apparut +notamment dans le choix du commandant en chef. Au début, on avait +compris l'importance capitale de ce poste. Aussitôt après s'être +débarrassé de La Fayette, on y avait appelé le maréchal de Lobau, +l'un des plus glorieux vétérans des guerres impériales; celui-ci, par +son prestige personnel, son activité, son mélange de fermeté et de +rondeur, était parvenu à tenir bien en main cette troupe de nature +indocile et capricieuse; le bourgeois armé se sentait flatté d'être +traité avec une sorte de familiarité militaire par un si illustre +guerrier. Mort en 1839, le maréchal de Lobau avait eu pour successeur +le maréchal Gérard; c'était encore une grande renommée; sa santé +l'obligea à donner sa démission en 1842. La sécurité matérielle dont +on jouissait alors fit-elle croire que ce commandement n'était plus +qu'une sorte de sinécure honorifique? On donna pour successeur aux +deux maréchaux le général Jacqueminot, de promotion récente, sans +illustration guerrière, et n'ayant pas figuré sur les champs de +bataille de l'Empire avec un grade supérieur à celui de colonel. Il +venait d'être, sous les précédents commandants, major général de la +garde nationale. En dehors de son dévouement au Roi, il avait pour +principal titre d'être le beau-père de M. Duchâtel et d'avoir été, +comme député, l'un des membres influents de ce groupe des anciens +221, auxquels le ministère du 29 octobre jugeait utile, en 1842, de +donner des gages. Pour comble, il n'était plus jeune et avait une +santé délabrée; dans les derniers temps, il en était venu <span class="pagenum"><a id="page402" name="page402"></a>(p. 402)</span> +à ne pouvoir presque plus sortir de sa chambre, ni se lever de sa +chaise longue. Malgré d'excellentes intentions, il n'était donc, +ni moralement, ni physiquement, en état d'exercer sur les gardes +nationaux l'action personnelle qui était, avec eux, la principale et +presque l'unique arme du commandement. Naturellement, l'opposition +souligna les défiances montrées par le gouvernement, pour éveiller et +irriter les susceptibilités de la garde nationale, et elle profita +de la négligence du commandement pour s'emparer de l'influence +qu'il laissait échapper. Ce ne fut pas sans succès. Les élections +des officiers, faites presque toujours sur le terrain politique, +témoignaient des progrès que faisait dans la milice parisienne +un certain esprit de fronde, s'attaquant, sinon à la monarchie +elle-même, du moins à sa politique. Ces sentiments étaient surtout +visibles depuis un an. Nulle part les malheureux événements de 1847 +et la campagne des banquets n'avaient exercé une plus fâcheuse +action. Dans les diverses légions, les «réformistes» se trouvaient +en nombre; s'ils n'étaient pas la majorité, ils étaient du moins +l'élément le plus remuant. On comprend dès lors comment, voulant +provoquer une grande manifestation extraparlementaire, les agitateurs +se sont tout de suite tournés vers la garde nationale et pourquoi +leur appel y a trouvé beaucoup d'écho.</p> + +<p>Cependant, l'idée de faire précéder le banquet d'une procession +populaire ne plaisait pas également à tous les députés. Plusieurs se +préoccupaient du caractère que cette procession menaçait de prendre. +Le 19 février au matin, l'opposition parlementaire était de nouveau +réunie au restaurant Durand, pour prendre les dernières décisions. +La principale question posée est celle de savoir si l'on se rendra +en corps au banquet. La délibération n'est pas moins confuse et +tumultueuse qu'à la première réunion. M. Barrot, qui préside, en +fait reproche à l'assemblée. «Il est vraiment incroyable, dit-il, +que nous ne puissions pas délibérer avec calme, quand nous prenons +peut-être la plus grave résolution que nous ayons prise en notre +vie.» Elle est bien grave en effet, plus encore que ne se l'imagine +M. Barrot. Beaucoup des assistants sont visiblement tristes, +inquiets, <span class="pagenum"><a id="page403" name="page403"></a>(p. 403)</span> tentés de reculer. M. Berryer augmente encore leur +désarroi en leur démontrant qu'ils se placent sur un terrain qui va +s'effondrer sous leurs pas. C'est M. de Lamartine qui ranime les +courages par une harangue enflammée; il ne nie pas le péril de la +manifestation. «La foule, s'écrie-t-il, est toujours un péril; mais, +au point où nous en sommes, il faut, ou avancer dans le péril, ou +reculer dans la honte<a id="footnotetag536" name="footnotetag536"></a><a href="#footnote536" title="Go to footnote 536"><span class="smaller">[536]</span></a>.» Sous l'action de cette parole, il est +décidé, à la presque unanimité, que le banquet aura lieu le mardi 22 +février, et que les députés résolus à prendre part à ce «grand acte +de résistance légale»—ils étaient au nombre de 92—se réuniront ce +jour-là, à dix heures du matin, place de la Madeleine, pour se rendre +processionnellement au lieu du banquet.</p> + +<p>Durant toute cette séance, M. Thiers, suivant le mot d'un témoin, +a trouvé le moyen de n'être ni absent ni présent. Il s'est tenu +constamment à la porte du salon, voyant et entendant tout, appuyant +quelquefois d'un signe de tête ou d'un geste les paroles les plus +véhémentes, mais ne prononçant pas un mot. Comme il sortait avec M. +de Falloux, celui-ci lui dit: «N'êtes-vous pas effrayé de tout ce +que nous venons de voir et d'entendre?—Non, pas du tout.—Cependant +ceci ressemble bien à la veille d'une révolution.» M. Thiers hausse +gaiement les épaules et répond avec l'accent de la plus franche +sécurité: «Une révolution! une révolution! On voit bien que vous êtes +étranger au gouvernement et que vous ne connaissez pas ses forces. +Moi, je les connais; elles sont dix fois supérieures à toute émeute +possible. Avec quelques milliers d'hommes sous la main de mon ami le +maréchal Bugeaud, je répondrais de tout. Tenez, mon cher monsieur +de Falloux, pardonnez-moi de vous le dire avec une franchise qui +ne peut vous blesser, <span class="pagenum"><a id="page404" name="page404"></a>(p. 404)</span> la Restauration n'est morte que de +niaiserie, et je vous garantis que nous ne mourrons pas comme elle. +La garde nationale va donner une bonne leçon à Guizot. Le Roi a +l'oreille fine, il entendra raison et cédera à temps.»</p> + +<p>Cette sécurité de M. Thiers témoigne sans doute d'un aveuglement bien +étrange chez un esprit aussi fin. Mais, dans ces jours malheureux, +où n'est pas l'aveuglement? M. de Rambuteau, ému des nouvelles +inquiétantes que lui ont apportées plusieurs membres de son conseil +municipal sur l'état des esprits dans Paris et particulièrement dans +la garde nationale, les apporte au Roi. Celui-ci l'écoute non sans +impatience et le congédie avec ces mots: «Mon cher préfet, dans huit +jours, vous serez honteux des sottes peurs qu'on vous a inspirées +et que je ne puis partager en aucune façon.» Ces mêmes conseillers +municipaux sont allés aussi avertir le préfet de police, M. +Delessert. Celui-ci se refuse à prendre au sérieux leurs avis. «Tout +est prévu, leur dit-il; nous sommes parfaitement en mesure.» Et comme +l'un de ses interlocuteurs fait un geste d'incrédulité, il reprend +d'une voix plus haute: «Oui, monsieur, parfaitement en mesure; vous +pouvez le dire à ceux qui vous effrayent.»</p> + +<p>Cette révolution, que le Roi aussi bien que M. Thiers se refusent à +croire possible, la prévoit-on du moins chez les radicaux? Ceux-ci, +dans les pourparlers fréquents qu'ils ont alors avec leurs alliés +de la gauche dynastique, protestent n'avoir aucun dessein de ce +genre. Le <cite>National</cite> dénonce à l'avance, comme agents provocateurs, +tous ceux qui, le jour du banquet, pousseraient au désordre. M. +Marrast dit à M. Odilon Barrot et à M. Duvergier de Hauranne: «Vous +craignez une collision; eh bien, moi, je la crains cent fois plus que +vous.—Plus, c'est beaucoup dire.—Plus, car si elle a lieu, ce n'est +pas votre parti, c'est le mien qui en aura toute la responsabilité.» +En exprimant ces sentiments, les radicaux sont sincères; ils +redoutent d'autant plus un choc armé, que la victoire du gouvernement +leur paraît absolument certaine. On peut donc affirmer qu'il n'y a, +de leur part, à cette époque, aucune conspiration <span class="pagenum"><a id="page405" name="page405"></a>(p. 405)</span> tendant +à une prise d'armes, aucun plan de révolution<a id="footnotetag537" name="footnotetag537"></a><a href="#footnote537" title="Go to footnote 537"><span class="smaller">[537]</span></a>. Toutefois, +beaucoup d'entre eux n'en ont pas moins le sentiment que la voie +où l'on s'engage est pleine d'inconnu et peut leur apporter bien +des surprises. Pour n'être pas préparée, voulue, la collision +leur paraît possible; et alors il n'est guère d'éventualités, si +hardies soient-elles, que quelques-uns ne caressent en rêve, qu'ils +n'abordent en conversation<a id="footnotetag538" name="footnotetag538"></a><a href="#footnote538" title="Go to footnote 538"><span class="smaller">[538]</span></a>. Dans des réunions tenues chez M. +Goudchaux, les républicains de l'école du <cite>National</cite> vont jusqu'à +discuter la composition d'un gouvernement provisoire, et ils font +demander à M. Marie s'il consentirait à en faire partie. «Y a-t-il +donc des projets?» demande M. Marie, étonné et peu disposé, au +premier abord, à prendre cette ouverture au sérieux. «Des projets, +lui répond-on, non; mais tout est possible dans le mouvement qui +se prépare, et il faut nous mettre en garde contre toutes les +éventualités.» M. Marie se rend à ses observations, et, comme il +l'a rapporté depuis, ses interlocuteurs et lui se séparent «avec la +pensée que le dénouement pourrait bien ne pas être aussi pacifique +qu'ils l'ont cru tout d'abord». Ces républicains poussent plus loin +encore leur prévoyance. Se sentant par eux-mêmes sans prestige sur +l'armée, ils croient utile de s'allier à un Bonaparte; leur seule +hésitation est de savoir s'ils s'adresseront au fils du roi Jérôme +ou au prince <span class="pagenum"><a id="page406" name="page406"></a>(p. 406)</span> Louis, l'homme de Strasbourg et de Boulogne; +après délibération, ce dernier a la préférence, et il reçoit d'eux, +en Angleterre, avis de se tenir prêt à passer en France au premier +signal<a id="footnotetag539" name="footnotetag539"></a><a href="#footnote539" title="Go to footnote 539"><span class="smaller">[539]</span></a>.</p> + +<h4>II</h4> + +<p>À mesure qu'on approche du jour où l'opposition et le gouvernement +doivent se heurter en pleine rue, au milieu d'une population +surexcitée, force est aux plus optimistes de s'avouer que le conflit +peut avoir de redoutables conséquences. Cette impression se manifeste +dans les deux camps. Tandis que plus d'un opposant dynastique +regrette au fond de s'être engagé dans une pareille aventure, +certains conservateurs ne voient pas sans tristesse ni sans effroi +les choses poussées ainsi à l'extrême. De cette double disposition +devaient naître quelques essais d'arrangement transactionnel, +d'autant que les représentants des deux partis se rencontraient +chaque jour dans les couloirs de la Chambre, et qu'entre plusieurs +les divergences politiques avaient laissé subsister une certaine +familiarité affectueuse. Tantôt c'est M. Achille Fould qui propose +à M. Thiers de faire prendre, par une cinquantaine de ministériels, +l'engagement d'obtenir, de gré ou de force, l'éloignement du cabinet, +si le banquet est abandonné; tantôt c'est M. Duvergier de Hauranne +qui offre de renoncer au banquet, si le gouvernement dépose un +projet sur le droit de réunion. Ces deux tentatives échouent; mais +une troisième se produit qui paraît d'abord avoir plus de chances de +réussir. Dès le premier jour, la commission du banquet, en organisant +ses diverses sous-commissions, a chargé trois de ses membres, MM. +Duvergier de Hauranne, Berger et de Malleville, de «se mettre +officieusement en communication avec M. Duchâtel pour régler les +formes de la manifestation et pour arriver <span class="pagenum"><a id="page407" name="page407"></a>(p. 407)</span> aux moyens de +prévenir tout prétexte de conflit et de désordre». Il est bientôt +visible que ces délégués, au fond assez effrayés, sont disposés à +réduire leur banquet à une sorte de cérémonial très sommaire dont +tous les points seraient convenus à l'avance, et qu'ils cherchent +à rendre aux tribunaux le conflit si témérairement porté sur la +place publique. Des ouvertures que M. Duvergier de Hauranne fait à +M. Vitet, M. Berger à M. de Morny, M. de Malleville à M. Duchâtel +lui-même, il ressort à peu près ceci: «Si le ministère veut, comme on +l'annonce, empêcher les convives d'entrer au lieu même du banquet, +il les place dans cette alternative, ou de résister, ce qui est +le conflit matériel avec tout son inconnu, ou de reculer devant +la première injonction du commissaire de police, ce qui leur est +difficile après leurs défis si retentissants. Qu'il laisse seulement +commencer le banquet; le commissaire de police viendra, au bout de +quelques instants, en prononcer la dissolution. Engagement serait +pris par les convives de se disperser aussitôt, et, par le fait même +de la contravention constatée, la question se trouverait soumise +aux tribunaux.» Le gouvernement ne paraît pas d'abord disposé à se +prêter à cette sorte de comédie; il préfère empêcher, par un grand +déploiement de forces, l'accès même de la salle du banquet. De plus +en plus inquiets, les délégués de l'opposition reviennent à la +charge; ils font observer que le système du gouvernement empêche +la contravention de se commettre, et que, par suite, les tribunaux +ne pourront être saisis. Cet argument fait quelque effet sur les +ministres. Et puis, pour le plaisir d'embarrasser et d'humilier +davantage les opposants, doivent-ils les pousser à risquer par +amour-propre ce que par politique ils répugnent à faire? Ne +convient-il pas de tenir compte de l'état d'esprit d'une bonne partie +des conservateurs? N'a-t-on pas vu, dans la discussion de l'adresse, +qu'ils ne s'associent qu'à contre-cœur à la résistance du cabinet? +Si celui-ci se montre trop entier et trop raide, ne s'expose-t-il +pas à être abandonné par une portion de ses troupes, ou tout au +moins à se voir imputer la responsabilité de tous les accidents +qui <span class="pagenum"><a id="page408" name="page408"></a>(p. 408)</span> pourront suivre? Soutenues avec force par M. Duchâtel, +ces raisons triomphent des objections faites par quelques-uns de +ses collègues et aussi des répugnances du Roi. Pouvoir est alors +donné par le ministre de l'intérieur à MM. de Morny et Vitet de +traiter sur les bases proposées avec les délégués de l'opposition. +Le sentiment très vif que chacune des parties a des dangers de la +situation facilite les pourparlers. À la fin de cette même journée +du 19 février, dans la matinée de laquelle a eu lieu la réunion du +restaurant Durand, les cinq négociateurs, dûment autorisés par leurs +mandants respectifs, arrivent à un accord aussitôt constaté dans un +procès-verbal assez étendu, dont le texte n'était du reste destiné +à recevoir aucune publicité<a id="footnotetag540" name="footnotetag540"></a><a href="#footnote540" title="Go to footnote 540"><span class="smaller">[540]</span></a>. Les conditions de l'accord se +résument ainsi: au jour et à l'heure indiqués, M. Odilon Barrot et +ses amis se rendront au banquet; avertis à la porte de la salle, par +le commissaire de police, qu'en se réunissant ils violent un arrêté +du préfet, ils passeront outre; aussitôt qu'ils seront assis, le +commissaire constatera la contravention et enjoindra à la réunion +de se dissoudre; M. Odilon Barrot répondra brièvement en maintenant +le droit de réunion, mais en engageant les assistants à se retirer; +l'autorité judiciaire, saisie de la contravention, prononcera sur la +question débattue; jusqu'à sa décision, les députés ne patronneront +aucun autre banquet. Les négociateurs s'engagent également à agir +sur les journaux de leurs partis respectifs, pour empêcher qu'aucun +article provocateur ou satirique ne vienne, d'un côté ou de l'autre, +envenimer les esprits.</p> + +<p>À mesure que se répand, dans la soirée du 19 février et dans la +matinée du 20, la nouvelle de la transaction conclue, les ardents +des deux camps ne cachent pas leur déplaisir. Dans les couloirs de +la Chambre, M. Duchâtel se voit reprocher par quelques conservateurs +d'avoir pactisé avec le désordre et avili l'autorité; qu'est-ce, +dit-on, que cette façon <span class="pagenum"><a id="page409" name="page409"></a>(p. 409)</span> de régler la rencontre du +gouvernement et de l'émeute, comme on ferait les conditions d'un duel +entre pairs? À gauche, certaines gens font ressortir ce que cette +retraite de l'opposition a de piteux après une entrée en scène si +tapageuse; au Palais de justice, M. Marie n'ose, devant la vivacité +des critiques, avouer l'approbation qu'il a donnée à l'arrangement. +Et puis les spectateurs, comme toujours portés à la gouaillerie, +ne se privent pas de railler ce qu'ils appellent une «parodie». +«Serez-vous de la farce qui se jouera mardi?» demande-t-on tout haut +dans la salle des conférences du Palais-Bourbon<a id="footnotetag541" name="footnotetag541"></a><a href="#footnote541" title="Go to footnote 541"><span class="smaller">[541]</span></a>.</p> + +<p>Néanmoins, l'impression dominante est une sorte de soulagement. Si +l'on se donne le plaisir facile de se moquer du traité, on est au +fond bien aise que la guerre soit évitée. Dans la commission du +banquet, personne ne songe à désavouer les négociateurs, et l'on +se prépare à exécuter le scénario convenu; on vient précisément de +découvrir enfin un local convenable pour le banquet, dans une rue +presque déserte des Champs-Élysées, la rue du Chemin de Versailles, +et l'on y fait dresser en toute hâte la tente qui doit abriter +les convives. De l'autre côté, le conseil des ministres ratifie +pleinement ce qui a été fait; M. Duchâtel donne aux autorités de +police des instructions loyalement conformes à la convention; sans +doute, des précautions militaires sont prises pour parer aux +éventualités; <span class="pagenum"><a id="page410" name="page410"></a>(p. 410)</span> quelques troupes ont ordre de se rassembler +près de la barrière de l'Étoile; mais on évite tout ce qui pourrait +être interprété comme une provocation; ainsi renonce-t-on à mettre +préventivement la main sur les hommes connus pour être les fauteurs +ordinaires d'émeutes. En même temps, le gouvernement, qui ne croit +plus avoir devant lui qu'un débat judiciaire, s'y prépare. M. Hébert, +après avoir sondé discrètement des membres considérables de la cour +de cassation, se dit assuré que la question de droit sera tranchée +contre les prétentions de l'opposition. Le procureur général, M. +Dupin, malgré son peu de bienveillance habituelle pour le ministère, +est venu spontanément trouver le garde des sceaux; il lui a dit +combien il était heureux de l'arrangement conclu, et il lui a promis +de prendre la parole quand l'affaire viendra devant la cour suprême. +Le préfet de police n'est pas le moins satisfait de l'arrangement; +interrogé à plusieurs reprises par les ministres sur la possibilité +de troubles, il se montre très rassuré et ne redoute pas d'incidents +sérieux le jour du banquet. «Les gens à émeute, dit-il à M. Hébert, +ne sont pas prêts; les chefs ne veulent pas agir; toutes les mesures +sont bien prises, et les choses tourneront parfaitement.» Après le +conseil des ministres, M. Duchâtel étant allé voir madame la duchesse +d'Orléans, celle-ci le remercie vivement de ce qu'il a fait pour +prévenir le conflit et se montre agréablement surprise que le Roi n'y +ait pas fait obstacle. Dans les salons où les ministres et les chefs +de l'opposition se rencontrent, par exemple à l'ambassade ottomane +où il y a fête le 19 au soir, ils s'entretiennent pacifiquement de +l'arrangement. M. Duvergier de Hauranne, se trouvant, le 20, au +concert du Conservatoire, dans la même loge que M. Vitet, a avec lui +une conversation amicale et presque joyeuse sur le futur banquet. En +somme, il y a partout comme la détente que produit, entre deux armées +prêtes à s'entre-choquer, l'annonce subite d'un armistice.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page411" name="page411"></a>(p. 411)</span> III</h4> + +<p>Tout semble ainsi à la paix, quand, le 21 février au matin, le +<cite>National</cite>, la <cite>Réforme</cite> et la <cite>Démocratie pacifique</cite> publient, en +tête de leurs colonnes, le programme officiel de la manifestation du +lendemain. Dans cette pièce, le banquet disparaît presque absolument +derrière la grande procession populaire qui doit accompagner les +députés de la Madeleine à la rue du Chemin de Versailles; le peuple +est appelé à descendre dans la rue, pour donner à cette démonstration +des proportions énormes; libellé dans la forme d'un arrêté de police +ou plutôt d'un ordre de bataille, le programme dispose de la voie +publique, indique les conditions du défilé, attribue à chaque groupe +sa place; enfin, fait plus grave encore et qui met bien en lumière +la prétention de substituer une sorte de pouvoir révolutionnaire aux +autorités légales, invitation est adressée aux gardes nationaux de +figurer dans le cortège, en uniforme, sinon en armes, et de se ranger +par légion, officiers en tête.</p> + +<p>Que s'est-il donc passé? D'où vient ce programme qui, suivant +l'expression même de l'un des députés adhérant au banquet, «sentait +la république d'une lieue<a id="footnotetag542" name="footnotetag542"></a><a href="#footnote542" title="Go to footnote 542"><span class="smaller">[542]</span></a>»? C'est M. Marrast qui l'a rédigé +au nom d'une des sous-commissions d'organisation. Sur la demande +d'un des membres de cette sous-commission, il l'a montré, avant de +l'imprimer, à MM. Odilon Barrot et Duvergier de Hauranne; ceux-ci +en ont été peu satisfaits; mais ils se sont bornés à recommander +au rédacteur de prendre un ton plus modeste, sans paraître +attacher beaucoup d'importance à l'affaire et sans réclamer que +les corrections leur soient soumises. M. Marrast, laissé ainsi +sans contrôle, en a profité pour maintenir à peu près sa rédaction +première. Prévoyait-il qu'il ferait ainsi rompre l'accord conclu +entre l'opposition <span class="pagenum"><a id="page412" name="page412"></a>(p. 412)</span> et le gouvernement? Quelques-uns de +ses amis lui ont attribué, après coup, une sorte d'arrière-pensée +machiavélique dont ils lui ont fait un titre à la reconnaissance du +parti républicain. Peut-être lui ont-ils supposé ainsi une décision +et une prévision révolutionnaires qu'il était loin d'avoir à cette +date.</p> + +<p>En tout cas, que M. Marrast l'ait voulu ou non, sa publication fait +évanouir toute chance d'arrangement pacifique. Les membres du cabinet +s'étant réunis vers dix heures du matin au ministère de l'intérieur, +M. Duchâtel, si décidé naguère pour l'accord avec l'opposition, +déclare que cet accord ne peut subsister après le programme<a id="footnotetag543" name="footnotetag543"></a><a href="#footnote543" title="Go to footnote 543"><span class="smaller">[543]</span></a>. À +son avis, le gouvernement ne saurait accepter d'être ainsi dépossédé +de ses pouvoirs de police sur la voie publique et de son droit +de commander à la garde nationale; et puis, contre les dangers +d'une telle manifestation, ce qui a été arrangé à l'avance pour le +banquet n'est plus une garantie. Les ministres adhèrent unanimement +à cette façon de voir. Tout en continuant à offrir à l'opposition +l'épreuve convenue pour arriver à un débat judiciaire, ils décident +d'interdire et, au besoin, de réprimer la manifestation projetée. +Leur détermination est immédiatement communiquée au Roi, qui y +donne sa pleine approbation. Diverses mesures sont prises en vue +d'avertir le public. La principale est une proclamation du préfet +de police à la population parisienne; MM. Vitet et de Morny ont été +invités à la rédiger pendant que les ministres délibéraient. Elle +commence par rappeler comment, dans le dessein de donner une issue +judiciaire au conflit, le gouvernement avait renoncé à «s'opposer +par la force à la réunion projetée» et avait consenti «à laisser +constater la contravention en permettant l'entrée des convives +dans la salle du banquet». Puis elle continue, en ces <span class="pagenum"><a id="page413" name="page413"></a>(p. 413)</span> +termes: «Le gouvernement persiste dans cette détermination; mais le +manifeste, publié ce matin par les journaux de l'opposition, annonce +un autre but, d'autres intentions; il élève un gouvernement à côté +du véritable gouvernement du pays;... il appelle une manifestation +publique, dangereuse pour le repos de la cité; il convoque, en +violation de la loi du 22 mars 1831, les gardes nationaux qu'il +dispose à l'avance, en haie régulière, par numéro de légion, les +officiers en tête. Ici aucun doute n'est possible de bonne foi; +les lois les plus claires, les mieux établies, sont violées. Le +gouvernement saura les faire respecter.» La proclamation se termine +par une «invitation à tous les bons citoyens de ne se joindre à aucun +rassemblement». On décide d'afficher en même temps: 1<sup>o</sup> un ordre du +jour du général Jacqueminot, rappelant aux gardes nationaux qu'ils +ne peuvent se réunir, à ce titre, sans l'ordre de leur chef; 2<sup>o</sup> un +arrêté du préfet de police, interdisant formellement le banquet; 3<sup>o</sup> +l'ordonnance sur les attroupements. Tout en cherchant à retenir la +population, le cabinet s'apprête, s'il est nécessaire, à réprimer le +désordre. Le meilleur moyen lui paraît être de faire, le lendemain, +un grand déploiement militaire; on exécutera un plan que le maréchal +Gérard a arrêté dès 1840, pour le cas de troubles dans Paris; dans +ce plan qui suppose l'action simultanée de l'armée et de la garde +nationale, tout est minutieusement prévu, la division des zones, +l'emplacement à occuper par chaque corps, la façon dont ils doivent +se relier, le mode de combat. On croit disposer de forces suffisantes +pour parer à toutes les éventualités; le ministre de la guerre dit +avoir sous la main 31,000 hommes de troupes; depuis quelque temps +déjà, en prévision de troubles possibles, les soldats ont reçu des +vivres et des munitions.</p> + +<p>Pendant que les ministres prennent ces diverses décisions, la +commission générale du banquet était réunie chez M. Odilon Barrot. +Vers midi, M. Duvergier de Hauranne, qui assistait à cette réunion, +est averti que deux messieurs le demandent à la porte. Il sort et +se trouve en face de MM. Vitet et de Morny, dont la physionomie +lui fait aussitôt pressentir un malheur. <span class="pagenum"><a id="page414" name="page414"></a>(p. 414)</span> Tout saisi, il +les interroge du regard. «Nous venons de passer chez vous, lui +disent-ils, pour vous annoncer, à notre grand regret, que tout est +rompu.—Rompu, et pourquoi?—À cause du programme, du malheureux +programme qui a paru dans les journaux.» M. Duvergier de Hauranne est +fort troublé. Ne peut-on pas trouver quelque expédient pour rétablir +l'accord? Il prie les ambassadeurs ministériels d'entrer dans la +chambre à coucher de M. Odilon Barrot et appelle ce dernier. Les deux +représentants de la gauche insistent sur le péril de la situation. +«Le char est lancé, disent-ils, et, quoi que nous fassions, le peuple +sera demain dans la rue.» Ils ne justifient pas le programme, en +avouent l'inconvenance, mais ne sont pas en mesure d'en garantir +le désaveu public. Ils offrent seulement de faire insérer dans +leurs journaux une note destinée à l'atténuer en le commentant. +Séance tenante, M. Duvergier de Hauranne rédige cette note et va +la montrer à M. Marrast, qui consent à la publier le lendemain +dans le <cite>National</cite>. MM. Vitet et de Morny n'ont pas pouvoir pour +accepter rien de semblable; ils promettent seulement d'en référer +aux ministres. M. Barrot et M. Duvergier de Hauranne rejoignent les +membres de la commission, auxquels ils n'osent même pas communiquer +la nouvelle qu'ils viennent de recevoir; ils veulent encore espérer +que la rupture pourra être évitée.</p> + +<p>Leur espoir est de courte durée. Peu après, vers deux heures, +en arrivant au Palais-Bourbon, ils apprennent que le ministère +persiste dans sa résolution, et qu'on commence à afficher dans les +rues les proclamations du préfet de police. Dans les couloirs et +sur les bancs de la Chambre, les conservateurs sont fort animés. +«Enfin, disent-ils, c'en est fait des capitulations; le parti de +l'énergie l'emporte.» L'opposition, au contraire, est accablée, +consternée. Elle ne sait que faire ni que dire. Cependant, en se +prolongeant, son immobilité et son silence menacent de devenir +tout à fait ridicules. Vers la fin de la séance, M. Odilon Barrot +se décide à interpeller le ministère. Sa parole est embarrassée. +Après avoir rappelé les premiers faits: «Il paraît, dit-il, qu'à +des conseils de sagesse, de <span class="pagenum"><a id="page415" name="page415"></a>(p. 415)</span> prudence, ont succédé d'autres +inspirations, que des actes d'autorité s'interposent, sous prétexte +d'un trouble qu'ils veulent apaiser et qu'ils s'exposent à faire +naître. (<i>Rumeurs.</i>)... Il n'y a pas de ministère, il n'y a pas de +système administratif qui vaille une goutte de sang versé. C'est le +gouvernement qui est chargé du maintien de l'ordre... C'est sur +lui que pèse la responsabilité.»—«La responsabilité ne pèse pas +seulement sur le gouvernement, répond M. Duchâtel; elle pèse sur +tout le monde.» Le ministre n'a jamais parlé avec plus d'autorité et +de mesure. Du banquet pour lequel «il est toujours prêt à laisser +arriver les choses au point où, une contravention étant constatée, un +débat judiciaire pourrait s'engager», il distingue la manifestation +annoncée par le programme, au mépris de la loi sur les attroupements +et de la loi sur la garde nationale. «C'est, dit-il, un gouvernement +né d'un comité, prenant la place du gouvernement constitutionnel, +parlant aux citoyens, convoquant les gardes nationaux, provoquant des +attroupements... Non, nous ne pouvions pas le supporter!» M. Barrot +essaye de revenir à la charge; il n'aboutit qu'à trahir plus encore +l'embarras et l'équivoque de sa situation. Parle-t-il du programme, +il déclare «qu'il ne l'avoue ni le désavoue», et comme ces paroles +étranges provoquent des exclamations, qu'on lui crie de toutes parts: +«Il faut l'avouer ou le désavouer», il reprend: «Je mettrai tout +le monde parfaitement à l'aise. J'avoue très hautement l'intention +de cet acte, j'en désavoue les expressions.»—«La détermination du +gouvernement, réplique le ministre, se trouve justifiée par les +paroles de M. Odilon Barrot. Ce manifeste que l'on n'avoue ni ne +désavoue est-il un gage de sécurité pour nous qui sommes chargés de +maintenir l'ordre public?»</p> + +<p>De l'aveu de tous, dans cette courte escarmouche, l'avantage a été +pour le ministre. Seul il a parlé net et a paru savoir ce qu'il +voulait. En outre, sur le terrain où il a fort habilement porté la +question, l'opposition ne saurait plus se donner une attitude de +résistance légale. Ce n'est pas en effet la question <span class="pagenum"><a id="page416" name="page416"></a>(p. 416)</span> plus ou +moins discutable du droit de réunion dans un local clos et couvert +qui est maintenant posée; il s'agit d'appliquer la loi contre les +attroupements que personne n'a jamais pu contester et à laquelle on +ne saurait refuser d'obéir sans tomber dans la rébellion ouverte. +Que peut donc faire cette opposition? Comment sortir de l'impasse où +elle s'est si aveuglément engagée? Elle n'a pas une minute à perdre +pour prendre son parti. La journée touche à sa fin, et c'est pour le +lendemain matin qu'elle a donné rendez-vous au peuple dans la rue.</p> + +<p>En sortant de la séance, vers cinq heures, les députés de la gauche +et du centre gauche se réunissent dans un bureau de la Chambre; +mais le tumulte est tel qu'ils ne peuvent délibérer. Ils se +transportent, au nombre d'une centaine, chez M. Odilon Barrot. Ce +dernier préside et commence par poser la question sans conclure. +M. Thiers, qui jusqu'à présent s'est borné au rôle de spectateur +silencieux et complaisant, qui dans aucune des réunions n'a ouvert +la bouche pour retenir ses amis, se décide cette fois à crier: +Casse-cou! Il le fait avec une vivacité de gestes et de langage qui +montre à quel point il est alarmé. «L'opposition, dit-il, serait +insensée et coupable, si elle exposait volontairement la capitale +à une collision sanglante, si elle livrait les événements au +jugement de la force, incomparablement supérieure dans les mains du +gouvernement. Il faut subir la loi des circonstances et céder.» Un +député de la gauche avancée, M. Bethmont, parle dans le même sens. +La plupart des assistants sont visiblement soulagés de s'entendre +donner ces conseils; ils ont peur et ne demandent qu'à capituler. +Bientôt même, suivant l'expression d'un témoin, c'est une sorte de +«sauve-qui-peut». À peine consent-on à écouter ceux qui, comme M. de +Lamartine, déclament sur la honte de la reculade, ou qui, comme M. +Duvergier de Hauranne et M. de Malleville, déclarent qu'ayant pris +un engagement public, ils ne sont plus libres de ne pas le tenir. +Au vote, 80 voix contre 17 décident que les députés n'iront pas au +banquet.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page417" name="page417"></a>(p. 417)</span> C'est maintenant à la commission générale de statuer si +ce banquet aura lieu sans les députés. Elle se réunit dans la +soirée, toujours chez M. Odilon Barrot. L'irritation est vive +parmi les délégués du Comité central et du 12<sup>e</sup> arrondissement. +Toutefois force leur est de reconnaître qu'on ne peut rien faire +sans l'opposition parlementaire. M. Marrast est un des plus vifs +pour l'abstention. «Par humanité, s'écrie-t-il, par amour du peuple, +renoncez au banquet... Qu'un conflit s'engage, et la population sera +écrasée. Voulez-vous la livrer à la haine de Louis-Philippe et de M. +Guizot<a id="footnotetag544" name="footnotetag544"></a><a href="#footnote544" title="Go to footnote 544"><span class="smaller">[544]</span></a>?» La réunion n'hésite donc pas à prononcer l'ajournement +du banquet. Seulement, inquiète de la figure qu'elle va faire, +elle cherche comment couvrir l'humiliation de cette reculade. MM. +Abbatucci et Pagnerre proposent de mettre en accusation le ministère. +On se jette sur cette idée, et les députés présents signent en +blanc l'acte d'accusation qui n'est même pas rédigé. Pas un d'eux +ne songe à se demander où pourrait bien être, dans la conduite du +ministère, le crime qui seul justifierait une proposition aussi grave +et aussi insolite. Ce n'est pas au ministère qu'ils songent, mais +bien à eux-mêmes; ils se flattent d'échapper au ridicule à force de +violence, et ne voient pas d'autre moyen de se faire pardonner par +les partis extrêmes leur défection dans l'affaire du banquet.</p> + +<p>Comment informer maintenant cette population que, depuis quelques +jours, on a travaillé à mettre en branle, que la manifestation est +ajournée? Des notes sont rédigées pour les journaux qui s'impriment +dans la nuit. De plus, les députés et les membres de la commission +générale se dispersent pour aller porter la nouvelle dans les +différents centres d'agitation. Partout elle est reçue avec colère. +Les soldats s'indignent de la prudence de leurs chefs. Une députation +des écoles vient relancer M. Odilon Barrot jusque dans sa maison +et lui reproche d'avoir «déserté en présence de l'ennemi». Ce +<span class="pagenum"><a id="page418" name="page418"></a>(p. 418)</span> soir-là, il y a réunion assez nombreuse dans les bureaux +du <cite>Siècle</cite>; les esprits y sont fort échauffés. Les députés, qui +viennent y annoncer la décision prise, sont violemment invectivés; +on les accuse de «lâcheté», de «trahison». «Voilà trop longtemps que +cela dure, s'écrie-t-on, il faut en finir et jeter tout par terre!» +Sur ce, arrive le rédacteur en chef du <cite>Siècle</cite>, M. Perrée; il sort +de l'état-major de sa légion où il a appris qu'ordre est donné de +convoquer la garde nationale le lendemain. «Vous avez raison d'être +irrités, dit-il aux assistants; mais il ne s'agit pas de déclamer et +de crier comme des enfants; il s'agit de prendre un parti. Eh bien, +moi, voici ce que je vous propose. Demain, j'en suis instruit, le +rappel sera battu à six heures du matin. Allons-y tous en armes, +et crions: Vive la réforme!» Une acclamation unanime part de tous +les coins de la salle. «C'est cela! en armes, vive la réforme et à +bas le système!» Se rend-on compte qu'on vient de trouver l'arme +avec laquelle sera faite la révolution? Le <cite>Siècle</cite> est l'organe de +l'opposition dynastique: il était dit que, jusqu'au bout, ce parti +prendrait l'initiative et assumerait la responsabilité de tout ce qui +devait contribuer à renverser la monarchie. En quittant la réunion +du <cite>Siècle</cite>, vers minuit, les députés sont tristes et inquiets; ils +se sentent absolument débordés par le mouvement qu'ils ont suscité. +Comme l'a écrit plus tard l'un d'eux, ils ont le sentiment «que la +chaudière fera explosion, malgré toutes leurs soupapes».</p> + +<p>Dans cette même soirée du lundi, il y a aussi réunion aux bureaux +de la <cite>Réforme</cite>. C'est le quartier général des révolutionnaires +extrêmes, des hommes des sociétés secrètes. On y délibère sur la +conduite à tenir le lendemain. Quelques comparses secondaires +paraissent plus ou moins tentés de profiter de l'agitation régnante +et de l'irritation causée par la défection des députés, pour risquer +une émeute. Mais ce parti est nettement combattu par les personnages +importants. M. Louis Blanc déclare qu'on ne peut exposer le peuple +à être écrasé comme il le serait inévitablement. «Si vous décidez +l'insurrection, s'écrie-t-il, je rentrerai chez moi pour <span class="pagenum"><a id="page419" name="page419"></a>(p. 419)</span> +me couvrir d'un crêpe et pleurer sur la ruine de la démocratie.» +M. Ledru-Rollin, fort écouté dans cette maison, n'est pas moins +prononcé pour l'abstention. «À la première révolution, dit-il d'un +ton légèrement dédaigneux, quand nos pères faisaient une journée, ils +l'avaient préparée longtemps à l'avance; nous autres, sommes-nous en +mesure? avons-nous des armes, des munitions, des hommes organisés? +Le pouvoir, lui, est tout prêt, et les troupes n'attendent qu'un +ordre pour nous écraser. Donner le signal de l'insurrection, ce +serait conduire le peuple à la boucherie. Je m'y refuse absolument.» +Docile à la voix de ses chefs, l'assemblée décide qu'on dissuadera le +peuple de descendre dans la rue, et que, s'il y vient malgré cela, +on se bornera à se mêler à lui et à observer les événements. Il est +convenu que la <cite>Réforme</cite> du lendemain matin donnera le mot d'ordre +de l'abstention, et M. Flocon rédige un article qui conclut en ces +termes: «Hommes du peuple, gardez-vous, demain, de tout entraînement +téméraire. Ne fournissez pas au pouvoir l'occasion cherchée d'un +succès sanglant. Ne donnez pas à cette opposition dynastique qui vous +abandonne et qui s'abandonne, un prétexte dont elle s'empresserait +de couvrir sa faiblesse... Patience! quand il plaira au parti +démocratique de prendre une initiative semblable, on saura s'il +recule, lui, quand il s'est avancé!»</p> + +<p>Pendant ce temps, que se passe-t-il du côté du gouvernement? Les +autorités militaires ont employé la fin de l'après-midi à assurer +l'exécution des résolutions énergiques prises dans le conseil des +ministres du matin. Les généraux et colonels de l'armée de Paris, +réunis à l'état-major, ont entendu lecture du plan détaillé du +maréchal Gérard; on leur a remis leurs ordres de marche, l'indication +des points qu'ils doivent occuper. Les mesures ont été également +prises pour que la garde nationale soit appelée sous les armes, +le lendemain, à la première heure. Les commissaires de police +ont reçu leurs instructions sur la conduite à tenir en face des +rassemblements. Enfin le préfet de police est convenu avec le +ministre de l'intérieur de faire arrêter dans la nuit vingt-deux +individus connus pour être des <span class="pagenum"><a id="page420" name="page420"></a>(p. 420)</span> fauteurs d'émeutes: dans le +nombre étaient Albert et Caussidière. En somme, on s'attendait à une +«journée» pour le lendemain, et l'on s'y préparait.</p> + +<p>Mais, dans la soirée, à mesure qu'on apprend le désarroi de +l'opposition, sa reculade, les contre-ordres partout donnés aux +manifestants, la préoccupation fait place, dans les ministères +et aux Tuileries, à une satisfaction triomphante. On jouit, et +de la sécurité retrouvée, et de la figure ridicule faite par des +adversaires naguère si arrogants. Le Roi surtout exulte. Lord +Normanby étant venu le voir, il lui crie, du plus loin qu'il +l'aperçoit: «Vous le savez, tout est fini; j'étais bien sûr qu'ils +reculeraient!» De même à l'un de ses ministres, M. de Salvandy: «Eh +bien! Salvandy, vous nous disiez hier que nous étions sur un volcan; +il est beau, votre volcan! Ils renoncent au banquet, mon cher! Je +vous avais bien dit que tout cela s'évanouirait en fumée!» Il répète +volontiers: «C'est une vraie journée des dupes.» La Reine, avec plus +de mesure, se laisse gagner par cette confiance. «Vous nous trouvez +beaucoup plus tranquilles, dit-elle à l'amiral Baudin; ce matin, +j'étais très inquiète, et j'ai écrit à mes fils Joinville et d'Aumale +que je regrettais fort leur absence en un pareil moment; maintenant, +j'espère que tout se passera bien.» Sans doute, les rapports, en +même temps qu'ils font connaître la capitulation des chefs de +l'opposition, signalent la fermentation assez grande qui continue à +régner dans la ville, les attroupements qui se forment autour des +proclamations du préfet de police, les propos irrités ou méprisants +qu'on y tient sur la retraite des députés. Mais on ne voit là que la +fin des récentes agitations, non le prélude de quelque trouble plus +grave.</p> + +<p>Le gouvernement se sent définitivement confirmé dans sa sécurité, +quand, vers minuit, le préfet de police est informé par son agent +De La Hodde, en même temps membre influent des sociétés secrètes, +de tout ce qui s'est passé dans les bureaux de la <cite>Réforme</cite>. Du +moment que, dans ce milieu d'où sont sorties toutes les insurrections +du commencement du règne, on est découragé et l'on conclut à +s'abstenir, n'est-ce pas une <span class="pagenum"><a id="page421" name="page421"></a>(p. 421)</span> assurance que l'ordre ne sera +pas troublé? De même que certains hommes d'État avaient le tort, +pour apprécier les mouvements d'opinion, de ne pas regarder au delà +du pays légal, M. Delessert croyait que, pour juger des chances +d'émeute, il suffisait de surveiller les conspirateurs de profession. +Ainsi l'habileté même avec laquelle il était parvenu à pénétrer dans +les sociétés secrètes, lui devenait une cause d'erreur. Aussitôt +en possession du rapport de son agent, il court au ministère de +l'intérieur, où il trouve M. Duchâtel conférant avec le général +Tiburce Sébastiani, commandant la division de Paris, et avec le +général Jacqueminot, commandant la garde nationale. Tous quatre +s'accordent à penser que, dans cette situation nouvelle, le grand +déploiement militaire, projeté pour le lendemain, devient inutile, +qu'il est même dangereux, qu'il aurait un air de provocation, qu'il +contribuerait à faire naître les rassemblements; que, du moment où +les troupes doivent demeurer immobiles, le mieux est de ne pas les +mettre en contact avec la population; faut-il ajouter qu'au fond on +a des doutes sur la garde nationale, qu'on craint son inertie ou ses +manifestations hostiles, et qu'on est bien aise d'avoir une raison de +ne pas la convoquer? En somme, l'opinion unanime est qu'il vaut mieux +laisser à la ville sa physionomie accoutumée. Toutefois, le ministre +de l'intérieur peut-il, à lui seul, contremander une mesure aussi +considérable, qui a été décidée le matin en conseil? Il juge que +l'urgence et la difficulté de consulter ses collègues au milieu de la +nuit, lui permettent d'assumer cette responsabilité. Il n'en avertit +même pas le président du conseil. Il se borne à envoyer le général +Jacqueminot prendre l'avis du Roi. Celui-ci répond non seulement +qu'il approuve, mais que la même idée lui était venue, et qu'il +allait en écrire au ministre. Dès lors, M. Duchâtel n'hésite pas: +le reste de la nuit est employé à faire porter à tous les chefs de +corps et aux états-majors des diverses légions de la garde nationale, +des contre-ordres qui leur arrivent entre quatre et cinq heures du +matin. Il est prescrit seulement de consigner les troupes dans leurs +casernes, pour qu'elles soient prêtes à tout événement. En outre, +<span class="pagenum"><a id="page422" name="page422"></a>(p. 422)</span> M. Delessert croit se conformer à la nouvelle attitude du +pouvoir, en suspendant l'exécution des arrestations préventives dont +il était convenu, quelques heures auparavant, avec le ministre.</p> + +<h4>IV</h4> + +<p>Le mardi 22 février, au lever du jour, le ciel est bas et plombé; par +intervalles, des rafales de vent chassent une pluie fine et froide. +Dans les premières heures de la matinée, tout paraît tranquille. Les +organisateurs du banquet, qui, la veille au soir, ont contremandé la +manifestation, sont même étonnés d'être si complètement obéis; ils +voient là un signe de l'indifférence de la population, et l'un d'eux, +M. Pagnerre, causant avec M. Barrot et M. Duvergier de Hauranne, +conclut que «le gouvernement, en forçant l'opposition à se retirer, +lui a épargné un bien complet fiasco». Aux Tuileries, le Roi félicite +chaudement ses conseillers. «L'affaire tourne à merveille, leur +dit-il. Que je vous sais gré, mes chers ministres, de la manière +dont elle a été conduite!... Quand je pense que beaucoup de nos amis +voulaient qu'on cédât! Mais ceci va réconforter la majorité.»</p> + +<p>Cependant, vers neuf heures, des bandes, peu nombreuses d'abord, +bientôt grossies, commencent à descendre des faubourgs du nord et +de l'est sur les boulevards, des faubourgs du sud sur les quais, se +dirigeant toutes vers la Madeleine. C'est l'effet de l'impulsion +donnée depuis quelques jours et que le contre-ordre de la dernière +heure n'a pas suffi à détruire; quand le populaire a été à ce point +chauffé, il ne se refroidit pas si vite. De ceux qui forment ces +bandes, les uns n'ont pas su les dernières décisions de la commission +générale du banquet, les autres en sont irrités et veulent protester +quand même, le plus grand nombre sont des curieux qui désirent voir +«s'il y aura quelque chose». Partout ils trouvent libre passage. Pas +un soldat dans les rues. Les sergents de <span class="pagenum"><a id="page423" name="page423"></a>(p. 423)</span> ville eux-mêmes ont +pour instruction de ne pas se montrer en uniforme. Cette foule vient +s'accumuler devant la Madeleine et sur la place de la Concorde. Les +blouses y sont en majorité. Nulle cohésion entre les éléments qui la +composent; nulle discipline; aucun chef ne la pousse ni ne la dirige. +Elle reste là, ondulant sur cette vaste place, ne sachant pas ce +qu'elle attend, sans dessein arrêté, poussant quelques cris de: «Vive +la réforme! À bas Guizot!» huant les gardes municipaux qui passent, +mais n'ayant aucune idée de livrer bataille. Les révolutionnaires, +qui, suivant le mot d'ordre donné la veille à la <cite>Réforme</cite>, se sont +mêlés à ce peuple pour l'observer, n'estiment pas qu'il y ait rien à +tenter avec lui.</p> + +<p>À la préfecture de police, au ministère de l'intérieur, on n'attache +pas une grande importance à ces attroupements. On reste sous +l'impression optimiste qui a fait décommander, pendant la nuit, le +déploiement des troupes. Tous les ministres, cependant, ne sont pas +aussi rassurés. L'un d'eux, M. Jayr, qui, en venant aux Tuileries, +a pu voir sur les deux quais un courant continu d'hommes en blouse +se dirigeant vers la place de la Concorde, ne peut cacher au Roi +ses préoccupations: «Nous aurons, lui dit-il, sinon une grande +bataille, du moins une forte sédition; il faut s'y tenir prêts.—Sans +doute, reprend le Roi, Paris est ému; comment ne le serait-il pas? +Mais cette émotion se calmera d'elle-même. Après le <em>lâche-pied</em> +de la nuit dernière, il est impossible que le désordre prenne des +proportions sérieuses. Du reste, vous savez que les mesures sont +prises.»</p> + +<p>Cependant la situation ne s'améliore pas sur la place de la Concorde. +Une bande nombreuse d'étudiants et d'ouvriers, partie du Panthéon, +arrive en chantant la <cite>Marseillaise</cite>. Plus organisée et plus +compacte que les autres, elle traverse la foule, l'entraîne et se +dirige sur le Palais-Bourbon. Vainement quelques gardes municipaux, +qu'un commissaire de police est allé chercher en toute hâte au +poste voisin, essayent-ils de barrer le pont; ils sont emportés en +un instant. Arrivés devant les grilles de la Chambre, les plus +hardis des manifestants les <span class="pagenum"><a id="page424" name="page424"></a>(p. 424)</span> escaladent et pénètrent dans +l'intérieur du palais, où il n'y a, à cette heure, que les garçons de +service et quelques rares députés. Que signifie cet envahissement? +Ses auteurs eussent été bien embarrassés de le dire. C'est une +gaminerie, mais une gaminerie de sinistre augure. L'alarme est +donnée; les dragons accourent de la caserne d'Orsay; ils trouvent, +en arrivant, le palais déjà évacué et rejettent la foule au delà du +pont, tandis que d'autres troupes viennent occuper les abords de la +Chambre.</p> + +<p>Les manifestants alors se divisent. Tandis qu'une partie se forme +en bandes pour parcourir la ville, le plus grand nombre reste sur +la place de la Concorde. Un tas de pierres se trouvant là, l'idée +vient à quelques individus de s'en servir pour attaquer un poste +voisin. Un détachement de gardes municipaux à pied et à cheval +arrive au secours des assiégés. À plusieurs reprises, il essaye +de déblayer la place; mais la foule se reforme derrière lui; les +gamins se mêlent à ses rangs et se faufilent entre les jambes des +chevaux que les cavaliers embarrassés ont peine à tenir debout sur +l'asphalte glissant; aussitôt que les soldats ont le dos tourné, des +volées de cailloux tombent sur eux. Des curieux réfugiés partout +où les charges ne peuvent les atteindre, plusieurs assis dans les +vasques des fontaines, rient de ces escarmouches, lancent des lazzi +aux troupes, poussent des cris séditieux ou font entendre des chants +révolutionnaires. Les municipaux sont admirables de sang-froid et de +patience: en dépit des insultes et des pierres dont on les accable, +des blessures que reçoivent plusieurs d'entre eux, de l'agacement que +doit leur causer l'inefficacité de leurs efforts, ils évitent d'user +sérieusement de leurs armes; tout au plus distribuent-ils quelques +coups de crosse et de plat de sabre. Des échauffourées du même genre +ont lieu autour de la Madeleine. Vers midi, une bande se détache pour +aller attaquer le ministère des affaires étrangères, alors au coin de +la rue des Capucines; elle jette des pierres dans les vitres, essaye +d'enfoncer la porte, mais est bientôt obligée de se retirer devant +les troupes qu'on est allé chercher aux casernes <span class="pagenum"><a id="page425" name="page425"></a>(p. 425)</span> voisines. +Les étudiants repassent alors sur la rive gauche, qu'ils parcourent +pendant quelques heures et où ils tentent vainement de débaucher +l'École polytechnique.</p> + +<p>Ces désordres ne décident pas encore le gouvernement à une action +plus énergique. Est-il dérouté de voir démentir ses prévisions de +la veille au soir? Ou bien persiste-t-il à croire que tout est fini +par l'abandon du banquet, que ces dernières ébullitions sont sans +gravité, et que l'important est de ne pas rallumer par une attitude +provocante les passions en voie de s'éteindre? Quoi qu'il en soit, on +dirait qu'il s'est appliqué à se montrer le moins possible. En dehors +des quelques bataillons et escadrons déployés tardivement autour +du Palais-Bourbon, les troupes restent invisibles, renfermées dans +leurs casernes. Ce qui a été fait pour protéger tel ou tel point l'a +été sur l'initiative isolée de quelque commissaire de police, et on +n'y a guère employé que de faibles détachements de gardes municipaux +dont le courage ne peut suppléer au petit nombre. Ces luttes inégales +ont pour principal résultat d'aviver la vieille hostilité des foules +parisiennes contre cette troupe d'élite. Déjà l'on voit poindre la +tactique populaire qui tend à diviser les défenseurs de l'ordre, +en criant: Vive la ligne! en même temps que: À bas les municipaux! +En somme, contre l'émeute grandissante, à peine, çà et là, une +défensive partielle, morcelée, incertaine; pas d'offensive générale +et puissante.</p> + +<p>Que font, pendant ce temps, les députés de l'opposition? Les +voit-on chercher à calmer une agitation dont ils sont responsables? +Non, ils s'occupent à rédiger l'acte d'accusation qu'ils doivent +déposer à la Chambre contre le ministère. Ils ne se font pourtant +pas illusion sur le résultat; ils sont découragés et croient leur +rôle fini. «Venez, mon cher ami, écrit M. Barrot à M. Duvergier de +Hauranne, pour que nous fassions ensemble notre testament politique.» +Un projet, préparé à la hâte, est soumis, vers onze heures, aux +députés qui se trouvent réunis chez M. Barrot: le ministère y est +accusé «d'avoir trahi au dehors l'honneur et les intérêts de la +France, d'avoir faussé les principes de la constitution, violé les +garanties de <span class="pagenum"><a id="page426" name="page426"></a>(p. 426)</span> la liberté;... d'avoir, par une corruption +systématique,... perverti le gouvernement représentatif; d'avoir +trafiqué des fonctions publiques;... d'avoir ruiné les finances de +l'État;... d'avoir violemment dépouillé les citoyens d'un droit +inhérent à toute constitution libre;... d'avoir remis en question +toutes les conquêtes de nos deux révolutions». À la grande surprise +des rédacteurs, M. Thiers les critique vivement. Selon lui, «on se +méprend sur l'état des esprits; tout est fini, complètement fini, +et l'opposition n'a plus qu'à subir sa défaite; si pourtant on se +croit obligé de faire quelque chose, une adresse à la couronne suffit +pleinement; certes, l'idée d'une mise en accusation ne doit pas être +abandonnée, et, bientôt peut-être, il y aura lieu d'y revenir à +propos des affaires de Suisse et d'Italie; mais c'est une ressource +dernière qu'il faut ménager; aujourd'hui, un tel acte paraîtrait à +tous excessif et ridicule». Les auteurs du projet répondent que la +mise en accusation sera à peine suffisante pour calmer l'émotion +publique; ils rappellent que, la veille au soir, dans la commission +du banquet, les députés se sont formellement engagés à la proposer; +qu'à cette condition seule, ils ont obtenu l'ajournement de la +manifestation; ils se déclarent résolus à ne pas manquer à leur +parole. L'avis de M. Thiers n'est pas appuyé. La discussion porte à +peu près uniquement sur le point de savoir si l'acte sera signé par +quelques membres ou par tous les députés de l'opposition. Ce dernier +parti l'emporte; mais quand il s'agit de s'exécuter, beaucoup se +dérobent.</p> + +<p>En se rendant, vers deux heures, à la séance de la Chambre, les +députés, dont plusieurs ignoraient jusqu'alors ce qui se passait, +sont surpris de voir la foule massée sur la place de la Concorde +et le Palais-Bourbon entouré de troupes. Les manifestants les +accueillent diversement, suivant qu'ils les reconnaissent pour +des amis ou des adversaires du cabinet. Les opposants jouissent +plus ou moins des ovations ordinairement assez grossières qui leur +sont faites. Aucun d'eux, du reste, n'augure de tout cela rien de +sérieux; les plus radicaux, loin de voir dans cette agitation le +commencement d'une révolution, <span class="pagenum"><a id="page427" name="page427"></a>(p. 427)</span> ne croient même pas à une +véritable émeute; ils sont convaincus que la nuit mettra fin à ce +tapage. Arrivés à la Chambre, les promoteurs de la mise en accusation +circulent de banc en banc pour recueillir des signatures; ils n'ont +qu'un succès médiocre. M. Dufaure répond à l'un d'eux, de sa voix +la plus rude et de façon à être entendu de tout le monde: «C'est +dans le cas où le cabinet aurait laissé faire le banquet qu'il +mériterait d'être mis en accusation.» En somme, cinquante-trois +députés seulement consentent à signer<a id="footnotetag545" name="footnotetag545"></a><a href="#footnote545" title="Go to footnote 545"><span class="smaller">[545]</span></a>. Les ministériels, qui +paraissent confiants, assistent, ironiques, à ces allées et venues. +Enfin M. Odilon Barrot se décide à remettre silencieusement son +papier au président. M. Guizot monte au bureau, pour en prendre +connaissance, et le parcourt avec un sourire dédaigneux. Pendant +ce temps, se poursuivait, devant des auditeurs naturellement peu +attentifs, une discussion sur le renouvellement du privilège de la +Banque de Bordeaux. Elle durait depuis deux heures environ, quand M. +Barrot rappelle au président, sans en indiquer autrement l'objet, +la proposition qu'il a déposée au nom «d'un assez grand nombre de +députés», et lui demande de fixer le jour de la discussion dans les +bureaux. M. Sauzet répond qu'elle aura lieu le surlendemain, jeudi. +Sur ce, l'assemblée se sépare.</p> + +<p>Durant la séance de la Chambre, l'agitation a grandi dans la ville. +La place de la Concorde a fini par être un peu dégagée; mais, dans +les Champs-Élysées, les gardes municipaux ne parviennent pas à avoir +raison des bandes qui s'embusquent derrière les arbres ou les amas +de chaises. Un moment, le petit <span class="pagenum"><a id="page428" name="page428"></a>(p. 428)</span> poste de la rue de Matignon +est assailli par des gens qui tâchent d'y mettre le feu. Des bandes +descellent les grilles du ministère de la marine et s'en servent +comme de leviers pour déchausser les pavés et ébaucher une première +barricade au coin de la rue Saint-Florentin et de la rue de Rivoli. +Repoussées par les gardes municipaux, elles se replient sur le centre +de la ville, et essayent d'élever d'autres barricades, d'abord rue +Duphot, ensuite rue Saint-Honoré. Sur leur chemin, elles enfoncent +les devantures des boutiques d'armuriers; elles y trouvent des +fusils, mais peu de poudre, car le gouvernement a eu, dans les jours +précédents, la précaution de la faire enlever. Pas plus que le matin, +il n'y a d'ensemble ni de direction; chaque bande agit au gré de sa +fantaisie. Les hommes des sociétés secrètes demeurent spectateurs +assez sceptiques. Caussidière, qui assiste avec Albert à la tentative +de barricade de la rue Saint-Honoré, dit à De La Hodde: «Tout cela +n'est pas clair; il y a du monde, mais c'est tout; ça n'ira pas +jusqu'aux coups de fusil.» Albert est du même avis; il n'a pas +reconnu ses hommes dans les remueurs de pavés, et la manifestation ne +lui paraît pas avoir un caractère républicain.</p> + +<p>En présence de tels faits, l'effacement des autorités militaires +devient de plus en plus difficile à comprendre. Leur quartier général +est à l'état-major de la garde nationale, alors installé dans l'aile +des Tuileries qui longe la rue de Rivoli. Le général Jacqueminot, +commandant supérieur de la garde nationale, et le général Tiburce +Sébastiani, chef de l'armée de Paris, y sont en permanence. J'ai déjà +eu occasion de noter en quoi le premier était inégal à la position +qu'il occupait<a id="footnotetag546" name="footnotetag546"></a><a href="#footnote546" title="Go to footnote 546"><span class="smaller">[546]</span></a>. Le second était un officier brave, dévoué à la +monarchie de Juillet, mais de portée ordinaire, sans grand prestige, +et dont on ne pouvait attendre d'initiative en dehors des habitudes +d'un service régulier; s'il avait été appelé, en 1842, à la tête +de la première division militaire, c'était uniquement à raison de +la faveur dont jouissait auprès du Roi, son frère, le maréchal +Sébastiani. <span class="pagenum"><a id="page429" name="page429"></a>(p. 429)</span> Dès le jour où l'on a pu craindre des désordres, +certains ministres se sont demandé s'il ne conviendrait pas de +réunir tous les pouvoirs dans une main plus forte et plus ferme; un +nom s'est présenté tout de suite à leur esprit, celui du maréchal +Bugeaud. Lui-même se croyait indiqué, et, depuis quelque temps, il +tournait autour du Roi et des ministres, s'offrant manifestement +et se portant fort du succès. Plusieurs fois on a pu croire que +ce changement allait être fait. Mais certains membres du cabinet, +M. Duchâtel notamment, hésitaient, par crainte soit d'effaroucher +l'opinion, soit de se donner un collaborateur encombrant et +dominateur, soit seulement de faire de la peine aux deux titulaires. +Cette dernière considération n'était pas sans agir sur le Roi, qui +savait gré aux généraux Jacqueminot et Sébastiani de leur dévouement +politique. La mesure s'est donc trouvée ajournée. Toutefois, il +était implicitement convenu entre le Roi et son gouvernement que, +si les choses tournaient mal, le maréchal recevrait le commandement +de l'armée et de la garde nationale: on oubliait que les meilleurs +remèdes risquent de ne plus produire d'effet, lorsqu'on y recourt +trop tard.</p> + +<p>À défaut du maréchal, le duc de Nemours tâchait d'exercer, au-dessus +des deux commandants, une sorte d'arbitrage; il le faisait sans avoir +reçu d'investiture spéciale, et n'ayant d'autre titre que celui +de son rang. Ainsi assurait-il un peu d'unité entre des pouvoirs +égaux et naturellement rivaux. Loyal, courageux, admirablement +désintéressé, ce prince devait se montrer, dans ces journées +tragiques, plus que jamais digne du bel éloge que faisait de lui le +duc d'Orléans, quand il disait: «Mon frère Nemours, c'est le devoir +personnifié!» Mais, d'une timidité fière et triste, se sachant peu +populaire auprès du public qui le connaissait mal et s'en sentant +parfois gêné, ayant plus de réflexion que d'initiative, de rectitude +dans le jugement que de promptitude dans la décision, plus habitué +par son père à obéir qu'à commander, plus propre à se dévouer qu'à +exercer de l'ascendant, il était homme à faire modestement tout son +devoir en s'effaçant autant que possible, non à <span class="pagenum"><a id="page430" name="page430"></a>(p. 430)</span> se mettre +en avant pour suppléer à l'insuffisance des autres, ni à s'emparer +spontanément d'un rôle qui ne serait pas strictement le sien. +Combien il eût gagné à être secondé par ses deux frères, le prince +de Joinville et le duc d'Aumale, particulièrement aimés du soldat et +en faveur auprès de l'opinion! Malheureusement ils étaient au loin. +Le second était, depuis six mois, dans son gouvernement d'Afrique, +et le premier venait de rejoindre son frère à Alger, pour assurer +à la princesse, sa femme, le bienfait d'un hiver en pays chaud. La +Reine, agitée de sombres pressentiments, déplorait ces séparations; +elle eût voulu retenir auprès du Roi le prince de Joinville, et, +le 30 janvier, en lui disant adieu, elle avait versé beaucoup de +larmes<a id="footnotetag547" name="footnotetag547"></a><a href="#footnote547" title="Go to footnote 547"><span class="smaller">[547]</span></a>. De tous ses frères, le duc de Nemours n'avait alors à +Paris que le plus jeune, le duc de Montpensier, le préféré du père +comme presque tous les derniers-nés, mais n'ayant encore eu le temps +ni d'acquérir beaucoup d'expérience, ni de se faire un renom égal à +celui de ses aînés.</p> + +<p>Vers cinq heures, les nouvelles qui arrivent à l'état-major sont +telles qu'on se décide enfin à prescrire l'occupation militaire +de la ville suivant le plan du maréchal Gérard. C'est l'opération +que le conseil des ministres avait déjà décidée le lundi matin et +que M. Duchâtel avait contremandée dans la nuit. Les ordres sont +aussitôt expédiés à tous les chefs de corps, qui savent d'avance où +se porter. Comme la garde nationale doit participer à l'occupation, +le rappel est battu dans plusieurs quartiers; il produit peu d'effet; +un très petit nombre d'hommes prennent les armes, et encore leurs +dispositions sont-elles souvent douteuses. Ce n'est pas le seul +mécompte. Le préfet de police ayant voulu procéder aux arrestations +préventives, suspendues la veille au soir, ne parvient à mettre +la main que sur cinq des meneurs révolutionnaires et non des plus +considérables; les autres se sont cachés. L'armée, du moins, s'est +mise en mouvement aussitôt les ordres reçus. À neuf heures du soir, +chaque corps est arrivé à <span class="pagenum"><a id="page431" name="page431"></a>(p. 431)</span> l'emplacement qu'il doit occuper. +Partout, devant ce mouvement offensif exécuté avec ensemble, l'émeute +s'est dispersée sans résistance sérieuse. Tout au plus se produit-il +encore quelque reste de désordre là où les soldats ne se trouvent pas +en nombre; sur divers points, les réverbères sont détruits et les +conduites de gaz coupées; aux Champs-Élysées, des gamins mettent le +feu à des baraques et à des amas de chaises; des bandes incendient +ou dévastent les barrières de l'Étoile, du Roule et de Courcelles; +aux Batignolles, dans la rue du Bourg-l'Abbé, dans la rue Mauconseil, +il y a des échauffourées avec échange de quelques coups de feu; mais +nulle part ne s'engage de combat sérieux. Peu à peu, d'ailleurs, +avec la nuit qui s'avance, le silence se fait dans la ville; le +peuple est rentré dans ses maisons. Les soldats bivouaquent autour de +grands feux, sous une pluie épaisse. À une heure du matin, ordre leur +est donné de retourner à leurs casernes, en ne laissant dehors que +quelques détachements.</p> + +<p>Que penser de la journée qui finit? D'aucun côté, on n'y voit +clair. Les meneurs des sociétés secrètes se sont réunis, dans la +soirée, au Palais-Royal; ils ne songent toujours pas à se mêler à +un mouvement qu'ils se refusent à prendre au sérieux: attendre et +voir, telle est la conclusion à laquelle ils aboutissent, après +une conversation confuse. À la <cite>Réforme</cite>, au <cite>National</cite>, on n'est +pas moins embarrassé, et l'on regrette même une agitation dont on +n'espère aucun résultat et par laquelle on craint d'être compromis. +Dans les bureaux du <cite>Siècle</cite>, chez M. Odilon Barrot, on est triste +et inerte. Aux Tuileries, toute la soirée s'est passée à attendre +et à recevoir les nouvelles qui arrivent successivement. La Reine +ne cache pas son anxiété et son trouble. Le Roi, au contraire, +demeure confiant. Il rappelle plaisamment que les Parisiens n'ont +pas l'habitude de faire des révolutions en hiver. «Ils savent ce +qu'ils font, dit-il encore; ils ne troqueront pas le trône pour un +banquet.» Cette confiance augmente à mesure qu'on apprend l'absence +de résistance opposée aux troupes, dans la soirée, et le calme si +facilement rétabli dans la ville. <span class="pagenum"><a id="page432" name="page432"></a>(p. 432)</span> Les ministres d'ailleurs +disent bien haut que ce n'a été qu'une échauffourée sans importance, +que le lendemain il n'en sera probablement plus question, qu'en +tout cas, si le désordre persiste, on sera alors fondé à agir très +vigoureusement. Cette impression de sécurité est encore confirmée, +quand M. Delessert vient annoncer que les chefs révolutionnaires +persistent à se tenir à l'écart. À la fin de la soirée, lorsque le +Roi se retire dans ses appartements, il est tout à fait triomphant. +Jugeant l'affaire définitivement terminée, il se félicite et félicite +ses ministres d'avoir su vaincre sans effusion de sang. Il attend de +cette victoire toutes sortes d'heureux résultats. Persuadé que, comme +en 1839, l'impuissance constatée de l'émeute raffermira le pouvoir +royal, il ne cache pas à M. Duchâtel que depuis longtemps il ne s'est +pas senti aussi fort.</p> + +<h4>V</h4> + +<p>Le mercredi 23, Paris se réveille encore sous la pluie. Dès sept +heures du matin, les troupes sortent de leurs casernes pour reprendre +les positions qu'elles occupaient la veille au soir. La ville paraît +calme. Au ministère de l'intérieur, on se flatte que tout est fini; +quelques députés conservateurs, venus aux nouvelles auprès de M. +Duchâtel, lui expriment même le regret que le désordre n'ait pas duré +assez longtemps pour effrayer les intérêts et donner au pouvoir la +force dont il a besoin. Bientôt cependant, vers neuf heures, l'émeute +reparaît sur plusieurs points. Cette fois, elle se concentre entre la +rue Montmartre, les boulevards, la rue du Temple et les quais, dans +ces quartiers populeux, aux rues enchevêtrées, qui, au lendemain de +1830, avaient été le théâtre préféré de toutes les insurrections. +Les bandes n'ont toujours pas de direction d'ensemble, ni de chefs +connus. Elles harcèlent les troupes, élèvent çà et là des barricades, +attaquent les postes isolés; nulle part elles n'engagent une vraie +bataille, n'opposent une <span class="pagenum"><a id="page433" name="page433"></a>(p. 433)</span> résistance durable. De part et +d'autre, il y a quelques blessés et même quelques morts, mais en très +petit nombre. Dans le peuple, bien que les physionomies soient plus +sombres que la veille, rien n'indique une passion bien profonde. +Quant à l'armée, elle est triste de la besogne qu'on lui fait faire, +un peu troublée parfois quand elle doit marcher contre des gens qui +l'accueillent en criant: Vive la ligne! Elle souffre du mauvais +temps, de la distribution défectueuse des vivres et surtout de ne +pas se sentir conduite par une main ferme et une volonté résolue. +Néanmoins, sa supériorité de forces est évidente. Pendant cette +matinée, elle ne subit d'échec nulle part; partout les insurgés +reculent devant elle. Des renforts lui arrivent des garnisons +voisines. Dans ces conditions, la lutte pourra, à raison même de ce +qu'elle a de morcelé, se prolonger plus ou moins longtemps, mais +la défaite finale de l'émeute ne paraît pas douteuse. Telle est la +situation quand entre en scène la garde nationale.</p> + +<p>Dès la veille, aussitôt les premiers troubles éclatés, les +adversaires du ministère lui avaient crié: «Osez donc réunir +la garde nationale!» Trois députés de Paris, MM. Carnot, Vavin +et Taillandier, après s'être concertés avec leurs collègues, +étaient venus exprimer à M. de Rambuteau «la douloureuse surprise +qu'éprouvait la population de ne pas voir convoquer la garde +nationale». Il eût fallu que le gouvernement pût répondre sans +ambages: «Non, nous ne la convoquons pas, parce que vous avez +travaillé à en faire un instrument de désorganisation, ce que déjà, +par sa nature propre, elle n'était que trop disposée à devenir.» Mais +un tel langage eût fait alors scandale. En haut lieu, d'ailleurs, +on avait des illusions sur l'esprit de cette milice; on s'en fiait +aux protestations répétées du général Jacqueminot, qui croyait +témoigner son dévouement au Roi en se refusant à admettre qu'il +ne fût pas partagé par tous ses subordonnés. Louis-Philippe, dans +l'esprit duquel certains rapports finissaient par jeter quelque +inquiétude, avait, au cours de cette même journée du mardi, envoyé +le ministre de la guerre à l'état-major, pour savoir très nettement +<span class="pagenum"><a id="page434" name="page434"></a>(p. 434)</span> ce qu'on devait attendre de la garde nationale. «Vous +pouvez dire au Roi, avait répondu le général Jacqueminot, que, sur +trois cent quatre-vingt-quatre compagnies, il y en a six ou sept mal +disposées, mais que toutes les autres sont sincèrement attachées à la +monarchie.» Informé de cette réponse, le Roi s'était borné à dire: +«Six ou sept mauvaises! Oh! il y en a bien dix-sept ou dix-huit!» +C'est évidemment sur ces assurances données par le commandant +supérieur que, quelques moments après, lors des ordres donnés, à cinq +heures du soir, pour l'occupation militaire de la ville, on s'était +décidé à faire battre le rappel dans plusieurs quartiers. J'ai dit +quel en avait été le très médiocre résultat.</p> + +<p>Cette première épreuve n'était pas un encouragement à recommencer. +Cependant, le mercredi matin, quand l'armée a été remise en +mouvement, on n'a pas jugé possible de ne pas convoquer de nouveau +la garde nationale. Celle-ci n'avait-elle pas son rôle et sa place +marqués dans le plan d'occupation qu'il s'agissait d'exécuter? Son +absence aurait fait des vides matériels; elle aurait fait surtout un +vide moral dont on craignait que les troupes ne fussent affectées. La +convocation a même été plus générale que la veille: ordre a été donné +de battre le rappel dans tous les quartiers. Bien que, cette fois, +l'affluence soit un peu plus grande, ce n'est encore qu'une faible +minorité qui prend les armes. Ceux qui viennent sont-ils du moins +les hommes d'ordre, instruits enfin par la prolongation des troubles +qu'il est de leur intérêt d'y mettre un terme? Non, par un phénomène +étrange, à l'appel du gouvernement, les amis de ce gouvernement, les +conservateurs, qui au fond forment la majorité de la plupart des +légions, ne répondent qu'en petit nombre; presque tous restent chez +eux, rassurés, indolents ou boudeurs. Les opposants, au contraire, +accourent avec empressement. C'est que, de ce côté, il y a un mot +d'ordre, celui de se réunir en armes pour crier: Vive la réforme! On +l'a vu donner, le 21, dans la réunion du <cite>Siècle</cite>. Depuis, il a été +répété et propagé. Dans la soirée du 22, les républicains du Comité +central, réunis chez M. Pagnerre, ont <span class="pagenum"><a id="page435" name="page435"></a>(p. 435)</span> décidé de suivre cette +tactique. Le 23, au matin, les révolutionnaires de la <cite>Réforme</cite>, M. +Flocon en tête, s'y sont ralliés; ils ont pressé leurs partisans, +dont beaucoup n'étaient pas de la garde nationale, de se procurer +quand même des uniformes et de se mêler aux détachements afin d'y +pousser le cri convenu.</p> + +<p>En effet, à peine les gardes nationaux sont-ils arrivés à leurs +divers points de rassemblement, que, de leurs rangs, s'élèvent des +voix demandant qu'on s'interpose entre le gouvernement et le peuple, +pour obliger le Roi à changer ses ministres et à accorder la réforme. +Soutenue sur un ton très haut, appuyée par les compères, l'idée +trouve faveur. Parmi ceux qui y adhèrent, beaucoup, pour rien au +monde, ne voudraient contribuer à jeter bas la monarchie; mais ils +s'imaginent niaisement faire œuvre de pacification; leur vanité +est séduite par l'importance de ce rôle d'arbitre, et il ne leur +déplaît pas de donner une leçon à un gouvernement accusé de tant de +crimes au dehors et au dedans. Ceux qui seraient d'un avis contraire +se croient en minorité,—ils le sont peut-être par la faute de tous +les conservateurs restés chez eux,—et ils se taisent, intimidés. +Plus que jamais, d'ailleurs, on sent l'insuffisance du commandement +supérieur. Autrefois, pas un trouble n'éclatait dans la ville, pas +un coup de tambour ne résonnait, sans qu'on vît aussitôt le vieux +maréchal de Lobau aller d'une mairie à l'autre, parcourir tous les +postes, haranguant, dirigeant, stimulant ses gardes nationaux. Son +successeur est hors d'état de quitter la chambre; nul ne le voit; il +n'est même pas représenté auprès des divers corps par des officiers +sûrs qui dirigent et surveillent l'exécution de l'ordre général.</p> + +<p>C'est vers dix ou onze heures du matin que la plupart des légions se +mettent en mouvement. Il est tristement instructif de les suivre à +l'œuvre. La première (quartiers des Champs-Élysées et de la place +Vendôme) est la seule où les réformistes n'aient pu provoquer aucune +manifestation: bien au contraire, elle siffle au passage les députés +de la gauche. La <span class="pagenum"><a id="page436" name="page436"></a>(p. 436)</span> seconde (Palais-Royal, Chaussée-d'Antin et +faubourg Montmartre), appelée à prendre position devant le pavillon +de Marsan, y arrive, après une longue promenade, escortée de deux +mille individus avec lesquels elle chante la <cite>Marseillaise</cite> et crie: +Vive la réforme! La troisième (quartier Montmartre et faubourg +Poissonnière), chargée de protéger la Banque, se jette entre les +insurgés et les gardes municipaux et force ces derniers à rentrer +dans leur caserne; un peu plus tard, elle croise par deux fois la +baïonnette contre les cuirassiers qui, d'ordre du général Friant, se +disposent à dégager la place des Victoires; enfin elle parcourt les +rues environnantes en criant: «Vive la réforme! à bas le système! à +bas Guizot!» M. Maxime du Camp, qui passe par là, court au commandant +dans lequel il reconnaît un riche agent de change, et lui demande +où il va. «Je n'en sais rien, répond celui-ci; je viens de protéger +la population contre les cuirassiers qui voulaient la sabrer; ce +gouvernement nous rend la risée de l'Europe; je vais promener mes +hommes à travers la ville, afin de donner l'exemple à la bourgeoisie; +je suis tout prêt, si l'on veut, à aller arrêter Guizot pour le +conduire à Vincennes.» La quatrième légion (quartier du Louvre) signe +une pétition pour demander la mise en accusation du ministère, et +entreprend de la porter en corps au Palais-Bourbon; arrêtée sur le +quai par un bataillon fidèle de la dixième légion, elle remet sa +pétition à quelques députés de la gauche accourus au-devant d'elle. +La cinquième (quartier Bonne-Nouvelle et faubourg Saint-Denis) fait +comme la seconde: elle empêche les gardes municipaux de charger +l'émeute. La sixième (quartier du Temple) se prononce aussi pour la +réforme. La septième (quartiers voisins de l'Hôtel de ville) somme +le préfet de la Seine de faire savoir au Roi que, s'il ne cède pas +à l'instant, «aucune force humaine ne pourra prévenir une collision +entre la garde nationale et la troupe». La dixième (faubourg +Saint-Germain) est divisée: tandis qu'un bataillon, résolument +conservateur, protège la Chambre, un autre, massé dans la rue +Taranne, acclame la réforme et refuse <span class="pagenum"><a id="page437" name="page437"></a>(p. 437)</span> d'obéir au colonel, +qui, désespéré, s'éloigne en arrachant son hausse-col.</p> + +<p>En somme, presque toutes les légions se sont prononcées contre le +gouvernement. Sans doute, si l'on tient compte des gardes nationaux +restés chez eux, les manifestants ne sont qu'une faible minorité; +mais qu'importe? ils sont les seuls à se montrer, à crier, à agir. +Sans doute aussi, parmi ces manifestants, la grande masse n'a pas +conscience de ce qu'elle fait, et, au fond, elle aurait horreur et +terreur d'une révolution; mais, encore une fois, qu'importe? son +aveuglement ne rend sa conduite ni moins coupable ni moins funeste. +L'effet en est immense, et du coup la situation est absolument +changée. Cette émeute misérable, infime, décousue, sans chef, +désavouée par les révolutionnaires eux-mêmes, devient importante +et se sent enhardie, du moment où la garde nationale l'a prise +sous sa protection. Par contre, l'armée, qui jusqu'ici a combattu +tristement, mais sans hésitation, est désorientée, ébranlée. Dans +le quartier Saint-Denis, au moment où la garde nationale commence à +se montrer, un passant demande à un officier: «Est-ce que l'émeute +est sérieuse?» L'officier lève les épaules, en signe d'ignorance. +«Ah! dit-il, ce ne sont point les émeutiers que je redoute.—Eh! que +redoutez-vous donc?—La garde nationale, qui, si cela continue, va +s'amuser à nous tirer dans le dos.» Vers le même moment, sur la place +de l'Odéon, deux détachements, l'un de soldats de ligne, l'autre de +gardes nationaux, sont côte à côte. Les commandants se saluent. «Que +ferez-vous, si une troupe de peuple se présente? demande l'officier +de la garde nationale.—Je ferai comme vous, répond l'officier de +ligne.—Mais, moi, je ne disperserai pas la colonne, je la laisserai +passer.—Je ferai comme vous, répète l'officier de ligne; mes soldats +feront ce que fera la garde nationale.»</p> + +<p>Si fâcheux que soient l'encouragement donné aux factieux et le +découragement jeté dans l'armée, la conduite de la garde nationale +devait avoir une conséquence plus grave encore.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page438" name="page438"></a>(p. 438)</span> VI</h4> + +<p>Quand arrivent aux Tuileries les premières nouvelles de la défection +de la garde nationale, on ne veut pas d'abord y croire. «C'est +impossible, s'écrie le général Jacqueminot, c'est impossible; la +garde nationale est fidèle, je la connais.» Mais les rapports se +succèdent, de plus en plus positifs et alarmants. D'ailleurs, du +palais lui-même, on entend les cris de la seconde légion massée sous +les fenêtres du pavillon de Marsan, et l'on voit défiler sur le quai +la quatrième légion portant sa pétition à la Chambre. Puis voici des +amis connus, M. Horace Vernet, M. Besson, pair de France et colonel +de la troisième légion, le général Friant, qui racontent <em>de visu</em> +les scènes de la place des Victoires et comment les gardes nationaux +ont croisé la baïonnette contre les cuirassiers. Cette fois, les +plus optimistes sont atterrés. On avait toujours pensé que la garde +nationale était le rempart de la monarchie, et l'on s'était habitué +à le dire plus encore qu'on ne le pensait: du moment où elle passe +à l'émeute, que devenir? M. de Montalivet, qui vient de parcourir +Paris à la tête des gardes nationaux à cheval; M. Dupin, qui a +tenu à rendre visite au Roi en se rendant à la Chambre, insistent +avec émotion sur le péril de la situation. Plusieurs officiers de +la garde nationale ont pénétré dans le château, dans un grand état +d'effarement et d'exaltation, criant très haut qu'ils sont prêts à se +faire tuer pour le Roi, mais que le ministère est en exécration: ils +assurent que, si ce ministère est congédié, la garde nationale fera +tout rentrer dans l'ordre.</p> + +<p>Depuis longtemps, on le sait, le ministère avait, au sein de la cour, +d'assez nombreux adversaires. Ces nouvelles leur servent d'arguments. +«Pour un homme, disent-ils, faut-il exposer la monarchie à périr?» +Ils trouvent un puissant auxiliaire dans la Reine. Il y a déjà +plusieurs mois que, sous l'action des propos tenus autour d'elle, +elle désire un changement de cabinet. L'agitation des dernières +semaines, en augmentant <span class="pagenum"><a id="page439" name="page439"></a>(p. 439)</span> ses inquiétudes, l'avait rendue +plus impatiente encore de voir recourir au remède qu'elle croyait +seul efficace. Vers le 15 février, elle avait fait appeler M. de +Montalivet, lui avait manifesté les plus sombres pressentiments, et +lui avait demandé de tenter un suprême effort pour déterminer le Roi +à congédier M. Guizot. M. de Montalivet n'avait pas besoin d'être +convaincu; mais, ayant déjà plusieurs fois échoué devant le parti +pris de Louis-Philippe, il avait supplié la Reine de faire elle-même +la démarche. «Eh bien, soit, avait-elle dit, je parlerai.» Toutefois, +peu habituée à entretenir son époux des affaires politiques, elle +avait différé de jour en jour l'exécution de son dessein. Enfin, le +23, terrifiée des nouvelles qu'on lui apporte sur la garde nationale, +oubliant dans son trouble que ce qui eût pu être concédé avec honneur +à un mouvement d'opinion, ne pouvait l'être à une émeute, elle +accourt, éplorée, auprès du Roi, emploie toutes les ressources de sa +tendresse à lui faire partager son émotion et ses inquiétudes, et +le conjure de se séparer d'un cabinet dont la solidarité lui paraît +mortelle pour la monarchie.</p> + +<p>Tout à l'heure encore, Louis-Philippe eût éconduit celle qu'il aimait +à appeler sa «bonne reine», en lui donnant affectueusement à entendre +qu'elle se mêlait de choses qui n'étaient pas de sa compétence. +Mais, depuis qu'il a su la trahison de la garde nationale, il est +bien changé; rien ne subsiste plus de l'optimisme obstiné, ironique, +avec lequel il recevait tous les alarmistes. Il est comme étourdi et +affaissé sous le coup qui le frappe et auquel il ne s'attendait pas. +Sans doute, il n'ignore pas que l'armée est toujours maîtresse de ses +positions, que nulle part elle n'a été entamée par l'émeute, que sa +supériorité de forces demeure évidente. Mais il se rend compte que, +s'il veut continuer la lutte, il doit engager à fond les troupes, se +débarrasser coûte que coûte de la garde nationale et donner l'ordre +de tirer au besoin sur elle. Cette dernière perspective le fait +frémir. On l'entend se répéter à lui-même: «J'ai vu assez de sang!» +Ne lui affirme-t-on pas d'ailleurs, jusque dans son entourage le +<span class="pagenum"><a id="page440" name="page440"></a>(p. 440)</span> plus intime et le plus cher, que s'il consent à donner +satisfaction aux vœux des gardes nationaux, l'ordre sera rétabli +aussitôt, sans qu'aucune goutte de sang soit versée? C'est toucher +une de ses cordes les plus sensibles, et j'ai déjà eu occasion de +noter combien l'ancien élève de Mme de Genlis avait gardé vifs la +sollicitude et le respect de la vie humaine<a id="footnotetag548" name="footnotetag548"></a><a href="#footnote548" title="Go to footnote 548"><span class="smaller">[548]</span></a>. Un tel sentiment +faisait sans doute honneur à son cœur; mais, dans le cas +particulier, était-il bien raisonné? Les défaillances des souverains, +par les conséquences qu'elles entraînent, ne coûtent-elles pas +souvent beaucoup plus de sang que n'en feraient répandre les plus +énergiques résistances? On peut indiquer encore une autre cause de +l'hésitation qui se manifeste chez le Roi. Il semble avoir, sur son +droit à se défendre par les armes, un doute qui ne se fût certes pas +présenté à l'esprit d'un prince légitime, s'appuyant sur un titre +antérieur et supérieur à toute désignation populaire. Au moment de +réprimer par la force la sédition de la bourgeoisie parisienne, il +s'arrête, anxieux, à la pensée qu'il a reçu la couronne de ses mains. +Il n'ose pas faire violence à l'égarement passager de ceux dont +il croit tenir son pouvoir. État d'esprit qui se traduira, après +sa chute, dans un <span class="pagenum"><a id="page441" name="page441"></a>(p. 441)</span> entretien avec M. Duchâtel, par cette +exclamation bien significative: «Est-ce que je pouvais faire tirer +sur mes électeurs<a id="footnotetag549" name="footnotetag549"></a><a href="#footnote549" title="Go to footnote 549"><span class="smaller">[549]</span></a>?» Après tout, n'est-ce pas l'un des phénomènes +de ce siècle, que la foi au droit monarchique semble n'être pas +moins ébranlée dans le cœur des rois que dans celui des peuples? +N'oublions pas enfin que Louis-Philippe avait alors soixante-quatorze +ans: là même, à vrai dire, est la principale explication du trouble +où le jette cette crise. Les vicissitudes de sa vie ont fini par +user les énergies de son esprit et de sa volonté. Comme j'ai dû +déjà le faire observer, dans l'obstination un peu infatuée avec +laquelle il refusait naguère d'écouter aucun avertissement, il y +avait, à y regarder de près, moins de fermeté que de sénilité; on ne +pouvait s'étonner que cette même sénilité, sous l'empire d'autres +circonstances, tournât en défaillance.</p> + +<p>Louis-Philippe a écouté la Reine, sans prendre de parti; mais il est +sorti de cet entretien, ému et ébranlé. Sur ces entrefaites, vers +deux heures, M. Duchâtel arrive aux Tuileries; il a jugé convenable +de venir voir le Roi, en se rendant à la Chambre. Ce n'est pas qu'il +ait aucune inquiétude sur ses dispositions. Tout à l'heure encore, +il était informé par le général Dumas, aide de camp de service +auprès de Sa Majesté, qu'elle estimait le moment venu d'agir plus +énergiquement; il avait répondu que c'était aussi son avis, et, +depuis lors, divers messages <span class="pagenum"><a id="page442" name="page442"></a>(p. 442)</span> avaient été échangés entre +le château et le ministère de l'intérieur, toujours dans le même +ordre d'idées. Aussitôt entré dans le cabinet du Roi, M. Duchâtel +est interrogé sur la situation<a id="footnotetag550" name="footnotetag550"></a><a href="#footnote550" title="Go to footnote 550"><span class="smaller">[550]</span></a>. Il répond que l'affaire est +plus sérieuse que la veille et l'horizon plus chargé, mais qu'avec +de l'énergie dans la résistance, on s'en tirera. «C'est aussi mon +sentiment», dit le Roi; il ajoute «qu'on lui donne, de tous côtés, le +conseil de terminer la crise en changeant le cabinet, mais qu'il ne +veut pas s'y prêter». «Le Roi sait bien, réplique alors M. Duchâtel, +que, pour ma part, je ne tiens pas à garder le pouvoir, et que je ne +ferais pas un grand sacrifice en y renonçant; mais les concessions +arrachées par la violence à tous les pouvoirs légaux ne sont pas +un moyen de salut; une première défaite en amènerait bientôt une +nouvelle; il n'y a pas eu loin, dans la révolution, du 20 juin au +10 août, et, aujourd'hui, les choses marchent plus vite que dans ce +temps-là; les événements vont à la vapeur, comme les voyageurs.—Je +crois comme vous, dit le Roi, qu'il faut tenir bon; mais causez un +moment avec la Reine; elle est très effrayée; je désire que vous +lui parliez.» La Reine, aussitôt appelée, entre dans le cabinet, +suivie du duc de Montpensier; elle est sous l'empire d'une vive +excitation. «Monsieur Duchâtel, dit-elle, je connais le dévouement +de M. Guizot pour le Roi et la France; s'il le consulte, il ne +restera pas un instant de plus au pouvoir; il perd le Roi!—Madame, +répond le ministre surpris et ému d'une telle sortie, M. Guizot, +comme tous ses collègues, est prêt à se dévouer pour le Roi, jusqu'à +la dernière goutte de son sang; mais il n'a pas la prétention de +s'imposer au Roi malgré lui. Le Roi est le maître de donner ou +de retirer sa confiance, selon qu'il le juge convenable pour les +intérêts de sa couronne.» Les paroles de la Reine, le ton dont elle +les a <span class="pagenum"><a id="page443" name="page443"></a>(p. 443)</span> prononcées, l'émotion dont tous ses traits portent +l'empreinte, ont visiblement fait un grand effet sur le Roi; mais, +en même temps, la solution à laquelle elle pousse, l'effraye. Il se +tourne vers elle: «Ne parle pas ainsi, ma chère amie, lui dit-il; +si M. Guizot le savait!—Je ne demande pas mieux qu'il le sache, +s'écrie impétueusement la Reine; je le lui dirai à lui-même; je +l'estime assez pour cela; il est homme d'honneur et me comprendra.» +Le duc de Montpensier se prononce dans le même sens, plus froidement, +bien que d'une manière non moins arrêtée. M. Duchâtel fait observer +qu'il ne pourra pas ne pas communiquer à M. Guizot ce qu'il vient +d'entendre. Le Roi est devenu de plus en plus soucieux. «Il y aurait +peut-être lieu, dit-il, de convoquer sur-le-champ le conseil.» M. +Duchâtel répond que la Chambre est assemblée, qu'elle ne peut rester +sans ministre, et que le Roi ferait mieux de causer d'abord avec M. +Guizot. «Vous avez raison, conclut Louis-Philippe; allez trouver M. +Guizot, sans perdre un instant, et amenez-le-moi.»</p> + +<p>M. Duchâtel court à la Chambre, qui est réunie depuis peu de temps, +mais dont l'agitation ne permet aucune délibération. Il prévient +M. Guizot qui sort précipitamment de la salle, le fait monter dans +sa voiture, et, pendant le court trajet du Palais-Bourbon aux +Tuileries, le met au courant de ce qui vient de se passer. Les deux +ministres tombent aussitôt d'accord qu'ils doivent se montrer prêts +à poursuivre leur tâche, mais que, dans l'état de la Chambre et du +pays, ils ne peuvent le faire, s'ils ne sont pas assurés de l'appui +résolu de la couronne; quant à «imposer aujourd'hui au Roi chancelant +le maintien du cabinet ébranlé», ce serait, à leur avis, œuvre +vaine et dangereuse, car ils n'obtiendraient pas ensuite de lui +les mesures nécessaires à la résistance; leur conclusion est donc +de «laisser la royauté choisir librement dans son hésitation, sans +aggraver les conditions des deux conduites entre lesquelles elle a à +se prononcer».</p> + +<p>Il est environ deux heures et demie quand M. Guizot et M. Duchâtel +entrent dans le cabinet du Roi, qui a auprès de <span class="pagenum"><a id="page444" name="page444"></a>(p. 444)</span> lui la +Reine, le duc de Nemours et le duc de Montpensier. Le Roi expose +la situation, s'appesantit sur la gravité des circonstances, parle +beaucoup de son désir de garder le ministère, dit qu'il aimerait +mieux abdiquer que s'en séparer. «Tu ne peux pas dire cela, mon ami, +interrompt la Reine; tu te dois à la France; tu ne t'appartiens +pas.—C'est vrai, reprend le Roi, je suis plus malheureux que les +ministres; je ne puis pas donner ma démission.» À ce préambule, les +ministres croient voir que la résolution du Roi est prise de se +séparer d'eux. M. Guizot, qui jusqu'ici l'a écouté en silence, prend +alors la parole: «C'est à Votre Majesté, dit-il, à prononcer: le +cabinet est prêt ou à défendre jusqu'au bout le Roi et la politique +conservatrice qui est la nôtre, ou à accepter sans plainte le parti +que le Roi prendrait d'appeler d'autres hommes au pouvoir. Il n'y a +point d'illusion à se faire, Sire; une telle question est résolue +par cela seul que, dans un tel moment, elle est posée. Aujourd'hui +plus que jamais, le cabinet, pour soutenir la lutte avec chance de +succès, a besoin de l'appui décidé du Roi. Dès qu'on saurait dans le +public, comme cela serait inévitable, que le Roi hésite, le cabinet +perdrait toute force morale et serait hors d'état d'accomplir sa +tâche.» Sur ces mots, le Roi laisse de côté toute précaution de +langage, et, considérant la question comme tranchée: «C'est avec un +bien amer regret, dit-il, que je me sépare de vous; mais la nécessité +et le salut de la monarchie exigent ce sacrifice. Ma volonté cède; +je vais perdre beaucoup de terrain; il me faudra du temps pour le +regagner.» Le Roi indique son intention d'appeler M. Molé, auquel les +ministres ne font aucune objection; puis il leur fait ses adieux, en +les embrassant avec larmes. «Vous serez toujours les amis du Roi, dit +la Reine; vous le soutiendrez.—Nous ne ferons que de la résistance +au petit pied et sur le second plan, ajoute le duc de Nemours, mais, +sur ce terrain, nous comptons retrouver votre appui.» En présence de +la rupture accomplie, le trouble et la tristesse de Louis-Philippe +augmentent encore. Tendant une dernière fois la main à ceux dont +il se sépare, il leur dit avec un accent particulier d'amertume: +<span class="pagenum"><a id="page445" name="page445"></a>(p. 445)</span> «Vous êtes plus heureux que moi, vous autres<a id="footnotetag551" name="footnotetag551"></a><a href="#footnote551" title="Go to footnote 551"><span class="smaller">[551]</span></a>!»</p> + +<p>Cependant la Chambre, intriguée du départ subit de M. Guizot, +était de plus en plus agitée. Un député de Paris, M. Vavin, veut +interpeller le ministère sur la convocation tardive de la garde +nationale. M. Hébert demande qu'on attende le retour du président +du conseil. Une demi-heure se passe. Voici enfin M. Guizot: sa +figure est pâle et contractée. M. Vavin reprend la parole et indique +brièvement l'objet de son interpellation. M. Guizot se lève, +gagne lentement la tribune, et avec une gravité triste et fière: +«Messieurs, dit-il, je crois qu'il ne serait ni conforme à l'intérêt +public, ni à propos pour la Chambre, d'entrer, en ce moment, dans +aucun débat sur ces interpellations.» L'opposition, qui croit que le +ministre se dérobe, éclate en murmures. M. Guizot, impassible, répète +mot pour mot ce qu'il vient de dire, puis ajoute: «Le Roi vient de +faire appeler M. le comte Molé, pour le charger...» Des bancs de +la gauche partent des applaudissements de triomphe, que M. Odilon +Barrot, qui en sent l'inconvenance, tâche d'arrêter. «L'interruption +qui vient de s'élever, reprend M. Guizot toujours du même ton, ne me +fera rien ajouter ni retrancher à mes paroles. Le Roi vient d'appeler +M. le comte Molé, pour le charger de former un nouveau cabinet. Tant +que le cabinet actuel sera chargé des affaires, il maintiendra ou +rétablira l'ordre, et fera respecter les lois selon sa conscience, +comme il l'a fait jusqu'à présent.»</p> + +<p>À peine M. Guizot est-il descendu de la tribune que, des bancs de +la majorité, les députés se précipitent vers les ministres, <span class="pagenum"><a id="page446" name="page446"></a>(p. 446)</span> +la colère dans les yeux, l'injure à la bouche; ils croient que c'est +le cabinet qui a déserté son poste. «C'est indigne! s'écrient-ils. +C'est une lâcheté! On nous trahit!» Un simple mot arrête le torrent: +«Et qui vous dit que ce soient les ministres qui abandonnent le Roi?» +Les députés comprennent. Les uns, stupéfaits, regagnent leurs bancs, +la tête basse. Les autres tournent contre le Roi l'indignation qu'ils +exprimaient contre les ministres. «Aux Tuileries!» s'écrient-ils, et +plusieurs d'entre eux quittent précipitamment la salle. M. Calmon, +l'ancien directeur général de l'enregistrement, dit à son voisin +M. Muret de Bord, ami de M. Guizot, en lui frappant sur l'épaule: +«Citoyen Muret de Bord, dites à la citoyenne Muret de Bord de +préparer ses paquets; la république ne vous aimera pas.» Du côté +de l'opposition, si la masse triomphe avec une joie grossière, +quelques-uns sont soucieux. «Je désirais vivement la chute du +cabinet, dit M. Jules de Lasteyrie à M. Duchâtel; mais j'aurais mieux +aimé vous voir rester dix ans de plus que sortir par cette porte.» +M. de Rémusat, camarade de collège de M. Dumon, cause avec lui du +nouveau ministère dont il s'attend à faire partie; il se montre +inquiet. «C'eût été bien facile, dit-il, si nous étions arrivés par +un mouvement de la Chambre; mais qui peut mesurer les conséquences +d'un mouvement dans la rue?» Quant à M. Thiers, il se fait raconter +complètement par M. Duchâtel ce qui s'est passé. «Ah! reprend-il avec +une sorte de joie contenue, il a eu peur.»</p> + +<p>Bientôt connue aux Tuileries, l'émotion de la Chambre ne laisse pas +que d'augmenter le trouble et la tristesse du Roi. A-t-il eu raison +de céder aux instances des siens? Il a des regrets, tout au moins +des doutes. Aussi bien personne ne veut-il paraître avoir conseillé +cette mesure. Le duc de Nemours, qui n'a été pour rien dans la chute +du cabinet, rencontrant M. de Montalivet à l'état-major, lui dit: +«Eh bien, mon cher comte, vous devez être content; M. Guizot n'est +plus ministre!—Bien loin de là, Monseigneur, reprend vivement M. de +Montalivet, je m'en afflige profondément. C'est trop <span class="pagenum"><a id="page447" name="page447"></a>(p. 447)</span> tard ou +trop tôt. On ne change pas un général au milieu d'une bataille!»</p> + +<p>À quatre heures, M. Guizot et ses collègues se réunissent, pour +la dernière fois, chez le Roi, afin de prendre congé de lui. +Louis-Philippe commence par se plaindre, avec un peu d'amertume, +qu'on fasse retomber sur lui seul toute la responsabilité du +changement de cabinet. «Il y a à cela, dit-il, quelque injustice; +j'ai pensé, sans doute à mon grand regret, que l'intérêt de la +monarchie exigeait ce changement; mais M. Guizot et M. Duchâtel ont +partagé mon avis.» M. Guizot répond que M. Duchâtel et lui étaient +prêts à soutenir jusqu'au bout la politique de résistance, qu'ils se +sont mis à l'entière disposition du Roi, qu'ils ont seulement ajouté +que poser dans les circonstances actuelles la question de la retraite +du cabinet, c'était la résoudre. MM. de Salvandy, Hébert et Jayr +expriment leurs regrets et leur désapprobation de la décision prise. +La conversation devient alors un peu pénible, et, quand on se sépare, +il y a de part et d'autre quelque contrainte.</p> + +<p>Les ministres étaient fondés à rappeler que leur retraite était +l'œuvre de Louis-Philippe<a id="footnotetag552" name="footnotetag552"></a><a href="#footnote552" title="Go to footnote 552"><span class="smaller">[552]</span></a>. Est-ce à dire qu'ils soient +absolument dégagés de toute responsabilité? Ne peut-on pas regretter +que M. Guizot et M. Duchâtel aient pris si vite le Roi au mot, qu'ils +ne l'aient nullement aidé à se relever d'une défaillance qui pouvait +être passagère? Quelques-uns de leurs collègues, entre autres M. +Hébert et M. de Salvandy, leur ont reproché, non sans raison, de +s'être décidés et surtout d'avoir fait connaître leur décision à la +Chambre, sans avoir consulté préalablement les autres membres du +cabinet. M. Guizot et M. Duchâtel <span class="pagenum"><a id="page448" name="page448"></a>(p. 448)</span> n'eussent pas compromis +leur dignité ni ne se seraient fait soupçonner d'un attachement +excessif au pouvoir, en appelant l'attention du prince sur les +inconvénients d'une capitulation devant l'émeute et en demandant +que leur retraite fût ajournée jusqu'après le rétablissement de +l'ordre matériel. L'idée ne paraît pas leur en être venue. Peut-être +M. Duchâtel, qui depuis longtemps désirait s'en aller, a-t-il +mis quelque empressement à saisir l'occasion offerte. Quant à M. +Guizot, il a vu sans doute tout de suite les choses sous le jour +où M. Duchâtel les lui a montrées, dans leur rapide conversation +entre le Palais-Bourbon et les Tuileries. D'ailleurs, comme cela +ressort de l'entretien qu'il avait eu avec le Roi à la veille de +la session<a id="footnotetag553" name="footnotetag553"></a><a href="#footnote553" title="Go to footnote 553"><span class="smaller">[553]</span></a>, le président du conseil se préoccupait vivement, +depuis quelque temps, de la cabale de cour formée contre le cabinet, +et il était convaincu que le gouvernement deviendrait impossible +pour lui du moment où le Roi se laisserait influencer par cette +cabale. Ajoutons que ni le président du conseil, ni le ministre de +l'intérieur, n'avaient alors la moindre pensée que la sédition mît +sérieusement en péril l'existence de la monarchie. Peu après, à Rome, +M. Rossi, causant de cet événement avec le prince Albert de Broglie, +lui disait: «Votre père eût quitté trois mois plus tôt. Casimir +Périer n'eût pas quitté du tout.»</p> + +<p>En tout cas, sur ce changement de cabinet opéré en pleine émeute, il +ne saurait y avoir deux manières de voir. Qu'à telle ou telle époque +antérieure, le Roi eût mieux fait de se séparer de M. Guizot, c'est +une opinion qui peut se soutenir par des raisons très sérieuses: +on comprend une politique qui eût cherché à prévenir la crise par +quelque concession. Mais résister obstinément et à outrance, frapper +solennellement l'opposition du blâme contenu dans le discours du +trône et dans l'adresse, refuser jusqu'au bout toute promesse de +réforme, interdire le banquet, mettre en mouvement l'armée pour +réprimer le désordre, engager le combat, et puis subitement, parce +que la garde nationale a trahi, abandonner tout ce qu'on <span class="pagenum"><a id="page449" name="page449"></a>(p. 449)</span> +a refusé jusqu'alors, capituler sur les hommes et sur les choses, +voilà qui ne saurait s'expliquer que par une lamentable défaillance. +Tout ce qui va suivre—audace grandie de l'attaque, désorganisation +et impuissance de la défense, impossibilité de trouver un point +d'arrêt—ne sera que la suite fatale de cette première défaillance. +Le signal est donné d'un immense <em>lâchez tout</em>, après lequel il +n'y aura plus moyen de rien retenir. À vrai dire, l'histoire de la +monarchie de Juillet pourrait se terminer ici: la révolution a cause +gagnée.</p> + +<h4>VII</h4> + +<p>Du moment où l'on a pris le parti de la capitulation, au moins +faudrait-il tâcher d'en recueillir les bénéfices. Pour cela, la +première condition serait de procéder franchement et vivement, +sans arrière-pensée ni marchandage, et de s'avancer tout de suite +jusqu'au point où l'on a chance de frapper l'imagination populaire, +de satisfaire ceux qu'on vise à désarmer. Telle ne paraît pas être la +disposition du Roi. Regrettant au fond ce qu'il a fait, il n'a qu'une +préoccupation: restreindre ses concessions, s'arrêter le plus près +possible du terrain qu'il est triste d'avoir quitté. C'est dans ce +dessein qu'au lieu d'appeler M. Thiers, il a voulu tenter d'abord une +combinaison avec M. Molé.</p> + +<p>Ce dernier était à la Chambre des pairs, tandis que le Roi le faisait +chercher à son hôtel; prévenu tardivement, il n'arrive aux Tuileries +qu'un peu après quatre heures<a id="footnotetag554" name="footnotetag554"></a><a href="#footnote554" title="Go to footnote 554"><span class="smaller">[554]</span></a>. Louis-Philippe commence par lui +exposer les faits, en atténuant la part qu'il <span class="pagenum"><a id="page450" name="page450"></a>(p. 450)</span> a prise au +renvoi du ministère, «Maintenant, ajoute-t-il, c'est sur vous que je +compte pour former un cabinet.—Sire, répond M. Molé, je remercie +le Roi de sa confiance; mais, au point où en sont les choses, je ne +puis rien. Il faut reconnaître que les banquets l'emportent. C'est +à ceux qui ont fait les banquets à maîtriser le mouvement. Le seul +conseil que je puisse donner au Roi, c'est d'appeler MM. Barrot et +Thiers.—Appeler M. Thiers! Qu'est-ce que dira l'Europe?—Eh! Sire, +ce n'est pas à l'Europe qu'il faut penser en ce moment. La maison +brûle. Il s'agit d'appeler ceux qui peuvent éteindre le feu.—Oui, +mais pourquoi M. Thiers? M. Thiers n'a pas assisté aux banquets plus +que vous.—Il les a défendus, et ses amis les ont organisés.—Laissez +là M. Thiers, et dites-moi comment vous composeriez un cabinet.» +Pressé par le Roi, M. Molé indique MM. Dufaure, Passy, Billault. +Le nom de Bugeaud se trouvant jeté dans la conversation au sujet +du ministère de la guerre, le Roi laisse voir quelque répugnance; +il craint que le caractère dominant et peu traitable du maréchal +n'enlève à lui et à ses fils toute action sur les nominations +militaires. Enfin M. Molé quitte les Tuileries, en promettant de voir +ses amis et d'essayer de constituer un cabinet.</p> + +<p>Avant même que M. Molé ait vu le Roi, des gardes nationaux à +cheval, expédiés par M. de Montalivet, et beaucoup d'autres +messagers volontaires, se sont répandus dans les rues pour annoncer +le changement de cabinet. Au premier abord, dans les quartiers +riches, les gardes nationaux sont flattés de l'avoir emporté; ils +s'imaginent que tout est fini, et qu'ils n'ont qu'à rentrer chez +eux. Mais bientôt des objections s'élèvent: le nom de M. Molé est +déclaré insuffisant; on fait remarquer qu'il n'y a eu encore aucun +acte précis donnant quelque garantie, et que le Roi pourrait bien +avoir voulu se jouer du peuple. La conclusion est qu'il faut exiger +davantage. N'y est-on pas encouragé par le premier succès obtenu? +Ces sentiments se manifestent avec plus de force encore dans les +quartiers démocratiques. Les républicains, les hommes des sociétés +secrètes, qui commencent à entrevoir des chances <span class="pagenum"><a id="page451" name="page451"></a>(p. 451)</span> auxquelles +ils n'avaient pas cru jusqu'ici, travaillent activement à aviver +les méfiances et à entretenir l'agitation. Malgré tout, sauf sur +quelques points où la plèbe s'acharne avec férocité contre des postes +isolés de gardes municipaux, il s'est produit une sorte de suspension +d'armes. Mais, entre les deux camps demeurés en présence, quel +contraste! Les émeutiers ont des allures de vainqueurs; ils pénètrent +dans les casernes, sous les yeux des soldats qui n'osent s'y opposer, +et délivrent les prisonniers faits dans la journée. Les troupes, au +contraire, sont fatiguées, tristes, mal à l'aise, sentant moins que +jamais au-dessus d'elles une impulsion forte et une direction nette, +ne sachant plus si la consigne est de résister ou de lâcher tout. +Cette démoralisation de l'armée est un des grands dangers de l'heure +actuelle. Le remède ne peut venir des ministres démissionnaires, +demeurés nominalement à leur poste. En réalité, toute initiative leur +est interdite. Jusqu'à ce que le nouveau cabinet soit constitué et +installé, l'émeute n'a plus aucun gouvernement en face d'elle.</p> + +<p>M. Molé est-il suffisamment convaincu de la nécessité d'aller vite? +Il semble conduire ses négociations comme il ferait en temps normal. +En sortant de chez le Roi, vers cinq heures, il a mandé chez lui +MM. Dufaure, Passy, Billault. Leur avis a été qu'on ne pouvait rien +faire si l'on n'était pas assuré de l'appui de M. Thiers. Un temps +précieux est dépensé pour s'informer des dispositions de cet homme +d'État. Les premières démarches n'ayant pas abouti, M. Molé se +décide, après dîner, à aller lui-même place Saint-Georges. Il trouve +M. Thiers fort entouré et en train d'échanger, à travers les grilles +de son hôtel, des poignées de main avec la foule qui l'acclame. Il +lui demande si le ministère en voie de formation pourrait compter +sur sa bienveillance<a id="footnotetag555" name="footnotetag555"></a><a href="#footnote555" title="Go to footnote 555"><span class="smaller">[555]</span></a>. M. Thiers ne la refuse pas, mais en +indique les conditions. D'abord la réforme électorale <span class="pagenum"><a id="page452" name="page452"></a>(p. 452)</span> et +la réforme parlementaire.—M. Molé ne fait pas d'objection.—La +dissolution.—«Ah! pour cela, répond M. Molé, c'est impossible. Je +vois ce que c'est: vous voulez que je gouverne pour vous.—Et quand +je le voudrais, réplique son interlocuteur, est-ce que ce n'est +pas la conséquence des derniers événements?» Il est manifeste que +M. Thiers se croit maître de la situation, et qu'il ne laisse à M. +Molé qu'un rôle assez subalterne: celui-ci s'en aperçoit et en est +mortifié. Toutefois, en terminant, M. Thiers daigne lui donner à +entendre que l'opposition ne refusera peut-être pas de prendre envers +lui quelques engagements pour le lendemain de la dissolution. Encore, +en donnant cette espérance, s'avance-t-il beaucoup: en effet, à ce +même moment, il y a réunion nombreuse chez M. Odilon Barrot; M. +Duvergier de Hauranne, qui essaye d'y dire quelques mots en faveur +du ministère Molé, présenté comme une combinaison transitoire, ne +parvient pas à se faire écouter, et il est décidé, à la presque +unanimité, qu'on ne saurait se contenter d'une semblable solution.</p> + +<p>Cependant, aux Tuileries, on s'étonne de ne pas entendre parler +de M. Molé. Chaque heure qui passe fait sentir plus vivement le +danger de cet interrègne. À défaut du ministère, dont l'enfantement +paraît devoir être pénible, n'y aurait-il pas moyen de satisfaire au +besoin le plus urgent, en constituant tout de suite un commandement +militaire assez fort et assez considérable pour agir et s'imposer +par lui seul? N'a-t-on pas sous la main l'homme d'un tel rôle, +le maréchal Bugeaud? Mais si l'on n'osait pas le prendre naguère +quand on faisait de la résistance, l'osera-t-on maintenant qu'on +est entré dans la voie des concessions? Quant à lui, il persiste à +s'offrir. Dans la journée, avant la démission de M. Guizot et de ses +collègues, il était venu trouver à la Chambre l'un des ministres, +M. Jayr, pour lui exprimer son étonnement qu'on n'eût pas encore +donné suite au projet de lui confier le commandement, et pour +l'avertir que la situation s'était singulièrement aggravée. «Le +temps presse, ajoutait-il; je suis un excellent médecin, <span class="pagenum"><a id="page453" name="page453"></a>(p. 453)</span> +mais pas au point de sauver les moribonds.» Quand les ministres +se sont réunis, peu après, chez le Roi, pour lui remettre leurs +portefeuilles, ils lui ont fait part de la démarche du duc d'Isly; +Louis-Philippe s'est borné à répondre qu'il y penserait. À cinq +heures, le maréchal se rend de sa personne aux Tuileries et a une +conversation avec le Roi. Celui-ci est-il enfin convaincu? Il +mande MM. Guizot et Duchâtel, leur annonce son désir de donner le +commandement général au maréchal Bugeaud et les prie d'y préparer les +généraux Sébastiani et Jacqueminot. Les ministres remplissent leur +mission; mais, en revenant, ils trouvent le Roi de nouveau hésitant +et disposé à attendre l'avis du nouveau cabinet. Quel est le secret +de ces tergiversations? Est-ce l'influence du duc de Montpensier, +très opposé, en effet, à la nomination du maréchal? N'est-ce pas +surtout l'âge du Roi qui, décidément, n'a plus la force physique et +morale nécessaire pour dominer une telle crise? Il n'est pas jusqu'au +regret de la faute qu'il a commise en changeant son ministère, qui ne +contribue à abattre son courage et à lui ôter sa présence d'esprit. +Ce regret l'obsède et l'accable. Vers huit heures et demie ou neuf +heures du soir, M. Jayr, lui ayant apporté plusieurs ordonnances +à signer, en profite pour insister longuement et fortement sur la +nécessité de constituer tout de suite le commandement militaire. +Louis-Philippe l'écoute sans l'interrompre, puis, après quelques +instants de silence, suivant la pensée intérieure, pensée amère et +douloureuse, qui évidemment l'a seule occupé pendant que le ministre +lui parlait d'un tout autre sujet: «Et quand je songe, dit-il, que +cette résolution a été prise et exécutée en un quart d'heure!» M. +Jayr n'obtient pas d'autre réponse. Le maréchal Bugeaud, qui a +été retenu à dîner au château, finit par se lasser d'attendre: il +quitte les Tuileries, en disant avec colère à son aide de camp, le +commandant Trochu: «On a peur de moi; je les inquiète; je ne puis +plus être employé; allons-nous-en!»</p> + +<p>Pendant ce temps, dans la ville qui ne sent aucune autorité +au-dessus d'elle, l'effervescence est loin de se calmer. La nuit +venue, des bandes circulent, criant, chantant, portant <span class="pagenum"><a id="page454" name="page454"></a>(p. 454)</span> +des torches et des lanternes de papier. L'idée leur est venue +d'exiger l'illumination des fenêtres, et les habitants, entraînés +ou intimidés, obéissent. Le spectacle de cet embrasement général a +attiré beaucoup de curieux dans les rues. Vers huit heures et demie, +une bande plus nombreuse que les autres s'est formée du côté de la +Bastille et s'est engouffrée dans les boulevards: en tête, quelques +officiers de la garde nationale, dont l'un porte l'épée nue; puis +un pêle-mêle de gardes nationaux, de bourgeois, d'ouvriers, ces +derniers en grande majorité; parmi eux, quelques figures menaçantes +et sinistres; des drapeaux flottent au-dessus de la masse; sur +les flancs, des gamins agitent des torches. Cette foule avance en +chantant la <cite>Marseillaise</cite>, et grossit à chaque pas. En plusieurs +points, elle rencontre, stationnant sur les boulevards, des régiments +de ligne, de cavalerie ou d'artillerie qui la laissent passer. À la +rue Lepelletier, elle se détourne un instant pour se faire haranguer +aux bureaux du <cite>National</cite>, puis reprend sa marche vers la Madeleine. +Mais voici qu'arrivée au boulevard des Capucines,—il était alors +environ neuf heures et demie du soir,—elle voit, devant elle, la +chaussée complètement occupée par un bataillon du 14<sup>e</sup> de ligne, +derrière lequel on aperçoit les casques d'un détachement de dragons. +Cette mesure a été prise pour défendre les abords du ministère des +affaires étrangères qui, depuis la veille, a été plusieurs fois +menacé par l'émeute. La circulation se fait à droite par la rue +Basse-du-Rempart, à gauche par la rue Neuve-Saint-Augustin. Pour +éviter tout risque de contact trop direct entre le peuple et la +troupe de ligne, on avait pris soin de placer devant celle-ci un +bataillon de la garde nationale; mais, par une fatale malechance, ce +bataillon a quitté ses positions quelques instants avant l'arrivée +des manifestants, pour aller protéger le ministère de la justice. +Les hommes qui sont au premier rang de la foule viennent donc se +buter à la ligne immobile des soldats; pressés par ceux qui arrivent +derrière eux, ils requièrent impérieusement qu'on leur livre passage. +Le lieutenant-colonel leur répond avec douceur, en alléguant les +ordres qu'il a <span class="pagenum"><a id="page455" name="page455"></a>(p. 455)</span> reçus: «Mes enfants, leur dit-il, je suis +soldat, je dois obéir; j'ai reçu la consigne de ne laisser passer +personne, et vous ne passerez pas. Si vous voulez aller plus loin, +prenez la rue Basse-du-Rempart.» Et comme la foule criait: Vive la +ligne! «Je suis très touché de votre sympathie, reprend-il, mais je +dois faire exécuter les ordres supérieurs; je ne puis vous laisser +passer.» Cependant la poussée venant de la queue devient de plus en +plus forte. Des trottoirs, les curieux crient: «Ils passeront, ils ne +passeront pas!» Des clameurs confuses s'élèvent de la bande: «À bas +Guizot! Vive la réforme! Vive la ligne! Illuminez!» Le tumulte est au +comble. Le lieutenant-colonel, insulté, menacé, voyant sa troupe sur +le point d'être forcée, rentre dans les rangs et ordonne de croiser +la baïonnette. À ce moment, un coup de feu part; quelques autres +suivent; puis, sans qu'aucun ordre ait été donné, tous les soldats, +qui se croient attaqués, déchargent leurs fusils sur la foule. +Celle-ci s'enfuit, en poussant un cri d'horreur et d'effroi. En même +temps, par un phénomène étrange, les soldats sont pris aussi de +panique; malgré le lieutenant-colonel qui leur crie: «14<sup>e</sup> de ligne, +vous vous déshonorez», ils se précipitent en désordre dans toutes +les rues adjacentes; les dragons détalent à fond de train du côté de +la Madeleine. La chaussée reste déserte, jonchée de lanternes, de +torches, de drapeaux, de chapeaux, de cannes, de parapluies, d'armes +diverses, et, au milieu de mares de sang, gisent une cinquantaine de +morts ou de blessés. Ce n'est qu'au bout de quelques instants que +les soldats, ayant retrouvé leurs esprits, reviennent honteux à leur +poste, et que, du côté de la foule, plusieurs personnes se hasardent +à secourir les victimes.</p> + +<p>Comment expliquer cette catastrophe? D'où était parti le premier +coup de feu, devenu le signal d'une décharge générale? Sur le moment +on ne l'a pas su, et ce mystère a donné naissance à beaucoup de +suppositions. Les uns ont cru que le coup venait du côté de la foule +et en ont donné pour preuve qu'un soldat figurait parmi les morts: +on a même précisé et dit que l'auteur volontaire du coup était un +certain Lagrange, <span class="pagenum"><a id="page456" name="page456"></a>(p. 456)</span> cerveau brûlé du parti démagogique, qui +aurait cherché par là à rendre toute pacification impossible; le +«coup de pistolet de Lagrange» est même devenu l'une des légendes +des journées de Février; je dis légende, car il paraît qu'à cette +même heure Lagrange était au Gros-Caillou. D'autres ont raconté que +le coup avait été tiré, dans un dessein analogue, par les agents +du prince Napoléon, fils du roi Jérôme, si ce n'est par le prince +lui-même. Bien qu'on ait été, paraît-il, jusqu'à se vanter de quelque +chose de ce genre dans certains milieux bonapartistes, cette version +ne me satisfait pas plus que la première. Le prince Napoléon a +pu, le 23 et le 24 février, faire montre de zèle révolutionnaire, +probablement pour remercier Louis-Philippe de l'accueil bienveillant +qui venait d'être fait aux sollicitations de son père et aux siennes; +mais aucune preuve n'a été apportée qu'il ait joué un rôle dans cet +événement. D'après une explication plus simple et par cela seul plus +plausible, le coup de feu aurait été tiré par un sergent du 14<sup>e</sup>. +Ce sergent, nommé Giacomoni, Corse d'origine, avait un dévouement +passionné pour son lieutenant-colonel. Voyant ce dernier insulté +et menacé par une sorte d'énergumène qui faisait le geste de le +frapper au visage avec une torche, il avait une première fois ajusté +l'insulteur: un capitaine releva vivement son fusil. «Êtes-vous fou? +lui demanda-t-il, qu'est-ce que vous faites?—Puisqu'on veut faire du +mal au lieutenant-colonel, répondit Giacomoni, je dois le défendre, +n'est-il pas vrai?—Restez tranquille», reprit l'officier. À trois +ou quatre reprises, la même scène se renouvela. À la fin, devant une +agression plus menaçante du porteur de torche, Giacomoni n'y tint pas +et lâcha son coup<a id="footnotetag556" name="footnotetag556"></a><a href="#footnote556" title="Go to footnote 556"><span class="smaller">[556]</span></a>.</p> + +<p>Il a été d'opinion courante, dans un certain milieu, de considérer +la scène du boulevard des Capucines comme la crise décisive des +journées de Février; on a soutenu que tout aurait <span class="pagenum"><a id="page457" name="page457"></a>(p. 457)</span> bien fini +sans ce malheur, et que la monarchie avait été mortellement atteinte +par ce coup de feu. C'est la tendance habituelle du vulgaire de +chercher dans des accidents fortuits la cause des grands événements; +en simplifiant ainsi l'histoire, il la met mieux à sa portée; de +plus, il trouve parfois son compte à décharger les responsabilités +humaines pour charger le hasard. Rien n'est moins justifié dans le +cas particulier. On sait en effet combien, avant ce lugubre épisode, +la situation était déjà compromise; les choses en étaient à un point +où, si cet accident avait été évité, il en serait survenu un autre +qui eût produit le même effet. J'ai garde de nier cependant que cet +effet n'ait été considérable et qu'il n'ait contribué à précipiter la +révolution.</p> + +<p>Aussitôt le premier moment de terreur passé, la foule est revenue +sur le boulevard. Croyant à un guet-apens, sa colère est extrême. +Vainement la troupe, stupéfaite et atterrée, témoigne-t-elle ses +regrets; vainement le lieutenant-colonel envoie-t-il au peuple un +de ses officiers pour lui expliquer que tout a été le résultat d'un +«horrible malentendu»; on ne veut rien écouter, et le courageux +messager est sur le point d'être écharpé. Les hommes des sociétés +secrètes ont d'ailleurs compris tout de suite le parti à tirer de +ce que l'un d'eux n'a pas craint d'appeler une «bonne aubaine»; ils +s'appliquent à échauffer et à exploiter cette colère et surtout à la +propager dans la ville entière. Un fourgon qui passe là, conduisant +des émigrants au chemin de fer de Rouen, est arrêté, déchargé; on y +entasse seize cadavres, et le lugubre convoi se met en route dans +la direction de la Bastille. Des ouvriers, debout sur les rebords +de la voiture, agitent leurs torches et en projettent la lueur sur +les corps défigurés, souillés et sanglants; parfois ils en soulèvent +un et le dressent pour le mieux faire voir. «Vengeance! crient-ils, +vengeance! on égorge le peuple!—Aux armes! aux barricades!» répond +la foule. Des individus courent aux églises et sonnent le tocsin. Le +cortège s'arrête un moment devant le <cite>National</cite>, où M. Garnier-Pagès +le harangue; il parle de «crime horrible», d'«ordres sanguinaires»; +<span class="pagenum"><a id="page458" name="page458"></a>(p. 458)</span> il déclare que «le sang du peuple a coulé, et qu'il doit +être vengé». Le chariot reprend ensuite sa marche; il parcourt les +quartiers Saint-Denis, Poissonnière, Montmartre, fait une halte +aux bureaux de la <cite>Réforme</cite>, passe par les Halles, le quartier +Saint-Martin, et vient enfin déposer les corps à la mairie du 4<sup>e</sup> +arrondissement. Il est deux heures du matin; il y a trois heures +que cette tragique procession circule dans Paris, sans que personne +ait osé l'arrêter. Elle a laissé derrière elle comme une longue +traînée d'horreur, de colère et de haine. Le peuple, répondant au +lugubre appel qui lui est fait, redescend en masse dans la rue; et, +malgré la nuit, malgré la pluie qui tombe par rafales, il s'emploie +fiévreusement à hérisser de barricades les quartiers du centre. Les +uns ramassent des armes, soit en pillant des boutiques d'armuriers, +soit en obligeant les habitants de chaque maison à livrer leurs +fusils. D'autres fondent des balles et fabriquent des cartouches. +Partout c'est la bataille qui se prépare. Sur quelques points, des +bandes n'attendent pas le jour pour attaquer les postes de municipaux +ou de soldats de ligne; mais ce ne sont que des escarmouches isolées. +D'ailleurs, bien que le mouvement soit devenu plus puissant, plus +général, et que les hommes des sociétés secrètes s'y soient mêlés, on +ne distingue toujours pas d'impulsion ni de direction centrales, de +chefs connus et considérables.</p> + +<p>C'est vers dix heures du soir que le Roi apprend l'événement du +boulevard des Capucines. Il envoie aussitôt M. de Montalivet chez +M. Molé, pour le presser. M. Molé n'était pas encore revenu de chez +M. Thiers; MM. Dufaure, Passy et Billault l'attendaient. Les deux +premiers sont découragés et se sentent débordés. «Ce n'est plus une +émeute, c'est une révolution», disent-ils. M. de Montalivet abonde +dans leur sens et déclare que le Roi n'a plus qu'une ressource: +appeler M. Thiers et M. Odilon Barrot. Seul M. Billault se déclare +prêt à assumer toutes les responsabilités. M. Molé, qui revient +bientôt après, tout ému des nouvelles qu'il a recueillies sur son +chemin, tombe d'accord avec MM. Dufaure et Passy qu'il n'y a +plus <span class="pagenum"><a id="page459" name="page459"></a>(p. 459)</span> place pour sa combinaison; elle n'a du reste jamais +été viable. Pendant ce temps, M. de Montalivet est retourné aux +Tuileries, où il rapporte, en s'y associant, les sinistres prévisions +de MM. Dufaure et Passy. Il trouve, auprès du Roi, MM. Guizot et +Dumon qui sont accourus à la nouvelle de la fusillade et qui, au nom +de tous les ministres démissionnaires, insistent de nouveau pour +la nomination immédiate du maréchal Bugeaud<a id="footnotetag557" name="footnotetag557"></a><a href="#footnote557" title="Go to footnote 557"><span class="smaller">[557]</span></a>. Louis-Philippe +n'en conteste pas la nécessité, mais, dans l'incertitude où il est +encore sur le nouveau ministère, il ne se décide toujours pas. MM. +Guizot et Dumon se retirent sans avoir obtenu aucun acte. Le vieux +roi est calme, mais apathique, visiblement accablé par les émotions +successives de cette journée. Le duc de Montpensier est agité; le duc +de Nemours, plus maître de soi, mais gardant sa réserve accoutumée.</p> + +<p>Vers minuit, le Roi est enfin officiellement informé que M. Molé +renonce à constituer un cabinet; depuis le renvoi du ministère +Guizot, neuf heures ont été perdues, et des heures bien précieuses. +Il n'est plus possible d'éviter M. Thiers. La répugnance du Roi +cède devant la nécessité. Toutefois, il veut, auparavant, prendre +une précaution: passant outre aux objections persistantes du duc de +Montpensier, il manifeste l'intention de suivre enfin le conseil +qui lui a été tant de fois donné dans la journée, et de mettre +le maréchal Bugeaud à la <span class="pagenum"><a id="page460" name="page460"></a>(p. 460)</span> tête de l'armée et de la garde +nationale. Il juge utile que le nouveau cabinet se trouve sur ce +point en face d'un fait accompli. «M. Thiers, dit-il, ne voudrait +peut-être pas nommer lui-même le maréchal; mais il l'acceptera, je +n'en doute pas, s'il le trouve nommé et installé.» Seulement par qui +faire contresigner l'ordonnance? Nul autre moyen que de recourir +aux membres de l'ancien cabinet. On envoie chercher en toute hâte +MM. Guizot, Duchâtel et le général Trézel. «Au nom du salut de la +monarchie», le Roi réclame de «leur dévouement» ce dernier service. +Les ministres démissionnaires ne refusent pas d'assumer cette +responsabilité. Deux aides de camp sont envoyés à la recherche du +maréchal Bugeaud et de M. Thiers. Il est environ une heure du matin. +À ce moment, le fourgon qui portait les seize cadavres n'avait pas +encore fini sa sinistre promenade.</p> + +<h4>VIII</h4> + +<p>Le maréchal Bugeaud arrive aux Tuileries, vers une heure et demie +du matin, le 24 février. Il accepte aussitôt, sans hésitation ni +récrimination, la mission difficile qu'on lui confie si tardivement. +Le duc de Nemours, M. Guizot et M. Duchâtel l'accompagnent à +l'état-major pour l'installer. Dans le trajet, l'un d'eux lui ayant +demandé ce qu'il augurait de la journée: «Il est un peu tard, dit +le maréchal, mais je n'ai jamais été battu, et je ne commencerai +pas aujourd'hui. Qu'on me laisse faire et tirer le canon; il y +aura du sang répandu; mais, ce soir, la force sera du côté de la +loi, et les factieux auront reçu leur compte.» À l'état-major, il +trouve les officiers absolument démoralisés. Il se met alors à les +haranguer, leur déclare que le péril ne dépasse pas ce à quoi on +doit s'attendre dans toute crise politique; il annonce sa résolution +de prendre les devants contre l'émeute, et de la balayer par une +offensive vigoureuse. «Il est deux heures, dit-il en posant sa +montre sur la table; il faut qu'à quatre heures nous ayons commencé +partout l'attaque. <span class="pagenum"><a id="page461" name="page461"></a>(p. 461)</span> Je n'ai jamais été battu, et je compte +bien ne pas perdre aujourd'hui ma virginité.» Ces paroles, débitées +avec une verve gasconne qui, chez un autre, pourrait paraître de +la fanfaronnade, mais qui, chez lui, est l'assurance d'une volonté +forte, produisent un effet extraordinaire sur les assistants. C'est, +raconte un témoin, un véritable «retournement». Les physionomies +s'éclairent; les têtes se redressent; chacun reprend confiance; +c'est à qui demandera un commandement. Le maréchal arrête aussitôt +ses dispositions. Pas de petits paquets, mais de fortes colonnes. +Il révoque l'ordre donné aux troupes cantonnées à la Bastille, à +l'Hôtel de ville et au Panthéon, de se replier sur les Tuileries, et +leur annonce, au contraire, qu'on va les rejoindre. Avec les forces +qu'il a sous la main, il décide la formation de quatre colonnes. La +première, commandée par le général Tiburce Sébastiani, qui a supplié +qu'on ne le mît pas complètement de côté, se dirigera vers l'Hôtel de +ville, en passant par la Banque et en coupant les rues Montmartre, +Saint-Denis et Saint-Martin. La seconde, sous les ordres du général +Bedeau, qui, de passage à Paris, a offert ses services, gagnera la +Bastille par la Bourse et les boulevards. La troisième manœuvrera +derrière les deux premières pour empêcher les barricades de se +reformer. La quatrième rejoindra le général Renaud au Panthéon. Les +réserves seront sur la place du Carrousel. Dans cette distribution +des rôles, aucune part n'est faite à la garde nationale. Le maréchal +a interrogé le général Jacqueminot, mais n'a rien pu en tirer: il +est résolu à ne pas s'arrêter devant l'inertie ou l'hostilité de +cette milice. Tout en prenant ces décisions, il continue, suivant +son habitude, à pérorer, fait une sorte de cours sur la guerre des +rues, sur la façon de dissiper les rassemblements, d'enlever les +barricades. Il recommande de remettre aux soldats un certain nombre +de balles libres, pour qu'ils puissent au besoin en glisser deux dans +le fusil. «C'est, dit-il, un souvenir du siège de Saragosse.» En +somme, il paraît s'attendre à une bataille sérieuse, mais est résolu +à user de la plus grande énergie.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page462" name="page462"></a>(p. 462)</span> Pendant que le maréchal prend ces dispositions à +l'état-major, M. Thiers, qu'un aide de camp est allé chercher, et qui +a dû traverser beaucoup de barricades gardées par des sentinelles +très excitées et souvent ivres, arrive aux Tuileries: il est environ +deux heures et demie du matin. M. de Montalivet accourt au-devant +de lui: «Ménagez le Roi», lui recommande-t-il. Louis-Philippe, +qui a sur le cœur l'hostilité si vive, si directe, manifestée +depuis quelque temps contre la politique royale par son ancien +ministre, est très mortifié de devoir recourir à lui; il le laisse +voir dans l'accueil qu'il lui fait; son ton est froid, parfois un +peu amer<a id="footnotetag558" name="footnotetag558"></a><a href="#footnote558" title="Go to footnote 558"><span class="smaller">[558]</span></a>. «Ah! c'est vous, monsieur Thiers, dit-il. Je vous +remercie d'être venu. Vous savez que j'ai été forcé, à mon grand +regret, de me séparer de mes ministres. J'avais appelé M. Molé qui me +convenait mieux que vous, parce que sa politique s'éloigne moins de +la mienne. M. Molé vient de me rendre ses pouvoirs. J'ai donc besoin +de vous, et je vous prie de me faire un cabinet.—<i>M. Thiers.</i> Sire, +dans les circonstances actuelles, c'est une mission bien difficile. +Néanmoins, je suis aux ordres du Roi; mais, avant tout, il convient +de s'entendre sur les hommes et sur les choses.—<i>Le Roi.</i> Pourquoi +cela? Je vous charge de faire un cabinet, est-ce que cela ne vous +suffit pas?—<i>M. Thiers.</i> Je prie le Roi de croire que je ne viens +pas lui dicter des conditions. En ce moment, je me considère comme +tyrannisé plutôt que comme tyran.—<i>Le Roi.</i> Ah! oui, j'oubliais, +vous ne vouliez plus être ministre <em>sous le règne</em>.—<i>M. Thiers.</i> +Sire, cela est vrai, et si les circonstances ne me faisaient pas +un devoir d'accepter, je prierais le Roi de songer à un autre. +Mais, tout disposé que je suis à faire de mon mieux, je ne puis +être utile au Roi que si mes amis me secondent. J'ai donc besoin de +savoir si le Roi agréera les noms que je compte lui proposer.—<i>Le +Roi.</i> Eh <span class="pagenum"><a id="page463" name="page463"></a>(p. 463)</span> bien, voyons, qui voulez-vous?—<i>M. Thiers.</i> +D'abord et avant tout, M. Odilon Barrot.—<i>Le Roi.</i> M. Barrot, M. +Barrot! il vous faut M. Barrot. Un brave homme, je le sais, mais +un songe-creux qui voudra me faire passer par je ne sais quelles +réformes.—<i>M. Thiers.</i> Sire, cela est inévitable. Le nom de M. +Barrot est plus populaire que le mien, et je ne puis pas m'en passer. +Quant aux réformes, mon ami M. Duvergier...—<i>Le Roi, vivement.</i> +Ah! M. Duvergier!—<i>M. Thiers.</i> Mon ami M. Duvergier, qui serait +nécessairement un de mes collègues, a présenté et défendu un projet +de réformes qui, certes, n'a rien de bien effrayant.—<i>Le Roi.</i> +Ah! oui, ce projet qui augmente le nombre des députés. Combien y +en aurait-il de plus?—<i>M. Thiers.</i> 70 à 80.—<i>Le Roi.</i> Et cela ne +vous effraye pas? Comment vous tireriez-vous d'affaire avec une +Chambre aussi nombreuse? Au reste, cela vous regarde. Pour conduire +la Chambre, vous êtes passé maître. Mais ce n'est pas tout, et M. +Barrot voudra probablement les incompatibilités? (En prononçant ce +dernier mot, le Roi appuyait sur chaque syllabe.)—<i>M. Thiers.</i> +Le Roi n'a pas, je pense, d'objection à M. de Rémusat.—<i>Le Roi.</i> +Non, certainement.—<i>M. Thiers.</i> Eh bien, sur la question des +incompatibilités, nous sommes, M. de Rémusat et moi, beaucoup +plus engagés que M. Barrot.—<i>Le Roi.</i> Eh bien, va pour les +incompatibilités. Mais êtes-vous sûr que M. Barrot ne demandera rien +autre chose?—<i>M. Thiers.</i> Sire, il demandera, et je demande avec +lui la dissolution de la Chambre.—<i>Le Roi, se levant brusquement.</i> +La dissolution de la Chambre! Pour cela, je n'y consens pas, je n'y +consentirai jamais!—<i>M. Thiers.</i> Cependant, Sire...—<i>Le Roi.</i> Je +n'y consens pas, vous dis-je. Je vois bien où l'on veut en venir. +On veut renvoyer la Chambre parce qu'elle m'est dévouée. C'est moi, +moi seul qu'on attaque en elle. Ne me parlez pas de dissolution!» +M. Thiers insiste. «Non, vous dis-je, reprend le Roi, la Chambre +est bonne, excellente, je veux la garder, je la garderai... Au +surplus, pourquoi nous quereller là-dessus? Vous avez votre avis, +j'ai le mien. Demain, il sera temps de nous entendre. Aujourd'hui, +j'ai besoin de <span class="pagenum"><a id="page464" name="page464"></a>(p. 464)</span> votre nom;... il me le faut;... et, quoi +que vous fassiez, il sera au <cite>Moniteur</cite>.—<i>M. Thiers.</i> Le Roi ne +fera pas mentir le <cite>Moniteur</cite>.—<i>Le Roi.</i> Non, mais le <cite>Moniteur</cite> +dira que je vous ai appelé. Vous ai-je appelé, oui ou non? Reste à +savoir si vous voudrez qu'on dise que vous avez refusé.—<i>M. Thiers.</i> +Si la nécessité était moins pressante, je refuserais certainement. +Aujourd'hui, je ne m'oppose pas à ce que le <cite>Moniteur</cite> annonce que +le Roi m'a appelé et que j'ai accepté, pourvu que le nom de M. +Barrot soit joint au mien.—<i>Le Roi.</i> Encore M. Barrot. Pourquoi +M. Barrot?—<i>M. Thiers.</i> Le nom de M. Barrot est indispensable, et +si le Roi refuse, je n'ai plus qu'à me retirer.—<i>Le Roi.</i> Allons! +il faut faire ce que vous voulez. Eh bien, dictez, je suis votre +secrétaire.—<i>M. Thiers.</i> Sire, je vais écrire moi-même.—<i>Le Roi, +prenant vivement la plume.</i> Non, non, dictez. Si ce que vous dictez +ne me convient pas, je le changerai.»—M. Thiers dicte alors la note +que doit publier le <cite>Moniteur</cite>. Elle porte que M. Thiers, chargé de +former un cabinet, a proposé au Roi de s'adjoindre M. Barrot, et +que le Roi y a consenti. Après une ou deux minutes de réflexion, le +Roi trouve cette formule convenable et l'écrit de sa main. «Le Roi, +ajoute M. Thiers, me permettra maintenant d'aller me concerter avec +mes futurs collègues. Quant à la dissolution et aux autres questions +non résolues, il reste bien entendu que si demain il nous était +impossible de nous entendre avec le Roi, nous serions libres.—<i>Le +Roi.</i> Certainement; vous êtes libres, et moi aussi.» Le Roi annonce +alors à M. Thiers qu'il a mis le maréchal Bugeaud à la tête de la +force publique. «C'est votre ami, lui dit-il; vous vous entendrez à +merveille.» M. Thiers paraît un peu embarrassé et se plaint qu'on +ait pris un parti si grave sans consulter le nouveau cabinet. «Que +voulez-vous? lui dit le Roi, Trézel et Jacqueminot ne sont bons à +rien. Il me faut un homme pour me défendre, et Bugeaud est le seul en +qui j'ai confiance... Au reste, que peut-on vous dire? Ce n'est pas +vous qui l'avez nommé, c'est Duchâtel. Allez trouver le maréchal et +concertez-vous avec lui.»</p> + +<p>En sortant de chez le Roi, M. Thiers se rend à l'état-major. +<span class="pagenum"><a id="page465" name="page465"></a>(p. 465)</span> Du plus loin qu'il l'aperçoit, le maréchal, interrompant le +discours qu'il tient aux officiers: «Eh bien, mon cher Thiers, lui +crie-t-il, je suis charmé de vous voir. Je suis commandant en chef, +vous êtes premier ministre. À nous deux, nous allons faire de bonne +besogne.—Permettez, répond M. Thiers, je ne suis pas ministre et +je ne sais pas si je le serai; je suis seulement chargé de former +un cabinet avec M. Barrot.» Au nom de Barrot, le maréchal fait un +peu la grimace; mais il se remet aussitôt. Il parle alors de ses +moyens d'action, se plaint que ses prédécesseurs lui aient laissé +des troupes fatiguées avec des munitions insuffisantes<a id="footnotetag559" name="footnotetag559"></a><a href="#footnote559" title="Go to footnote 559"><span class="smaller">[559]</span></a>. Il +n'en promet pas moins d'agir vigoureusement, et répète, à plusieurs +reprises, avec sa rudesse de vieux soldat: «J'aurai le plaisir de +tuer beaucoup de cette canaille, c'est toujours cela.» Il presse M. +Thiers de courir chez ses amis et de persuader à la garde nationale +de donner son concours. «Il serait sans doute très malheureux, +ajoute-t-il, qu'elle ne voulût pas marcher, ou qu'elle voulût marcher +contre nous. Mais, s'il en était ainsi, dites-lui bien que ce ne +serait pas une raison pour me faire jeter ma langue au chat.»</p> + +<p>Rentré chez lui, M. Thiers y trouve M. de Rémusat qu'il a envoyé +chercher en partant pour les Tuileries; il lui rend compte brièvement +de sa conversation avec le Roi. Au nom de Bugeaud, M. de Rémusat +proteste. «Il y avait, dit-il, pour le Roi, deux partis à prendre: +ou livrer bataille purement et simplement, sans transiger; dans ce +cas, il faisait bien de prendre Bugeaud, mais nous n'avions rien +à faire aux Tuileries; ou essayer de la conciliation et faire, +dans ce dessein, les concessions nécessaires; alors il était +naturel d'appeler Thiers et Barrot, mais Bugeaud devait être tenu +à l'écart.» M. de Rémusat insistant, M. Thiers lui propose de +retourner immédiatement <span class="pagenum"><a id="page466" name="page466"></a>(p. 466)</span> avec lui aux Tuileries. Ils trouvent +le malheureux roi, épuisé de fatigue, enveloppé de flanelle, sur +le point de se mettre au lit. M. de Rémusat expose brièvement ses +objections. Le Roi lui répond «d'abord qu'il est impossible de +faire descendre de cheval le général en chef au moment du combat, +ensuite que M. Thiers et ses amis ne sont pas encore ministres et, +par conséquent, ne répondent pas de la nomination; demain, quand le +cabinet sera constitué, il fera ce qu'il lui plaira». Il est près +de quatre heures du matin, quand M. Thiers et M. de Rémusat, qui a +fini par se laisser persuader, sortent des Tuileries. Ils emploient +le reste de la nuit à recruter les membres du nouveau ministère. Ils +se rendent successivement chez M. Duvergier de Hauranne et chez M. +Odilon Barrot, dont ils ont quelque peine à obtenir le concours; tous +deux font contre le maréchal Bugeaud les plus vives objections. Il +est entendu que des portefeuilles sont réservés à MM. Cousin et de +Malleville. M. Thiers voudrait avoir aussi quelques membres du tiers +parti: des offres sont faites à MM. Dufaure, Passy, Billault, qui +les déclinent, et au général de La Moricière, qui les accepte. Ces +pourparlers se prolongent jusque vers huit heures du matin.</p> + +<p>Tandis que M. Thiers est occupé à ces démarches préliminaires, le +maréchal Bugeaud commence l'exécution de son plan d'attaque. Les +trois colonnes qui doivent se diriger sur l'Hôtel de ville, la +Bastille et le Panthéon, sont parties entre cinq et six heures du +matin. Le maréchal a présidé lui-même au départ, prescrivant aux +chefs d'annoncer partout le nouveau ministère, encourageant les +soldats par quelques paroles d'une énergique familiarité. À peu de +distance du Carrousel, les troupes rencontrent les barricades qui ont +été construites pendant la nuit et qui sont beaucoup plus nombreuses +qu'on ne pouvait s'y attendre<a id="footnotetag560" name="footnotetag560"></a><a href="#footnote560" title="Go to footnote 560"><span class="smaller">[560]</span></a>. Néanmoins la résistance n'est +pas suffisamment organisée pour arrêter une offensive vigoureuse. +La colonne du général Sébastiani, partie la première à cinq heures +<span class="pagenum"><a id="page467" name="page467"></a>(p. 467)</span> un quart, arrive à l'Hôtel de ville un peu avant sept +heures, après avoir emporté et détruit plusieurs barricades: elle +a eu dix à douze hommes tués et le double de blessés. La colonne +dirigée vers le Panthéon atteint aussi le but qui lui a été indiqué.</p> + +<p>Quant à la colonne du général Bedeau, forte d'environ deux mille +hommes et partie à cinq heures et demie, elle s'est avancée sans +grande difficulté jusqu'au boulevard Bonne-Nouvelle. Elle se trouve +là en face d'une barricade d'aspect assez imposant, élevée à l'entrée +de la rue Saint-Denis. Cette barricade ne constitue pas un obstacle +infranchissable: ses défenseurs peu nombreux ne tiendraient pas +devant une attaque résolue, et en tout cas elle peut être tournée +par les rues adjacentes. Mais, à ce moment, interviennent des gardes +nationaux, des habitants du quartier, qui adjurent le général de +ne pas donner le signal d'une bataille meurtrière. «Il y a un +malentendu, disent-ils; le peuple ne sait pas encore que MM. Thiers +et Barrot sont chargés de faire un ministère; attendez au moins +quelques instants, qu'on ait le temps de répandre cette nouvelle, et +la pacification se fera d'elle-même.» En dépit de la vigueur dont +il a fait preuve en Afrique, le général Bedeau est, par nature, un +peu temporisateur; la conduite du gouvernement depuis vingt-quatre +heures n'est pas d'ailleurs faite pour l'encourager à brusquer +les choses. Au lieu de renvoyer ces donneurs de conseils, il les +écoute et se met à parlementer avec eux. Il allègue ses ordres. Ses +interlocuteurs le pressent d'en référer à l'état-major, qui ne pourra +lui savoir mauvais gré d'avoir évité l'effusion du sang. Le général +consent à envoyer au maréchal un mot au crayon, l'informant «qu'il +est en présence d'une population non armée, inoffensive et trompée, +qui ne croit pas au changement de ministère»; il lui demande des +proclamations faisant connaître ce changement; il ajoute qu'il «s'est +arrêté pour faciliter la réunion de la garde nationale». Cependant, +plus l'immobilité de la colonne se prolonge, plus la foule augmente +autour d'elle, insistant vivement pour qu'on ne cherche pas à forcer +le passage. Les troupes sont comme enlisées dans cette foule; elles +<span class="pagenum"><a id="page468" name="page468"></a>(p. 468)</span> ne pourraient s'en dégager que par un effort énergique; il +leur faudrait commencer par bousculer les prétendus médiateurs et +peut-être par les charger. Bedeau est de plus en plus hésitant et +anxieux. Un négociant du quartier, M. Fauvelle-Delebarre, s'offre à +aller faire connaître la situation au maréchal Bugeaud et à rapporter +ses ordres; le général consent à suspendre jusque-là toute attaque. +Ne devait-on pas compter sur le maréchal pour mettre fin à ces +hésitations?</p> + +<p>Depuis que les colonnes d'attaque sont parties, ont afflué à +l'état-major, des bourgeois, des gardes nationaux qui, sous prétexte +d'apporter des nouvelles, déclaraient tout émus que l'armée, en +engageant les hostilités, allait empêcher l'effet pacificateur que +devait produire l'appel de MM. Thiers et Odilon Barrot. Le maréchal +les a reçus d'abord assez mal. Au premier message du général Bedeau, +il a répondu en ne le blâmant pas de s'être arrêté et en lui envoyant +des proclamations; «toutefois, a-t-il ajouté, il demeure entendu que, +si l'émeute se montre, il faut faire les sommations et employer la +force avec énergie, comme nous en sommes convenus ce matin». Mais +de nouveaux prôneurs de conciliation accourent, de plus en plus +nombreux et pressants; au lieu de leur fermer la porte, le maréchal +consent à discuter avec eux. Voici enfin M. Fauvelle-Delebarre qui se +dit chargé d'une mission du général Bedeau. L'état-major présente, +à ce moment, un spectacle étrange: l'escalier est encombré par la +foule des arrivants; en haut, le maréchal, entouré d'officiers; sur +les premières marches, M. Fauvelle-Delebarre, couvert de sueur, les +traits en désordre, s'exprimant sur un ton très haut et avec une +grande exaltation. «Si la troupe tire un coup de fusil, s'écrie-t-il, +tout est perdu; toute médiation devient impossible, et Paris est +noyé dans le sang.»—«Qui donc êtes-vous, demande un officier +d'état-major, pour parler ainsi à un maréchal de France?»—«Oui, +ajoute le maréchal d'un ton brusque, qui êtes-vous, un maire, un +adjoint? Êtes-vous hostile ou bien intentionné?» M. Fauvelle se dit +connu de plusieurs amis du maréchal qu'il nomme; il affirme son +<span class="pagenum"><a id="page469" name="page469"></a>(p. 469)</span> dévouement à l'ordre et ses intentions pacifiques; puis +il insiste de nouveau avec véhémence sur sa demande, se porte fort +qu'une fois le nouveau ministère connu, la garde nationale suffira +à maintenir l'ordre. De toutes les marches de l'escalier, des voix +confuses l'appuient. Le maréchal résiste quelques instants; mais il +est visiblement étourdi de ce bruit, troublé de ces instances si +générales. Enfin il rentre dans la salle la plus proche et dicte +un ordre à l'adresse du général Bedeau; cet ordre lui prescrit de +cesser les hostilités, de se replier sur les Tuileries en évitant +toute collision et de laisser la garde nationale rétablir seule la +tranquillité. Le maréchal revient ensuite sur l'escalier et remet +le papier à M. Fauvelle. «Allez, lui dit-il, je suis convaincu +que vous êtes un honnête homme; je vous confie l'ordre que vous +sollicitez<a id="footnotetag561" name="footnotetag561"></a><a href="#footnote561" title="Go to footnote 561"><span class="smaller">[561]</span></a>.»</p> + +<p>Aussitôt après, des ordres semblables sont expédiés à tous les chefs +de corps. Celui qui est adressé au général Sébastiani est ainsi +conçu: «Annoncez partout que le feu a cessé, que l'on est d'accord, +et que la garde nationale va prendre le service de la police. Faites +entendre des paroles de douceur.» On y a joint l'<em>Avis</em> suivant, +destiné à être porté à la connaissance de la population: «Le Roi, +usant de sa prérogative constitutionnelle, a chargé MM. Thiers et +Barrot de former un cabinet. Sa Majesté a confié au maréchal duc +d'Isly le commandement en chef des gardes nationales et de toutes les +troupes de ligne. La garde nationale prend le service de la police. +Je donne ordre de faire cesser le feu partout. <em>Paris, le 24 février +1848.</em> Le maréchal duc <span class="smcap">d'Isly</span>.» Le préfet de police reçoit +également par un officier d'état-major «l'ordre de cesser toute +opération autre que celle de la défensive»; il est avisé que «les +postes occupés doivent être maintenus, <span class="pagenum"><a id="page470" name="page470"></a>(p. 470)</span> mais sans agression +et sans tirer un coup de fusil».</p> + +<p>Que s'est-il donc passé dans l'esprit du maréchal? Comment lui, +tout à l'heure encore si énergique, en est-il venu à cette sorte de +capitulation? Quand il avait pris possession du commandement, il +était évidemment dans les dispositions qui, les jours précédents, +l'avaient poussé à proposer son concours au ministère Guizot; il ne +songeait qu'à accomplir l'œuvre de répression armée qui eût été en +harmonie avec la politique de ce ministère. Mais il avait dû bientôt +se rendre compte que le cabinet Thiers-Barrot auquel il se trouvait +associé avait une orientation fort différente. Quand tout dans le +gouvernement était au laisser-aller, pouvait-il seul s'obstiner à +la résistance? Force lui était bien de s'avouer que la thèse des +prôneurs de conciliation et de désarmement eût été approuvée par les +nouveaux ministres. Encore s'il eût pris le parti de suivre sa voie à +part, sans s'occuper d'un cabinet dont, après tout, il ne tenait pas +son mandat et qui n'était pas encore formé! Mais non; il nourrissait +au contraire l'arrière-pensée de prendre place dans ce cabinet, et, +au milieu de la nuit, il avait écrit à M. Thiers une lettre par +laquelle il s'offrait pour le ministère de la guerre<a id="footnotetag562" name="footnotetag562"></a><a href="#footnote562" title="Go to footnote 562"><span class="smaller">[562]</span></a>. Se rendant +compte, comme on le voit par cette lettre même, qu'on lui objecterait +son «impopularité», il se préoccupait de la faire disparaître et de +montrer à la population parisienne qu'il n'était pas le fusilleur +sanguinaire de la légende de la rue Transnonain. Faut-il ajouter +que, de divers côtés, lui arrivaient d'assez fâcheuses nouvelles? On +annonçait qu'au delà du rayon où agissaient les troupes, notamment +autour de la <span class="pagenum"><a id="page471" name="page471"></a>(p. 471)</span> Bastille et dans le faubourg Saint-Marceau, +l'insurrection faisait des progrès et s'emparait de plusieurs +casernes; que, derrière les colonnes elles-mêmes, les barricades +détruites se reformaient. Peut-être, en présence de ces faits, le +maréchal perdait-il un peu, au fond, de son assurance première et +commençait-il à se demander si une armée déjà fatiguée et qu'il +croyait insuffisamment munie de cartouches<a id="footnotetag563" name="footnotetag563"></a><a href="#footnote563" title="Go to footnote 563"><span class="smaller">[563]</span></a>, serait en état +de soutenir une lutte qui menaçait de se prolonger. Dans quelle +mesure chacune de ces causes a-t-elle influé sur sa détermination? +Il serait difficile de le dire avec précision. Après tout, pourquoi +pousser plus loin l'analyse? À Claremont, comme on débattait devant +Louis-Philippe à qui devait être imputé l'ordre de suspendre les +hostilités: «À quoi bon cet ordre? dit le Roi, il était dans l'air.» +Voilà le vrai mot de la situation. Oui, cet ordre était dans l'air +qui régnait aux Tuileries depuis la retraite du cabinet conservateur, +et ce n'est certes pas la moindre preuve de l'action débilitante de +cet air, qu'un Bugeaud lui-même n'ait pu y échapper<a id="footnotetag564" name="footnotetag564"></a><a href="#footnote564" title="Go to footnote 564"><span class="smaller">[564]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page472" name="page472"></a>(p. 472)</span> Pendant que ces graves événements se produisent à +l'état-major, M. Thiers, qui a terminé ses démarches préliminaires, +reprend, vers huit heures du matin, le chemin des Tuileries, en +compagnie de M. Odilon Barrot et des autres hommes politiques qu'il +désire faire entrer dans son cabinet. De la place Saint-Georges au +palais, les futurs ministres franchissent de nombreuses barricades +et risquent même un moment d'être pris entre deux feux. Partout, +sur leur chemin, ils annoncent le nouveau ministère, mais sans +grand succès. «On vous trompe, répondent les insurgés; on veut +nous égorger.» Et, à l'appui de leurs défiances, ils allèguent la +nomination de <span class="pagenum"><a id="page473" name="page473"></a>(p. 473)</span> Bugeaud. M. Barrot, troublé de ces apostrophes +populaires, veut s'en retourner chez lui, et ce n'est pas sans peine +que M. Thiers et le général de La Moricière le déterminent à franchir +le guichet des Tuileries. Les députés trouvent la place du Carrousel +occupée par des troupes assez nombreuses, mais mornes; dans la cour +du château, des aides de camp, des gens de service, de simples +citoyens, courant çà et là d'un air effaré. Le duc de Nemours et le +duc de Montpensier viennent au-devant d'eux avec courtoisie, calmes +et dignes, mais fort abattus. Au moment d'entrer dans le palais, M. +Thiers quitte un instant ses collègues pour passer par l'état-major, +mais il ne tarde pas à les rejoindre dans les appartements du Roi. +Celui-ci vient de se lever. Enveloppé dans un large vêtement brun, il +paraît fatigué et ne marche qu'avec effort. La conversation s'engage. +Sur les personnes, pas de difficulté. «Je les accepte toutes, dit le +Roi; venons aux choses.» Quelqu'un ayant parlé de la dissolution, le +Roi s'y montre non moins opposé que dans sa conversation de la nuit +avec M. Thiers. Le mot de réforme est prononcé. «Nous verrons, répond +le Roi, quand la crise sera finie. Ce n'est pas de ces éventualités +que j'ai besoin de causer maintenant avec vous. Que faut-il faire +aujourd'hui même?» Comme M. Thiers répliquait que lui et ses amis +n'étaient pas encore ministres, et que le cabinet Guizot était +toujours en fonction: «Laissez là les bêtises constitutionnelles, +dit vivement le Roi; vous savez bien que M. Guizot est hors de +question, et que je ne me fie qu'à vous.» M. Thiers propose alors, +pour tenir compte des objections présentées contre Bugeaud, sans +cependant «faire descendre de cheval un maréchal de France», une +transaction que, peu auparavant, il a fait agréer par ses collègues: +elle consiste à donner le commandement de la garde nationale à un +général plus populaire, à La Moricière, Bugeaud conservant toujours +le commandement en chef. Le Roi entre vivement dans cette idée; il +demande seulement si le général de La Moricière consent à être sous +les ordres du maréchal. «De tout mon cœur, dit La Moricière; +j'ai servi sous lui toute ma vie.» M. Thiers signale ensuite à +l'attention <span class="pagenum"><a id="page474" name="page474"></a>(p. 474)</span> du Roi l'insuffisance des forces militaires et +le manque de munitions. Il en conclut que le mieux serait de rappeler +toutes les troupes et de les concentrer autour des Tuileries. Le Roi +approuve encore. Il est bien entendu, quoiqu'on ne fasse pas allusion +à l'ordre donné tout à l'heure par le maréchal, que les hostilités +sont suspendues: c'est un point qu'on ne discute pas, parce que tous +le considèrent comme acquis. On ne songe à user, pour le moment, que +des moyens de conciliation et de pacification. «S'ils ne réussissent +pas, ajoute M. Thiers, eh bien! nous nous battrons.» Le Roi congédie +ses ministres,—je les appellerai désormais ainsi, bien que le +cabinet ne soit pas officiellement constitué,—en les engageant +à aller s'entendre avec le maréchal Bugeaud sur les décisions +prises<a id="footnotetag565" name="footnotetag565"></a><a href="#footnote565" title="Go to footnote 565"><span class="smaller">[565]</span></a>.</p> + +<p>Le maréchal prend très bien la nomination de La Moricière. «Vous +ne pouviez pas, dit-il, me donner un meilleur second.» Il agrée +également l'idée de M. Thiers de concentrer les troupes autour +des Tuileries. «J'ai déjà pris les devants», lui répond-il, +faisant allusion aux ordres qu'il a envoyés, peu auparavant, aux +chefs de corps. De nouvelles instructions, dans ce sens, sont +aussitôt rédigées et expédiées<a id="footnotetag566" name="footnotetag566"></a><a href="#footnote566" title="Go to footnote 566"><span class="smaller">[566]</span></a>. Les ministres exposent, avec +complaisance, au maréchal et aux officiers qui l'entourent, leur +façon d'envisager la situation. «L'opinion, disent-ils, veut la +réforme; nous la lui apportons; mais elle n'en sait rien encore. +Voilà la cause de la crise. Il s'agit donc uniquement de dissiper +ce malentendu, non de mettre Paris à feu et à sang. Au lieu de +témoigner, comme le précédent cabinet, de la défiance à la garde +nationale, nous allons la convoquer; elle annoncera partout la +bonne nouvelle.» Dans le même dessein, <span class="pagenum"><a id="page475" name="page475"></a>(p. 475)</span> on décide que M. +Odilon Barrot et le général de La Moricière vont se montrer dans les +rues pour faire connaître le changement de ministère et de système. +Le général étant en costume de ville, on l'affuble, par-dessus son +pantalon à carreaux, de diverses pièces d'uniforme empruntées aux +uns et aux autres. M. Thiers s'est offert aussi pour aller parler +au peuple, mais le maréchal l'a arrêté: «Laissez-les, dit-il, aller +seuls et tâcher de raconter leur histoire. J'ai besoin de vous ici. +Nous serons bientôt attaqués.» Le vrai motif du maréchal était que +M. Horace Vernet venait de lui dire à l'oreille: «Retenez M. Thiers. +J'ai traversé l'insurrection; je l'ai trouvée furieuse contre lui, et +je suis convaincu qu'on le couperait en petits morceaux.» Les choses +allaient vite, et M. Thiers était déjà dépassé.</p> + +<h4>IX</h4> + +<p>Nous avons laissé le général Bedeau, immobile sur le boulevard +Bonne-Nouvelle, pressé de toutes parts par le peuple, attendant +les ordres qu'il a envoyé demander à l'état-major. Enfin arrivent +M. Fauvelle-Delebarre et divers messagers, dont un employé de la +ville qui a passé par les égouts pour être plus sûr de ne pas être +arrêté; ils apportent les nouvelles instructions: suspendre les +hostilités; remettre la police à la garde nationale; se replier sur +les Tuileries. Le général Bedeau est tout de suite sans illusion sur +les conséquences. «Une retraite honorable, dans ces circonstances, +est impossible», dit-il à un de ses aides de camp. En effet, que +peut-il advenir d'une troupe qu'on fait reculer devant l'émeute, avec +recommandation d'éviter tout conflit, et qui se trouve littéralement +noyée au milieu d'une foule dont cette retraite même accroît encore +la surexcitation et l'audace? Mais le général est obligé d'obéir à +cet ordre, qu'il a contribué, du reste, à provoquer par ses propres +hésitations. La mort dans l'âme, il commande demi-tour, et, prenant +la tête, il se met en mouvement dans la direction de la Madeleine.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page476" name="page476"></a>(p. 476)</span> Les barricades ont été relevées sur la route qu'il doit +parcourir; à chacune, il faut parlementer, au milieu de cris +confus: «Vive la ligne! À bas Guizot!» et même par moments: «À +bas Louis-Philippe!» Ces obstacles et ces arrêts disloquent et +allongent la colonne. La foule pénètre dans ses rangs, engage des +colloques et fraternise avec la troupe. Plus on avance, plus le +désordre et l'indiscipline augmentent. Les soldats, inertes, ahuris, +laissent prendre leurs cartouches. Les officiers détournent les +yeux, impuissants et navrés. À la hauteur de la rue de Choiseul, +l'artillerie se trouve arrêtée par une barricade plus forte que +les autres. Des individus commencent à vouloir fouiller dans les +caissons; un officier, qui s'assied sur l'un d'eux pour empêcher le +pillage, est brutalement jeté à terre. L'émeute menace de s'emparer +de la batterie entière; on ne voit pas d'autre ressource que de +l'abandonner à la garde nationale, qui réussit à conduire les canons +à la mairie du 2<sup>e</sup> arrondissement, mais laisse tomber les caissons +au pouvoir du peuple. Un peu plus loin, nouvelle humiliation: la +foule crie: La crosse en l'air! Le soldat obéit; la garde nationale +lui a d'ailleurs donné l'exemple. Près de la rue de la Paix, M. de +Laubespin, qui fait fonction d'officier d'état-major, passe près d'un +détachement de cuirassiers. «Ah! capitaine, lui disent des cavaliers +tremblant de honte et d'émotion, vous êtes bien heureux, vous avez +conservé votre sabre. La foule a exigé que nous lui remissions nos +lattes, et nous n'avons au côté que des fourreaux<a id="footnotetag567" name="footnotetag567"></a><a href="#footnote567" title="Go to footnote 567"><span class="smaller">[567]</span></a>.» De plus en +plus mêlée au peuple, la colonne n'a rien d'une force militaire. +Chaque soldat marche, la crosse sur l'épaule, donnant le bras à un +ouvrier ou à un bourgeois. Quant au général Bedeau, il est en avant +où il croit sa présence nécessaire pour se faire ouvrir passage. +Quand on vient lui annoncer que l'artillerie est abandonnée, que +les soldats mettent la crosse en l'air, il baisse la tête: <span class="pagenum"><a id="page477" name="page477"></a>(p. 477)</span> +absolument découragé, ne se sentant aucune force en main pour arrêter +ce désordre, il est réduit à faire adresser à ses auteurs de bien +vaines supplications. «Au nom du ciel, dit-il à l'un des bourgeois +qui sont près de lui, si vous avez quelque autorité sur les hommes +du peuple, faites-leur comprendre qu'ils déshonorent le soldat. Le +peuple ne saurait vouloir humilier l'armée!» Malheureux général! Ceux +qui l'approchent peuvent voir les larmes amères qui mouillent ses +yeux. Il sent évidemment combien ces quelques heures de guerre civile +vont ternir le renom militaire si pur et si brillant qu'il a acquis +par des années de combats en Afrique<a id="footnotetag568" name="footnotetag568"></a><a href="#footnote568" title="Go to footnote 568"><span class="smaller">[568]</span></a>.</p> + +<p>En débouchant sur la place de la Concorde, confondue dans cette +cohue tumultueuse, la colonne a un tel aspect, que les vingt gardes +municipaux du poste de l'avenue Gabriel, croyant voir arriver +l'émeute, se mettent en défense; bientôt même, attaqués ou se croyant +attaqués par des hommes du peuple, ils font feu. On riposte du +côté de la foule. Vainement, au risque de se faire tuer, Bedeau se +précipite-t-il entre les combattants pour les arrêter; il n'est pas +écouté. Au bout de quelques instants, le poste est enlevé, détruit, +ses défenseurs tués ou en fuite. Peu après, du côté opposé de la +place, le poste du pont Tournant, trompé par une autre alerte, fait +également une décharge qui tue trois personnes, dont un député +conservateur, M. Jollivet. Ces incidents ne sont pas pour diminuer la +confusion, et c'est à grand'peine que le général Bedeau parvient à +rallier ses troupes absolument démoralisées et à leur faire prendre +position sur la place, à côté de celles qui s'y trouvaient déjà. Il +est alors environ dix heures et demie.</p> + +<p>À défaut de la lutte dont on vient de se retirer de si piteuse +manière, recueille-t-on quelques profits de la conciliation? Aussitôt +après sa conférence avec les ministres, le maréchal Bugeaud a +voulu se montrer aux gardes nationaux rangés sur <span class="pagenum"><a id="page478" name="page478"></a>(p. 478)</span> la place +du Carrousel. «Mes amis, mes camarades, dit-il, tout est terminé. +L'ordre vient d'être expédié aux troupes de ne pas combattre et +d'annoncer que la police de Paris est confiée au patriotisme de la +garde nationale.» Il est accueilli froidement. Il sort dans la rue de +Rivoli, et ordonne par deux fois à un bataillon de la 2<sup>e</sup> légion de +rompre par sections et de le suivre. Personne ne bouge. Un officier +d'état-major se décide alors à lui dire: «J'ai le regret, monsieur +le maréchal, de vous apprendre que la garde nationale ne veut pas de +vous.»</p> + +<p>Il a été convenu, on le sait, que M. Odilon Barrot et le général de +La Moricière iraient annoncer au peuple les changements opérés. M. +Barrot se dirige vers les boulevards, accompagné de quelques amis, +dont M. Horace Vernet, en uniforme de colonel de la garde nationale +et tout chamarré de décorations. Au début, dans les quartiers +riches, il n'est pas mal accueilli: quelques cris de: Vive Barrot! +mêlés à d'autres cris de: À bas Bugeaud! et même: À bas Thiers! +À mesure qu'il s'avance sur les boulevards, l'accueil est plus +froid, plus méfiant. «Vous êtes un brave homme, lui dit-on; mais +il vous a déjà attrapé en 1830; il vous attrapera de nouveau.» M. +Barrot se dépense en phrases sonores, en poignées de main, mais +avec un succès qui va toujours diminuant. Bientôt on crie: «À bas +les endormeurs! Plus de Thiers! Plus de Barrot! Le peuple est le +maître! À bas Louis-Philippe!» Le chef de la gauche arrive enfin +auprès de la barricade de la porte Saint-Denis, devant laquelle +s'était arrêté le général Bedeau; un drapeau rouge flotte au sommet. +Là, toutes ses avances échouent: les visages sombres, les gestes +menaçants lui font comprendre qu'il n'a plus qu'à retourner sur ses +pas. Étonné et triste d'avoir rencontré si vite et si près le terme +de sa popularité, épuisé de fatigue, la voix brisée, il reprend +péniblement, au milieu de la foule tumultueuse qui l'enveloppe, le +chemin de la Madeleine. Près de la rue de la Paix, il se rencontre +avec le général de La Moricière qui n'a pas mieux réussi dans sa +tournée, malgré sa parole prime-sautière, son allure hardie et ce je +ne sais quoi d'héroïque si propre à agir sur le populaire. <span class="pagenum"><a id="page479" name="page479"></a>(p. 479)</span> +À ce moment, les bandes qui entourent les deux ministres se mettent +à crier: Aux Tuileries! aux Tuileries! M. Barrot et le général se +voient sur le point de terminer leur expédition conciliatrice, +en conduisant l'émeute à l'assaut de la demeure royale. Ils se +dérobent, chacun à sa manière: La Moricière pique des deux, devance +les braillards, et rentre seul au palais; M. Barrot expose, d'un ton +dolent, qu'il a besoin de se reposer et qu'il doit «rentrer chez lui, +rue de la Ferme-des-Mathurins, pour rassurer sa femme». La foule le +suit; à l'entrée de sa rue, quelques individus accrochent un écriteau +avec ces mots: Rue du Père du peuple. Dans sa maison, M. Barrot +trouve un grand nombre de députés, de journalistes, de membres du +Comité central, tous ceux avec lesquels il a fait la campagne des +banquets; plusieurs en sont déjà à demander la déchéance du Roi: +toutefois le mot de république n'est pas encore prononcé.</p> + +<p>Pendant que leurs deux collègues font cette expédition, MM. Thiers, +Duvergier de Hauranne, de Rémusat sont demeurés aux Tuileries. +Toujours convaincus que le salut est dans les concessions, ils +arrachent au Roi, non sans peine, la promesse de cette dissolution +qu'il avait jusqu'ici refusée. Une proclamation est aussitôt rédigée +dans ce sens; mais on ne trouve pas au palais moyen de l'imprimer.</p> + +<p>Peu après, vers dix heures et demie, le Roi était à déjeuner, avec +sa famille et une vingtaine d'étrangers dont MM. Thiers, de Rémusat +et Duvergier de Hauranne, quand la porte de la salle à manger, +brusquement ouverte, laisse apparaître un capitaine d'état-major, +en tenue de campagne, tout haletant et le visage défait. C'est M. +de Laubespin, que nous avons vu tout à l'heure dans la colonne du +général Bedeau, et qui s'en est détaché pour venir faire connaître +aux Tuileries, où il a ses entrées, le lamentable état de cette +colonne<a id="footnotetag569" name="footnotetag569"></a><a href="#footnote569" title="Go to footnote 569"><span class="smaller">[569]</span></a>. À la vue de cette assemblée au milieu de laquelle il +ne s'attendait pas à tomber, <span class="pagenum"><a id="page480" name="page480"></a>(p. 480)</span> le capitaine s'arrête, surpris, +embarrassé; mais apercevant parmi les convives M. de Rémusat, son +parent, il s'approche vivement de lui et lui raconte en deux mots +ce dont il vient d'être témoin. Le Roi, qui a remarqué la scène, +demande à haute voix: «Monsieur de Rémusat, que vous dit M. de +Laubespin?—Sire, des choses très graves.» Louis-Philippe se lève +aussitôt et fait signe à l'officier de le suivre, laissant la réunion +singulièrement troublée et inquiète. Arrivé dans son cabinet, le Roi +se fait tout raconter par M. de Laubespin. Celui-ci, qui a rapporté +des faits auxquels il a assisté l'impression la plus noire, ne cache +pas que, dans l'état où elle est, la division du général Bedeau +ne lui paraît pas en mesure de défendre la place de la Concorde, +et que la famille royale n'est plus en sûreté dans les Tuileries. +«Mais alors», dit le Roi, qui, tout en parlant, revêt un uniforme +de général, «vous voulez que je me retire?» M. de Laubespin fait +observer qu'il est trop jeune pour donner un conseil. Louis-Philippe, +qui répugne à croire la situation aussi désespérée, ordonne qu'on +envoie d'autres officiers aux nouvelles. En attendant, entre le +Roi, sa famille et les ministres présents, se tient une sorte de +conseil sur le parti à prendre. Le vieux roi, qui a gardé son calme, +est assis. Dans un coin de la pièce, sont les princesses et leurs +enfants, fort agitées et en larmes. La Reine, plus ferme, se place +devant son époux et s'écrie, avec énergie, que «le Roi et sa famille +doivent attendre leur sort aux Tuileries et mourir ensemble s'il le +faut». Louis-Philippe demande aux ministres leur avis: faut-il rester +ou s'en aller? Les ministres, très émus, déclinent respectueusement +la responsabilité d'un oui ou d'un non. M. Thiers cependant laisse +voir sa préférence pour un départ; à son avis, le mieux serait de se +retirer hors Paris, en un point où l'on assemblerait soixante mille +hommes, et, avec cette force, le maréchal Bugeaud aurait vite fait +de reprendre la capitale<a id="footnotetag570" name="footnotetag570"></a><a href="#footnote570" title="Go to footnote 570"><span class="smaller">[570]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page481" name="page481"></a>(p. 481)</span> Le Roi paraît goûter cette +idée et parle de Vincennes. «Pas Vincennes, qui est une prison, +dit M. Thiers; mieux vaudrait Saint-Cloud, qui est une position +stratégique.» Consulté à son tour, M. Duvergier de Hauranne craint +qu'on n'ait peu de chances de rentrer aux Tuileries, si une fois on +en sort. Mais, à ce moment, surviennent les officiers envoyés place +de la Concorde; ils rapportent des nouvelles moins alarmantes; ils +font connaître qu'un certain ordre a été rétabli dans les troupes, +qu'elles ont pris position sur la place, et que la sûreté du palais +n'est pas menacée. Chacun respire, et il ne semble plus qu'il y ait +lieu de continuer la délibération<a id="footnotetag571" name="footnotetag571"></a><a href="#footnote571" title="Go to footnote 571"><span class="smaller">[571]</span></a>.</p> + +<p>Si l'émeute n'est pas encore, comme on a pu le croire un moment, +maîtresse de la place de la Concorde, elle fait, dans le reste +de la ville, grâce au désarmement volontaire du gouvernement, +des progrès rapides. Plusieurs casernes tombent, l'une après +l'autre, en son pouvoir, avec les fusils et les munitions qu'elles +contiennent. Comment, après l'ordre donné d'éviter toute hostilité, +les détachements qui les occupent opposeraient-ils une résistance +sérieuse? Plusieurs se laissent facilement persuader de fraterniser +avec le peuple. On rencontre dans les rues des soldats n'ayant +plus ni fusil ni sabre, qui laissent les gamins fouiller dans leur +giberne. «Oui, mon bourgeois, dit l'un d'eux à M. Maxime du Camp qui +le considérait avec stupeur, c'est comme cela; puisqu'on nous lâche, +nous lâchons tout.» On ne s'attaque pas seulement aux casernes; +d'autres bandes vont détruire les barrières de l'octroi et brûler les +bureaux de péage des ponts; elles font si bien les choses qu'elles +brûlent par-dessus le marché deux ponts, le pont de Damiette et le +pont Louis-Philippe. Où donc est la garde nationale qui devait se +substituer à l'armée pour <span class="pagenum"><a id="page482" name="page482"></a>(p. 482)</span> faire la police de la ville? Nulle +part on ne la voit dans ce rôle. Elle ne se montre que pour obliger +les soldats et les gardes municipaux à céder devant l'émeute. Souvent +même elle ouvre ses rangs aux insurgés et forme une seule troupe avec +eux.</p> + +<p>La sédition, cependant, n'a toujours ni ensemble, ni chef. Chaque +bande agit séparément, suivant la fantaisie de ceux qui la composent. +Les chefs politiques du parti républicain, les premiers surpris de +l'importance que prend ce soulèvement, ne le dirigent pas. Un des +futurs membres du gouvernement provisoire, M. Marie, étant passé aux +bureaux du National, vers dix heures du matin, y trouve une agitation +bruyante, mais absolument vaine et stérile. «Aucun plan, dit-il, +n'était mis en avant, aucune résolution provoquée. La brusquerie du +mouvement avait évidemment pris tout le monde au dépourvu.» Une heure +plus tard, il rencontre le rédacteur en chef de la <cite>Réforme</cite>, M. +Flocon, au pied du grand escalier de la Chambre des députés, causant +tranquillement avec un de ses amis; «il n'avait, dit encore M. Marie, +ni l'air, ni l'attitude d'un homme qui poursuit, dans sa pensée, une +œuvre révolutionnaire». Aussi M. Marie ajoute-t-il: «Ce qu'il y +a de certain pour moi, c'est que la révolution a mené le peuple de +Paris et n'a pas été menée par lui, au moins jusqu'à onze heures... +Je défie qu'on me signale jusque-là une direction raisonnée, un +acte réfléchi... Voilà pour moi la vérité; je la dis hautement, +n'en déplaise aux prophètes du lendemain et à ces intelligences +orgueilleuses qui veulent toujours avoir commandé, tandis que, dans +la réalité, elles n'ont fait qu'obéir<a id="footnotetag572" name="footnotetag572"></a><a href="#footnote572" title="Go to footnote 572"><span class="smaller">[572]</span></a>.»</p> + +<p>Cependant, à défaut d'une direction supérieure, une sorte d'instinct +indique à l'émeute que, maîtresse de toute la partie de Paris +abandonnée par les troupes, elle doit porter son effort sur les +points où celles-ci sont encore en nombre; il en est trois surtout +dont l'importance stratégique et politique est capitale: l'Hôtel +de ville, les Tuileries et le Palais-Bourbon. Il est naturel de +commencer par l'Hôtel de ville. Depuis que la <span class="pagenum"><a id="page483" name="page483"></a>(p. 483)</span> division du +général Sébastiani a reçu, vers huit heures du matin, l'ordre de +cesser les hostilités, elle est demeurée sur la place de Grève, dans +une inaction énervante, en contact avec le populaire, s'habituant +à crier: Vive la réforme! avec tous les détachements de gardes +nationaux qui passaient, laissant attaquer sous ses yeux les gardes +municipaux sans leur venir au secours. Enfin, vers onze heures, +tandis qu'une bande d'ouvriers force une des portes de derrière +de l'Hôtel de ville, un simple capitaine de la garde nationale, +accompagné d'élèves de l'École polytechnique, traverse hardiment +les troupes qui ne bougent pas, entre par la grande porte du palais +municipal, monte jusqu'au cabinet où le préfet se trouve avec le +général Sébastiani, et leur signifie qu'il «vient s'emparer de +l'Hôtel de ville au nom du peuple». Le préfet et le général se +retirent. Les troupes, abandonnées par leur chef, se débandent, +livrent à la foule un grand nombre de fusils, tous leurs canons, et +s'en retournent à leurs casernes. C'est plus pitoyable encore que +la retraite du général Bedeau. La populace, enivrée d'un si facile +succès, pousse des cris de joie, hurle des chants révolutionnaires, +et décharge en l'air les fusils dont elle vient de s'emparer, tandis +qu'une fille, grimpée sur un canon, la harangue en termes immondes.</p> + +<p>À peu près à la même heure où l'émeute célébrait ainsi sa victoire +sur la place de Grève, la place du Carrousel était le théâtre d'un +nouvel échec de la royauté. Il avait paru utile, pour relever les +courages de ses défenseurs, que le roi passât en revue les forces +rassemblées devant le château. L'idée n'était pas mauvaise; mais, +pour réussir, n'eût-il pas fallu plus d'entrain physique et moral +que n'en pouvait avoir un roi de soixante-quatorze ans? Combien il +était changé depuis le temps où, en 1832, il parcourait Paris, un +jour d'émeute, et, par sa tranquille hardiesse, se faisait acclamer +de la garde nationale et du peuple! Il est environ onze heures, quand +Louis-Philippe monte à cheval, entouré de ses deux fils, du maréchal +Bugeaud, du général de La Moricière et de plusieurs autres officiers; +M. Thiers et M. de Rémusat l'accompagnent à pied. Des <span class="pagenum"><a id="page484" name="page484"></a>(p. 484)</span> +fenêtres, la Reine et les princesses le suivent des yeux avec +anxiété. Les groupes les plus proches du palais l'accueillent par des +cris assez nourris de: Vive le Roi! Ces acclamations donnent espoir +à la Reine, qui remercie du geste. Louis-Philippe franchit l'arc de +triomphe. Sur la place, sont rangés d'abord quatre mille hommes de +troupes, ensuite divers corps de gardes nationaux, dont les uns font +partie des 1<sup>re</sup> et 10<sup>e</sup> légions, les deux plus conservatrices de +Paris; les autres dépendent de la 4<sup>e</sup> et sont venus là sans ordre, +moins pour défendre la royauté que pour peser sur elle. La revue +commence par la garde nationale. Des rangs de la 1<sup>re</sup> et de la 10<sup>e</sup> +légion, partent des cris mêlés de: Vive le Roi! Vive la réforme! «La +réforme est accordée», répond le Roi. Il pousse plus avant et arrive +à la 4<sup>e</sup> légion. Là, on ne crie plus: Vive le Roi! mais seulement: +Vive la réforme! À bas les ministres! À bas le système! Les officiers +agitent leurs épées, les gardes nationaux leurs fusils; plusieurs +sortent des rangs avec des gestes menaçants et entourent le Roi. +Celui-ci, découragé, abattu, ne cherche pas à lutter; du moment où la +garde nationale se prononce contre lui, il n'a plus d'espoir. À la +stupéfaction de ceux qui le suivent, il tourne bride, et reprend le +chemin du château, sans faire aucune attention aux troupes de ligne +qui l'attendent sous les armes et auxquelles cette brusque et morne +rentrée n'est pas faite pour rendre confiance. Une fois dans son +cabinet, le vieux roi s'affaisse dans un fauteuil et reste là, muet, +immobile, la tête dans les mains.</p> + +<h4>X</h4> + +<p>Maîtresse de l'Hôtel de ville, l'émeute se porte vers les Tuileries. +Sur la place du Carrousel, sur la place de la Concorde, autour du +Palais-Bourbon et à l'École militaire, le gouvernement a encore sous +la main huit à dix mille hommes de troupes: ce serait assez pour se +défendre; car, du côté du <span class="pagenum"><a id="page485" name="page485"></a>(p. 485)</span> peuple, les combattants résolus +sont très peu nombreux. «Nous étions une poignée», a dit plus tard +l'un d'eux, M. Charles Lagrange. Mais que peut-on attendre du soldat +dans l'état moral où il se trouve, et surtout qui est en mesure et en +volonté de lui donner une impulsion vigoureuse? Le maréchal Bugeaud, +partant toujours de cette idée qu'on doit agir seulement par la +garde nationale, s'évertue à en chercher quelques compagnies un peu +sûres, pour les placer aux abords du Carrousel. Quant au général de +La Moricière, il se plaint de ne savoir où trouver la milice dont +on lui a donné le commandement. Il est réduit à aller presque seul +au-devant de l'émeute pour tâcher de la désarmer en lui annonçant les +concessions faites; toujours en mouvement, il dépense à cette besogne +beaucoup de courage personnel, sans grande efficacité.</p> + +<p>Vers onze heures et demie, une bande d'hommes du peuple et de gardes +nationaux, au nombre de cinq à six cents, arrive par les petites +rues qui existaient alors entre le Palais-Royal et le Carrousel, +débouche sur cette dernière place et s'avance hardiment devant les +troupes rangées en bataille. Les Tuileries vont-elles donc être +enlevées comme l'a été tout à l'heure l'Hôtel de ville? Le maréchal +Bugeaud est sur la place, entouré de quelques officiers. Il s'élance +au-devant des envahisseurs et leur adresse des paroles énergiques. +Sa figure martiale, l'intrépidité de son attitude les font hésiter. +Toutefois, étant venu à se nommer: «Ah! vous êtes le maréchal +Bugeaud?» crient des voix menaçantes.—«Oui, c'est moi!» Un garde +national s'avance et lui dit: «Vous avez fait égorger nos frères dans +la rue Transnonain!—Tu en as menti, répond avec force le maréchal; +car je n'y étais pas.» L'homme fait un mouvement avec son fusil. +Bugeaud le serre de près pour saisir son arme. «Oui, s'écrie-t-il, je +suis le maréchal Bugeaud! J'ai gagné vingt batailles. Retirez-vous.» +Sa contenance en impose aux émeutiers; quelques-uns même viennent lui +serrer la main. La Moricière accourt joindre ses efforts à ceux du +commandant en chef, et la bande finit par se retirer. Mais pendant +combien de temps peut-on espérer défendre les Tuileries par de tels +moyens?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page486" name="page486"></a>(p. 486)</span> À l'intérieur du palais, le Roi ne s'est pas relevé de +l'état d'abattement dans lequel il est rentré de la revue du +Carrousel. Il est toujours assis sur un fauteuil, dans une salle du +rez-de-chaussée<a id="footnotetag573" name="footnotetag573"></a><a href="#footnote573" title="Go to footnote 573"><span class="smaller">[573]</span></a>. À côté de lui, ses deux fils et quelques-uns +des ministres. Ceux-ci ne savent que faire, n'ont l'idée d'aucune +initiative; on entend seulement, de temps à autre, M. Thiers répéter +cette phrase: «Le flot monte! Le flot monte!» À l'autre extrémité +de la pièce, se pressent des généraux, des aides de camp, des amis, +des inconnus. Par une porte entr'ouverte, on aperçoit, dans le salon +voisin, la Reine et les princesses. Depuis le commencement de la +crise, Marie-Amélie a le pressentiment d'une catastrophe; son esprit +est fort agité; mais elle garde le cœur haut, soutenue par la +foi religieuse et par la fierté de la race. Auprès d'elle, est la +duchesse d'Orléans avec ses deux fils. Plus le péril augmente, plus +cette princesse tient à se montrer étroitement unie aux siens. Elle +n'ignore pas que, dans l'opposition, des amis compromettants, plus +désireux de se servir d'elle que de la servir, ont rêvé de la porter +à la régence, en provoquant l'abdication du Roi; elle sait aussi que, +parmi les conservateurs et jusque dans la famille royale, on a été +parfois tenté de ne pas la croire absolument étrangère à ces visées. +Elle veut, par son attitude, donner un démenti à des espérances et +à des soupçons dont elle se sent également offensée. Quelqu'un de +sa maison lui demandant: «Que fait-on? Que fait Madame?»—«Je ne +sais pas ce qu'on fait, répond-elle; je sais seulement que ma place +est auprès du Roi; je ne dois pas le quitter; je ne le quitterai +pas<a id="footnotetag574" name="footnotetag574"></a><a href="#footnote574" title="Go to footnote 574"><span class="smaller">[574]</span></a>.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page487" name="page487"></a>(p. 487)</span> Entre la cour des Tuileries et le cabinet du Roi, il y +a un va-et-vient continuel d'officiers, de curieux, apportant à +chaque minute des nouvelles, des avis. Toutes les barrières de +l'étiquette sont tombées; entre et parle qui veut, comme le matin +à l'état-major<a id="footnotetag575" name="footnotetag575"></a><a href="#footnote575" title="Go to footnote 575"><span class="smaller">[575]</span></a>. Ce n'est pas le caractère le moins étrange de +ces heures troublées que les décisions les plus graves se trouvent +ainsi prises sur le conseil des premiers venus et souvent des plus +suspects. Voici l'un de ces donneurs de conseil: c'est M. Crémieux +qu'introduit le duc de Montpensier; il se posait alors en dynastique. +Il dit avoir parcouru divers quartiers; à l'entendre, la partie +peut encore être gagnée. «Seulement, ajoute-t-il, le peuple veut un +ministère qui soit franchement de gauche; la présence de M. Thiers +à la tête du gouvernement est un dangereux contresens; il faut le +remplacer par M. Odilon Barrot. À ce prix, je crois pouvoir garantir +le rétablissement de l'ordre. Si le Roi tarde, tout est perdu.» +Louis-Philippe se tourne vers M. Thiers, et avec une bienveillance +mélancolique où il n'y a plus rien de l'amertume des premières +conversations: «Eh bien! mon cher ministre, vous voilà, à votre +tour, impopulaire; ce n'est pas moi, vous le voyez, qui répudie +vos services.» M. Thiers presse le Roi d'essayer le moyen de salut +qu'on lui propose. M. Crémieux signale ensuite l'irritation du +peuple contre le maréchal Bugeaud, et demande qu'on lui substitue +le maréchal Gérard. À ce moment, le commandant en chef entre dans +le cabinet. «Mon cher maréchal, lui dit le Roi, on veut que je me +sépare de vous.» Bugeaud ne se montre pas plus désireux de garder son +commandement que M. Thiers son ministère. On mande le baron Fain, +secrétaire du Roi, pour préparer les ordonnances constatant ces +changements, et le général Trézel pour les contresigner<a id="footnotetag576" name="footnotetag576"></a><a href="#footnote576" title="Go to footnote 576"><span class="smaller">[576]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page488" name="page488"></a>(p. 488)</span> Le nouveau président du conseil n'est même pas aux +Tuileries. Nous avons laissé M. Barrot, vers dix heures et demie, se +reposant chez lui de sa vaine expédition sur les boulevards. À onze +heures, il s'est remis en mouvement pour aller prendre possession +du ministère de l'intérieur<a id="footnotetag577" name="footnotetag577"></a><a href="#footnote577" title="Go to footnote 577"><span class="smaller">[577]</span></a>. Son cortège est plus d'un chef +d'émeute que d'un ministre du Roi; dans sa voiture et jusque sur +le siège, des républicains comme M. Garnier-Pagès et M. Pagnerre; +autour, une foule tumultueuse célébrant bruyamment sa victoire +et criant: Mort à Guizot! Ce dernier était précisément alors au +ministère de l'intérieur, avec M. Duchâtel; tous deux n'ont que +le temps de se sauver par le jardin<a id="footnotetag578" name="footnotetag578"></a><a href="#footnote578" title="Go to footnote 578"><span class="smaller">[578]</span></a>. Installé à la place des +fugitifs, M. Odilon Barrot harangue la foule et télégraphie en +province que «l'ordre, un moment troublé, va être rétabli grâce au +concours de tous les bons citoyens». Il ne paraît pas s'être demandé +s'il n'y avait pas une œuvre plus urgente et si sa place n'aurait +pas dû être auprès du Roi et des autres ministres.</p> + +<p>Après tout, en quoi la présence de M. Odilon Barrot aux Tuileries +eût-elle pu changer les événements? Sur la pente où l'on glisse +avec une rapidité croissante, il ne semble plus y avoir d'arrêt +possible. À peine a-t-on sacrifié M. Thiers et le maréchal Bugeaud, +sur la demande de M. Crémieux, qu'une bien autre exigence se fait +entrevoir. Les rumeurs qui pénètrent par les portes si mal fermées +du palais, commencent à y apporter, plus ou moins distinctement, le +mot qui servira à <span class="pagenum"><a id="page489" name="page489"></a>(p. 489)</span> précipiter la chute de la royauté. Ce mot +vient d'être jeté dans la foule par certains républicains, que la +défaillance du pouvoir et le succès grandissant de l'émeute ont enfin +décidés à se mêler au mouvement, mais qui n'osent pas encore parler +ouvertement de république. Pendant la promenade de M. Barrot sur les +boulevards, M. Emmanuel Arago s'est approché de lui: «Avant ce soir, +l'abdication du Roi, lui a-t-il dit, sinon une révolution.» C'est +aussi d'abdication que parlaient les radicaux que M. Barrot a trouvés +réunis dans sa maison et qui lui ont fait cortège jusqu'au ministère +de l'intérieur. Cette sorte de mot d'ordre a été vite accepté par +les hommes des barricades, et tout à l'heure, quand le général de +La Moricière est venu leur annoncer les concessions faites, ils ont +répondu que cela ne suffisait plus, et qu'il fallait la retraite de +Louis-Philippe.</p> + +<p>La sommation ne tarde pas à arriver jusqu'au Roi lui-même<a id="footnotetag579" name="footnotetag579"></a><a href="#footnote579" title="Go to footnote 579"><span class="smaller">[579]</span></a>. +Interrogé par ce dernier sur le résultat de ses démarches, le +général de La Moricière est amené à lui dire: «On ne se contente +pas de ce que je promets au nom de Votre Majesté: on demande autre +chose!—Autre chose? s'écrie le Roi; c'est mon abdication! et comme +je ne la leur donnerai qu'avec ma vie, ils ne l'auront pas...» Mais +on ne peut s'attendre à voir Louis-Philippe persister longtemps dans +cette disposition énergique. Arrive bientôt un autre messager; c'est +un secrétaire de M. Thiers, M. de Rheims; il vient du <cite>National</cite> et +en rapporte que, de toutes parts, le peuple et la garde nationale +réclament l'abdication; à l'entendre, il n'y a pas d'autre chance +de sauver la monarchie, et encore est-il bien tard. Informés de +ces nouvelles, les princes sont d'avis de les faire connaître à +leur père. Celui-ci demande conseil à M. Thiers, qui se récuse, +non sans <span class="pagenum"><a id="page490" name="page490"></a>(p. 490)</span> laisser voir qu'il est porté à penser comme son +secrétaire. Louis-Philippe, fort ébranlé, passe dans le salon voisin +pour consulter la Reine<a id="footnotetag580" name="footnotetag580"></a><a href="#footnote580" title="Go to footnote 580"><span class="smaller">[580]</span></a>. Là, du moins, on le presse «de ne pas +faiblir».</p> + +<p>Cependant les nouvelles sont de plus en plus alarmantes: bientôt même +elles semblent confirmées par un bruit de fusillade qui vient de la +place du Palais-Royal. Le détachement qui occupe, sur cette place, le +poste du Château d'eau, donnant un exemple de fierté militaire rare +dans cette journée, a refusé de se laisser désarmer, et le combat +s'est engagé entre cette poignée de soldats et la masse sans cesse +grossissante des émeutiers. Des Tuileries, on entend distinctement +le crépitement des coups de feu. Ce n'est pas pour donner plus de +sang-froid à tous ceux qui se pressent autour du Roi et qui croient +déjà voir les Tuileries emportées de vive force.</p> + +<p>À ce moment,—il est environ midi,—paraît M. Émile de Girardin, +l'œil en feu, un carré de papier à la main. Se frayant brusquement +passage à travers les rangs pressés des assistants, il va droit au +Roi. «Qu'y a-t-il?» demande celui-ci. M. de Girardin répond avec +beaucoup de véhémence que pas une minute n'est à perdre; que le +peuple ne veut plus de M. Thiers et de M. Odilon Barrot; qu'il faut +l'abdication immédiate. Il a formulé ainsi, sur le papier qu'il +tient à la main, les concessions nécessaires: «Abdication du Roi, +régence de la duchesse d'Orléans, dissolution de la Chambre, amnistie +générale.» Le Roi interroge du regard ceux qui l'entourent. Pas un +conseil d'énergie qui réponde à cette interrogation. M. de Girardin +insiste; M. le duc de Montpensier l'appuie<a id="footnotetag581" name="footnotetag581"></a><a href="#footnote581" title="Go to footnote 581"><span class="smaller">[581]</span></a>; dans le fond de la +salle et dans l'antichambre voisine, des voix impatientes <span class="pagenum"><a id="page491" name="page491"></a>(p. 491)</span> +crient: «Abdication! abdication!» Le vieux roi n'est pas de force à +résister longtemps à une telle pression. Il laisse, avec accablement, +tomber cette parole: «J'abdique!» Puis, tandis que diverses +personnes, entre autres le duc de Montpensier, sortent dans la cour +pour annoncer cette nouvelle, il se lève, ouvre la porte du salon où +se trouve la Reine, et répète, d'une voix plus haute: «J'abdique!»</p> + +<p>La Reine, les princesses se précipitent vers le Roi qui est revenu +à son fauteuil. «Non, tu ne feras pas cela! s'écrie Marie-Amélie, +d'une voix entrecoupée de sanglots, et tout en couvrant de baisers +la tête de son époux. Plutôt mourir ici, que d'en sortir par cette +porte!... Monte à cheval, l'armée te suivra!» Puis, se tournant +vers les assistants: «Je ne comprends pas qu'on abandonne le Roi +dans un semblable moment!... Vous vous en repentirez!... Vous ne +méritez pas un si bon roi!» La duchesse d'Orléans, prosternée avec +ses enfants aux pieds de son beau-père, lui saisit les mains. «Sire, +supplie-t-elle, n'abdiquez pas!» Les assistants sont émus, mais +inertes. Une voix s'élève cependant, chaude, vibrante; c'est celle +de M. Piscatory. «L'abdication, dit-il, c'est la république dans une +heure!» Il ajoute qu'il vient de parcourir Paris, qu'avec un peu +d'énergie tout peut encore être sauvé. M. de Montalivet, que la Reine +a envoyé chercher, le colonel de Neuilly se prononcent aussi contre +l'abdication<a id="footnotetag582" name="footnotetag582"></a><a href="#footnote582" title="Go to footnote 582"><span class="smaller">[582]</span></a>. Le Roi paraît hésiter. M. Piscatory revient à la +charge. Sur ces entrefaites, les personnes qui étaient sorties pour +annoncer l'abdication rentrent dans la salle, surprises et émues +d'apprendre que tout est remis en question. Plusieurs font observer +qu'on ne peut revenir sur une décision annoncée au peuple, que +d'ailleurs il ne reste plus aucun moyen de se défendre. À ce moment +même, le bruit de la fusillade redouble. «Il n'y a pas une minute à +perdre, dit le duc de Montpensier; les balles sifflent jusque dans +la cour.» Le Roi est de plus en plus <span class="pagenum"><a id="page492" name="page492"></a>(p. 492)</span> anxieux. «Est-il vrai, +demande-t-il, que toute défense soit impossible?»—«Impossible, +impossible!» répondent des voix nombreuses. Il y a là cependant +beaucoup de généraux, d'officiers. Le vieux maréchal Soult, appuyé +contre un chambranle, assiste muet à cette scène. M. Thiers va et +vient, laissant voir une sorte de stupeur. M. Piscatory veut tenter +un nouvel effort; mais Marie-Amélie s'approche de lui. «Merci, lui +dit-elle, c'est assez; ne dites pas un mot de plus; il y a des +traîtres ici.» M. Piscatory fléchit le genou devant la Reine et lui +baise la main. Vainement la duchesse d'Orléans adjure-t-elle une +dernière fois le Roi de «ne pas charger son petit-fils d'un fardeau +que lui-même ne peut pas porter»; Louis-Philippe est définitivement +vaincu. Il se lève, et, au milieu d'un silence profond: «Je suis un +roi pacifique, dit-il; puisque toute défense est impossible, je ne +veux pas faire verser inutilement le sang français, et j'abdique.»</p> + +<p>Le maréchal Gérard entre à ce moment; il avait été mandé à la suite +de la démarche de M. Crémieux. On lui demande aussitôt d'annoncer au +peuple l'abdication. «Mon bon maréchal, dit la Reine, sauvez ce qui +peut encore être sauvé!» Bien que très cassé par l'âge et la maladie, +le maréchal ne se refuse pas à un tel appel. Sans lui laisser le +temps de revêtir un uniforme, on le hisse sur un cheval; on lui met, +en signe de paix, un rameau vert dans la main; puis, accompagné de +quelques personnes de bonne volonté, il se dirige vers la place du +Palais-Royal où le combat dure toujours. Au moment de franchir la +grille, quelqu'un lui fait remarquer qu'il n'a entre les mains aucun +papier constatant l'abdication. «C'est juste», dit-il, et, tout en +continuant son chemin, il prie deux personnes de sa suite d'aller +demander ce papier.</p> + +<p>Invité ainsi à fournir le témoignage écrit de son sacrifice, +Louis-Philippe va s'asseoir à son bureau, et, avec une lenteur +qui n'est pas sans dignité, dispose son papier et ses plumes. Les +assistants, parmi lesquels beaucoup d'inconnus, sont littéralement +sur son dos, observant tous ses mouvements, et ne cachant pas +l'impatience que leur cause cette lenteur. «Plus <span class="pagenum"><a id="page493" name="page493"></a>(p. 493)</span> vite, plus +vite!» osent même dire quelques-uns. «Je vais aussi vite que je +puis, messieurs», répond le Roi. Et il se met à écrire posément, de +la grande écriture qui lui est coutumière. Comme le bruit des coups +de feu semble se rapprocher, le duc de Montpensier, inquiet pour la +sécurité de son père, le conjure de se hâter. «J'ai toujours écrit +lentement, dit le Roi, et ce n'est pas le moment de changer mon +habitude.» Voici cependant qu'il a terminé; il trace sa signature. +Un inconnu, debout derrière lui, s'écrie avec joie: «Enfin, nous +l'avons!—Qui êtes-vous, monsieur? lui dit sévèrement la Reine, +en se levant.—Madame, je suis un magistrat de la province.—Eh +bien, oui, vous l'avez, et vous vous en repentirez!» La façon dont +sont prononcés ces derniers mots et le regard qui les accompagne +sont d'une petite-fille de Marie-Thérèse. Cependant le Roi relit +à haute voix ce qu'il vient d'écrire: «J'abdique cette couronne +que la volonté nationale m'avait appelé à porter, en faveur de mon +petit-fils, le comte de Paris. Puisse-t-il réussir dans la grande +tâche qui lui échoit aujourd'hui!»—«Puisse-t-il ressembler à son +grand-père!» s'écrie la Reine; et, levant par deux fois les bras au +ciel: «Ô mon Dieu! ils le regretteront!» Plusieurs personnes, dont +M. Crémieux, se plaignent que le Roi n'ait pas déclaré la duchesse +d'Orléans régente. «D'autres le feront, s'ils le croient nécessaire, +dit Louis-Philippe; mais, moi, je ne le ferai pas. C'est contraire +à la loi. Grâce à Dieu, je n'en ai encore violé aucune, et je ne +commencerai pas dans un tel moment.» Cela est dit d'un ton qui ne +permet pas d'insister; du reste, la consommation de l'abdication a +été comme le signal d'une dispersion générale des assistants<a id="footnotetag583" name="footnotetag583"></a><a href="#footnote583" title="Go to footnote 583"><span class="smaller">[583]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page494" name="page494"></a>(p. 494)</span> Aussitôt l'acte signé, un jeune homme l'a pris pour le +porter au maréchal Gérard; il ne parvient pas à le rejoindre, et +le papier, passant de mains en mains, finit par tomber dans celles +des insurgés. Le maréchal, du reste, a échoué complètement dans sa +tentative. L'annonce de l'abdication, loin de désarmer l'émeute, +l'enhardit. Sur la place du Palais-Royal, l'attaque continue, plus +acharnée, contre le corps de garde du Château d'eau. Le moindre +mouvement offensif des troupes massées sur le Carrousel suffirait +à dégager le détachement qui soutient cette lutte si inégale. Mais +le mot d'ordre est toujours de ne pas combattre: les héroïques et +obstinés défenseurs du poste sont hors la consigne. À plusieurs +reprises, La Moricière et d'autres officiers se jettent bravement +entre les combattants pour arrêter le feu. Ils ne sont écoutés +d'aucun côté. À la fin, le cheval de La Moricière tombe, frappé d'une +balle; lui-même est blessé d'un coup de baïonnette et fait prisonnier +par les insurgés.</p> + +<p>Autour de la famille royale, une solitude relative s'est faite, +depuis l'abdication. Louis-Philippe espère que son sacrifice lui +vaudra au moins la paix dont son extrême fatigue physique et morale +lui fait sentir le besoin. Convaincu que, dans l'état des esprits, +son éloignement facilitera la tâche de la régence, il est résolu à se +retirer tout de suite au château d'Eu. Avec l'aide de la Reine, il +quitte son uniforme, revêt un costume de voyage et s'occupe à réunir +les objets qu'il veut emporter. Dans sa pensée, du reste, c'est d'un +départ, non d'une fuite qu'il s'agit. Ordre vient d'être donné aux +écuries royales d'amener les berlines à quatre chevaux et en grande +livrée—c'est ce qu'on appelait les «attelages»—dans lesquelles +il effectuera son voyage. En se retirant, à qui laisse-t-il le +pouvoir? Il ne prend à ce sujet aucune mesure. S'il n'a pas voulu de +lui-même briser arbitrairement la loi qui confère la régence au duc +de Nemours, il n'est pas cependant sans se rendre compte que, pour +ceux qui ont exigé l'abdication, la régence <span class="pagenum"><a id="page495" name="page495"></a>(p. 495)</span> de la duchesse +d'Orléans en est le corollaire indispensable. Peut-être entend-il +laisser aux vainqueurs du moment, aux chefs de l'opposition qui +l'ont forcé à se démettre, le soin de résoudre la question. Mais +où sont-ils, ces vainqueurs? On ne les voit nulle part. Si, comme +beaucoup le croyaient alors, ces opposants ont noué de longue date +une sorte d'intrigue pour pousser à l'abdication et en faire sortir +la régence féminine, ils se montrent bien mal préparés à user de +leur victoire. Quant à la duchesse d'Orléans, qui, personnellement, +n'a pas trempé dans ces menées, elle est épouvantée de la tâche qui +lui incombe. À des amis qui lui parlent de la nécessité de prendre +la régence: «C'est impossible! répond-elle. Je ne puis porter un tel +fardeau; il est au-dessus de mes forces!» Puis elle ajoute: «Ôter la +couronne au Roi, ce n'est pas la donner à mon fils.» Enfin, quand +elle voit les préparatifs de départ de la famille royale: «Quoi! +s'écrie-t-elle avec larmes, vous allez me laisser seule ici, sans +parents, sans amis, sans conseils! Que voulez-vous que je devienne?» +La Reine alors, s'approchant d'elle, lui dit avec force et tendresse: +«Ma chère Hélène, c'est pour sauver la dynastie, c'est pour conserver +la couronne à votre fils, qu'il faut que vous restiez ici; c'est un +sacrifice que vous lui devez.»</p> + +<p>Sur ces entrefaites, arrivent de nouveaux messagers de malheur, +annonçant, coup sur coup, l'échec du maréchal Gérard, la blessure +et la prise du général de La Moricière, les progrès de l'émeute que +l'abdication n'a pas désarmée et qui commence à déborder sur la place +du Carrousel. Le trouble résultant de ces nouvelles se trouve accru +par le fracas d'une décharge qui semble être tout proche; on ne tarde +pas à en avoir l'explication: des insurgés, embusqués aux abords +du Carrousel, ont tiré sur les voitures royales au moment où elles +sortaient des écuries, alors situées rue Saint-Thomas du Louvre; +ils ont tué le piqueur, deux des chevaux, et se sont emparés des +voitures. Ce dernier incident ne laisse plus de doute sur l'imminence +du péril. À ce moment, reparaît M. Crémieux, les vêtements en +désordre, plus agité que jamais. «Sire, s'écrie-t-il, <span class="pagenum"><a id="page496" name="page496"></a>(p. 496)</span> il n'y +a pas un instant à perdre. Le peuple vient. Encore quelques minutes, +il est aux Tuileries!» On ne songe plus qu'à fuir, sans prendre le +temps de terminer les préparatifs commencés. Il est environ midi et +demi.</p> + +<p>Le duc de Nemours a eu la présence d'esprit, au moment où il a vu +l'émeute s'emparer des grandes berlines, de faire filer, par le quai, +jusqu'à la place de la Concorde, des voitures qui se trouvaient +dans la cour des Tuileries; c'étaient deux coupés et un cabriolet +de la maison du Roi, en petite livrée, de ceux qui servaient aux +aides de camp<a id="footnotetag584" name="footnotetag584"></a><a href="#footnote584" title="Go to footnote 584"><span class="smaller">[584]</span></a>. Il s'agit, pour Louis-Philippe et les siens, +de rejoindre ces voitures à la grille du pont Tournant. Le triste +cortège se met en route à travers le jardin désert. En tête, le +vieux roi, tout brisé, soutenu par la Reine, dont la grande âme +semble avoir décuplé la force physique; viennent ensuite le duc +de Montpensier, la duchesse de Nemours et ses enfants, le duc +et la duchesse de Saxe-Cobourg et leurs enfants, la duchesse de +Montpensier, l'inévitable M. Crémieux, quelques amis, entre autres +M. Ary Scheffer, le général Dumas, M. Jules de Lasteyrie, des gens +de service; comme escorte, des gardes nationaux à cheval, commandés +par M. de Montalivet, et quelques troupes que le duc de Nemours a +fait venir de la place du Carrousel. Du palais où il est resté, ce +prince veille à tout. Arrivés à la grille, les fugitifs ont quelques +instants de grande angoisse; les voitures ne sont pas sur la place; +enfin les voici; quinze personnes s'y entassent. Les soldats, les +gardes nationaux, les curieux contemplent avec stupeur cette scène +dont ils n'ont pas tout d'abord l'explication. Quelques cris de: Vive +le Roi! se font entendre. Les voitures, entourées par les gardes +nationaux à cheval et par deux escadrons de cuirassiers, partent au +galop dans la direction de Saint-Cloud.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page497" name="page497"></a>(p. 497)</span> XI</h4> + +<p>Après le départ précipité de Louis-Philippe, où donc est le +gouvernement? M. Thiers, M. de Rémusat et M. Duvergier de Hauranne +ont quitté le palais, presque aussitôt après la famille royale. M. +Odilon Barrot n'est toujours pas revenu aux Tuileries. Le maréchal +Bugeaud, depuis quelque temps déjà virtuellement déchu de son +commandement, a accueilli la nouvelle de l'abdication par un juron +de soldat; puis, le Roi parti, croyant n'avoir plus rien à faire, il +s'en est retourné chez lui, à cheval, en grand uniforme, en imposant, +par l'intrépidité de son attitude, aux braillards qui veulent lui +faire un mauvais parti. Le maréchal Gérard n'a pas reparu depuis +sa malheureuse tentative. La Moricière est blessé et prisonnier. +Dans cet abandon général, un homme du moins ne s'abandonne pas: +c'est le duc de Nemours. Il ne se demande pas s'il est ou non le +régent<a id="footnotetag585" name="footnotetag585"></a><a href="#footnote585" title="Go to footnote 585"><span class="smaller">[585]</span></a>; il se souvient seulement qu'il est fils de France et +que ce titre lui crée un devoir. Il monte à cheval et prend en main +le commandement que personne n'exerçait plus. Il ne peut songer, +sans doute, à engager une lutte offensive; mais il veut, tout en +préparant l'évacuation du palais, tenir l'émeute en respect pendant +le temps nécessaire pour assurer la retraite du Roi. Les minutes +sont précieuses. Calme et maître de soi au milieu de l'affolement +général et des balles qui commencent à siffler, il fait passer les +cuirassiers dans le jardin, à travers le vestibule du pavillon +de l'Horloge, déploie deux bataillons de ligne dans la cour des +Tuileries, en fait monter deux autres au premier étage du château et +les poste aux fenêtres, pour avoir, au besoin, une seconde ligne de +feux, et enfin met l'artillerie en position.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page498" name="page498"></a>(p. 498)</span> Toutes ces mesures sont rapidement exécutées, et déjà le +prince calculait le moment où, le Roi étant hors d'atteinte, il +pourrait commencer le mouvement de retraite, quand on vient lui +annoncer que la duchesse d'Orléans est encore dans le palais: il +la croyait avec la famille royale. À la pensée qu'il aurait pu +l'abandonner sans le savoir, son émotion est extrême. Il envoie +officier sur officier à la princesse, pour lui dire de partir au plus +vite et de se rendre, par le jardin, à la grille du pont Tournant où +il la rejoindra.</p> + +<p>En effet, après le départ du Roi, la duchesse d'Orléans, se voyant +délaissée par tous, n'ayant plus auprès d'elle que sa maison, avait +pris par la main ses deux enfants, et, à travers les longues galeries +du palais, s'était rendue dans ses appartements du pavillon de +Marsan. Se plaçant sous le portrait du duc d'Orléans: «C'est ici, +dit-elle, qu'il faut mourir!» Elle donne l'ordre d'ouvrir les portes, +prête à affronter tous les périls d'une invasion de l'émeute, mais au +fond ne désespérant pas de ramener le peuple quand elle se trouvera +face à face avec lui. Pas un homme politique n'était auprès d'elle. +Chaque instant qui s'écoulait lui faisait ressentir plus amèrement +cet abandon, quand entrent précipitamment deux députés, MM. Dupin et +de Grammont. Ils avaient entendu annoncer dans la rue l'abdication +du Roi, et étaient passés par les Tuileries pour savoir à quoi +s'en tenir. «Oh! monsieur Dupin! s'écrie la princesse dès qu'elle +l'aperçoit, vous êtes le premier qui veniez à moi!» La conversation +s'est à peine engagée que surviennent les officiers dépêchés par le +duc de Nemours. Pressée par les avis réitérés de son beau-frère, la +duchesse se décide à partir; elle descend dans la cour et reprend, à +travers le jardin, le chemin que Louis-Philippe vient de parcourir +quelques instants auparavant. Elle donne le bras à M. Dupin; le +comte de Paris est entre elle et M. de Grammont; le duc de Chartres, +souffrant, est porté par le docteur Blache; quelques officiers de la +maison de la princesse, M. Regnier, précepteur du comte de Paris; M. +Ary Scheffer, qui vient de reconduire le Roi, composent à peu près +toute la suite.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page499" name="page499"></a>(p. 499)</span> Pendant ce temps, le duc de Nemours est resté dans la cour +des Tuileries<a id="footnotetag586" name="footnotetag586"></a><a href="#footnote586" title="Go to footnote 586"><span class="smaller">[586]</span></a>, contenant l'émeute qui n'attend que son départ +pour envahir le palais. Quand il estime que la duchesse d'Orléans a +eu le temps de s'éloigner, il donne ses dernières instructions sur la +façon de faire retraite, traverse à cheval le pavillon de l'Horloge, +fait au galop tout le jardin et rejoint la princesse entre le bassin +octogonal et la grille. «Hélène, lui dit-il, la position n'est plus +défendable à Paris; elle peut l'être encore ailleurs. J'ai là une +demi-batterie d'artillerie. Montez sur un caisson avec vos enfants. +Je me charge de vous conduire au Mont-Valérien.» La princesse ne +faisant aucune objection, le duc croit son idée admise et se dirige +rapidement sur la place de la Concorde pour se concerter avec les +divers chefs de corps: il y a là un régiment de cuirassiers qui +entourera la batterie; l'infanterie marchera derrière et sur les +flancs; les troupes, en train d'évacuer les Tuileries, formeront +l'arrière-garde et empêcheront toute poursuite. Ainsi combinée, +l'opération est militairement immanquable. Politiquement, n'est-ce +pas le meilleur parti à prendre? On verra, en route, s'il vaut mieux +se rendre à Saint-Cloud ou au Mont-Valérien. Ce qu'il importe, c'est +de gagner quelques heures pour se reconnaître, de mettre un arrêt +dans la déroute, de pouvoir réunir des forces considérables, de +donner à la France le temps d'intervenir, à Paris celui de réfléchir. +Avec vingt-quatre heures, douze heures de répit, n'est-on pas assuré +d'éviter une révolution dont personne ne veut? N'est-il pas jusqu'à +ce tableau d'une princesse montant avec ses deux enfants sur les +caissons d'une batterie, qui ne puisse, en frappant heureusement +l'imagination populaire, y déterminer un retour de sympathie?</p> + +<p>Le duc de Nemours est encore occupé à donner ses ordres <span class="pagenum"><a id="page500" name="page500"></a>(p. 500)</span> +au centre de la place de la Concorde, quand on vient lui dire que +la duchesse d'Orléans, au lieu de l'attendre comme il y comptait, +s'est dirigée vers la Chambre des députés. Que s'était-il donc passé? +Aussitôt après le départ du duc de Nemours, la princesse avait vu +venir à elle MM. Havin et Biesta, chargés d'une commission de M. +Odilon Barrot. Celui-ci, à la nouvelle de l'abdication, s'était +enfin décidé à quitter le ministère de l'intérieur et à se mettre +à la recherche de la duchesse d'Orléans. N'ayant pas su la trouver +aux Tuileries, il avait prié MM. Havin et Biesta de la rejoindre, +de l'inviter à se rendre à l'Hôtel de ville par les boulevards +et de lui annoncer qu'il l'y accompagnerait. Après l'échec de sa +promenade du matin, ce conseil témoignait, chez M. Barrot, d'une +foi singulièrement robuste dans le peuple parisien. Avait-il donc +des indices nouveaux lui permettant d'augurer le succès? Savait-il +seulement en quelles mains le palais municipal était tombé depuis +quelques heures? Non; c'était uniquement, chez lui, le souvenir peu +raisonné du sacre populaire que le duc d'Orléans était allé chercher +à l'Hôtel de ville, le 31 juillet 1830<a id="footnotetag587" name="footnotetag587"></a><a href="#footnote587" title="Go to footnote 587"><span class="smaller">[587]</span></a>. La duchesse d'Orléans, +dont l'imagination était vaillante, se sentait tentée par ce que +l'entreprise avait de périlleux, et elle proposait déjà qu'on lui +amenât un cheval de dragon, se faisant fort de le monter sans selle +de femme. Mais M. Dupin, avec son gros bon sens, déclara que c'était +«un conseil de fou». La princesse parla alors d'aller à la Chambre. +«Vous avez raison», dit M. Dupin. Et sans plus tarder, il franchit +la grille, s'avança vers les gardes nationaux et le peuple, ôta son +chapeau et cria: «Vive le comte de Paris, roi des Français! Vive +madame la duchesse d'Orléans, régente!» La foule, qui n'était pas +alors très nombreuse en cet endroit, fit écho à ce cri. La princesse +prit le bras d'un officier de la garde nationale et se dirigea vers +le pont. Dans <span class="pagenum"><a id="page501" name="page501"></a>(p. 501)</span> cette délibération, qui n'a duré que quelques +minutes, elle ne paraît pas avoir parlé de la proposition que le duc +de Nemours lui avait faite et qu'il avait cru acceptée. Au milieu de +l'agitation générale, ne l'avait-elle pas entendue ou comprise? Ou +bien, se fiant à sa popularité personnelle pour sauver ce qui avait +été perdu par le gouvernement ancien, trouvait-elle avantage à se +séparer de ce gouvernement, à se montrer entourée d'autres hommes, à +user de moyens nouveaux?</p> + +<p>La détermination de la duchesse d'Orléans est un coup terrible pour +le duc de Nemours. Dans la pensée de ce prince, elle détruit la +dernière chance de salut, en même temps qu'elle expose la duchesse +et ses fils aux plus grands dangers. Il résout donc de courir après +elle, de tâcher de l'arrêter si elle n'est pas encore entrée dans +la Chambre, de l'en faire sortir si elle y est déjà. Toutefois, il +se préoccupe auparavant d'assurer la défense du Palais-Bourbon. +La précaution était d'autant plus nécessaire qu'à ce moment même, +sur les pas des troupes qui évacuaient les Tuileries, l'émeute s'y +précipitait. Deux corps se trouvent sur la place de la Concorde, +celui du général Bedeau et celui que le général Ruhlières vient de +ramener du Carrousel. Ce dernier général étant le plus ancien en +grade, le duc de Nemours lui prescrit de prendre le commandement de +toutes les troupes réunies sur la place et lui donne mission spéciale +de protéger la Chambre des députés. Il fait porter un ordre semblable +à l'officier général qui commande sur la rive gauche. Ces mesures +prises, il part, au galop de son cheval, dans la direction qu'a +suivie la duchesse. En arrivant à la grille du Palais-Bourbon, il +apprend qu'elle y est déjà entrée. Il met alors pied à terre pour la +rejoindre dans l'intérieur du palais.</p> + +<h4>XII</h4> + +<p>Que peut-on attendre de rassemblée à laquelle la duchesse d'Orléans +va en quelque sorte livrer les dernières chances <span class="pagenum"><a id="page502" name="page502"></a>(p. 502)</span> de +la royauté? Dès midi, les députés sont venus assez nombreux au +Palais-Bourbon. Leur agitation, leur effarement étaient extrêmes. +Les membres de l'ancienne majorité, depuis la chute du ministère +Guizot, se sentaient, eux aussi, des vaincus; le vent de déroute qui +régnait aux Tuileries ne les avait pas épargnés. L'épreuve révélait +ce qui manquait de fond solide et résistant à ce conservatisme établi +principalement sur les intérêts. On n'y voyait presque aucune trace +de ces convictions et de ces fidélités qui se raidissent contre +la mauvaise fortune, prêtes à tous les dévouements et à tous les +sacrifices. Chaque minute abattait davantage les courages, en faisant +connaître un nouveau désastre: l'abdication d'abord, puis le départ +du Roi. Quelques députés essayaient de susciter un mouvement en +faveur de la duchesse d'Orléans; l'idée était bien accueillie, mais +les adhésions étaient peu énergiques. D'ailleurs, une assemblée ne +peut agir qu'à la condition d'être conduite; or, aucun de ceux que +la Chambre était habituée à suivre ne se trouvait là. Les membres de +l'ancien cabinet avaient dû pourvoir à leur sûreté, et l'on ne savait +où étaient les nouveaux ministres, ni même quels ils étaient.</p> + +<p>Cependant, un peu avant une heure, M. Thiers apparaît. Est-ce enfin +la direction attendue? Les députés l'entourent. Haletant, le visage +altéré, encore tout ému des menaces qui viennent de lui être faites +quand il a traversé la place de la Concorde, M. Thiers est plus en +disposition de propager l'effroi que de ranimer la confiance. Il +confirme le départ du Roi, mais ne sait rien de plus et n'a pas +vu la duchesse d'Orléans; il craint qu'il ne soit trop tard pour +sauver la régence; toute défense lui paraît impossible; il déclare +que les troupes n'empêcheront pas le peuple de passer, et qu'avant +peu la Chambre sera envahie; puis, comme naguère aux Tuileries, il +s'écrie: «Le flot monte, monte, monte<a id="footnotetag588" name="footnotetag588"></a><a href="#footnote588" title="Go to footnote 588"><span class="smaller">[588]</span></a>!» et tout <span class="pagenum"><a id="page503" name="page503"></a>(p. 503)</span> en +disant ces mots, il élève son chapeau, imitant le geste d'un marin +en perdition. Vainement le presse-t-on de rester à la Chambre pour +agir en faveur de la régence, il n'a qu'une pensée, s'en aller au +plus vite. Il emmène avec lui un député, M. Talabot, qui s'est offert +à l'accompagner. On ne devait plus le revoir; il passera une partie +de l'après-midi à regagner son hôtel de la place Saint-Georges, en +faisant un long circuit pour éviter les rencontres populaires<a id="footnotetag589" name="footnotetag589"></a><a href="#footnote589" title="Go to footnote 589"><span class="smaller">[589]</span></a>.</p> + +<p>Vers une heure, M. Sauzet, pressé par plusieurs députés, se décide, +non sans quelque scrupule, à ouvrir la séance plus tôt qu'il n'était +indiqué sur l'ordre du jour. Mais l'absence des ministres ne permet +aucune délibération. Bien que le président l'ait fait avertir, M. +Odilon Barrot ne paraît pas plus pressé de venir au Palais-Bourbon +qu'il ne l'était naguère d'aller aux Tuileries. Après sa tentative +infructueuse pour rejoindre la duchesse d'Orléans, il a repris le +chemin du ministère de l'intérieur. M. de Corcelle l'a rencontré +alors, au milieu d'individus affublés des dépouillés de l'armée, +celui-ci portant une cuirasse, celui-là un bonnet à poil, plusieurs +grimpés sur le siège de sa voiture. «Je ne sais comment me dégager, +dit-il à M. de Corcelle; je n'ose aller en cette compagnie à la +Chambre, car je la prendrais!» Il n'échappe à cette tourbe, en +rentrant au ministère, que pour retomber sous la main des radicaux +qui se sont autorisés de l'alliance contractée lors des banquets, +pour se constituer, <span class="pagenum"><a id="page504" name="page504"></a>(p. 504)</span> depuis le matin, ses conseillers et +ses surveillants. Ils lui prêchent qu'il n'y a rien à faire avec +une Chambre impopulaire et dont il a exigé la dissolution. Ils le +poussent à regarder plutôt du côté de l'Hôtel de ville; l'un d'eux, +M. Garnier-Pagès, accepte de s'y rendre en compagnie de MM. de +Malleville et de Beaumont, pour y disposer les esprits en faveur de +la régence; cet étrange ambassadeur, aussitôt arrivé à destination, +fraternisera avec les pires révolutionnaires et proclamera la +république. En attendant son retour, M. Barrot reste toujours à +l'hôtel de la rue de Grenelle, ne sachant même pas ce qui se passe +dans le reste de la ville, sans communication soit avec la duchesse +d'Orléans, soit avec les commandants militaires, prêtant l'oreille +à tous les avis, ne prenant aucun parti, et bornant son activité à +télégraphier en province que «tout marche vers la conciliation».</p> + +<p>Tandis que le gouvernement néglige de se montrer au Palais-Bourbon, +la république y a déjà ses envoyés. Ils viennent du <cite>National</cite>. +Jusqu'à midi, dans les bureaux de ce journal, on n'allait pas au +delà de l'abdication. Depuis, enhardi par la faiblesse du pouvoir, +on s'est mis à parler de déchéance et de république. Une sorte de +conciliabule, tenu dans le bureau de la rédaction, a décidé que +la monarchie n'était plus possible, que la république s'imposait, +et qu'il fallait constituer un gouvernement provisoire dont on a +fixé ainsi la composition: MM. Dupont de l'Eure, François Arago, +Marie, Garnier-Pagès, Ledru-Rollin, Odilon Barrot, Marrast. Quelques +membres de la réunion, dont MM. Emmanuel Arago et Sarrans, ont reçu +mission de se rendre immédiatement à la Chambre, d'y devancer les +représentants de la régence et de signifier aux députés ce qu'on +appelle le «décret du peuple»; ce peuple, c'est la coterie d'un +journal qui n'a pas trois mille abonnés. Les délégués du <cite>National</cite>, +escortés d'une bande assez nombreuse, traversent sans difficulté les +troupes qui remplissent la place de la Concorde; ils reçoivent même +en passant les confidences du général Bedeau qui se plaint de n'avoir +pas d'ordre et leur demande naïvement de lui en faire parvenir; +ils arrivent au <span class="pagenum"><a id="page505" name="page505"></a>(p. 505)</span> Palais-Bourbon un peu avant la duchesse +d'Orléans, pénètrent dans la salle des Pas perdus déjà envahie par +une foule assez agitée, et y proclament hardiment l'objet de leur +mission. M. Marie promet d'être leur interprète à la tribune. Ils +ne cachent pas, du reste, leur prétention d'entrer eux-mêmes dans +la salle des séances et d'y prendre la parole, toujours au nom du +«peuple».</p> + +<p>Peu d'instants auparavant, d'autres républicains ont gagné à leur +cause un concours plus considérable encore. MM. Bastide, Marrast, +Hetzel et Bocage ont entraîné M. de Lamartine, dans un des bureaux +de la Chambre; là, lui montrant d'un côté la république pour +laquelle ils ne cachent pas leur préférence, de l'autre la régence +à laquelle, en cas de nécessité, ils se disent prêts à se rallier, +ils lui remettent le soin de choisir. M. de Lamartine, après avoir +mis quelques minutes sa tête dans ses mains, se prononce pour la +république. Ce n'était pas une surprise pour tous ses interlocuteurs; +en effet, l'un d'eux, M. Bocage, de son métier acteur à l'Odéon, +était venu trouver M. de Lamartine, quelques heures auparavant, au +nom de ses amis de la <cite>Réforme</cite>, et lui avait dit: «Aidez-nous à +faire la république, et nous vous y donnerons la première place.» +Le marché, ainsi proposé, avait été accepté<a id="footnotetag590" name="footnotetag590"></a><a href="#footnote590" title="Go to footnote 590"><span class="smaller">[590]</span></a>. La détermination +de M. de Lamartine n'étonnera pas beaucoup ceux qui ont suivi +les évolutions amenées, depuis quelques années, dans ses idées +politiques, par les déboires de sa vanité et surtout par l'inquiétude +d'une imagination vaguement et immensément ambitieuse<a id="footnotetag591" name="footnotetag591"></a><a href="#footnote591" title="Go to footnote 591"><span class="smaller">[591]</span></a>. Ce +qui commence en ce jour est la suite et comme la mise en action +de l'<cite>Histoire des Girondins</cite>. Depuis longtemps, le poète rêvait +de cet orage où il devait se jouer au milieu de la foudre; depuis +longtemps, il attendait, il guettait cette grande crise qui ferait +de lui l'arbitre des destinées de la France, en même temps qu'elle +<span class="pagenum"><a id="page506" name="page506"></a>(p. 506)</span> humilierait tous ceux qui n'avaient pas pris au sérieux ses +prétentions politiques. L'occasion se présente, il la saisit. Il se +jette et jette avec lui son pays dans cet inconnu formidable, moins +en tribun factieux qu'en acteur curieux d'un rôle tragique, sans +conviction sérieuse, mais sans hésitation, sans passion profonde, +mais sans remords, sans haine, mais sans pitié.</p> + +<p>Ainsi, dans cette Chambre où la duchesse d'Orléans se flatte de +trouver un point d'appui pour le trône de son fils, rien n'a été +préparé par ses amis; ses ennemis, au contraire, ont creusé et +chargé la mine par laquelle ils espèrent faire tout sauter. Pauvre +princesse! Que n'est-elle plutôt à rouler dans la direction de +Saint-Cloud ou du Mont-Valérien, assise avec ses enfants sur un +caisson d'artillerie!</p> + +<h4>XIII</h4> + +<p>Il est une heure et demie, quand la duchesse d'Orléans entre dans +la Chambre, tenant par la main ses deux fils, suivie de plusieurs +officiers et gardes nationaux. Elle est vêtue de deuil, et son voile +à demi relevé laisse voir sa figure pâle et ses yeux rougis par les +larmes. L'assemblée, attendrie par ce spectacle, se lève et pousse +des acclamations répétées: «Vive la duchesse d'Orléans! vive le +comte de Paris! vive le Roi! vive la Régente!» Presque aucun cri +discordant ne se fait entendre. La princesse et ses enfants prennent +place sur des sièges que le président fait disposer en hâte dans +l'hémicycle, au pied de la tribune. Presque aussitôt après, arrive le +duc de Nemours qui s'est frayé, non sans peine, un chemin à travers +la foule obstruant déjà toutes les issues. Il presse vainement la +duchesse d'Orléans de s'en aller. La voyant résolue à rester, il +demeure auprès d'elle pour la protéger et pour partager ses périls. +En même temps que la princesse et son escorte, beaucoup de personnes +étrangères à la Chambre ont pénétré dans la salle, entre autres les +délégués du <cite>National</cite>. <span class="pagenum"><a id="page507" name="page507"></a>(p. 507)</span> C'est le commencement d'une invasion +qui ne pourra que grossir. Si donc l'on veut faire quelque chose, +il faut aller très vite, profiter de l'attendrissement du premier +moment, ne pas laisser aux envahisseurs le temps de recevoir des +renforts et d'agir.</p> + +<p>Le président du conseil, M. Odilon Barrot, auquel il appartiendrait +de prendre l'initiative, est toujours absent. À son défaut, M. +Dupin, pressé par plusieurs députés, monte à la tribune, annonce +l'abdication, la régence, et demande que la Chambre «fasse inscrire +au procès-verbal les acclamations qui ont accompagné et salué le +comte de Paris comme roi, et la duchesse d'Orléans comme régente». +Le président, entrant dans cette idée, constate ces «acclamations +unanimes». La grande majorité des députés approuve; mais des +protestations s'élèvent, surtout dans la foule qui remplit les +tribunes et les couloirs. Plus que jamais, il importe de se hâter. +Les ennemis comprennent, au contraire, de quel intérêt il est +pour eux de gagner du temps. M. Marie, complice des délégués du +<cite>National</cite>, monte à la tribune. De sa place, M. de Lamartine, non +moins empressé à exécuter les conditions de son marché, demande +que la séance soit suspendue à raison de «la présence de l'auguste +princesse». Par une étrange aberration, M. Sauzet, qui croit M. +de Lamartine bien disposé, donne dans le panneau qu'il lui tend, +et déclare que «la Chambre va suspendre sa séance, jusqu'à ce que +madame la duchesse d'Orléans et le nouveau roi se soient retirés». +De nombreuses réclamations éclatent sur les bancs des députés. La +princesse se refuse à sortir; se tournant vers le président, elle +lui dit avec dignité: «Monsieur, ceci est une séance royale!» Aux +amis effrayés pour sa vie qui l'engagent à partir, elle répond +avec un sourire triste: «Si je sors d'ici, mon fils n'y rentrera +pas.» Elle demeure donc, immobile, calme, au milieu de la foule qui +l'enveloppe de plus en plus. Par instants seulement, quand son fils, +plus violemment pressé, se serre instinctivement contre elle, une +angoisse rapide passe sur son visage; elle se penche vers l'enfant, +mais, aussitôt après, se redresse et reprend <span class="pagenum"><a id="page508" name="page508"></a>(p. 508)</span> son expression +de douceur résolue. Le duc de Nemours ne quitte pas des yeux sa +belle-sœur et ses neveux; un député est venu l'avertir qu'on en +veut à sa vie; tout entier à son rôle de protecteur, il ne s'inquiète +pas de ce qui le menace personnellement. M. Marie est toujours à +la tribune, sans pouvoir parler. Le général Oudinot parvient à se +faire entendre. «Si la princesse, s'écrie-t-il, désire se retirer, +que les issues soient ouvertes, que nos respects l'entourent... +Accompagnons-la où elle veut aller. Si elle demande à rester dans +cette enceinte, qu'elle reste, et elle aura raison, car elle sera +protégée par notre dévouement.» Le président s'obstine et invite de +nouveau «toutes les personnes étrangères à la Chambre à se retirer de +l'enceinte». Le tumulte redouble. La situation devient intenable dans +l'hémicycle, pour la duchesse d'Orléans et ses enfants, littéralement +étouffés et écrasés par la foule. Précédée du duc de Nemours et +suivie des jeunes princes, la duchesse gravit les degrés de la salle +par le couloir du centre. Est-ce donc qu'elle se décide à s'en aller? +Non; arrivée aux bancs supérieurs du centre gauche, elle s'y assoit, +aux acclamations de la Chambre presque entière.</p> + +<p>M. Sauzet n'insiste plus pour la sortie de la princesse. Mais un +temps précieux a été perdu, pendant lequel le nombre des intrus a +augmenté dans les couloirs et l'hémicycle. Ce n'est pas encore une +invasion de vive force et en masse; c'est une sorte d'infiltration +continue. Comprendra-t-on enfin la nécessité de conclure? Le +président annonce que la Chambre va «délibérer». M. Marie, qui est +à la tribune depuis longtemps, prend la parole; il objecte aux +partisans de la duchesse d'Orléans la loi qui attribue la régence +au duc de Nemours; scrupule étrange chez un homme qui, à ce même +moment, fait une œuvre ouvertement révolutionnaire; il conclut, +sans nommer la république, en demandant l'organisation immédiate +d'un gouvernement provisoire. Le président et la majorité, qui, au +milieu de ce brouhaha, n'ont visiblement plus possession entière de +leurs esprits, ne protestent pas contre une discussion qui suppose +le gouvernement vacant. Encouragé <span class="pagenum"><a id="page509" name="page509"></a>(p. 509)</span> par cette tolérance, M. +Crémieux appuie la proposition de M. Marie<a id="footnotetag592" name="footnotetag592"></a><a href="#footnote592" title="Go to footnote 592"><span class="smaller">[592]</span></a>.</p> + +<p>Cependant M. Odilon Barrot, informé de la présence de la duchesse +d'Orléans au Palais-Bourbon, s'est enfin décidé à y venir. À peine +paraît-il qu'il est entraîné dans un bureau par les délégués du +<cite>National</cite>; ceux-ci lui offrent une place dans le gouvernement +provisoire, à condition qu'il abandonne la régence; il refuse avec +indignation, s'arrache aux bras qui veulent le retenir, et rentre +dans la salle. Des voix nombreuses l'appellent à la tribune. Après +quelques généralités sur le mal de la guerre civile: «Notre devoir, +dit-il, est tout tracé. Il a heureusement cette simplicité qui saisit +une nation. Il s'adresse à ce qu'il y a de plus généreux et de plus +intime: à son courage et à son honneur. La couronne de Juillet +repose sur la tête d'un enfant et d'une femme.» À ces paroles bien +inspirées et bien dites, la grande majorité des députés répond par +des acclamations. La duchesse d'Orléans et, sur son indication, le +comte de Paris se lèvent et saluent. Puis, presque aussitôt, la +princesse fait signe qu'elle veut parler. «Messieurs, dit-elle avec +fermeté, je suis venue avec ce que j'ai de plus cher au monde...» +Sa voix ne parvient pas à dominer le tumulte. Vainement quelques +députés crient-ils: «Laissez parler madame la duchesse!» D'autres, +qui ne se rendent pas compte de ce qui se passe ou qui redoutent +cette intervention, crient: «Continuez, monsieur Barrot!» Et M. +Barrot continue, ajoutant ainsi le son de sa parole à tous les bruits +qui étouffent la voix de la princesse. Ne s'est-il donc pas aperçu +qu'elle voulait <span class="pagenum"><a id="page510" name="page510"></a>(p. 510)</span> parler, ou a-t-il cru qu'il dirait mieux +ce qui convenait? La duchesse d'Orléans, restée un instant debout +dans l'attitude résolue de quelqu'un qui veut haranguer une foule, +retombe accablée sur son banc. Que serait-il arrivé si elle avait pu +se faire entendre? Elle eût certainement trouvé dans son cœur de +princesse et de mère des accents inconnus aux avocats parlementaires. +Eussent-ils suffi à rétablir une fortune déjà si compromise? En +tout cas, l'occasion, une fois perdue, ne pourra plus se retrouver. +La princesse le sent: aussi est-ce pour elle l'instant le plus +douloureux. Depuis le départ du Roi, gardant, en dépit de tout, une +certaine confiance dans sa popularité personnelle, se sentant l'âme +et le courage d'une Marie-Thérèse, elle a été soutenue par l'espoir +de se rencontrer face à face avec le peuple, de lui en imposer par +son attitude, par sa parole, et de redresser ainsi à elle seule le +trône à demi abattu de son fils. C'est pour cela que, tout à l'heure, +elle était prête à aller à l'Hôtel de ville et que, malgré le duc de +Nemours, elle a voulu venir à la Chambre. Cet espoir s'écroule.</p> + +<p>La fin du discours de M. Odilon Barrot ne vaut pas le début. La +pensée s'amollit en se délayant. Les phrases se suivent, sans agir +sur les auditeurs. Et puis, au bout, pas un acte, pas une initiative. +Pour toute conclusion, la menace de donner sa démission si l'on +n'adopte pas son avis. Il faut certes la naïveté de M. Barrot pour +s'imaginer qu'on arrête une révolution en posant la question de +cabinet. Le ministre n'ayant fait aucune proposition par laquelle +on puisse clore le débat, celui-ci se prolonge. La parole est aux +vaincus de 1830 qui voient, avec une joie cruelle, leurs vainqueurs +aux prises à leur tour avec la révolution. «Messieurs, s'écrie M. +de la Rochejacquelein, il appartient peut-être à ceux qui, dans le +passé, ont toujours servi les rois, de parler maintenant du peuple. +Aujourd'hui, vous n'êtes rien ici; vous n'êtes plus rien... Il faut +convoquer la nation, et alors...» À ce moment, comme pour répondre à +cet appel, la porte de gauche, frappée violemment à coups de crosse, +cède et livre passage à une foule d'hommes armés, gardes nationaux, +ouvriers, étudiants, portant <span class="pagenum"><a id="page511" name="page511"></a>(p. 511)</span> des drapeaux et criant: «À bas +la régence! La déchéance!» Le flot tumultueux remplit l'hémicycle et +déborde sur les premiers gradins. Les députés refoulés se serrent +sur les bancs supérieurs. Le président se couvre et déclare «qu'il +n'y a point de séance en ce moment», mais il reste à son fauteuil. +La duchesse d'Orléans est toujours à sa place, le duc de Nemours à +côté d'elle<a id="footnotetag593" name="footnotetag593"></a><a href="#footnote593" title="Go to footnote 593"><span class="smaller">[593]</span></a>. M. Odilon Barrot est immobile, les bras croisés, +au pied de la tribune d'où les envahisseurs proclament que le peuple +a repris sa souveraineté. L'un d'eux annonce que «le trône vient +d'être brisé aux Tuileries et jeté par les fenêtres». M. de la +Rochejacquelein, s'adressant à l'un des chefs, lui dit: «Nous allons +droit à la république.—Quel mal y a-t-il à cela?—Aucun, reprend M. +de la Rochejacquelein; tant pis pour eux, ils ne l'auront pas volé.» +Enfin, M. Ledru-Rollin parvient à prendre la parole. Au nom du peuple +dont il salue les représentants dans les envahisseurs, il dénie à la +Chambre le droit de constituer une régence. M. Berryer trouve qu'il +ne va pas assez vite. «Pressez la question, lui crie-t-il; concluez; +un gouvernement provisoire!» M. Ledru-Rollin se décide à finir en +réclamant un gouvernement provisoire nommé par le peuple, non par la +Chambre.</p> + +<p>Voici M. de Lamartine à la tribune. Il est salué par des +applaudissements. Cette ovation rend quelque espoir aux partisans de +la duchesse d'Orléans qui ignorent l'engagement pris par l'orateur +envers les républicains, et qui se rappellent qu'en 1842, il s'était +prononcé avec éclat pour la régence féminine. Ils veulent voir en +lui l'homme capable de charmer, de toucher, de dompter cette foule. +La cause à défendre ne semble-t-elle pas faite pour le séduire? Du +haut de la tribune, il peut voir les deux clients qui s'offrent à son +éloquence: à ses pieds, l'émeute grouillante, hurlante, menaçante, +qui cherche à étouffer par la force la libre délibération des élus +du pays; en face de lui, immobile et digne, une princesse en larmes, +une mère en deuil, qui, son enfant à la main, est venue se <span class="pagenum"><a id="page512" name="page512"></a>(p. 512)</span> +confier à la représentation nationale; d'un côté, la violence dans +ce qu'elle a de plus cynique et de plus hideux; de l'autre, le droit +sous sa forme la plus touchante. Comment supposer qu'un poète, d'âme +tendre et délicate, d'inspiration chevaleresque, puisse un moment +hésiter? Son imagination rêvait un beau rôle: où en trouver un plus +beau et qui convienne mieux à son talent? En effet, les premières +paroles de l'orateur semblent un appel à la pitié en faveur «d'une +princesse se défendant avec son fils innocent, et venant se jeter +du milieu d'un palais désert au milieu de la représentation du +peuple». L'émeute, surprise, murmure et ébauche des gestes de menace. +Quelques amis de la princesse se retournent vers elle, avec une +lueur d'espoir dans le regard; mais elle leur répond par un sourire +triste, indiquant d'un léger signe du doigt qu'elle n'a pas leur +illusion. M. de Lamartine ne laisse pas longtemps l'auditoire dans +l'incertitude; il ajoute que, «s'il partage l'émotion qu'inspire ce +spectacle attendrissant des plus grandes catastrophes humaines, il +n'a pas partagé moins vivement le respect pour le peuple glorieux +qui combat depuis trois jours afin de redresser un gouvernement +perfide». Un frémissement douloureux parcourt les rangs des amis de +la monarchie, tandis que l'émeute, rassurée, applaudit. L'orateur +continue en contestant la portée des «acclamations» sur lesquelles on +a prétendu fonder la régence, et, «du droit de la paix publique, du +droit du sang qui coule», il demande que «l'on constitue à l'instant +un gouvernement provisoire».</p> + +<p>Ce «peuple», que l'orateur flatte si misérablement, ne va pas +lui laisser finir son discours. Les portes, de nouveau forcées, +vomissent une seconde invasion plus hideuse encore que la première. +Les émeutiers se précipitent à la fois par les tribunes et par les +entrées du bas, ivres de violence et de vin, vêtements déchirés, +chemise ouverte, bras nus, brandissant leurs armes, hurlant: «À +bas la Chambre! Pas de députés! À la porte les corrompus! Vive +la république!» L'un d'eux, d'une main mal assurée, ajuste son +fusil dans la direction du bureau. «Ne tirez pas, ne tirez pas, +lui crie-t-on; c'est Lamartine qui <span class="pagenum"><a id="page513" name="page513"></a>(p. 513)</span> parle!» Ses voisins +parviennent enfin à relever son arme. «Président des corrompus, +va-t'en!» dit un insurgé en arrachant le chapeau de M. Sauzet, qui +disparaît, non sans déclarer la séance levée. Les députés épouvantés +s'échappent par toutes les issues. Le groupe royal n'a plus autour +de lui qu'un petit nombre d'amis. Des insurgés, qui ont fini par le +découvrir, braquent leurs fusils de ce côté. La duchesse d'Orléans +ne se trouble pas; le duc de Nemours est toujours auprès d'elle. +Leurs amis les entraînent par un corridor étroit et obscur que la +foule obstrue. Séparée violemment de ses deux fils, la princesse +pousse des cris déchirants: «Mes enfants! mes enfants!» Au bout de +quelques instants, le comte de Paris, porté ou plutôt lancé de bras +en bras, parvient à l'extrémité du corridor; on le fait sortir par +une fenêtre, et il rejoint sa mère dans l'hôtel de la Présidence. +Peu après, on apprend que le duc de Chartres, un moment renversé +sous les pieds de la foule, a été relevé et se trouve en sûreté dans +l'appartement d'un huissier. Impossible de rester à la Présidence, +qui va être probablement envahie. On décide de se réfugier à l'hôtel +des Invalides, qui est à peu de distance. Une voiture se trouve dans +la cour; la princesse y monte avec le comte de Paris et quelques +fidèles. Pendant ce temps, le duc de Nemours a été entraîné par des +amis qui le savent plus menacé que tout autre; ils lui font revêtir +un costume de garde national. Insoucieux de son propre péril, il ne +songe qu'à celui de sa belle-sœur, et se hâte de la rejoindre aux +Invalides.</p> + +<p>Désormais, dans la salle du Palais-Bourbon, il n'y a plus de +Chambre: ce n'est qu'un club, et quel club! À peine une douzaine +de députés républicains sont-ils restés au milieu des envahisseurs +en armes qui remplissent l'enceinte. M. de Lamartine est toujours +à la tribune, et M. Dupont de l'Eure a été porté au fauteuil. Au +milieu du tapage, M. de Lamartine parvient, non sans peine, à faire +comprendre qu'on va soumettre au «peuple» la liste des membres du +gouvernement provisoire. Plusieurs noms sont jetés à la foulé. +C'est ce que M. Dupin a pu appeler «une nomination à la criée». +<span class="pagenum"><a id="page514" name="page514"></a>(p. 514)</span> Pourquoi tels noms plutôt que tels autres? Pour cette seule +raison que la coterie du <cite>National</cite> a eu l'idée de les inscrire sur +sa liste. Au milieu des acclamations, des huées, des apostrophes +diverses qui se croisent, il est difficile de savoir d'une façon +précise qui a été admis, et même souvent qui a été proposé. Les +noms qui semblent surnager sont ceux de Lamartine, Arago, Dupont de +l'Eure, Ledru-Rollin, Marie. Pour mettre un terme à cette scène de +confusion tumultueuse, l'acteur Bocage s'écrie: «À l'Hôtel de ville! +Lamartine en tête!» L'appel est entendu: une partie de la foule sort +avec Lamartine et Dupont de l'Eure. Une autre partie est demeurée +dans la salle. M. Ledru-Rollin, jaloux sans doute du rôle joué par +M. de Lamartine, a pris possession de la tribune. Sous le prétexte +qu'un «gouvernement ne peut se nommer à la légère», il recommence +la «criée», ajoutant à la liste première les noms de MM. Crémieux +et Garnier-Pagès, qui ne laissent pas que de soulever quelques +protestations. Cela fait, il part à son tour pour rejoindre Lamartine +à l'Hôtel de ville. Le peuple se décide alors à évacuer la salle, +non sans avoir percé de balles le portrait de Louis-Philippe dans le +tableau qui est au-dessus du bureau et qui représente la prestation +du serment en 1830. Il est alors environ quatre heures du soir.</p> + +<h4>XIV</h4> + +<p>D'où venaient les bandes qui, par deux fois, ont envahi la Chambre, +et qui se sont trouvées subitement exercer le pouvoir constituant? +Comment ont-elles pu arriver au Palais-Bourbon et y pénétrer? Pour +répondre à cette question, il nous faut revenir un peu en arrière.</p> + +<p>À peine le palais des Tuileries avait-il été évacué par le duc +de Nemours, que les émeutiers s'en étaient emparés. Les premiers +arrivés, surpris d'être entrés si facilement, s'étaient répandus +dans les appartements, curieux, gouailleurs, gamins, <span class="pagenum"><a id="page515" name="page515"></a>(p. 515)</span> sans se +livrer à de trop grands excès. À peu près au même moment, le combat +qui durait depuis deux heures sur la place du Palais-Royal, prenait +fin: les assaillants ayant mis le feu à des matières incendiaires +accumulées devant le corps de garde du Château d'eau, la petite +garnison, dont le quart était tué ou blessé, avait été contrainte de +capituler. Les vainqueurs alors se divisèrent: tandis qu'une partie +saccageait le Palais-Royal, détruisant, brûlant les meubles, les +objets d'art, s'enivrant dans les caves, les autres se précipitèrent +vers les Tuileries et, dans la joie de leur triomphe, y commencèrent +une saturnale dévastatrice qui devait se prolonger jusqu'à la nuit. +Cependant, parmi les insurgés qui, de tous les points de la ville, +affluaient vers la demeure royale, quelques-uns se rendaient compte +qu'avant de fêter la victoire, il fallait la compléter; informés de +la présence de la duchesse d'Orléans à la Chambre des députés, ils +résolurent d'y porter aussitôt l'attaque. Sous leur impulsion, des +bandes, formées de gardes nationaux et de gens du peuple, quittèrent +les Tuileries et se dirigèrent, par les deux quais ou par le jardin, +vers le Palais-Bourbon. Des masses assez considérables d'infanterie, +de cavalerie, d'artillerie occupaient la place de la Concorde, le +pont et les abords de la Chambre; il leur eût été facile de barrer +le chemin aux émeutiers qui étaient peu nombreux, mal armés, et +plus préparés à crier qu'à se battre. Elles les laissèrent passer, +sans faire un mouvement. La bande qui arriva la première devant les +grilles du Palais-Bourbon les trouva fermées; le général Gourgaud +essaya de l'arrêter par ses objurgations; sa résistance, que n'appuya +aucune démonstration armée, ne contint pas longtemps les assaillants. +Ce fut le seul effort tenté pour protéger la représentation nationale.</p> + +<p>On a dit, pour excuser les commandants militaires, qu'ils n'avaient +pas d'ordre. L'excuse ne serait pas suffisante, et, en fait, elle +n'est pas fondée. J'ai dit déjà quelles instructions le duc de +Nemours, avant de pénétrer dans le Palais-Bourbon, avait données au +général Ruhlières, investi du commandement <span class="pagenum"><a id="page516" name="page516"></a>(p. 516)</span> supérieur<a id="footnotetag594" name="footnotetag594"></a><a href="#footnote594" title="Go to footnote 594"><span class="smaller">[594]</span></a>. +Le prince ne s'en tint pas là. De l'intérieur de la salle, il envoya +plusieurs officiers de sa suite, dont le capitaine Bro<a id="footnotetag595" name="footnotetag595"></a><a href="#footnote595" title="Go to footnote 595"><span class="smaller">[595]</span></a>, au +général Ruhlières, afin de lui renouveler l'ordre «de faire tout au +monde pour couvrir la Chambre des députés du côté de la Seine et de +la place du Palais-Bourbon, et de protéger à tout prix et par tous +les moyens possibles la liberté de la discussion jusqu'à la fin de +la séance, en arrêtant les bandes armées qui voudraient se porter +sur la Chambre». M. Bro a raconté lui-même que le général, après +avoir écouté cet ordre, le prit par le bras et, l'amenant à hauteur +de l'obélisque, lui montra le château: «Regardez! lui dit-il, vous +voyez que les Tuileries sont envahies par le peuple... Voilà des +bandes qui descendent dans le jardin. Pareille chose va avoir lieu +du côté du quai. Retournez auprès du duc de Nemours; vous lui direz +que si dans un quart d'heure ou vingt minutes la duchesse d'Orléans +et le comte de Paris ne sont pas hors de la Chambre, je ne réponds +plus de rien.» Au reçu de cette réponse, le duc de Nemours prescrivit +au capitaine Bro de retourner au galop auprès du général Ruhlières +et de lui réitérer l'ordre «de défendre la Chambre à tout prix, de +faire tout au monde pour la couvrir de tous les côtés»; il ajouta +«que le salut du pays en dépendait». Le duc dit encore: «Prévenez le +général Bedeau de cet ordre.» Rencontrant ce dernier au sortir du +palais, le capitaine Bro lui fit la commission dont il était chargé; +le général objecta que les troupes qui étaient là ne se trouvaient +pas sous son commandement. Le capitaine courut ensuite au plus vite +auprès du général Ruhlières, qui lui dit avec une sorte de colère: +«Cette fois-ci, ce n'est pas au duc de Nemours que vous porterez ma +réponse, mais à la duchesse d'Orléans. Vous lui déclarerez que si +dans dix minutes, un quart d'heure au plus, elle n'est pas sortie +de la Chambre, je ne réponds plus de rien.» Vers le même moment, +le général Bedeau envoyait le capitaine Fabar à la recherche de +M. Barrot, <span class="pagenum"><a id="page517" name="page517"></a>(p. 517)</span> pour lui demander si l'ordre d'éviter toute +collision tenait toujours. M. Fabar, ne pouvant joindre M. Barrot, +pria un député qu'il ne connaissait pas de transmettre au ministre +la demande du général. Ce député, qui se trouvait être M. Courtais, +prit sur lui de répondre que «les ordres étaient maintenus, et que +les troupes devaient s'abstenir de toute intervention». Le général +Bedeau renvoya alors M. Fabar à la Chambre, pour aviser la duchesse +d'Orléans de cette situation et l'inviter à se retirer au plus vite +avec les troupes<a id="footnotetag596" name="footnotetag596"></a><a href="#footnote596" title="Go to footnote 596"><span class="smaller">[596]</span></a>.</p> + +<p>De toutes les défaillances de cette journée, aucune ne montre mieux +à quel point les meilleurs esprits étaient troublés, les plus fermes +caractères ébranlés. Le général Ruhlières était un très vigoureux +vétéran des guerres impériales, le général Bedeau un des premiers +entre les «Africains»; et cependant, ayant plusieurs milliers de +soldats sous leurs ordres, ils se sont sentis incapables de défendre, +contre l'invasion de quelques centaines d'insurgés, l'enceinte +législative que le duc de Nemours leur avait prescrit de protéger et +où ils savaient que la duchesse d'Orléans jouait la dernière partie +de la monarchie. C'est qu'en réalité, depuis qu'on l'avait fait +reculer devant l'émeute, en lui donnant pour instruction d'éviter +toute collision, l'armée n'existait plus<a id="footnotetag597" name="footnotetag597"></a><a href="#footnote597" title="Go to footnote 597"><span class="smaller">[597]</span></a>.</p> + +<p>Quand les envahisseurs, auxquels on avait si bénévolement livré +passage, eurent accompli leur œuvre dans la Chambre, que la +duchesse d'Orléans fut en fuite et le gouvernement provisoire +proclamé, des partisans de la révolution victorieuse vinrent faire +observer aux généraux que le maintien des <span class="pagenum"><a id="page518" name="page518"></a>(p. 518)</span> troupes sur la +place de la Concorde et autour du Palais-Bourbon n'avait plus de +raison d'être, et ils les pressèrent de les congédier. Les généraux +se rendirent à cet avis et donnèrent l'ordre aux divers corps de +retourner à leurs quartiers. Cette retraite ne put même pas s'opérer +en bon ordre. Plusieurs détachements, enveloppés et pénétrés par la +foule, furent rompus et désarmés.</p> + +<p>À peu près au même moment, des scènes analogues se produisirent +partout où des troupes se trouvaient encore réunies. Ce fut au +Panthéon, occupé par la colonne du général Renault, que les choses se +passèrent le moins mal. Ce général, dont les communications étaient +coupées depuis le matin, avait massé ses soldats derrière les grilles +du monument, pour éviter le contact avec la foule, et faisait assez +bonne contenance. Aux médiateurs officieux qui le pressaient de se +retirer, il répondait ne pouvoir abandonner sans ordre la position +qui lui était confiée. Vers deux heures, cependant, informé de la +situation générale, il céda. Formées en colonnes serrées, ses troupes +purent être ramenées dans les casernes du voisinage. Mais bientôt, +malgré les protestations du général et des colonels invoquant +l'honneur militaire, le peuple envahit les casernes et se fit livrer +les armes.</p> + +<p>À la Préfecture de police se trouvaient douze à quinze cents hommes +de troupes, dont quatre cents gardes municipaux, sous le commandement +du général de Saint-Arnaud, qui, comme les autres chefs de corps, +avait ordre d'éviter toute hostilité. Vers midi, pour soustraire +ses soldats aux fraternisations populaires dont la colonne du +général Sébastiani donnait, de l'autre côté de la Seine, le triste +exemple, il avait fait évacuer tous les abords et s'était renfermé +dans l'enceinte des bâtiments. Le peuple et les gardes nationaux +enveloppèrent alors la Préfecture, menaçant de l'attaquer si elle +ne leur était livrée. Les municipaux s'offraient à balayer les +assaillants; mais ni le préfet de police, ni le général n'osaient le +leur permettre. Après de longs pourparlers, M. Delessert consentit, +vers trois heures, à livrer ses bureaux à la garde nationale, +<span class="pagenum"><a id="page519" name="page519"></a>(p. 519)</span> et s'en alla à la recherche du gouvernement, dont il n'avait +plus aucune nouvelle. Le général de Saint-Arnaud traita alors de +la retraite de ses troupes. Le peuple exigeait le désarmement des +gardes municipaux: ces braves gens s'y refusaient; enfin, pressés +par le général, ils cédèrent et brisèrent eux-mêmes avec rage leurs +fusils et leurs sabres. Les troupes de ligne avaient conservé les +leurs; mais plusieurs détachements, en se retirant, se les laissèrent +prendre par la foule. Quant aux municipaux désarmés, ils furent +divisés en deux pelotons: l'un d'eux parvint sans trop d'encombre à +la mairie du 11<sup>e</sup> arrondissement, où il fut dissous; l'autre, sorti +avec d'autres troupes sous la conduite du général de Saint-Arnaud, +fut lâchement fusillé par une bande d'émeutiers sur le quai de +Gèvres; les hommes s'enfuirent et se dispersèrent, non sans laisser +quelques-uns des leurs sur le pavé. Le général, renversé de son +cheval, assailli par une foule furieuse, dut chercher un refuge à +l'Hôtel de ville.</p> + +<p>Sauf les troupes demeurées à l'École militaire qui se trouvait +jusqu'à présent hors du cercle d'action de l'émeute, l'armée de Paris +était dissoute. Le gouvernement n'avait plus aucune force sous la +main. Du gouvernement lui-même que restait-il? Après l'envahissement +de la Chambre, M. Odilon Barrot est retourné au ministère de +l'intérieur, suivi de quelques amis; il voulait tenter, avec la garde +nationale, un dernier effort en faveur de la régence. Il écrit dans +ce sens à plusieurs maires, notamment à celui du 2<sup>e</sup> arrondissement, +M. Berger, sur lequel il comptait d'une façon toute particulière, et +dont l'élection récente à la Chambre des députés avait été regardée +comme un triomphe de la gauche dynastique. En même temps, le général +de La Moricière, qui vient de retrouver sa liberté, toujours plein +d'ardeur malgré sa blessure, court à la 10<sup>e</sup> et à la 11<sup>e</sup> légion. +Tout échoue; M. Berger répond «qu'il ne reconnaît plus d'autre +gouvernement que celui de l'Hôtel de ville». En même temps, deux +anciens alliés de M. Barrot dans la campagne des banquets, MM. Marie +et Carnot, arrivent au ministère de l'intérieur pour en prendre +possession et annoncer <span class="pagenum"><a id="page520" name="page520"></a>(p. 520)</span> la révolution aux départements. M. +Barrot repousse honnêtement les nouvelles offres qu'ils lui font +d'entrer dans le gouvernement provisoire. Triste, abattu, voyant +peut-être clair pour la première fois dans les conséquences de sa +politique, il quitte ce ministère où il a eu quelques heures de +popularité, mais pas une minute de pouvoir, et il se rend à l'hôtel +des Invalides.</p> + +<p>La duchesse d'Orléans s'y trouve depuis qu'elle a quitté la Chambre +des députés. À son arrivée, le gouverneur, le maréchal Molitor, +malade, inquiet, ne lui a pas caché l'impossibilité où il était de +la protéger. «N'importe, a-t-elle répondu, ce lieu est bon pour y +mourir, si nous n'avons pas de lendemain; pour y rester, si nous +pouvons nous y défendre.» Le duc de Nemours l'a bientôt rejointe. +Tous deux se consultent avec leurs amis. Y a-t-il moyen de tenter un +retour dans Paris? On envoie aux informations. La duchesse d'Orléans +est prête aux résolutions les plus hardies. Mais les nouvelles qui +arrivent sont absolument décourageantes; les émeutiers commencent à +se douter que la princesse est aux Invalides, et il est question de +venir l'y attaquer. «Y a-t-il quelqu'un ici, demande-t-elle, qui me +conseille de rester? Tant qu'il y aura une personne, une seule qui +sera d'avis de rester, je resterai. Je tiens à la vie de mon fils +plus qu'à sa couronne; mais si sa vie est nécessaire à la France, +il faut qu'un roi, même un roi de neuf ans, sache mourir.» Vers six +heures, arrive M. Barrot, qui confirme les mauvaises nouvelles, +conseille de quitter sans retard une retraite qui n'est plus sûre et +engage la duchesse d'Orléans à se retirer à peu de distance de Paris, +pour attendre les événements. Cédant à cet avis, elle quitte à pied +l'hôtel des Invalides, au bras de M. de Mornay; le comte de Paris la +suit à quelques pas, donnant la main à M. Jules de Lasteyrie; le duc +de Nemours vient derrière, ne les perdant pas de vue. On s'arrête +quelques instants rue de Monsieur, chez le comte de Montesquiou. Puis +la duchesse et son fils montent en voiture avec M. de Mornay, pour +gagner le château de Bligny, situé près de Limours. La dernière +parole de la princesse à ses amis a été: «Sur <span class="pagenum"><a id="page521" name="page521"></a>(p. 521)</span> un mot, demain +ou dans dix ans, je reviens ici.» Le duc de Nemours, demeuré seul, +sans asile, accepte l'hospitalité de M. Biesta, rue de Madame: il +y va occuper la chambre où un républicain, M. Pagnerre, était venu +chercher un abri la nuit précédente.</p> + +<h4>XV</h4> + +<p>La royauté de Juillet est donc bien définitivement vaincue. Et +maintenant faut-il suivre les vainqueurs à l'Hôtel de ville? Faut-il +les montrer se débattant au milieu de l'anarchie tumultueuse dont ils +sont nés et qu'ils ne peuvent dominer? Faut-il raconter l'impudente +usurpation par laquelle ils imposent à la France, qui n'y songeait +guère et qui n'en voulait certainement pas, la république exigée par +quelques braillards de la place de Grève? Non, ce serait commencer +l'histoire d'un autre régime. La tâche que je me suis imposée prend +fin avec la chute de la monarchie. Il suffira d'indiquer, à titre +d'épilogue, ce que sont devenus, à la suite de cette catastrophe, les +membres de la famille royale.</p> + +<p>La duchesse d'Orléans resta deux jours au château de Bligny. Ce fut +seulement le samedi que son second fils, encore malade, lui fut +ramené. M. de Mornay lui apporta, le même jour, un passeport pour +l'Allemagne et l'avis de partir immédiatement. Elle ne s'y décida pas +sans résistance. En franchissant la frontière, elle fondit en larmes. +Comme M. de Mornay pleurait aussi: «Nos larmes sont bien différentes, +lui dit-elle: vous pleurez de joie de nous avoir sauvés; je pleure de +douleur de quitter la France, cette France sur qui j'appelle toutes +les bénédictions du ciel. En quelque lieu que je meure, qu'elle +sache bien que les derniers battements de mon cœur seront pour +elle<a id="footnotetag598" name="footnotetag598"></a><a href="#footnote598" title="Go to footnote 598"><span class="smaller">[598]</span></a>.» Le duc de Nemours, conduit par MM. Biesta et <span class="pagenum"><a id="page522" name="page522"></a>(p. 522)</span> +d'Aragon, qui le firent passer pour leur secrétaire, quitta Paris le +25 au soir, et s'embarqua à Boulogne dans la nuit du 26 au 27<a id="footnotetag599" name="footnotetag599"></a><a href="#footnote599" title="Go to footnote 599"><span class="smaller">[599]</span></a>.</p> + +<p>De toute la famille royale, Louis-Philippe et Marie-Amélie furent +ceux qui parvinrent le plus difficilement à atteindre le sol +étranger. Arrivés à Saint-Cloud vers deux heures, le 24 février, ils +repartaient une heure après pour Trianon, et de là pour Dreux, où +ils couchaient: la Reine avait tenu à passer par cette ville, pour +prier sur la tombe de ses enfants. Croyant la régence établie, le Roi +comptait se rendre au château d'Eu. Mais, le 25 au matin, il apprend +que la régence a été, elle aussi, emportée par la révolution, et que +la république est proclamée. Il décide alors de gagner incognito une +petite maison, pour le moment inhabitée, sise sur la côte de Grâce, +près Honfleur, et appartenant à M. de Perthuis, gendre du général +Dumas: de là, il cherchera à s'embarquer pour l'Angleterre. Afin +d'attirer moins l'attention, on se divise<a id="footnotetag600" name="footnotetag600"></a><a href="#footnote600" title="Go to footnote 600"><span class="smaller">[600]</span></a>. Tandis que le duc +de Montpensier, la duchesse de Nemours et ses enfants se dirigent +sur Granville et Jersey, le Roi et la Reine, sous le nom de M. et +Mme Lebrun, accompagnés du général de Rumigny, prennent, dans une +berline de louage, la route de Honfleur. Un peu avant Évreux, les +fugitifs trouvent asile, durant quelques instants, dans la demeure +d'un agent des forêts royales. Là, on juge plus prudent de modifier +les conditions du voyage: le Roi monte dans un cabriolet avec un +fermier, tandis que la Reine reste dans la berline. Ils roulent +toute <span class="pagenum"><a id="page523" name="page523"></a>(p. 523)</span> la nuit, sans cesse en crainte d'être reconnus, et +arrivent, épuisés de fatigue, le 26 au matin, dans la maison de M. +de Perthuis. Plusieurs jours sont employés sans succès à chercher un +moyen de passer en Angleterre. On s'est d'abord adressé au capitaine +de l'<cite>Express</cite>, paquebot anglais faisant le service du Havre à +Southampton; mais il ne s'est pas cru autorisé à donner son concours. +Des négociations ont été ensuite engagées pour la location d'un +bateau de pêche à Trouville: le mauvais état de la mer et d'autres +contretemps font échouer tous les projets. Le Roi, qui s'est rendu +à Trouville, a été sur le point d'y être découvert et a dû s'en +échapper de nuit. Chaque jour qui s'écoule rend la situation plus +dangereuse; des personnes auxquelles il a fallu s'ouvrir, aucune +n'a trahi; mais tant de démarches insolites éveillent les soupçons. +Grands sont donc le découragement et l'angoisse dans la petite +maison de la côte de Grâce, quand, le jeudi 2 mars, un étranger s'y +présente: c'est le vice-consul de Grande-Bretagne au Havre qui vient, +de la part de son gouvernement, mettre l'<cite>Express</cite> à la disposition +du Roi. Le soir venu, celui-ci se rend au Havre avec la Reine, +et, sous la conduite du consul anglais, s'embarque immédiatement +sur l'<cite>Express</cite>. À ce moment, un agent du port reconnaît le Roi, +mais il n'est plus temps, le navire a démarré. Le 3 mars au matin, +Louis-Philippe débarque à Newhaven; le 4, il s'installe au château +de Claremont, où viennent le rejoindre tous ceux des siens qui l'ont +précédé sur la terre d'Angleterre.</p> + +<p>Deux de ses fils manquaient cependant à cette réunion: c'étaient le +prince de Joinville et le duc d'Aumale. On sait qu'ils se trouvaient +à Alger, au moment de la révolution. Ce ne fut pas, pendant quelques +jours, le moindre souci du gouvernement provisoire, de savoir ce que +feraient ces deux jeunes princes, vaillants, populaires, et dont +l'un avait sous ses ordres, en Afrique, une armée de cent mille +hommes. Les premières nouvelles annonçant les troubles de Paris, +l'abdication du Roi, l'établissement de la régence, parvinrent +à Alger le 27 février. Deux jours après, le 1<sup>er</sup> mars, on y +<span class="pagenum"><a id="page524" name="page524"></a>(p. 524)</span> apprenait l'établissement du gouvernement provisoire et la +proclamation de la république. Enfin, le 2 mars, le duc d'Aumale +était informé que, proscrit avec toute sa famille, il avait pour +successeur au gouvernement de l'Algérie le général Cavaignac; en +attendant l'arrivée de ce dernier, il devait remettre le commandement +au général Changarnier. Le prince décida aussitôt de partir le +lendemain. Dans le port, se trouvait l'aviso <i>le Solon</i>, qui +avait été mis à sa disposition et à celle de son frère pour leurs +promenades de plaisance. Le commandant de ce bâtiment, le capitaine +Charles Jaurès, très dévoué aux princes, vint leur déclarer qu'il +était prêt à les transporter où ils voudraient: ils demandèrent à +être conduits en Angleterre. Avant de résigner ses fonctions, le duc +d'Aumale, préoccupé avant tout des intérêts de la France, écrivit +au nouveau ministre de la guerre, dont il ne savait même pas le +nom, une lettre où il l'informait des concentrations de troupes +qu'il avait préparées sur le littoral algérien en vue d'une guerre +européenne<a id="footnotetag601" name="footnotetag601"></a><a href="#footnote601" title="Go to footnote 601"><span class="smaller">[601]</span></a>. «La France, ajoutait-il, peut compter sur son armée +d'Afrique. Elle trouvera ici des troupes disciplinées, braves, +aguerries... J'avais espéré partager leurs dangers et combattre avec +elles pour la patrie... Cet honneur m'est enlevé; mais, du fond de +l'exil, tous mes vœux seront pour la gloire et le bonheur de la +France.» Le prince adressa aux colons et à l'armée deux proclamations +inspirées des mêmes sentiments.</p> + +<p>Le 3 mars, au matin, le général Changarnier et, à sa suite, tous +les fonctionnaires vinrent au palais du gouvernement saluer les +princes. Ceux-ci se mirent en route pour le port. Le duc d'Aumale +marchait en tête, après lui le prince de Joinville donnant le bras à +la duchesse d'Aumale, enfin le général Changarnier avec la princesse +de Joinville. Les troupes faisaient la haie et portaient les armes. +Malgré la pluie froide qui tombait, les colons, les Arabes étaient +venus en foule témoigner leur sympathie respectueuse et attristée. +Le duc d'Aumale était <span class="pagenum"><a id="page525" name="page525"></a>(p. 525)</span> obligé de s'arrêter, à chaque pas, +pour serrer les mains qui lui étaient tendues. Parmi les officiers, +les soldats, les habitants, beaucoup ne pouvaient retenir leurs +larmes. Au moment où le cortège arriva sur le quai d'embarquement, +l'artillerie de terre et de mer, par ordre exprès du général +Changarnier, tira le salut royal. Les princesses laissèrent échapper +leurs sanglots, en descendant dans le canot que, par un dernier +hommage, on avait rempli de fleurs. Une demi-heure après, le <i>Solon</i> +s'éloignait dans la direction de Gibraltar. Il s'arrêta quelques +jours à Cadix et à Lisbonne, puis débarqua les princes, le 21 mars, +en Angleterre. Seuls de leur famille, ils avaient pu gagner la terre +d'exil à visage découvert et sous pavillon français.</p> + +<h4>XVI</h4> + +<p>Ainsi a disparu cette monarchie qui, tout à l'heure encore, semblait +si bien assise. Elle est tombée, sans que sa chute ait été préparée +ou provoquée par quelque événement intérieur ou extérieur, tel que +les ordonnances de Juillet en 1830 ou la défaite de Sedan en 1870. +Elle a été vaincue, sans qu'il y ait eu bataille, car certes on ne +peut donner ce nom aux échauffourées partielles qui, en trois jours, +n'ont coûté la vie qu'à 72 soldats et 289 émeutiers. Un effet sans +cause, a-t-on pu dire. Aucune histoire ne laisse une impression +plus triste, et je ne vois pas quel parti y trouverait sujet de +s'enorgueillir. Heures humiliantes et vraiment maudites, où les plus +vives intelligences sont obscurcies, les plus fermes caractères +ébranlés, les plus pures renommées ternies; où personne, pas plus +dans un camp que dans l'autre, ne sait ce qu'il fait ni ne fait ce +qu'il veut; où, chez les individus comme dans les masses, tout est +aveuglement ou défaillance. Ces misères, je les ai mises à nu à +mesure que je les rencontrais: je n'ai aucun goût à y revenir, pour +en dresser le long catalogue et y trouver la preuve <span class="pagenum"><a id="page526" name="page526"></a>(p. 526)</span> que +presque tout le monde a failli. J'aimerais mieux pouvoir les couvrir +par l'excuse du trouble général.</p> + +<p>Est-ce à dire qu'à mes yeux toutes les fautes soient égales? Non: il +en est qui ont été plus néfastes que d'autres. Du côté du pouvoir, +la faute capitale a été sans contredit le changement du ministère +en pleine émeute. Tout ce qui a suivi—l'ordre de cesser la lutte +armée, les défaillances des généraux et la démoralisation du +soldat, l'absence de tout gouvernement, les Tuileries ouvertes aux +conseillers les moins autorisés et les plus suspects, l'abdication, +le désarroi de la Chambre, le libre passage laissé aux envahisseurs +du Palais-Bourbon—n'a été que la conséquence logique, fatale, de +cette première faute. Du côté adverse, également, il est facile +de dire où sont les principaux coupables. Dans l'opposition +parlementaire, il serait puéril de s'en prendre aux radicaux qui +suivaient leur voie; les coupables sont les dynastiques qui, contre +leurs convictions et leurs intérêts, sans la justification d'une +grande cause à défendre, par impatience de renverser le ministère, +ont contracté des alliances, employé des moyens d'attaque, provoqué +des agitations, par lesquels la monarchie elle-même se trouvait +mise en péril. Si, du Parlement, on descend dans la rue, ce n'est +pas contre les tapageurs de profession qu'il faut s'indigner,—ils +étaient dans leur rôle, et, d'ailleurs, livrés à eux-mêmes, ils +n'eussent rien pu;—c'est contre cette garde nationale qui, par +sottise encore plus que par passion, a protégé, enhardi l'émeute, +découragé, désorganisé la défense. L'opposition dynastique avait +préparé la révolution; la garde nationale l'a faite; aucune d'elles +ne la prévoyait ni ne la voulait.</p> + +<p>D'ordinaire, toute révolution est suivie d'une période plus ou moins +longue d'illusions. Après celle de février 1848, rien de pareil. Le +sentiment qui domine dans le pays, c'est la consternation<a id="footnotetag602" name="footnotetag602"></a><a href="#footnote602" title="Go to footnote 602"><span class="smaller">[602]</span></a>. On +se soumet, sans doute, au fait accompli, <span class="pagenum"><a id="page527" name="page527"></a>(p. 527)</span> avec une facilité +et une promptitude qui prouvent combien l'habitude des changements +de gouvernement a détruit tout point d'honneur de fidélité; mais +on le fait tête basse, cœur serré; jamais victoire populaire +n'a eu un lendemain plus morne, plus lugubre. Et ce n'est pas chez +ceux que je signalais tout à l'heure comme les principaux auteurs +de cette révolution,—dans l'opposition dynastique ou dans la garde +nationale,—que cette tristesse et cette angoisse sont le moins +visibles. Ils ont l'air penaud et désolé d'enfants ayant brisé par +mégarde le jouet qu'ils maniaient trop rudement. Cette consternation +si générale n'est-elle pas la manifestation la plus significative du +regret—faut-il dire du remords—qu'éveillait chez tous la chute de +la monarchie?</p> + +<p>J'ose dire qu'avec le temps ce regret ne s'est pas affaibli. Non, +sans doute, qu'on ait cessé d'apercevoir, à distance, ce qui pouvait +manquer à la monarchie de Juillet,—et l'on me rendra cette justice +que, pour ma part, je n'ai cherché à voiler aucune de ses faiblesses +organiques ou de ses fautes de conduite;—non surtout que personne +puisse aujourd'hui songer à restaurer de toutes pièces un régime +qui ne s'adapterait plus à un état social radicalement changé; +mais, mieux que jamais, on se rend compte que ces dix-huit années +ont été, pour la France, une époque heureuse et honorable, époque +de scrupuleuse légalité, de liberté sage, de prospérité économique, +de diplomatie habile et prudente. Il ne se trouve plus personne +pour prendre au sérieux les déclamations de l'opposition d'alors +sur le pouvoir personnel de Louis-Philippe ou sur les humiliations +de sa politique étrangère; n'a-t-on pas vu depuis ce que sont un +vrai pouvoir personnel et une réelle humiliation extérieure? Quant +aux maladies sociales ou morales dont le pays avait, en effet, +souffert sous la monarchie de Juillet, on ne voit pas qu'elles +aient été guéries sous les régimes suivants; elles ont été plutôt +aggravées. De même, des grands problèmes qu'on <span class="pagenum"><a id="page528" name="page528"></a>(p. 528)</span> reproche +au gouvernement du roi Louis-Philippe de n'avoir pas su résoudre, +on cherche vainement quel est celui dont ses successeurs se sont +tirés plus heureusement. On critiquait le «parlementarisme» d'alors; +préfère-t-on celui d'aujourd'hui? On blâmait le régime censitaire +de n'avoir pas fait à la démocratie sa part; estime-t-on qu'on soit +mieux fixé maintenant sur ce que doit être cette part, et a-t-on +beaucoup gagné à se précipiter à l'aveugle dans la voie où, avant +1848, on s'engageait trop timidement?</p> + +<p>C'est qu'en effet, pour apprécier équitablement un gouvernement, +le mieux est de le rapprocher de ceux qui l'ont précédé ou suivi. +À le considérer seul, on risque d'être trop exclusivement frappé +par les imperfections qui sont la condition inévitable de toute +œuvre humaine et, encore plus, de toute œuvre politique. +Je me permets donc de recommander cette méthode de rapprochement +à ceux qui, de la lecture de ce livre, auraient surtout emporté +l'impression des fautes commises. Je crois leur avoir fourni l'un +des éléments de la comparaison à faire, en leur présentant un exposé +sincère des événements accomplis de 1830 à 1848; ils trouveront +ailleurs l'histoire des autres périodes. À eux ensuite de conclure. +Je me bornerai seulement à leur indiquer le criterium auquel ils +pourraient se rattacher. D'ordinaire, c'est par la fin qu'on juge +une entreprise; or, les gouvernements qui se sont succédé en +France, dans ce siècle, monarchies, empires, républiques, ont tous +échoué; pas un qui ne soit tombé à son tour. On ne saurait donc +leur demander ce qu'ils sont devenus eux-mêmes; mais ne peut-on pas +leur demander ce qu'est devenue la France en leurs mains, dans quel +état ils l'ont laissée à l'heure de leur chute? Je ne pense pas que +la monarchie de Juillet ait à redouter une question ainsi posée. +Elle a laissé, en tombant, une nation ayant contracté l'habitude +et pris le goût de la liberté réglée dont la Restauration lui +avait fait commencer l'apprentissage. Elle a laissé un pays riche, +dont quelques embarras budgétaires passagers n'empêchaient pas le +rapide développement économique, dont toutes les forces <span class="pagenum"><a id="page529" name="page529"></a>(p. 529)</span> +productives, prudemment ménagées, étaient demeurées intactes, et +qui avait préparé les progrès de l'avenir sans le grever. Enfin, +au point de vue de la grandeur nationale, le principal après tout, +elle peut montrer avec plus de confiance encore le résultat de ses +dix-huit années: l'Algérie conquise; les traités de 1815 annulés +dans une de leurs clauses les plus directement hostiles à la France, +par la dislocation du royaume des Pays-Bas et par l'érection, sous +notre patronage, d'un royaume belge, indépendant et neutre; à la +suite et comme le prolongement de la Belgique, toute une ceinture +d'États constitutionnels, nos clients naturels, se formant ou se +préparant sur nos frontières, en Allemagne, en Italie, en Espagne; +la vieille coalition définitivement dissoute; les grandes puissances +continentales, naguère les plus méfiantes et les plus arrogantes à +notre égard, cherchant notre concours, presque notre protection, +disposées à marcher derrière nous et à nous laisser le premier rôle +en Europe; pour soutenir ce rôle, une armée nombreuse, aguerrie +à l'école d'Afrique, bien munie, bien commandée, n'ayant alors +nulle part son égale; et tous ces résultats obtenus sans avoir une +seule fois troublé la paix où le monde se reposait des secousses +du commencement du siècle. Voilà, ce me semble, des bienfaits +dont, aujourd'hui surtout, nous sentons le prix. Le gouvernement +qui peut s'honorer d'avoir laissé la France en pareille position +ne doit pas,—quels qu'aient pu être d'ailleurs ses fautes ou ses +malheurs,—être inquiet du jugement qui sera porté sur lui.</p> + +<p class="p2 center smaller">FIN DU TOME SEPTIÈME</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page531" name="page531"></a>(p. 531)</span> TABLE DES MATIÈRES</h3> + +<div class="toc"> +<p class="center">LIVRE VII<br> +<span class="smaller">LA CHUTE DE LA MONARCHIE.</span><br> +<span class="small">(1847-1848)</span></p> + +<p> <span class="ralign10">Pages.</span></p> + +<p><span class="smcap">Chapitre premier.—une session malheureuse</span> (mars-août + 1847)</p> + +<p>I. Ébranlement de la majorité. Les conservateurs progressistes. + M. Duvergier de Hauranne et sa proposition de réforme + électorale. Elle est repoussée à une grande majorité. La réforme + parlementaire est écartée à une majorité moins forte +<span class="ralign10"><a href="#page2">2</a></span></p> + +<p>II. Le gouvernement avait-il raison de se refuser absolument à + toute réforme? Il est accusé d'un parti pris d'immobilité. Le + Roi est pour beaucoup dans cette immobilité. Lassitude de M. + Duchâtel. Il désire que le ministère cède la place à d'autres +<span class="ralign10"><a href="#page12">12</a></span></p> + +<p>III. Échecs infligés par la Chambre à plusieurs ministres. + On reconnaît la nécessité de remplacer trois d'entre eux. + Affaiblissement résultant de cette crise partielle +<span class="ralign10"><a href="#page20">20</a></span></p> + +<p>IV. La mauvaise récolte. Désordres amenés par la crainte de la + disette. Embarras monétaires. Trouble jeté dans les affaires + de chemins de fer. Contre-coup sur les finances de l'État. + Conséquences politiques de ce malaise économique +<span class="ralign10"><a href="#page25">25</a></span></p> + +<p>V. Projet de M. de Salvandy sur l'enseignement secondaire. Son + avortement. M. de Montalembert et M. Guizot à la Chambre des + pairs +<span class="ralign10"><a href="#page35">35</a></span></p> + +<p>VI. L'apologétique révolutionnaire. Les histoires de MM. + Louis Blanc et Michelet. Les <cite>Girondins</cite> de Lamartine. État + d'esprit de l'auteur. Caractère du livre. Effet produit par sa + publication +<span class="ralign10"><a href="#page41">41</a></span></p> + +<p>VII. La campagne de corruption. Premières révélations sur + l'affaire Cubières. Dénonciations de M. de Girardin et débats + qui en résultent. Vote des «satisfaits» +<span class="ralign10"><a href="#page51">51</a></span></p> + +<p>VIII. Mise en accusation de MM. Teste, Cubières, Pellapra + et Parmentier. Le procès. M. Teste convaincu de son crime. + Condamnation +<span class="ralign10"><a href="#page59">59</a></span></p> + +<p>IX. Effet produit dans le public par le procès Teste. M. + Guizot s'explique, à la Chambre des pairs, sur l'accusation de + corruption +<span class="ralign10"><a href="#page68">68</a></span></p> + +<p>X. La session finit tristement. Gémissement des amis du cabinet. + Cause et caractère du mal +<span class="ralign10"><a href="#page73">73</a></span></p> + + +<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre II.—la campagne des banquets</span> + (juillet-décembre 1847) +<span class="ralign10"><a href="#page78">78</a></span></p> + +<p>I. L'opposition veut provoquer dans le pays une agitation sur + la question <span class="pagenum"><a id="page532" name="page532"></a>(p. 532)</span> de la réforme. Alliance des dynastiques et + des radicaux. On décide de lancer une pétition et d'organiser un + banquet +<span class="ralign10"><a href="#page78">78</a></span></p> + +<p>II. Le banquet du Château-Rouge. Les discours. Omission du toast + au Roi +<span class="ralign10"><a href="#page83">83</a></span></p> + +<p>III. Banquet de Mâcon offert à M. de Lamartine, pour célébrer le + succès des <cite>Girondins.</cite> Le cri de la réforme paraît être sans + écho dans le pays +<span class="ralign10"><a href="#page87">87</a></span></p> + +<p>IV. Assassinat de la duchesse de Praslin. Effet produit sur + l'opinion. Suicide du duc de Praslin. Rapport de M. Pasquier. + Tristesse et inquiétude générales. Pressentiments de révolution. + M. Guizot président du conseil +<span class="ralign10"><a href="#page90">90</a></span></p> + +<p>V. Les banquets deviennent plus nombreux à partir de la fin de + septembre. Caractère factice de cette agitation. Les radicaux + prennent de plus en plus la tête du mouvement. Manifestations + socialistes. Certains opposants se tiennent à l'écart. Attitude + de M. Thiers +<span class="ralign10"><a href="#page100">100</a></span></p> + +<p>VI. M. Ledru-Rollin au banquet de Lille. M. Barrot obligé de se + retirer. Les opposants dynastiques continuent cependant leur + campagne. Banquets d'extrême gauche. Les dynastiques, maltraités + par les radicaux extrêmes, sont abandonnés par les radicaux + parlementaires. Le banquet de Rouen. Impossibilité de continuer + la campagne. Elle est interrompue par l'ouverture de la session. + Conclusion +<span class="ralign10"><a href="#page106">106</a></span></p> + + +<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre III.—la france et l'angleterre en espagne, en + grèce, en portugal et sur la plata</span> (1847-1848) +<span class="ralign10"><a href="#page115">115</a></span></p> + +<p>I. Hostilité persistante de lord Palmerston. Le duc de Broglie + ambassadeur à Londres. Sa façon de traiter avec lord Palmerston +<span class="ralign10"><a href="#page115">115</a></span></p> + +<p>II. Attitude volontairement réservée du gouvernement dans les + affaires espagnoles. Intrigues de Bulwer et scandales du palais + de Madrid. Précautions prises par M. Guizot contre un divorce de + la Reine. Retour de Narvaez au pouvoir. Échec de la diplomatie + anglaise +<span class="ralign10"><a href="#page122">122</a></span></p> + +<p>III. En Grèce, lord Palmerston cherche à renverser Colettis. + Difficultés qu'il lui suscite. Le gouvernement français défend + le ministre grec. Habileté de Colettis. Sa mort. Attitude plus + réservée de la diplomatie française +<span class="ralign10"><a href="#page134">134</a></span></p> + +<p>IV. La guerre civile en Portugal. Lord Palmerston, après avoir + repoussé la coopération de la France, est obligé de l'accepter. + À la Plata, le plénipotentiaire anglais dénonce arbitrairement + l'action commune avec la France. Lord Palmerston, qui avait + d'abord approuvé son agent, est contraint de le désavouer +<span class="ralign10"><a href="#page143">143</a></span></p> + + +<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre IV.—la france et les agitations en europe</span> + (1847-1848) +<span class="ralign10"><a href="#page149">149</a></span></p> + +<p>I. Les agitations en Europe, au commencement de 1847. C'est pour + le gouvernement français l'occasion d'un grand rôle. Comment il + est amené à se rapprocher de l'Autriche et à lui proposer une + entente. Rapports directs entre M. Guizot et M. de Metternich. + Cette évolution convenait-elle à la situation faite à la France? +<span class="ralign10"><a href="#page150">150</a></span></p> + +<p>II. Fermentation libérale en Allemagne. État d'esprit complexe + et troublé de Frédéric-Guillaume IV. Ses rapports avec M. + de Metternich. Il convoque une diète des États du royaume. + Impulsion ainsi donnée au mouvement libéral et unitaire en + Allemagne. M. Guizot comprend le danger qui en résulte pour la + France. Il provoque sur ce point une entente avec l'Autriche. + Ombrages de la presse allemande. Le public français moins + clairvoyant que son gouvernement +<span class="ralign10"><a href="#page161">161</a></span></p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page533" name="page533"></a>(p. 533)</span> III. Les menées des radicaux en Suisse. Lucerne + appelle les Jésuites. Attaque des corps francs contre Lucerne. + Le gouvernement français se refuse aux démarches comminatoires + demandées par le cabinet de Vienne. Constitution du Sonderbund. + Le gouvernement français persiste à repousser les mesures + pouvant conduire à une intervention armée. Conseils qu'il fait + donner à la Suisse. Les radicaux finissent par conquérir la + majorité dans la diète fédérale +<span class="ralign10"><a href="#page172">172</a></span></p> + +<p>IV. Violents desseins des radicaux suisses. La France écarte + une fois de plus les propositions de l'Autriche. Elle essaye, + sans succès, d'amener l'Angleterre à tenir le même langage + qu'elle à Berne. La diète décrète l'exécution fédérale contre le + Sonderbund +<span class="ralign10"><a href="#page181">181</a></span></p> + +<p>V. L'Europe va-t-elle laisser faire les radicaux? En réponse à + une ouverture venue de Londres, M. Guizot propose aux puissances + d'offrir leur médiation, et leur soumet un projet de note. Lord + Palmerston, après avoir fait attendre sa réponse, rédige un + contre-projet. Le gouvernement français consent à le prendre + en considération. Il obtient de lord Palmerston certaines + modifications de rédaction et fait adopter ce contre-projet + amendé par les représentants des puissances continentales. + Pendant ce temps, le Sonderbund est complètement vaincu par + l'armée fédérale. La diplomatie anglaise a pressé sous main les + radicaux d'agir. Lord Palmerston estime qu'il n'y a plus lieu de + remettre la note. Triomphe insolent des radicaux. La France n'a + pas fait jusqu'alors une brillante campagne +<span class="ralign10"><a href="#page185">185</a></span></p> + +<p>VI. Les puissances continentales, désireuses de prendre leur + revanche en Suisse, attendent l'initiative de la France. M. + Guizot comprend l'importance du rôle qui lui est ainsi offert. + Il est résolu à le remplir, malgré les hésitations qui se + manifestent autour de lui. Il renonce à la conférence et la + remplace par une note concertée et une entente générale avec + les cours continentales. Le comte Colloredo et le général de + Radowitz sont envoyés en mission à Paris. Leur accord avec M. + Guizot. Isolement de l'Angleterre. La note est remise à la diète + suisse, et l'on se réserve de décider ultérieurement les autres + mesures à prendre. En février 1848, la direction de l'action + européenne en Suisse est aux mains de la France +<span class="ralign10"><a href="#page203">203</a></span></p> + +<p>VII. L'Italie, qui paraissait sommeiller depuis 1832, commence + à se réveiller avec les écrits de Gioberti, Balbo et d'Azeglio. + Élection de Pie IX. L'amnistie. Effet produit à Rome et dans + toute la Péninsule. Dangers résultant de l'inexpérience du + Pape et de l'excitation de la population. Premières réformes + accomplies à Rome. Leur contre-coup en Italie. Le mouvement + en Toscane. Charles-Albert, son passé, ses sentiments, son + caractère. Son impression à la nouvelle des premières mesures de + Pie IX +<span class="ralign10"><a href="#page219">219</a></span></p> + +<p>VIII. Politique du cabinet français en face du mouvement + italien. Il veut empêcher à la fois que ce mouvement ne s'arrête + devant la résistance réactionnaire et qu'il ne dégénère sous + la pression révolutionnaire. Ses conseils au gouvernement + pontifical. Il cherche à constituer en Italie un parti + modéré. Il met en garde les Italiens contre le danger d'un + bouleversement territorial et d'une attaque contre l'Autriche. + La France et l'Autriche dans la question italienne. Dans quelle + mesure et sur quel terrain elles pouvaient se rapprocher. M. + Guizot expose à la tribune sa politique +<span class="ralign10"><a href="#page230">230</a></span></p> + +<p>IX. Occupation de Ferrare par les Autrichiens. Effet produit à + Rome <span class="pagenum"><a id="page534" name="page534"></a>(p. 534)</span> et dans le reste de la Péninsule. Embarras qui en + résulte pour la politique du gouvernement français. Ses conseils + à Vienne et à Rome. Il est assez bien écouté à Vienne. En + Italie, au contraire, les esprits se montent contre lui. Comment + M. Guizot répond à cette ingratitude. Contre-coup sur l'opinion + en France. M. Guizot et le prince de Joinville. Arrangement de + l'affaire de Ferrare +<span class="ralign10"><a href="#page244">244</a></span></p> + +<p>X. Lord Palmerston excite les Italiens contre la France. Au + fond, cependant, il ne veut pas faire plus que nous contre + l'Autriche. Mission de lord Minto +<span class="ralign10"><a href="#page265">265</a></span></p> + +<p>XI. L'excitation croissante des esprits n'est pas favorable + au mouvement sagement réformateur. Pie IX réunit la Consulte + d'État. Conseils du gouvernement français. Scènes de désordres + à Rome. Situation inquiétante de la Toscane. En Piémont, + Charles-Albert accorde des réformes, mais s'effraye de + l'agitation qu'elles provoquent. M. de Metternich voit les + choses très en noir et se tourne de plus en plus vers la France. + Le cabinet de Paris se prépare à intervenir +<span class="ralign10"><a href="#page272">272</a></span></p> + +<p>XII. L'agitation dans le royaume des Deux-Siciles. Ferdinand II + accorde une constitution. Le roi de Sardaigne et le grand-duc de + Toscane obligés de suivre son exemple. Embarras du Pape. Sages + conseils de notre diplomatie. Action contraire de la diplomatie + anglaise. La Prusse et la Russie prennent une attitude menaçante + envers l'Italie. L'Autriche se plaint de lord Palmerston et + se loue de M. Guizot. Position de la France dans les affaires + italiennes au moment où la révolution de Février vient tout + bouleverser. Conclusion générale sur la politique étrangère de + la monarchie de Juillet à la veille de sa chute +<span class="ralign10"><a href="#page285">285</a></span></p> + + +<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre V.—le duc d'aumale gouverneur de l'algérie</span> + (1847-1848) +<span class="ralign10"><a href="#page304">304</a></span></p> + +<p>I. Le duc d'Aumale et le maréchal Bugeaud. Attaques contre la + nomination du prince au gouvernement de l'Algérie. Ses rapports + avec Changarnier, La Moricière et Bedeau. Ce qu'il fait pour + l'administration civile de l'Algérie et pour le gouvernement des + indigènes +<span class="ralign10"><a href="#page304">304</a></span></p> + +<p>II. Les hostilités éclatent entre l'empereur du Maroc et Abd + el-Kader. L'émir, vaincu, engage les siens à se soumettre à la + France. Après avoir essayé de gagner le désert, il prend le + parti de se rendre à La Moricière. Conditions de la reddition. + Le duc d'Aumale les approuve. Ses entrevues avec l'émir. Hommage + rendu par le duc d'Aumale au maréchal Bugeaud. L'engagement + pris envers Abd el-Kader est critiqué en France. Attitude du + gouvernement en présence de cet engagement. Il se décide à le + ratifier, sauf à obtenir certaines garanties nécessaires à la + sécurité de la colonie. Grand effet produit en Algérie par la + reddition d'Abd el-Kader. Projets du duc d'Aumale. +<span class="ralign10"><a href="#page310">310</a></span></p> + + +<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre VI.—la dernière session</span> (décembre 1847, + février 1848) +<span class="ralign10"><a href="#page323">323</a></span></p> + +<p>I. Malaise des esprits. N'aurait-il pas mieux valu changer le + cabinet? Le Roi rebute ceux qui lui donnent ce conseil. Madame + Adélaïde. La famille royale. Raisons pour lesquelles M. Guizot + ne veut pas quitter le pouvoir. Sa conversation avec le Roi. + État d'esprit de M. Duchâtel. Les opposants ne croient pas à la + possibilité d'une révolution +<span class="ralign10"><a href="#page323">323</a></span></p> + +<p>II. Le discours du trône. Irritation de l'opposition. La + majorité paraît compacte +<span class="ralign10"><a href="#page342">342</a></span></p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page535" name="page535"></a>(p. 535)</span> III. L'adresse à la Chambre des pairs. Le débat sur + l'Italie. M. Guizot expose sa politique. Le débat sur la Suisse. + Discours de M. de Montalembert +<span class="ralign10"><a href="#page345">345</a></span></p> + +<p>IV. À la Chambre des députés, attaque sur l'affaire Petit. + Réponse de M. Guizot +<span class="ralign10"><a href="#page354">354</a></span></p> + +<p>V. L'adresse au Palais-Bourbon. La question budgétaire. M. + Thiers et M. Duchâtel. Quelle est la véritable situation des + finances? Le bilan du règne +<span class="ralign10"><a href="#page358">358</a></span></p> + +<p>VI. L'amendement sur la question de moralité. Discours de M. de + Tocqueville. Discussion scandaleuse +<span class="ralign10"><a href="#page364">364</a></span></p> + +<p>VII. Le débat sur les affaires étrangères. Dans la question + italienne, M. Guizot a un avantage marqué sur M. Thiers. + Discours révolutionnaire de M. Thiers sur la Suisse. Fatigue de + M. Guizot. L'opposition le croit physiquement abattu. Il parle + avec un succès éclatant sur la nomination du duc d'Aumale +<span class="ralign10"><a href="#page369">369</a></span></p> + +<p>VIII. La question de la réforme. Beaucoup de conservateurs + voudraient qu'on «fît quelque chose». Le projet de banquet + du XII<sup>e</sup> arrondissement. Défis portés, à la tribune, par + les opposants. Réponses de M. Duchâtel et de M. Hébert. Les + amendements Darblay et Desmousseaux de Givré. L'article + additionnel de M. Sallandrouze. Déclaration un peu ambiguë de M. + Guizot. Il a agi malgré le Roi. Le ministre l'emporte au vote, + mais il sort affaibli de cette discussion +<span class="ralign10"><a href="#page377">377</a></span></p> + + +<p class="p2"><span class="smcap">Chapitre VII.—la révolution</span> (février 1848) +<span class="ralign10"><a href="#page394">394</a></span></p> + +<p>I. Dans une réunion de l'opposition parlementaire, résolution + est prise d'assister au banquet. Agitation qui en résulte. Il + est question d'une procession populaire devant accompagner les + députés. Dispositions de la garde nationale. Nouvelle réunion où + les députés décident de se rendre en corps au banquet. Optimisme + du Roi. Les radicaux ne croient pas à une révolution +<span class="ralign10"><a href="#page395">395</a></span></p> + +<p>II. Les inquiétudes ressenties dans les deux camps conduisent + à chercher une transaction. Arrangement conclu entre les + représentants du ministère et ceux de l'opposition. Il en + résulte une certaine détente +<span class="ralign10"><a href="#page406">406</a></span></p> + +<p>III. Publication du programme de la manifestation, rédigé par + M. Marrast. Le gouvernement estime que cette publication rompt + l'accord, et prend des mesures en conséquence. Court débat à la + Chambre. Embarras de l'opposition, qui renonce au banquet et à + la manifestation. Réunions dans les bureaux du <cite>Siècle</cite> et dans + ceux de la <cite>Réforme.</cite> Le gouvernement, rassuré, contremande + pendant la nuit les mesures militaires qu'il avait ordonnées +<span class="ralign10"><a href="#page411">411</a></span></p> + +<p>IV. La journée du 22 février. Attroupements sur la place de la + Concorde et envahissement du Palais-Bourbon. Échauffourées. Les + députés préparent la proposition de mise en accusation. Elle est + déposée à la séance de la Chambre par M. Barrot. Les désordres + s'aggravent. Faiblesse du commandement militaire. On ne se + décide pas à appeler je maréchal Bugeaud. Le duc de Nemours. + Dans la soirée, ordre d'occuper militairement la ville +<span class="ralign10"><a href="#page422">422</a></span></p> + +<p>V. Le 23 au matin, l'émeute reparaît. La garde nationale + manifeste en faveur de la réforme et prend l'émeute sous sa + protection +<span class="ralign10"><a href="#page432">432</a></span></p> + +<p>VI. Effet produit à la cour et sur Louis-Philippe par la + défection de la <span class="pagenum"><a id="page536" name="page536"></a>(p. 536)</span> garde nationale. Conversations du Roi + avec M. Duchâtel et M. Guizot. Retraite du cabinet. Émotion de + la Chambre. Qui est responsable de cette retraite? +<span class="ralign10"><a href="#page438">438</a></span></p> + +<p>VII. M. Molé est chargé de former un cabinet. Accueil fait + à cette nouvelle. Démarches de M. Molé. En attendant, ne + conviendrait-il pas de donner le commandement au maréchal + Bugeaud? La fusillade du boulevard des Capucines. Qui avait + tiré le premier coup de feu? La promenade des cadavres. M. Molé + renonce à former un cabinet. Le Roi fait appeler M. Thiers au + milieu de la nuit, mais, auparavant, nomme le maréchal Bugeaud + au commandement supérieur des troupes et de la garde nationale +<span class="ralign10"><a href="#page449">449</a></span></p> + +<p>VIII. Bugeaud arrive à l'état-major le 24, vers deux heures + du matin. Les mesures qu'il prend. Conversation du Roi avec + M. Thiers. Ce dernier est chargé de former un ministère dont + fera partie M. Odilon Barrot. Ses démarches pour réunir ses + collègues. Les colonnes formées par Bugeaud se mettent en + mouvement entre cinq et six heures du matin. Bedeau s'arrête + devant la barricade du boulevard Saint-Denis et envoie demander + de nouvelles instructions à l'état-major. Bugeaud donne l'ordre + de suspendre les hostilités. Comment y a-t-il été amené? + M. Thiers et ses nouveaux collègues sont reçus par le Roi. + La Moricière à la tête de la garde nationale. Entrevue des + ministres et de Bugeaud +<span class="ralign10"><a href="#page460">460</a></span></p> + +<p>IX. Retraite lamentable de la colonne du général Bedeau. Bugeaud + mal reçu par la garde nationale. M. Barrot et le général de la + Moricière vont annoncer dans la ville le nouveau ministère. + Leur insuccès. Alerte aux Tuileries. Progrès de l'émeute. Elle + n'a toujours ni direction ni chef. Elle s'empare de l'Hôtel de + ville. Le Roi essaye de passer en revue les forces réunies sur + la place du Carrousel +<span class="ralign10"><a href="#page475">475</a></span></p> + +<p>X. Les Tuileries sont menacées. Le cabinet du Roi. M. Crémieux + demande le changement de M. Thiers et du maréchal Bugeaud. M. + Barrot président du conseil. On commence à parler d'abdication. + Démarche de M. de Girardin. Le Roi dit: «J'abdique». Attitude + de la Reine. Le Roi écrit son abdication. L'émeute n'en est pas + désarmée. Départ du Roi +<span class="ralign10"><a href="#page484">484</a></span></p> + +<p>XI. Le duc de Nemours prend en main le commandement. La duchesse + d'Orléans quitte les Tuileries. Le duc de Nemours veut l'emmener + au Mont-Valérien. La duchesse va à la Chambre +<span class="ralign10"><a href="#page497">497</a></span></p> + +<p>XII. État d'esprit des députés. M. Thiers, absolument découragé, + ne fait que traverser le Palais-Bourbon. M. Odilon Barrot n'y + vient pas. Délégation du <cite>National.</cite> Lamartine promet son + concours à la République +<span class="ralign10"><a href="#page501">501</a></span></p> + +<p>XIII. La duchesse d'Orléans dans la Chambre. M. Sauzet veut la + faire sortir. Elle s'y refuse. MM. Marie et Crémieux proposent + la nomination d'un gouvernement provisoire. M. Odilon Barrot, + qui vient seulement d'arriver, prend la parole. La duchesse veut + parler, mais sa voix est étouffée. Première invasion du peuple. + Discours de M. Ledru-Rollin et de M. de Lamartine. Seconde + invasion. Fuite des députés et de la famille royale, domination + à la criée des membres du gouvernement provisoire +<span class="ralign10"><a href="#page506">506</a></span></p> + +<p>XIV. D'où venaient les envahisseurs? Les troupes les ont laissés + passer malgré les ordres réitérés du duc de Nemours. Toutes les + troupes qui occupent encore quelque point dans Paris rentrent + dans leurs <span class="pagenum"><a id="page537" name="page537"></a>(p. 537)</span> casernes, souvent en se laissant désarmer. + Derniers et vains efforts de M. Odilon Barrot. La duchesse + d'Orléans et le duc de Nemours aux Invalides +<span class="ralign10"><a href="#page514">514</a></span></p> + +<p>XV. La duchesse d'Orléans et le duc de Nemours quittent la + France. Après beaucoup de traverses, le Roi et la Reine + s'embarquent pour l'Angleterre. Départ d'Algérie du prince de + Joinville et du duc d'Aumale +<span class="ralign10"><a href="#page521">521</a></span></p> + +<p>XVI. Conclusion +<span class="ralign10"><a href="#page525">525</a></span></p> +</div> + +<p class="p2 center smaller">FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.</p> + +<h2>Notes</h2> +<div class="footnote"> + +<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a> +<b><a href="#footnotetag1">1</a></b>: Lettre à M. de Flahault, du 24 février 1847. (<i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a> +<b><a href="#footnotetag2">2</a></b>: Sur les circonstances dans lesquelles M. Hébert avait +été nommé procureur général, voir plus haut, t. V, p. 12.</p> + +<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a> +<b><a href="#footnotetag3">3</a></b>: C'est le chiffre que répétera M. de Forcade en 1849.</p> + +<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a> +<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>: Voir plus haut, t. IV, ch. <span class="smcap">II</span>, § <span class="smcap">IX</span>.</p> + +<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a> +<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: Voir plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">IX</span>.</p> + +<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a> +<b><a href="#footnotetag6">6</a></b>: <span class="smcap">John Morley</span>, <cite>The Life of Richard Cobden</cite>, t. +I, p. 417.</p> + +<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a> +<b><a href="#footnotetag7">7</a></b>: Le <cite>Journal des Débats</cite> fit vivement campagne dans ce +sens. «La proposition n'est pas sérieuse, déclarait-il. Toute la +question est de savoir si la majorité se prêtera chrétiennement à +entendre les injures qu'on veut lui dire. Nous ne croyons pas, quant +à nous, qu'il soit nécessaire de pousser la mansuétude jusque-là.»</p> + +<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a> +<b><a href="#footnotetag8">8</a></b>: Voir ce qui a été déjà dit des arguments invoqués pour +ou contre cette réforme, t. IV, ch. <span class="smcap">II</span>, § <span class="smcap">VI</span>.</p> + +<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a> +<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: M. de Viel-Castel écrivait sur son journal intime, à +la date du 25 avril 1847: «Lorsqu'on s'entretient en particulier +avec les conservateurs les plus prononcés, à peine en trouve-t-on +qui ne conviennent qu'il est urgent d'apporter une barrière à +l'envahissement progressif des fonctions publiques par les députés. +Seulement ils varient sur les mesures à prendre.» (<i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a> +<b><a href="#footnotetag10">10</a></b>: Voir plus haut, t. V, p. 29 et 30.</p> + +<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a> +<b><a href="#footnotetag11">11</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 91.</p> + +<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a> +<b><a href="#footnotetag12">12</a></b>: M. Guizot s'est exprimé en ces termes, sur la tombe de +M. Duchâtel: «... En même temps qu'il faisait preuve de ces rares +qualités de l'esprit, il déployait la grande qualité du caractère; il +était un parfait homme d'honneur, dans l'acception la plus stricte +et la plus élevée du mot, constamment fidèle à ses opinions, à sa +cause, à ses amis, malgré les dissentiments particuliers qui naissent +quelquefois, entre amis, dans la vie politique.»</p> + +<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a> +<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: Voir plus haut, t. V, p. 433, 434.</p> + +<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a> +<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: «C'est jouer gros jeu pour peu de chose, disait M. +Duchâtel dans son intimité; c'est sacrifier à des satisfactions de +famille et à un éclat apparent les sérieux intérêts du pays... Se +brouiller avec l'Angleterre, à moins que l'honneur de la France ne le +commande impérieusement, jamais il n'y faut consentir, et aujourd'hui +moins que jamais. N'avons-nous pas assez de nos révolutionnaires, +sans nous mettre encore sur les bras tous ceux qu'elle peut lancer +dans toutes les parties du monde?» (Notice sur M. Duchâtel par M. +Vitet.)</p> + +<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a> +<b><a href="#footnotetag15">15</a></b>: M. Génie, chef de cabinet de M. Guizot, écrivait, +quelques jours plus tard, à M. de Jarnac: «On savait bien qu'il y +avait eu quelques échecs personnels; que tout le monde ne s'en était +pas relevé; que deux, ou trois, ou quatre membres du cabinet étaient +blessés; mais on se faisait illusion sur la gravité des atteintes, et +l'on croyait qu'il serait possible de traverser la session sans le +modifier.» (Lettre du 13 mai 1847, <i>Documents inédits</i>.)</p> + +<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a> +<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: Lettre du 6 mai 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a> +<b><a href="#footnotetag17">17</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a> +<b><a href="#footnotetag18">18</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a> +<b><a href="#footnotetag19">19</a></b>: Voici, en effet, quelles avaient été les modifications +ministérielles depuis le 29 octobre 1840: M. Lacave-Laplagne avait +remplacé, en 1842, M. Humann, décédé; en 1843, l'amiral Roussin avait +remplacé l'amiral Duperré, qui se retirait pour cause de santé; il +avait lui-même, au bout de quelques mois, cédé la place à l'amiral de +Mackau; dans la même année, une question toute personnelle, nullement +politique, avait fait remplacer M. Teste par M. Dumon; en 1845, M. +Villemain, malade, avait été remplacé par M. de Salvandy, et le +maréchal Soult, fatigué, avait remis le portefeuille de la guerre +au général Moline de Saint-Yon. Enfin, au commencement de 1847, M. +Hébert avait remplacé M. Martin du Nord, décédé.</p> + +<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a> +<b><a href="#footnotetag20">20</a></b>: Lettre du 13 mai 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a> +<b><a href="#footnotetag21">21</a></b>: Lettre du 28 mai 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a> +<b><a href="#footnotetag22">22</a></b>: Cf. plus haut, t. VI, ch. <span class="smcap">II</span>.</p> + +<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a> +<b><a href="#footnotetag23">23</a></b>: Sur cet incident et sur l'impression qu'il causa dans +le monde politique, voir plus haut, t. VI, p. 329.</p> + +<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a> +<b><a href="#footnotetag24">24</a></b>: Voir plus haut, t. VI, p. 32 à 36.</p> + +<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a> +<b><a href="#footnotetag25">25</a></b>: Voir plus haut, t. VI, ch. <span class="smcap">II</span>, § <span class="smcap">III</span>.</p> + +<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a> +<b><a href="#footnotetag26">26</a></b>: Ces deux dernières causes élevèrent le budget de la +guerre de 302 millions, qui était le chiffre de 1845, à 331 en 1846, +et à 349 en 1847, et le budget de la marine de 114 millions, chiffre +de 1845, à 130 en 1846 et 133 en 1847.</p> + +<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a> +<b><a href="#footnotetag27">27</a></b>: Le déficit du budget ordinaire de 1847 devait être +de 109 millions; il eût été plus fort encore, sans l'amélioration +notable qui se produira dans la seconde moitié de l'année.</p> + +<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a> +<b><a href="#footnotetag28">28</a></b>: Voir plus haut, t. VI, p. 44 et 45.</p> + +<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a> +<b><a href="#footnotetag29">29</a></b>: Voir les rapports de M. Bignon sur le budget des +dépenses, et celui de M. Vuitry sur le budget des recettes, à la +Chambre des députés. Voir aussi le rapport de M. d'Audiffret, à la +Chambre des pairs.</p> + +<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a> +<b><a href="#footnotetag30">30</a></b>: Telles furent notamment la réforme postale et la +réduction de l'impôt du sel, qui étaient vivement désirées par la +Chambre.</p> + +<p><a id="footnote31" name="footnote31"></a> +<b><a href="#footnotetag31">31</a></b>: Voir plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">VIII</span>.</p> + +<p><a id="footnote32" name="footnote32"></a> +<b><a href="#footnotetag32">32</a></b>: Voir plus haut, t. V, p. 578.</p> + +<p><a id="footnote33" name="footnote33"></a> +<b><a href="#footnotetag33">33</a></b>: Voir plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">III</span>, § <span class="smcap">II</span>.</p> + +<p><a id="footnote34" name="footnote34"></a> +<b><a href="#footnotetag34">34</a></b>: Le second tome de M. Louis Blanc paraîtra le 31 octobre +1847, et l'ouvrage, qui ne comprend pas moins de douze volumes, ne +sera complet qu'en 1862. Le second tome de M. Michelet sera publié +le 20 novembre 1847, et l'ensemble de l'ouvrage, comprenant sept +volumes, sera terminé en 1853.</p> + +<p><a id="footnote35" name="footnote35"></a> +<b><a href="#footnotetag35">35</a></b>: Cf. plus haut, t. VI, ch. <span class="smcap">III</span>, § <span class="smcap">VI</span>.</p> + +<p><a id="footnote36" name="footnote36"></a> +<b><a href="#footnotetag36">36</a></b>: Cf. plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">VIII</span>, § <span class="smcap">VI</span>.</p> + +<p><a id="footnote37" name="footnote37"></a> +<b><a href="#footnotetag37">37</a></b>: On ne peut pas prendre au sérieux l'historiette +rapportée par M. Michelet, en 1869, pour expliquer sa résolution. Il +raconte que, visitant un jour la cathédrale de Reims, il avait vu, +à l'extérieur de l'une des tours, une guirlande de suppliciés, tous +hommes du peuple. «Je ne comprendrai pas les siècles monarchiques, +s'écria-t-il à cette vue, si d'abord, avant tout, je n'établis en moi +l'âme et la foi du peuple.» Et ce fut sous cette inspiration qu'il +se décida soudainement à entreprendre l'histoire de la Révolution +française.</p> + +<p><a id="footnote38" name="footnote38"></a> +<b><a href="#footnotetag38">38</a></b>: Voir t. V, chap. <span class="smcap">III</span>, § <span class="smcap">III</span>.</p> + +<p><a id="footnote39" name="footnote39"></a> +<b><a href="#footnotetag39">39</a></b>: On trouve les aveux suivants, à toutes les pages de sa +correspondance: «Je suis mal vu; on a peur de moi...—Le monde ne +veut pas de moi...—Je n'ai pas un adhérent...—On ne veut pas de +moi.» (Lettres du 2 février, du 14 juillet 1844; du 22 juin et du 29 +octobre 1845.)</p> + +<p><a id="footnote40" name="footnote40"></a> +<b><a href="#footnotetag40">40</a></b>: Lettre du 10 février 1843.</p> + +<p><a id="footnote41" name="footnote41"></a> +<b><a href="#footnotetag41">41</a></b>: Lettre de 1844.</p> + +<p><a id="footnote42" name="footnote42"></a> +<b><a href="#footnotetag42">42</a></b>: Lettre d'avril 1846.</p> + +<p><a id="footnote43" name="footnote43"></a> +<b><a href="#footnotetag43">43</a></b>: Lettre du 19 septembre 1845. (X. <span class="smcap">Doudan</span>, +<cite>Mélanges et lettres</cite>, t. II, p. 74.)</p> + +<p><a id="footnote44" name="footnote44"></a> +<b><a href="#footnotetag44">44</a></b>: Un observateur clairvoyant et désintéressé, M. +Sainte-Beuve, notait en 1846: «L'autorité de Lamartine, auprès des +esprits réfléchis, n'a pas gagné dans ces dernières années; il n'a +pas même acquis grand crédit au sein de la Chambre, malgré toute son +éloquence; mais, au dehors et sur le grand public vague, son renom +s'étend et règne de plus en plus; il le sait bien, il y vise, et bien +souvent, quand il fait ses harangues à la Chambre, qui se montre +distraite ou mécontente, ce n'est pas à elle qu'il s'adresse, c'est +à la galerie, c'est aux gens qui demain le liront. <em>Je parle par la +fenêtre</em>, dit-il expressivement.» (<cite>Notes et Pensées, Causeries du +lundi</cite>, t. XI, p. 458.)</p> + +<p><a id="footnote45" name="footnote45"></a> +<b><a href="#footnotetag45">45</a></b>: «Ce pays est mort, écrit-il le 7 juillet 1845; rien ne +peut le galvaniser qu'une crise. Comme honnête homme, je la redoute; +comme philosophe, je la désire.»</p> + +<p><a id="footnote46" name="footnote46"></a> +<b><a href="#footnotetag46">46</a></b>: Voici en quelles circonstances fut tenu ce propos. Un +libraire en quête d'un article sur Jésus-Christ, pour je ne sais +quelle publication, était venu le demander à M. Cousin. Celui-ci +refusa. L'éditeur se retirait désolé; il avait déjà descendu +plusieurs marches de l'escalier, lorsque M. Cousin, se penchant +sur la rampe, rappela l'éditeur et lui dit gaiement: «Allez voir +Lamartine: il vous le fera; il brûle de se compromettre.» (<cite>Souvenirs +sur Lamartine</cite>, par Charles <span class="smcap">Alexandre</span>, p. 5 et 6.)</p> + +<p><a id="footnote47" name="footnote47"></a> +<b><a href="#footnotetag47">47</a></b>: <span class="smcap">Ronchaud</span>, <cite>La Politique de Lamartine</cite>, t. I, +p. <span class="smcap">LIX</span>.</p> + +<p><a id="footnote48" name="footnote48"></a> +<b><a href="#footnotetag48">48</a></b>: M. de Lamartine, causant avec M. de Carné, quelques +mois après la publication des <cite>Girondins</cite>, lui disait: «Si l'on +m'applaudit, c'est que j'accomplis une œuvre de tardive justice; +c'est que, sans faire l'apologie ni des crimes ni des criminels, +ainsi qu'on m'en accuse, je montre que nos malheurs n'ont pas été +perdus pour l'humanité, et que les principaux acteurs du drame, +cédant parfois à la violence de leurs passions, mais pénétrés de la +foi qui fait les martyrs, ont poursuivi des vérités fécondes, en +y risquant jusqu'à l'honneur de leur mémoire. S'il a pu m'arriver +de les grandir, c'est que j'ai cherché à saisir toujours les idées +sous les hommes, et cela beaucoup moins dans l'intérêt de la +renommée de ceux-ci qu'au profit de la Révolution, dont la cause est +désormais inséparable de celle de la France.» (<cite>Correspondant</cite> du 10 +décembre 1873.)—Plus tard, en 1861, M. de Lamartine, reconnaissant +tardivement le péril et l'injustice de son œuvre, a fait son +<i>meâ-culpâ</i> dans la <cite>Critique de l'Histoire des Girondins</cite>.</p> + +<p><a id="footnote49" name="footnote49"></a> +<b><a href="#footnotetag49">49</a></b>: Voir, par exemple, une lettre de M. Doudan du 26 +mars 1847 (<cite>Mélanges et lettres</cite>, t. II, p. 115), et une <cite>Lettre +parisienne</cite> du vicomte <span class="smcap">de Launay</span> (Mme de Girardin), en date +du 4 avril 1847 (t. IV, p. 237).</p> + +<p><a id="footnote50" name="footnote50"></a> +<b><a href="#footnotetag50">50</a></b>: Lettre du 20 mars 1847.</p> + +<p><a id="footnote51" name="footnote51"></a> +<b><a href="#footnotetag51">51</a></b>: Conversation avec M. Sainte-Beuve, rapportée par <span class="smcap">M. +de Mazade</span>. (<cite>Revue des Deux Mondes</cite>, 15 octobre 1870, p. 599.)</p> + +<p><a id="footnote52" name="footnote52"></a> +<b><a href="#footnotetag52">52</a></b>: Voir plus haut, t. VI, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">III</span>.</p> + +<p><a id="footnote53" name="footnote53"></a> +<b><a href="#footnotetag53">53</a></b>: 10 mai 1847.</p> + +<p><a id="footnote54" name="footnote54"></a> +<b><a href="#footnotetag54">54</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p> + +<p><a id="footnote55" name="footnote55"></a> +<b><a href="#footnotetag55">55</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p> + +<p><a id="footnote56" name="footnote56"></a> +<b><a href="#footnotetag56">56</a></b>: M. Teste vécut encore quelques années, après sa sortie +de prison; il mourut en 1854. Le général Cubières obtint de la cour +de Rouen, le 17 août 1852, un arrêt de réhabilitation, rendu par +application de l'article 619 du Code d'instruction criminelle, et +mourut l'année suivante. M. Parmentier ne survécut que six mois à sa +condamnation.</p> + +<p><a id="footnote57" name="footnote57"></a> +<b><a href="#footnotetag57">57</a></b>: <cite>Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.</cite></p> + +<p><a id="footnote58" name="footnote58"></a> +<b><a href="#footnotetag58">58</a></b>: <cite>National</cite> du 18 juillet 1847.</p> + +<p><a id="footnote59" name="footnote59"></a> +<b><a href="#footnotetag59">59</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p> + +<p><a id="footnote60" name="footnote60"></a> +<b><a href="#footnotetag60">60</a></b>: Lettre du 8 juillet 1847. (<cite>Lettres de M. Guizot à sa +famille et à ses amis</cite>, p. 249.) Plus tard, après la révolution de +Février, le 15 avril 1848, M. Guizot, revenant sur son état d'esprit +à la fin de la session de 1847, écrivait à M. de Barante: «J'étais +très fatigué, moralement surtout, fatigué et triste, non que je +prévisse ce qui est arrivé, mais je me sentais engagé dans une lutte +que le succès aggravait au lieu d'y mettre fin, indéfiniment aux +prises avec les erreurs vulgaires et les passions basses. Je me +relève de ce pénible état d'âme.» (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote61" name="footnote61"></a> +<b><a href="#footnotetag61">61</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 44.</p> + +<p><a id="footnote62" name="footnote62"></a> +<b><a href="#footnotetag62">62</a></b>: Discours du 2 août 1847 à la Chambre des pairs.</p> + +<p><a id="footnote63" name="footnote63"></a> +<b><a href="#footnotetag63">63</a></b>: Lettre du 25 juin 1847, adressée à M. Panizzi.</p> + +<p><a id="footnote64" name="footnote64"></a> +<b><a href="#footnotetag64">64</a></b>: <cite>De la situation actuelle</cite>, par M. +<span class="smcap">d'Haussonville</span>, <cite>Revue des Deux Mondes</cite> du 1<sup>er</sup> juillet +1847.</p> + +<p><a id="footnote65" name="footnote65"></a> +<b><a href="#footnotetag65">65</a></b>: Livraison du 1<sup>er</sup> août 1847.</p> + +<p><a id="footnote66" name="footnote66"></a> +<b><a href="#footnotetag66">66</a></b>: Articles du 28 et du 31 juillet 1847.</p> + +<p><a id="footnote67" name="footnote67"></a> +<b><a href="#footnotetag67">67</a></b>: <cite>Journal inédit de M. de Viel-Castel</cite>, 11 août 1847.</p> + +<p><a id="footnote68" name="footnote68"></a> +<b><a href="#footnotetag68">68</a></b>: Lettre de M. de Barante à M. Guizot, du 8 septembre +1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote69" name="footnote69"></a> +<b><a href="#footnotetag69">69</a></b>: Lettre du même à M. d'Houdetot, en date du 25 septembre +1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote70" name="footnote70"></a> +<b><a href="#footnotetag70">70</a></b>: Notice de M. Vitet sur M. Duchâtel.</p> + +<p><a id="footnote71" name="footnote71"></a> +<b><a href="#footnotetag71">71</a></b>: J'ai déjà eu l'occasion de noter que, dès avant cette +époque, M. de Montalembert, mieux au courant que la plupart de ses +compatriotes de ce qui se passait en Angleterre, s'était inspiré +des exemples de M. Cobden et de sa ligue pour organiser le parti +catholique. (Voir plus haut, t. V, p. 485.)</p> + +<p><a id="footnote72" name="footnote72"></a> +<b><a href="#footnotetag72">72</a></b>: John <span class="smcap">Morley</span>, <cite>The Life of Richard Cobden</cite>, t. +I, p. 417.</p> + +<p><a id="footnote73" name="footnote73"></a> +<b><a href="#footnotetag73">73</a></b>: Les meneurs ne perdaient pas cependant de vue ce +projet. M. Duvergier de Hauranne y faisait allusion dans la brochure +qu'il publia, en janvier 1847, sous ce titre: <cite>De la réforme +parlementaire et de la réforme électorale</cite>. «Au point où les choses +en sont venues, disait-il, il serait insensé de rien attendre de la +majorité parlementaire. C'est au pays qu'il convient de parler.» +Et il expliquait la légitimité de cet «appel à l'opinion du dehors +contre l'opinion du dedans». Gourmandant la mollesse de ses amis, il +leur rappelait comment, en Angleterre, l'agitation extérieure avait +imposé la réforme électorale en 1831, la réforme commerciale en 1846; +il leur proposait l'exemple des hommes politiques d'outre-Manche, +sachant quitter «leur vie de château si splendide, si séduisante, +pour parcourir les comtés, pour présider les réunions publiques, +pour assister aux banquets politiques, pour éclairer, pour ranimer +toujours et partout l'opinion». «Si O'Connell, ajoutait-il, pendant +le cours de sa longue vie, fût resté muet et oisif, croit-on qu'il +eût arraché aux préjugés, à l'orgueil anglais, l'émancipation +catholique d'abord, et bientôt sans doute l'égalité des deux peuples? +Si Villiers, Cobden, Bright se fussent bornés à quelques discours en +plein parlement, croit-on qu'ils eussent fait capituler le ministère +et soumis, réduit l'aristocratie territoriale?... Ce sont là les +vraies mœurs, les vraies habitudes du gouvernement représentatif. +Ces mœurs, ces habitudes sont-elles les nôtres, à nous qui +n'avons pas même su opposer nos banquets d'opposition aux banquets +ministériels de MM. Guizot, Duchâtel et Lacave-Laplagne?»</p> + +<p><a id="footnote74" name="footnote74"></a> +<b><a href="#footnotetag74">74</a></b>: Dans cette brochure, M. Duvergier de Hauranne +précisait ainsi sur quel terrain pouvait se faire l'alliance: «Les +radicaux pensent que, dans une société démocratique comme la société +française, le pouvoir royal et le pouvoir parlementaire ne peuvent +exister à la fois, et que l'un doit nécessairement tuer l'autre; +ils pensent, dès lors, que la monarchie constitutionnelle doit +périr, non par les tentatives violentes de ses ennemis, mais par +ses propres fautes, par ses propres imperfections, par ses propres +impossibilités. Les constitutionnels nient qu'il en soit ainsi, et +soutiennent que, sans dépouiller le pouvoir royal de ses justes +prérogatives, le pouvoir parlementaire, une fois établi, peut très +bien prendre sa place et se faire respecter. Il y a là, entre les +constitutionnels et les radicaux, une question dont l'avenir seul +est juge. Mais, pour qu'elle puisse se juger, il est une condition +préliminaire: c'est que le pouvoir royal n'absorbe pas le pouvoir +parlementaire, que celui-ci se ranime au sein d'une majorité +indépendante et libérale. Constitutionnels et radicaux ont donc +provisoirement le même intérêt et doivent avoir le même but.»</p> + +<p><a id="footnote75" name="footnote75"></a> +<b><a href="#footnotetag75">75</a></b>: À entendre M. Garnier-Pagès, présent à toutes ces +réunions, c'est M. Pagnerre qui aurait, le premier, songé à un +banquet. (<cite>Histoire de la révolution de 1848</cite>, 2<sup>e</sup> édit., t. I, p. +98.) M. Duvergier de Hauranne, qui avait pris à ces préliminaires +une part peut-être plus active encore, affirme, au contraire, que le +banquet fut proposé par les députés. (<i>Notes inédites.</i>) M. Élias +Regnault, qui fut secrétaire du Comité central, affirme que l'idée du +banquet fut mise en avant par M. Duvergier de Hauranne. (<cite>Histoire du +gouvernement provisoire</cite>, p. 19.)</p> + +<p><a id="footnote76" name="footnote76"></a> +<b><a href="#footnotetag76">76</a></b>: Voir plus haut, t. IV, ch. <span class="smcap">II</span>, § <span class="smcap">IX</span>.</p> + +<p><a id="footnote77" name="footnote77"></a> +<b><a href="#footnotetag77">77</a></b>: <span class="smcap">Garnier-Pagès</span>, <cite>Histoire de la révolution de +1848</cite>, t. I, p. 100.</p> + +<p><a id="footnote78" name="footnote78"></a> +<b><a href="#footnotetag78">78</a></b>: M. Doudan écrivait plaisamment à ce sujet, le 27 +juillet 1847: «Dans l'ordre de la déclamation, cet homme est le père +des fleuves. Il a fait feu supérieur contre un orage épouvantable et +une pluie diluvienne. Le tonnerre a dû se retirer tout mouillé et +bien attrapé d'avoir trouvé son maître.»</p> + +<p><a id="footnote79" name="footnote79"></a> +<b><a href="#footnotetag79">79</a></b>: Lettre du 17 août 1847.</p> + +<p><a id="footnote80" name="footnote80"></a> +<b><a href="#footnotetag80">80</a></b>: La Chambre des députés finit ses travaux le 26 juillet. +La clôture officielle de la session ne fut, il est vrai, prononcée +que le 9 août, pour laisser le temps à la Chambre des pairs de voter +le budget.</p> + +<p><a id="footnote81" name="footnote81"></a> +<b><a href="#footnotetag81">81</a></b>: <cite>Mémoires de M. Dupin</cite>, t. IV, p. 384.</p> + +<p><a id="footnote82" name="footnote82"></a> +<b><a href="#footnotetag82">82</a></b>: Cet article portait: «Aucun pair ne peut être arrêté +que de l'autorité de la Chambre et jugé que par elle en matière +criminelle.»</p> + +<p><a id="footnote83" name="footnote83"></a> +<b><a href="#footnotetag83">83</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p> + +<p><a id="footnote84" name="footnote84"></a> +<b><a href="#footnotetag84">84</a></b>: «Le misérable duc, écrivait M. Pasquier à M. de +Barante, le 14 septembre 1847, en tranchant son existence, nous a, +pour quelques moments, mis dans une difficile situation; mais au +fond le dénouement a peut-être encore été le moins malheureux auquel +on fût exposé, car le jugement et surtout l'exécution auraient pu +causer une bien grande émotion populaire. Mais il a eu, pour moi, +l'inconvénient de m'imposer la nécessité de me faire l'organe de la +vindicte publique et de prononcer, après sa mort, l'arrêt qui ne +devait régulièrement l'atteindre que vivant. Cette irrégularité a +été, heureusement, fort bien accueillie par les principaux organes de +l'opinion.» (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote85" name="footnote85"></a> +<b><a href="#footnotetag85">85</a></b>: «Décidément l'année est néfaste, écrivait M. Léon +Faucher, le 3 septembre 1847; la société, comme une machine usée, se +détraque.» (Léon <span class="smcap">Faucher</span>, <cite>Biographie et correspondance</cite>, t. +I, p. 202.)</p> + +<p><a id="footnote86" name="footnote86"></a> +<b><a href="#footnotetag86">86</a></b>: <cite>Correspondance inédite d'Alexis de Tocqueville</cite>, t. +II, p. 132.</p> + +<p><a id="footnote87" name="footnote87"></a> +<b><a href="#footnotetag87">87</a></b>: <cite>Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.</cite></p> + +<p><a id="footnote88" name="footnote88"></a> +<b><a href="#footnotetag88">88</a></b>: <cite>Madame la duchesse d'Orléans</cite>, p. 114.</p> + +<p><a id="footnote89" name="footnote89"></a> +<b><a href="#footnotetag89">89</a></b>: En mars 1848, M. Sainte-Beuve écrivait: «La révolution +à laquelle nous assistons est sociale plus encore que politique; +l'acte de M. de Praslin y a contribué peut-être autant que les actes +de M. Guizot.» (Notes ajoutées à la nouvelle édition des <cite>Portraits +contemporains</cite>, t. I, p. 377.)]</p> + +<p><a id="footnote90" name="footnote90"></a> +<b><a href="#footnotetag90">90</a></b>: M. Doudan écrivait, le 27 juillet 1847, au prince +Albert de Broglie: «Les gens timides qui ont les oreilles fines +disent qu'on entend de sourdes rumeurs dans les bas-fonds de la +société, que le mécontentement est grand, et qu'un matin nous nous +réveillerons en révolution. Ou fait remarquer que ces grandes +secousses arrivent communément au moment qu'on s'y attend le moins, +et, à ces signes, je reconnais qu'en effet l'heure est venue.» (X. +<span class="smcap">Doudan</span>, <cite>Mélanges et lettres</cite>, t. II, p. 120.)</p> + +<p><a id="footnote91" name="footnote91"></a> +<b><a href="#footnotetag91">91</a></b>: Mme de Girardin écrivait, dans sa <cite>Lettre parisienne</cite> +du 11 juillet 1847: «Oh! que c'est ennuyeux! encore des révolutions! +Depuis quinze jours, on n'entend que des gémissements politiques, des +prédictions sinistres; déjà des voix lugubres prononcent les mots +fatals, les phrases d'usage, formules consacrées, présages des jours +orageux: L'horizon s'obscurcit!—Une crise est inévitable!—Une fête +sur un volcan!—Nous sommes à la veille de grands événements!—Tout +cela ne peut finir que par une révolution!—Les uns, précisant leur +pensée, disent: Nous sommes en 1830! Les autres, renchérissant sur +la prédiction, s'écrient: Que dites-vous? bien plus! nous sommes en +1790.» Et la chronique continuait sur ce ton. (<cite>Lettres parisiennes +du vicomte de Launay</cite>, t. IV, p. 259.)</p> + +<p><a id="footnote92" name="footnote92"></a> +<b><a href="#footnotetag92">92</a></b>: Lettre du 18 août 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote93" name="footnote93"></a> +<b><a href="#footnotetag93">93</a></b>: <cite>Œuvres d'Alexis de Tocqueville</cite>, t. VII, p. 231.</p> + +<p><a id="footnote94" name="footnote94"></a> +<b><a href="#footnotetag94">94</a></b>: <cite>Correspondance inédite d'A. de Tocqueville</cite>, t. II, p. +132.</p> + +<p><a id="footnote95" name="footnote95"></a> +<b><a href="#footnotetag95">95</a></b>: Cité dans un article de M. <span class="smcap">A. Gigot</span>, +<cite>Correspondant</cite> du 10 décembre 1860.</p> + +<p><a id="footnote96" name="footnote96"></a> +<b><a href="#footnotetag96">96</a></b>: <cite>Le maréchal Bugeaud</cite>, par <span class="smcap">d'Ideville</span>, t. +III, p. 201.</p> + +<p><a id="footnote97" name="footnote97"></a> +<b><a href="#footnotetag97">97</a></b>: Lettre du 15 septembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote98" name="footnote98"></a> +<b><a href="#footnotetag98">98</a></b>: Déjà, en 1845, par la même raison, le maréchal avait +déposé le portefeuille de la guerre; mais il avait conservé alors la +présidence du conseil.</p> + +<p><a id="footnote99" name="footnote99"></a> +<b><a href="#footnotetag99">99</a></b>: Citons, par exemple, dans ce dernier ordre d'idées, +cette délibération du conseil général du Nord: «Le conseil général, +douloureusement affligé des scandales qui, depuis quelque temps, se +sont révélés dans diverses parties du service public, émet le vœu +que le gouvernement se montre animé, dans le choix de ses agents, +de ces sentiments de probité et de haute moralité qui seuls peuvent +donner à l'administration cette influence légitime qu'elle doit +exercer dans l'intérêt de tous.»</p> + +<p><a id="footnote100" name="footnote100"></a> +<b><a href="#footnotetag100">100</a></b>: <cite>Histoire du gouvernement provisoire.</cite></p> + +<p><a id="footnote101" name="footnote101"></a> +<b><a href="#footnotetag101">101</a></b>: Ainsi apparut-il à M. Maxime du Camp. (<cite>Souvenirs de +l'année</cite> 1848, p. 42.)</p> + +<p><a id="footnote102" name="footnote102"></a> +<b><a href="#footnotetag102">102</a></b>: Lettre citée par le feu comte d'Haussonville dans un +article sur M. Lanfrey. (<cite>Revue des Deux Mondes</cite>, 1<sup>er</sup> septembre +1880, p. 26.)</p> + +<p><a id="footnote103" name="footnote103"></a> +<b><a href="#footnotetag103">103</a></b>: M. Odilon Barrot dit, dans ses <cite>Mémoires</cite> (t. I, p. +463): «Le toast au Roi ne fut ni exclu ni imposé.»</p> + +<p><a id="footnote104" name="footnote104"></a> +<b><a href="#footnotetag104">104</a></b>: Léon <span class="smcap">Faucher</span>, <cite>Biographie et correspondance</cite>, +t. I, p. 208.</p> + +<p><a id="footnote105" name="footnote105"></a> +<b><a href="#footnotetag105">105</a></b>: On se rappelle qu'au banquet du Château-d'Eau, sur 154 +députés invités, 86 seulement avaient accepté.</p> + +<p><a id="footnote106" name="footnote106"></a> +<b><a href="#footnotetag106">106</a></b>: M. Guizot en avait parlé à M. le duc d'Aumale, au +moment de sa nomination au gouvernement de l'Algérie, et lui avait +demandé s'il y aurait quelque objection.</p> + +<p><a id="footnote107" name="footnote107"></a> +<b><a href="#footnotetag107">107</a></b>: C'est ce que dit expressément M. Duvergier de +Hauranne, dans l'article qu'il a publié sur M. de Rémusat. (<cite>Revue +des Deux Mondes</cite> du 15 novembre 1875, p. 347.)</p> + +<p><a id="footnote108" name="footnote108"></a> +<b><a href="#footnotetag108">108</a></b>: M. Thiers disait à M. Nisard, le 24 février 1848: +«J'ai laissé la conduite des banquets à Barrot. C'est l'homme de ces +choses-là, parce qu'il est...» M. Nisard, tout en taisant le mot +dont s'était servi M. Thiers, dit que le terme qui s'en rapprochait +le plus était celui de «simple d'esprit». (<cite>Ægri somnia</cite>, ouvrage +posthume de M. Nisard.)</p> + +<p><a id="footnote109" name="footnote109"></a> +<b><a href="#footnotetag109">109</a></b>: Sur la fondation de la <cite>Réforme</cite>, voir plus haut, t. +VI, p. 3 et 4.</p> + +<p><a id="footnote110" name="footnote110"></a> +<b><a href="#footnotetag110">110</a></b>: Voir plus haut, t. VI, ch. <span class="smcap">v</span> et <span class="smcap">VI</span>.</p> + +<p><a id="footnote111" name="footnote111"></a> +<b><a href="#footnotetag111">111</a></b>: Voir les lettres écrites, le 25 février et le 6 +avril 1847, par le roi Léopold à son neveu, le duc régnant de +Saxe-Cobourg-Gotha. (<cite lang="de">Aus meinem Leben und aus meiner Zeit</cite>, von +<span class="smcap">Ernst</span> II, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 175 et +181.) J'ai déjà eu, du reste, occasion de noter ces préoccupations +chez le roi des Belges. (Voir plus haut, t. VI, p. 283.)</p> + +<p><a id="footnote112" name="footnote112"></a> +<b><a href="#footnotetag112">112</a></b>: Louis-Philippe prisait si haut l'esprit politique +du roi des Belges, que, vers la fin de son règne, en face des +difficultés croissantes de la situation, il songea à confier à +ce prince la régence de la France, pendant la minorité de son +petit-fils. Il eut, à ce sujet, avec lui, une correspondance, mais +on ne s'entendit pas. «Eh bien, disait assez irrévérencieusement +Léopold, en causant de cette affaire avec son neveu, le duc régnant +de Saxe-Cobourg, que le bon vieux monsieur mange sa soupe lui-même!» +(<cite lang="de">Aus meinem Leben</cite>, etc., t. I, p. 184.) Le roi des Belges, esprit +plus avisé que tendre, ne se piquait pas de dévouement envers son +beau-père; il cherchait plus à l'exploiter qu'il n'était disposé à le +servir, et il ne le ménageait pas, quand il se trouvait avec d'autres +Cobourg.</p> + +<p><a id="footnote113" name="footnote113"></a> +<b><a href="#footnotetag113">113</a></b>: Lettre de Louis-Philippe au roi des Belges, en date du +16 février 1847, publiée par la <cite>Revue rétrospective.</cite>—Lettre de M. +Désages à M. de Jarnac, du 3 mai 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote114" name="footnote114"></a> +<b><a href="#footnotetag114">114</a></b>: <cite>Revue rétrospective.</cite></p> + +<p><a id="footnote115" name="footnote115"></a> +<b><a href="#footnotetag115">115</a></b>: Lettre du 26 avril 1847. (<i>Documents inédits.</i>) Le duc +de Broglie terminait ainsi sa lettre: «Mon rôle dans les affaires +publiques a toujours été de me compter pour peu de chose et de ne +point viser au succès personnel. Somme toute, je m'en suis bien +trouvé, comme il arrive toujours quand on suit ce rôle par instinct +et avec persévérance. Je parle quand je crois avoir quelque chose à +dire qu'un autre ne dira ni mieux ni aussi bien que moi. J'agis quand +je crois que j'ai quelque chose à faire qu'un autre ne peut faire ni +mieux ni aussi bien que moi. Passé cela, je me tiens tranquille, et +ce que je préfère, c'est la vie privée. Si j'ai tort ou raison dans +cette occasion, c'est ce que l'événement décidera; mais je me serai +conduit conformément à mon caractère. C'est tout ce qu'il me faut. À +soixante et un ans, on n'a plus que cela à faire, même par intérêt.»</p> + +<p><a id="footnote116" name="footnote116"></a> +<b><a href="#footnotetag116">116</a></b>: Le roi des Belges, alors à Windsor, avait averti le +duc de Broglie qu'il était «impossible d'ôter de la tête de toutes +les personnes tant soit peu influentes en Angleterre, la Reine y +comprise, que tout ce qui était arrivé était le résultat d'une vaste +machination du gouvernement français». (Lettre confidentielle du duc +de Broglie à M. Guizot, du 5 juillet 1847. <i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote117" name="footnote117"></a> +<b><a href="#footnotetag117">117</a></b>: Lettres confidentielles de M. Guizot au duc de +Broglie, du 16 juillet et du 6 décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote118" name="footnote118"></a> +<b><a href="#footnotetag118">118</a></b>: Lettre précitée du 16 juillet 1847. (<i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote119" name="footnote119"></a> +<b><a href="#footnotetag119">119</a></b>: Lettre confidentielle du 18 octobre 1847. (<i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote120" name="footnote120"></a> +<b><a href="#footnotetag120">120</a></b>: Lettre confidentielle du duc de Broglie à M. Guizot, +du 12 octobre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote121" name="footnote121"></a> +<b><a href="#footnotetag121">121</a></b>: Dépêche du duc de Broglie à M. Guizot, du 16 septembre +1847.</p> + +<p><a id="footnote122" name="footnote122"></a> +<b><a href="#footnotetag122">122</a></b>: Lettre du 23 septembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote123" name="footnote123"></a> +<b><a href="#footnotetag123">123</a></b>: Il s'agit de la lettre dont j'ai cité plus haut, en +note, un passage, et où M. de Broglie rapportait une conversation +avec le roi des Belges.</p> + +<p><a id="footnote124" name="footnote124"></a> +<b><a href="#footnotetag124">124</a></b>: Cette lettre est de celles que Mme de Witt a publiées +dans son intéressant volume, <cite>Lettres de M. Guizot à sa famille et à +ses amis.</cite></p> + +<p><a id="footnote125" name="footnote125"></a> +<b><a href="#footnotetag125">125</a></b>: Voir plus haut, t. VI, p. 262, 263.</p> + +<p><a id="footnote126" name="footnote126"></a> +<b><a href="#footnotetag126">126</a></b>: Discours du 5 mai 1847.</p> + +<p><a id="footnote127" name="footnote127"></a> +<b><a href="#footnotetag127">127</a></b>: Lettre du 2 avril 1847. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of +Palmerston</cite>, t. III, p. 308.)</p> + +<p><a id="footnote128" name="footnote128"></a> +<b><a href="#footnotetag128">128</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, t. III, p. 199, 200.</p> + +<p><a id="footnote129" name="footnote129"></a> +<b><a href="#footnotetag129">129</a></b>: En rapportant ces faits après coup, Bulwer s'étonne +des scrupules du peuple espagnol. «C'est un peuple plein de +<i>decorum</i>, dit-il. Quelques personnages très considérables et très +considérés discutaient gravement s'il y avait lieu de se débarrasser +tranquillement du Roi au moyen d'une tasse de café; mais le scandale +d'un divorce les choquait.» (<i>Ibid.</i>, p. 200.)</p> + +<p><a id="footnote130" name="footnote130"></a> +<b><a href="#footnotetag130">130</a></b>: Sur toutes ces intrigues, voir <i>passim</i> la +correspondance de M. Guizot avec ses divers ambassadeurs, et les +lettres qu'il recevait du duc de Glucksbierg, chargé d'affaires de +France à Madrid. (<i>Documents inédits.</i>) Voir aussi les aveux qui +ressortent du récit même de Bulwer. (<cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. +III, p. 200, 201.)</p> + +<p><a id="footnote131" name="footnote131"></a> +<b><a href="#footnotetag131">131</a></b>: Le duc de Broglie mandait à M. Guizot, le 21 septembre +1847: «Lord John Russell m'a parlé avec découragement de l'Espagne; +les attaques contre Bulwer lui sont très sensibles.» Toutefois, notre +ambassadeur se rendait compte que, pour voir grandir cette révolte de +la conscience anglaise, il fallait à la fois que les menées de Bulwer +fussent mises en lumière et que la France s'effaçât. (Lettre du duc +de Broglie à son fils, en date du 15 septembre 1847. <i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote132" name="footnote132"></a> +<b><a href="#footnotetag132">132</a></b>: C'était là que demeurait la reine Christine.</p> + +<p><a id="footnote133" name="footnote133"></a> +<b><a href="#footnotetag133">133</a></b>: Lettre du 30 juillet 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote134" name="footnote134"></a> +<b><a href="#footnotetag134">134</a></b>: Lettres de M. Guizot à M. Rossi, du 26 avril et du 3 +octobre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote135" name="footnote135"></a> +<b><a href="#footnotetag135">135</a></b>: Dépêche de M. le duc de Broglie à M. Guizot, du 16 +septembre 1847.</p> + +<p><a id="footnote136" name="footnote136"></a> +<b><a href="#footnotetag136">136</a></b>: Lettre particulière de M. Guizot à M. Rossi, du 3 +octobre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote137" name="footnote137"></a> +<b><a href="#footnotetag137">137</a></b>: Lettre particulière de M. Guizot au marquis de +Dalmatie, du 4 mars 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote138" name="footnote138"></a> +<b><a href="#footnotetag138">138</a></b>: Correspondance du duc de Glucksbierg, chargé +d'affaires de France à Madrid, avec M. Guizot. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote139" name="footnote139"></a> +<b><a href="#footnotetag139">139</a></b>: Lettres de M. Guizot à M. Rossi et au duc de Broglie, +en date du 17 octobre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote140" name="footnote140"></a> +<b><a href="#footnotetag140">140</a></b>: Lettre du duc de Broglie à M. Guizot, en date du 26 +octobre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote141" name="footnote141"></a> +<b><a href="#footnotetag141">141</a></b>: Correspondance du duc de Glucksbierg avec M. Guizot. +(<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote142" name="footnote142"></a> +<b><a href="#footnotetag142">142</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote143" name="footnote143"></a> +<b><a href="#footnotetag143">143</a></b>: <i>Ibid.</i></p> + +<p><a id="footnote144" name="footnote144"></a> +<b><a href="#footnotetag144">144</a></b>: <i>Ibid.</i></p> + +<p><a id="footnote145" name="footnote145"></a> +<b><a href="#footnotetag145">145</a></b>: <i>Ibid.</i></p> + +<p><a id="footnote146" name="footnote146"></a> +<b><a href="#footnotetag146">146</a></b>: Lettre confidentielle du duc de Broglie à M. Guizot, +du 5 décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote147" name="footnote147"></a> +<b><a href="#footnotetag147">147</a></b>: Sur les événements de Grèce jusqu'en 1846, voir plus +haut, t. VI, ch. <span class="smcap">IV</span>, § <span class="smcap">III</span>.</p> + +<p><a id="footnote148" name="footnote148"></a> +<b><a href="#footnotetag148">148</a></b>: Lettre particulière au comte de Flahault. (<i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote149" name="footnote149"></a> +<b><a href="#footnotetag149">149</a></b>: C'était, en effet, le moment où Isabelle mettait +violemment ses ministres <i>moderados</i> à la porte, pour les remplacer +par les créatures de Bulwer.—Voir la lettre de lord Palmerston +à lord Normanby, du 2 avril 1847. (<span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of +Palmerston</cite>, t. III, p. 308.)</p> + +<p><a id="footnote150" name="footnote150"></a> +<b><a href="#footnotetag150">150</a></b>: M. Guizot mentionnait ces intrigues dans une lettre +particulière, écrite le 31 mars 1847, au marquis de Dalmatie, +ministre de France à Berlin, et il terminait par ces mots: «Il n'y a +pas un de ces détails dont je ne sois positivement sûr.» (<i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote151" name="footnote151"></a> +<b><a href="#footnotetag151">151</a></b>: Lettres particulières de M. Guizot au comte de +Flahault, en date du 30 mars 1847, et au marquis de Dalmatie, en date +du 31 mars. (<i>Documents inédits.</i>) Les affaires de Grèce étaient de +celles sur lesquelles, à cette même époque, M. de Kindworth avait +mission de proposer une entente à M. de Metternich. (<cite>Mémoires de +Metternich</cite>, t. VII, p. 389.)</p> + +<p><a id="footnote152" name="footnote152"></a> +<b><a href="#footnotetag152">152</a></b>: Lettre particulière de M. de Flahault à M. Guizot, du +5 avril 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote153" name="footnote153"></a> +<b><a href="#footnotetag153">153</a></b>: Lettre particulière de M. Guizot à M. de Flahault, du +30 mars 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote154" name="footnote154"></a> +<b><a href="#footnotetag154">154</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 370.</p> + +<p><a id="footnote155" name="footnote155"></a> +<b><a href="#footnotetag155">155</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 389, 390.</p> + +<p><a id="footnote156" name="footnote156"></a> +<b><a href="#footnotetag156">156</a></b>: Lettre du 28 septembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote157" name="footnote157"></a> +<b><a href="#footnotetag157">157</a></b>: De Londres, le duc de Broglie écrivait, le 2 novembre +1847, à M. Guizot: «Lord Palmerston a dit à M. de Bunsen que le +roi Othon serait bientôt détrôné, qu'une révolution se préparait.» +(<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote158" name="footnote158"></a> +<b><a href="#footnotetag158">158</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page132">132</a>.</p> + +<p><a id="footnote159" name="footnote159"></a> +<b><a href="#footnotetag159">159</a></b>: <i>Passim</i> dans <cite>La Grèce du roi Othon, Correspondance +de M. Thouvenel avec sa famille et ses amis</cite>, publiée par <span class="smcap">L. +Thouvenel</span>.</p> + +<p><a id="footnote160" name="footnote160"></a> +<b><a href="#footnotetag160">160</a></b>: Lettre de M. Désages à M. de Jarnac, 30 juillet 1847. +(<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote161" name="footnote161"></a> +<b><a href="#footnotetag161">161</a></b>: <cite>La Grèce du roi Othon</cite>, etc., p. 160, 161.</p> + +<p><a id="footnote162" name="footnote162"></a> +<b><a href="#footnotetag162">162</a></b>: Le mot se trouve, par exemple, dans une lettre de M. +Thouvenel au prince Albert de Broglie, 19 janvier 1848. (<cite>La Grèce du +roi Othon</cite>, etc., p. 164.)</p> + +<p><a id="footnote163" name="footnote163"></a> +<b><a href="#footnotetag163">163</a></b>: Voir plus haut, t. II, ch. <span class="smcap">XIV</span>, § <span class="smcap">V</span>.</p> + +<p><a id="footnote164" name="footnote164"></a> +<b><a href="#footnotetag164">164</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. +290.</p> + +<p><a id="footnote165" name="footnote165"></a> +<b><a href="#footnotetag165">165</a></b>: Voir la conversation du duc de Broglie et de lord +Palmerston, rapportée dans une dépêche du duc à M. Guizot, en date du +29 août 1847.</p> + +<p><a id="footnote166" name="footnote166"></a> +<b><a href="#footnotetag166">166</a></b>: Voir plus haut, t. VI, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">II</span>.</p> + +<p><a id="footnote167" name="footnote167"></a> +<b><a href="#footnotetag167">167</a></b>: Lettre de M. Désages à M. de Jarnac, du 29 août 1846. +(<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote168" name="footnote168"></a> +<b><a href="#footnotetag168">168</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. +273.</p> + +<p><a id="footnote169" name="footnote169"></a> +<b><a href="#footnotetag169">169</a></b>: Sur ces négociations, j'ai consulté la correspondance +confidentielle échangée entre M. Guizot et le duc de Broglie. +(<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote170" name="footnote170"></a> +<b><a href="#footnotetag170">170</a></b>: Lettre du 22 octobre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote171" name="footnote171"></a> +<b><a href="#footnotetag171">171</a></b>: Lettres du 10 mars et du 19 juin 1847. (<cite>Mémoires de +M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 330 et 333.)—Il y avait longtemps, +d'ailleurs, que le chancelier d'Autriche avait, au sujet de cette +année 1847, de fâcheux pressentiments. En 1840, peu après la +signature de la convention du 15 juillet, on parlait, dans son salon, +des préparatifs militaires de la France et des dangers que courait +la paix. «Non, dit le prince, la paix ne sera pas troublée cette +fois; tout cela se calmera; <em>mais, en 1847, tout ira au diable!</em>» +Cette anecdote fut racontée dans les premiers jours de 1848, par +la princesse de Metternich, à M. de Flahault, alors ambassadeur de +France à Vienne. (Lettre particulière de M. de Flahault à M. Guizot, +en date du 8 janvier 1848. <i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote172" name="footnote172"></a> +<b><a href="#footnotetag172">172</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote173" name="footnote173"></a> +<b><a href="#footnotetag173">173</a></b>: <cite>Le Prince Albert, Extraits de l'ouvrage de sir +Théodore Martin</cite>, par M. <span class="smcap">Craven</span>, t. I, p. 212.</p> + +<p><a id="footnote174" name="footnote174"></a> +<b><a href="#footnotetag174">174</a></b>: Voir plus haut, t. VI, chap. <span class="smcap">V</span>, § 9, et chap. +<span class="smcap">VI</span>, §§ 1 et 8.</p> + +<p><a id="footnote175" name="footnote175"></a> +<b><a href="#footnotetag175">175</a></b>: M. de Metternich écrivait, le 19 avril 1847, au +comte Apponyi: «Le cabinet français voudrait établir avec nous une +<em>entente</em>. Nous n'aimons pas ce terme, fort discrédité aujourd'hui.» +(<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 331.)</p> + +<p><a id="footnote176" name="footnote176"></a> +<b><a href="#footnotetag176">176</a></b>: M. Guizot écrivait, le 31 mars 1847, au marquis de +Dalmatie, ministre de France en Prusse: «Vous verrez, à Berlin +un Allemand que vous connaissez sûrement, de nom au moins, M. +Klindworth. Sachez qu'il voyage pour moi. Au fond, il appartient au +prince de Metternich. Ce n'est pas une raison pour que je ne m'en +serve pas.» (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote177" name="footnote177"></a> +<b><a href="#footnotetag177">177</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 388.</p> + +<p><a id="footnote178" name="footnote178"></a> +<b><a href="#footnotetag178">178</a></b>: Voir notamment les lettres de M. de Metternich au +comte Apponyi, en date du 19 avril et du 25 mai 1847. (<cite>Mémoires de +M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 331 à 333.)</p> + +<p><a id="footnote179" name="footnote179"></a> +<b><a href="#footnotetag179">179</a></b>: Lettre et dépêche du 12 et du 19 avril 1847, de M. de +Metternich au comte Apponyi. (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, p. 388 +à 395.)</p> + +<p><a id="footnote180" name="footnote180"></a> +<b><a href="#footnotetag180">180</a></b>: M. Guizot écrivait au duc de Broglie, le 3 décembre +1847: «Il m'est arrivé une fois d'appeler les dépêches du prince de +Metternich un galimatias judicieux. Convenez que sa petite lettre +d'aujourd'hui me donne bien raison.» (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote181" name="footnote181"></a> +<b><a href="#footnotetag181">181</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 400 et 401.</p> + +<p><a id="footnote182" name="footnote182"></a> +<b><a href="#footnotetag182">182</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 400 à 403.</p> + +<p><a id="footnote183" name="footnote183"></a> +<b><a href="#footnotetag183">183</a></b>: Dans une lettre du 7 novembre 1847, adressée par M. +Guizot à M. de Metternich, on trouve cette phrase: «J'ai appris avec +grand plaisir que la santé de Votre Altesse était excellente. J'en +fais mon compliment à l'Europe.» (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. +VII, p. 405.)</p> + +<p><a id="footnote184" name="footnote184"></a> +<b><a href="#footnotetag184">184</a></b>: Voir plus haut, t. IV, ch. <span class="smcap">IV</span>, § <span class="smcap">X</span>.</p> + +<p><a id="footnote185" name="footnote185"></a> +<b><a href="#footnotetag185">185</a></b>: Voir plus haut, t. IV, p. 311; t. V, p. 47; t. VI, p. +268.</p> + +<p><a id="footnote186" name="footnote186"></a> +<b><a href="#footnotetag186">186</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VI, p. 634; t. +VII, p. 100 à 103 et 127 à 137.—Cf. aussi une conversation de M. +de Metternich, rapportée dans une lettre particulière du comte +de Flahault à M. Guizot, en date du 21 janvier 1847. (<i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote187" name="footnote187"></a> +<b><a href="#footnotetag187">187</a></b>: Le prince Albert écrivait, à ce propos, au baron +Stockmar: «J'ai lu aujourd'hui avec alarme le discours du roi de +Prusse, qui, dans ma mauvaise traduction anglaise, produit une +impression vraiment étrange. Ceux qui connaissent et qui aiment le +Roi le retrouveront là, lui, ses vues et ses sentiments, dans chaque +parole, et lui seront reconnaissants de la franchise avec laquelle +il s'est exprimé; mais, si je me place au point de vue d'un public +froid et mal disposé, je me sens trembler. Quelle confusion d'idées! +et quel courage de la part d'un roi, que d'improviser ainsi, dans +un pareil moment et aussi longuement, non seulement en touchant aux +sujets les plus difficiles et les plus épineux, mais en s'y plongeant +d'emblée, en prenant Dieu à témoin, en promettant, menaçant, +protestant, etc.!» (<cite>Le Prince Albert, Extraits de l'ouvrage de sir +Théodore Martin</cite>, par M. <span class="smcap">Craven</span>, t. I, p. 221.)</p> + +<p><a id="footnote188" name="footnote188"></a> +<b><a href="#footnotetag188">188</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 368 à 371, +et 377 à 379.</p> + +<p><a id="footnote189" name="footnote189"></a> +<b><a href="#footnotetag189">189</a></b>: <span class="smcap">Bulwer</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. III, p. +285.</p> + +<p><a id="footnote190" name="footnote190"></a> +<b><a href="#footnotetag190">190</a></b>: Voir plus haut, t. VI, p. 266.</p> + +<p><a id="footnote191" name="footnote191"></a> +<b><a href="#footnotetag191">191</a></b>: Sur 1840, voir plus haut, t. IV, ch. <span class="smcap">IV</span>, § +<span class="smcap">X</span>.</p> + +<p><a id="footnote192" name="footnote192"></a> +<b><a href="#footnotetag192">192</a></b>: D'après une lettre de M. de Flahault, M. de +Metternich était «persuadé que ces vues d'agrandissement politique +et territorial entraient pour beaucoup dans les conseils des hommes +d'État qui s'étaient employés le plus activement à déterminer le roi +de Prusse à publier sa constitution». (Lettre particulière de M. de +Flahault à M. Guizot, du 5 mars 1847. <i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote193" name="footnote193"></a> +<b><a href="#footnotetag193">193</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 378.</p> + +<p><a id="footnote194" name="footnote194"></a> +<b><a href="#footnotetag194">194</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote195" name="footnote195"></a> +<b><a href="#footnotetag195">195</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 371 à 376.</p> + +<p><a id="footnote196" name="footnote196"></a> +<b><a href="#footnotetag196">196</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page155">155</a>.</p> + +<p><a id="footnote197" name="footnote197"></a> +<b><a href="#footnotetag197">197</a></b>: Lettre au comte Apponyi, en date du 12 avril 1847. +(<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 389.)</p> + +<p><a id="footnote198" name="footnote198"></a> +<b><a href="#footnotetag198">198</a></b>: Dépêches mentionnées par <span class="smcap">Hillebrand</span>, +<cite lang="de">Geschichte Frankreichs</cite>, 1830-1848, t. II, p. 649, 650.</p> + +<p><a id="footnote199" name="footnote199"></a> +<b><a href="#footnotetag199">199</a></b>: Sur ces précédents, voir plus haut, t. III, ch. +<span class="smcap">II</span>, § <span class="smcap">III</span>; ch. <span class="smcap">III</span>, § <span class="smcap">III</span>; ch. +<span class="smcap">VI</span>, § <span class="smcap">III</span>.</p> + +<p><a id="footnote200" name="footnote200"></a> +<b><a href="#footnotetag200">200</a></b>: Voir, sur ce point, les renseignements contenus dans +les <cite>Mémoires de Meyer</cite>, publiés à Vienne en 1875, et analysés dans +la <cite>Revue générale de Bruxelles</cite>, mai et octobre 1881.—Voir aussi +les <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 115 et 116.</p> + +<p><a id="footnote201" name="footnote201"></a> +<b><a href="#footnotetag201">201</a></b>: Dépêches de M. Guizot à M. de Pontois, des 26 décembre +1844 et 3 mars 1845.</p> + +<p><a id="footnote202" name="footnote202"></a> +<b><a href="#footnotetag202">202</a></b>: Dépêche du même au même, du 3 mars 1845.</p> + +<p><a id="footnote203" name="footnote203"></a> +<b><a href="#footnotetag203">203</a></b>: Voir notamment une dépêche de M. Guizot au marquis de +Dalmatie, ministre de France à Berlin, en date du 23 mars 1845.</p> + +<p><a id="footnote204" name="footnote204"></a> +<b><a href="#footnotetag204">204</a></b>: «Vous aurez bien joui, écrivait, le 4 avril 1845, +Louis-Philippe au maréchal Soult, de l'échec vigoureux que les corps +francs ont essuyé dans leur indigne tentative. L'effet moral en sera +grand, et contribuera, j'espère, à désabuser ceux qui croient encore +que les révolutionnaires sont toujours les plus forts, et qu'en +définitive ils obtiennent toujours la victoire. Nous autres, vétérans +de 92, nous savons le contraire; mais on nous prend trop souvent pour +des Cassandres.» (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote205" name="footnote205"></a> +<b><a href="#footnotetag205">205</a></b>: Dépêches et lettres diverses d'avril, mai et juin +1845.—Cf. <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 444 à 448, et +<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 110 à 121.</p> + +<p><a id="footnote206" name="footnote206"></a> +<b><a href="#footnotetag206">206</a></b>: Dépêches de M. de Metternich au comte Apponyi, en date +des 11 et 16 octobre 1846.—Voir aussi une lettre confidentielle du +même au même, du 19 octobre, reproduite dans les <cite>Mémoires de M. de +Metternich</cite>, t. VII, p. 178.</p> + +<p><a id="footnote207" name="footnote207"></a> +<b><a href="#footnotetag207">207</a></b>: Voir plus haut, t. VI, p. 254 et 264.</p> + +<p><a id="footnote208" name="footnote208"></a> +<b><a href="#footnotetag208">208</a></b>: Voir, par exemple, ce que M. de Metternich devait +écrire au baron de Kaisersfeld, son représentant en Suisse, le 1<sup>er</sup> +juillet 1847, et au comte Apponyi, le 3 juillet: «Si l'on ne veut pas +éventuellement de l'action, disait-il, il faut éviter la menace.» +(<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 459 et 464.)</p> + +<p><a id="footnote209" name="footnote209"></a> +<b><a href="#footnotetag209">209</a></b>: Dépêche de l'envoyé sarde à Paris, M. de Brignole, +en date du 22 octobre 1846. (<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite lang="de">Geschichte +Frankreichs</cite>, 1830-1848, t. II, p. 663.)</p> + +<p><a id="footnote210" name="footnote210"></a> +<b><a href="#footnotetag210">210</a></b>: Instructions remises à M. de Bois-le-Comte, février +1847.</p> + +<p><a id="footnote211" name="footnote211"></a> +<b><a href="#footnotetag211">211</a></b>: Voir notamment une dépêche de M. de Bois-le-Comte, du +22 janvier 1847.</p> + +<p><a id="footnote212" name="footnote212"></a> +<b><a href="#footnotetag212">212</a></b>: Depuis janvier 1847, Berne étant «canton directeur», +son président particulier devenait de plein droit chef du pouvoir +exécutif de la Confédération.</p> + +<p><a id="footnote213" name="footnote213"></a> +<b><a href="#footnotetag213">213</a></b>: Dépêche du 7 juin 1847. (<cite>Mémoires de M. de +Metternich</cite>, t. VII, p. 451 à 454.)</p> + +<p><a id="footnote214" name="footnote214"></a> +<b><a href="#footnotetag214">214</a></b>: Dépêche de M. Guizot à M. de Flahault, en date du 25 +juin 1847.</p> + +<p><a id="footnote215" name="footnote215"></a> +<b><a href="#footnotetag215">215</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 457, 458, +464.</p> + +<p><a id="footnote216" name="footnote216"></a> +<b><a href="#footnotetag216">216</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 459, 460, 464.—De Paris, on avait +donné à entendre à M. de Metternich que l'intervention, impossible +à faire ensemble et simultanément, pourrait se faire séparément +et successivement: l'Autriche prendrait les devants, et la France +suivrait. M. Guizot se flattait que, dans de telles conditions, +une action militaire serait plus facilement acceptée par le public +français; elle lui paraîtrait destinée moins encore à peser sur la +Suisse qu'à faire contrepoids à l'Autriche. Mais c'était précisément +cette dernière interprétation que redoutait fort M. de Metternich; +il se souvenait de notre expédition d'Ancône, et ne voulait pas nous +fournir l'occasion de la recommencer en Suisse. «Nous ne donnerons +pas dans ce panneau», écrivait-il au comte Apponyi. (<i>Ibid.</i>, p. 335, +461, 462, 465.)</p> + +<p><a id="footnote217" name="footnote217"></a> +<b><a href="#footnotetag217">217</a></b>: <span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite lang="de">Geschichte Frankreichs</cite>, +1830-1848, t. II, p. 671.—D'après l'envoyé badois, M. Guizot lui +aurait dit lui-même n'avoir fait en cette circonstance que «céder +à la manifestation d'une volonté auguste qui s'était prononcée +d'une façon décisive». (<i>Ibid.</i>)—M. de Metternich avait eu les +mêmes informations par son ambassadeur à Paris. (<cite>Mémoires de M. de +Metternich</cite>, t. VII, p. 461.)</p> + +<p><a id="footnote218" name="footnote218"></a> +<b><a href="#footnotetag218">218</a></b>: Dépêche de M. de Bois-le-Comte à M. Guizot, du 4 juin +1847. Lettre et dépêche de M. Guizot à M. de Bois-le-Comte, du 2 +juillet 1847.</p> + +<p><a id="footnote219" name="footnote219"></a> +<b><a href="#footnotetag219">219</a></b>: Correspondance confidentielle de M. Guizot et du duc +de Broglie pendant la première moitié de juillet 1847. (<i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote220" name="footnote220"></a> +<b><a href="#footnotetag220">220</a></b>: Dépêche de M. Peel à lord Palmerston, août 1847. +(Papiers parlementaires anglais.)</p> + +<p><a id="footnote221" name="footnote221"></a> +<b><a href="#footnotetag221">221</a></b>: Lettre à M. d'Houdetot, du 10 novembre 1847. +(<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote222" name="footnote222"></a> +<b><a href="#footnotetag222">222</a></b>: Dépêche confidentielle du marquis Ricci, représentant +du gouvernement sarde à Vienne. (<span class="smcap">Bianchi</span>, <cite>Storia +documentata della diplomazia europea in Italia</cite>, t. V, p. 13.)</p> + +<p><a id="footnote223" name="footnote223"></a> +<b><a href="#footnotetag223">223</a></b>: Lettre particulière de M. Guizot à M. de +Bois-le-Comte, du 13 octobre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote224" name="footnote224"></a> +<b><a href="#footnotetag224">224</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote225" name="footnote225"></a> +<b><a href="#footnotetag225">225</a></b>: Dépêche du duc de Broglie à M. Guizot, du 1<sup>er</sup> +novembre 1847.—Bunsen n'avait pas dû être le moins étonné de +l'ouverture de lord Palmerston. En effet, peu auparavant, tout dévoué +qu'il fût au ministre anglais, il ne pouvait s'empêcher de dire de +lui au duc de Broglie: «Depuis les derniers événements d'Espagne, +Palmerston est comme un lion blessé; il est intraitable; il nous +rudoie dans les affaires de Suisse; il dit que nous donnons la main +à tous les projets de l'Autriche et de la France, et leur suppose, à +l'une et à l'autre, des projets démesurés; il ne veut pas entendre +raison sur les affaires de Grèce... Il n'y a rien à faire avec lui.» +(Lettre confidentielle du duc de Broglie à M. Guizot, en date du 30 +octobre 1847. <i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote226" name="footnote226"></a> +<b><a href="#footnotetag226">226</a></b>: Dépêche de M. de Bois-le-Comte à M. Guizot, du 31 +octobre 1847.</p> + +<p><a id="footnote227" name="footnote227"></a> +<b><a href="#footnotetag227">227</a></b>: Lettre confidentielle du duc de Broglie à M. Guizot, +du 30 octobre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote228" name="footnote228"></a> +<b><a href="#footnotetag228">228</a></b>: Lettres confidentielles de M. Guizot au duc de +Broglie, dans le commencement de novembre 1847. (<i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote229" name="footnote229"></a> +<b><a href="#footnotetag229">229</a></b>: M. Guizot avait déjà pensé à cette médiation, quelques +mois auparavant. (Lettres confidentielles de M. Guizot au duc de +Broglie, pendant la première moitié de juillet. <i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote230" name="footnote230"></a> +<b><a href="#footnotetag230">230</a></b>: Dépêches de M. Guizot en date des 4, 7 et 8 novembre +1847.</p> + +<p><a id="footnote231" name="footnote231"></a> +<b><a href="#footnotetag231">231</a></b>: Dépêches du marquis de Dalmatie et du comte de +Flahault à M. Guizot, en date des 10 et 11 novembre 1847.—Voir +aussi la dépêche de M. de Metternich au comte Apponyi, en date du +15 novembre 1847. (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 490 à +492.)</p> + +<p><a id="footnote232" name="footnote232"></a> +<b><a href="#footnotetag232">232</a></b>: Correspondance confidentielle de M. Guizot et du duc +de Broglie; pendant la première moitié de novembre 1847. (<i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote233" name="footnote233"></a> +<b><a href="#footnotetag233">233</a></b>: Lettre confidentielle du duc de Broglie à M. Guizot; +du 14 novembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote234" name="footnote234"></a> +<b><a href="#footnotetag234">234</a></b>: Dépêche de lord Palmerston à lord Normanby, en date +du 16 novembre 1847.—Voir aussi une lettre confidentielle du duc de +Broglie à M. Guizot; en date du 16 novembre. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote235" name="footnote235"></a> +<b><a href="#footnotetag235">235</a></b>: Lettres diverses de M. Désages à M. de Jarnac, du 16 +au 22 novembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote236" name="footnote236"></a> +<b><a href="#footnotetag236">236</a></b>: Lettre du 13 octobre 1847. (<i>Documents inédits.</i>) Dans +cette même lettre, le duc de Broglie parlait avec admiration de cette +«résolution calme de ne pas souffrir qu'on porte atteinte au droit +qu'a Lucerne de confier à cinq Jésuites l'éducation de ses enfants, +pas plus que Guillaume Tell n'a souffert qu'il fût porté atteinte au +droit qu'il avait de ne pas ôter son bonnet devant les armoiries de +l'Autriche».</p> + +<p><a id="footnote237" name="footnote237"></a> +<b><a href="#footnotetag237">237</a></b>: Lettre à M. Désages, du 21 novembre 1847. (<i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote238" name="footnote238"></a> +<b><a href="#footnotetag238">238</a></b>: Lettre confidentielle du 18 novembre 1847. (<i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote239" name="footnote239"></a> +<b><a href="#footnotetag239">239</a></b>: Lettre du 21 novembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote240" name="footnote240"></a> +<b><a href="#footnotetag240">240</a></b>: Cité dans une lettre écrite, le 24 novembre 1847, par +M. Désages à M. de Jarnac. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote241" name="footnote241"></a> +<b><a href="#footnotetag241">241</a></b>: Voir plus haut, t. II, ch. <span class="smcap">XIV</span>, § +<span class="smcap">VI</span>.</p> + +<p><a id="footnote242" name="footnote242"></a> +<b><a href="#footnotetag242">242</a></b>: Lettre du 19 novembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote243" name="footnote243"></a> +<b><a href="#footnotetag243">243</a></b>: Lettre du 21 novembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote244" name="footnote244"></a> +<b><a href="#footnotetag244">244</a></b>: <i>Documents inédits.</i>—Quelques jours auparavant, M. +Guizot écrivait déjà, dans le même ordre d'idées: «Je n'ai pas la +moindre envie de prendre sur lord Palmerston, à quatre contre un, +ma revanche du traité du 15 juillet. Nous sommes quittes depuis +longtemps à cet égard, et ce n'est pas ma faute si j'ai été obligé de +m'acquitter.» (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote245" name="footnote245"></a> +<b><a href="#footnotetag245">245</a></b>: Dépêche et lettre du duc de Broglie à M. Guizot, en +date du 20 novembre 1847.</p> + +<p><a id="footnote246" name="footnote246"></a> +<b><a href="#footnotetag246">246</a></b>: Lettre du 24 novembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote247" name="footnote247"></a> +<b><a href="#footnotetag247">247</a></b>: Lettre du marquis de Dalmatie à M. Guizot, en date du +22 novembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote248" name="footnote248"></a> +<b><a href="#footnotetag248">248</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 494 à 500.</p> + +<p><a id="footnote249" name="footnote249"></a> +<b><a href="#footnotetag249">249</a></b>: Lettre particulière de M. Guizot à ses représentants +à Vienne, Berlin et Saint-Pétersbourg, en date du 19 novembre 1847. +(<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote250" name="footnote250"></a> +<b><a href="#footnotetag250">250</a></b>: Dépêche de M. Guizot au duc de Broglie, du 24 novembre +1847.</p> + +<p><a id="footnote251" name="footnote251"></a> +<b><a href="#footnotetag251">251</a></b>: M. de Metternich, après coup, devait exprimer un +regret de l'adhésion donnée par son ambassadeur. (<cite>Mémoires de M. de +Metternich</cite>, t. VII, p. 508.)</p> + +<p><a id="footnote252" name="footnote252"></a> +<b><a href="#footnotetag252">252</a></b>: Lettre particulière de M. Guizot au duc de Broglie, en +date du 25 novembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote253" name="footnote253"></a> +<b><a href="#footnotetag253">253</a></b>: Dépêche du duc de Broglie à M. Guizot, du 26 novembre +1847.</p> + +<p><a id="footnote254" name="footnote254"></a> +<b><a href="#footnotetag254">254</a></b>: Lettre particulière du 26 novembre 1847. (<i>Documents +inédits.</i>)—Quatre jours plus tard, revenant sur cet entretien, le +duc de Broglie écrivait encore à M. Guizot: «Si je n'eusse pris mon +parti de rompre, après trois heures d'altercation, de replier mon +papier, de prendre mon chapeau et de me lever pour sortir, Palmerston +n'aurait pas lâché prise.» (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote255" name="footnote255"></a> +<b><a href="#footnotetag255">255</a></b>: C'est ce qui devait faire dire, quelques semaines +plus tard, en pleine Chambre des pairs, au plus éloquent apologiste +du Sonderbund, M. de Montalembert: «Oui, la défaite a été honteuse. +La vérité m'arrache ce témoignage au détriment même de mes amis.» +Le duc de Broglie, avant l'événement, avait le pressentiment de ce +qui allait se passer; il écrivait à M. Guizot: «Il n'y a rien de si +simple et de si légitime que de céder à la force; mais, quand on en +est là, il ne faut pas trancher du Léonidas ni des martyrs.» (Lettre +du 20 novembre 1847. <i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote256" name="footnote256"></a> +<b><a href="#footnotetag256">256</a></b>: Lettre de M. de Massignac, secrétaire d'ambassade, à +M. de Bois-le-Comte, en date du 29 novembre 1847, rapportée dans une +dépêche de ce dernier, en date du 31 décembre 1847.</p> + +<p><a id="footnote257" name="footnote257"></a> +<b><a href="#footnotetag257">257</a></b>: Dépêche de M. de Bois-le-Comte à M. Guizot, en date du +2 décembre 1847.</p> + +<p><a id="footnote258" name="footnote258"></a> +<b><a href="#footnotetag258">258</a></b>: Le fait fut connu des diplomates accrédités à Paris. +(<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite lang="de">Geschichte Frankreichs</cite>, 1830-1848, t. II, p. +677.)</p> + +<p><a id="footnote259" name="footnote259"></a> +<b><a href="#footnotetag259">259</a></b>: Discours prononcé à la Chambre des pairs le 16 janvier +1848.—M. Doudan, tout sceptique qu'il fût, s'exprimait avec émotion +sur les violences commises par «ces enragés de radicaux» contre «de +pauvres gens qui leur étaient supérieurs devant Dieu, bien qu'ils +aimassent les Jésuites»; il les qualifiait «d'indignes sauvages»; +puis, à propos de l'expulsion des religieux de Saint-Bernard, +l'un des hauts faits des vainqueurs, il ajoutait: «Les chiens du +Saint-Bernard sont très supérieurs à ces radicaux-là, quoi qu'on en +puisse dire.» (<cite>Mélanges et Lettres</cite>, t. II, p. 145 et 148.)</p> + +<p><a id="footnote260" name="footnote260"></a> +<b><a href="#footnotetag260">260</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel</cite>, à la date +du 5 décembre 1847.</p> + +<p><a id="footnote261" name="footnote261"></a> +<b><a href="#footnotetag261">261</a></b>: Dépêches de M. de Metternich, du 29 novembre et du 7 +décembre 1847. (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 500 et +508.)</p> + +<p><a id="footnote262" name="footnote262"></a> +<b><a href="#footnotetag262">262</a></b>: Lettre particulière du marquis de Dalmatie à M. +Guizot, en date du 2 décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote263" name="footnote263"></a> +<b><a href="#footnotetag263">263</a></b>: Dépêches de M. de Metternich, des 12 et 24 décembre +1847. (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 354, 511, 512, +523.)</p> + +<p><a id="footnote264" name="footnote264"></a> +<b><a href="#footnotetag264">264</a></b>: Lettres particulières de M. de Flahault à M. Guizot, +en date des 29 et 30 novembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote265" name="footnote265"></a> +<b><a href="#footnotetag265">265</a></b>: Correspondance particulière du marquis de Dalmatie +avec M. Guizot, en novembre et décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote266" name="footnote266"></a> +<b><a href="#footnotetag266">266</a></b>: Lettre du même au même, du 10 décembre 1847. +(<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote267" name="footnote267"></a> +<b><a href="#footnotetag267">267</a></b>: <cite>Frédéric-Guillaume IV et le baron de Bunsen</cite>, par M. +<span class="smcap">Saint-René Taillandier</span>.</p> + +<p><a id="footnote268" name="footnote268"></a> +<b><a href="#footnotetag268">268</a></b>: Lettres particulières de M. Guizot au duc de Broglie, +en date des 29 novembre, 3 et 6 décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote269" name="footnote269"></a> +<b><a href="#footnotetag269">269</a></b>: Lettres au comte de Flahault et au marquis de +Dalmatie. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote270" name="footnote270"></a> +<b><a href="#footnotetag270">270</a></b>: Lettre du 8 décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote271" name="footnote271"></a> +<b><a href="#footnotetag271">271</a></b>: «Ces affaires, notait M. de Viel-Castel, occupent +en ce moment tous les esprits, et elles rejettent dans l'ombre les +questions intérieures.» (<i>Journal inédit.</i>)</p> + +<p><a id="footnote272" name="footnote272"></a> +<b><a href="#footnotetag272">272</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote273" name="footnote273"></a> +<b><a href="#footnotetag273">273</a></b>: <i>Ibid.</i></p> + +<p><a id="footnote274" name="footnote274"></a> +<b><a href="#footnotetag274">274</a></b>: Lettre particulière de M. Guizot au duc de Broglie, en +date du 13 décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote275" name="footnote275"></a> +<b><a href="#footnotetag275">275</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote276" name="footnote276"></a> +<b><a href="#footnotetag276">276</a></b>: Lettre de M. Guizot au duc de Broglie, en date du 3 +décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote277" name="footnote277"></a> +<b><a href="#footnotetag277">277</a></b>: Lettres particulières du duc de Broglie à M. Guizot, +du 4 au 17 décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote278" name="footnote278"></a> +<b><a href="#footnotetag278">278</a></b>: Lettres particulières de M. Guizot au duc de Broglie, +du 4 au 20 décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote279" name="footnote279"></a> +<b><a href="#footnotetag279">279</a></b>: Lettres particulières de M. Guizot au comte de +Flahault et au marquis de Dalmatie, en date du 20 décembre 1847. +(<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote280" name="footnote280"></a> +<b><a href="#footnotetag280">280</a></b>: Lettre du marquis de Dalmatie à M. Guizot, en date +du 25 décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)—Dépêches de M. de +Metternich au comte Apponyi, en date des 24 et 29 décembre 1847. +(<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 355 à 359, et 523 à 527.)</p> + +<p><a id="footnote281" name="footnote281"></a> +<b><a href="#footnotetag281">281</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 513 à 520.</p> + +<p><a id="footnote282" name="footnote282"></a> +<b><a href="#footnotetag282">282</a></b>: Lettres particulières du marquis de Dalmatie à M. +Guizot, en date des 16, 18, 19, 22 décembre 1847. Lettre particulière +de M. Guizot au comte de Flahault, en date du 21 décembre 1847, et +lettre de M. de Flahault à M. Guizot, en date du 28 décembre 1847. +(<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote283" name="footnote283"></a> +<b><a href="#footnotetag283">283</a></b>: Lettre du 27 décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote284" name="footnote284"></a> +<b><a href="#footnotetag284">284</a></b>: Lettres particulières du comte de Flahault à M. +Guizot, des 8 et 12 janvier 1848; du marquis de Dalmatie à M. Guizot, +du 9 janvier 1848. (<i>Documents inédits.</i>)—Voir aussi une dépêche de +M. de Metternich au comte Apponyi, du 12 janvier 1848. (<cite>Mémoires de +M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 553, 554.)</p> + +<p><a id="footnote285" name="footnote285"></a> +<b><a href="#footnotetag285">285</a></b>: Lettre particulière de M. Guizot au marquis de +Dalmatie, en date du 10 décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote286" name="footnote286"></a> +<b><a href="#footnotetag286">286</a></b>: Lettres particulières du marquis de Dalmatie à +M. Guizot, en date des 16, 19 et 22 décembre 1847; du comte de +Flahault à M. Guizot, en date du 28 décembre 1847. (<i>Documents +inédits.</i>)—Voir aussi dépêche de M. de Metternich au comte Apponyi, +en date du 12 janvier 1848. (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, +p. 553, 554.)</p> + +<p><a id="footnote287" name="footnote287"></a> +<b><a href="#footnotetag287">287</a></b>: Lettre particulière de M. Guizot au comte de Flahault, +en date du 21 décembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote288" name="footnote288"></a> +<b><a href="#footnotetag288">288</a></b>: Lettre de lord Palmerston à lord Ponsonby, alors +ambassadeur à Vienne, en date du 21 décembre 1847. (<span class="smcap">ASHLEY</span>, +<cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. I, p. 13.)</p> + +<p><a id="footnote289" name="footnote289"></a> +<b><a href="#footnotetag289">289</a></b>: Dès le 30 novembre 1847, le duc de Broglie écrivait +à M. Guizot: «Lord Palmerston est très content, visiblement très +content des affaires suisses, et il dirige ses journaux de façon +à en faire contre vous le principal point d'attaque de notre +opposition.» Le duc de Broglie ajoutait, dans une autre lettre, +datée du 24 décembre 1847: «Il est sans exemple que des pièces +diplomatiques aient été publiées sans être déposées au Parlement. +La publication des documents suisses n'aura donc pas lieu avant le +mois de février; mais il est probable que lord Palmerston les fait +imprimer en attendant, et il les donnera furtivement en communication +à l'opposition en France.» (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote290" name="footnote290"></a> +<b><a href="#footnotetag290">290</a></b>: Lettre de lord Palmerston à lord Minto. +(<span class="smcap">Ashley</span>, <cite lang="en">The Life of Palmerston</cite>, t. I. p. 10.)</p> + +<p><a id="footnote291" name="footnote291"></a> +<b><a href="#footnotetag291">291</a></b>: M. de Metternich écrivait à M. de Ficquelmont: «M. +Guizot veut attendre la fin du débat de l'adresse et la réponse +du Directoire helvétique, avant de passer à la seconde période de +l'action à entamer dans l'affaire suisse. En cela, M. Guizot a +raison.» (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 563.)</p> + +<p><a id="footnote292" name="footnote292"></a> +<b><a href="#footnotetag292">292</a></b>: Dépêche de M. de Metternich à M. de Ficquelmont, 10 +février 1848. (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 563.)—Voir +aussi une lettre particulière du 19 février 1848, dans laquelle le +marquis de Dalmatie signale les bonnes impressions rapportées par le +général de Radowitz à Berlin. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote293" name="footnote293"></a> +<b><a href="#footnotetag293">293</a></b>: Lettres du duc de Broglie à son fils, en date des 27 +janvier et 7 février 1848. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote294" name="footnote294"></a> +<b><a href="#footnotetag294">294</a></b>: Voir plus haut, livre I, ch. <span class="smcap">V</span>, § +<span class="smcap">III</span>, et livre II, ch. <span class="smcap">II</span>, §§ <span class="smcap">II</span> et +<span class="smcap">VI</span>.</p> + +<p><a id="footnote295" name="footnote295"></a> +<b><a href="#footnotetag295">295</a></b>: Voir livre III, ch. <span class="smcap">VI</span>, § <span class="smcap">IV</span>.</p> + +<p><a id="footnote296" name="footnote296"></a> +<b><a href="#footnotetag296">296</a></b>: Voir ce que M. de Metternich rapportait lui-même à M. +de Sainte-Aulaire en 1843. (<cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VII, p. 289.)</p> + +<p><a id="footnote297" name="footnote297"></a> +<b><a href="#footnotetag297">297</a></b>: Lettre à M. Guizot, du 18 juillet 1846.</p> + +<p><a id="footnote298" name="footnote298"></a> +<b><a href="#footnotetag298">298</a></b>: «Ils veulent faire de moi un Napoléon, quand je +ne suis qu'un pauvre curé de campagne.» (Cité par M. le marquis +<span class="smcap">Costa de Beauregard</span> dans son livre sur <cite>Les dernières années +du roi Charles-Albert</cite>.)</p> + +<p><a id="footnote299" name="footnote299"></a> +<b><a href="#footnotetag299">299</a></b>: «Courage, Saint Père, ayez confiance dans votre +peuple!»</p> + +<p><a id="footnote300" name="footnote300"></a> +<b><a href="#footnotetag300">300</a></b>: Pour tout ce que j'aurai à dire de ce prince, je me +suis beaucoup servi des attachants volumes du marquis <span class="smcap">Costa de +Beauregard</span>, sur la <cite>Jeunesse</cite> et les <cite>Dernières Années du roi +Charles-Albert</cite>.</p> + +<p><a id="footnote301" name="footnote301"></a> +<b><a href="#footnotetag301">301</a></b>: Le chancelier écrivait, le 29 mai, à son ministre à +Turin: «Le Roi n'a le choix qu'entre deux systèmes diamétralement +opposés: entre celui qu'il a suivi jusqu'ici, et celui que bien +des symptômes semblent caractériser comme étant celui qu'il entend +suivre dans un prochain avenir. Le premier de ces systèmes est celui +de conservation; l'autre est celui de la crasse révolution... Je +regarde comme possible que l'encens libéral puisse obscurcir ses +yeux... S'il a pris son parti, s'il veut la révolution, qu'il se +prononce, nous saurons prendre le parti qui nous convient; s'il ne la +veut pas, qu'il se prononce contre le mauvais jeu, nous sommes prêts +à le seconder dans ses efforts... Le point le plus essentiel, c'est +que nous voyions clair dans la situation.»</p> + +<p><a id="footnote302" name="footnote302"></a> +<b><a href="#footnotetag302">302</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 226 à 247.</p> + +<p><a id="footnote303" name="footnote303"></a> +<b><a href="#footnotetag303">303</a></b>: Le marquis d'Azeglio a rapporté lui-même cette +dramatique conversation dans ses <cite>Ricordi</cite>.</p> + +<p><a id="footnote304" name="footnote304"></a> +<b><a href="#footnotetag304">304</a></b>: Voir la préface du livre de M. le marquis <span class="smcap">de +Costa</span>, <cite>les Dernières Années du roi Charles-Albert</cite>.</p> + +<p><a id="footnote305" name="footnote305"></a> +<b><a href="#footnotetag305">305</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote306" name="footnote306"></a> +<b><a href="#footnotetag306">306</a></b>: Ce propos m'a été rapporté par M. le duc de Broglie.</p> + +<p><a id="footnote307" name="footnote307"></a> +<b><a href="#footnotetag307">307</a></b>: Lettre du 8 juin 1846.</p> + +<p><a id="footnote308" name="footnote308"></a> +<b><a href="#footnotetag308">308</a></b>: Dépêche de M. de Revel au ministre des affaires +étrangères du Piémont, en date du 10 juin 1846. (<cite>Storia documentata +della diplomazia europea in Italia</cite>, par Nicomède <span class="smcap">Bianchi</span>, +t. V, p. 6.)</p> + +<p><a id="footnote309" name="footnote309"></a> +<b><a href="#footnotetag309">309</a></b>: J'ai eu sous les yeux, grâce à de bienveillantes +communications, la correspondance officielle et confidentielle de M. +Guizot et de M. Rossi, correspondance également remarquable des deux +côtés. J'y ai fait de nombreux emprunts. Une partie de ces documents +avait déjà été citée soit dans le livre de M. <span class="smcap">d'Haussonville</span> +sur la <cite>Politique extérieure du gouvernement de Juillet</cite>, soit dans +les <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>. J'indiquerai ceux qui seront publiés ici +pour la première fois.</p> + +<p><a id="footnote310" name="footnote310"></a> +<b><a href="#footnotetag310">310</a></b>: Ce résumé des conversations de M. Rossi a été donné +par le prince Albert de Broglie, qui, comme je l'ai dit, était alors +premier secrétaire de l'ambassade de Rome. (<cite>Rossi et Pie IX</cite>, +article publié dans la <cite>Revue des Deux Mondes</cite> du 15 décembre 1848.)</p> + +<p><a id="footnote311" name="footnote311"></a> +<b><a href="#footnotetag311">311</a></b>: Lettre du 7 mai 1847. La première moitié de cette +lettre avait été seule publiée par M. Guizot dans ses <cite>Mémoires</cite>; la +fin est inédite.</p> + +<p><a id="footnote312" name="footnote312"></a> +<b><a href="#footnotetag312">312</a></b>: Lettres diverses de M. Rossi à M. Guizot, de juillet +1846 à juillet 1847.</p> + +<p><a id="footnote313" name="footnote313"></a> +<b><a href="#footnotetag313">313</a></b>: Lettres particulières de M. Guizot à M. Rossi, en date +des 21 et 28 juillet 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote314" name="footnote314"></a> +<b><a href="#footnotetag314">314</a></b>: Lettre du 28 mai 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote315" name="footnote315"></a> +<b><a href="#footnotetag315">315</a></b>: Lettre de M. Rossi à M. Guizot, du 30 juillet 1847.</p> + +<p><a id="footnote316" name="footnote316"></a> +<b><a href="#footnotetag316">316</a></b>: Lettres des 21 et 28 juillet 1847. (<i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote317" name="footnote317"></a> +<b><a href="#footnotetag317">317</a></b>: Lettre de M. Rossi à M. Guizot, en date du 28 juillet +1847.</p> + +<p><a id="footnote318" name="footnote318"></a> +<b><a href="#footnotetag318">318</a></b>: Voir livre I, ch. V, § <span class="smcap">III</span>.</p> + +<p><a id="footnote319" name="footnote319"></a> +<b><a href="#footnotetag319">319</a></b>: Dépêche de Ricci, ambassadeur sarde à Vienne, 26 +février 1847. (<span class="smcap">Bianchi</span>, <cite>Storia documentata della diplomazia +europea in Italia</cite>, t. V, p. 397, 398.)</p> + +<p><a id="footnote320" name="footnote320"></a> +<b><a href="#footnotetag320">320</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 476.</p> + +<p><a id="footnote321" name="footnote321"></a> +<b><a href="#footnotetag321">321</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 339.</p> + +<p><a id="footnote322" name="footnote322"></a> +<b><a href="#footnotetag322">322</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 410.</p> + +<p><a id="footnote323" name="footnote323"></a> +<b><a href="#footnotetag323">323</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 251 à 256.</p> + +<p><a id="footnote324" name="footnote324"></a> +<b><a href="#footnotetag324">324</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 410 à 414.</p> + +<p><a id="footnote325" name="footnote325"></a> +<b><a href="#footnotetag325">325</a></b>: La lettre écrite, à ce propos, le 24 avril 1847, par +M. de Metternich au grand-duc, est assez curieuse. Il lui reproche sa +«passivité» en face d'un parti libéral aussi dangereux que le parti +radical. «Le souverain <em>chassé</em> ne revient jamais», lui dit-il sous +forme d'avertissement. Puis il ajoute: «Que Votre Altesse Impériale +ne se fasse aucune illusion sur les dispositions fâcheuses à l'égard +de l'Autriche: le mot <em>Autriche</em> ne désigne pas la chose elle-même; +il ne s'applique qu'au pouvoir répressif dont les hommes du progrès +voudraient se débarrasser. Si ce pouvoir tombait, les princes +italiens tomberaient aussi, et pas un ne resterait sur son trône. En +ce qui concerne le trône grand-ducal, il est une vérité indiscutable: +Votre Altesse Impériale et votre Maison ne sont ni plus ni moins +italiennes et allemandes que le roi de la Lombardie.» (<cite>Mémoires de +M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 405 à 410.)</p> + +<p><a id="footnote326" name="footnote326"></a> +<b><a href="#footnotetag326">326</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page155">155</a>, dans quelles circonstances +avait eu lieu cette mission.</p> + +<p><a id="footnote327" name="footnote327"></a> +<b><a href="#footnotetag327">327</a></b>: Dépêche du comte d'Arnim, ministre de Prusse à Paris, +en date du 25 janvier 1847. (<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite lang="de">Geschichte +Frankreichs</cite>, 1830-1848, t. II, p. 682.)—Dépêche du marquis Ricci, +ambassadeur de Sardaigne à Vienne, en date du 26 février 1847. +(<span class="smcap">Bianchi</span>, <cite>Storia documentata, etc.</cite>, t. V, p. 19 et +398.)—<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 398 à 400.</p> + +<p><a id="footnote328" name="footnote328"></a> +<b><a href="#footnotetag328">328</a></b>: «Ménagez toujours Vienne, écrivait M. Guizot à M. +Rossi, le 6 décembre 1846. Ses défiances et ses alarmes du côté de +l'Italie sont infinies. Lord Palmerston travaille toujours à lui +arracher quelque démarche, quelque parole réelle ou apparente qui +le serve dans ses protestations contre la descendance de M. le duc +de Montpensier. M. de Metternich tient bon et reste tout à fait en +dehors de la question. Il nous importe fort qu'il persiste et que, +soit dans l'affaire espagnole, soit dans l'affaire polonaise, on ne +se retrouve pas quatre contre un. Je suis sûr que vous n'oublierez +jamais cela, tout en avançant dans notre voie à nous.» (<i>Documents +inédits.</i>)—Louis-Philippe était également très soucieux que M. Rossi +ne fît rien «pouvant donner de l'ombrage à l'Autriche». (Dépêche du +marquis Brignole, ambassadeur de Sardaigne à Paris, en date du 5 +décembre 1846. <span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite lang="de">Geschichte Frankreichs</cite>, t. II, +p. 681.)</p> + +<p><a id="footnote329" name="footnote329"></a> +<b><a href="#footnotetag329">329</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 390 à 400, +416 à 422, 471 à 474.—On s'en tint, entre les deux gouvernements, +à cet échange d'idées; mais il n'y eut pas de convention proprement +dite, comme le prétend à tort un historien prussien, M. Hillebrand, +sur la foi d'une dépêche de l'ambassadeur de Sardaigne à Paris. +(<cite lang="de">Geschichte Frankreichs</cite>, t. II, p. 682.) L'existence de cette +convention secrète est contredite par tous les documents que j'ai +eus sous les yeux, notamment par une lettre déjà citée de M. Guizot +à M. de Metternich, où il est dit que l'entente s'était faite «sans +conventions spéciales». (Voir plus haut, p. <a href="#page157">157</a>.)</p> + +<p><a id="footnote330" name="footnote330"></a> +<b><a href="#footnotetag330">330</a></b>: <i>Documents inédits</i>.</p> + +<p><a id="footnote331" name="footnote331"></a> +<b><a href="#footnotetag331">331</a></b>: Même lettre du 21 juillet 1847.—Cela montre à quel +point M. Hillebrand se trompe quand, sur la foi d'une dépêche du +ministre de Prusse à Paris, il prétend que le gouvernement français +aurait promis à l'Autriche de ne pas recommencer l'expédition +d'Ancône, si les Autrichiens occupaient les Légations. (<cite lang="de">Geschichte +Frankreichs</cite>, t. II, p. 682.)</p> + +<p><a id="footnote332" name="footnote332"></a> +<b><a href="#footnotetag332">332</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote333" name="footnote333"></a> +<b><a href="#footnotetag333">333</a></b>: Lettre de M. de Metternich au comte Apponyi, en date +du 6 août 1847. (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 416 à +422.)</p> + +<p><a id="footnote334" name="footnote334"></a> +<b><a href="#footnotetag334">334</a></b>: Dépêche du 22 août 1847. (<i>Ibid.</i>, p. 471 à 474.)</p> + +<p><a id="footnote335" name="footnote335"></a> +<b><a href="#footnotetag335">335</a></b>: Dépêche du marquis Ricci, ambassadeur de Sardaigne +à Vienne, en date du 14 août 1847. (<span class="smcap">Bianchi,</span> <cite>Storia +documentata della diplomazia europea in Italia</cite>, t. V, p. 399 à 402.)</p> + +<p><a id="footnote336" name="footnote336"></a> +<b><a href="#footnotetag336">336</a></b>: Lettre du 8 septembre 1847. (<span class="smcap">Costa de +Beauregard</span>, <cite>Les dernières années du roi Chartes-Albert</cite>, p. +559.)</p> + +<p><a id="footnote337" name="footnote337"></a> +<b><a href="#footnotetag337">337</a></b>: Lettre du 4 octobre 1847. Cette lettre, tombée +aux mains de M. de Metternich, a été communiquée par lui au +cabinet anglais, en novembre 1847, et par suite publiée dans les +<cite>Parliamentary Papers</cite>.</p> + +<p><a id="footnote338" name="footnote338"></a> +<b><a href="#footnotetag338">338</a></b>: Dépêche de M. Guizot au chargé d'affaires de France à +Vienne, en date du 1<sup>er</sup> septembre 1847.</p> + +<p><a id="footnote339" name="footnote339"></a> +<b><a href="#footnotetag339">339</a></b>: Lettre de M. de Metternich au comte Apponyi, en date +du 19 octobre 1847. (<cite>Mémoires de M. de Metternich,</cite> t. VII, p. 344.)</p> + +<p><a id="footnote340" name="footnote340"></a> +<b><a href="#footnotetag340">340</a></b>: <i>Ibid.</i>—Cf. aussi lettre du 7 octobre (p. 425).</p> + +<p><a id="footnote341" name="footnote341"></a> +<b><a href="#footnotetag341">341</a></b>: Lettre particulière du comte de Flahault à M. Guizot, +en date du 22 novembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote342" name="footnote342"></a> +<b><a href="#footnotetag342">342</a></b>: Lettre du 18 septembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote343" name="footnote343"></a> +<b><a href="#footnotetag343">343</a></b>: Lettre du 8 octobre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote344" name="footnote344"></a> +<b><a href="#footnotetag344">344</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 425.</p> + +<p><a id="footnote345" name="footnote345"></a> +<b><a href="#footnotetag345">345</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote346" name="footnote346"></a> +<b><a href="#footnotetag346">346</a></b>: Dépêche de M. Guizot à M. Rossi, 25 août 1847.</p> + +<p><a id="footnote347" name="footnote347"></a> +<b><a href="#footnotetag347">347</a></b>: Lettre particulière de M. Guizot à M. Rossi, du 26 +août 1847.—M. Guizot revenait avec insistance sur cette idée. «Nous +pourrons et nous ferons beaucoup, disait-il dans une autre lettre, +pour la cause de l'indépendance et des réformes romaines, toscanes, +napolitaines, sardes. Nous ne pourrions et ne ferions rien pour la +cause d'une révolution qui attaquerait l'ordre général européen. Et +les autres puissances s'uniraient contre.» (Lettre du 18 septembre. +<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote348" name="footnote348"></a> +<b><a href="#footnotetag348">348</a></b>: <span class="smcap">D'Haussonville</span>, <cite>Histoire de la politique +extérieure</cite>, t. II, p. 260.</p> + +<p><a id="footnote349" name="footnote349"></a> +<b><a href="#footnotetag349">349</a></b>: Dépêche à M. de Bourgoing, en date du 18 septembre +1847.—Voir aussi la dépêche de M. Guizot au comte de la +Rochefoucauld, ministre de France à Florence, en date du 25 août +1847.</p> + +<p><a id="footnote350" name="footnote350"></a> +<b><a href="#footnotetag350">350</a></b>: Lettre du 7 octobre 1847, publiée par le marquis de +Flers, dans son livre: <cite>Le roi Louis-Philippe, Vie anecdotique</cite>, p. +436 à 439.</p> + +<p><a id="footnote351" name="footnote351"></a> +<b><a href="#footnotetag351">351</a></b>: Lettre du 17 octobre 1847. <cite>Le roi Louis-Philippe</cite>, p. +443 à 447.</p> + +<p><a id="footnote352" name="footnote352"></a> +<b><a href="#footnotetag352">352</a></b>: C'est à l'occasion de certains articles du <cite>Journal +des Débats</cite>, qui soulevèrent, en effet, beaucoup d'irritation au delà +des Alpes, que M. d'Azeglio écrivait à un de ses amis de France: +«Que peut gagner votre ministère à laisser ainsi insulter par le +principal de ses organes un peuple qui fait les efforts les plus +méritoires pour se tirer de l'état d'abjection où l'avaient réduit +ses détestables gouvernements?» (<cite>Correspondance politique de Massimo +d'Azeglio</cite>, publiée par <span class="smcap">E. Rendu</span>.)</p> + +<p><a id="footnote353" name="footnote353"></a> +<b><a href="#footnotetag353">353</a></b>: Lettre de M. Guizot au duc de Broglie, en date du 25 +octobre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote354" name="footnote354"></a> +<b><a href="#footnotetag354">354</a></b>: Lettre du 17 février 1848.</p> + +<p><a id="footnote355" name="footnote355"></a> +<b><a href="#footnotetag355">355</a></b>: Dès le 12 avril 1847, avant l'affaire de Ferrare, +Massimo d'Azeglio écrivait à un Français: «Ce qui va trop doucement +et même ne va pas du tout, c'est votre ambassade. Je sais bien que +l'affaire des mariages espagnols gêne terriblement le gouvernement +français en Italie; aussi n'avons-nous pas la prétention d'exiger +de M. Guizot une déclaration de guerre à M. de Metternich. Si +les mariages espagnols sont avantageux pour la France, cela vous +regarde; mais, sauf meilleur avis, vous n'avez pas non plus intérêt +à jouer en Italie absolument le même air que l'Autriche... Or, dans +ce moment-ci, les deux flûtes, je vous assure, sont terriblement +d'accord; et je ne vois que l'Angleterre qui puisse s'en réjouir. +Vous lui laissez là, à elle, qui au fond se moque parfaitement +de notre progrès libéral et national, un admirable terrain, et +elle saura l'exploiter.» (<cite>Correspondance politique de Massimo +d'Azeglio.</cite>)</p> + +<p><a id="footnote356" name="footnote356"></a> +<b><a href="#footnotetag356">356</a></b>: Dépêche du comte de Revel, en date du 3 septembre +1847. (<span class="smcap">Bianchi</span>, <cite>Storia documentata della diplomazia europea +in Italia</cite>, t. V, p. 410.)</p> + +<p><a id="footnote357" name="footnote357"></a> +<b><a href="#footnotetag357">357</a></b>: Lettre de M. Guizot à M. Rossi, en date du 28 octobre +1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote358" name="footnote358"></a> +<b><a href="#footnotetag358">358</a></b>: Lettre du 27 septembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote359" name="footnote359"></a> +<b><a href="#footnotetag359">359</a></b>: Même lettre.</p> + +<p><a id="footnote360" name="footnote360"></a> +<b><a href="#footnotetag360">360</a></b>: Dépêche de M. Guizot à M. de Bourgoing, en date du 18 +septembre 1847.</p> + +<p><a id="footnote361" name="footnote361"></a> +<b><a href="#footnotetag361">361</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote362" name="footnote362"></a> +<b><a href="#footnotetag362">362</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote363" name="footnote363"></a> +<b><a href="#footnotetag363">363</a></b>: Cette lettre, qui a été publiée dans la <cite>Revue +rétrospective</cite>, contenait d'autres critiques contre la politique du +Roi. J'aurai l'occasion d'y revenir.</p> + +<p><a id="footnote364" name="footnote364"></a> +<b><a href="#footnotetag364">364</a></b>: Lettre du 8 août 1846. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote365" name="footnote365"></a> +<b><a href="#footnotetag365">365</a></b>: Voir plus haut, t. V, p. 383 et 387.</p> + +<p><a id="footnote366" name="footnote366"></a> +<b><a href="#footnotetag366">366</a></b>: Cette lettre était du 7 novembre, c'est-à-dire de la +même date que la lettre du prince de Joinville au duc de Nemours; +elle a été publiée par M. Guizot, dans ses <cite>Mémoires</cite>, t. VIII, p. +385 à 389.</p> + +<p><a id="footnote367" name="footnote367"></a> +<b><a href="#footnotetag367">367</a></b>: Dépêche de lord Minto, adressée de Rome à lord +Palmerston, en date du 13 novembre 1847. (<cite>Parliamentary papers.</cite>)</p> + +<p><a id="footnote368" name="footnote368"></a> +<b><a href="#footnotetag368">368</a></b>: Cf. plus haut, t. V, p. 208.</p> + +<p><a id="footnote369" name="footnote369"></a> +<b><a href="#footnotetag369">369</a></b>: <cite>Le prince Albert, extraits de l'ouvrage de sir +Théodore Martin</cite>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 233.</p> + +<p><a id="footnote370" name="footnote370"></a> +<b><a href="#footnotetag370">370</a></b>: Lettres des 18 et 20 avril 1847. (<i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote371" name="footnote371"></a> +<b><a href="#footnotetag371">371</a></b>: Lettre du duc de Broglie à M. Guizot, en date du 9 +août 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote372" name="footnote372"></a> +<b><a href="#footnotetag372">372</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote373" name="footnote373"></a> +<b><a href="#footnotetag373">373</a></b>: Voir les dépêches de lord Palmerston à lord Ponsonby, +en date des 12 août et 11 septembre 1847. (<cite>Parliamentary papers.</cite>) +Voir aussi <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 414 à 416.</p> + +<p><a id="footnote374" name="footnote374"></a> +<b><a href="#footnotetag374">374</a></b>: Autre dépêche du 11 septembre 1847.</p> + +<p><a id="footnote375" name="footnote375"></a> +<b><a href="#footnotetag375">375</a></b>: Dépêche de lord Normanby à lord Palmerston, du 17 +septembre 1847.</p> + +<p><a id="footnote376" name="footnote376"></a> +<b><a href="#footnotetag376">376</a></b>: Dépêche du comte de Revel au ministre des +affaires étrangères de Sardaigne, en date du 3 septembre 1847. +(<span class="smcap">Bianchi</span>, <cite>Storia documentata della diplomazia europea in +Italia</cite>, t. V, p. 411.)</p> + +<p><a id="footnote377" name="footnote377"></a> +<b><a href="#footnotetag377">377</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page258">258</a>.</p> + +<p><a id="footnote378" name="footnote378"></a> +<b><a href="#footnotetag378">378</a></b>: M. Guizot exprimait cette opinion dans une lettre à +M. Rossi, en date du 18 septembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)—Voir +aussi ses discours à la Chambre des députés, dans les séances des 29 +et 31 janvier 1848.</p> + +<p><a id="footnote379" name="footnote379"></a> +<b><a href="#footnotetag379">379</a></b>: <cite>Le prince Albert, extraits de l'ouvrage de sir +Théodore Martin</cite>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. 230 à 234.</p> + +<p><a id="footnote380" name="footnote380"></a> +<b><a href="#footnotetag380">380</a></b>: Dépêche du duc de Broglie à M. Guizot, en date du 16 +septembre 1847.</p> + +<p><a id="footnote381" name="footnote381"></a> +<b><a href="#footnotetag381">381</a></b>: Lettre du 23 septembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote382" name="footnote382"></a> +<b><a href="#footnotetag382">382</a></b>: Lettre du duc de Broglie à son fils, en date du 15 +septembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote383" name="footnote383"></a> +<b><a href="#footnotetag383">383</a></b>: Lettre au duc de Broglie, en date du 24 décembre 1847. +(<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote384" name="footnote384"></a> +<b><a href="#footnotetag384">384</a></b>: «L'Angleterre, disait M. Guizot dans sa lettre déjà +citée au prince de Joinville, donne aujourd'hui aux Italiens les +paroles et les apparences qui leur plaisent; elle ne leur donnera +rien de plus, et il faudra bien qu'ils s'en aperçoivent eux-mêmes.»</p> + +<p><a id="footnote385" name="footnote385"></a> +<b><a href="#footnotetag385">385</a></b>: Lettre du 27 janvier 1848. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote386" name="footnote386"></a> +<b><a href="#footnotetag386">386</a></b>: M. Rossi écrivait, le 18 novembre 1847, à M. Guizot: +«Ceux qui nous ont trouvés trop réservés ont compris que la voie +pacifique était la plus sûre. Aussi revient-on peu à peu à nous, +précisément à cause de la réserve digne et sérieuse que nous y avons +mise.»</p> + +<p><a id="footnote387" name="footnote387"></a> +<b><a href="#footnotetag387">387</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote388" name="footnote388"></a> +<b><a href="#footnotetag388">388</a></b>: Lettre de M. Rossi à M. Guizot, en date du 12 +décembre 1847. Voir aussi une lettre du 14 décembre, rapportant une +conversation semblable avec le Pape.</p> + +<p><a id="footnote389" name="footnote389"></a> +<b><a href="#footnotetag389">389</a></b>: Lettre de M. Rossi à M. Guizot, en date du 18 janvier +1848.</p> + +<p><a id="footnote390" name="footnote390"></a> +<b><a href="#footnotetag390">390</a></b>: Lettres précitées de M. Rossi à M. Guizot, en date du +12 décembre 1847 et du 18 janvier 1848.</p> + +<p><a id="footnote391" name="footnote391"></a> +<b><a href="#footnotetag391">391</a></b>: Lettre à M. d'Houdetot, en date du 10 novembre 1847. +(<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote392" name="footnote392"></a> +<b><a href="#footnotetag392">392</a></b>: Lettres du 6 et du 27 novembre 1847. (<cite>Mélanges et +Lettres</cite>, t. II, p. 136 et 141.)</p> + +<p><a id="footnote393" name="footnote393"></a> +<b><a href="#footnotetag393">393</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 424.</p> + +<p><a id="footnote394" name="footnote394"></a> +<b><a href="#footnotetag394">394</a></b>: Lettre au comte Apponyi, en date du 2 novembre 1847. +(<i>Ibid.</i>, p. 439.)</p> + +<p><a id="footnote395" name="footnote395"></a> +<b><a href="#footnotetag395">395</a></b>: Lettre au même, en date du 7 octobre 1847. (<i>Ibid.</i>, +p. 342.) Voir aussi p. 344 et 435.</p> + +<p><a id="footnote396" name="footnote396"></a> +<b><a href="#footnotetag396">396</a></b>: <i>Ibid.</i>, p. 433, 437, 444 et 557.</p> + +<p><a id="footnote397" name="footnote397"></a> +<b><a href="#footnotetag397">397</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 426 et 441.</p> + +<p><a id="footnote398" name="footnote398"></a> +<b><a href="#footnotetag398">398</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page214">214</a>.</p> + +<p><a id="footnote399" name="footnote399"></a> +<b><a href="#footnotetag399">399</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 424, 554, +558.—Voir aussi les <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 373 à +377.—Voir enfin une lettre de M. de Flahault, en date du 17 octobre +1847, rapportant à M. Guizot une conversation de M. de Metternich, +et la réponse de M. Guizot, en date du 27 octobre. (<i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote400" name="footnote400"></a> +<b><a href="#footnotetag400">400</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 349, 424, +438, 555, 558, 559.—Voir aussi la lettre de M. de Flahault à M. +Guizot, en date du 29 janvier 1848. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote401" name="footnote401"></a> +<b><a href="#footnotetag401">401</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 425, 437.</p> + +<p><a id="footnote402" name="footnote402"></a> +<b><a href="#footnotetag402">402</a></b>: Lettre du 14 janvier 1848. (<cite>Mémoires de M. de +Metternich</cite>, t. VII, p. 555.)</p> + +<p><a id="footnote403" name="footnote403"></a> +<b><a href="#footnotetag403">403</a></b>: Lettres du 16 et du 27 janvier 1848. (<i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote404" name="footnote404"></a> +<b><a href="#footnotetag404">404</a></b>: Lettre du 28 septembre 1847. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote405" name="footnote405"></a> +<b><a href="#footnotetag405">405</a></b>: Lettre à M. de Ficquelmont, en date du 23 octobre +1847. (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 437.)</p> + +<p><a id="footnote406" name="footnote406"></a> +<b><a href="#footnotetag406">406</a></b>: Cité par M. <span class="smcap">d'Haussonville</span> dans son <cite>Histoire +de la politique extérieure du gouvernement de Juillet</cite>, t. II, p. +262.</p> + +<p><a id="footnote407" name="footnote407"></a> +<b><a href="#footnotetag407">407</a></b>: Peu de temps après son avènement, ayant reçu de +Louis-Philippe, son oncle, le conseil de faire des concessions à +l'opinion, Ferdinand II avait répondu par cette lettre qui le peint +bien: «Pour m'approcher de la France de Votre Majesté, si elle peut +jamais être un principe, il faudrait renverser la loi fondamentale +qui constitue la base de notre gouvernement, et m'engouffrer dans +cette politique de jacobins pour laquelle mon peuple s'est montré +félon plus d'une fois à la maison de ses rois. La liberté est fatale +à la famille des Bourbons, et moi, je suis décidé à éviter à tout +prix le sort de Louis XVI et de Charles X. Mon peuple obéit à la +force et se courbe; mais malheur s'il se redresse sous les impulsions +de ces rêves qui sont si beaux dans les sermons des philosophes et +impossibles en pratique! Dieu aidant, je donnerai à mon peuple la +prospérité et l'administration honnête à laquelle il a droit; mais +je serai roi, je serai roi seul et toujours... J'avouerai avec +franchise à Votre Majesté qu'en tout ce qui concerne la paix ou le +maintien du système politique en Italie, j'incline aux idées qu'une +vieille expérience a montrées au prince de Metternich efficaces et +salutaires... Nous ne sommes pas de ce siècle. Les Bourbons sont +vieux, et, s'ils voulaient se calquer sur le patron des dynasties +nouvelles, ils seraient ridicules.»</p> + +<p><a id="footnote408" name="footnote408"></a> +<b><a href="#footnotetag408">408</a></b>: Lettre à M. de Jarnac, en date du 12 février 1848. +(<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote409" name="footnote409"></a> +<b><a href="#footnotetag409">409</a></b>: Le même M. Désages mandait à M. de Jarnac, le 27 +janvier 1848: «Nous écrivons à Naples pour prêcher modération +pendant la lutte, clémence et réformes après, si l'insurrection est +comprimée.»</p> + +<p><a id="footnote410" name="footnote410"></a> +<b><a href="#footnotetag410">410</a></b>: Cité par M. <span class="smcap">d'Haussonville</span> dans son <cite>Histoire +de la politique extérieure</cite>, t. II, p. 271.</p> + +<p><a id="footnote411" name="footnote411"></a> +<b><a href="#footnotetag411">411</a></b>: Dépêche du ministre des affaires étrangères de +Naples à son ambassadeur à Vienne, en date du 14 janvier 1848; +dépêche de cet ambassadeur, en date du 17 janvier; dépêche du comte +de Ludolf, ambassadeur d'Autriche à Rome, en date du 23 janvier. +(<span class="smcap">Bianchi</span>, <cite>Storia documentata della diplomazia europea in +Italia</cite>, t. V, p. 88, 89.)</p> + +<p><a id="footnote412" name="footnote412"></a> +<b><a href="#footnotetag412">412</a></b>: Lettre de M. Rossi à M. Guizot, en date du 17 février +1848.—La réponse du gouvernement français ne put être donnée avant +la révolution de Février.</p> + +<p><a id="footnote413" name="footnote413"></a> +<b><a href="#footnotetag413">413</a></b>: À l'heure même où, sans qu'on le sût encore à +Paris, commençait l'éclosion des constitutions italiennes, le 31 +janvier 1848, M. Guizot expliquait, à la tribune du Palais-Bourbon, +pourquoi il avait laissé les gouvernements de la Péninsule juges +du degré et de la nature de leurs réformes, sans les pousser à +copier nos institutions politiques. «Je crois, disait-il, que la +France doit avoir constamment l'œil ouvert sur l'équilibre qui se +déplace, de jour en jour, en Europe, entre les grands systèmes de +gouvernement, entre les gouvernements absolus et les gouvernements +constitutionnels. Je crois que l'établissement d'institutions libres +tourne au profit de la France, de son influence, de sa grandeur: +à une condition cependant, à la condition que ces tentatives-là +réussissent... Savez-vous ce qu'il y a de plus dangereux pour le +régime constitutionnel?... Ce sont les tentatives infructueuses +ou malheureuses. Savez-vous ce qui a le plus nui aux réformes en +Italie? Ce sont les révolutions de 1820 et de 1821, révolutions +mal conçues, venues mal à propos, fondées sur de mauvais principes +et fondant des institutions impraticables... Je n'ai nulle envie +de voir recommencer des tentatives pareilles... Voilà la cause +de ma réserve dans les conseils que je peux être appelé à donner +aux États italiens. Quand ils se sentiront en mesure de fonder des +constitutions chez eux, quand elles seront, en effet, praticables, +leur indépendance sera, je le répète, affirmée, maintenue par nous, +aussi bien qu'elle l'est aujourd'hui pour les réformes purement +administratives.»</p> + +<p><a id="footnote414" name="footnote414"></a> +<b><a href="#footnotetag414">414</a></b>: Dépêche de M. Guizot au comte de La Rochefoucauld, +ministre de France à Florence, en date du 21 février 1848.</p> + +<p><a id="footnote415" name="footnote415"></a> +<b><a href="#footnotetag415">415</a></b>: Même dépêche.</p> + +<p><a id="footnote416" name="footnote416"></a> +<b><a href="#footnotetag416">416</a></b>: <span class="smcap">Bianchi</span>, <cite>Storia documentata della diplomazia +europea in Italia</cite>, t. V, p. 93 à 95, et p. 434 et 435.</p> + +<p><a id="footnote417" name="footnote417"></a> +<b><a href="#footnotetag417">417</a></b>: <i>Ibid.</i></p> + +<p><a id="footnote418" name="footnote418"></a> +<b><a href="#footnotetag418">418</a></b>: Lettre particulière de M. de Flahault à M. Guizot, en +date du 1<sup>er</sup> février 1848. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote419" name="footnote419"></a> +<b><a href="#footnotetag419">419</a></b>: Dépêche de M. d'Arnim, ministre de Prusse, à Paris, +en date du 8 février 1848. (<span class="smcap">Hillebrand</span>, <cite lang="de">Geschichte +Frankreichs, 1830-1848</cite>, t. II, p. 690.)</p> + +<p><a id="footnote420" name="footnote420"></a> +<b><a href="#footnotetag420">420</a></b>: Dépêches de M. Abercromby, ministre d'Angleterre +à Turin, en date des 2 et 3 février 1848, et dépêches de lord +Palmerston à ses agents à Turin, Florence, Naples, en date des 11 et +12 février.</p> + +<p><a id="footnote421" name="footnote421"></a> +<b><a href="#footnotetag421">421</a></b>: Lettres des 23, 28 février et 3 mars 1848. (<i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote422" name="footnote422"></a> +<b><a href="#footnotetag422">422</a></b>: Février 1848. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote423" name="footnote423"></a> +<b><a href="#footnotetag423">423</a></b>: Ce rapprochement se présentait à d'autres esprits qui, +à raison de leurs préjugés, ne pouvaient voir qu'un des côtés de la +physionomie du Pape. Le prince Albert écrivait, dans une lettre au +baron Stockmar, le 13 février 1848: «Le Pape est la contre-partie +du roi de Prusse; beaucoup d'élan, des idées politiques à moitié +digérées, peu de perspicacité, avec un esprit très cultivé et très +accessible aux influences extérieures. Leur pierre d'achoppement à +tous les deux, c'est la pensée qu'ils peuvent mettre leurs sujets en +branle et garder ensuite complètement dans leurs mains la direction +et l'extension du mouvement...» (<cite>Le Prince Albert, Extraits de +l'ouvrage de sir Théodore Martin</cite>, par <span class="smcap">A. Craven</span>, t. I, p. +243.)</p> + +<p><a id="footnote424" name="footnote424"></a> +<b><a href="#footnotetag424">424</a></b>: Correspondance du marquis de Dalmatie avec M. Guizot, +en 1847, notamment lettres du 18 août et du 14 octobre. (<i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote425" name="footnote425"></a> +<b><a href="#footnotetag425">425</a></b>: Lettres du marquis de Dalmatie à M. Guizot, notamment +celles du 18 et du 19 février 1848. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote426" name="footnote426"></a> +<b><a href="#footnotetag426">426</a></b>: Dépêche du comte Nesselrode à l'ambassadeur russe +à Naples, en date du 18 octobre 1847. (<span class="smcap">Bianchi</span>, <cite>Storia +documentata della diplomazia europea in Italia</cite>, t. V, p. 414.)</p> + +<p><a id="footnote427" name="footnote427"></a> +<b><a href="#footnotetag427">427</a></b>: Dépêche chiffrée du marquis de Dalmatie à M. Guizot, +en date du 20 février 1848. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote428" name="footnote428"></a> +<b><a href="#footnotetag428">428</a></b>: Dépêche de M. Mercier, chargé d'affaires de France à +Saint-Pétersbourg, en date du 3 février 1848, et dépêche du marquis +de Dalmatie, en date du 19 février. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote429" name="footnote429"></a> +<b><a href="#footnotetag429">429</a></b>: <span class="smcap">Bianchi</span>, <cite>Storia documentata, etc.</cite>, t. V, p. +96.</p> + +<p><a id="footnote430" name="footnote430"></a> +<b><a href="#footnotetag430">430</a></b>: La dépêche du comte Nesselrode, qui ne fut communiquée +à lord Palmerston que le 7 mars, après la révolution de Février, +se trouve dans les <cite>Parliamentary papers</cite> distribués aux Chambres +anglaises en 1849.</p> + +<p><a id="footnote431" name="footnote431"></a> +<b><a href="#footnotetag431">431</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 589.</p> + +<p><a id="footnote432" name="footnote432"></a> +<b><a href="#footnotetag432">432</a></b>: Lettre de M. de Metternich à M. de Ficquelmont, en +date du 10 février 1848. (<cite>Mémoires de M. de Metternich,</cite> t. VII, p. +564.) Lettres du comte de Flahault à M. Guizot, du 1<sup>er</sup> février +1848; du marquis de Dalmatie au même, du 18 février; de M. Désages au +comte de Jarnac, du 14 février. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote433" name="footnote433"></a> +<b><a href="#footnotetag433">433</a></b>: Dépêche de lord Palmerston à lord Ponsonby, en +date du 11 février 1848, et dépêche de M. de Metternich au comte +Dietrichstein, ambassadeur d'Autriche à Londres, en date du 27 +février 1848. (<cite>Parliamentary papers.</cite>)</p> + +<p><a id="footnote434" name="footnote434"></a> +<b><a href="#footnotetag434">434</a></b>: <cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 589.</p> + +<p><a id="footnote435" name="footnote435"></a> +<b><a href="#footnotetag435">435</a></b>: Cité dans les Mémoires de Bernard de Meyer, le chef +des catholiques lucernois. (Cf. <cite>Revue générale</cite> de Bruxelles, +octobre 1881.)</p> + +<p><a id="footnote436" name="footnote436"></a> +<b><a href="#footnotetag436">436</a></b>: Dépêche à M. de Ficquelmont, en date du 10 février +1848. (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 563.)</p> + +<p><a id="footnote437" name="footnote437"></a> +<b><a href="#footnotetag437">437</a></b>: Dépêche au même, en date du 19 février 1848. +(<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 567.)</p> + +<p><a id="footnote438" name="footnote438"></a> +<b><a href="#footnotetag438">438</a></b>: Lettre particulière du comte de Flahault à M. Guizot, +en date du 24 février 1848. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote439" name="footnote439"></a> +<b><a href="#footnotetag439">439</a></b>: Dépêche de M. de Metternich au comte Apponyi, en date +du 6 février 1848. (<cite>Mémoires de M. de Metternich</cite>, t. VII, p. 563.)</p> + +<p><a id="footnote440" name="footnote440"></a> +<b><a href="#footnotetag440">440</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote441" name="footnote441"></a> +<b><a href="#footnotetag441">441</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote442" name="footnote442"></a> +<b><a href="#footnotetag442">442</a></b>: Sur les dernières années du gouvernement du maréchal +Bugeaud et sur les causes de sa retraite, voir plus haut, t. VI, ch. +<span class="smcap">VII</span>.</p> + +<p><a id="footnote443" name="footnote443"></a> +<b><a href="#footnotetag443">443</a></b>: Sur l'origine de cette résolution, voir t. VI, p. 371 +et 425.</p> + +<p><a id="footnote444" name="footnote444"></a> +<b><a href="#footnotetag444">444</a></b>: Voir plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">XIII</span>.</p> + +<p><a id="footnote445" name="footnote445"></a> +<b><a href="#footnotetag445">445</a></b>: Pour le récit qui va suivre, je me suis servi +principalement des <cite>Souvenirs</cite> toujours si exacts du général +<span class="smcap">de Martimprey</span>, et du remarquable ouvrage de M. Camille +<span class="smcap">Rousset</span> sur la <cite>Conquête de l'Algérie</cite>. J'ai aussi consulté +la <cite>Vie du général de La Moricière</cite>, par <span class="smcap">M. Keller</span>.</p> + +<p><a id="footnote446" name="footnote446"></a> +<b><a href="#footnotetag446">446</a></b>: Ce sont ces troupes que la république devait trouver +toutes prêtes et dont elle fera le noyau de l'armée des Alpes.</p> + +<p><a id="footnote447" name="footnote447"></a> +<b><a href="#footnotetag447">447</a></b>: Un pair portant un grand nom de l'Empire était +devenu fou à la suite de désordres et avait voulu, dit-on, tuer sa +maîtresse. Un autre, ambassadeur en fonction, pris d'un accès de +manie furieuse à la suite de querelles domestiques, s'était enfermé +dans une chambre d'hôtel, avec ses deux enfants, menaçant de les tuer +et de se tuer après; ce n'était qu'après trois heures d'efforts qu'on +était parvenu à se rendre maître de lui et à l'enfermer dans une +maison de santé.</p> + +<p><a id="footnote448" name="footnote448"></a> +<b><a href="#footnotetag448">448</a></b>: Le plus douloureux de ces suicides fut celui du comte +Bresson, l'habile négociateur des mariages espagnols, qui se coupa +la gorge à Naples, où il venait d'être nommé ambassadeur. Le déboire +très vif qu'il avait ressenti en se voyant appelé momentanément à un +poste secondaire ne suffisait pas à expliquer cet acte de désespoir, +qui devait être attribué à un accès de fièvre chaude.</p> + +<p><a id="footnote449" name="footnote449"></a> +<b><a href="#footnotetag449">449</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p> + +<p><a id="footnote450" name="footnote450"></a> +<b><a href="#footnotetag450">450</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p> + +<p><a id="footnote451" name="footnote451"></a> +<b><a href="#footnotetag451">451</a></b>: <cite>Mélanges et lettres</cite>, t. II, p. 148.</p> + +<p><a id="footnote452" name="footnote452"></a> +<b><a href="#footnotetag452">452</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote453" name="footnote453"></a> +<b><a href="#footnotetag453">453</a></b>: <i>Ibid.</i></p> + +<p><a id="footnote454" name="footnote454"></a> +<b><a href="#footnotetag454">454</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page16">16</a> et <a href="#page17">17</a>.</p> + +<p><a id="footnote455" name="footnote455"></a> +<b><a href="#footnotetag455">455</a></b>: <cite>Abdication du roi Louis-Philippe</cite>, racontée par +lui-même et recueillie par M. Édouard <span class="smcap">Lemoine</span>, p. 34 à 37.</p> + +<p><a id="footnote456" name="footnote456"></a> +<b><a href="#footnotetag456">456</a></b>: Voir t. V, p. 422 et suiv.</p> + +<p><a id="footnote457" name="footnote457"></a> +<b><a href="#footnotetag457">457</a></b>: J'ai trouvé ces divers renseignements soit dans les +passages qui m'ont été communiqués, des <cite>Mémoires de M. le comte de +Montalivet</cite>, soit dans d'autres documents contemporains également +inédits.</p> + +<p><a id="footnote458" name="footnote458"></a> +<b><a href="#footnotetag458">458</a></b>: <cite>Mémoires inédits du comte de Montalivet.</cite></p> + +<p><a id="footnote459" name="footnote459"></a> +<b><a href="#footnotetag459">459</a></b>: <cite lang="de">Aus meinem Leben und uns meiner Zeit</cite>, von +<span class="smcap">Ernst</span> II, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 184.</p> + +<p><a id="footnote460" name="footnote460"></a> +<b><a href="#footnotetag460">460</a></b>: On a fait grand bruit, à ce propos, d'une lettre que +le prince de Joinville avait écrite le 7 novembre 1847, de la rade +de la Spezzia, à son frère le duc de Nemours. Cette lettre, ramassée +dans quelque tiroir, lors du sac des Tuileries, le 24 février 1848, +a été publiée par la <cite>Revue rétrospective</cite>. Cette façon de violer le +secret d'une correspondance de famille, pour livrer au public les +plaintes d'un fils contre son père, et cela quand ce dernier était +dans le malheur, fait peu d'honneur à la délicatesse des éditeurs +de la <cite>Revue rétrospective</cite>, et montre une fois de plus qu'on se +permet dans la vie politique des procédés auxquels on aurait honte +d'avoir recours dans la vie privée. Ajoutons qu'on ne saurait +accepter comme un jugement réfléchi et définitif des pages écrites +dans le laisser-aller d'un épanchement fraternel, à une heure d'idées +noires où le prince lui-même se disait «troublé» et «funesté» par +de douloureuses nouvelles. Pour avoir l'expression exacte de sa +pensée, il faudrait, non sans doute prendre le contre-pied, mais +baisser ses plaintes de plusieurs tons. Ces réserves faites, voici +les principaux passages de la lettre: «Mon cher bon, je t'écris +un mot parce que je suis troublé par les événements que je vois +s'accumuler de tous côtés. Je commence à m'alarmer sérieusement, +et, dans ces moments-là, on aime à causer avec ceux en qui on a +confiance. La mort de Bresson m'a funesté... Il était ulcéré contre +le Roi; il avait tenu à Florence d'étranges propos sur lui. Le Roi +est inflexible; il n'écoute plus aucun avis; il faut que sa volonté +l'emporte sur tout. On ne manquera pas de répéter, et on relèvera, +ce que je regarde comme un danger, l'action que le père exerce sur +tout. Cette action inflexible, lorsqu'un homme d'État compromis +avec nous ne peut la vaincre, il n'a plus d'autre ressource que +le suicide.» Rien, soit dit en passant, de moins prouvé que cette +interprétation donnée au suicide de M. Bresson; le prince, écrivant +dans l'émotion de la première nouvelle, était évidemment mal informé. +La lettre continuait en ces termes: «Il me paraît difficile que, +cette année, à la Chambre, le débat ne vienne pas sur cette situation +anormale qui a effacé la fiction constitutionnelle et a mis le Roi +en cause sur toutes les questions. Il n'y a plus de ministres; leur +responsabilité est nulle; tout remonte au Roi. Le Roi est arrivé +à cet âge où l'on n'accepte plus les observations. Il est habitué +à gouverner, et il aime à montrer que c'est lui qui gouverne. Son +immense expérience, son courage et ses grandes qualités font qu'il +affronte le danger audacieusement, mais le danger n'en existe pas +moins... Nous arrivons devant la Chambre avec une déplorable +situation extérieure, et, à l'intérieur, avec une situation qui n'est +pas meilleure. Tout cela est l'œuvre du Roi seul, le résultat de +la vieillesse d'un roi qui veut gouverner, mais à qui les forces +manquent pour prendre une résolution virile. Le pis est que je ne +vois pas de remède. Chez nous, que dire et que faire, lorsqu'on +montrera notre mauvaise situation financière? Au dehors, que faire +pour relever notre position et suivre une ligne de conduite qui soit +du goût de notre pays? Ce n'est pas, certes, en faisant en Suisse une +intervention austro-française, ce qui serait pour nous ce que les +campagnes de 1823 ont été pour la Restauration. J'avais espéré que +l'Italie pourrait nous offrir ce dérivatif, ce révulsif dont nous +avons tant besoin; mais il est trop tard, la bataille est perdue... +Je me résume: En France, les finances délabrées; au dehors, placés +entre une amende honorable à Palmerston au sujet de l'Espagne, ou +cause commune avec l'Autriche pour faire le gendarme en Suisse et +lutter en Italie contre nos principes et nos alliés naturels: tout +cela rapporté au Roi, au Roi seul qui a faussé nos institutions +constitutionnelles... Tu me pardonneras cette épître; nous avons +besoin de nous sentir les coudes. Tu me pardonneras ce que je dis du +père: c'est à toi seul que je le dis; tu connais mon respect et mon +affection pour lui; mais il m'est impossible de ne pas regarder dans +l'avenir, et il m'effraye un peu.»</p> + +<p><a id="footnote461" name="footnote461"></a> +<b><a href="#footnotetag461">461</a></b>: Ce fait m'a été rapporté par M. le comte de +Saint-Aignan.</p> + +<p><a id="footnote462" name="footnote462"></a> +<b><a href="#footnotetag462">462</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote463" name="footnote463"></a> +<b><a href="#footnotetag463">463</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 542 à 545.</p> + +<p><a id="footnote464" name="footnote464"></a> +<b><a href="#footnotetag464">464</a></b>: Lettre particulière du 13 décembre 1847. (<i>Documents +inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote465" name="footnote465"></a> +<b><a href="#footnotetag465">465</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page18">18</a> à <a href="#page20">20</a>.</p> + +<p><a id="footnote466" name="footnote466"></a> +<b><a href="#footnotetag466">466</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page19">19</a>.</p> + +<p><a id="footnote467" name="footnote467"></a> +<b><a href="#footnotetag467">467</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page207">207</a>, <a href="#page208">208</a>.</p> + +<p><a id="footnote468" name="footnote468"></a> +<b><a href="#footnotetag468">468</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel</cite>, novembre et +décembre 1847.</p> + +<p><a id="footnote469" name="footnote469"></a> +<b><a href="#footnotetag469">469</a></b>: Cette publication avait eu du moins cet avantage de +provoquer l'Essai de Macaulay sur Barrère. En effet, voyageant alors +en France, Macaulay fut indigné de cette tentative de réhabilitation, +et il voulut, selon sa propre expression, «faire trembler le vieux +scélérat dans sa tombe». Il y réussit. Qui ne se souvient de ces +lignes vraiment vengeresses par lesquelles il termina son Essai: «Il +n'est pas indifférent qu'un homme revêtu par le public d'un mandat +honorable et élevé, un homme auquel sa position et ses relations +semblent donner le droit de parler au nom d'une grande partie de ses +concitoyens, vienne solliciter notre approbation en faveur d'une +vie souillée de toutes sortes de vices que ne rachète aucune vertu. +C'est ce qu'a fait M. Hippolyte Carnot. En cherchant à transformer +en relique cette charogne jacobine, il nous a forcé à la pendre au +gibet, et nous osons dire que de la hauteur d'infamie où nous l'avons +placée, il aura quelque peine à la descendre.»</p> + +<p><a id="footnote470" name="footnote470"></a> +<b><a href="#footnotetag470">470</a></b>: Lucien <span class="smcap">de la Hodde</span>, <cite>Histoire des sociétés +secrètes de 1830 à 1848</cite>, p. 378 à 381.</p> + +<p><a id="footnote471" name="footnote471"></a> +<b><a href="#footnotetag471">471</a></b>: <cite>Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.</cite></p> + +<p><a id="footnote472" name="footnote472"></a> +<b><a href="#footnotetag472">472</a></b>: <cite>Mémoires posthumes</cite> de M. Odilon <span class="smcap">Barrot</span>, p. +505, 506.</p> + +<p><a id="footnote473" name="footnote473"></a> +<b><a href="#footnotetag473">473</a></b>: <cite>Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.</cite></p> + +<p><a id="footnote474" name="footnote474"></a> +<b><a href="#footnotetag474">474</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 546.</p> + +<p><a id="footnote475" name="footnote475"></a> +<b><a href="#footnotetag475">475</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p> + +<p><a id="footnote476" name="footnote476"></a> +<b><a href="#footnotetag476">476</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote477" name="footnote477"></a> +<b><a href="#footnotetag477">477</a></b>: <i>Ibid.</i></p> + +<p><a id="footnote478" name="footnote478"></a> +<b><a href="#footnotetag478">478</a></b>: Dans un article publié par la <cite>Revue des Deux Mondes</cite>, +le 1<sup>er</sup> janvier 1848, un député de la majorité, M. de Morny, se +demandait si, pour remplacer l'alliance anglaise, la France devait +«rechercher d'autres alliances et s'empresser de donner des gages à +ces nouvelles amitiés». Il répondait: «Non.» Il reconnaissait sans +doute la nécessité de respecter les traités; mais il ajoutait: «Cela +fait, n'oublions jamais que nous sommes une puissance libérale, que +notre gouvernement est né d'une révolution... Si nous étions tentés +de l'oublier, le pays nous en ferait bientôt ressouvenir. N'imitons +pas ces parvenus qui, rougissant de leur origine, finissent par être +odieux à leurs familles plébéiennes et méprisés par le monde nouveau +où ils tentent de s'introduire.»</p> + +<p><a id="footnote479" name="footnote479"></a> +<b><a href="#footnotetag479">479</a></b>: C'étaient là des vérités que ne contesterait +aujourd'hui aucun homme politique sérieux. M. Thiers, qui, par +entraînement d'opposition, usait, en 1847, de l'argument combattu +par M. Guizot, en a fait justice lui-même plus tard, quand il l'a +rencontré dans la bouche des ministres de Napoléon III; à ceux-ci, +prétendant que l'Empire était tenu, à raison de son principe, de +se mettre toujours, en Europe, du côté des nationalités, il a +répondu, avec l'impatience du bon sens se heurtant à une niaiserie +dangereuse: «En politique, il faut se mettre du côté de ses intérêts. +Si on rencontre son principe sur son chemin, tant mieux; si on le +trouve contre soi, tant pis.» C'était, sous une forme plus vive et, +en quelque sorte, plus brutale, la même idée qu'avait exprimée M. +Guizot.</p> + +<p><a id="footnote480" name="footnote480"></a> +<b><a href="#footnotetag480">480</a></b>: «Le Pape, dit M. Guizot, a fait une grande chose, +une chose qui, depuis bien des siècles peut-être, n'était venue +spontanément dans la pensée d'aucun souverain. Il a entrepris +volontairement, sincèrement, la réforme intérieure de ses États... À +ce titre seul, une immense confiance lui est due... Mais qu'est-ce +qui manque, en général, à la plupart des grands réformateurs? Un +point d'arrêt, un principe de résistance... Il y a, grâce à Dieu, +dans la situation du Pape, à côté d'un principe admirable et puissant +de réforme, un principe admirable et puissant de résistance... Je +sais bien que les révolutionnaires sont arrogants; je sais qu'ils +font bon marché de la religion, du catholicisme, de la papauté; +qu'ils se figurent qu'ils enlèveront tout cela comme un torrent. Ils +l'ont essayé plus d'une fois; ils ont cru qu'ils avaient emporté ces +vieilles grandeurs de la société humaine; elles ont reparu derrière +eux; elles ont reparu plus grandes qu'eux. Ce qui a surmonté le +pouvoir de la Révolution française et de Napoléon surmontera bien les +fantaisies de la jeune Italie.»</p> + +<p><a id="footnote481" name="footnote481"></a> +<b><a href="#footnotetag481">481</a></b>: La lettre lue par M. Guizot était du 27 septembre +1847; j'en ai cité ailleurs quelques passages. (Cf. plus haut, p. 259 +et 260.) Le ministre aurait pu, du reste, aussi bien lire plusieurs +autres de ses lettres.</p> + +<p><a id="footnote482" name="footnote482"></a> +<b><a href="#footnotetag482">482</a></b>: Un journal peu suspect de sympathie pour l'orateur, +qu'il traite de «sacristain», le National, fait ce tableau de la +séance: «Nous voudrions raconter froidement la séance incroyable à +laquelle nous avons assisté; froidement, si cela est possible... +Il était réservé à M. de Montalembert d'exciter parmi ses collègues +une de ces violentes émotions contre lesquelles nous les croyions +garantis. Il peut être fier de son succès, qui dépasse tout ce que +son orgueil avait pu rêver. Personne n'avait encore remué à ce point +les pupitres, les couteaux de bois et les poitrines de la pairie. Ce +n'était pas de l'agitation, mais des transports. Ce n'étaient pas des +spasmes, mais une sorte de fièvre chaude. Les cris, les bravos, les +trépignements servaient de cortège aux effusions de son éloquence. +Passionné lui-même jusqu'au délire, il a jeté, sur tous les bancs, +des courants d'électricité qui les faisaient bondir.»</p> + +<p><a id="footnote483" name="footnote483"></a> +<b><a href="#footnotetag483">483</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel</cite>, à la date du +15 janvier 1848.</p> + +<p><a id="footnote484" name="footnote484"></a> +<b><a href="#footnotetag484">484</a></b>: Le <cite>Journal des Débats</cite> déclarait que «l'effet +produit par le discours était peut-être unique dans notre histoire +parlementaire». Le <cite>Constitutionnel</cite> disait: «Sans proclamer, comme +on l'a fait, M. de Montalembert le plus grand orateur des temps +modernes, nous reconnaîtrons volontiers qu'il a déployé un grand +talent pour la défense d'une détestable cause.» On lisait dans la +<cite>Presse</cite>: «L'aiglon s'est fait aigle et s'est élevé à une hauteur où +l'amitié la plus complaisante ne le supposait pas capable d'arriver. +Peu d'hommes de tribune ont compté dans leur vie un succès aussi +complet.»</p> + +<p><a id="footnote485" name="footnote485"></a> +<b><a href="#footnotetag485">485</a></b>: <cite>Mélanges</cite>, par Louis <span class="smcap">Veuillot</span>, t. IV, p. 74.</p> + +<p><a id="footnote486" name="footnote486"></a> +<b><a href="#footnotetag486">486</a></b>: <span class="smcap">X. Doudan</span>, <cite>Mélanges et lettres</cite>, t. II, p. +147.</p> + +<p><a id="footnote487" name="footnote487"></a> +<b><a href="#footnotetag487">487</a></b>: <cite>Les Cahiers de Sainte-Beuve</cite>, p. 70.</p> + +<p><a id="footnote488" name="footnote488"></a> +<b><a href="#footnotetag488">488</a></b>: <cite lang="de">Aus meinem Leben und aus meiner Zeit</cite>, von +<span class="smcap">Ernst</span> II, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 193.</p> + +<p><a id="footnote489" name="footnote489"></a> +<b><a href="#footnotetag489">489</a></b>: Une note, trouvée dans les papiers de M. Guizot et +publiée par la <cite>Revue rétrospective</cite>, n'en relevait pas moins de +vingt et un entre 1821 et 1844.</p> + +<p><a id="footnote490" name="footnote490"></a> +<b><a href="#footnotetag490">490</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p> + +<p><a id="footnote491" name="footnote491"></a> +<b><a href="#footnotetag491">491</a></b>: Lettre du 21 janvier 1848. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote492" name="footnote492"></a> +<b><a href="#footnotetag492">492</a></b>: M. Doudan écrivait au prince de Broglie, au sujet +de cette discussion: «C'est un bruit terrible pour une omelette au +lard. J'en ai voulu à la majorité d'avoir permis que M. Guizot subît +la nécessité de s'expliquer devant la Chambre sur ces misères. Il y +a des choses qui ne sont rien et qui sont indéfendables devant le +pédantisme d'un public, même d'un public qui ferait la même chose et +plus, toute la journée; mais la majorité, tout en votant bien, s'est +passé la fantaisie de prendre de grands airs attristés sur l'horreur +de donner des places dans une vue politique.» (<cite>Mélanges et lettres</cite>, +t. II, p. 148.)</p> + +<p><a id="footnote493" name="footnote493"></a> +<b><a href="#footnotetag493">493</a></b>: Séances des 24, 25 et 26 janvier 1848.</p> + +<p><a id="footnote494" name="footnote494"></a> +<b><a href="#footnotetag494">494</a></b>: Voir plus haut, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">IV</span>.—Cf. du +reste, sur l'histoire financière de la monarchie de Juillet, t. III, +ch. <span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">V</span>; t. IV, ch. <span class="smcap">V</span>, § <span class="smcap">XII</span>; t. V, +ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">X</span>; t. VI, ch. <span class="smcap">II</span>, § <span class="smcap">III</span>.</p> + +<p><a id="footnote495" name="footnote495"></a> +<b><a href="#footnotetag495">495</a></b>: Cf. plus haut, p. 32.</p> + +<p><a id="footnote496" name="footnote496"></a> +<b><a href="#footnotetag496">496</a></b>: Les emprunts précédents avaient été négociés, celui +de 1841 à 78 fr. 52 1/2, celui de 1844 à 84 fr. 75: on voit quelle +dépréciation avait été causée par la crise de 1847.</p> + +<p><a id="footnote497" name="footnote497"></a> +<b><a href="#footnotetag497">497</a></b>: Les adjudicataires versèrent ainsi, jusqu'au 24 +février 1848, 64 millions. Après la révolution, à raison de +l'effondrement du crédit, ils obtinrent de ne pas remplir leurs +engagements.</p> + +<p><a id="footnote498" name="footnote498"></a> +<b><a href="#footnotetag498">498</a></b>: M. Garnier-Pagès, membre du gouvernement provisoire, +chargé de diriger les finances du nouveau régime, a dit, dans son +rapport du 10 mars 1848: «Ce qui est certain, ce que j'affirme de +toute la force d'une conviction éclairée et loyale, c'est que si la +dynastie d'Orléans avait régné quelque temps encore, la banqueroute +était inévitable. Oui, citoyens, proclamons-le avec bonheur, avec +orgueil, à tous les titres qui recommandent la République à l'amour +de la France et au respect du monde, il faut ajouter celui-ci: la +République a sauvé la France de la banqueroute.»</p> + +<p><a id="footnote499" name="footnote499"></a> +<b><a href="#footnotetag499">499</a></b>: Cette partie de la discussion occupa les séances des +27 et 28 janvier 1848.</p> + +<p><a id="footnote500" name="footnote500"></a> +<b><a href="#footnotetag500">500</a></b>: Cf. plus haut, t. VI, ch. <span class="smcap">II</span>, § <span class="smcap">VI</span>.</p> + +<p><a id="footnote501" name="footnote501"></a> +<b><a href="#footnotetag501">501</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote502" name="footnote502"></a> +<b><a href="#footnotetag502">502</a></b>: 29 et 31 janvier 1848.</p> + +<p><a id="footnote503" name="footnote503"></a> +<b><a href="#footnotetag503">503</a></b>: 1<sup>er</sup>, 2 et 3 février.</p> + +<p><a id="footnote504" name="footnote504"></a> +<b><a href="#footnotetag504">504</a></b>: À ce même moment, M. Rossi, qui de Rome suivait +anxieusement ces débats, disait à son premier secrétaire, le prince +Albert de Broglie: «Si le ministère tombe, et que Molé ou Thiers +arrivent au pouvoir, je vous envoie tout de suite à Paris pour leur +dire:—Je ne puis faire un pas de plus sans aboutir à la guerre +contre l'Autriche. La voulez-vous?»—Je tiens ce fait de M. le duc de +Broglie.</p> + +<p><a id="footnote505" name="footnote505"></a> +<b><a href="#footnotetag505">505</a></b>: Le <cite>National</cite> du 1<sup>er</sup> février disait que la +politique exposée par M. Thiers «était au fond la même que celle de +M. Guizot, avec l'hypocrisie en plus», et il regrettait que la gauche +n'eût pas «sifflé» l'orateur.</p> + +<p><a id="footnote506" name="footnote506"></a> +<b><a href="#footnotetag506">506</a></b>: M. Guizot éprouvait parfois un singulier embarras +à concilier les exigences de la discussion parlementaire avec les +convenances de sa diplomatie. Au cours de sa réponse à M. Thiers, +il fut amené à dire que la présence des troupes autrichiennes à +Modène était «un fait irrégulier». Mais il se rendit compte aussitôt +que cette expression blesserait l'Autriche, qu'il entrait dans son +jeu de ménager. M. Klindworth écrivit, le 3 février 1848, à M. de +Metternich: «Dans la discussion sur l'Italie, M. Guizot a prononcé +un discours dans lequel il a dit que la présence des Autrichiens à +Modène constituait un état de choses <em>irrégulier</em>. Le ministre fait +savoir à Votre Altesse le vif regret qu'il éprouve de n'avoir pas +songé, en parlant ainsi, aux traités qui autorisaient la présence +des troupes impériales dans cet État. Ce mot <em>irrégulier</em> lui +est échappé, et il s'appliquera à réparer le mal à la première +occasion, en expliquant la vérité sur cette affaire.» (<cite>Mémoires de +Metternich</cite>, t. VII, p. 565.) On peut croire que si M. Guizot eût +écrit lui-même, il l'eût fait d'un ton un peu différent, et que, +s'il a inspiré la démarche de M. Klindworth, il n'a pas été consulté +sur la rédaction de sa lettre. Il est heureux, en tout cas, qu'une +indiscrétion n'ait pas fait tomber alors ce document aux mains de +l'opposition.</p> + +<p><a id="footnote507" name="footnote507"></a> +<b><a href="#footnotetag507">507</a></b>: Sur les circonstances dans lesquelles ces dépêches +avaient été écrites, cf. plus haut, t. III, ch. <span class="smcap">II</span>, § +<span class="smcap">III</span>.</p> + +<p><a id="footnote508" name="footnote508"></a> +<b><a href="#footnotetag508">508</a></b>: 4 février 1848.</p> + +<p><a id="footnote509" name="footnote509"></a> +<b><a href="#footnotetag509">509</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p> + +<p><a id="footnote510" name="footnote510"></a> +<b><a href="#footnotetag510">510</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote511" name="footnote511"></a> +<b><a href="#footnotetag511">511</a></b>: V. plus haut, p. <a href="#page325">325</a>.</p> + +<p><a id="footnote512" name="footnote512"></a> +<b><a href="#footnotetag512">512</a></b>: <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 537 à 539.</p> + +<p><a id="footnote513" name="footnote513"></a> +<b><a href="#footnotetag513">513</a></b>: Joseph <span class="smcap">d'Arcay</span>, <cite>Notes inédites sur M. +Thiers</cite>, p. 225 à 229.—L'auteur dit tenir ces renseignements de M. +de Goulard. Seulement il se trompe évidemment, quand il place cette +démarche à la fin de 1847. D'après ce qu'il rapporte lui-même, elle a +eu lieu après l'«affaire Petit». L'opposition paraît en avoir eu, sur +le moment, une connaissance plus ou moins précise; le <cite>National</cite> en +parle dans les premiers jours de février 1848.—Des démarches de M. +de Morny et de M. de Goulard, on peut rapprocher la lettre suivante, +écrite au Roi, le 24 janvier 1848, par un autre député conservateur, +M. Liadières: «Que le Roi me permette de le dire, il serait +dangereux pour le système conservateur de résister plus longtemps à +l'entraînement des esprits. Je pense, avec un grand nombre de mes +amis, que des réformes sérieuses doivent être préparées, et qu'il +serait utile d'annoncer aux Chambres que le cabinet s'en occupe.»</p> + +<p><a id="footnote514" name="footnote514"></a> +<b><a href="#footnotetag514">514</a></b>: On a prétendu plus tard que le projet de banquet était +abandonné, quand le préfet de police était venu le faire reprendre +par son interdiction provocatrice. Cette assertion est démentie par +les pièces mêmes publiées sur le moment.</p> + +<p><a id="footnote515" name="footnote515"></a> +<b><a href="#footnotetag515">515</a></b>: Voir plus haut, t. IV, p. 181.</p> + +<p><a id="footnote516" name="footnote516"></a> +<b><a href="#footnotetag516">516</a></b>: 7, 8 et 9 février.</p> + +<p><a id="footnote517" name="footnote517"></a> +<b><a href="#footnotetag517">517</a></b>: C'est l'expression dont se servait, à la date même +du 9 février, dans son journal intime, un «officier de service aux +Tuileries». (<span class="smcap">Marnay</span> <cite>Mémoires secrets</cite>.)</p> + +<p><a id="footnote518" name="footnote518"></a> +<b><a href="#footnotetag518">518</a></b>: <i>Ibid.</i></p> + +<p><a id="footnote519" name="footnote519"></a> +<b><a href="#footnotetag519">519</a></b>: Séances des 10, 11 et 12 février.</p> + +<p><a id="footnote520" name="footnote520"></a> +<b><a href="#footnotetag520">520</a></b>: Quelques jours plus tard, le 17 février, le duc de +Broglie mandait à son fils que quelques personnes eussent préféré que +le ministère se laissât mettre en minorité et se retirât; puis il +ajoutait: «Dans l'état présent de l'Europe, je ne saurais partager ce +sentiment.» (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote521" name="footnote521"></a> +<b><a href="#footnotetag521">521</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel.</cite></p> + +<p><a id="footnote522" name="footnote522"></a> +<b><a href="#footnotetag522">522</a></b>: <i>Documents inédits.</i></p> + +<p><a id="footnote523" name="footnote523"></a> +<b><a href="#footnotetag523">523</a></b>: <cite>Mémoires inédits de M. de Montalivet.</cite>—Plus tard, +après sa chute, dans une conversation très réfléchie et destinée +à être publiée, le Roi a tenu à rappeler qu'il avait désapprouvé +le langage de M. Guizot, et que, quant à lui, il était résolu à +«s'en aller» plutôt que de faire la réforme. (<cite>Abdication du roi +Louis-Philippe</cite> racontée par lui-même et recueillie par M. Édouard +<span class="smcap">Lemoine</span>, p. 40 à 44.)</p> + +<p><a id="footnote524" name="footnote524"></a> +<b><a href="#footnotetag524">524</a></b>: <cite>Revue rétrospective.</cite></p> + +<p><a id="footnote525" name="footnote525"></a> +<b><a href="#footnotetag525">525</a></b>: Lettre du 17 février 1848. (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote526" name="footnote526"></a> +<b><a href="#footnotetag526">526</a></b>: Correspondance de M. le comte de Flahault et de M. le +marquis de Dalmatie avec M. <span class="smcap">Guizot.</span> (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote527" name="footnote527"></a> +<b><a href="#footnotetag527">527</a></b>: M. <span class="smcap">de Hubner</span>, <cite>Une année de ma vie</cite>, p. 12.</p> + +<p><a id="footnote528" name="footnote528"></a> +<b><a href="#footnotetag528">528</a></b>: <cite>Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.</cite></p> + +<p><a id="footnote529" name="footnote529"></a> +<b><a href="#footnotetag529">529</a></b>: <cite>Journal inédit du baron de Viel-Castel</cite>, à la date +du 14 février 1848.</p> + +<p><a id="footnote530" name="footnote530"></a> +<b><a href="#footnotetag530">530</a></b>: Pour le récit qui va suivre, j'ai d'abord consulté, +en m'efforçant de le contrôler, tout ce qui a été publié par les +contemporains, acteurs ou spectateurs du drame, entre autres les +Mémoires de MM. Guizot, Odilon Barrot, Dupin; les brochures de M. +Édouard Lemoine et les articles de M. Croker dans la <cite lang="en">Quarterly +Review</cite>, échos des entretiens de Louis-Philippe dans l'exil; les +conversations de M. Thiers recueillies par M. Senior; les lettres +apologétiques publiées par le maréchal Bugeaud et le général Bedeau; +les histoires de MM. Garnier-Pagès, Élias Regnault, Daniel Stern, de +Lamartine, Louis Blanc, Pelletan; l'ouvrage de Lucien de la Hodde sur +les sociétés secrètes; les <cite>Souvenirs de l'année 1848</cite>, par M. Maxime +du Camp; l'écrit de M. Sauzet sur la Chambre des députés; les notes +de M. Marie reproduites par son biographe, M. Chérest; les <cite>Mémoires +secrets et témoignages authentiques</cite> de M. de Marnay, etc., etc. +J'ai complété et redressé, sur plusieurs points, ces témoignages, +par de nombreux <i>Documents inédits</i> dont on a bien voulu me donner +communication. Ce sont d'abord des notes que M. Guizot s'est fait +adresser, après la révolution, par ses anciens collègues et par +ses principaux agents, et où ceux-ci rapportent ce qu'ils ont fait +et vu: Note de M. Duchâtel, ministre de l'intérieur, datée d'avril +1850; de M. Hébert, garde des sceaux, mai 1850; de M. Jayr, ministre +des travaux publics, mai 1848; de M. Dumon, ministre des finances, +mai 1850; du général Trézel, ministre de la guerre, décembre 1849; +du général Tiburce Sébastiani, commandant l'armée de Paris; de M. +Delessert, préfet de police, mai 1850; de M. Génie, chef du cabinet +de M. Guizot, février 1867. Je n'ai pas besoin de faire ressortir +l'importance capitale de ces pièces dont je me suis beaucoup servi. À +un point de vue opposé, je n'ai pas pris connaissance avec moins de +fruit d'un récit détaillé écrit par M. Duvergier de Hauranne. J'ai eu +également communication des Mémoires du duc Pasquier et de quelques +fragments de ceux du comte de Montalivet. Enfin j'ai pu recueillir +utilement certains renseignements verbaux de la bouche de témoins +survivants. Je me borne à indiquer ces sources d'une façon générale, +ne pouvant spécifier, à chacun des détails de ce récit, toutes celles +où j'aurai puisé; je ne ferai cette spécification que pour quelques +faits plus importants ou plus contestés que d'autres.</p> + +<p><a id="footnote531" name="footnote531"></a> +<b><a href="#footnotetag531">531</a></b>: Lettre à son fils, en date du 17 février 1848. +(<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote532" name="footnote532"></a> +<b><a href="#footnotetag532">532</a></b>: Même après la révolution de 1848, M. de Tocqueville +proclamait que «les grandes libertés politiques des nations modernes +consistaient surtout en trois choses: la garde nationale, la liberté +de la presse et la liberté de la tribune».</p> + +<p><a id="footnote533" name="footnote533"></a> +<b><a href="#footnotetag533">533</a></b>: Rappelons qu'un article de la charte de 1830 +avait solennellement «confié au patriotisme et au courage des +gardes nationales» cette même charte et «tous les droits qu'elle +consacrait».</p> + +<p><a id="footnote534" name="footnote534"></a> +<b><a href="#footnotetag534">534</a></b>: Ajoutons qu'en 1837, pour rendre moins lourd le +service des factions, on porta à 80,000 hommes l'effectif des douze +légions de Paris, et que cette augmentation ne put se faire sans en +rendre la composition plus démocratique.</p> + +<p><a id="footnote535" name="footnote535"></a> +<b><a href="#footnotetag535">535</a></b>: À la suite de diverses scènes de désordre, plusieurs +gardes nationales de province furent dissoutes.</p> + +<p><a id="footnote536" name="footnote536"></a> +<b><a href="#footnotetag536">536</a></b>: Le lendemain, M. de Lamartine écrivait à un +ami: «Hier, il y a eu une dernière réunion des oppositions. La +démoralisation était au camp. Berryer venait de l'achever avec les +légitimistes, en parlant bien et en concluant à se retirer. On m'a +conjuré de lui répondre. Je l'ai fait, dans une improvisation de +vingt minutes, telle que tout s'est raffermi comme au feu. Jamais +encore ma faible parole n'avait produit un tel effet. Tout ce que +vous avez lu de moi est du sucre et du miel auprès de cette poudre!»</p> + +<p><a id="footnote537" name="footnote537"></a> +<b><a href="#footnotetag537">537</a></b>: «Par mes opinions, a écrit depuis M. Marie, par mes +relations, par la situation que quelques services rendus m'avaient +faite au sein des partis avancés, j'aurais connu les projets conçus... +Un mouvement sérieux se préparant dans le but d'une révolution, +je l'aurais su... Or j'affirme que personne alors ne voulait de +révolution, qu'il n'y avait aucune préparation dans ce sens. Pas de +conspiration, en un mot. Des désirs, des vœux, des espérances +peut-être, rien de plus.» (<cite>La Vie et les œuvres de A. T. Marie</cite>, +par Aimé <span class="smcap">Chérest</span>, p. 94.)</p> + +<p><a id="footnote538" name="footnote538"></a> +<b><a href="#footnotetag538">538</a></b>: «Il me semble, dit un jour M. Pagnerre aux députés +radicaux, que les dynastiques vont plus loin qu'ils ne pensent et +qu'ils ne veulent. Ils espèrent continuer le mouvement sur le terrain +de la légalité, mais il ne me paraît pas du tout certain qu'ils y +parviennent. Que feront-ils, que ferez-vous, si le mouvement va +plus loin?—Nous les aiderons loyalement à maintenir tout dans la +légalité, répondent les députés radicaux. Si une force supérieure +en ordonne autrement, nos collègues de la gauche ont déclaré +maintes fois, à la tribune et ailleurs, que la responsabilité des +événements retomberait sur les ministres, sur le Roi lui-même, qui +les avaient provoqués, et qu'ils n'abandonneraient plus la cause de +la Révolution.»</p> + +<p><a id="footnote539" name="footnote539"></a> +<b><a href="#footnotetag539">539</a></b>: Ce dernier fait est rapporté par un témoin peu suspect +et bien informé, M. <span class="smcap">Sarrans</span> jeune, dans son <cite>Histoire de la +révolution de Février</cite>, t. I, p. 291 à 293.</p> + +<p><a id="footnote540" name="footnote540"></a> +<b><a href="#footnotetag540">540</a></b>: Ce procès-verbal fut publié pour la première fois, +en 1851, par M. de Morny, dans le <cite>Constitutionnel</cite>. M. Guizot l'a +reproduit dans ses <cite>Mémoires</cite>, t. VIII, p. 556 à 560.</p> + +<p><a id="footnote541" name="footnote541"></a> +<b><a href="#footnotetag541">541</a></b>: Une lettre de M. Doudan au prince Albert de Broglie, +en date du 17 février,—c'est-à-dire alors que l'accord n'était pas +encore conclu,—est un spécimen des sarcasmes qui avaient cours dans +certains salons. «Les meneurs modérés, écrivait-il, ne demandent +qu'une grâce au gouvernement, c'est de faire juger par les tribunaux +si, oui ou non, Dieu et la Loi veulent que M. Ledru-Rollin puisse +monter sur les tables après son dîner et dire à peu près ouvertement +que le Roi est un drôle, les Chambres, un ramas d'escrocs, et Danton, +le plus aimable et le plus humain des législateurs. Or, pour les +traduire devant les tribunaux, le gouvernement le veut bien, mais il +ne veut pas leur donner l'occasion de commettre le délit nécessaire; +eux insistent et promettent de ne faire le délit que le plus petit +possible, un petit crime de deux sous, quoi! juste ce qu'il en faut +pour aller en police correctionnelle! C'est une chose admirable que +ce désir qu'a le parti d'aller en police correctionnelle, et je crois +bien que c'est la vocation de la plupart de ceux qui n'en ont pas +une plus haute, parmi ces doux panégyristes de 1793 et de 1794. Tout +le monde ne peut pas prétendre à la cour d'assises, malgré l'égalité +fondamentale et primordiale des hommes entre eux.» (<cite>Mélanges et +Lettres</cite>, t. II, p. 153, 154.)</p> + +<p><a id="footnote542" name="footnote542"></a> +<b><a href="#footnotetag542">542</a></b>: Lettre de M. Léon Faucher à M. Reeve, en date du 8 +mars 1848.</p> + +<p><a id="footnote543" name="footnote543"></a> +<b><a href="#footnotetag543">543</a></b>: Telle a été son impression dès la veille au soir, où +il a reçu communication, en épreuves d'imprimerie, du document qui +allait être publié par les journaux radicaux. Il l'a montré alors à +MM. de Morny et Vitet, qui l'ont trouvé si contraire à l'esprit des +conventions et aux paroles échangées, qu'ils ont refusé d'abord de +croire à son authenticité.</p> + +<p><a id="footnote544" name="footnote544"></a> +<b><a href="#footnotetag544">544</a></b>: Quelques historiens de gauche ont attribué à M. +Marrast un langage tout opposé. Mais M. Duvergier de Hauranne, qui +était présent, leur donne, dans ses <cite>Notes inédites</cite>, un démenti +formel.</p> + +<p><a id="footnote545" name="footnote545"></a> +<b><a href="#footnotetag545">545</a></b>: En voici la liste: Odilon Barrot, Duvergier de +Hauranne, général de Thiard, Dupont de l'Eure, Isambert, Léon de +Malleville, Garnier-Pagès, Chambolle, Bethmont, Lherbette, Pagès de +l'Ariège, Baroche, Havin, Léon Faucher, F. de Lasteyrie, de Courtais, +H. de Saint-Albin, Crémieux, Gaultier de Rumilly, Raimbault, Boissel, +de Beaumont (Somme), Lesseps, Mauguin, Creton, Abbatucci, Luneau, +Baron, G. de Lafayette, Marie, Carnot, Bureaux de Pusy, Dusolier, +Mathieu, Drouyn de Lhuys, d'Aragon, Cambacérès, Drault, Marquis, +Bigot, Quinette, Maichain, Lefort-Gonsollin, Tessié de la Motte, +Demarçay, Berger, Bonnin, de Jouvencel, Larabit, Vavin, Gamon, +Maurat-Ballange, Taillandier. Il est curieux de noter que cette liste +contenait trois futurs ministres de l'Empire, MM. Baroche, Abbatucci +et Drouyn de Lhuys.</p> + +<p><a id="footnote546" name="footnote546"></a> +<b><a href="#footnotetag546">546</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page401">401</a>.</p> + +<p><a id="footnote547" name="footnote547"></a> +<b><a href="#footnotetag547">547</a></b>: Le matin du 24 février, on entendra la duchesse +d'Orléans s'écrier à plusieurs reprises: «Et Joinville, Joinville qui +n'est pas ici!»</p> + +<p><a id="footnote548" name="footnote548"></a> +<b><a href="#footnotetag548">548</a></b>: Par les conversations que le Roi a eues après sa +chute, on voit combien cette préoccupation du sang versé a eu +d'action sur lui. «On ne sait donc pas, disait-il à un de ses +interlocuteurs, que tout le monde m'a dit: Si vous cédez, pas une +goutte de sang français ne sera versée... On m'avait montré la +guerre civile au moment d'éclater; je n'ai pas voulu de la couronne +au prix de la guerre civile! On m'avait dit: La garde nationale +demande la réforme; si on la lui refuse, le sang coulera; non pas +le sang des émeutiers quand même, des fauteurs de désordre, mais +le sang du vrai peuple, le sang de la garde nationale, le sang des +travailleurs et des honnêtes gens! À cette garde nationale, à ce +peuple de travailleurs, donnez un ministère réformiste, et tout sera +fini, tout. Il ne sera pas même tiré un coup de fusil.» (<cite>Une visite +au roi Louis-Philippe</cite>, par Édouard <span class="smcap">Lemoine</span>.) Il ajoutait +un autre jour: «J'ai détesté toute ma vie cette profonde iniquité +qu'on nomme la guerre... Ce n'est pas pour rien que mes ennemis +m'appelaient, en altérant la vérité comme toujours, le Roi de la paix +à tout prix. J'ai surtout une horreur insurmontable pour la guerre +civile.» (<cite>Abdication du roi Louis-Philippe</cite>, racontée par lui-même +et recueillie par Édouard <span class="smcap">Lemoine</span>.) Causant avec le duc de +Saxe-Cobourg, qui était venu le voir à Claremont, Louis-Philippe +revenait volontiers sur cette idée, qu'il aurait pu triompher +facilement de l'émeute; mais, répétant sa phrase habituelle, il +ajoutait: «J'ai vu assez de sang!» (<cite lang="de">Aus meinem Leben und aus meiner +Zeit</cite>, von <span class="smcap">Ernst II</span>, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, +p. 184, 185.) Le Roi disait encore à M. Cuvillier-Fleury: «Contre une +insurrection morale, il n'y avait ni à attaquer, ni à se défendre.»</p> + +<p><a id="footnote549" name="footnote549"></a> +<b><a href="#footnotetag549">549</a></b>: Louis-Philippe exprimera la même idée à M. Édouard +Lemoine: «Me défendre, avec quoi? avec l'armée? Oh! je sais qu'elle +eût bravement fait son devoir... Mais l'armée seule était prête, +et ce n'était pas assez pour moi. La garde nationale, cette force +sur laquelle j'étais si heureux de m'appuyer, la garde nationale +de Paris, de cette ville qui, la première entre toutes, m'avait +dit en 1830: Prenez la couronne et sauvez-nous de la république! +la garde nationale de Paris, pour laquelle j'ai toujours eu tant +de bénévolence, ou s'abstenait, ou se prononçait contre moi. Et +je me serais défendu! Non, je ne le pouvais pas!» (<cite>Abdication +du roi Louis-Philippe</cite>, racontée par lui-même et recueillie par +Édouard <span class="smcap">Lemoine</span>.) À la même époque, causant des journées +révolutionnaires traversées en 1848 par le gouvernement républicain, +notamment de l'invasion manquée de la Chambre le 15 mai, et de la +sanglante bataille de juin, Louis-Philippe était amené à parler +de ceux qui lui reprochaient d'avoir reculé, en février, devant +la répression. «Le 15 mai, disait-il, leur donne raison; mais les +journées de Juin me donnent raison à moi-même; il n'y a que les +gouvernements anonymes qui puissent faire ces choses-là!»</p> + +<p><a id="footnote550" name="footnote550"></a> +<b><a href="#footnotetag550">550</a></b>: Pour les importantes conversations qui vont suivre et +qui ont amené la retraite du cabinet, je me suis attaché au récit +qu'en a fait M. Duchâtel dans la note qu'il a écrite à la demande +de M. Guizot, et dont j'ai eu communication. M. Guizot a, du reste, +reproduit presque entièrement, dans ses <cite>Mémoires</cite>, le récit de son +collègue.</p> + +<p><a id="footnote551" name="footnote551"></a> +<b><a href="#footnotetag551">551</a></b>: Comme je l'ai dit plus haut, je n'ai, sur cette +conversation, que le récit de M. Duchâtel, confirmé par M. Guizot; je +n'ai pas celui de Louis-Philippe. Toutefois je dois faire connaître +ce qu'on a parfois donné à entendre pour décharger le Roi. On a +dit que, tout en étant fort ébranlé, il n'avait pas encore exprimé +positivement sa volonté, qu'il avait seulement posé la question, +quand M. Guizot déclara précipitamment, d'un ton très raide et comme +s'il saisissait une occasion cherchée, «qu'une telle question était +résolue par cela seul qu'elle était posée.» Dans cette version, M. +Guizot aurait prononcé, le premier, la parole de rupture; le Roi +n'aurait fait que suivre. Je ne puis qu'indiquer cette façon de +présenter les choses. En l'absence de témoignages formels, je dois +m'en tenir au compte rendu si précis des deux anciens ministres.</p> + +<p><a id="footnote552" name="footnote552"></a> +<b><a href="#footnotetag552">552</a></b>: Au lendemain même de la révolution de Février, M. +Capefigue publia un livre où il présentait M. Guizot et ses collègues +comme ayant abandonné le Roi, le 23 février. M. Hébert voulut +protester et en écrivit à M. Guizot. Celui-ci lui répondit, le 12 +avril 1849, en l'engageant, en son nom et au nom de M. Duchâtel +qu'il avait consulté, à garder le silence. «Ce serait, disait-il, +un spectacle déplorable, que de nous voir, tous dans le malheur et +naguère dans l'exil, rejeter officiellement les fautes sur le Roi, +le plus malheureux de tous et aujourd'hui le seul exilé... Non +seulement l'histoire saura et dira sur tout ceci la vérité, mais la +plus grande, de beaucoup la plus grande partie du public la sait et +l'a dite déjà...» (<i>Documents inédits.</i>)</p> + +<p><a id="footnote553" name="footnote553"></a> +<b><a href="#footnotetag553">553</a></b>: Voir plus haut, chap. <span class="smcap">VI</span>, § I.</p> + +<p><a id="footnote554" name="footnote554"></a> +<b><a href="#footnotetag554">554</a></b>: Pour la conversation qui va suivre, j'ai eu sous les +yeux un récit recueilli par M. Duvergier de Hauranne de la bouche de +M. Molé. J'ai déjà eu occasion de noter cette obligation où l'on est, +pour tous les entretiens avec le Roi, de s'en rapporter uniquement +au témoignage de ses interlocuteurs, sans pouvoir contrôler leur +version par celle du Roi lui-même. Je ne mets aucunement en doute la +bonne foi de ces interlocuteurs; mais il serait possible que certains +propos apparussent avec une physionomie un peu différente, racontés +par l'autre partie.</p> + +<p><a id="footnote555" name="footnote555"></a> +<b><a href="#footnotetag555">555</a></b>: Sur la conversation de M. Molé et de M. Thiers, j'ai +sous les yeux deux récits recueillis par M. Duvergier de Hauranne de +la bouche des deux interlocuteurs. Ils ne concordent pas sur tous +les points. J'ai tâché d'en dégager les parties essentielles sur +lesquelles le doute ne m'a pas paru possible.</p> + +<p><a id="footnote556" name="footnote556"></a> +<b><a href="#footnotetag556">556</a></b>: J'emprunte ce récit aux <cite>Souvenirs de l'année 1848</cite>, +par M. Maxime <span class="smcap">du Camp</span>. L'auteur s'est trouvé, après +plusieurs années, en rapport avec Giacomoni, et a recueilli ses +confidences.</p> + +<p><a id="footnote557" name="footnote557"></a> +<b><a href="#footnotetag557">557</a></b>: La plupart des ministres démissionnaires avaient dîné +chez M. Duchâtel et se trouvaient encore au ministère de l'intérieur, +quand arriva la nouvelle de la fusillade. M. Duchâtel dit aussitôt à +M. Guizot: «Je crois que nous devons demander au Roi la nomination +immédiate du maréchal Bugeaud. Ni Jacqueminot, ni Sébastiani n'auront +droit de se plaindre; nous avons assez fait pour eux, trop peut-être! +J'espère qu'il ne sera pas trop tard.—Vous savez, répondit M. +Guizot, que ç'a été toujours mon avis: allons donc chez le Roi.» Il +fut convenu que M. Guizot irait avec M. Dumon, M. Duchâtel restant +au ministère pour recevoir les nouvelles, mais prêt à rejoindre ses +collègues aux Tuileries, si cela était nécessaire. (<cite>Note de M. +Génie.</cite>)—On a cru et dit, sur la foi de témoignages considérables, +que M. de Montalivet avait jusqu'au bout combattu auprès du Roi la +nomination du maréchal. Dans les fragments qui m'ont été communiqués +de ses <cite>Mémoires</cite>, M. de Montalivet affirme, au contraire, que quand +il a été question d'appeler M. Thiers, il a insisté pour que la +nomination du maréchal fût faite auparavant.</p> + +<p><a id="footnote558" name="footnote558"></a> +<b><a href="#footnotetag558">558</a></b>: Je n'ai, sur la conversation du Roi et de M. Thiers, +que des comptes rendus recueillis de la bouche de ce dernier, soit +par M. Duvergier de Hauranne, soit par M. Senior. Je me suis attaché +de préférence au premier, qui est plus complet et qui m'a semblé +devoir être plus exact. Toutefois je dois, ici plus que jamais, +renouveler les réserves que j'ai faites déjà sur l'inconvénient de +comptes rendus émanés d'un seul des interlocuteurs et non contrôlés +par l'autre.</p> + +<p><a id="footnote559" name="footnote559"></a> +<b><a href="#footnotetag559">559</a></b>: Le maréchal Bugeaud ayant renouvelé, après la +révolution, dans une lettre publiée, ses plaintes sur l'insuffisance +des munitions, le général Trézel, ministre de la guerre dans le +cabinet Guizot, lui a répondu en apportant des chiffres détaillés. La +controverse intéresse peu aujourd'hui. En effet, ce n'est pas faute +de cartouches que la monarchie est tombée, c'est faute d'avoir voulu +s'en servir.</p> + +<p><a id="footnote560" name="footnote560"></a> +<b><a href="#footnotetag560">560</a></b>: D'après un relevé fait après coup, il y en avait plus +de 1,500. En outre, 4,000 arbres avaient été abattus.</p> + +<p><a id="footnote561" name="footnote561"></a> +<b><a href="#footnotetag561">561</a></b>: Quelques personnes ont prétendu que M. le duc de +Nemours était présent à l'entretien avec M. Fauvelle-Delebarre, et +lui ont attribué un rôle plus ou moins actif dans la délibération +qui a précédé l'envoi des ordres. Ces assertions sont inexactes. Je +tiens de M. le duc de Nemours qu'il n'est pas retourné à l'état-major +depuis la nomination du maréchal Bugeaud. Il ne voulait pas que sa +présence pût gêner le commandement; il se faisait seulement tenir au +courant de ce qui se passait par un de ses officiers d'ordonnance.</p> + +<p><a id="footnote562" name="footnote562"></a> +<b><a href="#footnotetag562">562</a></b>: Dans cette lettre, le maréchal s'exprimait ainsi: +«Il y avait longtemps que j'avais prévu, mon cher Thiers, que nous +serions tous les deux appelés à sauver la monarchie. Mon parti est +pris, je brûle mes vaisseaux... Quand j'aurai vaincu l'émeute, et +nous la vaincrons, car l'inertie et le défaut de concours de la +garde nationale ne m'arrêteront pas, j'entrerai volontiers, comme +ministre de la guerre, avec vous, dans la formation d'un nouveau +cabinet, à moins que l'impopularité prétendue qu'on me reproche ne +soit un obstacle insurmontable. Dans ce cas, je n'hésiterai pas à +vous conseiller de prendre Bedeau, officier distingué, et de lui +adjoindre, comme sous-secrétaire d'État, M. Magne, député, dont je +connais personnellement la rare capacité.»</p> + +<p><a id="footnote563" name="footnote563"></a> +<b><a href="#footnotetag563">563</a></b>: L'insuffisance des munitions préoccupait à ce point le +maréchal, qu'en ce moment même il envoyait à M. Thiers une note où il +disait qu'en dehors de la colonne de Bedeau, les soldats n'avaient +que dix cartouches par homme. J'ai déjà mentionné que le général +Trézel a contesté l'exactitude de ces assertions.</p> + +<p><a id="footnote564" name="footnote564"></a> +<b><a href="#footnotetag564">564</a></b>: C'est au milieu de témoignages souvent un peu +incertains et mal concordants, que j'ai cherché à dégager la +vérité sur les circonstances dans lesquelles a été donné l'ordre +de suspendre les hostilités. Ce cas n'est pas le seul où j'aie eu +occasion de remarquer que le trouble et l'émotion de ces heures +de crise semblent avoir réagi sur les souvenirs de ceux qui y ont +été acteurs ou spectateurs. De là, entre eux, des contradictions +parfois singulières qu'on aurait probablement tort d'attribuer à +un défaut de sincérité. Ces réflexions trouvent leur application à +propos du récit fait par le maréchal Bugeaud des événements que je +viens de raconter. Ce récit se trouve dans une lettre publique du 19 +octobre 1848, lettre écrite à un moment où le maréchal briguait les +suffrages des conservateurs pour la présidence de la république. Le +maréchal est parfaitement dans le vrai, quand il parle d'une «foule +de bourgeois très bien mis, venant des divers points où se trouvait +l'insurrection, et accourant vers lui, les larmes dans les yeux, pour +le supplier de faire retirer les troupes»; il est également dans le +vrai, quand il se fait honneur d'avoir repoussé d'abord ces conseils. +Mais, plus loin, voulant expliquer pourquoi il a fini par céder, +il affirme que l'ordre exprès et réitéré de cesser les hostilités +lui aurait été apporté de la part du Roi, une première fois par +MM. Thiers et Barrot, une seconde par M. le duc de Nemours. Ici le +maréchal se trompe évidemment. D'abord il paraît certain que l'ordre +a été donné avant même que la nouveaux ministres fussent arrivés aux +Tuileries: l'un d'eux, M. Duvergier de Hauranne, le déclare de la +façon la plus formelle. À quelle heure exactement cet ordre est-il +parti de l'état-major? C'est difficile à fixer. Le général Sébastiani +et M. Delessert disent sept heures: je serais porté à croire, étant +donné le temps pris par la marche de Bedeau et par les pourparlers +qui ont suivi, que cette indication est un peu trop matinale. En +tout cas, c'est au plus tard vers huit heures, et les ministres ne +semblent être arrivés aux Tuileries que vers huit heures et demie. +C'est donc à tort que le maréchal fait intervenir M. Thiers et M. +Barrot. Quant au Roi, il a nié absolument, dans ses conversations +de l'exil, avoir donné l'ordre que lui attribue Bugeaud. Enfin M. +le duc de Nemours m'a affirmé n'avoir rien transmis de semblable. +Ce n'est pas à dire que les ministres ou le Roi aient blâmé cet +ordre. Bien au contraire, comme on le verra dans la suite du récit, +les ministres, dans leur première entrevue avec le Roi, ont parlé +de la suspension des hostilités comme d'une mesure qui s'imposait, +et Louis-Philippe, dans cette même conversation de l'exil où il a +nié avoir donné l'ordre, ajoutait: «Il est bien entendu que je ne +regrette pas, que je n'ai jamais regretté que le maréchal n'ait pas +engagé la bataille... J'ai une horreur pour la guerre civile. Aussi +il est certain, très certain, que, si l'on m'avait consulté, j'aurais +été d'avis qu'il fallait, n'importe par quel moyen, éviter l'effusion +du sang.» (<cite>Abdication du roi Louis-Philippe</cite>, racontée par lui-même +et recueillie par M. Édouard <span class="smcap">Lemoine</span>, p. 17 à 19.) Cet +ordre était la conséquence logique de la politique où l'on s'était +engagé depuis le changement du ministère. C'est seulement en ce sens +que le maréchal pouvait en rejeter la responsabilité sur d'autres. +Mais, s'il n'a fait que ce qu'on lui aurait demandé de faire, si sa +détermination a été, aussitôt après, approuvée et confirmée, il n'en +reste pas moins qu'il a donné l'ordre sans avoir reçu sur ce point +aucune prescription spéciale du Roi et des ministres. Bugeaud donnait +une explication plus exacte de sa conduite, le jour où, rencontrant +dans un salon ce M. Fauvelle-Delebarre qui s'était fait le messager +du général Bedeau, il lui disait: «Je vous reconnais, monsieur. Vous +nous avez fait bien du mal. J'aurais dû, sans vous écouter, vous +faire chasser de ma présence, et, sourd aux lamentations de vos +bourgeois de Paris et de votre garde nationale, défendre mon roi dans +ses Tuileries et vous mitrailler tous sans merci. Louis-Philippe +serait encore sur le trône, et vous me porteriez aux nues à l'heure +qu'il est. Mais que voulez-vous? J'étais harcelé, étourdi par un tas +de poltrons et de courtisans. <em>Ils m'avaient rendu imbécile comme +eux!</em>» (Ce propos a été rapporté par Daniel <span class="smcap">Stern</span> dans son +<cite>Histoire de la révolution de 1848</cite>.)</p> + +<p><a id="footnote565" name="footnote565"></a> +<b><a href="#footnotetag565">565</a></b>: Deux des membres de l'ancien cabinet, MM. Dumon et +Hébert, arrivant aux Tuileries quelques instants après cet entretien, +trouvent le Roi fort soucieux. Ils lui demandent si le ministère +est formé. «Pas encore, répond le Roi, mais je crois qu'il va se +former.» Puis, interrogé sur les mesures qui lui sont réclamées, il +ajoute: «Je ne sais pas trop. Au surplus, je ne dispute pas avec eux. +J'accorde tout; je suis vaincu.»</p> + +<p><a id="footnote566" name="footnote566"></a> +<b><a href="#footnotetag566">566</a></b>: Ce sont peut-être ces instructions que le maréchal +Bugeaud confondait avec le premier ordre de cesser le feu, quand il +racontait n'avoir fait qu'obéir aux prescriptions apportées par les +nouveaux ministres.</p> + +<p><a id="footnote567" name="footnote567"></a> +<b><a href="#footnotetag567">567</a></b>: Ce fait, ainsi que plusieurs autres incidents de +cette lamentable retraite, m'a été raconté par le comte de Laubespin +lui-même, actuellement sénateur de la Nièvre. M. de Laubespin, ancien +aide de camp du maréchal Valée et en disponibilité depuis la mort de +ce dernier, avait repris volontairement du service quand il avait vu +la monarchie en péril.</p> + +<p><a id="footnote568" name="footnote568"></a> +<b><a href="#footnotetag568">568</a></b>: Le général Bedeau devait en effet être très attaqué à +raison de ces faits: on a même voulu faire peser exclusivement sur +lui une responsabilité qui devait être au moins partagée. Il en a +beaucoup souffert, et on peut même dire qu'il en est mort.</p> + +<p><a id="footnote569" name="footnote569"></a> +<b><a href="#footnotetag569">569</a></b>: Je tiens de M. de Laubespin les détails qui vont +suivre. Je les ai complétés, pour la délibération qui a eu lieu +entre le Roi et les ministres, par des renseignements émanés de M. +Duvergier de Hauranne et de M. Thiers.</p> + +<p><a id="footnote570" name="footnote570"></a> +<b><a href="#footnotetag570">570</a></b>: C'est, on le voit, le plan que M. Thiers devait +exécuter lors de la Commune. Ce plan était-il, le 24 février au +matin, aussi net dans son esprit, et y a-t-il alors autant insisté +que le ferait croire le récit fait par lui à M. Senior? Les +renseignements donnés par M. Duvergier de Hauranne tendraient à m'en +faire douter.</p> + +<p><a id="footnote571" name="footnote571"></a> +<b><a href="#footnotetag571">571</a></b>: En se retirant, M. de Laubespin, qui demeure inquiet, +rencontre le général de Chabannes. «Mon cher général, lui dit-il, +je persiste à croire que le Roi et sa famille seront obligés, +sous quelques heures, de quitter les Tuileries. Avez-vous des +voitures?—Oui, il y a plusieurs berlines à quatre chevaux.—Il +sera impossible de vous en servir; je vous adjure de faire préparer +quelques voitures plus modestes.» On verra plus tard combien le +dévouement de M. de Laubespin était bien inspiré, et de quelle +utilité devait être cette précaution.</p> + +<p><a id="footnote572" name="footnote572"></a> +<b><a href="#footnotetag572">572</a></b>: Extraits des notes de M. Marie, publiés par M. Aimé +<span class="smcap">Chérest</span> dans la <cite>Vie de A.-T. Marie</cite>, p. 100 à 102.</p> + +<p><a id="footnote573" name="footnote573"></a> +<b><a href="#footnotetag573">573</a></b>: Cette salle était une de celles qui servaient de +cabinet de travail au Roi.</p> + +<p><a id="footnote574" name="footnote574"></a> +<b><a href="#footnotetag574">574</a></b>: La nuit précédente, la duchesse d'Orléans était restée +auprès de la Reine; celle-ci, qui essayait de lire des prières et +pouvait à peine tenir son livre, s'interrompit un moment et prononça +le mot d'abdication. Était-ce un pressentiment qui lui traversait +l'esprit, ou bien, rendue soupçonneuse par le chagrin, voulait-elle +sonder sa belle-fille? Celle-ci se récria vivement. «Le Roi, reprit +la Reine, est trop bon pour la France; la France est mobile et +ingrate.» Ce n'était pas seulement en présence de la Reine que la +duchesse d'Orléans protestait contre toute idée d'abdication. Dans la +journée du 23 février, comme M. Scheffer, qui était de ses familiers, +lui faisait entrevoir dans l'abdication un dernier moyen de salut +auquel il faudrait peut-être avoir recours, elle repoussa avec force +cette insinuation, et déclara que, si le Roi avait une telle pensée, +elle le supplierait de n'y pas donner suite.</p> + +<p><a id="footnote575" name="footnote575"></a> +<b><a href="#footnotetag575">575</a></b>: «On entrait comme dans une halle», dit un témoin.</p> + +<p><a id="footnote576" name="footnote576"></a> +<b><a href="#footnotetag576">576</a></b>: Il ne paraît pas que, dans le trouble des événements +qui vont suivre, ces formalités aient été remplies.</p> + +<p><a id="footnote577" name="footnote577"></a> +<b><a href="#footnotetag577">577</a></b>: Le ministère de l'intérieur était alors au 101 de la +rue de Grenelle, où se trouve actuellement l'hôtel du ministre du +commerce.</p> + +<p><a id="footnote578" name="footnote578"></a> +<b><a href="#footnotetag578">578</a></b>: On a raconté inexactement la façon dont M. Guizot +était sorti de France. Voici la vérité. Au moment de s'échapper du +ministère de l'intérieur, madame Duchâtel, qui avait conservé tout +son sang-froid, dit à M. Guizot: «Je suis sûre que vous n'avez pas +réfléchi où vous pourriez vous cacher.—Non.—Eh bien, je sais que +M. Duchâtel a pris ses précautions; je vais m'occuper de vous.» Elle +conduisit M. Guizot chez une concierge de la rue de Verneuil qui le +fit monter dans sa chambre, au cinquième étage, et qui, arrivée en +haut, lui dit: «<em>C'est-il</em> vous qui défendez les honnêtes gens?—Je +l'espère.—Eh bien, alors, je vais vous défendre.» M. Guizot resta +toute la journée dans cette chambre, où il reçut la visite du duc de +Broglie. Le soir, il se rendit chez madame de Mirbel, où il demeura +caché plusieurs jours. Enfin il fut conduit en Belgique par M. de +Fleischmann, ministre de Wurtemberg à Paris et à Bruxelles, qui le +fit passer pour son domestique.</p> + +<p><a id="footnote579" name="footnote579"></a> +<b><a href="#footnotetag579">579</a></b>: J'ai eu sous les yeux plusieurs récits manuscrits ou +imprimés des scènes qui ont précédé et accompagné l'abdication du +Roi. Ils ne concordent pas toujours, soit sur l'ordre des incidents, +soit sur l'attitude et les propos attribués aux divers personnages. +On retrouve là l'effet du trouble que j'ai déjà eu l'occasion de +signaler dans les témoignages se rapportant aux événements de ces +journées. Je me suis attaché à ceux de ces témoignages qui m'ont paru +présenter le plus de garanties d'exactitude.</p> + +<p><a id="footnote580" name="footnote580"></a> +<b><a href="#footnotetag580">580</a></b>: M. Thiers, dans le récit qu'il a fait à M. Senior, +a prétendu que M. Guizot était dans ce salon. C'est une erreur; +l'ancien président du conseil n'était pas revenu aux Tuileries depuis +le matin. (Cf. <cite>Mémoires de M. Guizot</cite>, t. VIII, p. 593.)</p> + +<p><a id="footnote581" name="footnote581"></a> +<b><a href="#footnotetag581">581</a></b>: On a dit que le duc de Nemours, soit à ce moment, soit +à un autre, se serait également prononcé pour l'abdication; cette +assertion est inexacte. Ce prince, fidèle à sa réserve habituelle, +n'a rien dit qui pût influencer le Roi dans un sens ou dans l'autre.</p> + +<p><a id="footnote582" name="footnote582"></a> +<b><a href="#footnotetag582">582</a></b>: À en croire le maréchal Bugeaud, il aurait insisté +auprès du Roi pour l'empêcher d'abdiquer. Je dois dire que ce fait +n'est confirmé par aucun des autres témoins.</p> + +<p><a id="footnote583" name="footnote583"></a> +<b><a href="#footnotetag583">583</a></b>: Dans les derniers moments de cette scène, on remarqua +un aparté entre la princesse Clémentine, fille du Roi, et M. Thiers. +La princesse paraissait adresser des reproches très vifs à l'homme +d'État, qui répondait: «Mais, madame, je ne puis rien; vous voyez, +que je ne puis rien.» Un autre incident plus douloureux se produisit, +que je ne puis passer sous silence, parce qu'il a été rapporté plus +ou moins exactement par divers historiens. Égarée par l'excès de son +chagrin et aussi par d'anciens soupçons dont j'ai déjà indiqué le mal +fondé, la Reine aurait dit à la duchesse d'Orléans: «Eh bien, Hélène, +soyez contente!» La duchesse, se baissant presque jusqu'à terre et +saisissant les mains de la Reine: «Ah! ma mère, s'écria-t-elle, que +dites-vous là? vous ne pouvez le penser!» Le grand et noble cœur +de Marie-Amélie a dû regretter cette parole cruelle.</p> + +<p><a id="footnote584" name="footnote584"></a> +<b><a href="#footnotetag584">584</a></b>: J'insiste sur ce détail, pour faire justice de la +légende de la fuite en <em>fiacre</em>. La présence de ces voitures était +probablement due à l'avertissement donné par M. de Laubespin à M. de +Chabannes. (Cf. plus haut, p. 481.)</p> + +<p><a id="footnote585" name="footnote585"></a> +<b><a href="#footnotetag585">585</a></b>: On a prêté au duc de Nemours, pendant la scène de +l'abdication, des propos par lesquels il se serait lui-même prononcé +pour la régence de la duchesse d'Orléans. Ces propos n'ont pas été +tenus. Le prince n'avait ni revendiqué ni abandonné son droit légal +à la régence. Il avait alors d'autres préoccupations.</p> + +<p><a id="footnote586" name="footnote586"></a> +<b><a href="#footnotetag586">586</a></b>: M. Dupin affirme dans ses Mémoires, avec une +insistance dont on cherche vainement le motif, qu'à ce moment le duc +de Nemours avait déjà quitté le palais. Il est possible qu'il n'ait +pas vu le prince, mais celui-ci était toujours là, occupé à protéger +le départ de sa belle-sœur. Je suis autorisé à opposer, sur ce +point, à M. Dupin, un témoignage irrécusable, celui de M. le duc de +Nemours lui-même.—C'est aussi de M. le duc de Nemours que je tiens +les renseignements qui vont suivre.</p> + +<p><a id="footnote587" name="footnote587"></a> +<b><a href="#footnotetag587">587</a></b>: M. Duvergier de Hauranne a écrit dans ses <cite>Notes +inédites</cite>: «C'était peu de partir pour l'Hôtel de ville; il fallait y +arriver et en revenir. Or, dans l'état de Paris, il est très douteux +que la princesse y fût arrivée; il est presque certain qu'elle n'en +serait pas revenue.»</p> + +<p><a id="footnote588" name="footnote588"></a> +<b><a href="#footnotetag588">588</a></b>: En voyant cette phrase: «Le flot monte!» se retrouver +constamment sur les lèvres de M. Thiers pendant la journée du 24 +février, comment ne pas se rappeler les termes dans lesquels, en +1846, il avait porté un défi au gouvernement? «Je me rappelle, +disait-il, le noble langage d'un écrivain allemand qui, faisant +allusion aux opinions qui triomphent tard, a dit ces belles paroles +que je vous demande la permission de citer: <em>Je placerai mon vaisseau +sur le promontoire le plus élevé du rivage et j'attendrai que la mer +soit assez haute pour le faire flotter.</em> Il est vrai que je place +mon' vaisseau bien haut, mais je ne crois pas l'avoir placé dans une +position inaccessible.»</p> + +<p><a id="footnote589" name="footnote589"></a> +<b><a href="#footnotetag589">589</a></b>: Ce trouble de M. Thiers a été constaté par tous les +témoins. (Voir notamment les Mémoires de M. de Falloux et les Notes +de M. Marie.) D'après M. de Falloux, M. Thiers était si ému qu'il +demandait par quelle porte il pouvait sortir, quand il en avait +une ouverte devant lui. Dans le récit qu'il a fait à M. Senior, M. +Thiers ne peut nier son refus de rester à la Chambre et son départ +précipité. Seulement, pour y donner une autre couleur, il se montre +prononçant une sorte de malédiction contre cette Chambre «servile» +et «corrompue», avec laquelle il «ne voulait plus avoir rien de +commun». Il est, du reste, le premier à reconnaître que, s'il avait +été présent à la séance, celle-ci aurait pu avoir un autre résultat; +il s'excuse en disant qu'il croyait la duchesse d'Orléans partie pour +Saint-Cloud avec le Roi.</p> + +<p><a id="footnote590" name="footnote590"></a> +<b><a href="#footnotetag590">590</a></b>: Ce fait a été expressément confirmé à M. Duvergier de +Hauranne par M. Marc Dufraisse, qui le tenait de M. Bocage. (<cite>Notes +inédites de M. Duvergier de Hauranne.</cite>)</p> + +<p><a id="footnote591" name="footnote591"></a> +<b><a href="#footnotetag591">591</a></b>: Voir plus haut, t. V, ch. <span class="smcap">III</span>, § +<span class="smcap">III</span>, et t. VII, ch. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">VI</span>.</p> + +<p><a id="footnote592" name="footnote592"></a> +<b><a href="#footnotetag592">592</a></b>: M. Crémieux ne mérite certes pas d'occuper longtemps +l'histoire. Toutefois, c'est un singulier rôle que celui de cet +homme qui, le matin, se proclamant hautement dynastique, s'improvise +à plusieurs reprises conseiller du Roi, véritable mouche du coche +dans lequel est emporté la monarchie; qui se propose ensuite comme +le conseiller de la régence, au point d'apporter à la duchesse +d'Orléans, griffonné sur un chiffon de papier, un projet de discours +qu'elle ne lui avait certes pas demandé; qui, aussitôt après, se +prononce pour le gouvernement provisoire et la république. Il est +vrai que, quand on lui demandera de lire la liste des membres de +ce gouvernement provisoire, il répondra: «Je ne puis pas la lire, +mon nom n'y est pas.» Il finira par l'y faire mettre, sinon par l'y +mettre lui-même. Ce n'est pas la moindre humiliation de ces jours +de révolution, de voir l'influence qu'ils permettent à de tels +personnages de prendre sur les destinées du pays.</p> + +<p><a id="footnote593" name="footnote593"></a> +<b><a href="#footnotetag593">593</a></b>: Le <cite>Moniteur</cite>, si complet et si exact sur cette +séance, se trompe, quand il dit que la princesse est partie au moment +de cette invasion.</p> + +<p><a id="footnote594" name="footnote594"></a> +<b><a href="#footnotetag594">594</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page501">501</a>.</p> + +<p><a id="footnote595" name="footnote595"></a> +<b><a href="#footnotetag595">595</a></b>: Le capitaine Bro est l'auteur du <cite>Journal d'un +officier de service aux Tuileries</cite>, publié dans les <cite>Mémoires secrets +et témoignages authentiques</cite> de <span class="smcap">M. de Marnay</span>.</p> + +<p><a id="footnote596" name="footnote596"></a> +<b><a href="#footnotetag596">596</a></b>: Dans les polémiques rétrospectives auxquelles ont +donné lieu ces douloureux événements, on a mis aussi en cause la +responsabilité de M. Sauzet. On lui a reproché de n'avoir pas, en +sa qualité de président, mis en demeure les généraux de défendre la +Chambre, ainsi que plusieurs députés l'avaient pressé de le faire. M. +Sauzet a répondu qu'il n'avait pas le droit de requérir les troupes, +qu'il ne pouvait que signaler le péril au gouvernement, et qu'il +l'avait fait sans rien obtenir.</p> + +<p><a id="footnote597" name="footnote597"></a> +<b><a href="#footnotetag597">597</a></b>: M. Nisard, traversant, peu auparavant, la place de +la Concorde, pour se rendre à la Chambre, avait vu un officier de +cavalerie recevoir une pierre envoyée par un émeutier de quinze à +seize ans, sans faire un mouvement. «Comment, lui avait-il dit, +vous laissez-vous lapider par un gamin?—Que voulez-vous? répondit +l'officier, nous n'avons pas d'ordres.»</p> + +<p><a id="footnote598" name="footnote598"></a> +<b><a href="#footnotetag598">598</a></b>: Le 25 février, un légitimiste ardent, mais de +caractère chevaleresque, le baron Hyde de Neuville, vint trouver le +comte de Laubespin et lui déclara qu'il se mettait à la disposition +de la duchesse d'Orléans pour l'aider à sortir de France: il avait +préparé dix mille francs pour subvenir aux frais du voyage. Il +pensait que sa notoriété légitimiste et son hostilité connue contre +la famille d'Orléans couvriraient bien l'incognito de la princesse. +M. de Laubespin fit connaître cette proposition à la comtesse +d'Oraison.</p> + +<p><a id="footnote599" name="footnote599"></a> +<b><a href="#footnotetag599">599</a></b>: En revenant à Paris, MM. Biesta et d'Aragon firent +route avec le prince Louis Bonaparte, qui avait quitté l'Angleterre +à la nouvelle de la révolution. Étrange retour des choses humaines: +après le 4 septembre 1870, le prince impérial, débarquant à Douvres, +se croisait et échangeait un salut avec le duc de Chartres qui +partait pour la France, impatient de mettre au service de sa patrie +envahie l'épée de Robert le Fort.</p> + +<p><a id="footnote600" name="footnote600"></a> +<b><a href="#footnotetag600">600</a></b>: Déjà, la veille au soir, à Trianon, le duc et la +duchesse de Cobourg s'étaient séparés du Roi.</p> + +<p><a id="footnote601" name="footnote601"></a> +<b><a href="#footnotetag601">601</a></b>: Voir plus haut, p. <a href="#page322">322</a>.</p> + +<p><a id="footnote602" name="footnote602"></a> +<b><a href="#footnotetag602">602</a></b>: On peut invoquer à ce propos le témoignage peu suspect +de deux membres du gouvernement provisoire. M. Louis Blanc a écrit +que «les départements avaient appris l'avènement de la république +avec une sorte de stupeur». M. de Lamartine, parlant des premiers +jours qui ont suivi la révolution, leur a reconnu «un caractère de +trouble, de doute, d'horreur et d'effroi qui ne se présenta peut-être +jamais au même degré dans l'histoire des hommes».</p> + +</div> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de la Monarchie de Juillet +(Volume 7 / 7), by Paul Thureau-Dangin + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MONARCHIE DE JUILLET *** + +***** This file should be named 44710-h.htm or 44710-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/4/4/7/1/44710/ + +Produced by Mireille Harmelin, Christine P. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For forty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. 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