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-The Project Gutenberg EBook of Le baiser au lépreux, by François Mauriac
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Le baiser au lépreux
-
-Author: François Mauriac
-
-Release Date: March 5, 2016 [EBook #51372]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BAISER AU LÉPREUX ***
-
-
-
-
-Produced by Winston Smith. Images from the Internet Archive.
-
-
-
-
- LE BAISER AU LÉPREUX
-
-
-
-
- LES CAHIERS VERTS
-
- PUBLIÉS SOUS LA DIRECTION DE
-
- DANIEL HALÉVY
-
-
-
- LE BAISER
-
- AU LÉPREUX
-
-
- PAR
-
- FRANÇOIS MAURIAC
-
-
- PRÉCÉDÉ D'UNE LETTRE DE DANIEL
- HALÉVY A FRANÇOIS MAURIAC ET
- D'UN HOMMAGE DE J.-J. THARAUD
- A HENRI GENÊT
-
-
-
- PARIS
-
- BERNARD GRASSET, ÉDITEUR
-
- 61, RUE DES SAINTS-PÈRES, PARIS, 6e
-
- 1922
-
-
-
-
-CE HUITIÈME CAHIER, LE PREMIER DE L'ANNÉE MIL NEUF CENT VINGT-DEUX,
-A ÉTÉ TIRÉ A SIX MILLE SEPT CENT TRENTE EXEMPLAIRES DONT TRENTE
-EXEMPLAIRES SUR PAPIER VERT LUMIÈRE NUMÉROTÉS DE I A XXX; CENT
-EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA, NUMÉROTÉS DE XXXI A CXXX, ET
-6.600 EXEMPLAIRES SUR VERGÉ BOUFFANT NUMÉROTÉS DE 131 A 6.730.
-
-
-1,541
-
-
-
-_LETTRE_ A FRANÇOIS MAURIAC
-
-Vous m'avez demandé, mon cher Mauriac, une préface pour votre conte.
-Non, vous ai-je répondu, à quoi bon? Un conte se lit, se donne à lire;
-on le rejette ou l'apprécie, et cela dit tout. Si des considérations
-critiques l'accompagnent, elles ne pourront qu'encombrer, qu'indisposer
-le lecteur. Sur moi du moins elles feraient cet effet.
-
-Mais écoutez; puisque vous avez eu cette idée d'une sorte de
-préliminaire à votre récit, laissez-moi vous faire une proposition:
-elle est un peu sévère, je crois que vous l'agréerez pourtant.
-
-Nous venons de perdre un ami que nous estimions tous pour son amour
-des lettres. Il n'avait jamais beaucoup écrit, il écrivait de moins
-en moins. Mais il lisait de plus en plus, il lisait admirablement. Il
-avait la sévérité, la bienveillance, les qualités exquises. S'il vivait
-aujourd'hui, je me ferais une fête de lui porter votre conte et de lui
-dire: «Lisez cela, Genet, je vous prie; et quand vous l'aurez lu vous
-m'en direz votre pensée.» De cette pensée, j'ose être sûr.
-
-Vous ne le connaissiez pas. Il était votre aîné, et menait une vie fort
-discrète. Mais je vous l'ai décrit tout entier en vous le qualifiant
-d'un mot: il était un lecteur. Un lecteur: il faut sans doute être du
-métier pour savoir ce que signifie pour l'homme qui écrit le comparse
-invisible qui va le lire et l'écouter; un lecteur: c'est un peu notre
-affaire de chercher, de rassembler ici tous ceux de cette race...
-Là-dessus, et sur Henri Genet lui-même, j'en dirais long, si je ne m'en
-trouvais par ailleurs dispensé. Tharaud, près de son corps, dans cette
-chambre studieuse aux murs chargés de livres et décorés d'estampes d'où
-on allait l'emporter devant nous, Tharaud, son ami de toujours, a dit
-les meilleures paroles. Je les lui ai demandées, il me les a données.
-Les voici, vous les lirez.
-
-Je vous demande donc, mon cher Mauriac, que vous me laissiez écrire
-en tête de ce Cahier le nom d'Henri Genet, lettré parfait, lecteur
-parfait, ami parfait. Je ne saurais, en vérité, vous mieux témoigner le
-cas que je fais de votre jeune talent.
-
-
-DANIEL HALÉVY.
-
-
-
-_HOMMAGE_ A HENRI GENET
-
-à Madame HENRI GENET.
-
-_C'était dimanche soir. Il était en train de lire. Le livre lui
-tombe des mains. Vous, chère amie, vous accourez, et déjà il n'était
-plus. Hélas! au long de ces dernières années, que d'amis nous avons
-vu disparaître, et de quelle mort soudaine! Mais à la guerre, nous
-étions tous entourés par la mort, quand elle prenait l'un de nous, on
-s'inclinait sans colère, sans reproche, sans étonnement. Ici, après la
-tempête, dans la quiétude retrouvée, quand toutes les vies se refont,
-quand la sienne était si douce, si remplie d'un absolu bonheur près de
-vous qu'il adorait et qui lui rendiez si bien tout l'amour qu'il avait
-pour vous, cette irruption du malheur dans la paix de votre maison,
-cela a quelque chose de révoltant et de sauvage que notre cœur ne
-peut accepter. Et cependant, quand nous réfléchissons, notre stupeur
-s'émousse et nous comprenons bien que nous devons l'ajouter, lui aussi,
-à la longue liste de ces amis si chers que la guerre nous a pris.
-Il s'est usé dans ces relèves de Verdun, où ses hommes le voyaient
-tomber deux et trois fois, à bout de force et se relevant toujours
-avec cette volonté de faire très simplement, mais fermement, ce qu'il
-devait. Depuis ces mauvais jours, sa santé profondément altérée avait
-pu nous faire illusion. L'an passé, en Bretagne, son organisme ranimé
-par le doux air de la Rance, la tendresse et l'amitié, semblait avoir
-surmonté les maléfices qui nous avaient inquiété. Une occupation de son
-goût et bien adaptée à son esprit paraissait de nature à compléter sa
-guérison. Il ne ressentait plus ces malaises qui, un moment, avaient
-jeté leur ombre sur votre bonheur à tous les deux, et ce retour à la
-vie l'enchantait. Hier encore, il vous disait, chère amie, que jamais
-il n'avait pris tant de plaisir à marcher dans Paris, dans l'allégresse
-de ces beaux froids d'hiver. Il n'y avait là qu'une illusion, une
-tromperie de la nature pour rendre notre chagrin plus amer. L'usure
-secrète était trop grande; la guerre n'était pas encore finie; les
-maléfices continuaient leur travail; et l'autre soir son destin est
-venu le surprendre dans sa rêverie habituelle, un volume à la main,
-sous la paisible lumière de sa lampe, dans sa veste de velours, de
-vieil ami des livres. Je ne sais quoi de mystérieux a posé la main sur
-son cœur et n'a pas voulu lui permettre de finir la page commencée._
-
-_Dans cette chambre qu'il va quitter pour toujours, il est encore au
-milieu de son petit univers. Voici ses livres que depuis sa jeunesse,
-depuis que nous nous connaissons, je l'ai vu rassembler, un par
-un, avec un goût si parfait, et sur lesquels il s'est penché avec
-une sensibilité exquise. Il a réuni là, pour en faire sa compagnie
-ordinaire, tout ce que la pensée de notre race a produit de plus
-délié et de plus vigoureux. Au jour le jour, il lisait les œuvres
-périssables, incertaines, dont le mérite est difficile à saisir. Il
-ne les conservait pas toutes; mais si vous regardiez ces rayons, vous
-seriez frappé de voir avec quelle sûreté et quelle juste divination
-du talent il a su retenir, dans cette immense production mouvante, ce
-qu'il y avait de meilleur. Et aujourd'hui, pour lui dire un dernier mot
-d'amitié, toutes les pensées de ses livres se penchent sur lui, avec
-nous; nous les sentons qui nous pressent et associent à nos tristesses
-leur grave musique silencieuse._
-
-_Ce qui distinguait notre ami, c'était une modestie excessive. Personne
-ne s'est plus méfié de lui-même. Que de fois, par exemple, je l'ai
-poussé à écrire les récits qu'il me faisait de sa vie de collège--une
-vie de petit pensionnaire, qui sortait rarement, et où son besoin de
-tendresse ne trouvait guère son compte. C'était des récits étonnants de
-sensibilité et de grâce, où il faisait surgir, d'une poussière de cour
-de lycée, tant de vieilles figures, que j'avais connues moi aussi, mais
-qui s'étaient effacées de mon esprit. Sa mémoire à lui les gardait avec
-toute la force que donne au souvenir une tendre imagination de petit
-enfant prisonnier. Sur notre chemin d'écolier, depuis les courants
-d'air de la porte jusqu'aux salles silencieuses et bien aérées, où
-glissaient les chaussons des bonnes sœurs, c'était tout un petit monde
-un peu fêlé par le temps, portant sur lui déjà un parfum d'humanité
-disparue, qu'il animait d'une verve charmante. Rien qu'en s'écoutant
-lui-même il eût écrit, j'en suis sûr, quelque chose de comparable, mais
-dans le registre de la tendresse, enfant de Jules Vallès, qui était un
-de ses livres de prédilection._
-
-_Perdu dans l'admiration des autres, il achevait de laisser tout à fait
-ce très peu de confiance qu'il s'accordait à lui-même; et quelquefois,
-surpris de ne sentir en lui que complaisance et générosité pour la
-pensée d'autrui, il se demandait: Quelle est donc mon utilité? que
-fais-je ici, et à quoi bon?... Je vais te le dire, cher ami._
-
-_Tu remplissais parmi nous un rôle, qui ne peut être tenu que par de
-rares esprits. Dans un monde tourmenté par le souci quotidien ou la
-poursuite de très vulgaires plaisirs, tu étais celui qui maintient le
-goût passionné de la lecture et de la méditation; tu étais celui qui
-accueille les pensées qui se forment à tous les points de l'horizon;
-le lecteur inconnu, auquel tout artiste s'adresse; le confident et
-le soutien de travaux et de rêveries qui, si tu n'existais pas, se
-renonceraient vite elles-mêmes. Sans le savoir, seul dans ta chambre,
-ton émotion ou ton sourire ont rassuré mainte inquiétude. S'il n'y
-avait pas des esprits comme le tien, il n'y aurait bientôt plus de
-littérature véritable. On n'écrirait que pour la rue, et l'art n'est
-fait, en vérité, que pour l'étroit espace d'une chambre fermée, où
-règne un homme comme toi._
-
-_Ah! comme tu avais tort, cher ami, de te désespérer parfois! Ton
-rôle magnifique, tu ne le voyais pas. C'était d'entretenir, par mille
-voies que nous ne pouvons discerner, des enthousiasmes qui, autrement,
-finiraient par mourir dans un silence glacé._
-
-_Pour nous, tes vieux amis, nous n'avons guère écrit de pages sans
-avoir pensé à toi. Dans tous les endroits du monde où nous sommes
-passés, l'idée de t'amuser un jour du spectacle de notre plaisir nous a
-toujours accompagnés. Et quand nous songions à Paris, c'était très vite
-ton visage, si loyal et si fin, qui nous apparaissait. Qu'est-ce que
-Paris, de loin? Quelques esprits, quelques clous d'or sur une poussière
-lumineuse. Tu étais un de ces clous d'or auxquels nous suspendions nos
-rêves. Toi, le moins assuré, plus défiant des hommes pour toi-même, tu
-avais le secret de nous donner confiance en nous._
-
-_Ma chère Hélène, que de soirées vous avez passées dans cette pièce
-à écouter Henri vous lire les livres qu'il aimait, sa belle voix et
-le sentiment si juste qu'il avait de toutes les nuances d'un texte.
-Lire une belle chose à voix basse, pour lui ce n'était pas assez. Un
-mot n'était un mot que lorsqu'il faisait vibrer dans l'air son timbre
-musical, et que vous l'enrichissiez, au passage, de votre émotion
-féminine. Hélas! nous ne verrons plus les mots et les pensées se former
-sur ses lèvres, qui, plus encore que ses yeux, étaient l'expression de
-son visage. Il y a un triste bonheur à regarder jusqu'au fond de son
-chagrin._
-
-_L'heure est venue maintenant d'accompagner notre ami jusqu'à ce beau
-jardin funèbre, qu'il a toujours beaucoup aimé. Bien des fois, dans
-le temps où nous habitions ensemble le haut quartier de Montrouge,
-nous nous sommes penchés avec lui pour regarder, à la fenêtre, le
-grand espace de pierres et de verdures qui s'étendait sous nos yeux.
-Au milieu des hauts immeubles qui l'enveloppent de toutes parts, nous
-saisissions d'un regard sans tristesse ce grand lieu calme, blanc
-et vert, qui à certains jours et sous certaines lumières prenait un
-si bel air oriental. Henri l'aimait, et très souvent il en faisait
-sa promenade. Romantique passant, comme on n'en voit plus guère, où
-allait-il, parmi la foule des tombes inconnues, avec ce bouquet de deux
-sous, acheté à la petite marchande? Il allait, suivant son humeur et
-la couleur du temps, chez Baudelaire ou chez Sainte-Beuve, pour leur
-offrir la fleur de poésie. Touchante offrande, geste antique qu'il
-accomplissait avec un sourire des lèvres et tout le sérieux de son
-cœur._
-
-_Et nous aussi, mon Henri, nous t'apporterons notre petit bouquet. Les
-jours où quelque grand enthousiasme, une phrase, un tableau, un beau
-vers ou quelque belle action des hommes aura mis dans notre esprit ce
-frémissement qui t'était familier, nous prendrons, à notre tour, le
-chemin du Montparnasse et nous viendrons t'apporter en offrande le
-chaud mouvement de notre cœur._
-
-_Je voudrais vous parler encore pour retenir plus longtemps notre ami
-parmi nous; je voudrais trouver le mot magique, qui suspende le temps.
-Lui, maintenant, il le saurait peut-être. Mais nous, pour quelques
-jours encore, nous ne sommes que de pauvres hommes, et qui ne savons
-rien..._
-
-_Du courage, ma chère Hélène! Que le sentiment du bonheur complet,
-absolu, que vous avez donné à votre cher mari vous soutienne; et
-appuyez fortement votre détresse sur la douleur de vos amis._
-
-J.-J. THARAUD.
-
-
-
-_A LOUIS ARTUS_
-
-_son admirateur et son ami_
-
-F. M.
-
-
-
-I
-
-Jean Péloueyre, étendu sur son lit, ouvrit les yeux. Les cigales autour
-de la maison crépitaient. Comme un liquide métal la lumière coulait à
-travers les persiennes. Jean Péloueyre, la bouche amère, se leva. Il
-était si petit que la basse glace du trumeau refléta sa pauvre mine,
-ses joues creuses, un nez long, au bout pointu, rouge et comme usé,
-pareil à ces sucres d'orge qu'amincissent, en les suçant, de patients
-garçons. Les cheveux ras s'avançaient en angle aigu sur son front déjà
-ridé: une grimace découvrit ses gencives, des dents mauvaises. Bien que
-jamais il ne se fût tant haï, il s'adressa à lui-même de pitoyables
-paroles: «Sors, promène-toi, pauvre Jean Péloueyre!» et il caressait de
-la main une mâchoire mal rasée. Mais comment sortir sans éveiller son
-père? Entre une heure et quatre heures, M. Jérôme Péloueyre exigeait
-un silence solennel: ce temps sacré de son repos l'aidait à ne pas
-mourir de nocturnes insomnies. Sa sieste engourdissait la maison:
-pas une porte ne devait se fermer ni s'ouvrir, pas une parole ni un
-éternuement troubler le prodigieux silence à quoi, après dix ans de
-supplications et de plaintes, il avait dressé Jean, les domestiques,
-les passants eux-mêmes accoutumés sous ses fenêtres à baisser la voix.
-Les carrioles évitaient par un détour de rouler devant sa porte. En
-dépit de cette complicité autour de son sommeil, à peine éveillé, M.
-Jérôme en accusait un choc d'assiettes, un aboi, une toux. Etait-il
-persuadé qu'un absolu silence lui eût assuré un repos sans fin relié à
-la mort comme à l'Océan un fleuve? Toujours mal réveillé et grelottant
-même durant la canicule, il s'asseyait avec un livre près du feu de
-la cuisine; son crâne chauve reflétait la flamme; Cadette vaquait à
-ses sauces sans prêter au maître plus d'attention qu'aux jambons des
-solives. Lui, au contraire, observait la vieille paysanne, admirant
-que, née sous Louis-Philippe, des révolutions, des guerres, de tant
-d'histoire, elle n'eût rien connu, hors le cochon qu'elle nourrissait
-et de qui la mort à chaque Noël, humectait de chiches larmes ses yeux
-chassieux.
-
-
-En dépit de la sieste paternelle, la fournaise extérieure attira Jean
-Péloueyre; d'abord elle l'assurait d'une solitude: au long de la mince
-ligne d'ombre des maisons, il glisserait sans qu'aucun rire fusât des
-seuils où les filles cousent. Sa fuite misérable suscitait la moquerie
-des femmes; mais elles dorment encore environ la deuxième heure après
-midi, suantes et geignantes à cause des mouches. Il ouvrit, sans
-qu'elle grinçât, la porte huilée, traversa le vestibule où les placards
-déversent leur odeur de confitures et de moisissure, la cuisine ses
-relents de graisse. Ses espadrilles, on eût dit qu'elles ajoutaient au
-silence. Il décrocha sous une tête de sanglier son calibre 24 connu
-de toutes les pies du canton: Jean Péloueyre était un ennemi juré
-des pies. Plusieurs générations avaient laissé des cannes dans le
-porte-cannes: la canne-fusil du grand-oncle Ousilanne, la canne à pêche
-et la canne à épée du grand-père Lapeignine et celles dont les bouts
-ferrés rappelaient des villégiatures à Bagnères-de-Bigorre. Un héron
-empaillé ornait une crédence.
-
-Jean sortit. Comme l'eau d'une piscine, la chaleur s'ouvrit et se
-referma sur lui. Il fut au moment d'aller à l'endroit où le ruisseau,
-près de traverser le village, concentre sous un bois d'aulnes son
-haleine glacée, l'odeur des sources. Mais des moustiques, la veille,
-l'y avaient harcelé; puis son désir était d'adresser une parole à
-quelque être vivant. Alors il se dirigea vers le logis du Docteur
-Pieuchon de qui le fils Robert, étudiant en médecine, était revenu ce
-matin même pour les vacances.
-
-Rien ne vivait, rien ne semblait vivre; mais à travers les volets
-mi-clos, parfois le soleil allumait des besicles relevées sur un front
-de vieille. Jean Péloueyre marcha entre deux murs aveugles de jardins.
-Ce passage lui était cher parce qu'aucun œil ne s'y embusquait et qu'il
-s'y pouvait livrer à ses méditations. Méditer, chez lui, n'allait
-pas sans contractions du front, gestes, rires, vers déclamés--toute
-une pantomime dont le bourg se gaussait. Ici, les arbres indulgents
-se refermaient sur ses solitaires colloques. Ah! pourtant qu'il eût
-préféré l'enchevêtrement des rues d'une grande ville où, sans que
-se retournent les passants, on peut se parler à soi-même! Du moins,
-Daniel Trasis, dans ses lettres, l'assurait à Jean Péloueyre. Ce
-camarade, contre le gré de sa famille, s'était, à Paris, «lancé dans
-la littérature». Jean l'imaginait, le corps ramassé, puis bondissant
-dans la cohue parisienne, s'y enfonçant comme un plongeur; sans doute
-y nageait-il maintenant, haletait-il vers des buts précis: fortune,
-gloire, amour, tous les fruits défendus à ta bouche, Jean Péloueyre!
-
-A pas feutrés, il entra chez le docteur. La servante lui dit que ces
-messieurs avaient déjeuné en ville; Jean résolut d'attendre le fils
-Pieuchon de qui la chambre ouvrait sur le vestibule. Cette chambre
-lui ressemblait au point que l'ayant vue, on ne souhaitait plus d'en
-connaître l'hôte: au mur, râtelier de pipes, affiches du bal des
-étudiants; sur la table, une tête de mort insultée par un brûle-gueule;
-des livres achetés pour les loisirs des vacances: _Aphrodite_, l'_Orgie
-Latine, Le Jardin des Supplices, Le Journal d'une Femme de Chambre_.
-Les _Morceaux choisis_ de Nietzsche attirèrent Jean: il les feuilleta.
-Une odeur de vêtements dont un étudiant s'est servi l'été venait de
-la malle ouverte. Alors Jean Péloueyre lut ceci: «_Qu'est-ce qui
-est bon?--Tout ce qui exalte en l'homme le sentiment de puissance,
-la volonté de puissance, la puissance elle-même. Qu'est-ce qui est
-mauvais?--Tout ce qui a sa racine dans la faiblesse. Périssent les
-faibles et les ratés: et qu'on les aide encore à disparaître! Qu'est-ce
-qui est plus nuisible que n'importe quel vice?--La pitié qu'éprouve
-l'action pour les déclassés et les faibles: le Christianisme._»
-
-Jean Péloueyre posa le livre; ces paroles entraient en lui comme dans
-une chambre, dont on pousse les volets, l'embrasement d'une après-midi.
-D'instinct il alla en effet à la fenêtre, livra la chambre de son
-camarade au feu du ciel, puis relut la phrase atroce. Il ferma les
-yeux, les rouvrit, contempla son visage dans la glace: Ah! pauvre
-figure de landais chafouin, de «landousquet» comme au collège on le
-désignait, triste corps en qui l'adolescence n'avait su accomplir son
-habituel miracle, minable gibier pour le puits sacré de Sparte! Il se
-revit à cinq ans chez les sœurs: en dépit de la haute position des
-Péloueyre, les premières places, les bons points allaient aux enfants
-bouclés et beaux. Il se rappela cette composition de lecture où, ayant
-lu mieux qu'aucun autre, il avait été tout de même classé dernier.
-Jean Péloueyre parfois se demandait si sa mère, morte phtisique et
-qu'il n'avait pas connue, l'eût aimé. Son père le chérissait comme un
-souffrant reflet de lui-même, comme son ombre chétive dans ce monde
-qu'il traversait en pantoufles ou étendu au fond d'une alcove parfumée
-de valériane et d'éther. La sœur aînée de M. Jérôme, la tante de Jean,
-sans doute eût-elle exécré ce garçon,--mais le culte qu'elle vouait à
-son fils Fernand Cazenave, homme considérable, président du Conseil
-général, et chez qui elle vivait à B...--cette adoration l'absorbait
-au point que les autres s'effaçaient; elle ne les voyait pas; il
-arrivait pourtant que d'un sourire, d'un mot, elle tirât Jean Péloueyre
-du néant, parce que dans ses calculs, ce fils d'un père égrotant, ce
-pauvre être voué au célibat et à une mort prématurée, canaliserait au
-profit de Fernand Cazenave la fortune des Péloueyre. Jean mesura d'un
-seul regard le désert de sa vie. Ses trois années de collège, il les
-avait consumées en amitiés jalousement cachées: ni ce camarade Daniel
-Trasis, ni cet abbé maître de rhétorique, ne comprirent ses regards de
-chien perdu.
-
-
-Jean Péloueyre ouvrit le livre de Nietzsche à une autre page; il dévora
-l'aphorisme 260 de _Par delà le bien et le mal_,--qui a trait aux deux
-morales: celle des maîtres et celle des esclaves. Il regardait sa face
-que le soleil brûlait sans qu'elle en parût moins jaune, répétait les
-mots de Nietzsche, se pénétrait de leur sens, les entendait gronder
-en lui, comme un grand vent d'octobre. Un instant, il crut voir à ses
-pieds, pareille à un chêne déraciné, sa Foi. Sa Foi n'était-elle pas
-là, gisante, dans ce torride jour? Non, non: l'arbre l'étreignait
-encore de ses mille racines; après cette rafale, Jean Péloueyre en
-retrouvait dans son cœur l'ombre aimée, le mystère sous ces frondaisons
-drues et de nouveau immobiles. Mais il découvrait soudain que la
-Religion lui fut surtout un refuge. Au laideron orphelin, elle avait
-ouvert une nuit consolatrice. Quelqu'un sur l'autel tenait la place
-des amis qu'il n'avait pas eus et la Vierge héritait de cette dévotion
-qu'il eût vouée à sa mère selon la chair. Toutes les confidences qui
-l'étouffaient, se déversaient au confessionnal ou dans ses muettes
-prières du crépuscule--quand le vaisseau ténébreux de l'église
-recueille ce qui reste de fraîcheur au monde. Alors le vase de son
-cœur se rompait à des pieds invisibles. S'il eût possédé les boucles
-de Daniel Trasis, ce visage que depuis son enfance les femmes jamais
-ne s'étaient interrompues de caresser, Jean Péloueyre se fût-il mêlé
-au troupeau des vieilles filles et des servantes? Il était de ces
-esclaves que Nietzsche dénonce; il en discernait en lui la mine basse;
-il portait sur sa face une condamnation inéluctable; tout son être
-était construit pour la défaite;--comme son père, d'ailleurs, comme son
-père, dévot lui aussi mais mieux que Jean instruit dans la théologie,
-et naguère encore lecteur patient de saint Augustin et de saint Thomas
-d'Aquin. Jean, peu soucieux de doctrine, et professant une religion
-d'effusions, admirait que celle de M. Jérôme fût d'abord raisonnable.
-Tout de même il se rappelait cette parole que son père aimait répéter:
-«Sans la Foi, que serais-je devenu?» Cette Foi n'allait pas d'ailleurs
-jusqu'à braver un rhume pour entendre la messe. Aux grandes fêtes, on
-installait M. Jérôme dans la sacristie surchauffée et d'où il suivait,
-emmitouflé, la cérémonie.
-
-Jean Péloueyre sortit. De nouveau, entre les murs aveugles et sous
-la muette indulgence des arbres, il marchait, gesticulait; parfois
-il feignait de se croire allégé de sa croyance: ce liège qui l'avait
-soutenu sur la vie lui manquait d'un coup. Plus rien! Plus rien! Il
-savourait ce dénûment; des réminiscences scolaires se pressaient sur
-ses lèvres: «... _Mon malheur passe mon espérance... Oui, je te loue,
-ô Ciel, de ta persévérance_...» Un peu plus loin, il démontrait aux
-arbres, aux tas de cailloux, aux murs qu'il existe parmi les chrétiens
-des Maîtres et que les Saints, les grands Ordres, toute l'Eglise
-universelle offre un sublime exemple de volonté de puissance.
-
-Agité de tant de pensées, il ne reprit conscience qu'au bruit de ses
-pas dans le vestibule--bruit qui, au premier étage, déclencha un
-gémissement; une voix pleurarde et ensommeillée appela Cadette; alors
-les savates de la servante traînèrent dans la cuisine; le chien aboya;
-des volets furent rabattus: le réveil de M. Jérôme désengourdissait
-la maison. C'était l'heure de ses yeux gonflés, de sa bouche amère
-où sa conception du monde atteignait au plus sombre. Jean Péloueyre
-se réfugia donc au «salon de compagnie» aussi frais qu'une cave. Des
-papiers moisis, découvraient le salpêtre des murs. Une pendule n'y
-fragmentait le temps pour aucune oreille humaine. Il s'enfonça, dans
-un fauteuil capitonné, regarda en lui la place où sa foi souffrait et
-se pénétrait d'angoisse. Une mouche bourdonnait, se posait. Alors un
-coq chantait--puis un bref trille d'oiseau--puis un coq encore ... la
-pendule sonna une demie---un coq ..., des coqs... Il s'endormit jusqu'à
-l'heure si douce où il avait coutume, par des ruelles détournées,
-d'atteindre la plus petite porte de l'église et de se couler dans la
-ténèbre odorante. N'irait-il donc plus à ce rendez-vous--le seul qui
-ait jamais été assigné au cloporte Jean Péloueyre? Il n'y alla pas,
-mais gagna le jardin où le soleil déclinant lui fit dire: La chaleur
-va tomber. Des papillons blancs palpitaient. Le petit-fils de Cadette
-arrosait les laitues--un beau drôle aux pieds nus dans ses sabots, le
-bien-aimé des filles et que fuyait Jean Péloueyre honteux d'être le
-maître: n'aurait-ce pas été à lui, chétif, de servir ce triomphant et
-juvénile dieu potager? Même de loin, il n'osait lui sourire; avec les
-paysans, sa timidité atteignait à la paralysie. Maintes fois il avait
-essayé d'aider le curé au patronage, au cercle d'études, et toujours
-perclus de honte, stupide, objet de risée, était rentré dans sa nuit.
-
-Cependant M. Jérôme suivait l'allée bordée de poiriers en quenouille,
-d'héliotropes, de résédas, de géraniums, dont on ne sentait pas les
-odeurs parce que l'immense bouquet rond d'un tilleul emplissait de
-son haleine la terre et le ciel. M. Jérôme traînait les pieds. Le bas
-de son pantalon demeurait pris entre sa cheville et sa pantoufle.
-Son chapeau de paille déformé était bordé de moire. Il avait sur les
-épaules une vieille pèlerine de tricot oubliée par sa sœur. Jean
-reconnut, entre les mains paternelles, un Montaigne. Sans doute _Les
-Essais_, comme sa religion, le fournissaient de subterfuges pour parer
-du nom de sagesse son renoncement à toute conquête? Oui, oui, se
-répétait Jean Péloueyre, ce pauvre homme appelait tantôt stoïcisme,
-tantôt résignation chrétienne, l'immense défaite de sa vie. Ah! que
-Jean se sentait donc lucide! Aimant et plaignant son père, comme à
-cette heure, il le méprisait! Le malade se lamenta: des élancements
-dans la nuque, des étouffements, l'envie de rendre... Un métayer avait
-forcé sa porte, Duberne d'Hourtinat qui exigeait une nouvelle chambre
-pour loger l'armoire de sa fille mariée! Où pourrait-il souffrir
-tranquille? Où pourrait-il mourir en paix? Pour comble, le lendemain
-était un jeudi, jour de marché sur la place, et aussi jour d'invasion:
-sa sœur Félicité Cazenave, son neveu régneraient céans; dès cette aube
-néfaste, les bestiaux sur le foirail réveilleraient le malade; l'auto
-des Cazenave, grondant devant la porte, annoncerait la présence de
-l'hebdomadaire fléau. Tante Félicité forcerait l'entrée de la cuisine,
-bouleverserait le régime de son frère au nom du régime de son fils. Au
-soir, le couple laisserait derrière lui Cadette en larmes et son maître
-suffoquant.
-
-Rampant et faible devant l'ennemi, M. Jérôme dans le secret nourrissait
-sa rancœur. Si souvent il grommelait qu'il réservait aux Cazenave
-«un chien de sa chienne», que Jean Péloueyre, ce jour-là, ne prêta
-nulle attention à ce que lui glissait son père: «Nous allons leur
-jouer un tour, Jean, pour peu que tu veuilles t'y prêter... Mais le
-voudras-tu?» Jean, à mille lieues des Cazenave, sourit. Cependant
-son père l'observait et lui disait: «Tu devrais être plus coquet à
-ton âge; comme tu es mal «dringué», mon pauvre drôle!» Bien que M.
-Jérôme ne lui eût jamais montré qu'il se souciât de sa tenue, Jean
-Péloueyre ne posa aucune question; il ne pressentit rien de ce qui
-se préparait à ce tournant de son destin; il avait pris le Montaigne
-des mains paternelles et lisait cette phrase: «Pour moi, je loue une
-vie glissante, sombre et muette...» Ah! oui, leur vie était à souhait
-glissante, sombre et muette! Les Péloueyre regardaient un souffle rider
-l'eau de la citerne, agitée de têtards autour d'une taupe morte. M.
-Jérôme crut sentir le serein, se dirigea vers la maison. Désœuvré,
-Jean, au fond du jardin, glissa la tête dans l'entrebâillement d'une
-poterne ouverte sur la ruelle. A sa vue, le petit-fils de Cadette, qui
-tenait pressée contre lui une fille, la lâcha, comme on laisse tomber
-un fruit.
-
-
-
-II
-
-Jean Péloueyre ne dormit guère cette nuit-là. Ses fenêtres étaient
-ouvertes sur la laiteuse nuit--la nuit plus bruyante que le jour
-à cause des coassantes mares. Mais les coqs surtout ne cessent de
-chanter jusqu'à l'aube, fatigués d'avoir salué l'obscure et trompeuse
-clarté des étoiles. Ceux du bourg avertissent ceux des métairies
-qui, de proche en proche, répondent: «_C'est un cri répété par mille
-sentinelles..._» Jean veillait, se berçant de ce vers indéfiniment
-marmonné. Les fenêtres découpaient à l'emporte-pièce un azur dévoré
-d'astres. Jean se levait pieds nus, regardait les mondes et les
-appelait par leurs noms, agitant sans se lasser le problème posé
-la veille: avait-il adhéré à une métaphysique ou à un système de
-consolations ingénieuses? Sans doute des croyants parmi les Maîtres
-régnaient. Mais Chateaubriand hésita-t-il jamais à jouer son éternité
-contre une caresse? Barbey d'Aurevilly, que de fois trahit-il le Fils
-de l'Homme pour un baiser? Ne triomphèrent-ils pas dans la mesure où
-ils trahirent leur Dieu?
-
-Dès l'aube, les déchirantes plaintes des porcelets éveillèrent Jean.
-Comme chaque jeudi, il évita de pousser les volets, afin que le
-marché ne le vît pas. Sur le trottoir, tout contre la fenêtre, Madame
-Bourideys, la mercière, arrêta Noémi d'Artiailh pour lui demander si
-elle avait déjeuné. Goulûment Jean Péloueyre regardait cette Noémi
-qui avait dix-sept ans. Sa tête brune et bouclée d'ange espagnol
-n'était point faite pour un corps si ramassé; mais Jean adorait le
-contraste d'un jeune corps dru, mal équarri et d'un séraphique visage
-qui faisait dire aux dames que Noémi d'Artiailh était jolie comme un
-tableau. Vierge de Raphaël qui eût été ragote, elle émouvait chez
-Jean le meilleur et le pire, l'incitait aux hautes pensées comme aux
-basses délectations. Déjà son cou, sa douce gorge luisaient de moiteur.
-Des cils indéfinis ajoutaient à la chasteté des longues paupières
-sombres: visage encore baigné de vague enfance, virginité des lèvres
-puériles--et soudain ces fortes mains de garçon, ces mollets qu'au ras
-du talon, comprimés de lacets, il fallait bien appeler chevilles! Jean
-Péloueyre regardait sournoisement cet ange; le petit-fils de Cadette,
-lui, la pouvait regarder en face: les beaux garçons, même du peuple,
-ont le droit de regard sur toutes les filles. C'est à peine, à la
-grand'messe, quand elle avait traversé la nef et frôlé la chaise de
-Jean Péloueyre, s'il osait renifler l'air remué par sa robe de percale,
-son odeur de savonnette et de linge propre. Jean Péloueyre soupira,
-mit sa chemise de la veille qui était aussi de l'avant-veille. Son
-corps ne méritait aucun soin; il usait d'un pot à eau recroquevillé
-dans une minuscule cuvette pour que, sans le briser, se pût rabattre
-le couvercle de la commode. Sous le tilleul du jardin, il ne récita
-pas sa prière mais lut le journal de façon que le papier cachât sa
-figure au petit-fils de Cadette. Il sifflotait, ce misérable! Un œillet
-rouge à l'oreille, il était brillant et vernissé comme un jeune coq.
-Une ceinture serrait à la taille son pantalon indigo. Jean Péloueyre
-le haïssait bassement et se faisait horreur de le haïr. La pensée ne
-le consolait pas que ce garçon deviendrait un paysan hideux, puisqu'un
-autre garçon aussi fort, aussi bien découplé alors arroserait les
-laitues--de même que palpiteraient d'autres papillons blancs pareils à
-ceux de cette matinée. «O mon âme, se dit Jean Péloueyre, mon âme, dans
-ce matin d'été plus laide encore que mon visage!»
-
-Il reconnut dans la maison la voix de flûte du curé. Que venait-il
-manigancer à cette heure qui n'était pas celle de sa visite
-quotidienne? Ce jour-là surtout, comment osait-il risquer une rencontre
-avec Fernand Cazenave que la vue d'un ecclésiastique rendait furieux?
-Dissimulé derrière le tilleul, Jean Péloueyre vit passer Fernand au pas
-de course, ainsi qu'il faisait toujours cinq minutes avant ses repas.
-Sa mère le suivait, soufflante. Son grand corps tout en jambes, son
-buste sphérique, sa tête de vieille Junon attachée à ses seins,--toute
-cette forte machine détraquée, usée, obéissait aux injonctions du
-fils bien-aimé, comme s'il eût, en pressant un bouton, mis en branle
-un mécanisme. Le conseiller voulut bien s'arrêter pour l'attendre; il
-essuya avec son mouchoir un front ruisselant et le cuir intérieur de
-son canotier. Divinité renfrognée, il suait sous l'alpaga. Derrière le
-binocle, ses métalliques yeux ne reflétaient rien du monde. Sa mère lui
-frayait la route, brisant les êtres comme des branches. On racontait
-qu'elle avait dit un jour: «Si Fernand se marie, ma bru mourra.» Nulle
-bru ne s'y était risquée et quelle jeune fille eût consenti à étriller,
-à nourrir cet homme en place, accoutumé, la cinquantaine franchie,
-aux soins du premier âge? L'angelus se défit dans la chaleur. Jean
-Péloueyre entendit le conseiller gronder: «Salopes de cloches».
-
-Il ne se glissa à table que lorsque déjà y trônaient sa tante et
-Fernand cravatés de serviettes. M. Jérôme en retard s'assit, le dos
-rond et peureux, mais l'œil vif et il osa avouer que le curé l'avait
-retenu. La tête dans les épaules, les Péloueyre attendirent l'orage qui
-n'éclata qu'au gigot. Servi le premier, Fernand Cazenave, sa fourchette
-en l'air, interrogeait le visage maternel. Félicité flaira le morceau,
-le retourna, puis laissa tomber cette sentence: «Trop cuit!» Alors
-le couple repoussa de concert ses assiettes. Cadette comparut avec
-des yeux de volaille pourchassée, défendit son gigot en un patois
-gémissant,--inutile vacarme puisque le conseiller finit tout de même
-par assouvir sur la viande trop cuite sa fringale. Repu, il s'excusa
-de n'être pas allé d'abord saluer son oncle Péloueyre; mais il avait
-vu dans le vestibule un chapeau ecclésiastique: Les Péloueyre savaient
-qu'un prêtre lui faisait physiquement horreur. Sans lever les yeux, de
-sa voix monotone, M. Jérôme prononça: «C'était pour me parler de toi,
-Jean, qu'est venu M. le curé. Crois-tu qu'il veut te marier?» Fernand
-ricana et dit que ce n'était pas sérieux: «Pourquoi? Jean va sur ses
-vingt-trois ans.» Alors Fernand Cazenave éclata: de quoi se mêlait
-cet ensoutané? de quel droit mettait-il le nez dans les affaires de
-la famille? Perdant toute mesure, il osa demander à mi-voix si Jean
-était seulement «mariable». D'un clin d'œil, sa mère rappela à l'ordre
-le malotru. «Ce serait très heureux que Jean se mariât, disait-elle:
-il manquait à cette maison une ménagère. Ah! sans doute les jeunes
-femmes ont d'étranges humeurs et le régime de Jérôme subirait quelque
-bouleversement.» Fernand, calmé, l'approuva: Jean, certes, pouvait
-fonder une famille. Mais ne ferait-il pas son malheur? Le cher enfant
-avait déjà des habitudes, des manies, comme un vieux garçon. Tante
-Félicité insinua que son frère aurait raison, le cas échéant, de ne pas
-habiter avec le jeune ménage... Evidemment, le coup lui serait dur.
-Et elle rappela les faux départs de Jean Péloueyre pour le collège,
-lorsque la place retenue, le trousseau préparé, la voiture devant la
-porte, son père, à la dernière seconde, le retenait.
-
-Inquiet, mais ne voulant point douter que toute cette histoire de
-mariage fût une invention sournoise de M. Jérôme, Jean, isolé en
-esprit, se souvint, en effet, de ces soirs du 2 octobre, lorsque
-attendait sous la pluie l'antique landau qui devait le conduire à
-travers le Bazadais, jusqu'à la pieuse maison où les enfants de la
-Lande rêvent de chasse sur leurs lexiques. Des lambeaux d'un papier
-à fleurs étaient collés encore à sa malle qui avait été celle d'un
-grand-oncle. M. Jérôme sanglotait, feignait une attaque, tant il
-était lâche devant la minute d'angoisse d'une séparation! Sans doute,
-dès cette époque, le pauvre homme exigeait-il du silence, mais un
-silence un peu troublé par cette petite vie souffrante de Jean à ses
-côtés. Ainsi Jean Péloueyre avait travaillé avec le curé jusqu'à
-quinze ans et ne fut au collège que pour le baccalauréat... Quelle
-était cette soudaine fantaisie de le marier? Jean se souvint des
-paroles étranges de son père, la veille, dans le jardin ... mais
-de quoi se troublait-il? Il se répétait qu'un Jean Péloueyre n'est
-pas «mariable»... Les Cazenave étaient fous de prendre au tragique
-cette farce. Ils insistaient maintenant pour connaître le nom de la
-jeune fille élue; l'heure de la sieste permit à M. Jérôme d'éluder
-toute question. Le couple, en dépit de la chaleur, erra au jardin et,
-angoissé, Jean, du corridor, épiait leurs colloques.
-
-Au bruit du démarrage qui signalait leur départ, le malade s'éveilla,
-et dès que Jean eut reconnu le traînement des pantoufles paternelles,
-il entra dans l'odeur de remèdes qui saturait la chambre. En cette
-méphitique officine, il lui fut révélé que l'on songeait sans rire
-à lui donner une femme, une femme qui était Noémi d'Artiailh. La
-psyché reflète le corps de Jean, plus sec que les brandes des landes
-incendiées. Il balbutie: «Elle ne voudra pas de moi»,--et frémit
-d'entendre ces paroles inouïes: «Elle a été pressentie et ne montre
-aucune répugnance...» Les d'Artiailh font un beau rêve, ne peuvent
-croire à leur bonheur. Mais Jean secoue la tête et semble, de ses
-mains tendues, se défendre contre le mirage. Une jeune fille dans ses
-bras, consentante? Noémi de la grand'messe, Noémi dont jamais il ne
-put regarder en face les yeux pareils à des fleurs noires? L'air agité
-par son corps mystérieux quand elle traversait la nef, Jean Péloueyre
-l'accueillait sur sa chair comme le seul baiser qu'il ait jamais connu.
-Cependant son père lui découvre ses vues qui sont celles du curé: il
-importe que les Péloueyre fassent souche et que rien d'eux ne risque
-de passer à tante Félicité ni à Fernand Cazenave. M. Jérôme ajoute:
-«Tu sais, ce que le curé veut, il le veut bien.» Jean sourit, grimace;
-le coin de sa lèvre frémit et il dit: «Je lui ferai horreur.» Le père
-ne songe pas à protester; comme il ne fut jamais aimé, il n'imagine
-pas que son fils puisse connaître ce bonheur. Mais complaisamment il
-rappelle les vertus de Noémi que M. le curé a choisie entre toutes et
-qui édifie la paroisse. Elle appartient à cette race qui ne cherche
-dans le mariage aucune joie charnelle; femme de devoir, soumise à Dieu
-et à son époux, ce sera une de ces mères comme on en rencontre encore
-et de qui rien, en dépit de multiples grossesses, n'entame la candide
-ignorance. M. Jérôme toussote, s'attendrit un peu: «Te sachant bien
-marié et à l'abri des Cazenave, je mourrais en paix...» Le curé voulait
-brûler les étapes: Jean pourrait dès le lendemain voir Noémi; elle
-l'attendrait après le déjeuner, au presbytère où Madame d'Artiailh
-trouverait un prétexte pour les laisser en tête à tête. M. Jérôme
-parlait vite, énervé à cause de la discussion inévitable, du refus de
-Jean qu'il faudrait vaincre, et ses doigts tremblaient. Jean, affolé,
-ne trouvait pas ses mots. Quelle honte d'éprouver une telle terreur!
-N'était-ce pas enfin l'instant de s'échapper du troupeau des esclaves
-et d'agir en maître? Cette minute unique lui était donnée pour rompre
-sa chaîne, devenir un homme. Comme on le pressait de répondre, il fit
-un vague signe d'assentiment. Plus tard, songeant à cette seconde où se
-noua son destin, il s'avoua que dix pages de Nietzsche mal comprises le
-décidèrent. Il s'évada, laissant M. Jérôme stupéfait d'une si facile
-victoire et impatient de l'annoncer à la cure.
-
-Le temps de descendre l'escalier et Jean Péloueyre déjà s'accoutumait
-au prodige, se sentait imperceptiblement moins chaste. Vierge, il lui
-était révélé que sa virginité ne serait peut-être pas éternelle. En
-lui, il osa éveiller une image, il en fixait avec hardiesse les yeux
-sombres; ah! c'était assez pour défaillir! Jean Péloueyre éprouva le
-désir de se baigner. Comme il arrive à beaucoup de baignoires du pays
-girondin, celle des Péloueyre était pleine de pommes de terre, et il
-fallut que Cadette la débarrassât.
-
-Après le dîner, Jean Péloueyre traversa le village. Il s'observait pour
-ne faire aucun geste et ne pas se parler à lui-même. Raide, officiel,
-il saluait chaque groupe devant les portes, soudain silencieux à son
-approche, comme les grenouilles d'une mare; mais aucun rire ne fusa.
-Enfin, les dernières maisons dépassées, sur la route blême encore,
-entre deux noires armées de pins qui soufflaient sur lui une haleine
-d'étuve et dont les milliers de pots emplis de gemme parfumaient
-comme des encensoirs la cathédrale sylvestre, il put rire, secouer
-les épaules, faire craquer ses doigts, crier: «Je suis un Maître, un
-Maître, un Maître!» et répéter en marquant la césure ce distique:
-«_Par quels secrets ressorts--par quel enchaînement--le ciel a-t-il
-conduit--ce grand événement?_»
-
-
-
-III
-
-Jean Péloueyre redoute que la conversation tombe: la peur du silence
-incite le curé et Madame d'Artiailh à effleurer tous les sujets, à les
-dissiper follement; ils ne trouveront bientôt plus rien à dire. Comme
-dilatée hors du vase une fleur de magnolia, la robe de Noémi déborde
-sa chaise. Ce parloir pauvre où Dieu est partout, sur tous les murs
-et sur la cheminée, elle l'imprègne de son odeur de jeune fille, un
-jour fauve de juillet--pareille à ces trop capiteuses fleurs qu'on ne
-saurait prudemment laisser dans sa chambre, la nuit. Jean tourne non la
-tête mais les yeux; il inspecte Noémi descendue de sa colonne et qui,
-vue d'aussi près, lui apparaît telle que sous une loupe. Il cherche
-avidement les défauts, les «pailles» de ce vivant et frémissant métal:
-aux ailes du nez, des points noirs; à la naissance de la gorge, la peau
-dut être brûlée par une trop vieille teinture d'iode. Un mot du curé la
-fait rire brièvement mais assez pour que de la haie pure de ses dents,
-Jean Péloueyre isole une canine un peu mate--douteuse. Son examen
-empêche les larges et sombres yeux de se lever vers lui; peut-être
-regarde-t-il Noémi afin de n'être pas regardé par elle. Dieu merci! le
-curé sait parler seul et prêcher à bâtons rompus. En dépit de sa ronde
-petitesse, rien en lui n'est jovial. Malgré la corpulence, l'austérité
-intérieure transparaît. Peu compris des métairies, il est aimé du bourg
-où, sous sa direction, plusieurs âmes avancent haut et loin dans la vie
-spirituelle. Comme il arrive, ce doux possède la terre. Il n'est que
-suavité, que componction, mais son vouloir flexible jamais ne rompt. Il
-détourne du bal dominical les plus belles filles, et tient benoîtement
-tête aux entreprises amoureuses des garçons; nul ne sait qu'il a retenu
-la receveuse des postes à l'extrême bord de l'adultère. Or il a décidé
-qu'il n'était pas bon que Jean Péloueyre demeurât seul; et il lui
-importe surtout, à ce pasteur, que la maison Péloueyre ne devienne un
-jour la maison Cazenave; que le loup ne se recèle pas dans la bergerie.
-
-Jamais Jean n'avait remarqué comme les femmes respirent haut: en se
-gonflant, la gorge de Noémi touchait presque son menton. Sans plus
-essayer de feindre, le curé se leva, disant que ces chers enfants
-voulaient peut-être échanger des confidences; et il invita Madame
-d'Artiailh à admirer au jardin des promesses de Reines-Claude.
-
-Il n'y a plus maintenant dans la pièce obscure, comme pour une
-expérience d'entomologie, que ce petit mâle noir et apeuré devant la
-femelle merveilleuse. Jean Péloueyre ne bouge plus, ne lève plus les
-yeux: c'est inutile désormais; le voilà prisonnier des regards arrêtés
-sur lui. La vierge mesure de l'œil cette larve qui est son destin. Le
-beau jeune homme aux interchangeables visages, le compagnon du rêve
-de toutes les jeunes filles,--celui qui offre à leurs insomnies sa
-dure poitrine et la courroie serrée de deux bras,--il se dilue dans
-le crépuscule de cette cure, il se fond jusqu'à n'être plus, au coin
-le plus obscur du parloir, que ce grillon éperdu. Elle regarde son
-destin, le sachant inéluctable: on ne refuse pas le fils Péloueyre. Les
-parents de Noémi, s'ils vivent dans l'angoisse que le jeune homme se
-dérobe, n'imaginent même pas qu'aucune objection vienne de leur fille;
-elle n'y songe pas non plus. Depuis un quart d'heure, tout ce que doit
-lui donner la vie est là, se rongeant les ongles, se tortillant sur
-une chaise. Il se lève, il est encore plus petit levé qu'assis, et il
-parle, balbutie une phrase qu'elle n'entend pas et qu'il répète: «Je
-sais que je ne suis pas digne...» Elle proteste: «Oh! Monsieur!...»
-Il s'abandonne à une crise folle d'humilité, reconnaît qu'on ne peut
-l'aimer et ne demande que la permission d'aimer. Les mots lui viennent,
-ses phrases s'organisent. Il a attendu jusqu'à vingt-trois ans pour
-expliquer son cœur à une femme. Il gesticule comme s'il était seul pour
-dépeindre sa belle âme, et en effet il est bien seul.
-
-Noémi regardait la porte et ne s'étonnait pas; toujours elle avait
-ouï dire de Jean Péloueyre: «C'est un type, il est un peu timbré.» Il
-parlait, et la porte demeurait close; rien ne vivait dans ce presbytère
-que ce bonhomme et ses gestes. Noémi se troubla; un désir de larmes
-l'étouffait. Jean se tut enfin et elle eut peur comme dans une chambre
-où l'on sait qu'une chauve-souris est entrée et se cache. Lorsque le
-curé et Madame d'Artiailh revinrent, elle se jeta au cou de sa mère
-sans imaginer que cette effusion pût être un acquiescement. Mais déjà
-le curé frottait sa joue contre celle de Jean. Ces dames s'en allèrent
-seules pour ne pas éveiller la curiosité des voisines. Entre les volets
-rapprochés, Jean Péloueyre vit-il,--près de Madame d'Artiailh, aiguë et
-grêle et qui filait l'arrière-train de côté, comme les chiens,--cette
-robe de Noémi, cette robe un peu fripée qui ne s'épanouirait plus,
-cette nuque fléchie, fleur moins vivante, fleur déjà coupée?
-
-
-Ce garçon sauvage, accoutumé à se tapir loin du monde et de qui c'était
-l'unique souci de n'être pas vu, demeura plusieurs jours ahuri et
-stupide à cause de cette rumeur autour de lui. Le destin le tirait
-de ses ténèbres; comme une formule de magie, les mots de Nietzsche
-avaient renversé les murs de sa cellule; le cou dans les épaules et les
-yeux clignotants, on eût dit d'un oiseau nocturne lâché dans le grand
-jour. Les gens, à son entour, changeaient aussi: M. Jérôme négligeait
-ses régimes, prenait sur le temps de sa sieste pour relancer le curé
-jusqu'à la sacristie; les Cazenave ne parurent plus le jeudi, et ne
-manifestèrent leur existence que par mille bruits infâmes touchant
-le tempérament de Jean Péloueyre et certaines particularités qui le
-rendaient, disait-on, impropre à l'état de mariage.
-
-Du fond de son humilité, Jean Péloueyre admirait que les d'Artiailh
-pussent être, à cause de lui, enviés. On répétait partout que certes,
-Noémi méritait bien son bonheur. Cette très ancienne famille était
-à la côte. Le laborieux M. d'Artiailh avait laissé des plumes dans
-diverses entreprises et ne rougissait pas de tenir un emploi à la
-mairie; ce n'était plus un secret qu'à Pâques, les d'Artiailh avaient
-dû congédier leur bonne à tout faire. Jean Péloueyre se regardait dans
-la glace et ne se trouvait plus si hideux. M. le curé allait partout
-répétant que le fils Péloueyre, s'il manquait un peu d'apparence, était
-un esprit des plus distingués. Le respectueux silence de Noémi, chaque
-soir, tandis que sur un canapé du salon, Jean Péloueyre s'écoutait
-parler, inclinait ce garçon à croire que, comme le disait M. le curé,
-une jeune fille sérieuse prise surtout chez son fiancé les avantages
-de l'esprit. Il s'abandonnait devant elle comme autrefois dans ses
-soliloques, grimaçait, gesticulait, citait, sans les annoncer, des
-vers,--et cette belle fille blottie au coin du canapé lui parut aussi
-indulgente à ses discours que naguère les arbres sur la route vide. Il
-alla loin dans les confidences, et jusqu'à l'entretenir de ce Nietzsche
-qui peut-être l'obligerait à réviser les bases de sa vie morale; Noémi
-essuyait ses mains moites avec un petit mouchoir en boule et regardait
-la porte derrière laquelle ses parents chuchotaient sans que, Dieu
-merci! elle pût saisir le sens de leurs paroles: les ragots touchant
-son futur gendre troublaient le père d'Artiailh qui, roulé et volé à
-tous les tournants de sa vie, ne doutait point que cet apparent retour
-de fortune cachât un désastre. Mais, selon Madame d'Artiailh, on ne
-connaissait d'autre fondement à ces calomnies que la malveillance
-des Cazenave et l'éloignement des femmes où--soit religion, soit
-timidité--s'était tenu Jean Péloueyre. Onze heures sonnaient dans le
-clair de lune; Madame d'Artiailh ouvrait la porte, sans tousser ni
-frapper, et désespérait de surprendre les jeunes gens dans une attitude
-qui donnât à penser. Elle s'excusait de déranger «les tourtereaux»;
-c'était l'heure, disait-elle, «du couvre-feu». Jean touchait de ses
-lèvres les cheveux de Noémi, puis s'en allait en compagnie de son
-ombre le long des maisons. Son pas vainqueur éveillait les chiens de
-garde que la lune empêchait de se rendormir; ainsi, même la nuit, il
-emplissait de bruit le village! L'étrange était qu'il n'éprouvait plus
-rien de son émoi du temps qu'à la grand'messe Noémi fendait l'air de sa
-robe repassée. Il secouait la tête, pour ne pas penser à cette nuit de
-septembre où elle lui serait livrée. Cette nuit jamais n'arrivera: une
-guerre éclatera, quelqu'un mourra; la terre tremblera...
-
-
-Noémi d'Artiailh, en sa longue chemise, récitait sa prière devant les
-étoiles. Ses pieds nus aimaient le froid carrelage; elle offrait sa
-douce gorge à l'apitoiement de la nuit. Elle n'essuyait pas cette larme
-qui roulait à portée de sa langue mais la buvait. Le frémissement du
-tilleul et son odeur rejoignaient la voie lactée. Sur cette route du
-ciel, ses rêves un peu fous ne vagabonderaient plus. Les grillons,
-qui crépitaient au bord de leur trou, lui rappelaient son maître. Un
-soir, étendue sur ses draps et toute livrée à la nuit chaude, elle
-sanglota d'abord à petit bruit, puis gémit longuement et regarda avec
-pitié son chaste corps intact, brûlant de vie mais d'une végétale
-fraîcheur. Qu'en ferait le grillon? Elle savait qu'il aurait droit à
-toute caresse, et à celle-là, mystérieuse et terrible, après quoi un
-enfant naîtrait, un petit Péloueyre tout noir et chétif... Le grillon,
-elle l'aurait toute sa vie et jusque dans ses draps. Comme elle
-sanglotait, sa mère survint (ô camisole festonnée! maigre tresse!). La
-petite inventa qu'elle avait horreur du mariage et souhaitait d'entrer
-au Carmel. Madame d'Artiailh, sans protester, la prit dans ses bras
-jusqu'à ce que se fussent espacés les sanglots. Puis elle l'assura
-qu'en ces matières, il fallait s'en rapporter à son directeur; or, M.
-le curé n'avait-il pas choisi lui-même pour elle la voie du mariage?
-Petite âme ménagère, toute tendresse et piété, Noémi était bien
-incapable de rien répondre. Elle ne lisait pas de romans; elle servait
-chez ses parents, elle obéissait; on lui assurait qu'un homme n'a pas
-besoin d'être beau; que le mariage produit l'amour comme un pêcher, une
-pêche... Mais il eût suffi, pour la convaincre, de répéter l'axiome:
-_On ne refuse pas le fils Péloueyre!_ On ne refuse pas le fils
-Péloueyre; on ne refuse pas des métairies, des fermes, des troupeaux
-de moutons, des pièces d'argenterie, le linge de dix générations bien
-rangé dans des armoires larges, hautes et parfumées,--des alliances
-avec ce qu'il y a de mieux dans la Lande. On ne refuse pas le fils
-Péloueyre.
-
-
-
-IV
-
-La terre ne trembla pas; il n'y eut pas de signes dans le ciel et
-l'aube de ce mardi de septembre éclaira doucement le monde. On dut
-réveiller Jean Péloueyre qui avait dormi d'un sommeil profond. Les
-dalles du vestibule et la pierre du seuil disparurent sous le buis, le
-laurier et les feuilles de magnolia. Toutes les odeurs de la maison
-cédèrent à celle de cette jonchée piétinée. Les demoiselles d'honneur
-chuchotaient et, à cause de leurs robes, ne s'asseyaient pas. La salle
-du _Cheval-Rouge_ s'orna de guirlandes en papier. Le repas arriverait
-tout préparé de B... par le train de dix heures. Sur toutes les routes,
-des victorias amenèrent des familles gantées de blanc. Le soleil se
-jouait dans les hauts-de-forme hérissés des messieurs de qui les
-paysans admiraient la «queue de morue».
-
-M. Jérôme démasqua ses batteries: il resterait au lit. C'était sa
-manière d'ignorer les obsèques et les noces de son entourage. En ces
-conjonctures solennelles, il avalait un cachet de chloral et tirait ses
-rideaux. On rappelait que durant l'agonie de sa femme, il se coucha au
-plus haut étage de la maison et, le nez au mur, ne consentit à ouvrir
-un œil que lorsqu'il fut assuré que la dernière pelletée de terre avait
-recouvert le cercueil; que le train emportait le dernier invité. Le
-jour du mariage de son fils, il ne voulut pas que Cadette rabattît les
-volets lorsque Jean Péloueyre, vert et réduit à rien dans son habit,
-lui demanda de le bénir.
-
-Jour terrible! Toute la honte de Jean Péloueyre lui était revenue
-d'un coup. Bien que le cortège défilât dans le vacarme des cloches,
-sa fine oreille de chasseur ne perdit rien des apitoiements de la
-foule. Il entendit un jeune homme murmurer: Quel dommage! Des jeunes
-filles, grimpées sur les chaises, pouffaient. Entre l'autel incendié
-et la foule en rumeur, il vacillait, accrochait ses mains au velours
-du prie-Dieu. Il ne regardait pas, mais sentait frémir à ses côtés
-le corps mystérieux d'une femme... Le curé lisait, lisait. Ah! si
-son discours avait pu ne jamais finir! Mais le soleil, criblant de
-confettis les vieilles dalles, déclinerait,--puis s'ouvrirait le règne
-de la nuit révélatrice.
-
-La chaleur avait gâté le repas; l'une des langoustes sentait fort.
-La bombe glacée se mua en une crème jaune. Plutôt que de fuir, les
-mouches se seraient laissées écraser sur les petits fours, et les
-femmes fortes souffraient d'être harnachées: d'actives sudations
-brûlèrent sans recours les corsages. Seule la table des enfants criait
-de joie. Du fond de son abîme, Jean Péloueyre épiait les visages: que
-chuchotait Fernand Cazenave à un oncle de Noémi? Comme un sourd-muet,
-Jean devinait la phrase aux mouvements des lèvres: «Si l'on nous avait
-écoutés, on aurait évité ce malheur, mais dans notre position, c'était
-bien délicat d'intervenir...»
-
-
-
-V
-
-La chambre de cette maison de famille d'Arcachon était meublée de faux
-bambou. Nulle étoffe ne dissimulait les ustensiles sous la toilette,
-et des moustiques écrasés souillaient le papier de tenture. Par la
-fenêtre ouverte, l'haleine du bassin sentait le poisson, le varech et
-le sel. Le ronronnement d'un moteur s'éloignait vers les passes. Dans
-les rideaux de cretonne, deux anges gardiens voilaient leurs faces
-honteuses. Jean Péloueyre dut se battre longtemps, d'abord contre sa
-propre glace, puis contre une morte. A l'aube un gémissement faible
-marqua la fin d'une lutte qui avait duré six heures. Trempé de sueur,
-Jean Péloueyre n'osait bouger,--plus hideux qu'un ver auprès de ce
-cadavre enfin abandonné.
-
-Elle était pareille à une martyre endormie. Les cheveux collés au
-front, comme dans l'agonie, rendaient plus mince son visage d'enfant
-battu. Les mains en croix contre sa gorge innocente, serraient le
-scapulaire un peu déteint et les médailles bénites. Il aurait fallu
-baiser ses pieds, saisir ce tendre corps, sans l'éveiller, courir, le
-tenant ainsi, vers la haute mer, le livrer à la chaste écume.
-
-
-
-VI
-
-Bien qu'un billet circulaire obligeât le couple à demeurer absent
-trois semaines, dix jours après la noce, il revint s'abattre dans
-la maison Péloueyre. Le bourg fut en rumeur et les Cazenave, sans
-attendre le jeudi, accoururent et scrutèrent le visage de Noémi.
-Mais la jeune femme ne livra rien de son cœur. Les d'Artiailh et le
-curé arrêtèrent d'ailleurs les commérages: les tourtereaux avaient
-préféré--disaient-ils--le calme du foyer au tumulte des hôtels et des
-gares. A la sortie de la grand'messe, Noémi, très parée, serra les
-mains, en souriant: elle riait, elle était donc heureuse. Son assiduité
-à la messe quotidienne pourtant ne laissa pas d'étonner. Des dames
-notèrent que ses mains, bien après la communion, ne s'écartaient pas
-d'une figure amincie et dolente. On inféra de cette mine abattue que
-Noémi était grosse. Tante Félicité parut un jour pour mesurer d'un œil
-furtif la ceinture de la jeune femme. Mais un secret colloque avec
-Cadette,--vieille augure qui présidait aux lessives,--la rassura.
-Dès lors elle crut politique de se tenir à l'écart, ne voulant,
-disait-elle, feindre d'approuver par sa présence une union monstrueuse,
-manigancée par les prêtres. Elle ménageait sa rentrée aux premiers
-éclats d'un inévitable drame.
-
-Cependant M. Jérôme s'étonnait que sa bru le soignât avec la passion
-d'une Sœur de Saint-Vincent-de-Paul. A l'heure prescrite, elle portait
-chaque remède, ordonnait le repas selon un rigoureux régime et, avec
-une douce autorité, imposait à tous le silence durant la sieste.
-Comme autrefois, Jean Péloueyre s'évadait de la maison partenelle,
-longeait les murs des ruelles détournées. A l'affût derrière un pin,
-en lisière d'un champ de millade, il guettait les pies. Il eût voulu
-retenir chaque minute et que le soir ne vînt jamais. Mais déjà plus
-vite naissait l'ombre. Les pins, en proie aux vents d'équinoxe,
-reprenaient en sourdine la plainte que leur enseigne l'Atlantique dans
-les sables de Mimizan et de Biscarosse. De l'épaisseur des fougères,
-s'élevèrent les cabanes de brande où les Landais, en octobre, chassent
-les palombes. L'odeur du pain de seigle parfumait le crépuscule autour
-des métairies. Au soleil couchant, Jean Péloueyre tirait les dernières
-alouettes. A mesure qu'il se rapprochait du bourg son pas devenait
-plus lent. Un peu de temps encore! encore un peu de temps, avant que
-Noémi souffre de le sentir dans la maison! Il traversait le vestibule
-à pas de loup; elle le guettait, la lampe haute et venait à lui avec
-un sourire d'accueil, lui tendait son front, soupesait la carnassière,
-faisait enfin les gestes de l'épouse, heureuse parce que le bien-aimé
-est revenu. Mais elle ne soutenait son rôle que quelques minutes et
-pas une seconde ne put se flatter de faire illusion. Pendant le repas,
-M. Jérôme les délivrait du silence: depuis qu'une jeune garde-malade
-s'inquiétait de lui, il ne se lassait de décrire ses sensations. Comme
-elle se chargeait de recevoir les métayers, Noémi devait l'entretenir
-du domaine. M. Jérôme admirait que cette petite fille fût la seule dans
-la maison à savoir vérifier les comptes du régisseur, et surveiller la
-vente des poteaux de mines. Il lui attribuait aussi le mérite des deux
-kilos qu'il avait gagnés depuis le mariage de son fils.
-
-Le repas achevé et M. Jérôme sommeillant, les pieds aux chenêts, les
-deux époux, sans recours possible, se trouvaient face à face. Jean
-Péloueyre s'asseyait loin de la lampe, respirait à peine, s'effaçait
-dans l'ombre. Mais rien ne pouvait empêcher qu'il fût là et que
-Cadette à dix heures apportât les bougeoirs. O dure montée vers les
-chambres! Le pluvieux automne chuchotait sur les tuiles. Un contrevent
-claquait; le cahotement d'une charrette s'éloignait. A genoux contre
-le lit redoutable, Noémi détachait à mi-voix les mots de sa prière:
-«_Prosternée devant Vous, ô mon Dieu, je Vous rends grâce de ce
-que Vous m'avez donné un cœur capable de Vous connaître et de Vous
-aimer..._» Jean Péloueyre, dans les ténèbres, devinait la rétraction
-du corps adoré et s'en éloignait le plus possible. Quelquefois, Noémi
-avançant une main vers ce visage moins odieux puisqu'elle ne le voyait
-plus, y sentait de chaudes larmes. Alors, pleine de remords et de
-pitié, comme dans l'amphithéâtre une vierge chrétienne d'un seul élan
-se jetait vers la bête, les yeux fermés, les lèvres serrées, elle
-étreignait ce malheureux.
-
-
-
-VII
-
-La chasse à la palombe servit à Jean Péloueyre de prétexte pour passer
-les journées loin de celle que, par sa seule présence, il assassinait.
-Il se levait avec tant de silence que Noémi ne s'éveillait pas. Quand
-elle ouvrait les yeux, il était loin déjà: une carriole l'emportait
-sur les routes boueuses. Il dételait dans une métairie et aux abords
-de la cabane se cachait et sifflait de peur qu'un vol de palombes fût
-en vue. Le petit-fils de Cadette criait qu'il pouvait approcher, et
-l'affût commençait: longues heures de brume et de songe bercées de
-cloches de troupeaux, d'appels de bergers, de croassements. Dès quatre
-heures, il devait quitter la chasse; mais pour ne rentrer que le plus
-tard possible, Jean se glissait dans l'église; il n'y récitait aucune
-prière; il saignait devant quelqu'un. Souvent les larmes venaient; il
-lui semblait que sa tête reposait sur des genoux. Puis Jean Péloueyre
-jetait sur la table de la cuisine des palombes ardoisées, au cou encore
-gonflé de glands. Ses souliers fumaient devant le feu; il sentait sur
-sa main la langue tiède d'une chienne. Cadette trempait la soupe;
-derrière elle, Jean pénétrait dans la salle. Noémi lui disait: «Je ne
-savais pas que vous fussiez de retour déjà...» Et encore: «Ne vous
-laverez-vous pas les mains?» Alors il allait à sa chambre dont les
-volets n'étaient pas encore clos: une lanterne éclairait les ornières
-pleines de pluie... Jean Péloueyre se lavait les mains sans atteindre
-à rendre ses ongles nets, et il les cachait sous la table pour que
-Noémi ne les vît pas. Il l'observait en dessous: que ses oreilles
-étaient blanches! Elle n'avait pas d'appétit. Il insistait avec
-maladresse pour qu'elle reprît du gigot: «Mais puisque je vous dis que
-je n'ai plus faim!» Un sourire soumis, parfois la moue d'un baiser
-corrigeaient ces brèves impatiences. Elle regardait son époux en face
-comme une agonisante qui croit au ciel regarde la mort. Elle retenait
-le sourire à sa bouche comme on fait pour donner le change à quelqu'un
-qui va mourir. C'était lui, lui, Jean Péloueyre, qui meurtrissait ces
-yeux,--qui décolorait ces oreilles, ces lèvres, ces joues: rien qu'en
-étant là, il épuisait cette jeune vie. Ainsi défaite, elle lui était
-plus chère. Quelle victime fût jamais plus aimée de son bourreau?
-
-
-Seul M. Jérôme s'épanouissait. A ce doux, toute souffrance était
-invisible qui n'était pas la sienne. On eut la stupeur de l'entendre
-se réjouir d'une sérieuse amélioration dans son état. L'asthme lui
-laissait du répit. Il sommeillait jusqu'au petit jour sans le secours
-d'aucun narcotique. Cela lui avait porté bonheur, disait-il, de
-défendre sa porte au docteur Pieuchon de qui le fils avait eu un
-crachement de sang et demeurait en traitement chez son père. M. Jérôme,
-par peur de la contagion, avait rompu avec son vieux camarade. Il
-jurait que sa bru suffisait à tout et qu'elle avait plus d'expérience
-que les médecins. Rien ne la rebutait: pas même ce qui touche à la
-garde-robe. Elle avait su rendre délicieux le plus fade régime. Des jus
-de citron et d'orange, parfois un doigt de vieil armagnac, remplaçaient
-les condiments défendus, excitaient l'appétit que M. Jérôme assurait
-avoir perdu depuis quinze ans. Après de timides essais, Noémi voulut
-bien aider à la digestion de son beau-père par une lecture à haute
-voix. Elle était inlassable, ne s'arrêtait plus, faisait semblant de
-ne pas s'apercevoir que M. Jérôme préludait au sommeil par un petit
-souffle régulier. Une heure sonnait--une heure de moins à trembler de
-dégoût dans la ténèbre de la chambre nuptiale, à épier les mouvements
-de l'affreux corps étendu contre le sien et qui, par pitié pour elle,
-feindrait de dormir. Parfois le contact d'une jambe la réveillait;
-alors elle se coulait tout entière entre le mur et le lit; ou un léger
-attouchement la faisait tressaillir: l'autre, la croyant endormie,
-osait une caresse furtive. C'était au tour de Noémi de prendre l'aspect
-du sommeil, de peur que Jean Péloueyre fût tenté d'aller plus avant.
-
-
-
-VIII
-
-Jamais entre eux de ces disputes qui séparent les amants. Ils se
-savaient trop blessés pour se porter des coups; la moindre offense se
-fût envenimée, eût été inguérissable. Chacun veillait à ne pas toucher
-la blessure de l'autre. Leurs gestes furent mesurés pour se faire
-moins souffrir: quand Noémi se déshabillait, il regardait ailleurs et
-n'entrait jamais dans le cabinet de toilette quand elle s'y lavait. Il
-prit des habitudes de propreté, fit venir de l'eau de Lubin dont il
-s'inondait, et, grelottant, inaugura un tub. Jean se croyait l'unique
-coupable; elle se haïssait de n'être pas une épouse selon Dieu.
-Jamais ils n'échangèrent un reproche même muet, mais d'un regard se
-demandaient l'un à l'autre pardon. Ils décidèrent de réciter ensemble
-leur prière: ennemis dans la chair, ils s'unissaient dans cette
-imploration du soir; leurs voix au moins pouvaient se confondre; côte à
-côte et séparés, ils se rejoignaient à l'infini. Un matin, comme sans
-s'être donnés le mot, ils s'étaient rencontrés au chevet d'un vieillard
-infirme, avidement ils usèrent de ce nouveau lien et désormais, une
-fois dans la semaine, firent leur tournée de malades, en attribuant
-l'un à l'autre le mérite. Hors ces courses, Noémi fuyait Jean, ou
-plutôt le corps de Noémi fuyait le corps de Jean,--et Jean fuyait le
-dégoût de Noémi. En vain voulut-elle réagir contre cette répulsion de
-sa chair: un jour morne de novembre, elle qui haïssait la marche, se
-força à suivre Jean Péloueyre dans la lande et jusqu'aux confins de
-ces marais déserts où le silence est tel qu'aux veilles de tempête,
-on y entend les coups sourds de l'Atlantique dans les sables. Les
-gentianes, d'un bleu de regard, ne les fleurissaient plus. Elle allait
-devant, comme on s'échappe, et il la suivait de loin. Les pasteurs du
-Béarn dont était issu Jean Péloueyre, et qui dans ce désert jouirent
-du droit de pacage, y avaient, bien des siècles auparavant, creusé
-pour leurs troupeaux un puits; au bord de sa bouche fangeuse, les deux
-époux se rejoignirent. Et Jean pensait à ces vieux bergers atteints du
-mal mystérieux de la lande, la pelagre, et qu'on retrouve toujours au
-fond d'un puits ou la tête enfoncée dans la vase d'une lagune. Ah! lui
-aussi, lui aussi, aurait voulu étreindre cette terre avare qui l'avait
-pétri à sa ressemblance et finir étouffé par ce baiser.
-
-
-
-IX
-
-Souvent la visite du curé interrompait la lecture. Il appelait Noémi:
-mon enfant, acceptait un verre d'eau de noix; mais il semblait qu'il
-ne sût plus comme naguère soutenir avec M. Jérôme des colloques
-théologiques ni le divertir d'anecdotes cléricales. Chacun, devant
-ce juge, rattachait son masque. Les yeux n'exprimaient plus rien;
-les âmes se sentaient épiées. Le curé ne se délassait plus en une
-conversation à bâtons rompus: tout ce qu'il disait semblait tendre à
-un but non encore découvert. Il allongeait vers la flamme des jambes
-courtes et enflées, et soudain assénait de vifs regards vite voilés
-sur le couple silencieux. Moins péremptoire, moins sûr de soi, depuis
-longtemps il n'avait raconté, comme il aimait faire, ses débats avec
-tel rationaliste, où revenait souvent cette formule: «Je lui répondis,
-_victorieusement d'ailleurs..._» M. Jérôme assurait qu'il n'avait vu le
-curé si soucieux qu'à l'époque où l'ancien maire prétendit faire sonner
-les cloches pour les enterrements civils et mobiliser le char funèbre
-de la fabrique. Le curé aurait voulu que Jean Péloueyre se remît à un
-travail d'histoire locale, entrepris avec passion mais depuis une année
-interrompu. Le jeune homme prétendait manquer des documents essentiels.
-Au vrai, de souffle court, il n'allait jamais jusqu'au bout d'aucune
-étude. Les premières pages de ses livres, il les zébrait de notes, et
-les dernières, il ne les coupait pas. Un perpétuel besoin de marcher
-pour ratiociner à son aise, l'éloignait de sa table. Un soir, comme M.
-Jérôme s'était retiré, le curé revint avec obstination sur ce sujet.
-Jean Péloueyre se déclara incapable d'aller plus avant, sans consulter
-des ouvrages spéciaux à la Bibliothèque Nationale: il ne pouvait tout
-de même pas faire le voyage de Paris... «Et pourquoi, mon cher enfant,
-ne le feriez-vous pas?» Le curé posa à mi-voix cette question; il
-jouait avec la frange de sa ceinture, et ne détournait pas ses yeux
-du feu. Une faible voix murmura: «Je ne veux pas que Jean me quitte.»
-Mais le curé insista: c'est un péché que de ne pas faire fructifier le
-talent. Incapable de diriger un cercle d'études ni aucune œuvre, Jean
-ne devait pas tenir plus longtemps l'emploi de l'ouvrier inutile... Le
-saint homme développait ce thème. La triste voix, en un grand effort,
-dit encore: «Si Jean s'en va, je partirai avec lui...» Le curé secoua
-la tête: Noémi s'était rendue indispensable auprès du cher malade. Au
-reste il ne s'agissait que d'une courte séparation--quelques semaines,
-quelques mois... Noémi ne trouva plus la force de protester. Aucune
-autre parole ne fut prononcée jusqu'à ce que le curé eût remis sa
-douillette et chaussé des sabots. Jean Péloueyre s'enveloppa d'une
-pélerine, alluma la lanterne et précéda son hôte.
-
-
-Le pluvieux décembre et ses brèves journées ne permirent plus aux époux
-de se fuir--sauf lorsque Jean Péloueyre chassait la bécasse; mais même
-alors il fallait rentrer dès quatre heures avec le crépuscule. Un seul
-feu, une lampe unique rapprochaient ces corps ennemis. Autour de la
-maison, la pluie endormante chuchotait. M. Jérôme avait ses douleurs
-de chaque hiver dans l'épaule gauche et geignait. Mais Noémi allait
-mieux. Elle s'obligeait à un effort quotidien pour détourner Jean de
-ses projets de voyage; elle avait promis au ciel de tenter l'impossible
-pour qu'il demeurât près d'elle. Cette supplication empêchait le
-malheureux de rester indécis sans se résoudre à rien et, en ayant
-l'air de le retenir, le forçait à prendre parti. Il levait vers la
-jeune femme ses yeux de chien battu: «Il faut que je m'en aille,
-Noémi». Elle protestait, mais s'il faisait semblant de fléchir, loin de
-poursuivre son avantage elle n'insistait plus. M. Jérôme, bien qu'il
-citât volontiers le vers des _Deux pigeons: L'absence est le plus grand
-des maux_, envisageait avec une secrète joie de vivre seul près de sa
-bru. Enfin le curé, en toutes rencontres, harcelait Jean Péloueyre.
-Que pouvait le triste garçon contre cette complicité? D'ailleurs il
-approuvait dans son cœur ce verdict de bannissement. Hors un pèlerinage
-à Lourdes et ses nuits d'amour à Arcachon, il n'avait jamais quitté
-son trou. S'enfoncer tout seul dans la cohue de Paris! C'était pour
-lui sombrer à jamais au fond d'un océan humain plus redoutable que
-l'Atlantique. Mais trop de cœurs le poussaient vers le gouffre. Le
-départ fut enfin fixé à la deuxième semaine de février. Longtemps en
-avance, Noémi s'inquiéta de la malle et du trousseau. Jean Péloueyre
-était là encore qu'elle avait déjà retrouvé quelque appétit. Ses joues
-se colorèrent. Un après-midi de neige, elle en fit des pelotes et les
-jeta à la figure du petit-fils de Cadette, et Jean Péloueyre, derrière
-une vitre du premier étage, les regardait. Lucide, il assistait à cette
-résurrection. Comme la campagne se délivre de l'hiver, cette femme se
-délivrait de lui: il la fuyait pour qu'elle refleurît.
-
-
-Jean Péloueyre, ayant baissé la glace souillée du wagon, regarda
-le plus longtemps possible s'agiter le mouchoir de Noémi. Comme il
-flottait, ce signal d'adieu et de joie! Pendant cette dernière semaine,
-elle avait saoûlé le voyageur d'une feinte tendresse, et ardente
-l'avait provoqué jusqu'à lui faire murmurer, une nuit où il avait cru
-la sentir vivre sous son souffle: «Et si je ne partais pas, Noémi?» Ah!
-bien que ce fût dans les ténèbres et qu'elle n'eût répondu que par une
-exclamation étouffée, il devina cette terreur, cette horreur, et ne put
-se défendre d'ajouter: «Rassure-toi, je m'en irai.» Ce fut le seul mot
-par quoi il manifesta qu'il n'était pas dupe. Elle se tourna vers le
-mur et il l'entendit pleurer.
-
-Jean Péloueyre regarda défiler les pins familiers que traversait le
-petit train; il reconnut ce fourré où il avait manqué une bécasse. La
-voie longeait la route qu'il avait si souvent parcourue en carriole.
-Cette métairie couchée dans la fumée et dans la brume, au bord d'un
-champ vide, serrant contre elle le four à pain, l'étable, le puits,
-il la salua par son nom, il en connaissait le propriétaire. Puis un
-nouveau train l'emporta à travers des landes où il n'avait jamais
-chassé. A Langon, il dit adieu aux derniers pins comme à des amis qui
-l'eussent accompagné le plus loin possible et s'arrêtaient enfin, et de
-leurs branches étendues le bénissaient.
-
-
-
-X
-
-Il se logea dans le premier hôtel qu'il rencontra quai Voltaire. Le
-matin, il regardait pleuvoir sur la Seine qu'il n'avait encore osé
-franchir, puis, à midi, se glissait jusqu'au café de la gare d'Orléans
-où il somnolait, dans le grondement des trains qui emportaient vers
-le Sud-Ouest des voyageurs bienheureux. N'osant s'attarder, son repas
-fini, sans consommer, il buvait après sa bouteille de vin blanc, deux
-verres de liqueur, et son agile esprit se mouvait dans l'absolu. Ses
-tics, des mots entrecoupés, parfois faisaient sourire les voisins et
-les garçons; mais tapi entre le tambour de la porte et une colonne, il
-demeurait le plus souvent inaperçu. Jusqu'aux réclames, il lisait les
-journaux: meurtres, suicides, drames de la jalousie et de la folie,
-tout était bon à Jean Péloueyre qui se repaissait du mal universel.
-Après le dîner, un ticket de deux sous lui donnait accès aux quais:
-il cherchait le wagon où était écrit le nom d'Irun et dont les larges
-vitres, le lendemain matin, refléteraient les landes monotones. Il
-avait calculé que ce train passait à moins de quatre-vingts kilomètres
-à vol d'oiseau de la maison Péloueyre. Il posait sa main sur la paroi
-du wagon et lorsque le convoi s'ébranlait, on eut dit un homme qui voit
-disparaître à jamais la moitié de son âme. Dans le café, où de nouveau
-il s'attablait, c'était l'heure d'un orchestre et Jean Péloueyre
-subissait jusqu'au désespoir la toute-puissance de la musique sur son
-cœur. Elle le livrait sans recours au fantôme de Noémi. Il voyageait
-par la pensée sur ce corps que jamais il n'avait contemplé qu'endormi.
-Dans le sommeil, au long des nuits de septembre et quand le clair de
-lune coulait sur le lit, le triste faune avait mieux appris à connaître
-ce corps que si, amant heureux, il l'eût possédé dans un mutuel délire.
-Il n'avait jamais tenu entre ses bras qu'un cadavre mais il l'avait
-réellement pénétré avec ses yeux. Peut-être connaissons-nous mieux
-qu'aucune autre, la femme qui ne nous a pas aimés. A cette heure,
-Noémi dormait dans la vaste chambre froide, elle dormait bienheureuse,
-délivrée d'une repoussante présence, toute à la volupté du lit désert.
-A travers l'espace, il sentait la joie de sa bien-aimée, sa joie parce
-qu'il n'était plus contre elle couché. La tête entre les mains, Jean
-Péloueyre s'excitait à la colère: il reviendrait au pays, s'imposerait
-à cette femme, jouirait d'elle, dût-elle en crever! Il en ferait un
-objet à son usage... Alors, en lui, elle surgissait muette, soumise,
-avec cette douce gorge lourde, comme un arbre qui tend son fruit. Il se
-rappelait ses consentements à mourir d'horreur et sans un cri... Jean
-Péloueyre payait les consommations, suivait le quai jusqu'à l'hôtel, se
-déshabillait à tâtons pour ne pas se voir dans la glace.
-
-
-Tous les trois jours, on lui portait avec son chocolat une enveloppe
-qu'il n'ouvrait quelquefois que le soir. Ah! que lui importaient ces
-hypocrites vœux pour son retour! Le seul plaisir de Jean Péloueyre
-était de penser que la main de Noémi à ce papier s'appuya,--que l'ongle
-de son petit doigt avait creusé cette ligne sous chaque mot. Vers la
-fin de mars, il crut sentir quelque sincérité dans l'appel de Noémi:
-«... Je suis sûre que vous ne croyez pas à mon désir de vous revoir.
-C'est mal connaître votre femme...» Elle écrivait encore: «Je m'ennuie
-de toi.» Jean Péloueyre froissait la lettre et relisait celle que
-son père lui avait adressée par le même courrier: «... Tu trouveras
-Noémi changée à son avantage: elle a repris de l'embonpoint, elle est
-superbe; elle me soigne et me dorlotte avec tant de bonne humeur que
-j'oublie de la remercier. Les Cazenave ne paraissent plus céans, mais
-je sais qu'ils imaginent de la brouille entre vous: laissons-les dire.
-Je reprends du poil de la bête; ce n'est pas comme le fils Pieuchon qui
-ne sort plus qu'en voiture et qu'on croit perdu, bien qu'un médecin de
-B... prétende le guérir avec de la teinture d'iode diluée dans l'eau:
-les jeunes s'en vont avant les vieux...»
-
-Quand vinrent les premiers beaux jours, Jean Péloueyre osa enfin passer
-les ponts. Dans un crépuscule d'or, il regarda la Seine et ses mains
-touchaient le parapet tiède, le caressaient comme un être vivant.
-Alors une voix derrière lui chuchota; elle l'appelait: chéri; elle
-lui disait: viens. Tout près du sien, un jeune visage était exsangue
-sous le fard. Une main gonflée et sans ongles cherchait sa main.
-Il prit la fuite, ne s'arrêta qu'aux guichets du Louvre, soufflant
-un peu. Même de telles créatures, aurait-il jamais osé attendre un
-appel? Une autre femme que Noémi?... Il voulut, pour la première fois,
-se délecter en pensée d'une complice, sinon bienheureuse, du moins
-indifférente et sans dégoût; mais un si pauvre bonheur lui demeurait
-inconcevable; il reçut l'âcre connaissance de ce comble d'infortune, en
-éprouva un retour de colère. Ah! pourquoi ne pas consentir, ce soir,
-à l'anéantissement dans des bras indulgents et soumis? Sont-elles au
-monde pour d'autres que les Péloueyre, ces dispensatrices de caresses?
-Il vit trembler le ciel de huit heures dans le bassin des Tuileries;
-des enfants s'attroupaient à cause de ses gestes. Il fila, le dos rond,
-contourna la place, atteignit la rue Royale et, comme c'était l'heure
-de dîner, osa franchir le seuil d'un cabaret fameux.
-
-Tapi contre la porte, face au bar où, comme à une mangeoire d'acajou,
-des perruches à aigrettes s'accrochent, il éprouvait avec délices que
-son aspect ici n'étonnait ni les femelles, ni les maîtres d'hôtel,
-noirs et gras--rats d'égouts de restaurants chers. Ce boyau étincelant
-attire trop de sauvages des Amériques, trop de fermiers et de notaires
-provinciaux pour qu'y fasse rire un Jean Péloueyre. Le Vouvray colorait
-ses pommettes et il souriait au bétail qu'attirait l'auge d'acajou.
-Une blonde charnue glissa de son tabouret, lui demanda du feu, but
-dans son verre, à mi-voix lui promit pour cinq louis de bonheur, puis
-de nouveau, se percha, expectante. Bien que le vieux monsieur d'une
-table voisine lui conseillât d'attendre la fermeture de l'établissement
-«parce qu'alors celles qui restent vous font des prix avantageux», Jean
-Péloueyre paya l'addition et sur le trottoir fut rejoint par la dame.
-Elle héla un taxi et fit descendre le client derrière la Madeleine.
-L'escalier de l'hôtel sans vestibule s'amorçait au ras du trottoir
-comme pour en aspirer les immondices.
-
-Le bruit des épingles à cheveux sur du marbre, éveilla Jean de sa
-léthargie. Il vit des bras démesurément larges à l'endroit où ils
-s'attachent aux épaules. Des faveurs roses enjolivaient cette chair
-tremblante. Elle l'appela son loup tandis qu'avec un soin infini,
-elle enlevait des bas de soie végétale. Cette hâte de se donner, ce
-consentement, cette soumission sans dégoût, Jean Péloueyre en éprouvait
-une pire douleur que lorsque, de toute sa chair, Noémi lui criait: Non!
-Stupide, la fille le vit jeter un billet sur la table, et avant qu'elle
-ait pu faire un geste, il était déjà dehors, enfilait une rue comme
-un voleur. Il goûta, dans la cohue des boulevards, cette béatitude
-après un grand péril conjuré. Les marronniers nus des Champs-Elysées
-l'attirèrent. Un banc était libre; il s'y reposa, essoufflé toussant
-un peu. Cette lune tronquée qu'éclipsaient les lampes à arc, il songea
-qu'elle épandait sa lueur calme sur le troupeau des sombres cimes entre
-les Pyrénées et l'Océan. Il ne souffrait plus, tout était pur en lui.
-Il se délectait de sa misère sans souillure. Noémi et Jean s'aimeraient
-dans un jour d'été sans déclin. D'avance il goûta l'accord de leur
-chair glorifiée. O lumière où s'appelleront leurs corps immortels,
-leurs corps incorruptibles! Jean Péloueyre dit à haute voix: «Il
-n'est pas de Maîtres; nous naissons tous esclaves et nous devenons
-vos affranchis, Seigneur.» Un sergent de ville s'étant approché, le
-considéra un instant, puis, les épaules soulevées, s'éloigna.
-
-
-Jean s'installa, chaque après-midi, à la terrasse du café de la Paix,
-au bord d'un triste fleuve de visages. Les maladies secrètes, l'alcool,
-les stupéfiants, avaient repétri à il ne savait quelle immonde
-ressemblance ces milliers de figures qui toutes furent des figures
-d'enfants. Jean Péloueyre s'intéressait à la quête des prostituées,
-dénombrait ce troupeau de maigres louves. Il jouait à deviner pour
-le compte de quel vice, ce monsieur à monocle et la lèvre pendante,
-chassait. Avidement Jean Péloueyre cherchait une seule face qui portât
-le signe des dominateurs et des maîtres, une seule et il eût suivi cet
-être élu; mais les yeux étaient égarés, les mains tremblaient; des
-convoitises hors nature salissaient des figures qui ne se savaient
-pas épiées. D'ailleurs, ce Maître, s'il avait existé, eût-il été
-immortel? Jean Péloueyre, gesticulant à cette table des boulevards
-comme entre les murs d'une route de son village, se citait à soi-même
-le mot de Pascal sur la fin de la plus belle vie du monde. On perd
-toujours la partie! On perd toujours la partie, ô cerveau ramolli de
-Nietzsche!... Des jeunes gens, près de lui, se poussaient du coude.
-Une femme assise avec eux interpella Jean Péloueyre. Il tressaillit,
-jeta de la monnaie sur la table et prit le large. Il entendit la femme
-crier: «On n'est pas plus dingo...» Et maintenant il se glissait
-dans la cohue, trottait comme un rat le long des vitrines, élaborait
-le plan d'une étude péremptoire qu'il intitulerait: _Volonté de
-Puissance et Sainteté._ Parfois, une glace de magasin le reflétait et
-il ne se reconnaissait pas. La mauvaise nourriture l'avait maigri et
-réduit encore. La poussière de Paris irritait sa gorge. Il aurait dû
-renoncer aux cigarettes et n'avait jamais tant fumé; aussi allait-il
-toujours crachant et toussant. Des vertiges l'obligeaient à s'appuyer
-aux réverbères. Il aimait mieux se priver de manger que souffrir
-ensuite de brûlures à l'estomac. Le ramasserait-on un jour dans le
-ruisseau comme un chat mort? Alors Noémi serait délivrée... Ainsi
-rêvait-il au cinéma où il échouait, moins attiré par l'écran que par
-la musique ininterrompue. Souvent le fiévreux, mourant de fatigue,
-entrait dans un établissement de bains. Un rideau de calicot voile
-la lumière, les cols de cygne gouttent, on ne sent plus vivre son
-corps. Jean Péloueyre ne cherchait de si médiocres refuges que parce
-que longtemps il ne connut à Paris d'autre église que la Madeleine,
-la seule qu'il rencontrât entre son hôtel et le café de la Paix. Mais
-un jour, un autre itinéraire lui fit connaître Saint-Roch dont la
-ténébreuse chapelle devint son hâvre quotidien. Odeur retrouvée de
-l'église natale,--présence, la même à ce carrefour de l'immense ville
-que dans le bourg inconnu. Pas une fois il ne franchit le seuil d'une
-bibliothèque.
-
-Peut-être eût-il ainsi vécu jusqu'à la mort, si un matin une lettre du
-curé ne l'avait rappelé au bercail. Les termes en étaient pressants,
-bien qu'elle donnât de M. Jérôme et de Noémi les meilleures nouvelles.
-Avec une grande angoisse, Jean Péloueyre monta dans cet express dont si
-souvent il avait senti se détacher de lui, glisser doucement, puis plus
-vite vers le Sud-Ouest, le wagon qui porte le nom d'Irun.
-
-
-
-XI
-
-Cette lettre d'appel, nul événement n'avait décidé M. le curé à
-l'écrire: il s'y était résolu après une confession où Noémi n'avait
-accusé que ses vénielles fautes de chaque samedi. Mais elle avait
-requis l'aide spirituelle de son directeur contre des tentations, des
-troubles dont elle ne précisa pas la nature.
-
-A l'éloignement de Jean Péloueyre, elle avait dû d'abord un peu de
-cette lassitude heureuse des convalescences. La solitude lui était
-une volupté continue; alanguie, elle se complaisait en soi-même. Bien
-qu'elle fût incapable d'aucune analyse, elle se sentait autre et,
-rendue à la vie de jeune fille, connaissait dans sa chair qu'elle
-n'était plus une jeune fille. Le dégoût l'avait détournée d'assister
-à l'éclosion en elle d'une femme; mais cette étrangère exigeait
-d'elle une satisfaction mystérieuse. Inquiète de n'éprouver plus la
-paix d'avant que cet homme la possédât, comment eût-elle discerné ce
-désaccord entre son cœur toujours endormi et sa chair à demi éveillée?
-Elle avait ressenti le déchirement de son être, avec horreur, certes,
-mais la chair est fidèle à ne rien oublier de ce qu'elle subit. Comme
-la jeune femme n'ouvrait d'autre livre que son paroissien et que son
-état de jeune fille bien née et pauvre l'avait tenue à l'écart de toute
-intime compagnie, aucune fiction, nulle confidence ne l'aurait éclairée
-sur cette secrète exigence en elle. Alors le destin lui fournit un
-visage.
-
-
-Le soleil de mars faisait luire les flaques sur la place. La sieste
-de Jérôme Péloueyre enchantait la maison au point que pas un meuble
-n'y craquait. Comme toutes les femmes du bourg, Noémi cousait au
-rez-de-chaussée, dans l'embrasure d'une fenêtre dont les volets
-demeuraient mi-clos. De la table à ouvrage, le linge à repriser
-coulait. Elle entendit un bruit de roues, vit s'arrêter à quelques pas
-de la fenêtre une charrette anglaise. Un jeune homme tenait les rênes
-et regardait autour de lui en quête d'un renseignement, mais la place
-était déserte. Comme Noémi, curieuse, poussait les volets, l'étranger
-tourna la tête, se découvrit et demanda où habitait le docteur
-Pieuchon. Après que Noémi lui eût indiqué la route, il salua, toucha du
-fouet la croupe de son cheval et disparut. Noémi recommença de coudre
-et tout le jour tira l'aiguille, la pensée vague, inconsciente de ce
-visage dont elle avait reçu l'empreinte. Le lendemain, à la même heure,
-l'inconnu passa encore mais ne s'arrêta pas. Pourtant, devant la maison
-Péloueyre, il retint un peu son cheval et ses regards cherchaient la
-jeune femme entre les volets rapprochés. A tout hasard, il salua. Au
-repas du soir, M. Jérôme prétendit tenir du curé que le fils Pieuchon
-allait de mal en pis et que son père avait fait appel à un jeune
-médecin de la sous-préfecture dont on vantait la méthode: il traitait
-la tuberculose par la teinture d'iode à «dose massive»; il fallait
-que le malade ingurgitât des centaines de gouttes diluées dans l'eau.
-M. Jérôme doutait que l'estomac du fils Pieuchon pût tolérer cette
-mixture. Chaque jour passa le tilbury et chaque jour il ralentit devant
-la maison Péloueyre, sans que jamais Noémi poussât les volets. Le jeune
-docteur saluait cette raie d'ombre où respirait une jeunesse invisible.
-Le bourg s'intéressait à la cure par l'iode; tous les tuberculeux du
-canton en usèrent. On assurait que le fils Pieuchon allait mieux. Le
-printemps fut précoce; une tiède fin de mars désengourdissait le monde.
-Un soir, Noémi put se déshabiller la fenêtre ouverte. Elle s'y accouda,
-heureuse et triste, et sans désir de sommeil. Elle était devant la
-nuit qui, par un travail secret, «révélait» ce visage d'homme dont
-elle avait subi l'impression. Pour la première fois, elle y arrêta, de
-propos délibéré, sa pensée: puisque l'étranger la saluait chaque jour
-sans même l'apercevoir, ne serait-il plus convenable, le lendemain, de
-pousser les volets et de rendre le salut? Ayant décidé d'agir ainsi,
-elle en éprouva une émotion si douce qu'elle retarda l'instant de
-s'étendre sur son lit. En elle, des traits un à un se détachèrent: Les
-cheveux frisés et noirs entrevus dans la seconde où le jeune inconnu
-soulevait son chapeau,--le rouge épais des lèvres sous une moustache
-courte,--le costume de sport où luisait l'agrafe d'un stylo,--pas de
-cravate, mais une molle chemise de tussor ouverte.
-
-Noémi, toute instinct, mais dressée à l'examen de conscience, fut vite
-mise en alerte: sa première alarme vint, pendant sa prière, de ce
-qu'il fallut recommencer chaque oraison: entre Dieu et elle, souriait
-une figure brune. Au lit, elle en fut obsédée et au réveil, encore
-toute brouillée de rêves, elle pensa d'abord qu'elle allait le revoir.
-Durant la messe de ce matin-là, les mains de Noémi ne quittèrent
-pas son visage. A l'heure de la sieste, lorsque le tilbury ralentit
-devant la maison Péloueyre, tous les volets du rez-de-chaussée étaient
-hermétiquement clos.
-
-Ce fut alors que l'exilé reçut à Paris des lettres qui l'étonnèrent,
-celles où Noémi lui disait: «Je m'ennuie de toi...» En ce temps-là,
-elle attendait dans la pièce noire que le tilbury fût passé pour
-entr'ouvrir les volets et se mettre à l'ouvrage. Une après-midi, elle
-se répéta que le scrupule aussi est un péché: «Je me monte la tête»,
-songeait-elle. Une fois pour toutes, elle se pencherait à la fenêtre,
-répondrait au salut de l'étranger. Elle crut entendre un bruit de roues
-et déjà sa main hésitait sur l'espagnolette, mais pour la première fois
-depuis deux semaines, le tilbury ne passa pas. A l'heure où M. Jérôme
-prenait sa valériane, Noémi monta chez lui et ne put se défendre de
-l'avertir que le nouveau docteur n'était pas allé chez les Pieuchon. M.
-Jérôme le savait: le fils Pieuchon avait eu la veille une rechute et ne
-supportait plus l'iode. Il vomissait le sang à pleine cuvette, disait
-le curé. Le printemps est une saison dangereuse aux poitrinaires. On
-rapportait que le docteur Pieuchon avait eu des paroles très dures pour
-son confrère qui, sans doute, n'oserait plus reparaître dans le bourg.
-Noémi reçut un métayer, aida Cadette à plier la lessive. A six heures,
-elle alla faire son adoration; puis, comme chaque jour, s'arrêta chez
-ses parents. Mais après le dîner, elle se plaignit de migraine et gagna
-sa chambre.
-
-Elle mena une vie plus active; ses couvées réussirent. Endimanchée,
-elle fit les visites annuelles que les dames du bourg échangent avec
-solennité. Enfin elle entreprit la tournée des métairies. Elle aimait
-les courses en carriole dans les chemins forestiers que défoncent
-les charrois. Aux côtés de la jeune femme, le petit-fils de Cadette
-conduisait le cheval. Les ajoncs tachaient de jaune les fourrés
-de fougères sèches. Aux chênes, les feuilles mortes frémissaient,
-résistaient encore à un souffle chaud du Sud. L'exact miroir rond
-d'une lagune reflétait les fûts allongés des pins, et leurs cimes et
-l'azur. Aux troncs innombrables, de fraîches blessures saignaient et,
-brûlantes, embaumaient cette journée. Le chant du coucou rappelait
-d'autres printemps. Des cahots rejetaient le petit-fils de Cadette
-contre Noémi et ces deux enfants riaient. Le lendemain la jeune femme
-se plaignit de courbatures et le régisseur fut prié d'achever la
-tournée des métairies. Hors la messe, on ne la vit plus jusqu'à ce
-matin où revint Jean Péloueyre.
-
-
-
-XII
-
-Elle l'attendit à la gare: sa robe d'organdi s'épanouissait au soleil.
-Elle portait des mitaines de fil et, à son cou nu, un médaillon où
-étaient peints deux amours luttant avec un bouc. Des enfants jouaient
-à marcher sur un rail. Le petit train siffla bien avant de paraître.
-Noémi voulait que son émotion fût de la joie. L'absence ayant adouci
-dans son souvenir les traits de Jean Péloueyre, elle avait comme recréé
-son époux afin qu'il ne fût plus repoussant et ne gardait de lui qu'une
-image insidieuse et retouchée. Tel était son désir de l'aimer, qu'elle
-se crut impatiente d'embrasser ce Jean Péloueyre irréel. Si autour
-de son doux corps épanoui, le désir avait flotté, caressant en dépit
-d'elle d'autres visages, Dieu savait que pas une fois elle n'avait
-consenti même à une pensée trouble. En revanche, elle ne doutait pas
-que cette grâce lui dût être accordée de voir descendre du train un
-époux différent de celui dont, le cœur délivré, elle avait salué le
-départ.
-
-Sur le marchepied d'un wagon de deuxième classe, Jean Péloueyre parut.
-Non, non, il n'était plus le même. Ses mains affaiblies soutenaient à
-peine une valise dont le petit-fils de Cadette lestement le débarrassa.
-Au bras de Noémi, il titubait un peu: «Mais tu es malade, pauvre
-Jean!» Lui non plus, ne reconnaissait pas cette femme, tant elle avait
-bénéficié de son absence,--éclatante et fleurissante et, plus encore
-que naguère dans le parloir du curé, femelle merveilleuse en face du
-mâle rabougri. Autour du couple, on chuchotait. Jean Péloueyre avait
-honte à cause de la marchande de journaux, du chef de gare et du
-facteur: «J'aurais dû t'envoyer la voiture. Pourquoi ne m'as-tu pas
-écrit que tu étais malade?» Noémi prépara le lit, lava le visage et
-les mains de Jean Péloueyre, étendit sur la table de chevet une nappe
-blanche, y disposa les revues qui s'étaient accumulées et qu'elle
-n'avait pas ouvertes. Jean, comme un enfant pauvre qu'on dorlote,
-l'épiait de ses vifs petits yeux. M. Jérôme ne voulut pas qu'on appelât
-le docteur Pieuchon: qu'un autre que lui dans la maison fût malade,
-c'était ce qui pouvait jeter ce doux hors des gonds. A peine son fils
-au lit, il se coucha lui aussi, prétendant souffrir de partout, et
-refusa avec de gros mots les soins de Cadette. Noémi vint le voir, non
-pour s'informer de sa santé, mais pour obtenir qu'il consentît à la
-visite du docteur. Il refusa net: Pieuchon ne quittait pas le chevet de
-son fils infesté de microbes. Si elle tenait à voir un carabin, elle
-ferait venir le «jeune homme à la teinture d'iode!» Noémi détourna
-la tête, et dit que ce garçon ne lui inspirait aucune confiance; ne
-soignait-il pas d'ailleurs tous les tuberculeux de l'arrondissement?
-M. Jérôme la coupa d'un ton rogue, criant que c'était son dernier mot,
-et qu'il entendait qu'on ne l'importunât plus. Comme aux plus mauvais
-jours, il se coucha le nez au mur, poussa à intervalles réguliers
-d'effrayants soupirs et ces: Ah! Dieu! Dieu!--qui autrefois éveillaient
-Jean dans le silence de la nuit.
-
-
-Quand Noémi revint à sa chambre, la bonne y déployait un lit-cage.
-Jean Péloueyre dont on ne voyait, au centre du traversin, que les yeux
-brillants de rongeur, les pommettes trop rouges, le nez aigu, balbutia
-qu'il avait froid dans le grand lit, que toujours il avait préféré
-dormir à l'étroit, enfin qu'avant qu'un médecin l'ait ausculté, il
-jugeait imprudent de partager la couche de Noémi. Elle aurait voulu
-protester, feindre d'être déçue. Elle ne trouva aucun mot, et posa
-ses lèvres sur le front mouillé de Jean Péloueyre; mais il détourna
-la tête, ne pouvant supporter la gratitude horrible de ce baiser. La
-journée ainsi passa calme et triste. Etendu dans sa muette province, il
-somnolait, ne s'éveillait qu'au tintement d'une petite cuiller contre
-une soucoupe. Bien qu'il ne fût pas très malade, Noémi le soutenait
-pendant qu'il buvait et il buvait à lentes gorgées pour sentir plus
-longtemps ce bras tiède contre son cou. Vint le crépuscule; la cloche
-de l'église tinta. Ils entendirent dans la cour les hue! dia! du
-petit-fils de Cadette qui attelait. La porte fut entrebâillée par M.
-Jérôme, les pieds nus dans des pantoufles, vêtu d'une robe de chambre
-souillée de remèdes. Honteux de sa colère, il venait se faire pardonner
-et, affectant de l'inquiétude, prétendit ne pouvoir attendre plus
-longtemps pour être rassuré: sur son ordre, le petit-fils de Cadette
-allait quérir le jeune «médecin à la teinture d'iode». Jean Péloueyre
-protesta; il n'éprouvait rien qu'un peu de fatigue; quelques jours de
-repos et il n'y paraîtrait plus; le docteur ne comprendrait pas qu'on
-ait osé le déranger d'urgence...
-
-Assise dans l'ombre, Noémi ne prononçait aucune parole, écoutait
-le bruit des roues décroître et, sans un tressaillement, sans un
-sanglot, pleurait. Une giboulée fouetta les vitres, hâta la venue de
-la nuit et aucun des époux ne demandait la lampe. Cadette vint enfin
-avec de la lumière et mit le couvert près du lit de Jean. Pendant
-qu'ils mangeaient, Noémi lui demanda si son travail d'histoire était
-achevé; il secoua la tête et elle ne lui posa plus de questions. La
-carriole roula de nouveau dans la cour. Jean Péloueyre dit: «Voilà
-le docteur.» Noémi se leva et se tint debout loin de la lampe. Elle
-écoutait comme un orage, s'approcher le grondement d'une voix,
-des pas dans l'escalier. Cadette ouvrit la porte; il entra. Plus
-corpulent qu'il n'avait paru à Noémi, c'était ce que dans le pays
-des Péloueyre, on appelle un beau drôle. Noir de poil, mais le teint
-couleur de grenade, de ses longs yeux de mule andalouse, sans vergogne
-déjà il guettait ceux de Noémi, suivant la ligne de son corps avec
-une méthode lente. Lui aussi avait pensé à elle, lui aussi! N'osant
-quitter la zone d'ombre, elle frémissait. Cependant il examinait le
-malade: «Voulez-vous déboutonner votre chemise? Un mouchoir suffira,
-madame... Comptez trente et un, trente-deux, trente-trois...» La lampe
-éclairait ces clavicules, ces omoplates, ces côtes,--cette pitoyable
-misère... Non, l'état de M. Péloueyre n'offrait rien d'alarmant, mais
-il faudrait surveiller «ses sommets». Il ordonna des fortifiants, des
-piqûres de cacodylate. Parfois il regardait Noémi. N'allait-il pas
-croire qu'elle avait cherché à l'introduire dans la maison? C'était
-si étrange d'obliger un médecin à faire six kilomètres en carriole,
-le soir, pour ausculter un affaibli! Il ne s'en allait pas et de son
-accent lourd, se défendait d'avoir jamais prétendu guérir, avec son
-traitement d'iode, un tuberculeux aussi avancé que le fils Pieuchon. Sa
-voix traînante, sa voix campagnarde rendait un son mâle et grave. Noémi
-se sentait épiée par des regards coulés sous des paupières couleur de
-safran; mais lui ne voyait d'elle qu'un fantôme silencieux. Il en vint
-à dire que mieux valait prévenir la maladie, que M. Péloueyre était un
-terrain tout préparé et favorable aux bacilles: «Un terrain, dirais-je,
-tuberculisable. Feu madame Péloueyre mourut phtisique, n'est-ce pas?»
-Ce jargon allait mal à cette bouche fraîche, créée pour ne dispenser
-aucune autre science que des baisers. Il jugeait nécessaire qu'on
-suivît le malade. Ce disant, il quêtait une invitation à revenir.
-Comme Noémi demeurait muette, il se leva et demanda avec rondeur si M.
-Péloueyre souhaitait qu'il renouvelât ses visites,--ne serait-ce que
-pour lui administrer ses piqûres. «Qu'en penses-tu, Noémi?» Comme elle
-ne répondait pas, Jean crut qu'elle ne l'avait pas entendu et répéta:
-«Dis, Noémi, faut-il que monsieur revienne?» Elle prononça enfin:
-«C'est tout à fait inutile.» Le ton de ce refus était tel que Jean
-Péloueyre eut peur qu'elle ait froissé le médecin, et il protesta que
-«le docteur demeurait seul juge». Le gros garçon, sans nul embarras,
-promit d'accourir au premier appel. Noémi alors prit la lampe et le
-précéda. Elle descendait vite, sentant ce souffle chaud sur sa nuque.
-La carriole attendait devant la porte. Le jeune homme y monta sans
-avoir obtenu un regard. Le petit-fils de Cadette fit claquer sa langue.
-Une lanterne éclairait la croupe du cheval. Le vent nocturne éteignit
-la lampe que tenait haut la jeune femme et elle demeura ainsi dans la
-nuit, au seuil de cette maison morte, écoutant décroître un roulement
-de carriole. Elle ne dormit pas. Jean Péloueyre, dans le lit de fer,
-s'agitait, prononçait des paroles confuses. Noémi se releva pour le
-border, posa sa main sur son front sans l'éveiller, comme elle eût fait
-à l'enfant qui ne naîtrait jamais.
-
-
-
-XIII
-
-Jean Péloueyre, dès le surlendemain, reprit ses habitudes. Il sortait
-à pas de loup, pendant la sieste de son père, guettait les pies, et,
-après une station à l'église, rentrait le plus tard possible au gîte.
-Noémi déjà perdait de son éclat. Jean Péloueyre mesurait ce cerne
-autour des yeux si tristes et qui ne le regardaient qu'avec une humble
-douceur. Il avait espéré que son exil du lit nuptial suffirait pour
-que Noémi pût s'acclimater auprès de lui. Mais l'épouse luttait en
-désespérée contre son dégoût et cette lutte l'exténuait. Plusieurs
-fois elle appela Jean Péloueyre la nuit afin qu'il vînt près d'elle,
-et comme il faisait semblant de dormir, elle se levait, lui donnait
-des baisers--ces baisers qu'autrefois des lèvres de saints imposaient
-aux lépreux. Nul ne sait s'ils se réjouirent de sentir sur leurs
-ulcères ce souffle des bienheureux. Mais Jean Péloueyre, lui, en vint à
-s'arracher de ces embrassements et c'était lui qui avec horreur criait:
-«Laissez-moi.»
-
-
-Les hauts murs des jardins s'échevelèrent de lilas sombres. Les
-crépuscules eurent l'odeur des seringuas. Dans la lumière déclinante,
-les hannetons bourdonnaient. Au mois de Marie, le soir, après le chant
-des litanies, le curé disait: «On recommande à vos prières la réussite
-à des examens de plusieurs jeunes gens, le mariage de plusieurs jeunes
-filles, la conversion d'un père de famille, la santé d'un jeune homme
-en danger de mort...» Tous savaient qu'il s'agissait du fils Pieuchon
-au plus mal. Les lis de juin fleurirent. Noémi s'étonna de ce que Jean
-n'emportait plus de fusil dans ses promenades; il dit que les pies le
-connaissaient trop et que les malignes ne se laissaient plus approcher.
-Elle craignait que ces courses fussent excessives car il n'en revenait
-plus, comme autrefois, la figure animée,--mais au contraire abattu et
-blême. Il prétendit alors que la chaleur le pâlissait. Une nuit, Noémi
-l'entendit à plusieurs reprises tousser. Elle l'appela à voix basse:
-«Tu dors, Jean?» Il l'assura qu'il souffrait un peu de la gorge et que
-ce n'était rien; mais elle devinait son effort pour retenir la toux
-qui, malgré lui, éclatait. Ayant allumé une bougie, elle vit qu'il
-était trempé de sueur. Elle le regardait avec angoisse. Les yeux clos,
-il paraissait attentif à un travail mystérieux en lui. Il sourit à sa
-femme, et Noémi fut bouleversée par ce sourire si tendre, si calme. Et
-il dit à mi-voix: «J'ai soif.»
-
-
-Le lendemain matin, il n'avait pas de fièvre; sa température était
-même trop basse. Noémi se rassura; elle aurait voulu qu'il ne sortît
-pas après le déjeuner mais ne put le retenir. L'insistance de Noémi
-parut déplaire à Jean qui regardait sa montre comme s'il redoutait
-d'être en retard. M. Jérôme plaisanta: «Elle va croire que tu cours à
-un rendez-vous!» Il ne répondit rien; son pas hâtif retentit dans le
-vestibule. Un orage ternissait le ciel. On eut dit que le silence des
-oiseaux immobilisait les feuillages. Tout ce jour-là, dans l'embrasure
-de la fenêtre, au rez-de-chaussée, Noémi eut peur. A quatre heures
-la cloche de l'église tinta à petits coups espacés et la jeune femme
-se signa parce que quelqu'un entrait en agonie. Elle entendit sur la
-place une voix qui disait: «C'est pour le fils Pieuchon. Ce matin déjà
-il a failli passer.» De larges gouttes creusaient la poussière, lui
-arrachaient son odeur des soirs d'orage. Son beau-père dormant encore,
-Noémi alla à la cuisine pour parler de Robert Pieuchon avec Cadette. La
-vieille qui était sourde n'avait pas entendu le glas. Elle dit qu'on
-aurait des renseignements par «Moussu Jean». Et comme Noémi s'étonnait,
-Cadette soupira, larmoya: «Elle pensait bien que «la mistresse» ne le
-savait pas: sans quoi elle aurait empêché «lou praou moussu», faible
-comme il était, de passer tous ses après-midis avec le fils Pieuchon;
-et depuis plus d'un mois déjà! Il avait défendu à sa vieille Cadette
-d'en rien dire à personne. Noémi feignit de n'être pas surprise. Elle
-sortit; il ne pleuvait plus; un vent poussiéreux bousculait de lourdes
-nues. Elle alla vers la maison du docteur dont la mort avait déjà
-clos tous les volets. Jean Péloueyre parut sur le seuil: il clignait
-ses yeux éblouis, bien que le jour fût comme terni, et n'aperçut pas
-sa femme. La face terreuse, hors du monde, il allait d'instinct vers
-l'église où il entra. Noémi le suivait de loin. L'humide fraîcheur de
-la nef la saisit,--ce froid de terre, ce froid de fosse fraîchement
-ouverte qui étreint les corps vivants dans les églises que le temps
-enfonce peu à peu et où l'on accède en descendant des marches. Cette
-toux dont le bruit l'avait éveillée la nuit précédente, de nouveau
-Noémi l'entendit, mais, cette fois, répercutée à l'infini par les
-voûtes.
-
-
-
-XIV
-
-Jean Péloueyre avait demandé qu'on descendît son lit dans une chambre
-du rez-de-chaussée qui ouvrait sur le jardin. Quand il étouffait,
-on poussait sous la véranda le lit de fer et il regardait le vent
-rétrécir ou dilater le bleu entre les feuilles. On avait fait venir
-une sorbetière parce qu'il n'avalait guère, hors le lait cru et froid,
-qu'un peu de glace parfumée. Son père venait le voir, lui souriait,
-mais de loin. Peut-être Jean eût-il préféré les ténèbres de la chambre
-pour y cacher son agonie, mais il avait choisi de mourir au jardin afin
-que Noémi fût moins exposée à la contagion. Des piqûres de morphine
-l'assoupissaient. Repos! Repos après ces horribles après-midi au chevet
-du fils Pieuchon criant de désespoir à cause de ce qu'il quittait à
-jamais: des soir de noce à Bordeaux, les danses dans des cabarets de
-banlieue autour d'un orgue mécanique, les randonnées en bicyclette,
-lorsque la poussière se colle à de maigres cuisses velues et qu'on se
-crève, et surtout les caresses des filles. Les Cazenave répandirent
-partout le bruit que l'avarice de M. Jérôme interdisait à son fils le
-bienfait des climats plus doux et les cures d'altitude. Mais, outre
-que Jean n'était pas homme à mourir hors du gîte, le docteur Pieuchon
-professait que contre la tuberculose, rien ne vaut la forêt landaise:
-il tapissa même de jeunes pins la chambre du malade comme pour une
-Fête-Dieu et entoura le lit de pots débordants de résine. A bout de
-science enfin, il fit appeler son jeune confrère, bien qu'il fut
-dès lors avéré que Jean Péloueyre ne tolérerait plus l'iode «à dose
-massive». Noémi accueillit le beau garçon avec une indifférence qui
-n'alla pas jusqu'à ignorer qu'il pâlissait sous son regard ou lorsque
-leurs mains se touchaient. A chaque rencontre elle savourait cette
-certitude que rien ne lui était plus au monde que ce gisant--son époux.
-Mais il se peut aussi qu'au plus obscur de son cœur, elle sentît le
-jeune mâle solidement harponné et qu'elle ne fût si tranquille que
-parce qu'elle était assurée de le tirer sur la berge, un jour, vivant
-et palpitant... Jean Péloueyre défendait à Noémi de l'embrasser, mais
-il acceptait l'imposition de sa main fraîche sur son front. Croyait-il
-maintenant qu'elle l'aimait? Il le croyait et disait: «Soyez béni à
-jamais, mon Dieu, qui, avant que je meure, m'avez donné l'amour d'une
-femme...» Et comme autrefois dans ses courses solitaires il ruminait
-indéfiniment le même vers, aujourd'hui, quand il se sentait las de
-son chapelet et pendant que Noémi tenait son poignet, comptant les
-pulsations, il répétait à mi-voix le cri de Pauline: _Mon Polyeucte
-touche à son heure dernière_, et souriait. Non qu'il se crût un martyr.
-Toujours on avait dit de lui: «C'est un pauvre être.» Et jamais il
-n'avait douté qu'il en fût un. Le regard en arrière sur l'eau grise de
-sa vie l'entretenait dans le mépris de soi. Quelle stagnation! Mais
-sous ces eaux dormantes avait frémi un secret courant d'eau vive, et
-voici qu'ayant vécu comme un mort, il mourait comme s'il renaissait.
-
-
-Un soir, le curé et le docteur Pieuchon s'étant attardés dans le
-vestibule, Noémi les rejoignit et amèrement leur demanda compte de
-leur silence: pourquoi ne l'avaient-ils pas avertie des stations
-quotidiennes de Jean au chevet d'un phtisique? Le docteur baissait la
-tête, s'excusait sur ce qu'il ne connaissait pas l'état de M. Jean.
-D'une charité sans borne, comment se serait-il étonné d'un dévouement
-qu'il pratiquait lui-même et dont son fils était le bénéficiaire? Le
-curé se défendit plus vivement: Jean Péloueyre avait exigé le silence;
-envers ses dirigés, un directeur doit pousser la discrétion jusqu'au
-scrupule: «Mais c'est vous, monsieur le curé, c'est vous qui avez
-voulu ce fatal voyage à Paris.--... Moi seul, Noémi?» Elle s'appuya
-contre le mur, élargissant du doigt une éraflure dans le plâtre peint
-en faux-marbre. On entendait tousser dans la chambre. Les savates de
-Cadette traînèrent. Le Curé dit encore: «J'ai agi après avoir prié,
-Noémi. Il faut adorer les voies de Dieu.» Il enfila sa douillette.
-Mais, dans le secret, il était la proie de sentiments contraires,
-et, au long de ses insomnies, pleurait sur Jean Péloueyre; en vain
-se répétait-il que le malade avait testé en faveur de Noémi, et que
-c'était l'intention de M. Jérôme, après la mort du pauvre enfant, de
-donner la maison et le plus possible de son bien à la jeune femme,--à
-condition qu'elle ne se remariât pas. Le curé, homme scrupuleux mais
-trop enclin à entrer dans le destin des autres, interrogeait son cœur.
-Il n'avait pas douté que ce mariage dut être heureux,--et _sub specie
-æterni_, n'en fallait-il admirer la réussite? Quel était son gain en
-cette affaire? Bon pasteur, il n'avait eu souci que de son troupeau.
-Le curé, chaque fois qu'il se jugeait, se renvoyait absous, mais ne
-se lassait pas de rouvrir son procès. Il redoutait d'avoir perdu le
-discernement de l'injuste et du juste, et n'en revenait pas d'hésiter
-sur la valeur de ses actes. Humilié, il pontifia moins: pour célébrer
-sa messe quotidienne, il ne défit plus la queue de sa soutane et
-renonça au chapeau tricorne qui le distinguait de ses confrères. Toutes
-ses petitesses, une à une, se détachaient de lui. Il reçut sans joie la
-nouvelle que, bien qu'il ne fût pas curé-doyen, l'évêché lui octroyait
-le droit de porter le camail sur son surplis. Comment avait-il pu
-tenir à ces misères, lui, le gardien des âmes? Rien ne lui était plus,
-à cette heure, que de démêler sa part dans ce drame: avait-il été
-l'instrument docile de Dieu? ou le, pauvre curé de campagne s'était-il
-substitué à l'Etre infini?
-
-Cependant, chaque soir, sur la route gelée, une carriole emportait le
-jeune docteur. A travers les cimes serrées des pins, le clair de lune
-filtrait, mal retenu par les branches jointes. Les têtes rondes et
-sombres planaient dans le ciel comme un vol immobile. Plusieurs fois,
-à quelques cents mètres du cheval, de courtes ombres de sangliers,
-d'un talus à l'autre, traversèrent. Les pins s'écartaient autour d'un
-nuage au ras du sol qui recélait une prairie. La route fléchissait et
-l'on entrait dans l'haleine glacée d'un ruisseau. Le jeune homme, sous
-sa peau de bique, isolé dans l'odeur du brouillard et de sa pipe, ne
-savait pas qu'il y eût, au-dessus des pins, les astres. Son nez ne se
-levait pas plus de la croûte terrestre que le museau d'un chien. Et
-quand il ne songeait pas au feu de la cuisine où tout à l'heure il
-se sécherait, et à la soupe dans quoi il verserait du vin, sa pensée
-s'attachait à cette Noémi si proche de sa main et qu'il n'avait jamais
-touchée. «Pourtant, se disait ce chasseur, je ne l'ai pas ratée; elle
-est blessée...» Son instinct l'avertissait quand le gibier féminin
-était forcé, demandait grâce. Il avait entendu le cri de ce jeune
-corps. Combien en avait-il possédé de femmes, défendues, mariées à des
-hommes et non à un débris comme ce Péloueyre! Atteinte et plus qu'une
-autre démunie, cette Noémi serait-elle seule inaccessible? Tant que
-durerait l'agonie du mari, sans doute obéissait-elle à une pudeur;
-mais avant que son époux fût très malade, qui donc avait retenu cette
-perdrix à demi fascinée? Quel aimant plus fort l'attirait dans l'ombre,
-loin de la lampe? Un autre amour? Il ne croyait pas qu'elle fût dévote;
-cette espèce-là, le jeune docteur pensait la bien connaître: il avait
-dû déjà se mesurer avec le curé pour la conquête d'une ouaille. La
-dévote joue, se passe un péché véniel, tourne autour du feu, se brûle
-un pied, et à la dernière seconde glisse entre les doigts, comme
-ramenée, par un fil invisible, au confessionnal. Il fit des plans pour
-quand Jean Péloueyre aurait «clampsé». Il se disait: «Je l'aurai.» Et
-il riait, possédant la patience du Landais qui chasse à l'affût.
-
-Vers ce temps-là, les personnes pieuses du bourg qui, au milieu du
-jour, entraient à l'église et s'y croyaient seules, tressaillaient au
-bruit d'un soupir dans le chœur: presque tous ses instants de liberté,
-le curé les vivait dans cette ombre, devant son juge. Là seulement il
-goûtait la paix, non pas celle que donne le silence des églises de
-campagne ténébreuses et comme immergées, mais cette paix que rien au
-monde ne donne. Le prêtre concevait qu'il y avait loin du petit être
-chétif, de ce Jean Péloueyre à peine capable, aux veilles de grandes
-fêtes, de frotter les cristaux des lustres et de ramasser les longues
-mousses dont les dames faisaient des guirlandes,--qu'il y avait loin
-du tueur de pies à ce mourant qui donnait sa vie pour le salut de
-plusieurs. Le curé s'abîmait devant Celui dont le secret est de rendre
-semblables à Dieu, des esclaves.
-
-
-
-XV
-
-Pour Jean Péloueyre suffoquant, l'été s'était adouci. En septembre,
-de fréquents orages roussirent les feuilles. Le petit-fils de Cadette
-portait au malade les premiers cèpes et leur odeur de terre sylvestre,
-le distrayait avec les ortolans capturés au petit jour: il les
-engraisserait dans le noir et les servirait à moussu Jean après les
-avoir étouffés dans un vieil armagnac. Des vols de ramiers présageaient
-un hiver précoce: bientôt on monterait les appeaux à la palombière...
-Toujours Jean Péloueyre avait aimé l'approche de l'arrière-saison,
-cet accord secret avec son cœur des champs de millade moissonnés,
-des landes fauves connues des seules palombes, des troupeaux et du
-vent. Il reconnaissait quand, à l'aube, on ouvrait la fenêtre pour
-qu'il respirât mieux, le parfum de ses tristes retours de chasse aux
-crépuscules d'octobre. Mais il ne lui fut pas donné d'attendre en paix
-le passage: Noémi ne savait pas que l'on doit le silence aux mourants;
-et de même qu'autrefois elle n'avait pu lui céler son dégoût, elle ne
-savait aujourd'hui lui faire grâce de ses remords. Elle mouillait de
-larmes sa main, insatiable de pardon. Vainement lui disait-il: «C'est
-moi seul qui t'ai choisie, Noémi ... moi seul qui n'ai pas eu souci
-de toi...» Elle secouait la tête, ne voyait rien, hors ceci que Jean
-mourait pour elle: qu'il était noble et grand! qu'elle l'aimerait s'il
-guérissait! Elle lui rendrait au centuple cette tendresse dont elle
-fut si avare. Comment Noémi aurait-elle su que d'un Jean Péloueyre à
-peine convalescent, elle eût déjà commencé de se déprendre, et qu'il
-fallait qu'il touchât à son heure dernière pour qu'enfin elle le pût
-aimer? C'était une très jeune femme ignorante et charnelle et qui ne
-connaissait pas son cœur. Mais ce cœur de désir était sans ruse et
-soumis à Dieu. Gauchement, elle exigeait du moribond le mot qui l'eût
-délivrée de son remords. Après de tels débats, il perdait cœur, et
-souhaitait de ne pas demeurer seul avec elle; il l'eut été souvent
-(car M. Jérôme était cloué au lit par tous ses maux conjurés); mais
-que le jeune docteur montrait donc de dévouement! Jean Péloueyre
-s'étonnait de l'étrange fidélité d'un inconnu. Incapable de soutenir
-une conversation, du moins il jouissait de cette présence.
-
-Une après-midi, à la fin de septembre, il s'éveilla d'une longue
-somnolence et aperçut, dans un fauteuil, près de la fenêtre, Noémi,
-la tête renversée par le sommeil, écouta ce souffle d'enfant calme,
-referma les yeux. Au bruit de la porte, il les rouvrit: le docteur
-entrait doucement; Jean fut lâche devant l'effort d'une seule parole
-d'accueil et feignit de dormir. Les souliers de chasse du jeune homme
-craquèrent. Puis plus rien: un silence qui incita Jean Péloueyre à
-voir. L'ami inconnu, près de la jeune femme assoupie, se tenait debout.
-Non pas d'abord incliné vers elle, imperceptiblement il se pencha,
-et sa forte main velue tremblait... Jean Péloueyre ferma les yeux,
-entendit la voix basse de Noémi: «Ah! pardonnez-moi... Vous m'avez
-surprise, docteur; je dormais un peu, je crois... Notre malade est
-abattu aujourd'hui... Le temps est si accablant! Voyez: les feuilles
-ne remuent pas...» Le docteur répondit que pourtant le vent soufflait
-du sud-ouest; et Noémi: «Le vent d'Espagne nous portera l'orage...»
-L'orage, c'était ce garçon pâle et furieux de désir et de qui les yeux
-paraissaient «chargés» comme le ciel. Noémi se leva, vint vers Jean,
-et mit ce lit de fer entre elle et l'homme qui la couvait du regard.
-Il balbutia: «Il faudrait vous ménager, madame, dans son intérêt
-même.--Oh! Moi, je résiste à tout; je trouve la force de manger et de
-dormir comme une bête... Comment font ceux qui meurent de chagrin?» Ils
-s'assirent loin l'un de l'autre. Jean Péloueyre semblait sommeiller
-toujours et sans remuer les lèvres, se chantait à lui-même, en marquant
-la césure: _Mon Péloueyre touche à son heure dernière..._
-
-
-Comme si l'arrière-saison l'eût retenu dans un embrassement, dans ses
-voiles et dans son odeur de larmes, il étouffa moins, se nourrit un
-peu: ce furent pourtant ses jours de plus grande souffrance. Au bord
-de la mort, mais vivant, s'il ne doutait pas de Noémi,--lorsqu'il
-entrerait dans la ténèbre, avec quoi se défendrait-il contre ce jeune
-homme qui était beau? L'ombre misérable d'un mort ne sépare pas ceux
-qui furent prédestinés à s'aimer. Rien ne parut de ses affres; il
-serrait la main du docteur, lui souriait. Ah! qu'il aurait voulu
-vivre pourtant afin de le vaincre et d'être préféré! Quelle sombre
-folie lui avait donc inspiré le désir de la mort? Même sans Noémi,
-même sans femme, il fait si bon boire l'air et la caresse du vent de
-l'aube l'emporte sur toutes caresses... Trempé de sueur, et dans le
-dégoût de son odeur de malade, il regardait le petit-fils de Cadette
-qui, par la fenêtre ouverte, lui tendait la première bécasse de la
-saison... O matinées de chasse! Béatitude des pins aux cimes ternes et
-grises dans l'azur, pareils aux humbles qui seront glorifiés! Alors,
-au plus épais de la forêt, une coulée verte d'herbages, d'aulnes et de
-brume dénonçait l'eau vive que l'alios colore d'ocre. Les pins de Jean
-Péloueyre forment le front de l'immense armée qui saigne entre l'Océan
-et les Pyrénées; ils dominent Sauternes et la vallée brûlante où le
-soleil est réellement présent dans chaque graine de chaque grappe...
-Avec le temps, Jean Péloueyre eut été moins soucieux de son cœur parce
-que toute laideur comme toute beauté se perd dans la vieillesse; et il
-aurait eu cela, du moins, les retours de la chasse, les champignons
-ramassés. Les étés d'autrefois brûlent dans les bouteilles d'Yquem et
-les couchants des années finies rougissent le Gruau-Larose. On lit
-devant le grand feu de la cuisine, entouré de landes pluvieuses...
-Cependant Noémi disait au docteur: «Ce n'est pas la peine que vous
-reveniez demain...» Il répondait: «Si! Si! Je reviendrai...» Noémi
-comprenait-elle? Se pouvait-il qu'elle ne comprît pas? S'était-il
-jamais déclaré? Jean Péloueyre mourrait-il sans voir l'issue de cette
-lutte à son chevet? On eût dit que quelqu'un ayant connu que le pauvre
-enfant se détachait du monde sans souffrir assez, à la hâte tressait
-des liens tels qu'il ne les pût briser qu'en un immense effort.
-Pourtant, un à un, tous se rompirent jusqu'à sa rechute dernière: ses
-passions s'éteignirent avant lui et vint le jour où il put donner à
-tous le même sourire, la même gratitude sans nuance. Ce n'étaient plus
-des vers qu'il répétait, mais des paroles comme celles-ci: «C'est Moi.
-Ne craignez point...»
-
-Les pluies de l'hiver finissant enserrèrent la chambre ténébreuse.
-Pourquoi se demandait-on si Jean Péloueyre souffrait, puisque sa
-souffrance était une joie? De la vie, il ne percevait plus que les
-chants des coqs, des cahots de charrette, des appels de cloche, ce
-ruissellement indéfini sur les tuiles, et, la nuit, des sanglots de
-rapaces oiseaux, des cris de bêtes assassinées. Sa dernière aube toucha
-les vitres. Cadette alluma un feu dont la fumée résineuse emplit la
-chambre. Cette haleine des pins incendiés que si souvent, dans les
-étés torrides, la lande natale lui souffla au visage, Jean Péloueyre
-la reçut sur son corps expirant. Les d'Artiailh prétendaient savoir
-qu'il entendait encore mais qu'il ne voyait plus. M. Jérôme, en sa
-robe souillée de remèdes, était debout contre la porte, un mouchoir
-sur la bouche. Il pleurait. Cadette et son petit-fils s'agenouillèrent
-dans l'ombre. La voix du prêtre, avec des paroles propitiatoires,
-semblait forcer des vantaux invisibles: _Partez de ce monde, âme
-chrétienne, au nom de Dieu le Père tout-puissant, qui vous a créée;
-au nom de Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant qui a souffert pour vous;
-au nom de l'Esprit Saint qui est descendu sur vous; au nom des Anges
-et des Archanges; au nom des Trônes et des Dominations; au nom des
-Principautés et des Puissances..._ Noémi le contemplait ardemment, se
-disant en elle-même: «Il était beau...» Les gens du bourg confondirent
-le glas de son agonie avec l'Angelus du matin.
-
-
-
-
-XVI
-
-M. Jérôme se coucha. Les miroirs où si souvent Jean Péloueyre avait
-contemplé sa pauvre mine, furent voilés de linge. On habilla son
-corps comme pour la grand'messe: Cadette le coiffa même d'un feutre
-et lui mit un paroissien entre les mains. La cuisine se remplit d'une
-rumeur de fête parce qu'il y aurait quarante personnes à la salle à
-manger. Des métayères hurlèrent autour du char, pareilles aux antiques
-pleureuses. C'était la première fois que le curé faisait une seconde
-classe. On distribua une paire de gants et un sou enveloppé de papier à
-tous les invités. Il plut pendant le service, mais une éclaircie dura
-jusqu'au retour du cimetière. Jean Péloueyre attendit dans la terre la
-résurrection des morts, dans ce sable sec et qui momifie et embaume les
-cadavres; Noémi Péloueyre s'ensevelit dans le crêpe pour trois ans.
-Son grand deuil la rendit, à la lettre, invisible. Elle ne sortait
-qu'à l'heure de la messe et s'assurait, avant de traverser la place,
-qu'il n'y eût personne. Même quand vinrent les premières chaleurs, un
-col liseré de blanc serra son cou. Certaines critiques l'obligèrent à
-refuser une robe d'un noir trop soyeux, trop brillant. Vers ce temps-là
-le bruit se répandit de la conversion du jeune docteur: on le signala
-à la messe, dans la semaine. Il y paraissait entre deux visites. Le
-curé, si on sollicitait son avis sur un événement si consolant pour
-un pasteur, souriait de sa bouche sans lèvres et comme cousue, mais
-ne disait mot. Peut-être avait-il perdu de son autorité et de sa
-force de persuasion, car il ne put obtenir de M. Jérôme que la clause
-fût effacée de ses dernières volontés qui obligeait Noémi à ne pas
-se remarier. Il échoua de même lorsqu'il insista pour adoucir les
-rigueurs d'un deuil dont il blâmait l'excès. M. Jérôme se glorifiait
-d'appartenir à une famille où les veuves ne quittaient jamais le noir
-et les d'Artiailh montrèrent beaucoup de zèle à maintenir Noémi dans
-cet ensevelissement. C'est pourquoi, en ces aubes d'hiver où l'église
-est si sombre, le jeune docteur ne discernait pas plus la veuve dans
-son ténébreux nuage qu'elle-même ne voyait son époux à travers la dalle
-scellée que touchaient chaque jour ses genoux. A peine entrevit-il,
-parfois, la clarté d'un visage brillant de jeunesse en dépit du jeûne
-des matins de communion et d'une vie cloîtrée. Au lendemain de la
-messe d'anniversaire, lorsqu'il fut connu de tout le bourg que Noémi
-Péloueyre ne rejetterait pas son voile, les sentiments chrétiens du
-docteur fléchirent. Il ne négligea pas que l'église, mais aussi ses
-malades. Le vieux Pieuchon avait entendu dire de son jeune confrère
-qu'il buvait, et même qu'il se levait la nuit pour boire. M. Jérôme
-ne s'était jamais si bien porté et sa bru connut des loisirs; elle
-s'occupait du domaine, mais les pins n'exigent guère de surveillance.
-Sa piété solide, régulière, était courte et peu soutenue de lectures.
-A peine capable de méditation, elle s'attachait surtout aux formules.
-Comme il n'est guère de pauvres au pays de la résine, et qu'on a tôt
-fait de grouper, une fois dans la semaine, autour d'un harmonium,
-le troupeau bêlant des enfants de Marie, que restait-il à Noémi,
-sinon, selon l'usage des Landaises, de se divertir sans excès avec la
-nourriture? Dès la troisième année de son deuil, Noémi épaissit et le
-docteur Pieuchon dut lui ordonner de marcher une heure chaque jour.
-
-
-Une après-midi à l'époque des premières chaleurs, elle alla jusqu'à
-la métairie nommée Tartehume, et, accablée, se laissa choir sur le
-talus. Autour d'elle, les genêts bourdonnaient d'abeilles et des taons,
-des mouches plates, sorties des brandes, piquaient ses chevilles.
-Noémi sentait battre son cœur comprimé de personne forte, et ne
-pensait à rien qu'à cette poussiéreuse route qu'une récente coupe de
-pins livrait tout entière au feu du ciel et où, pour le retour, elle
-devrait parcourir encore trois kilomètres. Elle éprouvait que les pins
-innombrables, aux entailles rouges et gluantes, que les sables et les
-landes incendiées la garderaient à jamais prisonnière. En cette femme
-inculte et sans intelligence s'éveillait confusément le débat qui
-avait déchiré Jean Péloueyre: N'était-ce pas cette terre de cendre,
-cette vie érémitique qui obligeait une malheureuse mourant de soif à
-hausser la tête, à se tendre toute vers le rafraîchissement éternel?
-Elle essuyait avec son mouchoir bordé de noir ses mains moites et ne
-regardait rien que ses souliers poudreux et le fossé où des fougères
-naissantes s'ouvraient comme des doigts. Pourtant elle leva les yeux,
-reçut au visage cette odeur de pain de seigle qui était l'haleine de
-la métairie, et brusquement fut debout, tremblante: un tilbury qu'elle
-reconnut était arrêté devant la maison. Que de fois, entre les volets
-rapprochés d'une fenêtre, avait-elle regardé luire ces essieux avec
-plus d'amour que des étoiles! Elle secoua sa robe pleine de sable;--des
-charrois cahotaient; un geai cria; Noémi, dans un nuage de mouches
-plates, demeurait immobile les yeux sur cette porte qu'un jeune homme
-allait ouvrir. Bouche bée et la gorge gonflée, elle attendait, elle
-attendait--humble bête soumise. Lorsque s'entrebailla la porte de la
-métairie, ses regards fouillèrent l'ombre où se mouvait un corps;
-une voix familière ordonnait en patois d'énormes doses de teinture
-d'iode... Il parut: le soleil alluma chaque bouton de sa veste de
-chasse; le métayer tint le cheval par la bride; il disait qu'on était
-à la saison la plus dangereuse pour les incendies: tout est encore
-sec, rien ne verdit sous bois et les landes ne sont plus inondées...
-Le jeune homme rassembla les rênes. Pourquoi Noémi reculait-elle?
-Une force suspendait son élan vers celui qui s'avançait, la tirait
-en arrière. Elle s'enfonça dans les brandes plus hautes qu'elle; les
-ronces écorchaient ses mains. Un instant elle s'arrêta, attentive à un
-roulement de voiture sur la route qu'elle ne voyait plus. Sans doute,
-fuyant ainsi, songeait-elle que le bourg n'accepterait pas sans cris
-qu'elle déchût de son rang de veuve admirable, et qu'une clause du
-testament de M. Jérôme empêcherait toujours les d'Artiailh de consentir
-à ce que Madame d'Artiailh appelait «un bête de mariage». Mais de tels
-obstacles, l'instinct de Noémi ne les eût-il balayés, si ne l'avait pas
-jugulée une autre loi plus haute que son instinct? Petite, elle était
-condamnée à la grandeur; esclave, il fallait qu'elle régnât. Cette
-bourgeoise un peu épaisse ne pouvait pas ne se pas dépasser elle-même:
-toute route lui était fermée, hors le renoncement. Dès cette minute-là,
-dans la pignada pleine de mouches, elle connut que sa fidélité au
-mort serait son humble gloire et qu'il ne lui appartenait plus de
-s'y soustraire. Ainsi courut Noémi à travers les brandes, jusqu'à ce
-qu'épuisée, les souliers lourds de sable, elle dût enserrer un chêne
-rabougri sous la bure de ses feuilles mortes mais toutes frémissantes
-d'un souffle de feu,--un chêne noir qui ressemblait à Jean Péloueyre.
-
-
-_La Motte, Vémars_, juillet;
-
-_Johannet, Saint-Symphorien_, septembre 1921.
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's Le baiser au lépreux, by François Mauriac
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BAISER AU LÉPREUX ***
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-
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-
- </style>
- </head>
-
-<body>
-
-
-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Le baiser au lépreux, by François Mauriac
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
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-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Le baiser au lépreux
-
-Author: François Mauriac
-
-Release Date: March 5, 2016 [EBook #51372]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BAISER AU LÉPREUX ***
-
-
-
-
-Produced by Winston Smith. Images from the Internet Archive.
-
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-
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-
-</pre>
-
-<div class="cover">
-<img src="images/cover.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<h1>LE BAISER AU LÉPREUX</h1>
-
-<hr class="r35" />
-
-<p class="edition">«LES CAHIERS VERTS»<br /><br />
-PUBLIÉS SOUS LA DIRECTION DE DANIEL HALÉVY</p>
-
-
-<p class="title">LE
-BAISER AU LÉPREUX</p>
-
-<p class="author"><span style="font-size: smaller;">PAR</span><br />
-FRANÇOIS MAURIAC</p>
-
-
-<p class="edition"><span class="smcap">précédé d'une lettre de</span> DANIEL
-HALÉVY <span class="smcap">a</span> FRANÇOIS MAURIAC
-<span class="smcap">et d'un hommage de </span> J.-J. THARAUD
-<span class="smcap">à</span> HENRI GENET.</p>
-
-
-<p class="editor">PARIS<br /><br />
-
-BERNARD GRASSET, ÉDITEUR<br /><br />
-
-61, RUE DES SAINTS-PÈRES, PARIS, 6<sup>e</sup><br /><br />
-
-1922</p>
-
-<hr class="full" />
-
-<p>CE HUITIÈME CAHIER, LE PREMIER DE
-L'ANNÉE MIL NEUF CENT VINGT-DEUX, A
-ÉTÉ TIRÉ A SIX MILLE SEPT CENT TRENTE
-EXEMPLAIRES DONT TRENTE EXEMPLAIRES
-SUR PAPIER VERT LUMIÈRE NUMÉROTÉS DE
-I A XXX; CENT EXEMPLAIRES SUR VÉLIN
-PUR FIL LAFUMA, NUMÉROTÉS DE XXXI A
-CXXX, ET 6.600 EXEMPLAIRES SUR VERGÉ
-BOUFFANT NUMÉROTÉS DE 131 A 6.730.</p>
-
-
-<p>1,541</p>
-
-<hr class="r65" />
-
-<h2><i>LETTRE</i>
-A FRANÇOIS MAURIAC</h2>
-
-<div class="letter">
-
-<p>Vous m'avez demandé, mon cher Mauriac,
-une préface pour votre conte. Non,
-vous ai-je répondu, à quoi bon? Un conte
-se lit, se donne à lire; on le rejette ou l'apprécie,
-et cela dit tout. Si des considérations
-critiques l'accompagnent, elles ne
-pourront qu'encombrer, qu'indisposer le
-lecteur. Sur moi du moins elles feraient
-cet effet.</p>
-
-<p>Mais écoutez; puisque vous avez eu
-cette idée d'une sorte de préliminaire
-à votre récit, laissez-moi vous faire une
-proposition: elle est un peu sévère,
-je crois que vous l'agréerez pourtant.</p>
-
-<p>Nous venons de perdre un ami que nous
-estimions tous pour son amour des lettres.
-Il n'avait jamais beaucoup écrit, il écrivait
-de moins en moins. Mais il lisait
-de plus en plus, il lisait admirablement.
-Il avait la sévérité, la bienveillance, les
-qualités exquises. S'il vivait aujourd'hui,
-je me ferais une fête de lui porter votre
-conte et de lui dire: «Lisez cela, Genet,
-je vous prie; et quand vous l'aurez lu
-vous m'en direz votre pensée.» De cette
-pensée, j'ose être sûr.</p>
-
-<p>Vous ne le connaissiez pas. Il était
-votre aîné, et menait une vie fort discrète.
-Mais je vous l'ai décrit tout entier en vous
-le qualifiant d'un mot: il était un lecteur.
-Un lecteur: il faut sans doute être du
-métier pour savoir ce que signifie pour
-l'homme qui écrit le comparse invisible
-qui va le lire et l'écouter; un lecteur:
-c'est un peu notre affaire de chercher,
-de rassembler ici tous ceux de cette race...
-Là-dessus, et sur Henri Genet lui-même,
-j'en dirais long, si je ne m'en trouvais
-par ailleurs dispensé. Tharaud, près de
-son corps, dans cette chambre studieuse
-aux murs chargés de livres et décorés
-d'estampes d'où on allait l'emporter devant
-nous, Tharaud, son ami de toujours,
-a dit les meilleures paroles. Je les lui ai
-demandées, il me les a données. Les
-voici, vous les lirez.</p>
-
-<p>Je vous demande donc, mon cher Mauriac,
-que vous me laissiez écrire en tête
-de ce Cahier le nom d'Henri Genet,
-lettré parfait, lecteur parfait, ami parfait.
-Je ne saurais, en vérité, vous mieux
-témoigner le cas que je fais de votre jeune
-talent.</p>
-
-
-<p class="signature">DANIEL HALÉVY.</p>
-
-</div>
-
-<hr class="r35" />
-
-<h2><i>HOMMAGE</i>
-A HENRI GENET</h2>
-
-<div class="letter">
-<p class="dest">à Madame HENRI GENET.</p>
-
-<p><i>C'était dimanche soir. Il était en train
-de lire. Le livre lui tombe des mains. Vous,
-chère amie, vous accourez, et déjà il n'était
-plus. Hélas! au long de ces dernières années,
-que d'amis nous avons vu disparaître,
-et de quelle mort soudaine! Mais à la
-guerre, nous étions tous entourés par la
-mort, quand elle prenait l'un de nous,
-on s'inclinait sans colère, sans reproche,
-sans étonnement. Ici, après la tempête,
-dans la quiétude retrouvée, quand toutes
-les vies se refont, quand la sienne était
-si douce, si remplie d'un absolu bonheur près
-de vous qu'il adorait et qui lui rendiez si
-bien tout l'amour qu'il avait pour vous,
-cette irruption du malheur dans la paix
-de votre maison, cela a quelque chose de
-révoltant et de sauvage que notre cœur
-ne peut accepter. Et cependant, quand nous
-réfléchissons, notre stupeur s'émousse et nous
-comprenons bien que nous devons l'ajouter,
-lui aussi, à la longue liste de ces amis si
-chers que la guerre nous a pris. Il s'est usé
-dans ces relèves de Verdun, où ses hommes
-le voyaient tomber deux et trois fois, à
-bout de force et se relevant toujours avec
-cette volonté de faire très simplement, mais
-fermement, ce qu'il devait. Depuis ces mauvais
-jours, sa santé profondément altérée
-avait pu nous faire illusion. L'an passé,
-en Bretagne, son organisme ranimé par
-le doux air de la Rance, la tendresse et
-l'amitié, semblait avoir surmonté les maléfices
-qui nous avaient inquiété. Une occupation
-de son goût et bien adaptée à son
-esprit paraissait de nature à compléter sa
-guérison. Il ne ressentait plus ces malaises
-qui, un moment, avaient jeté leur ombre
-sur votre bonheur à tous les deux, et ce
-retour à la vie l'enchantait. Hier encore,
-il vous disait, chère amie, que jamais il
-n'avait pris tant de plaisir à marcher dans
-Paris, dans l'allégresse de ces beaux froids
-d'hiver. Il n'y avait là qu'une illusion, une
-tromperie de la nature pour rendre notre
-chagrin plus amer. L'usure secrète était
-trop grande; la guerre n'était pas encore
-finie; les maléfices continuaient leur travail;
-et l'autre soir son destin est venu
-le surprendre dans sa rêverie habituelle,
-un volume à la main, sous la paisible lumière
-de sa lampe, dans sa veste de velours,
-de vieil ami des livres. Je ne sais quoi de
-mystérieux a posé la main sur son cœur
-et n'a pas voulu lui permettre de finir la
-page commencée.</i></p>
-
-<p><i>Dans cette chambre qu'il va quitter pour
-toujours, il est encore au milieu de son
-petit univers. Voici ses livres que depuis
-sa jeunesse, depuis que nous nous connaissons,
-je l'ai vu rassembler, un par un,
-avec un goût si parfait, et sur lesquels il
-s'est penché avec une sensibilité exquise.
-Il a réuni là, pour en faire sa compagnie
-ordinaire, tout ce que la pensée de notre
-race a produit de plus délié et de plus vigoureux.
-Au jour le jour, il lisait les œuvres
-périssables, incertaines, dont le mérite est
-difficile à saisir. Il ne les conservait pas
-toutes; mais si vous regardiez ces rayons,
-vous seriez frappé de voir avec quelle
-sûreté et quelle juste divination du talent
-il a su retenir, dans cette immense production
-mouvante, ce qu'il y avait de meilleur.
-Et aujourd'hui, pour lui dire un dernier
-mot d'amitié, toutes les pensées de ses livres
-se penchent sur lui, avec nous; nous les
-sentons qui nous pressent et associent à
-nos tristesses leur grave musique silencieuse.</i></p>
-
-<p><i>Ce qui distinguait notre ami, c'était une
-modestie excessive. Personne ne s'est plus
-méfié de lui-même. Que de fois, par exemple,
-je l'ai poussé à écrire les récits qu'il me
-faisait de sa vie de collège&mdash;une vie de
-petit pensionnaire, qui sortait rarement,
-et où son besoin de tendresse ne trouvait
-guère son compte. C'était des récits étonnants
-de sensibilité et de grâce, où il faisait
-surgir, d'une poussière de cour de lycée,
-tant de vieilles figures, que j'avais connues
-moi aussi, mais qui s'étaient effacées de
-mon esprit. Sa mémoire à lui les gardait
-avec toute la force que donne au souvenir
-une tendre imagination de petit enfant prisonnier.
-Sur notre chemin d'écolier, depuis
-les courants d'air de la porte jusqu'aux
-salles silencieuses et bien aérées, où glissaient
-les chaussons des bonnes sœurs, c'était tout
-un petit monde un peu fêlé par le temps,
-portant sur lui déjà un parfum d'humanité
-disparue, qu'il animait d'une verve charmante.
-Rien qu'en s'écoutant lui-même il
-eût écrit, j'en suis sûr, quelque chose de
-comparable, mais dans le registre de la
-tendresse, enfant de Jules Vallès,
-qui était un de ses livres de prédilection.</i></p>
-
-<p><i>Perdu dans l'admiration des autres, il
-achevait de laisser tout à fait ce très peu
-de confiance qu'il s'accordait à lui-même;
-et quelquefois, surpris de ne sentir en lui
-que complaisance et générosité pour la pensée
-d'autrui, il se demandait: Quelle est
-donc mon utilité? que fais-je ici, et à quoi
-bon?... Je vais te le dire, cher ami.</i></p>
-
-<p><i>Tu remplissais parmi nous un rôle, qui
-ne peut être tenu que par de rares esprits.
-Dans un monde tourmenté par le souci
-quotidien ou la poursuite de très vulgaires
-plaisirs, tu étais celui qui maintient le
-goût passionné de la lecture et de la méditation;
-tu étais celui qui accueille les pensées
-qui se forment à tous les points de l'horizon;
-le lecteur inconnu, auquel tout artiste
-s'adresse; le confident et le soutien de travaux
-et de rêveries qui, si tu n'existais pas,
-se renonceraient vite elles-mêmes. Sans le
-savoir, seul dans ta chambre, ton émotion
-ou ton sourire ont rassuré mainte inquiétude.
-S'il n'y avait pas des esprits comme le
-tien, il n'y aurait bientôt plus de littérature
-véritable. On n'écrirait que pour la rue,
-et l'art n'est fait, en vérité, que pour
-l'étroit espace d'une chambre fermée, où
-règne un homme comme toi.</i></p>
-
-<p><i>Ah! comme tu avais tort, cher ami,
-de te désespérer parfois! Ton rôle magnifique,
-tu ne le voyais pas. C'était d'entretenir,
-par mille voies que nous ne pouvons
-discerner, des enthousiasmes qui, autrement,
-finiraient par mourir dans un silence glacé.</i></p>
-
-<p><i>Pour nous, tes vieux amis, nous n'avons
-guère écrit de pages sans avoir pensé à toi.
-Dans tous les endroits du monde où nous
-sommes passés, l'idée de t'amuser un jour
-du spectacle de notre plaisir nous a toujours
-accompagnés. Et quand nous songions à
-Paris, c'était très vite ton visage, si loyal
-et si fin, qui nous apparaissait. Qu'est-ce
-que Paris, de loin? Quelques esprits, quelques
-clous d'or sur une poussière lumineuse.
-Tu étais un de ces clous d'or auxquels nous
-suspendions nos rêves. Toi, le moins assuré,
-plus défiant des hommes pour toi-même,
-tu avais le secret de nous donner confiance
-en nous.</i></p>
-
-<p><i>Ma chère Hélène, que de soirées vous avez
-passées dans cette pièce à écouter Henri
-vous lire les livres qu'il aimait, sa belle
-voix et le sentiment si juste qu'il avait de
-toutes les nuances d'un texte. Lire une belle
-chose à voix basse, pour lui ce n'était pas
-assez. Un mot n'était un mot que lorsqu'il
-faisait vibrer dans l'air son timbre musical,
-et que vous l'enrichissiez, au passage, de
-votre émotion féminine. Hélas! nous ne
-verrons plus les mots et les pensées se former
-sur ses lèvres, qui, plus encore que ses yeux,
-étaient l'expression de son visage. Il y a
-un triste bonheur à regarder jusqu'au fond
-de son chagrin.</i></p>
-
-<p><i>L'heure est venue maintenant d'accompagner
-notre ami jusqu'à ce beau jardin
-funèbre, qu'il a toujours beaucoup aimé.
-Bien des fois, dans le temps où nous habitions
-ensemble le haut quartier de Montrouge,
-nous nous sommes penchés avec lui
-pour regarder, à la fenêtre, le grand espace
-de pierres et de verdures qui s'étendait
-sous nos yeux. Au milieu des hauts immeubles
-qui l'enveloppent de toutes parts, nous saisissions
-d'un regard sans tristesse ce grand
-lieu calme, blanc et vert, qui à certains
-jours et sous certaines lumières prenait un
-si bel air oriental. Henri l'aimait, et très
-souvent il en faisait sa promenade. Romantique
-passant, comme on n'en voit plus
-guère, où allait-il, parmi la foule des tombes
-inconnues, avec ce bouquet de deux sous,
-acheté à la petite marchande? Il allait,
-suivant son humeur et la couleur du temps,
-chez Baudelaire ou chez Sainte-Beuve,
-pour leur offrir la fleur de poésie. Touchante
-offrande, geste antique qu'il accomplissait
-avec un sourire des lèvres et tout le sérieux
-de son cœur.</i></p>
-
-<p><i>Et nous aussi, mon Henri, nous
-t'apporterons notre petit bouquet. Les jours
-où quelque grand enthousiasme, une phrase,
-un tableau, un beau vers ou quelque belle
-action des hommes aura mis dans notre
-esprit ce frémissement qui t'était familier,
-nous prendrons, à notre tour, le chemin
-du Montparnasse et nous viendrons t'apporter
-en offrande le chaud mouvement de
-notre cœur.</i></p>
-
-<p><i>Je voudrais vous parler encore pour retenir
-plus longtemps notre ami parmi nous;
-je voudrais trouver le mot magique, qui
-suspende le temps. Lui, maintenant, il le
-saurait peut-être. Mais nous, pour quelques
-jours encore, nous ne sommes que de pauvres
-hommes, et qui ne savons rien...</i></p>
-
-<p><i>Du courage, ma chère Hélène! Que le
-sentiment du bonheur complet, absolu, que
-vous avez donné à votre cher mari vous
-soutienne; et appuyez fortement votre détresse
-sur la douleur de vos amis.</i></p>
-
-<p class="signature">J.-J. THARAUD.</p>
-</div>
-
-<hr class="r35" />
-
-<div class="quotc">
-<p class="center"><i>A LOUIS ARTUS</i></p>
-
-<p class="center"><i>son admirateur et son ami</i></p>
-
-<p class="signature">F. M.</p>
-</div>
-
-<hr class="r35" />
-
-<h2>I</h2>
-
-<p>Jean Péloueyre, étendu sur son lit,
-ouvrit les yeux. Les cigales autour de la
-maison crépitaient. Comme un liquide métal
-la lumière coulait à travers les persiennes.
-Jean Péloueyre, la bouche amère, se leva.
-Il était si petit que la basse glace du trumeau
-refléta sa pauvre mine, ses joues
-creuses, un nez long, au bout pointu,
-rouge et comme usé, pareil à ces sucres
-d'orge qu'amincissent, en les suçant, de
-patients garçons. Les cheveux ras s'avançaient
-en angle aigu sur son front déjà
-ridé: une grimace découvrit ses gencives,
-des dents mauvaises. Bien que jamais
-il ne se fût tant haï, il s'adressa à
-lui-même de pitoyables paroles: «Sors,
-promène-toi, pauvre Jean Péloueyre!»
-et il caressait de la main une mâchoire
-mal rasée. Mais comment sortir sans
-éveiller son père? Entre une heure et
-quatre heures, M. Jérôme Péloueyre exigeait
-un silence solennel: ce temps sacré
-de son repos l'aidait à ne pas mourir de
-nocturnes insomnies. Sa sieste engourdissait
-la maison: pas une porte ne devait
-se fermer ni s'ouvrir, pas une parole ni
-un éternuement troubler le prodigieux
-silence à quoi, après dix ans de supplications
-et de plaintes, il avait dressé
-Jean, les domestiques, les passants eux-mêmes
-accoutumés sous ses fenêtres à
-baisser la voix. Les carrioles évitaient
-par un détour de rouler devant sa porte.
-En dépit de cette complicité autour de son
-sommeil, à peine éveillé, M. Jérôme en
-accusait un choc d'assiettes, un aboi, une
-toux. Etait-il persuadé qu'un absolu silence
-lui eût assuré un repos sans fin
-relié à la mort comme à l'Océan un
-fleuve? Toujours mal réveillé et grelottant
-même durant la canicule, il s'asseyait
-avec un livre près du feu de la cuisine;
-son crâne chauve reflétait la flamme;
-Cadette vaquait à ses sauces sans prêter
-au maître plus d'attention qu'aux jambons
-des solives. Lui, au contraire, observait
-la vieille paysanne, admirant que,
-née sous Louis-Philippe, des révolutions,
-des guerres, de tant d'histoire, elle n'eût
-rien connu, hors le cochon qu'elle nourrissait
-et de qui la mort à chaque Noël,
-humectait de chiches larmes ses yeux
-chassieux.</p>
-
-<p class="p2">En dépit de la sieste paternelle, la fournaise
-extérieure attira Jean Péloueyre;
-d'abord elle l'assurait d'une solitude:
-au long de la mince ligne d'ombre des
-maisons, il glisserait sans qu'aucun rire
-fusât des seuils où les filles cousent.
-Sa fuite misérable suscitait la moquerie
-des femmes; mais elles dorment encore
-environ la deuxième heure après midi,
-suantes et geignantes à cause des mouches.
-Il ouvrit, sans qu'elle grinçât, la porte
-huilée, traversa le vestibule où les placards
-déversent leur odeur de confitures et de
-moisissure, la cuisine ses relents de graisse.
-Ses espadrilles, on eût dit qu'elles ajoutaient
-au silence. Il décrocha sous une
-tête de sanglier son calibre 24 connu de
-toutes les pies du canton: Jean Péloueyre
-était un ennemi juré des pies. Plusieurs
-générations avaient laissé des cannes dans
-le porte-cannes: la canne-fusil du grand-oncle
-Ousilanne, la canne à pêche et la
-canne à épée du grand-père Lapeignine
-et celles dont les bouts ferrés rappelaient
-des villégiatures à Bagnères-de-Bigorre.
-Un héron empaillé ornait une crédence.</p>
-
-<p>Jean sortit. Comme l'eau d'une piscine,
-la chaleur s'ouvrit et se referma
-sur lui. Il fut au moment d'aller à l'endroit
-où le ruisseau, près de traverser le
-village, concentre sous un bois d'aulnes
-son haleine glacée, l'odeur des sources.
-Mais des moustiques, la veille, l'y avaient
-harcelé; puis son désir était d'adresser
-une parole à quelque être vivant. Alors il
-se dirigea vers le logis du Docteur Pieuchon
-de qui le fils Robert, étudiant en
-médecine, était revenu ce matin même
-pour les vacances.</p>
-
-<p>Rien ne vivait, rien ne semblait vivre;
-mais à travers les volets mi-clos, parfois le
-soleil allumait des besicles relevées sur un
-front de vieille. Jean Péloueyre marcha
-entre deux murs aveugles de jardins. Ce
-passage lui était cher parce qu'aucun œil
-ne s'y embusquait et qu'il s'y pouvait
-livrer à ses méditations. Méditer, chez
-lui, n'allait pas sans contractions du front,
-gestes, rires, vers déclamés&mdash;toute une
-pantomime dont le bourg se gaussait.
-Ici, les arbres indulgents se refermaient
-sur ses solitaires colloques. Ah! pourtant
-qu'il eût préféré l'enchevêtrement des
-rues d'une grande ville où, sans que se
-retournent les passants, on peut se parler
-à soi-même! Du moins, Daniel Trasis,
-dans ses lettres, l'assurait à Jean Péloueyre.
-Ce camarade, contre le gré de
-sa famille, s'était, à Paris, «lancé dans la
-littérature». Jean l'imaginait, le corps
-ramassé, puis bondissant dans la cohue
-parisienne, s'y enfonçant comme un plongeur;
-sans doute y nageait-il maintenant,
-haletait-il vers des buts précis: fortune,
-gloire, amour, tous les fruits défendus
-à ta bouche, Jean Péloueyre!</p>
-
-<p>A pas feutrés, il entra chez le docteur.
-La servante lui dit que ces messieurs
-avaient déjeuné en ville; Jean résolut
-d'attendre le fils Pieuchon de qui la
-chambre ouvrait sur le vestibule. Cette
-chambre lui ressemblait au point que
-l'ayant vue, on ne souhaitait plus d'en
-connaître l'hôte: au mur, râtelier de
-pipes, affiches du bal des étudiants; sur
-la table, une tête de mort insultée par
-un brûle-gueule; des livres achetés pour
-les loisirs des vacances: <i>Aphrodite</i>, l'<i>Orgie
-Latine, Le Jardin des Supplices, Le Journal
-d'une Femme de Chambre</i>. Les <i>Morceaux
-choisis</i> de Nietzsche attirèrent Jean:
-il les feuilleta. Une odeur de vêtements
-dont un étudiant s'est servi l'été venait de
-la malle ouverte. Alors Jean Péloueyre lut
-ceci: «<i>Qu'est-ce qui est bon?&mdash;Tout ce qui
-exalte en l'homme le sentiment de puissance,
-la volonté de puissance, la puissance
-elle-même. Qu'est-ce qui est mauvais?&mdash;Tout
-ce qui a sa racine dans la
-faiblesse. Périssent les faibles et les ratés:
-et qu'on les aide encore à disparaître!
-Qu'est-ce qui est plus nuisible que n'importe
-quel vice?&mdash;La pitié qu'éprouve
-l'action pour les déclassés et les faibles:
-le Christianisme.</i>»</p>
-
-<p>Jean Péloueyre posa le livre; ces paroles
-entraient en lui comme dans une
-chambre, dont on pousse les volets, l'embrasement
-d'une après-midi. D'instinct
-il alla en effet à la fenêtre, livra la chambre
-de son camarade au feu du ciel, puis relut
-la phrase atroce. Il ferma les yeux, les
-rouvrit, contempla son visage dans la
-glace: Ah! pauvre figure de landais
-chafouin, de «landousquet» comme au
-collège on le désignait, triste corps en
-qui l'adolescence n'avait su accomplir
-son habituel miracle, minable gibier
-pour le puits sacré de Sparte! Il se revit
-à cinq ans chez les sœurs: en dépit de la
-haute position des Péloueyre, les premières
-places, les bons points allaient aux
-enfants bouclés et beaux. Il se rappela
-cette composition de lecture où, ayant
-lu mieux qu'aucun autre, il avait été tout
-de même classé dernier. Jean Péloueyre
-parfois se demandait si sa mère, morte
-phtisique et qu'il n'avait pas connue, l'eût
-aimé. Son père le chérissait comme un
-souffrant reflet de lui-même, comme son
-ombre chétive dans ce monde qu'il traversait
-en pantoufles ou étendu au fond d'une
-alcove parfumée de valériane et d'éther.
-La sœur aînée de M. Jérôme, la tante de
-Jean, sans doute eût-elle exécré ce garçon,&mdash;mais
-le culte qu'elle vouait à son
-fils Fernand Cazenave, homme considérable,
-président du Conseil général, et
-chez qui elle vivait à B...&mdash;cette adoration
-l'absorbait au point que les autres s'effaçaient;
-elle ne les voyait pas; il arrivait
-pourtant que d'un sourire, d'un mot, elle
-tirât Jean Péloueyre du néant, parce que
-dans ses calculs, ce fils d'un père égrotant,
-ce pauvre être voué au célibat et à une
-mort prématurée, canaliserait au profit
-de Fernand Cazenave la fortune des Péloueyre.
-Jean mesura d'un seul regard le
-désert de sa vie. Ses trois années de collège,
-il les avait consumées en amitiés
-jalousement cachées: ni ce camarade
-Daniel Trasis, ni cet abbé maître de rhétorique,
-ne comprirent ses regards de chien
-perdu.</p>
-
-<p class="p2">Jean Péloueyre ouvrit le livre de
-Nietzsche à une autre page; il dévora
-l'aphorisme 260 de <i>Par delà le bien et
-le mal</i>,&mdash;qui a trait aux deux morales:
-celle des maîtres et celle des esclaves.
-Il regardait sa face que le soleil
-brûlait sans qu'elle en parût moins jaune,
-répétait les mots de Nietzsche, se pénétrait
-de leur sens, les entendait gronder
-en lui, comme un grand vent d'octobre.
-Un instant, il crut voir à ses pieds, pareille
-à un chêne déraciné, sa Foi. Sa Foi
-n'était-elle pas là, gisante, dans ce torride
-jour? Non, non: l'arbre l'étreignait encore
-de ses mille racines; après cette rafale,
-Jean Péloueyre en retrouvait dans son
-cœur l'ombre aimée, le mystère sous ces
-frondaisons drues et de nouveau immobiles.
-Mais il découvrait soudain que la
-Religion lui fut surtout un refuge. Au
-laideron orphelin, elle avait ouvert une
-nuit consolatrice. Quelqu'un sur l'autel
-tenait la place des amis qu'il n'avait pas
-eus et la Vierge héritait de cette dévotion
-qu'il eût vouée à sa mère selon la chair.
-Toutes les confidences qui l'étouffaient, se
-déversaient au confessionnal ou dans ses
-muettes prières du crépuscule&mdash;quand
-le vaisseau ténébreux de l'église recueille
-ce qui reste de fraîcheur au monde. Alors
-le vase de son cœur se rompait à des
-pieds invisibles. S'il eût possédé les boucles
-de Daniel Trasis, ce visage que depuis son
-enfance les femmes jamais ne s'étaient
-interrompues de caresser, Jean Péloueyre
-se fût-il mêlé au troupeau des vieilles
-filles et des servantes? Il était de ces
-esclaves que Nietzsche dénonce; il en
-discernait en lui la mine basse; il portait
-sur sa face une condamnation inéluctable;
-tout son être était construit pour
-la défaite;&mdash;comme son père, d'ailleurs,
-comme son père, dévot lui aussi
-mais mieux que Jean instruit dans la
-théologie, et naguère encore lecteur patient
-de saint Augustin et de saint Thomas
-d'Aquin. Jean, peu soucieux de doctrine,
-et professant une religion d'effusions, admirait
-que celle de M. Jérôme fût d'abord
-raisonnable. Tout de même il se rappelait
-cette parole que son père aimait répéter:
-«Sans la Foi, que serais-je devenu?»
-Cette Foi n'allait pas d'ailleurs jusqu'à
-braver un rhume pour entendre la messe.
-Aux grandes fêtes, on installait M. Jérôme
-dans la sacristie surchauffée et d'où
-il suivait, emmitouflé, la cérémonie.</p>
-
-<p>Jean Péloueyre sortit. De nouveau, entre
-les murs aveugles et sous la muette indulgence
-des arbres, il marchait, gesticulait;
-parfois il feignait de se croire allégé
-de sa croyance: ce liège qui l'avait soutenu
-sur la vie lui manquait d'un coup.
-Plus rien! Plus rien! Il savourait ce
-dénûment; des réminiscences scolaires
-se pressaient sur ses lèvres: «... <i>Mon
-malheur passe mon espérance... Oui, je
-te loue, ô Ciel, de ta persévérance</i>...» Un
-peu plus loin, il démontrait aux arbres,
-aux tas de cailloux, aux murs qu'il existe
-parmi les chrétiens des Maîtres et que
-les Saints, les grands Ordres, toute l'Eglise
-universelle offre un sublime exemple de
-volonté de puissance.</p>
-
-<p>Agité de tant de pensées, il ne reprit
-conscience qu'au bruit de ses pas dans le
-vestibule&mdash;bruit qui, au premier étage,
-déclencha un gémissement; une voix pleurarde
-et ensommeillée appela Cadette;
-alors les savates de la servante traînèrent
-dans la cuisine; le chien aboya; des
-volets furent rabattus: le réveil de M. Jérôme
-désengourdissait la maison. C'était
-l'heure de ses yeux gonflés, de sa bouche
-amère où sa conception du monde atteignait
-au plus sombre. Jean Péloueyre se
-réfugia donc au «salon de compagnie» aussi
-frais qu'une cave. Des papiers moisis,
-découvraient le salpêtre des murs. Une
-pendule n'y fragmentait le temps pour
-aucune oreille humaine. Il s'enfonça, dans
-un fauteuil capitonné, regarda en lui
-la place où sa foi souffrait et se pénétrait
-d'angoisse. Une mouche bourdonnait, se
-posait. Alors un coq chantait&mdash;puis un
-bref trille d'oiseau&mdash;puis un coq encore ...
-la pendule sonna une demie&mdash;-un coq ...,
-des coqs... Il s'endormit jusqu'à l'heure
-si douce où il avait coutume, par des
-ruelles détournées, d'atteindre la plus
-petite porte de l'église et de se couler dans
-la ténèbre odorante. N'irait-il donc plus
-à ce rendez-vous&mdash;le seul qui ait jamais
-été assigné au cloporte Jean Péloueyre?
-Il n'y alla pas, mais gagna le jardin où le soleil
-déclinant lui fit dire: La chaleur va tomber.
-Des papillons blancs palpitaient. Le
-petit-fils de Cadette arrosait les laitues&mdash;un
-beau drôle aux pieds nus dans ses sabots,
-le bien-aimé des filles et que fuyait Jean
-Péloueyre honteux d'être le maître: n'aurait-ce
-pas été à lui, chétif, de servir ce
-triomphant et juvénile dieu potager?
-Même de loin, il n'osait lui sourire; avec
-les paysans, sa timidité atteignait à la
-paralysie. Maintes fois il avait essayé d'aider
-le curé au patronage, au cercle d'études,
-et toujours perclus de honte, stupide,
-objet de risée, était rentré dans sa nuit.</p>
-
-<p>Cependant M. Jérôme suivait l'allée bordée
-de poiriers en quenouille, d'héliotropes,
-de résédas, de géraniums, dont on ne sentait
-pas les odeurs parce que l'immense bouquet
-rond d'un tilleul emplissait de son
-haleine la terre et le ciel. M. Jérôme traînait
-les pieds. Le bas de son pantalon
-demeurait pris entre sa cheville et sa
-pantoufle. Son chapeau de paille déformé
-était bordé de moire. Il avait sur les épaules
-une vieille pèlerine de tricot oubliée par
-sa sœur. Jean reconnut, entre les mains
-paternelles, un Montaigne. Sans doute
-<i>Les Essais</i>, comme sa religion, le fournissaient
-de subterfuges pour parer du nom
-de sagesse son renoncement à toute conquête?
-Oui, oui, se répétait Jean Péloueyre,
-ce pauvre homme appelait tantôt
-stoïcisme, tantôt résignation chrétienne,
-l'immense défaite de sa vie. Ah!
-que Jean se sentait donc lucide! Aimant
-et plaignant son père, comme à cette
-heure, il le méprisait! Le malade se
-lamenta: des élancements dans la nuque,
-des étouffements, l'envie de rendre... Un
-métayer avait forcé sa porte, Duberne
-d'Hourtinat qui exigeait une nouvelle
-chambre pour loger l'armoire de sa fille
-mariée! Où pourrait-il souffrir tranquille?
-Où pourrait-il mourir en paix? Pour
-comble, le lendemain était un jeudi, jour
-de marché sur la place, et aussi jour d'invasion:
-sa sœur Félicité Cazenave, son
-neveu régneraient céans; dès cette aube
-néfaste, les bestiaux sur le foirail réveilleraient
-le malade; l'auto des Cazenave,
-grondant devant la porte, annoncerait
-la présence de l'hebdomadaire fléau. Tante
-Félicité forcerait l'entrée de la cuisine,
-bouleverserait le régime de son frère
-au nom du régime de son fils. Au soir,
-le couple laisserait derrière lui Cadette
-en larmes et son maître suffoquant.</p>
-
-<p>Rampant et faible devant l'ennemi,
-M. Jérôme dans le secret nourrissait sa
-rancœur. Si souvent il grommelait qu'il
-réservait aux Cazenave «un chien de sa
-chienne», que Jean Péloueyre, ce jour-là,
-ne prêta nulle attention à ce que lui glissait
-son père: «Nous allons leur jouer
-un tour, Jean, pour peu que tu veuilles
-t'y prêter... Mais le voudras-tu?» Jean,
-à mille lieues des Cazenave, sourit. Cependant
-son père l'observait et lui disait:
-«Tu devrais être plus coquet à ton âge;
-comme tu es mal «dringué», mon pauvre
-drôle!» Bien que M. Jérôme ne lui eût
-jamais montré qu'il se souciât de sa tenue,
-Jean Péloueyre ne posa aucune question;
-il ne pressentit rien de ce qui se préparait
-à ce tournant de son destin; il avait
-pris le Montaigne des mains paternelles
-et lisait cette phrase: «Pour moi, je loue
-une vie glissante, sombre et muette...»
-Ah! oui, leur vie était à souhait glissante,
-sombre et muette! Les Péloueyre regardaient
-un souffle rider l'eau de la citerne,
-agitée de têtards autour d'une taupe morte.
-M. Jérôme crut sentir le serein, se dirigea
-vers la maison. Désœuvré, Jean, au fond
-du jardin, glissa la tête dans l'entrebâillement
-d'une poterne ouverte sur la ruelle.
-A sa vue, le petit-fils de Cadette, qui tenait
-pressée contre lui une fille, la lâcha,
-comme on laisse tomber un fruit.</p>
-
-
-<h2>II</h2>
-
-<p>Jean Péloueyre ne dormit guère cette
-nuit-là. Ses fenêtres étaient ouvertes sur
-la laiteuse nuit&mdash;la nuit plus bruyante
-que le jour à cause des coassantes mares.
-Mais les coqs surtout ne cessent de
-chanter jusqu'à l'aube, fatigués d'avoir
-salué l'obscure et trompeuse clarté des
-étoiles. Ceux du bourg avertissent ceux
-des métairies qui, de proche en proche,
-répondent: «<i>C'est un cri répété par mille
-sentinelles...</i>» Jean veillait, se berçant
-de ce vers indéfiniment marmonné. Les
-fenêtres découpaient à l'emporte-pièce un
-azur dévoré d'astres. Jean se levait pieds
-nus, regardait les mondes et les appelait
-par leurs noms, agitant sans se lasser le
-problème posé la veille: avait-il adhéré
-à une métaphysique ou à un système de
-consolations ingénieuses? Sans doute des
-croyants parmi les Maîtres régnaient. Mais
-Chateaubriand hésita-t-il jamais à jouer
-son éternité contre une caresse? Barbey
-d'Aurevilly, que de fois trahit-il le Fils de
-l'Homme pour un baiser? Ne triomphèrent-ils
-pas dans la mesure où ils
-trahirent leur Dieu?</p>
-
-<p>Dès l'aube, les déchirantes plaintes des
-porcelets éveillèrent Jean. Comme chaque
-jeudi, il évita de pousser les volets, afin que
-le marché ne le vît pas. Sur le trottoir, tout
-contre la fenêtre, Madame Bourideys, la
-mercière, arrêta Noémi d'Artiailh pour
-lui demander si elle avait déjeuné. Goulûment
-Jean Péloueyre regardait cette
-Noémi qui avait dix-sept ans. Sa tête
-brune et bouclée d'ange espagnol n'était
-point faite pour un corps si ramassé; mais
-Jean adorait le contraste d'un jeune corps
-dru, mal équarri et d'un séraphique visage
-qui faisait dire aux dames que Noémi
-d'Artiailh était jolie comme un tableau.
-Vierge de Raphaël qui eût été ragote, elle
-émouvait chez Jean le meilleur et le pire,
-l'incitait aux hautes pensées comme aux
-basses délectations. Déjà son cou, sa douce
-gorge luisaient de moiteur. Des cils indéfinis
-ajoutaient à la chasteté des longues
-paupières sombres: visage encore baigné
-de vague enfance, virginité des
-lèvres puériles&mdash;et soudain ces fortes
-mains de garçon, ces mollets qu'au ras
-du talon, comprimés de lacets, il fallait
-bien appeler chevilles! Jean Péloueyre
-regardait sournoisement cet ange; le petit-fils
-de Cadette, lui, la pouvait regarder en
-face: les beaux garçons, même du peuple,
-ont le droit de regard sur toutes les filles.
-C'est à peine, à la grand'messe, quand elle
-avait traversé la nef et frôlé la chaise de
-Jean Péloueyre, s'il osait renifler l'air
-remué par sa robe de percale, son odeur
-de savonnette et de linge propre. Jean
-Péloueyre soupira, mit sa chemise de la
-veille qui était aussi de l'avant-veille.
-Son corps ne méritait aucun soin; il
-usait d'un pot à eau recroquevillé dans
-une minuscule cuvette pour que, sans le
-briser, se pût rabattre le couvercle de la
-commode. Sous le tilleul du jardin, il ne
-récita pas sa prière mais lut le journal
-de façon que le papier cachât sa figure
-au petit-fils de Cadette. Il sifflotait, ce
-misérable! Un œillet rouge à l'oreille,
-il était brillant et vernissé comme un
-jeune coq. Une ceinture serrait à la taille
-son pantalon indigo. Jean Péloueyre le
-haïssait bassement et se faisait horreur
-de le haïr. La pensée ne le consolait pas
-que ce garçon deviendrait un paysan
-hideux, puisqu'un autre garçon aussi fort,
-aussi bien découplé alors arroserait les
-laitues&mdash;de même que palpiteraient
-d'autres papillons blancs pareils à ceux
-de cette matinée. «O mon âme, se dit
-Jean Péloueyre, mon âme, dans ce matin
-d'été plus laide encore que mon visage!»</p>
-
-<p>Il reconnut dans la maison la voix de
-flûte du curé. Que venait-il manigancer à
-cette heure qui n'était pas celle de sa
-visite quotidienne? Ce jour-là surtout,
-comment osait-il risquer une rencontre
-avec Fernand Cazenave que la vue d'un
-ecclésiastique rendait furieux? Dissimulé
-derrière le tilleul, Jean Péloueyre vit passer
-Fernand au pas de course, ainsi qu'il
-faisait toujours cinq minutes avant ses
-repas. Sa mère le suivait, soufflante. Son
-grand corps tout en jambes, son buste
-sphérique, sa tête de vieille Junon attachée
-à ses seins,&mdash;toute cette forte machine
-détraquée, usée, obéissait aux injonctions
-du fils bien-aimé, comme s'il
-eût, en pressant un bouton, mis en branle
-un mécanisme. Le conseiller voulut bien
-s'arrêter pour l'attendre; il essuya avec
-son mouchoir un front ruisselant et le
-cuir intérieur de son canotier. Divinité
-renfrognée, il suait sous l'alpaga. Derrière
-le binocle, ses métalliques yeux ne reflétaient
-rien du monde. Sa mère lui
-frayait la route, brisant les êtres comme
-des branches. On racontait qu'elle avait
-dit un jour: «Si Fernand se marie, ma
-bru mourra.» Nulle bru ne s'y était risquée
-et quelle jeune fille eût consenti
-à étriller, à nourrir cet homme en place,
-accoutumé, la cinquantaine franchie, aux
-soins du premier âge? L'angelus se défit
-dans la chaleur. Jean Péloueyre entendit
-le conseiller gronder: «Salopes de
-cloches».</p>
-
-<p>Il ne se glissa à table que lorsque déjà
-y trônaient sa tante et Fernand cravatés
-de serviettes. M. Jérôme en retard s'assit,
-le dos rond et peureux, mais l'œil
-vif et il osa avouer que le curé l'avait
-retenu. La tête dans les épaules, les Péloueyre
-attendirent l'orage qui n'éclata
-qu'au gigot. Servi le premier, Fernand
-Cazenave, sa fourchette en l'air, interrogeait
-le visage maternel. Félicité flaira
-le morceau, le retourna, puis laissa tomber
-cette sentence: «Trop cuit!» Alors
-le couple repoussa de concert ses assiettes.
-Cadette comparut avec des yeux
-de volaille pourchassée, défendit son gigot
-en un patois gémissant,&mdash;inutile
-vacarme puisque le conseiller finit tout
-de même par assouvir sur la viande trop
-cuite sa fringale. Repu, il s'excusa de
-n'être pas allé d'abord saluer son oncle
-Péloueyre; mais il avait vu dans le vestibule
-un chapeau ecclésiastique: Les Péloueyre
-savaient qu'un prêtre lui faisait
-physiquement horreur. Sans lever les
-yeux, de sa voix monotone, M. Jérôme
-prononça: «C'était pour me parler
-de toi, Jean, qu'est venu M. le curé.
-Crois-tu qu'il veut te marier?» Fernand
-ricana et dit que ce n'était pas sérieux:
-«Pourquoi? Jean va sur ses vingt-trois
-ans.» Alors Fernand Cazenave éclata:
-de quoi se mêlait cet ensoutané? de quel
-droit mettait-il le nez dans les affaires
-de la famille? Perdant toute mesure, il
-osa demander à mi-voix si Jean était seulement
-«mariable». D'un clin d'œil, sa mère
-rappela à l'ordre le malotru. «Ce serait très
-heureux que Jean se mariât, disait-elle:
-il manquait à cette maison une ménagère.
-Ah! sans doute les jeunes femmes ont
-d'étranges humeurs et le régime de Jérôme
-subirait quelque bouleversement.»
-Fernand, calmé, l'approuva: Jean, certes,
-pouvait fonder une famille. Mais ne ferait-il
-pas son malheur? Le cher enfant avait
-déjà des habitudes, des manies, comme
-un vieux garçon. Tante Félicité insinua
-que son frère aurait raison, le cas échéant,
-de ne pas habiter avec le jeune ménage...
-Evidemment, le coup lui serait dur. Et
-elle rappela les faux départs de Jean Péloueyre
-pour le collège, lorsque la place
-retenue, le trousseau préparé, la voiture
-devant la porte, son père, à la dernière
-seconde, le retenait.</p>
-
-<p>Inquiet, mais ne voulant point douter
-que toute cette histoire de mariage fût
-une invention sournoise de M. Jérôme,
-Jean, isolé en esprit, se souvint, en effet,
-de ces soirs du 2 octobre, lorsque attendait
-sous la pluie l'antique landau qui
-devait le conduire à travers le Bazadais,
-jusqu'à la pieuse maison où les enfants
-de la Lande rêvent de chasse sur leurs
-lexiques. Des lambeaux d'un papier à
-fleurs étaient collés encore à sa malle qui
-avait été celle d'un grand-oncle. M. Jérôme
-sanglotait, feignait une attaque,
-tant il était lâche devant la minute d'angoisse
-d'une séparation! Sans doute,
-dès cette époque, le pauvre homme
-exigeait-il du silence, mais un silence
-un peu troublé par cette petite vie souffrante
-de Jean à ses côtés. Ainsi Jean
-Péloueyre avait travaillé avec le curé jusqu'à
-quinze ans et ne fut au collège que pour
-le baccalauréat... Quelle était cette soudaine
-fantaisie de le marier? Jean se
-souvint des paroles étranges de son père,
-la veille, dans le jardin ... mais de quoi se
-troublait-il? Il se répétait qu'un Jean Péloueyre
-n'est pas «mariable»... Les Cazenave
-étaient fous de prendre au tragique
-cette farce. Ils insistaient maintenant pour
-connaître le nom de la jeune fille élue;
-l'heure de la sieste permit à M. Jérôme
-d'éluder toute question. Le couple, en dépit
-de la chaleur, erra au jardin et, angoissé,
-Jean, du corridor, épiait leurs colloques.</p>
-
-<p>Au bruit du démarrage qui signalait leur
-départ, le malade s'éveilla, et dès que Jean
-eut reconnu le traînement des pantoufles
-paternelles, il entra dans l'odeur de remèdes
-qui saturait la chambre. En cette
-méphitique officine, il lui fut révélé que
-l'on songeait sans rire à lui donner une
-femme, une femme qui était Noémi
-d'Artiailh. La psyché reflète le corps de
-Jean, plus sec que les brandes des landes incendiées.
-Il balbutie: «Elle ne voudra
-pas de moi»,&mdash;et frémit d'entendre ces
-paroles inouïes: «Elle a été pressentie et
-ne montre aucune répugnance...» Les
-d'Artiailh font un beau rêve, ne peuvent
-croire à leur bonheur. Mais Jean secoue
-la tête et semble, de ses mains tendues, se
-défendre contre le mirage. Une jeune fille
-dans ses bras, consentante? Noémi de
-la grand'messe, Noémi dont jamais il
-ne put regarder en face les yeux pareils
-à des fleurs noires? L'air agité par son
-corps mystérieux quand elle traversait
-la nef, Jean Péloueyre l'accueillait sur sa
-chair comme le seul baiser qu'il ait jamais
-connu. Cependant son père lui découvre
-ses vues qui sont celles du curé: il importe
-que les Péloueyre fassent souche
-et que rien d'eux ne risque de passer à
-tante Félicité ni à Fernand Cazenave.
-M. Jérôme ajoute: «Tu sais, ce que
-le curé veut, il le veut bien.» Jean sourit,
-grimace; le coin de sa lèvre frémit
-et il dit: «Je lui ferai horreur.» Le père
-ne songe pas à protester; comme il ne
-fut jamais aimé, il n'imagine pas que son
-fils puisse connaître ce bonheur. Mais
-complaisamment il rappelle les vertus de
-Noémi que M. le curé a choisie entre
-toutes et qui édifie la paroisse. Elle appartient
-à cette race qui ne cherche dans le
-mariage aucune joie charnelle; femme de
-devoir, soumise à Dieu et à son époux, ce
-sera une de ces mères comme on en rencontre
-encore et de qui rien, en dépit de
-multiples grossesses, n'entame la candide
-ignorance. M. Jérôme toussote, s'attendrit
-un peu: «Te sachant bien marié et
-à l'abri des Cazenave, je mourrais en
-paix...» Le curé voulait brûler les étapes:
-Jean pourrait dès le lendemain voir Noémi;
-elle l'attendrait après le déjeuner, au
-presbytère où Madame d'Artiailh trouverait
-un prétexte pour les laisser en
-tête à tête. M. Jérôme parlait vite, énervé
-à cause de la discussion inévitable, du
-refus de Jean qu'il faudrait vaincre,
-et ses doigts tremblaient. Jean, affolé,
-ne trouvait pas ses mots. Quelle honte
-d'éprouver une telle terreur! N'était-ce
-pas enfin l'instant de s'échapper du troupeau
-des esclaves et d'agir en maître?
-Cette minute unique lui était donnée pour
-rompre sa chaîne, devenir un homme.
-Comme on le pressait de répondre, il fit
-un vague signe d'assentiment. Plus tard,
-songeant à cette seconde où se noua
-son destin, il s'avoua que dix pages de
-Nietzsche mal comprises le décidèrent.
-Il s'évada, laissant M. Jérôme stupéfait
-d'une si facile victoire et impatient de
-l'annoncer à la cure.</p>
-
-<p>Le temps de descendre l'escalier et
-Jean Péloueyre déjà s'accoutumait au prodige,
-se sentait imperceptiblement moins
-chaste. Vierge, il lui était révélé que sa
-virginité ne serait peut-être pas éternelle.
-En lui, il osa éveiller une image, il en
-fixait avec hardiesse les yeux sombres;
-ah! c'était assez pour défaillir! Jean Péloueyre
-éprouva le désir de se baigner.
-Comme il arrive à beaucoup de baignoires
-du pays girondin, celle des Péloueyre était
-pleine de pommes de terre, et il fallut
-que Cadette la débarrassât.</p>
-
-<p>Après le dîner, Jean Péloueyre traversa
-le village. Il s'observait pour ne faire aucun
-geste et ne pas se parler à lui-même.
-Raide, officiel, il saluait chaque groupe
-devant les portes, soudain silencieux à son
-approche, comme les grenouilles d'une
-mare; mais aucun rire ne fusa. Enfin,
-les dernières maisons dépassées, sur la
-route blême encore, entre deux noires
-armées de pins qui soufflaient sur lui
-une haleine d'étuve et dont les milliers
-de pots emplis de gemme parfumaient
-comme des encensoirs la cathédrale sylvestre,
-il put rire, secouer les épaules,
-faire craquer ses doigts, crier: «Je suis
-un Maître, un Maître, un Maître!»
-et répéter en marquant la césure ce distique:
-«<i>Par quels secrets ressorts&mdash;par
-quel enchaînement&mdash;le ciel a-t-il conduit&mdash;ce
-grand événement?</i>»</p>
-
-
-<h2>III</h2>
-
-<p>Jean Péloueyre redoute que la conversation
-tombe: la peur du silence incite
-le curé et Madame d'Artiailh à effleurer
-tous les sujets, à les dissiper follement;
-ils ne trouveront bientôt plus rien à dire.
-Comme dilatée hors du vase une fleur
-de magnolia, la robe de Noémi déborde
-sa chaise. Ce parloir pauvre où Dieu
-est partout, sur tous les murs et sur la
-cheminée, elle l'imprègne de son odeur
-de jeune fille, un jour fauve de juillet&mdash;pareille
-à ces trop capiteuses fleurs qu'on
-ne saurait prudemment laisser dans sa
-chambre, la nuit. Jean tourne non la
-tête mais les yeux; il inspecte Noémi
-descendue de sa colonne et qui, vue
-d'aussi près, lui apparaît telle que sous
-une loupe. Il cherche avidement les défauts,
-les «pailles» de ce vivant et frémissant
-métal: aux ailes du nez, des points
-noirs; à la naissance de la gorge, la peau
-dut être brûlée par une trop vieille teinture
-d'iode. Un mot du curé la fait rire
-brièvement mais assez pour que de la
-haie pure de ses dents, Jean Péloueyre
-isole une canine un peu mate&mdash;douteuse.
-Son examen empêche les larges et sombres
-yeux de se lever vers lui; peut-être
-regarde-t-il Noémi afin de n'être pas
-regardé par elle. Dieu merci! le curé
-sait parler seul et prêcher à bâtons rompus.
-En dépit de sa ronde petitesse, rien
-en lui n'est jovial. Malgré la corpulence,
-l'austérité intérieure transparaît. Peu compris
-des métairies, il est aimé du bourg
-où, sous sa direction, plusieurs âmes
-avancent haut et loin dans la vie spirituelle.
-Comme il arrive, ce doux possède
-la terre. Il n'est que suavité, que componction,
-mais son vouloir flexible jamais
-ne rompt. Il détourne du bal dominical
-les plus belles filles, et tient benoîtement
-tête aux entreprises amoureuses des
-garçons; nul ne sait qu'il a retenu la
-receveuse des postes à l'extrême bord de
-l'adultère. Or il a décidé qu'il n'était pas
-bon que Jean Péloueyre demeurât seul;
-et il lui importe surtout, à ce pasteur, que
-la maison Péloueyre ne devienne un jour
-la maison Cazenave; que le loup ne se
-recèle pas dans la bergerie.</p>
-
-<p>Jamais Jean n'avait remarqué comme
-les femmes respirent haut: en se gonflant,
-la gorge de Noémi touchait presque son
-menton. Sans plus essayer de feindre, le
-curé se leva, disant que ces chers enfants
-voulaient peut-être échanger des confidences;
-et il invita Madame d'Artiailh à
-admirer au jardin des promesses de Reines-Claude.</p>
-
-<p>Il n'y a plus maintenant dans la pièce
-obscure, comme pour une expérience d'entomologie,
-que ce petit mâle noir et
-apeuré devant la femelle merveilleuse.
-Jean Péloueyre ne bouge plus, ne lève
-plus les yeux: c'est inutile désormais; le
-voilà prisonnier des regards arrêtés sur
-lui. La vierge mesure de l'œil cette larve
-qui est son destin. Le beau jeune homme
-aux interchangeables visages, le compagnon
-du rêve de toutes les jeunes filles,&mdash;celui
-qui offre à leurs insomnies sa
-dure poitrine et la courroie serrée de deux
-bras,&mdash;il se dilue dans le crépuscule de
-cette cure, il se fond jusqu'à n'être plus,
-au coin le plus obscur du parloir, que ce
-grillon éperdu. Elle regarde son destin, le
-sachant inéluctable: on ne refuse pas le
-fils Péloueyre. Les parents de Noémi,
-s'ils vivent dans l'angoisse que le jeune
-homme se dérobe, n'imaginent même
-pas qu'aucune objection vienne de leur
-fille; elle n'y songe pas non plus. Depuis
-un quart d'heure, tout ce que doit lui
-donner la vie est là, se rongeant les ongles,
-se tortillant sur une chaise. Il se lève, il
-est encore plus petit levé qu'assis, et il
-parle, balbutie une phrase qu'elle n'entend
-pas et qu'il répète: «Je sais que je
-ne suis pas digne...» Elle proteste:
-«Oh! Monsieur!...» Il s'abandonne à une
-crise folle d'humilité, reconnaît qu'on ne
-peut l'aimer et ne demande que la permission
-d'aimer. Les mots lui viennent,
-ses phrases s'organisent. Il a attendu
-jusqu'à vingt-trois ans pour expliquer
-son cœur à une femme. Il gesticule comme
-s'il était seul pour dépeindre sa belle
-âme, et en effet il est bien seul.</p>
-
-<p>Noémi regardait la porte et ne s'étonnait
-pas; toujours elle avait ouï dire de
-Jean Péloueyre: «C'est un type, il est
-un peu timbré.» Il parlait, et la porte
-demeurait close; rien ne vivait dans ce
-presbytère que ce bonhomme et ses gestes.
-Noémi se troubla; un désir de larmes
-l'étouffait. Jean se tut enfin et elle eut
-peur comme dans une chambre où l'on
-sait qu'une chauve-souris est entrée et
-se cache. Lorsque le curé et Madame d'Artiailh
-revinrent, elle se jeta au cou de sa
-mère sans imaginer que cette effusion
-pût être un acquiescement. Mais déjà le
-curé frottait sa joue contre celle de Jean.
-Ces dames s'en allèrent seules pour ne pas
-éveiller la curiosité des voisines. Entre
-les volets rapprochés, Jean Péloueyre vit-il,&mdash;près
-de Madame d'Artiailh, aiguë et
-grêle et qui filait l'arrière-train de côté,
-comme les chiens,&mdash;cette robe de Noémi,
-cette robe un peu fripée qui ne s'épanouirait
-plus, cette nuque fléchie, fleur
-moins vivante, fleur déjà coupée?</p>
-
-<p class="p2">Ce garçon sauvage, accoutumé à se
-tapir loin du monde et de qui c'était
-l'unique souci de n'être pas vu, demeura
-plusieurs jours ahuri et stupide à cause
-de cette rumeur autour de lui. Le destin
-le tirait de ses ténèbres; comme une formule
-de magie, les mots de Nietzsche
-avaient renversé les murs de sa cellule;
-le cou dans les épaules et les yeux clignotants,
-on eût dit d'un oiseau nocturne
-lâché dans le grand jour. Les gens, à son
-entour, changeaient aussi: M. Jérôme
-négligeait ses régimes, prenait sur le temps
-de sa sieste pour relancer le curé jusqu'à
-la sacristie; les Cazenave ne parurent
-plus le jeudi, et ne manifestèrent leur
-existence que par mille bruits infâmes
-touchant le tempérament de Jean Péloueyre
-et certaines particularités qui le
-rendaient, disait-on, impropre à l'état de
-mariage.</p>
-
-<p>Du fond de son humilité, Jean Péloueyre
-admirait que les d'Artiailh pussent
-être, à cause de lui, enviés. On répétait
-partout que certes, Noémi méritait bien
-son bonheur. Cette très ancienne famille
-était à la côte. Le laborieux M. d'Artiailh
-avait laissé des plumes dans diverses
-entreprises et ne rougissait pas
-de tenir un emploi à la mairie; ce
-n'était plus un secret qu'à Pâques, les
-d'Artiailh avaient dû congédier leur bonne
-à tout faire. Jean Péloueyre se regardait
-dans la glace et ne se trouvait plus si hideux.
-M. le curé allait partout répétant
-que le fils Péloueyre, s'il manquait un peu
-d'apparence, était un esprit des plus distingués.
-Le respectueux silence de Noémi,
-chaque soir, tandis que sur un canapé
-du salon, Jean Péloueyre s'écoutait parler,
-inclinait ce garçon à croire que, comme
-le disait M. le curé, une jeune fille sérieuse
-prise surtout chez son fiancé les avantages
-de l'esprit. Il s'abandonnait devant elle
-comme autrefois dans ses soliloques, grimaçait,
-gesticulait, citait, sans les annoncer,
-des vers,&mdash;et cette belle fille blottie
-au coin du canapé lui parut aussi
-indulgente à ses discours que naguère les
-arbres sur la route vide. Il alla loin dans
-les confidences, et jusqu'à l'entretenir de
-ce Nietzsche qui peut-être l'obligerait à
-réviser les bases de sa vie morale; Noémi
-essuyait ses mains moites avec un petit
-mouchoir en boule et regardait la porte
-derrière laquelle ses parents chuchotaient
-sans que, Dieu merci! elle pût saisir le
-sens de leurs paroles: les ragots touchant
-son futur gendre troublaient le père d'Artiailh
-qui, roulé et volé à tous les tournants
-de sa vie, ne doutait point que cet apparent
-retour de fortune cachât un désastre.
-Mais, selon Madame d'Artiailh, on ne
-connaissait d'autre fondement à ces calomnies
-que la malveillance des Cazenave
-et l'éloignement des femmes où&mdash;soit
-religion, soit timidité&mdash;s'était tenu
-Jean Péloueyre. Onze heures sonnaient
-dans le clair de lune; Madame d'Artiailh
-ouvrait la porte, sans tousser ni frapper, et
-désespérait de surprendre les jeunes gens
-dans une attitude qui donnât à penser.
-Elle s'excusait de déranger «les tourtereaux»;
-c'était l'heure, disait-elle, «du
-couvre-feu». Jean touchait de ses lèvres
-les cheveux de Noémi, puis s'en allait
-en compagnie de son ombre le long des
-maisons. Son pas vainqueur éveillait les
-chiens de garde que la lune empêchait
-de se rendormir; ainsi, même la nuit, il
-emplissait de bruit le village! L'étrange
-était qu'il n'éprouvait plus rien de son
-émoi du temps qu'à la grand'messe Noémi
-fendait l'air de sa robe repassée. Il
-secouait la tête, pour ne pas penser à
-cette nuit de septembre où elle lui serait
-livrée. Cette nuit jamais n'arrivera: une
-guerre éclatera, quelqu'un mourra; la
-terre tremblera...</p>
-
-<p class="p2">Noémi d'Artiailh, en sa longue chemise,
-récitait sa prière devant les étoiles. Ses
-pieds nus aimaient le froid carrelage;
-elle offrait sa douce gorge à l'apitoiement
-de la nuit. Elle n'essuyait pas cette larme
-qui roulait à portée de sa langue mais
-la buvait. Le frémissement du tilleul et
-son odeur rejoignaient la voie lactée. Sur
-cette route du ciel, ses rêves un peu fous
-ne vagabonderaient plus. Les grillons, qui
-crépitaient au bord de leur trou, lui rappelaient
-son maître. Un soir, étendue sur
-ses draps et toute livrée à la nuit chaude,
-elle sanglota d'abord à petit bruit, puis
-gémit longuement et regarda avec pitié
-son chaste corps intact, brûlant de vie
-mais d'une végétale fraîcheur. Qu'en ferait
-le grillon? Elle savait qu'il aurait droit
-à toute caresse, et à celle-là, mystérieuse
-et terrible, après quoi un enfant naîtrait,
-un petit Péloueyre tout noir et chétif... Le
-grillon, elle l'aurait toute sa vie et jusque
-dans ses draps. Comme elle sanglotait,
-sa mère survint (ô camisole festonnée!
-maigre tresse!). La petite inventa qu'elle
-avait horreur du mariage et souhaitait
-d'entrer au Carmel. Madame d'Artiailh,
-sans protester, la prit dans ses bras jusqu'à
-ce que se fussent espacés les sanglots.
-Puis elle l'assura qu'en ces matières, il
-fallait s'en rapporter à son directeur; or,
-M. le curé n'avait-il pas choisi lui-même
-pour elle la voie du mariage? Petite âme
-ménagère, toute tendresse et piété, Noémi
-était bien incapable de rien répondre. Elle
-ne lisait pas de romans; elle servait chez
-ses parents, elle obéissait; on lui assurait
-qu'un homme n'a pas besoin d'être
-beau; que le mariage produit l'amour
-comme un pêcher, une pêche... Mais il
-eût suffi, pour la convaincre, de répéter
-l'axiome: <i>On ne refuse pas le fils Péloueyre!</i>
-On ne refuse pas le fils Péloueyre;
-on ne refuse pas des métairies,
-des fermes, des troupeaux de moutons,
-des pièces d'argenterie, le linge de dix
-générations bien rangé dans des armoires
-larges, hautes et parfumées,&mdash;des alliances
-avec ce qu'il y a de mieux dans
-la Lande. On ne refuse pas le fils Péloueyre.</p>
-
-
-<h2>IV</h2>
-
-<p>La terre ne trembla pas; il n'y eut pas
-de signes dans le ciel et l'aube de ce mardi
-de septembre éclaira doucement le monde.
-On dut réveiller Jean Péloueyre qui avait
-dormi d'un sommeil profond. Les dalles
-du vestibule et la pierre du seuil disparurent
-sous le buis, le laurier et les feuilles
-de magnolia. Toutes les odeurs de la
-maison cédèrent à celle de cette jonchée
-piétinée. Les demoiselles d'honneur chuchotaient
-et, à cause de leurs robes, ne
-s'asseyaient pas. La salle du <i>Cheval-Rouge</i>
-s'orna de guirlandes en papier. Le repas
-arriverait tout préparé de B... par le train
-de dix heures. Sur toutes les routes, des
-victorias amenèrent des familles gantées
-de blanc. Le soleil se jouait dans les hauts-de-forme
-hérissés des messieurs de qui
-les paysans admiraient la «queue de
-morue».</p>
-
-<p>M. Jérôme démasqua ses batteries:
-il resterait au lit. C'était sa manière d'ignorer
-les obsèques et les noces de son entourage.
-En ces conjonctures solennelles,
-il avalait un cachet de chloral et tirait ses
-rideaux. On rappelait que durant l'agonie
-de sa femme, il se coucha au plus haut
-étage de la maison et, le nez au mur, ne
-consentit à ouvrir un œil que lorsqu'il
-fut assuré que la dernière pelletée de
-terre avait recouvert le cercueil; que
-le train emportait le dernier invité. Le
-jour du mariage de son fils, il ne voulut pas
-que Cadette rabattît les volets lorsque
-Jean Péloueyre, vert et réduit à rien
-dans son habit, lui demanda de le bénir.</p>
-
-<p>Jour terrible! Toute la honte de Jean
-Péloueyre lui était revenue d'un coup.
-Bien que le cortège défilât dans le vacarme
-des cloches, sa fine oreille de chasseur
-ne perdit rien des apitoiements de
-la foule. Il entendit un jeune homme
-murmurer: Quel dommage! Des jeunes
-filles, grimpées sur les chaises, pouffaient.
-Entre l'autel incendié et la foule en rumeur,
-il vacillait, accrochait ses mains
-au velours du prie-Dieu. Il ne regardait
-pas, mais sentait frémir à ses côtés le
-corps mystérieux d'une femme... Le curé
-lisait, lisait. Ah! si son discours avait
-pu ne jamais finir! Mais le soleil, criblant
-de confettis les vieilles dalles, déclinerait,&mdash;puis
-s'ouvrirait le règne de
-la nuit révélatrice.</p>
-
-<p>La chaleur avait gâté le repas; l'une
-des langoustes sentait fort. La bombe glacée
-se mua en une crème jaune. Plutôt
-que de fuir, les mouches se seraient laissées
-écraser sur les petits fours, et les
-femmes fortes souffraient d'être harnachées:
-d'actives sudations brûlèrent sans
-recours les corsages. Seule la table des
-enfants criait de joie. Du fond de son
-abîme, Jean Péloueyre épiait les visages:
-que chuchotait Fernand Cazenave à un
-oncle de Noémi? Comme un sourd-muet,
-Jean devinait la phrase aux mouvements
-des lèvres: «Si l'on nous avait
-écoutés, on aurait évité ce malheur, mais
-dans notre position, c'était bien délicat
-d'intervenir...»</p>
-
-
-<h2>V</h2>
-
-<p>La chambre de cette maison de famille
-d'Arcachon était meublée de faux bambou.
-Nulle étoffe ne dissimulait les ustensiles
-sous la toilette, et des moustiques
-écrasés souillaient le papier de tenture.
-Par la fenêtre ouverte, l'haleine du bassin
-sentait le poisson, le varech et le sel.
-Le ronronnement d'un moteur s'éloignait
-vers les passes. Dans les rideaux de cretonne,
-deux anges gardiens voilaient leurs
-faces honteuses. Jean Péloueyre dut se
-battre longtemps, d'abord contre sa propre
-glace, puis contre une morte. A l'aube
-un gémissement faible marqua la fin d'une
-lutte qui avait duré six heures. Trempé
-de sueur, Jean Péloueyre n'osait bouger,&mdash;plus
-hideux qu'un ver auprès de ce
-cadavre enfin abandonné.</p>
-
-<p>Elle était pareille à une martyre endormie.
-Les cheveux collés au front, comme
-dans l'agonie, rendaient plus mince son
-visage d'enfant battu. Les mains en croix
-contre sa gorge innocente, serraient le
-scapulaire un peu déteint et les médailles
-bénites. Il aurait fallu baiser ses pieds,
-saisir ce tendre corps, sans l'éveiller,
-courir, le tenant ainsi, vers la haute mer,
-le livrer à la chaste écume.</p>
-
-
-<h2>VI</h2>
-
-<p>Bien qu'un billet circulaire obligeât
-le couple à demeurer absent trois semaines,
-dix jours après la noce, il revint
-s'abattre dans la maison Péloueyre. Le
-bourg fut en rumeur et les Cazenave, sans
-attendre le jeudi, accoururent et scrutèrent
-le visage de Noémi. Mais la jeune
-femme ne livra rien de son cœur. Les
-d'Artiailh et le curé arrêtèrent d'ailleurs
-les commérages: les tourtereaux avaient
-préféré&mdash;disaient-ils&mdash;le calme du
-foyer au tumulte des hôtels et des gares.
-A la sortie de la grand'messe, Noémi,
-très parée, serra les mains, en souriant:
-elle riait, elle était donc heureuse. Son
-assiduité à la messe quotidienne pourtant
-ne laissa pas d'étonner. Des dames notèrent
-que ses mains, bien après la communion,
-ne s'écartaient pas d'une figure
-amincie et dolente. On inféra de cette
-mine abattue que Noémi était grosse.
-Tante Félicité parut un jour pour mesurer
-d'un œil furtif la ceinture de la jeune
-femme. Mais un secret colloque avec
-Cadette,&mdash;vieille augure qui présidait
-aux lessives,&mdash;la rassura. Dès lors elle
-crut politique de se tenir à l'écart, ne
-voulant, disait-elle, feindre d'approuver
-par sa présence une union monstrueuse,
-manigancée par les prêtres. Elle ménageait
-sa rentrée aux premiers éclats d'un
-inévitable drame.</p>
-
-<p>Cependant M. Jérôme s'étonnait que
-sa bru le soignât avec la passion d'une
-Sœur de Saint-Vincent-de-Paul. A l'heure
-prescrite, elle portait chaque remède, ordonnait
-le repas selon un rigoureux régime
-et, avec une douce autorité, imposait à
-tous le silence durant la sieste. Comme
-autrefois, Jean Péloueyre s'évadait de la
-maison partenelle, longeait les murs des
-ruelles détournées. A l'affût derrière un
-pin, en lisière d'un champ de millade,
-il guettait les pies. Il eût voulu retenir
-chaque minute et que le soir ne vînt jamais.
-Mais déjà plus vite naissait l'ombre.
-Les pins, en proie aux vents d'équinoxe,
-reprenaient en sourdine la plainte que
-leur enseigne l'Atlantique dans les sables
-de Mimizan et de Biscarosse. De l'épaisseur
-des fougères, s'élevèrent les cabanes
-de brande où les Landais, en octobre,
-chassent les palombes. L'odeur du pain
-de seigle parfumait le crépuscule autour
-des métairies. Au soleil couchant, Jean
-Péloueyre tirait les dernières alouettes.
-A mesure qu'il se rapprochait du bourg
-son pas devenait plus lent. Un peu de
-temps encore! encore un peu de temps,
-avant que Noémi souffre de le sentir dans
-la maison! Il traversait le vestibule à pas
-de loup; elle le guettait, la lampe haute et
-venait à lui avec un sourire d'accueil, lui
-tendait son front, soupesait la carnassière,
-faisait enfin les gestes de l'épouse, heureuse
-parce que le bien-aimé est revenu.
-Mais elle ne soutenait son rôle que quelques
-minutes et pas une seconde ne put
-se flatter de faire illusion. Pendant le
-repas, M. Jérôme les délivrait du silence:
-depuis qu'une jeune garde-malade s'inquiétait
-de lui, il ne se lassait de décrire
-ses sensations. Comme elle se chargeait
-de recevoir les métayers, Noémi
-devait l'entretenir du domaine. M. Jérôme
-admirait que cette petite fille fût
-la seule dans la maison à savoir vérifier
-les comptes du régisseur, et surveiller
-la vente des poteaux de mines. Il lui
-attribuait aussi le mérite des deux kilos
-qu'il avait gagnés depuis le mariage de
-son fils.</p>
-
-<p>Le repas achevé et M. Jérôme sommeillant,
-les pieds aux chenêts, les deux
-époux, sans recours possible, se trouvaient
-face à face. Jean Péloueyre s'asseyait loin
-de la lampe, respirait à peine, s'effaçait
-dans l'ombre. Mais rien ne pouvait empêcher
-qu'il fût là et que Cadette à dix
-heures apportât les bougeoirs. O dure
-montée vers les chambres! Le pluvieux
-automne chuchotait sur les tuiles. Un
-contrevent claquait; le cahotement d'une
-charrette s'éloignait. A genoux contre le
-lit redoutable, Noémi détachait à mi-voix
-les mots de sa prière: «<i>Prosternée
-devant Vous, ô mon Dieu, je Vous rends
-grâce de ce que Vous m'avez donné un
-cœur capable de Vous connaître et de Vous
-aimer...</i>» Jean Péloueyre, dans les ténèbres,
-devinait la rétraction du corps adoré et
-s'en éloignait le plus possible. Quelquefois,
-Noémi avançant une main vers ce
-visage moins odieux puisqu'elle ne le
-voyait plus, y sentait de chaudes larmes.
-Alors, pleine de remords et de pitié,
-comme dans l'amphithéâtre une vierge
-chrétienne d'un seul élan se jetait vers
-la bête, les yeux fermés, les lèvres serrées,
-elle étreignait ce malheureux.</p>
-
-
-<h2>VII</h2>
-
-<p>La chasse à la palombe servit à Jean
-Péloueyre de prétexte pour passer les
-journées loin de celle que, par sa seule
-présence, il assassinait. Il se levait avec
-tant de silence que Noémi ne s'éveillait
-pas. Quand elle ouvrait les yeux, il était
-loin déjà: une carriole l'emportait sur
-les routes boueuses. Il dételait dans une
-métairie et aux abords de la cabane se
-cachait et sifflait de peur qu'un vol de
-palombes fût en vue. Le petit-fils de
-Cadette criait qu'il pouvait approcher,
-et l'affût commençait: longues heures de
-brume et de songe bercées de cloches de
-troupeaux, d'appels de bergers, de croassements.
-Dès quatre heures, il devait quitter
-la chasse; mais pour ne rentrer que
-le plus tard possible, Jean se glissait dans
-l'église; il n'y récitait aucune prière; il saignait
-devant quelqu'un. Souvent les larmes
-venaient; il lui semblait que sa tête reposait
-sur des genoux. Puis Jean Péloueyre
-jetait sur la table de la cuisine des palombes
-ardoisées, au cou encore gonflé de
-glands. Ses souliers fumaient devant le
-feu; il sentait sur sa main la langue tiède
-d'une chienne. Cadette trempait la soupe;
-derrière elle, Jean pénétrait dans la salle.
-Noémi lui disait: «Je ne savais pas que
-vous fussiez de retour déjà...» Et encore:
-«Ne vous laverez-vous pas les mains?»
-Alors il allait à sa chambre dont les volets
-n'étaient pas encore clos: une lanterne
-éclairait les ornières pleines de pluie...
-Jean Péloueyre se lavait les mains sans
-atteindre à rendre ses ongles nets, et il les
-cachait sous la table pour que Noémi
-ne les vît pas. Il l'observait en dessous:
-que ses oreilles étaient blanches! Elle
-n'avait pas d'appétit. Il insistait avec
-maladresse pour qu'elle reprît du gigot:
-«Mais puisque je vous dis que je n'ai
-plus faim!» Un sourire soumis, parfois
-la moue d'un baiser corrigeaient ces brèves
-impatiences. Elle regardait son époux en
-face comme une agonisante qui croit au
-ciel regarde la mort. Elle retenait le
-sourire à sa bouche comme on fait pour
-donner le change à quelqu'un qui va
-mourir. C'était lui, lui, Jean Péloueyre,
-qui meurtrissait ces yeux,&mdash;qui décolorait
-ces oreilles, ces lèvres, ces joues:
-rien qu'en étant là, il épuisait cette jeune
-vie. Ainsi défaite, elle lui était plus chère.
-Quelle victime fût jamais plus aimée de
-son bourreau?</p>
-
-<p class="p2">Seul M. Jérôme s'épanouissait. A ce
-doux, toute souffrance était invisible qui
-n'était pas la sienne. On eut la stupeur
-de l'entendre se réjouir d'une sérieuse
-amélioration dans son état. L'asthme lui
-laissait du répit. Il sommeillait jusqu'au
-petit jour sans le secours d'aucun narcotique.
-Cela lui avait porté bonheur,
-disait-il, de défendre sa porte au docteur
-Pieuchon de qui le fils avait eu un crachement
-de sang et demeurait en traitement
-chez son père. M. Jérôme, par peur
-de la contagion, avait rompu avec son
-vieux camarade. Il jurait que sa bru
-suffisait à tout et qu'elle avait plus d'expérience
-que les médecins. Rien ne la rebutait:
-pas même ce qui touche à la
-garde-robe. Elle avait su rendre délicieux
-le plus fade régime. Des jus de citron et
-d'orange, parfois un doigt de vieil armagnac,
-remplaçaient les condiments défendus,
-excitaient l'appétit que M. Jérôme
-assurait avoir perdu depuis quinze
-ans. Après de timides essais, Noémi
-voulut bien aider à la digestion de son
-beau-père par une lecture à haute voix.
-Elle était inlassable, ne s'arrêtait plus, faisait
-semblant de ne pas s'apercevoir que
-M. Jérôme préludait au sommeil par un
-petit souffle régulier. Une heure sonnait&mdash;une
-heure de moins à trembler de
-dégoût dans la ténèbre de la chambre
-nuptiale, à épier les mouvements de l'affreux
-corps étendu contre le sien et qui,
-par pitié pour elle, feindrait de dormir.
-Parfois le contact d'une jambe la réveillait;
-alors elle se coulait tout entière entre le
-mur et le lit; ou un léger attouchement
-la faisait tressaillir: l'autre, la croyant
-endormie, osait une caresse furtive. C'était
-au tour de Noémi de prendre l'aspect
-du sommeil, de peur que Jean Péloueyre
-fût tenté d'aller plus avant.</p>
-
-
-<h2>VIII</h2>
-
-<p>Jamais entre eux de ces disputes qui
-séparent les amants. Ils se savaient trop
-blessés pour se porter des coups; la
-moindre offense se fût envenimée, eût
-été inguérissable. Chacun veillait à ne
-pas toucher la blessure de l'autre. Leurs
-gestes furent mesurés pour se faire moins
-souffrir: quand Noémi se déshabillait,
-il regardait ailleurs et n'entrait jamais dans
-le cabinet de toilette quand elle s'y lavait.
-Il prit des habitudes de propreté,
-fit venir de l'eau de Lubin dont il s'inondait,
-et, grelottant, inaugura un tub. Jean
-se croyait l'unique coupable; elle se haïssait
-de n'être pas une épouse selon Dieu.
-Jamais ils n'échangèrent un reproche
-même muet, mais d'un regard se demandaient
-l'un à l'autre pardon. Ils décidèrent
-de réciter ensemble leur prière:
-ennemis dans la chair, ils s'unissaient
-dans cette imploration du soir; leurs
-voix au moins pouvaient se confondre;
-côte à côte et séparés, ils se rejoignaient
-à l'infini. Un matin, comme sans s'être
-donnés le mot, ils s'étaient rencontrés
-au chevet d'un vieillard infirme, avidement
-ils usèrent de ce nouveau lien et
-désormais, une fois dans la semaine, firent
-leur tournée de malades, en attribuant
-l'un à l'autre le mérite. Hors ces courses,
-Noémi fuyait Jean, ou plutôt le corps
-de Noémi fuyait le corps de Jean,&mdash;et
-Jean fuyait le dégoût de Noémi.
-En vain voulut-elle réagir contre cette
-répulsion de sa chair: un jour morne de
-novembre, elle qui haïssait la marche, se
-força à suivre Jean Péloueyre dans la
-lande et jusqu'aux confins de ces marais
-déserts où le silence est tel qu'aux veilles
-de tempête, on y entend les coups sourds
-de l'Atlantique dans les sables. Les gentianes,
-d'un bleu de regard, ne les fleurissaient
-plus. Elle allait devant, comme on
-s'échappe, et il la suivait de loin. Les pasteurs
-du Béarn dont était issu Jean Péloueyre,
-et qui dans ce désert jouirent du
-droit de pacage, y avaient, bien des siècles
-auparavant, creusé pour leurs troupeaux
-un puits; au bord de sa bouche fangeuse,
-les deux époux se rejoignirent. Et Jean
-pensait à ces vieux bergers atteints du
-mal mystérieux de la lande, la pelagre,
-et qu'on retrouve toujours au fond d'un
-puits ou la tête enfoncée dans la vase
-d'une lagune. Ah! lui aussi, lui aussi,
-aurait voulu étreindre cette terre avare
-qui l'avait pétri à sa ressemblance et
-finir étouffé par ce baiser.</p>
-
-
-<h2>IX</h2>
-
-<p>Souvent la visite du curé interrompait
-la lecture. Il appelait Noémi: mon enfant,
-acceptait un verre d'eau de noix; mais
-il semblait qu'il ne sût plus comme naguère
-soutenir avec M. Jérôme des colloques
-théologiques ni le divertir d'anecdotes
-cléricales. Chacun, devant ce juge,
-rattachait son masque. Les yeux n'exprimaient
-plus rien; les âmes se sentaient
-épiées. Le curé ne se délassait plus en
-une conversation à bâtons rompus: tout
-ce qu'il disait semblait tendre à un but
-non encore découvert. Il allongeait vers
-la flamme des jambes courtes et enflées,
-et soudain assénait de vifs regards vite
-voilés sur le couple silencieux. Moins
-péremptoire, moins sûr de soi, depuis
-longtemps il n'avait raconté, comme il
-aimait faire, ses débats avec tel rationaliste,
-où revenait souvent cette formule:
-«Je lui répondis, <i>victorieusement d'ailleurs...</i>»
-M. Jérôme assurait qu'il n'avait
-vu le curé si soucieux qu'à l'époque où
-l'ancien maire prétendit faire sonner les
-cloches pour les enterrements civils et
-mobiliser le char funèbre de la fabrique.
-Le curé aurait voulu que Jean Péloueyre
-se remît à un travail d'histoire locale,
-entrepris avec passion mais depuis une
-année interrompu. Le jeune homme prétendait
-manquer des documents essentiels.
-Au vrai, de souffle court, il n'allait
-jamais jusqu'au bout d'aucune étude. Les
-premières pages de ses livres, il les zébrait
-de notes, et les dernières, il ne les coupait
-pas. Un perpétuel besoin de marcher
-pour ratiociner à son aise, l'éloignait de
-sa table. Un soir, comme M. Jérôme s'était
-retiré, le curé revint avec obstination sur
-ce sujet. Jean Péloueyre se déclara incapable
-d'aller plus avant, sans consulter
-des ouvrages spéciaux à la Bibliothèque
-Nationale: il ne pouvait tout de même
-pas faire le voyage de Paris... «Et pourquoi,
-mon cher enfant, ne le feriez-vous
-pas?» Le curé posa à mi-voix cette
-question; il jouait avec la frange de sa
-ceinture, et ne détournait pas ses yeux du
-feu. Une faible voix murmura: «Je ne
-veux pas que Jean me quitte.» Mais le
-curé insista: c'est un péché que de ne
-pas faire fructifier le talent. Incapable de
-diriger un cercle d'études ni aucune œuvre,
-Jean ne devait pas tenir plus longtemps
-l'emploi de l'ouvrier inutile... Le saint
-homme développait ce thème. La triste
-voix, en un grand effort, dit encore:
-«Si Jean s'en va, je partirai avec lui...»
-Le curé secoua la tête: Noémi s'était
-rendue indispensable auprès du cher malade.
-Au reste il ne s'agissait que d'une
-courte séparation&mdash;quelques semaines,
-quelques mois... Noémi ne trouva plus la
-force de protester. Aucune autre parole ne
-fut prononcée jusqu'à ce que le curé eût
-remis sa douillette et chaussé des sabots.
-Jean Péloueyre s'enveloppa d'une pélerine,
-alluma la lanterne et précéda son
-hôte.</p>
-
-<p class="p2">Le pluvieux décembre et ses brèves
-journées ne permirent plus aux époux
-de se fuir&mdash;sauf lorsque Jean Péloueyre
-chassait la bécasse; mais même alors il
-fallait rentrer dès quatre heures avec le
-crépuscule. Un seul feu, une lampe unique
-rapprochaient ces corps ennemis. Autour
-de la maison, la pluie endormante chuchotait.
-M. Jérôme avait ses douleurs de
-chaque hiver dans l'épaule gauche et
-geignait. Mais Noémi allait mieux. Elle
-s'obligeait à un effort quotidien pour détourner
-Jean de ses projets de voyage;
-elle avait promis au ciel de tenter l'impossible
-pour qu'il demeurât près d'elle.
-Cette supplication empêchait le malheureux
-de rester indécis sans se résoudre à
-rien et, en ayant l'air de le retenir, le
-forçait à prendre parti. Il levait vers la
-jeune femme ses yeux de chien battu:
-«Il faut que je m'en aille, Noémi».
-Elle protestait, mais s'il faisait semblant
-de fléchir, loin de poursuivre son avantage
-elle n'insistait plus. M. Jérôme,
-bien qu'il citât volontiers le vers des
-<i>Deux pigeons: L'absence est le plus grand
-des maux</i>, envisageait avec une secrète
-joie de vivre seul près de sa bru. Enfin le
-curé, en toutes rencontres, harcelait Jean
-Péloueyre. Que pouvait le triste garçon
-contre cette complicité? D'ailleurs il approuvait
-dans son cœur ce verdict de
-bannissement. Hors un pèlerinage à
-Lourdes et ses nuits d'amour à Arcachon,
-il n'avait jamais quitté son trou. S'enfoncer
-tout seul dans la cohue de Paris!
-C'était pour lui sombrer à jamais au fond
-d'un océan humain plus redoutable que
-l'Atlantique. Mais trop de cœurs le poussaient
-vers le gouffre. Le départ fut enfin
-fixé à la deuxième semaine de février.
-Longtemps en avance, Noémi s'inquiéta
-de la malle et du trousseau. Jean Péloueyre
-était là encore qu'elle avait déjà retrouvé
-quelque appétit. Ses joues se colorèrent.
-Un après-midi de neige, elle en fit des
-pelotes et les jeta à la figure du petit-fils
-de Cadette, et Jean Péloueyre, derrière
-une vitre du premier étage, les regardait.
-Lucide, il assistait à cette résurrection.
-Comme la campagne se délivre de l'hiver,
-cette femme se délivrait de lui: il la fuyait
-pour qu'elle refleurît.</p>
-
-<p class="p2">Jean Péloueyre, ayant baissé la glace
-souillée du wagon, regarda le plus longtemps
-possible s'agiter le mouchoir de
-Noémi. Comme il flottait, ce signal
-d'adieu et de joie! Pendant cette dernière
-semaine, elle avait saoûlé le voyageur
-d'une feinte tendresse, et ardente l'avait
-provoqué jusqu'à lui faire murmurer, une
-nuit où il avait cru la sentir vivre sous
-son souffle: «Et si je ne partais pas,
-Noémi?» Ah! bien que ce fût dans les
-ténèbres et qu'elle n'eût répondu que
-par une exclamation étouffée, il devina
-cette terreur, cette horreur, et ne put se
-défendre d'ajouter: «Rassure-toi, je m'en
-irai.» Ce fut le seul mot par quoi il manifesta
-qu'il n'était pas dupe. Elle se
-tourna vers le mur et il l'entendit pleurer.</p>
-
-<p>Jean Péloueyre regarda défiler les pins
-familiers que traversait le petit train;
-il reconnut ce fourré où il avait manqué
-une bécasse. La voie longeait la route
-qu'il avait si souvent parcourue en carriole.
-Cette métairie couchée dans la fumée
-et dans la brume, au bord d'un champ
-vide, serrant contre elle le four à pain,
-l'étable, le puits, il la salua par son nom,
-il en connaissait le propriétaire. Puis un
-nouveau train l'emporta à travers des
-landes où il n'avait jamais chassé. A Langon,
-il dit adieu aux derniers pins comme
-à des amis qui l'eussent accompagné le
-plus loin possible et s'arrêtaient enfin,
-et de leurs branches étendues le bénissaient.</p>
-
-
-<h2>X</h2>
-
-<p>Il se logea dans le premier hôtel qu'il
-rencontra quai Voltaire. Le matin, il
-regardait pleuvoir sur la Seine qu'il n'avait
-encore osé franchir, puis, à midi, se glissait
-jusqu'au café de la gare d'Orléans
-où il somnolait, dans le grondement des
-trains qui emportaient vers le Sud-Ouest
-des voyageurs bienheureux. N'osant s'attarder,
-son repas fini, sans consommer,
-il buvait après sa bouteille de vin blanc,
-deux verres de liqueur, et son agile
-esprit se mouvait dans l'absolu. Ses tics,
-des mots entrecoupés, parfois faisaient
-sourire les voisins et les garçons; mais
-tapi entre le tambour de la porte et une
-colonne, il demeurait le plus souvent
-inaperçu. Jusqu'aux réclames, il lisait les
-journaux: meurtres, suicides, drames de
-la jalousie et de la folie, tout était bon à
-Jean Péloueyre qui se repaissait du mal
-universel. Après le dîner, un ticket de
-deux sous lui donnait accès aux quais:
-il cherchait le wagon où était écrit le nom
-d'Irun et dont les larges vitres, le lendemain
-matin, refléteraient les landes monotones.
-Il avait calculé que ce train passait
-à moins de quatre-vingts kilomètres
-à vol d'oiseau de la maison Péloueyre.
-Il posait sa main sur la paroi du wagon et
-lorsque le convoi s'ébranlait, on eut dit
-un homme qui voit disparaître à jamais la
-moitié de son âme. Dans le café, où de
-nouveau il s'attablait, c'était l'heure d'un
-orchestre et Jean Péloueyre subissait jusqu'au
-désespoir la toute-puissance de la
-musique sur son cœur. Elle le livrait sans
-recours au fantôme de Noémi. Il voyageait
-par la pensée sur ce corps que jamais
-il n'avait contemplé qu'endormi.
-Dans le sommeil, au long des nuits de
-septembre et quand le clair de lune coulait
-sur le lit, le triste faune avait mieux
-appris à connaître ce corps que si, amant
-heureux, il l'eût possédé dans un mutuel
-délire. Il n'avait jamais tenu entre
-ses bras qu'un cadavre mais il l'avait
-réellement pénétré avec ses yeux. Peut-être
-connaissons-nous mieux qu'aucune
-autre, la femme qui ne nous a pas aimés.
-A cette heure, Noémi dormait dans la
-vaste chambre froide, elle dormait bienheureuse,
-délivrée d'une repoussante présence,
-toute à la volupté du lit désert.
-A travers l'espace, il sentait la joie de sa
-bien-aimée, sa joie parce qu'il n'était
-plus contre elle couché. La tête entre
-les mains, Jean Péloueyre s'excitait à la
-colère: il reviendrait au pays, s'imposerait
-à cette femme, jouirait d'elle, dût-elle
-en crever! Il en ferait un objet à
-son usage... Alors, en lui, elle surgissait
-muette, soumise, avec cette douce gorge
-lourde, comme un arbre qui tend son
-fruit. Il se rappelait ses consentements à
-mourir d'horreur et sans un cri... Jean
-Péloueyre payait les consommations, suivait
-le quai jusqu'à l'hôtel, se déshabillait
-à tâtons pour ne pas se voir dans la
-glace.</p>
-
-<p class="p2">Tous les trois jours, on lui portait avec
-son chocolat une enveloppe qu'il n'ouvrait
-quelquefois que le soir. Ah! que
-lui importaient ces hypocrites vœux pour
-son retour! Le seul plaisir de Jean Péloueyre
-était de penser que la main de
-Noémi à ce papier s'appuya,&mdash;que
-l'ongle de son petit doigt avait creusé
-cette ligne sous chaque mot. Vers la fin
-de mars, il crut sentir quelque sincérité
-dans l'appel de Noémi: «... Je suis
-sûre que vous ne croyez pas à mon désir
-de vous revoir. C'est mal connaître votre
-femme...» Elle écrivait encore: «Je m'ennuie
-de toi.» Jean Péloueyre froissait
-la lettre et relisait celle que son père lui
-avait adressée par le même courrier:
-«... Tu trouveras Noémi changée à son
-avantage: elle a repris de l'embonpoint,
-elle est superbe; elle me soigne et me
-dorlotte avec tant de bonne humeur que
-j'oublie de la remercier. Les Cazenave ne
-paraissent plus céans, mais je sais qu'ils
-imaginent de la brouille entre vous:
-laissons-les dire. Je reprends du poil de
-la bête; ce n'est pas comme le fils Pieuchon
-qui ne sort plus qu'en voiture et
-qu'on croit perdu, bien qu'un médecin de
-B... prétende le guérir avec de la teinture
-d'iode diluée dans l'eau: les jeunes
-s'en vont avant les vieux...»</p>
-
-<p>Quand vinrent les premiers beaux jours,
-Jean Péloueyre osa enfin passer les ponts.
-Dans un crépuscule d'or, il regarda la
-Seine et ses mains touchaient le parapet
-tiède, le caressaient comme un être vivant.
-Alors une voix derrière lui chuchota;
-elle l'appelait: chéri; elle lui disait:
-viens. Tout près du sien, un jeune visage
-était exsangue sous le fard. Une main
-gonflée et sans ongles cherchait sa main.
-Il prit la fuite, ne s'arrêta qu'aux guichets
-du Louvre, soufflant un peu. Même de
-telles créatures, aurait-il jamais osé attendre
-un appel? Une autre femme que
-Noémi?... Il voulut, pour la première
-fois, se délecter en pensée d'une complice,
-sinon bienheureuse, du moins indifférente
-et sans dégoût; mais un si pauvre
-bonheur lui demeurait inconcevable; il
-reçut l'âcre connaissance de ce comble
-d'infortune, en éprouva un retour de
-colère. Ah! pourquoi ne pas consentir,
-ce soir, à l'anéantissement dans des bras
-indulgents et soumis? Sont-elles au monde
-pour d'autres que les Péloueyre, ces dispensatrices
-de caresses? Il vit trembler le
-ciel de huit heures dans le bassin des
-Tuileries; des enfants s'attroupaient à
-cause de ses gestes. Il fila, le dos rond,
-contourna la place, atteignit la rue Royale
-et, comme c'était l'heure de dîner, osa
-franchir le seuil d'un cabaret fameux.</p>
-
-<p>Tapi contre la porte, face au bar où,
-comme à une mangeoire d'acajou, des perruches
-à aigrettes s'accrochent, il éprouvait
-avec délices que son aspect ici n'étonnait
-ni les femelles, ni les maîtres d'hôtel,
-noirs et gras&mdash;rats d'égouts de restaurants
-chers. Ce boyau étincelant attire
-trop de sauvages des Amériques, trop de
-fermiers et de notaires provinciaux pour
-qu'y fasse rire un Jean Péloueyre. Le
-Vouvray colorait ses pommettes et il
-souriait au bétail qu'attirait l'auge d'acajou.
-Une blonde charnue glissa de son
-tabouret, lui demanda du feu, but dans
-son verre, à mi-voix lui promit pour cinq
-louis de bonheur, puis de nouveau, se
-percha, expectante. Bien que le vieux
-monsieur d'une table voisine lui conseillât
-d'attendre la fermeture de l'établissement
-«parce qu'alors celles qui restent vous
-font des prix avantageux», Jean Péloueyre
-paya l'addition et sur le trottoir
-fut rejoint par la dame. Elle héla un taxi
-et fit descendre le client derrière la Madeleine.
-L'escalier de l'hôtel sans vestibule
-s'amorçait au ras du trottoir comme pour
-en aspirer les immondices.</p>
-
-<p>Le bruit des épingles à cheveux sur
-du marbre, éveilla Jean de sa léthargie.
-Il vit des bras démesurément larges à
-l'endroit où ils s'attachent aux épaules.
-Des faveurs roses enjolivaient cette chair
-tremblante. Elle l'appela son loup tandis
-qu'avec un soin infini, elle enlevait des
-bas de soie végétale. Cette hâte de se
-donner, ce consentement, cette soumission
-sans dégoût, Jean Péloueyre en éprouvait
-une pire douleur que lorsque, de
-toute sa chair, Noémi lui criait: Non!
-Stupide, la fille le vit jeter un billet sur
-la table, et avant qu'elle ait pu faire un
-geste, il était déjà dehors, enfilait une
-rue comme un voleur. Il goûta, dans la
-cohue des boulevards, cette béatitude après
-un grand péril conjuré. Les marronniers
-nus des Champs-Elysées l'attirèrent. Un
-banc était libre; il s'y reposa, essoufflé
-toussant un peu. Cette lune tronquée
-qu'éclipsaient les lampes à arc, il songea
-qu'elle épandait sa lueur calme sur le
-troupeau des sombres cimes entre les
-Pyrénées et l'Océan. Il ne souffrait plus,
-tout était pur en lui. Il se délectait de sa
-misère sans souillure. Noémi et Jean
-s'aimeraient dans un jour d'été sans déclin.
-D'avance il goûta l'accord de leur chair
-glorifiée. O lumière où s'appelleront leurs
-corps immortels, leurs corps incorruptibles!
-Jean Péloueyre dit à haute voix:
-«Il n'est pas de Maîtres; nous naissons
-tous esclaves et nous devenons vos affranchis,
-Seigneur.» Un sergent de ville
-s'étant approché, le considéra un instant,
-puis, les épaules soulevées, s'éloigna.</p>
-
-<p class="p2">Jean s'installa, chaque après-midi, à
-la terrasse du café de la Paix, au bord
-d'un triste fleuve de visages. Les maladies
-secrètes, l'alcool, les stupéfiants, avaient
-repétri à il ne savait quelle immonde ressemblance
-ces milliers de figures qui
-toutes furent des figures d'enfants. Jean
-Péloueyre s'intéressait à la quête des prostituées,
-dénombrait ce troupeau de maigres
-louves. Il jouait à deviner pour le compte
-de quel vice, ce monsieur à monocle
-et la lèvre pendante, chassait. Avidement
-Jean Péloueyre cherchait une seule face
-qui portât le signe des dominateurs et
-des maîtres, une seule et il eût suivi cet
-être élu; mais les yeux étaient égarés,
-les mains tremblaient; des convoitises
-hors nature salissaient des figures qui
-ne se savaient pas épiées. D'ailleurs, ce
-Maître, s'il avait existé, eût-il été immortel?
-Jean Péloueyre, gesticulant à cette
-table des boulevards comme entre les
-murs d'une route de son village, se citait
-à soi-même le mot de Pascal sur la fin
-de la plus belle vie du monde. On perd
-toujours la partie! On perd toujours la
-partie, ô cerveau ramolli de Nietzsche!...
-Des jeunes gens, près de lui, se poussaient
-du coude. Une femme assise avec eux
-interpella Jean Péloueyre. Il tressaillit,
-jeta de la monnaie sur la table et prit le
-large. Il entendit la femme crier: «On
-n'est pas plus dingo...» Et maintenant il
-se glissait dans la cohue, trottait comme
-un rat le long des vitrines, élaborait le
-plan d'une étude péremptoire qu'il intitulerait:
-<i>Volonté de Puissance et Sainteté.</i>
-Parfois, une glace de magasin le reflétait
-et il ne se reconnaissait pas. La mauvaise
-nourriture l'avait maigri et réduit
-encore. La poussière de Paris irritait sa
-gorge. Il aurait dû renoncer aux cigarettes
-et n'avait jamais tant fumé; aussi
-allait-il toujours crachant et toussant. Des
-vertiges l'obligeaient à s'appuyer aux réverbères.
-Il aimait mieux se priver de
-manger que souffrir ensuite de brûlures
-à l'estomac. Le ramasserait-on un jour
-dans le ruisseau comme un chat mort?
-Alors Noémi serait délivrée... Ainsi rêvait-il
-au cinéma où il échouait, moins attiré
-par l'écran que par la musique ininterrompue.
-Souvent le fiévreux, mourant de
-fatigue, entrait dans un établissement de
-bains. Un rideau de calicot voile la lumière,
-les cols de cygne gouttent, on ne
-sent plus vivre son corps. Jean Péloueyre
-ne cherchait de si médiocres refuges que
-parce que longtemps il ne connut à
-Paris d'autre église que la Madeleine,
-la seule qu'il rencontrât entre son hôtel
-et le café de la Paix. Mais un jour, un
-autre itinéraire lui fit connaître Saint-Roch
-dont la ténébreuse chapelle devint
-son hâvre quotidien. Odeur retrouvée
-de l'église natale,&mdash;présence, la même à ce
-carrefour de l'immense ville que dans le
-bourg inconnu. Pas une fois il ne franchit
-le seuil d'une bibliothèque.</p>
-
-<p>Peut-être eût-il ainsi vécu jusqu'à la
-mort, si un matin une lettre du curé ne
-l'avait rappelé au bercail. Les termes
-en étaient pressants, bien qu'elle donnât
-de M. Jérôme et de Noémi les meilleures
-nouvelles. Avec une grande angoisse, Jean
-Péloueyre monta dans cet express dont
-si souvent il avait senti se détacher de
-lui, glisser doucement, puis plus vite vers le
-Sud-Ouest, le wagon qui porte le nom
-d'Irun.</p>
-
-
-<h2>XI</h2>
-
-<p>Cette lettre d'appel, nul événement
-n'avait décidé M. le curé à l'écrire: il
-s'y était résolu après une confession où
-Noémi n'avait accusé que ses vénielles
-fautes de chaque samedi. Mais elle avait
-requis l'aide spirituelle de son directeur
-contre des tentations, des troubles dont
-elle ne précisa pas la nature.</p>
-
-<p>A l'éloignement de Jean Péloueyre, elle
-avait dû d'abord un peu de cette lassitude
-heureuse des convalescences. La solitude
-lui était une volupté continue; alanguie,
-elle se complaisait en soi-même. Bien
-qu'elle fût incapable d'aucune analyse,
-elle se sentait autre et, rendue à la vie de
-jeune fille, connaissait dans sa chair qu'elle
-n'était plus une jeune fille. Le dégoût
-l'avait détournée d'assister à l'éclosion en
-elle d'une femme; mais cette étrangère
-exigeait d'elle une satisfaction mystérieuse.
-Inquiète de n'éprouver plus la
-paix d'avant que cet homme la possédât,
-comment eût-elle discerné ce désaccord
-entre son cœur toujours endormi et sa
-chair à demi éveillée? Elle avait ressenti
-le déchirement de son être, avec horreur,
-certes, mais la chair est fidèle à
-ne rien oublier de ce qu'elle subit.
-Comme la jeune femme n'ouvrait d'autre
-livre que son paroissien et que son état
-de jeune fille bien née et pauvre l'avait
-tenue à l'écart de toute intime compagnie,
-aucune fiction, nulle confidence ne
-l'aurait éclairée sur cette secrète exigence
-en elle. Alors le destin lui fournit un visage.</p>
-
-<p class="p2">Le soleil de mars faisait luire les flaques
-sur la place. La sieste de Jérôme Péloueyre
-enchantait la maison au point que pas
-un meuble n'y craquait. Comme toutes
-les femmes du bourg, Noémi cousait au
-rez-de-chaussée, dans l'embrasure d'une
-fenêtre dont les volets demeuraient mi-clos.
-De la table à ouvrage, le linge à
-repriser coulait. Elle entendit un bruit de
-roues, vit s'arrêter à quelques pas de la
-fenêtre une charrette anglaise. Un jeune
-homme tenait les rênes et regardait autour
-de lui en quête d'un renseignement,
-mais la place était déserte. Comme Noémi,
-curieuse, poussait les volets, l'étranger
-tourna la tête, se découvrit et demanda
-où habitait le docteur Pieuchon. Après que
-Noémi lui eût indiqué la route, il salua,
-toucha du fouet la croupe de son cheval
-et disparut. Noémi recommença de
-coudre et tout le jour tira l'aiguille, la
-pensée vague, inconsciente de ce visage
-dont elle avait reçu l'empreinte. Le lendemain,
-à la même heure, l'inconnu passa
-encore mais ne s'arrêta pas. Pourtant, devant
-la maison Péloueyre, il retint un peu
-son cheval et ses regards cherchaient la
-jeune femme entre les volets rapprochés.
-A tout hasard, il salua. Au repas du soir,
-M. Jérôme prétendit tenir du curé que
-le fils Pieuchon allait de mal en pis et
-que son père avait fait appel à un jeune
-médecin de la sous-préfecture dont on
-vantait la méthode: il traitait la tuberculose
-par la teinture d'iode à «dose massive»;
-il fallait que le malade ingurgitât
-des centaines de gouttes diluées dans
-l'eau. M. Jérôme doutait que l'estomac
-du fils Pieuchon pût tolérer cette mixture.
-Chaque jour passa le tilbury et chaque
-jour il ralentit devant la maison Péloueyre,
-sans que jamais Noémi poussât
-les volets. Le jeune docteur saluait cette
-raie d'ombre où respirait une jeunesse
-invisible. Le bourg s'intéressait à la cure
-par l'iode; tous les tuberculeux du canton
-en usèrent. On assurait que le fils
-Pieuchon allait mieux. Le printemps fut
-précoce; une tiède fin de mars désengourdissait
-le monde. Un soir, Noémi put
-se déshabiller la fenêtre ouverte. Elle s'y
-accouda, heureuse et triste, et sans désir
-de sommeil. Elle était devant la nuit
-qui, par un travail secret, «révélait» ce
-visage d'homme dont elle avait subi l'impression.
-Pour la première fois, elle y
-arrêta, de propos délibéré, sa pensée:
-puisque l'étranger la saluait chaque jour
-sans même l'apercevoir, ne serait-il plus
-convenable, le lendemain, de pousser les
-volets et de rendre le salut? Ayant décidé
-d'agir ainsi, elle en éprouva une émotion
-si douce qu'elle retarda l'instant de
-s'étendre sur son lit. En elle, des traits
-un à un se détachèrent: Les cheveux
-frisés et noirs entrevus dans la seconde
-où le jeune inconnu soulevait son chapeau,&mdash;le
-rouge épais des lèvres sous
-une moustache courte,&mdash;le costume de
-sport où luisait l'agrafe d'un stylo,&mdash;pas
-de cravate, mais une molle chemise de
-tussor ouverte.</p>
-
-<p>Noémi, toute instinct, mais dressée
-à l'examen de conscience, fut vite mise
-en alerte: sa première alarme vint, pendant
-sa prière, de ce qu'il fallut recommencer
-chaque oraison: entre Dieu et elle,
-souriait une figure brune. Au lit, elle en
-fut obsédée et au réveil, encore toute
-brouillée de rêves, elle pensa d'abord
-qu'elle allait le revoir. Durant la messe
-de ce matin-là, les mains de Noémi ne
-quittèrent pas son visage. A l'heure de la
-sieste, lorsque le tilbury ralentit devant
-la maison Péloueyre, tous les volets du
-rez-de-chaussée étaient hermétiquement
-clos.</p>
-
-<p>Ce fut alors que l'exilé reçut à Paris des
-lettres qui l'étonnèrent, celles où Noémi
-lui disait: «Je m'ennuie de toi...»
-En ce temps-là, elle attendait dans la
-pièce noire que le tilbury fût passé pour
-entr'ouvrir les volets et se mettre à l'ouvrage.
-Une après-midi, elle se répéta que
-le scrupule aussi est un péché: «Je me
-monte la tête», songeait-elle. Une fois
-pour toutes, elle se pencherait à la fenêtre,
-répondrait au salut de l'étranger. Elle
-crut entendre un bruit de roues et déjà
-sa main hésitait sur l'espagnolette, mais
-pour la première fois depuis deux semaines,
-le tilbury ne passa pas. A l'heure
-où M. Jérôme prenait sa valériane, Noémi
-monta chez lui et ne put se défendre
-de l'avertir que le nouveau docteur n'était
-pas allé chez les Pieuchon. M. Jérôme
-le savait: le fils Pieuchon avait eu la
-veille une rechute et ne supportait plus
-l'iode. Il vomissait le sang à pleine cuvette,
-disait le curé. Le printemps est une saison
-dangereuse aux poitrinaires. On rapportait
-que le docteur Pieuchon avait eu des
-paroles très dures pour son confrère qui,
-sans doute, n'oserait plus reparaître dans
-le bourg. Noémi reçut un métayer, aida
-Cadette à plier la lessive. A six heures,
-elle alla faire son adoration; puis, comme
-chaque jour, s'arrêta chez ses parents.
-Mais après le dîner, elle se plaignit de
-migraine et gagna sa chambre.</p>
-
-<p>Elle mena une vie plus active; ses
-couvées réussirent. Endimanchée, elle fit
-les visites annuelles que les dames du
-bourg échangent avec solennité. Enfin
-elle entreprit la tournée des métairies.
-Elle aimait les courses en carriole dans
-les chemins forestiers que défoncent les
-charrois. Aux côtés de la jeune femme, le
-petit-fils de Cadette conduisait le cheval.
-Les ajoncs tachaient de jaune les fourrés
-de fougères sèches. Aux chênes, les feuilles
-mortes frémissaient, résistaient encore à
-un souffle chaud du Sud. L'exact miroir
-rond d'une lagune reflétait les fûts allongés
-des pins, et leurs cimes et l'azur.
-Aux troncs innombrables, de fraîches blessures
-saignaient et, brûlantes, embaumaient
-cette journée. Le chant du coucou
-rappelait d'autres printemps. Des cahots
-rejetaient le petit-fils de Cadette contre
-Noémi et ces deux enfants riaient. Le
-lendemain la jeune femme se plaignit de
-courbatures et le régisseur fut prié d'achever
-la tournée des métairies. Hors la
-messe, on ne la vit plus jusqu'à ce matin
-où revint Jean Péloueyre.</p>
-
-
-<h2>XII</h2>
-
-<p>Elle l'attendit à la gare: sa robe
-d'organdi s'épanouissait au soleil. Elle
-portait des mitaines de fil et, à son cou
-nu, un médaillon où étaient peints deux
-amours luttant avec un bouc. Des enfants
-jouaient à marcher sur un rail. Le petit
-train siffla bien avant de paraître. Noémi
-voulait que son émotion fût de la joie.
-L'absence ayant adouci dans son souvenir
-les traits de Jean Péloueyre, elle avait
-comme recréé son époux afin qu'il ne
-fût plus repoussant et ne gardait de lui
-qu'une image insidieuse et retouchée.
-Tel était son désir de l'aimer, qu'elle se
-crut impatiente d'embrasser ce Jean Péloueyre
-irréel. Si autour de son doux corps
-épanoui, le désir avait flotté, caressant
-en dépit d'elle d'autres visages, Dieu
-savait que pas une fois elle n'avait consenti
-même à une pensée trouble. En
-revanche, elle ne doutait pas que cette
-grâce lui dût être accordée de voir descendre
-du train un époux différent de
-celui dont, le cœur délivré, elle avait
-salué le départ.</p>
-
-<p>Sur le marchepied d'un wagon de
-deuxième classe, Jean Péloueyre parut.
-Non, non, il n'était plus le même. Ses
-mains affaiblies soutenaient à peine une
-valise dont le petit-fils de Cadette lestement
-le débarrassa. Au bras de Noémi,
-il titubait un peu: «Mais tu es malade,
-pauvre Jean!» Lui non plus, ne reconnaissait
-pas cette femme, tant elle avait
-bénéficié de son absence,&mdash;éclatante et
-fleurissante et, plus encore que naguère
-dans le parloir du curé, femelle merveilleuse
-en face du mâle rabougri. Autour
-du couple, on chuchotait. Jean Péloueyre
-avait honte à cause de la marchande de
-journaux, du chef de gare et du facteur:
-«J'aurais dû t'envoyer la voiture. Pourquoi
-ne m'as-tu pas écrit que tu étais
-malade?» Noémi prépara le lit, lava le
-visage et les mains de Jean Péloueyre,
-étendit sur la table de chevet une nappe
-blanche, y disposa les revues qui s'étaient
-accumulées et qu'elle n'avait pas ouvertes.
-Jean, comme un enfant pauvre qu'on dorlote,
-l'épiait de ses vifs petits yeux. M. Jérôme
-ne voulut pas qu'on appelât le
-docteur Pieuchon: qu'un autre que lui
-dans la maison fût malade, c'était ce
-qui pouvait jeter ce doux hors des gonds.
-A peine son fils au lit, il se coucha lui
-aussi, prétendant souffrir de partout, et
-refusa avec de gros mots les soins de
-Cadette. Noémi vint le voir, non pour
-s'informer de sa santé, mais pour obtenir
-qu'il consentît à la visite du docteur.
-Il refusa net: Pieuchon ne quittait pas
-le chevet de son fils infesté de microbes.
-Si elle tenait à voir un carabin, elle ferait
-venir le «jeune homme à la teinture
-d'iode!» Noémi détourna la tête, et dit
-que ce garçon ne lui inspirait aucune
-confiance; ne soignait-il pas d'ailleurs
-tous les tuberculeux de l'arrondissement?
-M. Jérôme la coupa d'un ton rogue,
-criant que c'était son dernier mot, et
-qu'il entendait qu'on ne l'importunât plus.
-Comme aux plus mauvais jours, il se
-coucha le nez au mur, poussa à intervalles
-réguliers d'effrayants soupirs et ces: Ah!
-Dieu! Dieu!&mdash;qui autrefois éveillaient
-Jean dans le silence de la nuit.</p>
-
-<p class="p2">Quand Noémi revint à sa chambre,
-la bonne y déployait un lit-cage. Jean
-Péloueyre dont on ne voyait, au centre du
-traversin, que les yeux brillants de rongeur,
-les pommettes trop rouges, le nez
-aigu, balbutia qu'il avait froid dans le
-grand lit, que toujours il avait préféré
-dormir à l'étroit, enfin qu'avant qu'un
-médecin l'ait ausculté, il jugeait imprudent
-de partager la couche de Noémi. Elle
-aurait voulu protester, feindre d'être déçue.
-Elle ne trouva aucun mot, et posa
-ses lèvres sur le front mouillé de Jean
-Péloueyre; mais il détourna la tête, ne
-pouvant supporter la gratitude horrible
-de ce baiser. La journée ainsi passa calme
-et triste. Etendu dans sa muette province,
-il somnolait, ne s'éveillait qu'au tintement
-d'une petite cuiller contre une soucoupe.
-Bien qu'il ne fût pas très malade, Noémi le
-soutenait pendant qu'il buvait et il buvait
-à lentes gorgées pour sentir plus longtemps
-ce bras tiède contre son cou. Vint
-le crépuscule; la cloche de l'église tinta.
-Ils entendirent dans la cour les hue! dia!
-du petit-fils de Cadette qui attelait. La
-porte fut entrebâillée par M. Jérôme,
-les pieds nus dans des pantoufles, vêtu
-d'une robe de chambre souillée de remèdes.
-Honteux de sa colère, il venait se
-faire pardonner et, affectant de l'inquiétude,
-prétendit ne pouvoir attendre plus
-longtemps pour être rassuré: sur son
-ordre, le petit-fils de Cadette allait quérir
-le jeune «médecin à la teinture d'iode».
-Jean Péloueyre protesta; il n'éprouvait
-rien qu'un peu de fatigue; quelques jours
-de repos et il n'y paraîtrait plus; le docteur
-ne comprendrait pas qu'on ait osé
-le déranger d'urgence...</p>
-
-<p>Assise dans l'ombre, Noémi ne prononçait
-aucune parole, écoutait le bruit des
-roues décroître et, sans un tressaillement,
-sans un sanglot, pleurait. Une giboulée
-fouetta les vitres, hâta la venue de la nuit
-et aucun des époux ne demandait la
-lampe. Cadette vint enfin avec de la
-lumière et mit le couvert près du lit de
-Jean. Pendant qu'ils mangeaient, Noémi
-lui demanda si son travail d'histoire était
-achevé; il secoua la tête et elle ne lui
-posa plus de questions. La carriole roula
-de nouveau dans la cour. Jean Péloueyre
-dit: «Voilà le docteur.» Noémi se leva
-et se tint debout loin de la lampe. Elle
-écoutait comme un orage, s'approcher le
-grondement d'une voix, des pas dans
-l'escalier. Cadette ouvrit la porte; il entra.
-Plus corpulent qu'il n'avait paru à
-Noémi, c'était ce que dans le pays des
-Péloueyre, on appelle un beau drôle.
-Noir de poil, mais le teint couleur de
-grenade, de ses longs yeux de mule andalouse,
-sans vergogne déjà il guettait ceux
-de Noémi, suivant la ligne de son corps
-avec une méthode lente. Lui aussi avait
-pensé à elle, lui aussi! N'osant quitter
-la zone d'ombre, elle frémissait. Cependant
-il examinait le malade: «Voulez-vous
-déboutonner votre chemise? Un
-mouchoir suffira, madame... Comptez
-trente et un, trente-deux, trente-trois...»
-La lampe éclairait ces clavicules, ces omoplates,
-ces côtes,&mdash;cette pitoyable misère...
-Non, l'état de M. Péloueyre n'offrait
-rien d'alarmant, mais il faudrait
-surveiller «ses sommets». Il ordonna des
-fortifiants, des piqûres de cacodylate. Parfois
-il regardait Noémi. N'allait-il pas
-croire qu'elle avait cherché à l'introduire
-dans la maison? C'était si étrange d'obliger
-un médecin à faire six kilomètres en
-carriole, le soir, pour ausculter un affaibli!
-Il ne s'en allait pas et de son accent lourd,
-se défendait d'avoir jamais prétendu guérir,
-avec son traitement d'iode, un tuberculeux
-aussi avancé que le fils Pieuchon.
-Sa voix traînante, sa voix campagnarde
-rendait un son mâle et grave. Noémi se
-sentait épiée par des regards coulés sous
-des paupières couleur de safran; mais lui
-ne voyait d'elle qu'un fantôme silencieux.
-Il en vint à dire que mieux valait prévenir
-la maladie, que M. Péloueyre était un
-terrain tout préparé et favorable aux bacilles:
-«Un terrain, dirais-je, tuberculisable.
-Feu madame Péloueyre mourut
-phtisique, n'est-ce pas?» Ce jargon allait
-mal à cette bouche fraîche, créée pour
-ne dispenser aucune autre science que
-des baisers. Il jugeait nécessaire qu'on
-suivît le malade. Ce disant, il quêtait
-une invitation à revenir. Comme Noémi
-demeurait muette, il se leva et demanda
-avec rondeur si M. Péloueyre souhaitait
-qu'il renouvelât ses visites,&mdash;ne serait-ce
-que pour lui administrer ses piqûres.
-«Qu'en penses-tu, Noémi?» Comme elle
-ne répondait pas, Jean crut qu'elle ne
-l'avait pas entendu et répéta: «Dis,
-Noémi, faut-il que monsieur revienne?»
-Elle prononça enfin: «C'est tout à fait
-inutile.» Le ton de ce refus était tel
-que Jean Péloueyre eut peur qu'elle ait
-froissé le médecin, et il protesta que «le
-docteur demeurait seul juge». Le gros
-garçon, sans nul embarras, promit d'accourir
-au premier appel. Noémi alors
-prit la lampe et le précéda. Elle descendait
-vite, sentant ce souffle chaud sur
-sa nuque. La carriole attendait devant
-la porte. Le jeune homme y monta sans
-avoir obtenu un regard. Le petit-fils de
-Cadette fit claquer sa langue. Une lanterne
-éclairait la croupe du cheval. Le
-vent nocturne éteignit la lampe que tenait
-haut la jeune femme et elle demeura
-ainsi dans la nuit, au seuil de cette maison
-morte, écoutant décroître un roulement
-de carriole. Elle ne dormit pas.
-Jean Péloueyre, dans le lit de fer, s'agitait,
-prononçait des paroles confuses. Noémi
-se releva pour le border, posa sa main
-sur son front sans l'éveiller, comme elle
-eût fait à l'enfant qui ne naîtrait jamais.</p>
-
-
-<h2>XIII</h2>
-
-<p>Jean Péloueyre, dès le surlendemain,
-reprit ses habitudes. Il sortait à pas de
-loup, pendant la sieste de son père, guettait
-les pies, et, après une station à l'église,
-rentrait le plus tard possible au gîte.
-Noémi déjà perdait de son éclat. Jean
-Péloueyre mesurait ce cerne autour des
-yeux si tristes et qui ne le regardaient
-qu'avec une humble douceur. Il avait
-espéré que son exil du lit nuptial suffirait
-pour que Noémi pût s'acclimater
-auprès de lui. Mais l'épouse luttait en
-désespérée contre son dégoût et cette
-lutte l'exténuait. Plusieurs fois elle appela
-Jean Péloueyre la nuit afin qu'il vînt
-près d'elle, et comme il faisait semblant
-de dormir, elle se levait, lui donnait des
-baisers&mdash;ces baisers qu'autrefois des
-lèvres de saints imposaient aux lépreux.
-Nul ne sait s'ils se réjouirent de sentir
-sur leurs ulcères ce souffle des bienheureux.
-Mais Jean Péloueyre, lui, en vint
-à s'arracher de ces embrassements et
-c'était lui qui avec horreur criait: «Laissez-moi.»</p>
-
-<p class="p2">Les hauts murs des jardins s'échevelèrent
-de lilas sombres. Les crépuscules
-eurent l'odeur des seringuas. Dans la
-lumière déclinante, les hannetons bourdonnaient.
-Au mois de Marie, le soir,
-après le chant des litanies, le curé disait:
-«On recommande à vos prières la réussite
-à des examens de plusieurs jeunes
-gens, le mariage de plusieurs jeunes filles,
-la conversion d'un père de famille, la
-santé d'un jeune homme en danger de
-mort...» Tous savaient qu'il s'agissait du
-fils Pieuchon au plus mal. Les lis de juin
-fleurirent. Noémi s'étonna de ce que
-Jean n'emportait plus de fusil dans ses
-promenades; il dit que les pies le connaissaient
-trop et que les malignes ne se
-laissaient plus approcher. Elle craignait
-que ces courses fussent excessives car
-il n'en revenait plus, comme autrefois,
-la figure animée,&mdash;mais au contraire
-abattu et blême. Il prétendit alors que la
-chaleur le pâlissait. Une nuit, Noémi
-l'entendit à plusieurs reprises tousser.
-Elle l'appela à voix basse: «Tu dors,
-Jean?» Il l'assura qu'il souffrait un peu
-de la gorge et que ce n'était rien; mais
-elle devinait son effort pour retenir la
-toux qui, malgré lui, éclatait. Ayant allumé
-une bougie, elle vit qu'il était trempé
-de sueur. Elle le regardait avec angoisse.
-Les yeux clos, il paraissait attentif à
-un travail mystérieux en lui. Il sourit à sa
-femme, et Noémi fut bouleversée par
-ce sourire si tendre, si calme. Et il dit à
-mi-voix: «J'ai soif.»</p>
-
-<p class="p2">Le lendemain matin, il n'avait pas de
-fièvre; sa température était même trop
-basse. Noémi se rassura; elle aurait
-voulu qu'il ne sortît pas après le déjeuner
-mais ne put le retenir. L'insistance de
-Noémi parut déplaire à Jean qui regardait
-sa montre comme s'il redoutait d'être
-en retard. M. Jérôme plaisanta: «Elle
-va croire que tu cours à un rendez-vous!»
-Il ne répondit rien; son pas hâtif retentit
-dans le vestibule. Un orage ternissait
-le ciel. On eut dit que le silence des oiseaux
-immobilisait les feuillages. Tout
-ce jour-là, dans l'embrasure de la fenêtre,
-au rez-de-chaussée, Noémi eut peur.
-A quatre heures la cloche de l'église tinta
-à petits coups espacés et la jeune femme
-se signa parce que quelqu'un entrait en
-agonie. Elle entendit sur la place une voix
-qui disait: «C'est pour le fils Pieuchon.
-Ce matin déjà il a failli passer.» De larges
-gouttes creusaient la poussière, lui arrachaient
-son odeur des soirs d'orage. Son
-beau-père dormant encore, Noémi alla
-à la cuisine pour parler de Robert Pieuchon
-avec Cadette. La vieille qui était
-sourde n'avait pas entendu le glas. Elle
-dit qu'on aurait des renseignements par
-«Moussu Jean». Et comme Noémi
-s'étonnait, Cadette soupira, larmoya: «Elle
-pensait bien que «la mistresse» ne le
-savait pas: sans quoi elle aurait empêché
-«lou praou moussu», faible comme il
-était, de passer tous ses après-midis avec
-le fils Pieuchon; et depuis plus d'un
-mois déjà! Il avait défendu à sa vieille
-Cadette d'en rien dire à personne. Noémi
-feignit de n'être pas surprise. Elle
-sortit; il ne pleuvait plus; un vent
-poussiéreux bousculait de lourdes nues.
-Elle alla vers la maison du docteur dont
-la mort avait déjà clos tous les volets.
-Jean Péloueyre parut sur le seuil: il
-clignait ses yeux éblouis, bien que le
-jour fût comme terni, et n'aperçut pas
-sa femme. La face terreuse, hors du
-monde, il allait d'instinct vers l'église
-où il entra. Noémi le suivait de loin.
-L'humide fraîcheur de la nef la saisit,&mdash;ce
-froid de terre, ce froid de fosse
-fraîchement ouverte qui étreint les corps
-vivants dans les églises que le temps
-enfonce peu à peu et où l'on accède
-en descendant des marches. Cette toux
-dont le bruit l'avait éveillée la nuit précédente,
-de nouveau Noémi l'entendit,
-mais, cette fois, répercutée à l'infini par
-les voûtes.</p>
-
-
-<h2>XIV</h2>
-
-<p>Jean Péloueyre avait demandé qu'on
-descendît son lit dans une chambre du
-rez-de-chaussée qui ouvrait sur le jardin.
-Quand il étouffait, on poussait sous la
-véranda le lit de fer et il regardait le
-vent rétrécir ou dilater le bleu entre les
-feuilles. On avait fait venir une sorbetière
-parce qu'il n'avalait guère, hors le lait
-cru et froid, qu'un peu de glace parfumée.
-Son père venait le voir, lui souriait, mais
-de loin. Peut-être Jean eût-il préféré
-les ténèbres de la chambre pour y cacher
-son agonie, mais il avait choisi de mourir
-au jardin afin que Noémi fût moins
-exposée à la contagion. Des piqûres de
-morphine l'assoupissaient. Repos! Repos
-après ces horribles après-midi au chevet
-du fils Pieuchon criant de désespoir à
-cause de ce qu'il quittait à jamais: des
-soir de noce à Bordeaux, les danses dans
-des cabarets de banlieue autour d'un
-orgue mécanique, les randonnées en bicyclette,
-lorsque la poussière se colle à de
-maigres cuisses velues et qu'on se crève,
-et surtout les caresses des filles. Les
-Cazenave répandirent partout le bruit
-que l'avarice de M. Jérôme interdisait
-à son fils le bienfait des climats plus doux
-et les cures d'altitude. Mais, outre que
-Jean n'était pas homme à mourir hors du
-gîte, le docteur Pieuchon professait que
-contre la tuberculose, rien ne vaut la
-forêt landaise: il tapissa même de jeunes
-pins la chambre du malade comme pour
-une Fête-Dieu et entoura le lit de pots
-débordants de résine. A bout de science
-enfin, il fit appeler son jeune confrère,
-bien qu'il fut dès lors avéré que Jean
-Péloueyre ne tolérerait plus l'iode «à
-dose massive». Noémi accueillit le beau
-garçon avec une indifférence qui n'alla
-pas jusqu'à ignorer qu'il pâlissait sous son
-regard ou lorsque leurs mains se touchaient.
-A chaque rencontre elle savourait
-cette certitude que rien ne lui était
-plus au monde que ce gisant&mdash;son
-époux. Mais il se peut aussi qu'au plus
-obscur de son cœur, elle sentît le jeune
-mâle solidement harponné et qu'elle ne
-fût si tranquille que parce qu'elle était
-assurée de le tirer sur la berge, un jour,
-vivant et palpitant... Jean Péloueyre défendait
-à Noémi de l'embrasser, mais il
-acceptait l'imposition de sa main fraîche
-sur son front. Croyait-il maintenant qu'elle
-l'aimait? Il le croyait et disait: «Soyez
-béni à jamais, mon Dieu, qui, avant que
-je meure, m'avez donné l'amour d'une
-femme...» Et comme autrefois dans ses
-courses solitaires il ruminait indéfiniment
-le même vers, aujourd'hui, quand il se
-sentait las de son chapelet et pendant
-que Noémi tenait son poignet, comptant
-les pulsations, il répétait à mi-voix le
-cri de Pauline: <i>Mon Polyeucte touche à
-son heure dernière</i>, et souriait. Non qu'il
-se crût un martyr. Toujours on avait dit
-de lui: «C'est un pauvre être.» Et jamais
-il n'avait douté qu'il en fût un. Le
-regard en arrière sur l'eau grise de sa vie
-l'entretenait dans le mépris de soi. Quelle
-stagnation! Mais sous ces eaux dormantes
-avait frémi un secret courant d'eau vive,
-et voici qu'ayant vécu comme un mort,
-il mourait comme s'il renaissait.</p>
-
-<p class="p2">Un soir, le curé et le docteur Pieuchon
-s'étant attardés dans le vestibule, Noémi
-les rejoignit et amèrement leur demanda
-compte de leur silence: pourquoi ne
-l'avaient-ils pas avertie des stations quotidiennes
-de Jean au chevet d'un phtisique?
-Le docteur baissait la tête,
-s'excusait sur ce qu'il ne connaissait pas
-l'état de M. Jean. D'une charité sans
-borne, comment se serait-il étonné d'un
-dévouement qu'il pratiquait lui-même et
-dont son fils était le bénéficiaire? Le curé
-se défendit plus vivement: Jean Péloueyre
-avait exigé le silence; envers ses dirigés,
-un directeur doit pousser la discrétion
-jusqu'au scrupule: «Mais c'est vous,
-monsieur le curé, c'est vous qui avez
-voulu ce fatal voyage à Paris.&mdash;... Moi
-seul, Noémi?» Elle s'appuya contre le
-mur, élargissant du doigt une éraflure
-dans le plâtre peint en faux-marbre. On
-entendait tousser dans la chambre. Les
-savates de Cadette traînèrent. Le Curé
-dit encore: «J'ai agi après avoir prié,
-Noémi. Il faut adorer les voies de Dieu.»
-Il enfila sa douillette. Mais, dans le secret,
-il était la proie de sentiments contraires,
-et, au long de ses insomnies, pleurait
-sur Jean Péloueyre; en vain se répétait-il
-que le malade avait testé en faveur de
-Noémi, et que c'était l'intention de M. Jérôme,
-après la mort du pauvre enfant,
-de donner la maison et le plus possible
-de son bien à la jeune femme,&mdash;à condition
-qu'elle ne se remariât pas. Le curé,
-homme scrupuleux mais trop enclin à
-entrer dans le destin des autres, interrogeait
-son cœur. Il n'avait pas douté que
-ce mariage dut être heureux,&mdash;et <i>sub
-specie æterni</i>, n'en fallait-il admirer la
-réussite? Quel était son gain en cette
-affaire? Bon pasteur, il n'avait eu souci
-que de son troupeau. Le curé, chaque
-fois qu'il se jugeait, se renvoyait absous,
-mais ne se lassait pas de rouvrir son
-procès. Il redoutait d'avoir perdu le discernement
-de l'injuste et du juste, et
-n'en revenait pas d'hésiter sur la valeur
-de ses actes. Humilié, il pontifia moins:
-pour célébrer sa messe quotidienne, il ne
-défit plus la queue de sa soutane et renonça
-au chapeau tricorne qui le distinguait
-de ses confrères. Toutes ses petitesses,
-une à une, se détachaient de lui. Il reçut
-sans joie la nouvelle que, bien qu'il ne
-fût pas curé-doyen, l'évêché lui octroyait
-le droit de porter le camail sur son surplis.
-Comment avait-il pu tenir à ces
-misères, lui, le gardien des âmes? Rien
-ne lui était plus, à cette heure, que de
-démêler sa part dans ce drame: avait-il
-été l'instrument docile de Dieu? ou le,
-pauvre curé de campagne s'était-il substitué
-à l'Etre infini?</p>
-
-<p>Cependant, chaque soir, sur la route
-gelée, une carriole emportait le jeune docteur.
-A travers les cimes serrées des pins,
-le clair de lune filtrait, mal retenu par les
-branches jointes. Les têtes rondes et
-sombres planaient dans le ciel comme un
-vol immobile. Plusieurs fois, à quelques
-cents mètres du cheval, de courtes ombres
-de sangliers, d'un talus à l'autre, traversèrent.
-Les pins s'écartaient autour d'un
-nuage au ras du sol qui recélait une
-prairie. La route fléchissait et l'on entrait
-dans l'haleine glacée d'un ruisseau. Le
-jeune homme, sous sa peau de bique,
-isolé dans l'odeur du brouillard et de sa
-pipe, ne savait pas qu'il y eût, au-dessus
-des pins, les astres. Son nez ne se levait
-pas plus de la croûte terrestre que le
-museau d'un chien. Et quand il ne songeait
-pas au feu de la cuisine où tout à
-l'heure il se sécherait, et à la soupe dans
-quoi il verserait du vin, sa pensée s'attachait
-à cette Noémi si proche de sa
-main et qu'il n'avait jamais touchée.
-«Pourtant, se disait ce chasseur, je ne l'ai
-pas ratée; elle est blessée...» Son instinct
-l'avertissait quand le gibier féminin était
-forcé, demandait grâce. Il avait entendu
-le cri de ce jeune corps. Combien en
-avait-il possédé de femmes, défendues,
-mariées à des hommes et non à un débris
-comme ce Péloueyre! Atteinte et plus
-qu'une autre démunie, cette Noémi serait-elle
-seule inaccessible? Tant que durerait
-l'agonie du mari, sans doute obéissait-elle
-à une pudeur; mais avant que son
-époux fût très malade, qui donc avait
-retenu cette perdrix à demi fascinée?
-Quel aimant plus fort l'attirait dans l'ombre,
-loin de la lampe? Un autre amour?
-Il ne croyait pas qu'elle fût dévote;
-cette espèce-là, le jeune docteur pensait
-la bien connaître: il avait dû déjà se
-mesurer avec le curé pour la conquête
-d'une ouaille. La dévote joue, se passe
-un péché véniel, tourne autour du feu,
-se brûle un pied, et à la dernière seconde
-glisse entre les doigts, comme ramenée,
-par un fil invisible, au confessionnal.
-Il fit des plans pour quand Jean Péloueyre
-aurait «clampsé». Il se disait: «Je
-l'aurai.» Et il riait, possédant la patience
-du Landais qui chasse à l'affût.</p>
-
-<p>Vers ce temps-là, les personnes pieuses
-du bourg qui, au milieu du jour, entraient
-à l'église et s'y croyaient seules, tressaillaient
-au bruit d'un soupir dans le chœur:
-presque tous ses instants de liberté, le
-curé les vivait dans cette ombre, devant
-son juge. Là seulement il goûtait la
-paix, non pas celle que donne le silence
-des églises de campagne ténébreuses et
-comme immergées, mais cette paix que
-rien au monde ne donne. Le prêtre
-concevait qu'il y avait loin du petit être
-chétif, de ce Jean Péloueyre à peine
-capable, aux veilles de grandes fêtes, de
-frotter les cristaux des lustres et de ramasser
-les longues mousses dont les dames
-faisaient des guirlandes,&mdash;qu'il y avait
-loin du tueur de pies à ce mourant qui
-donnait sa vie pour le salut de plusieurs.
-Le curé s'abîmait devant Celui dont le
-secret est de rendre semblables à Dieu,
-des esclaves.</p>
-
-
-<h2>XV</h2>
-
-<p>Pour Jean Péloueyre suffoquant, l'été
-s'était adouci. En septembre, de fréquents
-orages roussirent les feuilles. Le petit-fils
-de Cadette portait au malade les premiers
-cèpes et leur odeur de terre sylvestre,
-le distrayait avec les ortolans capturés
-au petit jour: il les engraisserait
-dans le noir et les servirait à moussu Jean
-après les avoir étouffés dans un vieil
-armagnac. Des vols de ramiers présageaient
-un hiver précoce: bientôt on
-monterait les appeaux à la palombière...
-Toujours Jean Péloueyre avait aimé l'approche
-de l'arrière-saison, cet accord secret
-avec son cœur des champs de millade
-moissonnés, des landes fauves connues
-des seules palombes, des troupeaux
-et du vent. Il reconnaissait quand, à
-l'aube, on ouvrait la fenêtre pour qu'il
-respirât mieux, le parfum de ses tristes
-retours de chasse aux crépuscules d'octobre.
-Mais il ne lui fut pas donné d'attendre
-en paix le passage: Noémi ne
-savait pas que l'on doit le silence aux
-mourants; et de même qu'autrefois elle
-n'avait pu lui céler son dégoût, elle ne
-savait aujourd'hui lui faire grâce de ses
-remords. Elle mouillait de larmes sa main,
-insatiable de pardon. Vainement lui disait-il:
-«C'est moi seul qui t'ai choisie, Noémi ...
-moi seul qui n'ai pas eu souci de
-toi...» Elle secouait la tête, ne voyait rien,
-hors ceci que Jean mourait pour elle:
-qu'il était noble et grand! qu'elle l'aimerait
-s'il guérissait! Elle lui rendrait
-au centuple cette tendresse dont elle fut
-si avare. Comment Noémi aurait-elle su
-que d'un Jean Péloueyre à peine convalescent,
-elle eût déjà commencé de se
-déprendre, et qu'il fallait qu'il touchât
-à son heure dernière pour qu'enfin elle
-le pût aimer? C'était une très jeune femme
-ignorante et charnelle et qui ne connaissait
-pas son cœur. Mais ce cœur de désir
-était sans ruse et soumis à Dieu. Gauchement,
-elle exigeait du moribond le mot
-qui l'eût délivrée de son remords. Après
-de tels débats, il perdait cœur, et souhaitait
-de ne pas demeurer seul avec
-elle; il l'eut été souvent (car M. Jérôme
-était cloué au lit par tous ses maux conjurés);
-mais que le jeune docteur montrait
-donc de dévouement! Jean Péloueyre
-s'étonnait de l'étrange fidélité d'un inconnu.
-Incapable de soutenir une conversation,
-du moins il jouissait de cette
-présence.</p>
-
-<p>Une après-midi, à la fin de septembre,
-il s'éveilla d'une longue somnolence et
-aperçut, dans un fauteuil, près de la
-fenêtre, Noémi, la tête renversée par
-le sommeil, écouta ce souffle d'enfant
-calme, referma les yeux. Au bruit de la
-porte, il les rouvrit: le docteur entrait
-doucement; Jean fut lâche devant l'effort
-d'une seule parole d'accueil et feignit
-de dormir. Les souliers de chasse
-du jeune homme craquèrent. Puis plus
-rien: un silence qui incita Jean Péloueyre
-à voir. L'ami inconnu, près de la jeune
-femme assoupie, se tenait debout. Non
-pas d'abord incliné vers elle, imperceptiblement
-il se pencha, et sa forte main velue
-tremblait... Jean Péloueyre ferma les
-yeux, entendit la voix basse de Noémi:
-«Ah! pardonnez-moi... Vous m'avez surprise,
-docteur; je dormais un peu, je
-crois... Notre malade est abattu aujourd'hui...
-Le temps est si accablant! Voyez:
-les feuilles ne remuent pas...» Le docteur
-répondit que pourtant le vent soufflait
-du sud-ouest; et Noémi: «Le vent d'Espagne
-nous portera l'orage...» L'orage,
-c'était ce garçon pâle et furieux de désir
-et de qui les yeux paraissaient «chargés»
-comme le ciel. Noémi se leva, vint vers
-Jean, et mit ce lit de fer entre elle et
-l'homme qui la couvait du regard. Il
-balbutia: «Il faudrait vous ménager,
-madame, dans son intérêt même.&mdash;Oh!
-Moi, je résiste à tout; je trouve la force
-de manger et de dormir comme une bête...
-Comment font ceux qui meurent de chagrin?»
-Ils s'assirent loin l'un de l'autre.
-Jean Péloueyre semblait sommeiller toujours
-et sans remuer les lèvres, se chantait
-à lui-même, en marquant la césure:
-<i>Mon Péloueyre touche à son heure dernière...</i></p>
-
-<p class="p2">Comme si l'arrière-saison l'eût retenu
-dans un embrassement, dans ses voiles
-et dans son odeur de larmes, il étouffa
-moins, se nourrit un peu: ce furent pourtant
-ses jours de plus grande souffrance.
-Au bord de la mort, mais vivant, s'il ne
-doutait pas de Noémi,&mdash;lorsqu'il entrerait
-dans la ténèbre, avec quoi se défendrait-il
-contre ce jeune homme qui
-était beau? L'ombre misérable d'un mort
-ne sépare pas ceux qui furent prédestinés
-à s'aimer. Rien ne parut de ses affres;
-il serrait la main du docteur, lui souriait.
-Ah! qu'il aurait voulu vivre pourtant
-afin de le vaincre et d'être préféré!
-Quelle sombre folie lui avait donc inspiré
-le désir de la mort? Même sans Noémi,
-même sans femme, il fait si bon boire
-l'air et la caresse du vent de l'aube l'emporte
-sur toutes caresses... Trempé de
-sueur, et dans le dégoût de son odeur de
-malade, il regardait le petit-fils de Cadette
-qui, par la fenêtre ouverte, lui tendait la
-première bécasse de la saison... O matinées
-de chasse! Béatitude des pins aux
-cimes ternes et grises dans l'azur, pareils
-aux humbles qui seront glorifiés! Alors,
-au plus épais de la forêt, une coulée verte
-d'herbages, d'aulnes et de brume dénonçait
-l'eau vive que l'alios colore d'ocre.
-Les pins de Jean Péloueyre forment le
-front de l'immense armée qui saigne entre
-l'Océan et les Pyrénées; ils dominent
-Sauternes et la vallée brûlante où le soleil
-est réellement présent dans chaque graine
-de chaque grappe... Avec le temps, Jean
-Péloueyre eut été moins soucieux de son
-cœur parce que toute laideur comme toute
-beauté se perd dans la vieillesse; et il
-aurait eu cela, du moins, les retours de la
-chasse, les champignons ramassés. Les
-étés d'autrefois brûlent dans les bouteilles
-d'Yquem et les couchants des années
-finies rougissent le Gruau-Larose. On lit
-devant le grand feu de la cuisine, entouré
-de landes pluvieuses... Cependant Noémi
-disait au docteur: «Ce n'est pas la
-peine que vous reveniez demain...» Il
-répondait: «Si! Si! Je reviendrai...»
-Noémi comprenait-elle? Se pouvait-il
-qu'elle ne comprît pas? S'était-il jamais
-déclaré? Jean Péloueyre mourrait-il sans
-voir l'issue de cette lutte à son chevet?
-On eût dit que quelqu'un ayant connu
-que le pauvre enfant se détachait du
-monde sans souffrir assez, à la hâte tressait
-des liens tels qu'il ne les pût briser
-qu'en un immense effort. Pourtant, un
-à un, tous se rompirent jusqu'à sa rechute
-dernière: ses passions s'éteignirent avant
-lui et vint le jour où il put donner à tous
-le même sourire, la même gratitude sans
-nuance. Ce n'étaient plus des vers qu'il
-répétait, mais des paroles comme celles-ci:
-«C'est Moi. Ne craignez point...»</p>
-
-<p>Les pluies de l'hiver finissant enserrèrent
-la chambre ténébreuse. Pourquoi se
-demandait-on si Jean Péloueyre souffrait,
-puisque sa souffrance était une joie? De
-la vie, il ne percevait plus que les chants
-des coqs, des cahots de charrette, des
-appels de cloche, ce ruissellement indéfini
-sur les tuiles, et, la nuit, des sanglots
-de rapaces oiseaux, des cris de bêtes
-assassinées. Sa dernière aube toucha les
-vitres. Cadette alluma un feu dont la
-fumée résineuse emplit la chambre. Cette
-haleine des pins incendiés que si souvent,
-dans les étés torrides, la lande natale lui
-souffla au visage, Jean Péloueyre la reçut
-sur son corps expirant. Les d'Artiailh
-prétendaient savoir qu'il entendait encore
-mais qu'il ne voyait plus. M. Jérôme,
-en sa robe souillée de remèdes, était debout
-contre la porte, un mouchoir sur
-la bouche. Il pleurait. Cadette et son
-petit-fils s'agenouillèrent dans l'ombre.
-La voix du prêtre, avec des paroles propitiatoires,
-semblait forcer des vantaux
-invisibles: <i>Partez de ce monde, âme chrétienne,
-au nom de Dieu le Père tout-puissant,
-qui vous a créée; au nom de Jésus-Christ,
-Fils du Dieu vivant qui a souffert pour
-vous; au nom de l'Esprit Saint qui est
-descendu sur vous; au nom des Anges et des
-Archanges; au nom des Trônes et des Dominations;
-au nom des Principautés et des
-Puissances...</i> Noémi le contemplait ardemment,
-se disant en elle-même: «Il
-était beau...» Les gens du bourg confondirent
-le glas de son agonie avec l'Angelus
-du matin.</p>
-
-
-<h2>XVI</h2>
-
-<p>M. Jérôme se coucha. Les miroirs
-où si souvent Jean Péloueyre avait contemplé
-sa pauvre mine, furent voilés de
-linge. On habilla son corps comme pour
-la grand'messe: Cadette le coiffa même
-d'un feutre et lui mit un paroissien entre
-les mains. La cuisine se remplit d'une
-rumeur de fête parce qu'il y aurait quarante
-personnes à la salle à manger. Des
-métayères hurlèrent autour du char, pareilles
-aux antiques pleureuses. C'était
-la première fois que le curé faisait une
-seconde classe. On distribua une paire de
-gants et un sou enveloppé de papier à tous
-les invités. Il plut pendant le service,
-mais une éclaircie dura jusqu'au retour
-du cimetière. Jean Péloueyre attendit dans
-la terre la résurrection des morts, dans
-ce sable sec et qui momifie et embaume
-les cadavres; Noémi Péloueyre s'ensevelit
-dans le crêpe pour trois ans. Son
-grand deuil la rendit, à la lettre, invisible.
-Elle ne sortait qu'à l'heure de la messe
-et s'assurait, avant de traverser la place,
-qu'il n'y eût personne. Même quand
-vinrent les premières chaleurs, un col
-liseré de blanc serra son cou. Certaines
-critiques l'obligèrent à refuser une robe
-d'un noir trop soyeux, trop brillant. Vers
-ce temps-là le bruit se répandit de la
-conversion du jeune docteur: on le signala
-à la messe, dans la semaine. Il y
-paraissait entre deux visites. Le curé,
-si on sollicitait son avis sur un événement
-si consolant pour un pasteur, souriait de
-sa bouche sans lèvres et comme cousue,
-mais ne disait mot. Peut-être avait-il
-perdu de son autorité et de sa force
-de persuasion, car il ne put obtenir de
-M. Jérôme que la clause fût effacée de
-ses dernières volontés qui obligeait Noémi
-à ne pas se remarier. Il échoua de
-même lorsqu'il insista pour adoucir les
-rigueurs d'un deuil dont il blâmait l'excès.
-M. Jérôme se glorifiait d'appartenir à
-une famille où les veuves ne quittaient
-jamais le noir et les d'Artiailh montrèrent
-beaucoup de zèle à maintenir Noémi
-dans cet ensevelissement. C'est pourquoi,
-en ces aubes d'hiver où l'église est si
-sombre, le jeune docteur ne discernait
-pas plus la veuve dans son ténébreux
-nuage qu'elle-même ne voyait son époux
-à travers la dalle scellée que touchaient
-chaque jour ses genoux. A peine entrevit-il,
-parfois, la clarté d'un visage brillant
-de jeunesse en dépit du jeûne des matins
-de communion et d'une vie cloîtrée. Au
-lendemain de la messe d'anniversaire,
-lorsqu'il fut connu de tout le bourg que
-Noémi Péloueyre ne rejetterait pas son
-voile, les sentiments chrétiens du docteur
-fléchirent. Il ne négligea pas que
-l'église, mais aussi ses malades. Le vieux
-Pieuchon avait entendu dire de son jeune
-confrère qu'il buvait, et même qu'il se
-levait la nuit pour boire. M. Jérôme ne
-s'était jamais si bien porté et sa bru
-connut des loisirs; elle s'occupait du
-domaine, mais les pins n'exigent guère de
-surveillance. Sa piété solide, régulière, était
-courte et peu soutenue de lectures. A peine
-capable de méditation, elle s'attachait surtout
-aux formules. Comme il n'est guère
-de pauvres au pays de la résine, et qu'on
-a tôt fait de grouper, une fois dans la
-semaine, autour d'un harmonium, le troupeau
-bêlant des enfants de Marie, que
-restait-il à Noémi, sinon, selon l'usage
-des Landaises, de se divertir sans excès
-avec la nourriture? Dès la troisième année
-de son deuil, Noémi épaissit et le docteur
-Pieuchon dut lui ordonner de marcher
-une heure chaque jour.</p>
-
-<p class="p2">Une après-midi à l'époque des premières
-chaleurs, elle alla jusqu'à la métairie nommée
-Tartehume, et, accablée, se laissa
-choir sur le talus. Autour d'elle, les genêts
-bourdonnaient d'abeilles et des taons,
-des mouches plates, sorties des brandes,
-piquaient ses chevilles. Noémi sentait
-battre son cœur comprimé de personne
-forte, et ne pensait à rien qu'à cette poussiéreuse
-route qu'une récente coupe de
-pins livrait tout entière au feu du ciel
-et où, pour le retour, elle devrait parcourir
-encore trois kilomètres. Elle éprouvait
-que les pins innombrables, aux entailles
-rouges et gluantes, que les sables et les
-landes incendiées la garderaient à jamais
-prisonnière. En cette femme inculte et
-sans intelligence s'éveillait confusément
-le débat qui avait déchiré Jean Péloueyre:
-N'était-ce pas cette terre de cendre, cette
-vie érémitique qui obligeait une malheureuse
-mourant de soif à hausser la tête,
-à se tendre toute vers le rafraîchissement
-éternel? Elle essuyait avec son mouchoir
-bordé de noir ses mains moites et ne regardait
-rien que ses souliers poudreux
-et le fossé où des fougères naissantes
-s'ouvraient comme des doigts. Pourtant
-elle leva les yeux, reçut au visage cette
-odeur de pain de seigle qui était l'haleine
-de la métairie, et brusquement fut debout,
-tremblante: un tilbury qu'elle reconnut
-était arrêté devant la maison. Que de fois,
-entre les volets rapprochés d'une fenêtre,
-avait-elle regardé luire ces essieux avec
-plus d'amour que des étoiles! Elle secoua
-sa robe pleine de sable;&mdash;des charrois
-cahotaient; un geai cria; Noémi, dans
-un nuage de mouches plates, demeurait
-immobile les yeux sur cette porte qu'un
-jeune homme allait ouvrir. Bouche bée
-et la gorge gonflée, elle attendait, elle
-attendait&mdash;humble bête soumise. Lorsque
-s'entrebailla la porte de la métairie, ses
-regards fouillèrent l'ombre où se mouvait
-un corps; une voix familière ordonnait
-en patois d'énormes doses de teinture
-d'iode... Il parut: le soleil alluma chaque
-bouton de sa veste de chasse; le métayer
-tint le cheval par la bride; il disait qu'on
-était à la saison la plus dangereuse pour
-les incendies: tout est encore sec, rien
-ne verdit sous bois et les landes ne sont
-plus inondées... Le jeune homme rassembla
-les rênes. Pourquoi Noémi reculait-elle?
-Une force suspendait son élan vers
-celui qui s'avançait, la tirait en arrière.
-Elle s'enfonça dans les brandes plus hautes
-qu'elle; les ronces écorchaient ses mains.
-Un instant elle s'arrêta, attentive à un
-roulement de voiture sur la route qu'elle
-ne voyait plus. Sans doute, fuyant ainsi,
-songeait-elle que le bourg n'accepterait
-pas sans cris qu'elle déchût de son rang
-de veuve admirable, et qu'une clause du
-testament de M. Jérôme empêcherait toujours
-les d'Artiailh de consentir à ce que
-Madame d'Artiailh appelait «un bête de
-mariage». Mais de tels obstacles, l'instinct
-de Noémi ne les eût-il balayés,
-si ne l'avait pas jugulée une autre loi
-plus haute que son instinct? Petite, elle
-était condamnée à la grandeur; esclave,
-il fallait qu'elle régnât. Cette bourgeoise
-un peu épaisse ne pouvait pas ne se pas
-dépasser elle-même: toute route lui était
-fermée, hors le renoncement. Dès cette
-minute-là, dans la pignada pleine de
-mouches, elle connut que sa fidélité au
-mort serait son humble gloire et qu'il ne
-lui appartenait plus de s'y soustraire.
-Ainsi courut Noémi à travers les brandes,
-jusqu'à ce qu'épuisée, les souliers lourds
-de sable, elle dût enserrer un chêne rabougri
-sous la bure de ses feuilles mortes
-mais toutes frémissantes d'un souffle de
-feu,&mdash;un chêne noir qui ressemblait à
-Jean Péloueyre.</p>
-
-<p class="p4"><i>La Motte, Vémars</i>, juillet;</p>
-
-<p><i>Johannet, Saint-Symphorien</i>, septembre 1921.</p>
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's Le baiser au lépreux, by François Mauriac
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BAISER AU LÉPREUX ***
-
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