diff options
22 files changed, 17 insertions, 19815 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..d7b82bc --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,4 @@ +*.txt text eol=lf +*.htm text eol=lf +*.html text eol=lf +*.md text eol=lf diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..05ec36b --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #51591 (https://www.gutenberg.org/ebooks/51591) diff --git a/old/51591-0.txt b/old/51591-0.txt deleted file mode 100644 index aa2fa8d..0000000 --- a/old/51591-0.txt +++ /dev/null @@ -1,8338 +0,0 @@ -The Project Gutenberg EBook of Justice de femme, by Daniel Lesueur - -This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with -almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org/license - - -Title: Justice de femme - -Author: Daniel Lesueur - -Release Date: March 28, 2016 [EBook #51591] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JUSTICE DE FEMME *** - - - - -Produced by Clarity, Christian Boissonnas and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - - - - - ┌───────────────────────────────────────────────────────────────────┐ - │ Note de transcription: │ - │ │ - │ Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été │ - │ corrigées. L'orthographe et la ponctuation d'origine ont été │ - │ conservées et n'ont pas été harmonisées. │ - │ │ - │ Les mots en italiques sont indiqués comme _ceci_. │ - └───────────────────────────────────────────────────────────────────┘ - - - - -Justice de Femme - - - - -DU MÊME AUTEUR - - - _POÉSIE_ - - FLEURS D'AVRIL, ouvrage couronné par l'Académie française. - 1 vol. 3 » - - SURSUM CORDA, pièce de vers ayant remporté le grand prix de - poésie à l'Académie française. 1 vol. » 75 - - UN MYSTÉRIEUX AMOUR, 1 vol. 3 50 - - RÊVES ET VISIONS, ouvrage couronné par l'Académie française. - 1 vol. 3 » - - POUR LES PAUVRES, 1 vol. in-4ᵒ, papier vergé. 3 » - - - _ROMAN_ - - LE MARIAGE DE GABRIELLE, ouvrage couronné par - l'Académie française. 1 vol. 3 50 - - L'AMANT DE GENEVIÈVE, 1 vol. 3 50 - - MARCELLE. 1 vol. 3 50 - - AMOUR D'AUJOURD'HUI. 1 vol. 3 50 - - NÉVROSÉE. 1 vol. 3 50 - - UNE VIE TRAGIQUE. 1 vol. 3 50 - - PASSION SLAVE. 1 vol. 3 50 - - L'AUBERGE DES SAULES, illustré par Jeanne Lemerre - et Henri Pille. 1 vol. 9 » - - - _TRADUCTION_ - - LORD BYRON, Œuvres complètes. Tome I (_Heures d'Oisiveté, - Childe Harold_) précédé d'un _Essai sur Lord Byron_. - 1 vol. in-12, papier vélin, orné d'un portrait de - Lord Byron. 6 » - - Tome II (_Le Giaour, La Fiancée d'Abydos, Le Corsaire, - Lara_, etc.) 6 » - - - _SOUS PRESSE_ - - LORD BYRON, tome III 1 vol. - - STERNE, _Voyage sentimental_ (traduction nouvelle) 1 vol. - - - _EN PRÉPARATION_ - - HAINE D'AMOUR, roman 1 vol. - - -_Tous droits réservés._ - - - - - DANIEL LESUEUR - - Justice de Femme - - [Illustration] - - _PARIS_ - - ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR - - 23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31 - - - M DCCC XCIII - - - - -[Illustration] - - - - -Justice de Femme - - - - -I - - -Voici du papier, de l'encre... un porte-plume... Qu'est-ce qu'il vous -faudrait bien encore?... Est-ce tout?... Aurez-vous assez chaud ici?... -Le valet de chambre veillera au feu. Mais, s'il ne venait pas à temps, -sonnez, n'est-ce pas? - -Puis, avec un mouvement vers la cheminée, un air de jolie sollicitude -pour son hôte, Mme Mervil ajouta: - -—Le timbre est ici, à droite. Vous sonnerez deux fois, s'il vous plaît, -pour le valet de chambre. - -Elle s'arrêta, promena tout autour de la pièce le regard de ses yeux -jeunes et clairs, puis le ramena, interrogateur, sur Jean d'Espayrac. -N'oubliait-elle pas quelque chose? - -Il la contemplait silencieusement. Une rougeur très fine courut sur ce -délicat visage féminin, d'une telle transparence de peau que la plus -fugace vibration nerveuse y projetait un reflet. - -—Allons, adieu, reprit-elle, tendant sa main gantée,—car elle était -tout habillée pour ses visites de l'après-midi.— Resterez-vous à dîner -avec nous? Attendrez-vous au moins Roger? - -—Cela dépend, répondit M. d'Espayrac. J'aurais voulu lui montrer tout -de suite mes corrections. Mais quand rentrera-t-il? _That is the -question._ - -Cette citation par trop usée semblait ici naturelle, sur les -lèvres de ce poète mondain, connu pour l'intimité de son commerce -intellectuel avec les auteurs d'outre-Manche. Jean d'Espayrac avait -mis en vers très français des sentimentalités et des rêveries très -anglaises. Il avait fait jouer—avec des demi-succès de politesse et de -camaraderie—quelques-unes de ses «adaptations», sur différentes scènes -de genre. Mais, depuis quelques semaines, il atteignait à la grande -notoriété. Le théâtre des FANTAISIES-LYRIQUES faisait le maximum de -recette chaque soir avec son _Roman de la Princesse_. Il n'était pas -le seul auteur de cette jolie opérette. D'abord, et comme pour ses -précédentes œuvres, il avait emprunté l'âme et les ailes de sa pièce -au génie anglo-saxon. La _Princesse_ de Tennyson lui avait fourni -le sujet, avec les plus charmants détails. En outre, les mélodies -du compositeur Roger Mervil faisaient de ce gracieux spectacle un -véritable enchantement. Elles étaient, ces mélodies, d'une limpidité, -d'une légèreté, d'une tendresse dans leur mélancolie et d'un imprévu -dans leur grâce, qui surprirent, saisirent, troublèrent jusqu'en leurs -plus inertes fibres les petites âmes rétives des Parisiennes, avant que -celles-ci eussent le temps de se demander si c'était là de la musique -savante et de la musique de demain. Le «chic» n'eut rien à voir dans -le plaisir ni dans l'attendrissement des spectatrices, et elles furent -émues sans savoir si leur émotion était à la mode. - -Le _Roman de la Princesse_ était le plus vif succès de théâtre de cette -fin d'année. A Roger Mervil, déjà presque célèbre, il apportait un -triomphe qui promettait de se traduire, cette fois-ci,—la première,—par -de très grosses sommes d'argent. A Jean d'Espayrac, déjà riche, il -conférait pour de bon le titre de poète. «Enfin,» disait celui-ci -avec un soupir de satisfaction comique, «je ne serai plus: ce jeune -homme qui conduit si divinement les cotillons et qui fait si bien les -vers!...» - -M. d'Espayrac avait vingt-six ans. Sa taille d'athlète, sa grosse -moustache fauve, la hardiesse grave de ses yeux bleu sombre, la -décision de ses gestes sobres, le faisaient paraître plus proche de -la trentaine. Ce n'était pas la délicatesse de son tempérament, ni les -nostalgies de sa pensée, qui forçaient sa main, si robuste en dépit -de la finesse de race, à tracer sur du papier blanc de petites lignes -noires avec une rime au bout. Non, cet heureux homme faisait des vers -comme il faisait des armes: pour laisser déborder au dehors le trop -abondant flot de vie qui roulait dans ses souples muscles ainsi que -dans son tranquille cerveau. Cela lui venait tout seul, voilà pourquoi -il écrivait. Cette facilité, jointe à l'exubérance de ce que Montaigne -eût appelé «ses esprits animaux», risquait de le porter à choisir, en -fait de muse, quelque belle fille bien débraillée, ayant son franc -parler gaulois. De fait, si d'Espayrac fût né dans le peuple, cette -fin de siècle eût possédé en lui son petit Villon, avec la potence -en moins, ou son Scarron grandi, avec les deux jambes en plus. Mais -Jean était l'unique héritier d'une famille très authentiquement -noble. Son nom sonore était bien à lui; ce n'était pas un pseudonyme -à fracas, ainsi que les bons petits confrères voulurent d'abord le -croire et le faire croire au lendemain de son succès. Le milieu où -il avait été élevé, c'était—dans le faubourg Saint-Germain—un vieil -hôtel imposant et maussade, où l'atmosphère du siècle semblait ne pas -pénétrer, et où il avait grandi entre une mère pieuse et un précepteur -ecclésiastique. Cet hôtel venait d'être démoli pour le prolongement du -boulevard Saint-Germain, et lorsqu'il se représentait maintenant la -morne demeure, Jean rendait grâce à la République de l'avoir exproprié. -D'autant plus que sa mère, Mme d'Espayrac, étant morte avant la -décision du Conseil municipal, n'avait pas eu le cœur secoué par les -pénibles soubresauts dont l'eût torturée, même à distance, la pioche -des démolisseurs. - -Jean d'Espayrac devait donc à sa naissance, à son éducation, à son -horreur pour toute vulgarité, de composer des vers élégants et d'une -fine sonorité de cristal, au lieu de chansons à boire et de sensuelles -ballades. Mais, comme il se fermait ainsi volontairement la chaude -source d'inspiration palpitante au fond de lui dans son cœur, dans ses -entrailles, et qu'il n'en trouvait pas une autre dans son cerveau peu -coutumier d'abstractions, il empruntait au dehors. Il se livrait à des -adaptations de poètes anglais; il attendait le soutien de la musique, -qui soulevait et portait quelque temps ses frêles rimes. D'ailleurs -Jean n'avait pas l'ombre de prétention pour ses œuvres; il ne se -croyait pas doué de génie. Cette modestie était peut-être la meilleure -de ses qualités littéraires. - -Simone Mervil, la jeune femme de son collaborateur,—elle qui commençait -à le connaître,—lui dit en souriant: - -—Ainsi, c'est donc bien vrai? Vous êtes venu pour travailler? - -—Mon Dieu, oui, madame... Et je suis bien fâché de ne pas rencontrer -Mervil. J'avais des variantes à lui soumettre. - -—Des variantes?... Pourquoi?... La pièce marche si bien! On applaudit -tout. - -—Oui... la musique... dit gracieusement d'Espayrac. - -Il expliqua que, dans les airs vifs ou passionnés, l'accord entre la -mélodie et les paroles était généralement très juste, très complet, -mais que, dans les phrases tendres ou mélancoliques, certaines -sécheresses d'expression contrastaient encore avec la douloureuse -douceur du chant. - -—Je voudrais bien, dit-il, effacer de pareilles taches. Voyez-vous, -j'en ai des remords, quand je songe que l'on me fait partager l'énorme -succès de Mervil. - -Simone fut touchée. Elle était si fière de son mari! D'ailleurs cette -générosité de langage était, à ce qu'elle avait cru remarquer, peu -fréquente chez les artistes. Leur mépris mutuel s'étale d'une façon -qui, malgré l'habitude, lui paraissait toujours choquante. Roger -lui-même avait des crises de personnalité féroce, dont l'injustice et -la mesquinerie la gênaient. - -—Il y a, continuait Jean d'Espayrac, un passage qui me désespère. C'est -la célèbre romance: «_Tears, idle tears..._» dont votre mari a fait un -pur petit chef-d'œuvre musical. - -—Mais, dit Simone, vos paroles sont délicieuses. - -Et elle se mit à fredonner: - - «_D'où venez-vous, larmes folles,_ - _Vaines larmes, dans mes yeux?_» - -—Et la fin, comme c'est joli: - - «_Nous venons, ô cœur blessé!_ - _Des longs jours de ton passé._» - -—Oui... le commencement, la fin... reprit d'Espayrac avec un air -piteux. Mais c'est le milieu qui ne va pas. Il y a des mots très -mauvais. Ah! cette langue française est détestable pour le chant! - -Et, rageur, il récita: - - «_D'où venez-vous, larmes folles,_ - _Vaines larmes, dans mes yeux?_ - _L'automne, tiède et joyeux,_ - _Luit au fond des calmes cieux,_ - _Sur les grands champs bénévoles._ - _D'où venez-vous, larmes folles?..._ - - _—Nous venons, ô cœur blessé!_ - _Des longs jours de ton passé._» - -—... «Les grands champs bénévoles...» Pour: «_The happy -autumn-fields_». D'abord, c'est idiot. Ensuite l'actrice qui chante ça -en gagne une crampe dans la mâchoire. - -Simone éclata de rire: - -—Pourquoi l'avez-vous mis alors? - -Jean répondit avec un désespoir comique: - -—Parce que je n'ai pas trouvé autre chose. - -—Tenez, dit Simone, rassemblant des feuilles de papier qui jonchaient -l'immense bureau de son mari. Et tenez, répéta-t-elle, allant en -prendre d'autres sur le piano à queue. Voilà comment fait Roger quand -il ne trouve pas tout de suite. - -Les pages, rayées par les lignes des portées et constellées -d'hiéroglyphes, étaient en outre balafrées de ratures, égratignées -de furieux coups de plume, écartelées de grands traits en croix, -destructifs. D'Espayrac, en y jetant les yeux, crut voir les prunelles -en feu de Mervil flamber dans la pâleur de son visage trop long, trop -fin, sous le front déjà dégarni; il vit la haute taille, trop grêle, se -voûter un peu; il songea que le musicien avait au moins douze ans de -plus que lui-même... Et, relevant son regard sur la jeune femme qui se -tenait à son côté: - -—Hein? fit-il, avec une gaieté un peu ironique sur sa physionomie de -mâle superbe, ça ne doit pas faire un mari commode. S'il vous traite -comme ses partitions... - -—Ah! s'écria Simone avec chaleur, c'est le meilleur des hommes. - -—Au fond, tout au fond, n'est-ce pas? Mais à la surface... un peu -rugueux, un peu brusque. Et puis... - -—Et puis?... répéta-t-elle ouvrant tout grands ses limpides yeux de -blonde. - -D'Espayrac ricana légèrement, sans répondre. - -—Que vous êtes méchant, monsieur d'Espayrac! s'écria Simone avec une -jolie intonation de petite fille fâchée. Je vous comprends bien, allez! -Vous voulez me faire croire que Roger me préfère la musique. - -Cette fois, le jeune homme eut un rire franc, prolongé en une roulade -joyeuse. - -Ce n'était pas la première fois que Simone entendait ce beau rire -clair, ce rire perlé comme un rire de femme, qui éclatait parfois, -non sans bizarrerie mais avec un singulier charme, sur ces lèvres -moustachues de mousquetaire, entre ces dents étincelantes de bel animal -vigoureux et sain, ces fortes dents blanches aiguisées par tous les -appétits. - -Elle rit elle-même. - -—La musique, je n'en suis pas jalouse. J'aime cent fois mieux l'avoir -pour rivale que... - -—Que... des femmes? - -Un petit air belliqueux anima soudain la charmante figure de Simone. -Ses sourcils se froncèrent, son regard pétilla, son petit menton se -releva, comme par défi. - -—Oh! oh! dit Jean, très amusé, très piqué de curiosité. Ce serait si -grave que cela? Et, voyons, qu'est-ce que vous lui feriez, s'il vous -trompait? - -—Des choses terribles. - -—Vous le tueriez? - -—Oh! non, je l'aime trop. - -—Vous tueriez la femme? - -—Pouah! Oh! non. Ça me dégoûterait comme d'écraser un crapaud. Puis ce -serait lui faire trop d'honneur, à elle. - -—Alors, vous... Vous lui rendriez la pareille?... Vous le tromperiez à -votre tour? - -—Tout de suite!... Oh! je voudrais qu'il souffrît juste de la façon -dont il m'aurait fait souffrir. - -—Bravo! dit Jean. Vous êtes dans les bons principes: Trompe-moi, je -te trompe. Pas de dénouement sanglant. Et tout le monde y gagne. Je -souhaite pour mes contemporains que Mervil vous fasse des traits. - -—C'est très laid, ce que vous dites là, monsieur d'Espayrac. Adieu, je -me sauve. Roger n'approuverait pas que je cause plus longtemps avec un -mauvais sujet comme vous. D'ailleurs, j'ai un tas de visites, je vais -être en retard... Oh! vous ne savez pas?... - -—Quoi donc? - -—J'étrenne mon coupé, le coupé que Roger devait me donner dès qu'il -aurait une pièce à succès. - -—Parbleu, je sais bien, dit Jean. C'est moi qui l'ai commandé. Un coupé -bleu, à filets orange, modèle anglais, caisse profonde. Et là dedans, -vous avez la glace, la petite pendule... Une autre pendule devant le -cocher, sur le siège... Enfin, je crois que rien n'y manque. - -—Comment?... - -—Mais oui... Est-ce que ce pauvre Mervil s'entend à ces choses-là? Il -m'a demandé conseil. Je l'ai conduit chez mon fabricant. - -—Ah! dit Simone, dont la joie semblait un peu tombée. Alors, je vous -remercie deux fois, car déjà c'était grâce au _Roman de la Princesse_... - -L'animation de la jeune femme s'était subitement éteinte. Elle -cherchait ses mots. Un geste de Jean suspendit sa phrase. Lui serrant -la main, elle le quitta. Sa disparition eut la promptitude d'une -retraite; et, quand la portière fut retombée derrière elle, M. -d'Espayrac resta un instant debout, étonné, indécis. Puis, comme il -était venu pour proposer à Mervil des corrections, et qu'il voulait -les rédiger tandis qu'il croyait les tenir, il s'assit devant la table -de travail, dans le grand atelier studieux où le compositeur s'isolait -d'habitude, sous les combles de son petit hôtel. Mais Jean ne se mit -pas tout de suite à écrire. - -«Qu'est-ce qui l'a fâchée?» pensa-t-il. «Est-ce que ça la gêne que je -lui aie choisi son coupé? Quelle drôle de petite femme! Je voudrais -savoir ce qu'il y a au fond de cette petite femme-là.» - - - - -II - - -Comme Simone descendait l'escalier étroit, tapissé de brocatelle et -capitonné de moquette, qui réunissait les deux étages de son minuscule -hôtel, du bruit la fit s'arrêter, l'oreille tendue, sur le palier du -premier. - -Une voix hachée de larmes gémissait: - -—Lâchez-moi, miss!... Laissez-moi au moins aller demander à maman. - -Puis un grêle organe de moineau en colère pépiait avec autorité: - -—_You shall not go, you naughty child! I know your mamma will not take -you._ - -—Eh bien, Paulette, eh bien! s'écria Mme Mervil, la main encore posée -sur la rampe de chêne ciré. Est-ce que tu n'es pas sage? - -Une porte s'ouvrit comme sous une poussée de courant d'air. - -—Oh! petite mère, tu m'avais promis de m'emmener dans ta voiture neuve! - -C'était une grande fillette, qui paraissait bien huit ans. A peine -eût-on cru qu'elle pouvait être la fille de Simone. D'abord parce que -celle-ci ne portait même pas trois fois cet âge; ensuite parce que -cette impétueuse gamine aux longues mèches fauves qui se tordaient -en désordre, aux yeux noirs brillants de hardiesse et de volonté, -aux joues de fleur vivace, aux mouvements de garçon, contrastait -absolument avec la créature pétrie de finesse et de suavité qui l'avait -mise au monde. C'était comme si l'on avait attribué la maternité -d'un Jean-Baptiste de Murillo à quelque liliale petite vierge de -Memling. Car Simone offrait le type de ces délicieuses créatures -féminines—tendres âmes à peine vêtues de chair—qui enchantent du -mystère de leur sourire tous les rêves des Primitifs. Mais elle -avait en plus la complication de nature, à la fois si frivole et si -profonde, qu'enchevêtrèrent des siècles de raffinement, de scepticisme -et de luxe. C'était une madone de Quentin Metsys, et c'était une -Parisienne... Elle aurait eu, pour une chimère de tendresse divine -ou humaine, s'il l'eût fallu, l'âme déchirée des Sept Douleurs, ou -le corps stigmatisé par le martyre; mais aussi elle pouvait passer -des nuits de fièvre pour une robe de bal manquée, et, rigoureusement -honnête, n'avoir pas de plus vif plaisir que de réunir ou de voir -réunis à la même table, avec ses amies, les hommes qu'elle croyait -leurs amants. Elle, dont la jeunesse n'avait encore été qu'un long -rêve d'amour permis, elle éprouvait, en face de l'amour coupable, -une indulgence que la femme, en général, n'acquiert qu'à travers ses -propres fautes, indulgence dont l'apparente candeur cache le plus -souvent une complicité. Chez Simone, c'était plutôt une inquiétude -curieuse des passions défendues. Et même cette curiosité sans -conséquence aurait pu surprendre, chez une femme de vie tellement -ouverte et droite, de réputation tellement inattaquable que les bonnes -langues mondaines en étaient réduites, pour la critiquer, aux épithètes -de «poseuse» et de «petit glaçon.» - -«Moi,» se disait-elle en roulant dans son joli coupé neuf, «je ne -pourrais pas me conduire comme tant d'autres. Je n'ai ni le désir de -tromper Roger ni aucune raison pour le faire... Puis la trahison est -trop horriblement vulgaire dans ses détails...» - -Elle songeait au mépris de l'homme à qui l'on se donne, aux dégoûts -des mensonges... Et ce qu'elle voyait sans indignation chez les autres -lui semblait, pensant à elle-même, une chose énorme, répugnante, -impossible... - -Mais pourquoi ses préoccupations du moment se tournaient-elles vers -l'adultère?... - -Elle n'avait pas emmené sa fille. Paulette, consolée par quelque -promesse, était retournée vers miss Mary, sa gouvernante. Et, toutes -deux, l'Anglaise et la petite, elles avaient regardé, à travers les -étroits carreaux quadrillant la fenêtre de la salle d'étude, Mme Mervil -monter en voiture. Le beau coupé, avec son cheval bai-cerise et son -cocher en livrée mastic, attendait au ras du trottoir. Car le petit -hôtel des Mervil—situé dans une large rue neuve, la rue Ampère—ne -possédait ni porte cochère ni remise, et le compositeur avait dû louer -dans une grande maison de rapport voisine le local nécessaire pour -loger l'équipage qu'il donnait à sa femme. - -Maintenant, Simone s'en allait de visite en visite. Elle avait vingt -fois regardé l'heure à la petite pendule incrustée en face d'elle entre -les deux glaces de devant. Elle avait dressé hors de sa gaîne le miroir -biseauté, fait jouer le ressort de la niche à la poudre de riz et aux -épingles, donné dix contre-ordres à son cocher, pour avoir l'amusement -de parler dans le tube acoustique. Enfin, elle avait regardé au dehors, -trouvant que les grises rues, dans cette sèche après-midi de décembre, -prenaient à travers les vitres claires, entre le cadre de cuir bleu, -un aspect tout différent de celui qu'on leur voit par les ternes -carreaux éclaboussés d'un fiacre. - -Mais cette joie d'enfant, cette félicité que procure le bibelot neuf, -cette fierté du luxe accru, semblait à Simone bien moins vive que -lorsque, à l'avance, elle la savourait. Hélas! pourquoi son imagination -prenait-elle sans cesse les devants? Tout ce qu'elle rêvait de posséder -s'usait pour elle avant qu'elle en eût joui, tant elle en grossissait -la valeur aussi longtemps que le destin lui défendait d'y toucher. -Elle devait être si contente, et elle se sentait tout énervée! Aussi, -c'était la faute de M. d'Espayrac. Avait-il besoin de lui dire qu'il -avait choisi ce coupé? Son mari s'était ridiculisé en se déclarant -incapable d'acheter une voiture. Et elle-même, Simone, la voilà -transformée en petite bourgeoise parvenue aux yeux de ce garçon dont -la famille roulait carrosse depuis des siècles. L'immense talent de -Roger, dont elle était si fière, disparaissait momentanément devant les -renseignements de carrossier qui lui manquaient et que Jean d'Espayrac -avait dû lui fournir. - -Mais encore, était-ce bien cela? Était-ce de cette futile circonstance -que venait le malaise de Simone? Non. Car un autre ami de son mari -eût surveillé l'achat de cette voiture qu'elle eût trouvé la chose -toute simple et n'y eût pas accordé une minute de réflexion. Mais, -à l'avenir, la pensée de M. d'Espayrac monterait avec elle dans ce -coupé, s'assoirait à ses côtés sur les coussins... Et n'avait-elle pas -compté sur ce cadeau de son mari pour s'exalter la bonté de Roger, pour -donner un aliment à la tendresse conjugale qu'elle sentait, au fond -d'elle-même, devenir languissante, faiblir au niveau d'une monotone -habitude? N'avait-elle pas, précisément, espéré que cette distraction -éloignerait l'image du beau Jean, dont la hantise, depuis quelque -temps déjà, ne laissait pas que d'inquiéter un peu sa conscience -d'honnête femme?... Toutefois Simone ne s'en disait pas aussi long. -La seule analyse de pareils sentiments lui eût paru dangereuse... -presque coupable. Puis, l'eût-elle essayée, qu'elle n'eût pas su -peut-être—cette petite créature aux sensations si fines mais purement -instinctives—démêler la cause véritable de son imperceptible souffrance. - -Tout à coup, sur le trottoir du boulevard Haussmann, près de la rue -Taitbout, elle aperçut son mari. - -Le compositeur marchait à grands pas, les yeux à terre, l'air absorbé. - -«Comme il se voûte!» pensa Simone. «Et comme il a tort de porter des -chapeaux hauts de forme à bords plats!» - -Elle siffla dans le tube acoustique et dit au cocher d'aborder le -trottoir. - -—Roger!... Psst!... Roger! - -Elle eut beau appeler très bas, par convenance, deux ou trois messieurs -se retournèrent. Mervil fut le seul qui ne s'aperçut de rien. Mais un -passant lui fit remarquer la voiture. - -—Oh! c'est toi!... s'écria-t-il. Et voilà le coupé. Mon Dieu, que tu es -jolie là dedans! - -—D'Espayrac est venu, dit-elle—sans un mot sur l'équipage dont elle -avait tant parlé depuis six semaines.—Il doit être encore chez nous. -Est-ce que tu ne rentres pas? - -—Non... A moins que tu ne me ramènes. - -Il ajouta plaisamment: - -—Vous ne donneriez pas, madame, à un pauvre musicien, l'hospitalité -dans votre belle voiture? - -—Je n'ai pas le temps, j'ai encore six visites à faire. - -—Ah! répliqua-t-il d'un ton naturel, sans s'apercevoir qu'elle le -boudait. Alors, adieu, à tout à l'heure. Si Jean est encore là, -retiens-le à dîner. - -Simone n'était pas plus méchante que toute autre petite créature -de vingt-cinq ans, sujette à changer de caprice comme un canari de -perchoir. Elle était seulement de mauvaise humeur et s'irritait qu'on -n'y attachât nulle importance. Elle retint donc son mari pour lui dire: - -—Elle est beaucoup trop lourde, cette voiture... Ou c'est le cheval qui -n'est pas fait, qui est trop mou... Enfin, ça ne marche pas. - -—Vraiment? - -Et Mervil, inquiet, recula d'un pas, jeta un coup d'œil sur l'ensemble. -Mais le tableau de sobre élégance, la tenue du cocher, celle du cheval, -les tons de métal et de cuir neuf, puis, surtout, la fine tête si -jolie sur le fond bleu sombre, tout cela l'enchanta. Avec une bonne -expression joyeuse, il se rapprocha, et, la voix baissée: - -—Tu es difficile, tu sais, Simone. C'est ravissant. - -—Avec cela que tu t'y connais! lui jeta-t-elle. - -Vivement elle releva la glace, donna une adresse au cocher. - -Mais elle n'avait pas fait cent mètres que son cœur se serra. Elle eut -un remords. - -Mon Dieu! qu'avait-elle donc à s'irriter maintenant ainsi contre Roger, -pour la moindre chose? Est-ce qu'elle allait ne plus l'aimer?... -L'aimer... Elle s'arrêtait sur ce mot. L'aimer... Et le son de ces deux -syllabes, mentalement murmurées, évoquait des choses très lointaines, -très douces, avec des sentiments très lointains aussi, qui lui -semblaient n'avoir plus rien à faire avec elle-même; des sentiments qui -la stupéfiaient, tant ils lui paraissaient invraisemblables. - -Quel âge avait-elle quand elle commença d'aimer Roger Mervil? -Douze ans!... moins peut-être. Dans l'ombre du coupé, un sourire -mélancoliquement attendri flotta sur les délicates lèvres de Simone -en songeant à la petite fille qu'elle était alors, et à la passion -pleine d'ignorance, d'adoration, de soumission, de pureté, qui gonflait -son cœur d'enfant, tandis qu'elle écoutait le jeune compositeur jouer -doucement, en chantant d'une voix ardente et basse, sur le piano droit -où elle-même, le matin, tapotait ses gammes, dans l'angle du salon -sévère de ses parents. - -Personne ne pénétra son secret de fillette, et elle fût morte plutôt -que de le laisser deviner, surtout à Roger Mervil. - -Elle avait treize ans quand il eut son prix de Rome. Le soir où il -leur dit adieu, à la veille de partir pour l'Italie, on la trouva -étendue raide sur le parquet de sa chambre. Elle fit une maladie grave. -On crut que c'était le seul fait de l'évolution physique. La petite -Simone se rétablit d'ailleurs. Mais elle ne vivait que d'une seule -pensée. Pendant quatre ans, le souvenir de Roger l'accompagna partout, -à ses promenades, à ses leçons, à ses premiers bals. C'était un rêve -infiniment chaste et tendre, que rien ne troublait, car Simone avait la -patience de l'extrême jeunesse: elle savait qu'elle épouserait Roger -ou bien qu'elle se laisserait mourir. Ses parents lui donnaient une -belle dot, et lui n'avait que son talent; mais, dans la famille de la -jeune fille, les questions d'intérêt ne passaient pas pour les plus -importantes. - -Et le dénouement heureux arriva, sans lutte ni complications. Roger -Mervil aima celle qui l'aimait, et, bien qu'il eût plus de trente ans -et elle moins de dix-huit, on la lui donna sans beaucoup de difficultés. - -Il y avait neuf ans de cela. Pendant neuf ans, le ménage Mervil avait -pu passer pour un modèle de bonheur et de fidélité réciproque. Roger -aimait toujours Simone, et Simone aimait encore Roger. Seulement le -musicien de quarante ans, chez qui dominait le fanatisme de son art, -et le musicien de trente et un, chez qui, au seuil du mariage, ce -même fanatisme avait déjà remplacé toutes les autres illusions de la -jeunesse, restaient un seul et même individu, ou du moins deux très -identiques personnalités morales. Tandis qu'un abîme s'était creusé -entre la jeune fille de dix-sept ans, élevée loin du monde, en un -milieu austère, et la Parisienne de vingt-six. Un abîme surtout au -point de vue du sentiment. La Simone d'aujourd'hui n'avait pas moins -que l'autre la faculté d'aimer; toutefois le mot AMOUR prenait pour -elle un autre sens. Elle avait maintenant autre chose à donner que la -naïve exaltation d'une pensée chaste; autre chose à demander qu'une -affection tranquille, supérieure et bienveillante. Et ce nouvel échange -de sentiments ne pouvait se produire entre elle et son mari, parce -qu'on ne s'aime pas deux fois de deux façons différentes, surtout à -neuf ans de distance, et surtout quand on est marié. Il y avait tout un -côté de la passion qu'elle ne devait jamais connaître si elle voulait -rester fidèle. Un jour ou l'autre, son devoir, facile jusque-là, lui -apparaîtrait comme un renoncement. - -Lorsque Simone s'interrogeait sur l'état de son cœur—ce qu'elle n'eût -pas songé à faire autrefois, ce qu'elle faisait maintenant à propos de -tout—elle se répondait encore à elle-même: «J'aime mon mari.» Mais, à -l'heure des songeries indistinctes, et quand elle rêvait d'amour, ce -n'était plus l'image et le nom de Roger qui surgissaient spontanément -dans le mystère de ses évocations intérieures. - - - - -III - - -Ce même jour, à mesure que l'après-midi s'avançait, Simone découvrait -en elle-même des choses attristantes qu'elle n'y avait jamais vues: de -pâles perspectives nostalgiques, et des abîmes d'ennui, insondables, -enténébrés. - -Pourquoi?... Pourquoi?... N'avait-elle pas tout pour être heureuse? -N'entendait-elle pas, au cours des visites qu'elle égrenait, vanter -sa propre chance, et le talent grandissant de son mari, et le succès -mérité de ce délicieux _Roman de la Princesse_? Ne percevait-elle -pas, dans les louanges du monde, l'accent tout nouveau de sincérité -qu'imposent le gros succès d'argent et les bousculades des foules -devant une œuvre d'artiste? Jusqu'à présent, quand on parlait de -Mervil dans les salons, chacun se croyait obligé d'expliquer qui il -était, de lui décerner un brevet de compositeur: «Vous savez bien, -Roger Mervil, qui a fait de si jolies choses?...» Sans que nul -retrouvât le titre d'aucune de ces «jolies choses». Désormais, c'était -tout différent; il avait son étiquette: «L'auteur du _Roman de la -Princesse_». Et l'on ajoutait: «Cette pièce qui fait le maximum tous -les soirs aux FANTAISIES-LYRIQUES.» Alors tous les visages s'animaient, -s'éclairaient de la pensée: «Sapristi, ça doit en représenter de -l'argent!...» Les journaux, d'ailleurs, ne faisaient plus suivre le nom -de Mervil par la formule «le compositeur bien connu», appliquée à tous -ceux qui ne le sont pas encore. Enfin c'était la renommée, la fortune, -tout ce que Simone avait impatiemment attendu pour l'homme au génie -duquel elle avait foi. - -Et puis après?... - -Pour tout le monde il était transfiguré, mais pour elle?... Oh! -son talent, elle n'en avait jamais douté. Et son acharné travail, -elle en avait été témoin. Oui, le talent, le travail... «Mon Dieu!» -pensait-elle, «comme je voudrais avoir encore seize ans!... Ah! -éprouver encore ce que j'ai éprouvé ce jour de juin où maman est entrée -dans ma chambre avec une lettre dépliée:—«Une nouvelle, Simone... Roger -Mervil revient d'Italie, et revient pour tout de bon.»—Ah! le bonheur -fou, le bonheur dont on croit mourir! L'univers que l'on prend en pitié -pour la multitude des êtres qui n'éprouvent pas ce qu'on ressent!... Et -le soir où, tous deux seuls près du piano, il m'a chanté tout bas qu'il -m'aimait... Cette mélodie passionnée... ce regard... Et l'insomnie -bienheureuse ensuite dans mon petit lit de jeune fille, quand, les yeux -ouverts dans l'ombre, je revivais sans trêve cet unique instant. Mais -comment de pareilles sensations sont-elles possibles? Était-ce Roger? -Était-ce moi?...» - -La songerie où Simone s'absorbait, dans l'anéantissement de toutes les -choses extérieures, se trouva interrompue par l'arrêt de son coupé. -La jeune femme tressaillit et regarda dehors, dans le crépuscule de -cinq heures, le crépuscule parisien piqué de becs de gaz, traversé -par les reflets clairs des vitrines, coupé et recoupé par de hâtives -silhouettes. Elle se trouvait devant un très bel hôtel du boulevard -Haussmann, à peu de distance du carrefour de Messine. «Tiens! j'ai donc -donné l'adresse de Gisèle Chambertier?» C'était une amie d'enfance, -qu'elle tutoyait, dont jamais elle n'avait pu se séparer, et contre -laquelle, toutefois, son mari nourrissait une prévention. «Bah! Roger -ne pourra pas m'en vouloir. Il y a près d'un mois que je ne l'ai vue.» - -Quand Simone fit cette réflexion, les deux coups de timbre annonçant -sa visite avaient déjà retenti, et le valet de pied lui ouvrait toute -grande la porte vitrée de la vérandah. Un second domestique lui fit -traverser une galerie où des feuillages luisaient sous des rayons -électriques, puis le hall et le grand salon, avant de crier son nom -devant une portière olive et vieux rose drapée somptueusement. - -Elle entra dans la jolie pièce Louis XVI où Gisèle tenait son _five -o'clock_. - -Il n'y avait que trois femmes, et les deux amies s'embrassèrent. - -Gisèle avait vingt-huit ans. C'était une brune, qui, artificiellement, -donnait à sa chevelure des tons de cuivre. Dans une toute petite tête -fine de médaille, elle ouvrait d'immenses yeux sombres, noyés, des -yeux dont le lourd et doux regard se posait comme un contact, des yeux -de langueur, des yeux de vertige. Grande, avec un corps très souple, -elle paraissait presque trop maigre; pourtant ses mains n'étaient pas -sèches; au contraire, des fossettes trouaient leur chair blanche, -finement pétrie en un moule très pur. Sous les ongles roses, comme -dans la pourpre des lèvres, un sang vigoureux et coloré circulait, que -n'eût point trahi le teint du visage avec sa délicatesse de camélia. -Cette belle créature était vêtue d'un corsage tout en valenciennes sur -mousseline de soie couleur paille, et d'une longue jupe en lourd broché -noir dont la traîne ondulait derrière elle. Quand elle se leva pour -embrasser Simone, sa taille flexible se cambra sur ses minces hanches -avec tant de liberté que l'une de ses visiteuses chuchota vers sa -voisine: - -—Vous voyez bien qu'elle ne porte pas de corset. - -Après cette remarque, la dame se leva pour prendre congé. Les deux -autres l'imitèrent. Gisèle resta seule avec Simone. - -—Ah! dit celle-ci en se laissant tomber au fond d'une bergère, que la -vie est bête, ma pauvre mignonne! - -—Quand on la prend comme toi, dit Gisèle avec une voix lente, sans -timbre, mais d'une pénétrante douceur et qu'on avait envie d'entendre -encore. - -Elle s'était approchée de la table à thé; maintenant elle préparait une -tasse pour son amie. - -—Eh! tu ne prends pas l'existence autrement que moi, dit vivement -Simone. Au fond tu es la plus honnête femme du monde, bien que tu -t'amuses à poser pour le sphinx, et qu'avec tous tes paradoxes tu -risques ta réputation. - -—Bah! fit Gisèle, tu n'as pas besoin de me défendre à tes propres yeux. -Je sais trop qu'un jour ou l'autre, nous serons brouillées à mort. - -—Oh! ma chérie, ne dis pas cela. - -—Allons!... Tu m'as déjà fait entendre que ton mari n'aime pas que nous -nous voyions trop souvent. - -—Jamais!... Gisèle!... Jamais je ne t'ai fait la moindre allusion... - -—Mettons que je l'aie deviné. Mais je ne t'en veux pas, ma petite -Simone, ajouta Mme Chambertier, en poussant un pouf à côté de son amie, -pour s'asseoir tout près d'elle et lui passer un bras à la taille.—Nous -sommes tellement différentes, vois-tu! - -—C'est absurde ce que tu dis là, Gisèle. On croirait que tu répètes -cela pour me faire de la peine. - -—Eh bien! je ne le dirai plus, reprit Mme Chambertier en se levant, -jusqu'à ce que tu t'en aperçoives par toi-même. Comment va ta petite -Paulette? - -—Très bien. Non... c'est-à-dire, elle est un peu enrhumée. Voyons, -pourquoi sommes-nous si différentes?... - -Gisèle haussa légèrement ses épaules, si fines, si nerveuses, sous la -dentelle et la mousseline. - -—Ton mari prétendrait que je te donne de mauvais conseils. - -—Encore!... - -—Eh bien! s'écria Gisèle, en dressant son buste félin. Moi, je cultive -mon MOI (pour employer une expression dont les hommes n'auront pas -seuls le privilège). Toi, tu cultives un tas de vieux préjugés; tu -cultives des ombres: l'opinion d'autrui, la morale de la portière, le -code conjugal tel que ces messieurs l'ont fait à notre usage et à leur -plus grand profit. Tu acceptes des devoirs que tu ne discutes même -pas. Penser t'effarouche, vivre te fait peur. Tu n'oses t'interroger; -tu te défies de ce que ton cœur, de ce que ta raison, de ce que tes -sens te répondent. Ton innocente petite personne te fait l'effet d'un -monstre qu'il faut sans cesse tenir en bride... Moi, que je sois bonne -ou méchante, peu m'importe! Ce qui m'occupe, c'est de satisfaire ma -méchanceté ou ma bonté. Je m'étudie pour savoir au juste ce que je -veux, et, quand je le sais, je le fais. Qu'est-ce que les autres -peuvent m'apprendre là-dessus? Qu'en savent-ils? Cela les touche-t-il? -Si je me découvrais un vice, je ne perdrais pas mon temps à savoir d'où -il me vient, je m'appliquerais à le satisfaire par tous les moyens -possibles. - -—Là! dit Simone, te voilà partie... Si je ne te connaissais pas -pourtant!... Mais, folle que tu es, puisque tu n'en as pas, des -vices!... - -—Ils viendront, dit Gisèle en riant. J'approche de la trentaine. On -prétend que c'est l'âge où ils poussent. - -Sur le seuil, sous les draperies de la portière, la voix du domestique -annonça: - -—Monsieur d'Espayrac. - -Et Jean parut,—grand, les épaules larges, la taille svelte dans la -redingote irréprochable, la démarche pleine d'aisance,—un type de -force, d'élégance et de masculine beauté. - -«Ah!» se dit Simone, «il vient donc souvent ici?» Et elle eut au cœur -comme une bizarre crispation d'angoisse, irrésistible, inexplicable -comme sa nervosité et sa nostalgie des heures précédentes. - -Jean fut heureux de trouver les deux jeunes femmes ensemble, et -seules. Il le leur dit, avec cette nuance d'ironie subtile dont le -Parisien homme du monde voile toujours aussi bien le vide que la -sincérité de ses sentiments. Et toutes deux répondirent en riant, -avec la demi-incrédulité qui est la contre-partie féminine de cette -demi-franchise. - -Elles l'intéressaient l'une et l'autre très diversement. - -Il pressentait en Simone une sœur d'âme, et il éprouvait pour Gisèle -une violente affinité sensuelle. Il jugeait que son collaborateur -Mervil avait une chance unique de posséder cette fine blonde créée -pour les bonheurs intimes et qu'on sentait incapable d'une trahison; -tandis que, plus il observait Gisèle, plus il plaignait M. Chambertier. -Toutefois, lorsque, par l'imagination, il se substituait à l'un des -deux maris, c'est dans le rôle du dernier qu'il se complaisait à -se voir, et de la façon la plus précise. Près de Gisèle, ses sens -lui parlaient un langage clair, qu'il ne voulait pas écouter, mais -auquel il ne se trompait pas. Près de Simone, ce qui s'éveillait en -lui, c'était la délicieuse et vague chanson de son jeune passé, ses -premiers rêves purs, les caresses de sa mère, les sanglots tendres de -son adolescence dans le jardin moussu du vieil hôtel d'Espayrac, par -les beaux soirs des étés morts. C'étaient aussi des réminiscences plus -anciennes; car Simone ressemblait à l'idéal de droiture, de simplicité, -de chasteté féminines, qui avait fait battre le cœur de ses aïeux, -et, de nouveau, près d'elle, ce cœur-là tressaillait en lui. Dans un -vieux château gothique, il y avait des siècles, Jean avait aimé une -femme comme elle,—une femme aux longues tresses blondes, aux yeux -clairs de source, avec un missel ou une quenouille entre les doigts,—il -l'avait aimée lorsque, parcelle de vie inconsciente, existante déjà -mais non encore personnifiée, ce qui devait un jour être lui palpitait -confusément dans le sein de quelque ancêtre. A peine pourtant se -rendait-il compte de cet obscur désir d'âme qui l'entraînait vers Mme -Mervil. Au contraire, il s'en voulait de se sentir si brutalement épris -de Mme Chambertier. - -«Quand on aime une femme du monde comme une fille,» se disait-il, «la -seule chose à faire, c'est de la fuir. Car, ou elle mérite mieux, -et l'on n'a pas le droit de lui offrir une passion qui serait une -offense; ou c'est le contraire... et alors, que d'embarras pour si peu -de chose, et quel écœurement après le caprice!» - -«D'ailleurs,» pensait-il encore, «ce serait ridicule et triste de -prendre sa femme à un brave homme aussi aveugle, aussi bêtement bon que -Chambertier.» - -Précisément comme M. d'Espayrac pensait au maître du logis, celui-ci -pénétra dans le petit salon par une porte donnant sur une salle de -billard. - -Édouard Chambertier était un homme de trente-cinq à trente-huit ans, -grand, lourd, gauche et doux, qui bedonnait un peu, et dont la tête, -enfoncée dans les épaules, offrait un commencement de calvitie. La -franchise et la bonté empreintes sur sa physionomie éveillaient une -sympathie immédiate, mais la banalité qu'on y découvrait aussitôt -empêchait cette sympathie de s'accentuer en un sentiment plus vif. - -D'intelligence nulle, il ne devait sa haute situation comme président -du Conseil d'administration dans une grande Compagnie d'assurances qu'à -la masse des capitaux dont il avait enrichi l'affaire. C'était un de -ces êtres effacés, sans prestige et sans mystère, qui n'ont ni amis ni -ennemis, qui n'inquiètent, n'effraient ni n'attachent,—en un mot, qui -ne comptent pas. Il ne comptait pas plus, dans son intérieur, pour sa -femme et pour ses domestiques, qu'il ne comptait, dans son Conseil, -pour ses co-actionnaires ou ses subordonnés. On le recherchait à cause -de sa fortune; et, quoiqu'il fût très liant, on ne se plaisait guère -en sa société, parce qu'il ennuyait. Quelques-uns l'avaient cru naïf -et pensèrent l'exploiter. Mais une certaine finesse prudente qu'il -apportait dans les questions d'argent découragea les tentatives. Il -avait épousé Gisèle dans une crise d'amour violent, ne s'était pas -ensuite étonné tout d'abord des dédains affichés de cette créature -qu'il jugeait supérieure, avait pleinement joui du bonheur d'être son -domestique et son banquier. Plus tard, il avait souffert d'une vague -souffrance inavouée, qui n'était ni de la révolte, ni de la jalousie: -car son indolence de nature excluait des sentiments aussi forts, et -ce n'était point un imaginatif, que les soupçons, les pressentiments, -les visions du possible pussent aiguillonner et torturer. Il ne -s'était jamais dit ce que les familiers de sa maison se murmuraient à -l'oreille: qu'un jour ou l'autre sa femme le tromperait, que c'était -inévitable. Il ne voyait Gisèle, en effet, que dans les attitudes où -il lui plaisait, à elle, de se montrer à lui; de ce que, plusieurs -fois, elle avait haussé les épaules en parlant des hommes qui osaient -lui faire la cour, M. Chambertier concluait qu'auprès d'elle tous -perdraient à jamais leurs peines. - -Cette notion, désormais implantée dans son cerveau, aurait pu prévaloir -en lui contre l'évidence même. C'est ce qu'on appelle une grâce d'état; -mais cela provenait tout simplement de la difficulté—plus grande encore -chez cet homme que chez un autre—de concevoir un être objectivement, -c'est-à-dire en dehors de tout rapport avec soi-même. La subjectivité -du point de vue augmente avec le nombre des liens qui enchevêtrent deux -personnalités, deux existences. C'est pourquoi il est radicalement -impossible à un mari et à une femme de se connaître jamais l'un l'autre. - -Lorsque M. Chambertier parut dans le petit salon, d'autres visites -venaient d'arriver. Simone se tenait debout, prête à partir. En -l'apercevant, elle regretta de n'être pas déjà loin. Ce gros homme si -bon la gênait, et, chose singulière, lui faisait presque peur. Mais une -peur spéciale. Il l'avait prise pour confidente, elle, l'amie intime -de Gisèle, et, depuis quelque temps, la poursuivait partout, afin de -se faire persuader par Mme Mervil que sa femme, au fond, l'aimait, -en dépit des duretés qu'elle ne lui ménageait pas. Une compassion -délicate, un désir de consoler Chambertier, et les illusions que -Simone conservait naguère encore sur un tel sujet, la poussaient tout -d'abord, d'elle-même, à assumer ce rôle. Sa façon tendrement légère de -toucher aux blessures d'âme avait paru à cet être épais mais sensible -quelque chose de nouveau, de suave, de merveilleusement doux. Il -avait indiscrètement imposé à Simone la continuation de ce traitement -sentimental, et la pauvre jeune femme, incapable d'un procédé cruel, ne -savait plus comment se débarrasser de son malade. - -Sa position entre les deux époux devenait tous les jours plus fausse. -Chambertier la prenait à part, ou venait la voir à l'improviste et en -secret, pour l'entretenir de Gisèle, et Gisèle ne lui cachait plus le -dédain absolu que lui inspirait Chambertier. Simone, si franche, se -trouvait avoir des secrets pour chacun des deux avec l'autre. Sans -compter que Chambertier, tout en adorant la femme dont il souffrait, -commençait à s'éprendre, inconsciemment peut-être, de sa consolatrice. -Tout cela était fait pour inquiéter la scrupuleuse conscience de Mme -Mervil, mais aussi pour amuser de charités subtiles, de menus dangers -et de vapeurs de passions remuées son cœur qui s'ennuyait. - -Aujourd'hui elle fut surtout contrariée de voir le mari de son amie, -parce que ses préoccupations personnelles, bien qu'indéfinies, -inexprimables, suffisaient à son activité sentimentale. Et aussi -parce que, immédiatement, elle songea que ce serait lui, et non pas -M. d'Espayrac, qui l'accompagnerait pour quitter le salon. Or, elle -voulait demander à Jean l'explication d'un mot prononcé par lui tout à -l'heure. Quand elle s'était levée, il avait fait le même mouvement. Et -il attendait qu'elle eût dit adieu pour la suivre. Mais lorsqu'il vit -entrer Chambertier, d'Espayrac, peu soucieux de s'attarder avec ce mari -agaçant de la femme qu'il désirait, salua brièvement et disparut. - -Simone, au contraire, se rassit un instant, ne voulant pas avoir l'air -de s'élancer à sa suite. Et, tout en répondant aux banalités d'une -conversation sans intérêt, elle songeait maintenant à son mari avec -une inquiétude toute nouvelle et subitement éveillée. M. d'Espayrac -avait dit quelques minutes auparavant—et c'était cette phrase qu'elle -aurait bien voulu lui faire éclaircir: «Je ne suis pas resté chez vous, -madame, à attendre Mervil, parce que je me suis tout à coup rappelé -qu'il devait assister cette après-midi à une répétition. On a distribué -en double tous les rôles du _Roman de la Princesse_, et il était -inquiet pour sa «prima donna», celle qui chante le rôle si difficile -d'_Ida_,—vous savez, cette jeune cantatrice qu'il a presque imposée à -notre directeur.» - -Mme Mervil ne savait pas. Elle ne fit aucune remarque, ne voulant pas -paraître ignorer l'existence de cette jeune cantatrice à laquelle -s'intéressait son mari. Mais sa petite tête commençait à travailler. - -Pourquoi Roger ne lui avait-il point parlé de cette femme? Pourquoi -l'imposait-il au directeur, puisqu'il ne comptait pas sur son talent, -puisqu'il était inquiet de la façon dont elle doublerait le rôle? -Si Mme Mervil avait pu sortir avec Jean d'Espayrac, par une adroite -question elle aurait appris quelque chose. Mais cet insigne maladroit -de Chambertier avait tout fait manquer en arrivant. - -La nervosité dont Simone avait souffert toute la journée s'exaspérait. -Malgré la chaleur du salon, ses petits pieds se glaçaient dans ses -souliers minces. Une flamme, au contraire, lui montait aux joues; et -elle sentait aux yeux des picotements, comme si elle allait pleurer. - -—J'ai la migraine, dit-elle. - -Des petits cris de pitié s'élevèrent parmi ces dames. Gisèle voulut lui -faire prendre un calmant, de l'antipyrine ou une perle d'éther. Mais -Simone déclara qu'elle avait hâte de rentrer chez elle. En disant adieu -à son amie, elle ne put se tenir, malgré la présence des étrangères, de -la serrer en une longue étreinte, de l'embrasser à plusieurs reprises. -Un élan de cœur, le regret d'un mouvement de jalousie à l'égard de -Gisèle, un besoin de câline sympathie, provoquèrent cette explosion de -tendresse. - -Comme elle traversait le grand salon, elle aperçut à côté d'elle, -inévitablement, le visage coloré de Chambertier, avec son air de bon -chien craintif. - -—Permettez que je vous accompagne, disait-il. - -Puis, quand ils arrivèrent près de la serre, qu'il fallait traverser -pour sortir: - -—Ne restez pas si longtemps sans venir voir Gisèle, je vous en prie! -fit-il, suppliant. Vous avez sur elle une si bonne influence!... - -Il ajouta que cela n'avait pas marché du tout ce mois-ci. Mme -Chambertier avait eu des colères, des bouderies, des fantaisies -absolument déraisonnables. - -—Tout ce que je lui dis l'exaspère... Ce n'est pas sa faute... Je sais -bien... Ce sont les nerfs... Et puis, je m'y prends mal sans doute... -Au fond, je ne connais pas les femmes, moi. Je ne suis pas un don -Juan... Je ne sais pas ce qu'il faut leur dire. - -Simone lui pressa la main, n'ayant pas la tête à lui répondre. - -Et le gros homme baisa cette main, avec un peu trop de reconnaissance -peut-être, murmurant: - -—Que vous êtes bonne!... Ah! que la vie est mal faite... Si seulement -c'était vous que j'avais rencontrée!... - -Simone s'échappa, honteuse de se répéter cette exclamation avec une -sorte de plaisir. La nullité de ce brave homme rendait son hommage -banal et fade jusqu'à l'écœurement. Mais il était le mari de Gisèle, -une des femmes les plus belles et les plus intelligentes de Paris... - -«Eh quoi! je suis donc un monstre?» pensa Mme Mervil. - -Pourtant l'humiliante satisfaction qu'elle éprouvait redoubla sur cette -réflexion: «Ah! bien, si Jean d'Espayrac fait la cour à Gisèle, il -verra que ce n'est pas tout rose. Avec ce caractère qu'elle a, elle lui -en donnera de l'agrément!...» - -Alors elle tressaillit à la pensée que si Mme Chambertier s'éprenait de -M. d'Espayrac, elle irait jusqu'au bout de cet amour, n'ayant pas de -scrupule qui pût l'en empêcher. «Ce serait abominable!» se dit Simone. - -Elle était de nouveau enfermée dans sa voiture, livrée à la fièvre de -ses impressions, et enveloppée par cette autre fièvre intense qui est -le mouvement de Paris, dans la nuit éclaboussée de lumières, un soir de -décembre, vers six heures. A chaque instant le coupé s'arrêtait, pris -dans un encombrement. On entendait les jurons et les rires des cochers, -puis on repartait, d'une secousse lente, pour s'arrêter encore, trois -pas plus loin. Les ombres noires des passants pressés filaient entre -le nez des chevaux et les roues des véhicules. Les paquets de papier -pâle—ces étrennes de vingt-neuf sous ou de vingt-neuf louis dont la -plupart avaient les mains encombrées—faisaient des taches claires -contre leurs vêtements obscurs. Une charrette à bras, chargée de -chevaux mécaniques, en des attitudes cabrées, tous crins au vent, -accrocha la voiture de Simone, mais se dégagea tout aussitôt, sans -autre accident qu'un léger choc. Et elle regarda ces jouets pimpants, -dont les lanternes claires du coupé faisaient briller le bois verni, -les roues d'acier, les selles de velours. Elle soupira à la fois de -n'avoir pas de fils et de n'être plus elle-même une enfant. Puis elle -sourit en songeant à sa petite Paulette, qui, si elle osait, se ferait -donner des étrennes de garçon. «Bah! elle aura bientôt un cheval -vivant. Roger va lui faire commencer des leçons de manège.» - -Roger... Paulette... Toute l'agitation de Simone se fondit en un -accès de tendresse éperdue pour ces deux êtres. «Mais oui, je suis -heureuse... Je les possède, ils sont à moi... Ils m'aiment... Je les -adore!» - -Elle siffla dans le tube acoustique et dit à son cocher de la conduire -au théâtre des FANTAISIES-LYRIQUES. «Je demanderai au concierge si M. -Mervil y est encore et nous reviendrons ensemble. Roger sera content. -Je n'ai pas été gentille avec lui tout à l'heure. Et je sais ce que -je vais faire... Je l'interrogerai franchement à propos de cette -actrice. Il aura oublié de m'en parler... Elle ne doit pas être bien -intéressante... Une doublure!...» - -Un bien-être singulier inondait maintenant le cœur de Simone. Elle se -voyait revenant à côté de son mari, dans l'intimité de cette voiture -close, et lui parlant, l'écoutant avec la confiance profonde, mais un -peu craintive, qu'il avait su lui inspirer. Les impressions mauvaises -de la journée allaient disparaître. Oh! comme elle avait hâte de le -revoir! Comme cette course lui paraissait lente à travers les rues -encombrées! - -On approchait pourtant. La voiture tourna dans une courte rue élégante, -où blanchissaient des lumières électriques, à proximité du boulevard. -Mais, avant d'atteindre le théâtre, il fallut subir encore un arrêt. -Simone abaissa l'une des glaces, et, dans son impatience, pencha un -peu la tête. La sensation d'un froid mortel, qui n'était pas celui du -dehors, hérissa, sous la chaleur des fourrures, sa chair délicate. Elle -apercevait Roger, qui, précisément, sortait par la porte des artistes, -et qui ne sortait pas seul. Une femme, enveloppée d'une magnifique -pelisse de loutre, et sur la tête rousse de laquelle tremblait une -aigrette scintillante, traversa le trottoir à ses côtés. Tous deux -s'approchèrent d'un équipage dont un valet de pied ouvrit la portière. -Mais Roger Mervil fit un geste de dénégation et appela un fiacre. La -femme dit un mot au domestique. L'équipage partit à vide, faisant -enfin place au coupé de Mme Mervil. Mais, quand ce coupé arriva devant -le théâtre, Simone avait eu le temps de voir son mari monter dans le -fiacre avec cette étrangère, et s'éloigner dans une autre direction. - -Elle était anéantie. La force lui manquait pour faire un mouvement. -Elle avait dans la tête une sensation de vide, et dans le cœur une -douleur folle, atroce, une douleur à crier. La première idée nette qui -lui revint, ce fut celle de son cocher, qui attendait. - -«Pourvu qu'il n'ait rien remarqué!» pensa-t-elle. - -Et, pour faire semblant de n'avoir elle-même rien vu, elle eut le -courage de descendre, bien que toute chancelante sur ses jambes -amollies par l'émotion, de franchir le trottoir, d'entrer s'informer -chez la concierge. - -Quand elle se trouva dans le corridor bien éclairé, quand elle poussa -la porte de la loge, où une vieille figure familière l'accueillit d'un -salut empressé, elle eut tout à coup le sentiment qu'elle avait rêvé, -ou mal observé, ou mal interprété quelque chose de tout naturel. - -Elle demanda: - -—M. Mervil est-il encore là? avec presque l'espoir qu'on pouvait lui -répondre «oui». - -—M. Mervil quitte le théâtre à l'instant, fut la réplique immédiate. - -Simone reprit, en tâchant d'arrêter le tremblement de ses lèvres: - -—N'est-il pas sorti avec... avec le directeur, M. Fournière? - -La concierge, méfiante et subitement sur ses gardes, ne dit pas avec -qui M. Mervil était sorti. Mais elle crut pouvoir parler du directeur: - -—M. Fournière n'est pas venu au théâtre aujourd'hui, madame. - - * * * * * - -Un moment après, comme Simone, rentrée chez elle, disait à sa femme -de chambre: «Qu'on ne serve pas encore. Dites à la cuisine qu'il faut -attendre Monsieur,» on lui apporta un télégramme—un _petit bleu_—sur -lequel elle reconnut l'écriture de son mari. - -Elle déchira les bords durcis de gomme, et lut d'emblée toute la phrase: - - «Dîne ce soir sans moi, ma chère amie, avec Paulette, qui tiendra - gentiment compagnie à sa petite maman. Fournière m'emmène pour - toute la soirée, au sortir de la répétition. Excuse-moi, nous - avons à causer d'affaires.» - - «Ton ROGER.» - - - - -IV - - -Mervil n'avait jamais trompé sa femme. Du moins il ne croyait pas -l'avoir trompée lorsque—étant allé faire jouer une de ses opérettes -à Madrid—il avait accepté durant trois semaines les faveurs offertes -par une dugazon espagnole. Pour se persuader qu'il trompait Simone, -Roger Mervil aurait eu besoin de sentir son cœur et sa pensée, comme -sa chair, absorbés, possédés, satisfaits par une autre femme; il lui -eût fallu concevoir le désir de mettre dans sa vie, pour toujours, à -toute heure, une autre compagne que celle qui partageait sa maison, -ses affections, ses soucis, ses joies, ses habitudes. Tant qu'il -n'imaginait pas une autre femme à la place de la sienne; bien plus, -tant qu'il n'imaginait pas même l'avenir possible autrement que -traversé côte à côte avec cette chère créature, comment eût-il cru -la trahir? Comment eût-il cru seulement lui faire le moindre tort? -Ainsi que la plupart des hommes, il n'attachait aucune importance à -la passagère réalisation d'un caprice sensuel. Et si quelqu'un, à ce -sujet, eût prononcé devant lui les mots d'adultère et de trahison, il -n'aurait pu se retenir de hausser les épaules. - -Toutefois il avait souvent—dans sa carrière d'homme de théâtre, où -les occasions le cherchaient—résisté à des tentations de ce genre. -Simplement par la crainte d'un hasard fâcheux, qui pouvait éveiller -chez Simone une jalousie, puérile peut-être, mais à coup sûr cruelle. -Et aussi par répugnance du mensonge à prononcer, du prétexte à -fabriquer, en face de cette limpidité, de cette confiance, qui -rendaient si beau le regard de sa jeune femme. - -Aujourd'hui, Mervil, moins jeune et plus enfiévré de travail, était -plus que jamais à l'abri des aventures de coulisses. Toutefois, -moralement, il s'y sentait plus accessible: car des années de vie -parisienne et de sécurité conjugale avaient encore amoindri ses -scrupules, émoussé sa délicatesse. Vraiment il n'eût convenu avec -personne, et encore moins avec lui-même, qu'une heure passée dans -l'alcôve d'une actrice pût peser dans ses affections et dans sa -vie plus que l'action de savourer un bon cigare ou de humer un -sherry-cobbler. Désormais, s'il eût songé aux jalousies possibles de -Simone, c'eût été avec une nuance d'impatience, tant elles lui eussent -paru factices, conventionnelles, disproportionnées à une semblable -cause. - -Mervil n'avait donc, à ses propres yeux, jamais trompé sa femme. Et, -certes, il eût juré qu'il ne la trompait pas ce soir—même lorsqu'il -montait en fiacre à côté de cette Netty Davidson, cette jolie juive -rousse aux yeux verts, née dans un effrayant bouge de la Cité, à -Londres, et qui, maintenant, non contente d'avoir à Paris un hôtel, des -chevaux et des diamants, voulait se lancer dans le grand art, et faire -entendre son grêle filet de voix sur la scène des FANTAISIES-LYRIQUES. - -Ce qu'elle avait essayé de séductions sur Mervil, pour se faire donner -au moins la doublure d'un rôle, est inimaginable! Le compositeur ne -mettait plus les pieds au théâtre sans y rencontrer Netty. Elle y -avait, de temps à autre, chanté quelques répliques, et elle savait y -garder ses libres entrées à force de largesses envers le personnel. -Roger Mervil, qui ne voyait en elle qu'une cocotte prétentieuse, la -prit en grippe, l'écarta, la rudoya presque. Mais, un beau jour, dans -un corridor, comme elle le frôlait en minaudant, se plaignant et le -raillant à la fois de cette humeur farouche, l'amollissant d'une prière -humble, puis, tout à coup, le cinglant d'une parole moqueuse, il eut -la soudaine perception de tout l'attrait sensuel que dégageait cette -femme; un furieux désir d'elle s'empara de lui, le bouleversa tout -entier, en une seconde, avec tant de brusquerie et de violence qu'il -en fut ensuite stupéfait. Il lui saisit les bras, les lui meurtrit, -chercha de sa bouche le rire étincelant des lèvres pourprées, des dents -blanches... - -Et Netty, avec une sourde exclamation de victoire, qui ressemblait à un -soupir de passion, l'entraîna dans une loge... - - * * * * * - -Mervil, très humilié, très vexé de sa défaite, avait dû tourmenter -Fournière et d'Espayrac pour qu'on fît étudier en double le rôle -d'_Ida_ par Netty Davidson. Il affectait de croire à son talent. Mais, -quand il l'entendit chanter, sans nuances, sans âme, presque sans -voix, devant les physionomies résignées ou ironiques du directeur et -du poète, il se sentit tellement exaspéré contre elle qu'il aurait -voulu la battre. Par bonheur, la cantatrice qui tenait effectivement -le rôle était d'une si belle santé, d'une si infatigable vaillance, -qu'on ne prévoyait pas avoir jamais besoin de la doublure. Puis la -beauté de Netty—cette beauté jeune, suggestive, matérielle—la sauverait -elle-même et sauverait la représentation du ridicule, s'il fallait -qu'elle parût devant le public. - -Le coup de désir que Mervil avait éprouvé pour cette femme ne pouvait -tenir contre le supplice qu'elle infligeait à son sentiment d'artiste, -à sa vanité de compositeur, à ses oreilles de musicien. Il se montra -plus rude encore pour Netty après avoir succombé à la tentation de -ses frisons roux, de sa peau lactée, de son rouge rire provocateur, -de ses câlines façons de chatte. Les répétitions furent de durs -moments pour la pauvre fille. Pourtant cette bizarre ambitieuse tint -bon. La considération et la clientèle qu'elle acquit ainsi dans le -quart-de-monde où elle évoluait la consolèrent. D'ailleurs Mervil eut -encore parfois des défaillances... La dernière fut précisément celle -dont sa femme eut l'horrible surprise et la foudroyante vision. - -C'était Netty Davidson que Simone, par la portière de son coupé, avait -vue sortir du théâtre côte à côte avec son mari. C'était l'équipage de -Netty Davidson qui avait arrêté le sien, et dans lequel Roger, sous ses -yeux, avait refusé de monter. Mervil, pour rien au monde, ne se fût -assis dans cette voiture de cocotte. Mais, quand le fiacre où il était -monté avec Netty se mit en marche, peu s'en fallut que Simone n'aperçût -le baiser dont aussitôt l'actrice dérida la bouche, maussadement -fermée, du compositeur. - -Et maintenant, il était plus de minuit. Mervil s'était attardé à faire -souper Netty, malgré l'irritation et l'ennui mortel qu'il éprouvait -près de cette fille, dès après l'extinction de son fugace désir. Il -ne voulait pas rentrer chez lui trop tôt. Il préférait trouver Simone -endormie. - - * * * * * - -Simone ne dormait pas. Elle était couchée cependant. Accoudée dans -le large lit de milieu de leur jolie chambre, les yeux fixés droit -devant elle,—ses yeux d'un bleu-gris si fin et que le demi-jour de -la veilleuse faisait paraître noirs,—elle traversait l'heure la plus -étrange de sa vie. La plus étrange... mais, à sa grande stupeur, non -pas la plus douloureuse. Tout à l'heure, elle avait souffert... oui, -atrocement. Oh! ce retour dans la voiture, où elle collait sa bouche -contre le satin des accoudoirs, et où elle mordait l'étoffe pour ne pas -crier d'angoisse!... Et les lignes de ce télégramme, le mensonge du -nom de Fournière, de ce directeur que Roger n'avait pas même rencontré -aujourd'hui, qui n'avait pas paru de l'après-midi à son théâtre!... -Après avoir lu cela, elle était montée, la tête perdue, droit dans sa -chambre. Elle avait remis son chapeau, son manteau... Elle voulait -courir, s'en aller... Où?... Qu'importait!... Bien loin, là-bas... -quelque part où sa torture prendrait fin... Et, quand il reviendrait, -il trouverait la maison vide... Simone ouvrait la porte... Elle était -folle. Elle ne savait plus. - -Mais soudain, dans l'escalier, des pas vifs, décidés... une voix -joyeuse: - -—Mère, mère!... Tu ne viens pas dîner? Il y a des bouchées aux -crevettes!... Quelle chance, hein? des bouchées aux crevettes! - -Et, comme elle avançait la tête, Simone aperçut Paulette qui, à -mi-hauteur de l'étage, son buste gamin renversé sur la rampe, tous ses -grands cheveux fauves pendant sur le vide, continuait à l'appeler en -faisant de la gymnastique. - -—Tiens! dit l'enfant, tu as remis ton chapeau? Tu dînes donc en ville? - -En deux bonds, la petite accourut. Sa mère la prit dans ses bras. Mais -l'étreinte fut si nerveuse et des larmes si précipitées tombèrent sur -le visage de Paulette, que celle-ci, presque effrayée, se débattit. - -—Qu'est-ce que tu as, dis, mère? Oh! ne pleure pas comme ça!... Ne -pleure pas, je t'en prie!... Dis-moi ce qu'on t'a fait? - -—Rien, oh! rien... Je n'ai rien. - -—Rien?... Alors essuie ça, et puis ça, dit la petite en la caressant -avec son mouchoir. Et puis, faut rire maintenant. Allons, riez, mémé... -Riez, ma petite mémé chérie. - -Simone souriait. Un tel soulagement lui venait, une telle détente, -dans l'attendrissement des larmes, sous les caresses de sa fille, que -c'était presque du bien-être. - -Paulette, devant ce sourire, se mit à sauter, à pieds joints. - -—Je savais bien que je te consolerais. Ah! on t'avait fait de la peine. -Les méchants!... On t'avait fait de la peine... Eh bien, faut t'en -ficher! - -Et elle ajouta: - -—Descends, mère, maintenant, veux-tu? Les bouchées aux crevettes vont -être toutes froides. - - * * * * * - -Trois heures plus tard, Simone souffrait surtout du souvenir de cette -souffrance. Elle ne se l'expliquait plus très bien. Elle avait honte de -cette angoisse aveugle, stupide, qui l'aurait jetée à la solitude noire -des rues désertes, à la fuite ridicule, à quelque coup de tête affolé. -Mais elle en voulait atrocement à son mari de lui avoir infligé cette -minute de démence, de déchirement, de torture humiliante, abominable. -Une rancune grandissait en elle; la colère parfois lui faisait crisper -ses petits poings sur la fine toile de ses draps. Son cœur avait crié -le premier: il n'avait crié qu'un instant; maintenant il se taisait. -C'était le tour de l'orgueil. Des curiosités lui venaient aussi. Des -curiosités singulières qui plissaient amèrement ses lèvres pâles en une -ombre de sourire. «Voilà donc la vie... Qu'est-ce qu'ils font ensemble -à cette heure?... Et moi, qu'est-ce que je ferai demain?...» Elle se -disait aussi: «Mon amour est mort, mort sur le coup.» - -Et elle s'étonnait de ne pas sentir plus lourdement le poids de ce -cadavre. A force de réfléchir, elle s'avisa que, peut-être, la fin -de son amour n'avait pas été si brusque. Ce qu'il en restait au fond -d'elle-même, tout à l'heure encore, n'était peut-être qu'un fantôme à -peine palpitant, que peu de chose suffisait à faire évanouir, «Peu de -chose?...» Alors elle se demanda ce qu'elle aurait éprouvé, dans les -mêmes circonstances, quatre ans, six ans plus tôt. Elle comprit qu'elle -serait morte ou qu'elle aurait pardonné. Aujourd'hui, elle était sûre -qu'elle ne mourrait point... et qu'elle ne pardonnerait point. - -Un fiacre roula dans le silence de cette vaste rue Ampère, dépourvue -de circulation. Il s'arrêta devant la maison. Simone entendit le bruit -à peine perceptible de la porte ouverte et doucement refermée. Puis on -monta si légèrement qu'aucun pas ne cria dans l'escalier. Et son cœur -eut un grand soubresaut, ses membres tremblèrent, quand Roger souleva -la portière et qu'il apparut devant elle. - -Entre ses cils presque joints, le sein battant à soulever les draps, -Simone regarda son mari. - -Il avait sa figure ordinaire. - -Ce fut pour elle une surprise. Elle s'attendait à lui voir sur le -visage quelque signe nouveau, ou du moins inaperçu jusqu'alors, quelque -nuance de remords ou de triomphe, quelque rayonnement de volupté, -quelque reflet de ces caresses savantes de courtisane, qui sont la -superstition et l'épouvantement des jeunes épouses. Elle faisait -semblant de dormir pour mieux l'observer... Il avait simplement l'air -de mauvaise humeur. Après un rapide coup d'œil vers le lit pour -s'assurer qu'elle dormait,—coup d'œil dépourvu d'une inquiétude ou -d'un attendrissement particuliers,—Roger se déshabillait, avec les -mouvements à la fois précipités et las d'un homme qui en a fini avec -les corvées du jour et qui est pressé de s'étendre. - -Devant cette simplicité des choses, Simone sentit ses grands -soulèvements d'âme tomber brusquement, comme des vagues affolées sur -lesquelles on jette un peu d'huile. Son désespoir et sa furie d'orgueil -s'émiettèrent en tout petits sentiments d'une âcreté corrosive et d'une -nauséabonde mesquinerie. Elle eût voulu crier à son mari des railleries -et des insultes. En elle-même, elle lui disait, les lèvres closes et -sous le suave masque rosé de son sommeil, mais avec des ricanements -intérieurs: «Ainsi c'est toi, toi que je vois déshabillé, grotesque, -avec ta maigreur et ta tête chauve, l'air déjà vieux, qui t'en vas te -faire caresser par des créatures... Mais tu ne t'aperçois donc pas -qu'elles veulent des rôles dans tes pièces et non pas ta personne? -Elles te disent peut-être que tu es beau... Et toi, tu le crois!... -Imbécile! Moi, au moins, je t'aimais pour ton cœur, pour ton talent... -Maintenant je te méprise, oui, je te méprise!... Et je te déteste!...» - -Mervil, cependant, jetait ses vêtements au hasard; il lança, comme -d'habitude, ses manchettes au fond de la chaise longue. La familiarité -de ses gestes, cette absence de toute recherche et de toute réserve où -s'abandonne l'homme qui est seul ou qui est marié depuis un certain -temps, n'avait jamais comme ce soir exaspéré Simone. - -«Auprès de cette fille, tout à l'heure, il faisait des grâces, je -parie...» - -Elle se le représentait, avec une autre, plus ému, plus attentif, -plus dévot qu'il n'avait jamais été avec elle-même. Elle ne l'eût pas -imaginé rudoyant Netty Davidson. En son idée, ce que Mervil avait de -sec, de cassant dans le caractère, devait disparaître en les transports -d'un amour complet, inouï, du moment que cet amour était, non plus la -réalité possédée par elle, mais ce qu'il lui volait pour le donner à -une autre. - -La fièvre amère qui la dévorait lui fit tant de mal qu'elle poussa un -soupir. - -Roger venait de laisser tomber une bottine. - -—Je t'ai réveillée? dit-il. - -Elle ouvrit lentement ses jolis yeux avec une expression d'étonnement -et de douceur. - -Son mari se pencha pour l'embrasser. Elle sortait d'elle-même, -croyait se contempler d'une distance infinie. Elle se disait: «Il -m'embrasse!... lui!... en revenant d'en embrasser une autre...» Et -il lui semblait que cela n'était pas vrai, qu'elle lisait un roman -ou qu'elle assistait à une scène de théâtre, que l'illusion pénible -s'effacerait tout à l'heure, et que tout serait de nouveau comme -auparavant. - -Par instants, elle avait envie de crier: «Assez!... Assez!...» Car les -torturantes choses qui s'agitaient en elle passaient, revenaient, se -heurtaient, fuyaient pour revenir encore, avec une trépidation atroce. -Peut-être n'avait-elle pas beaucoup de chagrin... Cependant toute l'âme -lui faisait mal comme elle n'avait jamais eu mal. - -Elle dit à Roger: - -—Quelle heure est-il? Tu es resté bien tard avec M. Fournière... Il me -semble, du moins. - -—Nous avions à causer... Un projet de pièce... Un scénario qu'il a... -Je ne sais de qui... J'ai oublié le nom de l'auteur... Il voulait -savoir si ça me tenterait d'écrire une partition là-dessus. - -—C'est du théâtre que tu m'as envoyé le télégramme? - -—Oui... Paulette a été sage? - -—Oh! je crois bien... Pauvre petite chérie! - -—C'est qu'elle ne l'est pas toujours. - -—Où t'a-t-il fait dîner, M. Fournière? Chez lui, ou au restaurant? - -—Au restaurant. - -—Où ça? - -—Près du boulevard... Tu ne connais pas... Dormons, veux-tu, mon petit -loup? - -Mais elle voulait qu'il en dît davantage, qu'il s'enferrât dans son -mensonge, qu'il lui donnât l'affreuse certitude de la trahison, cette -certitude que jamais on n'accepte complètement, à moins qu'elle ne -crève les yeux. - -—C'est tout de suite après la répétition qu'il t'a emmené, M. Fournière? - -—Mais oui... Qu'est-ce qu'il y a d'extraordinaire? Nous avons vu -répéter, puis nous sommes sortis ensemble, voilà tout. - -Il y eut un moment de silence et Simone dit encore: - -—Comment s'appelle-t-elle, cette actrice qui double le rôle? - -Mervil eut un petit rire gêné. Les questions l'irritaient; en même -temps le souvenir de Netty le crispa. - -—Elle ne s'appelle pas... Ça n'existe pas... C'est une dinde assommante -que je voudrais au diable! Dormons, veux-tu?... Je suis éreinté ce -soir. - -«Oh! comme il sait mentir!» pensa Simone, «Est-ce la première fois -seulement? Non, sans doute. Pauvre sotte que je suis! Moi qui n'ai -jamais douté d'une seule de ses paroles...» - - - - -V - - -Il n'y eut pas d'explication entre Simone et Roger. La jeune femme -n'avait plus assez d'amour pour ne point écouter son orgueil, qui lui -conseillait le silence. Elle ne fit de confidence à personne, pas même -à Gisèle. Rien, apparemment, ne fut changé, ni en elle-même, ni dans sa -vie. Pourtant il lui semblait qu'elle n'était plus la même créature, -qu'un abîme s'était ouvert, qu'une révolution s'était produite, qu'elle -était morte puis ressuscitée à une autre existence, ou bien qu'elle -ne s'était jamais connue jusqu'à présent. Parfois elle se demandait -comment un fait banal, et très personnel en tout cas, un fait qui ne -touchait qu'une catégorie spéciale de ses propres sentiments, avait pu -transformer à ses yeux tout l'univers. Elle ne jugeait plus rien, même -les très petites choses, sans que ce fait et son influence vinssent -modifier le point de vue où, d'instinct naturel, son esprit se fût -placé. La faculté de puérile généralisation particulière aux femmes -lui faisait maintenant soupçonner dans tous les actes, dans toutes -les paroles de son mari quelque principe de trahison, et lui faisait -voir dans tous les maris des traîtres de la même espèce. Elle cessa de -plaindre M. Chambertier, et elle se mit à jouer la coquette avec cet -homme qui ne lui plaisait point, pour pouvoir se dire en elle-même: -«Et lui aussi, lui qui a la plus jolie femme que je connaisse, et -qui prétend l'aimer à l'adoration, à la souffrance, si je prononçais -seulement un mot, il me ferait la plus brûlante déclaration...» -Maintenant elle approuvait les excentricités de Gisèle. Quand Mervil -lui reprochait de ne plus pouvoir se passer de cette amie un peu -compromettante, Simone s'écriait: - -—En voilà une qui prend la vie du bon côté, et qui juge les hommes à -leur juste valeur! Ah! je voudrais bien avoir aussi peu de préjugés -qu'elle! - -Paradoxe qui lui attirait une riposte sévère, et parfois brutale, de -son mari. Le compositeur n'avait jamais de colères violentes, mais -des accès de nervosité froide, qui, dans les querelles de ménage, lui -faisaient parfois dépasser la mesure, sans lui laisser l'excuse de -l'emportement. Il prononçait alors de blessantes paroles, que Simone, -autrefois, lui pardonnait au premier baiser, mais qui, désormais, -portaient toutes, et laissaient de cuisantes cicatrices. - -C'est ainsi que la fêlure, fine comme celle dont parle le poète, -creusait en ce cœur de femme la «trace invisible et sûre» par où sa -tendresse, peu à peu, s'écoulerait jusqu'à la dernière goutte. Simone, -malgré ses boutades, malgré son scepticisme tout neuf, souffrait -profondément de cette meurtrissure cachée. Roger ne s'apercevait -de rien; ou, s'il entrevoyait quelque chose, il accablait soit de -sévérité, soit de ridicule, ce qu'il appelait, suivant le degré, du -«vague à l'âme», de «l'aigreur» ou des «crises de nerfs». Lui-même, le -plus nerveux des hommes, il se plaisait à reprocher aux femmes leurs -surexcitations ou leurs défaillances, et s'en prétendait à l'abri parce -qu'il manifestait les siennes autrement que par un flot de paroles -aiguës ou par des larmes. - -Petits travers, petites injustices, que la droiture de son cœur et le -prestige de son talent effaçaient jadis aux yeux amoureux de Simone, et -qui, maintenant, prenaient, pour cette même Simone, d'insupportables -proportions. Et cependant, jamais Roger n'avait autant apprécié la -douceur profonde de l'union, de l'intimité, de l'amitié conjugales. -Jamais il n'avait autant compris que toutes ses chances de bonheur -tenaient entre les petites mains de cette pure Simone en qui il croyait -de toutes les forces de son âme. L'écœurement de sa courte liaison avec -Netty Davidson le ramenait à sa femme avec une plus dévote tendresse. -Un infini soulagement lui vint bientôt lorsque cette fille, lasse de -ses inutiles efforts pour atteindre à la scène, consentit à suivre -en Amérique un Péruvien laid comme un chimpanzé, mais d'une richesse -invraisemblable. - -«A la bonne heure, m'en voilà débarrassé!» s'écria Mervil -intérieurement. «Ah! si jamais l'on m'y repince!...» - -Tel était le souvenir que Simone imaginait si plein d'ivresse, et dont -elle était jalouse, d'une jalousie sourde, qui ne guérissait pas, qui -ne s'effaçait pas, et qui, jour à jour, continuait à lui égratigner le -cœur, à lui empoisonner la vie. - -Si Mervil ne se doutait pas du secret travail qui changeait pour lui le -cœur de sa femme, quelqu'un s'en apercevait: c'était Jean d'Espayrac. - - * * * * * - -Un soir, tous trois causaient dans le fumoir du compositeur. Ils -avaient dîné ensemble, dans l'intimité, et la gouvernante anglaise -venait d'emmener Paulette. - -—Elle devient ravissante, ta fille, tu sais, Mervil, dit Jean—qui se -leva pour lancer dans le feu une cigarette inachevée. - -—Tu trouves? répliqua Roger. Pour moi, c'est un gamin. Je ne fais pas -plus attention à sa figure qu'à celle d'un garçon. Oui, c'est vrai, je -crois qu'elle ne sera pas mal. Elle a de beaux yeux. - -—Oh! les yeux... reprit Jean. Et le reste! Elle aura une grâce, un -brio!... On en sera fou, de cette petite-là. - -—Bah! dit Simone avec un soupir. Cela ne l'empêchera pas de souffrir -comme les autres, pauvre mignonne! - -—Souffrir? Et pourquoi? fit Mervil d'un ton de surprise bourrue. - -M. d'Espayrac ne s'étonna pas de l'exclamation de Simone. Elle révélait -un état d'âme qu'il pressentait trop bien depuis quelque temps. Mais -il se donna le plaisir de pousser un peu Mme Mervil, pour s'affirmer à -lui-même cet état d'âme, qui l'emplissait de vagues sympathies et de -précises espérances. Il prétendit que les hommes souffraient beaucoup -plus par les femmes que les femmes par les hommes. Sur ce texte, il -fit naître un de ces débats sans conclusion, qui amusent l'esprit en -irritant le cœur, et durant lesquels, sous la légèreté des phrases, on -sent gronder l'éternel conflit des sexes. - -—Comment!... dit Simone. Les hommes se réservent la liberté de nous -tromper. Ils vont parfois jusqu'à nous le dire. En tout cas ils ne -se cachent point d'avoir aimé souvent avant de nous épouser. Et vous -prétendez que c'est nous qui les faisons souffrir! - -Elle ajouta, non sans aigreur: - -—Les coquines qu'ils fréquentent, peut-être... Mais ça, c'est bien -fait! Ils n'ont que ce qu'ils méritent. Et puis, nous ne parlons pas de -ces créatures-là. Ce ne sont pas des femmes. - -—Et qu'est-ce que c'est donc? demanda Roger. - -Les yeux clairs de Simone le toisèrent sans qu'elle répondît. - -—Si ce ne sont pas des femmes, reprit Mervil, pourquoi vous en -montrez-vous toutes si férocement jalouses? - -—Jalouses! Ah! non, par exemple. Seulement nous méprisons les hommes -qui nous quittent, nous, pour aller se faire bafouer par ces espèces-là. - -—Oh! oh! ricana Mervil, ça se gâte. Mon pauvre Jean, nous allons en -entendre de dures. - -—Toi peut-être, dit Jean. Mais moi, je ne rentre pas dans cette -catégorie. Je suis de l'avis de Mme Mervil. Je n'apprécie guère ce que -mon épicier peut avoir pour la même somme que moi. - -—Bravo, monsieur! dit Simone avec un charmant sourire. - -—Voyez-vous le malin! s'écria Mervil. Tu es très fort, tu sais. - -—Non, ma parole! Je dis ce que je pense. - -Il se pencha vers le compositeur, prononçant à mi-voix, mais assez haut -pour être entendu de Mme Mervil: - -—Les promiscuités m'écœurent. Je ne voudrais pour rien au monde, par -exemple, me mettre dans une baignoire de ces établissements de bains -publics... - -Mervil eut un ricanement d'incrédulité. - -—Eh bien, et en voyage, comment fais-tu? - -—Je trouve partout un seau d'eau, et comme j'emporte une grosse -éponge... - -—Ah! oui, pour le bain... Mais... le reste? - -—Je m'en passe. Mais je voyage si peu, ajouta d'Espayrac. Les lits et -les tables de hasard n'ont, je l'avoue, aucun charme pour moi. - -Simone comprit fort bien ces phrases rapides, énoncées d'un ton à peine -assourdi. Les deux hommes, d'ailleurs, en avaient dit parfois de plus -fortes en sa présence, et elle ne s'effarouchait pas d'être traitée -un peu en camarade. Seulement, quand un sujet devenait scabreux, elle -s'abstenait de mettre son mot. Elle se taisait donc et regardait Jean. -Un immense plaisir lui venait de l'entendre exprimer des délicatesses -tellement rares chez un garçon de vingt-six ans. Elle ne doutait pas -qu'il ne fût sincère. Et il l'était en effet, surtout en ce moment. -Car on devient, à certaines heures, le personnage que l'on se croit. -Et Jean d'Espayrac n'éprouvait, en présence de Simone, que les plus -raffinés des sentiments dont il était capable. - -Mervil, qui, ce soir, n'avait aucune raison de poser, ni devant -lui-même, ni devant sa femme ou son ami, conservait le désavantage -d'une candeur légèrement cynique, et, en outre, ne résistait pas au -désir de taquiner Simone. Depuis quelques jours, il devenait agressif, -parce qu'il la sentait sourdement hostile. Il développa donc la théorie -qu'il savait la plus exaspérante pour elle. - -—Moi, dit-il, j'affirme que la trahison de l'homme n'est pas à comparer -à celle de la femme, ni dans le principe, ni dans les résultats. Un -mari peut adorer sa femme et s'oublier un soir dans une bonne fortune -de rencontre. Une femme, elle, ne se donne que lorsqu'elle aime, ou, -tout au moins, se persuade ensuite qu'elle est irrésistiblement éprise. -Pour se créer à elle-même une excuse, elle se crée une passion. Et -puis... il y a les conséquences. - -—Les conséquences! reprit vivement Simone. Oui... l'enfant. Et -encore... Ce ne sont pas les enfants qui compliquent beaucoup de -nos jours les situations amoureuses. Nous en avons si peu, des -enfants! Mais la trahison du mari n'a-t-elle pas de conséquences? Ne -peut-elle pas désillusionner la femme, la désespérer, la pousser aux -représailles, devenir pour elle un ferment de douleur, de dépravation -peut-être?... - -Mervil eut, de nouveau, son petit ricanement ironique. - -—Ma chère, quand la femme se venge en se dépravant, comme tu dis, -c'est qu'elle n'a pas eu le temps de commencer la première. Les femmes -sont des êtres inférieurs, qui suivent leur instinct sans se laisser -influencer par les raisonnements ni par les circonstances. Quand -l'instinct est bon, elles nous aiment et se résignent à ce qu'elles ne -sauraient empêcher. Quand l'instinct est mauvais, elles nous trompent, -et nous tromperaient quand même. J'ajoute que, généralement, en ce cas, -elles nous trompent d'autant plus qu'elles sont plus sûres de nous. -Nous ne gagnerions rien à leur être fidèles. - -—Vous l'entendez, monsieur d'Espayrac? dit Simone. - -Le ton de la jeune femme eût fait réfléchir un mari moins confiant -ou moins maladroit que Roger Mervil. Mais celui-ci, comme tant -d'autres,—comme tous les autres,—superposait à la personnalité de -sa compagne une créature de sa fabrication, dont il croyait si bien -connaître tous les ressorts qu'il en perdait la faculté d'observer -les plus fins changements d'intonation dans cette voix ou de nuance -sur cette physionomie. Roger ne vit donc pas que Simone était pâle -d'indignation, pâle jusqu'aux lèvres, et il ne perçut pas que la -frivolité railleuse qu'elle venait de mettre dans sa question sonnait -faux. - -Jean d'Espayrac—qui, pour être clairvoyant, possédait toutes les -raisons que le mari n'avait plus—éprouva jusqu'au fond de son être -la commotion de l'état nerveux qu'il découvrit chez Simone. La -trépidation contenue de colère secouant cette jolie femme qu'il avait -crue, jusqu'ici, plutôt inerte, indifférente, produisit, chez lui, -une commotion sensuelle, violente et aiguë comme un coup de fouet. -Brusquement il passa de la sentimentale attirance au désir passionné. -Cette frêle Parisienne blonde, ce «petit glaçon» des bonnes langues -mondaines, pouvait donc s'animer, vibrer ainsi? Parut-elle vraiment -différente d'elle-même ou ne fut-ce pas plutôt lui qui se découvrit au -cœur quelque chose de très inattendu? «Mais j'en suis fou!» pensa-t-il. -Et l'aveu, sans doute, passa dans ses yeux fixés sur elle, car Simone, -de blanche qu'elle était, devint toute rose, tandis que M. d'Espayrac -répondait simplement: - -—Ne croyez donc pas votre mari, madame. Il ne pense pas un mot de ce -qu'il dit. - -Un moment après, vers dix heures, le domestique apporta, pour M. -Mervil, quelques lettres sur un plateau. Roger demanda la permission de -les lire, et s'assit à une petite table, sous la lumière d'une lampe -minuscule, coiffée de son abat-jour en froufrou. - -—Faites faire du thé, dit Mme Mervil au domestique. Vous en prendrez, -n'est-ce pas, monsieur? ajouta-t-elle avec un regard vers Jean. - -—Oh! moi, madame, je n'ai pas d'objection. Mais si vous en faites -prendre à Mervil tous les soirs... - -—Il n'y a pas de danger! dit Simone. Nous prenons du tilleul, lui et -moi. - -—Eh bien, madame, je vous en prie, offrez-moi donc aussi du tilleul. -Ce ne sera pas la première fois que j'en prendrai. Le tilleul est à la -mode. - -—Ah! oui, reprit Simone, c'est la boisson qu'on sert à présent dans nos -salons de névrosés. - -—Moi, dit Mervil qui se levait, j'en bois pour tenir compagnie à cette -jeune dame. Je n'en ai pas besoin, mais elle!... Ah! d'Espayrac, -heureux garçon, vous n'êtes pas marié, vous ne savez pas ce que c'est -que les crises de nerfs. - -Il prononça _nerffes_. Décidément, ce soir, il semblait s'être proposé -la gageure de déplaire à Simone aussi parfaitement que possible. Il -fut le seul à rire de sa plaisanterie,—une vieille plaisanterie, bien -usée, mais qui lui servait toujours, avec quelque demi-douzaine du même -calibre, à se figurer, lui, ce rêveur, qu'il avait l'esprit facétieux. - -—Vous m'excusez? dit-il en prenant le bouton de la porte. Un mot -seulement à répondre tout de suite. Je monte et je redescends. - -Jean et Simone restèrent seuls. Certes, ce n'était pas la première -fois. Pourtant jamais ils n'avaient constaté entre eux cette gêne -singulière. Une minute se passa dans un silence de plus en plus -difficile à rompre. Et, peu à peu, ce silence prenait une signification -tellement nette qu'ils n'eussent plus osé se regarder. A la fin, M. -d'Espayrac, sans trop savoir ce qu'il disait, ni quel était l'à-propos -de la phrase qu'il allait prononcer, murmura d'une voix caressante: - -—Vous avez en moi le plus dévoué, le plus respectueux des amis. Le -croyez-vous, madame? - -—Oui, je le crois. - -Et, tout de suite, sentant la pente, le danger, avec ce besoin qui -harcèle toute femme de se justifier à elle-même ses propres sentiments, -elle expliqua: - -—J'ai tant de confiance en vous! Votre nature est si loyale, si -délicate! Ah! vous ne ressemblez pas aux autres hommes. - -—Non, c'est vrai, dit Jean, avec la meilleure foi du monde. Mais vous -non plus, vous n'êtes pas comme toutes les femmes. Je vous comprends si -bien! Je lis en vous, positivement. - -—Croyez-vous?... dit-elle avec un léger rire de coquetterie. - -—Oui... Tenez,—il baissa encore la voix,—on vous a fait de la peine -tout à l'heure. - -Les fines lèvres de Simone se plissèrent dédaigneusement: - -—Ne parlons pas de cela. Non... On ne m'en a pas fait. On ne peut plus -m'en faire. - -—Cependant, reprit d'Espayrac dans un suprême effort de loyauté -défaillante, je crois qu'il ne pense pas ce qu'il dit. Ce sont des -paradoxes. - -—Des paradoxes qu'il met en pratique, s'écria vivement Simone, avec un -scintillement dans ses beaux grands yeux clairs. - -D'Espayrac s'en doutait un peu. Il avait l'excuse de croire son ami -plus coupable envers Simone que Roger ne l'était en réalité. En tout -cas, il ne le défendit point. - -Le domestique entra presque aussitôt, pour apporter le plateau chargé -des trois tasses et de la petite théière d'argent pleine de tilleul. Il -les déposa sur un guéridon japonais, puis il sortit. - -Jean s'était levé, durant cette interruption. Il avait fait quelques -pas, puis, sentant le regard de Simone qui le suivait, il avait tourné -le sien vers elle. Leurs yeux s'étaient longuement rencontrés. - -Quand le valet eut quitté la chambre, M. d'Espayrac s'assit sur un pouf -bas, beaucoup plus près de Simone qu'il n'était tout à l'heure. - -—Alors, dit-il, c'est bien vrai que vous avez confiance en moi? - -Un de ses genoux toucha le tapis; il allait prendre la main de la jeune -femme. - -Mais elle le repoussa vivement, et d'un élan souple et prompt fut -devant la table à thé. - -Le bouton de la porte tournait tout à coup. Roger Mervil rentra dans le -petit salon. - - - - -VI - - -Maintenant, chaque jour, à toute heure, Jean d'Espayrac enveloppait -Simone Mervil d'une atmosphère de passion. Même lorsqu'il n'était -pas là—et c'était rare, tant il trouvait dans sa collaboration avec -le musicien de prétextes pour accourir—elle sentait autour de sa -personne le magnétisme de ce désir, que nulle déclaration ne précisait -encore. Pour elle, tout en trouvant une perverse douceur à se laisser -entraîner par le vertige, elle ne pouvait se persuader qu'elle aimait. -Le sentiment qui dominait dans son cœur, c'était un regret, très âpre -et très vague à la fois. Que regrettait-elle? Peut-être une illusion. -Son âme pleurait ce rêve de la vie qu'elle avait conçu à vingt ans: cet -unique amour, toujours aussi doux, toujours aussi fort, dans lequel -jamais ne se serait glissé ni trahison ni lassitude. Aimer Roger, -n'aimer que lui, l'aimer encore, et surtout se sentir adorée par lui! -Quelquefois elle se reprenait à ce bonheur jadis si précieux; elle s'y -rattachait désespérément; elle voulait croire qu'il ne tenait qu'à elle -de le recommencer. Dans ces instants-là, elle prenait en grippe le -beau Jean d'Espayrac; elle se disait en le regardant, en l'écoutant: -«Pauvre garçon, tu prétends le remplacer dans mon cœur! Mais tu ne sais -donc pas que c'est impossible!... Mais tu ne lui vas pas à la cheville -à ce grand artiste. Mais tu ne sais pas que je donnerais cent fois -ta vie pour une heure de la sienne!...» Et dans ces instants-là, si -Roger avait pris la peine de revenir aux enfantillages des premières -tendresses, de griser un peu cette imagination avide d'amoureux -aliments, s'il avait paré de quelques coquetteries les monotones -intimités conjugales, Simone se fût rattachée éperdument à lui, eût -oublié ses jalousies, ses plaies d'orgueil, ses tentations, eût oublié -même Netty Davidson. - -Mais, précisément, Roger Mervil tournait contre lui-même, sans en avoir -conscience, les armes qui lui eussent permis de reconquérir sa femme. -Dans les heures où il aurait pu être l'amant, il faisait voir tellement -qu'il était le mari—par l'identité de ses gestes, la sécurité de ses -droits, la complète omission de toute câlinerie superflue—que Simone -était plus profondément découragée par ses caresses qu'elle ne l'eût -été par son indifférence. Et toujours, en elle, revenait la pensée: -«Il n'était pas comme ça auprès de l'autre!» avec tout le cortège des -irritantes réflexions, des exaspérantes images. Elle finissait par se -dire: «Si je le trompais, je me sentirais tellement coupable envers -lui, que je perdrais la cuisante impression de ses propres torts. Oui, -vraiment, j'aimerais mieux souffrir de ma trahison que de la sienne!» - - * * * * * - -Au mois de février, les Chambertier donnèrent un bal. Simone dansa le -cotillon avec Jean d'Espayrac. Ce cotillon dura près de deux heures. -Le conducteur—qui, naturellement, dansait avec Gisèle—multiplia les -figures et en produisit d'inédites. Les accessoires, fort nombreux, -étaient tous des objets d'un certain prix. On s'amusait fort. Ni la -jeunesse, ni la gaieté, ni la beauté ne manquaient. La richesse du -cadre, les vastes perspectives des salons et de la serre, la profusion -des lumières et des fleurs, flattaient la vanité des trois à quatre -cents personnes qui pourraient dire demain: «Nous y étions.» C'était, -comme les journaux mondains l'enregistrèrent, «une soirée tout à fait -réussie». - -Dans la vie de Simone, elle devait marquer, cette soirée, comme un -instant décisif. La jeune femme y goûta l'une de ces rares ivresses -durant lesquelles—coupable ou non—l'âme voit resplendir un éclair -de bonheur humain. Au milieu de ce bal, dans sa légère et radieuse -toilette, où elle se sentait si jolie, assise tout à côté de cet homme -frémissant d'amour, qui, de temps à autre, et suivant les caprices des -figures, l'étreignait et l'emportait, avec un soupir contenu de passion -à bout de force, Mme Mervil subit un entraînement qu'elle n'avait -jamais éprouvé, chez elle, seule avec Jean, durant leurs plus intimes, -leurs plus dangereuses causeries. Le jeune homme, ici, ne parlait point -ou parlait peu. Soucieux de ne pas compromettre sa danseuse, il évitait -même de la regarder longtemps de suite, pour rester maître de lui-même -et de l'expression de ses yeux. Pourtant jamais sa passion ne fut plus -éloquente. Il est vrai qu'elle atteignait son paroxysme à sentir que -Simone vibrait jusqu'à défaillir. En ce moment, M. d'Espayrac aimait -comme il n'avait pas encore aimé. Nulle hésitation ne faisait plus -flotter sa sentimentalité ou son désir de Gisèle à Simone, et de Simone -à Gisèle. La grâce énigmatique et voluptueuse de Mme Chambertier ne -disait plus rien, même à ses sens. «Celle-là,» pensait-il, «eût été -d'une conquête trop facile, et, par cela même, peu souhaitable.» Mais -les luttes qu'il avait pressenties chez Mme Mervil, les scrupules -délicats de cette petite âme sans hardiesse, lui prenaient le cœur -d'une séduction infiniment douce, d'un attendrissement dont il ne se -fût point cru capable, et dont il lui savait gré. - -Toutefois le matérialisme de ses vingt-six ans ne lui permettait point -un plus long stage dans ces régions de platonique tendresse. - -«Si je n'obtiens pas un rendez-vous ce soir,» se disait-il encore, «je -perdrai la meilleure occasion que j'aurai peut-être jamais.» - -Pourtant, même ce soir, il n'osait rien brusquer. Le respect où le -maintenaient les clairs yeux de Simone, même quand ces beaux yeux -s'embrumaient de langueur, avait encore pour M. d'Espayrac un charme -qu'il ne pouvait rompre. - -Un hasard le servit. Roger Mervil avait quitté le bal, où il -s'ennuyait, promettant à Simone qu'il reviendrait à trois heures du -matin, pour le souper, et qu'il la ramènerait à la maison. «Je vais -corriger des épreuves pressées,» lui avait-il dit. «Et, en même temps, -je verrai comment va Paulette. Elle s'est couchée, tu sais, avec un peu -de fièvre.» - -Or, comme le cotillon venait de finir, on vit M. Chambertier traverser -les salons avec un air inquiet. - -—Je cherche Mme Mervil. Où est donc Mme Mervil? - -Elle était encore au bras de Jean. Tous deux choisissaient leurs places -à l'une des petites tables du souper, riant et faisant signe de loin à -leurs partenaires. - -—Chère madame... D'abord n'ayez pas peur... Il n'y a rien du tout. -Mervil vient de me téléphoner. Votre fillette a seulement un peu plus -de fièvre, et il a jugé prudent d'appeler le médecin... Il l'attend -et ne veut pas quitter... Je viens de lui dire que je vous ramènerai -moi-même... - -—Ah! mon Dieu! s'écria Simone. - -Elle avait quitté le bras de Jean et s'élançait dans la direction du -vestiaire. - -Les deux hommes la suivirent. Chambertier la rassurait. - -—Mervil dit que ce n'est rien, que vous ne partiez même pas avant le -souper. - -Mais Simone, toute pâle, secouée d'un tremblement, ne l'écoutait -seulement pas. Ses mains agitées ne pouvaient nouer les rubans de sa -sortie de bal. M. d'Espayrac, très grave, très tendre, l'habillait -comme une enfant, la forçait à s'envelopper la tête dans son grand -voile d'Alençon. - -—Ne vous faites pas tant de mal, murmura-t-il. Nous allons y être tout -de suite. - -En même temps, il tendait le bras à un valet, qui lui passa sa pelisse. - -—Alors, dit Chambertier, c'est vous, monsieur d'Espayrac, qui -reconduisez Mme Mervil?... Moi, je ne peux pas quitter avant le -souper... Je suis désolé, chère madame... Ah! quel contretemps! Gisèle -va être aux cent coups!... - -Déjà Simone courait sur le perron. - -—Un fiacre! dit-elle. Ma voiture ne devait venir qu'à quatre heures. - -—La mienne est là, fit d'Espayrac. Rue Ampère, dit-il à son cocher. Et -vite, n'est-ce pas? - -Quand il fut près d'elle, dans le coupé,—tout près d'elle, tout seul -avec elle, et pour de si courtes minutes,—il ne put pas se contenir, il -la prit tout de suite dans ses bras, mais avec une pitié câline, comme -une petite fille affligée. - -—Ma chérie!... prononça-t-il tout bas. Ma pauvre chérie, comme elle -tremble!... - -Simone, sans résister, cacha sa figure contre l'épaule du jeune homme. -Un long sanglot l'ébranla tout entière. - -—Ah! je suis punie, gémit-elle. Ah! je suis bien punie!... - -—Punie?... De quoi punie?... demanda Jean contre la joue de Simone, et -si près, que chaque syllabe y posa une imperceptible caresse. - -—Vous le savez bien... murmura-t-elle. - -Il la serra contre lui, violemment, éperdument, jusqu'à la meurtrir de -ses bras forts. - -—Ah! Simone, Simone... Vous m'aimez donc?... Vous m'aim... - -Il s'arrêta, comme suffoqué par une joie trop soudaine... Et il la -serrait toujours, l'affolant, la brisant, la désarmant par cette -étreinte farouche, silencieuse. - -Simone, en ses rêves les plus hardis, n'avait point prévu pareille -sensation, si tragique et si douce. Était-ce un paroxysme d'angoisse -ou un paroxysme de délices? La souffrance l'emportait peut-être, car -elle eût voulu gémir et mourir... Et cependant... Comment avait-elle pu -douter qu'elle l'adorait, cet homme, dont un seul geste la plongeait en -une telle intensité d'extase? - -Ses lèvres haletantes, enfouies dans la fourrure de Jean, voulurent -chercher un peu d'air. Elle tourna la tête, les yeux clos. Mais quand -tout à coup elle sentit sa bouche prise par deux lèvres ardentes, elle -eut un cri, une révolte, un recul... - -—Oh! non... Oh! Jean... Laissez-moi... Je vous aime... Je suis folle... -Ayez pitié de moi!... Et Paulette... Oh! ma pauvre petite Paulette! - -Il lui semblait qu'elle allait porter malheur à son enfant. Cette -superstition lui rendit de la force. Elle se rejeta dans le coin du -coupé. M. d'Espayrac n'insista pas, ne la rassura pas, ne prononça pas -un seul mot. Il prit seulement la main de Simone, et posa sur cette -main, encore gantée du long gant de bal, un baiser plein de lenteur, -un baiser qui disait sa soumission et sa reconnaissance. Puis il garda -cette petite main dans la sienne, jusqu'à ce que la voiture s'arrêtât -devant la maison des Mervil. - -—Allumez dans le petit salon pour M. d'Espayrac, cria Simone, en -s'élançant dans l'escalier vers la chambre de sa fille. - -—C'est inutile, dit d'Espayrac au valet de chambre. J'attends seulement -des nouvelles, et je repars tout de suite. - -Un instant après, Mervil descendait vers son ami. - -—Eh bien?... demanda le poète, un peu gêné de sentir combien il aimait -toujours cet homme dont il allait prendre la femme. - -—Rien, rien du tout, heureusement, dit le compositeur, du moins rien de -ce que je craignais. - -—Qu'est-ce que tu pensais donc? - -—Ah! mon cher, si tu savais! Le croup, rien que cela... J'ai eu une -peur! Elle se plaignait d'une gêne dans la gorge... - -—Est-ce qu'elle n'a pas passé l'âge du croup? Elle a huit ans, Paulette. - -—Il n'y a pas d'âge. On l'attrape toujours. Ah! puis, tu sais, quand -on a peur... Mais j'oublie de te remercier... Tu as lâché ton bal pour -ramener Simone, tu es accouru tout de suite... C'est gentil comme tout -de ta part! Et je suis sûr que tu nous as sacrifié quelque flirtation. - -—Mais non, mais non, dit Jean, qui se sentit rougir. C'était tout -naturel. Allons, eh bien, mon vieux, j'espère que ça ira bien. A un de -ces jours. Au revoir. - - * * * * * - -Quand Mervil remonta, il fut surpris de trouver Paulette en larmes, -et Simone, qui, debout près du petit lit, toute droite et très pâle, -regardait pleurer l'enfant sans essayer de la consoler. - -—Mais qu'est-ce qu'elle a? dit-il. Elle va se faire du mal. Qu'est-ce -que tu lui as dit? - -—Moi?... Rien, fit Simone d'un air sombre. Tu as bien vu tout à l'heure -qu'elle a fondu en larmes dès que je suis entrée. - -—Comment! elle pleure ainsi depuis ce moment-là? Mais qu'est-ce que -cela veut dire? Qu'est-ce que tu as, ma petite Paulette? Voyons, dis-le -à ton petit père?... - -Mervil se penchait sur le lit, entourait de ses bras le buste de sa -fillette, écartait les menottes qui s'obstinaient devant le visage -fiévreux, devant les yeux rougis. - -—Qu'est-ce que tu as, ma mignonne? Souffres-tu? - -—Elle n'a pas voulu me répondre, dit Simone avec des lèvres qui se -convulsaient d'effroi et de chagrin. - -—Pourquoi, dit le père, n'as-tu pas voulu répondre à ta petite maman? - -L'enfant, d'un ton farouche et bas, prononça: - -—Elle ne m'aime plus. Depuis ce soir, elle ne m'aime plus. - -—Oh! Paulette... murmura la mère. - -Et, croyant distinguer dans les paroles de sa fille un pressentiment, -un avertissement, une leçon, Simone, la chair encore tout affolée des -caresses de Jean, le cœur déchiré de tristesse, se mit à genoux près -du petit lit de Paulette, et, à son tour, pleura comme elle, à grands -sanglots enfantins, avec cette plainte si spontanée des femmes: «Oh! -que je voudrais donc mourir!...» - -Un instant après, toutes deux, rapprochées par le père, mêlaient leurs -baisers et leurs larmes. Et Paulette, murmurant alors son chagrin -d'enfant jalouse, trop sensible, disait à l'oreille de Simone: - -—Tu n'iras plus danser quand je serai malade? Tu n'aimeras personne, -jamais, plus que moi?... Bien vrai, dis, personne?... - -—Non, non... balbutiait la mère. - -Alors Roger mêlait leurs mains dans les siennes, les embrassait -ensemble... Tandis que, dans l'océan de détresse où chavirait et -s'enfonçait la frêle petite âme instinctive de Simone, parmi le dégoût -d'elle-même, la crainte superstitieuse, le remords, la tendresse -vraie pour ces deux êtres,—son mari, sa fille,—surgissait en elle un -sentiment qu'elle ne s'avouait pas, mais qui cependant dominait tous -les autres: la joie d'avoir été tenue dans les bras de Jean d'Espayrac, -de l'avoir entendu gémir d'amour, d'avoir senti contre sa bouche cette -bouche qui était celle de Jean, d'avoir meurtri son cœur sur ce cœur -d'homme. Et la pensée qu'elle avait commis une effrayante chose lui -faisait paraître son péché plus délicieux encore. - -«Mais,» se disait-elle, «pour moins que cela je mépriserais une autre -femme, je verrais en elle un monstre... Est-ce moi? Est-ce moi?... -Est-ce possible?» - -Elle ne se reconnaissait pas. - - - - -VII - - -La sensation véritablement inouïe qui avait failli faire évanouir -Simone sur la poitrine de Jean la première fois qu'il l'avait prise -dans ses bras et qu'il lui avait baisé les lèvres, ne devait jamais -plus soulever l'âme de la jeune femme à de pareilles hauteurs -d'extase. Elle ne devait plus connaître, du moins à un tel paroxysme -d'intensité, cette angoissante joie. Plus tard, toutes les fois qu'ils -s'étreignirent, la mémoire dut jouer son rôle, et Simone, pour se -griser tout à fait, eut besoin de faire surgir dans sa chair et dans -son cœur la réminiscence de cette unique minute. Les femmes chez qui -l'imagination est plus puissante que les sens et plus active que la -tendresse ont de ces déboires en amour. Elles se donnent dans un -moment d'incomparable exaltation, et toutes les réalités ensuite leur -semblent pâles auprès de cette heure d'éblouissement qui ne peut pas se -prolonger, et qui ne saurait revenir. - -La seconde fois que Simone Mervil revit M. d'Espayrac en tête-à-tête, -ce fut encore presque involontairement. Elle se refusait toujours à -un rendez-vous précis, que, cependant, la fièvre de son souvenir lui -faisait ardemment désirer. Mais elle ne put s'empêcher de lui donner à -entendre qu'elle allait souvent seule à Bellevue, visiter un asile de -petits enfants—ce qu'elle appelait une _pouponnière_—œuvre de charité -dont elle était sous-directrice. «Je prends le train de Ceinture, -tout près de chez moi, à Courcelles, et je change à la station -d'Ouest-Ceinture.» - -—Quand irez-vous? dit-il tout bas, avec une intonation suppliante. - -—Jeudi, par le train qui part de la gare Montparnasse à trois heures. - -Jean ne dit rien, mais il prit ce train, à la gare Montparnasse. Et, à -la correspondance de la Ceinture, il vit sur le quai Mme Mervil, qui -cherchait des yeux la place qu'elle choisirait dans un compartiment. - -Il était seul dans le sien. Il ouvrit la portière. Elle y monta tout de -suite. - -Lui, resta un instant la tête penchée au dehors pour empêcher -l'intrusion d'autres personnes. Puis, quand le train s'ébranla, il -se tourna et la vit, blottie à l'angle opposé, plus jolie, d'une -joliesse plus fine que jamais dans sa toilette simple, avec sa -jaquette d'astrakan et son tour de cou formé d'une soyeuse dépouille -de zibeline, dont la tête aiguë et les minces pattes pendaient sous le -frais menton, si délicatement dessiné, de la jeune femme. - -Et Simone avait dans les yeux cette gaieté, cette griserie, ce -charmant émoi de l'escapade, qui, pour beaucoup de Parisiennes, est le -principal attrait de l'adultère. Se réveiller le matin avec l'amusante -perspective du rendez-vous, qui rompt l'ennui des occupations -habituelles et le cours des fastidieuses visites; guetter l'heure, -choisir la toilette que l'on va mettre, en combiner perversement les -plus intimes détails; puis exécuter de savantes manœuvres, éloigner -sa voiture, monter en fiacre; avoir ensuite le plaisir de trembler un -peu, et aussi celui de mentir à la perfection,—n'y a-t-il pas à toutes -ces choses, pour une puérile petite créature qui, naguère encore, -volait des fruits verts dans le verger de son couvent, une saveur -d'espièglerie qui tente la plus vertueuse? - -Ce n'étaient pas des remords qu'en ce moment éprouvait Simone. C'était -une curiosité un peu anxieuse mais douce étrangement,—la curiosité de -ce que cet homme allait lui dire. Puis, au fond de tout cela, c'était -l'intime stupeur de trouver sa conscience muette. Nulle sensation -torturante d'indigne culpabilité. Comment cela était-il possible?... -Devait-elle donc se croire un monstre, une femme bien pire que les -autres? - -Le train maintenant filait entre les jardins des fleuristes, les champs -de roses que l'on cultive autour de Clamart, et que l'hiver faisait -nus sous le poudroiement grisâtre d'une impalpable brume. Les petits -carreaux des nombreux châssis, les rangs pressés des cloches en verre, -alternaient avec le sol brun, à l'intérieur des enclos dépouillés. -Les routes blanches tournaient, désertes. Les maisonnettes closes -semblaient abriter des sommeils sans rêves. Un ciel immobile et gris se -suspendait au-dessus de l'immobile paysage. - -M. d'Espayrac s'était agenouillé devant Simone; de ses deux bras passés -autour de la souple taille, il inclinait vers lui la jeune femme, et il -murmurait des paroles passionnées: - -—Vous m'aimez un peu?... demanda-t-il après les litanies de sa propre -adoration. - -Devant l'imperceptible mouvement négatif de la blonde tête, il ajouta, -suppliant: - -—Ah! répétez-le donc... Car vous me l'avez dit... Oui, vous me l'avez -dit, l'autre soir, en voiture. Ne vous le rappelez-vous pas? - -—O mon ami! dit Simone en un dernier effort de résistance, puisque vous -le savez, ne me demandez pas de vous le dire. J'ai tellement confiance -en vous, Jean! Vous serez fort pour nous deux, n'est-ce pas? - -—Non, murmura-t-il en laissant tomber sa tête sur les genoux de la -jeune femme, je ne veux pas être fort... Je ne peux plus l'être... Je... - -Un coup de sifflet du train, les freins qui se serrent, les roues -qui crient... Et Jean et Simone se retrouvèrent assis l'un à côté -de l'autre, corrects en apparence, mais tremblants à entendre les -battements de leur cœur, et se meurtrissant encore les doigts d'une -étreinte violente et vivement dénouée. - -Un vieux monsieur et une vieille dame montèrent. Le vieux monsieur -déploya son journal; mais la vieille dame dévisagea obstinément et -avec une rogue expression de blâme ce beau couple jeune,—trop jeune et -trop beau pour ne pas être évidemment bien coupable aux yeux d'une si -vieille dame. - -Simone se sentait rougir. Elle dit à Jean, tout bas: - -—Si quelqu'un de notre connaissance était monté, qu'aurions-nous dit? - -—Bah! fit d'Espayrac. Nous nous sommes rencontrés, voilà tout. Vous -allez à votre pouponnière. Moi je vais à Meudon voir le notaire d'un de -mes amis, à propos d'une maison de campagne qu'il a là-bas, et qu'il -veut faire vendre. Cet ami est au Tonkin. - -—Mais... la maison existe?... demanda naïvement Simone. - -—Comment, certes, elle existe! Et l'ami et le notaire, et même le -Tonkin, fit d'Espayrac avec son joyeux sourire. Vous la verrez, la -maison, si vous voulez. Nous la visiterons ensemble. Peut-être qu'elle -vous tentera. Je cherche un acquéreur. - -Simone rougit plus fort. - -—Oh! pas aujourd'hui, je n'aurai pas le temps. Ma visite sera longue... -Vous savez, c'est moi qui fais tout à cette pouponnière. La directrice -de l'œuvre n'est là que pour son nom. Quant aux dames patronnesses, -chacune y va peut-être une fois par an... - -Jean souriait de nouveau, à voir le petit air grave, entendu, de cette -frimousse blonde. - -—Comme je vous aime, oh! comme je vous aime!... prononça-t-il si bas -que Simone distingua le mouvement des mots sur ses lèvres plutôt -qu'elle n'en entendit le son. - -Voyant, que, pour aujourd'hui, l'histoire de la maison ne prendrait -pas, bien qu'il eût réellement dans sa poche les clefs d'une villa -inoccupée, M. d'Espayrac proposa à Simone de le rejoindre au rond-point -de l'avenue Mélanie, en sortant de la pouponnière. Ils feraient un tour -dans les bois. - -—C'est si joli, si mélancolique, les bois en hiver, assura-t-il. - -—Soit, dit Simone, qui ajouta—toujours par sa tendance féminine à tout -expliquer en dehors de la raison sincère:—Cela changera l'air que je -pourrai rapporter à la maison. J'ai toujours peur pour Paulette de -quelque contagion, quand je reviens de voir tous ces petits. - -Une heure et demie plus tard, Jean et Simone marchaient lentement, -serrés l'un contre l'autre, et troublés jusqu'au fond de l'être, dans -la solitude infinie des bois, du crépuscule et de l'hiver. Un air vif -rosait leur visage, avivait la brûlure de leur sang. La tristesse des -taillis, les crêpes violets qui flottaient vers les profonds lointains, -les âpres senteurs des feuilles achevant de mourir par milliers dans -l'humidité du sol, prêtaient à la démence de leurs cœurs une atmosphère -de solennité qui les charmait. Derrière le lacis noir des branches, un -rouge soleil se couchait en des flaques et des éclaboussures de sang. -Le long des étroits sentiers, nul bruit ne se faisait entendre, hors -parfois le cri d'une corneille ou la fuite lourde d'un crapaud parmi -les ramilles desséchées des bruyères. - -Jean et Simone avançaient à petits pas, ne trouvant que peu de chose -à se dire. Pour la première fois, Mme Mervil pressentait que non -seulement la chute était inévitable, mais que cette chute était -le nœud suprême de son fragile roman, et qu'au delà il n'y aurait -rien. Seule avec cet homme qu'un instant elle avait cru aimer, elle -s'apercevait, non sans un secret malaise, que rien de son âme n'irait -spontanément à lui, et que rien de la sienne, à lui, ne viendrait -spontanément à elle, par ces mille phrases si faciles à ceux qui -pensent en commun. Tous deux ne prononçaient que des banalités -semblables à celles qu'ils échangeaient en leurs visites chez des -tiers. Même ils se sentaient moins familiers ensemble que lorsque, à -table avec Roger, tous trois causaient d'art ou ébauchaient des projets -de pièces. Car, en effet, cette demi-intimité de tous les jours n'ayant -sa raison d'être que dans les travaux et la personnalité du mari, -devenait une gêne plutôt qu'un lien dans leur tête-à-tête amoureux. -Leur délicatesse, à l'un et à l'autre, les retenait d'aborder les -sujets qui eussent évoqué trop distinctement l'image de l'époux et -de l'ami trompé. Or tous ceux par lesquels, jusqu'ici, leurs esprits -s'étaient rencontrés, ne leur venaient que par Mervil. En dehors de -lui, ils ne se connaissaient plus. Avec étonnement ils se constataient -étrangers l'un pour l'autre. Simone seule en conçut une impression -de souffrance, un effroi devant l'inconnu de cette âme d'homme, qui, -peut-être, aurait désormais le pouvoir de la rendre affreusement -malheureuse. - -«Il est bien jeune!» songeait-elle. «A-t-il eu déjà beaucoup de -maîtresses?... Que pense-t-il de moi? Ah! si je n'allais être pour lui -qu'un caprice!...» - -Cette femme qui, tout à l'heure, se suggérait en vain des remords, -commençait à se sentir le cœur piqué par la pointe du premier regret. - -Mais Jean la serrait à présent plus étroitement contre lui. Puis, tout -à coup, il l'entraîna dans la direction de Meudon, marchant si vite que -Simone dut demander grâce. - -—Où allez-vous donc? dit-elle. Craignez-vous que nous manquions le -train? - -Alors il la supplia de venir voir cette maison dont il lui avait parlé. -C'était une villa tout à fait à l'écart. Il en avait toutes les clefs; -il la ferait entrer par la petite porte du jardin; le concierge ne la -verrait pas. - -Simone se révolta, elle dit non pour aujourd'hui, non pour toujours. -Oh! jamais... Puis, devant le désespoir de Jean, elle finit par le -supplier d'être raisonnable, de considérer combien il était tard... -Près de six heures! Il faisait tout à fait noir maintenant. Même en se -dépêchant, elle ne serait pas de retour avant sept heures et demie. - -—Eh bien, alors, la prochaine fois?... dit-il. Promettez-moi! Si vous -saviez comme je serai sage! Nous causerons, comme ici... Seulement -vous ne serez pas exposée à l'humidité de ces bois, au hasard d'une -rencontre. - -—Mais, dit Simone, cette maison n'est pas à vous. - -—Oh! c'est tout comme, s'écria d'Espayrac. Et il y a une petite pièce -gentille, que je ferai arranger exprès pour nous. Il y aura des fleurs, -et un grand feu. Ce sera plus gai qu'ici, voyez-vous, ajouta-t-il en -jetant un coup d'œil en arrière vers la nuit lugubre de la forêt.—Et il -y aura les bonbons que vous aimez... Ce sera si gentil! nous ferons la -dînette. - -Il riait, en la câlinant, de ce beau rire sensuel et doux, qui mettait -tant de séduction sur sa bouche et dans ses yeux, et qui, lorsqu'il -éclatait en fanfares de gaieté, sonnait si contagieux et si clair. -«Si les oiseaux riaient,» disait quelquefois Mervil, «ils riraient -comme d'Espayrac.» Le musicien s'était même amusé à noter, dans un ton -mineur, la mélodie de ce rire, pour en faire un _leit-motiv_ à la scène -de la récréation, dans le collège de jeunes filles emprunté à Tennyson -par le _Roman de la Princesse_. - -Depuis, quand d'Espayrac riait, les trilles des compagnes d'_Ida_ -chantaient dans la mémoire de Simone, et elle fredonnait l'air à -l'unisson. Elle ne put s'empêcher de le faire encore ce soir, captivée -de nouveau par ce côté d'insouciance et d'espièglerie dans la faute, -qui semblait mettre en liberté sa jeunesse, et qui donnait, à cette -correcte mondaine mariée à un homme grave, des envies de bondir, -de sauter, de jouer à courir et de faire des niches. Déjà, elle ne -refusait plus que pour la forme et par un suprême instinct de pudeur le -rendez-vous que lui proposait Jean. Eût-elle été moins entraînée vers -la personne de M. d'Espayrac, que l'effrayante et délicieuse séduction -de cette chose—le premier rendez-vous pour une femme honnête—eût -irrésistiblement tenté sa curiosité de fille d'Ève. Se dire plus -tard, au théâtre, devant les scènes scabreuses, ou bien au passage -le plus passionné d'un roman: «Moi aussi, j'ai eu un rendez-vous,» -et dissimuler sous l'éventail ou le mouchoir un énigmatique sourire; -mettre dans sa vie un troublant souvenir, qui suffirait—croyait-elle—à -satisfaire ce chatouillant besoin de romanesque dont la littérature, -à Paris plus que partout ailleurs, irrite le cœur des femmes,—voilà -les inconscients ressorts qui, parmi les mille contingences d'une -irréparable démarche, n'étaient pas les moins actifs ni les moins -déterminants. - -«Après tout,» pensait Simone, «peut-être parle-t-il avec sincérité -quand il me promet une soumission absolue. Peut-être, en le raisonnant, -lui ferai-je admettre la supériorité d'un amour qui ne dépasserait pas -les baisers sur les lèvres. Non, certes, ce n'est point pour me donner -à lui que j'irai le voir dans cette chambre, où ce sera si amusant -de bavarder au coin du feu, et de le gronder très fort s'il devient -entreprenant. Puisque je n'ai pas l'intention de mal faire, pourquoi -n'irais-je pas? D'ailleurs que penserait-il de moi si je lui cédais -si vite? Je suis bien sûre que cette considération me rendra féroce, -m'empêchera de m'attendrir. Je ne sais pas si je lui appartiendrai -jamais complètement. J'en doute fort. Mais ce dont je suis tout à fait -sûre, par exemple, c'est que je le ferai languir longtemps.» - -—Alors vous viendrez, Simone? Vous me le jurez, répétait Jean d'une -voix tremblante. Oh! je ne sais pas ce que je ferais si vous me donniez -un tel espoir pour ne pas le réaliser! Et... dites?... ce jour-là, -vous n'irez pas à votre pouponnière?... Vous m'accorderez toute votre -après-midi? - - * * * * * - -La semaine suivante, un soir, vers six heures, Simone Mervil reprenait -le train pour Paris à la station de Meudon. Elle rentrait. Quand elle -monta dans le compartiment, la chaleur des bouillottes et la clarté du -gaz contrastèrent avec la froide campagne noire où des flocons de neige -voltigeaient. Elle se pelotonna dans un coin, toute frissonnante, la -voilette baissée, les mains blotties dans le manchon. Il y avait deux -autres voyageuses. Elle ne les regarda point. Elle détourna les yeux de -la lumière et les fixa sur la vitre à côté d'elle. La nuit extérieure -faisait de cette vitre un vague miroir. Elle y revit, plus terne, le -banal décor des coussins gris, avec leurs capitons réguliers et leurs -accoudoirs de cuir. Elle s'y aperçut elle-même, en profil de corps très -net, avec un obscur visage où elle ne distinguait que les yeux. Et elle -s'acharnait à regarder ces yeux pâles, deux étranges taches de lueur -vivante, dans ce fantôme assis à côté d'elle et qui était le reflet de -sa personne. A la fin, de s'obstiner ainsi ses prunelles se lassèrent; -un picotement lui fit battre les cils; et elle s'étonna lorsque ses -paupières, en s'abaissant, chassèrent sur ses joues deux larmes -froides. Un long frisson douloureux la traversa, hérissant les frisures -légères de sa nuque. - -«Mais qu'est-ce que j'éprouve donc au juste?» se dit-elle. - -Car, à l'instant même, en considérant son âme triste dans le spectre de -son regard, elle ne s'était pas aperçue qu'elle pleurait. - -Depuis deux heures elle était la maîtresse de M. d'Espayrac. - - - - -VIII - - -Un soir, Simone venait d'embrasser dans son lit la petite Paulette. -Elle était montée un peu tard, et l'enfant, par extraordinaire, s'était -endormie sans attendre la maternelle caresse. La porte était ouverte -sur la chambre de miss Mary, et l'Anglaise elle-même avait déjà éteint -sa lumière. Simone, à la clarté de la veilleuse, regarda sa fille. -«Comme elle est jolie!» pensa-t-elle, «Comme elle sera aimée!» - -Puis, avec ce retour étonné sur elle-même qu'elle faisait de plus en -plus fréquemment depuis quelques semaines, elle chercha dans son propre -cœur les sentiments singuliers que doit éprouver devant le sommeil pur -de sa fille une mère qui a un amant. Elle ne les y trouva pas; et, dans -la surprise de se découvrir si peu différente de son ancien elle-même, -Simone se condamnait au plus dur effort d'imagination pour se persuader -qu'elle avait vraiment accompli la chose irréparable. Ce qu'elle -rencontrait en elle ne ressemblait en rien aux catégories de pensées -que lui suggérait autrefois, objectivement, et par rapport à d'autres -femmes, l'idée de l'adultère. Elle s'était représenté des joies -délirantes suivies d'affreux remords. Elle n'avait pas goûté les joies -et elle n'éprouvait pas les remords. Des journées d'excitation, des -heures de désappointement et des minutes de dégoût: voilà ce qu'elle -avait recueilli. Mais tout cela restait confus, enchevêtré, dans un -domaine obscur de sa personne morale, où elle ne voyait plus qu'une -sorte de brouillard quand elle essayait d'y pénétrer. Une seule chose -se détachait très nette: l'impossibilité de réaliser l'idée de sa faute -et de se condamner comme elle se fût condamnée auparavant si elle avait -lu sa propre histoire dans un livre. Et, entre autres étonnements, -celui qui n'était pas le moindre venait de ce que sa trahison—à la -gravité de laquelle pourtant elle ne pouvait croire—ne diminuait point -à ses yeux celle de Roger. La guérison ne lui était pas venue par la -vengeance. La plaie de jalousie restait toujours ouverte. - -Quand elle quitta la chambre de sa fille, Simone, sur le palier -de l'escalier, s'arrêta, l'oreille tendue. De l'étage supérieur -s'échappait une musique très suave dont la mélancolie lui prit le cœur. -«C'est joli,» pensa-t-elle, «ce qu'il joue là, Roger. Ce n'est pas de -lui pourtant. Qu'est-ce que c'est donc?» - -Elle écouta encore un instant, puis, au lieu de redescendre dans son -petit salon, elle monta vers le cabinet de travail. Son pas léger ne -s'entendit point sur le tapis. Très doucement elle ouvrit, entra, et, -derrière elle, referma la porte. Mervil leva ses larges yeux vifs, -tout flambants d'inspiration dans sa maigre figure, et, d'un signe des -paupières, interdit à Simone de l'interrompre. La jeune femme s'étendit -sur un divan, appuya son menton sur la paume d'une de ses mains, et -regarda son mari. - -Roger semblait se bercer au chant qui montait sous ses doigts. Assis -devant l'énorme piano à queue, il se balançait suivant le rythme; -ses prunelles s'alanguissaient dans une extase; sa bouche avait des -sourires et ses épaules des frissons. Il jouait, non pas seulement avec -ses mains, mais avec son être tout entier. Simone pouvait, dans ce -corps mince, tordu par le souffle de la mélodie, deviner la vibration -des fibres comme elle entendait celle des cordes sous les marteaux -dans la caisse de l'instrument. Il y avait longtemps qu'elle n'avait -vu Roger ainsi possédé par la folie de son art. D'ailleurs elle le -regardait ce soir avec des yeux nouveaux, ou plutôt _renouvelés_. Elle -comprit comment elle avait pu le trouver si beau quand elle était jeune -fille et qu'il jouait sur le petit piano droit dans le salon de ses -parents. A un moment où le chant prenait une douceur plus poignante, -il la chercha des yeux et il lui envoya une de ces longues et tendres -caresses d'âme avec lesquelles, autrefois, il lui avait fait croire à -cette chose impossible: l'infini dans l'amour humain. - -Simone, accoudée le visage vers lui, détourna la tête, et mit son front -dans son bras replié. - -Un moment après, il cessait de jouer et venait à elle. Sa surprise fut -extrême de constater qu'elle pleurait. - -—Ma Simone! dit-il,—et sa voix n'avait pas la sécheresse coutumière.—Eh -bien, voilà qui me touche beaucoup! Tu n'es donc pas tout à fait blasée -sur les divagations de ton musicien de mari? - -—C'était de toi? s'écria-t-elle avec un sursaut. - -—Tout simplement. - -—Mais je ne connaissais pas cela. Quand donc l'as-tu composé? - -—Ce n'est pas composé. J'improvisais. - -—Ça, une improvisation?... Mais c'est admirable! Tu n'as jamais rien -fait de mieux. Et ce n'est pas écrit? Et tu ne pourras pas l'écrire? -Ah! quel dommage! - -—Mais si, mais si... Ça me trottait dans la tête depuis longtemps, -sous cette forme ou à peu près. Puis, tu sais si j'ai bonne mémoire!... - -Elle s'était redressée, un genou pris entre ses mains croisées, toute -pâle, et fixant sur Mervil ses yeux mouillés de larmes. Elle avait une -expression si étrange que son mari, d'abord flatté par son émotion, -s'en inquiéta. Il s'assit à côté d'elle sur le divan, l'attira contre -lui, et lui dit avec une sollicitude dont il l'avait récemment un peu -déshabituée: - -—Qu'y a-t-il donc, ma petite Simone? Est-ce que ma petite femme aurait -du chagrin? - -Elle fit un faible mouvement pour s'écarter de lui, cacha de nouveau -son visage et éclata en sanglots violents. - -—Oh! s'écria-t-elle, pourquoi donc ne m'as-tu pas toujours parlé comme -ça? Pourquoi donc as-tu cessé de m'aimer? - -Il se leva, nerveux, dissimulant, comme toujours, son irritation sous -un calme de glace. - -—Ah! dit-il, si c'est une scène... - -A son tour elle se mit debout, passa résolument son mouchoir sur son -visage, vint à Roger, et, lui faisant face, posa ses deux mains sur les -épaules de son mari. - -—Non, Roger, dit-elle en dominant le tremblement de sa voix. Non, -Roger, ce n'est pas une scène. Veux-tu m'écouter? Veux-tu qu'une fois -pour toutes nous nous entendions, mon ami? - -—Mais, ma chérie, avec toi, c'est bien difficile depuis quelque temps. -Tu prends ombrage au moindre mot. Je ne sais plus ce qu'il faut te -dire. Tu me paralyses, je t'assure. - -Les bonnes dispositions de Simone s'évanouirent dans une flambée de -colère. - -—Ah! s'écria-t-elle, c'est comme cela que tu me parles, toi qui as eu -les premiers torts! Eh bien, soit! Il paraît que c'est cela le mariage. -Faisons comme les autres. Monsieur ira souper avec des actrices, et -Madame prendra un amant. Je ne vois pas pourquoi je m'en tourmenterais, -puisque c'est l'ordre des choses. - -Mervil eut un cri, comme dans le brusque déchirement d'une blessure. - -—Simone!... Oh! pas toi, Simone! Pas toi!... Ne prononce pas des choses -pareilles! - -Son accent produisit sur sa jeune femme un effet extraordinaire. -Soudainement, ce remords qu'elle appelait en vain depuis sa chute -récente, lui transperça le cœur comme une flèche. Durant quelques -secondes elle eut le sentiment d'une déchéance horrible, des images -physiques de sa faute s'évoquèrent en elle et lui soulevèrent l'âme -d'une intolérable nausée. A cet instant, la trahison de son mari et -la sienne s'intervertirent dans sa pensée. Pour la première fois, -elle pressentit qu'elle pourrait lui pardonner, à lui, tandis qu'à -elle-même, elle ne se pardonnerait jamais. - -Toutefois une affreuse tentation lui vint de le braver, d'énoncer -devant lui la chose inavouable. - -—Ah! dit-elle froidement—avec une sorte de plaisir bizarre, mêlé de -désespoir et de frayeur,—cela te ferait donc beaucoup de chagrin si tu -savais que j'ai un amant? - -Roger devint tout pâle, rien que de lui entendre articuler ces trois -mots. Mais il dit avec calme: - -—Prends garde, Simone. Tu as, depuis quelque temps, des façons de -parler bien singulières! Il y a des suppositions qu'une honnête femme -ne doit pas faire, ne doit pas suggérer à son mari... - -Il s'arrêta, vint à elle, et, durant un instant, la considéra d'un -regard qui s'adoucissait. - -—Pourquoi veux-tu, reprit-il, me faire imaginer des choses que mon -esprit se refuse à concevoir? Toi, Simone... Toi, un amant? Vois-tu, -je ne pourrais pas plus le croire de toi que je ne le crois de notre -fille, de notre innocente petite Paulette. - -Il s'approcha davantage, s'inclina vers elle, la regarda très -tendrement au fond des yeux. Maintenant il commençait à comprendre que -les pleurs et la colère de Simone marquaient autre chose qu'un accès -de querelleuse humeur. Il entrevoyait un malaise d'âme, devant lequel -sa propre nervosité s'atténuait, disparaissait, pour faire place à une -sollicitude mêlée d'une certaine anxiété. Le sentiment lui vint que, -lui aussi, il avait eu des torts.—Oh! pas le tort de son infidélité, -car Simone avait si bien gardé tout son cœur qu'il n'avait pas -conscience de lui en avoir soustrait une parcelle,—mais les rudesses -de sa nature un peu âpre, agressive, ironique, ses crises noires -d'artiste en mal de produire, ses maussaderies d'homme de travail que -replie sur lui-même la tyrannie de la pensée à l'heure même où sa jeune -femme amoureuse attend la part qui lui revient de câlines paroles, -d'attentions, de gâteries, de caresses. En un éclair, la conscience de -tout ceci lui traversa le cœur. Il posa la main sur les doux cheveux -pâles de Simone, et lui dit, avec une voix changée, où l'intention de -plaisanterie soulignait l'émotion qu'elle prétendait exclure: - -—Mauvaise petite femme, qui ne sait pas avoir de tolérance avec son -ourson de mari, et qui menace de le tromper parce qu'il ne sait -qu'aligner des doubles-croches et qu'il est maladroit à lui montrer -combien il l'aime! - -—Toi, m'aimer?... dit Simone. Oh! voyons!... - -—En peux-tu douter?... reprit-il, très grave. - -Ces paroles étaient bien simples, et tout à fait dépourvues de la -rhétorique amoureuse avec laquelle jonglait si facilement d'Espayrac. -Pourquoi donc Simone, en les écoutant ce soir, y crut-elle plus qu'elle -ne croyait hier aux phrases passionnées de son amant? «En ai-je bien -pu douter?» se répéta-t-elle. Mais, soudain, la vision de Roger -sortant du théâtre côte à côte avec cette actrice rousse, avec Netty -Davidson (car elle savait son nom, Jean le lui avait dit), réveilla -tous ses soupçons, toutes ses jalousies, toutes ses colères. - -—Non, s'écria-t-elle, non, je ne te crois plus. Notre bonheur est -brisé, notre amour est mort. Et c'est toi qui as tué tout cela. Tu m'as -trompée, et je le sais. - -—Moi, je t'ai trompée! s'écria Roger. Mais tu es folle! Où donc? Quand -cela? Et avec qui? - -Entre ce mari et cette femme, quelque chose de bizarre, mais de bien -profondément humain, se passait. Ils occupaient et remplissaient -d'une si complète façon le cœur l'un de l'autre; leurs neuf années -de tendresse les avaient enchaînés de si multiples, si subtils, si -indissolubles liens; si peu importantes étaient pour chacun les -circonstances extérieures à leurs deux personnes, qu'ils étaient de -la meilleure foi du monde en abolissant de leur mémoire, chacun pour -son propre compte, leurs respectives trahisons. Roger Mervil, étant -homme, gardait cependant plus vive la réminiscence matérielle du fait. -Quand sa femme lui dit avec certitude: «Tu m'as trompée, et je le -sais,» il eut cette exclamation mentale: «C'est Netty! Ah! la satanée -cabotine!... que le diable l'emporte!...» Mais Simone accusait son mari -avec autant de passion jalouse et—mieux encore—autant de sincérité -dans la souffrance qu'elle en eût exprimé, il y avait six semaines, -avant ses vaines représailles. - -—Dis-moi donc avec qui je t'ai trompée, et comment tu en es sûre, -reprenait Mervil. Je serais curieux de savoir ce que ton imagination... - -—Ce n'est pas mon imagination. JE... T'AI... VU... - -—Mais quand?... Mais où?... - -Et il affecta un ton plaisant, il essaya de ridiculiser la jalousie de -Simone, pour la piquer, pour la faire parler. - -—Toi, d'abord, il suffit que tu me voies dire quatre mots à une femme... - -Puis il effleura la vérité pour y insinuer une signification -d'innocence. - -—Après ça, tu m'as peut-être aperçu sortant du théâtre avec une -actrice... Oui... la reconduisant un bout de chemin... Cela m'arrive -quelquefois... Si tu appelles cela une preuve?... - -Simone secouait la tête, haussait légèrement les épaules, et continuait -de poser sur son mari le reproche de son regard, mais elle n'ouvrait -plus la bouche. Quelque chose scellait dans son cœur l'accusation -précise, et le nom de la femme, et la date, et la formule de mensonge -télégraphiée par son mari, l'histoire du dîner avec son directeur qu'il -n'avait pas vu de la journée. Ce quelque chose qui fermait les lèvres -de Simone, c'était la crainte inconsciente de placer entre elle et son -mari—que, malgré tout, elle n'avait pas cessé d'aimer—la barrière qu'on -ne peut plus franchir, la parole qui ne s'efface pas, le souvenir qui -ne s'oublie jamais. Comment répondrait-il si elle prononçait le nom de -Netty Davidson? Par la colère peut-être, et ce serait terrible, car -alors elle-même se révolterait; par le mensonge encore, et ce serait -bien pire; ou bien par l'aveu,—oh! l'aveu... Entendre Roger lui dire -_cela_... quel supplice! - -Simone se taisait donc, avec cette merveilleuse finesse de la femme -dont la tendresse ne veut pas mourir. Mervil en conclut qu'elle avait -été assez loin sur la piste de son aventure, mais qu'elle ne savait -rien d'exact et que tout pouvait encore être sauvé. Il conçut aussitôt -un soulagement qui lui détendit l'âme. Car il venait d'être en proie à -la pire inquiétude. Affliger Simone, perdre la confiance de cette si -chère compagne, s'aliéner ce cœur qu'il occupait absolument depuis tant -d'années... Et cela pour qui? pour quoi?... Pour quelques heures d'une -Netty Davidson!... Cette pensée lui avait causé l'exaspération d'un -homme qui, par insouciance, ayant brûlé son billet de loterie, apprend -ensuite qu'il avait le numéro gagnant et qu'il perd une fortune. - -—Ah! Simone, lui disait-il un moment après, avec la plus indiscutable -sincérité, sache-le bien, sois-en certaine, malgré les apparences,—oui, -je dirai plus,—malgré les égarements mêmes, on ne trompe pas une femme -comme toi. Vois-tu, donner à une autre ce qui t'appartient dans mon -cœur, ce serait impossible, parce que c'est toi qui l'y crées. La -tendresse, la confiance, la fidélité, l'intimité, la possibilité du -bonheur, toutes ces choses-là, ce ne sont pas des mots ou des idées -qui aient une existence indépendante, à mes yeux, en dehors de toi, -et que je puisse chercher auprès d'une autre. Non, c'est toi-même. -Je ne les ai pas connues avant toi; je ne les imagine pas sans toi. -Quand on me dit: «_Un tel_ est heureux», c'est une formule vide, -qui ne précise rien pour mon imagination. Quand je me dis: «Je suis -heureux», quelque chose, tout au fond de moi, murmure: «Simone», et -tout de suite, devant mes yeux, surgit ta chère image. Sois-en sûre, -mon amour, quand une femme est cela pour un homme, quoi qu'elle puisse -craindre, quoi qu'elle puisse imaginer, quoi qu'elle puisse même -surprendre, elle ne doit pas être jalouse de lui. Eh! oui, je sais -bien, nous sommes des hommes; nous avons des moments de folie dont nous -rougissons nous-mêmes... Ah! je t'assure, nous n'en sommes pas fiers... -Mais, Simone, quand nous jurons bien, va, qu'on ne nous y reprendra -plus, quand nous vous demandons notre grâce, d'où dépend notre seule -chance de bonheur en ce monde... Alors, vous, les adorées, vous, les -meilleures que nous, il faut...—penche ta petite oreille pour que je te -le dise tout bas,—eh bien... il faut nous pardonner. - -Mervil, en achevant, s'était glissé aux genoux de sa femme, du divan -sur lequel tous deux se trouvaient assis. La profondeur, la vivacité de -son attendrissement, donnaient à sa voix, à son geste, une éloquence -de passion d'autant plus entraînante qu'elle était plus rare chez cet -homme d'extérieur froid, de caractère concentré. Simone ne se rappelait -point avoir vu, même aux premiers jours de leur mariage, la hauteur et -la sécheresse plutôt naturelles à Roger se fondre en une telle ardeur -de tendresse, en une telle grâce d'humilité. Que devint-elle quand, -relevant vers elle le visage de son mari, par un geste de curiosité -grave, intense, elle distingua deux traces humides sous les longues -paupières, bistrées de laborieuses veilles, et qui battirent en une -honte furtive, pour effacer ce qui ressemblait tant à deux larmes! - -Elle put dire seulement: - -—Ah! Roger... - -Dans l'atroce regret qui lui torturait l'âme, elle n'avait même plus -de sanglots. C'était donc contre cet homme-là, c'était contre lui -qu'elle s'était irritée jusqu'au mépris, jusqu'à la haine, jusqu'à -l'ineffaçable injure de la trahison!... C'était à lui qu'elle avait -menti hier, qu'elle mentait ce soir, et qu'elle allait être forcée de -mentir désormais jusqu'au bout, jusqu'au dernier baiser d'adieu au bord -du tombeau! Et c'était elle, Simone, _sa_ Simone, qui avait fait cela! - -—Ah! Roger... murmura-t-elle à plusieurs reprises, avec une intonation -si déchirante, que lui, la croyant subjuguée seulement par le triomphe -douloureux d'une divine indulgence, disait: - -—Ma Simone, comment peut-on faire du chagrin à une bonne petite âme -comme toi? Ah! je ne suis qu'un brutal, un mauvais mari. C'est vrai, -tu es si fine, si sensible!... Une petite femme comme toi, c'est trop -délicat à manier... Moi, je ne suis qu'un maladroit, un bourru. Je te -traite en vieux camarade, que je taquine... je m'oublie, je dépasse la -mesure. Je devrais toujours être en adoration devant ma jolie madone, -et je me conduis comme un païen. - -Elle le fit taire, avec douceur. - -—Ne causons plus, dit-elle, je suis brisée. Veux-tu être tout à fait -bon?—Et elle touchait avec un geste timide et tendre le front du -musicien toujours à demi prosterné sur le tapis à côté d'elle.—Va te -remettre un instant au piano, et joue-moi encore quelque chose. - -—Mais, mignonne, il est bien tard... J'ai peur de réveiller Paulette, -et miss Mary, et tout notre monde. - -—Oh! tu joueras très, très doucement. C'est si joli quand tu fais -chanter le piano tout bas! - -Il lui obéit. Il reprit en sourdine une des phrases et quelques-unes -des variations qui l'avaient le plus charmée tout à l'heure. - -En l'écoutant, ivre de tristesse et d'appréhension, Simone se disait: - -«Rompre... Oui, je veux rompre... Mais comment?... _L'autre_ est -tellement attaché à notre vie! Près de lui, je suis perdue. Il m'a -prise, il me reprendra. Et ses baisers sont si doux!... Ah! mon Dieu, -est-ce que déjà je ne pourrais plus m'en passer?...» - -Mervil continuait à effleurer lentement les touches, éveillant une -mélodie de songe. Par instants il levait les yeux pour envoyer le -sourire de ses prunelles au visage tout pâle de Simone. - - - - -IX - - -Madame Mervil n'avait pas été plus de quatre fois à Meudon. - -En quittant la gare, elle montait vers la forêt. Par quelques détours, -elle dépistait les rares voyageurs qui, descendus en même temps -qu'elle, pouvaient observer où elle allait; puis, quand les chemins -avaient repris leur solitude d'hiver, entre les murs des jardins -flétris, silencieux, elle hâtait le pas. De loin, parmi les hachures -des branches noires, elle apercevait un toit d'ardoises à longue -pente, deux hautes cheminées de briques roses, une girouette et le -cône aigu d'un grand sapin,—détails qu'elle ne devait plus oublier. -Elle distinguait aussi deux dragons japonais, en faïence bleue, qui -grimaçaient en haut des pilastres, de part et d'autre de la grille. -Mais elle n'allait pas jusque-là. Un sentier, se détachant de la route, -contournait la propriété. Elle s'y engageait, et son cœur battait plus -vite à l'aspect d'une petite porte verte, derrière laquelle sa pensée -voyait Jean d'Espayrac, qui l'attendait en arpentant pas à pas les -étroites allées du potager. Elle frappait imperceptiblement; mais, -si faible que fût le bruit, la clef aussitôt criait dans la serrure; -le beau visage du jeune homme apparaissait, avec tant de joie dans -les yeux, tant de baisers sur les lèvres, que Simone sentait monter -à sa tête les premières vapeurs de cette ivresse que son cœur déçu -s'obstinait à prendre pour de l'amour. - -Tous deux couraient vite s'enfermer dans la maison, s'isoler de tout -dans une étroite pièce du rez-de-chaussée, dont les rideaux, malgré -les journées grandissantes du commencement de mars, étaient clos déjà, -les bougies allumées,—le joli décor voluptueux, parfumé, fleuri, -empruntant un charme d'intimité, de mystère, à cette nuit artificielle. -L'imagination de Simone s'excitait aux suggestives incitations de ce -lieu inconnu, où elle ne pénétrait que pour aimer, dont elle ignorait -toute autre destination, n'en ayant point même exploré les alentours. -De toute la maison, elle ne connaissait que cette chambre. - -Ah! elle devait bien se l'avouer,—même lorsqu'elle se jurait de n'y -jamais revenir,—elle y avait goûté la joie, si excessive pour toute -créature humaine, de tromper l'inassouvi qui veille dans le secret -de l'être, par la saveur inattendue d'un fruit nouveau cueilli sur -l'arbre des éternelles tentations. Elle y avait vibré de sensations -non éprouvées encore. Pour la première fois de sa vie, en l'étonnement -de ces extases du corps, qui laissaient ensuite son âme si vide et si -triste, elle avait discerné la différence—que bien des femmes, et les -meilleures sans doute, ne discerneront jamais—entre l'amour des sens et -l'amour du cœur, entre le plaisir et la tendresse. - -Ces découvertes qu'elle faisait en elle-même, ce réveil de la passion -dans sa chair longtemps apaisée, cette intensité de sentiments -nouveaux, et même cette habileté de mensonge qu'elle ne se connaissait -pas, lui inspiraient tantôt une honte affreuse, tantôt un bizarre -orgueil. Lorsqu'elle quittait Jean, toute enfiévrée par les caresses, -toute grisée par les plus ingénieuses paroles d'adoration, elle -emportait autour d'elle une atmosphère d'exaltation qui lui ôtait -jusqu'au sens de sa faute. A ces moments-là, elle ne regrettait rien, -elle ne redoutait rien; une fièvre d'audace la soulevait, et le -moindre des hasards lui eût fait commettre la pire imprudence. Rien -ne lui importait plus que le rêve à peine fini qu'elle revivait par -le souvenir. Elle accomplissait le voyage de Meudon à la rue Ampère -sans presque s'en apercevoir, marchant, parlant comme une somnambule, -avec des yeux languissants et fixes qui ne voyaient pas les choses -extérieures. - -Au seuil de sa maison, une secousse la réveillait. Le songe de -paradis se déformait en une vision trouble, obsédante. Quelque chose -d'affreusement pénible suspendait les battements de son cœur. - -Puis, peu à peu, entre son mari et sa fille, une phase nouvelle se -produisait. La Simone perverse de Meudon s'endormait, disparaissait, -reculait à l'infini par une sorte de dédoublement. Et la Simone -paisible et honnête se retrouvait elle-même, se reprenait si fortement -qu'elle en arrivait à douter de l'existence de l'autre. C'est alors -qu'elle se jurait de ne plus retourner à Meudon; elle ne pouvait -concevoir même qu'il lui en revînt jamais le désir. La griserie -du rendez-vous était dissipée, et, à sa suite, naissaient des -humiliations, des dégoûts, que Simone empêchait de devenir des remords -seulement en s'affirmant son droit à la vengeance. - -Mais, parfois, au moment même où elle en arrivait à se demander si -elle aimait encore, si elle avait aimé Jean d'Espayrac, le poète -paraissait... Oh! cette présence d'un être dont chaque parole, chaque -geste, ébranle une fibre au fond de nous-mêmes! Cette présence qui, -sous des yeux étrangers, devient une si douloureuse joie!... Mme -Mervil en éprouvait le trouble et le charme, et cet aigu besoin de -tête-à-tête qui saisit quand on a dû jouer devant des tiers la comédie -de l'indifférence. Alors Jean lui jetait à l'oreille, dans un coin -de salon, près de la portière de sa voiture, une heure, une date -prochaine... Et Simone se trouvait sans force pour dire non. - -La seule chance qui restait à la pauvre femme de se reprendre était -qu'une séparation de quelque durée éloignât M. d'Espayrac. - - * * * * * - -Or il y avait plusieurs jours qu'elle n'avait vu son amant, lorsque -Mme Mervil, éclairée tout à coup par la vision de loyauté, de dignité, -de tendresse, qu'évoquèrent à ses yeux les paroles de son mari, eut la -notion réelle de sa propre démence, de l'abîme où elle s'enfonçait, -de l'irrémissible souillure dont elle avait flétri sa vie. Elle se -trouvait donc dans une période de force relative, et elle sentait que, -si elle ne tranchait pas à l'instant même, si elle ne profitait pas de -cette exceptionnelle minute où la figure de son Roger resplendissait -presque sublime, si elle attendait que les trivialités journalières -eussent émoussé son enthousiasme, surtout si elle revoyait Jean, -s'il la tenait sous le charme avec la voix, avec les yeux, avec les -lèvres... Ah! son raisonnement s'arrêtait à de si brûlantes images. -Elle n'osait même pas y songer. - -Mais que faire?... Quel prétexte invoquer pour éloigner M. d'Espayrac, -ou pour fuir elle-même?... Quel subterfuge assez violent ou assez fin -découragerait pour toujours cet homme très véritablement épris?... A -quelle extrémité de dépit ou de douleur ne se jetterait-il pas?... -Comment la jugerait-il?... N'allait-il pas la mépriser?... N'allait-il -pas la haïr?... - -En se posant ces questions insolubles et terrifiantes, Simone se -tordait d'angoisse, la nuit, dans le grand lit conjugal; et, pour ne -pas éveiller Mervil, elle plongeait sa bouche sanglotante et convulsive -dans l'épaisseur des oreillers. Ah! les lentes heures de ces nuits de -détresse, ne commençaient-elles pas à payer déjà les courtes heures -des nuits artificielles que marquait naguère une petite pendule de -voyage apportée par Jean d'Espayrac dans la villa de Meudon? Oui, bien -courtes elles avaient été, celles-ci. En les additionnant, à peine en -pourrait-on faire un jour. Finies?... Déjà?... Pour jamais?... Il le -fallait bien. Ah! le malheureux Jean! Elle le voyait, allant et venant -derrière la petite porte verte, ou bien assis dans le réduit d'amour, -le front dans ses mains, dévoré par le tourment des vaines attentes. -Mais quoi! n'allait-elle pas pleurer sur son amant après avoir pleuré -sur son mari?... Étonnantes complications du cœur humain! Mystérieuses -fatalités de l'existence humaine! - -Pendant plusieurs jours, Simone se dit malade, et, par instants, -eut l'espoir de l'être en réalité. Roger, très inquiet de constater -l'extrême abattement de sa femme, très attendri encore par leur -explication récente, par la frayeur dont l'avaient secoué les allusions -à Netty Davidson, par le renouveau de passion que ses regrets -avivaient dans son cœur, entoura cette blanche créature souffrante de -soins ingénieux et charmants, qui semblaient, à chaque fois,—chose -étrange,—la rendre un peu plus pâle, plus douloureusement rêveuse, en -même temps que plus humblement reconnaissante. - -M. d'Espayrac venait tous les jours prendre des nouvelles. Parfois il -déjeunait ou dînait avec Mervil et Paulette. Il osa demander à voir la -malade, car il apprit qu'elle n'était pas couchée, mais étendue sur sa -chaise longue. On envoya la femme de chambre demander à Madame si elle -pouvait le recevoir. Simone fit dire qu'elle souffrait trop de la tête, -qu'elle regrettait beaucoup, que c'était impossible. - -Un vague malaise commençait à troubler Jean. Sa maîtresse ne lui avait -point écrit, ne lui avait rien fait dire. Il se consolait en songeant -que Mme Mervil—au contraire de la plupart des femmes—n'abusait pas de -la plume et du papier, répugnait plutôt à sentir des morceaux de son -cœur traîner sous les doigts des employés de la poste et dans les loges -des portiers. Malgré cela, maintenant, d'Espayrac ne rentrait plus dans -son joli hôtel gothique de la rue de la Faisanderie, sans se sentir -traversé par un éclair d'espoir anxieux. - -—Pas de lettres pour moi, Paul? disait-il à son valet de chambre. - -—Pardon, monsieur, répondait l'homme, en tendant le petit plateau -d'argent. - -Ou bien il ajoutait: - -—Je les ai montées... Monsieur les trouvera sur son bureau. - -Mais, parmi les enveloppes hâtivement déchirées, il n'y avait rien de -Simone. - -D'Espayrac soupçonnait quelque chose de la vérité. Il avait une trop -haute opinion de Mervil, et il devinait trop la nature de Simone, -pour croire que ce mari serait jamais définitivement remplacé dans -le cœur de cette femme. D'ailleurs, quelque très vive passion qu'il -éprouvât pour Mme Mervil, les notions d'absolu et d'éternité ne se -mêlaient pas aux songeries amoureuses dans son cœur de Parisien. Mais -il croyait pouvoir offrir à cette fine mondaine, en qui s'éveillaient -les curiosités et les désirs de la seconde jeunesse, tout ce qu'un -intellectuel comme Mervil, oublieux et dédaigneux des sens, était -incapable de lui donner. A voir les étonnements extasiés de Simone, -à sentir la puissance des liens dont il l'enlaçait, Jean s'était -persuadé que l'ivresse était complète, les remords vaincus, et que, de -longtemps, la folie de lui-même habiterait le cœur de sa maîtresse. Il -n'était pas sans chagrin que ce fût précisément la femme de son cher -Mervil. Mais quoi! d'un haussement attristé des épaules il accompagnait -cette réflexion mentale: «C'est la faute de la vie... non la mienne.» - -Quelles ne furent pas sa surprise, son appréhension, sa rage de -souffrance, quand il apprit que, brusquement, Mme Mervil s'était -éloignée de Paris! - -—Comment! disait-il à Roger,—ne pouvant qu'à peine dissimuler son -mécontentement d'homme qui sent la valeur de ses droits.—Comment! sans -emmener Paulette! sans attendre que tu puisses l'accompagner!... - -—Oh! l'accompagner... Il eût été trop tard. C'est dans le Midi qu'elle -va... Et nous voici au milieu de mars. La saison est presque finie. -Quant à Paulette, elle a sa gouvernante anglaise, et peut se sacrifier -deux ou trois semaines à la santé de sa maman. - -—Ce voyage était donc nécessaire? J'y voyais seulement, je l'avoue, -le plaisir que doit éprouver ta femme à rejoindre là-bas sa Gisèle -Chambertier. Une société que tu tolères beaucoup trop, permets-moi de -te le dire. - -—Bah! dit Mervil, elle a songé à Gisèle, c'est vrai, et aux invitations -réitérées de son amie, mais seulement lorsque le médecin, effrayé de -son degré d'anémie, a conseillé le changement d'air. - -—Alors, s'écria Jean—tout blanc de fureur concentrée,—c'est chez -Mme Chambertier qu'elle demeure là-bas?... dans leur château de -Saint-Raphaël?... de Cannes? je ne sais plus. - -—C'est-à-dire que c'est chez Mme Chambertier, la mère. Le père -Chambertier avait acheté à Hyères, peu avant sa mort, une -habitation—très pittoresque, paraît-il,—toute une pointe de rocher, -avec des ruines... Ça se vendait pour rien, relativement. Il en a tiré -bon parti. On dit que c'est très beau. La vieille maman habite là-bas -pendant une grande partie de l'année. - -—Mais Gisèle y est en ce moment, avec son mari. Je le sais parbleu -bien... Ils sont partis tout de suite après leur bal. - -—Non, ils étaient partis pour Nice, pour le carnaval de Nice. Mais, en -revenant, ils se sont arrêtés à Hyères. Simone les y retrouvera et fera -le voyage de retour avec eux. - -—Et vraiment, tu approuves beaucoup cette intimité? Ça m'étonne. - -—Je n'approuve ni ne désapprouve. Il fallait de la distraction à -Simone, un changement total d'existence durant quelques jours. Ce -n'est pas très gai, tu sais, la vie qu'elle mène avec moi, qui suis -constamment enfermé, absorbé. Elle a bien sa fille, mais Paulette n'est -pas toujours commode. Les Chambertier insistaient pour nous avoir -tous... Moi, je ne pouvais pas... Enfin, ça s'est trouvé comme ça. Et -puis, on ne dit rien sur Gisèle... Elle n'a contre elle encore que des -excentricités de toilette et de paroles. Enfin Simone est une de ces -femmes qui peuvent aller partout sans danger. On ne lui tournera pas -facilement la tête. - -Ce mot extraordinaire, adressé par Mervil à d'Espayrac, ne donna même -pas à l'amant la tentation de sourire du mari. Le ridicule n'est -sensible que dans les situations où l'on n'est en rien mêlé. Même -chez l'homme qu'on trompe, on ne le découvre point, car on a toujours -quelque raison de prendre cet homme au sérieux. La dernière phrase de -Roger ne souleva chez son ami qu'une sorte de gêne, et la crainte qu'en -effet Simone pût encore, si elle y était résolue, se rendre d'une heure -à l'autre absolument inaccessible. - - - - -X - - -La propriété de Mme veuve Chambertier, à Hyères, est un domaine tel -que l'imagination des romanciers parfois en rêve, mais tel qu'on n'en -rencontre guère dans la réalité, même sur cette «côte d'azur» féconde -en miracles pour les yeux. - -La vieille ville,—l'ancien nid de guerre, d'où les Romains -surveillaient cette partie de la _Province_, d'où les Sarrasins -s'élançaient comme des vautours en quête de pâture, d'où, plus tard, -les seigneurs vassaux des ducs d'Anjou épiaient au loin sur la mer -les fines voiles sournoises des pirates algériens,—la vieille ville -d'Hyères fait grimper ses ruelles d'ombre, empile ses masures trapues, -sa _Commanderie_, son église Saint-Paul au clocher carré, aux rudes -contre-forts, sur le flanc d'une colline rocheuse, encore crénelée -au sommet par les remparts, les bastions et les tours de son antique -forteresse. Sur le bleu vif et profond du ciel, ces témoins des luttes -éteintes hérissent de noirs profils aigus, des pans de murailles -grisâtres, des contours busqués de mâchicoulis ou d'échauguettes, -et, parfois, des écroulements de pierrailles d'où jaillit la hampe -d'un agave. A l'âpreté de leurs lignes, la nature ajoute sa fantaisie -tragique; le roc schisteux surgit en avant-corps déchiquetés autour -de ces fortifications humaines; il les rehausse ou les redouble, et, -par endroits, se confond avec elles. D'en bas, l'œil ne distingue pas -toujours ce qui est le bloc éruptif ou la muraille tassée par les -siècles; sur l'une comme sur l'autre, les lichens ont mis des rouilles -dorées, qui étincellent de loin sous l'embrasement du soleil; dans -leurs crevasses, on voit également les reflets d'argent des absinthes, -et les fines fourrures, vertes et veloutées, des nigelles, que les -anciens appelaient «cheveux de Vénus», tant leurs touffes offrent de -douceur au regard et au toucher. - -Toute cette crête de colline, avec son couronnement héroïque de -tours déchirées, constitue à présent une propriété particulière. -On y laisse assez complaisamment pénétrer les visiteurs,—ce que ne -faisait pas Mme veuve Chambertier lorsqu'elle en était la maîtresse. -Sur un large terre-plein ménagé à la partie la plus basse de ce -domaine,—c'est-à-dire à mi-hauteur de la colline, et juste au-dessus -des dernières terrasses de la vieille ville,—se trouve la maison -d'habitation, que feu Chambertier le père avait eu le goût de faire -construire dans le style des ruines, en petites pierres grises, avec -les étroites ouvertures légèrement cintrées d'une demeure gothique, des -créneaux au faîte, et, du haut en bas des murailles, l'échevèlement -des verdures. Quand, de la place Massillon, où se tient le marché, -on a grimpé les rudes pentes qui contournent l'église Saint-Paul, au -bout d'une abrupte rue, on aperçoit un porche envahi de lierre et de -jasmin, que surmonte une statuette de sainte en une niche grillée. Une -concierge, dont la logette extérieure prend des airs moyen-âge, ouvre -la porte garnie d'antiques ferrures; puis, par une allée de mimosas, -on arrive tout de suite à l'habitation, devant laquelle on s'arrête -involontairement, surpris par la vue merveilleuse qu'offre, de cette -hauteur, l'éclatante Méditerranée, bleuissant autour des îles d'Hyères -et de la presqu'île de Giens. - - * * * * * - -Telle était l'incomparable retraite où Simone Mervil était venue -chercher un peu d'apaisement pour son cœur, de l'énergie pour sa -volonté. - -Tout de suite, elle en éprouva quelque bien-être. La transformation -radicale du cadre extérieur, cet air léger, suave, caressant, du -printemps méridional, ou bien ces âpres souffles de mistral qui lui -brutalisaient la chair,—toute cette transplantation hors du morbide -milieu où elle avait contracté sa cruelle maladie d'âme,—furent -pour Simone l'immédiate occasion d'un soulagement délicieux. Elle -respira, elle sourit; l'oubli vint, presque l'espoir. Sa faute, -si récente pourtant, subit un recul jusqu'en des lointains où les -contours s'effaçaient, et où s'effaçaient aussi la souffrance et -le désir. Elle écrivait journellement à Roger de douces lettres -mélancoliques, empreintes d'une mûre tendresse, un peu désabusée -d'elle-même peut-être, plus nuancée d'indulgence et de résignation que -d'enthousiasme, mais tendresse désormais impérissable et pétrie en la -substance même de ce douloureux cœur de femme. Son mari lui répondait -en courtes phrases, où elle eût souhaité sentir un peu de ce feu si -nécessaire pour soutenir l'effort de sa propre imagination. Elle y -reconnaissait trop ce sentiment robuste mais paisible que Mervil avait -souvent nommé «l'amitié conjugale», et qu'elle ne pourrait plus jamais -confondre avec l'amour. Mais, convalescente de sa crise passionnelle, -Simone acceptait sans amertume ce régime sentimental, comme les -convalescents des crises physiques acceptent les viandes blanches et -les aliments légers, que requiert l'affaiblissement de leurs organes. - -Mme Mervil trouvait d'ailleurs dans le séjour de ce qu'on appelait «le -château d'Hyères» une joie presque inattendue, la joie d'une sympathie -plus vive que jamais entre elle-même et Gisèle. Leur intimité les -ravissait. Entre les deux jeunes femmes, c'étaient des causeries qui -se prolongeaient des heures entières, et dont il fallait les arracher -pour une excursion ou pour un repas. La compréhension de toutes les -fatalités de l'amour, que Simone venait d'acquérir à ses dépens, lui -ouvrait le cœur plus largement qu'autrefois pour cette Gisèle charmante -et folle, dévorée de rêves, assoiffée de sensations extraordinaires, -et, malgré tout, restée, sous ses excentriques dehors, plus pure -qu'elle-même—elle-même, la correcte et inattaquée Simone Mervil! Car -Mme Chambertier n'avait pas d'amant. Elle l'eût dit à Simone. Ne lui -avouait-elle pas qu'elle attendait d'aimer pour se donner tout entière, -sans le moindre remords, sans la moindre considération envers cette -institution du mariage qu'elle déclarait ignoble et d'une monstrueuse -hypocrisie? - -—Vois-tu, vertueuse petite Simone, disait-elle avec une taquinerie -gentille, tu me demanderas pourquoi j'ai consenti à épouser Édouard -Chambertier. Tu me diras qu'il était plus riche, beaucoup plus riche -que moi, que j'aurais dû ne pas accepter les privilèges du mariage du -moment que je n'en acceptais pas les inconvénients. Et tu raisonnerais -de travers, madame la Sagesse. Car, lorsque mes parents m'ont dit: -«Tu l'épouseras», je ne savais pas plus ce que j'allais faire ou ce -que j'allais éprouver que si l'on m'avait dit: «Tu vas être changée -en autruche». Sais-tu quels seraient tes peines et tes plaisirs si, à -un certain âge, les nécessités sociales te changeaient en autruche? -Non, n'est-ce pas? On t'assurerait que là seulement sont le bonheur et -la vertu pour une femme... Alors tu te dirais: «Soyons autruche». Et -ensuite?... Oui, ensuite, il serait trop tard. - -—Mais, répliquait Simone en rougissant, sais-tu de façon plus certaine -ce que c'est qu'aimer en dehors du mariage? C'est encore l'inconnu, -cela, un inconnu plus hasardeux peut-être... - -Gisèle se mettait à rire. - -—Que veux-tu? Lorsque, avant d'épouser Édouard, je demandais à ma -mère, ou même à mes jeunes amies mariées, ce que c'était que le -mariage, elles me répondaient par des banalités vagues, ou des blagues -énormes. Maintenant je puis encore moins consulter sur l'adultère les -femmes qui ont des amants, et j'imagine qu'elles seraient encore -moins expansives. Ah! il y a bien toi, Simonette; toi, tu me dirais -la vérité. Mais, voilà, tu ne veux pas prendre un amant pour rendre -service à ta vieille amie. C'est très mal, tu sais, d'être égoïste -comme ça. - -—Ah! disait Simone avec un frisson, je me figure que ce doit être -humiliant, abominable, ce partage, ces mensonges... - -—Qu'en sais-tu, innocente? D'abord, toi, tu adores ton mari. Et je -comprends ça, tu sais. Il est très chic, ton Roger. C'est un fameux -artiste. Ça vous empoigne, son _Roman de la Princesse_. On est fière -d'aimer un homme comme lui. Mais ce pauvre Chambertier! Voyons... Toi, -la vertu même, je te défierais d'être fidèle à Chambertier. - -Gisèle se taisait une minute, avec, aux lèvres, un sourire terrible de -dédain. Puis, secouant la tête et d'une voix lente: - -—Avoir l'existence... toute une existence... Être assez belle pour être -aimée... Sentir du rêve plein son cœur et tous les bouillonnements de -la vie dans ses veines... Puis devenir vieille, et se dire au moment de -la mort: «Qu'ai-je fait de tout cela?» Réponse: «J'ai mis des toilettes -neuves toutes les saisons, j'ai donné de jolis bals, et j'ai prodigué -des joies honnêtes à un Édouard Chambertier.» Ah!... - -Gisèle dressait son corps de fine panthère, pâlissait, frappait du -pied: - -—Ah! non, vois-tu... Si je n'avais pas d'autre espoir, j'aimerais mieux -mourir tout de suite. - - * * * * * - -Un matin, après déjeuner, Chambertier ouvrait le _Petit Var_, pour -chercher des noms de connaissance sur les listes d'étrangers que font -insérer les hôtels. - -—Il y a plus de départs que d'arrivées, remarqua-t-il. On voit bien que -la saison va finir. - -Mais il eut une exclamation. - -—Ah! mesdames, une bonne surprise!... - -Et il leur lut bien vite que M. d'Espayrac était descendu la veille à -l'hôtel des Iles d'Or. - -—M. d'Espayrac! En voilà une chance! cria Gisèle. - -Dans sa joie, elle battit des mains, comme une petite fille. -Mme Chambertier, la mère, eut le vague sourire de la vieillesse -indifférente. Quant à Simone, elle éprouva cette sensation de chute -dans le vide qui, parfois, en plein repos, secoue brutalement un -dormeur, et le réveille, le cœur convulsé, les tempes mouillées d'une -froide sueur. La pâleur qui décolora ses joues lui devint brusquement -sensible, comme un souffle glacé qui aurait couru sur son visage. -Toutefois, elle eut la force de prononcer quelques mots avec un accent -naturel, et l'altération de ses traits ne fut point observée. - -—Il viendra peut-être nous voir cette après-midi, fit Gisèle. J'ai -envie de décommander la voiture et de rester à la maison. - -—Ça serait un peu fort! dit Chambertier. Mais qu'est-ce que c'est que -ce caprice? Depuis quand te plaît-il à ce point, ce monsieur d'Espayrac? - -—Depuis cinq minutes. Je m'ennuyais... Il survient. C'est assez pour -que je le trouve charmant. - -—Tu t'ennuyais!... Voilà qui est poli pour nous... Qu'est-ce que vous -en dites, madame Mervil? - -Personne ne répondit à Chambertier. Mais sa mère intervint: - -—Mes enfants, si vous ne profitez pas de la voiture, trouvez bon que je -m'en serve. Ne décommandez rien. Édouard, d'ailleurs, m'accompagnera -sans doute. - -—Oh! Gisèle, je t'en prie! s'écria Simone, faisons cette promenade à la -presqu'île de Giens!... Je m'en réjouissais vraiment... Si tu savais -comme je serais désappointée!... - -Gisèle se mit à rire devant l'ardeur de cette supplication. Si fine -qu'elle fût, elle ne pouvait soupçonner quel désir affolant de fuite -mettait une prière anxieuse dans les yeux et sur les lèvres de son -amie. Elle crut à l'enfantin plaisir espéré de cette excursion. - -—Mon Dieu, dit-elle, ne me regarde pas comme si tout ton bonheur futur -dépendait de cette promenade. Puisque vous le voulez tous, partons. Au -fond, cela m'est égal. - - * * * * * - -Tant qu'on ne fut pas en voiture, Simone demeura suffoquée -d'appréhension; à certains bruits, elle se sentit près de s'évanouir. -Jean pouvait paraître d'un instant à l'autre... Le revoir!... grands -dieux! Et le revoir ainsi, tout à coup, devant ces étrangers! La -dernière fois, c'était à Meudon... Sur le seuil de la petite porte -verte, elle lui avait dit adieu... Un adieu de passion haletante et -sanglotante, en un baiser qui n'en finissait point. Depuis, elle ne lui -avait pas envoyé un seul mot, pas une explication, pas un souvenir. -Était-ce donc là rentrer dans le devoir, reprendre le droit chemin, -redevenir une honnête femme? Ah! elle ne savait plus! De le sentir -si près, de comprendre qu'il accourait pour la braver ou pour la -ressaisir; de découvrir, aux défaillances de son cœur, tout ce qu'il -possédait encore de sa personne, tout ce qu'il en posséderait peut-être -éternellement, jetait Simone dans un trouble tel que, durant un -instant, la pensée du suicide lui apparut comme une délivrance. - -«Dans cette presqu'île de Giens, où nous allons,» se dit-elle, «il -y a des rochers qui surplombent la mer. Je ferai un faux pas, je me -laisserai glisser...» - -Quand elle sentit éclore en elle-même cette affreuse résolution, le -landau suivait l'étroite chaussée carrossable, entre les marais salants -et la calme étendue de vastes lagunes hérissées d'une forêt d'herbes -rigides et pâles. - -C'était tout un paysage d'eau tranquille, que barrait au fond la longue -silhouette dentelée de la presqu'île, assombrie par ses antiques -pinèdes. A droite, les mulons de sel étincelaient au bord de la route -et le long des chaussées rectangulaires qui séparent les bassins. On -eût dit de gros tas de neige infusible, défiant le soleil de Provence. -Ce soleil, brûlant déjà dans cette après-midi de mars, allumait sur la -plane surface des marais salants une réverbération dont les trois dames -se préservaient à grand'peine en abaissant leurs ombrelles. Simone, -assise au fond du landau, à côté de la vieille Mme Chambertier, avait -devant elle le mari de son amie, tandis que Gisèle faisait face à sa -belle-mère. On ne parlait point. Les sonnailles des chevaux tintaient -en un bruit berceur et monotone, que coupait de temps à autre la -criaillerie perçante d'un vol de mouettes. - -A un moment donné, comme la voiture tournait, Simone, en se penchant, -put distinguer en arrière, à gauche et au-dessus de la ville qu'elle -venait de quitter, une lourde bâtisse flanquée d'une grosse tourelle du -plus mauvais goût: c'était l'hôtel des Iles d'Or. Elle tressaillit et -se recula, comme si Jean avait pu l'apercevoir. - -Mais, au bout d'une heure, le landau quitta la chaussée pour pénétrer -dans la presqu'île. La route s'élevait entre des vignes, sur le sol -grisâtre desquelles on voyait se tordre des souches énormes; la pente -devint assez abrupte; les chevaux se mirent au pas. - -Et bientôt, suivant les détours du chemin, on aperçut, entre des -escarpements de verdure sombre, des petites baies aux contours aigus, -dans lesquelles une eau d'un bleu pur, intense, refluait avec douceur, -puis blanchissait tout à coup et bouillonnait en écume neigeuse au -contact des rochers noirs. Quelquefois un batelet de pêcheur se -balançait au fond de ces baies; d'autres étaient désertes comme -les rivages d'un monde inexploré. A mesure que l'on montait, elles -paraissaient plus profondes, et la mer y prenait des tons plus nets et -plus foncés de saphir. Puis la route obliquait un peu; quelque haie de -rosiers en fleur cachait l'abîme; et, relevant les yeux, on ne voyait -au delà, sous la pluie éblouissante de lumière, que le miroitement du -large, les millions de vagues dansant sous le soleil, dansant dans la -liberté de l'étendue, jusqu'à la lointaine Afrique. - -Gisèle admirait. «C'est vraiment très beau,» fit-elle. «Pourquoi ne -dis-tu rien, Simone?» - -Simone tourna vers elle ses yeux clairs, où passa tout l'effarement de -son âme. Elle avait peur de son idée de mourir, maintenant que son -regard plongeait dans les fissures de ces âpres roches. Se briser sur -toutes ces pointes cruelles... Oh! jamais elle n'en aurait le courage. -Mais que faire? Que devenir? Son amie remarqua sa tristesse, et ne s'en -étonna point: être triste sans cause, être joyeuse sans plus de raison, -semblait tout à fait simple à cette fantasque Gisèle, dont la nervosité -passait des plus folles fièvres aux plus accablantes nostalgies. Mais, -pour le moment, lasse de l'humeur contemplative, elle se tourna vers -son mari: - -—Tiens! vous voilà réveillé, Édouard? Est-ce que vous avez bien dormi? - -—Je n'ai pas dormi, protesta-t-il. - -—Alors que faisiez-vous? Vous n'avez pas ouvert la bouche. - -—C'est que je réfléchissais. - -Elle éclata de rire, assez méchamment. - -—Oh! qu'est-ce que vous réfléchissiez? L'azur du ciel? - -Chambertier ne dit rien; mais, presque aussitôt, Simone crut sentir -qu'il approchait une jambe de la sienne et que la bottine de cet homme -cherchait à effleurer son pied. N'était-ce qu'un cahot de la voiture? -Voulait-il ainsi la prendre à témoin des dédains que Gisèle lui -infligeait à tout propos? Ou bien risquait-il une marque d'intelligence -plus tendre, que rien n'autorisait? Elle se recula, et n'eut pas -à subir une seconde tentative—si toutefois c'en était une,—car on -descendit de voiture sur la petite place du village de Giens, entre -l'église et l'unique auberge. Mais, dans la disposition d'esprit où -se trouvait Mme Mervil, ce fait accrut l'amertume de sa rêverie. -Elle pensa: «Comme c'est écœurant, l'existence! Que de vilaines -complications dans un milieu pourtant restreint! Ces gens ne se doutent -guère que mon amant vient me poursuivre jusque chez eux. Mon mari m'a -trompée; j'ai trompé mon mari; Gisèle trompera le sien; et le sien, -tout à l'heure, dans cette voiture, osait... quel dégoût! Et pourtant, -nous passons pour honnêtes; nous le sommes peut-être... Car je suis la -plus coupable d'eux tous, et je me sens si peu faite pour le vice!... -Est-ce donc une fatalité?» - -Sur le seuil de l'auberge, un pêcheur déposait, avec le geste las mais -content d'un homme qui vient de finir sa tâche, un grand panier rempli -d'oursins. Une odeur saline, âpre et fraîche, montait de ces coques -noires et hérissées, encore toutes luisantes d'eau de mer, et dont -quelques-unes gardaient entre leurs piquants un enchevêtrement de fines -algues et de mousses marines. - -—Tiens! dit Gisèle, nous allons en manger pour notre goûter. - -Elle se fit ouvrir plusieurs coquilles, et elle restait debout, -rieuse, d'une si fine élégance dans ce décor de vie pauvre et de -sauvage nature, humant la pulpe rouge de ces bêtes qui ont un goût de -fleur et de marée. Simone, malgré sa propre détresse d'âme, subit le -charme de cette femme et de ce lieu. Plus tard—plus tard!...—en pensant -à Gisèle, c'est ainsi que souvent elle devait la revoir: mangeant des -oursins dans le pan d'ombre d'une maison simple, aux lignes sèches -découpées sur le bleu violent d'un ciel méridional, avec un arôme de -mer dans l'air tranquille, et, tout autour, une sensation de chaleur et -d'espace. - -—Tu n'en veux pas? - -—Merci, je les déteste. - -—Vous avez bien raison, madame Mervil, c'est comme moi, dit -Chambertier, qui tirait du coffre de la voiture des gâteaux, des fruits -confits, des oranges et du vin de Brégançon. - -Mais Simone ne toucha pas plus à ces provisions qu'aux oursins. Elle -s'écarta de ses amis, les devança sur les ruines de l'ancien fort, d'où -la vue est si merveilleusement belle. Toutefois, à cette heure, le -soleil dévorait tout; un poudroiement de lumière embrumait d'or toute -la côte, depuis le cap Sicié jusqu'aux plus lointaines montagnes des -Maures; tout près seulement, le dessin des îles d'Hyères apparaissait, -net et sombre; et il y avait une couleur, une seule, que toute cette -clarté n'absorbait pas: c'était le bleu de la Méditerranée, ce bleu -profond et pur, qui, loin de s'atténuer et de pâlir, s'avivait sous les -rayons. - -Tout à coup, Simone, en se retournant, vit Gisèle à son côté. - -Mme Chambertier ne regardait pas vers la terre. Ses yeux—ses beaux yeux -de langueur et de caresse—se perdaient dans le mystère du large. Ses -narines de faunesse eurent un battement de sensualité. - -—Oh! dis, murmura-t-elle, comme ce serait bon de s'en aller tout -là-bas, au hasard, dans l'inconnu, avec quelqu'un que l'on aimerait -follement! - -—Bah! répliqua Simone, tout n'est beau que de loin... l'amour comme le -reste. Cela ne vaut pas le voyage. - -—Toi, reprit Gisèle, si tu n'étais pas mariée, tu finirais dans un -couvent. - -—Ah! s'écria Mme Mervil avec un accent de telle tristesse que son amie -en fut troublée, ce n'est pas d'amour et de départ que cette mer me -donne envie. - -—De quoi donc? - -—De repos... Je voudrais avoir le courage de m'enfoncer sous ces vagues -bleues, de m'y étendre et d'y dormir... toujours. - -—Ça te passera, dit Gisèle. J'ai éprouvé cette maladie-là, mais je -suis bien résolue à en guérir, par exemple! - -—Tu y connais un remède? - -—Je crois sincèrement qu'il n'y en a qu'un. - -—Et lequel? - -—Un bel et bon amour, dans lequel on se lance à plein cœur. Quelque -folle toquade qui vous fasse marcher sans les voir sur toutes les -conventions, les ennuis et les hontes de cette bête d'existence. Un -être qui vous ensorcelle, qui vous tourmente et qui vous intéresse... -Un _flirt_, comme disent nos hypocrites amies de là-bas... Dieu! que je -trouve ce mot lâche et laid! Pourquoi ne pas dire: un amant? - -Simone n'essaya point de répondre. Un doute lui venait. Ce bonheur -que vantait Gisèle, ce bonheur coupable et caché, avait peut-être, en -effet, un prix incomparable. N'y avait-elle pas trouvé des joies, des -émotions, que la vie ne lui offrirait plus? N'était-ce pas seulement un -absurde scrupule qui le lui avait empoisonné? Elle était près d'envier -l'audace et la passion de son amie. Ne regretterait-elle jamais ce -qu'elle allait perdre? Elle pouvait encore étendre la main et ressaisir -ce rêve de félicité,—ce rêve qui, près de s'évanouir, prenait une -singulière puissance de charme et de séduction... L'image de Jean -passa devant ses yeux... Une intolérable convulsion d'angoisse lui fit -défaillir le cœur. - -—Qu'as-tu? dit Gisèle en lui mettant un bras autour de la taille. Tu -es toute pâle... Mais tu as les larmes aux yeux, petite Simone! Oh! ce -n'est pas bien d'avoir un chagrin et de ne pas me le dire. - -—Non, ce n'est rien, répondit Mme Mervil. Je t'assure que je n'ai -rien... C'est trop bête! - -Les deux jeunes femmes s'étaient éloignées du village, et venaient de -s'engager dans un petit sentier surplombant la mer. - -—Ta belle-mère et ton mari doivent nous attendre. Viens, retournons, -reprit Simone. - -Car elle avait peur—dans son trouble—de se laisser amollir par cette -amicale tendresse, par cette complicité câline de femme qui pressent -et absout l'amour; elle avait peur de trahir, par une parole ou par -un sanglot, son torturant secret. Et, d'autre part, ce secret, une -invincible pudeur d'âme le scellait au bord de ses lèvres; elle sentait -que les plus fines nuances de ses sentiments resteraient inexprimées, -insaisissables; elle savait que les subtilités de sa conscience, ses -doutes, les bizarres dédoublements de sa sensibilité, ne seraient pas -compris... Donc elle se raidissait contre l'instinctif besoin de faire -toucher les plaies de son cœur à une main légère, caressante... - -Gisèle maintenant l'embrassait, l'attirait contre elle, tout -impressionnée par ce silence au fond duquel tremblait une douleur. - -—Alors, tu ne veux rien me dire? Tu n'as donc pas confiance en moi? Tu -ne m'aimes donc pas? - -—Ah! si, mignonne, je t'aime bien, toi, va! murmura Simone, en appuyant -sa tête sur l'épaule de son amie. - -—Mon Dieu! que tu es jolie! s'écria Gisèle, qui l'écarta pour tâcher de -lire dans les yeux clairs aux cils mouillés. Peut-on avoir des idées -noires quand on est jolie comme ça? Dis donc... ajouta-t-elle tout bas -avec un clignement de paupières, il n'est pas à plaindre, celui pour -qui tu pleures. - -—Je ne pleure pour personne. - -—Allons donc! Est-ce qu'à notre âge il y a d'autres peines que les -peines de cœur? Ah! si j'étais un homme, je saurais comment m'y prendre -pour sécher ces beaux yeux-là. - -Leur pensée ne dépassa point le badinage de cette câlinerie. Mais, -inconsciemment, l'amour dont elles avaient parlé, dont elles -frissonnaient sourdement, dont elles étaient pétries, mettait une -suavité sur leurs lèvres, une trouble douceur au fond de leurs yeux. Et -la secrète alliance contre l'homme—contre l'homme dont elles avaient -souffert, dont elles souffriraient encore puisqu'elles aimeraient—les -faisait se serrer plus étroitement l'une contre l'autre. - -—Enfin, vous voilà! dit la voix de Chambertier. Et vous êtes là, -installées, à vous faire des confidences!... Les femmes sont -extraordinaires, ma parole! Dans la voiture, vous n'aviez pas un mot -à dire; et maintenant, quand nous vous attendons... Mais c'est tout à -l'heure qu'il fallait vous dire tout cela: ça nous aurait amusés en -route. - -—Ah! oui, je ne dis pas. Ç'aurait pu vous amuser, dit tranquillement -Gisèle avec une froideur d'ironie qui fit un peu de mal à Simone. - -—Dépêchons-nous, reprit Chambertier. Nous passerons à la Tour-Fondue. -Il faut absolument montrer cela à Mme Mervil. - -On remonta dans la voiture; les chevaux, qui somnolaient, secouèrent -leurs sonnailles; le cocher fit claquer son fouet, et l'on redescendit -au grand trot la route gravie au pas il y avait une heure. Mais -bientôt on prit un chemin de traverse qui pénétrait sous un bois -de pins-parasols; la mer disparut, les yeux se reposèrent en des -profondeurs d'un vert obscur; une fraîcheur descendit des dômes opaques -et arrondis que ces arbres étalent avec une régularité de monstrueux -champignons aux pieds élancés et très minces; des parfums de romarin -et de lavande se dégageaient du fouillis des plantes où s'enfonçaient -leurs troncs. - -Un tournant de la route fit découvrir un cavalier qui suivait en avant -la même direction, et qui s'en allait au petit galop. Il disparut -derrière les arbres. Un peu plus loin, on le revit; il avait mis sa -bête au pas. - -Simone, qui avait changé de place avec Gisèle pour ne plus se trouver -en face de Chambertier, tournait maintenant le dos aux chevaux. Elle -n'aperçut donc pas le promeneur. Aussi reçut-elle un choc à la faire -presque s'évanouir, lorsque son amie s'écria: - -—Par exemple, voilà qui est trop fort! Mais c'est M. d'Espayrac! - -On se trouvait maintenant si près, que Jean put entendre l'exclamation. -Il s'arrêtait, saluait. La voiture lancée le dépassa; mais, sur un -ordre de M. Chambertier, le cocher retint son attelage. D'Espayrac -s'approcha de la portière. - -Il montait un cheval de louage qui faisait mal valoir ses grâces de -cavalier parfait. C'était, paraissait-il, sa plus vive préoccupation de -beau sportsman vaniteux, car il commença par dire du mal de sa monture, -et par jurer que, sans un vif désir de rattraper ces dames, il n'eût -pas consenti à se montrer sur un carcan pareil. - -—Laissez donc, dit Gisèle. Nous vous avons vu gagner des flots de -rubans au Concours hippique, sur votre _Saturne_. Votre amour-propre -est sauf. N'injuriez plus cette pauvre bête. - -—On vous a donc dit, prononça Chambertier, que nous étions partis pour -la presqu'île de Giens? - -—Mais non, il l'a deviné, dit Gisèle avec le haussement d'épaules dont -elle accueillait généralement les remarques de son mari. - -Jean expliqua qu'il était arrivé pour leur rendre visite juste au -moment où ils venaient de partir. Le temps de prendre cette rosse chez -un loueur et il les avait suivis. - -—Mais pourquoi ne pas aller d'abord au village de Giens? - -C'est qu'il connaissait l'itinéraire suivi de temps immémorial par -les cochers du pays: le village, puis la Tour-Fondue. Comme ses amis -avaient de l'avance, le plus sûr était de les attendre à la seconde -étape. - -—Eh bien, marchons, reprit Gisèle. Et ne vous faites pas emballer, -noble poète. Votre Pégase m'a l'air bien fougueux. - -D'Espayrac, piqué, serra les jambes, toucha de l'éperon et rapprocha -les doigts, si bien que le cheval tomba en main et mâcha son mors, -chose oubliée depuis longtemps sans doute par ce quadrupède suranné. - -On repartit. Les yeux de Simone et de Jean ne s'étaient pas une seule -fois rencontrés. Le jeune homme, tout en parlant de «ces dames», -n'avait adressé qu'à Gisèle toutes ses coquettes politesses. Maintenant -il trottait près de la voiture, et, de temps à autre, il ripostait -gaiement à quelque malice lancée par Mme Chambertier. Simone était -d'autant plus mal à l'aise que, pour ne pas exciter les soupçons par -une inexplicable bouderie, elle devait s'efforcer de rire, prendre sa -part de la joie qu'éveillait brusquement la présence de cet homme,—de -cet homme qui l'avait possédée, et qui, partout, maintenant, traînerait -un lambeau saignant de sa vie. - -«Comme il rit de bon cœur!» pensait-elle. «Ah! il n'a donc pas -souffert! Il n'éprouve rien du trouble qui m'écrase. Il ne m'a même pas -aimée, ce n'était qu'un caprice. Et je me suis donnée à lui!...» - -Elle n'imaginait pas qu'il pût dissimuler, grâce à cette verve -apparente, une émotion qui, en réalité, crispait ce cœur masculin, -sous le veston de voyage, en dépit du rire qu'affectaient la bouche -et les yeux. Encore moins eût-elle soupçonné un plan arrêté d'avance, -une tactique, cependant tout indiquée soit par la rancune d'un orgueil -blessé au vif, soit par la stratégie amoureuse d'un cœur qui, pour -en reprendre un autre, joue la comédie de l'indifférence ou de la -guérison. Ce sont pourtant là des stratagèmes plus familiers à son -sexe qu'à celui de M. d'Espayrac. Mais, à ce moment, Simone était -moins femme que Jean, parce qu'elle se trouvait aux prises avec des -sentiments plus violents et plus sincères que ceux dont il était -capable. - -Si M. d'Espayrac, après l'avoir ainsi déroutée pas son insouciance, -lui eût, à l'improviste, adressé quelque regard de souffrance et de -passion, les yeux de Mme Mervil eussent probablement répondu pour la -perte matérielle et morale de cette malheureuse jeune femme. Elle eût -trahi son propre cœur, et livré son secret à ses amis. A tout risque -eût-elle voulu s'assurer qu'il avait pris au sérieux sa tendresse, -et qu'il prenait au sérieux son abandon; que le drame de sa propre -existence n'était pas un simple vaudeville dans la pensée de son amant. -Elle ne considérait même plus que la présence de M. d'Espayrac à Hyères -montrait assez que le souci de sa personne obsédait et entraînait le -poète. Avec la simplicité de son âme dépourvue de rouerie, elle se -laissait prendre au piège que Jean—bien plus maître de soi, bien plus -félin qu'elle-même—était venu lui tendre. - -L'impression fut la même durant tout le reste de la promenade. Car M. -d'Espayrac, tout en témoignant à Simone les égards pleins de banalité -qu'il ne pouvait omettre sans affectation, s'occupa de Gisèle avec la -séduisante galanterie dont il savait envelopper les femmes auxquelles -il voulait plaire. Or, il tombait au moment le plus favorable pour -ne perdre aucun de ses effets sur l'imagination de Mme Chambertier. -Les nostalgiques et confus désirs qui la hantaient de plus en plus, -l'impatience de vivre la vie de passion qui d'avance consumait sa -sensuelle beauté, l'ennui des derniers jours dans une retraite pleine -de mélancolie, joints à la langueur de cet air trop doux, de cette -mer trop molle, préparaient Gisèle à devenir la proie de quelque -foudroyante ivresse. Déjà, la présence, l'entrain de M. d'Espayrac, le -mouvement autour d'elle de cette mâle jeunesse, excitaient ses nerfs, -secouaient sa nonchalance, éclairaient d'étincelles fugaces ses yeux de -velours et d'ombre. Quelque chose de troublant émanait d'elle. Simone, -qui fut sensible à cette transformation, se sentit tout à coup le cœur -labouré de jalousie. - -On arrivait à la Tour-Fondue. Ils quittèrent la voiture; M. d'Espayrac -descendit de cheval. Et tous se dirigèrent vers le petit fortin qui -remplace aujourd'hui l'ancienne tour féodale, disparue jusqu'au dernier -vestige. Ce petit poste stratégique, diminutif minuscule des forts -du Coudon et du Faron,—les formidables gardiens de la côte, qu'on -aperçoit de là, bien haut dans le ciel bleu de Provence, attentifs -et silencieux,—est bâti sur un îlot qu'une sorte de passerelle relie -à la presqu'île. Un sous-officier, détaché de la garnison de Toulon, -garde ces quelques pieds carrés de fortifications, dans lesquelles -on ne laisse même pas, en ce temps de paix, les pièces d'artillerie -nécessaires pour garnir cinq ou six meurtrières qui s'ouvrent dans la -muraille trapue. - -—Comment! s'écria Chambertier. Il n'y a que cela à voir ici! Mais où -donc est la tour? - -—Elle est fondue, dit gravement d'Espayrac. - -Gisèle, curieuse, courait sur la passerelle, pour grimper dans le petit -fort, dont elle voyait la porte ouverte. Les mots: _Défense absolue -d'entrer_, l'arrêtèrent un instant. Puis, n'apercevant personne, elle -se hasarda sur la pointe des pieds. Rien ne bougea dans cette bizarre -petite place de guerre; le gardien était absent. Alors elle se mit à -considérer l'île de Porquerolles, à travers une des meurtrières, dont -le cadre de pierre donnait, trouvait-elle, du recul au paysage. - -Une voix intentionnellement grossie la fit tressaillir. - -—Vous voulez donc être arrêtée comme espionne et passée par les armes? - -—Ah! Dieu! que vous m'avez fait peur! dit-elle à Jean dans un éclat de -rire. - -Simone Mervil s'était arrêtée sur le léger pont de bois. Elle -regardait. Le décor extérieur lui entrait dans les yeux comme l'image -précise de sa souffrance. Il y avait, dans la couleur de l'eau, dans -le dessin des îles, dans l'adoucissement de la lumière, toutes les -nuances de sa détresse; et, vers le large, l'étendue sans fin de la -mer lui peignait bien l'immensité de son incertitude. Au-dessous -d'elle, des petites vagues sautillantes couvraient et découvraient -sans cesse l'isthme rocheux que les cinquante centimètres de marée -haute propres à la Méditerranée suffisent à transformer en détroit. -Simone tâchait d'engourdir sa pensée à suivre ce ruissellement sur -les pierres noires. Puis, levant les yeux, elle remarquait autour de -l'îlot une saillie circulaire à peine assez large pour y poser le pied; -alors elle se demandait si elle aurait le courage d'y marcher; elle la -suivait en imagination, jusqu'à ce qu'une tentation violente lui vînt -de s'y aventurer. Mais cette distraction machinale n'atténuait pas la -sensation d'endolorissement qui lui meurtrissait toute l'âme. - -Au retour, Jean d'Espayrac ne se tint pas auprès de la voiture. Son -cheval ne pouvait suivre, sans «traquenarder» horriblement, l'allure -de l'attelage. Le jeune homme allait donc au pas ou au petit trot, -rattrapant de temps à autre ses amis par un temps de galop. Se -doutait-il du désordre affreux dans lequel se débattait Simone? Et que -parfois elle souhaitait qu'il fût mort, et que parfois elle fondait de -tendresse et du désir de son étreinte? - -«Ah!» se disait-elle, «c'est ainsi que j'ai cru guérir de la trahison -de Roger! Comme il me mépriserait s'il sondait mon humiliation! Non, -la partie n'est pas égale: pour les hommes, l'amour est un plaisir -sans conséquence, un sentier fleuri que l'on parcourt tout en pensant -à autre chose; mais, pour nous, c'est un chemin d'épines où nous nous -déchirons le cœur.» - - - - -XI - - -Deux ou trois jours se passèrent. Des parties furent organisées. On -alla manger de la bouillabaisse à Carqueiranne, sous une tonnelle, en -face de la mer. On se rendit au village des Bormettes, où se trouve -une mine d'étain, d'antimoine et d'argent, récemment découverte, en -exploitation depuis fort peu de temps. Gisèle se fit montrer les bennes -à l'ouverture des puits, et elle voulait absolument y descendre. -Ensuite elle oublia cette fantaisie pour jeter des pièces d'argent et -de cuivre aux trieuses du minerai. Du haut de la galerie, elle lançait -la monnaie parmi les pierres vomies avec un tapage sinistre par la -mâchoire en acier du «broyeur», et qu'emportait ensuite lentement une -étroite voie mouvante entre deux rangs de travailleuses. Les femmes -ne devaient rien laisser échapper qui méritât d'être recueilli; leurs -yeux, attentifs à l'éclat du minerai, découvraient aussitôt le métal -monnayé, que leurs doigts saisissaient d'un même geste prompt, avec, -parfois, un mouvement de tête et un sourire de remerciement aux belles -dames de là-haut. Simone, pendant un instant, s'arrêta pour regarder, -sur de vastes meules tournantes en caoutchouc durci, des filets d'eau -laver puis entraîner le métal, transformé en une précieuse poussière -impalpable. Mais Chambertier n'eut qu'un étonnement respectueux: ce fut -devant de gros tas de boue, destinés jadis à être jetés dans la mer, et -dont un ingénieur, par des procédés nouveaux, s'engageait à extraire -encore pour soixante mille francs de métal. - -M. d'Espayrac ne manquait pas de prendre part à ces excursions. Il -dînait ensuite au château. Le café était servi sur la terrasse, -au-dessus de la vieille ville qui s'endormait dans l'ombre. Les heures -tintant au clocher de Saint-Paul vibraient dans l'espace avec un son -grêle et fêlé qui tremblait longtemps avant de mourir. Au loin, la -mer pâlissait sous un ciel criblé d'étoiles. Et, dans ce décor, les -racontars parisiens, qui semblaient drôles à table, perdaient le -pétillement dont ils avaient moussé sous la lampe et les bougies. La -conversation languissait. Ces messieurs fumaient lentement; à chaque -bouffée, on voyait braisiller l'étincelle de leurs cigares sur le -fond noir des buissons de troënes et de camélias. A la fin, Jean se -levait, et M. Chambertier renouvelait le reproche qu'il lui adressait -quotidiennement de ne pas accepter dans cette maison une hospitalité -complète. - -—Au moins, lui dit-il un soir, venez demain de bonne heure. Quand je -pense que vous n'êtes pas encore monté jusqu'en haut de la propriété! - -—C'est la faute du mistral. Vous m'avez dit que c'est à ne pas tenir, -quand il souffle, au sommet de votre rocher. - -—Oui, mais il ne souffle plus depuis hier. Et le soleil est pire encore -si vous attendez seulement dix heures. Venez très tôt. Ces dames vous -serviront de guides. Moi je suis forcé de me rendre à Toulon pour une -affaire. - - * * * * * - -Le matin suivant, lorsque Jean d'Espayrac, remontant l'allée de -mimosas, parvint devant l'habitation, il vit Simone qui, assise devant -une table rustique, écrivait sa correspondance. - -—Bonjour, madame, dit-il gravement. Si cette lettre est pour Mervil, -veuillez lui faire mes amitiés. - -La jeune femme leva sur lui un regard droit et ferme. C'était la -première fois, depuis l'arrivée du poète à Hyères, qu'ils se -trouvaient ainsi, seuls, en face l'un de l'autre. - -—Merci, dit-elle. En effet, j'écris à Roger. Je vais lui faire votre -commission. - -Elle baissa de nouveau la tête. Les frisures de ses cheveux blonds -brillaient doucement dans l'ombre tiède. Mais une rougeur intense -envahit son cou, qui s'allongeait en s'inclinant, et que dégageait un -grand collet de vieille dentelle tombant tout autour sur sa robe claire. - -Jean posa les deux mains sur le bord de la table, et il avança le buste -vers elle. Ses regards pesaient sur cette tête blonde qu'il voulait -contraindre à se relever. Mme Mervil les sentit peut-être; en tout cas, -elle dut voir son geste. Pourtant elle continua d'écrire. Alors Jean -rapprocha encore son visage, et il murmura très bas: - -—Simone! - -Elle eut un sursaut d'inquiétude, un coup d'œil vers la maison: - -—Ah! prenez garde! - -Car les portes béantes laissaient voir l'intérieur, tandis qu'au-dessus -d'elle les fenêtres pouvaient s'ouvrir, quelqu'un pouvait les écouter. - -Une femme de chambre, d'ailleurs, parut presque aussitôt: «Madame est -un peu souffrante,» venait-elle dire. «Elle est encore au lit. Elle -prie Mme Mervil d'accompagner seule M. d'Espayrac jusqu'en haut du -rocher.» - -Simone, que cette proposition troublait, dit machinalement: - -—Mais qu'a-t-elle? Ce n'est rien, j'espère? Je vais aller la voir. - -En même temps elle se levait. - -—Oh! non, dit la femme de chambre avec un sourire. Madame était -seulement fatiguée; elle avait encore sommeil; elle doit s'être -rendormie. - -—Mais vous connaissez le chemin? demanda d'Espayrac à Mme Mervil. - -—Oh! parfaitement, dit-elle, secouée d'un tel battement de cœur qu'elle -en crut les chocs perceptibles aux oreilles de la servante et qu'elle -se hâta de la congédier. - -Mais celle-ci revint sur ses pas. - -—Madame prie Mme Mervil de ne pas oublier le point de vue d'où l'on -aperçoit les Alpes, au pied des vieilles tours, à droite... de faire -remarquer à Monsieur qu'on distingue les Alpes. - -—Descendez-moi mon chapeau et mon ombrelle, commanda Simone. - -Ils partirent. Simone marchait en avant, car, tout de suite derrière -la maison, commençaient d'étroits sentiers en lacet, coupés de temps à -autre par des marches de pierre. C'était encore le jardin cultivé; des -buissons de roses bordaient le petit chemin, et, sur les terre-pleins, -des jardiniers retournaient le sol afin d'y planter de la vigne. -Bientôt le sentier devint plus abrupt; les escaliers n'étaient plus que -des saillies de roc dont les schistes formaient des degrés naturels; -des arbousiers, des houx, des yeuses, remplacèrent les myrtes, les -troënes, les mimosas; l'air devint plus léger; l'horizon s'agrandit. En -se tournant vers la mer, ils virent que les îles ne bornaient plus la -vue; au delà de Giens, de Porquerolles, une mince bande scintillante se -dessinait à présent; c'était le large, l'infini, la libre Méditerranée. -Au-dessous d'eux, des rochers qu'ils avaient contournés se hérissaient, -cachant la maison, effaçant toute présence humaine, donnant une -impression de nature sauvage et de profonde solitude. Puis, tout -autour, tout là-haut, à d'incroyables distances, dans l'absolue pureté -du ciel, s'étendaient le silence et l'espace. - -Simone respira longuement, avec un frémissement de tout son être; ses -narines, si délicates, eurent un imperceptible gonflement de fierté; -elle venait de se sentir soudain pleine de courage et de calme. Ses -yeux, éclairés de franchise, cherchèrent bravement ceux de Jean. Le -jeune homme la regardait, sans mot dire, avec tout ce qu'il pouvait -mettre de reproche triste dans l'outremer de ses larges prunelles. - -—Eh bien! vous êtes contente, lui dit-il enfin, de m'avoir fait tant de -mal? - -Voilà, malheureusement pour lui, ce qu'elle ne pouvait pas croire. -Depuis trois ou quatre jours qu'il flirtait avec Gisèle, s'il n'avait -joué que le rôle d'un homme véritablement blessé, trop fier pour -laisser voir sa blessure, il aurait eu quelque défaillance dans son -jeu, quelque silence ou quelque regard, quelque ironie même, qui eût -fait tressaillir Simone comme un éclair de sincérité. Mais il s'était -montré si pareil à lui-même; il avait si bien été ce que toujours -elle avait pu le voir: le beau séducteur charmeur et charmé, l'homme -qui se sent irrésistible, le poète qui dans un type de femme nouveau -n'entrevoit qu'une rime nouvelle, le gentilhomme à qui toute jolie -petite bourgeoise appartient par droit du seigneur, et—il lui fallait -bien se le dire—le mâle aussi, le mâle jeune et fort à qui toute -caresse qui s'offre fait oublier bien vite la caresse qui se refuse; -il avait trop été le Jean qui l'avait conquise pour être maintenant le -Jean que sa fuite eût meurtri, qui l'eût pleurée, regrettée, poursuivie -et rappelée éperdument. - -—Oh! dit-elle avec une amertume qu'elle ne sut pas dissimuler, -dispensez-moi de vous plaindre. Personne ne vous prendrait pour un -homme malheureux. - -—Simone, dit-il en s'animant, je n'aurais jamais cru que vous fussiez -une coquette. - -Elle protesta. C'était bien là sa crainte, de passer—aux yeux de cet -être placé désormais à part dans l'univers—pour une femme qui se donne -et se reprend facilement, par amusement ou curiosité, elle qui payait -si cher la plus furtive sensation. Mais Jean, maintenant, l'accusait -presque avec violence. Dans son tête-à-tête avec elle, il éprouvait -le réveil de son amour-propre froissé, de son désir déçu, de son réel -désappointement, qui, pendant quelques semaines, avait donné un goût si -amer à sa vie. - -Ce désappointement, qui l'avait amené dans le Midi, à la poursuite -de Simone, s'était atténué depuis, il est vrai, entre l'abattement -de sa maîtresse et la contagieuse surexcitation de Mme Chambertier. -Déchiffrer l'énigme d'un cœur qu'on venait de lui fermer paraissait -à d'Espayrac une besogne plus aride que partager la folie d'un corps -qui semblait s'offrir. Devant les provocations évidentes de Gisèle, -il s'était rappelé avec quelle ardeur irritante il avait désiré cette -femme bien avant de se griser avec la fraîche beauté blonde de Simone. -S'il eût gardé l'amour de celle-ci, peut-être l'orgueil de posséder -une mondaine si peu accessible aux entreprises, d'une réputation si -fièrement établie, l'aurait-il haussé jusqu'au dédain d'une tentation -qui sollicitait exclusivement son sang et ses nerfs. Mais le dépit -l'avait poussé tout droit vers le piège. Bien qu'il n'y fût point tombé -encore, les pas accomplis de ce côté lui inspiraient un regret sourd, -une honte vague, et il s'en prenait à Simone, comme, d'ailleurs, il en -avait un peu le droit. - -—Quel respect, lui dit-il, pouvons-nous conserver envers les femmes, -quand celles que nous élevions le plus haut se conduisent de la sorte? -Ah! Simone, votre amour faisait de moi un autre homme. Pour la première -fois je mêlais de l'adoration, de l'émotion, de la tendresse, aux joies -des sens... Je croyais en vous, j'étais reconnaissant du sacrifice que -vous me faisiez, sacrifice de vos délicatesses, de votre ombrageuse -vertu, de vos scrupules, de vos pudeurs... Un sacrifice!... Allons -donc! Quand on a vraiment d'un tel prix acheté quelque chose, on y -tient, à cette chose, on ne la rejette pas au bout de quinze jours! - -—Alors, dit Simone toute pâle, vous croyez?... - -—Je crois, reprit Jean, qu'une honnête femme doit être honnête envers -son amant, quand elle en prend un, et que la vertu ne peut pas servir à -faire autant de mal qu'en ferait la plus perverse coquetterie. - -—Mon Dieu! s'écria Simone, c'est épouvantable. Je m'étais déjà dit ces -choses-là. - -D'Espayrac fut déconcerté, car il s'attendait à une crise d'indignation -qui lui eût permis d'être plus dur encore. Sa colère, à lui, allait -en augmentant, parce que Simone ne s'excusait pas, ne donnait aucune -explication, ne se révoltait pas quand il parlait de leur amour comme -d'une chose finie. Il avait envie de lui crier des brutalités, de lui -dire—sans le croire—qu'il la soupçonnait de l'avoir quitté pour un -autre amant; qu'une aussi courte liaison, jamais il n'en avait eu même -avec des filles, car toutes s'étaient séparées de lui convenablement. -Il s'affolait de fureur à la pensée que c'était bien vrai, que cette -Simone—la seule de ses maîtresses qui lui eût inspiré de l'estime—lui -infligeait réellement le plus brutal des _lâchages_. - -Mais, pour échapper à cette scène si différente des plaintes -passionnées et des supplications dont à l'avance elle avait eu peur, -Simone s'était remise en marche. Elle s'avançait au milieu d'un plateau -couvert d'une herbe drue et fine, sous le feuillage gris de jeunes -oliviers. Du bout de son ombrelle fermée, elle touchait le sol de temps -à autre; sa robe de batiste à fond ivoire, dont le bord traînait, -courbait les plantes par derrière, et, quand elle avait passé, une -foule de petites pointes vertes se redressaient avec des frissons de -choses vivantes; l'ombre grêle des rameaux faisait des taches mouvantes -sur sa taille et sur ses hanches, dont le balancement avait comme une -langueur découragée; au-dessus de son collet de dentelle sa nuque -blonde s'érigeait avec la soie des cheveux, plus pâles près de la peau. -Jean se souvint des petits rires d'extase qu'elle avait roucoulés un -jour qu'il la mordillait à cette place... A ce moment, le pied de -Simone tourna sur une pierre; il accourut pour la soutenir, la saisit -dans ses bras, et, avant qu'elle pût s'en défendre, il la baisait -éperdument. - -—Méchante! murmurait-il, méchante!... Pourquoi m'as-tu boudé! Pourquoi -m'as-tu fait penser de vilaines choses?... Pourquoi m'en as-tu fait -dire?... Pardonne-moi... J'étais fou! Mais dis-moi donc que tu -m'aimes!... - -Simone n'essaya pas plus de se soustraire à ses baisers que, tout à -l'heure, à ses reproches. Elle les accueillit avec des lèvres tristes -et passionnées. Même elle l'étreignit un instant avec l'énergie dont -on retient quelque chose de précieux qui vous échappe. L'état violent -et désespéré de son âme prêtait à son frêle corps, plutôt indifférent -et paisible, une ardeur qui, tout à coup, lui rendait ses résolutions -presque impossibles à accomplir. - -—Ah! soupira-t-elle, tandis que d'irrésistibles larmes noyaient la -douceur de ses yeux, la vie est une chose affreuse, mon ami... Une -chose cruelle et affreuse! - -—Parce que tu ne sais pas la prendre, petite folle chérie. Elle est si -simple! Bien moins compliquée que tu ne te la fabriques. - -Au ton de badinage et de câlinerie qu'il mit à cette réponse, Simone -sut combien la pensée de cet homme était loin de sa propre pensée. -S'il pouvait lire en elle-même, il sourirait probablement avec une -pitié mêlée de scepticisme. La substance solide et matérielle de son -cœur, à lui, n'offrait pas de prises aux fines pointes aiguës dont -elle sentait le sien tout criblé. Quelle nature heureuse il avait, -lui qui pouvait, sans souffrir, tromper un ami, et, probablement, -trahir une maîtresse; lui qui pouvait aimer sans que son amour lui -fît mal! C'était là, sans doute, la supériorité masculine, et elle, -Simone, n'était qu'une femme nerveuse, incapable de sérénité soit dans -la vertu, soit dans le plaisir. Elle envia cette belle sensualité -tranquille, avec laquelle il lui baisait la bouche sans vouloir -connaître ce qui lui gonflait si douloureusement la poitrine et les -paupières. - -—Oui, dit-elle avec une pauvre ironie, c'est vous qui avez raison. J'ai -le caractère mal fait. Quand on n'a pas plus de bravoure dans la faute, -on ne devrait pas la commettre. - -—La faute? répéta Jean. Ah! voilà les grands mots... Tu n'es pas -raisonnable. - -—Je le sais bien. - -—Mais puisque c'est fait, petite bête! Est-ce qu'on doit se tourmenter -pour ce qui est accompli, irrévocable? Le mieux est d'en profiter. -C'est l'existence, cela, Simone. Tu n'as rien commis de pire que tant -d'autres. - -—Jean, dit-elle, je vous en supplie, ne me tutoyez pas!... - -Les yeux du jeune homme se durcirent. Il comprit que, malgré -l'attendrissement de tout à l'heure, où, pendant une minute, il l'avait -sentie se fondre dans ses bras, elle n'était plus à lui; il devina, -sous cette douleur, l'obstination d'une volonté d'autant plus difficile -à vaincre qu'elle ne se raisonnait pas et qu'elle ne discuterait pas. -Cette femme s'était donnée; cette femme se reprenait. Savait-elle au -juste pourquoi? Non, certes. Elle considérait sans doute la première -action comme une faute, la seconde comme une expiation. Qu'importaient -les étiquettes ainsi distribuées par sa petite cervelle? Le fait est -qu'un jour elle l'avait préféré à tout, et qu'aujourd'hui elle lui -préférait autre chose: son mari, ou le bon Dieu, ou un autre amant... -Pouvait-on savoir? Et cela presque d'une heure à l'autre!... Elle -était femme, voilà tout. D'Espayrac se retint pour ne pas hausser les -épaules. Lui qui, très sérieusement, gardait à Simone de l'estime -lorsque, à Meudon, elle se donnait à lui, commençait de la mépriser -maintenant qu'elle voulait reconquérir son honnêteté perdue. Et là, -dans ce champ pâle d'oliviers, durant cet inoubliable matin, Simone -le vit passer, le mépris qu'elle craignait plus que la mort, dans ces -prunelles d'homme,—dans ces prunelles au fond desquelles tous ses -efforts n'effaceraient pas la vision de sa chair, les images de sa -possession. - -Elle frissonna. - -Un souffle froid glissa entre leurs deux âmes, entre leurs deux corps, -tout émus pourtant par un seul baiser il y avait à peine quelques -secondes. En cet instant ils ne s'aimaient plus, ils ne se désiraient -plus. Quant à se comprendre, ils ne le cherchaient même pas. Chacun -se sentait tyrannisé par la violence d'une égoïste douleur; et le -seul soulagement qu'ils eussent pu ressentir fût venu à chacun de la -certitude que l'autre souffrait autant que lui. - -Ils poursuivirent leur ascension. Ils parlèrent de l'ancienne -forteresse, dans l'enceinte ruinée de laquelle ils pénétraient -maintenant. Ils se firent mutuellement remarquer des détails du -paysage. Quand ils parvinrent au pied des vieilles tours, d'où -l'on découvre une vue toute différente, M. d'Espayrac fut étonné -d'apercevoir, en perdant la perspective de la mer, un paysage de -montagnes. De toutes parts des collines s'étageaient, et la violente -lumière, en accentuant leurs ombres, leur prêtait un relief saisissant. -Entre elles, une vallée s'élargissait, où l'on voyait courir, avec une -blancheur de satin parmi la verdure des vignes, la route de Toulon. Un -sinueux cours d'eau faisait, par places, des taches d'un bleu si vif -qu'il en était invraisemblable; et des bastides aux toits de tuiles -rouges s'éparpillaient, abritées pour la plupart contre le mistral -par une muraille de hauts ifs pointus, qui s'alignaient au bord des -jardins pleins de roses, avec une rigidité funéraire. - -—Maintenant, regardez les Alpes, dit Mme Mervil. - -—Où donc? demanda Jean. - -Il fallait une certaine application pour distinguer leurs vagues cimes, -d'un dessin si vaporeux, à peine plus pâle que le bord argenté du ciel, -entre les déchiquetures noires des montagnes des Maures. Mais, quand on -avait nettement aperçu l'un des glaciers, on en découvrait un autre, -puis un autre encore; toute la chaîne, là-bas, déroulait dans l'azur -l'éternité de ses neiges... Et ces blancs sommets entrevus s'emparaient -de l'imagination, qu'ils remplissaient tout entière de leur lointaine -majesté. - -—A présent, dit Simone, il nous faut revenir un peu sur nos pas si nous -voulons explorer les ruines. - -Elle ramena M. d'Espayrac devant l'entrée de la forteresse. Ils -s'arrêtèrent pour examiner dans la pierre les rainures où, des siècles -auparavant, glissait quelque porte massive, que l'on hissait avec des -chaînes, et ils reconnurent les mortaises où s'enfonçaient les barres -de fer dont on la fortifiait à l'intérieur. Des escaliers s'offraient -dans l'épaisseur même des murailles; ils y montèrent pour jeter un -regard par les jours étroits d'où les assiégés surveillaient l'ennemi. -Ils se penchèrent sur les mâchicoulis par où ruisselaient autrefois -l'huile et la poix bouillantes. Ils voulurent explorer une salle de -garde voûtée, suspendue à l'angle d'une tour, et par les étroites -ouvertures de laquelle on découvrait tout le pays. Pour y parvenir, il -n'y avait plus d'autre chemin que la crête d'un mur élevé, sur laquelle -on ne pouvait marcher sans imprudence, surtout à cause de l'effritement -des pierres. Simone s'y risqua par bravade; Jean la suivit; et le -sentiment de ce réel danger rouvrit la source de leurs émotions plus -tendres. Dans ce repaire de soldats, où c'est à peine si l'on pouvait -tenir debout sans se courber, et où régnait depuis mille ans peut-être -la même demi-obscurité lugubre, Jean reprit la main de Simone et lui -demanda si elle ne l'avait pas aimé. - -—Ne parlez plus de cela, dit-elle. J'étais folle... j'étais coupable... - -—M'aimiez-vous? - -—Soyez généreux. Ne me demandez rien... - -—Et vous, soyez franche! Parbleu! je ne vous reprendrai pas de force... -Et nous n'avons rien à nous cacher. M'avez-vous aimé, Simone? - -—Vous le savez bien. - -—Alors vous m'aimerez encore. Et vous vous repentirez de ce que vous -faites aujourd'hui, quel qu'en soit le motif. - -—Le motif!... Ah! Jean, si vous saviez comme je voudrais être comprise -par vous! Est-ce possible que vous ne puissiez être que mon amant ou -mon ennemi? - -—Oui, dit-il d'une voix dure, vous êtes comme toutes les femmes: vous -voudriez reprendre votre personne et garder mon amour. Si, au lieu -d'indignation, je vous montrais de la souffrance, votre nouvelle vertu -ne vous coûterait guère. - -—Mon Dieu!... gémit-elle. - -Et, sur un geste qu'il fit, comme pour la saisir, elle ajouta: - -—Sortons, nous n'avons plus rien à nous dire. - -Un éclair de folie traversa le cerveau de Jean. - -—Si! murmura-t-il, si, j'ai quelque chose à te dire... Simone... Ah! -Simone... - -Déjà il l'étreignait, emporté de colère et de désir, dominé lui-même -par sa résolution farouche. Il parut à Simone adorable et effrayant. -Pourtant elle eut la suprême force de lui résister; elle se tordit -sur son bras, détournant la bouche de ces lèvres dont elle redoutait -tant la douceur. Alors il ne se posséda plus... Ses mains devinrent -brutales... Mais elle, qui luttait silencieusement, les dents serrées, -les nerfs roidis, tout à coup eut une inspiration; elle jeta un cri: - -—Ah!... vous me faites mal!... - -Ce fut si sincère et si déchirant qu'il eut peur: car il n'avait -pas mesuré sa violence, et il crut lui avoir tordu cruellement le -poignet. Dans sa surprise, il la lâcha presque... Elle fit un effort, -se dégagea, bondit hors de l'ouverture, et... se mit à courir sur -l'étroite crête de la muraille. - -Le cœur de Jean cessa de battre; ce garçon robuste sentit ses bras -s'amollir, ses jambes se briser... Cela dura quelques secondes, puis il -vit Simone atteindre saine et sauve l'extrémité du périlleux chemin; -mais elle avait chancelé vers la fin de la course; une pierre, détachée -sous ses pas, tomba dans le vide et rebondit sur le rocher avec un -bruit sourd, à une vingtaine de mètres au-dessous. - -M. d'Espayrac ne recouvra pas tout de suite assez de sang-froid pour -la suivre; un tel trouble le secouait encore qu'il ne se croyait -pas le pied suffisamment sûr. A la fin, il se hasarda, non sans une -appréhension plus grande que lorsqu'il avait passé la première fois. -Quand il fut de l'autre côté, il ne trouva plus Mme Mervil; mais, -s'étant engagé dans l'escalier qui subsiste à cet endroit au flanc de -la ruine, il aperçut de nouveau la jeune femme; elle descendait les -lacets de la colline, précipitamment, comme pour le fuir. - -A cette vue, tout s'effaça dans l'esprit de Jean, excepté son -ressentiment furieux. Ah! elle avait couru un danger mortel plutôt -que de lui appartenir une fois de plus! Ah! elle l'avait repoussé, -presque frappé, comme un manant trop audacieux, elle qui naguère -s'abandonnait entre ses bras! Eh bien, il ne songerait pas à elle -une heure de plus. Elle ne compterait pas dans sa vie plus que ces -créatures de hasard dont on s'amuse et qu'on oublie. Elle valait moins -que ces créatures, d'ailleurs; celles-là sont forcées par le besoin de -remplir leur triste métier. Tandis que Simone Mervil!... Les syllabes -de ce nom, mentalement prononcées, causaient encore à d'Espayrac -une secousse d'émotion et de regret; puis la colère le soulevait de -nouveau quand s'éveillait le souvenir des humiliations subies. «Ah!» -pensait-il, «comme elle eût été punie, si, après la façon dont elle -s'est débarrassée de moi par sa feinte maladie et par son voyage, -elle ne m'avait pas vu la poursuivre jusqu'à Hyères! Ou, du moins, -si ce matin je n'avais pas eu la bêtise de lui rappeler le passé, de -la supplier, et même... Sacrebleu, que j'ai été idiot! J'aurais dû -savoir que rien au monde ne vaut pour les femmes le plaisir d'affoler -jusqu'à la violence le désir d'un homme, puis de le planter là pour se -draper dans leur vertu. C'est le bonheur complet pour elles, et tout y -trouve son compte: leur vanité, leur embryon de conscience morale, leur -cruauté naturelle, et même leurs sens paresseux, que cette excitation -émoustille et satisfait. Je commence à croire, parole d'honneur, que la -vertu de ces pécores-là est plus vicieuse que leurs vices!» - -Cette conclusion amenait M. d'Espayrac dans le champ d'oliviers, où, -tout à l'heure, il avait embrassé Simone sans qu'elle se défendît. -«J'aurais dû la jeter sur cette herbe-là,» se dit-il. «Elle voulait -bien alors. J'ai parlementé, c'est ce qui m'a perdu.» - -Il l'aperçut, appuyée contre un arbre, son fin visage tout pâle, et qui -regardait la mer. Il ralentit le pas, pour lui donner le temps de se -remettre en marche. Mais elle se détourna, le vit, et ne bougea pas. - -—Vous m'attendez, madame? lui demanda-t-il quand il fut tout près. - -—Oui, monsieur, il faut bien que nous rentrions ensemble. - -Elle repartit en avant. Et tous deux, sans ajouter une parole, -descendirent les degrés de schiste, le sentier bordé de roses, et enfin -les marches de pierre qui les amenèrent devant la maison. - -Gisèle, se penchant hors d'une fenêtre, cria: - -—Eh bien, était-ce beau? Vous restez déjeuner avec nous, monsieur -d'Espayrac? - -—Certainement, madame, avec le plus grand plaisir, dit-il d'un air -plein d'entrain. - -Il se jeta dans un fauteuil d'osier, à l'ombre d'un groupe de poivriers -aux fines chevelures, tandis que Mme Mervil ouvrait des lettres, -apportées en son absence, et qu'un domestique venait de lui remettre. - -Un instant après, Mme Chambertier parut dans l'embrasure du porche, -entre l'encadrement du lierre. Elle portait une robe d'une nuance -fausse et charmante, avec une petite veste en point de Venise appliquée -sur le corsage; ses longs yeux avaient une douceur plus alanguie -encore que de coutume; entre ses lèvres si rouges, retroussées d'un -peu d'ironie, brillaient ses dents humides, et ses cheveux noirs, aux -artificiels reflets de cuivre, ajoutaient à sa physionomie quelque -chose de voluptueux et de barbare. - -Simone, qui releva les yeux, fut frappée de sa beauté. - -—Tu as de mauvaises nouvelles? Qu'est-ce qui arrive? Tu es blanche -comme un linge!... s'écria Mme Chambertier. - -La pâleur de sa triste promenade transformait d'une effrayante façon -le visage de Simone. On eût dit que tout son sang avait coulé par une -invisible blessure. Pourtant l'exclamation alarmée de son amie fit -courir sur ses joues une ombre rose, qui s'évanouit aussitôt. - -—Ta petite Paulette n'est pas malade, j'espère? - -Il en coûtait à Simone de mentir lorsqu'il s'agissait de la santé de sa -fille; elle se figurait lui porter malheur. Pourtant il ne lui vint pas -d'autre excuse. D'ailleurs elle était résolue à partir le jour même, -et ne pouvait alléguer de meilleur prétexte qu'une maladie de l'un des -siens. - -—Ah! dit-elle, justement... Figure-toi, ma chérie, que Paulette est -malade. Mon mari me rappelle. Je mourrais d'inquiétude si je ne partais -pas tout de suite. Je vais prendre le train de trois heures. C'est -celui, n'est-ce pas? qui doit correspondre avec le rapide, à Toulon. - - - - -XII - - -Quand Simone Mervil se trouva de retour à Paris, un découragement très -profond s'empara d'elle. Il lui sembla que l'horizon de son existence, -illimité jusque-là, se fermait. Cette vague attente du bonheur -de demain plus complet que celui d'aujourd'hui, dont l'illusoire -enchantement précipite les pas des hommes, semblait, dans son cœur, -s'être brusquement éteinte. Elle n'avait plus de raison pour marcher -vers l'avenir. D'elle-même et volontairement elle avait muré l'inconnu. -A vingt-sept ans, sa vie devenait une impasse, dont elle aurait sans -cesse devant les yeux le but morne et sans au-delà. Elle toucha le fond -de cette pire des humaines misères: l'indicible ennui des êtres et des -choses. - -Certes elle aimait son mari et sa fille; pourtant, si elle avait -pu mourir, comme elle le souhaitait parfois, elle leur eût dit un -adieu très attendri mais sans déchirement. Elle les considérait avec -un aiguillon tout nouveau de curiosité dans son affection, et elle -s'étonnait de l'énergie qu'ils mettaient à vivre. Car le musicien -travaillait sans cesse, à travers les alternatives d'enthousiasme et -de désespoir qui soulèvent et brisent les vrais artistes; et quant à -Paulette, ses journées étaient une succession de joies violentes et -de chagrins non moins violents, à propos des minuscules événements -dont est tissue l'enfance. Cette fillette apprenait tout, sans aucune -peine, excepté le _self-control_ que sa gouvernante anglaise cherchait -vainement à lui inculquer; elle apportait à ses jeux comme à ses études -une passion extraordinaire. Simone qui, jadis, la reprenait pour -son impétuosité de poulain sauvage, pour sa garçonnière brusquerie, -pour l'ardeur de ses caprices, maintenant la laissait faire, lui -jetait la bride sur le cou, pour le plaisir de voir s'agiter autour -d'elle cette exubérance qui secouait, trompait, entraînait sa propre -mortelle lassitude. Quand elle entendait le rire de Paulette—ce rire -d'allégresse absolue,—quand elle voyait les yeux de l'enfant s'éclairer -d'un bonheur merveilleux à la promesse d'une bagatelle, la jeune mère -éprouvait une émotion confuse qui lui faisait du bien. Cette fraîcheur -d'âme, cette puissance d'espoir, cette plénitude de sensation, lui -semblaient une chose admirable et touchante. Elle l'avait possédée, -cette chose, et elle l'avait perdue. Sa Paulette aussi perdrait tout -cela un jour... Hélas! quel piège que la vie! - - * * * * * - -—Roger, dit un jour Mme Mervil à son mari, si tu voulais, nous irions à -la campagne de très bonne heure cette année. - -Le musicien fut enchanté de cette proposition. Rien ne les retenait à -Paris, si ce n'est la saison mondaine, prolongée à présent jusqu'au -milieu de l'été, et qui, d'ordinaire, captivait Simone, comme toutes -les femmes élégantes et jolies, par l'amusante excitation des succès -personnels. - -—Comment! dit-il avec une surprise très joyeuse, tu renoncerais à la -soirée théâtrale de l'Union Artistique, à ta vente de charité, au -vernissage, au garden-party de l'Ambassade anglaise, au Grand-Prix? - -Certainement qu'elle y renonçait. N'était-ce pas toujours la même chose? - -—Ah! mon ami, reprit-elle avec un accent plein de lassitude, si tu -savais combien j'en ai assez! - -Elle ne mentait pas, bien que son but fût de quitter Paris avant le -retour de M. d'Espayrac. Mais il y avait aussi de la sincérité dans -son désintéressement des plaisirs à la mode. Elle ne trouvait plus -de saveur à rien. Sur sa lèvre s'étaient évaporés l'âme et le sel -des choses. Et c'est seulement parce qu'elle était très bonne que sa -mélancolie se changeait en douceur résignée au lieu de produire des -fruits d'irritation et d'amertume. - -En effet, Simone ne s'en prenait point aux autres; elle n'accusait même -pas la destinée; elle n'en voulait qu'à elle-même. De là l'éclosion -dans son cœur d'une indulgence infinie. Elle ne voyait plus les défauts -de son mari d'un œil minutieux et sévère; et, bien qu'elle ne pût -encore penser sans un tressaillement d'angoisse à cette actrice qu'il -avait eue pour maîtresse, pourtant elle n'avait plus, à l'égard de -Roger, les allusions acerbes, les paroles mordantes ni les airs de -reine offensée, qui, durant un certain temps, rendirent leur intérieur -insupportable. Quand il se montrait d'humeur agressive, elle songeait -aux tourments de la composition musicale, et elle répliquait par une -phrase enjouée ou même par une caresse. Ensuite elle s'étonnait du -peu d'efforts que cela lui avait coûté. Et la chaleur de son ancien -amour lui gonflait parfois délicieusement le cœur lorsqu'elle voyait -la physionomie du musicien se détendre et lorsque cette voix un peu -cassante s'adoucissait pour lui dire: - -—Tu es meilleure que moi, petite Simone. Tu es une adorable petite -femme... Sais-tu que tu deviens trop gentille et que tu m'ôtes la -distraction de te taquiner un peu? - -Une fois il ajouta par plaisanterie. - -—Ça m'inquiète de te voir ainsi rentrer tes petites griffes, Simonette. -Je commence à craindre que tu ne sois malade... A moins que tu médites -de tromper ton pauvre Roger. - -Il prit, en prononçant les derniers mots, un air piteux très comique. -Simone se mit à rire. Et, malgré la sensation pénible d'avoir trahi -cette absolue confiance, elle éprouva comme un bizarre plaisir, un -plaisir qu'elle ne s'expliquait pas. - -Ce qui la confondait, c'était de regarder en elle-même et d'y voir -fonctionner une foule de ressorts très déliés dont elle n'était pas la -maîtresse et qui lui semblaient agir tout autrement qu'elle ne s'y fût -jamais attendue. Bien plus, ces ressorts s'agitaient contrairement les -uns aux autres, donnant à croire que la machine morale se détraquait à -chaque instant. Pourtant une ligne de conduite assez droite résultait -finalement de ce chaos intérieur. Ainsi l'idée qu'elle avait trompé -son mari la remplissait parfois d'une satisfaction mauvaise et même -d'un véritable orgueil. Cependant elle s'en désolait, et la honte des -démarches furtives, des mensonges articulés, de l'hypocrisie dont -elle se couvrirait jusqu'à la tombe, comme d'une livrée, devenait à -d'autres moments tout à fait intolérable; à ces heures-là, un seul mot -de Roger lui eût fait avouer tout; mais ce mot, heureusement, il ne le -prononçait pas. - -D'ailleurs ces deux êtres qui s'étaient aimés, qui s'étaient menti, et -qui s'aimaient de nouveau—peut-être plus que jamais,—semblaient, aux -yeux du monde, posséder et partager tout ce que la vie humaine contient -de bonheur. - -Ils avaient loué, pour cet été-là, une maison charmante avec -un parc très grand, dans un pays de collines et d'eau, à -Conflans-Sainte-Honorine, près du confluent de la Seine et de l'Oise. -C'était un coin tout à fait pittoresque. Or l'un et l'autre aimaient la -campagne, pour elle-même, en dehors de toute convention de la mode ou -de la littérature. Et Simone, qui redoutait en ce moment tout contact -avec la société élégante, où triomphait Jean d'Espayrac, sut persuader -à Mervil qu'il l'avait en outre convertie à son goût pour la solitude. - -—Mon Dieu! que je suis heureux ici, mignonne, disait souvent le -musicien. Que je te suis reconnaissant d'avoir bien voulu t'y enfermer -avec moi! Tiens, c'était mon rêve, depuis notre mariage, un peu de -bonne vie intime et de travail tranquille. Mais je ne voulais pas être -égoïste; tu aimais tant ton Paris, tes toilettes et tes potins! Et -vous êtes, madame, une si ravissante petite mondaine! Puis, il y avait -toutes les exigences du métier... le nom à faire... Il me fallait -rester sur la brèche. Mais maintenant... - -—Maintenant, reprenait Simone, tu es célèbre, nous sommes riches. - -—Presque... Et tu profites de tout cela—qui tournerait la tête à une -autre—pour réaliser mon désir de vagabondage dans les bois, de flânerie -à deux et de solitude. Et tu prétends que tu ne t'ennuies pas ici! Et -tu acceptes cette existence-là pour six mois!... Vois-tu, je me demande -si tu ne me caches pas quelque regret, si tu ne me fais pas un gros -sacrifice. - -Bien vite Simone affirmait le contraire. Alors son mari l'embrassait. - -—Si tu as voulu te faire aimer plus encore, ajoutait-il, tu y as -réussi. Et pourtant je croyais que ce n'était pas possible. - - * * * * * - -Pour se promener avec sa fille, Simone eut une petite charrette -anglaise, attelée d'un poney des Shetland qu'elle conduisait elle-même. -Mais un jour que ce poney broutait sur une pelouse écartée, au bout -d'une longue corde fixée à un piquet, la gouvernante anglaise, -cherchant partout Paulette, aperçut la petite fille à califourchon -sur le dos de l'animal. Le poney, tout d'abord, n'avait pas manqué de -la jeter par terre. Paulette, après avoir roulé dans l'herbe sans -se faire de mal, était regrimpée sur sa monture; et maintenant elle -chevauchait, cramponnée à l'épaisse crinière du petit shetlandais, qui, -ayant reçu d'elle bien souvent des morceaux de sucre et des caresses, y -mettait de la complaisance. - -La gouvernante poussa les hauts cris, et voulut se saisir de la -coupable. Paulette piqua des deux avec des éclats de rire; et -l'Anglaise, qui, au fond, avait peur du poney, y eût perdu ses peines, -si une culbute inévitable ne lui eût livré l'écuyère un peu endolorie -cette fois, et sa petite main hâlée toute saignante par l'écorchure -d'un caillou. - -—_Come directly to your father!_ s'écria Miss, furieuse d'avoir été -bravée. Et elle traîna Paulette jusque dans le cabinet de travail où -Mervil était à l'œuvre. Sanctuaire interdit, à la porte duquel il -fallait, pour qu'on osât frapper, toute la gravité d'une pareille -circonstance. - -Mervil décréta que sa petite fille serait mise au lit sur-le-champ. -Elle venait à peine d'en sortir, car il était neuf heures du matin. Et -le temps était si joyeusement beau! - -—Vous fermerez les persiennes, miss, ajouta le père avec un sérieux de -juge. Et personne ne lui parlera. Elle est blessée; il lui faut le plus -grand calme, de peur que la fièvre ne se déclare. - -—Mais, papa, je n'ai rien! criait la petite. - -Elle suçait vite un peu de sang et de terre sur sa menotte égratignée. - -On la coucha malgré ses protestations et ses pleurs. - -—Où est maman! Je veux voir maman. Qu'on le dise à maman! - -Avec la finesse des enfants, Paulette s'était assurée que, depuis -quelque temps, sa mère avait perdu la force de la punir. - -—Votre mère ne viendra pas, dit la gouvernante. Et on ne la dérangera -pas maintenant. Elle dort encore. - -—Oh! ce n'est pas vrai, s'écria Paulette. Maman ne se lève jamais si -tard. - -—C'est qu'elle attend le médecin, qui doit venir ce matin de Paris. - -—Le médecin! Elle est donc malade? - -La petite voix insolente de Paulette changeait subitement d'intonation, -s'adoucissait, puis se brisait d'un sanglot d'anxiété. Son visage -d'enfant pâlit. Mais l'Anglaise, touchée de cette sensibilité qu'elle -savait vibrante à l'excès, la rassura tout de suite: - -—Non, non, pas malade... fatiguée seulement. Vous savez bien comme elle -se plaignait, tous ces temps-ci, de lassitude. - -—Vous me jurez qu'elle n'est pas malade? - -Et Paulette ouvrait plus grands ses yeux immenses pour qu'on n'osât pas -la tromper. - -—Elle n'est pas malade, mais elle le deviendra si vous êtes méchante, -si vous faites encore des folies comme ce matin. - -La petite fille s'appuya contre ses oreillers, croisa ses mains, toutes -brunes et menues sur la blancheur du drap, et ne dit plus mot. Elle -demeura silencieuse et immobile ainsi durant un très long moment, -jusqu'à ce qu'elle entendît rouler une voiture, sur le gravier de -l'allée, devant la maison. Alors elle se mit à pleurer, mais sans -bruit, si bien que l'Anglaise, dans la pièce à côté, ne l'entendit -même pas. C'est que Paulette évoquait la blonde figure mince de sa -mère, avec les yeux gris si doux, dans lesquels dernièrement elle avait -surpris des larmes; avec la bouche fine qui, depuis peu, fléchissait -aux coins en un pli de tristesse; et l'enfant songeait que cette -figure, si jolie, n'avait plus du tout de couleurs. «Maman est très -malade, bien sûr, et on ne me l'a pas dit. Et hier encore je lui ai -fait une scène parce qu'elle voulait raccourcir mes cheveux. Oh! et -c'est la voiture qui est allée chercher le médecin à la gare... Mon -Dieu, faites que maman ne meure pas, et jamais, jamais, je ne me -mettrai plus en rage!» - - * * * * * - -La conférence dura longtemps entre le docteur et Mme Mervil. Roger n'y -fut pas admis. D'ailleurs la santé de sa femme ne lui paraissait point -assez troublée pour en concevoir de l'inquiétude. L'anémie de Simone, -causée probablement par un peu de surmenage mondain durant le dernier -hiver, commençait à céder dans la pure atmosphère de la campagne. -L'appétit revenait; le sommeil aussi. La surexcitation du système -nerveux s'atténuait, comme on pouvait le constater par la détente -du caractère. Toutefois Simone avait insisté pour que son médecin -l'examinât. Maintenant la visite s'achevait, le praticien rejoignit -Mervil, qui l'attendait sous la vérandah, fumant une cigarette, dans un -va-et-vient dépourvu d'impatience et d'anxiété. - -—Et bien, docteur... C'était l'imagination, n'est-ce pas? Vous lui avez -remonté le moral? - -—Oh! ce n'est pas grave, certainement, répliqua le médecin—et il -souriait.—Mais on a bien fait de m'appeler. Il faut un régime. - -—Des fortifiants, sans doute. Figurez-vous... elle ne peut pas -supporter la viande saignante. - -—J'ai dit à Mme Mervil tout ce qu'il faut qu'elle fasse. Et elle -m'obéira, soyez-en sûr. - -—Mais enfin, vous n'avez rien remarqué? - -—Mme Mervil vous donnera mon diagnostic. Il faut que je me sauve. - -—Comment! docteur, vous ne déjeunez pas avec nous? - -—Impossible, tout à fait impossible! Je regrette... - -Le médecin montait dans la voiture. - -—Vous avez le temps, dit Roger, pour le train de onze heures. - -Une poignée de mains. La voiture partit. Puis le médecin, se -retournant, cria encore: - -—Et la musique, cher maëstro? Nous préparez-vous encore des -chefs-d'œuvre? - - * * * * * - -Un peu préoccupé par le laconisme du docteur et par un certain air -drôle qu'il lui avait trouvé, Mervil, en quatre enjambées, escalada -l'étage. Il ouvrit la porte de leur chambre. Dans le grand lit de -milieu, Simone demeurait étendue. Les trois fenêtres, en face d'elle, -laissaient entrer, par leurs transparentes guipures, des couleurs, -des rayons, toute la joie de l'été. Celle du milieu restait même à -demi ouverte, et, par cette ouverture, les regards de Simone s'en -allaient au loin, vers un coin de l'espace où la vallée de la Seine -creusait un vide bleuâtre... Peut-être croyaient-ils se perdre, ces -regards de songe, parmi les longs horizons vibrants de lumière de la -Méditerranée... Il y avait de la tristesse et du souvenir dans leurs -prunelles. - -Roger s'assit à côté d'elle, froissant la toile et la soie dans -l'abandon de tout son grand corps. - -—Eh bien, voyons?... - -Comme elle ne parlait pas tout de suite, il glissa un bras autour -des fines épaules, qu'il sentit fermes et fraîches sous le linon de -la chemise. Et, les pressant d'une caresse, il dit, suivant sa façon -taquine de s'exprimer avec sa femme: - -—Est-ce bien grave?... Serai-je bientôt veuf? - -Elle attacha sur lui des yeux profonds. - -—Non, mais tu seras bientôt père une seconde fois. - -Il eut un sursaut. L'étonnement paralysait en lui toute autre sensation. - -Simone ajouta: - -—Nous aurons un bébé... oui... dans cinq mois. - -Quel moment pour une femme que la minute où, cet aveu sur les lèvres, -elle regarde le visage de son mari ou de son amant!... Celle-ci ne put -point douter du bonheur qu'elle causait. Nulle ombre, même passagère, -ne glissa sur les traits ou sur le cœur de Roger. Une seconde, -l'émotion le suffoqua; mais cette émotion, visiblement, était d'intense -joie. Puis il respira très fort, avec un court tremblement de tout son -être, saisit les deux mains de Simone, y colla ses lèvres, murmura: - -—Je suis heureux!... Je suis heureux!... Je suis heureux!... - -—Mon ami! dit-elle seulement—mais avec une expression de tendresse -extraordinaire,—mon ami!... - -Comme il inclinait la tête en lui baisant encore les mains, elle prit -cette tête, elle l'appuya contre la douceur de sa gorge, sur les -dentelles de sa chemise, et, la touchant de son front, elle y laissa -tomber deux larmes, les deux plus atroces larmes de regret, de honte et -de doute, qui jamais aient mouillé des yeux d'épouse. - -—Oh! pourquoi pleures-tu? demanda Roger. - -—C'est parce que tu es si bon, et parce que je t'aime tant! dit-elle. - -—Mais, reprit-il, tu es contente? Dis, ma chérie, tu n'as pas peur? - -—Peur?... - -Elle se mit à rire, avec un rire voulu, en secouant la tête, comme pour -écarter quelque arrière-pensée qui l'obsédait. - -—Rappelle-toi, reprit-elle, comme tout s'est bien passé pour Paulette. - -—Paulette!... Ah! mon Dieu! s'écria-t-il, je l'oubliais! Pauvre petit -loup, elle est en pénitence. Oui... tu ne sais pas... la gamine! elle -était montée sur le poney. - -Et Mervil courut hors de la chambre, sautant presque, avec une -vivacité d'écolier. Deux minutes après, il rapportait sa fille, dont -la longue chemise de nuit pendait entre les bras du père, et qui riait -maintenant, les yeux mal séchés, sa petite poitrine encore secouée par -son récent désespoir. - -—Alors, dis, petite mère, c'est bien vrai que tu n'es pas malade, que -tu ne vas pas mourir? - -Tous les trois s'embrassaient, roulés et enlacés sur le grand lit; le -père et la mère se faisant, par-dessus la tête de l'enfant, des signes -d'intelligence. - -—Papa, je te promets de ne plus monter sur le poney. - -—Si... tu y monteras, mais avec moi... Et je te commanderai une petite -selle. - -—Oh! papa!... Oh! papa!... - -Elle battait des mains, gambadait sur le lit, toute mince et comique -dans la blancheur de sa longue chemise, avec l'envolement autour d'elle -de ses grands cheveux de soie brune. - -—Prends garde, tu vas faire mal à maman. - -—Dis-moi, Lélette, interrogea Simone, serais-tu contente si le bon Dieu -t'envoyait un petit frère... ou bien une petite sœur? - -Paulette s'arrêta, un peu interloquée par la question. Elle n'avait pas -songé à cela, jamais. L'idée ne parut pas lui sourire. - -—Bah! dit-elle avec négligence, j'aime mieux mon poney. - -Et elle se remit à gambader. - - - - -XIII - - -Le petit Hugues Mervil vint au monde un jour de novembre—un jour calme -et grisâtre—dans l'hôtel de la rue Ampère. - -Ce fut une joie sans pareille, même pour Simone, après l'apaisement -des tortures physiques. Un fils, ils avaient donc un fils! Leur ardent -désir de ces derniers mois se réalisait. C'était à un garçon qu'ils -avaient songé dans tous leurs projets d'avenir; on parlait de lui comme -d'un être existant déjà, mais éloigné par hasard. «Quand Hugues sera -là...—J'ai oublié cet objet dans la chambre de Hugues.» - -Mervil, agité, nerveux dans le bonheur comme dans la peine, courait -du haut en bas de la maison, s'affairait, déraisonnait. Un de ses -premiers mots fut celui-ci: - -—Je vais envoyer un télégramme à d'Espayrac. Mon vieux Jean! Il nous -aime tant! Il sera si heureux! - -—Tu ne sais même pas, dit sa femme, dans quelle ville d'Italie il se -trouve en ce moment. - -—On fera suivre. - -—Eh! laisse donc, reprit-elle avec impatience. Est-ce qu'un jeune homme -comme lui s'intéresse à un nouveau-né? - -Elle fut irritée qu'il lui rappelât ce nom. Car, après d'infinis -calculs, des réflexions pleines d'angoisse, elle avait décidé en -elle-même que Hugues ne pouvait être le fils de Jean. A ce torturant -travail, recommencé toujours, elle avait passé la plupart des heures, -étendue sur le long fauteuil d'osier, dehors, à l'ombre, dans le lourd -enchantement, la tiédeur et le silence des après-midi d'été. Paulette, -alors, se promenait, avec sa gouvernante, à travers le parc ou la -proche campagne, dans la petite voiture, dont les secousses désormais -étaient interdites à Simone. Par une fenêtre ouverte de la maison, -des mélodies sans cesse reprises, travaillées, changées, ou bien, au -contraire, triomphalement envolées d'un seul essor, s'échappaient de -la solitude studieuse où s'enfermait le musicien. La pensée de la -jeune femme parfois s'engourdissait à les entendre, ces mélodies -que l'espace affaiblissait, dispersait comme des lambeaux de songe, -épandait comme une vapeur d'harmonie sur l'immobilité des verdures -profondes. Une douceur l'enveloppait, lui caressait l'âme, douceur -venue du calme et de la beauté des choses, et venue aussi, à travers -l'inconsciente mémoire, de quelque insondable existence passée. Mais -une secousse la rappelait à elle-même; son cœur se crispait sous une -étreinte; et de nouveau la question surgissait: «L'enfant que je -porte... de qui est-il?» Alors une brume de tristesse et de honte -voilait la campagne ensoleillée; tout oscillait et chavirait dans une -ombre soudaine; et ce piano... ce piano qui chantait infatigablement -sous les doigts de Roger, prenait une telle voix d'ironie et de -reproche, que parfois Simone, dans un énervement affolé, collait, en -serrant les dents, les paumes de ses mains sur ses oreilles. - -Mettre au monde un enfant sans savoir au juste quel est son père, -représentait aux yeux de Mme Mervil un tel excès de dégradation qu'elle -n'en imaginait point de pire pour une femme. Et elle en était là!... -De son fragile roman, dissipé comme un rêve, cette réalité abominable -lui restait! Comment ne l'avait-elle pas prévue?... C'est que, sa -fille ayant huit ans déjà sans qu'un second espoir de maternité se fût -offert à Simone, la jeune femme avait perdu l'habitude de songer, -pour elle-même, aux conséquences naturelles de l'amour. Si sa liaison -avec Jean avait duré, peut-être une triste et suprême prudence -fût-elle intervenue pour lui épargner au moins cette infamie d'offrir -à la tendresse de Mervil un enfant qui ne fût pas le sien. Mais tout -cela avait été si plein d'étonnement, si troublé, si court, d'une -rapidité de vertige!... Même quand une clairvoyance, par hasard, avait -ouvert les yeux de Simone, vite et volontairement elle avait refermé -les paupières, en se disant: «Voyons... ce serait une fatalité trop -extraordinaire... C'est impossible!» Et, pour mieux nier à elle-même -cette possibilité, qui, si incertaine pourtant, la gênait, la maîtresse -de M. d'Espayrac avait comme à plaisir brouillé dans sa mémoire les -dates de leurs si rares baisers. - - * * * * * - -Ces dates, elle les rechercha plus tard avec acharnement, durant les -heures paresseuses de sa grossesse. Tandis que son corps alourdi -simulait le plus insouciant repos, son esprit s'énervait à poursuivre, -sans la trouver, la solution du problème. Puis, un beau jour, elle eut -contre elle-même une révolte. N'était-elle pas folle de s'infliger -des tortures pareilles? Allait-elle se punir toute sa vie pour une -faute de quelques jours? Après tout, Roger l'avait trompée le premier. -C'était lui qui l'avait poussée dans les bras de Jean. Toutes les -femmes auraient fait comme elle; et toutes n'auraient pas eu l'énergie -de rompre ensuite, l'affreuse énergie qui l'avait soutenue durant -la visite aux ruines du château d'Hyères, parmi des scènes dont -l'évocation, surgie brusquement, la bouleversait. - -Alors Simone admit comme définitive cette conclusion, dont la formule, -aux premiers jours déjà, lui était apparue: «Ce serait une fatalité -trop extraordinaire... C'est impossible!» - -Quand elle vit son fils entre les bras de Roger, tout sentiment -d'inquiétude s'envola. Devant cette image matérielle, Simone ne douta -plus que ce cher petit Hugues n'appartînt à son mari. «Mon instinct -de mère ne me tromperait pas,» pensa-t-elle. Car elle prit pour une -irrécusable intuition l'intensité de son désir. - -Ce fut le moment que choisit Mervil pour rappeler à sa femme le nom de -Jean d'Espayrac. Lorsqu'elle l'eut détourné d'envoyer à leur ami un -faire-part télégraphique de la naissance qui les rendait si heureux, -Roger se hâta de répondre avec une indulgente gaieté: - -—Tu as raison. Ce gaillard-là ne le mérite pas. Voilà six mois qu'on ne -l'a vu. Il nous donne à peine signe de vie. Je parie qu'il ne fait plus -de vers, qu'il ne travaille même plus. Et sais-tu à qui la faute? - -—Non, dit Simone toute pâlissante, car elle se demandait soudain si -leur rupture n'avait pas à ce point attristé, démoralisé le poète. - -—A ton amie Gisèle, parbleu! Je soupçonne qu'il en est amoureux, et -pour de bon, cette fois, lui, le volage. Notre papillon s'est brûlé les -ailes à cette flamme. Je crains qu'il ne s'envole plus de longtemps. - -—Qu'est-ce qui te fait penser cela? demanda Simone. - -—Mais, voyons, tu sais bien qu'il suit maintenant les Chambertier -partout. D'abord il les a rejoints à Hyères; puis ç'a été Saint-Moritz; -ensuite Trouville; maintenant c'est l'Italie. Et, sois-en sûre, nous ne -le reverrons pas à Paris avant qu'eux-mêmes soient de retour boulevard -Haussmann. - -—Ah! s'écria Simone avec vivacité, je ne comprends pas, Roger, que -tu portes ainsi des jugements en l'air, des jugements aussi graves. -Tu n'es pourtant pas mauvaise langue. Laisse donc ces cancans-là aux -femmes. - -Son mari, craignant qu'elle ne s'agitât, voulut tourner la chose -en plaisanterie. Mais elle y revint deux fois dans la journée, -s'inquiétant s'il avait des soupçons sérieux, s'il avait entendu dire -quelque chose, et répétant avec irritation: - -—Oh! de la part de M. d'Espayrac, ce serait indigne!... Compromettre ma -meilleure amie!... Sachant comme nous sommes liées... Tu ne trouves -pas?... Écoute, s'il a fait une chose pareille, j'espère bien que tu -lui fermeras notre porte... que nous ne le reverrons jamais! - -—Eh! dit Roger, ne prends donc pas ceci au tragique. C'est une -flirtation, et voilà tout. Ta Gisèle est trop fine mouche pour -s'afficher et chercher le scandale. - -Mais le musicien eut beau faire, il ne put atténuer l'effet de ses -paroles imprudentes. Vers le soir, la fièvre saisit violemment Simone. -Pendant deux jours elle fut très malade, et, vu son état, presque en -danger. «On dirait,» pensa Mervil, qui s'accusait amèrement, «on dirait -qu'elle a trop pris à cœur cette bêtise à propos de Jean et de Mme -Chambertier. Elle ne peut souffrir le moindre soupçon sur sa Gisèle. -Puis, elle est si pure, ma chère petite Simone, qu'à ses yeux ce serait -une turpitude abominable... Allons, je ne lui en dirai plus rien.» - -Toutefois la conviction de Mervil était faite. Certains propos mondains -lui étaient parvenus qui, dans la réclusion récente de Simone, -n'avaient pas pénétré jusqu'à elle, et qu'il s'était gardé de lui -répéter. Puis il connaissait trop son d'Espayrac pour le croire capable -de prolonger auprès d'une femme une assiduité gratuite et sans espoir. -Même il se sentait fort ennuyé de cette aventure, non pas à cause de -son ami, mais en raison de l'intimité des deux jeunes femmes,—cette -intimité qu'il n'avait pas su rompre à temps, malgré certaines -méfiances, et qui finirait, craignait-il, par porter tort à Simone. - -Cependant la convalescence de Mme Mervil s'opéra très rapidement, car, -sous son apparence de blonde frêle, elle avait un sang vigoureux et -des organes souples et forts. Elle se trouva tout à fait remise en -décembre, au commencement de la saison mondaine. - -—Quel bonheur! disait-elle à son mari. J'assisterai donc à ta -«première». - -Mervil, cette fin d'année, donnait, en effet, une nouvelle œuvre, et, -cette fois, à l'Opéra-Comique. Événement considérable dans la carrière -du compositeur. Tant qu'il avait travaillé à sa partition, ce but -encore incertain d'être joué sur la seconde scène lyrique de France -leur apparaissait—à lui comme à Simone—dans un tel éloignement, que -l'un et l'autre s'en désintéressaient un peu, en parlaient rarement, -ainsi que d'une chose irréalisable. Mais, depuis que le directeur -comptait tout haut sur cette pièce comme sur le morceau de résistance -de la saison, depuis que les répétitions étaient commencées, que les -journaux prédisaient le succès, se risquaient à des indiscrétions, -depuis que les _interviews_ se succédaient dans le petit hôtel de la -rue Ampère, une fièvre d'émotion et d'espoir soulevait le jeune ménage. -Simone elle-même vibrait des folles espérances et des non moins folles -anxiétés qui détraquent les pauvres cœurs en proie à l'hypertrophie -artistique. Jamais elle n'avait tant déliré ni tremblé pour une œuvre -de son mari. Quel étonnement pour elle qu'un tel réveil de sensations -dans son être engourdi durant des mois par le découragement de vivre! -Sa maternité nouvelle et son ambition d'épouse lui rendaient ce -qu'elle croyait à tout jamais perdu: le pouvoir d'aimer, de désirer, -de regarder vers l'avenir, et les grands tressaillements de joie qui -secouent la chair avec l'âme, et le goût du lendemain,—ce goût qui ne -s'éteint jamais, bien qu'il paraisse quelquefois si complètement mourir. - -C'est surtout près du berceau de son fils que Simone eut le sentiment -de cette résurrection. Quand elle regardait le bébé dormir, avec -ce menu visage, comique d'imperfection, mais tellement touchant de -fragilité, d'inconscience, qu'ont les petits des hommes, et que les -mères trouvent si beau; quand, sous l'imperceptible menotte, aux -petits doigts gras et pointus,—la chose jolie de la toute première -enfance,—elle glissait l'un de ses doigts, à elle, et qu'elle le -prêtait à l'étreinte où cette infinie faiblesse met une si curieuse -force, comme pour un instinctif appel; alors Simone sentait ses yeux -se mouiller, sa poitrine se gonfler, toute sa substance douloureuse et -nerveuse se fondre en un apaisement délicieux. - -Même, en ce renouveau sentimental, la crise de jalousie dont la -secousse avait tant ébranlé la jeune mère au dangereux moment qui -suivit la naissance de son fils; cette jalousie à peine explicable, et -pourtant si cruelle, envers un amant congédié, s'atténua jusqu'à une -douceur qui ressemblait à de la compassion pour Gisèle, et, pour Jean -d'Espayrac, presque à de l'indifférence. - -«Pauvre Gisèle!» songeait Simone en baisant son petit Hugues, «elle est -moins heureuse que moi.» - -Elle avait alors, autour de ce petit paquet d'humanité fragile et de -précieuses dentelles, des gestes d'une passionnée tendresse, tels que -sa fille Paulette en restait interdite, la bouche colère, avec une -ombre plus noire dans ses yeux déjà si tragiquement obscurs. - -—Oh! maman, tu aimes Bébé mieux que moi! - -Simone protestait. Mais inutilement. Car la fillette possédait l'aiguë -intuition qu'ont les natures trop vives et trop douloureusement -tendres; avec cela un esprit de révolte et de fierté. - -—J'étais là avant lui, disait-elle à sa mère. Moi, je t'ai brodé tout -un sachet pour ta fête. Même je voulais t'apprendre pour tes étrennes -le _Meunier Sans-Souci_. Et qu'est-ce qu'il a fait pour toi, Bébé, je -te le demande? - -Ce qu'il avait fait, Paulette ne le devinerait pas, même plus tard, -même en passant à son tour par des transes pareilles d'amour coupable, -de remords, puis de violente tendresse et de triomphante espérance. -Car on imagine toujours sa mère comme participant un peu à quelque -surhumaine sérénité dont les tentations n'approchent point. - -Le fait est que Simone, déjà, préférait son petit Hugues, d'un -sentiment de maternité plus profonde, parce qu'elle avait eu Paulette -au milieu d'une foule d'autres joies, à dix-huit ans, alors que l'on -gâche du bonheur; tandis que ce fils, aujourd'hui, c'était pour elle -tout et mieux que tout: puisqu'il était la chose qu'on se met à chérir -autant que la vie à l'heure où l'on croyait que plus rien ne vaut la -peine de vivre. - - * * * * * - -Cependant Mervil, voyant approcher sa première représentation, -s'étonnait de ne pas apprendre le retour de Jean d'Espayrac. - -—Il n'est pas mon collaborateur cette fois, disait-il; mais c'est égal, -si je ne peux l'embrasser ce jour-là, j'aurai un vrai chagrin, et je -trouverai qu'il n'agit pas en bon camarade. - -Les auteurs du scénario sur lequel avait travaillé le compositeur -s'appelaient Molière, Corneille et Quinault. Car, sous ce titre: _La -Douleur d'Éros_, c'était la _Psyché_ qu'il avait choisie pour y broder -sa partition,—la seule pièce, comme on sait, que Molière n'ait pas -signée seul. - -Une après-midi qu'il était à la répétition,—la dernière avant la -répétition générale,—Simone, tout à fait remise, mais un peu lasse, -et réservant ses forces pour le grand jour, brodait un petit tablier -destiné à Hugues, allongée sur une chaise longue dans son cabinet de -toilette. Elle se trouvait seule, car ses enfants étaient dehors avec -la nourrice et la gouvernante; et, comme elle n'avait pas repris «son -jour», elle n'attendait aucune visite. - -Elle entendit le timbre de la porte extérieure; puis, bientôt, l'on -frappa chez elle. Le domestique parut, portant une carte sur un -plateau. Comme elle chuchotait: «Je n'y suis pas... pour personne!» -l'homme insista. - -—«Cette dame veut absolument...» Et Simone, prenant la carte, vit -sauter sous ses yeux comme un éclair, en une ligne de fine anglaise sur -l'ivoire du bristol: - - _Madame Édouard Chambertier_. - -—Ah! dit-elle, c'est différent. J'y vais. - -Elle n'avait pas vu Gisèle depuis huit mois,—depuis ce quai de gare, -dans la petite ville du Midi, qui, brusquement, s'évoqua dans sa -pensée, avec le tas des malles au bord de la barrière, l'ombre dure des -eucalyptus, les rosiers grêles de la haie, et la silhouette de Jean, -le geste un peu rageur dont il lançait au loin sa cigarette au moment -de lui dire adieu. - -Elle descendit l'escalier, sans savoir ce qu'elle éprouvait pour son -amie, ni ce qu'elle allait lui dire, mais avec la seule vision de cette -gare devant les yeux, et la vague déchirure au cœur d'une blessure à -demi guérie que l'on toucherait d'un doigt brutal. - -«Mignonne!... Ma chérie!... Ma petite Simone!... Gisèle!...» - -Ce fut une telle effusion de câlineries, de baisers, d'épithètes -mignardes, que chacune des jeunes femmes, dans la griserie et -l'entraînement de cette minute, ne distingua pas si elle cédait à sa -propre tendresse ou à la contagieuse tendresse de l'autre. - -L'entrée du domestique les sépara. Il venait mettre une allumette au -feu du petit salon, car la chaleur du calorifère ne suffisait pas à -rendre hospitaliers des appartements tout assombris par la tristesse -de décembre. Tandis qu'il remuait le petit bois, donnait de l'air aux -bûches et relevait la plaque de la cheminée, les reproches aimables -commencèrent: - -—Pourquoi ne m'as-tu pas écrit plus souvent, méchante? - -—Comment?... Tu as laissé deux lettres de suite sans réponse. - -—Oui, c'est que tu m'envoyais quatre lignes quand je t'expédiais huit -pages. - -—En voyage, on ne peut pas... Nous ne restions pas en place. Tandis que -toi, sans rien à faire, à la campagne... - -—Sans rien à faire? dit Simone en riant. Tu appelles cela rien à faire, -un bébé à mettre en état de paraître dans le monde! - -—C'est vrai... Et moi qui ne te félicite pas!... Mais je lui ai envoyé -mes souhaits de bienvenue. Comment va-t-il, ce petit bonhomme? - -Là-dessus, Gisèle embrassait de nouveau son amie, car, à pas discrets, -le domestique avait quitté la chambre. - -—Tu sais, dit Mme Chambertier, c'est à cause de _La Douleur d'Éros_, de -ton mari, que nous revenons avant Noël, sans cela nous serions restés -en Sicile jusqu'au milieu de janvier. - -Elle commença le récit de ses pérégrinations à travers les villes -d'eau, les plages, les palais italiens, les ruines à la mode. Ensuite -elle questionna Simone sur la façon dont elle avait passé l'été, sur la -naissance du petit Hugues et sur les travaux de Roger. - -—Ça va être un succès fou, sa _Douleur d'Éros_, assura-t-elle. J'en ai -entendu parler partout. On attend cela comme une révélation. - -Simone, tout en lui répondant, sentait croître en elle-même le -désir aigu, maladif, d'entendre son amie l'entretenir enfin de M. -d'Espayrac. Mais pour rien au monde elle n'eût, la première, prononcé -ce nom. Pourquoi Gisèle ne lui parlait-elle pas de cet ami commun, qui, -ouvertement, avait accompagné de ville en ville, et non pas sans que -l'on en causât, M. et Mme Chambertier? Simone devait-elle attribuer -cette réserve à une insurmontable gêne, et reconnaître dans cette gêne -la preuve d'une liaison entre Gisèle et Jean? Cette chose qu'elle ne -voulait pas voir, qu'elle ne voulait pas savoir, son amie allait-elle -lui en crever les yeux à force de maladresse? Ce n'était pourtant -pas la finesse ni la souplesse morales qui manquaient à cette belle -créature féline, à cette femme d'un charme si grand que Simone, malgré -ses soupçons, se sentait fondre pour elle d'une tendresse dissolvante -et douce. «Pauvre Gisèle! Après tout, elle ne sait pas que d'Espayrac -a été mon amant, l'amant de sa meilleure amie. Eh bien! Qu'elle le -prenne!... Qu'elle le garde!» songeait Simone. «Moi, j'ai mon fils.» - -Pour le moment, l'orgueil de cette pensée suffisait à la soutenir. -Elle parvenait même à considérer sans un mouvement d'envie la toilette -savante et la beauté de Gisèle, dont l'harmonie formait un ensemble -d'irrésistible séduction. Évidemment, durant les derniers mois, Mme -Chambertier avait embelli encore, avait acquis une grâce nouvelle, -indéfinissable. Simone le constatait, sans découvrir si ce rayonnement -venait de l'expression adoucie des yeux, ou de la fierté du front, que -les cheveux plus relevés dégageaient davantage, ou de l'animation du -teint, ou peut-être d'on ne sait quel rayonnement de joie et de volupté -répandu sur toute sa personne. - -—Ces voyages t'ont fait du bien, remarqua Simone, comme la conversation -commençait à languir. Tu t'es amusée. Cela se voit. Jamais tu n'as eu -meilleure mine, jamais tu n'as été si ravissante. - -—Amusée?... Gisèle attrapa ce mot au vol, le répéta par deux fois avec -une intonation singulière. Puis elle regarda son amie et se tut. - -Sous ce regard, Simone eut tout à coup une sensation horrible. Elle -pressentit que Gisèle allait lui faire une confidence, et, cette -confidence... elle la vit prendre forme,—une forme distincte et -abominable,—elle crut apercevoir Gisèle entre les bras de Jean. Malgré -ce qu'elle avait prévu, presque accepté, cela lui fit tant de mal, -qu'elle se recula et pâlit. - -—Amusée?... répétait encore Gisèle. Ce n'est pas le mot, va. Ah! ma -chérie, si tu savais!... - -—Non, non... murmura instinctivement Simone, avec la main étendue, -comme un enfant qui veut se préserver d'un coup. - -—Si tu savais! continua Gisèle, sans prendre garde ou sans attacher de -sens au geste de son amie.—Ah! je suis si heureuse, si profondément, -si complètement heureuse! Je ne puis m'empêcher de te le dire, à toi. -Je me suis réjouie de te le dire. Tu es la seule créature au monde en -qui j'aie assez de confiance pour lui parler de _cela_. Et, vois-tu, -il faut que je t'en parle... Mon cœur déborde... Je n'imaginais -rien de pareil. Tu me blâmeras, toi, Simone. Mais moi, je n'ai pas -ce que tu as. Je n'ai pas un mari comme le tien; je n'ai pas tes -enfants... Puis... tiens! je l'avoue... ni mari, ni enfants, rien ne -m'arrêterait... C'est un amour plus fort que tout, meilleur que tout... -Quand on me tuerait, je n'y renoncerais pas... La tête sur le billot, -je ne m'en repentirais pas!... - -—Tu aimes donc?... Ah! dis-moi tout!... chuchota Simone, qu'une -affreuse curiosité soulevait brusquement de sa défaillance, et -emportait à présent au-dessus de toute autre sensation. - -Alors Gisèle, blottie contre son épaule, les bras à sa taille, avec -ces mots d'ingénieuse pudeur dont les femmes savent user pour dire -clairement ce qui, dans la bouche d'un homme, deviendrait tout de suite -du plus cynique matérialisme, Gisèle lui raconta comment, depuis le -printemps dernier, elle était la maîtresse du beau Jean d'Espayrac. - -—Car il est beau, dit-elle. Non, mais as-tu bien remarqué comme il -est beau? Je crois que, depuis qu'il m'aime, il est devenu plus -beau encore. Si tu l'avais vu le mois dernier, à Naples, dans un bal -costumé, en brigand calabrais!... Quand il passait le long des groupes, -c'était un murmure d'admiration, comme pour une femme. Mais je vais te -montrer... Il a fait faire son portrait pour moi, dans ce costume. - -Et, d'un petit porte-cartes caché dans une poche intérieure de sa -pelisse, Mme Chambertier voulut tirer une photographie. - -—Non, non! cria Simone. Oh! pour l'amour de Dieu, non! - -—Pourquoi? demanda Gisèle, étonnée de l'extraordinaire terreur qui -dilatait les yeux de son amie. - -—On pourrait entrer, balbutia Mme Mervil—dont la seule crainte était -d'éclater en larmes si elle regardait le visage de Jean.—Mais que tu es -imprudente!... Porter cette photographie sur toi!... - -—Elle ne me quitte pas, déclara Gisèle. Quand je retire mon manteau, je -la mets dans mon corsage, et quand je retire mon corsage, je la mets -sous mon oreiller. - -—Sous ton oreiller!... Tu interdis donc à ton mari la porte de ta -chambre? - -—Comme c'est facile! s'écria Gisèle en éclatant de rire. Cela ne se -fait que dans les romans. Non, non... Édouard vient quelquefois... le -moins possible. Mais Jean reste sous l'oreiller... Et cela me donne du -courage. - -Peut-être fut-ce un effet de ce que les moralistes appellent la -perversité foncière de la femme,—perversité qui s'éveille, chez la -meilleure, même parmi les résolutions vertueuses ou les plus tragiques -sentiments,—mais Simone ne put s'empêcher de sourire, tout en murmurant -un «Oh!...» d'indignation. - -—Ah! pardonne-moi de te dire des bêtises, ma petite Simone. Vois-tu, -je me moque tant de tout ce qui n'est pas lui! Et nous nous aimons si -follement! - -—Depuis le printemps?... reprit Simone que, tout à l'heure, cette date -avait frappée. - -—Oui... depuis notre séjour à Hyères. Tu te rappelles?... Tu nous as -quittés. Ah! je n'aurais jamais cru céder si vite... Mais un jour... Tu -ne t'imagines pas... C'est si romanesque!... Nous avons été surpris par -un orage dans les ruines du vieux château... - -Ce fut au-dessus des forces de Simone. Un vertige de fureur la prit. -Elle, si douce, elle se sentit le cœur submergé d'un flot de haine. Son -cerveau s'affola d'une image de meurtre. Elle courait parmi ces ruines -trop bien connues, elle les surprenait, et elle frappait Jean. Oui, -durant une seconde, elle aurait voulu tuer Jean! - -Puis le sentiment de son injustice l'anéantit. N'était-ce pas elle -qui avait rejeté, refusé l'amour de cet homme? Qu'est-ce qui la -soulevait ainsi? Peut-être seulement une vanité monstrueuse. Mais -n'avait-elle pas, la première, exaspéré par la pire blessure la vanité -de M. d'Espayrac? Après tout, l'immédiate vengeance de son amant -témoignait d'un violent dépit, et le dépit, c'est encore un hommage... -Hélas!... Gisèle Chambertier était trop souverainement belle pour -que le dépit troublât le bonheur de celui qui la possédait. Et Jean -possédait Gisèle. Cette conviction qui surgissait par-dessus tout, -qui s'affirmait par des visions rapides et folles, livrait maintenant -Simone aux plus atroces inspirations de la jalousie. Elle avait beau se -défendre, l'obscure impulsion montait en elle. Et, ce qui était pire, -c'est qu'elle s'en voulait jusqu'au mépris d'elle-même. Quoi donc! -Elle était restée jalouse du mari qu'elle trompait! Maintenant, elle -devenait jalouse de l'amant dont elle ne voulait plus!... Mais c'était -insensé! Quelles sont donc les abominables sources d'où jaillissent de -tels sentiments, sur lesquels la raison n'a pas de prise?... - -—Qu'as-tu donc? demanda Gisèle,—car son amie ne lui répondait plus.—Tu -es toute pâle. - -Et Simone, cédant à l'irrésistible poussée aveugle, allait peut-être -lui crier quelque parole d'aigreur et d'insulte, allait peut-être se -trahir elle-même pour mieux l'outrager, lorsque le timbre de la porte -extérieure jeta sa vibration claire. Et, tout de suite, des pas et des -rires emplirent le corridor. - -—Mes enfants!... exclama Simone en un cri de délivrance. Mes enfants!... - -D'un élan presque fou, elle se leva, elle se précipita vers eux. Et, à -leur vue, soudainement, la crise affreuse qui lui convulsait le cœur -s'apaisa. - -—Viens, Paulette, appela-t-elle, viens dire bonjour à Mme Chambertier. -Nounou, donnez-moi mon fils. - -Pour rentrer dans le petit salon, elle prit entre ses bras le bébé, -tout rose de l'air vif à travers son grand voile blanc. Et ce fut -avec une involontaire dignité, avec une fierté bienfaisante comme -une revanche, qu'elle le tendit vers son amie, vers cette amante qui -n'était pas mère, et qu'elle lui dit: - -—Voilà mon fils! - - - - -XIV - - -Ce fut seulement à la première représentation de _La Douleur d'Éros_ -que Simone Mervil revit M. d'Espayrac. - -Jean était rentré à Paris la veille au soir, suivant de très près -les Chambertier, sans oser toutefois effectuer son retour par le -même train. Vers le milieu de l'après-midi, il était venu chercher -Mervil dans les coulisses de l'Opéra-Comique. Les deux amis s'étaient -embrassés, avec moins d'ébullition que Simone et Gisèle, mais avec plus -de mâle plaisir et de sincérité. Tout de suite Roger avait dit au poète: - -—Tu passeras la soirée dans notre baignoire, n'est-ce pas? Moi, je n'y -resterai guère, tu comprends. Et, comme cela, Simone aura quelqu'un -pour la remonter, si tout ne va pas sur des roulettes. - -—Mais, objecta Jean, ta femme ne sera pas toute seule. Elle aura des -parents, des amis... les Chambertier peut-être? - -—Pas du tout. Des parents, nous n'en avons plus de très proches. Quant -aux Chambertier, voyons... Imagines-tu que la belle Gisèle consentirait -à s'enfouir dans l'obscurité d'une baignoire, un soir de première! Et -d'une première «chic»? Et après huit mois d'absence?... Non, non, elle -va reparaître au firmament de Paris dans une loge de face. Et ce ne -sont pas les lorgnettes de l'orchestre qui s'en plaindront. Ah! pour -jolie, elle est jolie. Et tu es ce que l'on convient d'appeler «un -heureux coquin». - -—Mon cher ami, sache une fois pour toutes que je n'accepterai de -personne, pas même de toi, des allusions de ce genre. - -Ceci fut dit nettement, avec un certain air de tête et un certain -regard qui trahissaient chez M. d'Espayrac l'humeur volontaire et la -fierté de race, mais dont il se gardait avec ses amis, et surtout -avec Mervil. Celui-ci eut aussitôt le geste vague d'un homme qui, par -inadvertance, a marché sur l'orteil d'un autre,—un «pardon!» plutôt -mimé que prononcé, avec un demi-sourire signifiant: «Après tout, c'est -votre faute, vous n'aviez qu'à ne pas mettre votre pied là.» - -D'ailleurs, entre les deux amis, ce fut moins que l'ombre d'un nuage, -et Jean sembla ravi d'accepter pour le soir une place dans la baignoire -des Mervil. - -—Fais mieux encore, dit le compositeur. Viens dîner avec nous. Simone -ne t'a pas vu depuis si longtemps!... Elle ne voudra jamais s'enfermer -dans une loge avec toi sans avoir refait connaissance. - -M. d'Espayrac trouva aussitôt, pour refuser, les meilleurs prétextes du -monde. - -—Allons, bonne chance! dit-il, en quittant son ami. Je vais être aussi -nerveux pour ton propre compte que si j'avais fait le scénario. - -Lorsque Simone apprit qu'elle passerait la soirée presque en -tête-à-tête avec Jean d'Espayrac, elle imagina d'emmener sa fille au -théâtre. Après la diversion nécessaire pour que Roger n'établît aucun -rapprochement entre les deux idées, elle avança la proposition que -Paulette était assez grande pour voir une «première» de son papa. - -—A quoi penses-tu? dit le musicien. Une petite fille qu'on met au lit à -huit heures! - -—Lélette va avoir neuf ans, dit la mère. Elle peut encore entendre ce -qu'elle ne devra plus entendre à seize ans. - -—Oh! ce n'est pas que la pièce soit inconvenante... Mais elle dormira -debout. - -—Elle? dormir!... tu verras un peu si elle dort! Certainement je ne -suis pas d'avis de la conduire au théâtre... Mais à une «première» de -toi! - -Quand on mit à Paulette sa robe en surah crème, avec la réserve qu'elle -saurait seulement où on la conduisait lorsqu'elle aurait mangé de la -soupe et une tranche de viande, la petite fille eut un tremblement de -joie, et devina tout de suite qu'elle allait à l'Opéra-Comique. On ne -put pas la faire dîner. Dans la voiture, elle ne tenait pas en place, -et trépignait sur la jupe en velours noir de sa mère. Simone et Roger, -suffoqués d'émotion anxieuse à l'idée de cette salle comble et de ce -rideau qui allait se lever, ne disaient rien, et restaient, une main -dans l'autre, au fond du coupé sombre. - -—Dis, maman, s'écria tout à coup Paulette, c'est ça qui serait chic si -ça était un four! - -Le mot fit tressaillir les parents: «Un four!» Comment la petite -connaissait-elle seulement cette expression d'argot théâtral? - -—Oui, continuait l'enfant, parce qu'on boirait du champagne. Tu ne te -rappelles pas, petite mère? Un soir tu étais triste, et papa a dit: «Eh -bien, ce n'est qu'un four. Nous n'allons pas pleurer pour ça. Buvons du -champagne!» Et il en a fait monter. - -—C'est vrai, fit Roger en riant. C'était le lendemain de cette -malheureuse première... cette absurde pantomime dont on m'avait -commandé la musique. - -Cependant ils arrivaient devant le théâtre. Les trois mots: LA DOULEUR -D'ÉROS, en énormes lettres noires, éclataient sur les affiches vertes, -dans le rayonnement du gaz. Et ces mots leur semblèrent une partie -vivante et frissonnante d'eux-mêmes étalée sous les yeux de la foule. -Ces mots étaient de la souffrance et de la joie, de l'anxiété, de -l'espoir. Ils se distendaient démesurément, ils effaçaient le temps et -l'espace, ils réduisaient l'univers à une quantité négligeable. Jamais -Simone et Roger n'eussent osé convenir du peu de chose qu'étaient pour -eux, au prix de ces trois mots, les plaintes et les prières formulées -ailleurs, à cette même minute, dans toutes les langues humaines. - -Ils passèrent vivement par l'entrée réservée aux artistes, traversèrent -un corridor, se réfugièrent dans leur baignoire. Là, Mervil embrassa sa -femme et sa fille comme à la veille d'une bataille. Puis il les quitta. -Mais, presque aussitôt, la porte fut poussée, l'ouvreuse livra passage -à M. d'Espayrac. - -Il parut... Si charmant toujours avec sa haute taille robuste et fine, -et sa belle tête mâle où s'accentuaient la douceur des yeux, la fierté -de la bouche. Tout de suite, Simone eut un grand coup au cœur, suivi -d'un attendrissement, d'une crise de molle tendresse où se dissolvait -sa volonté. Puis une tristesse immense lui vint de penser qu'elle -l'avait perdu. Et la terreur de l'avoir aimé plus qu'elle n'avait cru, -de l'aimer peut-être encore, la bouleversait de remords, d'angoisse et -de regret. - -L'attitude de M. d'Espayrac la rassurait d'ailleurs, tout en la -touchant profondément. Il avait dans la voix, dans les gestes, dans le -regard, quelque chose de gravement ému témoignant qu'il se rappelait -toujours, et, en même temps, la plus grande simplicité, un naturel -qui devait mettre Simone à l'aise, et une docilité de physionomie qui -disait à la jeune femme: «Votre volonté sera la mienne; je suis prêt à -vous suivre sur le terrain où il vous plaira de me conduire.» - -Il fallait toute la liberté de cœur et d'esprit d'un homme que la -passion ne subjuguait pas—ne subjuguerait sans doute jamais—pour garder -une si juste mesure d'élégance, de respect et d'amoureuse mélancolie. -La faible Simone était loin d'une pareille maîtrise de soi, et plus -loin encore de pressentir ce qui se passait dans cet être placé si -près d'elle que le velours de sa robe frôlait le drap de l'habit, et -pourtant situé à de telles distances morales que l'illusion de l'amour -même n'avait pu les rapprocher. «Il m'aime encore,» pensait-elle. -«Gisèle est bien jolie, mais elle n'a pas de cœur. Elle n'a pas su le -rendre heureux.» Car elle se figurait Jean dévoré du même besoin de -tendresse qu'elle-même, ne se doutant pas que cette sentimentalité -follement sensible et exclusive confinait à une maladie des nerfs et de -l'imagination dont cette vigoureuse nature masculine ne serait jamais -atteinte. - -A un moment, elle eut pourtant l'intuition de cet équilibre entre la -tête, le cœur et les sens, qui mettait Jean si bien à l'abri de ses -propres tourments, à elle. Le jeune homme se mit à rire presque haut, -d'une drôlerie de Paulette; et Simone reconnut le beau rire clair, le -rire perlé comme celui d'une femme, dont Mervil avait noté la mélodie -pour en faire un _leit-motiv_ de gaieté dans une de ses pièces. -Comme il sonnait joyeusement, ce rire, en fanfare de jeunesse et -d'insouciance! Elle en eut le cœur tout serré. - -Ainsi, au début de cette soirée, Simone connut de nouveau les amertumes -et les tentations dont elle s'était crue délivrée à jamais. Peut-être -même n'avait-elle point encore soutenu de lutte si âpre; peut-être -ne fut-elle jamais si près d'une irrémédiable défaite. Ce qui la -préserva, ce ne fut pas la présence de sa fille: car Paulette, accoudée -au bord de la loge, et tout hypnotisée par la musique et les bravos, -n'était pas un témoin gênant pour les deux êtres qui, derrière elle, -s'immobilisaient maintenant en un trouble silence. Et, non plus, ce ne -fut pas une persistance de discrétion et de respect dans les façons -de Jean: car le jeune homme, repris par le charme de cette blonde, si -fine en sa robe de velours noir, et peut-être lui-même perversement -surexcité par la présence, là-haut, de son autre maîtresse—dont il -devinait la place, dès le premier entr'acte, à la direction des -lorgnettes,—eut, peu à peu, pour Simone, de ces regards et de ces -effleurements muets qui brisent la volonté d'une femme. Non: ce qui -sauva Simone, ce fut le génie de Roger, ce fut la puissance de sa -musique et l'orgueil de son succès. La personnalité de son mari, en -remplissant une salle entière, la domina elle-même, la disputa aux -tentations de sensualité, de jalousie et de mensonge, la raidit en -une indomptable fierté... Toutefois, au moment précis où, parmi les -applaudissements des spectateurs, elle sentit son âme se réfugier vers -le glorieux artiste, Simone comprit en un éclair, avec une secousse de -tristesse, qu'elle ne pouvait plus revenir à lui de tout son être, et -que nul devoir, nul affectueux élan, nulle admiration ne rallume cette -misérable étincelle d'amour—feu follet d'erreur et de hasard, éternel -égarement, éternel enchantement du cœur. - -Dès la fin du second acte, le triomphe de Mervil paraissait assuré. -L'enthousiasme du public fit relever le rideau trois fois pour acclamer -les interprètes, et surtout les deux rivales, Vénus et Psyché, la -déesse et la mortelle, l'une si emportée de passion, l'autre si -touchante d'innocence, et toutes deux, dans leur incarnation de -théâtre, douées, par bonheur, d'autant de talent que de beauté. Comme -les fauteuils d'orchestre se vidaient, et qu'un remous d'habits noirs -se pressait tout contre la loge de Simone, elle put entendre des -exclamations admiratives, et même cette phrase prononcée très haut par -un influent critique: - -—Cristi! mais c'est de la grande musique!... Une œuvre de maître! Qui -est-ce qui se doutait, excepté moi, que ce gaillard-là avait ça dans le -ventre? - -—C'est vrai, murmura d'Espayrac à Simone. Les autres voulaient toujours -l'enfermer dans l'opérette. Eh bien, chère madame, j'espère que nous -sommes contente? - -Mais, à ce moment, la baignoire s'emplit de toute la lumière du -corridor. Mervil faisait ouvrir la porte. - -—Hein? Qu'est-ce que vous pensez? On dirait que ça marche. - -—Si ça marche! s'écria Jean. Les critiques prononcent le mot de -«grande musique». Désormais il te faudra de la «grande poésie», et ce -rimailleur de d'Espayrac ne sera plus ton homme. - -—C'est stupide ce que tu dis là, mon vieux. - -—Dame! tu as Molière... Mais qui est-ce qui t'a réduit la pièce à un -scénario? Car tu n'as pas tout pris. Et c'est très habilement fait. - -—C'est moi-même. - -—Bah?... - -—Oh! ce n'était pas difficile. Tout le travail consistait en coupures. - -—Ferme donc la porte, dit Simone à Roger. Voilà des journalistes. Nous -allons être envahis. - -—C'est que les Chambertier vont venir. - -—Tiens! s'écria Jean. J'allais vous proposer de monter les voir dans -leur loge. - -—Oh! ce soir, nous ne voulons pas nous montrer. - -A ce moment, Paulette cria très haut, d'un ton si drôle que plusieurs -messieurs, debout à l'orchestre, se retournèrent en riant: - -—Alors, papa, ça n'est pas un four? - -—Chut! dit Mervil, veux-tu te taire? Non... Mais tu auras du champagne -tout de même. - -—Bon, fit d'Espayrac, moi qui oubliais des bonbons pour Paulette! Je -vais aller lui chercher des fruits glacés. - -Il prit son pardessus et sortit. - -Cependant Gisèle arrivait, au bras de son mari, produisant, dans les -couloirs, un mouvement de foule, qui se refermait derrière sa longue -traîne. Sa robe se décolletait à peine, comme il seyait à son buste -mince et long, d'une souplesse de couleuvre; mais ses bras, nus jusqu'à -l'épaule, surprenaient par leur dessin ferme et pur, et l'on devinait -la solide finesse des hanches, sous la ceinture placée très bas,—une -ceinture d'or, d'émail et de pierreries, à la façon barbare qu'elle -aimait. A côté de cette reine de légendes antiques, Chambertier étalait -le ventre satisfait, l'habit noir et le gilet à cœur d'un bourgeois du -dix-neuvième siècle. - -—A-t-il assez la tête d'un Georges Dandin? dit à un ami un jeune homme -qui venait de lui serrer la main. - -—Ne t'y fie pas, répliqua l'autre. Ces gros bonshommes pacifiques -restent longtemps sans rien voir, puis, un beau jour, ils ouvrent les -yeux, et tuent l'amant à coups de revolver dans la ruelle de leur femme. - -Maintenant, au fond de l'étroite baignoire, Gisèle embrassait Simone, -et, pour mieux féliciter Mervil, elle voulut l'embrasser aussi. -Chambertier, renonçant à introduire son gros corps, allongeait -seulement d'énergiques poignées de main. Et, tout autour, dans le -couloir, des gens s'entassaient, les yeux vers cette loge sombre, avec -une effronterie de curiosité tranquille, les uns pour apercevoir «la -belle Mme Chambertier», les autres parce qu'ils avaient entendu dire -que l'auteur se trouvait là. D'Espayrac, qui revenait avec les fruits -glacés, ne put se frayer un passage. - -Toutefois la sonnerie électrique dispersa le groupe. L'orchestre -se remplit avec un bourdonnement. Des violons, qu'on accordait, -grincèrent. Les Chambertier remontèrent dans leur loge. Et Mervil, -cette fois, resta dans la baignoire, avec sa femme et son ami. - -Jean et Simone éprouvèrent un désappointement de sa présence, un -regret de la tentatrice solitude. Cependant ils n'avaient rien à se -dire. Pour des raisons diverses, l'un et l'autre avaient résolu de -ne pas renouer, de ne pas faire surgir sous la précision des mots ce -passé qui veillait, silencieusement et passionnément, dans le secret -de leurs deux cœurs. Et toutefois, même pour ne pas se parler de ce -qui les occupait tant, leur tête-à-tête, en l'obscurité de cette loge, -avec cette foule vibrante alentour, avec ces souffles d'harmonie et de -volupté venus de la scène et qui les enveloppaient ensemble, avait un -charme presque pénible mais d'une intensité singulière. Dans un pareil -affinement de sensation, les plus imperceptibles réflexes nerveux -les ébranlaient comme des chocs, et, tout à l'heure, la main de Jean -s'étant posée sur la sienne, Simone avait défailli, s'était crue près -de s'évanouir. - -Le seul aspect du visage de Mervil, tendu vers la scène, un peu -pâle, avec la fulgurance de ses grands yeux de braise, suffisait à -dissiper ce galvanisme amoureux. Dès lors, Simone et Jean purent -se parler d'une façon naturelle; et ils sentirent, aux premiers -mots d'indifférence, comme un abîme qui s'élargissait entre eux. La -vie parisienne les reprit, la vie masquée, où tant d'élégance et de -politesse couvre les visages, que les cœurs faibles et impersonnels -en arrivent à ne plus reconnaître leur propre identité. L'artificiel -se substitue si bien à la nature, que celle-ci cesse de s'apercevoir -elle-même, et, dans un miroir, ne se reconnaîtrait plus. Simone -et Jean, avec leur habitude parfaite du monde, furent si bien, -extérieurement, l'un pour l'autre, même en tête-à-tête, ce qu'ils -voulaient être intérieurement, que, plus tard, il leur arriva de s'y -tromper. Mais, pour inconscient qu'il fût, le lien ne devait pas se -briser de sitôt entre ces deux êtres dont le préjugé, l'orgueil ou la -raison avait dénoué les bras sans que leur désir fût assouvi. - -Cependant, sur le dossier du fauteuil où s'appuyait sa femme, Roger, -d'un doigt fébrile, suivait la mesure que battait le chef d'orchestre. -Ce troisième acte de sa _Douleur d'Éros_ déroulait des beautés -musicales de premier ordre, que le public écoutait dans une extase -muette, sans un mouvement, sans un bravo, presque sans un souffle. -La claque ayant voulu souligner la phrase de puissante harmonie par -laquelle l'orchestre appuie le serment de l'Amour jurant de se faire -connaître à Psyché, des «chuts» furieux éclatèrent. - -—Comment?... murmura Simone, qui se sentit pâlir. Ah bien, s'ils -n'applaudissent pas ça!... - -Son mari, haletant, la fit taire. Mais d'Espayrac dit vivement à voix -basse: - -—Craignez rien... Ils sont empoignés, voilà tout. - -Et, en effet, lorsque, après les nouvelles instances de Psyché, le -ténor qui jouait Éros reprit d'une voix saisissante de tristesse: - - «_Je l'ai juré, je n'en suis plus le maître..._» - -un tel frémissement parcourut la salle, que, cette fois, l'émotion, -l'admiration, durent se manifester. Des mains battirent, des -voix hautes prononcèrent: «Ah! bravo!... bravo!...» Le chanteur -s'interrompit. Alors le tonnerre des applaudissements roula longuement, -puis s'éteignit, puis reprit avec tant de force, que Simone, secouée de -larmes heureuses, se retourna, et, dans l'ombre, saisit à deux bras le -cou de son mari, et lui baisa le front follement. - -Cependant le chanteur, impassible, attendait pour continuer. D'un -battement de paupières, il fit signe au chef d'orchestre. Et l'on -aurait cru que de plusieurs minutes il ne pourrait se faire entendre, -car le public, une fois soulevé, ne se calmait plus. On remuait encore, -on échangeait des remarques, et les impressions longtemps contenues -s'échappaient en exclamations bruyantes. Mais le ténor ouvrit la -bouche; ce fut comme un enchantement. Le silence d'extase aussitôt se -rétablit. Et la douleur divine d'Éros s'exhala vers Psyché, dans un -récitatif d'une simplicité très noble, malgré son infinie tristesse: - - «_Je l'ai juré, je n'en suis plus le maître; - Mais vous ne savez pas ce que vous demandez. - Laissez-moi mon secret. Si je me fais connaître, - Je vous perds, et vous me perdez!_» - -La pièce, d'ailleurs, s'achevait dans le sentiment d'éternelle -mélancolie qui donne un sens philosophique si profond à cette fable -antique. Mervil n'avait pas adopté le dénouement de Molière, qui -désarme la colère de Vénus, fait intervenir Jupiter, et rend à Psyché -son amant, en l'élevant elle-même au rang des divinités. Son œuvre -finissait lorsque Psyché, ayant satisfait sa curiosité fatale, voit -disparaître pour toujours celui qu'elle aime, tandis qu'autour d'elle -s'évanouissent les merveilles des jardins célestes, et qu'elle demeure -seule au milieu d'un désert plein de ronces, de cendres et de pierres. - -—Voyez-vous, madame, dit d'Espayrac à Simone lorsque la toile tomba, -c'est une dissertation morale qu'il a mise là en musique, votre -grand homme de mari. Cela veut dire qu'il ne faut jamais regarder de -trop près son bonheur. Sans cela on le perd. Il ne faut pas trop en -analyser l'essence, mais le prendre comme il vient. Autrement, voilà ce -qu'il en reste: des mauvaises herbes, de la poussière et des rochers. - -Mme Mervil comprit fort bien ce qu'il voulait dire. Cette voix qui, -sous le ton voulu de la plaisanterie, sonnait un peu âpre, lui fit -passer dans le cœur le frisson glacé d'un regret. Mais elle se raidit, -se tourna vers la scène, et la joie de ce qui suivit noya, emporta son -chagrin. - -On avait rappelé les acteurs; on les avait même rappelés plusieurs -fois. Maintenant le rideau semblait retombé pour de bon. Mais le -public restait encore, demandait le nom de l'auteur. Et enfin le -régisseur parut, qui le dit, ce nom. Alors ce fut pour Mervil, et tout -autant pour Simone, et même un peu pour la petite Paulette, la minute -d'ivresse où les oreilles, la chair et l'âme boivent la clameur du -succès. Tous les trois enlacés écoutaient au fond de la petite loge -sombre. Et c'était un bonheur inouï, comme la vie n'en réserve qu'à de -bien rares élus, cette exaltation de la personnalité, ce retentissement -de son être dans des centaines d'autres êtres, cette prise de -possession des cœurs par l'étreinte de sa pensée, de son œuvre, de son -laborieux rêve d'artiste, tout cela traduit par un bruit de foule, par -des battements de mains, par des bravos envolés, par tout un grisant et -délicieux tapage. - -—Eh bien, mon vieux, dit Jean avec de sincères larmes de joie sous -les paupières, tous mes compliments, tu sais! Il n'est pas volé, ce -succès-là. - -Les deux hommes se serrèrent la main. Et alors Simone, d'un geste fier -et brusque, tendit la sienne à M. d'Espayrac. Elle la lui avait déjà -donnée, au commencement de la soirée, lorsqu'ils s'étaient revus, -mais d'un mouvement obligatoire et banal, dépourvu de signification. -Maintenant il comprit que cette poignée de main voulait dire quelque -chose, et il ne sut pas au juste quoi. Mais il y sentit une allégresse -honnête, comme une force retrouvée, comme une alliance de loyauté -pour anéantir jusqu'au souvenir honteux de la trahison devant ce -noble artiste, et comme une réconciliation d'amitié par-dessus le -gouffre trouble de l'amour. C'était un inconscient appel à ce qu'il -avait de meilleur en lui. Il en fut surpris et remué, sans bien se -rendre compte. Et, tout en serrant la petite main de Simone, une chose -profonde et obscure qu'il tenait de sa race, une délicatesse d'honneur, -une crânerie de droiture, une chaleur de générosité, s'éveilla sous sa -légèreté, sous sa sensualité, sous son cynisme de Parisien. - -«Drôle de petite femme,» se disait-il dans son cab, tandis qu'il -retournait rue de la Faisanderie, au trot allongé de son grand -stepper irlandais. «Drôle de petite femme... Moi qui croyais que je -la reprendrais quand je voudrais, pour avoir le plaisir de la lâcher -ensuite à mon tour. Eh bien, non... D'abord elle vaut mieux que ça. -C'est étonnant, mais je crois, parole d'honneur, qu'elle vaut mieux que -ça... Elle est bien la seule, par exemple, de qui j'en dirais autant...» - -Ce fut à peu près l'unique réflexion que le beau Jean d'Espayrac -formula nettement dans son cab. Mais, arrivé rue de la Faisanderie, -dans son petit hôtel gothique, il envoya coucher son valet de chambre, -qui dormait debout, et resta longtemps vêtu de son habit de soirée, à -rêver au coin de son feu. Même il alluma une cigarette, et, plus tard, -lorsqu'il la jeta dans les cendres, on l'eût entendu qui murmurait: - -—Ah! petite Simone... petite Simone... C'est dommage! Car je vous -aurais vraiment aimée. - - - - -XV - - -Des mois s'écoulèrent,—mois heureux pour Simone, mois remplis -d'une douceur profonde, telle que jamais elle n'en avait connu. -Certes, les premiers temps de son mariage n'évoquaient en elle que -des souvenirs de félicité. Mais alors, n'ayant pas souffert, ne -connaissant pas les pièges abominables où nous prend et nous meurtrit -la vie, elle avait au cœur une espérance illimitée qui dépassait et -diminuait les réalités les meilleures. Maintenant, au contraire, -le sentiment de son imprudence et de sa faute, la conscience d'un -amoindrissement d'elle-même et celle des risques courus, puis, parfois, -les tressaillements encore douloureux de ses récentes blessures, -accroissaient infiniment le prix de ses joies. - -D'ailleurs l'attrait de l'avenir, dont s'était aveuglée sa jeunesse, -perdait pour elle de cette intensité qui rend trop longs les meilleurs -et les plus rapides de nos jours. Simone avait trente ans. Elle -atteignait cette période de la vie où la femme commence à mieux -savourer les heures, et où déjà l'inquiétude la prend à les sentir -couler si vite. Elle ne voulait plus se laisser souffrir d'aucune -chimère. Elle s'installait à présent dans son bonheur avec une -tranquillité résolue. Et ce bonheur était tel qu'il pouvait défier même -les pièges de sa fine imagination. - -La célébrité, la fortune, prêtaient au petit hôtel de la rue Ampère -un peu du prestige qu'ont les royales demeures; les passants le -considéraient et retournaient la tête pour voir encore les étroites -fenêtres à vitraux; beaucoup de visiteurs sentaient leur cœur battre -en touchant la sonnette, inquiets de savoir s'ils seraient reçus par -«le maître». Dans l'atmosphère nouvelle de son très grand succès, -Mervil sentait un peu se calmer sa défiance de lui-même,—cette vipère -que certains artistes portent en eux, sifflante et glacée, jusqu'à -la tombe, au milieu même de leur gloire. Aussi la nervosité de son -caractère se détendait; l'ironie lui montait moins souvent aux lèvres; -il accueillait plus franchement les privilèges de sa destinée, et tout -son entourage s'épanouissait à présent dans la chaleur de sa bonté -naturelle. Mais personne autant que Simone ne s'émerveillait, ne -s'attendrissait de cette bonté. - -Cependant le petit Hugues sortait de la vie végétative propre à la -toute première enfance. Il devenait le petit animal humain, gazouilleur -et joli, que l'on commence à mettre en robes courtes, et dont les pieds -remuants se chaussent de minuscules souliers vernis, encore inutiles -d'ailleurs. Ses traits s'affirmaient, se dégageaient de l'ébauche -indécise, promettaient de la finesse et de la régularité. Sur son crâne -rose, une impalpable soie blonde, presque blanche, s'arrondissait en -bouclettes, et derrière l'ourlet délicat de ses lèvres, des dents -menues pointaient en gouttes laiteuses. Mais, pour l'adoration de -ses parents, ses yeux surpassaient toutes les autres merveilles. Ils -paraissaient immenses dans ce visage de poupée, et leur perpétuelle -admiration ravie éclairait la maison d'une lueur d'astres. - -—Je t'assure qu'ils seront bleus, disait chaque jour Mervil à Simone. - -—Quelle idée! s'écriait-elle. Personne dans la famille ne les a de -cette couleur. Moi je suis seule à les avoir clairs, et encore les -miens sont gris. Mais tous les petits enfants ont d'abord les yeux de -ce bleu incertain. Ça change vers huit ou dix mois. Hugues a tes yeux, -c'est frappant. Tu verras qu'ils deviendront très noirs. - -Un matin, comme Roger faisait sauter son fils sur ses bras, il -s'arrêta tout à coup, et, portant le bébé dans le plein jour de la -fenêtre, il s'écria: - -—Oh! c'est un peu fort! - -Puis s'adressant à la nourrice: - -—Nounou, venez voir ici. Peut-on soutenir que cet enfant n'a pas les -yeux bleus? - -La brave femme convint que c'était difficile. A ce moment Simone -entrait dans la chambre. - -—Ils sont bleus, répétait Mervil. D'un bleu très pur, mais très foncé. -Tiens, veux-tu que je te dise, Simone: je ne connais qu'une seule -personne qui ait des yeux de cette nuance-là. C'est Jean d'Espayrac. -Non, mais c'est drôle, tu sais... Bébé a tout à fait les yeux de Jean. - -Au milieu de sa paix reconquise et de son bonheur, cette parole frappa -Mme Mervil comme le coup imprévu d'une arme effroyablement pénétrante -et cruelle. D'un geste involontaire, elle porta la main à son cœur, -comme si le coup l'eût déchirée là. Et elle ne trouvait pas un mot à -dire, abasourdie, terrifiée. - -Pourtant Roger, ne remarquant rien, très à l'aise, plaisantait. - -—Il n'a pas mal choisi, le petit bonhomme. Les yeux de Jean sont les -plus beaux que je connaisse. Ma foi, je trouverais ça très bien qu'il -eût des yeux comme Jean. - -Il posa son fils entre les bras de la nourrice, et, venant tirer -gentiment l'oreille de sa femme: - -—Ah! madame, je vous y prends. Vous aurez trop regardé les prunelles -saphir du beau d'Espayrac. Je lui conterai ça à notre ami Jean. - -—Oh! je t'en supplie!... s'écria-t-elle. - -Et ce fut un tel cri d'angoisse, qu'effrayée par l'altération de sa -propre voix, Simone reprit en essayant de sourire: - -—Entre nous, c'est très bien, mais avec ce jeune homme, des -plaisanteries pareilles... - -—Petite prude! dit son mari. Enfin, c'est bon. Si vous promettez de ne -plus recommencer, on n'en parlera pas. - -Et il l'embrassa,—tellement tourné ce matin-là à la drôlerie et à la -joie qu'il ne sentit pas, sous sa lèvre, la joue de Simone froide et -rigide comme de la glace. - -Pendant les jours qui suivirent, lorsque Mme Mervil se trouvait -seule près de son fils, elle épiait les yeux de l'enfant, avec une -attention anxieuse, obstinée, sans pouvoir penser à autre chose qu'à -ces prunelles, d'une transparence de pierre précieuse, dont le bleu -semblait devenir d'heure en heure plus profond. Parfois, comme prise de -l'espoir qu'elles eussent changé de nuance sous les paupières closes -par le sommeil, la jeune mère éveillait le bébé dans son berceau et -guettait, haletante, le soulèvement des longs cils foncés. Mais, devant -son mari, Simone évitait de contempler Hugues; puis, si elle voyait -Mervil poser sur lui un regard prolongé, elle s'emparait du petit -garçon, l'excitait, le faisait jouer, ou l'emportait auprès de sa -nourrice. - -Toutefois d'autres semaines, puis d'autres mois passèrent, et, à la -longue, cette crise atroce de doute et de crainte s'apaisa pour Simone, -comme s'étaient apaisés son coupable amour et ses remords. L'habitude -vint à tous de voir les yeux bleus de Hugues. Nul ne les remarqua plus. -Aucune comparaison nouvelle ne fut établie entre ces yeux d'enfant -et ceux de M. d'Espayrac. Et, une fois de plus, l'accoutumance et -l'illusion—ces baumes éternels du cœur—engourdirent, puis dissipèrent -chez Simone le poison des cuisantes pensées. - -Comme elle n'alla pas beaucoup dans le monde, cet hiver, et qu'elle ne -reçut point, elle ne rencontra que rarement Gisèle et M. d'Espayrac. -Déjà, du reste, elle pouvait les apercevoir, l'un ou l'autre, même -à l'improviste, sans cet élancement de douleur qui naguère, à leur -premier aspect, lui cassait les jambes et lui pâlissait le visage. Le -poète écrivait un libretto pour Mervil. Mais ce travail avançait avec -lenteur, et M. d'Espayrac—volontairement sans doute—oubliait de plus en -plus le chemin de la rue Ampère. Quant à Mme Chambertier, plus lancée -que jamais, perdue dans un tourbillon d'occupations folles, comment -eût-elle trouvé le temps de venir voir son amie? Tous les matins elle -conduisait au Bois; même elle se remettait à l'équitation, annonçant le -projet de se montrer prochainement dans l'allée des Poteaux, seule et -suivie d'un groom, ce que se permettent à peine quelques très grandes -dames, en dehors des écuyères et des cocottes: c'était d'un «chic» -hardi et exceptionnel qui la tentait. L'après-midi elle avait, avec les -couturiers en vogue, des conférences d'où sortaient des chefs-d'œuvre -de toilette, reproduits par les journaux d'illustration artistique et -mondaine. Puis, à cinq heures, il lui fallait être de retour dans son -immense hôtel du boulevard Haussmann, pour présider son _five o'clock_. -Et, le soir, c'étaient les dîners, les premières représentations, -les bals. Si bien qu'avec les heures réservées à ses rendez-vous -d'amour, c'est à peine si elle pouvait suffire aux visites officielles, -indispensables. Une furie de mouvement, d'éclat, de vie à outrance, -l'avait prise depuis que la langueur inquiète de ses sens et de son -esprit se trouvait secouée, dissipée par les réalités de la passion. -D'ailleurs elle s'affichait. Sa liaison avec M. d'Espayrac n'était plus -guère inconnue que de l'aveugle Chambertier. Même, comme la chronique -scandaleuse avait épuisé ce thème, on lui prêtait d'autres amants. - -Jean, qui, fort ombrageux au sujet de ses maîtresses, prenait grand -souci de leur réputation, avait d'abord entouré celle-ci d'égards et -de mystère. Quand il s'aperçut des inconséquences qu'elle commettait, -sa délicatesse en fut froissée. Il lui en fit des reproches, et même -lui montra un certain mépris, lui parla durement. Elle s'emporta, lui -répondit par des bravades. Mais elle avait des colères si pleines -de séduction, avec l'ombre noyée de ses longs yeux, le dédain de sa -bouche, les ondulations de couleuvre tordant et redressant son buste -souple, que d'Espayrac, aussitôt, perdait le fil de son discours. -Alors Gisèle triomphait, le croyait vaincu. Il n'était qu'enivré. Aux -heures de réflexion froide, un fugace dégoût lui montait aux lèvres. -Peu à peu, il en vint à la considérer, à la traiter même comme une -courtisane. Dans son inexpérience, Gisèle en fut ravie; elle crut, -parce qu'il la respectait moins, qu'il l'aimait davantage. Mais M. -d'Espayrac avait trop d'élégance dans l'âme pour goûter des sentiments -et des façons de fille chez une femme du monde, une femme dont il -voulait se croire le premier, le seul amant. Elle le heurta, l'énerva -par ses manques de tact, de mesure, de pudeur. Devant lui, comme jadis -devant Simone, elle parlait de ses droits à l'adultère, se moquait -du mariage, ridiculisait Chambertier. D'Espayrac trouva cela d'un -ton détestable. Un tel défaut de tenue morale lui répugnait comme -des défauts de tenue physique: il se sentait aussi choqué que si sa -maîtresse se fût montrée à lui les mains mal soignées, ou vêtue, sous -la merveille de ses toilettes, d'une lingerie grossière. D'ailleurs, la -satiété accomplissait chez lui cette œuvre d'enlisement où, peu à peu, -les plus vifs désirs humains s'anéantissent, disparaissent. Si bien -que, malgré la beauté de cette créature de passion, moins d'un an après -sa conquête il commençait à se détacher d'elle. - - * * * * * - -Un matin, comme Simone était à sa toilette, sa femme de chambre vint -lui dire qu'une dame demandait instamment à lui parler. Quelle dame? -La domestique, nouvelle dans la maison, ne la connaissait pas. C'était -quelque solliciteuse, et Mme Mervil, obligée de se défendre sans cesse -contre les importunités de ces sortes de personnes, allait la faire -congédier, lorsque la femme de chambre expliqua qu'elle était fort bien -mise et qu'elle avait l'air bien comme il faut; que, d'ailleurs, elle -avait une voiture à la porte. - -—Alors, dit Simone intriguée, donnez-moi ma robe de chambre. - -En bas, dans le petit salon, elle poussa un cri de surprise en -reconnaissant Mme Chambertier, la mère, la vieille dame qu'on ne voyait -guère à Paris, car elle passait l'hiver dans son château de Provence et -l'été en Suisse. - -—Vous, chère madame!... Je vous croyais encore à Hyères. Et pourquoi -ne pas dire votre nom? J'ai failli ne pas vous recevoir. - -—Je l'aurais dit au dernier moment, s'il avait fallu, répondit Mme -Chambertier. J'aime mieux qu'on ne sache pas que je suis venue ici, le -matin, pour vous parler de choses graves. - -—Des choses graves!... - -Une appréhension serra la gorge de Simone. En même temps elle vit sur -le visage de la vieille dame un air de tristesse et de rigidité qu'elle -n'avait pas remarqué tout d'abord. - -—Ma chère petite, commença Mme Chambertier, je viens au nom de l'amitié -qui vous lie à ma belle-fille... Je viens faire appel à votre loyauté, -à votre bon cœur... - -Tout en parlant, elle sortait un petit portefeuille, l'ouvrait, en -tirait un papier plié, qu'elle tendit à Mme Mervil. - -—Connaissez-vous cette écriture? - -La stupeur élargit les yeux de Simone. Dès le premier coup d'œil, elle -distingua l'écriture de Jean. Et toutes ses idées se confondirent, -toute sa raison chavira dans la folle peur qui la saisit. Rien -de logique ne lui vint à la tête. Évidemment Mme Chambertier lui -rapportait un des billets d'amour de M. d'Espayrac, écrit à elle, -Simone, et retrouvé Dieu savait où. Elle ne réfléchit pas qu'elle -les avait détruits tous, elle ne pensa pas à Gisèle... Elle n'eut -dans le cœur et dans l'esprit que la convulsion de son épouvante... -l'épouvante atroce du criminel qui sent la main du gendarme s'abattre -sur son épaule. Oh! les fruits d'angoisse et de honte qu'engendrait -sa misérable faute!... Cependant, comme Mme Chambertier répétait sa -question d'une voix sévère, Simone, malgré la rougeur violente dont -elle sentait le feu sur son visage, tâcha de feindre l'étonnement, -voulut nier: - -—Cette écriture?... Non... Non, je ne connais pas. - -—Pourtant, dit la vieille dame avec un sourire d'incrédulité, vous avez -dû la voir bien souvent. - -Cette ironie acheva d'écraser la malheureuse Mme Mervil. Aussi fut-elle -un moment à se remettre, ne saisissant pas tout de suite d'où lui -venait la délivrance, lorsque Mme Chambertier ajouta: - -—Oui, vous avez dû la voir souvent, dans les mains de votre mari, -puisque M. d'Espayrac a été son collaborateur, et que c'est l'écriture -de M. d'Espayrac. - -Simone se taisait, incapable de trouver une pensée, de formuler un mot. - -—Ma chère enfant, reprit la vieille dame en posant une main sur la -sienne, votre rougeur me montre que vous êtes au courant de tout... - -Ici Mme Chambertier hésita, baissa la voix: - -—Vous devez savoir que Gisèle est la maîtresse de ce jeune homme. - -Alors ce fut un coup de lumière. «Mais, mon Dieu!» pensa Simone, «ma -lâche frayeur pour moi-même m'a fait trahir ma pauvre amie. C'est à ses -dépens que mon embarras s'explique. Oh! comme je m'en veux! Comme je -m'en veux!» - -Elle essaya de défendre Gisèle. «Savoir une chose pareille! Non, elle -ne le savait pas, car cela n'existait pas, elle ne le croirait jamais!» -Et Simone mentit avec abondance, avec éloquence, et—à mesure qu'elle -parlait—presque avec sincérité. - -—Nous perdons notre temps, dit avec douceur la vieille Mme Chambertier. -Si vous ne le saviez pas, je vais vous l'apprendre. Lisez cette lettre. - -—Je ne veux pas lire... Je ne veux pas savoir. - -—C'est dans l'intérêt de Gisèle. Je suis venue à vous, ma chère Simone, -comme à sa meilleure—je veux dire, à sa seule—amie (car je n'appelle -pas «ses amies» les envieuses poupées qu'elle fréquente). Vous avez -de l'influence sur elle. Et vous possédez tant de sagesse, tant de -raison! Je n'avertirai pas mon fils... Mais il faut qu'à nous deux -nous fassions cesser ce scandale, nous empêchions un malheur. Ce n'est -pas moi, vous le comprenez bien, qui puis parler de _cela_ avec ma -belle-fille. - -Simone donc prit la lettre, la lut. Et elle y reconnut les expressions -de Jean, les phrases amoureuses de Jean, ses mots câlins comme des -caresses, avec quelque chose de plus ardemment sensuel qui lui fit -mal. Il fallait donc que le destin lui mît ceci sous les yeux! Quand -aurait-elle fini de monter son calvaire?—Hélas! elle n'était pas au -bout.—Ce fut avec un gémissement de douleur qu'elle rendit la lettre à -Mme Chambertier. - -—N'est-ce pas que c'est ignoble... monstrueux? dit la vieille dame. -Elle a de la chance, la misérable, que cette lettre soit tombée dans -mes mains et non dans celles de son mari! Mon fils aurait tout massacré. - -Cette transformation du bon Chambertier en un justicier sanglant parut -tellement inadmissible à Simone qu'elle eut un geste de surprise et de -protestation. - -—Je vous dis que mon fils les tuerait, reprit la vieille dame. Et -voulez-vous savoir pourquoi? Ce ne serait pas par férocité, ni pour -faire le héros de roman, ni peut-être par jalousie seule—bien qu'il -soit très épris et très jaloux de son monstre de femme.—Non, ce -serait, dans le coup foudroyant de la surprise, quelque chose—comment -vous dirai-je?—quelque chose en lui qui le pousserait à tuer, parce -que c'est comme ça, dans l'air, dans le sang, parce qu'on doit tuer -la femme qui vous trompe, ou son amant, ou les deux; qu'on l'a fait -autour de nous, dans notre pays, dans notre milieu. Et justement, -comme Édouard est doux, un peu routinier, n'est-ce pas? sans idées -très personnelles, il suivrait, au premier moment, les notions qu'il a -en lui, toutes formées, faute d'initiative pour leur substituer autre -chose. - -—Mon Dieu!... dit Simone impressionnée. Mais que pensez-vous donc que -je puisse faire, madame? - -La vieille Mme Chambertier supposait qu'elle pourrait avertir, effrayer -Gisèle, et aussi lui faire de la morale, la rappeler au sentiment de -ses devoirs.—«J'essaierai,» murmura Simone, que remuaient ce chagrin -maternel si sincère et les révoltes, l'indignation de cette antique -honnêteté. Au fond, sachant bien qu'on ne détourne pas avec des -paroles le cours d'une passion chez une femme comme son amie, elle se -promettait de lui conseiller surtout la plus extrême prudence. - -Gisèle, qu'elle vit le jour même, prit fort légèrement l'anecdote, et -plus légèrement encore les avis que Simone crut devoir y ajouter. Elle -se moqua de sa belle-mère, puis fut prise d'un accès de fou rire à -l'idée de Chambertier surgissant le revolver à la main pour la mettre à -mort ainsi que son amant. - -—Pauvre Édouard!... Lui, me tuer! Mais je lui dirais que je ne donne -des rendez-vous à Jean que pour l'aider à trouver ses rimes... Il -serait trop content de me croire. Il m'aime comme un imbécile. C'est ce -qui est exaspérant. - -—Oh! dit Simone, je ne peux pas t'entendre parler comme cela de ce -pauvre homme. Tu le trompes... N'est-ce pas assez? - -—C'est qu'il me gêne avec son aveuglement. Ah! elle est loin de compte, -ma charmante belle-mère, si elle croit que je me cache de lui. Mais -je laisse traîner mes lettres exprès!... C'est stupéfiant qu'il ne -s'aperçoive de rien! - -—Comment? fit Simone. Tu veux que ton mari sache!... Pourquoi?... Je ne -te comprends pas. - -Gisèle haussa les épaules, comme dédaignant de s'expliquer. Puis, -tout à coup, elle éclata. Certainement, elle voulait que Chambertier -vît clair; et, s'il n'ouvrait pas les yeux, elle finirait par tout -lui dire. Elle en avait assez de remorquer ce gros homme ridicule. Et -maintenant surtout que la belle-mère se mêlait de faire de la morale. -Ah! mon Dieu, quelle existence! - -—Qu'est-ce que tu espères donc? demanda son amie. Le divorce? - -—Tout juste. Jean est libre. - -Simone eut une exclamation troublée: - -—Tu crois qu'il t'épouserait? - -—Lui? Mais il se traînerait à genoux pour me le demander. - -—En es-tu sûre? M. d'Espayrac, avec ses traditions de race, épouser une -femme divorcée!... - -—Oui, si cette femme c'est moi, certifia Gisèle avec la plus insolente -assurance. - -—Alors, raison de plus pour cacher ta liaison. La loi ne te permettrait -pas d'épouser ton complice. - -—Bah! Chambertier est si bonasse! Je lui persuaderai que c'est -chevaleresque et distingué de faire prononcer le divorce contre lui. - -Simone regarda son amie, cherchant sur ce visage—aux yeux et aux -lèvres de mystère, tels que les yeux et les lèvres des sphinx—une -rougeur, une trace d'embarras, après un pareil aveu. Elle n'y vit -qu'un sourire de malice amusée, la confiance de Gisèle en sa beauté de -magicienne, et, pour le reste, la plus parfaite inconscience. «Est-ce -donc vrai,» pensa Mme Mervil, «ce que j'ai entendu dire je ne sais où, -que les femmes sont absolument dépourvues de tout sens moral? Mais moi -cependant qui ai voulu faire mon devoir?... Hélas! j'ai peut-être suivi -tout bonnement quelque instinct secret, une répugnance de ma nature -pour la trahison et le mensonge. Au nom de quel principe absolu me -trouverais-je meilleure que Gisèle?» - -Ainsi, malgré l'écœurement dont la soulevaient les intrigues de son -amie, malgré l'irritation que lui causait la seule idée de voir Gisèle -devenir Mme d'Espayrac, Simone continuait à subir vers la personne -et vers les amours de cette femme une sorte d'attirance perverse. -Curiosité?... Involontaire préoccupation de Jean? Peut-être espérance -inavouée de voir une autre trouver à son tour dans la faute les fruits -d'amertume qu'elle-même y avait recueillis. Par moments même, il lui -semblait que les âpres sentiments avec lesquels, depuis quelques mois, -elle songeait à Gisèle, augmentaient sa tendresse pour cette créature -de charme et de folie. Parfois, tout à coup, elle était prise du désir -de la voir, et elle sautait en voiture, elle pressait son cocher, pour -embrasser Gisèle deux minutes plus tôt, pour l'entendre lui chuchoter -près de l'oreille quelque extravagante confidence. Et ensuite, elle -se sentait troublée d'un vague remords, se demandant si, près de son -amie, elle ne venait pas alimenter un reste d'amour pour M. d'Espayrac, -ou du moins nourrir l'anxieux intérêt que lui inspiraient encore les -sentiments et les actions de cet homme. - - - - -XVI - - -Cependant, quoique le mois de juin commençât dans une splendeur -ininterrompue de jours ensoleillés, et malgré la haine pour Paris que -professait la belle-mère de Gisèle, cette vieille dame ne se décidait -pas à partir pour la Suisse. Elle restait dans l'hôtel du boulevard -Haussmann, croyant sauvegarder par sa présence l'honneur et peut-être -la vie de son fils; car maintenant, ce qu'elle redoutait parfois, -c'était le suicide de son cher Édouard. Cette digne personne vivait -dans des transes accrues par l'âge et par l'ignorance ou l'oubli des -passions. C'était merveille que son affolement ne lui fît pas commettre -de trop insignes maladresses, lui permît de rester courtoise avec la -violente Gisèle. Celle-ci n'attendait qu'un mot pour la braver en face. - -Enfin il arriva que la pauvre mère crut imminente la catastrophe -qu'elle redoutait. Ce jour-là, tout éperdue, elle accourut de nouveau -chez Mme Mervil. Il était deux heures. Le musicien venait de sortir. -Simone s'apprêtait à conduire au Bois ses enfants, leur nourrice -et leur gouvernante. La pâleur et l'émotion de Mme Chambertier -l'épouvantèrent. - -La vieille dame ne put parler distinctement tout de suite. Elle -prononçait des phrases incohérentes, dans lesquelles revenaient les -mots: «Lettre anonyme... rendez-vous... y courir tout de suite... un -affreux malheur!...» Mais un nom frappa Simone; Mme Chambertier avait -dit: «Meudon.» - -—C'est à Meudon qu'ils ont un rendez-vous? demanda Mme Mervil. - -—Oui, à Meudon, ma pauvre enfant!... Mais c'est tout ce que je sais. -Comment les trouver?... Comment les avertir?... Meudon... c'est grand. - -Simone se taisait, toute blanche. Elle n'aurait pas cru cela de Jean, -qu'il conduirait Gisèle dans cette même maison... dans cette même -chambre, sans doute!... Eh bien, que le mari les y trouve!... Ils -n'auraient que ce qu'ils méritaient. - -Mais comme, devant son silence, Mme Chambertier se désespérait, -sanglotant, lui serrant les mains d'une étreinte de noyé qui se -cramponne, la jeune femme se sentit le cœur envahi d'une grande -miséricorde et d'une grande pitié. - -—Je crois, murmura-t-elle, que je connais l'endroit. - -—Vous le connaissez!... Ah! mais vous êtes un ange... Dites-le-moi, que -j'y coure... Car c'est aujourd'hui... tout à l'heure... Il n'y a pas -une minute à perdre!... - -—Oh! s'écria Simone, vous ne ferez pas cela!... Vous ne pouvez pas y -aller... Vous!... Et dans l'état où vous êtes... - -—Si, si!... répétait la vieille dame. Il le faut. Je vous dis qu'il va -se passer quelque chose d'effrayant!... - -Sans rien ajouter tout de suite, Simone alla vers la porte qui donnait -sur le vestibule, l'ouvrit: - -—Miss! appela-t-elle, Nounou! - -Des voix, des pas, répondirent aussitôt. Paulette cria: - -—Petite mère, est-ce qu'on ne va pas partir pour la promenade? - -—Oui, allez, dit Mme Mervil. Allez sans moi. Mais prenez un fiacre -jusqu'au Pré-Catelan. J'ai besoin de la voiture. - -Puis, revenant vers Mme Chambertier, la porte close de nouveau. - -—Voyons, chère madame, courage! Dites-moi vite les renseignements que -vous avez. Puis, s'il faut aller à Meudon... eh bien... j'irai. Vous, -c'est impossible! D'ailleurs, je ne connais la maison que de vue... Je -ne saurais pas vous indiquer l'adresse... Troublée comme vous êtes, -vous ne trouveriez jamais. - -Dans sa folie de terreur et de reconnaissance, Mme Chambertier voulait -se mettre à genoux devant elle. Mais comme, aussitôt, le sang-froid de -Simone la calma, la ramena aux nécessités de la situation, elle put -dire assez nettement: - -—Depuis quelque temps, j'en suis sûre, Édouard avait des doutes... Il -recevait des lettres anonymes... Il était triste... Mais il ne voulait -pas voir clair. Tout à l'heure, après le déjeuner, comme j'avais -remarqué qu'il ne mangeait pas, qu'il quittait la table avant la fin, -je suis entrée dans son cabinet. Il ne m'a pas vue tout de suite... -Il avait la tête dans ses mains, comme un homme accablé. Une lettre -était ouverte devant lui... une lettre sans signature... écrite très -gros... que j'ai parcourue d'un seul coup d'œil, avant qu'il eût relevé -le front... J'ai vu leurs deux noms, à EUX!... puis le mot «Meudon», -suivi d'explications que je n'ai pas eu le temps de saisir; puis les -deux mots: «aujourd'hui même», soulignés d'un trait de plume. A ce -moment, Édouard a levé la tête... Oh! quelle figure! Un cadavre... Mon -malheureux enfant!... - -—Mais, madame, fit Simone, il ne vous a rien dit? - -—Il ne m'aurait rien dit, si je n'avais pas parlé moi-même. Mais je -n'ai pas pu y tenir. J'ai voulu le consoler... J'ai pleuré... J'ai -imploré sa générosité. Alors il m'a regardée d'un air terrible et il -a dit: «Ah! vous, ma mère, vous le saviez donc aussi?» Puis il m'a -repoussée, et il est rentré dans sa chambre en ajoutant: «Cette fois la -mesure est comble, et, dès ce soir, vous saurez comment un Chambertier -peut venger son honneur.» - -—Et Gisèle? demanda encore Simone, vous ne l'avez pas avertie? - -—Gisèle?... la malheureuse!... Elle avait déjà quitté la maison. - -—Eh bien, madame, rentrez boulevard Haussmann. Je ne puis pas vous -ôter votre affreuse inquiétude. Mais je vous jure une chose. C'est que -je vais faire tout ce qu'il est possible pour empêcher un malheur. -Je cours à Meudon; j'ai un bon cheval, et, comme je connais bien -l'endroit, j'ai des chances pour arriver avant M. Chambertier, malgré -l'avance qu'il a sur moi. - -—Oh! dit la vieille dame, il n'avait pas fait atteler quand je -suis partie. Le rendez-vous n'est sans doute que pour la fin de -l'après-midi, puisque, à cette saison, Gisèle n'a plus son _five -o'clock_. Maintenant, Édouard n'aura peut-être pas voulu se servir de -sa propre voiture. D'un autre côté, s'il prend le train ou un fiacre... - -L'abondance des explications revenait, chez l'excellente personne, avec -le premier sentiment de sécurité relative. Mais Simone ne l'écoutait -plus. Elle sautait déjà dans sa victoria, disant à son cocher: - -—A Meudon... Très vite. Filez par le plus court jusqu'à la gare, et là, -je vous indiquerai. - -Chemin faisant, elle reconnut avec une sorte de honte que ce qui -dominait en elle, c'était une excitation presque amusée, le plaisir -mêlé d'angoisse—mais un plaisir tout de même—de s'activer en plein -drame, d'apparaître comme le salut à ces gens condamnés à mort. La -conscience de sa grandeur d'âme à jouer ce rôle près de sa rivale et -de son ancien amant l'exaltait plus agréablement encore. Maintenant, -elle souhaitait que Chambertier eût les plus meurtrières intentions, -pourvu toutefois qu'elle arrivât la première. Elle aurait ainsi cette -rare satisfaction d'avoir sauvé deux existences. Quelques aiguillons -de jalousie qui la piquaient encore lui donnaient l'orgueil d'un peu -de lutte intérieure et d'une victoire disputée. Trop faibles désormais -pour lui causer beaucoup de mal, ils avaient juste l'acuité nécessaire -pour lui faire savourer plus complètement la beauté de ses propres -sentiments. - - * * * * * - -Lorsque Simone arriva près de la gare de Meudon, elle fit remonter son -cocher vers le bois, jusqu'à ce qu'elle aperçût les dragons japonais, -en faïence bleue, surmontant les pilastres de la maison bien connue. -Alors elle arrêta la voiture pour continuer à pied. Mais quand elle -sentit le sol sous ses petits souliers en cuir de Russie, des doutes, -des défaillances, des souvenirs aussi, l'assaillirent. Elle trouvait -la chose plus difficile qu'elle n'aurait cru. Une envie de retourner, -de se sauver, la fit hésiter une seconde. Et les promeneurs, assez -nombreux dans la coquetterie de cette campagne, dans toute cette -verdure et tout ce soleil, qui la voyaient passer—d'une si délicate -fraîcheur blonde sous la soie pâle de son ombrelle, avec tant de -candide bonté dans ses yeux clairs—ne se doutaient guère de l'émotion -qui secouait la fragilité nerveuse de cette jolie femme, que l'on -prenait pour une jeune fille. - -Machinalement, Simone tourna dans le sentier qui conduisait à la -petite porte où Jean l'attendait autrefois. Qu'espérait-elle? Cette -porte devait être fermée avec soin. Mais elle comptait vaguement sur -quelque hasard qui lui permettrait d'éviter les deux concierges de la -grille, un homme et une femme qu'elle n'avait jamais vus, mais qu'elle -connaissait comme des gardiens rébarbatifs, avec lesquels il serait -difficile de parlementer. - -La voilà cette petite porte... O Dieu! comme elle la reconnaissait -bien! Elle souleva le loquet, s'attendant à rencontrer la résistance -de la serrure. A sa stupéfaction, le battant de bois s'écarta tout de -suite. «Ils n'y sont pas encore,» pensa-t-elle. Mais une autre idée la -glaça. «Ce n'est pas dans cette maison!... C'était impossible aussi. -Ah! folle que j'étais...» - -Elle entra cependant, traversa le potager, hésita en se trouvant sous -une charmille. Les choses du dedans lui semblaient moins familières -que celles du dehors. Peut-être était-ce la verdure de l'été sur ces -branches qu'elle avait connues dans la nudité de l'hiver. Peut-être -aussi parce qu'autrefois, le seuil franchi, elle ne voyait plus rien -que Jean. - -Une porte de vestibule ayant cédé aussi facilement que celle du -sentier, Simone pénétra dans l'intérieur. «Si la maison est habitée,» -pensait-elle, «je trouverai bien un prétexte; je dirai que je me suis -trompée.» Puis, saisie par le silence, elle eut un accès de terreur -folle. Sans doute, le mari était venu déjà, et deux cadavres gisaient -derrière ces cloisons!... Elle chancela, s'appuya contre un mur. Mais, -de l'autre côté de ce mur, un éclat de rire, une roulade de chanson, -partirent. Et elle reconnut la voix de son amie. - -Alors elle frappa, elle appela d'un accent d'angoisse: - -—Gisèle!... Gisèle!... C'est moi... Ouvre... Viens! Au nom du ciel, -viens vite!... - -La même voix rieuse dit à quelqu'un—à Jean sans doute:—«J'y vais... -laisse... Je te défends d'y aller... Je sais ce que c'est.» - -Gisèle parut; et, quand elle vit Simone, un fou rire la secoua -convulsivement, la rabattit, fléchissante, contre le chambranle de la -porte. «Toi ici!... O ma pauvre petite!... Est-ce que tu viens pour me -protéger? Ça serait le comble!...» - -—Ne ris pas! dit Simone haletante. Ton mari accourt... Il a juré de te -tuer. - -—Ça m'étonne, répondit Gisèle, qui s'égayait de plus en plus à chaque -mot. Tu auras mal compris. - -—Tu es donc folle!... s'écria Simone. Sauve-toi!... Fais sauver M. -d'Espayrac!... Je te dis qu'il veut vous tuer tous les deux. Laisse-moi -t'emmener, j'ai ma voiture à deux pas d'ici. Mais rhabille-toi; tu ne -peux pas t'en aller comme ça. - -Gisèle, en effet, se trouvait à demi vêtue par un peignoir oriental en -gaze et en soie brochée, d'une somptuosité étrange, qui rehaussait sa -beauté barbare, et sur lequel coulaient, débordées, les ondes de ses -grands cheveux noirs, aux artificiels reflets de cuivre. - -—Viens, répondit Gisèle en éloignant Simone de la porte—qu'elle avait, -dès le premier instant, refermée derrière elle.—Viens... Tu n'es qu'une -petite bête, et tu ne comprends rien de rien. - -Elle fit entrer son amie dans une pièce de devant,—une pièce où Mme -Mervil n'avait jamais pénétré. C'était un salon, aux meubles couverts -de housses, dépourvu de bibelots, l'air à l'abandon des chambres que -l'on n'habite pas. Les volets d'une seule croisée étaient ouverts; et, -par cette croisée qui descendait jusqu'au sol, les yeux inquiets de -Simone aperçurent un balcon de vérandah garni de vases poussiéreux, -puis, au delà, un jardin mal tenu, dont la grande pelouse découverte -qui en occupait le milieu permettait de voir sans obstacle jusqu'à la -grille d'entrée. - -—M. d'Espayrac est sûr de ses concierges, n'est-ce pas? demanda Simone. -Et, Dieu merci, j'ai pu refermer à clef la petite porte du potager. -Quelle imprudence d'avoir laissé cette porte ouverte! - -—Tu as refermé la petite porte du potager! s'écria Gisèle d'un ton -brusque. De quoi te mêles-tu?... Quel ennui! Et je ne puis pas aller la -rouvrir maintenant!... Jean me verrait... C'est du côté de la chambre. -Il ne faut pas qu'il sache... - -—Mais?... fit Simone, abasourdie, gagnée par la gêne horrible de se -trouver là, maintenant que l'insouciance de Gisèle lui ôtait presque la -certitude du danger. - -—Ma pauvre mignonne, tu es gentille comme tout, interrompit son amie en -l'embrassant, mais tu n'as donc pas compris, quand Chambertier est allé -te montrer ses lettres anonymes?... - -—Ce n'est pas lui, c'est ta belle-mère... Elle ne m'a pas montré de -lettres, mais elle en avait vu dans les mains de Chambertier... Il -était hors de lui, criant qu'il serait vengé avant ce soir... Et elle -est accourue chez moi folle de peur. - -—Encore elle!... En voilà une qui m'aura fait haïr son fils... Tandis -que, sans elle, je le mépriserais seulement, dit Gisèle avec une -soudaine lividité de fureur sur son mince visage aux yeux longs. - -—Tais-toi!... reprit Simone. Pars, et fais partir M. d'Espayrac... -Comment ne vois-tu pas qu'il arrivera quelque chose de terrible, si ton -mari et lui se trouvent face à face? - -—Eh! dit Gisèle, il arrivera ce que je veux qu'il arrive. - -—Comment? - -—Est-ce que je ne connais pas mon Chambertier! Il ne tuera rien du -tout... Il tempêtera, menacera, jurera... Puis, devant le dédain -de Jean et le mien, la sueur lui viendra aux tempes et les larmes -aux yeux; il ne songera plus qu'à s'éponger. Ce sera tout. Ensuite, -je le forcerai à plaider en divorce, pour cause d'INCOMPATIBILITÉ -D'HUMEUR!... Et comme Jean m'aura fait perdre un nom et une fortune, et -qu'il est galant homme... Conclus... Rester Mme Chambertier quand on -peut devenir Mme d'Espayrac... Ce ne serait pas la peine d'être «une -sirène» et «une beauté fatale», comme mes nigauds d'adorateurs ont -l'habitude de m'appeler. - -—Mais, dit encore Simone—dont un écœurant soupçon pâlissait la -lèvre,—alors, tout à l'heure, quand tu as dit à M. d'Espayrac: «Je sais -ce que c'est?...» - -Les épaules de Gisèle se soulevèrent, et elle recommença de rire. - -—... Et cette porte laissée ouverte exprès?... - -Encore le rire... un rire, cette fois, immobile et muet, tendant les -lèvres rouges sur les dents aiguës, avec, véritablement, quelque chose -du mystère et de la cruauté des sphinx. - -Simone, trop sûre maintenant d'avoir compris, murmura: - -—... Et ces lettres anonymes?... - -—Ah! enfin, nous y sommes!... Ça ne te crevait donc pas les yeux?... -Certainement, c'est moi qui les ai fabriquées. Et, bonté divine!... il -en a fallu des points sur les _i_ pour qu'il se décide!... Alors, bien -vrai, tu crois qu'aujourd'hui ça mord? Tu es sûre qu'il viendra? - -—Gisèle, dit Simone, c'est épouvantable ce que tu as fait. Laisse-moi -m'en aller. Je ne peux pas me voir ici... C'est trop horrible!... -Laisse-moi m'en aller!... - -Mme Chambertier s'égayait de nouveau très franchement, comme d'une -indignation qui ne pouvait être sérieuse. Et elle retenait les mains -de son amie. Simone se dégagea, courut vers la porte. Mais, tout à -coup, elle revint. - -—Ah! Gisèle, tiens, j'ai pitié de toi!... Je te dis, je te dis, -malheureuse, que ton mari vient pour vous tuer tous les deux!... -Sauve-toi!... Sauve M. d'Espayrac! - -Ceci fut dit d'un tel accent, que le rire se brisa puis s'éteignit sur -les lèvres de sphinx. Au même instant, un violent coup de sonnette à la -grille jeta les deux jeunes femmes aux bras l'une de l'autre, dans une -étreinte de saisissement et d'effroi. - -Gisèle se remit d'ailleurs aussitôt, et courut à la fenêtre, dont les -rideaux de mousseline, transparents de l'intérieur, la cachaient aux -regards du dehors. Ce qu'elle vit dut lui causer une exaspération bien -extraordinaire, car elle frappa du pied, et Simone eut la stupéfaction -de l'entendre jurer comme un homme. - -—Oh! dit Mme Mervil, c'est lui, n'est-ce pas? Mais enfin, il ne va pas -entrer tout de suite... Les concierges vont lui dire que c'est une -maison inhabitée, que le propriétaire est en voyage. - -Dans son trouble, Simone trahissait sa connaissance de la consigne—qui -devait être restée la même. Gisèle, emportée par une fureur inouïe, ne -remarqua pas ce détail. - -—Ah! le lâche!... le lâche!... criait-elle, en serrant les poings, en -grinçant des dents... Non, je ne l'aurais jamais cru!... Le lâche!... - -Ce ne fut pas la seule injure qui monta aux lèvres de sphinx: elles en -prononcèrent d'autres, et des plus basses, que cette jolie Parisienne, -à visage de princesse barbare, hurlait dans un incroyable débordement -de rage, de haine et d'insulte. - -—Mon Dieu! qu'y a-t-il? Laisse-moi voir, dit Simone terrifiée. - -Car Gisèle, se rabattant vers le milieu de la pièce, l'entraînait sans -lui avoir donné le temps de s'approcher de la fenêtre. - -—Non, non!... Viens!... Sauve-moi!... Oh! sauve-moi, Simone!...—Et -la voix cassée de fureur devenait sanglotante et plaintive.—Je suis -perdue!... Perdue!... Ma chérie... Invente quelque chose!... Ah! -sauve-moi!... - -Il était bien tard à présent... Car un rapide coup d'œil de Mme -Mervil vers la fenêtre lui permit d'entrevoir le concierge ouvrant -toute grande la grille, derrière laquelle elle distingua la stature -corpulente et le visage de Chambertier. Alors elle crut deviner d'où -venait l'indignation folle de Gisèle: sans doute le mari avait payé ou -menacé ce portier de façon telle que le misérable homme consentait à -l'introduire. Et quelque menaçante évidence avait dû montrer à la femme -coupable que c'était bien son châtiment qui, maintenant, entrait par -cette grille. - -—Je te dis que je suis perdue!... Sauve-moi!... - -Toutes deux se trouvaient maintenant dans le corridor. Et là, comme -un éclair, la même pensée les frappa. Simone pouvait se substituer à -Gisèle!... - -Mme Chambertier, d'un geste à la fois de violence et de supplication, -poussa son amie vers la chambre où se trouvait Jean. Déjà même, elle -lui enlevait son chapeau, elle cherchait à lui dénouer les cheveux. -Simone eut une révolte. «Oh!...» Elle donnerait bien sa vie, si l'on -voulait. Son honneur, non!... Oh! pas cela, pas cette honte! - -Mais on entendit des pas d'homme sur les dalles de la vérandah, puis -le bruit des clefs que le concierge essayait dans la porte extérieure, -tâtonnant, voulant gagner du temps. Et une si mortelle frayeur se -peignit dans les yeux de Gisèle, que Simone, songeant à la scène -sanglante, jeta son amie vers l'escalier, et se précipita elle-même -dans la chambre, où, jadis, elle s'était donnée à Jean. - -Elle n'eut pas même à en ouvrir la porte. M. d'Espayrac, averti par -la femme du concierge,—qui avait tourné la maison,—s'élançait dans le -corridor, éperdu d'inquiétude pour Gisèle. Il reçut Simone presque dans -ses bras, et, comme elle le repoussait dans la chambre, il la lâcha, -puis recula, stupéfait. - -Tout à l'heure, il n'avait pas reconnu, dans les chuchotements, la -voix de Mme Mervil, et, ne s'étonnant plus des idées baroques de -Gisèle, il s'était mis à lire sans impatience, croyant qu'elle s'était -fait apporter, qu'elle essayait peut-être, un déshabillé nouveau, et -qu'elle se réservait de lui en donner la surprise. - -Maintenant il regardait Simone arracher ses gants, défaire ses cheveux, -dont la fine soie blonde glissa et moussa jusqu'à la taille. En même -temps elle murmurait, sans le regarder, le visage brûlé d'une rougeur: -«C'est moi... n'est-ce pas?... Voilà son mari... Donc c'est moi...» - -Les pas maintenant retentissaient dans le corridor vide. Et le -concierge, toujours les égarant,—car il espérait que les amants se -sauveraient par la petite porte,—les conduisit pendant un instant de -chambre en chambre. - -Et M. d'Espayrac était tellement bouleversé d'admiration, de respect -troublé, tellement honteux que Simone retrouvât leur petit sanctuaire -avec les mêmes meubles, les mêmes bibelots, et—elle l'aurait pu -croire—les mêmes fleurs disposées partout dans les mêmes vases, qu'il -ne pouvait que la regarder avec des yeux de repentir et de confusion, -sans songer à faire un mouvement. - -—Ah! dit-elle, ouvrez-lui donc... puisqu'il faut qu'il entre. Il serait -capable de monter... Et Gisèle est en haut. - -D'Espayrac sortit dans le corridor. Mais, tout de suite, elle entendit -éclater sa voix en paroles d'une violence qui la surprirent. C'était -la même insultante indignation de Gisèle tout à l'heure. Et Simone -commença de trouver excessif ce mépris qu'on croyait devoir ajouter -aux outrages secrets et aux mensonges dont on bernait ce malheureux -mari. Cela l'étonnait de d'Espayrac. Mais un mot allait lui faire tout -comprendre,—un mot qui lui ternirait son dévouement, qui lui en ôterait -la nécessité tragique, n'y laissant que la grotesque trivialité d'une -scène de vaudeville, et lui donnant à savourer sans compensation toute -l'amertume et tout le dégoût de l'ignoble aventure. - -—Un goujat!... Oui, monsieur, un pur et simple goujat, disait -d'Espayrac. Et vous allez être forcé d'en convenir vous-même devant M. -le commissaire de police, en lui affirmant, comme vous devrez le faire, -que ce n'est pas votre femme qui se trouve ici avec moi. - -«Le commissaire de police!...» pensa Simone, «Il est venu avec le -commissaire de police! Voilà donc comment se venge un Chambertier!...» - -Alors, elle comprit la rage et l'effroi de Gisèle. Ce commissaire de -police, que celle-ci avait vu, sans doute, montrant le bout de son -écharpe au concierge, avec le: «Au nom de la loi» qui avait fait ouvrir -la grille, c'était la constatation de son adultère, le ridicule et -la honte, le divorce prononcé contre elle, l'impossibilité légale -d'épouser son complice, sa déchéance comme mondaine, et, pour l'avenir, -la pauvreté avec l'oubli, ou le luxe avec le scandale. C'était, pour la -fière Gisèle, le vrai châtiment,—Chambertier s'en doutait peut-être,—le -châtiment pire que la mort, et qui l'avait affolée bien plus que si -elle avait vu son mari pénétrer de force dans la maison, la furie du -meurtre aux yeux et le revolver au poing. - -Quand Simone entendit rouvrir la porte de la chambre, elle se cacha le -visage dans ses mains, pensant que ses cheveux et sa taille suffiraient -à justifier Gisèle sans qu'elle eût besoin de se laisser reconnaître. -Et, de fait, le commissaire de police de Meudon resta parfaitement -ignorant de ses traits. Mais, à l'exclamation de Chambertier, elle -ne put garder l'illusion que celui-ci eût hésité seulement sur sa -personnalité. D'ailleurs, le gros homme ne la regarda pas deux fois et -s'enfuit au plus vite. Il était plus convaincu de l'innocence de sa -femme, ayant trouvé là Mme Mervil, que s'il avait tenu Gisèle sous clef -dans leur chambre nuptiale depuis le jour de leur mariage. Une liaison -entre Simone et M. d'Espayrac, le collaborateur de Mervil, voilà qui -était vraisemblable, naturel, il pouvait même dire fatal! Comment -n'avait-il pas deviné cela plus tôt! Ah! c'est que cette délicieuse -petite Mme Mervil, avec son visage de suave et immatérielle madone -échappée aux pinceaux des Primitifs, trompait divinement bien son -monde. Désormais, Chambertier ferait attention que sa chère Gisèle la -fréquentât de moins en moins. - -—Monsieur, criait d'Espayrac dans le corridor, si vous croyez que -vous aurez pu venir surprendre une femme chez moi et que vous ne m'en -rendrez pas raison, vous vous trompez. Je vous y forcerai parbleu bien! -Un monsieur si respectueux de la loi ne doit pas se permettre un duel -pour peu de chose, mais prenez seulement la peine de m'indiquer le -nombre de coups de pied au derrière qu'il faudra que je vous applique -pour vous y décider. - -—Monsieur, disait le commissaire, tout en filant, les épaules -arrondies, excusez... Je regrette... C'est un malentendu. - -D'Espayrac les laissa, rentra comme on se sauve; il avait trop peur -de lui-même, tant il se sentait emporté par l'envie d'assommer -Chambertier. Ah! ce n'était pas pour Gisèle qu'il tremblait ainsi -de souffrance et de colère! Il n'y pensait plus, à Gisèle! Il avait -oublié qu'elle existait là-haut, blottie dans quelque armoire. Mais -une telle humiliation pour Simone!... Quand il l'avait vue, là, tout -à l'heure, dans cette chambre où il l'avait tant aimée, dans cette -chambre où il l'avait trahie, prendre sur elle, si simplement, la -honte de l'autre, et défaire ses cheveux blonds pour mieux avoir l'air -de la pécheresse,—elle!... elle, la petite sainte, la petite âme à -peine vêtue de chair des vieux maîtres flamands, et, mieux encore, la -Parisienne affinée, aux fiertés si délicates,—ah! il avait compris tout -ce que, dans son cœur à lui, elle avait laissé de passion nostalgique -et d'inexprimés regrets. - -Il vint la retrouver, ne sachant toutefois que lui dire. - -Simone avait de nouveau tordu sur sa nuque l'écheveau de soie pâle -de ses cheveux; elle avait piqué par-dessus sa mignonne capote; elle -mettait ses gants. - -Jean tomba à genoux devant elle, prit le bas de sa robe, en baisa le -bord. - -Elle retira l'étoffe avec irritation, et fit un mouvement pour sortir. -Il voulut l'en empêcher, il balbutia quelque chose. - -—Et l'autre, là-haut?... dit-elle, avec un petit coup de tête d'un -indicible mépris. Vous l'oubliez?... Voyons, monsieur, laissez-moi -partir... La comédie est finie, je pense; vous n'avez pas d'autre rôle -à m'y donner. - -Le cinglement des mots et de la voix fut tel que les yeux de Jean -battirent et se mouillèrent. Il sentit cette femme outrée, écœurée, -au delà de tout apaisement, de toute guérison, de tout pardon. Il -s'écarta, s'inclina d'un geste d'infini respect. - -Simone passa devant lui comme devant une chose inerte, les prunelles -mortes, sans un salut. - -Puis elle sortit de la maison, traversa le potager, franchit la -porte... la petite porte verte qu'elle connaissait si bien. - - - - -XVII - - -Paris s'amusa fort, quelques jours plus tard, du duel -d'Espayrac-Chambertier, surtout à cause des puériles et -invraisemblables prétextes qui furent mis en avant, alors que Gisèle -affichait presque sa liaison. Vraiment le mari jouait trop bien son -rôle en feignant d'ignorer qu'il se battait pour sa femme. On trouva -qu'il dépassait même les limites du ridicule permis à l'époux trompé, -lorsqu'il voulut donner à entendre, d'un air fin, «qu'il y avait une -femme là-dessous», une femme que M. d'Espayrac et lui étaient trop bons -gentilshommes pour compromettre en avouant la vraie cause du duel. - -Du reste, les discours à double entente du brave Chambertier ne se -produisirent que lorsque, rassuré sur sa propre existence après -l'échange de deux balles sans résultat, il s'avisa de vouloir savourer -toute la gloire d'un combat singulier avec un adversaire tel que -d'Espayrac,—un gaillard cité parmi les jeunes gens les plus élégants -et les meilleurs tireurs de Paris; dont les ancêtres figuraient dans -l'histoire et dont les cartons étaient exposés chez Gastinne-Renette! -Chambertier ne pouvait plus parler que de cela. Au cercle, dans -les salons, au théâtre, partout, il trouvait moyen de ramener la -conversation là-dessus, de raconter qu'au commandement des témoins, il -n'avait rien éprouvé, «rien, mon cher, qu'un petit picotement sous les -cheveux, vers le haut du front»; et qu'ensuite M. d'Espayrac et lui -s'étaient donné la main sur le terrain,—ce qu'il trouvait tout à fait -Pré-aux-Clercs, mousquetaire et raffiné. - -Jean d'Espayrac s'était, après coup, senti fort ridicule d'avoir -provoqué le mari de Gisèle, qu'il ne pouvait tuer sans assumer un assez -vilain rôle. Il avait donc eu soin de tirer trop haut, pour l'épargner. -Son exaspération fut extrême de voir que, malgré l'inoffensif résultat, -cette sotte affaire ne serait pas étouffée, mais donnerait longtemps -encore à rire à la galerie. Parfaitement résolu désormais à rompre avec -Mme Chambertier, il quitta Paris, s'en alla au Havre, étala un goût -nouveau pour le yachting, se fit construire un bateau, s'occupa d'une -façon très active de l'armement de ce petit vapeur. - -Mais il avait compté sans la passion de sa maîtresse,—passion très -réelle, que sa retraite surexcita. Gisèle n'était pas de ces femmes qui -se laissent quitter sans lutte, et qui se contentent de pleurer dans -la solitude. Elle, qui ne s'inquiétait guère de l'opinion, la brava -tout à fait quand elle se vit menacée de perdre son amant. Elle suivit -M. d'Espayrac. S'étant fait donner par son médecin une ordonnance qui -prescrivait l'air de la mer, elle vint s'établir à Frascati, après -avoir interdit à son mari de la suivre, sous prétexte que l'énervement -qu'il lui causait par sa présence contrarierait l'effet de la cure. - -Chambertier, qui, tout en croyant à l'innocence de Gisèle, ne pouvait -plus croire à sa tendresse, ne s'affligea pas outre mesure de cette -nouvelle rigueur. Une idée triomphante lui était venue: celle de faire -la cour à Mme Mervil. Puisque cette petite femme était facile,—car, -pour un homme, est facile toute femme qui se donne à un autre que -lui,—pourquoi n'essaierait-il pas sa chance et ne réussirait-il pas -aussi bien que d'Espayrac? Elle l'avait toujours tenté, cette blonde -aux lèvres et au cœur si doux, aux pudeurs si fines. Et maintenant que, -sous cette suavité d'apparence, il la supposait perverse, elle le -tentait davantage. - -Simone, qui, depuis la scène de Meudon, ne pensait plus à Gisèle que -comme à une amie du passé, morte à jamais dans son cœur, et qu'elle -voulait oublier pour ne pas en arriver envers elle à la répugnance -et au mépris, s'était refusée à la voir quand elle était venue, le -lendemain, rue Ampère. Alors Mme Chambertier lui avait écrit, pour -l'assurer—mais avec des termes prudemment ambigus, pouvant aussi bien -faire croire qu'elle remerciait Mme Mervil pour un patron de corsage ou -une adresse de manicure—de son éternelle reconnaissance. Simone n'en -voulait pas, de sa reconnaissance. Et maintenant c'était le mari qui -venait; deux fois éconduit, il revenait encore!... Que voulait-il? - -Elle pensa le faire recevoir par Mervil, quoique ce fût elle seule que -Chambertier demandât. Mais non... Impossible!... Oh! son Roger, son -cher, son cher grand artiste, dont maintenant cet imbécile pouvait -sourire! C'était cela qui restait si cuisant au cœur de Simone, plus -que sa propre humiliation à elle-même. Penser que ce noble créateur, ce -pensif et harmonieux génie, pouvait être pris en ironique pitié par ce -bourgeois épais, par ce remueur de gros sous! - -Oh! comme Simone l'aimait à présent, son Roger! Plus encore que -jadis, dans le rêve et l'enthousiasme de ses seize ans. Non, ce -n'était peut-être pas cet amour qu'elle avait regretté dans sa loge, -à l'Opéra-Comique, le soir de _La Douleur d'Éros_: la misérable et -fragile étincelle, éternel enchantement, éternel égarement du cœur. -Mais c'était un sentiment plus élevé, plus vrai, plus fort. Car c'était -un sentiment auquel toutes les expériences, toutes les tristesses, -toutes les fautes, toutes les secrètes hontes même, avaient apporté -chacune leur grain de sable pour en faire un bloc de marbre. La Vie, -qui, de ses dures mains, détruit, brise et souille tant de choses, en -édifie et en cimente quelques-unes; et celles-ci, justement parce que -ses mains sont dures, n'en sont que mieux pétries et plus solides. -L'affection de Simone pour Roger était devenue une de ces choses -travaillées de cet âpre et profond travail, qui donne la résistance, -la valeur et la durée. Oh! comme elle se réfugiait, comme elle se -purifiait, comme elle se consolait et se relevait dans cet amour! Elle -n'en voulait plus à Roger lorsqu'il parlait «d'amitié conjugale». -Elle comprenait ce qu'il voulait dire. Lui l'aimait ainsi depuis -bien des années. Mais voilà, il était homme; il avait subi la vie -bien avant elle. Aurait-il dépendu de Simone d'arriver à cet unisson -sans avoir traversé de son côté ses coupables épreuves? Certaines -âmes n'acquièrent-elles toute leur valeur qu'après avoir failli?... -Quelqu'un, dans l'univers, pourrait-il répondre? Est-il quelque part -un être qui connaisse l'homme?—cet être qui s'en va dans l'infini en ne -se connaissant pas. - - * * * * * - -Édouard Chambertier, qui ne s'interrogeait pas beaucoup, lui, sur ce -qu'il éprouvait, suivait sans l'analyser le désir qui le ramenait rue -Ampère. Il s'y présenta si obstinément que Simone, pour ne pas éveiller -l'étonnement de son mari et des domestiques, finit par le recevoir. Il -ne crut pas devoir amener sa déclaration par de longs préambules. - -—Vous savez bien, dit-il à Mme Mervil, que je vous ai toujours aimée. -Je vous disais: «Ah! si nous nous étions rencontrés plus tôt!...» -Et là-bas, dans le Midi... Vous rappelez-vous cette promenade à la -presqu'île de Giens? Dieu! que vous étiez jolie ce jour-là! Je touchais -votre petit pied dans la voiture... - -Simone le laissait aller,—pour voir,—prise de la curiosité mêlée de -dégoût avec laquelle on épie, à distance, les mouvements de quelque -animal répulsif. - -—Ah! continua-t-il, si vous m'aviez fait l'honneur de me choisir, vous -auriez eu en moi un ami discret et sûr; plus discret, plus sûr que ces -jeunes gens... - -—Mais, monsieur Chambertier, interrompit Simone—et ses yeux clairs de -blonde avaient leur limpidité la plus froide,—Gisèle?... Je croyais -que vous aimiez Gisèle?... - -—Si je l'aime? s'écria le gros homme. Mais voyons... Allons donc! ma -petite Simone... - -Elle eut un tel soubresaut qu'il se reprit: - -—Pardon... je voulais dire: chère madame... Si je l'aime?... Entre -nous, voyons, nous n'en sommes plus à nous faire des questions de cette -naïveté, à mêler des choses si différentes. - -—Enfin, l'aimez-vous? - -—Vous le savez bien. Je l'adore. Pourquoi me demandez-vous cela? - -—Parce que vous dites que vous m'aimez. - -—Cela n'a pas de rapport... Ne faites donc pas l'enfant. - -«Grands dieux!» pensa Simone, «voilà donc jusqu'où peut aller la -grossièreté de ce qu'on appelle un bourgeois _comme il faut!_ Voilà ce -que je suis réduite à entendre! Et, pour sauver sa femme, je me suis -ôté le droit de lui dire combien je le méprise!» - -Elle reprit tout haut, en se levant: - -—Monsieur Chambertier, c'est assez, n'est-ce pas? Faites-moi le plaisir -de sortir. Et ne vous dérangez plus pour venir nous voir. Nous partons -cette semaine pour la campagne, où nous resterons six mois, comme -l'année dernière. - -Le gros homme devint blême. - -—Mon Dieu! dit-il, madame!... - -Il allait peut-être proférer une lâcheté, comme: «Vous ne montrez pas -toujours autant de dignité.» - -Mais elle vit trembler sa lèvre. Elle sonna. Un domestique parut. - -—La voiture est-elle là? demanda-t-elle; et elle ajouta pour garder -entre eux le valet:—Attendez, relevez ce store... On ne voit pas clair -ici. - -Puis, se dirigeant elle-même vers la porte, si bien que Chambertier dut -la suivre: - -—Ainsi donc, cher monsieur, au revoir, à l'hiver prochain. Mes amitiés -à Gisèle quand vous lui écrirez, n'est-ce pas? - - * * * * * - -Dans la maison de campagne de Conflans-Sainte-Honorine, l'été de -songeuse paresse, d'intimité attendrie, de calme vie profonde, -recommença pour Simone Mervil. Sa fille Paulette, moins gamine -qu'autrefois, ne montait plus à cru sur le poney, mais, au contraire, -prenait les langueurs, les rêveries, les airs de gravité des précoces -fillettes de dix ans. Elle en devenait plus inquiétante, en même temps -que plus charmante, cette petite, par le mystère de ses beaux yeux, -déjà presque féminins, et par les poses fléchies de son corps si fin, -trop vite allongé, aux formes graciles et indécises. Le petit Hugues, -lui, déjà se traînait à quatre pattes sur un tapis dont on couvrait -l'herbe trop fraîche d'un coin de pelouse, et d'où il s'évadait -constamment pour cueillir des pâquerettes. Et, presque toujours, -par quelque fenêtre ouverte, les mélodies de Mervil s'échappaient, -s'envolaient avec une douceur lointaine, puis s'effaçaient dans -l'espace, au-dessus des parterres ensoleillés, au-dessus des -marronniers lourds, dans le bleu délicat du ciel. - -Un jour, vers la fin du mois d'août, le compositeur reçut un télégramme -qui lui causa une surprise et une émotion violentes. Quand il le lut, -sa femme n'était pas auprès de lui, de sorte qu'elle ne le vit point -sursauter et pâlir. Il dut craindre qu'elle ne pût connaître le contenu -exact de cette dépêche, car il brûla le petit papier bleu avant de -descendre en parler à Simone. La jeune femme se tenait dans le parc, -avec les enfants. Roger l'emmena à quelque distance, loin de l'oreille -curieuse, aiguisée, de Paulette, puis il lui dit: - -—D'Espayrac m'appelle au Havre. Il est arrivé un accident à Mme -Chambertier. - -—A Gisèle!... Un accident?... - -—Oui, assez grave. - -—Mais quoi donc? - -—La dépêche ne dit pas au juste. C'était en mer. - -—Mais qu'y peux-tu? Pourquoi d'Espayrac t'appelle-t-il? - -—Je n'en sais rien. Je suppose que le pauvre garçon doit être dans une -situation très ennuyeuse. L'accident est peut-être arrivé avec son -yacht, et le mari n'y étant pas... - -—Qu'y peux-tu? répéta Simone—irritée de voir qu'elle n'en finirait pas -avec cette triste histoire, et qu'après elle c'était Roger qu'on y -mêlait. - -—Dame, tu sais, Jean n'a pas d'ami plus sûr ni plus intime que moi. -J'ignore en quoi je pourrai lui être utile. Mais il me demande au plus -tôt. Cela suffit, j'irai. Fais préparer ma valise, ma petite Simone. Je -vais consulter l'indicateur, voir à quelle heure je dois être à Paris -pour prendre l'express de ce soir. - -Mervil resta absent deux jours, pendant lesquels il ne fit parvenir -à sa femme que des télégrammes et des lettres vagues, d'où celle-ci -conclut cependant que la vie de Gisèle devait être sérieusement en -danger. Le compositeur employait les plus fortes recommandations -pour empêcher Simone de venir au Havre: car, ne se doutant point du -refroidissement qu'avait subi cette amitié féminine, il craignait -que l'inquiétude n'amenât tout à coup sa femme au beau milieu de -circonstances où il ne lui convenait point qu'elle se trouvât. Il la -croyait même encore tellement aveugle et folle de tendresse pour sa -Gisèle, qu'il n'osait lui écrire la vérité. Cette vérité, il ne la lui -apprit qu'à son retour, et encore avec les plus grandes précautions. -Toutefois, quelques circonlocutions qu'il mît en usage, il fallut bien -en arriver à la phrase catégorique, à la brutalité du fait,—de ce fait -qu'il avait appris tout de suite par le télégramme de Jean d'Espayrac. -Il fallut bien, à un moment donné, dire à Simone: - -—Gisèle est morte. - -Morte!... Comment cela se pouvait-il? Cette créature si jeune, si -ardemment vivante, si belle!... Morte!... Jamais Simone n'aurait pu -croire qu'elle en éprouverait un tel choc de douleur. Morte, sa Gisèle! -Ah! maintenant elle lui pardonnait tout... Et sa propre humiliation, à -elle-même, et les vilaines intrigues.—Mon Dieu! ses folies avaient bien -leur excuse: son mari, ce pauvre Chambertier, était d'une si navrante -bêtise, d'une si exaspérante platitude!—Morte!... Simone la revoyait -comme la dernière, la toute dernière fois, dans le corridor de cette -maison de Meudon, affolée, échevelée, lui criant: «Sauve-moi!...» avec -les longues mèches de ses cheveux superbes s'accrochant aux broderies -métalliques et à la ceinture pailletée de son peignoir oriental. Puis, -le souvenir bondissant par-dessus les jours, elle la revoyait encore -sur la petite place du village de Giens, choisissant des oursins dans -le panier du pêcheur, et les mangeant ensuite, rieuse et debout dans le -pan d'ombre de la petite maison aux lignes sèches, découpées sur le -bleu violent du ciel, avec un arôme de mer dans l'air tranquille, et, -tout autour, une sensation de chaleur et d'espace. - -Simone pleurait. Mais, tandis qu'elle croyait pleurer seulement sur -Gisèle, quelque chose en elle, au plus profond de son être, pleurait -sur elle-même—et elle ne s'en doutait pas. - -Enfin, elle dit à Roger: - -—Oh! que je sache comment elle est morte. Dis-moi tout... tout... Je -serai très calme, j'aurai de la force. - -—Tu veux tout savoir? - -—Oui, tout. - -—C'est bien triste, ma Simone. Tu regretteras peut-être d'avoir exigé -cela. Je serai obligé de te dire sur ton amie des choses que tu -aimerais mieux ne pas connaître...—Il baissa la voix.—... Des choses -que tu aimerais mieux ne pas m'entendre te dire. - -Simone fit un geste d'insistance pour qu'il parlât. Mervil reprit, se -défendant encore: - -—Tu sais bien que tu t'es fâchée contre moi, le jour de la naissance -de Hugues, parce que je disais que Gisèle... Enfin tu ne voulais pas -croire... - -—Oh! s'écria Simone, tu l'accusais avec tant de légèreté, d'ironie! -Mais va, maintenant... Je sais que tu n'ajouteras pas de commentaires -cruels. Quoi qu'on dise des morts, on ne peut le dire qu'avec respect. - -Alors Mervil raconta tout—tout ce que Jean d'Espayrac, dans la -tristesse et presque dans le remords de cette fin subite, lui avait -révélé. D'abord, il avouait à son ami, le pauvre Jean, qu'il avait aimé -Gisèle, mais que, depuis quelque temps, non seulement il ne l'aimait -plus, mais encore il l'avait presque prise en grippe, et que cette -liaison lui était devenue intolérable. - -—Prise en grippe?... répéta Simone avec surprise. - -—Oui. Elle lui avait causé des ennuis sans nombre... Ce duel ridicule -avec le mari... Et pire que cela: j'ai cru comprendre qu'elle avait -attiré quelque chagrin, quelque grosse humiliation à une personne que -Jean respecte, adore... d'une adoration peut-être sans espoir. - -—M. d'Espayrac t'a dit cela? - -—A peu près. Tu comprends que je n'ai pas insisté. - -—Continue... dit Simone après un court silence. - -Et Mervil continua. Jean allait au Havre pour se séparer de Gisèle. -Elle l'y suivait. Il faisait construire un yacht pour visiter cet hiver -les côtes de la Méditerranée. Elle prétendait s'embarquer avec lui. -Quand il lui représentait le scandale, elle déclarait s'en moquer. Elle -ne pouvait plus vivre avec son mari; elle interdisait à Chambertier -de la rejoindre au Havre; jamais elle ne reprendrait l'existence -commune: plutôt mourir. Elle avait, paraît-il, fait tout au monde pour -convaincre cet aveugle mari de son malheur conjugal; il n'y voulait pas -croire. Puisqu'elle ne pourrait obtenir un divorce convenable qui lui -permît d'épouser Jean, eh bien, elle vivrait avec lui sans l'épouser, -voilà tout. - -—L'épouser?... interrompit Simone. Est-ce que, vraiment, M. d'Espayrac -l'aurait épousée, si elle se fût rendue libre? - -Roger Mervil hocha la tête et leva les yeux au ciel avec une expression -de physionomie qui peignait le comble de la misère terrestre,—d'où -Simone conclut que tel était le jour peu favorable sous lequel -d'Espayrac envisageait la perspective d'un mariage avec Gisèle. - -—Oh! Roger, dit-elle, comment peux-tu faire des grimaces en parlant de -ma pauvre amie!... - -Mervil qui, au fond, n'avait jamais eu pour Gisèle qu'une antipathie -profonde, rappela aussitôt sur son maigre et expressif visage un air de -circonstance, et continua son récit. - -—Entre d'Espayrac et Mme Chambertier, reprit-il, les rapports étaient -devenus fort peu tendres. Elle l'excédait; et comme, en dépit des -politesses de Jean, elle commençait à s'en apercevoir, elle s'en -prenait à lui. Elle lui faisait des scènes violentes. D'ailleurs, -c'est dans l'ordre des choses. Un bandit de grand chemin a plus de -chances d'être bien traité par une femme qu'un amant qui fait mine de -se refroidir. - -—Roger, pas de réflexions sceptiques, je t'en prie. - -—Le bateau de Jean était construit, fini, depuis quelque temps. Il -voulait le mettre à l'essai par un petit voyage en Angleterre et en -Écosse. Mais pas moyen de partir. Emmener Gisèle,—il ne le voulait à -aucun prix. Laisser Gisèle,—il ne s'y déciderait pas sans tâcher de la -décider elle-même à rester. Or la pauvre femme le menaçait de toutes -les violences. Jean n'avait pas peur qu'elle les exécutât, mais il est -bon. Il ne saurait mal agir avec une femme, surtout une femme dont le -plus grand tort est de l'aimer. Il devenait donc une façon d'_Adolphe_, -tout aussi malheureux et tout aussi embarrassé que l'autre. Mais un -beau soir, après une discussion plus décisive et plus pénible que -toutes les autres, voilà Gisèle qui se soumet. Puisqu'il veut qu'elle -le quitte, elle le quittera. Ne voit-elle pas que tout est fini? Jean -proteste que non, qu'il l'aime toujours, d'autant plus sincèrement -qu'il la voyait s'assouplir avec une grâce très soudaine et très -touchante. Elle secouait la tête: «Non, non... J'ai lutté tant que j'ai -pu... Mais c'est fini... Tout est fini.» D'Espayrac pensa que c'était -peut-être une feinte ou une boutade... Mais pas du tout. Le lendemain, -le surlendemain, ce fut la même chose. Elle ne montrait plus que de -la résignation, un peu de tristesse et beaucoup de fierté. Jamais il -ne l'avait vue plus femme, plus séduisante, plus mélancoliquement -jolie. Mais comme il ne voulait pas se laisser reconquérir par tout -cela, il profitait de sa liberté recouvrée; il hâtait ses préparatifs -de départ. Le jour vint où il fallut se dire adieu; ils dînèrent -ensemble, à bord du yacht. C'était une dernière fantaisie de Gisèle, -si doucement demandée que Jean n'avait pas eu la force de dire non. -«Comme cela,» répétait-elle en regardant vers le large, «je me figure -que nous sommes partis ensemble, que nous sommes loin de la terre, loin -du monde, tous deux seuls, pour toujours...» D'Espayrac avait le cœur -un peu serré. Il la ramena chez elle, à Frascati, dans l'appartement -qu'elle y avait.—«Vous allez coucher à bord?» demanda-t-elle. Il lui -répondit que non, qu'il rentrait chez lui, dans la ville, mais qu'il -embarquait le lendemain à la première heure. Elle lui dit adieu avec -beaucoup de calme. «Plus de calme,» m'a dit Jean, «que je n'en avais -moi-même.» Le lendemain matin, d'Espayrac arrive à son bateau en même -temps que son capitaine, qui, également, avait dormi à terre. Ils -trouvèrent le maître d'équipage fort embarrassé. L'homme avait quelque -chose à dire, et ne pouvait s'y décider. Enfin il avoua que la jeune -dame qui avait dîné hier lui avait offert, pour lui et ses matelots, -une très forte somme s'il la laissait seulement passer la nuit à bord. -Elle reviendrait vers onze heures du soir, et jurait d'être repartie -le matin avant que ces messieurs arrivassent. Dame! on le payait si -bien, et pour si peu de chose... Il n'avait pas su dire non. On avait -fait le lit de la dame dans la cabine d'honneur... Mais voilà... Elle -n'était pas partie comme elle l'avait si formellement promis. Et, sans -doute, elle dormait encore, car, tout à l'heure, on avait frappé à -plusieurs reprises, et elle n'avait pas répondu. «Allons,» pensa Jean, -«l'obstination des femmes est véritablement invincible. Il va falloir -que je l'emmène.»—«Elle a sans doute fait apporter des bagages?» -demanda-t-il au marin.—«Non, monsieur, rien qu'une très légère valise, -contenant sans doute ses effets de nuit.» D'Espayrac alla frapper à -son tour à la porte de la cabine. Pas de réponse. Il essaya d'ouvrir. -Elle était fermée à clef. Une telle inquiétude le prit alors qu'il fit -forcer la serrure. Il entra... Et que vit-il dans la jolie cabine si -pimpante avec ses vernis miroitants, ses tentures fraîches?... Gisèle -étendue tout habillée sur le lit, morte, asphyxiée par le parfum d'une -profusion de grands lis blancs, dont elle avait jonché l'étroite pièce, -dont elle s'était presque recouverte elle-même. Voilà ce que renfermait -cette valise dont la légèreté avait surpris le maître d'équipage... -Une cargaison de fleurs. Et ces fleurs, dans le tout petit réduit de -la cabine, si soigneusement calfeutré, fermé, n'avaient que trop bien -accompli leur meurtrière mission: elles avaient endormi la pauvre -femme... Elles l'avaient endormie pour toujours. - -Plusieurs fois, pendant ce long récit, les questions ou les -exclamations de Simone avaient interrompu Mervil. Maintenant, elle ne -disait plus rien; elle pleurait de nouveau, amèrement, abondamment. -Elle pleurait sur son amie—et, dans le secret de son être, il y avait -aussi des larmes inconscientes qui coulaient sur elle-même. Car tel -est le fond le plus amer de tous les deuils humains: c'est ce qui est -vulnérable et mortel en nous qui se trouble des blessures et de la mort -des autres. - -Pour le moment, Simone n'en voulut pas savoir davantage. Plus tard -elle apprit comment d'Espayrac, éperdu, avait télégraphié à Mervil: -«Elle est morte chez moi, pour moi. Accours, au nom du ciel.» Lorsque -Roger était arrivé au Havre, Mme Chambertier, par les soins de Jean, -avait été déjà transportée dans sa chambre, à Frascati; et là, dans -cet appartement d'hôtel, on avait—pour ne pas dire au mari toute la -vérité—simulé le drame de sa fin volontaire, le meurtre silencieux -des fleurs. Pour Chambertier, appelé aussi par télégramme, c'était -dans cette pièce banale et sur ce lit indifférent qu'elle avait dormi -son mortel sommeil embaumé. Le pauvre homme, tout à fait abasourdi et -inconsolable, traversait en ce moment toute la France, pour porter -le corps de sa femme dans leur propriété d'Hyères: car, au sommet du -sauvage rocher, quelques tombes se dressent. Et là, bien haut sous -l'éternel ciel bleu, dans l'incessant murmure des mers, parmi le -frisson des plantes aériennes, devait reposer pour jamais cette Gisèle -aux yeux et aux lèvres de sphinx, aux yeux et aux lèvres de mystère et -de volupté. - - - - -XVIII - - -Des mois, des saisons, des années, passèrent, de ces années, d'abord si -lentes et si pleines, puis dont le cours se rétrécit et se précipite -à mesure que l'on avance dans la vie. Simone Mervil constatait avec -étonnement et mélancolie combien—la trentaine passée—s'accélère la -fuite de ce mince filet de jours. En voyant si vite grandir sa fille, -et en se rappelant quelles proportions illimitées l'avenir prend à -cet âge, elle n'en revenait pas! N'était-ce pas hier qu'elle avait, -elle aussi, quinze ans? Et déjà elle ne pouvait plus regarder en -avant, comme autrefois: car, en avant, c'était l'âge mûr, puis la -vieillesse... c'est-à-dire à peine encore la vie,—la période de graduel -effacement où la jolie Simone Mervil ne se retrouverait plus elle-même -que dans son seul souvenir. - -Ces réflexions qui commençaient à l'effleurer—mais avec une douceur à -peine triste, comme la première brise où l'on sent un air d'automne—lui -rendaient plus profondément, plus âprement délicieuses les jouissances -de son présent. Le nom de Mervil avait grandi encore; une large fortune -leur était venue. Le petit hôtel de la rue Ampère ne représentait -plus qu'une aile infime dans la vaste maison de style Renaissance -qu'ils avaient fait construire. Leurs deux enfants animaient cette -demeure d'un mouvement perpétuel de jeunesse, de tendresse, de grâce -intellectuelle et physique: car c'étaient des natures très diverses, -mais très charmantes et merveilleusement douées, celles de Paulette et -de Hugues. - -Eux-mêmes, Simone et Roger, plus enfoncés chaque jour dans une -intimité pleine de confiance et d'adoration, goûtaient ce bonheur si -rare du dédoublement de l'être dans un autre être dont on se sent -parfaitement compris et parfaitement aimé. Elle s'enivrait plus que -lui de ses triomphes d'artiste; et lui se grisait plus qu'elle-même de -ses succès de femme. Car Simone, malgré ses trente-cinq ans, gardait -sa fraîcheur blonde d'extrême jeunesse, son charme de madone du moyen -âge, frivolement vêtue en Parisienne; et elle promenait dans le monde, -autour de son joli front pur, l'auréole d'une réputation tout à part, -d'un universel respect, que rien, dans ce Paris pourtant si sceptique, -n'avait un seul instant ternie. - -Puis, pour rendre plus douce encore la fête de son cœur, et plus -triomphante sa victoire définitive sur elle-même et sur la vie, il -y avait au loin—oh! très loin, comme un parfum vague et rarement -respiré—le sentiment bizarre et profond que lui avait gardé M. -d'Espayrac, l'espèce de culte qu'à distance, respectueusement et -dévotement, il élevait vers elle, et qui semblait avoir imprégné cette -insouciante nature masculine d'une ferveur singulière. Simone le voyait -aussi peu que possible, malgré les rapports de travail et d'amitié qui -subsistaient toujours entre Mervil et Jean. Mais quand elle n'avait -pu faire autrement que de se trouver en face de lui, il fallait bien -qu'elle remarquât la soumission attendrie de ces yeux d'homme, de -ces yeux jadis tout étincelants d'amoureuse arrogance. C'était un si -discret hommage, qu'elle y recueillait sans remords une satisfaction -d'orgueil. Et il y avait eu d'ailleurs, depuis quelques années, dans -l'existence de M. d'Espayrac, des changements dont elle se sentait -bien un peu la cause. Elle n'eût pas été femme si elle n'y avait pas -reconnu le désir de se réhabiliter, pour ainsi dire, auprès d'elle. -Sans doute, ce qui avait mis une ombre grave sur le front de ce joyeux -viveur, c'était la mort de Gisèle. Pourtant on ne transforme pas ses -goûts, ses façons de penser, ses habitudes, parce qu'une femme est -morte d'amour, quand soi-même on ne l'aimait plus. Simone savait bien -que si M. d'Espayrac avait un moment délaissé le libretto d'opérette -pour publier un volume de vers pleins de regrets imprécis et délicats, -ce n'était pas qu'il se repentît d'avoir désespéré la maîtresse qui -n'était plus, mais c'était qu'il ne pouvait se pardonner d'avoir -méconnu, offensé l'autre, et de n'avoir pas su retenir le seul amour -auquel jamais il eût attaché quelque prix. Elle savait encore qu'il -travaillait beaucoup, qu'il était devenu ambitieux, et qu'on ne lui -connaissait aucune liaison féminine sérieuse. - -Et ces circonstances, qui ne pouvaient plus toucher le cœur si bien -guéri de Simone, ne déplaisaient point à sa fierté. Toutefois, ce -dont elle gardait le plus de gré peut-être à M. d'Espayrac, c'était -que jamais il ne lui imposait sa présence, quand il n'y était point -absolument forcé par ses relations avec Mervil. C'est ainsi qu'en été, -elle ne le voyait guère, car il suffisait que la famille du compositeur -allât en Suisse pour que Jean restât dans les environs de Paris; -ou, si ses amis s'établissaient sur quelque plage, lui-même partait -immédiatement pour les montagnes. - -Simone eut donc lieu d'être étonnée lorsqu'une après-midi, en rentrant -chez elle, dans une villa louée pour la saison près de Cabourg, elle -entendit dans le jardin monter le rire musical de Jean. Avant de -pousser la grille de bois qui, du côté de la mer, fermait leur petit -domaine, elle s'arrêta pour écouter. Et elle entendit, sans distinguer -les paroles, la voix qu'elle connaissait si bien. «C'est la première -fois qu'il arrive ainsi à l'improviste,» pensa-t-elle, contrariée. «Et -justement Roger ne revient de Paris que demain.» - -Elle ouvrit vivement la grille; la sonnette retentit, et, à ce -tintement, ses deux enfants accoururent au-devant d'elle. - -Paulette était devenue une admirable jeune fille, plus grande que sa -mère, avec une taille fine et des épaules larges, la poitrine haute -et les hanches gracieuses, le corps souple et robuste d'une nymphe -chasseresse, surmontée d'une tête encore très enfantine, aux traits -un peu trop accusés peut-être, mais aux yeux splendides,—des yeux -noirs, fondus et veloutés entre de longs cils d'ombre, des yeux où -la hardiesse et la volonté se noyaient par instants en une timidité -presque farouche. - -Quant à Hugues, c'était un beau petit garçon de huit ans, dont les -franches prunelles bleu foncé contrastaient avec celles de sa sœur. Il -bondissait maintenant, pour embrasser sa mère le premier. Le jeu avait -rendu son charmant visage tout rouge, malgré la légèreté de son costume -de flanelle blanche; et il gardait encore à la main une raquette de -tennis. - -—Bonjour, mes chéris. Où est M. d'Espayrac? - -Ils eurent un même geste d'étonnement. - -—M. d'Espayrac? Mais il n'est pas ici. - -—Allons donc! fit Simone en riant. Vous voulez me faire une farce, à -vous trois. C'est trop tard. Je l'ai entendu avant d'ouvrir la porte. - -—Maman, dit Paulette, à quoi penses-tu? Je t'assure que nous n'avons -pas vu M. d'Espayrac. - -Et Hugues répétait: - -—Nous ne l'avons pas vu. - -—Oh! les entêtés! dit Simone. Attendez un peu... Où se cache-t-il? - -Elle se mit à parcourir le jardin, un rectangle dénudé, à peine -verdoyant, tout desséché par le vent de mer, et où les cachettes -étaient rares entre les grêles tamaris. Au milieu, sur la pelouse, -était tendu le grand filet blanc, par-dessus lequel les enfants, déjà, -recommençaient à se renvoyer les balles. - -—Cherche, tu ne trouveras personne, cria Paulette. Quelle drôle d'idée -t'est venue là, maman! - -—Tiens... le voilà, M. d'Espayrac, dit le petit Hugues. - -Et, par espièglerie, il lança de toute sa force une des balles du -tennis contre l'ombrelle ouverte de sa mère. En même temps, il éclatait -de rire. - -Simone se retourna vivement; le gamin, fort amusé, se jeta sur l'herbe, -se roula de joie. Paulette elle-même, assez grave d'habitude, souriait, -trouvait cela drôle. - -Cependant leur mère demeurait debout dans l'allée, pétrifiée, d'une -pâleur soudaine, et les yeux fixés sur son fils avec une sorte -d'effroi. Si bien que le petit, remarquant aussitôt qu'elle ne -s'égayait pas avec eux, vint lui demander pardon, croyant lui avoir -causé une frayeur par le choc brusque sur l'ombrelle. - -Elle l'écarta, rentra. Puis, une fois dans sa chambre, elle vint -se mettre à la fenêtre. Et elle suivait leur jeu, mais d'un air -d'épouvante. Ses yeux se fermaient, ses mains se crispaient d'angoisse -chaque fois que, jusqu'à elle, montait le rire de son fils. - -Ainsi donc, elle n'avait jamais remarqué cela? Non, jamais cette -similitude de timbre ne l'avait frappée. Peut-être la petite voix grêle -de l'enfant était-elle encore jusque-là trop différente des graves -accents de l'homme fait? Peut-être les yeux avaient prolongé l'erreur -de l'oreille: car, lorsqu'elle regardait Hugues, jamais elle ne pensait -à _l'autre_. Il avait fallu qu'elle l'entendît de loin sans le voir -pour découvrir que son fils avait le rire de Jean d'Espayrac!... Et -maintenant, plus elle écoutait, moins elle en pouvait douter: c'étaient -bien, en une clef plus aiguë, les quelques notes trop familières, -la modulation caractéristique que Mervil avait choisie comme un -_leit-motiv_ de gaieté dans une de ses œuvres. Hugues avait le rire de -Jean! Il avait la nuance de ses yeux!... - -Les yeux bleus de Hugues!... Oh! Simone se rappelait maintenant avec -quelle angoisse elle les épiait jadis, une angoisse telle que la jeune -mère allait réveiller, pour les examiner encore, son petit enfant dans -son berceau. Puis elle s'y était accoutumée. Elle n'avait plus vu là -qu'une simple coïncidence. Mais le rire, maintenant... le rire!... -«Oh! le voilà, le voilà encore! Il rit, cet enfant! Mon Dieu! pourquoi -rit-il comme cela toujours? On doit l'entendre jusque sur la plage!» - -Simone se pencha sur l'appui de la fenêtre. - -—Qu'est-ce que c'est donc, mon mignon? Comme tu es bruyant aujourd'hui! -Il faut te tenir tranquille maintenant. Prends un livre. - -—Oh! petite mère... - -—Tu ris trop haut. Tu me fais mal à la tête. - -—Je ne rirai plus. - -—Non, je te le défends. Si je t'entends encore, je te forcerai à -prendre un livre. - -Ah! combien de fois, à partir de ce jour, il devait, le petit Hugues, -entendre ces mots: «Ne ris pas!» Tantôt sa maman avait mal à la tête, -tantôt elle lui représentait combien était vulgaire cette gaieté si -tapageuse, tantôt son père travaillait et il pourrait le déranger. Et -toujours, dès que ses lèvres joyeuses s'ouvraient, la même défense -revenait bien vite. - - * * * * * - -Non, ne ris pas, petit Hugues. Car ce que ta mère a entendu dans ton -rire, ce qu'elle y a découvert, d'autres pourraient l'entendre et le -découvrir aussi. L'homme dont tu portes le nom célèbre est là, tout -près, dans son cabinet de travail; et son génie de musicien, qui a -fait de l'autre rire un _leit-motiv_ de gaieté, ne s'y tromperait pas -toujours, et peut-être ferait-il du tien un _leit-motiv_ de doute, -d'épouvante et de désespoir. Ne ris pas, petit Hugues, ne ris pas!... - - * * * * * - -Depuis cette après-midi dans la villa de Cabourg, tout le bonheur de -Simone Mervil ne fut plus qu'une parure extérieure, qu'elle continua de -porter pour tromper son mari, ses enfants, le monde. La pauvre femme -n'eut plus un instant de repos. Elle ne pouvait plus voir son mari -regarder son fils sans s'imaginer que, dans les yeux du musicien, tout -à coup allait passer quelque effrayante lueur. Elle ne pouvait plus -les voir jouer ensemble et se lutiner avec des éclats de rire, sans -trembler que Roger ne tressaillît et ne s'arrêtât tout pâle, comme elle -avait tressailli, comme elle s'était arrêtée, si pâle elle-même, dans -l'allée du jardin, au bord de la mer. - -Et le supplice devint tel, la terreur, en elle, prit une si -insupportable intensité, que Simone en arriva à cette chose inouïe pour -elle et pour Mervil, d'obtenir qu'on éloignât l'enfant de la maison, -qu'on le mît interne dans un lycée, et dans un lycée de province, afin -qu'il sortît le plus rarement possible. Comment elle y décida son mari, -ce fut par cette ténacité féminine, qui, après avoir insinué le germe -d'une pensée, ne le laisse pas mourir, mais l'entretient, le développe -par la répétition, y ramène toujours des sujets les plus éloignés, fait -que tout devient exemple, raison, précédent, pour l'action en vue; si -bien que l'action, ensuite, se fait fatalement, comme d'elle-même et -par la force des circonstances. Le grand prétexte, en cette occasion, -ce fut la santé de Hugues,—santé morale et physique. Rien ne trempait -mieux les garçons que la vie de collège, non pas dans les internats -renfermés et malsains de Paris, mais dans un pays de bon air. - -Ce fut ainsi qu'à neuf ans, cet enfant qui n'avait jamais quitté sa -mère, et que sa mère adorait, fut conduit comme pensionnaire au lycée -de Chartres. Ah! dans le train, tandis que la malheureuse, le cœur -brisé, s'étouffait pour ne pas faiblir et fondre en larmes devant son -fils, elle n'avait plus besoin de lui dire: «Ne ris pas.» Il ne riait -plus, le petit Hugues. Il pleurait tellement que ses beaux yeux bleus -eux-mêmes, gonflés et comme déteints, n'auraient pu compromettre sa -mère, et ne ressemblaient plus du tout aux prunelles saphir de M. -d'Espayrac. - -Quand elle revint de ce triste voyage, Simone fut tellement malade -qu'elle espéra mourir. Elle, si heureuse encore quelques mois -auparavant, si bien guérie de ses chagrins et de ses fautes, si fière -de la confiance de son mari, de l'estime du monde et du dévouement -délicat de M. d'Espayrac, elle retombait au fond d'un abîme pire que -tout ce qu'elle avait entrevu lorsqu'elle avait glissé vers la chute. -Elle en venait à penser avec obstination aux grands lis blancs de -Gisèle. Pourquoi, elle aussi, ne s'endormirait-elle pas au milieu des -fleurs? Ce souvenir et ce désir la hantaient. Que pouvait-elle espérer -de l'avenir? Hugues ne grandirait, elle en était sûre à présent, que -pour devenir le vivant portrait de Jean d'Espayrac. C'était miracle -que personne encore n'eût été frappé par cette ressemblance. Mais, qui -sait? D'autres qu'elle l'avaient remarquée sans doute, et en souriaient -déjà? Grands dieux! quelle serait sa position plus tard, entre son mari -et son ancien amant, quand tous deux auraient enfin ouvert les yeux à -l'évidence?... - -Cependant Mervil, qui s'affligeait de l'espèce de langueur dans -laquelle tombait sa femme, voulut distraire Simone, la força de sortir -beaucoup, sous prétexte qu'il fallait maintenant mener Paulette dans -le monde. Un soir de première représentation au Cirque Moderne, ils -se trouvaient tous les trois dans une loge, lorsqu'ils aperçurent M. -d'Espayrac qui, d'un fauteuil, les saluait de la main. Roger fit signe -à son ami de les rejoindre. - -Jean, lorsqu'il entra dans la loge, fut frappé de l'air maladif et -douloureux qui transformait le visage de Simone. Il ne l'avait pas -rencontrée depuis longtemps, et le désastre de cette physionomie, qu'il -avait vue la même durant plus de dix années, lui serra le cœur. Les -joues se creusaient maintenant au lieu de dessiner leur fin ovale; -le nez aminci paraissait modelé dans de la cire; la bouche gardait, -vers les coins abaissés, comme un tremblement de larmes, et, dans la -tristesse des yeux, il y avait un peu d'effarement. - -A côté de sa mère, Paulette rayonnait, d'une splendeur de santé, de -vivante jeunesse, de grâce épanouie, qui fut un autre étonnement pour -le poète, habitué à la voir près de sa gouvernante, dans sa petite robe -d'écolière. - -Et Simone, qui surprit le regard de Jean ramené d'elle-même à sa fille, -eut une sensation vague et pénible, qu'elle ne s'expliqua pas tout de -suite. - -M. d'Espayrac s'informa de sa santé. Mme Mervil déclara qu'elle -souffrait seulement d'un peu d'anémie; mais, derrière elle, Roger -secouait la tête. Quelque chose de lourd et d'obscur semblait s'être -abattu sur eux. - -Pour faire diversion, M. d'Espayrac se mit à taquiner Paulette. - -—Vous savez, lui dit-il, que le directeur va réclamer à votre père -des dommages-intérêts. Toute la représentation est manquée; le public -ne regarde que vous, et quant aux acteurs, ils en perdent la tête. Il -n'est pas permis d'être jolie comme cela. On parle d'un clown qui s'est -déjà retiré dans les écuries pour se faire sauter la cervelle. - -—Eh bien, et vous, monsieur? dit tranquillement Paulette en levant ses -grands yeux sur lui. - -—Moi? fit Jean interloqué. - -—Bravo! dit Mervil en riant. Voilà ce que j'appelle mettre un homme au -pied du mur. Puisque tout le monde est amoureux d'elle, parbleu, avoue -que tu l'es aussi. - -—Jamais de la vie! s'écria plaisamment d'Espayrac. Elle m'a fait trop -de niches quand elle était petite. D'ailleurs, c'est passé, pour moi, -l'âge de faire la cour aux jeunes filles. - -Paulette le regarda et sourit d'un sourire de coquetterie et de malice, -instinctivement femme déjà, avec le plissement un peu moqueur des -paupières sur ses yeux noirs si beaux. - -Alors Simone comprit ce qui, tout à l'heure, lui avait fait mal quand -elle avait vu Jean s'approcher de sa fille, quand elle avait constaté -dans l'admiration involontaire de ce regard d'homme, mieux que dans la -réalité, la transformation de cette enfant en une rayonnante créature -faite pour inspirer l'amour et pour le ressentir. Si Paulette allait -s'éprendre de M. d'Espayrac! Si cette pauvre petite, avec les illusions -enchantées de son âge, allait s'égarer dans ce rêve impossible! Si elle -allait éprouver pour cet homme, resté si séduisant et si jeune, ce -qu'elle, Simone, éprouvait à seize ans pour Roger,—Roger, lui aussi, de -beaucoup plus âgé qu'elle-même. Si elle allait l'aimer, l'aimer jusqu'à -en souffrir, l'aimer jusqu'à en mourir, cette innocente, qui jamais ne -connaîtrait l'obstacle abominable... Ah! faudrait-il que Simone eût -commis ce crime-là aussi de faire le malheur de sa fille! - -Dans l'état d'ébranlement moral où, depuis quelques mois, se trouvait -Mme Mervil, cette nouvelle crainte devait prendre sur-le-champ des -proportions démesurées. A peine, en effet, cette idée se fut-elle -formulée dans son esprit, que Simone eût voulu saisir Paulette par la -main, se lever et s'enfuir. Elle restait l'oreille tendue avec angoisse -aux badinages de la jeune fille, qui, évidemment, _flirtait_ avec le -beau d'Espayrac. Tous deux, à présent, discutaient les mérites et les -défauts d'un travail de haute école, qu'on exécutait sous leurs yeux. - -—Moi, disait Paulette, j'adore tant les chevaux que, si j'avais dû -gagner ma vie, je me serais faite écuyère. Est-ce vexant de ne pas -pouvoir sortir du manège parce que papa ne monte pas, et ne peut pas -m'accompagner! - -—Attendez que vous soyez mariée, répondait Jean. Vous trouverez bientôt -quelque malheureux à réduire en esclavage. Alors vous irez au Bois avec -lui. - -—Ah! reprit-elle, je n'épouserai certainement pas un homme qui n'aurait -pas la passion des chevaux et qui ne serait pas excellent écuyer. - -Cette déclaration étourdie vint ajouter au trouble de la pauvre mère, -car M. d'Espayrac était connu comme l'un des plus élégants cavaliers -civils de l'avenue des Poteaux. - -Cependant la représentation continuait. Après le travail en haute -école, on disposa sur la piste une table longue, portant des petites -barres fixes, des petites échelles, des petites balançoires. Et une -personne qui, malgré le maquillage, ne paraissait plus de la première -jeunesse, mais dont les formes un peu lourdes se dessinaient sous un -maillot mauve à rubans maïs, vint exhiber des rats blancs qu'elle avait -dressés. - -Cette vue n'offrant rien de bien attrayant, on s'était mis à bavarder -dans la loge des Mervil. Le public, d'ailleurs, restait froid. Et les -rats se balançaient, se suspendaient aux barres fixes, montaient -aux échelles, sans exciter beaucoup d'enthousiasme. Mais Jean qui, -par hasard, regarda du côté de la femme au maillot mauve, eut une -exclamation: - -—Tiens! c'est trop fort! - -—Quoi donc? demanda Paulette. - -Comme ce qui provoquait l'étonnement de M. d'Espayrac ne pouvait être -dit à la jeune fille, ce fut vers Mervil que le poète se tourna. Il lui -chuchota quelques mots à l'oreille. Le compositeur, à son tour, regarda -la montreuse de rats. Il l'examina un instant, puis il dit: - -—Mais non, tu dois te tromper. - -—Ah! je suis bien sûr que si, par exemple, se récria d'Espayrac. - -Mervil regarda encore, et secoua la tête. - -—Sont-ils malhonnêtes, maman, de se parler comme ça tout bas! s'écria -Paulette exaspérée de curiosité. - -—Qu'est-ce donc? demanda nonchalamment Simone. Est-ce que, moi non -plus, je ne dois pas savoir?... - -—Oh! mon Dieu si, madame, dit d'Espayrac. - -Mais il eut un mouvement d'hésitation, et se tourna vers son ami: - -—N'est-ce pas, Roger?... Je peux dire à ta femme?... - -—Ah! grands dieux, oui! Quelle importance est-ce que cela peut avoir? - -Alors d'Espayrac, se penchant vers Simone, murmura: - -—Cette femme, avec ses rats... Eh bien, vous ne savez pas ce que -c'est?... C'est Netty Davidson, un ancien _flirt_ à notre ami Roger. - -Netty Davidson!... A dix ans de distance, ce nom produisit encore chez -Simone une secousse douloureuse. Cette femme, cette grosse femme si -vulgaire, quoi! elle avait eu l'humiliation d'en être jalouse! C'était -cette créature qui avait eu le pouvoir de troubler toute sa vie, à -elle, la belle et respectée Mme Mervil, car c'était à cause de cette -créature qu'elle avait accepté l'idée de la trahison par désir de -vengeance. - -Simone regarda son mari. Qu'éprouvait-il en retrouvant cette femme, -pour laquelle il avait si maladroitement risqué la paix de son ménage, -et leur bonheur, leur honneur à tous deux? Cette femme qui avait été -sienne, et que, peut-être, il avait aimée?... - -Roger, visiblement, n'éprouvait rien du tout. Le nom de Netty Davidson, -pas plus que l'aspect de la dame au maillot mauve, n'avait rien fait -vibrer sous son plastron blanc. Ce lointain souvenir, à peine distinct, -ne pouvait plus reprendre corps, malgré les détails que Jean lui -chuchotait de nouveau pour lui rafraîchir la mémoire. Non, vraiment, il -ne se rappelait plus. Son œil restait vague, ses épaules se haussaient -d'un geste de doute... Après tout, c'était possible. Et puis, quoi? Ce -maillot mauve ne valait pas la peine qu'on établît son identité. - -Ainsi voilà donc tout ce qui restait dans la vie de Roger de sa faute, -à lui? Rien, pas une trace, pas une ombre, pas un tressaillement! Et -de la sienne, à elle, Simone? O Dieu! de la sienne, elle traînait, -elle traînerait jusqu'au bout le douloureux fardeau. Elle en avait -souffert, pleuré, saigné, il y avait dix ans; elle en souffrirait, elle -en pleurerait, elle en saignerait sans doute encore dans dix ans à -venir! Qu'avait-elle fait de plus que Roger pourtant? Il avait eu une -maîtresse pendant quelques semaines; et elle, Simone, elle avait eu un -amant pendant quelques jours. C'était tout. Encore son mari avait-il -commencé; elle, du moins, elle avait l'excuse de la blessure reçue -et de la jalousie. Cependant, comme elle expiait!... Et lui? Lui, il -soulevait les épaules et ne savait même plus ce que l'on voulait dire. - -Alors Simone vit, ce soir-là,—ce soir de cirque, tandis que la monotone -musique et le monotone spectacle tournoyaient dans sa tête,—ce que -jamais encore elle n'avait vu, depuis cet autre soir, si lointain -déjà, où, par la vitre de son coupé neuf, elle avait aperçu son mari -qui montait en voiture avec une autre femme. Elle vit que parfois -la vengeance est moins équitable que le pardon. Et elle vit aussi -que, d'un sexe à l'autre, en matière d'amour, il n'y a pas de justice -possible. La nature et la société ont créé trop d'abîmes entre l'homme -et la femme; trop divers sont leurs droits, leurs devoirs, leurs -responsabilités, pour que leurs actes puissent être pesés à la même -balance. Égales dans la douleur qu'elles infligent, leurs infidélités -sont radicalement inégales au point de vue des conséquences. Or la -douleur s'efface, mais les conséquences demeurent. - -Voilà ce qu'elle comprit, Simone, tandis que les cuivres éclataient -et bruissaient, que les chevaux tournaient, et que papillotait un -envolement de jupes roses dans des ronds de papier crevés. Elle avait -guéri, dès longtemps, de la trahison de Roger, mais guérirait-elle -jamais de la justice qu'elle s'était faite? - - - - -XIX - - -C'est étonnant, disait Mervil d'un air soucieux,—un jour que, sa -femme étant trop souffrante, il avait reconduit Hugues au lycée de -Chartres,—c'est étonnant que cet enfant ne s'habitue pas à la vie de -collège! Ne crois-tu pas, ma chère amie, qu'il faudra nous décider à le -retirer... à essayer d'autre chose... L'externat à Paris, par exemple, -avec un précepteur à la maison? - -—Il s'habituera, dit Simone, je t'assure qu'il s'habituera. - -—Ah! reprit Mervil, pour moi, c'est bien la dernière fois que je l'y -ramène. Je ne comprends pas comment tu en as le courage. - -—Il a encore pleuré? demanda la mère d'une voix tremblante. - -—Mais oui, bien sûr, il a pleuré. Il m'a tellement supplié de ne pas le -laisser là-bas, que, si je n'avais pas eu quelque scrupule à agir sans -toi, sans nous être entendus, ma foi! je le faisais remonter dans le -train. - -—Ce ne serait pas raisonnable, dit Simone. - -—Sans doute. Enfin... Puisque c'est pour son bien. - -Il y eut un silence. Puis le père reprit: - -—Si ce n'était que le jour de la rentrée! Mais il m'inquiète, ce -petiot. Je trouve qu'il change. - -—Mon Dieu! Comment cela? - -—Oui, tu n'es pas de mon avis, qu'il a mauvaise mine? Puis il perd son -entrain, sa gaieté. Même les jours de vacance, à la maison, il pense -tellement au retour en classe, qu'il en est tout triste... Il ne rit -plus. - -IL NE RIT PLUS!!!... La mère eut un grand tressaillement de remords. Il -ne riait plus, son enfant, son cher petit Hugues. Et c'était à cause -d'elle! C'est elle qui l'avait voulu ainsi! - -Quand le père eut quitté la chambre, elle pleura, elle pleura -longtemps. Puis elle eut une révolte contre cette barbarie à laquelle -elle se forçait. Non, ce n'était plus possible! Puisque l'enfant ne -s'habituait pas, elle ne le laisserait pas dépérir ainsi loin d'elle. -On allait le faire revenir, voilà tout. On n'attendrait même pas la fin -du semestre. Quant à ce qui arriverait dans la suite?... Eh bien, à la -grâce du ciel! Qu'elle souffre encore davantage, s'il le fallait... -Mais que le petit soit heureux! - -Aussitôt qu'elle parla de reprendre Hugues, Mervil fut tout content. -Mais, comme il se méfiait de sa faiblesse et se reprochait d'aller -peut-être—tant il avait été influencé dans l'autre sens—contre le -véritable intérêt de son fils, ce fut lui qui, le plus chaudement, -conseilla d'attendre jusqu'à la fin du semestre. Il s'en fallait -seulement d'une dizaine de semaines. - - * * * * * - -—Maman, dit le petit Hugues,—un jour d'adieux trempés de larmes dans -le parloir du lycée,—ne me laisse pas, vois-tu... Il y a encore deux -mois! Je n'irai jamais jusqu'au bout. Deux mois, c'est trop long pour -un petit garçon comme moi. - -Elle se moqua de lui, tendrement. Mais elle fut secouée d'une terreur -presque superstitieuse lorsque, deux jours après, elle reçut une lettre -du proviseur lui annonçant que son fils était malade. Puis elle se -remit un peu, sur une seconde lecture, quand elle s'assura que c'était -seulement une légère attaque de rougeole. Et tout de suite, avec une -valise, elle se mit en route pour Chartres. «Je descendrai à l'hôtel,» -dit-elle à Mervil, «mais j'espère bien cependant qu'on me laissera le -soigner jour et nuit.» - -—Non, non, disait le musicien, ne te fatigue pas. Ne t'inquiète -pas, surtout... Une petite rougeole d'enfant, ce n'est rien. Et -télégraphie-moi plusieurs fois par jour. Au premier signe de toi, je te -rejoins. - -Quand il vit sa mère, Hugues pensa qu'elle allait le ramener à la -maison. Mais on lui expliqua que, dans sa maladie, la seule chose -à craindre, c'était un refroidissement. On ne pouvait donc pas le -transporter en chemin de fer. Dès qu'il irait mieux, il partirait. - -—Et, tu sais, lui disait Simone à l'oreille, cette fois-ci, ce sera -pour de bon, nous n'attendrons pas les vacances de Pâques. - -Il eut un sourire joyeux. Mais, le soir, quand on vint expliquer à -Mme Mervil que le règlement interdisait qu'elle passât la nuit, que -vraiment d'ailleurs la maladie était trop légère pour autoriser une -exception, que le proviseur la suppliait d'aller prendre elle-même du -repos, l'enfant eut une crise de larmes. - -—Oh! dit-il, je suis sûr que tu pars pour tout à fait, que tu ne -reviendras pas! - -Sa mère eut de la peine à le rassurer. Mais le petit malade s'excitait, -devenait nerveux: - -—J'ai peur ici, dans cette infirmerie! criait-il. Elle est affreuse, -cette infirmerie! Je veux être malade chez nous, dans ma jolie chambre. - -—Tu y seras bientôt, mon amour. - -—Mais, reprit le petit—saisi d'une de ces idées baroques comme il -en passe dans la tête des enfants,—si je prenais froid, tu as dit, -mère?... je serais très malade? - -—Oh! très malade, mon pauvre chéri! - -—Et alors, si j'étais très, très malade, tu me ramènerais chez nous?... - -—Ne parle pas comme cela, mon fils adoré. Maman aurait trop de chagrin -si son petit garçon devenait très malade. - -Cependant Hugues paraissait calmé, alourdi même, prêt à dormir. Et sa -mère, enfin, se retira sur la pointe des pieds, avec l'assurance que -l'infirmière veillerait, ne s'absenterait pas une seule minute. - -La nuit fut très bonne. Hugues sommeilla presque tout le temps, d'une -respiration égale, son joli visage déjà moins empourpré, son front -moins brûlant sous les boucles de ses cheveux tout humides de sueur. -L'infirmière le couvrit beaucoup, parce que cette transpiration devait -être salutaire, et, le voyant si tranquille, vers cinq heures du matin, -elle s'étendit sur la couchette voisine, se laissa gagner par le -sommeil. - -Elle ne reposait pas depuis une demi-heure lorsqu'un bruit la -réveilla. Vivement dressée sur son séant, elle ne vit plus le petit -Mervil. Le lit de l'enfant était découvert et vide. En même temps, elle -sentit une fraîcheur; et, dans sa surprise et son émotion, elle ne -prit pas tout de suite conscience de ce qui se passait. Mais quelques -secondes plus tard, elle distinguait une croisée ouverte, puis, dans -l'embrasure où pâlissait l'aube, une grêle forme blanche... - - * * * * * - -Quelques heures plus tard, lorsque Simone, d'un pas vif, entra dans -l'infirmerie et courut au lit de son fils, elle fut arrêtée, à -mi-chemin, par un spectacle qui lui glaça le cœur. L'enfant, dressé -à demi, malgré les efforts de l'infirmière et du médecin, s'agitait, -délirait, les joues en flamme, ses beaux yeux grands ouverts et fous. - -—Oh! mère, mère, te voilà!... Nous allons partir... Vite, qu'on -m'habille!... Nous allons à Paris. Nous allons voir papa et Paulette... -ma Lélette qui jouera au tennis avec moi. Et tu sais... on m'avait dit -des blagues... Un refroidissement, ça ne rend pas plus malade... Ça -guérit. Je me suis refroidi... j'ai ouvert la fenêtre... pour que je -sois très mal et qu'on m'emporte chez nous. Et voilà, au contraire, je -suis guéri... je suis guéri... - -Il répétait, d'un air joyeux et malin: - -—J'ai ouvert la fenêtre!... j'ai ouvert la fenêtre!... - -—Comment, la fenêtre?... demanda Simone, dont les jambes tremblaient. - -—Taisez-vous, monsieur Mervil... murmurait l'infirmière. - -—Oui, reprenait Hugues, la fenêtre... Et il faisait frais... C'était -bon! Et maintenant, je suis guéri, je suis guéri!... - -Il éclata de rire, ce beau rire dont la mélodie prenait l'âme, comme -un _leit-motiv_ d'éternelle gaieté. La fièvre en faisait tinter les -notes avec plus de sérénité, de plénitude. Oh! comme c'était bien le -rire de Jean!... Même en la torture de son inquiétude, la mère en eut -l'impression, le frisson. Cependant elle ne songeait plus à lui imposer -silence. - -Une longue journée d'angoisse commença. Après la fièvre qui, toute la -matinée, secoua, tordit, consuma ce pauvre petit corps, une prostration -survint, qui le laissa tout anéanti, sans couleur, sans souffle, ainsi -qu'une frêle chose brisée, contre l'oreiller blanc. Et, vers le soir, -il avait tellement l'aspect d'un petit être à l'agonie, avec le geste -incessant de ses menottes pour remonter le drap, que Simone, folle -d'épouvante, expédia vers son mari un télégramme désespéré. - -Quand Mervil arriva, un peu avant minuit, c'était la fin. Hugues -semblait ne plus voir, ne plus entendre. Mais, toujours, le va-et-vient -très lent, très affaibli, de ses menottes sur le drap, montrait qu'il -vivait encore. Roger se pencha sur lui, la gorge tellement crispée de -douleur qu'il ne pouvait d'abord parler. Enfin, il l'appela: - -—Hugues, mon petit Hugues! C'est moi, tu ne me vois pas? - -L'enfant essaya de soulever ses paupières; mais il sembla n'en avoir -plus la force. Pourtant il avait reconnu qui lui parlait, car ses -lèvres s'entr'ouvrirent, et on l'entendit murmurer: - -—Papa!... - -Ce fut tout. La tête s'affaissa de côté; les menottes cessèrent de se -traîner si doucement sur le drap. Mervil étreignit la main de Simone, -et la mère, qui comprit cette étreinte, se jeta sur la couchette avec -un cri affreux. - -Il ne rirait plus, son petit Hugues... il ne rirait plus, jamais! - - * * * * * - -Deux jours plus tard, dans la rue Ampère, un cortège, un long cortège -de deuil se formait devant la maison du compositeur Roger Mervil. Sur -le trottoir opposé, une foule stationnait, pour tâcher de reconnaître -les visages célèbres. Et les yeux des mères se mouillaient de larmes en -voyant ce cercueil si étroit, si léger, que l'on portait dans le grand -char aux chevaux blancs, et sur lequel, ensuite, on amoncelait des -fleurs. - -Quand le corbillard se mit en marche, tous les regards, voilés -de pitié, cherchèrent le père, au premier rang de cette troupe -silencieuse de messieurs en noir. Mais il y eut une hésitation. Car -deux hommes conduisaient le deuil. Mervil, en effet, n'ayant pas -de proche parent, avait accepté que Jean d'Espayrac, son fidèle -collaborateur et ami, parcourût à ses côtés, pas à pas, le chemin -d'abominable douleur. Et maintenant la sympathie attristée de la foule -hésitait entre eux: l'un déjà presque vieux, les cheveux rares et -grisonnants, le visage maigre, les yeux enflammés et fixes, toute la -volonté raidie contre quelque surprise terrassante de son chagrin; -l'autre, jeune et très touchant dans la gravité navrée de son attitude, -dans la poésie que l'élégance de sa personne et la beauté de son visage -prêtaient à son affliction. - -Et derrière un rideau soulevé de ce superbe hôtel Renaissance d'où -s'éloignait le cortège, il y avait une mère aussi, une mère déchirée -de remords et de souffrance, dont les regards, également, derrière -ce corbillard, apercevaient ces deux hommes. Malgré les efforts de -sa fille, qui voulait l'écarter de cette fenêtre, lui épargner le -spectacle atroce de ce départ, Simone s'obstinait, chassant d'un geste -brusque et répété les pleurs dont ses yeux s'aveuglaient. Elle voulait -voir, elle voulait voir... Oh! ce char tout blanc, ce long drap blanc, -toutes ces fleurs!... Il était là-dessous, son petit Hugues!... Et -derrière lui, Dieu du ciel!... voici Roger et voici Jean!... Simone -se disait: «Les voici... tous deux, tous deux!...» Sa pensée ne -prenait pas d'autre forme. Toutefois une horreur l'envahissait... une -surhumaine angoisse. - -Lorsque le corbillard tourna l'angle d'une avenue lointaine, elle jeta -un cri de douleur physique, comme si c'était son cœur de chair et de -sang qu'on lui arrachait de la poitrine; elle tournoya sur elle-même -ainsi qu'une bête blessée qui va mourir. - -—Maman!... ma pauvre maman!... cria Paulette. - -Et elle la pressait entre ses bras, de toute sa tendresse, de toute sa -force. - -Alors des mots échappèrent à Simone, des mots terribles, -qu'heureusement sa fille ne comprit pas: - -—Ah!... murmura-t-elle, le crime de sa naissance... et aussi le crime -de sa mort!... - -Mais vraiment c'était trop souffrir! La nature céda, chercha son -refuge suprême dans l'inconscience, dans l'anéantissement... Les yeux -de Simone se fermèrent, ses traits se détendirent... Elle avait perdu -connaissance. - - - - -XX - - -Simone Mervil survécut à peine deux ans à son petit Hugues. Une maladie -de langueur, peu à peu, usa les forces de son corps fragile. Puis une -affection de poitrine survint, dont les ravages, dans cet organisme -sans résistance, s'accomplirent avec une foudroyante rapidité. - -Pourtant cette femme si jeune encore ne s'abandonna pas sans lutte -au mal qui l'emportait vers la tombe. N'espérant ni se pardonner à -elle-même ni jamais se consoler, elle gardait, malgré tout, la volonté -de vivre. Elle ne voulait pas que ses fautes, après avoir mis dans -l'existence de Roger cet affreux chagrin de la mort d'un fils, le -privassent maintenant d'elle-même. Puis il y avait Paulette, Paulette -dont elle devait garder le cœur afin que les hasards de la destinée n'y -fissent pas germer cet impossible amour, dont la seule idée révoltait, -épouvantait sa conscience de mère coupable. - -Ce châtiment-là, du moins, lui fut épargné, à elle dont la courte -faiblesse portait tant de cruels, d'impérissables fruits. Paulette, -peut-être, sans la vigilance de sa mère, eût laissé grandir certain -sentiment tendre pour ce beau Jean d'Espayrac auquel ressemblaient -jadis tous les héros de ses rêves de fillette. Mais, soigneusement -éloignée de lui depuis le soir du cirque, et détachée par mille petites -remarques de Simone,—ces petites remarques innocemment perfides, et -ici d'une si nécessaire prudence, dont les femmes ont le secret,—elle -laissa périr en elle-même cette première fleur de passion avant même -d'en avoir pressenti l'épanouissement. - -Toutefois, la certitude que sa fille n'aimait pas M. d'Espayrac ne -suffisait pas à Simone. Elle voulait voir Paulette mariée avant -qu'elle-même quittât ce monde; car elle sentait bien la mort venir, -et elle avait peur de ce qui surviendrait quand elle n'y serait plus. -Paulette se maria donc, sans un entraînement bien vif, mais avec -plaisir, parce qu'elle trouvait le mariage une chose très amusante. -Elle épousa un officier, dont la fortune ne pouvait se comparer à la -sienne, mais presque aussi joli garçon que M. d'Espayrac et portant un -nom tout aussi sonore et tout aussi ancien. Le jour du mariage, Simone -sentit un poids bien lourd qui se dissipait, qui déchargeait enfin son -cœur; mais elle éprouva en même temps une grande mélancolie à voir sa -chère fille, sa belle Paulette, sous le voile blanc des épousées; parce -qu'elle songea combien sont grands les devoirs des femmes et combien -fragile est leur bonheur. - -Lorsque Paulette eut quitté la maison au bras de son mari, Simone -essaya de vivre encore pour Roger. Mais, déjà, la pente vers la -mort lui devenait rapide et douce; son existence passée reculait, -s'embrumait en une perspective très lointaine; le monde lui semblait -un pays qu'elle avait depuis longtemps et pour jamais quitté. Rien ne -l'intéressait plus. Ses yeux, ses jolis yeux de lumière et de bonté, -avaient l'air maintenant, lorsqu'ils se posaient sur les choses, de -n'en pas refléter les couleurs ni les contours; ils s'emplissaient de -vague et de mystère, comme par la contemplation de quelque insondable -abîme vers lequel ils se seraient tournés. - -Mervil, sans croire encore à l'imminence d'un danger, s'inquiétait -de l'affaiblissement progressif et de ce détachement de tout qu'il -constatait chez Simone. Il consulta des docteurs illustres. Il fit -voyager sa femme. L'hiver, il la conduisit dans le midi. Parmi toutes -les stations de la Méditerranée, elle choisit Hyères, et elle se -tint à ce choix avec obstination. Roger s'y opposait, craignant que -le souvenir de Gisèle, la vue de la colline qui portait sa tombe, -n'exerçât dans l'esprit de Simone une suggestion de tristesse. -Finalement il fallut céder à ce caprice de malade. Et, tout d'abord, ce -séjour parut réussir à Mme Mervil. Elle qui, depuis bien des semaines, -ne considérait plus rien avec intérêt et attention, elle voulut revoir -tout le pays, refaire toutes les excursions, toutes les promenades. -Chaque jour, elle montait en voiture; elle s'en allait à Carqueiranne, -aux Bormettes, sur les bords du Gapeau. Mais surtout la presqu'île -de Giens l'attirait. Elle voulut y retourner plusieurs fois; et elle -restait une grande heure assise, sans une parole, dans ce petit sentier -surplombant la mer, où, tant d'années auparavant, elle était venue -avec Gisèle. Comme son pauvre cœur se tourmentait alors! Comme elle -était jeune, mon Dieu! Quelles émotions à défaillir pour des choses qui -ne la touchaient plus, dont elle ne pouvait plus même se représenter -l'importance! Oh! quel choc dans sa poitrine, quand, sur le chemin -de la Tour-Fondue, on avait rencontré Jean d'Espayrac! Que tout cela -était loin! Que tout cela lui semblait invraisemblable, étrange!... Et -pourtant, c'était de cela qu'elle mourait!... - -Gisèle aussi en était morte. Pauvre Gisèle, si séduisante et si folle! -Simone la voyait toujours au moment où elle mangeait les oursins, si -rieuse, debout près de l'auberge du village; et elle se représentait -aussi le beau visage de passion avec lequel son amie lui avait dit en -lui montrant la mer: «Oh! s'en aller là-bas, au hasard, dans l'inconnu, -avec quelqu'un que l'on aimerait follement!...» - -Mervil, qui ne quittait plus sa femme, se réjouissait du plaisir -apparent qu'elle prenait à ces excursions, et de l'animation que le -grand air lui mettait sur le visage. L'espoir de la guérison complète -lui vint. Mais cela ne dura pas. Brusquement les forces factices -de Simone tombèrent. Et maintenant, elle demeurait étendue sur sa -chaise longue, dans la villa qu'ils avaient louée, n'ayant plus pour -distraction que de voir, entre les palmiers du jardin, là-bas, des -voiles blanches passer sur le bleu immuable de la mer. - -Un jour elle pria son mari de faire venir Paulette au plus vite. Il -s'effrayait. - -—Tu ne te sens pas plus mal? - -—Non, oh! non, mais j'ai quelque chose de très important à lui dire. - -Mervil courut lui-même au télégraphe. Lorsqu'il revint, il fut frappé -de l'altération extraordinaire des traits de sa femme. Elle le regarda -d'un infini regard... Alors il comprit qu'elle se sentait mourir. - -Il s'approcha d'elle, se mit à genoux près de la chaise longue, -l'entoura d'une de ces étreintes pleines d'une angoisse abominable dont -on entoure les êtres qu'on aime, et qui s'en vont sans que rien au -monde puisse les retenir. - -Simone appuya le front sur son épaule. Et quel ne fut pas l'étonnement -de Roger lorsqu'il sentit sur son cou la chaleur d'une larme, tandis -que sa femme lui murmurait à l'oreille ce mot inattendu: «Pardon!» - -Il lui releva la tête: - -—Te pardonner, à toi, ma Simone, qui as été la joie de ma vie! -Te pardonner! Quoi donc, grands dieux? A toi, la plus pure, la -meilleure!... - -Elle le regarda, du même infini regard, à travers le ruissellement de -ses larmes, et elle répéta encore: - -—Pardon! - -—Mais de quoi donc, ma femme chérie? insista-t-il. - -Elle se tut quelques secondes, puis prononça simplement, mais avec un -air étrange: - -—De te quitter. - -Alors il essaya de rire, il l'embrassa, il l'assura, le cœur broyé, -qu'ils avaient encore devant eux de longs jours de bonheur... - - * * * * * - -Lorsque Paulette arriva le lendemain, Simone était faible à ce point -qu'elle pouvait à peine parler. Cependant la présence de sa fille la -fit se soulever d'un grand effort. Elle avait quelque chose à lui -dire. On crut comprendre qu'elle voulait être seule avec Paulette, et -Roger lui-même sortit de la chambre. - -—Oh! maman, s'écria la jeune femme, c'est une crise qui va passer. Tu -iras mieux. Si tu savais... tu n'as pas l'air malade en ce moment. - -C'était vrai. Simone venait de rassembler toutes ses forces. Sur son -visage ranimé, un reflet rose, un rayon de beauté se posait. Ses -cheveux, toujours de leur blond si fin, se dénouaient, roulaient avec -une grâce de jeunesse; et ses beaux yeux de douceur s'illuminaient -comme lorsqu'ils s'étaient ouverts au songe riant de la vie. - -—Ma chérie, oh! ma chérie, murmura-t-elle près du visage incliné de sa -fille, écoute ce que j'ai voulu te dire. Essaie de te le rappeler quand -tu auras du chagrin. Si jamais on te blesse le cœur,—si jamais ton mari -te fait de la peine, même s'il va jusqu'à l'infidélité,—ne te venge -pas... O Paulette! ne le trompe jamais! Vois-tu, nous autres femmes, -nous n'avons pas le droit de mal faire... Notre vertu et notre honneur -sont la vertu et l'honneur de la famille, la vertu et l'honneur de la -patrie... Quand nous tombons, tout tombe avec nous... Pour nous, il -n'y a pas de faute légère... Nous devons rester tout en haut, ou bien -nous roulons tout en bas... Et, dans notre chute, nous entraînons tout. -Sache-le, ma fille, sache-le bien, et crois-en ta mère qui va mourir. - -Ce furent à peu près les dernières paroles que Simone prononça. - -Elle mourut vers le soir. Elle mourut comme si elle s'endormait, la -main dans la main de Roger, emportant à jamais, sous ses paupières -closes, le secret de sa faute et la mélancolie de son repentir. - -[Illustration] - - - - - _Achevé d'imprimer_ - le trente mars mil huit cent quatre-vingt-treize - PAR - ALPHONSE LEMERRE - 25, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 25 - _A PARIS_ - -1. — 1907. - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Justice de femme, by Daniel Lesueur - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JUSTICE DE FEMME *** - -***** This file should be named 51591-0.txt or 51591-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/1/5/9/51591/ - -Produced by Clarity, Christian Boissonnas and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. Special rules, -set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to -copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to -protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project -Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you -charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you -do not charge anything for copies of this eBook, complying with the -rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose -such as creation of derivative works, reports, performances and -research. They may be modified and printed and given away--you may do -practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is -subject to the trademark license, especially commercial -redistribution. - - - -*** START: FULL LICENSE *** - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project -Gutenberg-tm License (available with this file or online at -http://gutenberg.org/license). - - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm -electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy -all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. -If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project -Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the -terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or -entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. - -1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be -used on or associated in any way with an electronic work by people who -agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few -things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works -even without complying with the full terms of this agreement. See -paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project -Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement -and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic -works. See paragraph 1.E below. - -1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" -or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project -Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the -collection are in the public domain in the United States. If an -individual work is in the public domain in the United States and you are -located in the United States, we do not claim a right to prevent you from -copying, distributing, performing, displaying or creating derivative -works based on the work as long as all references to Project Gutenberg -are removed. Of course, we hope that you will support the Project -Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by -freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of -this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with -the work. You can easily comply with the terms of this agreement by -keeping this work in the same format with its attached full Project -Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. - -1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern -what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in -a constant state of change. If you are outside the United States, check -the laws of your country in addition to the terms of this agreement -before downloading, copying, displaying, performing, distributing or -creating derivative works based on this work or any other Project -Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning -the copyright status of any work in any country outside the United -States. - -1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: - -1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate -access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently -whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the -phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project -Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, -copied or distributed: - -This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with -almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org/license - -1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived -from the public domain (does not contain a notice indicating that it is -posted with permission of the copyright holder), the work can be copied -and distributed to anyone in the United States without paying any fees -or charges. If you are redistributing or providing access to a work -with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the -work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 -through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the -Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or -1.E.9. - -1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted -with the permission of the copyright holder, your use and distribution -must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional -terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked -to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the -permission of the copyright holder found at the beginning of this work. - -1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm -License terms from this work, or any files containing a part of this -work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. - -1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this -electronic work, or any part of this electronic work, without -prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with -active links or immediate access to the full terms of the Project -Gutenberg-tm License. - -1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, -compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any -word processing or hypertext form. However, if you provide access to or -distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than -"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version -posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), -you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a -copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon -request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other -form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm -License as specified in paragraph 1.E.1. - -1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, -performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works -unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. - -1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing -access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided -that - -- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from - the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method - you already use to calculate your applicable taxes. The fee is - owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he - has agreed to donate royalties under this paragraph to the - Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments - must be paid within 60 days following each date on which you - prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax - returns. Royalty payments should be clearly marked as such and - sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the - address specified in Section 4, "Information about donations to - the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - -- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies - you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he - does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm - License. You must require such a user to return or - destroy all copies of the works possessed in a physical medium - and discontinue all use of and all access to other copies of - Project Gutenberg-tm works. - -- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any - money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the - electronic work is discovered and reported to you within 90 days - of receipt of the work. - -- You comply with all other terms of this agreement for free - distribution of Project Gutenberg-tm works. - -1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm -electronic work or group of works on different terms than are set -forth in this agreement, you must obtain permission in writing from -both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael -Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the -Foundation as set forth in Section 3 below. - -1.F. - -1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable -effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread -public domain works in creating the Project Gutenberg-tm -collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic -works, and the medium on which they may be stored, may contain -"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or -corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual -property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a -computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by -your equipment. - -1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right -of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project -Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project -Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all -liability to you for damages, costs and expenses, including legal -fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT -LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE -PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE -TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE -LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR -INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH -DAMAGE. - -1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a -defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can -receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a -written explanation to the person you received the work from. If you -received the work on a physical medium, you must return the medium with -your written explanation. The person or entity that provided you with -the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a -refund. If you received the work electronically, the person or entity -providing it to you may choose to give you a second opportunity to -receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy -is also defective, you may demand a refund in writing without further -opportunities to fix the problem. - -1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth -in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER -WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO -WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. - -1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied -warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. -If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the -law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be -interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by -the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any -provision of this agreement shall not void the remaining provisions. - -1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the -trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone -providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance -with this agreement, and any volunteers associated with the production, -promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, -harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, -that arise directly or indirectly from any of the following which you do -or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm -work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any -Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. - - -Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm - -Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of computers -including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists -because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from -people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. -To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 -and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. - - -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive -Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at -http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent -permitted by U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. -Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered -throughout numerous locations. Its business office is located at -809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email -business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact -information can be found at the Foundation's web site and official -page at http://pglaf.org - -For additional contact information: - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To -SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any -particular state visit http://pglaf.org - -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. - -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. - -Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. -To donate, please visit: http://pglaf.org/donate - - -Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic -works. - -Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm -concept of a library of electronic works that could be freely shared -with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project -Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. - - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. -unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily -keep eBooks in compliance with any particular paper edition. - - -Most people start at our Web site which has the main PG search facility: - - http://www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/51591-0.zip b/old/51591-0.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 702c5ee..0000000 --- a/old/51591-0.zip +++ /dev/null diff --git a/old/51591-h.zip b/old/51591-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index de23ccb..0000000 --- a/old/51591-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/51591-h/51591-h.htm b/old/51591-h/51591-h.htm deleted file mode 100644 index ed56185..0000000 --- a/old/51591-h/51591-h.htm +++ /dev/null @@ -1,11477 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" - "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> -<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" xml:lang="fr" lang="fr"> - <head> - <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=utf-8" /> - <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> - <title> - The Project Gutenberg eBook of Justice de Femme by Daniel Lesueur. - </title> - <link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> - <style type="text/css"> - - /* PAGE DIMENSIONS */ - body { margin-left:10%; margin-right:10%; text-align:justify; - height:auto; } - /* HEADINGS */ - h1, h2 { text-align:center; clear:both; } - - /*PARAGRAPHS */ - p { margin-top:.75em; text-align:justify; margin-bottom:.75em;} - div.chapter {page-break-before:always; } - .no-break { page-break-before: avoid; } - - /* TEXT ALIGNMENT AND MARGINS */ - .ac { text-align:center; } - .ar { text-align:right; } - .i1 { margin-top:0.75em; text-indent: 1em; margin-bottom: 0.0em; } - .p2 { margin-top:2em; } - .p4 { margin-top:4em; } - - /* FONTS */ - .sc { font-variant:small-caps; } - .smaller { font-size:83%; } - .larger { font-size:125% } - .x-larger { font-size:175% } - - /* HORIZONTAL LINES */ - hr.chap { margin-top:5em; margin-bottom:5em; margin-left:20%; - margin-right:20%; width:60%; } - hr.sect { margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:40%; - margin-right:40%; width:20%; } - hr.small { margin-left:45%; margin-right:45%; width:10%; } - - /* TABLES */ - table { margin-left:10%; margin-right:10%; width:80%; border:0; - border-spacing:0px; padding:10px; } - td.c1 { text-align:left; vertical-align:top; padding-right:0em; - padding-left:1.5em; text-indent:-1.5em; padding-top:.5em; - width:90%; } - td.c2 { text-align:right; vertical-align:bottom; padding-right:0em; - padding-left:1em; font-size:83%; width:5%; } - td.c3 { text-align:left; vertical-align:bottom; padding-right:1em; - padding-left:0.5em; font-size:83%; width:5%; } - - /* IMAGES */ - img { max-width:100%; height:auto; } - /* Image border */ - .bord img { padding:1px; border: 2px solid black; } - .figcenter { clear:both; margin:auto; text-align:center; padding-top:1em; - max-width:100%; } - - /* VERSES */ - .poetry { margin-left:10%; margin-right:10%; text-align:left; - max-width:30em; display:inline-block; } - .poetry .verse { padding-left:3em; text-indent:-3em; font-size:85%; } - .poetry-container { text-align:center; } - .poetry .indent-1_5 { text-indent:-1.5em; } - .poetry .stanza { margin:1em 0em 1em 0em; } - - /* PAGINATION */ - /* Delete visibility:hidden if pagination is to be shown */ - .pagenum { visibility:visible; position:absolute; right:4px; - text-indent:0em; - text-align:right; font-size:70%; font-weight:normal; - font-variant:normal; font-style:normal; - letter-spacing:normal; line-height:normal; color:#acacac; - border:1px solid #acacac; background:#ffffff; - padding:1px 2px; } - - /* TRANSCRIBER'S NOTES */ - .transnote { background-color:#E6E6FA; color:black; padding-bottom:1em; - padding-top:.3em; margin-top:3em; margin-left:5%; - margin-right:5%; padding-left:2em; padding-right:1em; - font-family:sans-serif, serif; page-break-inside:avoid; } - .covernote { visibility:hidden; display:none; } - - /* MEDIA-SPECIFIC FORMATTING */ - @media screen,print { - p.drop-cap:first-letter { color:transparent; visibility:hidden; margin-left:-0.9em; } - img.drop-cap { float:left; margin:0.3em 0.5em 0 0; } - .covernote { visibility:hidden; display:none; } - - } - - @media handheld { - body { margin:0; } - img.drop-cap { display:none; } - p.drop-cap:first-letter { color:inherit; visibility:visible; margin-left:0;} - .transnote { page-break-before:always; margin-left:2%; margin-right:2%; } - .covernote { visibility:visible; display:block; - margin-top:1em; margin-bottom:1em; padding:.5em; } - } - </style> - </head> -<body> - - -<pre> - -The Project Gutenberg EBook of Justice de femme, by Daniel Lesueur - -This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with -almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org/license - - -Title: Justice de femme - -Author: Daniel Lesueur - -Release Date: March 28, 2016 [EBook #51591] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JUSTICE DE FEMME *** - - - - -Produced by Clarity, Christian Boissonnas and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - -</pre> - - -<div class="transnote covernote"> - <p class="ac">La couverture de ce livre électronique a été crée par le transcripteur; - l’image a été placée dans le domaine public.</p> -</div> - -<div class="transnote p2"> - <div class="chapter"> - <p class="ac"><b>Note de transcription:</b></p> - </div> - <ul> - <li>Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. - L'orthographe et la ponctuation d'origine ont été conservées et n'ont pas - été harmonisées.</li> - </ul> -</div> - - -<hr class="chap" /> -<p class="ac x-larger">Justice de Femme</p> - -<hr class="chap" /> - - -<p class="ac p4">DU MÊME AUTEUR</p> - - -<p class="ac p2"> -<i>POÉSIE</i></p> - -<table id="ADS-1" summary="Ads"> - <tr> - <td class="c1"><span class="sc">Fleurs d'Avril</span>, ouvrage couronné par - l'Académie française, 1 vol.</td> - <td class="c2">3</td> - <td class="c3">»</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1"><span class="sc">Sursum Corda </span>, pièce de vers ayant remporté - le grand prix de poésie à l'Académie française. 1 vol.</td> - <td class="c2">»</td> - <td class="c3">75</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1"><span class="sc">Un mystérieux Amour</span>, 1 vol.</td> - <td class="c2">3</td> - <td class="c3">50</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1"><span class="sc">Rêves et Visions</span>, ouvrage couronné par - l'Académie française. 1 vol.</td> - <td class="c2">3</td> - <td class="c3">»</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1"><span class="sc">Pour les Pauvres</span>, 1 vol. in-4<sup>o</sup>, - papier vergé</td> - <td class="c2">3</td> - <td class="c3">»</td> - </tr> -</table> - -<p class="ac p2"> - <i>ROMAN</i> -</p> - -<table id="ADS-2" summary="Ads"> - <tr> - <td class="c1"><span class="sc">Le Mariage de Gabrielle</span>, ouvrage couronné par - l'Académie française. 1 vol.</td> - <td class="c2">3</td> - <td class="c3">50</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1"><span class="sc">L'Amant de Geneviève</span>, 1 vol.</td> - <td class="c2">3</td> - <td class="c3">50</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1"><span class="sc">Marcelle.</span> 1 vol.</td> - <td class="c2">3</td> - <td class="c3">50</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1"><span class="sc">Amour d'Aujourd'hui.</span> 1 vol.</td> - <td class="c2">3</td> - <td class="c3">50</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1"><span class="sc">Névrosée.</span> 1 vol.</td> - <td class="c2">3</td> - <td class="c3">50</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1"><span class="sc">Une Vie tragique.</span> 1 vol.</td> - <td class="c2">3</td> - <td class="c3">50</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1"><span class="sc">Passion Slave.</span> 1 vol.</td> - <td class="c2">3</td> - <td class="c3">50</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1"><span class="sc">L'Auberge des Saules</span>, illustré par Jeanne - Lemerre et Henri Pille. 1 vol.</td> - <td class="c2">9</td> - <td class="c3">»</td> - </tr> -</table> - -<p class="ac p2"><i>TRADUCTION</i></p> - -<table id="ADS-3" summary="Ads"> - <tr> - <td class="c1"><span class="sc">Lord Byron</span>, Œuvres complètes. Tome I - (<i>Heures d'Oisiveté, Childe Harold</i>) précédé d'un <i>Essai sur Lord - Byron</i>. 1 vol. in-12, papier vélin, orné d'un portrait de Lord Byron.</td> - <td class="c2">6</td> - <td class="c3">»</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Tome II (<i>Le Giaour, La Fiancée d'Abydos, Le Corsaire, - Lara</i>, etc.)</td> - <td class="c2">6</td> - <td class="c3">»</td> - </tr> -</table> - -<p class="ac p2"><i>SOUS PRESSE</i></p> - -<table id="ADS-4" summary="Ads"> - <tr> - <td class="c1"><span class="sc">Lord Byron</span>, tome III</td> - <td class="c2">1</td> - <td class="c3">vol.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1"><span class="sc">Sterne</span>, <i>Voyage sentimental</i> - (traduction nouvelle)</td> - <td class="c2">1</td> - <td class="c3">vol.</td> - </tr> -</table> - -<p class="ac p2"><i>EN PRÉPARATION</i></p> - -<table id="ADS-5" summary="Ads"> - <tr> - <td class="c1"><span class="sc">Haine d'Amour</span>, roman</td> - <td class="c2">1</td> - <td class="c3">vol.</td> - </tr> -</table> - -<p class="ac p2"><span class="smaller"><i>Tous droits réservés.</i></span></p> - - -<hr class="chap" /> - -<p class="ac"> -DANIEL LESUEUR -</p> - -<hr class="small" /> - - - <h1 class="p2"><span class="x-larger">Justice</span> de - <span class="x-larger">Femme</span></h1> - - -<div class="p4"> - <div class="figcenter"><a name="logo.jpg" id="logo.jpg"></a> - <img src="images/logo.jpg" - alt="Logo." /> - </div> -</div> - -<p class="p2 ac"><i>PARIS</i><br /> -ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR<br /> -<span class="smaller">23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31<br /> -M DCCC XCIII</span></p> - -<hr class="chap" /> - - -<div class="figcenter"><a name="i_005.jpg" id="i_005.jpg"></a> - <img src="images/i_005.jpg" - alt="Decorative Image." /> - <span class="pagenum"><a name="Page_1" id="Page_1">[Pg 1]</a></span> -</div> - -<p class="ac p4"><span class="x-larger">Justice de Femme</span></p> - -<hr class="small" /> - - -<div class="chapter"> - <h2 class="no-break p2"><a name="I" id="I"></a>I</h2> -</div> - -<div class="p2"> - <img class="drop-cap" src="images/initial_v.jpg" alt="Lettre V." /> -</div> - -<p class="drop-cap"><span class="sc">Voici</span> du papier, de l'encre... un porte-plume... -Qu'est-ce qu'il vous faudrait -bien encore?... Est-ce tout?... Aurez-vous -assez chaud ici?... Le valet de chambre -veillera au feu. Mais, s'il ne venait pas à temps, -sonnez, n'est-ce pas?</p> - -<p class="i1">Puis, avec un mouvement vers la cheminée, un -air de jolie sollicitude pour son hôte, M<sup>me</sup> Mervil -ajouta:</p> - -<p class="i1">—Le timbre est ici, à droite. Vous sonnerez -deux fois, s'il vous plaît, pour le valet de chambre.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_2" id="Page_2">[Pg 2]</a></span></p> - -<p class="i1">Elle s'arrêta, promena tout autour de la pièce -le regard de ses yeux jeunes et clairs, puis le ramena, -interrogateur, sur Jean d'Espayrac. N'oubliait-elle -pas quelque chose?</p> - -<p class="i1">Il la contemplait silencieusement. Une rougeur -très fine courut sur ce délicat visage féminin, d'une -telle transparence de peau que la plus fugace vibration -nerveuse y projetait un reflet.</p> - -<p class="i1">—Allons, adieu, reprit-elle, tendant sa main -gantée,—car elle était tout habillée pour ses visites -de l'après-midi.— Resterez-vous à dîner -avec nous? Attendrez-vous au moins Roger?</p> - -<p class="i1">—Cela dépend, répondit M. d'Espayrac. J'aurais -voulu lui montrer tout de suite mes corrections. -Mais quand rentrera-t-il? <i>That is the question.</i></p> - -<p class="i1">Cette citation par trop usée semblait ici naturelle, -sur les lèvres de ce poète mondain, connu -pour l'intimité de son commerce intellectuel avec -les auteurs d'outre-Manche. Jean d'Espayrac avait -mis en vers très français des sentimentalités et des -rêveries très anglaises. Il avait fait jouer—avec -des demi-succès de politesse et de camaraderie—quelques-unes -de ses «adaptations», sur différentes -scènes de genre. Mais, depuis quelques semaines, -il atteignait à la grande notoriété. Le théâtre -des <span class="sc">Fantaisies-Lyriques</span> faisait le maximum de -recette chaque soir avec son <i>Roman de la Princesse</i>. -Il n'était pas le seul auteur de cette jolie -opérette. D'abord, et comme pour ses précédentes -<span class="pagenum"><a name="Page_3" id="Page_3">[Pg 3]</a></span> -œuvres, il avait emprunté l'âme et les ailes de sa -pièce au génie anglo-saxon. La <i>Princesse</i> de Tennyson -lui avait fourni le sujet, avec les plus charmants -détails. En outre, les mélodies du compositeur -Roger Mervil faisaient de ce gracieux spectacle -un véritable enchantement. Elles étaient, ces -mélodies, d'une limpidité, d'une légèreté, d'une -tendresse dans leur mélancolie et d'un imprévu -dans leur grâce, qui surprirent, saisirent, troublèrent -jusqu'en leurs plus inertes fibres les petites -âmes rétives des Parisiennes, avant que celles-ci -eussent le temps de se demander si c'était là de la -musique savante et de la musique de demain. Le -«chic» n'eut rien à voir dans le plaisir ni dans -l'attendrissement des spectatrices, et elles furent -émues sans savoir si leur émotion était à la mode.</p> - -<p class="i1">Le <i>Roman de la Princesse</i> était le plus vif succès -de théâtre de cette fin d'année. A Roger Mervil, -déjà presque célèbre, il apportait un triomphe qui -promettait de se traduire, cette fois-ci,—la première,—par -de très grosses sommes d'argent. A -Jean d'Espayrac, déjà riche, il conférait pour de -bon le titre de poète. «Enfin,» disait celui-ci avec -un soupir de satisfaction comique, «je ne serai -plus: ce jeune homme qui conduit si divinement -les cotillons et qui fait si bien les vers!...»</p> - -<p class="i1">M. d'Espayrac avait vingt-six ans. Sa taille -d'athlète, sa grosse moustache fauve, la hardiesse -grave de ses yeux bleu sombre, la décision de ses -<span class="pagenum"><a name="Page_4" id="Page_4">[Pg 4]</a></span> -gestes sobres, le faisaient paraître plus proche de -la trentaine. Ce n'était pas la délicatesse de son -tempérament, ni les nostalgies de sa pensée, qui -forçaient sa main, si robuste en dépit de la finesse -de race, à tracer sur du papier blanc de petites lignes -noires avec une rime au bout. Non, cet heureux -homme faisait des vers comme il faisait des -armes: pour laisser déborder au dehors le trop -abondant flot de vie qui roulait dans ses souples -muscles ainsi que dans son tranquille cerveau. -Cela lui venait tout seul, voilà pourquoi il écrivait. -Cette facilité, jointe à l'exubérance de ce que -Montaigne eût appelé «ses esprits animaux», -risquait de le porter à choisir, en fait de muse, quelque -belle fille bien débraillée, ayant son franc -parler gaulois. De fait, si d'Espayrac fût né dans -le peuple, cette fin de siècle eût possédé en lui son -petit Villon, avec la potence en moins, ou son -Scarron grandi, avec les deux jambes en plus. -Mais Jean était l'unique héritier d'une famille très -authentiquement noble. Son nom sonore était -bien à lui; ce n'était pas un pseudonyme à fracas, -ainsi que les bons petits confrères voulurent -d'abord le croire et le faire croire au lendemain -de son succès. Le milieu où il avait été élevé, -c'était—dans le faubourg Saint-Germain—un -vieil hôtel imposant et maussade, où l'atmosphère -du siècle semblait ne pas pénétrer, et où il avait -grandi entre une mère pieuse et un précepteur -<span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">[Pg 5]</a></span> -ecclésiastique. Cet hôtel venait d'être démoli -pour le prolongement du boulevard Saint-Germain, -et lorsqu'il se représentait maintenant la -morne demeure, Jean rendait grâce à la République -de l'avoir exproprié. D'autant plus que sa -mère, M<sup>me</sup> d'Espayrac, étant morte avant la décision -du Conseil municipal, n'avait pas eu le cœur -secoué par les pénibles soubresauts dont l'eût -torturée, même à distance, la pioche des démolisseurs.</p> - -<p class="i1">Jean d'Espayrac devait donc à sa naissance, à -son éducation, à son horreur pour toute vulgarité, -de composer des vers élégants et d'une fine sonorité -de cristal, au lieu de chansons à boire et de -sensuelles ballades. Mais, comme il se fermait -ainsi volontairement la chaude source d'inspiration -palpitante au fond de lui dans son cœur, -dans ses entrailles, et qu'il n'en trouvait pas une -autre dans son cerveau peu coutumier d'abstractions, -il empruntait au dehors. Il se livrait à des -adaptations de poètes anglais; il attendait le soutien -de la musique, qui soulevait et portait quelque -temps ses frêles rimes. D'ailleurs Jean n'avait pas -l'ombre de prétention pour ses œuvres; il ne se -croyait pas doué de génie. Cette modestie était -peut-être la meilleure de ses qualités littéraires.</p> - -<p class="i1">Simone Mervil, la jeune femme de son collaborateur,—elle -qui commençait à le connaître,—lui -dit en souriant:</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">[Pg 6]</a></span></p> - -<p class="i1">—Ainsi, c'est donc bien vrai? Vous êtes venu -pour travailler?</p> - -<p class="i1">—Mon Dieu, oui, madame... Et je suis bien -fâché de ne pas rencontrer Mervil. J'avais des -variantes à lui soumettre.</p> - -<p class="i1">—Des variantes?... Pourquoi?... La pièce -marche si bien! On applaudit tout.</p> - -<p class="i1">—Oui... la musique... dit gracieusement d'Espayrac.</p> - -<p class="i1">Il expliqua que, dans les airs vifs ou passionnés, -l'accord entre la mélodie et les paroles était généralement -très juste, très complet, mais que, -dans les phrases tendres ou mélancoliques, certaines -sécheresses d'expression contrastaient encore -avec la douloureuse douceur du chant.</p> - -<p class="i1">—Je voudrais bien, dit-il, effacer de pareilles -taches. Voyez-vous, j'en ai des remords, quand je -songe que l'on me fait partager l'énorme succès -de Mervil.</p> - -<p class="i1">Simone fut touchée. Elle était si fière de son -mari! D'ailleurs cette générosité de langage était, -à ce qu'elle avait cru remarquer, peu fréquente -chez les artistes. Leur mépris mutuel s'étale d'une -façon qui, malgré l'habitude, lui paraissait toujours -choquante. Roger lui-même avait des crises -de personnalité féroce, dont l'injustice et la mesquinerie -la gênaient.</p> - -<p class="i1">—Il y a, continuait Jean d'Espayrac, un passage -qui me désespère. C'est la célèbre romance: -<span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">[Pg 7]</a></span> -«<i>Tears, idle tears...</i>» dont votre mari a fait un -pur petit chef-d'œuvre musical.</p> - -<p class="i1">—Mais, dit Simone, vos paroles sont délicieuses.</p> - -<p class="i1">Et elle se mit à fredonner:</p> - -<div class="poetry-container"> - <div class="poetry"> - <div class="verse">«<i>D'où venez-vous, larmes folles,</i></div> - <div class="verse"><i>Vaines larmes, dans mes yeux?</i>»</div> - </div> -</div> - -<p class="i1">—Et la fin, comme c'est joli:</p> - -<div class="poetry-container"> - <div class="poetry"> - <div class="verse">«<i>Nous venons, ô cœur blessé!</i></div> - <div class="verse"><i>Des longs jours de ton passé.</i>»</div> - </div> -</div> - -<p class="i1">—Oui... le commencement, la fin... reprit -d'Espayrac avec un air piteux. Mais c'est le milieu -qui ne va pas. Il y a des mots très mauvais. Ah! -cette langue française est détestable pour le -chant!</p> - -<p class="i1">Et, rageur, il récita:</p> - -<div class="poetry-container"> - <div class="poetry"> - <div class="stanza"> - <div class="verse">«<i>D'où venez-vous, larmes folles,</i></div> - <div class="verse"><i>Vaines larmes, dans mes yeux?</i></div> - <div class="verse"><i>L'automne, tiède et joyeux,</i></div> - <div class="verse"><i>Luit au fond des calmes cieux,</i></div> - <div class="verse"><i>Sur les grands champs bénévoles.</i></div> - <div class="verse"><i>D'où venez-vous, larmes folles?...</i></div> - </div> - <div class="stanza"> - <div class="verse"><i>—Nous venons, ô cœur blessé!</i></div> - <div class="verse"><i>Des longs jours de ton passé.</i>»</div> - </div> - </div> -</div> - -<p class="i1">—... «Les grands champs bénévoles...» Pour: -<span class="pagenum"><a name="Page_8" id="Page_8">[Pg 8]</a></span> -«<i>The happy autumn-fields</i>». D'abord, c'est idiot. -Ensuite l'actrice qui chante ça en gagne une -crampe dans la mâchoire.</p> - -<p class="i1">Simone éclata de rire:</p> - -<p class="i1">—Pourquoi l'avez-vous mis alors?</p> - -<p class="i1">Jean répondit avec un désespoir comique:</p> - -<p class="i1">—Parce que je n'ai pas trouvé autre chose.</p> - -<p class="i1">—Tenez, dit Simone, rassemblant des feuilles -de papier qui jonchaient l'immense bureau -de son mari. Et tenez, répéta-t-elle, allant en -prendre d'autres sur le piano à queue. Voilà -comment fait Roger quand il ne trouve pas tout -de suite.</p> - -<p class="i1">Les pages, rayées par les lignes des portées et -constellées d'hiéroglyphes, étaient en outre balafrées -de ratures, égratignées de furieux coups de -plume, écartelées de grands traits en croix, destructifs. -D'Espayrac, en y jetant les yeux, crut -voir les prunelles en feu de Mervil flamber dans -la pâleur de son visage trop long, trop fin, sous le -front déjà dégarni; il vit la haute taille, trop -grêle, se voûter un peu; il songea que le musicien -avait au moins douze ans de plus que lui-même... -Et, relevant son regard sur la jeune femme qui se -tenait à son côté:</p> - -<p class="i1">—Hein? fit-il, avec une gaieté un peu ironique -sur sa physionomie de mâle superbe, ça ne doit -pas faire un mari commode. S'il vous traite -comme ses partitions...</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">[Pg 9]</a></span></p> - -<p class="i1">—Ah! s'écria Simone avec chaleur, c'est le -meilleur des hommes.</p> - -<p class="i1">—Au fond, tout au fond, n'est-ce pas? Mais à -la surface... un peu rugueux, un peu brusque. Et -puis...</p> - -<p class="i1">—Et puis?... répéta-t-elle ouvrant tout grands -ses limpides yeux de blonde.</p> - -<p class="i1">D'Espayrac ricana légèrement, sans répondre.</p> - -<p class="i1">—Que vous êtes méchant, monsieur d'Espayrac! -s'écria Simone avec une jolie intonation de -petite fille fâchée. Je vous comprends bien, allez! -Vous voulez me faire croire que Roger me préfère -la musique.</p> - -<p class="i1">Cette fois, le jeune homme eut un rire franc, -prolongé en une roulade joyeuse.</p> - -<p class="i1">Ce n'était pas la première fois que Simone -entendait ce beau rire clair, ce rire perlé comme -un rire de femme, qui éclatait parfois, non sans -bizarrerie mais avec un singulier charme, sur ces -lèvres moustachues de mousquetaire, entre ces -dents étincelantes de bel animal vigoureux et -sain, ces fortes dents blanches aiguisées par tous -les appétits.</p> - -<p class="i1">Elle rit elle-même.</p> - -<p class="i1">—La musique, je n'en suis pas jalouse. J'aime -cent fois mieux l'avoir pour rivale que...</p> - -<p class="i1">—Que... des femmes?</p> - -<p class="i1">Un petit air belliqueux anima soudain la charmante -figure de Simone. Ses sourcils se froncèrent, -<span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">[Pg 10]</a></span> -son regard pétilla, son petit menton se -releva, comme par défi.</p> - -<p class="i1">—Oh! oh! dit Jean, très amusé, très piqué de -curiosité. Ce serait si grave que cela? Et, voyons, -qu'est-ce que vous lui feriez, s'il vous trompait?</p> - -<p class="i1">—Des choses terribles.</p> - -<p class="i1">—Vous le tueriez?</p> - -<p class="i1">—Oh! non, je l'aime trop.</p> - -<p class="i1">—Vous tueriez la femme?</p> - -<p class="i1">—Pouah! Oh! non. Ça me dégoûterait comme -d'écraser un crapaud. Puis ce serait lui faire trop -d'honneur, à elle.</p> - -<p class="i1">—Alors, vous... Vous lui rendriez la pareille?... -Vous le tromperiez à votre tour?</p> - -<p class="i1">—Tout de suite!... Oh! je voudrais qu'il -souffrît juste de la façon dont il m'aurait fait -souffrir.</p> - -<p class="i1">—Bravo! dit Jean. Vous êtes dans les bons -principes: Trompe-moi, je te trompe. Pas de dénouement -sanglant. Et tout le monde y gagne. -Je souhaite pour mes contemporains que Mervil -vous fasse des traits.</p> - -<p class="i1">—C'est très laid, ce que vous dites là, monsieur -d'Espayrac. Adieu, je me sauve. Roger -n'approuverait pas que je cause plus longtemps -avec un mauvais sujet comme vous. D'ailleurs, -j'ai un tas de visites, je vais être en retard... Oh! -vous ne savez pas?...</p> - -<p class="i1">—Quoi donc?</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">[Pg 11]</a></span></p> - -<p class="i1">—J'étrenne mon coupé, le coupé que Roger -devait me donner dès qu'il aurait une pièce à -succès.</p> - -<p class="i1">—Parbleu, je sais bien, dit Jean. C'est moi -qui l'ai commandé. Un coupé bleu, à filets -orange, modèle anglais, caisse profonde. Et là dedans, -vous avez la glace, la petite pendule... Une -autre pendule devant le cocher, sur le siège... -Enfin, je crois que rien n'y manque.</p> - -<p class="i1">—Comment?...</p> - -<p class="i1">—Mais oui... Est-ce que ce pauvre Mervil s'entend -à ces choses-là? Il m'a demandé conseil. Je -l'ai conduit chez mon fabricant.</p> - -<p class="i1">—Ah! dit Simone, dont la joie semblait un -peu tombée. Alors, je vous remercie deux fois, -car déjà c'était grâce au <i>Roman de la Princesse</i>...</p> - -<p class="i1">L'animation de la jeune femme s'était subitement -éteinte. Elle cherchait ses mots. Un geste -de Jean suspendit sa phrase. Lui serrant la main, -elle le quitta. Sa disparition eut la promptitude -d'une retraite; et, quand la portière fut retombée -derrière elle, M. d'Espayrac resta un instant debout, -étonné, indécis. Puis, comme il était venu -pour proposer à Mervil des corrections, et qu'il -voulait les rédiger tandis qu'il croyait les tenir, il -s'assit devant la table de travail, dans le grand -atelier studieux où le compositeur s'isolait d'habitude, -sous les combles de son petit hôtel. Mais -Jean ne se mit pas tout de suite à écrire.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">[Pg 12]</a></span></p> - -<p class="i1">«Qu'est-ce qui l'a fâchée?» pensa-t-il. «Est-ce -que ça la gêne que je lui aie choisi son coupé? -Quelle drôle de petite femme! Je voudrais savoir -ce qu'il y a au fond de cette petite femme-là.»</p> - -<hr class="chap" /> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">[Pg 13]</a></span></p> - - -<div class="chapter"> - <h2 class="no-break p2"><a name="II" id="II"></a>II</h2> -</div> - -<div class="p2"> - <img class="drop-cap" src="images/initial_c.jpg" alt="Lettre C." /> -</div> - -<p class="drop-cap"><span class="sc">Comme</span> Simone descendait l'escalier étroit, -tapissé de brocatelle et capitonné de -moquette, qui réunissait les deux étages -de son minuscule hôtel, du bruit la fit s'arrêter, -l'oreille tendue, sur le palier du premier.</p> - -<p class="i1">Une voix hachée de larmes gémissait:</p> - -<p class="i1">—Lâchez-moi, miss!... Laissez-moi au moins -aller demander à maman.</p> - -<p class="i1">Puis un grêle organe de moineau en colère pépiait -avec autorité:</p> - -<p class="i1">—<i>You shall not go, you naughty child! I know -your mamma will not take you.</i></p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">[Pg 14]</a></span></p> - -<p class="i1">—Eh bien, Paulette, eh bien! s'écria M<sup>me</sup> Mervil, -la main encore posée sur la rampe de chêne -ciré. Est-ce que tu n'es pas sage?</p> - -<p class="i1">Une porte s'ouvrit comme sous une poussée -de courant d'air.</p> - -<p class="i1">—Oh! petite mère, tu m'avais promis de -m'emmener dans ta voiture neuve!</p> - -<p class="i1">C'était une grande fillette, qui paraissait bien -huit ans. A peine eût-on cru qu'elle pouvait être -la fille de Simone. D'abord parce que celle-ci ne -portait même pas trois fois cet âge; ensuite parce -que cette impétueuse gamine aux longues mèches -fauves qui se tordaient en désordre, aux yeux -noirs brillants de hardiesse et de volonté, aux -joues de fleur vivace, aux mouvements de garçon, -contrastait absolument avec la créature pétrie de -finesse et de suavité qui l'avait mise au monde. -C'était comme si l'on avait attribué la maternité -d'un Jean-Baptiste de Murillo à quelque liliale -petite vierge de Memling. Car Simone offrait le -type de ces délicieuses créatures féminines—tendres -âmes à peine vêtues de chair—qui enchantent -du mystère de leur sourire tous les rêves -des Primitifs. Mais elle avait en plus la complication -de nature, à la fois si frivole et si profonde, -qu'enchevêtrèrent des siècles de raffinement, de -scepticisme et de luxe. C'était une madone de -Quentin Metsys, et c'était une Parisienne... Elle -aurait eu, pour une chimère de tendresse divine -ou humaine, s'il l'eût fallu, l'âme déchirée des -<span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">[Pg 15]</a></span> -Sept Douleurs, ou le corps stigmatisé par le martyre; -mais aussi elle pouvait passer des nuits de -fièvre pour une robe de bal manquée, et, rigoureusement -honnête, n'avoir pas de plus vif plaisir -que de réunir ou de voir réunis à la même table, -avec ses amies, les hommes qu'elle croyait leurs -amants. Elle, dont la jeunesse n'avait encore été -qu'un long rêve d'amour permis, elle éprouvait, -en face de l'amour coupable, une indulgence que -la femme, en général, n'acquiert qu'à travers ses -propres fautes, indulgence dont l'apparente candeur -cache le plus souvent une complicité. Chez -Simone, c'était plutôt une inquiétude curieuse des -passions défendues. Et même cette curiosité sans -conséquence aurait pu surprendre, chez une femme -de vie tellement ouverte et droite, de réputation -tellement inattaquable que les bonnes langues -mondaines en étaient réduites, pour la critiquer, -aux épithètes de «poseuse» et de «petit glaçon.»</p> - -<p class="i1">«Moi,» se disait-elle en roulant dans son joli -coupé neuf, «je ne pourrais pas me conduire -comme tant d'autres. Je n'ai ni le désir de tromper -Roger ni aucune raison pour le faire... Puis la -trahison est trop horriblement vulgaire dans ses -détails...»</p> - -<p class="i1">Elle songeait au mépris de l'homme à qui l'on -se donne, aux dégoûts des mensonges... Et ce -qu'elle voyait sans indignation chez les autres lui -<span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">[Pg 16]</a></span> -semblait, pensant à elle-même, une chose énorme, -répugnante, impossible...</p> - -<p class="i1">Mais pourquoi ses préoccupations du moment -se tournaient-elles vers l'adultère?...</p> - -<p class="i1">Elle n'avait pas emmené sa fille. Paulette, consolée -par quelque promesse, était retournée vers -miss Mary, sa gouvernante. Et, toutes deux, l'Anglaise -et la petite, elles avaient regardé, à travers -les étroits carreaux quadrillant la fenêtre de la -salle d'étude, M<sup>me</sup> Mervil monter en voiture. Le -beau coupé, avec son cheval bai-cerise et son cocher -en livrée mastic, attendait au ras du trottoir. -Car le petit hôtel des Mervil—situé dans une -large rue neuve, la rue Ampère—ne possédait -ni porte cochère ni remise, et le compositeur avait -dû louer dans une grande maison de rapport -voisine le local nécessaire pour loger l'équipage -qu'il donnait à sa femme.</p> - -<p class="i1">Maintenant, Simone s'en allait de visite en visite. -Elle avait vingt fois regardé l'heure à la petite -pendule incrustée en face d'elle entre les deux -glaces de devant. Elle avait dressé hors de sa gaîne -le miroir biseauté, fait jouer le ressort de la niche -à la poudre de riz et aux épingles, donné dix -contre-ordres à son cocher, pour avoir l'amusement -de parler dans le tube acoustique. Enfin, -elle avait regardé au dehors, trouvant que les -grises rues, dans cette sèche après-midi de décembre, -prenaient à travers les vitres claires, entre -<span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">[Pg 17]</a></span> -le cadre de cuir bleu, un aspect tout différent de -celui qu'on leur voit par les ternes carreaux éclaboussés -d'un fiacre.</p> - -<p class="i1">Mais cette joie d'enfant, cette félicité que procure -le bibelot neuf, cette fierté du luxe accru, -semblait à Simone bien moins vive que lorsque, -à l'avance, elle la savourait. Hélas! pourquoi son -imagination prenait-elle sans cesse les devants? -Tout ce qu'elle rêvait de posséder s'usait pour elle -avant qu'elle en eût joui, tant elle en grossissait la -valeur aussi longtemps que le destin lui défendait -d'y toucher. Elle devait être si contente, et elle se -sentait tout énervée! Aussi, c'était la faute de -M. d'Espayrac. Avait-il besoin de lui dire qu'il -avait choisi ce coupé? Son mari s'était ridiculisé -en se déclarant incapable d'acheter une voiture. -Et elle-même, Simone, la voilà transformée en -petite bourgeoise parvenue aux yeux de ce garçon -dont la famille roulait carrosse depuis des -siècles. L'immense talent de Roger, dont elle était -si fière, disparaissait momentanément devant les -renseignements de carrossier qui lui manquaient -et que Jean d'Espayrac avait dû lui fournir.</p> - -<p class="i1">Mais encore, était-ce bien cela? Était-ce de cette -futile circonstance que venait le malaise de Simone? -Non. Car un autre ami de son mari eût -surveillé l'achat de cette voiture qu'elle eût trouvé -la chose toute simple et n'y eût pas accordé une -minute de réflexion. Mais, à l'avenir, la pensée -<span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">[Pg 18]</a></span> -de M. d'Espayrac monterait avec elle dans ce -coupé, s'assoirait à ses côtés sur les coussins... Et -n'avait-elle pas compté sur ce cadeau de son mari -pour s'exalter la bonté de Roger, pour donner un -aliment à la tendresse conjugale qu'elle sentait, -au fond d'elle-même, devenir languissante, faiblir -au niveau d'une monotone habitude? N'avait-elle -pas, précisément, espéré que cette distraction -éloignerait l'image du beau Jean, dont la hantise, -depuis quelque temps déjà, ne laissait pas -que d'inquiéter un peu sa conscience d'honnête -femme?... Toutefois Simone ne s'en disait pas -aussi long. La seule analyse de pareils sentiments -lui eût paru dangereuse... presque coupable. -Puis, l'eût-elle essayée, qu'elle n'eût pas su peut-être—cette -petite créature aux sensations si fines -mais purement instinctives—démêler la cause -véritable de son imperceptible souffrance.</p> - -<p class="i1">Tout à coup, sur le trottoir du boulevard Haussmann, -près de la rue Taitbout, elle aperçut son -mari.</p> - -<p class="i1">Le compositeur marchait à grands pas, les yeux -à terre, l'air absorbé.</p> - -<p class="i1">«Comme il se voûte!» pensa Simone. «Et -comme il a tort de porter des chapeaux hauts de -forme à bords plats!»</p> - -<p class="i1">Elle siffla dans le tube acoustique et dit au cocher -d'aborder le trottoir.</p> - -<p class="i1">—Roger!... Psst!... Roger!</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">[Pg 19]</a></span></p> - -<p class="i1">Elle eut beau appeler très bas, par convenance, -deux ou trois messieurs se retournèrent. Mervil -fut le seul qui ne s'aperçut de rien. Mais un passant -lui fit remarquer la voiture.</p> - -<p class="i1">—Oh! c'est toi!... s'écria-t-il. Et voilà le coupé. -Mon Dieu, que tu es jolie là dedans!</p> - -<p class="i1">—D'Espayrac est venu, dit-elle—sans un -mot sur l'équipage dont elle avait tant parlé depuis -six semaines.—Il doit être encore chez -nous. Est-ce que tu ne rentres pas?</p> - -<p class="i1">—Non... A moins que tu ne me ramènes.</p> - -<p class="i1">Il ajouta plaisamment:</p> - -<p class="i1">—Vous ne donneriez pas, madame, à un -pauvre musicien, l'hospitalité dans votre belle -voiture?</p> - -<p class="i1">—Je n'ai pas le temps, j'ai encore six visites -à faire.</p> - -<p class="i1">—Ah! répliqua-t-il d'un ton naturel, sans -s'apercevoir qu'elle le boudait. Alors, adieu, à tout -à l'heure. Si Jean est encore là, retiens-le à dîner.</p> - -<p class="i1">Simone n'était pas plus méchante que toute -autre petite créature de vingt-cinq ans, sujette à -changer de caprice comme un canari de perchoir. -Elle était seulement de mauvaise humeur et s'irritait -qu'on n'y attachât nulle importance. Elle -retint donc son mari pour lui dire:</p> - -<p class="i1">—Elle est beaucoup trop lourde, cette voiture... -Ou c'est le cheval qui n'est pas fait, qui est -trop mou... Enfin, ça ne marche pas.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">[Pg 20]</a></span></p> - -<p class="i1">—Vraiment?</p> - -<p class="i1">Et Mervil, inquiet, recula d'un pas, jeta un coup -d'œil sur l'ensemble. Mais le tableau de sobre -élégance, la tenue du cocher, celle du cheval, les -tons de métal et de cuir neuf, puis, surtout, la -fine tête si jolie sur le fond bleu sombre, tout -cela l'enchanta. Avec une bonne expression -joyeuse, il se rapprocha, et, la voix baissée:</p> - -<p class="i1">—Tu es difficile, tu sais, Simone. C'est ravissant.</p> - -<p class="i1">—Avec cela que tu t'y connais! lui jeta-t-elle.</p> - -<p class="i1">Vivement elle releva la glace, donna une -adresse au cocher.</p> - -<p class="i1">Mais elle n'avait pas fait cent mètres que son -cœur se serra. Elle eut un remords.</p> - -<p class="i1">Mon Dieu! qu'avait-elle donc à s'irriter maintenant -ainsi contre Roger, pour la moindre chose? -Est-ce qu'elle allait ne plus l'aimer?... L'aimer... -Elle s'arrêtait sur ce mot. L'aimer... Et le son de -ces deux syllabes, mentalement murmurées, évoquait -des choses très lointaines, très douces, avec -des sentiments très lointains aussi, qui lui semblaient -n'avoir plus rien à faire avec elle-même; -des sentiments qui la stupéfiaient, tant ils lui paraissaient -invraisemblables.</p> - -<p class="i1">Quel âge avait-elle quand elle commença -d'aimer Roger Mervil? Douze ans!... moins -peut-être. Dans l'ombre du coupé, un sourire mélancoliquement -attendri flotta sur les délicates -<span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">[Pg 21]</a></span> -lèvres de Simone en songeant à la petite fille -qu'elle était alors, et à la passion pleine d'ignorance, -d'adoration, de soumission, de pureté, -qui gonflait son cœur d'enfant, tandis qu'elle -écoutait le jeune compositeur jouer doucement, -en chantant d'une voix ardente et basse, sur le -piano droit où elle-même, le matin, tapotait ses -gammes, dans l'angle du salon sévère de ses parents.</p> - -<p class="i1">Personne ne pénétra son secret de fillette, et elle -fût morte plutôt que de le laisser deviner, surtout -à Roger Mervil.</p> - -<p class="i1">Elle avait treize ans quand il eut son prix de -Rome. Le soir où il leur dit adieu, à la veille de -partir pour l'Italie, on la trouva étendue raide sur -le parquet de sa chambre. Elle fit une maladie -grave. On crut que c'était le seul fait de l'évolution -physique. La petite Simone se rétablit d'ailleurs. -Mais elle ne vivait que d'une seule pensée. -Pendant quatre ans, le souvenir de Roger l'accompagna -partout, à ses promenades, à ses leçons, à -ses premiers bals. C'était un rêve infiniment -chaste et tendre, que rien ne troublait, car Simone -avait la patience de l'extrême jeunesse: elle savait -qu'elle épouserait Roger ou bien qu'elle se -laisserait mourir. Ses parents lui donnaient une -belle dot, et lui n'avait que son talent; mais, dans -la famille de la jeune fille, les questions d'intérêt -ne passaient pas pour les plus importantes.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">[Pg 22]</a></span></p> - -<p class="i1">Et le dénouement heureux arriva, sans lutte ni -complications. Roger Mervil aima celle qui l'aimait, -et, bien qu'il eût plus de trente ans et elle -moins de dix-huit, on la lui donna sans beaucoup -de difficultés.</p> - -<p class="i1">Il y avait neuf ans de cela. Pendant neuf ans, -le ménage Mervil avait pu passer pour un modèle -de bonheur et de fidélité réciproque. Roger aimait -toujours Simone, et Simone aimait encore -Roger. Seulement le musicien de quarante ans, -chez qui dominait le fanatisme de son art, et le -musicien de trente et un, chez qui, au seuil du -mariage, ce même fanatisme avait déjà remplacé -toutes les autres illusions de la jeunesse, restaient -un seul et même individu, ou du moins deux très -identiques personnalités morales. Tandis qu'un -abîme s'était creusé entre la jeune fille de dix-sept -ans, élevée loin du monde, en un milieu austère, -et la Parisienne de vingt-six. Un abîme surtout -au point de vue du sentiment. La Simone d'aujourd'hui -n'avait pas moins que l'autre la faculté -d'aimer; toutefois le mot <span class="sc">AMOUR</span> prenait pour -elle un autre sens. Elle avait maintenant autre -chose à donner que la naïve exaltation d'une -pensée chaste; autre chose à demander qu'une -affection tranquille, supérieure et bienveillante. -Et ce nouvel échange de sentiments ne pouvait -se produire entre elle et son mari, parce qu'on ne -s'aime pas deux fois de deux façons différentes, -<span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">[Pg 23]</a></span> -surtout à neuf ans de distance, et surtout quand -on est marié. Il y avait tout un côté de la passion -qu'elle ne devait jamais connaître si elle voulait -rester fidèle. Un jour ou l'autre, son devoir, facile -jusque-là, lui apparaîtrait comme un renoncement.</p> - -<p class="i1">Lorsque Simone s'interrogeait sur l'état de son -cœur—ce qu'elle n'eût pas songé à faire autrefois, -ce qu'elle faisait maintenant à propos de tout—elle -se répondait encore à elle-même: «J'aime -mon mari.» Mais, à l'heure des songeries indistinctes, -et quand elle rêvait d'amour, ce n'était -plus l'image et le nom de Roger qui surgissaient -spontanément dans le mystère de ses évocations -intérieures.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">[Pg 24]</a></span></p> - - -<div class="chapter"> - <h2 class="no-break p2"><a name="III" id="III"></a>III</h2> -</div> - -<div class="p2"> - <img class="drop-cap" src="images/initial_c.jpg" alt="Lettre C." /> -</div> - -<p class="drop-cap"><span class="sc">Ce</span> même jour, à mesure que l'après-midi -s'avançait, Simone découvrait en elle-même -des choses attristantes qu'elle -n'y avait jamais vues: de pâles perspectives nostalgiques, -et des abîmes d'ennui, insondables, enténébrés.</p> - -<p class="i1">Pourquoi?... Pourquoi?... N'avait-elle pas tout -pour être heureuse? N'entendait-elle pas, au cours -des visites qu'elle égrenait, vanter sa propre -chance, et le talent grandissant de son mari, et le -succès mérité de ce délicieux <i>Roman de la Princesse</i>? -Ne percevait-elle pas, dans les louanges du -monde, l'accent tout nouveau de sincérité qu'imposent -le gros succès d'argent et les bousculades -des foules devant une œuvre d'artiste? Jusqu'à -<span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">[Pg 25]</a></span> -présent, quand on parlait de Mervil dans les salons, -chacun se croyait obligé d'expliquer qui il était, -de lui décerner un brevet de compositeur: «Vous -savez bien, Roger Mervil, qui a fait de si jolies -choses?...» Sans que nul retrouvât le titre d'aucune -de ces «jolies choses». Désormais, c'était -tout différent; il avait son étiquette: «L'auteur du -<i>Roman de la Princesse</i>». Et l'on ajoutait: «Cette -pièce qui fait le maximum tous les soirs aux <span class="sc">Fantaisies-Lyriques</span>.» -Alors tous les visages s'animaient, -s'éclairaient de la pensée: «Sapristi, ça -doit en représenter de l'argent!...» Les journaux, -d'ailleurs, ne faisaient plus suivre le nom de Mervil -par la formule «le compositeur bien connu», -appliquée à tous ceux qui ne le sont pas encore. -Enfin c'était la renommée, la fortune, tout ce -que Simone avait impatiemment attendu pour -l'homme au génie duquel elle avait foi.</p> - -<p class="i1">Et puis après?...</p> - -<p class="i1">Pour tout le monde il était transfiguré, mais -pour elle?... Oh! son talent, elle n'en avait jamais -douté. Et son acharné travail, elle en avait été témoin. -Oui, le talent, le travail... «Mon Dieu!» -pensait-elle, «comme je voudrais avoir encore -seize ans!... Ah! éprouver encore ce que j'ai -éprouvé ce jour de juin où maman est entrée dans -ma chambre avec une lettre dépliée:—«Une -nouvelle, Simone... Roger Mervil revient d'Italie, -et revient pour tout de bon.»—Ah! le bonheur -<span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">[Pg 26]</a></span> -fou, le bonheur dont on croit mourir! L'univers -que l'on prend en pitié pour la multitude des êtres -qui n'éprouvent pas ce qu'on ressent!... Et le soir -où, tous deux seuls près du piano, il m'a chanté -tout bas qu'il m'aimait... Cette mélodie passionnée... -ce regard... Et l'insomnie bienheureuse ensuite -dans mon petit lit de jeune fille, quand, les -yeux ouverts dans l'ombre, je revivais sans trêve -cet unique instant. Mais comment de pareilles -sensations sont-elles possibles? Était-ce Roger? -Était-ce moi?...»</p> - -<p class="i1">La songerie où Simone s'absorbait, dans l'anéantissement -de toutes les choses extérieures, se -trouva interrompue par l'arrêt de son coupé. La -jeune femme tressaillit et regarda dehors, dans le -crépuscule de cinq heures, le crépuscule parisien -piqué de becs de gaz, traversé par les reflets clairs -des vitrines, coupé et recoupé par de hâtives silhouettes. -Elle se trouvait devant un très bel hôtel -du boulevard Haussmann, à peu de distance du -carrefour de Messine. «Tiens! j'ai donc donné -l'adresse de Gisèle Chambertier?» C'était une -amie d'enfance, qu'elle tutoyait, dont jamais elle -n'avait pu se séparer, et contre laquelle, toutefois, -son mari nourrissait une prévention. «Bah! Roger -ne pourra pas m'en vouloir. Il y a près d'un -mois que je ne l'ai vue.»</p> - -<p class="i1">Quand Simone fit cette réflexion, les deux -coups de timbre annonçant sa visite avaient déjà -<span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">[Pg 27]</a></span> -retenti, et le valet de pied lui ouvrait toute grande -la porte vitrée de la vérandah. Un second domestique -lui fit traverser une galerie où des feuillages -luisaient sous des rayons électriques, puis le hall -et le grand salon, avant de crier son nom devant -une portière olive et vieux rose drapée somptueusement.</p> - -<p class="i1">Elle entra dans la jolie pièce Louis XVI où -Gisèle tenait son <i>five o'clock</i>.</p> - -<p class="i1">Il n'y avait que trois femmes, et les deux amies -s'embrassèrent.</p> - -<p class="i1">Gisèle avait vingt-huit ans. C'était une brune, -qui, artificiellement, donnait à sa chevelure des -tons de cuivre. Dans une toute petite tête fine de -médaille, elle ouvrait d'immenses yeux sombres, -noyés, des yeux dont le lourd et doux regard se -posait comme un contact, des yeux de langueur, -des yeux de vertige. Grande, avec un corps très -souple, elle paraissait presque trop maigre; pourtant -ses mains n'étaient pas sèches; au contraire, -des fossettes trouaient leur chair blanche, finement -pétrie en un moule très pur. Sous les ongles -roses, comme dans la pourpre des lèvres, un sang -vigoureux et coloré circulait, que n'eût point -trahi le teint du visage avec sa délicatesse de camélia. -Cette belle créature était vêtue d'un corsage -tout en valenciennes sur mousseline de soie -couleur paille, et d'une longue jupe en lourd -broché noir dont la traîne ondulait derrière elle. -<span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">[Pg 28]</a></span> -Quand elle se leva pour embrasser Simone, sa -taille flexible se cambra sur ses minces hanches -avec tant de liberté que l'une de ses visiteuses -chuchota vers sa voisine:</p> - -<p class="i1">—Vous voyez bien qu'elle ne porte pas de -corset.</p> - -<p class="i1">Après cette remarque, la dame se leva pour -prendre congé. Les deux autres l'imitèrent. Gisèle -resta seule avec Simone.</p> - -<p class="i1">—Ah! dit celle-ci en se laissant tomber au -fond d'une bergère, que la vie est bête, ma pauvre -mignonne!</p> - -<p class="i1">—Quand on la prend comme toi, dit Gisèle -avec une voix lente, sans timbre, mais d'une pénétrante -douceur et qu'on avait envie d'entendre -encore.</p> - -<p class="i1">Elle s'était approchée de la table à thé; -maintenant elle préparait une tasse pour son -amie.</p> - -<p class="i1">—Eh! tu ne prends pas l'existence autrement -que moi, dit vivement Simone. Au fond tu es -la plus honnête femme du monde, bien que tu -t'amuses à poser pour le sphinx, et qu'avec tous -tes paradoxes tu risques ta réputation.</p> - -<p class="i1">—Bah! fit Gisèle, tu n'as pas besoin de -me défendre à tes propres yeux. Je sais trop -qu'un jour ou l'autre, nous serons brouillées à -mort.</p> - -<p class="i1">—Oh! ma chérie, ne dis pas cela.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">[Pg 29]</a></span></p> - -<p class="i1">—Allons!... Tu m'as déjà fait entendre que -ton mari n'aime pas que nous nous voyions trop -souvent.</p> - -<p class="i1">—Jamais!... Gisèle!... Jamais je ne t'ai fait la -moindre allusion...</p> - -<p class="i1">—Mettons que je l'aie deviné. Mais je ne t'en -veux pas, ma petite Simone, ajouta M<sup>me</sup> Chambertier, -en poussant un pouf à côté de son amie, -pour s'asseoir tout près d'elle et lui passer un -bras à la taille.—Nous sommes tellement différentes, -vois-tu!</p> - -<p class="i1">—C'est absurde ce que tu dis là, Gisèle. On -croirait que tu répètes cela pour me faire de la -peine.</p> - -<p class="i1">—Eh bien! je ne le dirai plus, reprit -M<sup>me</sup> Chambertier en se levant, jusqu'à ce que tu -t'en aperçoives par toi-même. Comment va ta -petite Paulette?</p> - -<p class="i1">—Très bien. Non... c'est-à-dire, elle est un -peu enrhumée. Voyons, pourquoi sommes-nous -si différentes?...</p> - -<p class="i1">Gisèle haussa légèrement ses épaules, si fines, -si nerveuses, sous la dentelle et la mousseline.</p> - -<p class="i1">—Ton mari prétendrait que je te donne de -mauvais conseils.</p> - -<p class="i1">—Encore!...</p> - -<p class="i1">—Eh bien! s'écria Gisèle, en dressant son buste -félin. Moi, je cultive mon MOI (pour employer -une expression dont les hommes n'auront pas -<span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">[Pg 30]</a></span> -seuls le privilège). Toi, tu cultives un tas de -vieux préjugés; tu cultives des ombres: l'opinion -d'autrui, la morale de la portière, le code conjugal -tel que ces messieurs l'ont fait à notre usage -et à leur plus grand profit. Tu acceptes des devoirs -que tu ne discutes même pas. Penser t'effarouche, -vivre te fait peur. Tu n'oses t'interroger; -tu te défies de ce que ton cœur, de ce que ta -raison, de ce que tes sens te répondent. Ton innocente -petite personne te fait l'effet d'un monstre -qu'il faut sans cesse tenir en bride... Moi, que je -sois bonne ou méchante, peu m'importe! Ce qui -m'occupe, c'est de satisfaire ma méchanceté ou -ma bonté. Je m'étudie pour savoir au juste ce -que je veux, et, quand je le sais, je le fais. Qu'est-ce -que les autres peuvent m'apprendre là-dessus? -Qu'en savent-ils? Cela les touche-t-il? Si je me -découvrais un vice, je ne perdrais pas mon temps -à savoir d'où il me vient, je m'appliquerais à le -satisfaire par tous les moyens possibles.</p> - -<p class="i1">—Là! dit Simone, te voilà partie... Si je ne te -connaissais pas pourtant!... Mais, folle que tu es, -puisque tu n'en as pas, des vices!...</p> - -<p class="i1">—Ils viendront, dit Gisèle en riant. J'approche -de la trentaine. On prétend que c'est l'âge -où ils poussent.</p> - -<p class="i1">Sur le seuil, sous les draperies de la portière, -la voix du domestique annonça:</p> - -<p class="i1">—Monsieur d'Espayrac.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">[Pg 31]</a></span></p> - -<p class="i1">Et Jean parut,—grand, les épaules larges, la -taille svelte dans la redingote irréprochable, la -démarche pleine d'aisance,—un type de force, -d'élégance et de masculine beauté.</p> - -<p class="i1">«Ah!» se dit Simone, «il vient donc souvent -ici?» Et elle eut au cœur comme une bizarre -crispation d'angoisse, irrésistible, inexplicable -comme sa nervosité et sa nostalgie des heures -précédentes.</p> - -<p class="i1">Jean fut heureux de trouver les deux jeunes -femmes ensemble, et seules. Il le leur dit, avec -cette nuance d'ironie subtile dont le Parisien -homme du monde voile toujours aussi bien le -vide que la sincérité de ses sentiments. Et toutes -deux répondirent en riant, avec la demi-incrédulité -qui est la contre-partie féminine de cette -demi-franchise.</p> - -<p class="i1">Elles l'intéressaient l'une et l'autre très diversement.</p> - -<p class="i1">Il pressentait en Simone une sœur d'âme, et il -éprouvait pour Gisèle une violente affinité sensuelle. -Il jugeait que son collaborateur Mervil -avait une chance unique de posséder cette fine -blonde créée pour les bonheurs intimes et qu'on -sentait incapable d'une trahison; tandis que, plus -il observait Gisèle, plus il plaignait M. Chambertier. -Toutefois, lorsque, par l'imagination, il -se substituait à l'un des deux maris, c'est dans le -rôle du dernier qu'il se complaisait à se voir, et -<span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">[Pg 32]</a></span> -de la façon la plus précise. Près de Gisèle, ses -sens lui parlaient un langage clair, qu'il ne voulait -pas écouter, mais auquel il ne se trompait -pas. Près de Simone, ce qui s'éveillait en lui, -c'était la délicieuse et vague chanson de son jeune -passé, ses premiers rêves purs, les caresses de sa -mère, les sanglots tendres de son adolescence -dans le jardin moussu du vieil hôtel d'Espayrac, -par les beaux soirs des étés morts. C'étaient aussi -des réminiscences plus anciennes; car Simone -ressemblait à l'idéal de droiture, de simplicité, -de chasteté féminines, qui avait fait battre le -cœur de ses aïeux, et, de nouveau, près d'elle, ce -cœur-là tressaillait en lui. Dans un vieux château -gothique, il y avait des siècles, Jean avait aimé -une femme comme elle,—une femme aux longues -tresses blondes, aux yeux clairs de source, -avec un missel ou une quenouille entre les doigts,—il -l'avait aimée lorsque, parcelle de vie inconsciente, -existante déjà mais non encore personnifiée, -ce qui devait un jour être lui palpitait -confusément dans le sein de quelque ancêtre. -A peine pourtant se rendait-il compte de cet -obscur désir d'âme qui l'entraînait vers M<sup>me</sup> Mervil. -Au contraire, il s'en voulait de se sentir si -brutalement épris de M<sup>me</sup> Chambertier.</p> - -<p class="i1">«Quand on aime une femme du monde comme -une fille,» se disait-il, «la seule chose à faire, -c'est de la fuir. Car, ou elle mérite mieux, et l'on -<span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">[Pg 33]</a></span> -n'a pas le droit de lui offrir une passion qui serait -une offense; ou c'est le contraire... et alors, -que d'embarras pour si peu de chose, et quel -écœurement après le caprice!»</p> - -<p class="i1">«D'ailleurs,» pensait-il encore, «ce serait ridicule -et triste de prendre sa femme à un brave -homme aussi aveugle, aussi bêtement bon que -Chambertier.»</p> - -<p class="i1">Précisément comme M. d'Espayrac pensait au -maître du logis, celui-ci pénétra dans le petit salon -par une porte donnant sur une salle de billard.</p> - -<p class="i1">Édouard Chambertier était un homme de -trente-cinq à trente-huit ans, grand, lourd, gauche -et doux, qui bedonnait un peu, et dont la tête, -enfoncée dans les épaules, offrait un commencement -de calvitie. La franchise et la bonté -empreintes sur sa physionomie éveillaient une -sympathie immédiate, mais la banalité qu'on y -découvrait aussitôt empêchait cette sympathie -de s'accentuer en un sentiment plus vif.</p> - -<p class="i1">D'intelligence nulle, il ne devait sa haute situation -comme président du Conseil d'administration -dans une grande Compagnie d'assurances -qu'à la masse des capitaux dont il avait enrichi -l'affaire. C'était un de ces êtres effacés, sans -prestige et sans mystère, qui n'ont ni amis ni -ennemis, qui n'inquiètent, n'effraient ni n'attachent,—en -un mot, qui ne comptent pas. Il ne -comptait pas plus, dans son intérieur, pour sa -<span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">[Pg 34]</a></span> -femme et pour ses domestiques, qu'il ne comptait, -dans son Conseil, pour ses co-actionnaires -ou ses subordonnés. On le recherchait à cause -de sa fortune; et, quoiqu'il fût très liant, on ne -se plaisait guère en sa société, parce qu'il ennuyait. -Quelques-uns l'avaient cru naïf et pensèrent -l'exploiter. Mais une certaine finesse prudente -qu'il apportait dans les questions d'argent -découragea les tentatives. Il avait épousé Gisèle -dans une crise d'amour violent, ne s'était pas ensuite -étonné tout d'abord des dédains affichés -de cette créature qu'il jugeait supérieure, avait -pleinement joui du bonheur d'être son domestique -et son banquier. Plus tard, il avait souffert -d'une vague souffrance inavouée, qui n'était ni -de la révolte, ni de la jalousie: car son indolence -de nature excluait des sentiments aussi forts, et -ce n'était point un imaginatif, que les soupçons, -les pressentiments, les visions du possible pussent -aiguillonner et torturer. Il ne s'était jamais dit -ce que les familiers de sa maison se murmuraient -à l'oreille: qu'un jour ou l'autre sa femme le -tromperait, que c'était inévitable. Il ne voyait -Gisèle, en effet, que dans les attitudes où il lui -plaisait, à elle, de se montrer à lui; de ce que, -plusieurs fois, elle avait haussé les épaules en -parlant des hommes qui osaient lui faire la cour, -M. Chambertier concluait qu'auprès d'elle tous -perdraient à jamais leurs peines.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">[Pg 35]</a></span></p> - -<p class="i1">Cette notion, désormais implantée dans son -cerveau, aurait pu prévaloir en lui contre l'évidence -même. C'est ce qu'on appelle une grâce -d'état; mais cela provenait tout simplement de -la difficulté—plus grande encore chez cet homme -que chez un autre—de concevoir un être objectivement, -c'est-à-dire en dehors de tout rapport -avec soi-même. La subjectivité du point de vue -augmente avec le nombre des liens qui enchevêtrent -deux personnalités, deux existences. C'est -pourquoi il est radicalement impossible à un -mari et à une femme de se connaître jamais l'un -l'autre.</p> - -<p class="i1">Lorsque M. Chambertier parut dans le petit -salon, d'autres visites venaient d'arriver. Simone -se tenait debout, prête à partir. En l'apercevant, -elle regretta de n'être pas déjà loin. Ce gros -homme si bon la gênait, et, chose singulière, lui -faisait presque peur. Mais une peur spéciale. Il -l'avait prise pour confidente, elle, l'amie intime -de Gisèle, et, depuis quelque temps, la poursuivait -partout, afin de se faire persuader par -M<sup>me</sup> Mervil que sa femme, au fond, l'aimait, en -dépit des duretés qu'elle ne lui ménageait pas. -Une compassion délicate, un désir de consoler -Chambertier, et les illusions que Simone conservait -naguère encore sur un tel sujet, la poussaient -tout d'abord, d'elle-même, à assumer ce -rôle. Sa façon tendrement légère de toucher aux -<span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">[Pg 36]</a></span> -blessures d'âme avait paru à cet être épais mais -sensible quelque chose de nouveau, de suave, de -merveilleusement doux. Il avait indiscrètement -imposé à Simone la continuation de ce traitement -sentimental, et la pauvre jeune femme, incapable -d'un procédé cruel, ne savait plus comment -se débarrasser de son malade.</p> - -<p class="i1">Sa position entre les deux époux devenait -tous les jours plus fausse. Chambertier la prenait -à part, ou venait la voir à l'improviste et en secret, -pour l'entretenir de Gisèle, et Gisèle ne lui -cachait plus le dédain absolu que lui inspirait -Chambertier. Simone, si franche, se trouvait -avoir des secrets pour chacun des deux avec -l'autre. Sans compter que Chambertier, tout en -adorant la femme dont il souffrait, commençait -à s'éprendre, inconsciemment peut-être, de sa -consolatrice. Tout cela était fait pour inquiéter -la scrupuleuse conscience de M<sup>me</sup> Mervil, mais -aussi pour amuser de charités subtiles, de menus -dangers et de vapeurs de passions remuées son -cœur qui s'ennuyait.</p> - -<p class="i1">Aujourd'hui elle fut surtout contrariée de voir -le mari de son amie, parce que ses préoccupations -personnelles, bien qu'indéfinies, inexprimables, -suffisaient à son activité sentimentale. -Et aussi parce que, immédiatement, elle songea -que ce serait lui, et non pas M. d'Espayrac, qui l'accompagnerait -pour quitter le salon. Or, elle voulait -<span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">[Pg 37]</a></span> -demander à Jean l'explication d'un mot prononcé -par lui tout à l'heure. Quand elle s'était -levée, il avait fait le même mouvement. Et il -attendait qu'elle eût dit adieu pour la suivre. -Mais lorsqu'il vit entrer Chambertier, d'Espayrac, -peu soucieux de s'attarder avec ce mari agaçant -de la femme qu'il désirait, salua brièvement et -disparut.</p> - -<p class="i1">Simone, au contraire, se rassit un instant, ne -voulant pas avoir l'air de s'élancer à sa suite. Et, -tout en répondant aux banalités d'une conversation -sans intérêt, elle songeait maintenant à son -mari avec une inquiétude toute nouvelle et subitement -éveillée. M. d'Espayrac avait dit quelques -minutes auparavant—et c'était cette phrase -qu'elle aurait bien voulu lui faire éclaircir: «Je -ne suis pas resté chez vous, madame, à attendre -Mervil, parce que je me suis tout à coup rappelé -qu'il devait assister cette après-midi à une répétition. -On a distribué en double tous les rôles -du <i>Roman de la Princesse</i>, et il était inquiet pour -sa «prima donna», celle qui chante le rôle si -difficile d'<i>Ida</i>,—vous savez, cette jeune cantatrice -qu'il a presque imposée à notre directeur.»</p> - -<p class="i1">M<sup>me</sup> Mervil ne savait pas. Elle ne fit aucune -remarque, ne voulant pas paraître ignorer l'existence -de cette jeune cantatrice à laquelle s'intéressait -son mari. Mais sa petite tête commençait -à travailler.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">[Pg 38]</a></span></p> - -<p class="i1">Pourquoi Roger ne lui avait-il point parlé de -cette femme? Pourquoi l'imposait-il au directeur, -puisqu'il ne comptait pas sur son talent, -puisqu'il était inquiet de la façon dont elle doublerait -le rôle? Si M<sup>me</sup> Mervil avait pu sortir avec -Jean d'Espayrac, par une adroite question elle -aurait appris quelque chose. Mais cet insigne maladroit -de Chambertier avait tout fait manquer -en arrivant.</p> - -<p class="i1">La nervosité dont Simone avait souffert toute -la journée s'exaspérait. Malgré la chaleur du salon, -ses petits pieds se glaçaient dans ses souliers -minces. Une flamme, au contraire, lui montait -aux joues; et elle sentait aux yeux des picotements, -comme si elle allait pleurer.</p> - -<p class="i1">—J'ai la migraine, dit-elle.</p> - -<p class="i1">Des petits cris de pitié s'élevèrent parmi ces -dames. Gisèle voulut lui faire prendre un calmant, -de l'antipyrine ou une perle d'éther. Mais -Simone déclara qu'elle avait hâte de rentrer chez -elle. En disant adieu à son amie, elle ne put se -tenir, malgré la présence des étrangères, de la -serrer en une longue étreinte, de l'embrasser à -plusieurs reprises. Un élan de cœur, le regret d'un -mouvement de jalousie à l'égard de Gisèle, un -besoin de câline sympathie, provoquèrent cette -explosion de tendresse.</p> - -<p class="i1">Comme elle traversait le grand salon, elle -aperçut à côté d'elle, inévitablement, le visage -<span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">[Pg 39]</a></span> -coloré de Chambertier, avec son air de bon chien -craintif.</p> - -<p class="i1">—Permettez que je vous accompagne, disait-il.</p> - -<p class="i1">Puis, quand ils arrivèrent près de la serre, qu'il -fallait traverser pour sortir:</p> - -<p class="i1">—Ne restez pas si longtemps sans venir voir -Gisèle, je vous en prie! fit-il, suppliant. Vous -avez sur elle une si bonne influence!...</p> - -<p class="i1">Il ajouta que cela n'avait pas marché du tout -ce mois-ci. M<sup>me</sup> Chambertier avait eu des colères, -des bouderies, des fantaisies absolument déraisonnables.</p> - -<p class="i1">—Tout ce que je lui dis l'exaspère... Ce n'est -pas sa faute... Je sais bien... Ce sont les nerfs... -Et puis, je m'y prends mal sans doute... Au fond, -je ne connais pas les femmes, moi. Je ne suis pas -un don Juan... Je ne sais pas ce qu'il faut leur -dire.</p> - -<p class="i1">Simone lui pressa la main, n'ayant pas la tête -à lui répondre.</p> - -<p class="i1">Et le gros homme baisa cette main, avec un -peu trop de reconnaissance peut-être, murmurant:</p> - -<p class="i1">—Que vous êtes bonne!... Ah! que la vie est -mal faite... Si seulement c'était vous que j'avais -rencontrée!...</p> - -<p class="i1">Simone s'échappa, honteuse de se répéter cette -exclamation avec une sorte de plaisir. La nullité -<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">[Pg 40]</a></span> -de ce brave homme rendait son hommage banal -et fade jusqu'à l'écœurement. Mais il était le -mari de Gisèle, une des femmes les plus belles et -les plus intelligentes de Paris...</p> - -<p class="i1">«Eh quoi! je suis donc un monstre?» pensa -M<sup>me</sup> Mervil.</p> - -<p class="i1">Pourtant l'humiliante satisfaction qu'elle éprouvait -redoubla sur cette réflexion: «Ah! bien, si -Jean d'Espayrac fait la cour à Gisèle, il verra que -ce n'est pas tout rose. Avec ce caractère qu'elle -a, elle lui en donnera de l'agrément!...»</p> - -<p class="i1">Alors elle tressaillit à la pensée que si M<sup>me</sup> Chambertier -s'éprenait de M. d'Espayrac, elle irait jusqu'au -bout de cet amour, n'ayant pas de scrupule -qui pût l'en empêcher. «Ce serait abominable!» -se dit Simone.</p> - -<p class="i1">Elle était de nouveau enfermée dans sa voiture, -livrée à la fièvre de ses impressions, et enveloppée -par cette autre fièvre intense qui est le -mouvement de Paris, dans la nuit éclaboussée de -lumières, un soir de décembre, vers six heures. -A chaque instant le coupé s'arrêtait, pris dans un -encombrement. On entendait les jurons et les -rires des cochers, puis on repartait, d'une secousse -lente, pour s'arrêter encore, trois pas plus loin. -Les ombres noires des passants pressés filaient -entre le nez des chevaux et les roues des véhicules. -Les paquets de papier pâle—ces étrennes -de vingt-neuf sous ou de vingt-neuf louis dont -<span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">[Pg 41]</a></span> -la plupart avaient les mains encombrées—faisaient -des taches claires contre leurs vêtements -obscurs. Une charrette à bras, chargée de chevaux -mécaniques, en des attitudes cabrées, tous crins -au vent, accrocha la voiture de Simone, mais se -dégagea tout aussitôt, sans autre accident qu'un -léger choc. Et elle regarda ces jouets pimpants, -dont les lanternes claires du coupé faisaient briller -le bois verni, les roues d'acier, les selles de -velours. Elle soupira à la fois de n'avoir pas de -fils et de n'être plus elle-même une enfant. Puis -elle sourit en songeant à sa petite Paulette, qui, -si elle osait, se ferait donner des étrennes de garçon. -«Bah! elle aura bientôt un cheval vivant. -Roger va lui faire commencer des leçons de manège.»</p> - -<p class="i1">Roger... Paulette... Toute l'agitation de Simone -se fondit en un accès de tendresse éperdue pour -ces deux êtres. «Mais oui, je suis heureuse... Je -les possède, ils sont à moi... Ils m'aiment... Je les -adore!»</p> - -<p class="i1">Elle siffla dans le tube acoustique et dit à son -cocher de la conduire au théâtre des <span class="sc">Fantaisies-Lyriques</span>. -«Je demanderai au concierge si -M. Mervil y est encore et nous reviendrons ensemble. -Roger sera content. Je n'ai pas été gentille -avec lui tout à l'heure. Et je sais ce que je -vais faire... Je l'interrogerai franchement à propos -de cette actrice. Il aura oublié de m'en parler... -<span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">[Pg 42]</a></span> -Elle ne doit pas être bien intéressante... -Une doublure!...»</p> - -<p class="i1">Un bien-être singulier inondait maintenant le -cœur de Simone. Elle se voyait revenant à côté -de son mari, dans l'intimité de cette voiture -close, et lui parlant, l'écoutant avec la confiance -profonde, mais un peu craintive, qu'il avait su -lui inspirer. Les impressions mauvaises de la -journée allaient disparaître. Oh! comme elle -avait hâte de le revoir! Comme cette course lui -paraissait lente à travers les rues encombrées!</p> - -<p class="i1">On approchait pourtant. La voiture tourna dans -une courte rue élégante, où blanchissaient des -lumières électriques, à proximité du boulevard. -Mais, avant d'atteindre le théâtre, il fallut subir -encore un arrêt. Simone abaissa l'une des glaces, -et, dans son impatience, pencha un peu la tête. -La sensation d'un froid mortel, qui n'était pas -celui du dehors, hérissa, sous la chaleur des -fourrures, sa chair délicate. Elle apercevait Roger, -qui, précisément, sortait par la porte des artistes, -et qui ne sortait pas seul. Une femme, enveloppée -d'une magnifique pelisse de loutre, et -sur la tête rousse de laquelle tremblait une aigrette -scintillante, traversa le trottoir à ses côtés. -Tous deux s'approchèrent d'un équipage dont -un valet de pied ouvrit la portière. Mais Roger -Mervil fit un geste de dénégation et appela un -fiacre. La femme dit un mot au domestique. -<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">[Pg 43]</a></span> -L'équipage partit à vide, faisant enfin place au -coupé de M<sup>me</sup> Mervil. Mais, quand ce coupé arriva -devant le théâtre, Simone avait eu le temps -de voir son mari monter dans le fiacre avec cette -étrangère, et s'éloigner dans une autre direction.</p> - -<p class="i1">Elle était anéantie. La force lui manquait pour -faire un mouvement. Elle avait dans la tête une -sensation de vide, et dans le cœur une douleur -folle, atroce, une douleur à crier. La première -idée nette qui lui revint, ce fut celle de son cocher, -qui attendait.</p> - -<p class="i1">«Pourvu qu'il n'ait rien remarqué!» pensa-t-elle.</p> - -<p class="i1">Et, pour faire semblant de n'avoir elle-même -rien vu, elle eut le courage de descendre, bien -que toute chancelante sur ses jambes amollies -par l'émotion, de franchir le trottoir, d'entrer -s'informer chez la concierge.</p> - -<p class="i1">Quand elle se trouva dans le corridor bien -éclairé, quand elle poussa la porte de la loge, -où une vieille figure familière l'accueillit d'un -salut empressé, elle eut tout à coup le sentiment -qu'elle avait rêvé, ou mal observé, ou mal interprété -quelque chose de tout naturel.</p> - -<p class="i1">Elle demanda:</p> - -<p class="i1">—M. Mervil est-il encore là? avec presque -l'espoir qu'on pouvait lui répondre «oui».</p> - -<p class="i1">—M. Mervil quitte le théâtre à l'instant, fut -la réplique immédiate.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">[Pg 44]</a></span></p> - -<p class="i1">Simone reprit, en tâchant d'arrêter le tremblement -de ses lèvres:</p> - -<p class="i1">—N'est-il pas sorti avec... avec le directeur, -M. Fournière?</p> - -<p class="i1">La concierge, méfiante et subitement sur ses -gardes, ne dit pas avec qui M. Mervil était sorti. -Mais elle crut pouvoir parler du directeur:</p> - -<p class="i1">—M. Fournière n'est pas venu au théâtre aujourd'hui, -madame.</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">Un moment après, comme Simone, rentrée -chez elle, disait à sa femme de chambre: «Qu'on -ne serve pas encore. Dites à la cuisine qu'il faut -attendre Monsieur,» on lui apporta un télégramme—un -<i>petit bleu</i>—sur lequel elle -reconnut l'écriture de son mari.</p> - -<p class="i1">Elle déchira les bords durcis de gomme, et -lut d'emblée toute la phrase:</p> - -<p class="i1">«Dîne ce soir sans moi, ma chère amie, avec -Paulette, qui tiendra gentiment compagnie à sa -petite maman. Fournière m'emmène pour toute -la soirée, au sortir de la répétition. Excuse-moi, -nous avons à causer d'affaires.»</p> - -<p class="ar"> -«Ton <span class="sc">Roger</span>.»</p> - -<hr class="chap" /> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">[Pg 45]</a></span></p> - - -<div class="chapter"> - <h2 class="no-break p2"><a name="IV" id="IV"></a>IV</h2> -</div> - -<div class="p2"> - <img class="drop-cap" src="images/initial_m.jpg" alt="Lettre M." /> -</div> - -<p class="drop-cap"><span class="sc">Mervil</span> n'avait jamais trompé sa femme. -Du moins il ne croyait pas l'avoir -trompée lorsque—étant allé faire -jouer une de ses opérettes à Madrid—il avait -accepté durant trois semaines les faveurs offertes -par une dugazon espagnole. Pour se persuader -qu'il trompait Simone, Roger Mervil aurait eu -besoin de sentir son cœur et sa pensée, comme -sa chair, absorbés, possédés, satisfaits par une -autre femme; il lui eût fallu concevoir le désir -de mettre dans sa vie, pour toujours, à toute -heure, une autre compagne que celle qui partageait -sa maison, ses affections, ses soucis, ses -joies, ses habitudes. Tant qu'il n'imaginait pas -une autre femme à la place de la sienne; bien -<span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">[Pg 46]</a></span> -plus, tant qu'il n'imaginait pas même l'avenir -possible autrement que traversé côte à côte avec -cette chère créature, comment eût-il cru la trahir? -Comment eût-il cru seulement lui faire le moindre -tort? Ainsi que la plupart des hommes, il n'attachait -aucune importance à la passagère réalisation -d'un caprice sensuel. Et si quelqu'un, à ce -sujet, eût prononcé devant lui les mots d'adultère -et de trahison, il n'aurait pu se retenir de -hausser les épaules.</p> - -<p class="i1">Toutefois il avait souvent—dans sa carrière -d'homme de théâtre, où les occasions le cherchaient—résisté -à des tentations de ce genre. -Simplement par la crainte d'un hasard fâcheux, -qui pouvait éveiller chez Simone une jalousie, -puérile peut-être, mais à coup sûr cruelle. Et -aussi par répugnance du mensonge à prononcer, -du prétexte à fabriquer, en face de cette limpidité, -de cette confiance, qui rendaient si beau le -regard de sa jeune femme.</p> - -<p class="i1">Aujourd'hui, Mervil, moins jeune et plus enfiévré -de travail, était plus que jamais à l'abri -des aventures de coulisses. Toutefois, moralement, -il s'y sentait plus accessible: car des années -de vie parisienne et de sécurité conjugale avaient -encore amoindri ses scrupules, émoussé sa délicatesse. -Vraiment il n'eût convenu avec personne, -et encore moins avec lui-même, qu'une -heure passée dans l'alcôve d'une actrice pût peser -<span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">[Pg 47]</a></span> -dans ses affections et dans sa vie plus que l'action -de savourer un bon cigare ou de humer un -sherry-cobbler. Désormais, s'il eût songé aux jalousies -possibles de Simone, c'eût été avec une -nuance d'impatience, tant elles lui eussent paru -factices, conventionnelles, disproportionnées à -une semblable cause.</p> - -<p class="i1">Mervil n'avait donc, à ses propres yeux, jamais -trompé sa femme. Et, certes, il eût juré -qu'il ne la trompait pas ce soir—même lorsqu'il -montait en fiacre à côté de cette Netty Davidson, -cette jolie juive rousse aux yeux verts, -née dans un effrayant bouge de la Cité, à Londres, -et qui, maintenant, non contente d'avoir à -Paris un hôtel, des chevaux et des diamants, -voulait se lancer dans le grand art, et faire entendre -son grêle filet de voix sur la scène des -<span class="sc">Fantaisies-Lyriques</span>.</p> - -<p class="i1">Ce qu'elle avait essayé de séductions sur Mervil, -pour se faire donner au moins la doublure -d'un rôle, est inimaginable! Le compositeur ne -mettait plus les pieds au théâtre sans y rencontrer -Netty. Elle y avait, de temps à autre, chanté -quelques répliques, et elle savait y garder ses -libres entrées à force de largesses envers le personnel. -Roger Mervil, qui ne voyait en elle -qu'une cocotte prétentieuse, la prit en grippe, -l'écarta, la rudoya presque. Mais, un beau jour, -dans un corridor, comme elle le frôlait en minaudant, -<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">[Pg 48]</a></span> -se plaignant et le raillant à la fois de cette -humeur farouche, l'amollissant d'une prière humble, -puis, tout à coup, le cinglant d'une parole -moqueuse, il eut la soudaine perception de tout -l'attrait sensuel que dégageait cette femme; un -furieux désir d'elle s'empara de lui, le bouleversa -tout entier, en une seconde, avec tant de brusquerie -et de violence qu'il en fut ensuite stupéfait. -Il lui saisit les bras, les lui meurtrit, chercha -de sa bouche le rire étincelant des lèvres pourprées, -des dents blanches...</p> - -<p class="i1">Et Netty, avec une sourde exclamation de -victoire, qui ressemblait à un soupir de passion, -l'entraîna dans une loge...</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">Mervil, très humilié, très vexé de sa défaite, -avait dû tourmenter Fournière et d'Espayrac pour -qu'on fît étudier en double le rôle d'<i>Ida</i> par -Netty Davidson. Il affectait de croire à son talent. -Mais, quand il l'entendit chanter, sans -nuances, sans âme, presque sans voix, devant les -physionomies résignées ou ironiques du directeur -et du poète, il se sentit tellement exaspéré contre -elle qu'il aurait voulu la battre. Par bonheur, la -cantatrice qui tenait effectivement le rôle était -d'une si belle santé, d'une si infatigable vaillance, -qu'on ne prévoyait pas avoir jamais besoin de la -doublure. Puis la beauté de Netty—cette beauté -jeune, suggestive, matérielle—la sauverait elle-même -<span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">[Pg 49]</a></span> -et sauverait la représentation du ridicule, -s'il fallait qu'elle parût devant le public.</p> - -<p class="i1">Le coup de désir que Mervil avait éprouvé -pour cette femme ne pouvait tenir contre le supplice -qu'elle infligeait à son sentiment d'artiste, -à sa vanité de compositeur, à ses oreilles de musicien. -Il se montra plus rude encore pour Netty -après avoir succombé à la tentation de ses frisons -roux, de sa peau lactée, de son rouge rire -provocateur, de ses câlines façons de chatte. Les -répétitions furent de durs moments pour la pauvre -fille. Pourtant cette bizarre ambitieuse tint bon. -La considération et la clientèle qu'elle acquit -ainsi dans le quart-de-monde où elle évoluait la -consolèrent. D'ailleurs Mervil eut encore parfois -des défaillances... La dernière fut précisément -celle dont sa femme eut l'horrible surprise et la -foudroyante vision.</p> - -<p class="i1">C'était Netty Davidson que Simone, par la -portière de son coupé, avait vue sortir du théâtre -côte à côte avec son mari. C'était l'équipage de -Netty Davidson qui avait arrêté le sien, et dans -lequel Roger, sous ses yeux, avait refusé de monter. -Mervil, pour rien au monde, ne se fût assis -dans cette voiture de cocotte. Mais, quand le -fiacre où il était monté avec Netty se mit en -marche, peu s'en fallut que Simone n'aperçût le -baiser dont aussitôt l'actrice dérida la bouche, -maussadement fermée, du compositeur.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">[Pg 50]</a></span></p> - -<p class="i1">Et maintenant, il était plus de minuit. Mervil -s'était attardé à faire souper Netty, malgré l'irritation -et l'ennui mortel qu'il éprouvait près de -cette fille, dès après l'extinction de son fugace -désir. Il ne voulait pas rentrer chez lui trop tôt. -Il préférait trouver Simone endormie.</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">Simone ne dormait pas. Elle était couchée cependant. -Accoudée dans le large lit de milieu de -leur jolie chambre, les yeux fixés droit devant -elle,—ses yeux d'un bleu-gris si fin et que le -demi-jour de la veilleuse faisait paraître noirs,—elle -traversait l'heure la plus étrange de sa vie. La -plus étrange... mais, à sa grande stupeur, non pas -la plus douloureuse. Tout à l'heure, elle avait -souffert... oui, atrocement. Oh! ce retour dans la -voiture, où elle collait sa bouche contre le satin -des accoudoirs, et où elle mordait l'étoffe pour -ne pas crier d'angoisse!... Et les lignes de ce télégramme, -le mensonge du nom de Fournière, -de ce directeur que Roger n'avait pas même -rencontré aujourd'hui, qui n'avait pas paru de -l'après-midi à son théâtre!... Après avoir lu cela, -elle était montée, la tête perdue, droit dans sa -chambre. Elle avait remis son chapeau, son manteau... -Elle voulait courir, s'en aller... Où?... -Qu'importait!... Bien loin, là-bas... quelque part -où sa torture prendrait fin... Et, quand il reviendrait, -il trouverait la maison vide... Simone -<span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">[Pg 51]</a></span> -ouvrait la porte... Elle était folle. Elle ne savait -plus.</p> - -<p class="i1">Mais soudain, dans l'escalier, des pas vifs, décidés... -une voix joyeuse:</p> - -<p class="i1">—Mère, mère!... Tu ne viens pas dîner? Il y -a des bouchées aux crevettes!... Quelle chance, -hein? des bouchées aux crevettes!</p> - -<p class="i1">Et, comme elle avançait la tête, Simone aperçut -Paulette qui, à mi-hauteur de l'étage, son -buste gamin renversé sur la rampe, tous ses -grands cheveux fauves pendant sur le vide, -continuait à l'appeler en faisant de la gymnastique.</p> - -<p class="i1">—Tiens! dit l'enfant, tu as remis ton chapeau? -Tu dînes donc en ville?</p> - -<p class="i1">En deux bonds, la petite accourut. Sa mère la -prit dans ses bras. Mais l'étreinte fut si nerveuse -et des larmes si précipitées tombèrent sur le visage -de Paulette, que celle-ci, presque effrayée, -se débattit.</p> - -<p class="i1">—Qu'est-ce que tu as, dis, mère? Oh! ne -pleure pas comme ça!... Ne pleure pas, je t'en -prie!... Dis-moi ce qu'on t'a fait?</p> - -<p class="i1">—Rien, oh! rien... Je n'ai rien.</p> - -<p class="i1">—Rien?... Alors essuie ça, et puis ça, dit la -petite en la caressant avec son mouchoir. Et puis, -faut rire maintenant. Allons, riez, mémé... Riez, -ma petite mémé chérie.</p> - -<p class="i1">Simone souriait. Un tel soulagement lui venait, -<span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">[Pg 52]</a></span> -une telle détente, dans l'attendrissement des -larmes, sous les caresses de sa fille, que c'était -presque du bien-être.</p> - -<p class="i1">Paulette, devant ce sourire, se mit à sauter, à -pieds joints.</p> - -<p class="i1">—Je savais bien que je te consolerais. Ah! -on t'avait fait de la peine. Les méchants!... On -t'avait fait de la peine... Eh bien, faut t'en ficher!</p> - -<p class="i1">Et elle ajouta:</p> - -<p class="i1">—Descends, mère, maintenant, veux-tu? Les -bouchées aux crevettes vont être toutes froides.</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">Trois heures plus tard, Simone souffrait surtout -du souvenir de cette souffrance. Elle ne se -l'expliquait plus très bien. Elle avait honte de cette -angoisse aveugle, stupide, qui l'aurait jetée à la -solitude noire des rues désertes, à la fuite ridicule, -à quelque coup de tête affolé. Mais elle en -voulait atrocement à son mari de lui avoir infligé -cette minute de démence, de déchirement, de -torture humiliante, abominable. Une rancune -grandissait en elle; la colère parfois lui faisait -crisper ses petits poings sur la fine toile de ses -draps. Son cœur avait crié le premier: il n'avait -crié qu'un instant; maintenant il se taisait. C'était -le tour de l'orgueil. Des curiosités lui venaient -aussi. Des curiosités singulières qui plissaient -amèrement ses lèvres pâles en une ombre de -sourire. «Voilà donc la vie... Qu'est-ce qu'ils -<span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">[Pg 53]</a></span> -font ensemble à cette heure?... Et moi, qu'est-ce -que je ferai demain?...» Elle se disait aussi: -«Mon amour est mort, mort sur le coup.»</p> - -<p class="i1">Et elle s'étonnait de ne pas sentir plus lourdement -le poids de ce cadavre. A force de réfléchir, -elle s'avisa que, peut-être, la fin de son -amour n'avait pas été si brusque. Ce qu'il en restait -au fond d'elle-même, tout à l'heure encore, -n'était peut-être qu'un fantôme à peine palpitant, -que peu de chose suffisait à faire évanouir, -«Peu de chose?...» Alors elle se demanda ce -qu'elle aurait éprouvé, dans les mêmes circonstances, -quatre ans, six ans plus tôt. Elle comprit -qu'elle serait morte ou qu'elle aurait pardonné. -Aujourd'hui, elle était sûre qu'elle ne mourrait -point... et qu'elle ne pardonnerait point.</p> - -<p class="i1">Un fiacre roula dans le silence de cette vaste -rue Ampère, dépourvue de circulation. Il s'arrêta -devant la maison. Simone entendit le bruit à -peine perceptible de la porte ouverte et doucement -refermée. Puis on monta si légèrement -qu'aucun pas ne cria dans l'escalier. Et son cœur -eut un grand soubresaut, ses membres tremblèrent, -quand Roger souleva la portière et qu'il -apparut devant elle.</p> - -<p class="i1">Entre ses cils presque joints, le sein battant à -soulever les draps, Simone regarda son mari.</p> - -<p class="i1">Il avait sa figure ordinaire.</p> - -<p class="i1">Ce fut pour elle une surprise. Elle s'attendait -<span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">[Pg 54]</a></span> -à lui voir sur le visage quelque signe nouveau, -ou du moins inaperçu jusqu'alors, quelque nuance -de remords ou de triomphe, quelque rayonnement -de volupté, quelque reflet de ces caresses -savantes de courtisane, qui sont la superstition et -l'épouvantement des jeunes épouses. Elle faisait -semblant de dormir pour mieux l'observer... Il -avait simplement l'air de mauvaise humeur. Après -un rapide coup d'œil vers le lit pour s'assurer -qu'elle dormait,—coup d'œil dépourvu d'une -inquiétude ou d'un attendrissement particuliers,—Roger -se déshabillait, avec les mouvements à -la fois précipités et las d'un homme qui en a fini -avec les corvées du jour et qui est pressé de -s'étendre.</p> - -<p class="i1">Devant cette simplicité des choses, Simone -sentit ses grands soulèvements d'âme tomber -brusquement, comme des vagues affolées sur -lesquelles on jette un peu d'huile. Son désespoir -et sa furie d'orgueil s'émiettèrent en tout petits -sentiments d'une âcreté corrosive et d'une nauséabonde -mesquinerie. Elle eût voulu crier à son -mari des railleries et des insultes. En elle-même, -elle lui disait, les lèvres closes et sous le suave -masque rosé de son sommeil, mais avec des ricanements -intérieurs: «Ainsi c'est toi, toi que je -vois déshabillé, grotesque, avec ta maigreur et ta -tête chauve, l'air déjà vieux, qui t'en vas te faire -caresser par des créatures... Mais tu ne t'aperçois -<span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">[Pg 55]</a></span> -donc pas qu'elles veulent des rôles dans tes pièces -et non pas ta personne? Elles te disent peut-être -que tu es beau... Et toi, tu le crois!... Imbécile! -Moi, au moins, je t'aimais pour ton cœur, -pour ton talent... Maintenant je te méprise, oui, -je te méprise!... Et je te déteste!...»</p> - -<p class="i1">Mervil, cependant, jetait ses vêtements au -hasard; il lança, comme d'habitude, ses manchettes -au fond de la chaise longue. La familiarité -de ses gestes, cette absence de toute recherche -et de toute réserve où s'abandonne l'homme -qui est seul ou qui est marié depuis un certain -temps, n'avait jamais comme ce soir exaspéré -Simone.</p> - -<p class="i1">«Auprès de cette fille, tout à l'heure, il faisait -des grâces, je parie...»</p> - -<p class="i1">Elle se le représentait, avec une autre, plus -ému, plus attentif, plus dévot qu'il n'avait jamais -été avec elle-même. Elle ne l'eût pas imaginé rudoyant -Netty Davidson. En son idée, ce que -Mervil avait de sec, de cassant dans le caractère, -devait disparaître en les transports d'un amour -complet, inouï, du moment que cet amour était, -non plus la réalité possédée par elle, mais ce qu'il -lui volait pour le donner à une autre.</p> - -<p class="i1">La fièvre amère qui la dévorait lui fit tant de -mal qu'elle poussa un soupir.</p> - -<p class="i1">Roger venait de laisser tomber une bottine.</p> - -<p class="i1">—Je t'ai réveillée? dit-il.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">[Pg 56]</a></span></p> - -<p class="i1">Elle ouvrit lentement ses jolis yeux avec une -expression d'étonnement et de douceur.</p> - -<p class="i1">Son mari se pencha pour l'embrasser. Elle sortait -d'elle-même, croyait se contempler d'une distance -infinie. Elle se disait: «Il m'embrasse!... -lui!... en revenant d'en embrasser une autre...» -Et il lui semblait que cela n'était pas vrai, qu'elle -lisait un roman ou qu'elle assistait à une scène de -théâtre, que l'illusion pénible s'effacerait tout à -l'heure, et que tout serait de nouveau comme -auparavant.</p> - -<p class="i1">Par instants, elle avait envie de crier: «Assez!... -Assez!...» Car les torturantes choses qui -s'agitaient en elle passaient, revenaient, se -heurtaient, fuyaient pour revenir encore, avec -une trépidation atroce. Peut-être n'avait-elle -pas beaucoup de chagrin... Cependant toute -l'âme lui faisait mal comme elle n'avait jamais eu -mal.</p> - -<p class="i1">Elle dit à Roger:</p> - -<p class="i1">—Quelle heure est-il? Tu es resté bien tard -avec M. Fournière... Il me semble, du moins.</p> - -<p class="i1">—Nous avions à causer... Un projet de pièce... -Un scénario qu'il a... Je ne sais de qui... J'ai -oublié le nom de l'auteur... Il voulait savoir si ça -me tenterait d'écrire une partition là-dessus.</p> - -<p class="i1">—C'est du théâtre que tu m'as envoyé le télégramme?</p> - -<p class="i1">—Oui... Paulette a été sage?</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">[Pg 57]</a></span></p> - -<p class="i1">—Oh! je crois bien... Pauvre petite chérie!</p> - -<p class="i1">—C'est qu'elle ne l'est pas toujours.</p> - -<p class="i1">—Où t'a-t-il fait dîner, M. Fournière? Chez -lui, ou au restaurant?</p> - -<p class="i1">—Au restaurant.</p> - -<p class="i1">—Où ça?</p> - -<p class="i1">—Près du boulevard... Tu ne connais pas... -Dormons, veux-tu, mon petit loup?</p> - -<p class="i1">Mais elle voulait qu'il en dît davantage, qu'il -s'enferrât dans son mensonge, qu'il lui donnât -l'affreuse certitude de la trahison, cette certitude -que jamais on n'accepte complètement, à moins -qu'elle ne crève les yeux.</p> - -<p class="i1">—C'est tout de suite après la répétition qu'il -t'a emmené, M. Fournière?</p> - -<p class="i1">—Mais oui... Qu'est-ce qu'il y a d'extraordinaire? -Nous avons vu répéter, puis nous sommes -sortis ensemble, voilà tout.</p> - -<p class="i1">Il y eut un moment de silence et Simone dit -encore:</p> - -<p class="i1">—Comment s'appelle-t-elle, cette actrice qui -double le rôle?</p> - -<p class="i1">Mervil eut un petit rire gêné. Les questions -l'irritaient; en même temps le souvenir de Netty -le crispa.</p> - -<p class="i1">—Elle ne s'appelle pas... Ça n'existe pas... -C'est une dinde assommante que je voudrais au -diable! Dormons, veux-tu?... Je suis éreinté ce -soir.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">[Pg 58]</a></span></p> - -<p class="i1">«Oh! comme il sait mentir!» pensa Simone, -«Est-ce la première fois seulement? Non, sans -doute. Pauvre sotte que je suis! Moi qui n'ai -jamais douté d'une seule de ses paroles...»</p> - -<hr class="chap" /> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">[Pg 59]</a></span></p> - - -<div class="chapter"> - <h2 class="no-break p2"><a name="V" id="V"></a>V</h2> -</div> - -<div class="p2"> - <img class="drop-cap" src="images/initial_i.jpg" alt="Lettre I." /> -</div> - -<p class="drop-cap"><span class="sc">Il</span> n'y eut pas d'explication entre Simone -et Roger. La jeune femme n'avait plus -assez d'amour pour ne point écouter -son orgueil, qui lui conseillait le silence. Elle ne -fit de confidence à personne, pas même à Gisèle. -Rien, apparemment, ne fut changé, ni en elle-même, -ni dans sa vie. Pourtant il lui semblait -qu'elle n'était plus la même créature, qu'un abîme -s'était ouvert, qu'une révolution s'était produite, -qu'elle était morte puis ressuscitée à une autre -existence, ou bien qu'elle ne s'était jamais connue -jusqu'à présent. Parfois elle se demandait -comment un fait banal, et très personnel en tout -cas, un fait qui ne touchait qu'une catégorie -spéciale de ses propres sentiments, avait pu transformer -<span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">[Pg 60]</a></span> -à ses yeux tout l'univers. Elle ne jugeait -plus rien, même les très petites choses, sans que -ce fait et son influence vinssent modifier le point -de vue où, d'instinct naturel, son esprit se fût -placé. La faculté de puérile généralisation particulière -aux femmes lui faisait maintenant soupçonner -dans tous les actes, dans toutes les paroles de -son mari quelque principe de trahison, et lui faisait -voir dans tous les maris des traîtres de la -même espèce. Elle cessa de plaindre M. Chambertier, -et elle se mit à jouer la coquette avec cet -homme qui ne lui plaisait point, pour pouvoir se -dire en elle-même: «Et lui aussi, lui qui a la -plus jolie femme que je connaisse, et qui prétend -l'aimer à l'adoration, à la souffrance, si je prononçais -seulement un mot, il me ferait la plus -brûlante déclaration...» Maintenant elle approuvait -les excentricités de Gisèle. Quand Mervil lui -reprochait de ne plus pouvoir se passer de cette -amie un peu compromettante, Simone s'écriait:</p> - -<p class="i1">—En voilà une qui prend la vie du bon côté, -et qui juge les hommes à leur juste valeur! Ah! -je voudrais bien avoir aussi peu de préjugés -qu'elle!</p> - -<p class="i1">Paradoxe qui lui attirait une riposte sévère, et -parfois brutale, de son mari. Le compositeur -n'avait jamais de colères violentes, mais des accès -de nervosité froide, qui, dans les querelles de -ménage, lui faisaient parfois dépasser la mesure, -<span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">[Pg 61]</a></span> -sans lui laisser l'excuse de l'emportement. Il prononçait -alors de blessantes paroles, que Simone, -autrefois, lui pardonnait au premier baiser, mais -qui, désormais, portaient toutes, et laissaient de -cuisantes cicatrices.</p> - -<p class="i1">C'est ainsi que la fêlure, fine comme celle dont -parle le poète, creusait en ce cœur de femme la -«trace invisible et sûre» par où sa tendresse, peu -à peu, s'écoulerait jusqu'à la dernière goutte. -Simone, malgré ses boutades, malgré son scepticisme -tout neuf, souffrait profondément de cette -meurtrissure cachée. Roger ne s'apercevait de -rien; ou, s'il entrevoyait quelque chose, il accablait -soit de sévérité, soit de ridicule, ce qu'il -appelait, suivant le degré, du «vague à l'âme», -de «l'aigreur» ou des «crises de nerfs». Lui-même, -le plus nerveux des hommes, il se plaisait -à reprocher aux femmes leurs surexcitations ou -leurs défaillances, et s'en prétendait à l'abri parce -qu'il manifestait les siennes autrement que par un -flot de paroles aiguës ou par des larmes.</p> - -<p class="i1">Petits travers, petites injustices, que la droiture -de son cœur et le prestige de son talent effaçaient -jadis aux yeux amoureux de Simone, et -qui, maintenant, prenaient, pour cette même -Simone, d'insupportables proportions. Et cependant, -jamais Roger n'avait autant apprécié la -douceur profonde de l'union, de l'intimité, de -l'amitié conjugales. Jamais il n'avait autant compris -<span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">[Pg 62]</a></span> -que toutes ses chances de bonheur tenaient -entre les petites mains de cette pure Simone en -qui il croyait de toutes les forces de son âme. -L'écœurement de sa courte liaison avec Netty -Davidson le ramenait à sa femme avec une plus -dévote tendresse. Un infini soulagement lui vint -bientôt lorsque cette fille, lasse de ses inutiles -efforts pour atteindre à la scène, consentit à suivre -en Amérique un Péruvien laid comme un -chimpanzé, mais d'une richesse invraisemblable.</p> - -<p class="i1">«A la bonne heure, m'en voilà débarrassé!» -s'écria Mervil intérieurement. «Ah! si jamais -l'on m'y repince!...»</p> - -<p class="i1">Tel était le souvenir que Simone imaginait si -plein d'ivresse, et dont elle était jalouse, d'une -jalousie sourde, qui ne guérissait pas, qui ne -s'effaçait pas, et qui, jour à jour, continuait à lui -égratigner le cœur, à lui empoisonner la vie.</p> - -<p class="i1">Si Mervil ne se doutait pas du secret travail qui -changeait pour lui le cœur de sa femme, quelqu'un -s'en apercevait: c'était Jean d'Espayrac.</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">Un soir, tous trois causaient dans le fumoir -du compositeur. Ils avaient dîné ensemble, dans -l'intimité, et la gouvernante anglaise venait -d'emmener Paulette.</p> - -<p class="i1">—Elle devient ravissante, ta fille, tu sais, Mervil, -dit Jean—qui se leva pour lancer dans le -feu une cigarette inachevée.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">[Pg 63]</a></span></p> - -<p class="i1">—Tu trouves? répliqua Roger. Pour moi, -c'est un gamin. Je ne fais pas plus attention à sa -figure qu'à celle d'un garçon. Oui, c'est vrai, je -crois qu'elle ne sera pas mal. Elle a de beaux -yeux.</p> - -<p class="i1">—Oh! les yeux... reprit Jean. Et le reste! Elle -aura une grâce, un brio!... On en sera fou, de -cette petite-là.</p> - -<p class="i1">—Bah! dit Simone avec un soupir. Cela ne -l'empêchera pas de souffrir comme les autres, -pauvre mignonne!</p> - -<p class="i1">—Souffrir? Et pourquoi? fit Mervil d'un ton -de surprise bourrue.</p> - -<p class="i1">M. d'Espayrac ne s'étonna pas de l'exclamation -de Simone. Elle révélait un état d'âme qu'il pressentait -trop bien depuis quelque temps. Mais il se -donna le plaisir de pousser un peu M<sup>me</sup> Mervil, -pour s'affirmer à lui-même cet état d'âme, qui -l'emplissait de vagues sympathies et de précises -espérances. Il prétendit que les hommes souffraient -beaucoup plus par les femmes que les -femmes par les hommes. Sur ce texte, il fit naître -un de ces débats sans conclusion, qui amusent -l'esprit en irritant le cœur, et durant lesquels, -sous la légèreté des phrases, on sent gronder -l'éternel conflit des sexes.</p> - -<p class="i1">—Comment!... dit Simone. Les hommes se -réservent la liberté de nous tromper. Ils vont -parfois jusqu'à nous le dire. En tout cas ils ne se -<span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">[Pg 64]</a></span> -cachent point d'avoir aimé souvent avant de nous -épouser. Et vous prétendez que c'est nous qui les -faisons souffrir!</p> - -<p class="i1">Elle ajouta, non sans aigreur:</p> - -<p class="i1">—Les coquines qu'ils fréquentent, peut-être... -Mais ça, c'est bien fait! Ils n'ont que ce qu'ils -méritent. Et puis, nous ne parlons pas de ces -créatures-là. Ce ne sont pas des femmes.</p> - -<p class="i1">—Et qu'est-ce que c'est donc? demanda Roger.</p> - -<p class="i1">Les yeux clairs de Simone le toisèrent sans -qu'elle répondît.</p> - -<p class="i1">—Si ce ne sont pas des femmes, reprit Mervil, -pourquoi vous en montrez-vous toutes si férocement -jalouses?</p> - -<p class="i1">—Jalouses! Ah! non, par exemple. Seulement -nous méprisons les hommes qui nous quittent, -nous, pour aller se faire bafouer par ces -espèces-là.</p> - -<p class="i1">—Oh! oh! ricana Mervil, ça se gâte. Mon -pauvre Jean, nous allons en entendre de dures.</p> - -<p class="i1">—Toi peut-être, dit Jean. Mais moi, je ne -rentre pas dans cette catégorie. Je suis de l'avis -de M<sup>me</sup> Mervil. Je n'apprécie guère ce que mon -épicier peut avoir pour la même somme que moi.</p> - -<p class="i1">—Bravo, monsieur! dit Simone avec un charmant -sourire.</p> - -<p class="i1">—Voyez-vous le malin! s'écria Mervil. Tu es -très fort, tu sais.</p> - -<p class="i1">—Non, ma parole! Je dis ce que je pense.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">[Pg 65]</a></span></p> - -<p class="i1">Il se pencha vers le compositeur, prononçant -à mi-voix, mais assez haut pour être entendu de -M<sup>me</sup> Mervil:</p> - -<p class="i1">—Les promiscuités m'écœurent. Je ne voudrais -pour rien au monde, par exemple, me mettre -dans une baignoire de ces établissements de bains -publics...</p> - -<p class="i1">Mervil eut un ricanement d'incrédulité.</p> - -<p class="i1">—Eh bien, et en voyage, comment fais-tu?</p> - -<p class="i1">—Je trouve partout un seau d'eau, et comme -j'emporte une grosse éponge...</p> - -<p class="i1">—Ah! oui, pour le bain... Mais... le reste?</p> - -<p class="i1">—Je m'en passe. Mais je voyage si peu, ajouta -d'Espayrac. Les lits et les tables de hasard n'ont, -je l'avoue, aucun charme pour moi.</p> - -<p class="i1">Simone comprit fort bien ces phrases rapides, -énoncées d'un ton à peine assourdi. Les deux -hommes, d'ailleurs, en avaient dit parfois de plus -fortes en sa présence, et elle ne s'effarouchait pas -d'être traitée un peu en camarade. Seulement, -quand un sujet devenait scabreux, elle s'abstenait -de mettre son mot. Elle se taisait donc et regardait -Jean. Un immense plaisir lui venait de l'entendre -exprimer des délicatesses tellement rares -chez un garçon de vingt-six ans. Elle ne doutait -pas qu'il ne fût sincère. Et il l'était en effet, surtout -en ce moment. Car on devient, à certaines -heures, le personnage que l'on se croit. Et Jean -d'Espayrac n'éprouvait, en présence de Simone, -<span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">[Pg 66]</a></span> -que les plus raffinés des sentiments dont il était -capable.</p> - -<p class="i1">Mervil, qui, ce soir, n'avait aucune raison de -poser, ni devant lui-même, ni devant sa femme -ou son ami, conservait le désavantage d'une candeur -légèrement cynique, et, en outre, ne résistait -pas au désir de taquiner Simone. Depuis -quelques jours, il devenait agressif, parce qu'il la -sentait sourdement hostile. Il développa donc la -théorie qu'il savait la plus exaspérante pour elle.</p> - -<p class="i1">—Moi, dit-il, j'affirme que la trahison de -l'homme n'est pas à comparer à celle de la femme, -ni dans le principe, ni dans les résultats. Un mari -peut adorer sa femme et s'oublier un soir dans -une bonne fortune de rencontre. Une femme, -elle, ne se donne que lorsqu'elle aime, ou, tout -au moins, se persuade ensuite qu'elle est irrésistiblement -éprise. Pour se créer à elle-même une -excuse, elle se crée une passion. Et puis... il y a -les conséquences.</p> - -<p class="i1">—Les conséquences! reprit vivement Simone. -Oui... l'enfant. Et encore... Ce ne sont pas les enfants -qui compliquent beaucoup de nos jours -les situations amoureuses. Nous en avons si peu, -des enfants! Mais la trahison du mari n'a-t-elle -pas de conséquences? Ne peut-elle pas désillusionner -la femme, la désespérer, la pousser aux -représailles, devenir pour elle un ferment de douleur, -de dépravation peut-être?...</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">[Pg 67]</a></span></p> - -<p class="i1">Mervil eut, de nouveau, son petit ricanement -ironique.</p> - -<p class="i1">—Ma chère, quand la femme se venge en -se dépravant, comme tu dis, c'est qu'elle n'a -pas eu le temps de commencer la première. -Les femmes sont des êtres inférieurs, qui suivent -leur instinct sans se laisser influencer par les -raisonnements ni par les circonstances. Quand -l'instinct est bon, elles nous aiment et se résignent -à ce qu'elles ne sauraient empêcher. -Quand l'instinct est mauvais, elles nous trompent, -et nous tromperaient quand même. J'ajoute -que, généralement, en ce cas, elles nous -trompent d'autant plus qu'elles sont plus sûres -de nous. Nous ne gagnerions rien à leur être -fidèles.</p> - -<p class="i1">—Vous l'entendez, monsieur d'Espayrac? dit -Simone.</p> - -<p class="i1">Le ton de la jeune femme eût fait réfléchir un -mari moins confiant ou moins maladroit que -Roger Mervil. Mais celui-ci, comme tant d'autres,—comme -tous les autres,—superposait à la -personnalité de sa compagne une créature de -sa fabrication, dont il croyait si bien connaître -tous les ressorts qu'il en perdait la faculté d'observer -les plus fins changements d'intonation dans -cette voix ou de nuance sur cette physionomie. -Roger ne vit donc pas que Simone était pâle -d'indignation, pâle jusqu'aux lèvres, et il ne perçut -<span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">[Pg 68]</a></span> -pas que la frivolité railleuse qu'elle venait de -mettre dans sa question sonnait faux.</p> - -<p class="i1">Jean d'Espayrac—qui, pour être clairvoyant, -possédait toutes les raisons que le mari n'avait -plus—éprouva jusqu'au fond de son être la -commotion de l'état nerveux qu'il découvrit chez -Simone. La trépidation contenue de colère secouant -cette jolie femme qu'il avait crue, jusqu'ici, -plutôt inerte, indifférente, produisit, chez -lui, une commotion sensuelle, violente et aiguë -comme un coup de fouet. Brusquement il passa -de la sentimentale attirance au désir passionné. -Cette frêle Parisienne blonde, ce «petit glaçon» -des bonnes langues mondaines, pouvait donc s'animer, -vibrer ainsi? Parut-elle vraiment différente -d'elle-même ou ne fut-ce pas plutôt lui qui se découvrit -au cœur quelque chose de très inattendu? -«Mais j'en suis fou!» pensa-t-il. Et l'aveu, sans -doute, passa dans ses yeux fixés sur elle, car -Simone, de blanche qu'elle était, devint toute rose, -tandis que M. d'Espayrac répondait simplement:</p> - -<p class="i1">—Ne croyez donc pas votre mari, madame. -Il ne pense pas un mot de ce qu'il dit.</p> - -<p class="i1">Un moment après, vers dix heures, le domestique -apporta, pour M. Mervil, quelques lettres -sur un plateau. Roger demanda la permission de -les lire, et s'assit à une petite table, sous la lumière -d'une lampe minuscule, coiffée de son -abat-jour en froufrou.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">[Pg 69]</a></span></p> - -<p class="i1">—Faites faire du thé, dit M<sup>me</sup> Mervil au domestique. -Vous en prendrez, n'est-ce pas, monsieur? -ajouta-t-elle avec un regard vers Jean.</p> - -<p class="i1">—Oh! moi, madame, je n'ai pas d'objection. -Mais si vous en faites prendre à Mervil tous les -soirs...</p> - -<p class="i1">—Il n'y a pas de danger! dit Simone. Nous -prenons du tilleul, lui et moi.</p> - -<p class="i1">—Eh bien, madame, je vous en prie, offrez-moi -donc aussi du tilleul. Ce ne sera pas la première -fois que j'en prendrai. Le tilleul est à la mode.</p> - -<p class="i1">—Ah! oui, reprit Simone, c'est la boisson -qu'on sert à présent dans nos salons de névrosés.</p> - -<p class="i1">—Moi, dit Mervil qui se levait, j'en bois pour -tenir compagnie à cette jeune dame. Je n'en ai -pas besoin, mais elle!... Ah! d'Espayrac, heureux -garçon, vous n'êtes pas marié, vous ne savez pas -ce que c'est que les crises de nerfs.</p> - -<p class="i1">Il prononça <i>nerffes</i>. Décidément, ce soir, il -semblait s'être proposé la gageure de déplaire à -Simone aussi parfaitement que possible. Il fut le -seul à rire de sa plaisanterie,—une vieille plaisanterie, -bien usée, mais qui lui servait toujours, -avec quelque demi-douzaine du même calibre, à -se figurer, lui, ce rêveur, qu'il avait l'esprit facétieux.</p> - -<p class="i1">—Vous m'excusez? dit-il en prenant le bouton -de la porte. Un mot seulement à répondre tout -de suite. Je monte et je redescends.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">[Pg 70]</a></span></p> - -<p class="i1">Jean et Simone restèrent seuls. Certes, ce -n'était pas la première fois. Pourtant jamais ils -n'avaient constaté entre eux cette gêne singulière. -Une minute se passa dans un silence de -plus en plus difficile à rompre. Et, peu à peu, -ce silence prenait une signification tellement -nette qu'ils n'eussent plus osé se regarder. A la -fin, M. d'Espayrac, sans trop savoir ce qu'il disait, -ni quel était l'à-propos de la phrase qu'il -allait prononcer, murmura d'une voix caressante:</p> - -<p class="i1">—Vous avez en moi le plus dévoué, le plus -respectueux des amis. Le croyez-vous, madame?</p> - -<p class="i1">—Oui, je le crois.</p> - -<p class="i1">Et, tout de suite, sentant la pente, le danger, -avec ce besoin qui harcèle toute femme de se justifier -à elle-même ses propres sentiments, elle -expliqua:</p> - -<p class="i1">—J'ai tant de confiance en vous! Votre nature -est si loyale, si délicate! Ah! vous ne ressemblez -pas aux autres hommes.</p> - -<p class="i1">—Non, c'est vrai, dit Jean, avec la meilleure -foi du monde. Mais vous non plus, vous n'êtes -pas comme toutes les femmes. Je vous comprends -si bien! Je lis en vous, positivement.</p> - -<p class="i1">—Croyez-vous?... dit-elle avec un léger rire -de coquetterie.</p> - -<p class="i1">—Oui... Tenez,—il baissa encore la voix,—on -vous a fait de la peine tout à l'heure.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">[Pg 71]</a></span></p> - -<p class="i1">Les fines lèvres de Simone se plissèrent dédaigneusement:</p> - -<p class="i1">—Ne parlons pas de cela. Non... On ne m'en -a pas fait. On ne peut plus m'en faire.</p> - -<p class="i1">—Cependant, reprit d'Espayrac dans un suprême -effort de loyauté défaillante, je crois -qu'il ne pense pas ce qu'il dit. Ce sont des paradoxes.</p> - -<p class="i1">—Des paradoxes qu'il met en pratique, s'écria -vivement Simone, avec un scintillement dans ses -beaux grands yeux clairs.</p> - -<p class="i1">D'Espayrac s'en doutait un peu. Il avait l'excuse -de croire son ami plus coupable envers Simone -que Roger ne l'était en réalité. En tout cas, -il ne le défendit point.</p> - -<p class="i1">Le domestique entra presque aussitôt, pour -apporter le plateau chargé des trois tasses et de -la petite théière d'argent pleine de tilleul. Il les -déposa sur un guéridon japonais, puis il sortit.</p> - -<p class="i1">Jean s'était levé, durant cette interruption. Il -avait fait quelques pas, puis, sentant le regard -de Simone qui le suivait, il avait tourné le sien -vers elle. Leurs yeux s'étaient longuement rencontrés.</p> - -<p class="i1">Quand le valet eut quitté la chambre, M. d'Espayrac -s'assit sur un pouf bas, beaucoup plus près -de Simone qu'il n'était tout à l'heure.</p> - -<p class="i1">—Alors, dit-il, c'est bien vrai que vous avez -confiance en moi?</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">[Pg 72]</a></span></p> - -<p class="i1">Un de ses genoux toucha le tapis; il allait -prendre la main de la jeune femme.</p> - -<p class="i1">Mais elle le repoussa vivement, et d'un élan -souple et prompt fut devant la table à thé.</p> - -<p class="i1">Le bouton de la porte tournait tout à coup. -Roger Mervil rentra dans le petit salon.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">[Pg 73]</a></span></p> - - -<div class="chapter"> - <h2 class="no-break p2"><a name="VI" id="VI"></a>VI</h2> -</div> - -<div class="p2"> - <img class="drop-cap" src="images/initial_m.jpg" alt="Lettre M." /> -</div> - -<p class="drop-cap"><span class="sc">Maintenant</span>, chaque jour, à toute heure, -Jean d'Espayrac enveloppait Simone -Mervil d'une atmosphère de passion. -Même lorsqu'il n'était pas là—et c'était rare, -tant il trouvait dans sa collaboration avec le musicien -de prétextes pour accourir—elle sentait -autour de sa personne le magnétisme de ce désir, -que nulle déclaration ne précisait encore. Pour -elle, tout en trouvant une perverse douceur à se -laisser entraîner par le vertige, elle ne pouvait se -persuader qu'elle aimait. Le sentiment qui dominait -dans son cœur, c'était un regret, très âpre et -très vague à la fois. Que regrettait-elle? Peut-être -une illusion. Son âme pleurait ce rêve de la -vie qu'elle avait conçu à vingt ans: cet unique -<span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">[Pg 74]</a></span> -amour, toujours aussi doux, toujours aussi fort, -dans lequel jamais ne se serait glissé ni trahison -ni lassitude. Aimer Roger, n'aimer que lui, l'aimer -encore, et surtout se sentir adorée par lui! -Quelquefois elle se reprenait à ce bonheur jadis -si précieux; elle s'y rattachait désespérément; -elle voulait croire qu'il ne tenait qu'à elle de le -recommencer. Dans ces instants-là, elle prenait -en grippe le beau Jean d'Espayrac; elle se disait -en le regardant, en l'écoutant: «Pauvre garçon, -tu prétends le remplacer dans mon cœur! Mais -tu ne sais donc pas que c'est impossible!... Mais -tu ne lui vas pas à la cheville à ce grand artiste. -Mais tu ne sais pas que je donnerais cent fois ta -vie pour une heure de la sienne!...» Et dans ces -instants-là, si Roger avait pris la peine de revenir -aux enfantillages des premières tendresses, de -griser un peu cette imagination avide d'amoureux -aliments, s'il avait paré de quelques coquetteries -les monotones intimités conjugales, Simone -se fût rattachée éperdument à lui, eût oublié ses -jalousies, ses plaies d'orgueil, ses tentations, eût -oublié même Netty Davidson.</p> - -<p class="i1">Mais, précisément, Roger Mervil tournait -contre lui-même, sans en avoir conscience, les -armes qui lui eussent permis de reconquérir sa -femme. Dans les heures où il aurait pu être -l'amant, il faisait voir tellement qu'il était le mari—par -l'identité de ses gestes, la sécurité de ses -<span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">[Pg 75]</a></span> -droits, la complète omission de toute câlinerie -superflue—que Simone était plus profondément -découragée par ses caresses qu'elle ne l'eût été -par son indifférence. Et toujours, en elle, revenait -la pensée: «Il n'était pas comme ça auprès -de l'autre!» avec tout le cortège des irritantes -réflexions, des exaspérantes images. Elle finissait -par se dire: «Si je le trompais, je me sentirais -tellement coupable envers lui, que je perdrais la -cuisante impression de ses propres torts. Oui, -vraiment, j'aimerais mieux souffrir de ma trahison -que de la sienne!»</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">Au mois de février, les Chambertier donnèrent -un bal. Simone dansa le cotillon avec Jean -d'Espayrac. Ce cotillon dura près de deux -heures. Le conducteur—qui, naturellement, -dansait avec Gisèle—multiplia les figures et en -produisit d'inédites. Les accessoires, fort nombreux, -étaient tous des objets d'un certain prix. -On s'amusait fort. Ni la jeunesse, ni la gaieté, ni -la beauté ne manquaient. La richesse du cadre, -les vastes perspectives des salons et de la serre, -la profusion des lumières et des fleurs, flattaient -la vanité des trois à quatre cents personnes qui -pourraient dire demain: «Nous y étions.» -C'était, comme les journaux mondains l'enregistrèrent, -«une soirée tout à fait réussie».</p> - -<p class="i1">Dans la vie de Simone, elle devait marquer, -<span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">[Pg 76]</a></span> -cette soirée, comme un instant décisif. La jeune -femme y goûta l'une de ces rares ivresses durant -lesquelles—coupable ou non—l'âme voit -resplendir un éclair de bonheur humain. Au milieu -de ce bal, dans sa légère et radieuse toilette, -où elle se sentait si jolie, assise tout à côté de cet -homme frémissant d'amour, qui, de temps à -autre, et suivant les caprices des figures, l'étreignait -et l'emportait, avec un soupir contenu de -passion à bout de force, M<sup>me</sup> Mervil subit un -entraînement qu'elle n'avait jamais éprouvé, -chez elle, seule avec Jean, durant leurs plus intimes, -leurs plus dangereuses causeries. Le jeune -homme, ici, ne parlait point ou parlait peu. Soucieux -de ne pas compromettre sa danseuse, il -évitait même de la regarder longtemps de suite, -pour rester maître de lui-même et de l'expression -de ses yeux. Pourtant jamais sa passion ne fut -plus éloquente. Il est vrai qu'elle atteignait son -paroxysme à sentir que Simone vibrait jusqu'à -défaillir. En ce moment, M. d'Espayrac aimait -comme il n'avait pas encore aimé. Nulle hésitation -ne faisait plus flotter sa sentimentalité ou -son désir de Gisèle à Simone, et de Simone à -Gisèle. La grâce énigmatique et voluptueuse de -M<sup>me</sup> Chambertier ne disait plus rien, même à -ses sens. «Celle-là,» pensait-il, «eût été d'une -conquête trop facile, et, par cela même, peu -souhaitable.» Mais les luttes qu'il avait pressenties -<span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">[Pg 77]</a></span> -chez M<sup>me</sup> Mervil, les scrupules délicats de cette -petite âme sans hardiesse, lui prenaient le cœur -d'une séduction infiniment douce, d'un attendrissement -dont il ne se fût point cru capable, -et dont il lui savait gré.</p> - -<p class="i1">Toutefois le matérialisme de ses vingt-six ans -ne lui permettait point un plus long stage dans -ces régions de platonique tendresse.</p> - -<p class="i1">«Si je n'obtiens pas un rendez-vous ce soir,» -se disait-il encore, «je perdrai la meilleure occasion -que j'aurai peut-être jamais.»</p> - -<p class="i1">Pourtant, même ce soir, il n'osait rien brusquer. -Le respect où le maintenaient les clairs -yeux de Simone, même quand ces beaux yeux -s'embrumaient de langueur, avait encore pour -M. d'Espayrac un charme qu'il ne pouvait rompre.</p> - -<p class="i1">Un hasard le servit. Roger Mervil avait quitté -le bal, où il s'ennuyait, promettant à Simone -qu'il reviendrait à trois heures du matin, pour le -souper, et qu'il la ramènerait à la maison. «Je -vais corriger des épreuves pressées,» lui avait-il -dit. «Et, en même temps, je verrai comment va -Paulette. Elle s'est couchée, tu sais, avec un peu -de fièvre.»</p> - -<p class="i1">Or, comme le cotillon venait de finir, on vit -M. Chambertier traverser les salons avec un air -inquiet.</p> - -<p class="i1">—Je cherche M<sup>me</sup> Mervil. Où est donc - -<span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">[Pg 78]</a></span> - M<sup>me</sup> Mervil?</p> - -<p class="i1">Elle était encore au bras de Jean. Tous deux -choisissaient leurs places à l'une des petites tables -du souper, riant et faisant signe de loin à -leurs partenaires.</p> - -<p class="i1">—Chère madame... D'abord n'ayez pas peur... -Il n'y a rien du tout. Mervil vient de me téléphoner. -Votre fillette a seulement un peu plus -de fièvre, et il a jugé prudent d'appeler le médecin... -Il l'attend et ne veut pas quitter... Je viens -de lui dire que je vous ramènerai moi-même...</p> - -<p class="i1">—Ah! mon Dieu! s'écria Simone.</p> - -<p class="i1">Elle avait quitté le bras de Jean et s'élançait -dans la direction du vestiaire.</p> - -<p class="i1">Les deux hommes la suivirent. Chambertier la -rassurait.</p> - -<p class="i1">—Mervil dit que ce n'est rien, que vous ne -partiez même pas avant le souper.</p> - -<p class="i1">Mais Simone, toute pâle, secouée d'un tremblement, -ne l'écoutait seulement pas. Ses mains -agitées ne pouvaient nouer les rubans de sa sortie -de bal. M. d'Espayrac, très grave, très tendre, -l'habillait comme une enfant, la forçait à s'envelopper -la tête dans son grand voile d'Alençon.</p> - -<p class="i1">—Ne vous faites pas tant de mal, murmura-t-il. -Nous allons y être tout de suite.</p> - -<p class="i1">En même temps, il tendait le bras à un valet, -qui lui passa sa pelisse.</p> - -<p class="i1">—Alors, dit Chambertier, c'est vous, monsieur - -<span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">[Pg 79]</a></span>d'Espayrac, - qui reconduisez M<sup>me</sup> Mervil?... -Moi, je ne peux pas quitter avant le souper... Je -suis désolé, chère madame... Ah! quel contretemps! -Gisèle va être aux cent coups!...</p> - -<p class="i1">Déjà Simone courait sur le perron.</p> - -<p class="i1">—Un fiacre! dit-elle. Ma voiture ne devait -venir qu'à quatre heures.</p> - -<p class="i1">—La mienne est là, fit d'Espayrac. Rue Ampère, -dit-il à son cocher. Et vite, n'est-ce pas?</p> - -<p class="i1">Quand il fut près d'elle, dans le coupé,—tout -près d'elle, tout seul avec elle, et pour de si -courtes minutes,—il ne put pas se contenir, il -la prit tout de suite dans ses bras, mais avec une -pitié câline, comme une petite fille affligée.</p> - -<p class="i1">—Ma chérie!... prononça-t-il tout bas. Ma -pauvre chérie, comme elle tremble!...</p> - -<p class="i1">Simone, sans résister, cacha sa figure contre -l'épaule du jeune homme. Un long sanglot -l'ébranla tout entière.</p> - -<p class="i1">—Ah! je suis punie, gémit-elle. Ah! je suis -bien punie!...</p> - -<p class="i1">—Punie?... De quoi punie?... demanda Jean -contre la joue de Simone, et si près, que chaque -syllabe y posa une imperceptible caresse.</p> - -<p class="i1">—Vous le savez bien... murmura-t-elle.</p> - -<p class="i1">Il la serra contre lui, violemment, éperdument, -jusqu'à la meurtrir de ses bras forts.</p> - -<p class="i1">—Ah! Simone, Simone... Vous m'aimez -donc?... Vous m'aim...</p> - -<p class="i1">Il s'arrêta, comme suffoqué par une joie trop -<span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">[Pg 80]</a></span> -soudaine... Et il la serrait toujours, l'affolant, la -brisant, la désarmant par cette étreinte farouche, -silencieuse.</p> - -<p class="i1">Simone, en ses rêves les plus hardis, n'avait -point prévu pareille sensation, si tragique et -si douce. Était-ce un paroxysme d'angoisse ou -un paroxysme de délices? La souffrance l'emportait -peut-être, car elle eût voulu gémir et -mourir... Et cependant... Comment avait-elle -pu douter qu'elle l'adorait, cet homme, dont un -seul geste la plongeait en une telle intensité -d'extase?</p> - -<p class="i1">Ses lèvres haletantes, enfouies dans la fourrure -de Jean, voulurent chercher un peu d'air. Elle -tourna la tête, les yeux clos. Mais quand tout à -coup elle sentit sa bouche prise par deux lèvres -ardentes, elle eut un cri, une révolte, un recul...</p> - -<p class="i1">—Oh! non... Oh! Jean... Laissez-moi... Je -vous aime... Je suis folle... Ayez pitié de moi!... -Et Paulette... Oh! ma pauvre petite Paulette!</p> - -<p class="i1">Il lui semblait qu'elle allait porter malheur à -son enfant. Cette superstition lui rendit de la -force. Elle se rejeta dans le coin du coupé. -M. d'Espayrac n'insista pas, ne la rassura pas, ne -prononça pas un seul mot. Il prit seulement la -main de Simone, et posa sur cette main, encore -gantée du long gant de bal, un baiser plein de -lenteur, un baiser qui disait sa soumission et sa -reconnaissance. Puis il garda cette petite main -<span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">[Pg 81]</a></span> -dans la sienne, jusqu'à ce que la voiture s'arrêtât -devant la maison des Mervil.</p> - -<p class="i1">—Allumez dans le petit salon pour M. d'Espayrac, -cria Simone, en s'élançant dans l'escalier -vers la chambre de sa fille.</p> - -<p class="i1">—C'est inutile, dit d'Espayrac au valet de -chambre. J'attends seulement des nouvelles, et -je repars tout de suite.</p> - -<p class="i1">Un instant après, Mervil descendait vers son -ami.</p> - -<p class="i1">—Eh bien?... demanda le poète, un peu gêné -de sentir combien il aimait toujours cet homme -dont il allait prendre la femme.</p> - -<p class="i1">—Rien, rien du tout, heureusement, dit le -compositeur, du moins rien de ce que je craignais.</p> - -<p class="i1">—Qu'est-ce que tu pensais donc?</p> - -<p class="i1">—Ah! mon cher, si tu savais! Le croup, rien -que cela... J'ai eu une peur! Elle se plaignait -d'une gêne dans la gorge...</p> - -<p class="i1">—Est-ce qu'elle n'a pas passé l'âge du croup? -Elle a huit ans, Paulette.</p> - -<p class="i1">—Il n'y a pas d'âge. On l'attrape toujours. -Ah! puis, tu sais, quand on a peur... Mais j'oublie -de te remercier... Tu as lâché ton bal pour -ramener Simone, tu es accouru tout de suite... -C'est gentil comme tout de ta part! Et je suis -sûr que tu nous as sacrifié quelque flirtation.</p> - -<p class="i1">—Mais non, mais non, dit Jean, qui se sentit -<span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">[Pg 82]</a></span> -rougir. C'était tout naturel. Allons, eh bien, mon -vieux, j'espère que ça ira bien. A un de ces jours. -Au revoir.</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">Quand Mervil remonta, il fut surpris de trouver -Paulette en larmes, et Simone, qui, debout -près du petit lit, toute droite et très pâle, regardait -pleurer l'enfant sans essayer de la consoler.</p> - -<p class="i1">—Mais qu'est-ce qu'elle a? dit-il. Elle va se -faire du mal. Qu'est-ce que tu lui as dit?</p> - -<p class="i1">—Moi?... Rien, fit Simone d'un air sombre. Tu -as bien vu tout à l'heure qu'elle a fondu en larmes -dès que je suis entrée.</p> - -<p class="i1">—Comment! elle pleure ainsi depuis ce moment-là? -Mais qu'est-ce que cela veut dire? -Qu'est-ce que tu as, ma petite Paulette? Voyons, -dis-le à ton petit père?...</p> - -<p class="i1">Mervil se penchait sur le lit, entourait de ses -bras le buste de sa fillette, écartait les menottes -qui s'obstinaient devant le visage fiévreux, devant -les yeux rougis.</p> - -<p class="i1">—Qu'est-ce que tu as, ma mignonne? Souffres-tu?</p> - -<p class="i1">—Elle n'a pas voulu me répondre, dit Simone -avec des lèvres qui se convulsaient d'effroi et de -chagrin.</p> - -<p class="i1">—Pourquoi, dit le père, n'as-tu pas voulu répondre -à ta petite maman?</p> - -<p class="i1">L'enfant, d'un ton farouche et bas, prononça:</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">[Pg 83]</a></span></p> - -<p class="i1">—Elle ne m'aime plus. Depuis ce soir, elle ne -m'aime plus.</p> - -<p class="i1">—Oh! Paulette... murmura la mère.</p> - -<p class="i1">Et, croyant distinguer dans les paroles de sa -fille un pressentiment, un avertissement, une leçon, -Simone, la chair encore tout affolée des -caresses de Jean, le cœur déchiré de tristesse, se -mit à genoux près du petit lit de Paulette, et, à -son tour, pleura comme elle, à grands sanglots -enfantins, avec cette plainte si spontanée des -femmes: «Oh! que je voudrais donc mourir!...»</p> - -<p class="i1">Un instant après, toutes deux, rapprochées par -le père, mêlaient leurs baisers et leurs larmes. Et -Paulette, murmurant alors son chagrin d'enfant -jalouse, trop sensible, disait à l'oreille de Simone:</p> - -<p class="i1">—Tu n'iras plus danser quand je serai malade? -Tu n'aimeras personne, jamais, plus que moi?... -Bien vrai, dis, personne?...</p> - -<p class="i1">—Non, non... balbutiait la mère.</p> - -<p class="i1">Alors Roger mêlait leurs mains dans les siennes, -les embrassait ensemble... Tandis que, dans l'océan -de détresse où chavirait et s'enfonçait la frêle petite -âme instinctive de Simone, parmi le dégoût -d'elle-même, la crainte superstitieuse, le remords, -la tendresse vraie pour ces deux êtres,—son -mari, sa fille,—surgissait en elle un sentiment -qu'elle ne s'avouait pas, mais qui cependant dominait -tous les autres: la joie d'avoir été tenue -dans les bras de Jean d'Espayrac, de l'avoir entendu -<span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">[Pg 84]</a></span> -gémir d'amour, d'avoir senti contre sa -bouche cette bouche qui était celle de Jean, -d'avoir meurtri son cœur sur ce cœur d'homme. -Et la pensée qu'elle avait commis une effrayante -chose lui faisait paraître son péché plus délicieux -encore.</p> - -<p class="i1">«Mais,» se disait-elle, «pour moins que cela -je mépriserais une autre femme, je verrais en elle -un monstre... Est-ce moi? Est-ce moi?... Est-ce -possible?»</p> - -<p class="i1">Elle ne se reconnaissait pas.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">[Pg 85]</a></span></p> - - -<div class="chapter"> - <h2 class="no-break p2"><a name="VII" id="VII"></a>VII</h2> -</div> - -<div class="p2"> - <img class="drop-cap" src="images/initial_l.jpg" alt="Lettre L." /> -</div> - -<p class="drop-cap"><span class="sc">La</span> sensation véritablement inouïe qui -avait failli faire évanouir Simone sur la -poitrine de Jean la première fois qu'il -l'avait prise dans ses bras et qu'il lui avait baisé -les lèvres, ne devait jamais plus soulever l'âme -de la jeune femme à de pareilles hauteurs d'extase. -Elle ne devait plus connaître, du moins à un -tel paroxysme d'intensité, cette angoissante joie. -Plus tard, toutes les fois qu'ils s'étreignirent, la -mémoire dut jouer son rôle, et Simone, pour se -griser tout à fait, eut besoin de faire surgir dans -sa chair et dans son cœur la réminiscence de cette -unique minute. Les femmes chez qui l'imagination -est plus puissante que les sens et plus active que -la tendresse ont de ces déboires en amour. Elles -<span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">[Pg 86]</a></span> -se donnent dans un moment d'incomparable -exaltation, et toutes les réalités ensuite leur semblent -pâles auprès de cette heure d'éblouissement -qui ne peut pas se prolonger, et qui ne saurait -revenir.</p> - -<p class="i1">La seconde fois que Simone Mervil revit M. d'Espayrac -en tête-à-tête, ce fut encore presque involontairement. -Elle se refusait toujours à un rendez-vous -précis, que, cependant, la fièvre de son -souvenir lui faisait ardemment désirer. Mais elle -ne put s'empêcher de lui donner à entendre -qu'elle allait souvent seule à Bellevue, visiter un -asile de petits enfants—ce qu'elle appelait une -<i>pouponnière</i>—œuvre de charité dont elle était -sous-directrice. «Je prends le train de Ceinture, -tout près de chez moi, à Courcelles, et je change -à la station d'Ouest-Ceinture.»</p> - -<p class="i1">—Quand irez-vous? dit-il tout bas, avec une -intonation suppliante.</p> - -<p class="i1">—Jeudi, par le train qui part de la gare Montparnasse -à trois heures.</p> - -<p class="i1">Jean ne dit rien, mais il prit ce train, à la gare -Montparnasse. Et, à la correspondance de la Ceinture, -il vit sur le quai M<sup>me</sup> Mervil, qui cherchait -des yeux la place qu'elle choisirait dans un compartiment.</p> - -<p class="i1">Il était seul dans le sien. Il ouvrit la portière. -Elle y monta tout de suite.</p> - -<p class="i1">Lui, resta un instant la tête penchée au dehors -<span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">[Pg 87]</a></span> -pour empêcher l'intrusion d'autres personnes. -Puis, quand le train s'ébranla, il se tourna et la -vit, blottie à l'angle opposé, plus jolie, d'une joliesse -plus fine que jamais dans sa toilette simple, -avec sa jaquette d'astrakan et son tour de cou -formé d'une soyeuse dépouille de zibeline, dont -la tête aiguë et les minces pattes pendaient sous -le frais menton, si délicatement dessiné, de la -jeune femme.</p> - -<p class="i1">Et Simone avait dans les yeux cette gaieté, cette -griserie, ce charmant émoi de l'escapade, qui, -pour beaucoup de Parisiennes, est le principal attrait -de l'adultère. Se réveiller le matin avec l'amusante -perspective du rendez-vous, qui rompt -l'ennui des occupations habituelles et le cours des -fastidieuses visites; guetter l'heure, choisir la toilette -que l'on va mettre, en combiner perversement -les plus intimes détails; puis exécuter de -savantes manœuvres, éloigner sa voiture, monter -en fiacre; avoir ensuite le plaisir de trembler un -peu, et aussi celui de mentir à la perfection,—n'y -a-t-il pas à toutes ces choses, pour une puérile -petite créature qui, naguère encore, volait des -fruits verts dans le verger de son couvent, une saveur -d'espièglerie qui tente la plus vertueuse?</p> - -<p class="i1">Ce n'étaient pas des remords qu'en ce moment -éprouvait Simone. C'était une curiosité un peu -anxieuse mais douce étrangement,—la curiosité -de ce que cet homme allait lui dire. Puis, au fond -<span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">[Pg 88]</a></span> -de tout cela, c'était l'intime stupeur de trouver sa -conscience muette. Nulle sensation torturante -d'indigne culpabilité. Comment cela était-il possible?... -Devait-elle donc se croire un monstre, -une femme bien pire que les autres?</p> - -<p class="i1">Le train maintenant filait entre les jardins des -fleuristes, les champs de roses que l'on cultive autour -de Clamart, et que l'hiver faisait nus sous le -poudroiement grisâtre d'une impalpable brume. -Les petits carreaux des nombreux châssis, les rangs -pressés des cloches en verre, alternaient avec le -sol brun, à l'intérieur des enclos dépouillés. Les -routes blanches tournaient, désertes. Les maisonnettes -closes semblaient abriter des sommeils -sans rêves. Un ciel immobile et gris se suspendait -au-dessus de l'immobile paysage.</p> - -<p class="i1">M. d'Espayrac s'était agenouillé devant Simone; -de ses deux bras passés autour de la -souple taille, il inclinait vers lui la jeune femme, -et il murmurait des paroles passionnées:</p> - -<p class="i1">—Vous m'aimez un peu?... demanda-t-il après -les litanies de sa propre adoration.</p> - -<p class="i1">Devant l'imperceptible mouvement négatif de -la blonde tête, il ajouta, suppliant:</p> - -<p class="i1">—Ah! répétez-le donc... Car vous me l'avez -dit... Oui, vous me l'avez dit, l'autre soir, en voiture. -Ne vous le rappelez-vous pas?</p> - -<p class="i1">—O mon ami! dit Simone en un dernier -effort de résistance, puisque vous le savez, ne -<span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">[Pg 89]</a></span> -me demandez pas de vous le dire. J'ai tellement -confiance en vous, Jean! Vous serez fort pour -nous deux, n'est-ce pas?</p> - -<p class="i1">—Non, murmura-t-il en laissant tomber sa -tête sur les genoux de la jeune femme, je ne -veux pas être fort... Je ne peux plus l'être... -Je...</p> - -<p class="i1">Un coup de sifflet du train, les freins qui se -serrent, les roues qui crient... Et Jean et Simone -se retrouvèrent assis l'un à côté de l'autre, corrects -en apparence, mais tremblants à entendre -les battements de leur cœur, et se meurtrissant -encore les doigts d'une étreinte violente et vivement -dénouée.</p> - -<p class="i1">Un vieux monsieur et une vieille dame montèrent. -Le vieux monsieur déploya son journal; -mais la vieille dame dévisagea obstinément et -avec une rogue expression de blâme ce beau -couple jeune,—trop jeune et trop beau pour -ne pas être évidemment bien coupable aux yeux -d'une si vieille dame.</p> - -<p class="i1">Simone se sentait rougir. Elle dit à Jean, tout -bas:</p> - -<p class="i1">—Si quelqu'un de notre connaissance était -monté, qu'aurions-nous dit?</p> - -<p class="i1">—Bah! fit d'Espayrac. Nous nous sommes -rencontrés, voilà tout. Vous allez à votre pouponnière. -Moi je vais à Meudon voir le notaire d'un -de mes amis, à propos d'une maison de campagne -<span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">[Pg 90]</a></span> -qu'il a là-bas, et qu'il veut faire vendre. Cet ami -est au Tonkin.</p> - -<p class="i1">—Mais... la maison existe?... demanda naïvement -Simone.</p> - -<p class="i1">—Comment, certes, elle existe! Et l'ami et le -notaire, et même le Tonkin, fit d'Espayrac avec -son joyeux sourire. Vous la verrez, la maison, si -vous voulez. Nous la visiterons ensemble. Peut-être -qu'elle vous tentera. Je cherche un acquéreur.</p> - -<p class="i1">Simone rougit plus fort.</p> - -<p class="i1">—Oh! pas aujourd'hui, je n'aurai pas le -temps. Ma visite sera longue... Vous savez, c'est -moi qui fais tout à cette pouponnière. La directrice -de l'œuvre n'est là que pour son nom. -Quant aux dames patronnesses, chacune y va -peut-être une fois par an...</p> - -<p class="i1">Jean souriait de nouveau, à voir le petit air -grave, entendu, de cette frimousse blonde.</p> - -<p class="i1">—Comme je vous aime, oh! comme je vous -aime!... prononça-t-il si bas que Simone distingua -le mouvement des mots sur ses lèvres plutôt -qu'elle n'en entendit le son.</p> - -<p class="i1">Voyant, que, pour aujourd'hui, l'histoire de la -maison ne prendrait pas, bien qu'il eût réellement -dans sa poche les clefs d'une villa inoccupée, -M. d'Espayrac proposa à Simone de le -rejoindre au rond-point de l'avenue Mélanie, en -sortant de la pouponnière. Ils feraient un tour -dans les bois.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">[Pg 91]</a></span></p> - -<p class="i1">—C'est si joli, si mélancolique, les bois en -hiver, assura-t-il.</p> - -<p class="i1">—Soit, dit Simone, qui ajouta—toujours -par sa tendance féminine à tout expliquer en dehors -de la raison sincère:—Cela changera l'air -que je pourrai rapporter à la maison. J'ai toujours -peur pour Paulette de quelque contagion, quand -je reviens de voir tous ces petits.</p> - -<p class="i1">Une heure et demie plus tard, Jean et Simone -marchaient lentement, serrés l'un contre l'autre, -et troublés jusqu'au fond de l'être, dans la solitude -infinie des bois, du crépuscule et de l'hiver. -Un air vif rosait leur visage, avivait la brûlure de -leur sang. La tristesse des taillis, les crêpes violets -qui flottaient vers les profonds lointains, les -âpres senteurs des feuilles achevant de mourir -par milliers dans l'humidité du sol, prêtaient à la -démence de leurs cœurs une atmosphère de solennité -qui les charmait. Derrière le lacis noir des -branches, un rouge soleil se couchait en des -flaques et des éclaboussures de sang. Le long des -étroits sentiers, nul bruit ne se faisait entendre, -hors parfois le cri d'une corneille ou la fuite -lourde d'un crapaud parmi les ramilles desséchées -des bruyères.</p> - -<p class="i1">Jean et Simone avançaient à petits pas, ne -trouvant que peu de chose à se dire. Pour la première -fois, M<sup>me</sup> Mervil pressentait que non seulement -la chute était inévitable, mais que cette -<span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">[Pg 92]</a></span> -chute était le nœud suprême de son fragile roman, -et qu'au delà il n'y aurait rien. Seule avec -cet homme qu'un instant elle avait cru aimer, elle -s'apercevait, non sans un secret malaise, que rien -de son âme n'irait spontanément à lui, et que -rien de la sienne, à lui, ne viendrait spontanément -à elle, par ces mille phrases si faciles à ceux qui -pensent en commun. Tous deux ne prononçaient -que des banalités semblables à celles qu'ils échangeaient -en leurs visites chez des tiers. Même ils se -sentaient moins familiers ensemble que lorsque, -à table avec Roger, tous trois causaient d'art ou -ébauchaient des projets de pièces. Car, en effet, -cette demi-intimité de tous les jours n'ayant sa -raison d'être que dans les travaux et la personnalité -du mari, devenait une gêne plutôt qu'un -lien dans leur tête-à-tête amoureux. Leur délicatesse, -à l'un et à l'autre, les retenait d'aborder les -sujets qui eussent évoqué trop distinctement -l'image de l'époux et de l'ami trompé. Or tous -ceux par lesquels, jusqu'ici, leurs esprits s'étaient -rencontrés, ne leur venaient que par Mervil. En -dehors de lui, ils ne se connaissaient plus. Avec -étonnement ils se constataient étrangers l'un pour -l'autre. Simone seule en conçut une impression -de souffrance, un effroi devant l'inconnu de cette -âme d'homme, qui, peut-être, aurait désormais le -pouvoir de la rendre affreusement malheureuse.</p> - -<p class="i1">«Il est bien jeune!» songeait-elle. «A-t-il eu -<span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">[Pg 93]</a></span> -déjà beaucoup de maîtresses?... Que pense-t-il -de moi? Ah! si je n'allais être pour lui qu'un -caprice!...»</p> - -<p class="i1">Cette femme qui, tout à l'heure, se suggérait -en vain des remords, commençait à se sentir le -cœur piqué par la pointe du premier regret.</p> - -<p class="i1">Mais Jean la serrait à présent plus étroitement -contre lui. Puis, tout à coup, il l'entraîna -dans la direction de Meudon, marchant si vite -que Simone dut demander grâce.</p> - -<p class="i1">—Où allez-vous donc? dit-elle. Craignez-vous -que nous manquions le train?</p> - -<p class="i1">Alors il la supplia de venir voir cette maison -dont il lui avait parlé. C'était une villa tout à fait -à l'écart. Il en avait toutes les clefs; il la ferait -entrer par la petite porte du jardin; le concierge -ne la verrait pas.</p> - -<p class="i1">Simone se révolta, elle dit non pour aujourd'hui, -non pour toujours. Oh! jamais... Puis, devant -le désespoir de Jean, elle finit par le supplier -d'être raisonnable, de considérer combien il était -tard... Près de six heures! Il faisait tout à fait noir -maintenant. Même en se dépêchant, elle ne serait -pas de retour avant sept heures et demie.</p> - -<p class="i1">—Eh bien, alors, la prochaine fois?... dit-il. Promettez-moi! -Si vous saviez comme je serai sage! -Nous causerons, comme ici... Seulement vous ne -serez pas exposée à l'humidité de ces bois, au -hasard d'une rencontre.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">[Pg 94]</a></span></p> - -<p class="i1">—Mais, dit Simone, cette maison n'est pas à -vous.</p> - -<p class="i1">—Oh! c'est tout comme, s'écria d'Espayrac. Et -il y a une petite pièce gentille, que je ferai arranger -exprès pour nous. Il y aura des fleurs, et un grand -feu. Ce sera plus gai qu'ici, voyez-vous, ajouta-t-il -en jetant un coup d'œil en arrière vers la nuit -lugubre de la forêt.—Et il y aura les bonbons -que vous aimez... Ce sera si gentil! nous ferons -la dînette.</p> - -<p class="i1">Il riait, en la câlinant, de ce beau rire sensuel -et doux, qui mettait tant de séduction sur sa -bouche et dans ses yeux, et qui, lorsqu'il éclatait -en fanfares de gaieté, sonnait si contagieux et si -clair. «Si les oiseaux riaient,» disait quelquefois -Mervil, «ils riraient comme d'Espayrac.» Le -musicien s'était même amusé à noter, dans un -ton mineur, la mélodie de ce rire, pour en faire -un <i>leit-motiv</i> à la scène de la récréation, dans le -collège de jeunes filles emprunté à Tennyson par -le <i>Roman de la Princesse</i>.</p> - -<p class="i1">Depuis, quand d'Espayrac riait, les trilles des -compagnes d'<i>Ida</i> chantaient dans la mémoire de -Simone, et elle fredonnait l'air à l'unisson. Elle ne -put s'empêcher de le faire encore ce soir, captivée -de nouveau par ce côté d'insouciance et d'espièglerie -dans la faute, qui semblait mettre en liberté -sa jeunesse, et qui donnait, à cette correcte mondaine -mariée à un homme grave, des envies de -<span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">[Pg 95]</a></span> -bondir, de sauter, de jouer à courir et de faire des -niches. Déjà, elle ne refusait plus que pour la -forme et par un suprême instinct de pudeur le -rendez-vous que lui proposait Jean. Eût-elle été -moins entraînée vers la personne de M. d'Espayrac, -que l'effrayante et délicieuse séduction de -cette chose—le premier rendez-vous pour une -femme honnête—eût irrésistiblement tenté sa -curiosité de fille d'Ève. Se dire plus tard, au théâtre, -devant les scènes scabreuses, ou bien au passage -le plus passionné d'un roman: «Moi aussi, j'ai -eu un rendez-vous,» et dissimuler sous l'éventail -ou le mouchoir un énigmatique sourire; mettre -dans sa vie un troublant souvenir, qui suffirait—croyait-elle—à -satisfaire ce chatouillant besoin -de romanesque dont la littérature, à Paris plus -que partout ailleurs, irrite le cœur des femmes,—voilà -les inconscients ressorts qui, parmi les -mille contingences d'une irréparable démarche, -n'étaient pas les moins actifs ni les moins déterminants.</p> - -<p class="i1">«Après tout,» pensait Simone, «peut-être -parle-t-il avec sincérité quand il me promet une -soumission absolue. Peut-être, en le raisonnant, -lui ferai-je admettre la supériorité d'un amour -qui ne dépasserait pas les baisers sur les lèvres. -Non, certes, ce n'est point pour me donner à lui -que j'irai le voir dans cette chambre, où ce sera -si amusant de bavarder au coin du feu, et de le -<span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">[Pg 96]</a></span> -gronder très fort s'il devient entreprenant. Puisque -je n'ai pas l'intention de mal faire, pourquoi -n'irais-je pas? D'ailleurs que penserait-il de moi -si je lui cédais si vite? Je suis bien sûre que cette -considération me rendra féroce, m'empêchera de -m'attendrir. Je ne sais pas si je lui appartiendrai -jamais complètement. J'en doute fort. Mais ce -dont je suis tout à fait sûre, par exemple, c'est que -je le ferai languir longtemps.»</p> - -<p class="i1">—Alors vous viendrez, Simone? Vous me le -jurez, répétait Jean d'une voix tremblante. Oh! -je ne sais pas ce que je ferais si vous me donniez -un tel espoir pour ne pas le réaliser! Et... dites?... -ce jour-là, vous n'irez pas à votre pouponnière?... -Vous m'accorderez toute votre après-midi?</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">La semaine suivante, un soir, vers six heures, -Simone Mervil reprenait le train pour Paris à la -station de Meudon. Elle rentrait. Quand elle -monta dans le compartiment, la chaleur des -bouillottes et la clarté du gaz contrastèrent avec -la froide campagne noire où des flocons de neige -voltigeaient. Elle se pelotonna dans un coin, toute -frissonnante, la voilette baissée, les mains blotties -dans le manchon. Il y avait deux autres voyageuses. -Elle ne les regarda point. Elle détourna -les yeux de la lumière et les fixa sur la vitre à -<span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">[Pg 97]</a></span> -côté d'elle. La nuit extérieure faisait de cette vitre -un vague miroir. Elle y revit, plus terne, le banal -décor des coussins gris, avec leurs capitons réguliers -et leurs accoudoirs de cuir. Elle s'y aperçut -elle-même, en profil de corps très net, avec un -obscur visage où elle ne distinguait que les yeux. -Et elle s'acharnait à regarder ces yeux pâles, deux -étranges taches de lueur vivante, dans ce fantôme -assis à côté d'elle et qui était le reflet de sa personne. -A la fin, de s'obstiner ainsi ses prunelles -se lassèrent; un picotement lui fit battre les cils; -et elle s'étonna lorsque ses paupières, en s'abaissant, -chassèrent sur ses joues deux larmes froides. -Un long frisson douloureux la traversa, hérissant -les frisures légères de sa nuque.</p> - -<p class="i1">«Mais qu'est-ce que j'éprouve donc au juste?» -se dit-elle.</p> - -<p class="i1">Car, à l'instant même, en considérant son âme -triste dans le spectre de son regard, elle ne s'était -pas aperçue qu'elle pleurait.</p> - -<p class="i1">Depuis deux heures elle était la maîtresse de -M. d'Espayrac.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">[Pg 98]</a></span></p> - - -<div class="chapter"> - <h2 class="no-break p2"><a name="VIII" id="VIII"></a>VIII</h2> -</div> - -<div class="p2"> - <img class="drop-cap" src="images/initial_u.jpg" alt="Lettre U." /> -</div> - -<p class="drop-cap"><span class="sc">Un</span> soir, Simone venait d'embrasser dans -son lit la petite Paulette. Elle était -montée un peu tard, et l'enfant, par -extraordinaire, s'était endormie sans attendre la -maternelle caresse. La porte était ouverte sur la -chambre de miss Mary, et l'Anglaise elle-même -avait déjà éteint sa lumière. Simone, à la clarté -de la veilleuse, regarda sa fille. «Comme elle est -jolie!» pensa-t-elle, «Comme elle sera aimée!»</p> - -<p class="i1">Puis, avec ce retour étonné sur elle-même -qu'elle faisait de plus en plus fréquemment depuis -quelques semaines, elle chercha dans son propre -cœur les sentiments singuliers que doit éprouver -devant le sommeil pur de sa fille une mère qui a -un amant. Elle ne les y trouva pas; et, dans la -<span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">[Pg 99]</a></span> -surprise de se découvrir si peu différente de son -ancien elle-même, Simone se condamnait au plus -dur effort d'imagination pour se persuader qu'elle -avait vraiment accompli la chose irréparable. Ce -qu'elle rencontrait en elle ne ressemblait en rien -aux catégories de pensées que lui suggérait autrefois, -objectivement, et par rapport à d'autres -femmes, l'idée de l'adultère. Elle s'était représenté -des joies délirantes suivies d'affreux remords. Elle -n'avait pas goûté les joies et elle n'éprouvait pas -les remords. Des journées d'excitation, des heures -de désappointement et des minutes de dégoût: -voilà ce qu'elle avait recueilli. Mais tout cela restait -confus, enchevêtré, dans un domaine obscur -de sa personne morale, où elle ne voyait plus -qu'une sorte de brouillard quand elle essayait d'y -pénétrer. Une seule chose se détachait très nette: -l'impossibilité de réaliser l'idée de sa faute et de -se condamner comme elle se fût condamnée -auparavant si elle avait lu sa propre histoire dans -un livre. Et, entre autres étonnements, celui qui -n'était pas le moindre venait de ce que sa trahison—à -la gravité de laquelle pourtant elle ne -pouvait croire—ne diminuait point à ses yeux -celle de Roger. La guérison ne lui était pas venue -par la vengeance. La plaie de jalousie restait toujours -ouverte.</p> - -<p class="i1">Quand elle quitta la chambre de sa fille, Simone, -sur le palier de l'escalier, s'arrêta, l'oreille -<span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">[Pg 100]</a></span> -tendue. De l'étage supérieur s'échappait une musique -très suave dont la mélancolie lui prit le cœur. -«C'est joli,» pensa-t-elle, «ce qu'il joue là, -Roger. Ce n'est pas de lui pourtant. Qu'est-ce -que c'est donc?»</p> - -<p class="i1">Elle écouta encore un instant, puis, au lieu de -redescendre dans son petit salon, elle monta vers -le cabinet de travail. Son pas léger ne s'entendit -point sur le tapis. Très doucement elle ouvrit, -entra, et, derrière elle, referma la porte. Mervil -leva ses larges yeux vifs, tout flambants d'inspiration -dans sa maigre figure, et, d'un signe des -paupières, interdit à Simone de l'interrompre. La -jeune femme s'étendit sur un divan, appuya son -menton sur la paume d'une de ses mains, et -regarda son mari.</p> - -<p class="i1">Roger semblait se bercer au chant qui montait -sous ses doigts. Assis devant l'énorme piano -à queue, il se balançait suivant le rythme; ses -prunelles s'alanguissaient dans une extase; sa -bouche avait des sourires et ses épaules des frissons. -Il jouait, non pas seulement avec ses mains, -mais avec son être tout entier. Simone pouvait, -dans ce corps mince, tordu par le souffle de la -mélodie, deviner la vibration des fibres comme -elle entendait celle des cordes sous les marteaux -dans la caisse de l'instrument. Il y avait longtemps -qu'elle n'avait vu Roger ainsi possédé par la folie -de son art. D'ailleurs elle le regardait ce soir avec -<span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">[Pg 101]</a></span> -des yeux nouveaux, ou plutôt <i>renouvelés</i>. Elle -comprit comment elle avait pu le trouver si beau -quand elle était jeune fille et qu'il jouait sur le -petit piano droit dans le salon de ses parents. A -un moment où le chant prenait une douceur plus -poignante, il la chercha des yeux et il lui envoya -une de ces longues et tendres caresses d'âme avec -lesquelles, autrefois, il lui avait fait croire à cette -chose impossible: l'infini dans l'amour humain.</p> - -<p class="i1">Simone, accoudée le visage vers lui, détourna -la tête, et mit son front dans son bras replié.</p> - -<p class="i1">Un moment après, il cessait de jouer et venait -à elle. Sa surprise fut extrême de constater qu'elle -pleurait.</p> - -<p class="i1">—Ma Simone! dit-il,—et sa voix n'avait pas -la sécheresse coutumière.—Eh bien, voilà qui -me touche beaucoup! Tu n'es donc pas tout à -fait blasée sur les divagations de ton musicien de -mari?</p> - -<p class="i1">—C'était de toi? s'écria-t-elle avec un sursaut.</p> - -<p class="i1">—Tout simplement.</p> - -<p class="i1">—Mais je ne connaissais pas cela. Quand -donc l'as-tu composé?</p> - -<p class="i1">—Ce n'est pas composé. J'improvisais.</p> - -<p class="i1">—Ça, une improvisation?... Mais c'est admirable! -Tu n'as jamais rien fait de mieux. Et ce -n'est pas écrit? Et tu ne pourras pas l'écrire? Ah! -quel dommage!</p> - -<p class="i1">—Mais si, mais si... Ça me trottait dans la -<span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">[Pg 102]</a></span> -tête depuis longtemps, sous cette forme ou à peu -près. Puis, tu sais si j'ai bonne mémoire!...</p> - -<p class="i1">Elle s'était redressée, un genou pris entre ses -mains croisées, toute pâle, et fixant sur Mervil -ses yeux mouillés de larmes. Elle avait une expression -si étrange que son mari, d'abord flatté par -son émotion, s'en inquiéta. Il s'assit à côté d'elle -sur le divan, l'attira contre lui, et lui dit avec une -sollicitude dont il l'avait récemment un peu -déshabituée:</p> - -<p class="i1">—Qu'y a-t-il donc, ma petite Simone? Est-ce -que ma petite femme aurait du chagrin?</p> - -<p class="i1">Elle fit un faible mouvement pour s'écarter de -lui, cacha de nouveau son visage et éclata en -sanglots violents.</p> - -<p class="i1">—Oh! s'écria-t-elle, pourquoi donc ne m'as-tu -pas toujours parlé comme ça? Pourquoi donc -as-tu cessé de m'aimer?</p> - -<p class="i1">Il se leva, nerveux, dissimulant, comme toujours, -son irritation sous un calme de glace.</p> - -<p class="i1">—Ah! dit-il, si c'est une scène...</p> - -<p class="i1">A son tour elle se mit debout, passa résolument -son mouchoir sur son visage, vint à Roger, -et, lui faisant face, posa ses deux mains sur les -épaules de son mari.</p> - -<p class="i1">—Non, Roger, dit-elle en dominant le tremblement -de sa voix. Non, Roger, ce n'est pas une -scène. Veux-tu m'écouter? Veux-tu qu'une fois -pour toutes nous nous entendions, mon ami?</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">[Pg 103]</a></span></p> - -<p class="i1">—Mais, ma chérie, avec toi, c'est bien difficile -depuis quelque temps. Tu prends ombrage au -moindre mot. Je ne sais plus ce qu'il faut te dire. -Tu me paralyses, je t'assure.</p> - -<p class="i1">Les bonnes dispositions de Simone s'évanouirent -dans une flambée de colère.</p> - -<p class="i1">—Ah! s'écria-t-elle, c'est comme cela que tu -me parles, toi qui as eu les premiers torts! Eh -bien, soit! Il paraît que c'est cela le mariage. Faisons -comme les autres. Monsieur ira souper avec -des actrices, et Madame prendra un amant. Je ne -vois pas pourquoi je m'en tourmenterais, puisque -c'est l'ordre des choses.</p> - -<p class="i1">Mervil eut un cri, comme dans le brusque -déchirement d'une blessure.</p> - -<p class="i1">—Simone!... Oh! pas toi, Simone! Pas toi!... -Ne prononce pas des choses pareilles!</p> - -<p class="i1">Son accent produisit sur sa jeune femme un -effet extraordinaire. Soudainement, ce remords -qu'elle appelait en vain depuis sa chute récente, -lui transperça le cœur comme une flèche. Durant -quelques secondes elle eut le sentiment d'une -déchéance horrible, des images physiques de sa -faute s'évoquèrent en elle et lui soulevèrent l'âme -d'une intolérable nausée. A cet instant, la trahison -de son mari et la sienne s'intervertirent dans -sa pensée. Pour la première fois, elle pressentit -qu'elle pourrait lui pardonner, à lui, tandis qu'à -elle-même, elle ne se pardonnerait jamais.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">[Pg 104]</a></span></p> - -<p class="i1">Toutefois une affreuse tentation lui vint de le -braver, d'énoncer devant lui la chose inavouable.</p> - -<p class="i1">—Ah! dit-elle froidement—avec une sorte -de plaisir bizarre, mêlé de désespoir et de frayeur,—cela -te ferait donc beaucoup de chagrin si tu -savais que j'ai un amant?</p> - -<p class="i1">Roger devint tout pâle, rien que de lui entendre -articuler ces trois mots. Mais il dit avec -calme:</p> - -<p class="i1">—Prends garde, Simone. Tu as, depuis quelque -temps, des façons de parler bien singulières! -Il y a des suppositions qu'une honnête femme ne -doit pas faire, ne doit pas suggérer à son mari...</p> - -<p class="i1">Il s'arrêta, vint à elle, et, durant un instant, la -considéra d'un regard qui s'adoucissait.</p> - -<p class="i1">—Pourquoi veux-tu, reprit-il, me faire imaginer -des choses que mon esprit se refuse à concevoir? -Toi, Simone... Toi, un amant? Vois-tu, -je ne pourrais pas plus le croire de toi que je ne -le crois de notre fille, de notre innocente petite -Paulette.</p> - -<p class="i1">Il s'approcha davantage, s'inclina vers elle, la -regarda très tendrement au fond des yeux. Maintenant -il commençait à comprendre que les pleurs -et la colère de Simone marquaient autre chose -qu'un accès de querelleuse humeur. Il entrevoyait -un malaise d'âme, devant lequel sa propre nervosité -s'atténuait, disparaissait, pour faire place à -une sollicitude mêlée d'une certaine anxiété. Le -<span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">[Pg 105]</a></span> -sentiment lui vint que, lui aussi, il avait eu des -torts.—Oh! pas le tort de son infidélité, car -Simone avait si bien gardé tout son cœur qu'il -n'avait pas conscience de lui en avoir soustrait -une parcelle,—mais les rudesses de sa nature un -peu âpre, agressive, ironique, ses crises noires -d'artiste en mal de produire, ses maussaderies -d'homme de travail que replie sur lui-même la -tyrannie de la pensée à l'heure même où sa jeune -femme amoureuse attend la part qui lui revient -de câlines paroles, d'attentions, de gâteries, de -caresses. En un éclair, la conscience de tout ceci -lui traversa le cœur. Il posa la main sur les doux -cheveux pâles de Simone, et lui dit, avec une voix -changée, où l'intention de plaisanterie soulignait -l'émotion qu'elle prétendait exclure:</p> - -<p class="i1">—Mauvaise petite femme, qui ne sait pas -avoir de tolérance avec son ourson de mari, et -qui menace de le tromper parce qu'il ne sait -qu'aligner des doubles-croches et qu'il est maladroit -à lui montrer combien il l'aime!</p> - -<p class="i1">—Toi, m'aimer?... dit Simone. Oh! voyons!...</p> - -<p class="i1">—En peux-tu douter?... reprit-il, très grave.</p> - -<p class="i1">Ces paroles étaient bien simples, et tout à -fait dépourvues de la rhétorique amoureuse avec -laquelle jonglait si facilement d'Espayrac. Pourquoi -donc Simone, en les écoutant ce soir, y -crut-elle plus qu'elle ne croyait hier aux phrases -passionnées de son amant? «En ai-je bien pu -<span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">[Pg 106]</a></span> -douter?» se répéta-t-elle. Mais, soudain, la vision -de Roger sortant du théâtre côte à côte avec cette -actrice rousse, avec Netty Davidson (car elle -savait son nom, Jean le lui avait dit), réveilla -tous ses soupçons, toutes ses jalousies, toutes ses -colères.</p> - -<p class="i1">—Non, s'écria-t-elle, non, je ne te crois plus. -Notre bonheur est brisé, notre amour est mort. -Et c'est toi qui as tué tout cela. Tu m'as trompée, -et je le sais.</p> - -<p class="i1">—Moi, je t'ai trompée! s'écria Roger. Mais tu -es folle! Où donc? Quand cela? Et avec qui?</p> - -<p class="i1">Entre ce mari et cette femme, quelque chose -de bizarre, mais de bien profondément humain, -se passait. Ils occupaient et remplissaient d'une -si complète façon le cœur l'un de l'autre; leurs -neuf années de tendresse les avaient enchaînés de -si multiples, si subtils, si indissolubles liens; si -peu importantes étaient pour chacun les circonstances -extérieures à leurs deux personnes, qu'ils -étaient de la meilleure foi du monde en abolissant -de leur mémoire, chacun pour son propre compte, -leurs respectives trahisons. Roger Mervil, étant -homme, gardait cependant plus vive la réminiscence -matérielle du fait. Quand sa femme lui dit -avec certitude: «Tu m'as trompée, et je le sais,» -il eut cette exclamation mentale: «C'est Netty! -Ah! la satanée cabotine!... que le diable l'emporte!...» -Mais Simone accusait son mari avec -<span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">[Pg 107]</a></span> -autant de passion jalouse et—mieux encore—autant -de sincérité dans la souffrance qu'elle en -eût exprimé, il y avait six semaines, avant ses -vaines représailles.</p> - -<p class="i1">—Dis-moi donc avec qui je t'ai trompée, et -comment tu en es sûre, reprenait Mervil. Je serais -curieux de savoir ce que ton imagination...</p> - -<p class="i1">—Ce n'est pas mon imagination. <span class="sc">Je... t'ai... -vu...</span></p> - -<p class="i1">—Mais quand?... Mais où?...</p> - -<p class="i1">Et il affecta un ton plaisant, il essaya de ridiculiser -la jalousie de Simone, pour la piquer, pour -la faire parler.</p> - -<p class="i1">—Toi, d'abord, il suffit que tu me voies dire -quatre mots à une femme...</p> - -<p class="i1">Puis il effleura la vérité pour y insinuer une signification -d'innocence.</p> - -<p class="i1">—Après ça, tu m'as peut-être aperçu sortant -du théâtre avec une actrice... Oui... la reconduisant -un bout de chemin... Cela m'arrive quelquefois... -Si tu appelles cela une preuve?...</p> - -<p class="i1">Simone secouait la tête, haussait légèrement -les épaules, et continuait de poser sur son mari -le reproche de son regard, mais elle n'ouvrait -plus la bouche. Quelque chose scellait dans son -cœur l'accusation précise, et le nom de la femme, -et la date, et la formule de mensonge télégraphiée -par son mari, l'histoire du dîner avec son -directeur qu'il n'avait pas vu de la journée. Ce -<span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">[Pg 108]</a></span> -quelque chose qui fermait les lèvres de Simone, -c'était la crainte inconsciente de placer entre elle -et son mari—que, malgré tout, elle n'avait pas -cessé d'aimer—la barrière qu'on ne peut plus -franchir, la parole qui ne s'efface pas, le souvenir -qui ne s'oublie jamais. Comment répondrait-il -si elle prononçait le nom de Netty Davidson? -Par la colère peut-être, et ce serait terrible, car -alors elle-même se révolterait; par le mensonge -encore, et ce serait bien pire; ou bien par l'aveu,—oh! -l'aveu... Entendre Roger lui dire <i>cela</i>... -quel supplice!</p> - -<p class="i1">Simone se taisait donc, avec cette merveilleuse -finesse de la femme dont la tendresse ne veut pas -mourir. Mervil en conclut qu'elle avait été assez -loin sur la piste de son aventure, mais qu'elle ne -savait rien d'exact et que tout pouvait encore être -sauvé. Il conçut aussitôt un soulagement qui lui -détendit l'âme. Car il venait d'être en proie à la -pire inquiétude. Affliger Simone, perdre la confiance -de cette si chère compagne, s'aliéner ce -cœur qu'il occupait absolument depuis tant d'années... -Et cela pour qui? pour quoi?... Pour quelques -heures d'une Netty Davidson!... Cette pensée -lui avait causé l'exaspération d'un homme -qui, par insouciance, ayant brûlé son billet de -loterie, apprend ensuite qu'il avait le numéro -gagnant et qu'il perd une fortune.</p> - -<p class="i1">—Ah! Simone, lui disait-il un moment après, -<span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">[Pg 109]</a></span> -avec la plus indiscutable sincérité, sache-le bien, -sois-en certaine, malgré les apparences,—oui, je -dirai plus,—malgré les égarements mêmes, on -ne trompe pas une femme comme toi. Vois-tu, -donner à une autre ce qui t'appartient dans mon -cœur, ce serait impossible, parce que c'est toi -qui l'y crées. La tendresse, la confiance, la fidélité, -l'intimité, la possibilité du bonheur, toutes -ces choses-là, ce ne sont pas des mots ou des -idées qui aient une existence indépendante, à -mes yeux, en dehors de toi, et que je puisse chercher -auprès d'une autre. Non, c'est toi-même. -Je ne les ai pas connues avant toi; je ne les -imagine pas sans toi. Quand on me dit: «<i>Un tel</i> -est heureux», c'est une formule vide, qui ne -précise rien pour mon imagination. Quand je -me dis: «Je suis heureux», quelque chose, tout -au fond de moi, murmure: «Simone», et tout -de suite, devant mes yeux, surgit ta chère image. -Sois-en sûre, mon amour, quand une femme est -cela pour un homme, quoi qu'elle puisse craindre, -quoi qu'elle puisse imaginer, quoi qu'elle -puisse même surprendre, elle ne doit pas être -jalouse de lui. Eh! oui, je sais bien, nous sommes -des hommes; nous avons des moments de folie -dont nous rougissons nous-mêmes... Ah! je t'assure, -nous n'en sommes pas fiers... Mais, Simone, -quand nous jurons bien, va, qu'on ne nous y reprendra -plus, quand nous vous demandons notre -<span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">[Pg 110]</a></span> -grâce, d'où dépend notre seule chance de bonheur -en ce monde... Alors, vous, les adorées, -vous, les meilleures que nous, il faut...—penche -ta petite oreille pour que je te le dise tout bas,—eh -bien... il faut nous pardonner.</p> - -<p class="i1">Mervil, en achevant, s'était glissé aux genoux -de sa femme, du divan sur lequel tous deux se -trouvaient assis. La profondeur, la vivacité de son -attendrissement, donnaient à sa voix, à son geste, -une éloquence de passion d'autant plus entraînante -qu'elle était plus rare chez cet homme -d'extérieur froid, de caractère concentré. Simone -ne se rappelait point avoir vu, même aux premiers -jours de leur mariage, la hauteur et la sécheresse -plutôt naturelles à Roger se fondre en une telle -ardeur de tendresse, en une telle grâce d'humilité. -Que devint-elle quand, relevant vers elle le -visage de son mari, par un geste de curiosité -grave, intense, elle distingua deux traces humides -sous les longues paupières, bistrées de laborieuses -veilles, et qui battirent en une honte furtive, -pour effacer ce qui ressemblait tant à deux -larmes!</p> - -<p class="i1">Elle put dire seulement:</p> - -<p class="i1">—Ah! Roger...</p> - -<p class="i1">Dans l'atroce regret qui lui torturait l'âme, -elle n'avait même plus de sanglots. C'était donc -contre cet homme-là, c'était contre lui qu'elle -s'était irritée jusqu'au mépris, jusqu'à la haine, -<span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">[Pg 111]</a></span> -jusqu'à l'ineffaçable injure de la trahison!... -C'était à lui qu'elle avait menti hier, qu'elle -mentait ce soir, et qu'elle allait être forcée de -mentir désormais jusqu'au bout, jusqu'au dernier -baiser d'adieu au bord du tombeau! Et -c'était elle, Simone, <i>sa</i> Simone, qui avait fait -cela!</p> - -<p class="i1">—Ah! Roger... murmura-t-elle à plusieurs -reprises, avec une intonation si déchirante, que -lui, la croyant subjuguée seulement par le -triomphe douloureux d'une divine indulgence, -disait:</p> - -<p class="i1">—Ma Simone, comment peut-on faire du -chagrin à une bonne petite âme comme toi? Ah! -je ne suis qu'un brutal, un mauvais mari. C'est -vrai, tu es si fine, si sensible!... Une petite femme -comme toi, c'est trop délicat à manier... Moi, je -ne suis qu'un maladroit, un bourru. Je te traite -en vieux camarade, que je taquine... je m'oublie, -je dépasse la mesure. Je devrais toujours être -en adoration devant ma jolie madone, et je me -conduis comme un païen.</p> - -<p class="i1">Elle le fit taire, avec douceur.</p> - -<p class="i1">—Ne causons plus, dit-elle, je suis brisée. -Veux-tu être tout à fait bon?—Et elle touchait -avec un geste timide et tendre le front du musicien -toujours à demi prosterné sur le tapis à côté -d'elle.—Va te remettre un instant au piano, et -joue-moi encore quelque chose.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">[Pg 112]</a></span></p> - -<p class="i1">—Mais, mignonne, il est bien tard... J'ai peur -de réveiller Paulette, et miss Mary, et tout notre -monde.</p> - -<p class="i1">—Oh! tu joueras très, très doucement. C'est -si joli quand tu fais chanter le piano tout bas!</p> - -<p class="i1">Il lui obéit. Il reprit en sourdine une des -phrases et quelques-unes des variations qui l'avaient -le plus charmée tout à l'heure.</p> - -<p class="i1">En l'écoutant, ivre de tristesse et d'appréhension, -Simone se disait:</p> - -<p class="i1">«Rompre... Oui, je veux rompre... Mais comment?... -<i>L'autre</i> est tellement attaché à notre vie! -Près de lui, je suis perdue. Il m'a prise, il me reprendra. -Et ses baisers sont si doux!... Ah! mon -Dieu, est-ce que déjà je ne pourrais plus m'en -passer?...»</p> - -<p class="i1">Mervil continuait à effleurer lentement les -touches, éveillant une mélodie de songe. Par -instants il levait les yeux pour envoyer le sourire -de ses prunelles au visage tout pâle de Simone.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">[Pg 113]</a></span></p> - - -<div class="chapter"> - <h2 class="no-break p2"><a name="IX" id="IX"></a>IX</h2> -</div> - -<div class="p2"> - <img class="drop-cap" src="images/initial_m.jpg" alt="Lettre M." /> -</div> - -<p class="drop-cap"><span class="sc">Madame Mervil</span> n'avait pas été plus de -quatre fois à Meudon.</p> - -<p class="i1">En quittant la gare, elle montait -vers la forêt. Par quelques détours, elle dépistait -les rares voyageurs qui, descendus en même -temps qu'elle, pouvaient observer où elle allait; -puis, quand les chemins avaient repris leur solitude -d'hiver, entre les murs des jardins flétris, -silencieux, elle hâtait le pas. De loin, parmi les -hachures des branches noires, elle apercevait un -toit d'ardoises à longue pente, deux hautes cheminées -de briques roses, une girouette et le cône -aigu d'un grand sapin,—détails qu'elle ne devait -plus oublier. Elle distinguait aussi deux dragons -japonais, en faïence bleue, qui grimaçaient en -<span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">[Pg 114]</a></span> -haut des pilastres, de part et d'autre de la grille. -Mais elle n'allait pas jusque-là. Un sentier, se détachant -de la route, contournait la propriété. Elle -s'y engageait, et son cœur battait plus vite à -l'aspect d'une petite porte verte, derrière laquelle -sa pensée voyait Jean d'Espayrac, qui l'attendait -en arpentant pas à pas les étroites allées du potager. -Elle frappait imperceptiblement; mais, si -faible que fût le bruit, la clef aussitôt criait dans -la serrure; le beau visage du jeune homme apparaissait, -avec tant de joie dans les yeux, tant de -baisers sur les lèvres, que Simone sentait monter -à sa tête les premières vapeurs de cette ivresse -que son cœur déçu s'obstinait à prendre pour de -l'amour.</p> - -<p class="i1">Tous deux couraient vite s'enfermer dans la -maison, s'isoler de tout dans une étroite pièce -du rez-de-chaussée, dont les rideaux, malgré les -journées grandissantes du commencement de -mars, étaient clos déjà, les bougies allumées,—le -joli décor voluptueux, parfumé, fleuri, empruntant -un charme d'intimité, de mystère, à cette -nuit artificielle. L'imagination de Simone s'excitait -aux suggestives incitations de ce lieu inconnu, -où elle ne pénétrait que pour aimer, -dont elle ignorait toute autre destination, n'en -ayant point même exploré les alentours. De -toute la maison, elle ne connaissait que cette -chambre.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">[Pg 115]</a></span></p> - -<p class="i1">Ah! elle devait bien se l'avouer,—même lorsqu'elle -se jurait de n'y jamais revenir,—elle y -avait goûté la joie, si excessive pour toute créature -humaine, de tromper l'inassouvi qui veille -dans le secret de l'être, par la saveur inattendue -d'un fruit nouveau cueilli sur l'arbre des éternelles -tentations. Elle y avait vibré de sensations -non éprouvées encore. Pour la première fois de -sa vie, en l'étonnement de ces extases du corps, -qui laissaient ensuite son âme si vide et si triste, -elle avait discerné la différence—que bien des -femmes, et les meilleures sans doute, ne discerneront -jamais—entre l'amour des sens et l'amour -du cœur, entre le plaisir et la tendresse.</p> - -<p class="i1">Ces découvertes qu'elle faisait en elle-même, -ce réveil de la passion dans sa chair longtemps -apaisée, cette intensité de sentiments nouveaux, et -même cette habileté de mensonge qu'elle ne se -connaissait pas, lui inspiraient tantôt une honte -affreuse, tantôt un bizarre orgueil. Lorsqu'elle -quittait Jean, toute enfiévrée par les caresses, toute -grisée par les plus ingénieuses paroles d'adoration, -elle emportait autour d'elle une atmosphère -d'exaltation qui lui ôtait jusqu'au sens de sa faute. -A ces moments-là, elle ne regrettait rien, elle ne -redoutait rien; une fièvre d'audace la soulevait, -et le moindre des hasards lui eût fait commettre -la pire imprudence. Rien ne lui importait plus -que le rêve à peine fini qu'elle revivait par le -<span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">[Pg 116]</a></span> -souvenir. Elle accomplissait le voyage de Meudon -à la rue Ampère sans presque s'en apercevoir, -marchant, parlant comme une somnambule, avec -des yeux languissants et fixes qui ne voyaient pas -les choses extérieures.</p> - -<p class="i1">Au seuil de sa maison, une secousse la réveillait. -Le songe de paradis se déformait en une -vision trouble, obsédante. Quelque chose d'affreusement -pénible suspendait les battements de -son cœur.</p> - -<p class="i1">Puis, peu à peu, entre son mari et sa fille, une -phase nouvelle se produisait. La Simone perverse -de Meudon s'endormait, disparaissait, reculait à -l'infini par une sorte de dédoublement. Et la Simone -paisible et honnête se retrouvait elle-même, -se reprenait si fortement qu'elle en arrivait à -douter de l'existence de l'autre. C'est alors qu'elle -se jurait de ne plus retourner à Meudon; elle -ne pouvait concevoir même qu'il lui en revînt -jamais le désir. La griserie du rendez-vous était -dissipée, et, à sa suite, naissaient des humiliations, -des dégoûts, que Simone empêchait de -devenir des remords seulement en s'affirmant son -droit à la vengeance.</p> - -<p class="i1">Mais, parfois, au moment même où elle en -arrivait à se demander si elle aimait encore, si -elle avait aimé Jean d'Espayrac, le poète paraissait... -Oh! cette présence d'un être dont chaque -parole, chaque geste, ébranle une fibre au fond -<span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">[Pg 117]</a></span> -de nous-mêmes! Cette présence qui, sous des -yeux étrangers, devient une si douloureuse joie!... -M<sup>me</sup> Mervil en éprouvait le trouble et le charme, -et cet aigu besoin de tête-à-tête qui saisit quand -on a dû jouer devant des tiers la comédie de l'indifférence. -Alors Jean lui jetait à l'oreille, dans -un coin de salon, près de la portière de sa voiture, -une heure, une date prochaine... Et Simone -se trouvait sans force pour dire non.</p> - -<p class="i1">La seule chance qui restait à la pauvre femme -de se reprendre était qu'une séparation de quelque -durée éloignât M. d'Espayrac.</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">Or il y avait plusieurs jours qu'elle n'avait vu -son amant, lorsque M<sup>me</sup> Mervil, éclairée tout à -coup par la vision de loyauté, de dignité, de tendresse, -qu'évoquèrent à ses yeux les paroles de -son mari, eut la notion réelle de sa propre démence, -de l'abîme où elle s'enfonçait, de l'irrémissible -souillure dont elle avait flétri sa vie. -Elle se trouvait donc dans une période de force -relative, et elle sentait que, si elle ne tranchait -pas à l'instant même, si elle ne profitait pas de -cette exceptionnelle minute où la figure de son -Roger resplendissait presque sublime, si elle attendait -que les trivialités journalières eussent -émoussé son enthousiasme, surtout si elle revoyait -Jean, s'il la tenait sous le charme avec la -voix, avec les yeux, avec les lèvres... Ah! son -<span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">[Pg 118]</a></span> -raisonnement s'arrêtait à de si brûlantes images. -Elle n'osait même pas y songer.</p> - -<p class="i1">Mais que faire?... Quel prétexte invoquer pour -éloigner M. d'Espayrac, ou pour fuir elle-même?... -Quel subterfuge assez violent ou assez fin découragerait -pour toujours cet homme très véritablement -épris?... A quelle extrémité de dépit ou de -douleur ne se jetterait-il pas?... Comment la -jugerait-il?... N'allait-il pas la mépriser?... N'allait-il -pas la haïr?...</p> - -<p class="i1">En se posant ces questions insolubles et terrifiantes, -Simone se tordait d'angoisse, la nuit, -dans le grand lit conjugal; et, pour ne pas -éveiller Mervil, elle plongeait sa bouche sanglotante -et convulsive dans l'épaisseur des oreillers. -Ah! les lentes heures de ces nuits de détresse, ne -commençaient-elles pas à payer déjà les courtes -heures des nuits artificielles que marquait naguère -une petite pendule de voyage apportée -par Jean d'Espayrac dans la villa de Meudon? -Oui, bien courtes elles avaient été, celles-ci. En -les additionnant, à peine en pourrait-on faire un -jour. Finies?... Déjà?... Pour jamais?... Il le fallait -bien. Ah! le malheureux Jean! Elle le voyait, -allant et venant derrière la petite porte verte, ou -bien assis dans le réduit d'amour, le front dans -ses mains, dévoré par le tourment des vaines -attentes. Mais quoi! n'allait-elle pas pleurer sur -son amant après avoir pleuré sur son mari?... -<span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">[Pg 119]</a></span> -Étonnantes complications du cœur humain! Mystérieuses -fatalités de l'existence humaine!</p> - -<p class="i1">Pendant plusieurs jours, Simone se dit malade, -et, par instants, eut l'espoir de l'être en -réalité. Roger, très inquiet de constater l'extrême -abattement de sa femme, très attendri encore -par leur explication récente, par la frayeur -dont l'avaient secoué les allusions à Netty Davidson, -par le renouveau de passion que ses regrets -avivaient dans son cœur, entoura cette -blanche créature souffrante de soins ingénieux -et charmants, qui semblaient, à chaque fois,—chose -étrange,—la rendre un peu plus pâle, -plus douloureusement rêveuse, en même temps -que plus humblement reconnaissante.</p> - -<p class="i1">M. d'Espayrac venait tous les jours prendre -des nouvelles. Parfois il déjeunait ou dînait avec -Mervil et Paulette. Il osa demander à voir la -malade, car il apprit qu'elle n'était pas couchée, -mais étendue sur sa chaise longue. On envoya la -femme de chambre demander à Madame si elle -pouvait le recevoir. Simone fit dire qu'elle souffrait -trop de la tête, qu'elle regrettait beaucoup, -que c'était impossible.</p> - -<p class="i1">Un vague malaise commençait à troubler -Jean. Sa maîtresse ne lui avait point écrit, ne lui -avait rien fait dire. Il se consolait en songeant -que M<sup>me</sup> Mervil—au contraire de la plupart des -femmes—n'abusait pas de la plume et du papier, -<span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">[Pg 120]</a></span> -répugnait plutôt à sentir des morceaux de -son cœur traîner sous les doigts des employés -de la poste et dans les loges des portiers. Malgré -cela, maintenant, d'Espayrac ne rentrait plus -dans son joli hôtel gothique de la rue de la Faisanderie, -sans se sentir traversé par un éclair -d'espoir anxieux.</p> - -<p class="i1">—Pas de lettres pour moi, Paul? disait-il à -son valet de chambre.</p> - -<p class="i1">—Pardon, monsieur, répondait l'homme, en -tendant le petit plateau d'argent.</p> - -<p class="i1">Ou bien il ajoutait:</p> - -<p class="i1">—Je les ai montées... Monsieur les trouvera -sur son bureau.</p> - -<p class="i1">Mais, parmi les enveloppes hâtivement déchirées, -il n'y avait rien de Simone.</p> - -<p class="i1">D'Espayrac soupçonnait quelque chose de la -vérité. Il avait une trop haute opinion de Mervil, -et il devinait trop la nature de Simone, pour -croire que ce mari serait jamais définitivement -remplacé dans le cœur de cette femme. D'ailleurs, -quelque très vive passion qu'il éprouvât -pour M<sup>me</sup> Mervil, les notions d'absolu et d'éternité -ne se mêlaient pas aux songeries amoureuses -dans son cœur de Parisien. Mais il croyait -pouvoir offrir à cette fine mondaine, en qui -s'éveillaient les curiosités et les désirs de la seconde -jeunesse, tout ce qu'un intellectuel comme -Mervil, oublieux et dédaigneux des sens, était -<span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">[Pg 121]</a></span> -incapable de lui donner. A voir les étonnements -extasiés de Simone, à sentir la puissance des -liens dont il l'enlaçait, Jean s'était persuadé que -l'ivresse était complète, les remords vaincus, et -que, de longtemps, la folie de lui-même habiterait -le cœur de sa maîtresse. Il n'était pas sans -chagrin que ce fût précisément la femme de son -cher Mervil. Mais quoi! d'un haussement attristé -des épaules il accompagnait cette réflexion -mentale: «C'est la faute de la vie... non la -mienne.»</p> - -<p class="i1">Quelles ne furent pas sa surprise, son appréhension, -sa rage de souffrance, quand il apprit -que, brusquement, M<sup>me</sup> Mervil s'était éloignée -de Paris!</p> - -<p class="i1">—Comment! disait-il à Roger,—ne pouvant -qu'à peine dissimuler son mécontentement -d'homme qui sent la valeur de ses droits.—Comment! -sans emmener Paulette! sans attendre que -tu puisses l'accompagner!...</p> - -<p class="i1">—Oh! l'accompagner... Il eût été trop tard. -C'est dans le Midi qu'elle va... Et nous voici au -milieu de mars. La saison est presque finie. -Quant à Paulette, elle a sa gouvernante anglaise, -et peut se sacrifier deux ou trois semaines -à la santé de sa maman.</p> - -<p class="i1">—Ce voyage était donc nécessaire? J'y -voyais seulement, je l'avoue, le plaisir que doit -éprouver ta femme à rejoindre là-bas sa Gisèle -<span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">[Pg 122]</a></span> -Chambertier. Une société que tu tolères beaucoup -trop, permets-moi de te le dire.</p> - -<p class="i1">—Bah! dit Mervil, elle a songé à Gisèle, c'est -vrai, et aux invitations réitérées de son amie, -mais seulement lorsque le médecin, effrayé de -son degré d'anémie, a conseillé le changement -d'air.</p> - -<p class="i1">—Alors, s'écria Jean—tout blanc de fureur -concentrée,—c'est chez M<sup>me</sup> Chambertier -qu'elle demeure là-bas?... dans leur château de -Saint-Raphaël?... de Cannes? je ne sais plus.</p> - -<p class="i1">—C'est-à-dire que c'est chez M<sup>me</sup> Chambertier, -la mère. Le père Chambertier avait acheté -à Hyères, peu avant sa mort, une habitation—très -pittoresque, paraît-il,—toute une pointe -de rocher, avec des ruines... Ça se vendait pour -rien, relativement. Il en a tiré bon parti. On dit -que c'est très beau. La vieille maman habite là-bas -pendant une grande partie de l'année.</p> - -<p class="i1">—Mais Gisèle y est en ce moment, avec son -mari. Je le sais parbleu bien... Ils sont partis -tout de suite après leur bal.</p> - -<p class="i1">—Non, ils étaient partis pour Nice, pour le -carnaval de Nice. Mais, en revenant, ils se sont -arrêtés à Hyères. Simone les y retrouvera et fera -le voyage de retour avec eux.</p> - -<p class="i1">—Et vraiment, tu approuves beaucoup cette -intimité? Ça m'étonne.</p> - -<p class="i1">—Je n'approuve ni ne désapprouve. Il fallait -<span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">[Pg 123]</a></span> -de la distraction à Simone, un changement total -d'existence durant quelques jours. Ce n'est pas -très gai, tu sais, la vie qu'elle mène avec moi, -qui suis constamment enfermé, absorbé. Elle a -bien sa fille, mais Paulette n'est pas toujours -commode. Les Chambertier insistaient pour -nous avoir tous... Moi, je ne pouvais pas... Enfin, -ça s'est trouvé comme ça. Et puis, on ne dit -rien sur Gisèle... Elle n'a contre elle encore que -des excentricités de toilette et de paroles. Enfin -Simone est une de ces femmes qui peuvent aller -partout sans danger. On ne lui tournera pas facilement -la tête.</p> - -<p class="i1">Ce mot extraordinaire, adressé par Mervil à -d'Espayrac, ne donna même pas à l'amant la -tentation de sourire du mari. Le ridicule n'est -sensible que dans les situations où l'on n'est en -rien mêlé. Même chez l'homme qu'on trompe, -on ne le découvre point, car on a toujours quelque -raison de prendre cet homme au sérieux. La -dernière phrase de Roger ne souleva chez son -ami qu'une sorte de gêne, et la crainte qu'en effet -Simone pût encore, si elle y était résolue, se -rendre d'une heure à l'autre absolument inaccessible.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">[Pg 124]</a></span></p> - - -<div class="chapter"> - <h2 class="no-break p2"><a name="X" id="X"></a>X</h2> -</div> - -<div class="p2"> - <img class="drop-cap" src="images/initial_l.jpg" alt="Lettre L." /> -</div> - -<p class="drop-cap"><span class="sc">La</span> propriété de M<sup>me</sup> veuve Chambertier, -à Hyères, est un domaine tel que -l'imagination des romanciers parfois -en rêve, mais tel qu'on n'en rencontre guère -dans la réalité, même sur cette «côte d'azur» -féconde en miracles pour les yeux.</p> - -<p class="i1">La vieille ville,—l'ancien nid de guerre, d'où -les Romains surveillaient cette partie de la <i>Province</i>, -d'où les Sarrasins s'élançaient comme des -vautours en quête de pâture, d'où, plus tard, les -seigneurs vassaux des ducs d'Anjou épiaient au -loin sur la mer les fines voiles sournoises des pirates -algériens,—la vieille ville d'Hyères fait -grimper ses ruelles d'ombre, empile ses masures -trapues, sa <i>Commanderie</i>, son église Saint-Paul -<span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">[Pg 125]</a></span> -au clocher carré, aux rudes contre-forts, sur le -flanc d'une colline rocheuse, encore crénelée au -sommet par les remparts, les bastions et les -tours de son antique forteresse. Sur le bleu vif et -profond du ciel, ces témoins des luttes éteintes -hérissent de noirs profils aigus, des pans de murailles -grisâtres, des contours busqués de mâchicoulis -ou d'échauguettes, et, parfois, des écroulements -de pierrailles d'où jaillit la hampe d'un -agave. A l'âpreté de leurs lignes, la nature -ajoute sa fantaisie tragique; le roc schisteux surgit -en avant-corps déchiquetés autour de ces fortifications -humaines; il les rehausse ou les redouble, -et, par endroits, se confond avec elles. -D'en bas, l'œil ne distingue pas toujours ce qui -est le bloc éruptif ou la muraille tassée par les -siècles; sur l'une comme sur l'autre, les lichens -ont mis des rouilles dorées, qui étincellent de -loin sous l'embrasement du soleil; dans leurs -crevasses, on voit également les reflets d'argent -des absinthes, et les fines fourrures, vertes et veloutées, -des nigelles, que les anciens appelaient -«cheveux de Vénus», tant leurs touffes offrent -de douceur au regard et au toucher.</p> - -<p class="i1">Toute cette crête de colline, avec son couronnement -héroïque de tours déchirées, constitue -à présent une propriété particulière. On y -laisse assez complaisamment pénétrer les visiteurs,—ce -<span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">[Pg 126]</a></span> -que ne faisait pas M<sup>me</sup> veuve Chambertier -lorsqu'elle en était la maîtresse. Sur un -large terre-plein ménagé à la partie la plus basse -de ce domaine,—c'est-à-dire à mi-hauteur de la -colline, et juste au-dessus des dernières terrasses -de la vieille ville,—se trouve la maison d'habitation, -que feu Chambertier le père avait eu le -goût de faire construire dans le style des ruines, -en petites pierres grises, avec les étroites ouvertures -légèrement cintrées d'une demeure gothique, -des créneaux au faîte, et, du haut en -bas des murailles, l'échevèlement des verdures. -Quand, de la place Massillon, où se tient le marché, -on a grimpé les rudes pentes qui contournent -l'église Saint-Paul, au bout d'une abrupte -rue, on aperçoit un porche envahi de lierre et de -jasmin, que surmonte une statuette de sainte en -une niche grillée. Une concierge, dont la logette -extérieure prend des airs moyen-âge, ouvre la -porte garnie d'antiques ferrures; puis, par une -allée de mimosas, on arrive tout de suite à l'habitation, -devant laquelle on s'arrête involontairement, -surpris par la vue merveilleuse qu'offre, -de cette hauteur, l'éclatante Méditerranée, bleuissant -autour des îles d'Hyères et de la presqu'île -de Giens.</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">Telle était l'incomparable retraite où Simone -Mervil était venue chercher un peu d'apaisement -pour son cœur, de l'énergie pour sa volonté.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">[Pg 127]</a></span></p> - -<p class="i1">Tout de suite, elle en éprouva quelque bien-être. -La transformation radicale du cadre extérieur, -cet air léger, suave, caressant, du printemps -méridional, ou bien ces âpres souffles de -mistral qui lui brutalisaient la chair,—toute -cette transplantation hors du morbide milieu où -elle avait contracté sa cruelle maladie d'âme,—furent -pour Simone l'immédiate occasion d'un -soulagement délicieux. Elle respira, elle sourit; -l'oubli vint, presque l'espoir. Sa faute, si récente -pourtant, subit un recul jusqu'en des lointains -où les contours s'effaçaient, et où s'effaçaient -aussi la souffrance et le désir. Elle écrivait journellement -à Roger de douces lettres mélancoliques, -empreintes d'une mûre tendresse, un peu -désabusée d'elle-même peut-être, plus nuancée -d'indulgence et de résignation que d'enthousiasme, -mais tendresse désormais impérissable -et pétrie en la substance même de ce douloureux -cœur de femme. Son mari lui répondait en -courtes phrases, où elle eût souhaité sentir un -peu de ce feu si nécessaire pour soutenir l'effort -de sa propre imagination. Elle y reconnaissait -trop ce sentiment robuste mais paisible que -Mervil avait souvent nommé «l'amitié conjugale», -et qu'elle ne pourrait plus jamais confondre -avec l'amour. Mais, convalescente de sa -crise passionnelle, Simone acceptait sans amertume -ce régime sentimental, comme les convalescents -<span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">[Pg 128]</a></span> -des crises physiques acceptent les -viandes blanches et les aliments légers, que requiert -l'affaiblissement de leurs organes.</p> - -<p class="i1">M<sup>me</sup> Mervil trouvait d'ailleurs dans le séjour -de ce qu'on appelait «le château d'Hyères» une -joie presque inattendue, la joie d'une sympathie -plus vive que jamais entre elle-même et Gisèle. -Leur intimité les ravissait. Entre les deux jeunes -femmes, c'étaient des causeries qui se prolongeaient -des heures entières, et dont il fallait les -arracher pour une excursion ou pour un repas. -La compréhension de toutes les fatalités de -l'amour, que Simone venait d'acquérir à ses dépens, -lui ouvrait le cœur plus largement qu'autrefois -pour cette Gisèle charmante et folle, -dévorée de rêves, assoiffée de sensations extraordinaires, -et, malgré tout, restée, sous ses excentriques -dehors, plus pure qu'elle-même—elle-même, -la correcte et inattaquée Simone Mervil! -Car M<sup>me</sup> Chambertier n'avait pas d'amant. Elle -l'eût dit à Simone. Ne lui avouait-elle pas qu'elle -attendait d'aimer pour se donner tout entière, -sans le moindre remords, sans la moindre considération -envers cette institution du mariage -qu'elle déclarait ignoble et d'une monstrueuse -hypocrisie?</p> - -<p class="i1">—Vois-tu, vertueuse petite Simone, disait-elle -avec une taquinerie gentille, tu me demanderas -pourquoi j'ai consenti à épouser Édouard -<span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">[Pg 129]</a></span> -Chambertier. Tu me diras qu'il était plus riche, -beaucoup plus riche que moi, que j'aurais dû ne -pas accepter les privilèges du mariage du moment -que je n'en acceptais pas les inconvénients. -Et tu raisonnerais de travers, madame la -Sagesse. Car, lorsque mes parents m'ont dit: -«Tu l'épouseras», je ne savais pas plus ce que -j'allais faire ou ce que j'allais éprouver que si -l'on m'avait dit: «Tu vas être changée en autruche». -Sais-tu quels seraient tes peines et tes -plaisirs si, à un certain âge, les nécessités sociales -te changeaient en autruche? Non, n'est-ce -pas? On t'assurerait que là seulement sont le -bonheur et la vertu pour une femme... Alors tu -te dirais: «Soyons autruche». Et ensuite?... -Oui, ensuite, il serait trop tard.</p> - -<p class="i1">—Mais, répliquait Simone en rougissant, -sais-tu de façon plus certaine ce que c'est qu'aimer -en dehors du mariage? C'est encore l'inconnu, -cela, un inconnu plus hasardeux peut-être...</p> - -<p class="i1">Gisèle se mettait à rire.</p> - -<p class="i1">—Que veux-tu? Lorsque, avant d'épouser -Édouard, je demandais à ma mère, ou même à -mes jeunes amies mariées, ce que c'était que le -mariage, elles me répondaient par des banalités -vagues, ou des blagues énormes. Maintenant je -puis encore moins consulter sur l'adultère les -femmes qui ont des amants, et j'imagine qu'elles -<span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">[Pg 130]</a></span> -seraient encore moins expansives. Ah! il y a bien -toi, Simonette; toi, tu me dirais la vérité. Mais, -voilà, tu ne veux pas prendre un amant pour -rendre service à ta vieille amie. C'est très mal, -tu sais, d'être égoïste comme ça.</p> - -<p class="i1">—Ah! disait Simone avec un frisson, je me -figure que ce doit être humiliant, abominable, -ce partage, ces mensonges...</p> - -<p class="i1">—Qu'en sais-tu, innocente? D'abord, toi, tu -adores ton mari. Et je comprends ça, tu sais. Il -est très chic, ton Roger. C'est un fameux artiste. -Ça vous empoigne, son <i>Roman de la Princesse</i>. -On est fière d'aimer un homme comme lui. Mais -ce pauvre Chambertier! Voyons... Toi, la vertu -même, je te défierais d'être fidèle à Chambertier.</p> - -<p class="i1">Gisèle se taisait une minute, avec, aux lèvres, -un sourire terrible de dédain. Puis, secouant la -tête et d'une voix lente:</p> - -<p class="i1">—Avoir l'existence... toute une existence... -Être assez belle pour être aimée... Sentir du rêve -plein son cœur et tous les bouillonnements de la -vie dans ses veines... Puis devenir vieille, et se -dire au moment de la mort: «Qu'ai-je fait de -tout cela?» Réponse: «J'ai mis des toilettes -neuves toutes les saisons, j'ai donné de jolis -bals, et j'ai prodigué des joies honnêtes à un -Édouard Chambertier.» Ah!...</p> - -<p class="i1">Gisèle dressait son corps de fine panthère, -pâlissait, frappait du pied:</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">[Pg 131]</a></span></p> - -<p class="i1">—Ah! non, vois-tu... Si je n'avais pas d'autre -espoir, j'aimerais mieux mourir tout de suite.</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">Un matin, après déjeuner, Chambertier ouvrait -le <i>Petit Var</i>, pour chercher des noms de -connaissance sur les listes d'étrangers que font -insérer les hôtels.</p> - -<p class="i1">—Il y a plus de départs que d'arrivées, remarqua-t-il. -On voit bien que la saison va finir.</p> - -<p class="i1">Mais il eut une exclamation.</p> - -<p class="i1">—Ah! mesdames, une bonne surprise!...</p> - -<p class="i1">Et il leur lut bien vite que M. d'Espayrac était -descendu la veille à l'hôtel des Iles d'Or.</p> - -<p class="i1">—M. d'Espayrac! En voilà une chance! cria -Gisèle.</p> - -<p class="i1">Dans sa joie, elle battit des mains, comme -une petite fille. M<sup>me</sup> Chambertier, la mère, eut -le vague sourire de la vieillesse indifférente. -Quant à Simone, elle éprouva cette sensation de -chute dans le vide qui, parfois, en plein repos, -secoue brutalement un dormeur, et le réveille, -le cœur convulsé, les tempes mouillées d'une -froide sueur. La pâleur qui décolora ses joues lui -devint brusquement sensible, comme un souffle -glacé qui aurait couru sur son visage. Toutefois, -elle eut la force de prononcer quelques mots -avec un accent naturel, et l'altération de ses -traits ne fut point observée.</p> - -<p class="i1">—Il viendra peut-être nous voir cette après-midi, -<span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">[Pg 132]</a></span> -fit Gisèle. J'ai envie de décommander la -voiture et de rester à la maison.</p> - -<p class="i1">—Ça serait un peu fort! dit Chambertier. Mais -qu'est-ce que c'est que ce caprice? Depuis quand -te plaît-il à ce point, ce monsieur d'Espayrac?</p> - -<p class="i1">—Depuis cinq minutes. Je m'ennuyais... Il -survient. C'est assez pour que je le trouve charmant.</p> - -<p class="i1">—Tu t'ennuyais!... Voilà qui est poli pour -nous... Qu'est-ce que vous en dites, madame -Mervil?</p> - -<p class="i1">Personne ne répondit à Chambertier. Mais -sa mère intervint:</p> - -<p class="i1">—Mes enfants, si vous ne profitez pas de la -voiture, trouvez bon que je m'en serve. Ne décommandez -rien. Édouard, d'ailleurs, m'accompagnera -sans doute.</p> - -<p class="i1">—Oh! Gisèle, je t'en prie! s'écria Simone, -faisons cette promenade à la presqu'île de -Giens!... Je m'en réjouissais vraiment... Si tu savais -comme je serais désappointée!...</p> - -<p class="i1">Gisèle se mit à rire devant l'ardeur de cette -supplication. Si fine qu'elle fût, elle ne pouvait -soupçonner quel désir affolant de fuite mettait -une prière anxieuse dans les yeux et sur les lèvres -de son amie. Elle crut à l'enfantin plaisir espéré -de cette excursion.</p> - -<p class="i1">—Mon Dieu, dit-elle, ne me regarde pas -comme si tout ton bonheur futur dépendait de -<span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">[Pg 133]</a></span> -cette promenade. Puisque vous le voulez tous, -partons. Au fond, cela m'est égal.</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">Tant qu'on ne fut pas en voiture, Simone demeura -suffoquée d'appréhension; à certains -bruits, elle se sentit près de s'évanouir. Jean -pouvait paraître d'un instant à l'autre... Le revoir!... -grands dieux! Et le revoir ainsi, tout à -coup, devant ces étrangers! La dernière fois, -c'était à Meudon... Sur le seuil de la petite porte -verte, elle lui avait dit adieu... Un adieu de passion -haletante et sanglotante, en un baiser qui -n'en finissait point. Depuis, elle ne lui avait pas -envoyé un seul mot, pas une explication, pas un -souvenir. Était-ce donc là rentrer dans le devoir, -reprendre le droit chemin, redevenir une honnête -femme? Ah! elle ne savait plus! De le sentir -si près, de comprendre qu'il accourait pour -la braver ou pour la ressaisir; de découvrir, aux -défaillances de son cœur, tout ce qu'il possédait -encore de sa personne, tout ce qu'il en posséderait -peut-être éternellement, jetait Simone dans -un trouble tel que, durant un instant, la pensée -du suicide lui apparut comme une délivrance.</p> - -<p class="i1">«Dans cette presqu'île de Giens, où nous -allons,» se dit-elle, «il y a des rochers qui -surplombent la mer. Je ferai un faux pas, je me -laisserai glisser...»</p> - -<p class="i1">Quand elle sentit éclore en elle-même cette -<span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">[Pg 134]</a></span> -affreuse résolution, le landau suivait l'étroite -chaussée carrossable, entre les marais salants et -la calme étendue de vastes lagunes hérissées -d'une forêt d'herbes rigides et pâles.</p> - -<p class="i1">C'était tout un paysage d'eau tranquille, que -barrait au fond la longue silhouette dentelée de -la presqu'île, assombrie par ses antiques pinèdes. -A droite, les mulons de sel étincelaient -au bord de la route et le long des chaussées rectangulaires -qui séparent les bassins. On eût dit -de gros tas de neige infusible, défiant le soleil -de Provence. Ce soleil, brûlant déjà dans cette -après-midi de mars, allumait sur la plane surface -des marais salants une réverbération dont les -trois dames se préservaient à grand'peine en -abaissant leurs ombrelles. Simone, assise au fond -du landau, à côté de la vieille M<sup>me</sup> Chambertier, -avait devant elle le mari de son amie, tandis que -Gisèle faisait face à sa belle-mère. On ne parlait -point. Les sonnailles des chevaux tintaient en un -bruit berceur et monotone, que coupait de temps -à autre la criaillerie perçante d'un vol de mouettes.</p> - -<p class="i1">A un moment donné, comme la voiture tournait, -Simone, en se penchant, put distinguer en -arrière, à gauche et au-dessus de la ville qu'elle -venait de quitter, une lourde bâtisse flanquée -d'une grosse tourelle du plus mauvais goût: -c'était l'hôtel des Iles d'Or. Elle tressaillit et se -recula, comme si Jean avait pu l'apercevoir.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">[Pg 135]</a></span></p> - -<p class="i1">Mais, au bout d'une heure, le landau quitta la -chaussée pour pénétrer dans la presqu'île. La -route s'élevait entre des vignes, sur le sol grisâtre -desquelles on voyait se tordre des souches énormes; -la pente devint assez abrupte; les chevaux -se mirent au pas.</p> - -<p class="i1">Et bientôt, suivant les détours du chemin, -on aperçut, entre des escarpements de verdure -sombre, des petites baies aux contours aigus, -dans lesquelles une eau d'un bleu pur, intense, refluait -avec douceur, puis blanchissait tout à coup -et bouillonnait en écume neigeuse au contact des -rochers noirs. Quelquefois un batelet de pêcheur -se balançait au fond de ces baies; d'autres -étaient désertes comme les rivages d'un monde -inexploré. A mesure que l'on montait, elles paraissaient -plus profondes, et la mer y prenait des -tons plus nets et plus foncés de saphir. Puis la -route obliquait un peu; quelque haie de rosiers -en fleur cachait l'abîme; et, relevant les yeux, -on ne voyait au delà, sous la pluie éblouissante -de lumière, que le miroitement du large, les millions -de vagues dansant sous le soleil, dansant -dans la liberté de l'étendue, jusqu'à la lointaine -Afrique.</p> - -<p class="i1">Gisèle admirait. «C'est vraiment très beau,» -fit-elle. «Pourquoi ne dis-tu rien, Simone?»</p> - -<p class="i1">Simone tourna vers elle ses yeux clairs, où -passa tout l'effarement de son âme. Elle avait -<span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">[Pg 136]</a></span> -peur de son idée de mourir, maintenant que son -regard plongeait dans les fissures de ces âpres -roches. Se briser sur toutes ces pointes cruelles... -Oh! jamais elle n'en aurait le courage. Mais que -faire? Que devenir? Son amie remarqua sa tristesse, -et ne s'en étonna point: être triste sans -cause, être joyeuse sans plus de raison, semblait -tout à fait simple à cette fantasque Gisèle, dont -la nervosité passait des plus folles fièvres aux plus -accablantes nostalgies. Mais, pour le moment, -lasse de l'humeur contemplative, elle se tourna -vers son mari:</p> - -<p class="i1">—Tiens! vous voilà réveillé, Édouard? Est-ce -que vous avez bien dormi?</p> - -<p class="i1">—Je n'ai pas dormi, protesta-t-il.</p> - -<p class="i1">—Alors que faisiez-vous? Vous n'avez pas ouvert -la bouche.</p> - -<p class="i1">—C'est que je réfléchissais.</p> - -<p class="i1">Elle éclata de rire, assez méchamment.</p> - -<p class="i1">—Oh! qu'est-ce que vous réfléchissiez? L'azur -du ciel?</p> - -<p class="i1">Chambertier ne dit rien; mais, presque aussitôt, -Simone crut sentir qu'il approchait une jambe -de la sienne et que la bottine de cet homme -cherchait à effleurer son pied. N'était-ce qu'un -cahot de la voiture? Voulait-il ainsi la prendre à -témoin des dédains que Gisèle lui infligeait à -tout propos? Ou bien risquait-il une marque -d'intelligence plus tendre, que rien n'autorisait? -<span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">[Pg 137]</a></span> -Elle se recula, et n'eut pas à subir une seconde -tentative—si toutefois c'en était une,—car on -descendit de voiture sur la petite place du village -de Giens, entre l'église et l'unique auberge. -Mais, dans la disposition d'esprit où se trouvait -M<sup>me</sup> Mervil, ce fait accrut l'amertume de sa rêverie. -Elle pensa: «Comme c'est écœurant, -l'existence! Que de vilaines complications dans -un milieu pourtant restreint! Ces gens ne se -doutent guère que mon amant vient me poursuivre -jusque chez eux. Mon mari m'a trompée; -j'ai trompé mon mari; Gisèle trompera le sien; -et le sien, tout à l'heure, dans cette voiture, -osait... quel dégoût! Et pourtant, nous passons -pour honnêtes; nous le sommes peut-être... Car -je suis la plus coupable d'eux tous, et je me sens -si peu faite pour le vice!... Est-ce donc une fatalité?»</p> - -<p class="i1">Sur le seuil de l'auberge, un pêcheur déposait, -avec le geste las mais content d'un homme qui -vient de finir sa tâche, un grand panier rempli -d'oursins. Une odeur saline, âpre et fraîche, -montait de ces coques noires et hérissées, encore -toutes luisantes d'eau de mer, et dont quelques-unes -gardaient entre leurs piquants un enchevêtrement -de fines algues et de mousses marines.</p> - -<p class="i1">—Tiens! dit Gisèle, nous allons en manger -pour notre goûter.</p> - -<p class="i1">Elle se fit ouvrir plusieurs coquilles, et elle restait -<span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">[Pg 138]</a></span> -debout, rieuse, d'une si fine élégance dans -ce décor de vie pauvre et de sauvage nature, humant -la pulpe rouge de ces bêtes qui ont un goût -de fleur et de marée. Simone, malgré sa propre -détresse d'âme, subit le charme de cette femme -et de ce lieu. Plus tard—plus tard!...—en -pensant à Gisèle, c'est ainsi que souvent elle devait -la revoir: mangeant des oursins dans le pan -d'ombre d'une maison simple, aux lignes sèches -découpées sur le bleu violent d'un ciel méridional, -avec un arôme de mer dans l'air tranquille, -et, tout autour, une sensation de chaleur -et d'espace.</p> - -<p class="i1">—Tu n'en veux pas?</p> - -<p class="i1">—Merci, je les déteste.</p> - -<p class="i1">—Vous avez bien raison, madame Mervil, -c'est comme moi, dit Chambertier, qui tirait du -coffre de la voiture des gâteaux, des fruits confits, -des oranges et du vin de Brégançon.</p> - -<p class="i1">Mais Simone ne toucha pas plus à ces provisions -qu'aux oursins. Elle s'écarta de ses amis, les -devança sur les ruines de l'ancien fort, d'où la -vue est si merveilleusement belle. Toutefois, à -cette heure, le soleil dévorait tout; un poudroiement -de lumière embrumait d'or toute la côte, -depuis le cap Sicié jusqu'aux plus lointaines -montagnes des Maures; tout près seulement, le -dessin des îles d'Hyères apparaissait, net et -sombre; et il y avait une couleur, une seule, que -<span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">[Pg 139]</a></span> -toute cette clarté n'absorbait pas: c'était le bleu -de la Méditerranée, ce bleu profond et pur, qui, -loin de s'atténuer et de pâlir, s'avivait sous les -rayons.</p> - -<p class="i1">Tout à coup, Simone, en se retournant, vit -Gisèle à son côté.</p> - -<p class="i1">M<sup>me</sup> Chambertier ne regardait pas vers la -terre. Ses yeux—ses beaux yeux de langueur et -de caresse—se perdaient dans le mystère du -large. Ses narines de faunesse eurent un battement -de sensualité.</p> - -<p class="i1">—Oh! dis, murmura-t-elle, comme ce serait -bon de s'en aller tout là-bas, au hasard, dans -l'inconnu, avec quelqu'un que l'on aimerait follement!</p> - -<p class="i1">—Bah! répliqua Simone, tout n'est beau que -de loin... l'amour comme le reste. Cela ne vaut -pas le voyage.</p> - -<p class="i1">—Toi, reprit Gisèle, si tu n'étais pas mariée, -tu finirais dans un couvent.</p> - -<p class="i1">—Ah! s'écria M<sup>me</sup> Mervil avec un accent de -telle tristesse que son amie en fut troublée, ce -n'est pas d'amour et de départ que cette mer me -donne envie.</p> - -<p class="i1">—De quoi donc?</p> - -<p class="i1">—De repos... Je voudrais avoir le courage -de m'enfoncer sous ces vagues bleues, de m'y -étendre et d'y dormir... toujours.</p> - -<p class="i1">—Ça te passera, dit Gisèle. J'ai éprouvé cette -<span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">[Pg 140]</a></span> -maladie-là, mais je suis bien résolue à en guérir, -par exemple!</p> - -<p class="i1">—Tu y connais un remède?</p> - -<p class="i1">—Je crois sincèrement qu'il n'y en a qu'un.</p> - -<p class="i1">—Et lequel?</p> - -<p class="i1">—Un bel et bon amour, dans lequel on se -lance à plein cœur. Quelque folle toquade qui -vous fasse marcher sans les voir sur toutes les -conventions, les ennuis et les hontes de cette bête -d'existence. Un être qui vous ensorcelle, qui vous -tourmente et qui vous intéresse... Un <i>flirt</i>, comme -disent nos hypocrites amies de là-bas... Dieu! -que je trouve ce mot lâche et laid! Pourquoi ne -pas dire: un amant?</p> - -<p class="i1">Simone n'essaya point de répondre. Un doute -lui venait. Ce bonheur que vantait Gisèle, ce -bonheur coupable et caché, avait peut-être, en -effet, un prix incomparable. N'y avait-elle pas -trouvé des joies, des émotions, que la vie ne lui -offrirait plus? N'était-ce pas seulement un absurde -scrupule qui le lui avait empoisonné? Elle était -près d'envier l'audace et la passion de son amie. -Ne regretterait-elle jamais ce qu'elle allait perdre? -Elle pouvait encore étendre la main et ressaisir ce -rêve de félicité,—ce rêve qui, près de s'évanouir, -prenait une singulière puissance de charme et de -séduction... L'image de Jean passa devant ses -yeux... Une intolérable convulsion d'angoisse lui -fit défaillir le cœur.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">[Pg 141]</a></span></p> - -<p class="i1">—Qu'as-tu? dit Gisèle en lui mettant un bras -autour de la taille. Tu es toute pâle... Mais tu as -les larmes aux yeux, petite Simone! Oh! ce n'est -pas bien d'avoir un chagrin et de ne pas me le dire.</p> - -<p class="i1">—Non, ce n'est rien, répondit M<sup>me</sup> Mervil. Je -t'assure que je n'ai rien... C'est trop bête!</p> - -<p class="i1">Les deux jeunes femmes s'étaient éloignées du -village, et venaient de s'engager dans un petit -sentier surplombant la mer.</p> - -<p class="i1">—Ta belle-mère et ton mari doivent nous -attendre. Viens, retournons, reprit Simone.</p> - -<p class="i1">Car elle avait peur—dans son trouble—de -se laisser amollir par cette amicale tendresse, -par cette complicité câline de femme qui pressent -et absout l'amour; elle avait peur de trahir, -par une parole ou par un sanglot, son torturant -secret. Et, d'autre part, ce secret, une invincible -pudeur d'âme le scellait au bord de ses lèvres; -elle sentait que les plus fines nuances de ses sentiments -resteraient inexprimées, insaisissables; -elle savait que les subtilités de sa conscience, ses -doutes, les bizarres dédoublements de sa sensibilité, -ne seraient pas compris... Donc elle se raidissait -contre l'instinctif besoin de faire toucher -les plaies de son cœur à une main légère, caressante...</p> - -<p class="i1">Gisèle maintenant l'embrassait, l'attirait contre -elle, tout impressionnée par ce silence au fond -duquel tremblait une douleur.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">[Pg 142]</a></span></p> - -<p class="i1">—Alors, tu ne veux rien me dire? Tu n'as -donc pas confiance en moi? Tu ne m'aimes donc -pas?</p> - -<p class="i1">—Ah! si, mignonne, je t'aime bien, toi, va! -murmura Simone, en appuyant sa tête sur l'épaule -de son amie.</p> - -<p class="i1">—Mon Dieu! que tu es jolie! s'écria Gisèle, -qui l'écarta pour tâcher de lire dans les yeux clairs -aux cils mouillés. Peut-on avoir des idées noires -quand on est jolie comme ça? Dis donc... ajouta-t-elle -tout bas avec un clignement de paupières, -il n'est pas à plaindre, celui pour qui tu pleures.</p> - -<p class="i1">—Je ne pleure pour personne.</p> - -<p class="i1">—Allons donc! Est-ce qu'à notre âge il y a -d'autres peines que les peines de cœur? Ah! si -j'étais un homme, je saurais comment m'y prendre -pour sécher ces beaux yeux-là.</p> - -<p class="i1">Leur pensée ne dépassa point le badinage de -cette câlinerie. Mais, inconsciemment, l'amour -dont elles avaient parlé, dont elles frissonnaient -sourdement, dont elles étaient pétries, mettait -une suavité sur leurs lèvres, une trouble douceur -au fond de leurs yeux. Et la secrète alliance contre -l'homme—contre l'homme dont elles avaient -souffert, dont elles souffriraient encore puisqu'elles -aimeraient—les faisait se serrer plus -étroitement l'une contre l'autre.</p> - -<p class="i1">—Enfin, vous voilà! dit la voix de Chambertier. -Et vous êtes là, installées, à vous faire des -<span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">[Pg 143]</a></span> -confidences!... Les femmes sont extraordinaires, -ma parole! Dans la voiture, vous n'aviez pas un -mot à dire; et maintenant, quand nous vous attendons... -Mais c'est tout à l'heure qu'il fallait -vous dire tout cela: ça nous aurait amusés en -route.</p> - -<p class="i1">—Ah! oui, je ne dis pas. Ç'aurait pu vous -amuser, dit tranquillement Gisèle avec une froideur -d'ironie qui fit un peu de mal à Simone.</p> - -<p class="i1">—Dépêchons-nous, reprit Chambertier. Nous -passerons à la Tour-Fondue. Il faut absolument -montrer cela à M<sup>me</sup> Mervil.</p> - -<p class="i1">On remonta dans la voiture; les chevaux, qui -somnolaient, secouèrent leurs sonnailles; le cocher -fit claquer son fouet, et l'on redescendit au -grand trot la route gravie au pas il y avait une -heure. Mais bientôt on prit un chemin de traverse -qui pénétrait sous un bois de pins-parasols; la -mer disparut, les yeux se reposèrent en des profondeurs -d'un vert obscur; une fraîcheur descendit -des dômes opaques et arrondis que ces -arbres étalent avec une régularité de monstrueux -champignons aux pieds élancés et très minces; -des parfums de romarin et de lavande se dégageaient -du fouillis des plantes où s'enfonçaient -leurs troncs.</p> - -<p class="i1">Un tournant de la route fit découvrir un cavalier -qui suivait en avant la même direction, et qui -s'en allait au petit galop. Il disparut derrière les -<span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">[Pg 144]</a></span> -arbres. Un peu plus loin, on le revit; il avait mis -sa bête au pas.</p> - -<p class="i1">Simone, qui avait changé de place avec Gisèle -pour ne plus se trouver en face de Chambertier, -tournait maintenant le dos aux chevaux. Elle -n'aperçut donc pas le promeneur. Aussi reçut-elle -un choc à la faire presque s'évanouir, lorsque -son amie s'écria:</p> - -<p class="i1">—Par exemple, voilà qui est trop fort! Mais -c'est M. d'Espayrac!</p> - -<p class="i1">On se trouvait maintenant si près, que Jean -put entendre l'exclamation. Il s'arrêtait, saluait. -La voiture lancée le dépassa; mais, sur un ordre -de M. Chambertier, le cocher retint son attelage. -D'Espayrac s'approcha de la portière.</p> - -<p class="i1">Il montait un cheval de louage qui faisait mal -valoir ses grâces de cavalier parfait. C'était, paraissait-il, -sa plus vive préoccupation de beau -sportsman vaniteux, car il commença par dire du -mal de sa monture, et par jurer que, sans un vif -désir de rattraper ces dames, il n'eût pas consenti -à se montrer sur un carcan pareil.</p> - -<p class="i1">—Laissez donc, dit Gisèle. Nous vous avons vu -gagner des flots de rubans au Concours hippique, -sur votre <i>Saturne</i>. Votre amour-propre est sauf. -N'injuriez plus cette pauvre bête.</p> - -<p class="i1">—On vous a donc dit, prononça Chambertier, -que nous étions partis pour la presqu'île de -Giens?</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">[Pg 145]</a></span></p> - -<p class="i1">—Mais non, il l'a deviné, dit Gisèle avec le -haussement d'épaules dont elle accueillait généralement -les remarques de son mari.</p> - -<p class="i1">Jean expliqua qu'il était arrivé pour leur rendre -visite juste au moment où ils venaient de partir. -Le temps de prendre cette rosse chez un loueur -et il les avait suivis.</p> - -<p class="i1">—Mais pourquoi ne pas aller d'abord au village -de Giens?</p> - -<p class="i1">C'est qu'il connaissait l'itinéraire suivi de temps -immémorial par les cochers du pays: le village, -puis la Tour-Fondue. Comme ses amis avaient de -l'avance, le plus sûr était de les attendre à la seconde -étape.</p> - -<p class="i1">—Eh bien, marchons, reprit Gisèle. Et ne vous -faites pas emballer, noble poète. Votre Pégase -m'a l'air bien fougueux.</p> - -<p class="i1">D'Espayrac, piqué, serra les jambes, toucha de -l'éperon et rapprocha les doigts, si bien que le -cheval tomba en main et mâcha son mors, chose -oubliée depuis longtemps sans doute par ce quadrupède -suranné.</p> - -<p class="i1">On repartit. Les yeux de Simone et de Jean ne -s'étaient pas une seule fois rencontrés. Le jeune -homme, tout en parlant de «ces dames», n'avait -adressé qu'à Gisèle toutes ses coquettes politesses. -Maintenant il trottait près de la voiture, et, de -temps à autre, il ripostait gaiement à quelque - -<span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">[Pg 146]</a></span>malice lancée - par M<sup>me</sup> Chambertier. Simone était -d'autant plus mal à l'aise que, pour ne pas exciter -les soupçons par une inexplicable bouderie, elle -devait s'efforcer de rire, prendre sa part de la -joie qu'éveillait brusquement la présence de cet -homme,—de cet homme qui l'avait possédée, et -qui, partout, maintenant, traînerait un lambeau -saignant de sa vie.</p> - -<p class="i1">«Comme il rit de bon cœur!» pensait-elle. -«Ah! il n'a donc pas souffert! Il n'éprouve rien -du trouble qui m'écrase. Il ne m'a même pas -aimée, ce n'était qu'un caprice. Et je me suis -donnée à lui!...»</p> - -<p class="i1">Elle n'imaginait pas qu'il pût dissimuler, grâce -à cette verve apparente, une émotion qui, en réalité, -crispait ce cœur masculin, sous le veston de -voyage, en dépit du rire qu'affectaient la bouche -et les yeux. Encore moins eût-elle soupçonné un -plan arrêté d'avance, une tactique, cependant -tout indiquée soit par la rancune d'un orgueil -blessé au vif, soit par la stratégie amoureuse d'un -cœur qui, pour en reprendre un autre, joue la -comédie de l'indifférence ou de la guérison. Ce -sont pourtant là des stratagèmes plus familiers à -son sexe qu'à celui de M. d'Espayrac. Mais, à ce -moment, Simone était moins femme que Jean, -parce qu'elle se trouvait aux prises avec des sentiments -plus violents et plus sincères que ceux -dont il était capable.</p> - -<p class="i1">Si M. d'Espayrac, après l'avoir ainsi déroutée -<span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">[Pg 147]</a></span> -pas son insouciance, lui eût, à l'improviste, adressé -quelque regard de souffrance et de passion, les -yeux de M<sup>me</sup> Mervil eussent probablement répondu -pour la perte matérielle et morale de cette -malheureuse jeune femme. Elle eût trahi son -propre cœur, et livré son secret à ses amis. A -tout risque eût-elle voulu s'assurer qu'il avait pris -au sérieux sa tendresse, et qu'il prenait au sérieux -son abandon; que le drame de sa propre existence -n'était pas un simple vaudeville dans la -pensée de son amant. Elle ne considérait même -plus que la présence de M. d'Espayrac à Hyères -montrait assez que le souci de sa personne obsédait -et entraînait le poète. Avec la simplicité de -son âme dépourvue de rouerie, elle se laissait -prendre au piège que Jean—bien plus maître -de soi, bien plus félin qu'elle-même—était venu -lui tendre.</p> - -<p class="i1">L'impression fut la même durant tout le reste -de la promenade. Car M. d'Espayrac, tout en témoignant -à Simone les égards pleins de banalité -qu'il ne pouvait omettre sans affectation, s'occupa -de Gisèle avec la séduisante galanterie dont il savait -envelopper les femmes auxquelles il voulait -plaire. Or, il tombait au moment le plus favorable -pour ne perdre aucun de ses effets sur l'imagination -de M<sup>me</sup> Chambertier. Les nostalgiques -et confus désirs qui la hantaient de plus en plus, -l'impatience de vivre la vie de passion qui d'avance -<span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">[Pg 148]</a></span> -consumait sa sensuelle beauté, l'ennui des derniers -jours dans une retraite pleine de mélancolie, -joints à la langueur de cet air trop doux, de cette -mer trop molle, préparaient Gisèle à devenir la -proie de quelque foudroyante ivresse. Déjà, la -présence, l'entrain de M. d'Espayrac, le mouvement -autour d'elle de cette mâle jeunesse, excitaient -ses nerfs, secouaient sa nonchalance, éclairaient -d'étincelles fugaces ses yeux de velours et d'ombre. -Quelque chose de troublant émanait d'elle. Simone, -qui fut sensible à cette transformation, se -sentit tout à coup le cœur labouré de jalousie.</p> - -<p class="i1">On arrivait à la Tour-Fondue. Ils quittèrent la -voiture; M. d'Espayrac descendit de cheval. Et -tous se dirigèrent vers le petit fortin qui remplace -aujourd'hui l'ancienne tour féodale, disparue -jusqu'au dernier vestige. Ce petit poste -stratégique, diminutif minuscule des forts du -Coudon et du Faron,—les formidables gardiens -de la côte, qu'on aperçoit de là, bien haut dans -le ciel bleu de Provence, attentifs et silencieux,—est -bâti sur un îlot qu'une sorte de passerelle -relie à la presqu'île. Un sous-officier, détaché de -la garnison de Toulon, garde ces quelques pieds -carrés de fortifications, dans lesquelles on ne -laisse même pas, en ce temps de paix, les pièces -d'artillerie nécessaires pour garnir cinq ou six -meurtrières qui s'ouvrent dans la muraille trapue.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">[Pg 149]</a></span></p> - -<p class="i1">—Comment! s'écria Chambertier. Il n'y -a que cela à voir ici! Mais où donc est la -tour?</p> - -<p class="i1">—Elle est fondue, dit gravement d'Espayrac.</p> - -<p class="i1">Gisèle, curieuse, courait sur la passerelle, pour -grimper dans le petit fort, dont elle voyait la -porte ouverte. Les mots: <i>Défense absolue d'entrer</i>, -l'arrêtèrent un instant. Puis, n'apercevant personne, -elle se hasarda sur la pointe des pieds. -Rien ne bougea dans cette bizarre petite place -de guerre; le gardien était absent. Alors elle se -mit à considérer l'île de Porquerolles, à travers -une des meurtrières, dont le cadre de pierre donnait, -trouvait-elle, du recul au paysage.</p> - -<p class="i1">Une voix intentionnellement grossie la fit tressaillir.</p> - -<p class="i1">—Vous voulez donc être arrêtée comme espionne -et passée par les armes?</p> - -<p class="i1">—Ah! Dieu! que vous m'avez fait peur! dit-elle -à Jean dans un éclat de rire.</p> - -<p class="i1">Simone Mervil s'était arrêtée sur le léger pont -de bois. Elle regardait. Le décor extérieur lui -entrait dans les yeux comme l'image précise -de sa souffrance. Il y avait, dans la couleur de -l'eau, dans le dessin des îles, dans l'adoucissement -de la lumière, toutes les nuances de sa détresse; -et, vers le large, l'étendue sans fin de la -mer lui peignait bien l'immensité de son incertitude. -<span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">[Pg 150]</a></span> -Au-dessous d'elle, des petites vagues sautillantes -couvraient et découvraient sans cesse -l'isthme rocheux que les cinquante centimètres de -marée haute propres à la Méditerranée suffisent -à transformer en détroit. Simone tâchait d'engourdir -sa pensée à suivre ce ruissellement sur -les pierres noires. Puis, levant les yeux, elle remarquait -autour de l'îlot une saillie circulaire à -peine assez large pour y poser le pied; alors elle -se demandait si elle aurait le courage d'y marcher; -elle la suivait en imagination, jusqu'à ce -qu'une tentation violente lui vînt de s'y aventurer. -Mais cette distraction machinale n'atténuait -pas la sensation d'endolorissement qui lui meurtrissait -toute l'âme.</p> - -<p class="i1">Au retour, Jean d'Espayrac ne se tint pas auprès -de la voiture. Son cheval ne pouvait suivre, -sans «traquenarder» horriblement, l'allure de -l'attelage. Le jeune homme allait donc au pas ou -au petit trot, rattrapant de temps à autre ses amis -par un temps de galop. Se doutait-il du désordre -affreux dans lequel se débattait Simone? Et que -parfois elle souhaitait qu'il fût mort, et que parfois -elle fondait de tendresse et du désir de son -étreinte?</p> - -<p class="i1">«Ah!» se disait-elle, «c'est ainsi que j'ai cru -guérir de la trahison de Roger! Comme il me -mépriserait s'il sondait mon humiliation! Non, la -partie n'est pas égale: pour les hommes, l'amour -<span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">[Pg 151]</a></span> -est un plaisir sans conséquence, un sentier fleuri -que l'on parcourt tout en pensant à autre chose; -mais, pour nous, c'est un chemin d'épines où -nous nous déchirons le cœur.»</p> - -<hr class="chap" /> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">[Pg 152]</a></span></p> - - -<div class="chapter"> - <h2 class="no-break p2"><a name="XI" id="XI"></a>XI</h2> -</div> - -<div class="p2"> - <img class="drop-cap" src="images/initial_d.jpg" alt="Lettre D." /> -</div> - -<p class="drop-cap"><span class="sc">Deux</span> ou trois jours se passèrent. Des -parties furent organisées. On alla -manger de la bouillabaisse à Carqueiranne, -sous une tonnelle, en face de la mer. On -se rendit au village des Bormettes, où se trouve -une mine d'étain, d'antimoine et d'argent, récemment -découverte, en exploitation depuis fort peu -de temps. Gisèle se fit montrer les bennes à l'ouverture -des puits, et elle voulait absolument y -descendre. Ensuite elle oublia cette fantaisie pour -jeter des pièces d'argent et de cuivre aux trieuses -du minerai. Du haut de la galerie, elle lançait la -monnaie parmi les pierres vomies avec un tapage -sinistre par la mâchoire en acier du «broyeur», -et qu'emportait ensuite lentement une étroite -<span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">[Pg 153]</a></span> -voie mouvante entre deux rangs de travailleuses. -Les femmes ne devaient rien laisser échapper qui -méritât d'être recueilli; leurs yeux, attentifs à -l'éclat du minerai, découvraient aussitôt le métal -monnayé, que leurs doigts saisissaient d'un même -geste prompt, avec, parfois, un mouvement de -tête et un sourire de remerciement aux belles -dames de là-haut. Simone, pendant un instant, -s'arrêta pour regarder, sur de vastes meules tournantes -en caoutchouc durci, des filets d'eau laver -puis entraîner le métal, transformé en une précieuse -poussière impalpable. Mais Chambertier -n'eut qu'un étonnement respectueux: ce fut devant -de gros tas de boue, destinés jadis à être -jetés dans la mer, et dont un ingénieur, par des -procédés nouveaux, s'engageait à extraire encore -pour soixante mille francs de métal.</p> - -<p class="i1">M. d'Espayrac ne manquait pas de prendre -part à ces excursions. Il dînait ensuite au château. -Le café était servi sur la terrasse, au-dessus de la -vieille ville qui s'endormait dans l'ombre. Les -heures tintant au clocher de Saint-Paul vibraient -dans l'espace avec un son grêle et fêlé qui tremblait -longtemps avant de mourir. Au loin, la mer -pâlissait sous un ciel criblé d'étoiles. Et, dans ce -décor, les racontars parisiens, qui semblaient -drôles à table, perdaient le pétillement dont ils -avaient moussé sous la lampe et les bougies. La -conversation languissait. Ces messieurs fumaient -<span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">[Pg 154]</a></span> -lentement; à chaque bouffée, on voyait braisiller -l'étincelle de leurs cigares sur le fond noir des -buissons de troënes et de camélias. A la fin, Jean -se levait, et M. Chambertier renouvelait le reproche -qu'il lui adressait quotidiennement de ne -pas accepter dans cette maison une hospitalité -complète.</p> - -<p class="i1">—Au moins, lui dit-il un soir, venez demain -de bonne heure. Quand je pense que vous n'êtes -pas encore monté jusqu'en haut de la propriété!</p> - -<p class="i1">—C'est la faute du mistral. Vous m'avez dit -que c'est à ne pas tenir, quand il souffle, au -sommet de votre rocher.</p> - -<p class="i1">—Oui, mais il ne souffle plus depuis hier. Et -le soleil est pire encore si vous attendez seulement -dix heures. Venez très tôt. Ces dames vous -serviront de guides. Moi je suis forcé de me rendre -à Toulon pour une affaire.</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">Le matin suivant, lorsque Jean d'Espayrac, -remontant l'allée de mimosas, parvint devant -l'habitation, il vit Simone qui, assise devant une -table rustique, écrivait sa correspondance.</p> - -<p class="i1">—Bonjour, madame, dit-il gravement. Si cette -lettre est pour Mervil, veuillez lui faire mes amitiés.</p> - -<p class="i1">La jeune femme leva sur lui un regard droit et -ferme. C'était la première fois, depuis l'arrivée -<span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">[Pg 155]</a></span> -du poète à Hyères, qu'ils se trouvaient ainsi, -seuls, en face l'un de l'autre.</p> - -<p class="i1">—Merci, dit-elle. En effet, j'écris à Roger. Je -vais lui faire votre commission.</p> - -<p class="i1">Elle baissa de nouveau la tête. Les frisures de -ses cheveux blonds brillaient doucement dans -l'ombre tiède. Mais une rougeur intense envahit -son cou, qui s'allongeait en s'inclinant, et que -dégageait un grand collet de vieille dentelle -tombant tout autour sur sa robe claire.</p> - -<p class="i1">Jean posa les deux mains sur le bord de la -table, et il avança le buste vers elle. Ses regards -pesaient sur cette tête blonde qu'il voulait contraindre -à se relever. M<sup>me</sup> Mervil les sentit peut-être; -en tout cas, elle dut voir son geste. Pourtant -elle continua d'écrire. Alors Jean rapprocha -encore son visage, et il murmura très bas:</p> - -<p class="i1">—Simone!</p> - -<p class="i1">Elle eut un sursaut d'inquiétude, un coup d'œil -vers la maison:</p> - -<p class="i1">—Ah! prenez garde!</p> - -<p class="i1">Car les portes béantes laissaient voir l'intérieur, -tandis qu'au-dessus d'elle les fenêtres pouvaient -s'ouvrir, quelqu'un pouvait les écouter.</p> - -<p class="i1">Une femme de chambre, d'ailleurs, parut -presque aussitôt: «Madame est un peu souffrante,» -venait-elle dire. «Elle est encore au lit. -Elle prie M<sup>me</sup> Mervil d'accompagner seule M. d'Espayrac -jusqu'en haut du rocher.»</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">[Pg 156]</a></span></p> - -<p class="i1">Simone, que cette proposition troublait, dit -machinalement:</p> - -<p class="i1">—Mais qu'a-t-elle? Ce n'est rien, j'espère? -Je vais aller la voir.</p> - -<p class="i1">En même temps elle se levait.</p> - -<p class="i1">—Oh! non, dit la femme de chambre avec -un sourire. Madame était seulement fatiguée; -elle avait encore sommeil; elle doit s'être rendormie.</p> - -<p class="i1">—Mais vous connaissez le chemin? demanda -d'Espayrac à M<sup>me</sup> Mervil.</p> - -<p class="i1">—Oh! parfaitement, dit-elle, secouée d'un tel -battement de cœur qu'elle en crut les chocs perceptibles -aux oreilles de la servante et qu'elle se -hâta de la congédier.</p> - -<p class="i1">Mais celle-ci revint sur ses pas.</p> - -<p class="i1">—Madame prie M<sup>me</sup> Mervil de ne pas oublier -le point de vue d'où l'on aperçoit les Alpes, au -pied des vieilles tours, à droite... de faire remarquer -à Monsieur qu'on distingue les Alpes.</p> - -<p class="i1">—Descendez-moi mon chapeau et mon ombrelle, -commanda Simone.</p> - -<p class="i1">Ils partirent. Simone marchait en avant, car, -tout de suite derrière la maison, commençaient -d'étroits sentiers en lacet, coupés de temps à autre -par des marches de pierre. C'était encore le jardin -cultivé; des buissons de roses bordaient le petit -chemin, et, sur les terre-pleins, des jardiniers -retournaient le sol afin d'y planter de la vigne. -<span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">[Pg 157]</a></span> -Bientôt le sentier devint plus abrupt; les escaliers -n'étaient plus que des saillies de roc dont les -schistes formaient des degrés naturels; des arbousiers, -des houx, des yeuses, remplacèrent les myrtes, -les troënes, les mimosas; l'air devint plus -léger; l'horizon s'agrandit. En se tournant vers la -mer, ils virent que les îles ne bornaient plus la -vue; au delà de Giens, de Porquerolles, une mince -bande scintillante se dessinait à présent; c'était le -large, l'infini, la libre Méditerranée. Au-dessous -d'eux, des rochers qu'ils avaient contournés se hérissaient, -cachant la maison, effaçant toute présence -humaine, donnant une impression de nature -sauvage et de profonde solitude. Puis, tout -autour, tout là-haut, à d'incroyables distances, -dans l'absolue pureté du ciel, s'étendaient le silence -et l'espace.</p> - -<p class="i1">Simone respira longuement, avec un frémissement -de tout son être; ses narines, si délicates, -eurent un imperceptible gonflement de fierté; elle -venait de se sentir soudain pleine de courage et -de calme. Ses yeux, éclairés de franchise, cherchèrent -bravement ceux de Jean. Le jeune homme -la regardait, sans mot dire, avec tout ce qu'il pouvait -mettre de reproche triste dans l'outremer de -ses larges prunelles.</p> - -<p class="i1">—Eh bien! vous êtes contente, lui dit-il enfin, -de m'avoir fait tant de mal?</p> - -<p class="i1">Voilà, malheureusement pour lui, ce qu'elle ne -<span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">[Pg 158]</a></span> -pouvait pas croire. Depuis trois ou quatre jours -qu'il flirtait avec Gisèle, s'il n'avait joué que le -rôle d'un homme véritablement blessé, trop fier -pour laisser voir sa blessure, il aurait eu quelque -défaillance dans son jeu, quelque silence ou -quelque regard, quelque ironie même, qui eût -fait tressaillir Simone comme un éclair de sincérité. -Mais il s'était montré si pareil à lui-même; il -avait si bien été ce que toujours elle avait pu le -voir: le beau séducteur charmeur et charmé, -l'homme qui se sent irrésistible, le poète qui dans -un type de femme nouveau n'entrevoit qu'une -rime nouvelle, le gentilhomme à qui toute jolie -petite bourgeoise appartient par droit du seigneur, -et—il lui fallait bien se le dire—le mâle aussi, -le mâle jeune et fort à qui toute caresse qui s'offre -fait oublier bien vite la caresse qui se refuse; il -avait trop été le Jean qui l'avait conquise pour -être maintenant le Jean que sa fuite eût meurtri, -qui l'eût pleurée, regrettée, poursuivie et rappelée -éperdument.</p> - -<p class="i1">—Oh! dit-elle avec une amertume qu'elle ne -sut pas dissimuler, dispensez-moi de vous plaindre. -Personne ne vous prendrait pour un homme malheureux.</p> - -<p class="i1">—Simone, dit-il en s'animant, je n'aurais jamais -cru que vous fussiez une coquette.</p> - -<p class="i1">Elle protesta. C'était bien là sa crainte, de -passer—aux yeux de cet être placé désormais -<span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">[Pg 159]</a></span> -à part dans l'univers—pour une femme qui se -donne et se reprend facilement, par amusement -ou curiosité, elle qui payait si cher la plus furtive -sensation. Mais Jean, maintenant, l'accusait -presque avec violence. Dans son tête-à-tête avec -elle, il éprouvait le réveil de son amour-propre -froissé, de son désir déçu, de son réel désappointement, -qui, pendant quelques semaines, avait -donné un goût si amer à sa vie.</p> - -<p class="i1">Ce désappointement, qui l'avait amené dans le -Midi, à la poursuite de Simone, s'était atténué depuis, -il est vrai, entre l'abattement de sa maîtresse -et la contagieuse surexcitation de M<sup>me</sup> Chambertier. -Déchiffrer l'énigme d'un cœur qu'on venait -de lui fermer paraissait à d'Espayrac une besogne -plus aride que partager la folie d'un corps qui -semblait s'offrir. Devant les provocations évidentes -de Gisèle, il s'était rappelé avec quelle -ardeur irritante il avait désiré cette femme bien -avant de se griser avec la fraîche beauté blonde -de Simone. S'il eût gardé l'amour de celle-ci, peut-être -l'orgueil de posséder une mondaine si peu -accessible aux entreprises, d'une réputation si fièrement -établie, l'aurait-il haussé jusqu'au dédain -d'une tentation qui sollicitait exclusivement son -sang et ses nerfs. Mais le dépit l'avait poussé tout -droit vers le piège. Bien qu'il n'y fût point tombé -encore, les pas accomplis de ce côté lui inspiraient -un regret sourd, une honte vague, et il s'en prenait -<span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">[Pg 160]</a></span> -à Simone, comme, d'ailleurs, il en avait un -peu le droit.</p> - -<p class="i1">—Quel respect, lui dit-il, pouvons-nous conserver -envers les femmes, quand celles que nous -élevions le plus haut se conduisent de la sorte? -Ah! Simone, votre amour faisait de moi un autre -homme. Pour la première fois je mêlais de l'adoration, -de l'émotion, de la tendresse, aux joies -des sens... Je croyais en vous, j'étais reconnaissant -du sacrifice que vous me faisiez, sacrifice de -vos délicatesses, de votre ombrageuse vertu, de -vos scrupules, de vos pudeurs... Un sacrifice!... -Allons donc! Quand on a vraiment d'un tel prix -acheté quelque chose, on y tient, à cette chose, -on ne la rejette pas au bout de quinze jours!</p> - -<p class="i1">—Alors, dit Simone toute pâle, vous croyez?...</p> - -<p class="i1">—Je crois, reprit Jean, qu'une honnête femme -doit être honnête envers son amant, quand elle -en prend un, et que la vertu ne peut pas servir à -faire autant de mal qu'en ferait la plus perverse -coquetterie.</p> - -<p class="i1">—Mon Dieu! s'écria Simone, c'est épouvantable. -Je m'étais déjà dit ces choses-là.</p> - -<p class="i1">D'Espayrac fut déconcerté, car il s'attendait à -une crise d'indignation qui lui eût permis d'être -plus dur encore. Sa colère, à lui, allait en augmentant, -parce que Simone ne s'excusait pas, ne -donnait aucune explication, ne se révoltait pas -quand il parlait de leur amour comme d'une chose -<span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">[Pg 161]</a></span> -finie. Il avait envie de lui crier des brutalités, de -lui dire—sans le croire—qu'il la soupçonnait -de l'avoir quitté pour un autre amant; qu'une -aussi courte liaison, jamais il n'en avait eu même -avec des filles, car toutes s'étaient séparées de lui -convenablement. Il s'affolait de fureur à la pensée -que c'était bien vrai, que cette Simone—la seule -de ses maîtresses qui lui eût inspiré de l'estime—lui -infligeait réellement le plus brutal des -<i>lâchages</i>.</p> - -<p class="i1">Mais, pour échapper à cette scène si différente -des plaintes passionnées et des supplications dont -à l'avance elle avait eu peur, Simone s'était remise -en marche. Elle s'avançait au milieu d'un plateau -couvert d'une herbe drue et fine, sous le feuillage -gris de jeunes oliviers. Du bout de son ombrelle -fermée, elle touchait le sol de temps à autre; sa -robe de batiste à fond ivoire, dont le bord traînait, -courbait les plantes par derrière, et, quand -elle avait passé, une foule de petites pointes vertes -se redressaient avec des frissons de choses vivantes; -l'ombre grêle des rameaux faisait des -taches mouvantes sur sa taille et sur ses hanches, -dont le balancement avait comme une langueur -découragée; au-dessus de son collet de dentelle -sa nuque blonde s'érigeait avec la soie des cheveux, -plus pâles près de la peau. Jean se souvint -des petits rires d'extase qu'elle avait roucoulés -un jour qu'il la mordillait à cette place... A ce -<span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">[Pg 162]</a></span> -moment, le pied de Simone tourna sur une -pierre; il accourut pour la soutenir, la saisit dans -ses bras, et, avant qu'elle pût s'en défendre, il la -baisait éperdument.</p> - -<p class="i1">—Méchante! murmurait-il, méchante!... -Pourquoi m'as-tu boudé! Pourquoi m'as-tu fait -penser de vilaines choses?... Pourquoi m'en as-tu -fait dire?... Pardonne-moi... J'étais fou! Mais -dis-moi donc que tu m'aimes!...</p> - -<p class="i1">Simone n'essaya pas plus de se soustraire à -ses baisers que, tout à l'heure, à ses reproches. -Elle les accueillit avec des lèvres tristes et passionnées. -Même elle l'étreignit un instant avec -l'énergie dont on retient quelque chose de précieux -qui vous échappe. L'état violent et désespéré -de son âme prêtait à son frêle corps, plutôt -indifférent et paisible, une ardeur qui, tout à -coup, lui rendait ses résolutions presque impossibles -à accomplir.</p> - -<p class="i1">—Ah! soupira-t-elle, tandis que d'irrésistibles -larmes noyaient la douceur de ses yeux, la vie est -une chose affreuse, mon ami... Une chose cruelle -et affreuse!</p> - -<p class="i1">—Parce que tu ne sais pas la prendre, petite -folle chérie. Elle est si simple! Bien moins compliquée -que tu ne te la fabriques.</p> - -<p class="i1">Au ton de badinage et de câlinerie qu'il mit à -cette réponse, Simone sut combien la pensée de -cet homme était loin de sa propre pensée. S'il -<span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">[Pg 163]</a></span> -pouvait lire en elle-même, il sourirait probablement -avec une pitié mêlée de scepticisme. La -substance solide et matérielle de son cœur, à lui, -n'offrait pas de prises aux fines pointes aiguës -dont elle sentait le sien tout criblé. Quelle nature -heureuse il avait, lui qui pouvait, sans souffrir, -tromper un ami, et, probablement, trahir une -maîtresse; lui qui pouvait aimer sans que son -amour lui fît mal! C'était là, sans doute, la supériorité -masculine, et elle, Simone, n'était qu'une -femme nerveuse, incapable de sérénité soit dans -la vertu, soit dans le plaisir. Elle envia cette belle -sensualité tranquille, avec laquelle il lui baisait la -bouche sans vouloir connaître ce qui lui gonflait -si douloureusement la poitrine et les paupières.</p> - -<p class="i1">—Oui, dit-elle avec une pauvre ironie, c'est -vous qui avez raison. J'ai le caractère mal fait. -Quand on n'a pas plus de bravoure dans la faute, -on ne devrait pas la commettre.</p> - -<p class="i1">—La faute? répéta Jean. Ah! voilà les grands -mots... Tu n'es pas raisonnable.</p> - -<p class="i1">—Je le sais bien.</p> - -<p class="i1">—Mais puisque c'est fait, petite bête! Est-ce -qu'on doit se tourmenter pour ce qui est accompli, -irrévocable? Le mieux est d'en profiter. C'est -l'existence, cela, Simone. Tu n'as rien commis de -pire que tant d'autres.</p> - -<p class="i1">—Jean, dit-elle, je vous en supplie, ne me -tutoyez pas!...</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">[Pg 164]</a></span></p> - -<p class="i1">Les yeux du jeune homme se durcirent. Il comprit -que, malgré l'attendrissement de tout à -l'heure, où, pendant une minute, il l'avait sentie -se fondre dans ses bras, elle n'était plus à lui; il -devina, sous cette douleur, l'obstination d'une -volonté d'autant plus difficile à vaincre qu'elle ne -se raisonnait pas et qu'elle ne discuterait pas. -Cette femme s'était donnée; cette femme se reprenait. -Savait-elle au juste pourquoi? Non, -certes. Elle considérait sans doute la première -action comme une faute, la seconde comme une -expiation. Qu'importaient les étiquettes ainsi -distribuées par sa petite cervelle? Le fait est qu'un -jour elle l'avait préféré à tout, et qu'aujourd'hui -elle lui préférait autre chose: son mari, ou le bon -Dieu, ou un autre amant... Pouvait-on savoir? Et -cela presque d'une heure à l'autre!... Elle était -femme, voilà tout. D'Espayrac se retint pour ne -pas hausser les épaules. Lui qui, très sérieusement, -gardait à Simone de l'estime lorsque, à Meudon, -elle se donnait à lui, commençait de la mépriser -maintenant qu'elle voulait reconquérir son honnêteté -perdue. Et là, dans ce champ pâle d'oliviers, -durant cet inoubliable matin, Simone le -vit passer, le mépris qu'elle craignait plus que la -mort, dans ces prunelles d'homme,—dans ces -prunelles au fond desquelles tous ses efforts n'effaceraient -pas la vision de sa chair, les images de -sa possession.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">[Pg 165]</a></span></p> - -<p class="i1">Elle frissonna.</p> - -<p class="i1">Un souffle froid glissa entre leurs deux âmes, -entre leurs deux corps, tout émus pourtant par -un seul baiser il y avait à peine quelques secondes. -En cet instant ils ne s'aimaient plus, ils ne se désiraient -plus. Quant à se comprendre, ils ne le -cherchaient même pas. Chacun se sentait tyrannisé -par la violence d'une égoïste douleur; et le -seul soulagement qu'ils eussent pu ressentir fût -venu à chacun de la certitude que l'autre souffrait -autant que lui.</p> - -<p class="i1">Ils poursuivirent leur ascension. Ils parlèrent -de l'ancienne forteresse, dans l'enceinte ruinée de -laquelle ils pénétraient maintenant. Ils se firent -mutuellement remarquer des détails du paysage. -Quand ils parvinrent au pied des vieilles tours, -d'où l'on découvre une vue toute différente, -M. d'Espayrac fut étonné d'apercevoir, en perdant -la perspective de la mer, un paysage de -montagnes. De toutes parts des collines s'étageaient, -et la violente lumière, en accentuant -leurs ombres, leur prêtait un relief saisissant. -Entre elles, une vallée s'élargissait, où l'on voyait -courir, avec une blancheur de satin parmi la verdure -des vignes, la route de Toulon. Un sinueux -cours d'eau faisait, par places, des taches d'un -bleu si vif qu'il en était invraisemblable; et des -bastides aux toits de tuiles rouges s'éparpillaient, -abritées pour la plupart contre le mistral par une -<span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">[Pg 166]</a></span> -muraille de hauts ifs pointus, qui s'alignaient au -bord des jardins pleins de roses, avec une rigidité -funéraire.</p> - -<p class="i1">—Maintenant, regardez les Alpes, dit M<sup>me</sup> Mervil.</p> - -<p class="i1">—Où donc? demanda Jean.</p> - -<p class="i1">Il fallait une certaine application pour distinguer -leurs vagues cimes, d'un dessin si vaporeux, -à peine plus pâle que le bord argenté du ciel, -entre les déchiquetures noires des montagnes -des Maures. Mais, quand on avait nettement -aperçu l'un des glaciers, on en découvrait un -autre, puis un autre encore; toute la chaîne, là-bas, -déroulait dans l'azur l'éternité de ses neiges... -Et ces blancs sommets entrevus s'emparaient de -l'imagination, qu'ils remplissaient tout entière -de leur lointaine majesté.</p> - -<p class="i1">—A présent, dit Simone, il nous faut revenir -un peu sur nos pas si nous voulons explorer les -ruines.</p> - -<p class="i1">Elle ramena M. d'Espayrac devant l'entrée de -la forteresse. Ils s'arrêtèrent pour examiner dans -la pierre les rainures où, des siècles auparavant, -glissait quelque porte massive, que l'on hissait -avec des chaînes, et ils reconnurent les mortaises -où s'enfonçaient les barres de fer dont on la fortifiait -à l'intérieur. Des escaliers s'offraient dans -l'épaisseur même des murailles; ils y montèrent -pour jeter un regard par les jours étroits d'où les -<span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">[Pg 167]</a></span> -assiégés surveillaient l'ennemi. Ils se penchèrent -sur les mâchicoulis par où ruisselaient autrefois -l'huile et la poix bouillantes. Ils voulurent explorer -une salle de garde voûtée, suspendue à l'angle -d'une tour, et par les étroites ouvertures de laquelle -on découvrait tout le pays. Pour y parvenir, -il n'y avait plus d'autre chemin que la crête d'un -mur élevé, sur laquelle on ne pouvait marcher -sans imprudence, surtout à cause de l'effritement -des pierres. Simone s'y risqua par bravade; Jean -la suivit; et le sentiment de ce réel danger rouvrit -la source de leurs émotions plus tendres. Dans ce -repaire de soldats, où c'est à peine si l'on pouvait -tenir debout sans se courber, et où régnait depuis -mille ans peut-être la même demi-obscurité lugubre, -Jean reprit la main de Simone et lui demanda -si elle ne l'avait pas aimé.</p> - -<p class="i1">—Ne parlez plus de cela, dit-elle. J'étais folle... -j'étais coupable...</p> - -<p class="i1">—M'aimiez-vous?</p> - -<p class="i1">—Soyez généreux. Ne me demandez rien...</p> - -<p class="i1">—Et vous, soyez franche! Parbleu! je ne vous -reprendrai pas de force... Et nous n'avons rien à -nous cacher. M'avez-vous aimé, Simone?</p> - -<p class="i1">—Vous le savez bien.</p> - -<p class="i1">—Alors vous m'aimerez encore. Et vous vous -repentirez de ce que vous faites aujourd'hui, quel -qu'en soit le motif.</p> - -<p class="i1">—Le motif!... Ah! Jean, si vous saviez comme -<span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">[Pg 168]</a></span> -je voudrais être comprise par vous! Est-ce possible -que vous ne puissiez être que mon amant -ou mon ennemi?</p> - -<p class="i1">—Oui, dit-il d'une voix dure, vous êtes comme -toutes les femmes: vous voudriez reprendre votre -personne et garder mon amour. Si, au lieu d'indignation, -je vous montrais de la souffrance, -votre nouvelle vertu ne vous coûterait guère.</p> - -<p class="i1">—Mon Dieu!... gémit-elle.</p> - -<p class="i1">Et, sur un geste qu'il fit, comme pour la saisir, -elle ajouta:</p> - -<p class="i1">—Sortons, nous n'avons plus rien à nous dire.</p> - -<p class="i1">Un éclair de folie traversa le cerveau de Jean.</p> - -<p class="i1">—Si! murmura-t-il, si, j'ai quelque chose à te -dire... Simone... Ah! Simone...</p> - -<p class="i1">Déjà il l'étreignait, emporté de colère et de -désir, dominé lui-même par sa résolution farouche. -Il parut à Simone adorable et effrayant. Pourtant -elle eut la suprême force de lui résister; elle -se tordit sur son bras, détournant la bouche de -ces lèvres dont elle redoutait tant la douceur. -Alors il ne se posséda plus... Ses mains devinrent -brutales... Mais elle, qui luttait silencieusement, -les dents serrées, les nerfs roidis, tout à coup eut -une inspiration; elle jeta un cri:</p> - -<p class="i1">—Ah!... vous me faites mal!...</p> - -<p class="i1">Ce fut si sincère et si déchirant qu'il eut peur: -car il n'avait pas mesuré sa violence, et il crut lui -avoir tordu cruellement le poignet. Dans sa surprise, -<span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">[Pg 169]</a></span> -il la lâcha presque... Elle fit un effort, se -dégagea, bondit hors de l'ouverture, et... se mit -à courir sur l'étroite crête de la muraille.</p> - -<p class="i1">Le cœur de Jean cessa de battre; ce garçon robuste -sentit ses bras s'amollir, ses jambes se briser... -Cela dura quelques secondes, puis il vit Simone -atteindre saine et sauve l'extrémité du -périlleux chemin; mais elle avait chancelé vers -la fin de la course; une pierre, détachée sous ses -pas, tomba dans le vide et rebondit sur le rocher -avec un bruit sourd, à une vingtaine de mètres -au-dessous.</p> - -<p class="i1">M. d'Espayrac ne recouvra pas tout de suite -assez de sang-froid pour la suivre; un tel trouble -le secouait encore qu'il ne se croyait pas le pied -suffisamment sûr. A la fin, il se hasarda, non sans -une appréhension plus grande que lorsqu'il avait -passé la première fois. Quand il fut de l'autre -côté, il ne trouva plus M<sup>me</sup> Mervil; mais, s'étant -engagé dans l'escalier qui subsiste à cet endroit -au flanc de la ruine, il aperçut de nouveau la -jeune femme; elle descendait les lacets de la colline, -précipitamment, comme pour le fuir.</p> - -<p class="i1">A cette vue, tout s'effaça dans l'esprit de Jean, -excepté son ressentiment furieux. Ah! elle avait -couru un danger mortel plutôt que de lui appartenir -une fois de plus! Ah! elle l'avait repoussé, -presque frappé, comme un manant trop audacieux, -elle qui naguère s'abandonnait entre ses -<span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">[Pg 170]</a></span> -bras! Eh bien, il ne songerait pas à elle une heure -de plus. Elle ne compterait pas dans sa vie plus -que ces créatures de hasard dont on s'amuse et -qu'on oublie. Elle valait moins que ces créatures, -d'ailleurs; celles-là sont forcées par le besoin de -remplir leur triste métier. Tandis que Simone -Mervil!... Les syllabes de ce nom, mentalement -prononcées, causaient encore à d'Espayrac une -secousse d'émotion et de regret; puis la colère le -soulevait de nouveau quand s'éveillait le souvenir -des humiliations subies. «Ah!» pensait-il, -«comme elle eût été punie, si, après la façon -dont elle s'est débarrassée de moi par sa feinte -maladie et par son voyage, elle ne m'avait pas -vu la poursuivre jusqu'à Hyères! Ou, du moins, -si ce matin je n'avais pas eu la bêtise de lui rappeler -le passé, de la supplier, et même... Sacrebleu, -que j'ai été idiot! J'aurais dû savoir que rien -au monde ne vaut pour les femmes le plaisir -d'affoler jusqu'à la violence le désir d'un homme, -puis de le planter là pour se draper dans leur -vertu. C'est le bonheur complet pour elles, et -tout y trouve son compte: leur vanité, leur embryon -de conscience morale, leur cruauté naturelle, -et même leurs sens paresseux, que cette -excitation émoustille et satisfait. Je commence à -croire, parole d'honneur, que la vertu de ces pécores-là -est plus vicieuse que leurs vices!»</p> - -<p class="i1">Cette conclusion amenait M. d'Espayrac dans -<span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">[Pg 171]</a></span> -le champ d'oliviers, où, tout à l'heure, il avait -embrassé Simone sans qu'elle se défendît. «J'aurais -dû la jeter sur cette herbe-là,» se dit-il. «Elle -voulait bien alors. J'ai parlementé, c'est ce qui -m'a perdu.»</p> - -<p class="i1">Il l'aperçut, appuyée contre un arbre, son fin -visage tout pâle, et qui regardait la mer. Il ralentit -le pas, pour lui donner le temps de se remettre -en marche. Mais elle se détourna, le vit, -et ne bougea pas.</p> - -<p class="i1">—Vous m'attendez, madame? lui demanda-t-il -quand il fut tout près.</p> - -<p class="i1">—Oui, monsieur, il faut bien que nous rentrions -ensemble.</p> - -<p class="i1">Elle repartit en avant. Et tous deux, sans ajouter -une parole, descendirent les degrés de schiste, -le sentier bordé de roses, et enfin les marches de -pierre qui les amenèrent devant la maison.</p> - -<p class="i1">Gisèle, se penchant hors d'une fenêtre, cria:</p> - -<p class="i1">—Eh bien, était-ce beau? Vous restez déjeuner -avec nous, monsieur d'Espayrac?</p> - -<p class="i1">—Certainement, madame, avec le plus grand -plaisir, dit-il d'un air plein d'entrain.</p> - -<p class="i1">Il se jeta dans un fauteuil d'osier, à l'ombre -d'un groupe de poivriers aux fines chevelures, -tandis que M<sup>me</sup> Mervil ouvrait des lettres, apportées -en son absence, et qu'un domestique venait -de lui remettre.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">[Pg 172]</a></span></p> - -<p class="i1">Un instant après, M<sup>me</sup> Chambertier parut dans -l'embrasure du porche, entre l'encadrement du -lierre. Elle portait une robe d'une nuance fausse -et charmante, avec une petite veste en point de -Venise appliquée sur le corsage; ses longs yeux -avaient une douceur plus alanguie encore que de -coutume; entre ses lèvres si rouges, retroussées -d'un peu d'ironie, brillaient ses dents humides, -et ses cheveux noirs, aux artificiels reflets de -cuivre, ajoutaient à sa physionomie quelque -chose de voluptueux et de barbare.</p> - -<p class="i1">Simone, qui releva les yeux, fut frappée de sa -beauté.</p> - -<p class="i1">—Tu as de mauvaises nouvelles? Qu'est-ce -qui arrive? Tu es blanche comme un linge!... -s'écria M<sup>me</sup> Chambertier.</p> - -<p class="i1">La pâleur de sa triste promenade transformait -d'une effrayante façon le visage de Simone. On -eût dit que tout son sang avait coulé par une invisible -blessure. Pourtant l'exclamation alarmée -de son amie fit courir sur ses joues une ombre -rose, qui s'évanouit aussitôt.</p> - -<p class="i1">—Ta petite Paulette n'est pas malade, j'espère?</p> - -<p class="i1">Il en coûtait à Simone de mentir lorsqu'il -s'agissait de la santé de sa fille; elle se figurait lui -porter malheur. Pourtant il ne lui vint pas d'autre -excuse. D'ailleurs elle était résolue à partir le -jour même, et ne pouvait alléguer de meilleur -prétexte qu'une maladie de l'un des siens.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">[Pg 173]</a></span></p> - -<p class="i1">—Ah! dit-elle, justement... Figure-toi, ma -chérie, que Paulette est malade. Mon mari me -rappelle. Je mourrais d'inquiétude si je ne partais -pas tout de suite. Je vais prendre le train de -trois heures. C'est celui, n'est-ce pas? qui doit -correspondre avec le rapide, à Toulon.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">[Pg 174]</a></span></p> - - -<div class="chapter"> - <h2 class="no-break p2"><a name="XII" id="XII"></a>XII</h2> -</div> - -<div class="p2"> - <img class="drop-cap" src="images/initial_q.jpg" alt="Lettre Q." /> -</div> - -<p class="drop-cap"><span class="sc">Quand</span> Simone Mervil se trouva de retour -à Paris, un découragement très -profond s'empara d'elle. Il lui sembla -que l'horizon de son existence, illimité jusque-là, -se fermait. Cette vague attente du bonheur de -demain plus complet que celui d'aujourd'hui, -dont l'illusoire enchantement précipite les pas -des hommes, semblait, dans son cœur, s'être -brusquement éteinte. Elle n'avait plus de raison -pour marcher vers l'avenir. D'elle-même et volontairement -elle avait muré l'inconnu. A vingt-sept -ans, sa vie devenait une impasse, dont elle -aurait sans cesse devant les yeux le but morne et -sans au-delà. Elle toucha le fond de cette pire -<span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">[Pg 175]</a></span> -des humaines misères: l'indicible ennui des êtres -et des choses.</p> - -<p class="i1">Certes elle aimait son mari et sa fille; pourtant, -si elle avait pu mourir, comme elle le souhaitait -parfois, elle leur eût dit un adieu très attendri -mais sans déchirement. Elle les considérait avec -un aiguillon tout nouveau de curiosité dans son -affection, et elle s'étonnait de l'énergie qu'ils -mettaient à vivre. Car le musicien travaillait sans -cesse, à travers les alternatives d'enthousiasme -et de désespoir qui soulèvent et brisent les vrais -artistes; et quant à Paulette, ses journées étaient -une succession de joies violentes et de chagrins -non moins violents, à propos des minuscules -événements dont est tissue l'enfance. Cette fillette -apprenait tout, sans aucune peine, excepté -le <i>self-control</i> que sa gouvernante anglaise cherchait -vainement à lui inculquer; elle apportait à -ses jeux comme à ses études une passion extraordinaire. -Simone qui, jadis, la reprenait pour son -impétuosité de poulain sauvage, pour sa garçonnière -brusquerie, pour l'ardeur de ses caprices, -maintenant la laissait faire, lui jetait la bride sur -le cou, pour le plaisir de voir s'agiter autour d'elle -cette exubérance qui secouait, trompait, entraînait -sa propre mortelle lassitude. Quand elle entendait -le rire de Paulette—ce rire d'allégresse -absolue,—quand elle voyait les yeux de l'enfant -s'éclairer d'un bonheur merveilleux à la promesse -<span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">[Pg 176]</a></span> -d'une bagatelle, la jeune mère éprouvait une -émotion confuse qui lui faisait du bien. Cette -fraîcheur d'âme, cette puissance d'espoir, cette -plénitude de sensation, lui semblaient une chose -admirable et touchante. Elle l'avait possédée, -cette chose, et elle l'avait perdue. Sa Paulette -aussi perdrait tout cela un jour... Hélas! quel -piège que la vie!</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">—Roger, dit un jour M<sup>me</sup> Mervil à son mari, -si tu voulais, nous irions à la campagne de très -bonne heure cette année.</p> - -<p class="i1">Le musicien fut enchanté de cette proposition. -Rien ne les retenait à Paris, si ce n'est la saison -mondaine, prolongée à présent jusqu'au milieu -de l'été, et qui, d'ordinaire, captivait Simone, -comme toutes les femmes élégantes et jolies, -par l'amusante excitation des succès personnels.</p> - -<p class="i1">—Comment! dit-il avec une surprise très -joyeuse, tu renoncerais à la soirée théâtrale de -l'Union Artistique, à ta vente de charité, au vernissage, -au garden-party de l'Ambassade anglaise, -au Grand-Prix?</p> - -<p class="i1">Certainement qu'elle y renonçait. N'était-ce -pas toujours la même chose?</p> - -<p class="i1">—Ah! mon ami, reprit-elle avec un accent -plein de lassitude, si tu savais combien j'en ai assez!</p> - -<p class="i1">Elle ne mentait pas, bien que son but fût de -quitter Paris avant le retour de M. d'Espayrac. -<span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">[Pg 177]</a></span> -Mais il y avait aussi de la sincérité dans son désintéressement -des plaisirs à la mode. Elle ne -trouvait plus de saveur à rien. Sur sa lèvre -s'étaient évaporés l'âme et le sel des choses. Et -c'est seulement parce qu'elle était très bonne que -sa mélancolie se changeait en douceur résignée -au lieu de produire des fruits d'irritation et -d'amertume.</p> - -<p class="i1">En effet, Simone ne s'en prenait point aux -autres; elle n'accusait même pas la destinée; -elle n'en voulait qu'à elle-même. De là l'éclosion -dans son cœur d'une indulgence infinie. Elle ne -voyait plus les défauts de son mari d'un œil minutieux -et sévère; et, bien qu'elle ne pût encore -penser sans un tressaillement d'angoisse à cette -actrice qu'il avait eue pour maîtresse, pourtant -elle n'avait plus, à l'égard de Roger, les allusions -acerbes, les paroles mordantes ni les airs de reine -offensée, qui, durant un certain temps, rendirent -leur intérieur insupportable. Quand il se montrait -d'humeur agressive, elle songeait aux tourments -de la composition musicale, et elle répliquait -par une phrase enjouée ou même par une -caresse. Ensuite elle s'étonnait du peu d'efforts -que cela lui avait coûté. Et la chaleur de son ancien -amour lui gonflait parfois délicieusement le -cœur lorsqu'elle voyait la physionomie du musicien -se détendre et lorsque cette voix un peu cassante -s'adoucissait pour lui dire:</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">[Pg 178]</a></span></p> - -<p class="i1">—Tu es meilleure que moi, petite Simone. -Tu es une adorable petite femme... Sais-tu que -tu deviens trop gentille et que tu m'ôtes la distraction -de te taquiner un peu?</p> - -<p class="i1">Une fois il ajouta par plaisanterie.</p> - -<p class="i1">—Ça m'inquiète de te voir ainsi rentrer tes -petites griffes, Simonette. Je commence à craindre -que tu ne sois malade... A moins que tu médites -de tromper ton pauvre Roger.</p> - -<p class="i1">Il prit, en prononçant les derniers mots, un air -piteux très comique. Simone se mit à rire. Et, -malgré la sensation pénible d'avoir trahi cette -absolue confiance, elle éprouva comme un bizarre -plaisir, un plaisir qu'elle ne s'expliquait pas.</p> - -<p class="i1">Ce qui la confondait, c'était de regarder en -elle-même et d'y voir fonctionner une foule de -ressorts très déliés dont elle n'était pas la maîtresse -et qui lui semblaient agir tout autrement -qu'elle ne s'y fût jamais attendue. Bien plus, ces -ressorts s'agitaient contrairement les uns aux autres, -donnant à croire que la machine morale se -détraquait à chaque instant. Pourtant une ligne -de conduite assez droite résultait finalement de -ce chaos intérieur. Ainsi l'idée qu'elle avait -trompé son mari la remplissait parfois d'une satisfaction -mauvaise et même d'un véritable orgueil. -Cependant elle s'en désolait, et la honte -des démarches furtives, des mensonges articulés, -de l'hypocrisie dont elle se couvrirait jusqu'à la -<span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">[Pg 179]</a></span> -tombe, comme d'une livrée, devenait à d'autres -moments tout à fait intolérable; à ces heures-là, -un seul mot de Roger lui eût fait avouer tout; -mais ce mot, heureusement, il ne le prononçait -pas.</p> - -<p class="i1">D'ailleurs ces deux êtres qui s'étaient aimés, -qui s'étaient menti, et qui s'aimaient de nouveau—peut-être -plus que jamais,—semblaient, aux -yeux du monde, posséder et partager tout ce que -la vie humaine contient de bonheur.</p> - -<p class="i1">Ils avaient loué, pour cet été-là, une maison -charmante avec un parc très grand, dans un pays -de collines et d'eau, à Conflans-Sainte-Honorine, -près du confluent de la Seine et de l'Oise. -C'était un coin tout à fait pittoresque. Or l'un et -l'autre aimaient la campagne, pour elle-même, en -dehors de toute convention de la mode ou de la -littérature. Et Simone, qui redoutait en ce moment -tout contact avec la société élégante, où -triomphait Jean d'Espayrac, sut persuader à -Mervil qu'il l'avait en outre convertie à son goût -pour la solitude.</p> - -<p class="i1">—Mon Dieu! que je suis heureux ici, mignonne, -disait souvent le musicien. Que je te -suis reconnaissant d'avoir bien voulu t'y enfermer -avec moi! Tiens, c'était mon rêve, depuis -notre mariage, un peu de bonne vie intime et -de travail tranquille. Mais je ne voulais pas être -égoïste; tu aimais tant ton Paris, tes toilettes et -<span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">[Pg 180]</a></span> -tes potins! Et vous êtes, madame, une si ravissante -petite mondaine! Puis, il y avait toutes les -exigences du métier... le nom à faire... Il me fallait -rester sur la brèche. Mais maintenant...</p> - -<p class="i1">—Maintenant, reprenait Simone, tu es célèbre, -nous sommes riches.</p> - -<p class="i1">—Presque... Et tu profites de tout cela—qui -tournerait la tête à une autre—pour réaliser -mon désir de vagabondage dans les bois, de -flânerie à deux et de solitude. Et tu prétends que -tu ne t'ennuies pas ici! Et tu acceptes cette existence-là -pour six mois!... Vois-tu, je me demande -si tu ne me caches pas quelque regret, si tu ne -me fais pas un gros sacrifice.</p> - -<p class="i1">Bien vite Simone affirmait le contraire. Alors -son mari l'embrassait.</p> - -<p class="i1">—Si tu as voulu te faire aimer plus encore, -ajoutait-il, tu y as réussi. Et pourtant je croyais -que ce n'était pas possible.</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">Pour se promener avec sa fille, Simone eut -une petite charrette anglaise, attelée d'un poney -des Shetland qu'elle conduisait elle-même. Mais -un jour que ce poney broutait sur une pelouse -écartée, au bout d'une longue corde fixée à un -piquet, la gouvernante anglaise, cherchant partout -Paulette, aperçut la petite fille à califourchon -sur le dos de l'animal. Le poney, tout -d'abord, n'avait pas manqué de la jeter par terre. -<span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">[Pg 181]</a></span> -Paulette, après avoir roulé dans l'herbe sans se -faire de mal, était regrimpée sur sa monture; et -maintenant elle chevauchait, cramponnée à -l'épaisse crinière du petit shetlandais, qui, ayant -reçu d'elle bien souvent des morceaux de sucre -et des caresses, y mettait de la complaisance.</p> - -<p class="i1">La gouvernante poussa les hauts cris, et voulut -se saisir de la coupable. Paulette piqua des deux -avec des éclats de rire; et l'Anglaise, qui, au -fond, avait peur du poney, y eût perdu ses peines, -si une culbute inévitable ne lui eût livré -l'écuyère un peu endolorie cette fois, et sa petite -main hâlée toute saignante par l'écorchure d'un -caillou.</p> - -<p class="i1">—<i>Come directly to your father!</i> s'écria Miss, -furieuse d'avoir été bravée. Et elle traîna Paulette -jusque dans le cabinet de travail où Mervil était -à l'œuvre. Sanctuaire interdit, à la porte duquel -il fallait, pour qu'on osât frapper, toute la gravité -d'une pareille circonstance.</p> - -<p class="i1">Mervil décréta que sa petite fille serait mise -au lit sur-le-champ. Elle venait à peine d'en -sortir, car il était neuf heures du matin. Et le -temps était si joyeusement beau!</p> - -<p class="i1">—Vous fermerez les persiennes, miss, ajouta -le père avec un sérieux de juge. Et personne ne -lui parlera. Elle est blessée; il lui faut le plus -grand calme, de peur que la fièvre ne se déclare.</p> - -<p class="i1">—Mais, papa, je n'ai rien! criait la petite.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">[Pg 182]</a></span></p> - -<p class="i1">Elle suçait vite un peu de sang et de terre sur -sa menotte égratignée.</p> - -<p class="i1">On la coucha malgré ses protestations et ses -pleurs.</p> - -<p class="i1">—Où est maman! Je veux voir maman. Qu'on -le dise à maman!</p> - -<p class="i1">Avec la finesse des enfants, Paulette s'était -assurée que, depuis quelque temps, sa mère avait -perdu la force de la punir.</p> - -<p class="i1">—Votre mère ne viendra pas, dit la gouvernante. -Et on ne la dérangera pas maintenant. -Elle dort encore.</p> - -<p class="i1">—Oh! ce n'est pas vrai, s'écria Paulette. -Maman ne se lève jamais si tard.</p> - -<p class="i1">—C'est qu'elle attend le médecin, qui doit -venir ce matin de Paris.</p> - -<p class="i1">—Le médecin! Elle est donc malade?</p> - -<p class="i1">La petite voix insolente de Paulette changeait -subitement d'intonation, s'adoucissait, puis se -brisait d'un sanglot d'anxiété. Son visage d'enfant -pâlit. Mais l'Anglaise, touchée de cette sensibilité -qu'elle savait vibrante à l'excès, la rassura -tout de suite:</p> - -<p class="i1">—Non, non, pas malade... fatiguée seulement. -Vous savez bien comme elle se plaignait, -tous ces temps-ci, de lassitude.</p> - -<p class="i1">—Vous me jurez qu'elle n'est pas malade?</p> - -<p class="i1">Et Paulette ouvrait plus grands ses yeux immenses -pour qu'on n'osât pas la tromper.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">[Pg 183]</a></span></p> - -<p class="i1">—Elle n'est pas malade, mais elle le deviendra -si vous êtes méchante, si vous faites encore des -folies comme ce matin.</p> - -<p class="i1">La petite fille s'appuya contre ses oreillers, -croisa ses mains, toutes brunes et menues sur la -blancheur du drap, et ne dit plus mot. Elle demeura -silencieuse et immobile ainsi durant un -très long moment, jusqu'à ce qu'elle entendît -rouler une voiture, sur le gravier de l'allée, devant -la maison. Alors elle se mit à pleurer, mais -sans bruit, si bien que l'Anglaise, dans la pièce à -côté, ne l'entendit même pas. C'est que Paulette -évoquait la blonde figure mince de sa mère, avec -les yeux gris si doux, dans lesquels dernièrement -elle avait surpris des larmes; avec la bouche fine -qui, depuis peu, fléchissait aux coins en un pli -de tristesse; et l'enfant songeait que cette figure, -si jolie, n'avait plus du tout de couleurs. «Maman -est très malade, bien sûr, et on ne me l'a pas dit. -Et hier encore je lui ai fait une scène parce -qu'elle voulait raccourcir mes cheveux. Oh! et -c'est la voiture qui est allée chercher le médecin -à la gare... Mon Dieu, faites que maman ne -meure pas, et jamais, jamais, je ne me mettrai -plus en rage!»</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">La conférence dura longtemps entre le docteur -et M<sup>me</sup> Mervil. Roger n'y fut pas admis. -D'ailleurs la santé de sa femme ne lui paraissait -<span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">[Pg 184]</a></span> -point assez troublée pour en concevoir de l'inquiétude. -L'anémie de Simone, causée probablement -par un peu de surmenage mondain -durant le dernier hiver, commençait à céder dans -la pure atmosphère de la campagne. L'appétit -revenait; le sommeil aussi. La surexcitation du -système nerveux s'atténuait, comme on pouvait -le constater par la détente du caractère. Toutefois -Simone avait insisté pour que son médecin -l'examinât. Maintenant la visite s'achevait, le -praticien rejoignit Mervil, qui l'attendait sous la -vérandah, fumant une cigarette, dans un va-et-vient -dépourvu d'impatience et d'anxiété.</p> - -<p class="i1">—Et bien, docteur... C'était l'imagination, -n'est-ce pas? Vous lui avez remonté le moral?</p> - -<p class="i1">—Oh! ce n'est pas grave, certainement, répliqua -le médecin—et il souriait.—Mais on a -bien fait de m'appeler. Il faut un régime.</p> - -<p class="i1">—Des fortifiants, sans doute. Figurez-vous... -elle ne peut pas supporter la viande saignante.</p> - -<p class="i1">—J'ai dit à M<sup>me</sup> Mervil tout ce qu'il faut -qu'elle fasse. Et elle m'obéira, soyez-en sûr.</p> - -<p class="i1">—Mais enfin, vous n'avez rien remarqué?</p> - -<p class="i1">—M<sup>me</sup> Mervil vous donnera mon diagnostic. -Il faut que je me sauve.</p> - -<p class="i1">—Comment! docteur, vous ne déjeunez pas -avec nous?</p> - -<p class="i1">—Impossible, tout à fait impossible! Je regrette...</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">[Pg 185]</a></span></p> - -<p class="i1">Le médecin montait dans la voiture.</p> - -<p class="i1">—Vous avez le temps, dit Roger, pour le -train de onze heures.</p> - -<p class="i1">Une poignée de mains. La voiture partit. Puis -le médecin, se retournant, cria encore:</p> - -<p class="i1">—Et la musique, cher maëstro? Nous préparez-vous -encore des chefs-d'œuvre?</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">Un peu préoccupé par le laconisme du docteur -et par un certain air drôle qu'il lui avait -trouvé, Mervil, en quatre enjambées, escalada -l'étage. Il ouvrit la porte de leur chambre. Dans -le grand lit de milieu, Simone demeurait étendue. -Les trois fenêtres, en face d'elle, laissaient entrer, -par leurs transparentes guipures, des couleurs, -des rayons, toute la joie de l'été. Celle du milieu -restait même à demi ouverte, et, par cette ouverture, -les regards de Simone s'en allaient au -loin, vers un coin de l'espace où la vallée de -la Seine creusait un vide bleuâtre... Peut-être -croyaient-ils se perdre, ces regards de songe, -parmi les longs horizons vibrants de lumière de -la Méditerranée... Il y avait de la tristesse et du -souvenir dans leurs prunelles.</p> - -<p class="i1">Roger s'assit à côté d'elle, froissant la toile et -la soie dans l'abandon de tout son grand corps.</p> - -<p class="i1">—Eh bien, voyons?...</p> - -<p class="i1">Comme elle ne parlait pas tout de suite, il -glissa un bras autour des fines épaules, qu'il sentit -<span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">[Pg 186]</a></span> -fermes et fraîches sous le linon de la chemise. Et, -les pressant d'une caresse, il dit, suivant sa façon -taquine de s'exprimer avec sa femme:</p> - -<p class="i1">—Est-ce bien grave?... Serai-je bientôt veuf?</p> - -<p class="i1">Elle attacha sur lui des yeux profonds.</p> - -<p class="i1">—Non, mais tu seras bientôt père une seconde -fois.</p> - -<p class="i1">Il eut un sursaut. L'étonnement paralysait en -lui toute autre sensation.</p> - -<p class="i1">Simone ajouta:</p> - -<p class="i1">—Nous aurons un bébé... oui... dans cinq mois.</p> - -<p class="i1">Quel moment pour une femme que la minute -où, cet aveu sur les lèvres, elle regarde le visage -de son mari ou de son amant!... Celle-ci ne put -point douter du bonheur qu'elle causait. Nulle -ombre, même passagère, ne glissa sur les traits -ou sur le cœur de Roger. Une seconde, l'émotion -le suffoqua; mais cette émotion, visiblement, -était d'intense joie. Puis il respira très fort, avec -un court tremblement de tout son être, saisit -les deux mains de Simone, y colla ses lèvres, -murmura:</p> - -<p class="i1">—Je suis heureux!... Je suis heureux!... Je -suis heureux!...</p> - -<p class="i1">—Mon ami! dit-elle seulement—mais avec -une expression de tendresse extraordinaire,—mon -ami!...</p> - -<p class="i1">Comme il inclinait la tête en lui baisant encore -les mains, elle prit cette tête, elle l'appuya -<span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">[Pg 187]</a></span> -contre la douceur de sa gorge, sur les dentelles -de sa chemise, et, la touchant de son front, elle -y laissa tomber deux larmes, les deux plus atroces -larmes de regret, de honte et de doute, qui jamais -aient mouillé des yeux d'épouse.</p> - -<p class="i1">—Oh! pourquoi pleures-tu? demanda Roger.</p> - -<p class="i1">—C'est parce que tu es si bon, et parce que -je t'aime tant! dit-elle.</p> - -<p class="i1">—Mais, reprit-il, tu es contente? Dis, ma -chérie, tu n'as pas peur?</p> - -<p class="i1">—Peur?...</p> - -<p class="i1">Elle se mit à rire, avec un rire voulu, en secouant -la tête, comme pour écarter quelque arrière-pensée -qui l'obsédait.</p> - -<p class="i1">—Rappelle-toi, reprit-elle, comme tout s'est -bien passé pour Paulette.</p> - -<p class="i1">—Paulette!... Ah! mon Dieu! s'écria-t-il, je -l'oubliais! Pauvre petit loup, elle est en pénitence. -Oui... tu ne sais pas... la gamine! elle était -montée sur le poney.</p> - -<p class="i1">Et Mervil courut hors de la chambre, sautant -presque, avec une vivacité d'écolier. Deux minutes -après, il rapportait sa fille, dont la longue -chemise de nuit pendait entre les bras du père, -et qui riait maintenant, les yeux mal séchés, sa -petite poitrine encore secouée par son récent -désespoir.</p> - -<p class="i1">—Alors, dis, petite mère, c'est bien vrai que -tu n'es pas malade, que tu ne vas pas mourir?</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">[Pg 188]</a></span></p> - -<p class="i1">Tous les trois s'embrassaient, roulés et enlacés -sur le grand lit; le père et la mère se faisant, par-dessus -la tête de l'enfant, des signes d'intelligence.</p> - -<p class="i1">—Papa, je te promets de ne plus monter sur -le poney.</p> - -<p class="i1">—Si... tu y monteras, mais avec moi... Et je -te commanderai une petite selle.</p> - -<p class="i1">—Oh! papa!... Oh! papa!...</p> - -<p class="i1">Elle battait des mains, gambadait sur le lit, -toute mince et comique dans la blancheur de sa -longue chemise, avec l'envolement autour d'elle -de ses grands cheveux de soie brune.</p> - -<p class="i1">—Prends garde, tu vas faire mal à maman.</p> - -<p class="i1">—Dis-moi, Lélette, interrogea Simone, serais-tu -contente si le bon Dieu t'envoyait un petit -frère... ou bien une petite sœur?</p> - -<p class="i1">Paulette s'arrêta, un peu interloquée par la -question. Elle n'avait pas songé à cela, jamais. -L'idée ne parut pas lui sourire.</p> - -<p class="i1">—Bah! dit-elle avec négligence, j'aime mieux -mon poney.</p> - -<p class="i1">Et elle se remit à gambader.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">[Pg 189]</a></span></p> - - -<div class="chapter"> - <h2 class="no-break p2"><a name="XIII" id="XIII"></a>XIII</h2> -</div> - -<div class="p2"> - <img class="drop-cap" src="images/initial_l.jpg" alt="Lettre L." /> -</div> - -<p class="drop-cap"><span class="sc">Le</span> petit Hugues Mervil vint au monde -un jour de novembre—un jour -calme et grisâtre—dans l'hôtel de -la rue Ampère.</p> - -<p class="i1">Ce fut une joie sans pareille, même pour Simone, -après l'apaisement des tortures physiques. -Un fils, ils avaient donc un fils! Leur ardent désir -de ces derniers mois se réalisait. C'était à un garçon -qu'ils avaient songé dans tous leurs projets -d'avenir; on parlait de lui comme d'un être existant -déjà, mais éloigné par hasard. «Quand -Hugues sera là...—J'ai oublié cet objet dans -la chambre de Hugues.»</p> - -<p class="i1">Mervil, agité, nerveux dans le bonheur comme -dans la peine, courait du haut en bas de la maison, -<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">[Pg 190]</a></span> -s'affairait, déraisonnait. Un de ses premiers -mots fut celui-ci:</p> - -<p class="i1">—Je vais envoyer un télégramme à d'Espayrac. -Mon vieux Jean! Il nous aime tant! Il sera -si heureux!</p> - -<p class="i1">—Tu ne sais même pas, dit sa femme, dans -quelle ville d'Italie il se trouve en ce moment.</p> - -<p class="i1">—On fera suivre.</p> - -<p class="i1">—Eh! laisse donc, reprit-elle avec impatience. -Est-ce qu'un jeune homme comme lui s'intéresse -à un nouveau-né?</p> - -<p class="i1">Elle fut irritée qu'il lui rappelât ce nom. Car, -après d'infinis calculs, des réflexions pleines d'angoisse, -elle avait décidé en elle-même que Hugues -ne pouvait être le fils de Jean. A ce torturant travail, -recommencé toujours, elle avait passé la plupart -des heures, étendue sur le long fauteuil -d'osier, dehors, à l'ombre, dans le lourd enchantement, -la tiédeur et le silence des après-midi -d'été. Paulette, alors, se promenait, avec sa gouvernante, -à travers le parc ou la proche campagne, -dans la petite voiture, dont les secousses -désormais étaient interdites à Simone. Par une -fenêtre ouverte de la maison, des mélodies sans -cesse reprises, travaillées, changées, ou bien, au -contraire, triomphalement envolées d'un seul -essor, s'échappaient de la solitude studieuse où -s'enfermait le musicien. La pensée de la jeune -femme parfois s'engourdissait à les entendre, -<span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">[Pg 191]</a></span> -ces mélodies que l'espace affaiblissait, dispersait -comme des lambeaux de songe, épandait comme -une vapeur d'harmonie sur l'immobilité des verdures -profondes. Une douceur l'enveloppait, lui -caressait l'âme, douceur venue du calme et de la -beauté des choses, et venue aussi, à travers l'inconsciente -mémoire, de quelque insondable existence -passée. Mais une secousse la rappelait à -elle-même; son cœur se crispait sous une étreinte; -et de nouveau la question surgissait: «L'enfant -que je porte... de qui est-il?» Alors une brume -de tristesse et de honte voilait la campagne ensoleillée; -tout oscillait et chavirait dans une ombre -soudaine; et ce piano... ce piano qui chantait -infatigablement sous les doigts de Roger, prenait -une telle voix d'ironie et de reproche, que parfois -Simone, dans un énervement affolé, collait, en -serrant les dents, les paumes de ses mains sur ses -oreilles.</p> - -<p class="i1">Mettre au monde un enfant sans savoir au -juste quel est son père, représentait aux yeux de -M<sup>me</sup> Mervil un tel excès de dégradation qu'elle -n'en imaginait point de pire pour une femme. Et -elle en était là!... De son fragile roman, dissipé -comme un rêve, cette réalité abominable lui restait! -Comment ne l'avait-elle pas prévue?... -C'est que, sa fille ayant huit ans déjà sans qu'un -second espoir de maternité se fût offert à Simone, -la jeune femme avait perdu l'habitude de songer, -<span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">[Pg 192]</a></span> -pour elle-même, aux conséquences naturelles de -l'amour. Si sa liaison avec Jean avait duré, peut-être -une triste et suprême prudence fût-elle intervenue -pour lui épargner au moins cette infamie -d'offrir à la tendresse de Mervil un enfant qui ne -fût pas le sien. Mais tout cela avait été si plein -d'étonnement, si troublé, si court, d'une rapidité -de vertige!... Même quand une clairvoyance, par -hasard, avait ouvert les yeux de Simone, vite et -volontairement elle avait refermé les paupières, -en se disant: «Voyons... ce serait une fatalité -trop extraordinaire... C'est impossible!» Et, pour -mieux nier à elle-même cette possibilité, qui, si -incertaine pourtant, la gênait, la maîtresse de -M. d'Espayrac avait comme à plaisir brouillé -dans sa mémoire les dates de leurs si rares baisers.</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">Ces dates, elle les rechercha plus tard avec -acharnement, durant les heures paresseuses de sa -grossesse. Tandis que son corps alourdi simulait -le plus insouciant repos, son esprit s'énervait à -poursuivre, sans la trouver, la solution du problème. -Puis, un beau jour, elle eut contre elle-même -une révolte. N'était-elle pas folle de s'infliger -des tortures pareilles? Allait-elle se punir -toute sa vie pour une faute de quelques jours? -Après tout, Roger l'avait trompée le premier. -C'était lui qui l'avait poussée dans les bras de -<span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">[Pg 193]</a></span> -Jean. Toutes les femmes auraient fait comme -elle; et toutes n'auraient pas eu l'énergie de -rompre ensuite, l'affreuse énergie qui l'avait soutenue -durant la visite aux ruines du château -d'Hyères, parmi des scènes dont l'évocation, -surgie brusquement, la bouleversait.</p> - -<p class="i1">Alors Simone admit comme définitive cette -conclusion, dont la formule, aux premiers jours -déjà, lui était apparue: «Ce serait une fatalité -trop extraordinaire... C'est impossible!»</p> - -<p class="i1">Quand elle vit son fils entre les bras de Roger, -tout sentiment d'inquiétude s'envola. Devant -cette image matérielle, Simone ne douta plus que -ce cher petit Hugues n'appartînt à son mari. -«Mon instinct de mère ne me tromperait pas,» -pensa-t-elle. Car elle prit pour une irrécusable -intuition l'intensité de son désir.</p> - -<p class="i1">Ce fut le moment que choisit Mervil pour rappeler -à sa femme le nom de Jean d'Espayrac. -Lorsqu'elle l'eut détourné d'envoyer à leur ami -un faire-part télégraphique de la naissance qui -les rendait si heureux, Roger se hâta de répondre -avec une indulgente gaieté:</p> - -<p class="i1">—Tu as raison. Ce gaillard-là ne le mérite -pas. Voilà six mois qu'on ne l'a vu. Il nous donne -à peine signe de vie. Je parie qu'il ne fait plus de -vers, qu'il ne travaille même plus. Et sais-tu à qui -la faute?</p> - -<p class="i1">—Non, dit Simone toute pâlissante, car elle -<span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">[Pg 194]</a></span> -se demandait soudain si leur rupture n'avait pas -à ce point attristé, démoralisé le poète.</p> - -<p class="i1">—A ton amie Gisèle, parbleu! Je soupçonne -qu'il en est amoureux, et pour de bon, cette fois, -lui, le volage. Notre papillon s'est brûlé les ailes -à cette flamme. Je crains qu'il ne s'envole plus de -longtemps.</p> - -<p class="i1">—Qu'est-ce qui te fait penser cela? demanda -Simone.</p> - -<p class="i1">—Mais, voyons, tu sais bien qu'il suit maintenant -les Chambertier partout. D'abord il les a -rejoints à Hyères; puis ç'a été Saint-Moritz; ensuite -Trouville; maintenant c'est l'Italie. Et, sois-en -sûre, nous ne le reverrons pas à Paris avant -qu'eux-mêmes soient de retour boulevard Haussmann.</p> - -<p class="i1">—Ah! s'écria Simone avec vivacité, je ne -comprends pas, Roger, que tu portes ainsi des -jugements en l'air, des jugements aussi graves. -Tu n'es pourtant pas mauvaise langue. Laisse -donc ces cancans-là aux femmes.</p> - -<p class="i1">Son mari, craignant qu'elle ne s'agitât, voulut -tourner la chose en plaisanterie. Mais elle y revint -deux fois dans la journée, s'inquiétant s'il avait -des soupçons sérieux, s'il avait entendu dire quelque -chose, et répétant avec irritation:</p> - -<p class="i1">—Oh! de la part de M. d'Espayrac, ce serait -indigne!... Compromettre ma meilleure amie!... -Sachant comme nous sommes liées... Tu ne -<span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">[Pg 195]</a></span> -trouves pas?... Écoute, s'il a fait une chose pareille, -j'espère bien que tu lui fermeras notre -porte... que nous ne le reverrons jamais!</p> - -<p class="i1">—Eh! dit Roger, ne prends donc pas ceci au -tragique. C'est une flirtation, et voilà tout. Ta -Gisèle est trop fine mouche pour s'afficher et -chercher le scandale.</p> - -<p class="i1">Mais le musicien eut beau faire, il ne put atténuer -l'effet de ses paroles imprudentes. Vers le -soir, la fièvre saisit violemment Simone. Pendant -deux jours elle fut très malade, et, vu son état, -presque en danger. «On dirait,» pensa Mervil, -qui s'accusait amèrement, «on dirait qu'elle a -trop pris à cœur cette bêtise à propos de Jean et -de M<sup>me</sup> Chambertier. Elle ne peut souffrir le -moindre soupçon sur sa Gisèle. Puis, elle est si -pure, ma chère petite Simone, qu'à ses yeux ce -serait une turpitude abominable... Allons, je ne -lui en dirai plus rien.»</p> - -<p class="i1">Toutefois la conviction de Mervil était faite. -Certains propos mondains lui étaient parvenus -qui, dans la réclusion récente de Simone, n'avaient -pas pénétré jusqu'à elle, et qu'il s'était gardé de -lui répéter. Puis il connaissait trop son d'Espayrac -pour le croire capable de prolonger auprès d'une -femme une assiduité gratuite et sans espoir. Même -il se sentait fort ennuyé de cette aventure, non -pas à cause de son ami, mais en raison de l'intimité -des deux jeunes femmes,—cette intimité -<span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">[Pg 196]</a></span> -qu'il n'avait pas su rompre à temps, malgré certaines -méfiances, et qui finirait, craignait-il, par -porter tort à Simone.</p> - -<p class="i1">Cependant la convalescence de M<sup>me</sup> Mervil -s'opéra très rapidement, car, sous son apparence -de blonde frêle, elle avait un sang vigoureux et -des organes souples et forts. Elle se trouva tout à -fait remise en décembre, au commencement de la -saison mondaine.</p> - -<p class="i1">—Quel bonheur! disait-elle à son mari. J'assisterai -donc à ta «première».</p> - -<p class="i1">Mervil, cette fin d'année, donnait, en effet, une -nouvelle œuvre, et, cette fois, à l'Opéra-Comique. -Événement considérable dans la carrière du compositeur. -Tant qu'il avait travaillé à sa partition, -ce but encore incertain d'être joué sur la seconde -scène lyrique de France leur apparaissait—à lui -comme à Simone—dans un tel éloignement, -que l'un et l'autre s'en désintéressaient un peu, -en parlaient rarement, ainsi que d'une chose irréalisable. -Mais, depuis que le directeur comptait -tout haut sur cette pièce comme sur le morceau -de résistance de la saison, depuis que les répétitions -étaient commencées, que les journaux prédisaient -le succès, se risquaient à des indiscrétions, -depuis que les <i>interviews</i> se succédaient dans le -petit hôtel de la rue Ampère, une fièvre d'émotion -et d'espoir soulevait le jeune ménage. Simone -elle-même vibrait des folles espérances et -<span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">[Pg 197]</a></span> -des non moins folles anxiétés qui détraquent les -pauvres cœurs en proie à l'hypertrophie artistique. -Jamais elle n'avait tant déliré ni tremblé -pour une œuvre de son mari. Quel étonnement -pour elle qu'un tel réveil de sensations dans son -être engourdi durant des mois par le découragement -de vivre! Sa maternité nouvelle et son ambition -d'épouse lui rendaient ce qu'elle croyait à -tout jamais perdu: le pouvoir d'aimer, de désirer, -de regarder vers l'avenir, et les grands tressaillements -de joie qui secouent la chair avec -l'âme, et le goût du lendemain,—ce goût qui ne -s'éteint jamais, bien qu'il paraisse quelquefois si -complètement mourir.</p> - -<p class="i1">C'est surtout près du berceau de son fils que -Simone eut le sentiment de cette résurrection. -Quand elle regardait le bébé dormir, avec ce -menu visage, comique d'imperfection, mais tellement -touchant de fragilité, d'inconscience, -qu'ont les petits des hommes, et que les mères -trouvent si beau; quand, sous l'imperceptible menotte, -aux petits doigts gras et pointus,—la -chose jolie de la toute première enfance,—elle -glissait l'un de ses doigts, à elle, et qu'elle le prêtait -à l'étreinte où cette infinie faiblesse met une -si curieuse force, comme pour un instinctif appel; -alors Simone sentait ses yeux se mouiller, sa poitrine -se gonfler, toute sa substance douloureuse -et nerveuse se fondre en un apaisement délicieux.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">[Pg 198]</a></span></p> - -<p class="i1">Même, en ce renouveau sentimental, la crise -de jalousie dont la secousse avait tant ébranlé la -jeune mère au dangereux moment qui suivit la -naissance de son fils; cette jalousie à peine explicable, -et pourtant si cruelle, envers un amant -congédié, s'atténua jusqu'à une douceur qui ressemblait -à de la compassion pour Gisèle, et, pour -Jean d'Espayrac, presque à de l'indifférence.</p> - -<p class="i1">«Pauvre Gisèle!» songeait Simone en baisant -son petit Hugues, «elle est moins heureuse -que moi.»</p> - -<p class="i1">Elle avait alors, autour de ce petit paquet d'humanité -fragile et de précieuses dentelles, des -gestes d'une passionnée tendresse, tels que sa fille -Paulette en restait interdite, la bouche colère, -avec une ombre plus noire dans ses yeux déjà si -tragiquement obscurs.</p> - -<p class="i1">—Oh! maman, tu aimes Bébé mieux que moi!</p> - -<p class="i1">Simone protestait. Mais inutilement. Car la -fillette possédait l'aiguë intuition qu'ont les natures -trop vives et trop douloureusement tendres; -avec cela un esprit de révolte et de fierté.</p> - -<p class="i1">—J'étais là avant lui, disait-elle à sa mère. -Moi, je t'ai brodé tout un sachet pour ta fête. -Même je voulais t'apprendre pour tes étrennes le -<i>Meunier Sans-Souci</i>. Et qu'est-ce qu'il a fait pour -toi, Bébé, je te le demande?</p> - -<p class="i1">Ce qu'il avait fait, Paulette ne le devinerait -pas, même plus tard, même en passant à son tour -<span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">[Pg 199]</a></span> -par des transes pareilles d'amour coupable, de remords, -puis de violente tendresse et de triomphante -espérance. Car on imagine toujours sa -mère comme participant un peu à quelque surhumaine -sérénité dont les tentations n'approchent -point.</p> - -<p class="i1">Le fait est que Simone, déjà, préférait son -petit Hugues, d'un sentiment de maternité plus -profonde, parce qu'elle avait eu Paulette au milieu -d'une foule d'autres joies, à dix-huit ans, -alors que l'on gâche du bonheur; tandis que ce -fils, aujourd'hui, c'était pour elle tout et mieux -que tout: puisqu'il était la chose qu'on se met -à chérir autant que la vie à l'heure où l'on croyait -que plus rien ne vaut la peine de vivre.</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">Cependant Mervil, voyant approcher sa première -représentation, s'étonnait de ne pas apprendre -le retour de Jean d'Espayrac.</p> - -<p class="i1">—Il n'est pas mon collaborateur cette fois, -disait-il; mais c'est égal, si je ne peux l'embrasser -ce jour-là, j'aurai un vrai chagrin, et je -trouverai qu'il n'agit pas en bon camarade.</p> - -<p class="i1">Les auteurs du scénario sur lequel avait travaillé -le compositeur s'appelaient Molière, Corneille -et Quinault. Car, sous ce titre: <i>La Douleur -d'Éros</i>, c'était la <i>Psyché</i> qu'il avait choisie pour -y broder sa partition,—la seule pièce, comme -on sait, que Molière n'ait pas signée seul.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">[Pg 200]</a></span></p> - -<p class="i1">Une après-midi qu'il était à la répétition,—la -dernière avant la répétition générale,—Simone, -tout à fait remise, mais un peu lasse, et réservant -ses forces pour le grand jour, brodait un petit tablier -destiné à Hugues, allongée sur une chaise -longue dans son cabinet de toilette. Elle se trouvait -seule, car ses enfants étaient dehors avec la -nourrice et la gouvernante; et, comme elle -n'avait pas repris «son jour», elle n'attendait -aucune visite.</p> - -<p class="i1">Elle entendit le timbre de la porte extérieure; -puis, bientôt, l'on frappa chez elle. Le domestique -parut, portant une carte sur un plateau. -Comme elle chuchotait: «Je n'y suis pas... pour -personne!» l'homme insista.</p> - -<p class="i1">—«Cette dame veut absolument...» Et Simone, -prenant la carte, vit sauter sous ses yeux -comme un éclair, en une ligne de fine anglaise -sur l'ivoire du bristol:</p> - -<p class="ac"> -<i>Madame Édouard Chambertier</i>.</p> - -<p class="i1">—Ah! dit-elle, c'est différent. J'y vais.</p> - -<p class="i1">Elle n'avait pas vu Gisèle depuis huit mois,—depuis -ce quai de gare, dans la petite ville du -Midi, qui, brusquement, s'évoqua dans sa pensée, -avec le tas des malles au bord de la barrière, -l'ombre dure des eucalyptus, les rosiers grêles de -<span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">[Pg 201]</a></span> -la haie, et la silhouette de Jean, le geste un peu -rageur dont il lançait au loin sa cigarette au moment -de lui dire adieu.</p> - -<p class="i1">Elle descendit l'escalier, sans savoir ce qu'elle -éprouvait pour son amie, ni ce qu'elle allait lui -dire, mais avec la seule vision de cette gare devant -les yeux, et la vague déchirure au cœur -d'une blessure à demi guérie que l'on toucherait -d'un doigt brutal.</p> - -<p class="i1">«Mignonne!... Ma chérie!... Ma petite Simone!... -Gisèle!...»</p> - -<p class="i1">Ce fut une telle effusion de câlineries, de baisers, -d'épithètes mignardes, que chacune des -jeunes femmes, dans la griserie et l'entraînement -de cette minute, ne distingua pas si elle cédait à -sa propre tendresse ou à la contagieuse tendresse -de l'autre.</p> - -<p class="i1">L'entrée du domestique les sépara. Il venait -mettre une allumette au feu du petit salon, car -la chaleur du calorifère ne suffisait pas à rendre -hospitaliers des appartements tout assombris par -la tristesse de décembre. Tandis qu'il remuait le -petit bois, donnait de l'air aux bûches et relevait -la plaque de la cheminée, les reproches aimables -commencèrent:</p> - -<p class="i1">—Pourquoi ne m'as-tu pas écrit plus souvent, -méchante?</p> - -<p class="i1">—Comment?... Tu as laissé deux lettres de -suite sans réponse.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">[Pg 202]</a></span></p> - -<p class="i1">—Oui, c'est que tu m'envoyais quatre lignes -quand je t'expédiais huit pages.</p> - -<p class="i1">—En voyage, on ne peut pas... Nous ne restions -pas en place. Tandis que toi, sans rien à -faire, à la campagne...</p> - -<p class="i1">—Sans rien à faire? dit Simone en riant. Tu -appelles cela rien à faire, un bébé à mettre en -état de paraître dans le monde!</p> - -<p class="i1">—C'est vrai... Et moi qui ne te félicite pas!... -Mais je lui ai envoyé mes souhaits de bienvenue. -Comment va-t-il, ce petit bonhomme?</p> - -<p class="i1">Là-dessus, Gisèle embrassait de nouveau son -amie, car, à pas discrets, le domestique avait -quitté la chambre.</p> - -<p class="i1">—Tu sais, dit M<sup>me</sup> Chambertier, c'est à cause -de <i>La Douleur d'Éros</i>, de ton mari, que nous revenons -avant Noël, sans cela nous serions restés -en Sicile jusqu'au milieu de janvier.</p> - -<p class="i1">Elle commença le récit de ses pérégrinations à -travers les villes d'eau, les plages, les palais italiens, -les ruines à la mode. Ensuite elle questionna -Simone sur la façon dont elle avait passé -l'été, sur la naissance du petit Hugues et sur les -travaux de Roger.</p> - -<p class="i1">—Ça va être un succès fou, sa <i>Douleur d'Éros</i>, -assura-t-elle. J'en ai entendu parler partout. On -attend cela comme une révélation.</p> - -<p class="i1">Simone, tout en lui répondant, sentait croître -en elle-même le désir aigu, maladif, d'entendre -<span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">[Pg 203]</a></span> -son amie l'entretenir enfin de M. d'Espayrac. -Mais pour rien au monde elle n'eût, la première, -prononcé ce nom. Pourquoi Gisèle ne lui -parlait-elle pas de cet ami commun, qui, ouvertement, -avait accompagné de ville en ville, et non -pas sans que l'on en causât, M. et M<sup>me</sup> Chambertier? -Simone devait-elle attribuer cette réserve à -une insurmontable gêne, et reconnaître dans -cette gêne la preuve d'une liaison entre Gisèle -et Jean? Cette chose qu'elle ne voulait pas voir, -qu'elle ne voulait pas savoir, son amie allait-elle -lui en crever les yeux à force de maladresse? Ce -n'était pourtant pas la finesse ni la souplesse -morales qui manquaient à cette belle créature -féline, à cette femme d'un charme si grand que -Simone, malgré ses soupçons, se sentait fondre -pour elle d'une tendresse dissolvante et douce. -«Pauvre Gisèle! Après tout, elle ne sait pas que -d'Espayrac a été mon amant, l'amant de sa meilleure -amie. Eh bien! Qu'elle le prenne!... Qu'elle -le garde!» songeait Simone. «Moi, j'ai mon -fils.»</p> - -<p class="i1">Pour le moment, l'orgueil de cette pensée -suffisait à la soutenir. Elle parvenait même à -considérer sans un mouvement d'envie la toilette -savante et la beauté de Gisèle, dont l'harmonie -formait un ensemble d'irrésistible séduction. Évidemment, -durant les derniers mois, M<sup>me</sup> Chambertier -avait embelli encore, avait acquis une -<span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">[Pg 204]</a></span> -grâce nouvelle, indéfinissable. Simone le constatait, -sans découvrir si ce rayonnement venait de -l'expression adoucie des yeux, ou de la fierté du -front, que les cheveux plus relevés dégageaient -davantage, ou de l'animation du teint, ou peut-être -d'on ne sait quel rayonnement de joie et de -volupté répandu sur toute sa personne.</p> - -<p class="i1">—Ces voyages t'ont fait du bien, remarqua -Simone, comme la conversation commençait à -languir. Tu t'es amusée. Cela se voit. Jamais tu -n'as eu meilleure mine, jamais tu n'as été si ravissante.</p> - -<p class="i1">—Amusée?... Gisèle attrapa ce mot au vol, -le répéta par deux fois avec une intonation singulière. -Puis elle regarda son amie et se tut.</p> - -<p class="i1">Sous ce regard, Simone eut tout à coup une -sensation horrible. Elle pressentit que Gisèle -allait lui faire une confidence, et, cette confidence... -elle la vit prendre forme,—une forme -distincte et abominable,—elle crut apercevoir -Gisèle entre les bras de Jean. Malgré ce qu'elle -avait prévu, presque accepté, cela lui fit tant de -mal, qu'elle se recula et pâlit.</p> - -<p class="i1">—Amusée?... répétait encore Gisèle. Ce n'est -pas le mot, va. Ah! ma chérie, si tu savais!...</p> - -<p class="i1">—Non, non... murmura instinctivement Simone, -avec la main étendue, comme un enfant -qui veut se préserver d'un coup.</p> - -<p class="i1">—Si tu savais! continua Gisèle, sans prendre -<span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">[Pg 205]</a></span> -garde ou sans attacher de sens au geste de son -amie.—Ah! je suis si heureuse, si profondément, -si complètement heureuse! Je ne puis m'empêcher -de te le dire, à toi. Je me suis réjouie de te -le dire. Tu es la seule créature au monde en qui -j'aie assez de confiance pour lui parler de <i>cela</i>. -Et, vois-tu, il faut que je t'en parle... Mon cœur -déborde... Je n'imaginais rien de pareil. Tu me -blâmeras, toi, Simone. Mais moi, je n'ai pas ce -que tu as. Je n'ai pas un mari comme le tien; je -n'ai pas tes enfants... Puis... tiens! je l'avoue... ni -mari, ni enfants, rien ne m'arrêterait... C'est un -amour plus fort que tout, meilleur que tout... -Quand on me tuerait, je n'y renoncerais pas... -La tête sur le billot, je ne m'en repentirais pas!...</p> - -<p class="i1">—Tu aimes donc?... Ah! dis-moi tout!... chuchota -Simone, qu'une affreuse curiosité soulevait -brusquement de sa défaillance, et emportait à -présent au-dessus de toute autre sensation.</p> - -<p class="i1">Alors Gisèle, blottie contre son épaule, les -bras à sa taille, avec ces mots d'ingénieuse pudeur -dont les femmes savent user pour dire clairement -ce qui, dans la bouche d'un homme, -deviendrait tout de suite du plus cynique matérialisme, -Gisèle lui raconta comment, depuis le -printemps dernier, elle était la maîtresse du beau -Jean d'Espayrac.</p> - -<p class="i1">—Car il est beau, dit-elle. Non, mais as-tu -bien remarqué comme il est beau? Je crois que, -<span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">[Pg 206]</a></span> -depuis qu'il m'aime, il est devenu plus beau encore. -Si tu l'avais vu le mois dernier, à Naples, -dans un bal costumé, en brigand calabrais!... -Quand il passait le long des groupes, c'était un -murmure d'admiration, comme pour une femme. -Mais je vais te montrer... Il a fait faire son portrait -pour moi, dans ce costume.</p> - -<p class="i1">Et, d'un petit porte-cartes caché dans une -poche intérieure de sa pelisse, M<sup>me</sup> Chambertier -voulut tirer une photographie.</p> - -<p class="i1">—Non, non! cria Simone. Oh! pour l'amour -de Dieu, non!</p> - -<p class="i1">—Pourquoi? demanda Gisèle, étonnée de -l'extraordinaire terreur qui dilatait les yeux de -son amie.</p> - -<p class="i1">—On pourrait entrer, balbutia M<sup>me</sup> Mervil—dont -la seule crainte était d'éclater en larmes si -elle regardait le visage de Jean.—Mais que tu -es imprudente!... Porter cette photographie sur -toi!...</p> - -<p class="i1">—Elle ne me quitte pas, déclara Gisèle. -Quand je retire mon manteau, je la mets dans -mon corsage, et quand je retire mon corsage, je -la mets sous mon oreiller.</p> - -<p class="i1">—Sous ton oreiller!... Tu interdis donc à ton -mari la porte de ta chambre?</p> - -<p class="i1">—Comme c'est facile! s'écria Gisèle en éclatant -de rire. Cela ne se fait que dans les romans. -Non, non... Édouard vient quelquefois... le moins -<span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">[Pg 207]</a></span> -possible. Mais Jean reste sous l'oreiller... Et cela -me donne du courage.</p> - -<p class="i1">Peut-être fut-ce un effet de ce que les moralistes -appellent la perversité foncière de la femme,—perversité -qui s'éveille, chez la meilleure, -même parmi les résolutions vertueuses ou les -plus tragiques sentiments,—mais Simone ne put -s'empêcher de sourire, tout en murmurant un -«Oh!...» d'indignation.</p> - -<p class="i1">—Ah! pardonne-moi de te dire des bêtises, -ma petite Simone. Vois-tu, je me moque tant de -tout ce qui n'est pas lui! Et nous nous aimons si -follement!</p> - -<p class="i1">—Depuis le printemps?... reprit Simone que, -tout à l'heure, cette date avait frappée.</p> - -<p class="i1">—Oui... depuis notre séjour à Hyères. Tu te -rappelles?... Tu nous as quittés. Ah! je n'aurais -jamais cru céder si vite... Mais un jour... Tu ne -t'imagines pas... C'est si romanesque!... Nous -avons été surpris par un orage dans les ruines du -vieux château...</p> - -<p class="i1">Ce fut au-dessus des forces de Simone. Un -vertige de fureur la prit. Elle, si douce, elle se -sentit le cœur submergé d'un flot de haine. Son -cerveau s'affola d'une image de meurtre. Elle -courait parmi ces ruines trop bien connues, elle -les surprenait, et elle frappait Jean. Oui, durant -une seconde, elle aurait voulu tuer Jean!</p> - -<p class="i1">Puis le sentiment de son injustice l'anéantit. -<span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">[Pg 208]</a></span> -N'était-ce pas elle qui avait rejeté, refusé l'amour -de cet homme? Qu'est-ce qui la soulevait ainsi? -Peut-être seulement une vanité monstrueuse. Mais -n'avait-elle pas, la première, exaspéré par la pire -blessure la vanité de M. d'Espayrac? Après tout, -l'immédiate vengeance de son amant témoignait -d'un violent dépit, et le dépit, c'est encore un -hommage... Hélas!... Gisèle Chambertier était -trop souverainement belle pour que le dépit -troublât le bonheur de celui qui la possédait. Et -Jean possédait Gisèle. Cette conviction qui surgissait -par-dessus tout, qui s'affirmait par des visions -rapides et folles, livrait maintenant Simone -aux plus atroces inspirations de la jalousie. Elle -avait beau se défendre, l'obscure impulsion montait -en elle. Et, ce qui était pire, c'est qu'elle s'en -voulait jusqu'au mépris d'elle-même. Quoi donc! -Elle était restée jalouse du mari qu'elle trompait! -Maintenant, elle devenait jalouse de l'amant dont -elle ne voulait plus!... Mais c'était insensé! -Quelles sont donc les abominables sources d'où -jaillissent de tels sentiments, sur lesquels la raison -n'a pas de prise?...</p> - -<p class="i1">—Qu'as-tu donc? demanda Gisèle,—car son -amie ne lui répondait plus.—Tu es toute pâle.</p> - -<p class="i1">Et Simone, cédant à l'irrésistible poussée -aveugle, allait peut-être lui crier quelque parole -d'aigreur et d'insulte, allait peut-être se trahir -elle-même pour mieux l'outrager, lorsque le -<span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">[Pg 209]</a></span> -timbre de la porte extérieure jeta sa vibration -claire. Et, tout de suite, des pas et des rires emplirent -le corridor.</p> - -<p class="i1">—Mes enfants!... exclama Simone en un cri -de délivrance. Mes enfants!...</p> - -<p class="i1">D'un élan presque fou, elle se leva, elle se précipita -vers eux. Et, à leur vue, soudainement, la -crise affreuse qui lui convulsait le cœur s'apaisa.</p> - -<p class="i1">—Viens, Paulette, appela-t-elle, viens dire -bonjour à M<sup>me</sup> Chambertier. Nounou, donnez-moi -mon fils.</p> - -<p class="i1">Pour rentrer dans le petit salon, elle prit entre -ses bras le bébé, tout rose de l'air vif à travers -son grand voile blanc. Et ce fut avec une involontaire -dignité, avec une fierté bienfaisante -comme une revanche, qu'elle le tendit vers son -amie, vers cette amante qui n'était pas mère, et -qu'elle lui dit:</p> - -<p class="i1">—Voilà mon fils!</p> - -<hr class="chap" /> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">[Pg 210]</a></span></p> - - -<div class="chapter"> - <h2 class="no-break p2"><a name="XIV" id="XIV"></a>XIV</h2> -</div> - -<div class="p2"> - <img class="drop-cap" src="images/initial_c.jpg" alt="Lettre C." /> -</div> - -<p class="drop-cap"><span class="sc">Ce</span> fut seulement à la première représentation -de <i>La Douleur d'Éros</i> que Simone -Mervil revit M. d'Espayrac.</p> - -<p class="i1">Jean était rentré à Paris la veille au soir, suivant -de très près les Chambertier, sans oser toutefois -effectuer son retour par le même train. Vers -le milieu de l'après-midi, il était venu chercher -Mervil dans les coulisses de l'Opéra-Comique. -Les deux amis s'étaient embrassés, avec moins -d'ébullition que Simone et Gisèle, mais avec -plus de mâle plaisir et de sincérité. Tout de suite -Roger avait dit au poète:</p> - -<p class="i1">—Tu passeras la soirée dans notre baignoire, -n'est-ce pas? Moi, je n'y resterai guère, tu comprends. -Et, comme cela, Simone aura quelqu'un -<span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">[Pg 211]</a></span> -pour la remonter, si tout ne va pas sur des roulettes.</p> - -<p class="i1">—Mais, objecta Jean, ta femme ne sera pas -toute seule. Elle aura des parents, des amis... les -Chambertier peut-être?</p> - -<p class="i1">—Pas du tout. Des parents, nous n'en avons -plus de très proches. Quant aux Chambertier, -voyons... Imagines-tu que la belle Gisèle consentirait -à s'enfouir dans l'obscurité d'une baignoire, -un soir de première! Et d'une première «chic»? -Et après huit mois d'absence?... Non, non, elle -va reparaître au firmament de Paris dans une -loge de face. Et ce ne sont pas les lorgnettes -de l'orchestre qui s'en plaindront. Ah! pour jolie, -elle est jolie. Et tu es ce que l'on convient d'appeler -«un heureux coquin».</p> - -<p class="i1">—Mon cher ami, sache une fois pour toutes -que je n'accepterai de personne, pas même de -toi, des allusions de ce genre.</p> - -<p class="i1">Ceci fut dit nettement, avec un certain air de -tête et un certain regard qui trahissaient chez -M. d'Espayrac l'humeur volontaire et la fierté de -race, mais dont il se gardait avec ses amis, et -surtout avec Mervil. Celui-ci eut aussitôt le geste -vague d'un homme qui, par inadvertance, a -marché sur l'orteil d'un autre,—un «pardon!» -plutôt mimé que prononcé, avec un demi-sourire -signifiant: «Après tout, c'est votre faute, vous -n'aviez qu'à ne pas mettre votre pied là.»</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">[Pg 212]</a></span></p> - -<p class="i1">D'ailleurs, entre les deux amis, ce fut moins -que l'ombre d'un nuage, et Jean sembla ravi -d'accepter pour le soir une place dans la baignoire -des Mervil.</p> - -<p class="i1">—Fais mieux encore, dit le compositeur. -Viens dîner avec nous. Simone ne t'a pas vu depuis -si longtemps!... Elle ne voudra jamais s'enfermer -dans une loge avec toi sans avoir refait -connaissance.</p> - -<p class="i1">M. d'Espayrac trouva aussitôt, pour refuser, -les meilleurs prétextes du monde.</p> - -<p class="i1">—Allons, bonne chance! dit-il, en quittant -son ami. Je vais être aussi nerveux pour ton -propre compte que si j'avais fait le scénario.</p> - -<p class="i1">Lorsque Simone apprit qu'elle passerait la -soirée presque en tête-à-tête avec Jean d'Espayrac, -elle imagina d'emmener sa fille au théâtre. Après -la diversion nécessaire pour que Roger n'établît -aucun rapprochement entre les deux idées, elle -avança la proposition que Paulette était assez -grande pour voir une «première» de son papa.</p> - -<p class="i1">—A quoi penses-tu? dit le musicien. Une -petite fille qu'on met au lit à huit heures!</p> - -<p class="i1">—Lélette va avoir neuf ans, dit la mère. Elle -peut encore entendre ce qu'elle ne devra plus -entendre à seize ans.</p> - -<p class="i1">—Oh! ce n'est pas que la pièce soit inconvenante... -Mais elle dormira debout.</p> - -<p class="i1">—Elle? dormir!... tu verras un peu si elle -<span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">[Pg 213]</a></span> -dort! Certainement je ne suis pas d'avis de la -conduire au théâtre... Mais à une «première» -de toi!</p> - -<p class="i1">Quand on mit à Paulette sa robe en surah -crème, avec la réserve qu'elle saurait seulement -où on la conduisait lorsqu'elle aurait mangé de -la soupe et une tranche de viande, la petite fille -eut un tremblement de joie, et devina tout de -suite qu'elle allait à l'Opéra-Comique. On ne -put pas la faire dîner. Dans la voiture, elle ne -tenait pas en place, et trépignait sur la jupe en -velours noir de sa mère. Simone et Roger, suffoqués -d'émotion anxieuse à l'idée de cette salle -comble et de ce rideau qui allait se lever, ne disaient -rien, et restaient, une main dans l'autre, -au fond du coupé sombre.</p> - -<p class="i1">—Dis, maman, s'écria tout à coup Paulette, -c'est ça qui serait chic si ça était un four!</p> - -<p class="i1">Le mot fit tressaillir les parents: «Un four!» -Comment la petite connaissait-elle seulement -cette expression d'argot théâtral?</p> - -<p class="i1">—Oui, continuait l'enfant, parce qu'on boirait -du champagne. Tu ne te rappelles pas, petite -mère? Un soir tu étais triste, et papa a dit: «Eh -bien, ce n'est qu'un four. Nous n'allons pas -pleurer pour ça. Buvons du champagne!» Et il -en a fait monter.</p> - -<p class="i1">—C'est vrai, fit Roger en riant. C'était le lendemain -de cette malheureuse première... cette -<span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">[Pg 214]</a></span> -absurde pantomime dont on m'avait commandé -la musique.</p> - -<p class="i1">Cependant ils arrivaient devant le théâtre. Les -trois mots: LA DOULEUR D'ÉROS, en -énormes lettres noires, éclataient sur les affiches -vertes, dans le rayonnement du gaz. Et ces mots -leur semblèrent une partie vivante et frissonnante -d'eux-mêmes étalée sous les yeux de la foule. -Ces mots étaient de la souffrance et de la joie, -de l'anxiété, de l'espoir. Ils se distendaient démesurément, -ils effaçaient le temps et l'espace, ils -réduisaient l'univers à une quantité négligeable. -Jamais Simone et Roger n'eussent osé convenir -du peu de chose qu'étaient pour eux, au prix de -ces trois mots, les plaintes et les prières formulées -ailleurs, à cette même minute, dans toutes les -langues humaines.</p> - -<p class="i1">Ils passèrent vivement par l'entrée réservée aux -artistes, traversèrent un corridor, se réfugièrent -dans leur baignoire. Là, Mervil embrassa sa femme -et sa fille comme à la veille d'une bataille. Puis -il les quitta. Mais, presque aussitôt, la porte fut -poussée, l'ouvreuse livra passage à M. d'Espayrac.</p> - -<p class="i1">Il parut... Si charmant toujours avec sa haute -taille robuste et fine, et sa belle tête mâle où -s'accentuaient la douceur des yeux, la fierté de la -bouche. Tout de suite, Simone eut un grand -coup au cœur, suivi d'un attendrissement, d'une -crise de molle tendresse où se dissolvait sa volonté. -<span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">[Pg 215]</a></span> -Puis une tristesse immense lui vint de -penser qu'elle l'avait perdu. Et la terreur de -l'avoir aimé plus qu'elle n'avait cru, de l'aimer -peut-être encore, la bouleversait de remords, -d'angoisse et de regret.</p> - -<p class="i1">L'attitude de M. d'Espayrac la rassurait d'ailleurs, -tout en la touchant profondément. Il avait -dans la voix, dans les gestes, dans le regard, -quelque chose de gravement ému témoignant -qu'il se rappelait toujours, et, en même temps, -la plus grande simplicité, un naturel qui devait -mettre Simone à l'aise, et une docilité de physionomie -qui disait à la jeune femme: «Votre volonté -sera la mienne; je suis prêt à vous suivre -sur le terrain où il vous plaira de me conduire.»</p> - -<p class="i1">Il fallait toute la liberté de cœur et d'esprit -d'un homme que la passion ne subjuguait pas—ne -subjuguerait sans doute jamais—pour -garder une si juste mesure d'élégance, de respect -et d'amoureuse mélancolie. La faible Simone -était loin d'une pareille maîtrise de soi, et plus -loin encore de pressentir ce qui se passait dans -cet être placé si près d'elle que le velours de sa -robe frôlait le drap de l'habit, et pourtant situé -à de telles distances morales que l'illusion de -l'amour même n'avait pu les rapprocher. «Il -m'aime encore,» pensait-elle. «Gisèle est bien -jolie, mais elle n'a pas de cœur. Elle n'a pas su le -rendre heureux.» Car elle se figurait Jean dévoré -<span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">[Pg 216]</a></span> -du même besoin de tendresse qu'elle-même, -ne se doutant pas que cette sentimentalité follement -sensible et exclusive confinait à une maladie -des nerfs et de l'imagination dont cette -vigoureuse nature masculine ne serait jamais -atteinte.</p> - -<p class="i1">A un moment, elle eut pourtant l'intuition de -cet équilibre entre la tête, le cœur et les sens, -qui mettait Jean si bien à l'abri de ses propres -tourments, à elle. Le jeune homme se mit à rire -presque haut, d'une drôlerie de Paulette; et Simone -reconnut le beau rire clair, le rire perlé -comme celui d'une femme, dont Mervil avait noté -la mélodie pour en faire un <i>leit-motiv</i> de gaieté -dans une de ses pièces. Comme il sonnait joyeusement, -ce rire, en fanfare de jeunesse et d'insouciance! -Elle en eut le cœur tout serré.</p> - -<p class="i1">Ainsi, au début de cette soirée, Simone connut -de nouveau les amertumes et les tentations -dont elle s'était crue délivrée à jamais. Peut-être -même n'avait-elle point encore soutenu de lutte -si âpre; peut-être ne fut-elle jamais si près d'une -irrémédiable défaite. Ce qui la préserva, ce ne -fut pas la présence de sa fille: car Paulette, accoudée -au bord de la loge, et tout hypnotisée -par la musique et les bravos, n'était pas un témoin -gênant pour les deux êtres qui, derrière -elle, s'immobilisaient maintenant en un trouble -silence. Et, non plus, ce ne fut pas une persistance -<span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">[Pg 217]</a></span> -de discrétion et de respect dans les façons -de Jean: car le jeune homme, repris par le -charme de cette blonde, si fine en sa robe de velours -noir, et peut-être lui-même perversement -surexcité par la présence, là-haut, de son autre -maîtresse—dont il devinait la place, dès le -premier entr'acte, à la direction des lorgnettes,—eut, -peu à peu, pour Simone, de ces regards et -de ces effleurements muets qui brisent la volonté -d'une femme. Non: ce qui sauva Simone, ce fut -le génie de Roger, ce fut la puissance de sa musique -et l'orgueil de son succès. La personnalité -de son mari, en remplissant une salle entière, la -domina elle-même, la disputa aux tentations de -sensualité, de jalousie et de mensonge, la raidit -en une indomptable fierté... Toutefois, au moment -précis où, parmi les applaudissements des -spectateurs, elle sentit son âme se réfugier vers -le glorieux artiste, Simone comprit en un éclair, -avec une secousse de tristesse, qu'elle ne pouvait -plus revenir à lui de tout son être, et que nul devoir, -nul affectueux élan, nulle admiration ne -rallume cette misérable étincelle d'amour—feu -follet d'erreur et de hasard, éternel égarement, -éternel enchantement du cœur.</p> - -<p class="i1">Dès la fin du second acte, le triomphe de -Mervil paraissait assuré. L'enthousiasme du public -fit relever le rideau trois fois pour acclamer -les interprètes, et surtout les deux rivales, Vénus -<span class="pagenum"><a name="Page_218" id="Page_218">[Pg 218]</a></span> -et Psyché, la déesse et la mortelle, l'une si emportée -de passion, l'autre si touchante d'innocence, -et toutes deux, dans leur incarnation de -théâtre, douées, par bonheur, d'autant de talent -que de beauté. Comme les fauteuils d'orchestre -se vidaient, et qu'un remous d'habits noirs se -pressait tout contre la loge de Simone, elle put -entendre des exclamations admiratives, et même -cette phrase prononcée très haut par un influent -critique:</p> - -<p class="i1">—Cristi! mais c'est de la grande musique!... -Une œuvre de maître! Qui est-ce qui se doutait, -excepté moi, que ce gaillard-là avait ça dans le -ventre?</p> - -<p class="i1">—C'est vrai, murmura d'Espayrac à Simone. -Les autres voulaient toujours l'enfermer dans -l'opérette. Eh bien, chère madame, j'espère que -nous sommes contente?</p> - -<p class="i1">Mais, à ce moment, la baignoire s'emplit de -toute la lumière du corridor. Mervil faisait ouvrir -la porte.</p> - -<p class="i1">—Hein? Qu'est-ce que vous pensez? On dirait -que ça marche.</p> - -<p class="i1">—Si ça marche! s'écria Jean. Les critiques -prononcent le mot de «grande musique». Désormais -il te faudra de la «grande poésie», et ce -rimailleur de d'Espayrac ne sera plus ton homme.</p> - -<p class="i1">—C'est stupide ce que tu dis là, mon vieux.</p> - -<p class="i1">—Dame! tu as Molière... Mais qui est-ce qui -<span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">[Pg 219]</a></span> -t'a réduit la pièce à un scénario? Car tu n'as pas -tout pris. Et c'est très habilement fait.</p> - -<p class="i1">—C'est moi-même.</p> - -<p class="i1">—Bah?...</p> - -<p class="i1">—Oh! ce n'était pas difficile. Tout le travail -consistait en coupures.</p> - -<p class="i1">—Ferme donc la porte, dit Simone à Roger. -Voilà des journalistes. Nous allons être envahis.</p> - -<p class="i1">—C'est que les Chambertier vont venir.</p> - -<p class="i1">—Tiens! s'écria Jean. J'allais vous proposer -de monter les voir dans leur loge.</p> - -<p class="i1">—Oh! ce soir, nous ne voulons pas nous -montrer.</p> - -<p class="i1">A ce moment, Paulette cria très haut, d'un ton -si drôle que plusieurs messieurs, debout à l'orchestre, -se retournèrent en riant:</p> - -<p class="i1">—Alors, papa, ça n'est pas un four?</p> - -<p class="i1">—Chut! dit Mervil, veux-tu te taire? Non... -Mais tu auras du champagne tout de même.</p> - -<p class="i1">—Bon, fit d'Espayrac, moi qui oubliais des -bonbons pour Paulette! Je vais aller lui chercher -des fruits glacés.</p> - -<p class="i1">Il prit son pardessus et sortit.</p> - -<p class="i1">Cependant Gisèle arrivait, au bras de son -mari, produisant, dans les couloirs, un mouvement -de foule, qui se refermait derrière sa longue -traîne. Sa robe se décolletait à peine, comme il -seyait à son buste mince et long, d'une souplesse -de couleuvre; mais ses bras, nus jusqu'à l'épaule, -<span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">[Pg 220]</a></span> -surprenaient par leur dessin ferme et pur, et l'on -devinait la solide finesse des hanches, sous la -ceinture placée très bas,—une ceinture d'or, -d'émail et de pierreries, à la façon barbare qu'elle -aimait. A côté de cette reine de légendes antiques, -Chambertier étalait le ventre satisfait, -l'habit noir et le gilet à cœur d'un bourgeois du -dix-neuvième siècle.</p> - -<p class="i1">—A-t-il assez la tête d'un Georges Dandin? -dit à un ami un jeune homme qui venait de lui -serrer la main.</p> - -<p class="i1">—Ne t'y fie pas, répliqua l'autre. Ces gros -bonshommes pacifiques restent longtemps sans -rien voir, puis, un beau jour, ils ouvrent les yeux, -et tuent l'amant à coups de revolver dans la -ruelle de leur femme.</p> - -<p class="i1">Maintenant, au fond de l'étroite baignoire, -Gisèle embrassait Simone, et, pour mieux féliciter -Mervil, elle voulut l'embrasser aussi. Chambertier, -renonçant à introduire son gros corps, -allongeait seulement d'énergiques poignées de -main. Et, tout autour, dans le couloir, des gens -s'entassaient, les yeux vers cette loge sombre, -avec une effronterie de curiosité tranquille, les -uns pour apercevoir «la belle M<sup>me</sup> Chambertier», -les autres parce qu'ils avaient entendu -dire que l'auteur se trouvait là. D'Espayrac, qui -revenait avec les fruits glacés, ne put se frayer un -passage.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">[Pg 221]</a></span></p> - -<p class="i1">Toutefois la sonnerie électrique dispersa le -groupe. L'orchestre se remplit avec un bourdonnement. -Des violons, qu'on accordait, grincèrent. -Les Chambertier remontèrent dans leur loge. Et -Mervil, cette fois, resta dans la baignoire, avec sa -femme et son ami.</p> - -<p class="i1">Jean et Simone éprouvèrent un désappointement -de sa présence, un regret de la tentatrice -solitude. Cependant ils n'avaient rien à se dire. -Pour des raisons diverses, l'un et l'autre avaient -résolu de ne pas renouer, de ne pas faire surgir -sous la précision des mots ce passé qui veillait, -silencieusement et passionnément, dans le secret -de leurs deux cœurs. Et toutefois, même pour ne -pas se parler de ce qui les occupait tant, leur tête-à-tête, -en l'obscurité de cette loge, avec cette -foule vibrante alentour, avec ces souffles d'harmonie -et de volupté venus de la scène et qui les -enveloppaient ensemble, avait un charme presque -pénible mais d'une intensité singulière. Dans un -pareil affinement de sensation, les plus imperceptibles -réflexes nerveux les ébranlaient comme -des chocs, et, tout à l'heure, la main de Jean -s'étant posée sur la sienne, Simone avait défailli, -s'était crue près de s'évanouir.</p> - -<p class="i1">Le seul aspect du visage de Mervil, tendu vers -la scène, un peu pâle, avec la fulgurance de ses -grands yeux de braise, suffisait à dissiper ce galvanisme -amoureux. Dès lors, Simone et Jean purent -<span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">[Pg 222]</a></span> -se parler d'une façon naturelle; et ils sentirent, -aux premiers mots d'indifférence, comme -un abîme qui s'élargissait entre eux. La vie parisienne -les reprit, la vie masquée, où tant d'élégance -et de politesse couvre les visages, que les -cœurs faibles et impersonnels en arrivent à ne plus -reconnaître leur propre identité. L'artificiel se -substitue si bien à la nature, que celle-ci cesse -de s'apercevoir elle-même, et, dans un miroir, ne -se reconnaîtrait plus. Simone et Jean, avec leur -habitude parfaite du monde, furent si bien, extérieurement, -l'un pour l'autre, même en tête-à-tête, -ce qu'ils voulaient être intérieurement, que, -plus tard, il leur arriva de s'y tromper. Mais, pour -inconscient qu'il fût, le lien ne devait pas se -briser de sitôt entre ces deux êtres dont le préjugé, -l'orgueil ou la raison avait dénoué les bras -sans que leur désir fût assouvi.</p> - -<p class="i1">Cependant, sur le dossier du fauteuil où s'appuyait -sa femme, Roger, d'un doigt fébrile, suivait -la mesure que battait le chef d'orchestre. Ce -troisième acte de sa <i>Douleur d'Éros</i> déroulait des -beautés musicales de premier ordre, que le public -écoutait dans une extase muette, sans un -mouvement, sans un bravo, presque sans un -souffle. La claque ayant voulu souligner la phrase -de puissante harmonie par laquelle l'orchestre -appuie le serment de l'Amour jurant de se faire -connaître à Psyché, des «chuts» furieux éclatèrent.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">[Pg 223]</a></span></p> - -<p class="i1">—Comment?... murmura Simone, qui se sentit -pâlir. Ah bien, s'ils n'applaudissent pas ça!...</p> - -<p class="i1">Son mari, haletant, la fit taire. Mais d'Espayrac -dit vivement à voix basse:</p> - -<p class="i1">—Craignez rien... Ils sont empoignés, voilà -tout.</p> - -<p class="i1">Et, en effet, lorsque, après les nouvelles instances -de Psyché, le ténor qui jouait Éros reprit -d'une voix saisissante de tristesse:</p> - -<p class="ac"> -«<i>Je l'ai juré, je n'en suis plus le maître...</i>» -</p> - -<p>un tel frémissement parcourut la salle, que, cette -fois, l'émotion, l'admiration, durent se manifester. -Des mains battirent, des voix hautes prononcèrent: -«Ah! bravo!... bravo!...» Le chanteur -s'interrompit. Alors le tonnerre des applaudissements -roula longuement, puis s'éteignit, puis -reprit avec tant de force, que Simone, secouée de -larmes heureuses, se retourna, et, dans l'ombre, -saisit à deux bras le cou de son mari, et lui baisa -le front follement.</p> - -<p class="i1">Cependant le chanteur, impassible, attendait -pour continuer. D'un battement de paupières, il -fit signe au chef d'orchestre. Et l'on aurait cru -que de plusieurs minutes il ne pourrait se faire -entendre, car le public, une fois soulevé, ne se -calmait plus. On remuait encore, on échangeait -des remarques, et les impressions longtemps contenues -<span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">[Pg 224]</a></span> -s'échappaient en exclamations bruyantes. -Mais le ténor ouvrit la bouche; ce fut comme un -enchantement. Le silence d'extase aussitôt se rétablit. -Et la douleur divine d'Éros s'exhala vers -Psyché, dans un récitatif d'une simplicité très -noble, malgré son infinie tristesse:</p> - -<div class="poetry-container"> - <div class="poetry"> - <div class="verse indent-1_5">«<i>Je l'ai juré, je n'en suis plus le maître;</i></div> - <div class="verse"><i>Mais vous ne savez pas ce que vous demandez.</i></div> - <div class="verse"><i>Laissez-moi mon secret. Si je me fais connaître,</i></div> - <div class="verse indent-1_5"><i>Je vous perds, et vous me perdez!</i>»</div> - </div> -</div> - -<p class="i1">La pièce, d'ailleurs, s'achevait dans le sentiment -d'éternelle mélancolie qui donne un sens -philosophique si profond à cette fable antique. -Mervil n'avait pas adopté le dénouement de Molière, -qui désarme la colère de Vénus, fait intervenir -Jupiter, et rend à Psyché son amant, en -l'élevant elle-même au rang des divinités. Son -œuvre finissait lorsque Psyché, ayant satisfait sa -curiosité fatale, voit disparaître pour toujours -celui qu'elle aime, tandis qu'autour d'elle s'évanouissent -les merveilles des jardins célestes, et -qu'elle demeure seule au milieu d'un désert plein -de ronces, de cendres et de pierres.</p> - -<p class="i1">—Voyez-vous, madame, dit d'Espayrac à Simone -lorsque la toile tomba, c'est une dissertation -morale qu'il a mise là en musique, votre -grand homme de mari. Cela veut dire qu'il ne -faut jamais regarder de trop près son bonheur. -<span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">[Pg 225]</a></span> -Sans cela on le perd. Il ne faut pas trop en analyser -l'essence, mais le prendre comme il vient. -Autrement, voilà ce qu'il en reste: des mauvaises -herbes, de la poussière et des rochers.</p> - -<p class="i1">M<sup>me</sup> Mervil comprit fort bien ce qu'il voulait -dire. Cette voix qui, sous le ton voulu de la plaisanterie, -sonnait un peu âpre, lui fit passer dans -le cœur le frisson glacé d'un regret. Mais elle se -raidit, se tourna vers la scène, et la joie de ce qui -suivit noya, emporta son chagrin.</p> - -<p class="i1">On avait rappelé les acteurs; on les avait même -rappelés plusieurs fois. Maintenant le rideau semblait -retombé pour de bon. Mais le public restait -encore, demandait le nom de l'auteur. Et enfin -le régisseur parut, qui le dit, ce nom. Alors ce -fut pour Mervil, et tout autant pour Simone, et -même un peu pour la petite Paulette, la minute -d'ivresse où les oreilles, la chair et l'âme boivent -la clameur du succès. Tous les trois enlacés écoutaient -au fond de la petite loge sombre. Et c'était -un bonheur inouï, comme la vie n'en réserve qu'à -de bien rares élus, cette exaltation de la personnalité, -ce retentissement de son être dans des -centaines d'autres êtres, cette prise de possession -des cœurs par l'étreinte de sa pensée, de son -œuvre, de son laborieux rêve d'artiste, tout cela -traduit par un bruit de foule, par des battements -de mains, par des bravos envolés, par tout un -grisant et délicieux tapage.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">[Pg 226]</a></span></p> - -<p class="i1">—Eh bien, mon vieux, dit Jean avec de sincères -larmes de joie sous les paupières, tous mes -compliments, tu sais! Il n'est pas volé, ce succès-là.</p> - -<p class="i1">Les deux hommes se serrèrent la main. Et -alors Simone, d'un geste fier et brusque, tendit la -sienne à M. d'Espayrac. Elle la lui avait déjà -donnée, au commencement de la soirée, lorsqu'ils -s'étaient revus, mais d'un mouvement obligatoire -et banal, dépourvu de signification. Maintenant -il comprit que cette poignée de main voulait dire -quelque chose, et il ne sut pas au juste quoi. Mais -il y sentit une allégresse honnête, comme une -force retrouvée, comme une alliance de loyauté -pour anéantir jusqu'au souvenir honteux de la -trahison devant ce noble artiste, et comme une -réconciliation d'amitié par-dessus le gouffre -trouble de l'amour. C'était un inconscient appel -à ce qu'il avait de meilleur en lui. Il en fut surpris -et remué, sans bien se rendre compte. Et, tout en -serrant la petite main de Simone, une chose profonde -et obscure qu'il tenait de sa race, une délicatesse -d'honneur, une crânerie de droiture, une -chaleur de générosité, s'éveilla sous sa légèreté, -sous sa sensualité, sous son cynisme de Parisien.</p> - -<p class="i1">«Drôle de petite femme,» se disait-il dans -son cab, tandis qu'il retournait rue de la Faisanderie, -au trot allongé de son grand stepper irlandais. -«Drôle de petite femme... Moi qui croyais -que je la reprendrais quand je voudrais, pour -<span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">[Pg 227]</a></span> -avoir le plaisir de la lâcher ensuite à mon tour. -Eh bien, non... D'abord elle vaut mieux que ça. -C'est étonnant, mais je crois, parole d'honneur, -qu'elle vaut mieux que ça... Elle est bien la seule, -par exemple, de qui j'en dirais autant...»</p> - -<p class="i1">Ce fut à peu près l'unique réflexion que le -beau Jean d'Espayrac formula nettement dans -son cab. Mais, arrivé rue de la Faisanderie, dans -son petit hôtel gothique, il envoya coucher son -valet de chambre, qui dormait debout, et resta -longtemps vêtu de son habit de soirée, à rêver au -coin de son feu. Même il alluma une cigarette, -et, plus tard, lorsqu'il la jeta dans les cendres, on -l'eût entendu qui murmurait:</p> - -<p class="i1">—Ah! petite Simone... petite Simone... C'est -dommage! Car je vous aurais vraiment aimée.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">[Pg 228]</a></span></p> - - -<div class="chapter"> - <h2 class="no-break p2"><a name="XV" id="XV"></a>XV</h2> -</div> - -<div class="p2"> - <img class="drop-cap" src="images/initial_d.jpg" alt="Lettre D." /> -</div> - -<p class="drop-cap"><span class="sc">Des</span> mois s'écoulèrent,—mois heureux -pour Simone, mois remplis d'une -douceur profonde, telle que jamais -elle n'en avait connu. Certes, les premiers temps -de son mariage n'évoquaient en elle que des -souvenirs de félicité. Mais alors, n'ayant pas -souffert, ne connaissant pas les pièges abominables -où nous prend et nous meurtrit la vie, elle -avait au cœur une espérance illimitée qui dépassait -et diminuait les réalités les meilleures. -Maintenant, au contraire, le sentiment de son -imprudence et de sa faute, la conscience d'un -amoindrissement d'elle-même et celle des risques -courus, puis, parfois, les tressaillements encore -douloureux de ses récentes blessures, accroissaient -infiniment le prix de ses joies.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">[Pg 229]</a></span></p> - -<p class="i1">D'ailleurs l'attrait de l'avenir, dont s'était aveuglée -sa jeunesse, perdait pour elle de cette intensité -qui rend trop longs les meilleurs et les -plus rapides de nos jours. Simone avait trente -ans. Elle atteignait cette période de la vie où la -femme commence à mieux savourer les heures, -et où déjà l'inquiétude la prend à les sentir couler -si vite. Elle ne voulait plus se laisser souffrir d'aucune -chimère. Elle s'installait à présent dans son -bonheur avec une tranquillité résolue. Et ce bonheur -était tel qu'il pouvait défier même les pièges -de sa fine imagination.</p> - -<p class="i1">La célébrité, la fortune, prêtaient au petit hôtel -de la rue Ampère un peu du prestige qu'ont les -royales demeures; les passants le considéraient -et retournaient la tête pour voir encore les -étroites fenêtres à vitraux; beaucoup de visiteurs -sentaient leur cœur battre en touchant la sonnette, -inquiets de savoir s'ils seraient reçus par -«le maître». Dans l'atmosphère nouvelle de son -très grand succès, Mervil sentait un peu se calmer -sa défiance de lui-même,—cette vipère que certains -artistes portent en eux, sifflante et glacée, -jusqu'à la tombe, au milieu même de leur gloire. -Aussi la nervosité de son caractère se détendait; -l'ironie lui montait moins souvent aux lèvres; il -accueillait plus franchement les privilèges de sa -destinée, et tout son entourage s'épanouissait à -présent dans la chaleur de sa bonté naturelle. -<span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">[Pg 230]</a></span> -Mais personne autant que Simone ne s'émerveillait, -ne s'attendrissait de cette bonté.</p> - -<p class="i1">Cependant le petit Hugues sortait de la vie -végétative propre à la toute première enfance. Il -devenait le petit animal humain, gazouilleur et -joli, que l'on commence à mettre en robes courtes, -et dont les pieds remuants se chaussent de minuscules -souliers vernis, encore inutiles d'ailleurs. -Ses traits s'affirmaient, se dégageaient de l'ébauche -indécise, promettaient de la finesse et de la régularité. -Sur son crâne rose, une impalpable soie -blonde, presque blanche, s'arrondissait en bouclettes, -et derrière l'ourlet délicat de ses lèvres, -des dents menues pointaient en gouttes laiteuses. -Mais, pour l'adoration de ses parents, ses yeux -surpassaient toutes les autres merveilles. Ils paraissaient -immenses dans ce visage de poupée, -et leur perpétuelle admiration ravie éclairait la -maison d'une lueur d'astres.</p> - -<p class="i1">—Je t'assure qu'ils seront bleus, disait chaque -jour Mervil à Simone.</p> - -<p class="i1">—Quelle idée! s'écriait-elle. Personne dans la -famille ne les a de cette couleur. Moi je suis seule -à les avoir clairs, et encore les miens sont gris. -Mais tous les petits enfants ont d'abord les yeux -de ce bleu incertain. Ça change vers huit ou dix -mois. Hugues a tes yeux, c'est frappant. Tu verras -qu'ils deviendront très noirs.</p> - -<p class="i1">Un matin, comme Roger faisait sauter son fils -<span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">[Pg 231]</a></span> -sur ses bras, il s'arrêta tout à coup, et, portant le -bébé dans le plein jour de la fenêtre, il s'écria:</p> - -<p class="i1">—Oh! c'est un peu fort!</p> - -<p class="i1">Puis s'adressant à la nourrice:</p> - -<p class="i1">—Nounou, venez voir ici. Peut-on soutenir -que cet enfant n'a pas les yeux bleus?</p> - -<p class="i1">La brave femme convint que c'était difficile. -A ce moment Simone entrait dans la chambre.</p> - -<p class="i1">—Ils sont bleus, répétait Mervil. D'un bleu -très pur, mais très foncé. Tiens, veux-tu que je te -dise, Simone: je ne connais qu'une seule personne -qui ait des yeux de cette nuance-là. C'est -Jean d'Espayrac. Non, mais c'est drôle, tu sais... -Bébé a tout à fait les yeux de Jean.</p> - -<p class="i1">Au milieu de sa paix reconquise et de son bonheur, -cette parole frappa M<sup>me</sup> Mervil comme le -coup imprévu d'une arme effroyablement pénétrante -et cruelle. D'un geste involontaire, elle -porta la main à son cœur, comme si le coup l'eût -déchirée là. Et elle ne trouvait pas un mot à dire, -abasourdie, terrifiée.</p> - -<p class="i1">Pourtant Roger, ne remarquant rien, très à -l'aise, plaisantait.</p> - -<p class="i1">—Il n'a pas mal choisi, le petit bonhomme. -Les yeux de Jean sont les plus beaux que je connaisse. -Ma foi, je trouverais ça très bien qu'il eût -des yeux comme Jean.</p> - -<p class="i1">Il posa son fils entre les bras de la nourrice, et, -venant tirer gentiment l'oreille de sa femme:</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">[Pg 232]</a></span></p> - -<p class="i1">—Ah! madame, je vous y prends. Vous aurez -trop regardé les prunelles saphir du beau d'Espayrac. -Je lui conterai ça à notre ami Jean.</p> - -<p class="i1">—Oh! je t'en supplie!... s'écria-t-elle.</p> - -<p class="i1">Et ce fut un tel cri d'angoisse, qu'effrayée par -l'altération de sa propre voix, Simone reprit en -essayant de sourire:</p> - -<p class="i1">—Entre nous, c'est très bien, mais avec ce -jeune homme, des plaisanteries pareilles...</p> - -<p class="i1">—Petite prude! dit son mari. Enfin, c'est bon. -Si vous promettez de ne plus recommencer, on -n'en parlera pas.</p> - -<p class="i1">Et il l'embrassa,—tellement tourné ce matin-là -à la drôlerie et à la joie qu'il ne sentit pas, sous -sa lèvre, la joue de Simone froide et rigide -comme de la glace.</p> - -<p class="i1">Pendant les jours qui suivirent, lorsque -M<sup>me</sup> Mervil se trouvait seule près de son fils, elle -épiait les yeux de l'enfant, avec une attention -anxieuse, obstinée, sans pouvoir penser à autre -chose qu'à ces prunelles, d'une transparence de -pierre précieuse, dont le bleu semblait devenir -d'heure en heure plus profond. Parfois, comme -prise de l'espoir qu'elles eussent changé de nuance -sous les paupières closes par le sommeil, la jeune -mère éveillait le bébé dans son berceau et guettait, -haletante, le soulèvement des longs cils -foncés. Mais, devant son mari, Simone évitait de -contempler Hugues; puis, si elle voyait Mervil -<span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">[Pg 233]</a></span> -poser sur lui un regard prolongé, elle s'emparait -du petit garçon, l'excitait, le faisait jouer, ou -l'emportait auprès de sa nourrice.</p> - -<p class="i1">Toutefois d'autres semaines, puis d'autres mois -passèrent, et, à la longue, cette crise atroce de -doute et de crainte s'apaisa pour Simone, comme -s'étaient apaisés son coupable amour et ses remords. -L'habitude vint à tous de voir les yeux -bleus de Hugues. Nul ne les remarqua plus. Aucune -comparaison nouvelle ne fut établie entre -ces yeux d'enfant et ceux de M. d'Espayrac. Et, -une fois de plus, l'accoutumance et l'illusion—ces -baumes éternels du cœur—engourdirent, -puis dissipèrent chez Simone le poison des cuisantes -pensées.</p> - -<p class="i1">Comme elle n'alla pas beaucoup dans le -monde, cet hiver, et qu'elle ne reçut point, elle -ne rencontra que rarement Gisèle et M. d'Espayrac. -Déjà, du reste, elle pouvait les apercevoir, -l'un ou l'autre, même à l'improviste, sans cet -élancement de douleur qui naguère, à leur premier -aspect, lui cassait les jambes et lui pâlissait -le visage. Le poète écrivait un libretto pour Mervil. -Mais ce travail avançait avec lenteur, et -M. d'Espayrac—volontairement sans doute—oubliait -de plus en plus le chemin de la rue Ampère. -Quant à M<sup>me</sup> Chambertier, plus lancée que -jamais, perdue dans un tourbillon d'occupations -folles, comment eût-elle trouvé le temps de venir -<span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">[Pg 234]</a></span> -voir son amie? Tous les matins elle conduisait -au Bois; même elle se remettait à l'équitation, -annonçant le projet de se montrer prochainement -dans l'allée des Poteaux, seule et suivie d'un -groom, ce que se permettent à peine quelques -très grandes dames, en dehors des écuyères et des -cocottes: c'était d'un «chic» hardi et exceptionnel -qui la tentait. L'après-midi elle avait, avec -les couturiers en vogue, des conférences d'où -sortaient des chefs-d'œuvre de toilette, reproduits -par les journaux d'illustration artistique et mondaine. -Puis, à cinq heures, il lui fallait être de -retour dans son immense hôtel du boulevard -Haussmann, pour présider son <i>five o'clock</i>. Et, le -soir, c'étaient les dîners, les premières représentations, -les bals. Si bien qu'avec les heures réservées -à ses rendez-vous d'amour, c'est à peine si -elle pouvait suffire aux visites officielles, indispensables. -Une furie de mouvement, d'éclat, de -vie à outrance, l'avait prise depuis que la langueur -inquiète de ses sens et de son esprit se -trouvait secouée, dissipée par les réalités de la -passion. D'ailleurs elle s'affichait. Sa liaison avec -M. d'Espayrac n'était plus guère inconnue que -de l'aveugle Chambertier. Même, comme la -chronique scandaleuse avait épuisé ce thème, on -lui prêtait d'autres amants.</p> - -<p class="i1">Jean, qui, fort ombrageux au sujet de ses maîtresses, -prenait grand souci de leur réputation, -<span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">[Pg 235]</a></span> -avait d'abord entouré celle-ci d'égards et de mystère. -Quand il s'aperçut des inconséquences -qu'elle commettait, sa délicatesse en fut froissée. -Il lui en fit des reproches, et même lui montra -un certain mépris, lui parla durement. Elle s'emporta, -lui répondit par des bravades. Mais elle -avait des colères si pleines de séduction, avec -l'ombre noyée de ses longs yeux, le dédain de sa -bouche, les ondulations de couleuvre tordant et -redressant son buste souple, que d'Espayrac, aussitôt, -perdait le fil de son discours. Alors Gisèle -triomphait, le croyait vaincu. Il n'était qu'enivré. -Aux heures de réflexion froide, un fugace dégoût -lui montait aux lèvres. Peu à peu, il en vint à la -considérer, à la traiter même comme une courtisane. -Dans son inexpérience, Gisèle en fut ravie; -elle crut, parce qu'il la respectait moins, qu'il -l'aimait davantage. Mais M. d'Espayrac avait trop -d'élégance dans l'âme pour goûter des sentiments -et des façons de fille chez une femme du monde, -une femme dont il voulait se croire le premier, -le seul amant. Elle le heurta, l'énerva par ses -manques de tact, de mesure, de pudeur. Devant -lui, comme jadis devant Simone, elle parlait de -ses droits à l'adultère, se moquait du mariage, -ridiculisait Chambertier. D'Espayrac trouva cela -d'un ton détestable. Un tel défaut de tenue morale -lui répugnait comme des défauts de tenue -physique: il se sentait aussi choqué que si sa maîtresse -<span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">[Pg 236]</a></span> -se fût montrée à lui les mains mal soignées, -ou vêtue, sous la merveille de ses toilettes, d'une -lingerie grossière. D'ailleurs, la satiété accomplissait -chez lui cette œuvre d'enlisement où, -peu à peu, les plus vifs désirs humains s'anéantissent, -disparaissent. Si bien que, malgré la -beauté de cette créature de passion, moins d'un -an après sa conquête il commençait à se détacher -d'elle.</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">Un matin, comme Simone était à sa toilette, -sa femme de chambre vint lui dire qu'une dame -demandait instamment à lui parler. Quelle dame? -La domestique, nouvelle dans la maison, ne la -connaissait pas. C'était quelque solliciteuse, et -M<sup>me</sup> Mervil, obligée de se défendre sans cesse -contre les importunités de ces sortes de personnes, -allait la faire congédier, lorsque la femme de -chambre expliqua qu'elle était fort bien mise et -qu'elle avait l'air bien comme il faut; que, d'ailleurs, -elle avait une voiture à la porte.</p> - -<p class="i1">—Alors, dit Simone intriguée, donnez-moi -ma robe de chambre.</p> - -<p class="i1">En bas, dans le petit salon, elle poussa un cri -de surprise en reconnaissant M<sup>me</sup> Chambertier, la -mère, la vieille dame qu'on ne voyait guère à -Paris, car elle passait l'hiver dans son château de -Provence et l'été en Suisse.</p> - -<p class="i1">—Vous, chère madame!... Je vous croyais -<span class="pagenum"><a name="Page_237" id="Page_237">[Pg 237]</a></span> -encore à Hyères. Et pourquoi ne pas dire votre -nom? J'ai failli ne pas vous recevoir.</p> - -<p class="i1">—Je l'aurais dit au dernier moment, s'il -avait fallu, répondit M<sup>me</sup> Chambertier. J'aime -mieux qu'on ne sache pas que je suis venue ici, -le matin, pour vous parler de choses graves.</p> - -<p class="i1">—Des choses graves!...</p> - -<p class="i1">Une appréhension serra la gorge de Simone. -En même temps elle vit sur le visage de la vieille -dame un air de tristesse et de rigidité qu'elle -n'avait pas remarqué tout d'abord.</p> - -<p class="i1">—Ma chère petite, commença M<sup>me</sup> Chambertier, -je viens au nom de l'amitié qui vous lie à ma -belle-fille... Je viens faire appel à votre loyauté, à -votre bon cœur...</p> - -<p class="i1">Tout en parlant, elle sortait un petit portefeuille, -l'ouvrait, en tirait un papier plié, qu'elle -tendit à M<sup>me</sup> Mervil.</p> - -<p class="i1">—Connaissez-vous cette écriture?</p> - -<p class="i1">La stupeur élargit les yeux de Simone. Dès le -premier coup d'œil, elle distingua l'écriture de -Jean. Et toutes ses idées se confondirent, toute sa -raison chavira dans la folle peur qui la saisit. Rien -de logique ne lui vint à la tête. Évidemment -M<sup>me</sup> Chambertier lui rapportait un des billets -d'amour de M. d'Espayrac, écrit à elle, Simone, -et retrouvé Dieu savait où. Elle ne réfléchit pas -qu'elle les avait détruits tous, elle ne pensa pas à -Gisèle... Elle n'eut dans le cœur et dans l'esprit -<span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">[Pg 238]</a></span> -que la convulsion de son épouvante... l'épouvante -atroce du criminel qui sent la main du gendarme -s'abattre sur son épaule. Oh! les fruits d'angoisse -et de honte qu'engendrait sa misérable faute!... -Cependant, comme M<sup>me</sup> Chambertier répétait -sa question d'une voix sévère, Simone, malgré la -rougeur violente dont elle sentait le feu sur son -visage, tâcha de feindre l'étonnement, voulut -nier:</p> - -<p class="i1">—Cette écriture?... Non... Non, je ne connais -pas.</p> - -<p class="i1">—Pourtant, dit la vieille dame avec un sourire -d'incrédulité, vous avez dû la voir bien souvent.</p> - -<p class="i1">Cette ironie acheva d'écraser la malheureuse -M<sup>me</sup> Mervil. Aussi fut-elle un moment à se remettre, -ne saisissant pas tout de suite d'où lui -venait la délivrance, lorsque M<sup>me</sup> Chambertier -ajouta:</p> - -<p class="i1">—Oui, vous avez dû la voir souvent, dans les -mains de votre mari, puisque M. d'Espayrac a -été son collaborateur, et que c'est l'écriture de -M. d'Espayrac.</p> - -<p class="i1">Simone se taisait, incapable de trouver une -pensée, de formuler un mot.</p> - -<p class="i1">—Ma chère enfant, reprit la vieille dame en -posant une main sur la sienne, votre rougeur me -montre que vous êtes au courant de tout...</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">[Pg 239]</a></span></p> - -<p class="i1">Ici M<sup>me</sup> Chambertier hésita, baissa la voix:</p> - -<p class="i1">—Vous devez savoir que Gisèle est la maîtresse -de ce jeune homme.</p> - -<p class="i1">Alors ce fut un coup de lumière. «Mais, mon -Dieu!» pensa Simone, «ma lâche frayeur pour -moi-même m'a fait trahir ma pauvre amie. C'est -à ses dépens que mon embarras s'explique. Oh! -comme je m'en veux! Comme je m'en veux!»</p> - -<p class="i1">Elle essaya de défendre Gisèle. «Savoir une -chose pareille! Non, elle ne le savait pas, car cela -n'existait pas, elle ne le croirait jamais!» Et Simone -mentit avec abondance, avec éloquence, -et—à mesure qu'elle parlait—presque avec -sincérité.</p> - -<p class="i1">—Nous perdons notre temps, dit avec douceur -la vieille M<sup>me</sup> Chambertier. Si vous ne le -saviez pas, je vais vous l'apprendre. Lisez cette -lettre.</p> - -<p class="i1">—Je ne veux pas lire... Je ne veux pas savoir.</p> - -<p class="i1">—C'est dans l'intérêt de Gisèle. Je suis venue -à vous, ma chère Simone, comme à sa meilleure—je -veux dire, à sa seule—amie (car je n'appelle -pas «ses amies» les envieuses poupées -qu'elle fréquente). Vous avez de l'influence sur -elle. Et vous possédez tant de sagesse, tant de -raison! Je n'avertirai pas mon fils... Mais il faut -qu'à nous deux nous fassions cesser ce scandale, -nous empêchions un malheur. Ce n'est pas moi, -vous le comprenez bien, qui puis parler de <i>cela</i> -avec ma belle-fille.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">[Pg 240]</a></span></p> - -<p class="i1">Simone donc prit la lettre, la lut. Et elle y reconnut -les expressions de Jean, les phrases amoureuses -de Jean, ses mots câlins comme des caresses, -avec quelque chose de plus ardemment -sensuel qui lui fit mal. Il fallait donc que le destin -lui mît ceci sous les yeux! Quand aurait-elle fini -de monter son calvaire?—Hélas! elle n'était -pas au bout.—Ce fut avec un gémissement -de douleur qu'elle rendit la lettre à M<sup>me</sup> Chambertier.</p> - -<p class="i1">—N'est-ce pas que c'est ignoble... monstrueux? -dit la vieille dame. Elle a de la chance, -la misérable, que cette lettre soit tombée dans -mes mains et non dans celles de son mari! Mon -fils aurait tout massacré.</p> - -<p class="i1">Cette transformation du bon Chambertier en -un justicier sanglant parut tellement inadmissible -à Simone qu'elle eut un geste de surprise et de -protestation.</p> - -<p class="i1">—Je vous dis que mon fils les tuerait, reprit -la vieille dame. Et voulez-vous savoir pourquoi? -Ce ne serait pas par férocité, ni pour faire le -héros de roman, ni peut-être par jalousie seule—bien -qu'il soit très épris et très jaloux de son -monstre de femme.—Non, ce serait, dans le -coup foudroyant de la surprise, quelque chose—comment -vous dirai-je?—quelque chose en -lui qui le pousserait à tuer, parce que c'est -comme ça, dans l'air, dans le sang, parce qu'on -<span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">[Pg 241]</a></span> -doit tuer la femme qui vous trompe, ou son -amant, ou les deux; qu'on l'a fait autour de nous, -dans notre pays, dans notre milieu. Et justement, -comme Édouard est doux, un peu routinier, -n'est-ce pas? sans idées très personnelles, il suivrait, -au premier moment, les notions qu'il a en -lui, toutes formées, faute d'initiative pour leur -substituer autre chose.</p> - -<p class="i1">—Mon Dieu!... dit Simone impressionnée. -Mais que pensez-vous donc que je puisse faire, -madame?</p> - -<p class="i1">La vieille M<sup>me</sup> Chambertier supposait qu'elle -pourrait avertir, effrayer Gisèle, et aussi lui faire -de la morale, la rappeler au sentiment de ses devoirs.—«J'essaierai,» -murmura Simone, que -remuaient ce chagrin maternel si sincère et les -révoltes, l'indignation de cette antique honnêteté. -Au fond, sachant bien qu'on ne détourne -pas avec des paroles le cours d'une passion chez -une femme comme son amie, elle se promettait -de lui conseiller surtout la plus extrême prudence.</p> - -<p class="i1">Gisèle, qu'elle vit le jour même, prit fort légèrement -l'anecdote, et plus légèrement encore les -avis que Simone crut devoir y ajouter. Elle se -moqua de sa belle-mère, puis fut prise d'un accès -de fou rire à l'idée de Chambertier surgissant le -revolver à la main pour la mettre à mort ainsi que -son amant.</p> - -<p class="i1">—Pauvre Édouard!... Lui, me tuer! Mais je -<span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">[Pg 242]</a></span> -lui dirais que je ne donne des rendez-vous à Jean -que pour l'aider à trouver ses rimes... Il serait trop -content de me croire. Il m'aime comme un imbécile. -C'est ce qui est exaspérant.</p> - -<p class="i1">—Oh! dit Simone, je ne peux pas t'entendre -parler comme cela de ce pauvre homme. Tu le -trompes... N'est-ce pas assez?</p> - -<p class="i1">—C'est qu'il me gêne avec son aveuglement. -Ah! elle est loin de compte, ma charmante belle-mère, -si elle croit que je me cache de lui. Mais je -laisse traîner mes lettres exprès!... C'est stupéfiant -qu'il ne s'aperçoive de rien!</p> - -<p class="i1">—Comment? fit Simone. Tu veux que ton -mari sache!... Pourquoi?... Je ne te comprends pas.</p> - -<p class="i1">Gisèle haussa les épaules, comme dédaignant -de s'expliquer. Puis, tout à coup, elle éclata. Certainement, -elle voulait que Chambertier vît clair; -et, s'il n'ouvrait pas les yeux, elle finirait par tout -lui dire. Elle en avait assez de remorquer ce gros -homme ridicule. Et maintenant surtout que la -belle-mère se mêlait de faire de la morale. Ah! -mon Dieu, quelle existence!</p> - -<p class="i1">—Qu'est-ce que tu espères donc? demanda -son amie. Le divorce?</p> - -<p class="i1">—Tout juste. Jean est libre.</p> - -<p class="i1">Simone eut une exclamation troublée:</p> - -<p class="i1">—Tu crois qu'il t'épouserait?</p> - -<p class="i1">—Lui? Mais il se traînerait à genoux pour me -le demander.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">[Pg 243]</a></span></p> - -<p class="i1">—En es-tu sûre? M. d'Espayrac, avec ses traditions -de race, épouser une femme divorcée!...</p> - -<p class="i1">—Oui, si cette femme c'est moi, certifia -Gisèle avec la plus insolente assurance.</p> - -<p class="i1">—Alors, raison de plus pour cacher ta liaison. -La loi ne te permettrait pas d'épouser ton complice.</p> - -<p class="i1">—Bah! Chambertier est si bonasse! Je lui -persuaderai que c'est chevaleresque et distingué -de faire prononcer le divorce contre lui.</p> - -<p class="i1">Simone regarda son amie, cherchant sur ce -visage—aux yeux et aux lèvres de mystère, tels -que les yeux et les lèvres des sphinx—une rougeur, -une trace d'embarras, après un pareil aveu. -Elle n'y vit qu'un sourire de malice amusée, la -confiance de Gisèle en sa beauté de magicienne, -et, pour le reste, la plus parfaite inconscience. -«Est-ce donc vrai,» pensa M<sup>me</sup> Mervil, «ce que -j'ai entendu dire je ne sais où, que les femmes -sont absolument dépourvues de tout sens moral? -Mais moi cependant qui ai voulu faire mon -devoir?... Hélas! j'ai peut-être suivi tout bonnement -quelque instinct secret, une répugnance de -ma nature pour la trahison et le mensonge. Au -nom de quel principe absolu me trouverais-je -meilleure que Gisèle?»</p> - -<p class="i1">Ainsi, malgré l'écœurement dont la soulevaient -les intrigues de son amie, malgré l'irritation que -lui causait la seule idée de voir Gisèle devenir -<span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">[Pg 244]</a></span> -M<sup>me</sup> d'Espayrac, Simone continuait à subir vers -la personne et vers les amours de cette femme -une sorte d'attirance perverse. Curiosité?... Involontaire -préoccupation de Jean? Peut-être espérance -inavouée de voir une autre trouver à son tour -dans la faute les fruits d'amertume qu'elle-même y -avait recueillis. Par moments même, il lui semblait -que les âpres sentiments avec lesquels, depuis quelques -mois, elle songeait à Gisèle, augmentaient -sa tendresse pour cette créature de charme et de -folie. Parfois, tout à coup, elle était prise du désir -de la voir, et elle sautait en voiture, elle pressait -son cocher, pour embrasser Gisèle deux minutes -plus tôt, pour l'entendre lui chuchoter près de -l'oreille quelque extravagante confidence. Et ensuite, -elle se sentait troublée d'un vague remords, -se demandant si, près de son amie, elle ne venait -pas alimenter un reste d'amour pour M. d'Espayrac, -ou du moins nourrir l'anxieux intérêt que lui -inspiraient encore les sentiments et les actions de -cet homme.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">[Pg 245]</a></span></p> - - -<div class="chapter"> - <h2 class="no-break p2"><a name="XVI" id="XVI"></a>XVI</h2> -</div> - -<div class="p2"> - <img class="drop-cap" src="images/initial_c.jpg" alt="Lettre C." /> -</div> - -<p class="drop-cap"><span class="sc">Cependant</span>, quoique le mois de juin -commençât dans une splendeur ininterrompue -de jours ensoleillés, et malgré -la haine pour Paris que professait la belle-mère -de Gisèle, cette vieille dame ne se décidait -pas à partir pour la Suisse. Elle restait dans l'hôtel -du boulevard Haussmann, croyant sauvegarder -par sa présence l'honneur et peut-être la vie de -son fils; car maintenant, ce qu'elle redoutait parfois, -c'était le suicide de son cher Édouard. Cette -digne personne vivait dans des transes accrues -par l'âge et par l'ignorance ou l'oubli des passions. -C'était merveille que son affolement ne -lui fît pas commettre de trop insignes maladresses, -lui permît de rester courtoise avec la -<span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">[Pg 246]</a></span> -violente Gisèle. Celle-ci n'attendait qu'un mot -pour la braver en face.</p> - -<p class="i1">Enfin il arriva que la pauvre mère crut imminente -la catastrophe qu'elle redoutait. Ce jour-là, -tout éperdue, elle accourut de nouveau chez -M<sup>me</sup> Mervil. Il était deux heures. Le musicien -venait de sortir. Simone s'apprêtait à conduire au -Bois ses enfants, leur nourrice et leur gouvernante. -La pâleur et l'émotion de M<sup>me</sup> Chambertier -l'épouvantèrent.</p> - -<p class="i1">La vieille dame ne put parler distinctement -tout de suite. Elle prononçait des phrases incohérentes, -dans lesquelles revenaient les mots: -«Lettre anonyme... rendez-vous... y courir tout -de suite... un affreux malheur!...» Mais un nom -frappa Simone; M<sup>me</sup> Chambertier avait dit: -«Meudon.»</p> - -<p class="i1">—C'est à Meudon qu'ils ont un rendez-vous? -demanda M<sup>me</sup> Mervil.</p> - -<p class="i1">—Oui, à Meudon, ma pauvre enfant!... Mais -c'est tout ce que je sais. Comment les trouver?... -Comment les avertir?... Meudon... c'est grand.</p> - -<p class="i1">Simone se taisait, toute blanche. Elle n'aurait -pas cru cela de Jean, qu'il conduirait Gisèle dans -cette même maison... dans cette même chambre, -sans doute!... Eh bien, que le mari les y trouve!... -Ils n'auraient que ce qu'ils méritaient.</p> - -<p class="i1">Mais comme, devant son silence, M<sup>me</sup> Chambertier -se désespérait, sanglotant, lui serrant les -<span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">[Pg 247]</a></span> -mains d'une étreinte de noyé qui se cramponne, -la jeune femme se sentit le cœur envahi d'une -grande miséricorde et d'une grande pitié.</p> - -<p class="i1">—Je crois, murmura-t-elle, que je connais -l'endroit.</p> - -<p class="i1">—Vous le connaissez!... Ah! mais vous êtes -un ange... Dites-le-moi, que j'y coure... Car c'est -aujourd'hui... tout à l'heure... Il n'y a pas une -minute à perdre!...</p> - -<p class="i1">—Oh! s'écria Simone, vous ne ferez pas cela!... -Vous ne pouvez pas y aller... Vous!... Et dans -l'état où vous êtes...</p> - -<p class="i1">—Si, si!... répétait la vieille dame. Il le faut. -Je vous dis qu'il va se passer quelque chose d'effrayant!...</p> - -<p class="i1">Sans rien ajouter tout de suite, Simone alla -vers la porte qui donnait sur le vestibule, l'ouvrit:</p> - -<p class="i1">—Miss! appela-t-elle, Nounou!</p> - -<p class="i1">Des voix, des pas, répondirent aussitôt. Paulette -cria:</p> - -<p class="i1">—Petite mère, est-ce qu'on ne va pas partir -pour la promenade?</p> - -<p class="i1">—Oui, allez, dit M<sup>me</sup> Mervil. Allez sans moi. -Mais prenez un fiacre jusqu'au Pré-Catelan. J'ai -besoin de la voiture.</p> - -<p class="i1">Puis, revenant vers M<sup>me</sup> Chambertier, la porte -close de nouveau.</p> - -<p class="i1">—Voyons, chère madame, courage! Dites-moi -<span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">[Pg 248]</a></span> -vite les renseignements que vous avez. Puis, -s'il faut aller à Meudon... eh bien... j'irai. Vous, -c'est impossible! D'ailleurs, je ne connais la maison -que de vue... Je ne saurais pas vous indiquer -l'adresse... Troublée comme vous êtes, vous ne -trouveriez jamais.</p> - -<p class="i1">Dans sa folie de terreur et de reconnaissance, -M<sup>me</sup> Chambertier voulait se mettre à genoux -devant elle. Mais comme, aussitôt, le sang-froid -de Simone la calma, la ramena aux nécessités de -la situation, elle put dire assez nettement:</p> - -<p class="i1">—Depuis quelque temps, j'en suis sûre, -Édouard avait des doutes... Il recevait des lettres -anonymes... Il était triste... Mais il ne voulait pas -voir clair. Tout à l'heure, après le déjeuner, -comme j'avais remarqué qu'il ne mangeait pas, -qu'il quittait la table avant la fin, je suis entrée -dans son cabinet. Il ne m'a pas vue tout de suite... -Il avait la tête dans ses mains, comme un homme -accablé. Une lettre était ouverte devant lui... une -lettre sans signature... écrite très gros... que j'ai -parcourue d'un seul coup d'œil, avant qu'il eût -relevé le front... J'ai vu leurs deux noms, à <span class="sc">EUX</span>!... -puis le mot «Meudon», suivi d'explications que -je n'ai pas eu le temps de saisir; puis les deux -mots: «aujourd'hui même», soulignés d'un -trait de plume. A ce moment, Édouard a levé la -tête... Oh! quelle figure! Un cadavre... Mon malheureux -enfant!...</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">[Pg 249]</a></span></p> - -<p class="i1">—Mais, madame, fit Simone, il ne vous a rien dit?</p> - -<p class="i1">—Il ne m'aurait rien dit, si je n'avais pas parlé -moi-même. Mais je n'ai pas pu y tenir. J'ai voulu -le consoler... J'ai pleuré... J'ai imploré sa générosité. -Alors il m'a regardée d'un air terrible et il a -dit: «Ah! vous, ma mère, vous le saviez donc -aussi?» Puis il m'a repoussée, et il est rentré dans -sa chambre en ajoutant: «Cette fois la mesure -est comble, et, dès ce soir, vous saurez comment -un Chambertier peut venger son honneur.»</p> - -<p class="i1">—Et Gisèle? demanda encore Simone, vous -ne l'avez pas avertie?</p> - -<p class="i1">—Gisèle?... la malheureuse!... Elle avait déjà -quitté la maison.</p> - -<p class="i1">—Eh bien, madame, rentrez boulevard Haussmann. -Je ne puis pas vous ôter votre affreuse inquiétude. -Mais je vous jure une chose. C'est que -je vais faire tout ce qu'il est possible pour empêcher -un malheur. Je cours à Meudon; j'ai un bon -cheval, et, comme je connais bien l'endroit, j'ai -des chances pour arriver avant M. Chambertier, -malgré l'avance qu'il a sur moi.</p> - -<p class="i1">—Oh! dit la vieille dame, il n'avait pas fait -atteler quand je suis partie. Le rendez-vous n'est -sans doute que pour la fin de l'après-midi, puisque, -à cette saison, Gisèle n'a plus son <i>five o'clock</i>. -Maintenant, Édouard n'aura peut-être pas voulu -se servir de sa propre voiture. D'un autre côté, -s'il prend le train ou un fiacre...</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">[Pg 250]</a></span></p> - -<p class="i1">L'abondance des explications revenait, chez -l'excellente personne, avec le premier sentiment -de sécurité relative. Mais Simone ne l'écoutait -plus. Elle sautait déjà dans sa victoria, disant à -son cocher:</p> - -<p class="i1">—A Meudon... Très vite. Filez par le plus -court jusqu'à la gare, et là, je vous indiquerai.</p> - -<p class="i1">Chemin faisant, elle reconnut avec une sorte -de honte que ce qui dominait en elle, c'était une -excitation presque amusée, le plaisir mêlé d'angoisse—mais -un plaisir tout de même—de -s'activer en plein drame, d'apparaître comme le -salut à ces gens condamnés à mort. La conscience -de sa grandeur d'âme à jouer ce rôle près de sa -rivale et de son ancien amant l'exaltait plus agréablement -encore. Maintenant, elle souhaitait que -Chambertier eût les plus meurtrières intentions, -pourvu toutefois qu'elle arrivât la première. Elle -aurait ainsi cette rare satisfaction d'avoir sauvé -deux existences. Quelques aiguillons de jalousie -qui la piquaient encore lui donnaient l'orgueil -d'un peu de lutte intérieure et d'une victoire disputée. -Trop faibles désormais pour lui causer -beaucoup de mal, ils avaient juste l'acuité nécessaire -pour lui faire savourer plus complètement -la beauté de ses propres sentiments.</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">Lorsque Simone arriva près de la gare de Meudon, -elle fit remonter son cocher vers le bois, -<span class="pagenum"><a name="Page_251" id="Page_251">[Pg 251]</a></span> -jusqu'à ce qu'elle aperçût les dragons japonais, -en faïence bleue, surmontant les pilastres de la -maison bien connue. Alors elle arrêta la voiture -pour continuer à pied. Mais quand elle sentit -le sol sous ses petits souliers en cuir de Russie, -des doutes, des défaillances, des souvenirs aussi, -l'assaillirent. Elle trouvait la chose plus difficile -qu'elle n'aurait cru. Une envie de retourner, de se -sauver, la fit hésiter une seconde. Et les promeneurs, -assez nombreux dans la coquetterie de -cette campagne, dans toute cette verdure et tout -ce soleil, qui la voyaient passer—d'une si délicate -fraîcheur blonde sous la soie pâle de son -ombrelle, avec tant de candide bonté dans ses -yeux clairs—ne se doutaient guère de l'émotion -qui secouait la fragilité nerveuse de cette jolie -femme, que l'on prenait pour une jeune fille.</p> - -<p class="i1">Machinalement, Simone tourna dans le sentier -qui conduisait à la petite porte où Jean l'attendait -autrefois. Qu'espérait-elle? Cette porte devait être -fermée avec soin. Mais elle comptait vaguement -sur quelque hasard qui lui permettrait d'éviter les -deux concierges de la grille, un homme et une -femme qu'elle n'avait jamais vus, mais qu'elle -connaissait comme des gardiens rébarbatifs, avec -lesquels il serait difficile de parlementer.</p> - -<p class="i1">La voilà cette petite porte... O Dieu! comme -elle la reconnaissait bien! Elle souleva le loquet, -s'attendant à rencontrer la résistance de la serrure. -<span class="pagenum"><a name="Page_252" id="Page_252">[Pg 252]</a></span> -A sa stupéfaction, le battant de bois s'écarta -tout de suite. «Ils n'y sont pas encore,» pensa-t-elle. -Mais une autre idée la glaça. «Ce n'est -pas dans cette maison!... C'était impossible aussi. -Ah! folle que j'étais...»</p> - -<p class="i1">Elle entra cependant, traversa le potager, -hésita en se trouvant sous une charmille. Les -choses du dedans lui semblaient moins familières -que celles du dehors. Peut-être était-ce la verdure -de l'été sur ces branches qu'elle avait connues -dans la nudité de l'hiver. Peut-être aussi -parce qu'autrefois, le seuil franchi, elle ne voyait -plus rien que Jean.</p> - -<p class="i1">Une porte de vestibule ayant cédé aussi facilement -que celle du sentier, Simone pénétra dans -l'intérieur. «Si la maison est habitée,» pensait-elle, -«je trouverai bien un prétexte; je dirai que -je me suis trompée.» Puis, saisie par le silence, -elle eut un accès de terreur folle. Sans doute, le -mari était venu déjà, et deux cadavres gisaient -derrière ces cloisons!... Elle chancela, s'appuya -contre un mur. Mais, de l'autre côté de ce mur, -un éclat de rire, une roulade de chanson, partirent. -Et elle reconnut la voix de son amie.</p> - -<p class="i1">Alors elle frappa, elle appela d'un accent d'angoisse:</p> - -<p class="i1">—Gisèle!... Gisèle!... C'est moi... Ouvre... -Viens! Au nom du ciel, viens vite!...</p> - -<p class="i1">La même voix rieuse dit à quelqu'un—à Jean -<span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">[Pg 253]</a></span> -sans doute:—«J'y vais... laisse... Je te défends -d'y aller... Je sais ce que c'est.»</p> - -<p class="i1">Gisèle parut; et, quand elle vit Simone, un fou -rire la secoua convulsivement, la rabattit, fléchissante, -contre le chambranle de la porte. «Toi -ici!... O ma pauvre petite!... Est-ce que tu viens -pour me protéger? Ça serait le comble!...»</p> - -<p class="i1">—Ne ris pas! dit Simone haletante. Ton mari -accourt... Il a juré de te tuer.</p> - -<p class="i1">—Ça m'étonne, répondit Gisèle, qui s'égayait -de plus en plus à chaque mot. Tu auras mal compris.</p> - -<p class="i1">—Tu es donc folle!... s'écria Simone. Sauve-toi!... -Fais sauver M. d'Espayrac!... Je te dis qu'il -veut vous tuer tous les deux. Laisse-moi t'emmener, -j'ai ma voiture à deux pas d'ici. Mais rhabille-toi; -tu ne peux pas t'en aller comme ça.</p> - -<p class="i1">Gisèle, en effet, se trouvait à demi vêtue par -un peignoir oriental en gaze et en soie brochée, -d'une somptuosité étrange, qui rehaussait sa -beauté barbare, et sur lequel coulaient, débordées, -les ondes de ses grands cheveux noirs, aux -artificiels reflets de cuivre.</p> - -<p class="i1">—Viens, répondit Gisèle en éloignant Simone -de la porte—qu'elle avait, dès le premier -instant, refermée derrière elle.—Viens... Tu -n'es qu'une petite bête, et tu ne comprends rien -de rien.</p> - -<p class="i1">Elle fit entrer son amie dans une pièce de devant,—une -<span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">[Pg 254]</a></span> -pièce où M<sup>me</sup> Mervil n'avait jamais -pénétré. C'était un salon, aux meubles couverts -de housses, dépourvu de bibelots, l'air à l'abandon -des chambres que l'on n'habite pas. Les volets -d'une seule croisée étaient ouverts; et, par -cette croisée qui descendait jusqu'au sol, les yeux -inquiets de Simone aperçurent un balcon de vérandah -garni de vases poussiéreux, puis, au delà, -un jardin mal tenu, dont la grande pelouse découverte -qui en occupait le milieu permettait de -voir sans obstacle jusqu'à la grille d'entrée.</p> - -<p class="i1">—M. d'Espayrac est sûr de ses concierges, -n'est-ce pas? demanda Simone. Et, Dieu merci, -j'ai pu refermer à clef la petite porte du potager. -Quelle imprudence d'avoir laissé cette porte ouverte!</p> - -<p class="i1">—Tu as refermé la petite porte du potager! -s'écria Gisèle d'un ton brusque. De quoi te -mêles-tu?... Quel ennui! Et je ne puis pas aller la -rouvrir maintenant!... Jean me verrait... C'est -du côté de la chambre. Il ne faut pas qu'il sache...</p> - -<p class="i1">—Mais?... fit Simone, abasourdie, gagnée par -la gêne horrible de se trouver là, maintenant que -l'insouciance de Gisèle lui ôtait presque la certitude -du danger.</p> - -<p class="i1">—Ma pauvre mignonne, tu es gentille comme -tout, interrompit son amie en l'embrassant, mais -tu n'as donc pas compris, quand Chambertier -est allé te montrer ses lettres anonymes?...</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">[Pg 255]</a></span></p> - -<p class="i1">—Ce n'est pas lui, c'est ta belle-mère... Elle -ne m'a pas montré de lettres, mais elle en avait -vu dans les mains de Chambertier... Il était hors -de lui, criant qu'il serait vengé avant ce soir... Et -elle est accourue chez moi folle de peur.</p> - -<p class="i1">—Encore elle!... En voilà une qui m'aura fait -haïr son fils... Tandis que, sans elle, je le mépriserais -seulement, dit Gisèle avec une soudaine -lividité de fureur sur son mince visage aux yeux -longs.</p> - -<p class="i1">—Tais-toi!... reprit Simone. Pars, et fais partir -M. d'Espayrac... Comment ne vois-tu pas qu'il -arrivera quelque chose de terrible, si ton mari et -lui se trouvent face à face?</p> - -<p class="i1">—Eh! dit Gisèle, il arrivera ce que je veux -qu'il arrive.</p> - -<p class="i1">—Comment?</p> - -<p class="i1">—Est-ce que je ne connais pas mon Chambertier! -Il ne tuera rien du tout... Il tempêtera, -menacera, jurera... Puis, devant le dédain de Jean -et le mien, la sueur lui viendra aux tempes et les -larmes aux yeux; il ne songera plus qu'à s'éponger. -Ce sera tout. Ensuite, je le forcerai à plaider en -divorce, pour cause d'INCOMPATIBILITÉ D'HUMEUR!... -Et comme Jean m'aura fait perdre un -nom et une fortune, et qu'il est galant homme... -Conclus... Rester M<sup>me</sup> Chambertier quand on -peut devenir M<sup>me</sup> d'Espayrac... Ce ne serait pas -la peine d'être «une sirène» et «une beauté fatale», -<span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">[Pg 256]</a></span> -comme mes nigauds d'adorateurs ont l'habitude -de m'appeler.</p> - -<p class="i1">—Mais, dit encore Simone—dont un écœurant -soupçon pâlissait la lèvre,—alors, tout à -l'heure, quand tu as dit à M. d'Espayrac: «Je -sais ce que c'est?...»</p> - -<p class="i1">Les épaules de Gisèle se soulevèrent, et elle -recommença de rire.</p> - -<p class="i1">—... Et cette porte laissée ouverte exprès?...</p> - -<p class="i1">Encore le rire... un rire, cette fois, immobile et -muet, tendant les lèvres rouges sur les dents aiguës, -avec, véritablement, quelque chose du -mystère et de la cruauté des sphinx.</p> - -<p class="i1">Simone, trop sûre maintenant d'avoir compris, -murmura:</p> - -<p class="i1">—... Et ces lettres anonymes?...</p> - -<p class="i1">—Ah! enfin, nous y sommes!... Ça ne te crevait -donc pas les yeux?... Certainement, c'est -moi qui les ai fabriquées. Et, bonté divine!... il -en a fallu des points sur les <i>i</i> pour qu'il se décide!... -Alors, bien vrai, tu crois qu'aujourd'hui -ça mord? Tu es sûre qu'il viendra?</p> - -<p class="i1">—Gisèle, dit Simone, c'est épouvantable ce -que tu as fait. Laisse-moi m'en aller. Je ne peux -pas me voir ici... C'est trop horrible!... Laisse-moi -m'en aller!...</p> - -<p class="i1">M<sup>me</sup> Chambertier s'égayait de nouveau très -franchement, comme d'une indignation qui ne -pouvait être sérieuse. Et elle retenait les mains de -<span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">[Pg 257]</a></span> -son amie. Simone se dégagea, courut vers la -porte. Mais, tout à coup, elle revint.</p> - -<p class="i1">—Ah! Gisèle, tiens, j'ai pitié de toi!... Je te -dis, je te dis, malheureuse, que ton mari vient -pour vous tuer tous les deux!... Sauve-toi!... -Sauve M. d'Espayrac!</p> - -<p class="i1">Ceci fut dit d'un tel accent, que le rire se brisa -puis s'éteignit sur les lèvres de sphinx. Au même -instant, un violent coup de sonnette à la grille jeta -les deux jeunes femmes aux bras l'une de l'autre, -dans une étreinte de saisissement et d'effroi.</p> - -<p class="i1">Gisèle se remit d'ailleurs aussitôt, et courut -à la fenêtre, dont les rideaux de mousseline, -transparents de l'intérieur, la cachaient aux regards -du dehors. Ce qu'elle vit dut lui causer -une exaspération bien extraordinaire, car elle -frappa du pied, et Simone eut la stupéfaction de -l'entendre jurer comme un homme.</p> - -<p class="i1">—Oh! dit M<sup>me</sup> Mervil, c'est lui, n'est-ce pas? -Mais enfin, il ne va pas entrer tout de suite... Les -concierges vont lui dire que c'est une maison -inhabitée, que le propriétaire est en voyage.</p> - -<p class="i1">Dans son trouble, Simone trahissait sa connaissance -de la consigne—qui devait être restée -la même. Gisèle, emportée par une fureur inouïe, -ne remarqua pas ce détail.</p> - -<p class="i1">—Ah! le lâche!... le lâche!... criait-elle, en -serrant les poings, en grinçant des dents... Non, -je ne l'aurais jamais cru!... Le lâche!...</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">[Pg 258]</a></span></p> - -<p class="i1">Ce ne fut pas la seule injure qui monta aux -lèvres de sphinx: elles en prononcèrent d'autres, -et des plus basses, que cette jolie Parisienne, -à visage de princesse barbare, hurlait dans un -incroyable débordement de rage, de haine et -d'insulte.</p> - -<p class="i1">—Mon Dieu! qu'y a-t-il? Laisse-moi voir, dit -Simone terrifiée.</p> - -<p class="i1">Car Gisèle, se rabattant vers le milieu de la -pièce, l'entraînait sans lui avoir donné le temps -de s'approcher de la fenêtre.</p> - -<p class="i1">—Non, non!... Viens!... Sauve-moi!... Oh! -sauve-moi, Simone!...—Et la voix cassée de fureur -devenait sanglotante et plaintive.—Je suis -perdue!... Perdue!... Ma chérie... Invente quelque -chose!... Ah! sauve-moi!...</p> - -<p class="i1">Il était bien tard à présent... Car un rapide -coup d'œil de M<sup>me</sup> Mervil vers la fenêtre lui permit -d'entrevoir le concierge ouvrant toute grande -la grille, derrière laquelle elle distingua la stature -corpulente et le visage de Chambertier. Alors -elle crut deviner d'où venait l'indignation folle -de Gisèle: sans doute le mari avait payé ou menacé -ce portier de façon telle que le misérable -homme consentait à l'introduire. Et quelque menaçante -évidence avait dû montrer à la femme -coupable que c'était bien son châtiment qui, -maintenant, entrait par cette grille.</p> - -<p class="i1">—Je te dis que je suis perdue!... Sauve-moi!...</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">[Pg 259]</a></span></p> - -<p class="i1">Toutes deux se trouvaient maintenant dans le -corridor. Et là, comme un éclair, la même pensée -les frappa. Simone pouvait se substituer à Gisèle!...</p> - -<p class="i1">M<sup>me</sup> Chambertier, d'un geste à la fois de violence -et de supplication, poussa son amie vers la -chambre où se trouvait Jean. Déjà même, elle -lui enlevait son chapeau, elle cherchait à lui dénouer -les cheveux. Simone eut une révolte. -«Oh!...» Elle donnerait bien sa vie, si l'on voulait. -Son honneur, non!... Oh! pas cela, pas cette -honte!</p> - -<p class="i1">Mais on entendit des pas d'homme sur les -dalles de la vérandah, puis le bruit des clefs que -le concierge essayait dans la porte extérieure, tâtonnant, -voulant gagner du temps. Et une si -mortelle frayeur se peignit dans les yeux de Gisèle, -que Simone, songeant à la scène sanglante, -jeta son amie vers l'escalier, et se précipita elle-même -dans la chambre, où, jadis, elle s'était -donnée à Jean.</p> - -<p class="i1">Elle n'eut pas même à en ouvrir la porte. -M. d'Espayrac, averti par la femme du concierge,—qui -avait tourné la maison,—s'élançait dans -le corridor, éperdu d'inquiétude pour Gisèle. Il -reçut Simone presque dans ses bras, et, comme -elle le repoussait dans la chambre, il la lâcha, -puis recula, stupéfait.</p> - -<p class="i1">Tout à l'heure, il n'avait pas reconnu, dans les -<span class="pagenum"><a name="Page_260" id="Page_260">[Pg 260]</a></span> -chuchotements, la voix de M<sup>me</sup> Mervil, et, ne -s'étonnant plus des idées baroques de Gisèle, il -s'était mis à lire sans impatience, croyant qu'elle -s'était fait apporter, qu'elle essayait peut-être, un -déshabillé nouveau, et qu'elle se réservait de lui -en donner la surprise.</p> - -<p class="i1">Maintenant il regardait Simone arracher ses -gants, défaire ses cheveux, dont la fine soie -blonde glissa et moussa jusqu'à la taille. En même -temps elle murmurait, sans le regarder, le visage -brûlé d'une rougeur: «C'est moi... n'est-ce pas?... -Voilà son mari... Donc c'est moi...»</p> - -<p class="i1">Les pas maintenant retentissaient dans le corridor -vide. Et le concierge, toujours les égarant,—car -il espérait que les amants se sauveraient -par la petite porte,—les conduisit pendant un -instant de chambre en chambre.</p> - -<p class="i1">Et M. d'Espayrac était tellement bouleversé -d'admiration, de respect troublé, tellement honteux -que Simone retrouvât leur petit sanctuaire -avec les mêmes meubles, les mêmes bibelots, et—elle -l'aurait pu croire—les mêmes fleurs disposées -partout dans les mêmes vases, qu'il ne -pouvait que la regarder avec des yeux de repentir -et de confusion, sans songer à faire un mouvement.</p> - -<p class="i1">—Ah! dit-elle, ouvrez-lui donc... puisqu'il -faut qu'il entre. Il serait capable de monter... Et -Gisèle est en haut.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">[Pg 261]</a></span></p> - -<p class="i1">D'Espayrac sortit dans le corridor. Mais, tout -de suite, elle entendit éclater sa voix en paroles -d'une violence qui la surprirent. C'était la même -insultante indignation de Gisèle tout à l'heure. -Et Simone commença de trouver excessif ce mépris -qu'on croyait devoir ajouter aux outrages secrets -et aux mensonges dont on bernait ce malheureux -mari. Cela l'étonnait de d'Espayrac. -Mais un mot allait lui faire tout comprendre,—un -mot qui lui ternirait son dévouement, qui lui en -ôterait la nécessité tragique, n'y laissant que la -grotesque trivialité d'une scène de vaudeville, et -lui donnant à savourer sans compensation toute -l'amertume et tout le dégoût de l'ignoble aventure.</p> - -<p class="i1">—Un goujat!... Oui, monsieur, un pur et -simple goujat, disait d'Espayrac. Et vous allez -être forcé d'en convenir vous-même devant M. le -commissaire de police, en lui affirmant, comme -vous devrez le faire, que ce n'est pas votre femme -qui se trouve ici avec moi.</p> - -<p class="i1">«Le commissaire de police!...» pensa Simone, -«Il est venu avec le commissaire de police! Voilà -donc comment se venge un Chambertier!...»</p> - -<p class="i1">Alors, elle comprit la rage et l'effroi de Gisèle. -Ce commissaire de police, que celle-ci avait -vu, sans doute, montrant le bout de son écharpe -au concierge, avec le: «Au nom de la loi» qui -avait fait ouvrir la grille, c'était la constatation -<span class="pagenum"><a name="Page_262" id="Page_262">[Pg 262]</a></span> -de son adultère, le ridicule et la honte, le divorce -prononcé contre elle, l'impossibilité légale d'épouser -son complice, sa déchéance comme mondaine, -et, pour l'avenir, la pauvreté avec l'oubli, -ou le luxe avec le scandale. C'était, pour la fière -Gisèle, le vrai châtiment,—Chambertier s'en -doutait peut-être,—le châtiment pire que la -mort, et qui l'avait affolée bien plus que si elle -avait vu son mari pénétrer de force dans la maison, -la furie du meurtre aux yeux et le revolver -au poing.</p> - -<p class="i1">Quand Simone entendit rouvrir la porte de la -chambre, elle se cacha le visage dans ses mains, -pensant que ses cheveux et sa taille suffiraient à -justifier Gisèle sans qu'elle eût besoin de se laisser -reconnaître. Et, de fait, le commissaire de police -de Meudon resta parfaitement ignorant de ses -traits. Mais, à l'exclamation de Chambertier, elle -ne put garder l'illusion que celui-ci eût hésité -seulement sur sa personnalité. D'ailleurs, le gros -homme ne la regarda pas deux fois et s'enfuit au -plus vite. Il était plus convaincu de l'innocence -de sa femme, ayant trouvé là M<sup>me</sup> Mervil, que -s'il avait tenu Gisèle sous clef dans leur chambre -nuptiale depuis le jour de leur mariage. Une -liaison entre Simone et M. d'Espayrac, le collaborateur -de Mervil, voilà qui était vraisemblable, -naturel, il pouvait même dire fatal! Comment -n'avait-il pas deviné cela plus tôt! Ah! c'est que -<span class="pagenum"><a name="Page_263" id="Page_263">[Pg 263]</a></span> -cette délicieuse petite M<sup>me</sup> Mervil, avec son visage -de suave et immatérielle madone échappée -aux pinceaux des Primitifs, trompait divinement -bien son monde. Désormais, Chambertier ferait -attention que sa chère Gisèle la fréquentât de -moins en moins.</p> - -<p class="i1">—Monsieur, criait d'Espayrac dans le corridor, -si vous croyez que vous aurez pu venir surprendre -une femme chez moi et que vous ne m'en rendrez -pas raison, vous vous trompez. Je vous y forcerai -parbleu bien! Un monsieur si respectueux de la -loi ne doit pas se permettre un duel pour peu de -chose, mais prenez seulement la peine de m'indiquer -le nombre de coups de pied au derrière -qu'il faudra que je vous applique pour vous y décider.</p> - -<p class="i1">—Monsieur, disait le commissaire, tout en -filant, les épaules arrondies, excusez... Je regrette... -C'est un malentendu.</p> - -<p class="i1">D'Espayrac les laissa, rentra comme on se -sauve; il avait trop peur de lui-même, tant il se -sentait emporté par l'envie d'assommer Chambertier. -Ah! ce n'était pas pour Gisèle qu'il -tremblait ainsi de souffrance et de colère! Il n'y -pensait plus, à Gisèle! Il avait oublié qu'elle existait -là-haut, blottie dans quelque armoire. Mais -une telle humiliation pour Simone!... Quand il -l'avait vue, là, tout à l'heure, dans cette chambre -où il l'avait tant aimée, dans cette chambre où il -<span class="pagenum"><a name="Page_264" id="Page_264">[Pg 264]</a></span> -l'avait trahie, prendre sur elle, si simplement, la -honte de l'autre, et défaire ses cheveux blonds -pour mieux avoir l'air de la pécheresse,—elle!... -elle, la petite sainte, la petite âme à peine vêtue -de chair des vieux maîtres flamands, et, mieux -encore, la Parisienne affinée, aux fiertés si délicates,—ah! -il avait compris tout ce que, dans -son cœur à lui, elle avait laissé de passion nostalgique -et d'inexprimés regrets.</p> - -<p class="i1">Il vint la retrouver, ne sachant toutefois que -lui dire.</p> - -<p class="i1">Simone avait de nouveau tordu sur sa nuque -l'écheveau de soie pâle de ses cheveux; elle avait -piqué par-dessus sa mignonne capote; elle mettait -ses gants.</p> - -<p class="i1">Jean tomba à genoux devant elle, prit le bas -de sa robe, en baisa le bord.</p> - -<p class="i1">Elle retira l'étoffe avec irritation, et fit un mouvement -pour sortir. Il voulut l'en empêcher, il -balbutia quelque chose.</p> - -<p class="i1">—Et l'autre, là-haut?... dit-elle, avec un petit -coup de tête d'un indicible mépris. Vous l'oubliez?... -Voyons, monsieur, laissez-moi partir... -La comédie est finie, je pense; vous n'avez pas -d'autre rôle à m'y donner.</p> - -<p class="i1">Le cinglement des mots et de la voix fut tel -que les yeux de Jean battirent et se mouillèrent. -Il sentit cette femme outrée, écœurée, au delà de -tout apaisement, de toute guérison, de tout pardon. -<span class="pagenum"><a name="Page_265" id="Page_265">[Pg 265]</a></span> -Il s'écarta, s'inclina d'un geste d'infini respect.</p> - -<p class="i1">Simone passa devant lui comme devant une -chose inerte, les prunelles mortes, sans un salut.</p> - -<p class="i1">Puis elle sortit de la maison, traversa le potager, -franchit la porte... la petite porte verte qu'elle -connaissait si bien.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_266" id="Page_266">[Pg 266]</a></span></p> - - -<div class="chapter"> - <h2 class="no-break p2"><a name="XVII" id="XVII"></a>XVII</h2> -</div> - -<div class="p2"> - <img class="drop-cap" src="images/initial_p.jpg" alt="Lettre P." /> -</div> - -<p class="drop-cap"><span class="sc">Paris</span> s'amusa fort, quelques jours plus -tard, du duel d'Espayrac-Chambertier, -surtout à cause des puériles et invraisemblables -prétextes qui furent mis en avant, -alors que Gisèle affichait presque sa liaison. Vraiment -le mari jouait trop bien son rôle en feignant -d'ignorer qu'il se battait pour sa femme. On -trouva qu'il dépassait même les limites du ridicule -permis à l'époux trompé, lorsqu'il voulut -donner à entendre, d'un air fin, «qu'il y avait -une femme là-dessous», une femme que M. d'Espayrac -et lui étaient trop bons gentilshommes -pour compromettre en avouant la vraie cause du -duel.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_267" id="Page_267">[Pg 267]</a></span></p> - -<p class="i1">Du reste, les discours à double entente du -brave Chambertier ne se produisirent que lorsque, -rassuré sur sa propre existence après l'échange -de deux balles sans résultat, il s'avisa de vouloir -savourer toute la gloire d'un combat singulier -avec un adversaire tel que d'Espayrac,—un gaillard -cité parmi les jeunes gens les plus élégants -et les meilleurs tireurs de Paris; dont les ancêtres -figuraient dans l'histoire et dont les cartons -étaient exposés chez Gastinne-Renette! Chambertier -ne pouvait plus parler que de cela. Au -cercle, dans les salons, au théâtre, partout, il trouvait -moyen de ramener la conversation là-dessus, -de raconter qu'au commandement des témoins, -il n'avait rien éprouvé, «rien, mon cher, qu'un -petit picotement sous les cheveux, vers le haut -du front»; et qu'ensuite M. d'Espayrac et lui -s'étaient donné la main sur le terrain,—ce qu'il -trouvait tout à fait Pré-aux-Clercs, mousquetaire -et raffiné.</p> - -<p class="i1">Jean d'Espayrac s'était, après coup, senti fort -ridicule d'avoir provoqué le mari de Gisèle, qu'il -ne pouvait tuer sans assumer un assez vilain rôle. -Il avait donc eu soin de tirer trop haut, pour l'épargner. -Son exaspération fut extrême de voir -que, malgré l'inoffensif résultat, cette sotte affaire -ne serait pas étouffée, mais donnerait longtemps -encore à rire à la galerie. Parfaitement résolu désormais -<span class="pagenum"><a name="Page_268" id="Page_268">[Pg 268]</a></span> -à rompre avec M<sup>me</sup> Chambertier, il quitta -Paris, s'en alla au Havre, étala un goût nouveau -pour le yachting, se fit construire un bateau, -s'occupa d'une façon très active de l'armement -de ce petit vapeur.</p> - -<p class="i1">Mais il avait compté sans la passion de sa -maîtresse,—passion très réelle, que sa retraite -surexcita. Gisèle n'était pas de ces femmes qui -se laissent quitter sans lutte, et qui se contentent -de pleurer dans la solitude. Elle, qui ne s'inquiétait -guère de l'opinion, la brava tout à fait quand -elle se vit menacée de perdre son amant. Elle -suivit M. d'Espayrac. S'étant fait donner par son -médecin une ordonnance qui prescrivait l'air de -la mer, elle vint s'établir à Frascati, après avoir -interdit à son mari de la suivre, sous prétexte que -l'énervement qu'il lui causait par sa présence -contrarierait l'effet de la cure.</p> - -<p class="i1">Chambertier, qui, tout en croyant à l'innocence -de Gisèle, ne pouvait plus croire à sa tendresse, -ne s'affligea pas outre mesure de cette -nouvelle rigueur. Une idée triomphante lui était -venue: celle de faire la cour à M<sup>me</sup> Mervil. -Puisque cette petite femme était facile,—car, -pour un homme, est facile toute femme qui se -donne à un autre que lui,—pourquoi n'essaierait-il -pas sa chance et ne réussirait-il pas aussi -bien que d'Espayrac? Elle l'avait toujours tenté, -cette blonde aux lèvres et au cœur si doux, aux -pudeurs si fines. Et maintenant que, sous cette -<span class="pagenum"><a name="Page_269" id="Page_269">[Pg 269]</a></span> -suavité d'apparence, il la supposait perverse, elle -le tentait davantage.</p> - -<p class="i1">Simone, qui, depuis la scène de Meudon, ne -pensait plus à Gisèle que comme à une amie du -passé, morte à jamais dans son cœur, et qu'elle -voulait oublier pour ne pas en arriver envers elle -à la répugnance et au mépris, s'était refusée à la -voir quand elle était venue, le lendemain, rue -Ampère. Alors M<sup>me</sup> Chambertier lui avait écrit, -pour l'assurer—mais avec des termes prudemment -ambigus, pouvant aussi bien faire croire -qu'elle remerciait M<sup>me</sup> Mervil pour un patron de -corsage ou une adresse de manicure—de son -éternelle reconnaissance. Simone n'en voulait pas, -de sa reconnaissance. Et maintenant c'était le -mari qui venait; deux fois éconduit, il revenait -encore!... Que voulait-il?</p> - -<p class="i1">Elle pensa le faire recevoir par Mervil, quoique -ce fût elle seule que Chambertier demandât. -Mais non... Impossible!... Oh! son Roger, son -cher, son cher grand artiste, dont maintenant cet -imbécile pouvait sourire! C'était cela qui restait -si cuisant au cœur de Simone, plus que sa propre -humiliation à elle-même. Penser que ce noble -créateur, ce pensif et harmonieux génie, pouvait -être pris en ironique pitié par ce bourgeois épais, -par ce remueur de gros sous!</p> - -<p class="i1">Oh! comme Simone l'aimait à présent, son -Roger! Plus encore que jadis, dans le rêve et l'enthousiasme -<span class="pagenum"><a name="Page_270" id="Page_270">[Pg 270]</a></span> -de ses seize ans. Non, ce n'était peut-être -pas cet amour qu'elle avait regretté dans sa -loge, à l'Opéra-Comique, le soir de <i>La Douleur -d'Éros</i>: la misérable et fragile étincelle, éternel -enchantement, éternel égarement du cœur. Mais -c'était un sentiment plus élevé, plus vrai, plus -fort. Car c'était un sentiment auquel toutes les -expériences, toutes les tristesses, toutes les fautes, -toutes les secrètes hontes même, avaient apporté -chacune leur grain de sable pour en faire un bloc -de marbre. La Vie, qui, de ses dures mains, détruit, -brise et souille tant de choses, en édifie et -en cimente quelques-unes; et celles-ci, justement -parce que ses mains sont dures, n'en sont que -mieux pétries et plus solides. L'affection de Simone -pour Roger était devenue une de ces choses -travaillées de cet âpre et profond travail, qui -donne la résistance, la valeur et la durée. Oh! -comme elle se réfugiait, comme elle se purifiait, -comme elle se consolait et se relevait dans cet -amour! Elle n'en voulait plus à Roger lorsqu'il -parlait «d'amitié conjugale». Elle comprenait -ce qu'il voulait dire. Lui l'aimait ainsi depuis bien -des années. Mais voilà, il était homme; il avait -subi la vie bien avant elle. Aurait-il dépendu de -Simone d'arriver à cet unisson sans avoir traversé -de son côté ses coupables épreuves? Certaines -âmes n'acquièrent-elles toute leur valeur qu'après -avoir failli?... Quelqu'un, dans l'univers, pourrait-il -<span class="pagenum"><a name="Page_271" id="Page_271">[Pg 271]</a></span> -répondre? Est-il quelque part un être qui -connaisse l'homme?—cet être qui s'en va dans -l'infini en ne se connaissant pas.</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">Édouard Chambertier, qui ne s'interrogeait -pas beaucoup, lui, sur ce qu'il éprouvait, suivait -sans l'analyser le désir qui le ramenait rue Ampère. -Il s'y présenta si obstinément que Simone, -pour ne pas éveiller l'étonnement de son mari et -des domestiques, finit par le recevoir. Il ne crut -pas devoir amener sa déclaration par de longs -préambules.</p> - -<p class="i1">—Vous savez bien, dit-il à M<sup>me</sup> Mervil, que je -vous ai toujours aimée. Je vous disais: «Ah! si -nous nous étions rencontrés plus tôt!...» Et là-bas, -dans le Midi... Vous rappelez-vous cette promenade -à la presqu'île de Giens? Dieu! que vous -étiez jolie ce jour-là! Je touchais votre petit pied -dans la voiture...</p> - -<p class="i1">Simone le laissait aller,—pour voir,—prise -de la curiosité mêlée de dégoût avec laquelle on -épie, à distance, les mouvements de quelque -animal répulsif.</p> - -<p class="i1">—Ah! continua-t-il, si vous m'aviez fait l'honneur -de me choisir, vous auriez eu en moi un ami -discret et sûr; plus discret, plus sûr que ces -jeunes gens...</p> - -<p class="i1">—Mais, monsieur Chambertier, interrompit -Simone—et ses yeux clairs de blonde avaient -<span class="pagenum"><a name="Page_272" id="Page_272">[Pg 272]</a></span> -leur limpidité la plus froide,—Gisèle?... Je -croyais que vous aimiez Gisèle?...</p> - -<p class="i1">—Si je l'aime? s'écria le gros homme. Mais -voyons... Allons donc! ma petite Simone...</p> - -<p class="i1">Elle eut un tel soubresaut qu'il se reprit:</p> - -<p class="i1">—Pardon... je voulais dire: chère madame... -Si je l'aime?... Entre nous, voyons, nous n'en -sommes plus à nous faire des questions de cette -naïveté, à mêler des choses si différentes.</p> - -<p class="i1">—Enfin, l'aimez-vous?</p> - -<p class="i1">—Vous le savez bien. Je l'adore. Pourquoi me -demandez-vous cela?</p> - -<p class="i1">—Parce que vous dites que vous m'aimez.</p> - -<p class="i1">—Cela n'a pas de rapport... Ne faites donc -pas l'enfant.</p> - -<p class="i1">«Grands dieux!» pensa Simone, «voilà donc -jusqu'où peut aller la grossièreté de ce qu'on appelle -un bourgeois <i>comme il faut!</i> Voilà ce que je -suis réduite à entendre! Et, pour sauver sa femme, -je me suis ôté le droit de lui dire combien je le -méprise!»</p> - -<p class="i1">Elle reprit tout haut, en se levant:</p> - -<p class="i1">—Monsieur Chambertier, c'est assez, n'est-ce -pas? Faites-moi le plaisir de sortir. Et ne vous -dérangez plus pour venir nous voir. Nous partons -cette semaine pour la campagne, où nous resterons -six mois, comme l'année dernière.</p> - -<p class="i1">Le gros homme devint blême.</p> - -<p class="i1">—Mon Dieu! dit-il, madame!...</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_273" id="Page_273">[Pg 273]</a></span></p> - -<p class="i1">Il allait peut-être proférer une lâcheté, comme: -«Vous ne montrez pas toujours autant de dignité.»</p> - -<p class="i1">Mais elle vit trembler sa lèvre. Elle sonna. Un -domestique parut.</p> - -<p class="i1">—La voiture est-elle là? demanda-t-elle; et -elle ajouta pour garder entre eux le valet:—Attendez, -relevez ce store... On ne voit pas clair -ici.</p> - -<p class="i1">Puis, se dirigeant elle-même vers la porte, si -bien que Chambertier dut la suivre:</p> - -<p class="i1">—Ainsi donc, cher monsieur, au revoir, à -l'hiver prochain. Mes amitiés à Gisèle quand vous -lui écrirez, n'est-ce pas?</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">Dans la maison de campagne de Conflans-Sainte-Honorine, -l'été de songeuse paresse, d'intimité -attendrie, de calme vie profonde, recommença -pour Simone Mervil. Sa fille Paulette, -moins gamine qu'autrefois, ne montait plus à cru -sur le poney, mais, au contraire, prenait les langueurs, -les rêveries, les airs de gravité des précoces -fillettes de dix ans. Elle en devenait plus -inquiétante, en même temps que plus charmante, -cette petite, par le mystère de ses beaux yeux, -déjà presque féminins, et par les poses fléchies -de son corps si fin, trop vite allongé, aux formes -graciles et indécises. Le petit Hugues, lui, déjà se -traînait à quatre pattes sur un tapis dont on couvrait -<span class="pagenum"><a name="Page_274" id="Page_274">[Pg 274]</a></span> -l'herbe trop fraîche d'un coin de pelouse, et -d'où il s'évadait constamment pour cueillir des -pâquerettes. Et, presque toujours, par quelque -fenêtre ouverte, les mélodies de Mervil s'échappaient, -s'envolaient avec une douceur lointaine, -puis s'effaçaient dans l'espace, au-dessus des parterres -ensoleillés, au-dessus des marronniers -lourds, dans le bleu délicat du ciel.</p> - -<p class="i1">Un jour, vers la fin du mois d'août, le compositeur -reçut un télégramme qui lui causa une surprise -et une émotion violentes. Quand il le lut, -sa femme n'était pas auprès de lui, de sorte -qu'elle ne le vit point sursauter et pâlir. Il dut -craindre qu'elle ne pût connaître le contenu exact -de cette dépêche, car il brûla le petit papier bleu -avant de descendre en parler à Simone. La jeune -femme se tenait dans le parc, avec les enfants. -Roger l'emmena à quelque distance, loin de -l'oreille curieuse, aiguisée, de Paulette, puis il -lui dit:</p> - -<p class="i1">—D'Espayrac m'appelle au Havre. Il est arrivé -un accident à M<sup>me</sup> Chambertier.</p> - -<p class="i1">—A Gisèle!... Un accident?...</p> - -<p class="i1">—Oui, assez grave.</p> - -<p class="i1">—Mais quoi donc?</p> - -<p class="i1">—La dépêche ne dit pas au juste. C'était en -mer.</p> - -<p class="i1">—Mais qu'y peux-tu? Pourquoi d'Espayrac -t'appelle-t-il?</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_275" id="Page_275">[Pg 275]</a></span></p> - -<p class="i1">—Je n'en sais rien. Je suppose que le pauvre -garçon doit être dans une situation très ennuyeuse. -L'accident est peut-être arrivé avec son yacht, et -le mari n'y étant pas...</p> - -<p class="i1">—Qu'y peux-tu? répéta Simone—irritée de -voir qu'elle n'en finirait pas avec cette triste histoire, -et qu'après elle c'était Roger qu'on y -mêlait.</p> - -<p class="i1">—Dame, tu sais, Jean n'a pas d'ami plus sûr -ni plus intime que moi. J'ignore en quoi je pourrai -lui être utile. Mais il me demande au plus tôt. -Cela suffit, j'irai. Fais préparer ma valise, ma petite -Simone. Je vais consulter l'indicateur, voir à -quelle heure je dois être à Paris pour prendre -l'express de ce soir.</p> - -<p class="i1">Mervil resta absent deux jours, pendant lesquels -il ne fit parvenir à sa femme que des télégrammes -et des lettres vagues, d'où celle-ci conclut -cependant que la vie de Gisèle devait être -sérieusement en danger. Le compositeur employait -les plus fortes recommandations pour -empêcher Simone de venir au Havre: car, ne se -doutant point du refroidissement qu'avait subi -cette amitié féminine, il craignait que l'inquiétude -n'amenât tout à coup sa femme au beau milieu -de circonstances où il ne lui convenait point -qu'elle se trouvât. Il la croyait même encore tellement -aveugle et folle de tendresse pour sa Gisèle, -qu'il n'osait lui écrire la vérité. Cette vérité, -<span class="pagenum"><a name="Page_276" id="Page_276">[Pg 276]</a></span> -il ne la lui apprit qu'à son retour, et encore avec -les plus grandes précautions. Toutefois, quelques -circonlocutions qu'il mît en usage, il fallut bien -en arriver à la phrase catégorique, à la brutalité -du fait,—de ce fait qu'il avait appris tout de suite -par le télégramme de Jean d'Espayrac. Il fallut -bien, à un moment donné, dire à Simone:</p> - -<p class="i1">—Gisèle est morte.</p> - -<p class="i1">Morte!... Comment cela se pouvait-il? Cette -créature si jeune, si ardemment vivante, si belle!... -Morte!... Jamais Simone n'aurait pu croire qu'elle -en éprouverait un tel choc de douleur. Morte, sa -Gisèle! Ah! maintenant elle lui pardonnait tout... -Et sa propre humiliation, à elle-même, et les vilaines -intrigues.—Mon Dieu! ses folies avaient -bien leur excuse: son mari, ce pauvre Chambertier, -était d'une si navrante bêtise, d'une si exaspérante -platitude!—Morte!... Simone la revoyait -comme la dernière, la toute dernière fois, -dans le corridor de cette maison de Meudon, -affolée, échevelée, lui criant: «Sauve-moi!...» -avec les longues mèches de ses cheveux superbes -s'accrochant aux broderies métalliques et à la -ceinture pailletée de son peignoir oriental. Puis, -le souvenir bondissant par-dessus les jours, elle -la revoyait encore sur la petite place du village -de Giens, choisissant des oursins dans le panier -du pêcheur, et les mangeant ensuite, rieuse et -debout dans le pan d'ombre de la petite maison -<span class="pagenum"><a name="Page_277" id="Page_277">[Pg 277]</a></span> -aux lignes sèches, découpées sur le bleu violent -du ciel, avec un arôme de mer dans l'air tranquille, -et, tout autour, une sensation de chaleur -et d'espace.</p> - -<p class="i1">Simone pleurait. Mais, tandis qu'elle croyait -pleurer seulement sur Gisèle, quelque chose en -elle, au plus profond de son être, pleurait sur -elle-même—et elle ne s'en doutait pas.</p> - -<p class="i1">Enfin, elle dit à Roger:</p> - -<p class="i1">—Oh! que je sache comment elle est morte. -Dis-moi tout... tout... Je serai très calme, j'aurai -de la force.</p> - -<p class="i1">—Tu veux tout savoir?</p> - -<p class="i1">—Oui, tout.</p> - -<p class="i1">—C'est bien triste, ma Simone. Tu regretteras -peut-être d'avoir exigé cela. Je serai obligé -de te dire sur ton amie des choses que tu aimerais -mieux ne pas connaître...—Il baissa la voix.—... -Des choses que tu aimerais mieux ne pas -m'entendre te dire.</p> - -<p class="i1">Simone fit un geste d'insistance pour qu'il -parlât. Mervil reprit, se défendant encore:</p> - -<p class="i1">—Tu sais bien que tu t'es fâchée contre moi, -le jour de la naissance de Hugues, parce que -je disais que Gisèle... Enfin tu ne voulais pas -croire...</p> - -<p class="i1">—Oh! s'écria Simone, tu l'accusais avec tant -de légèreté, d'ironie! Mais va, maintenant... Je -sais que tu n'ajouteras pas de commentaires -<span class="pagenum"><a name="Page_278" id="Page_278">[Pg 278]</a></span> -cruels. Quoi qu'on dise des morts, on ne peut le -dire qu'avec respect.</p> - -<p class="i1">Alors Mervil raconta tout—tout ce que Jean -d'Espayrac, dans la tristesse et presque dans le -remords de cette fin subite, lui avait révélé. -D'abord, il avouait à son ami, le pauvre Jean, -qu'il avait aimé Gisèle, mais que, depuis quelque -temps, non seulement il ne l'aimait plus, mais -encore il l'avait presque prise en grippe, et que -cette liaison lui était devenue intolérable.</p> - -<p class="i1">—Prise en grippe?... répéta Simone avec surprise.</p> - -<p class="i1">—Oui. Elle lui avait causé des ennuis sans -nombre... Ce duel ridicule avec le mari... Et pire -que cela: j'ai cru comprendre qu'elle avait attiré -quelque chagrin, quelque grosse humiliation à -une personne que Jean respecte, adore... d'une -adoration peut-être sans espoir.</p> - -<p class="i1">—M. d'Espayrac t'a dit cela?</p> - -<p class="i1">—A peu près. Tu comprends que je n'ai pas -insisté.</p> - -<p class="i1">—Continue... dit Simone après un court -silence.</p> - -<p class="i1">Et Mervil continua. Jean allait au Havre pour -se séparer de Gisèle. Elle l'y suivait. Il faisait construire -un yacht pour visiter cet hiver les côtes de -la Méditerranée. Elle prétendait s'embarquer avec -lui. Quand il lui représentait le scandale, elle déclarait -s'en moquer. Elle ne pouvait plus vivre -<span class="pagenum"><a name="Page_279" id="Page_279">[Pg 279]</a></span> -avec son mari; elle interdisait à Chambertier de -la rejoindre au Havre; jamais elle ne reprendrait -l'existence commune: plutôt mourir. Elle avait, -paraît-il, fait tout au monde pour convaincre cet -aveugle mari de son malheur conjugal; il n'y voulait -pas croire. Puisqu'elle ne pourrait obtenir un -divorce convenable qui lui permît d'épouser -Jean, eh bien, elle vivrait avec lui sans l'épouser, -voilà tout.</p> - -<p class="i1">—L'épouser?... interrompit Simone. Est-ce -que, vraiment, M. d'Espayrac l'aurait épousée, si -elle se fût rendue libre?</p> - -<p class="i1">Roger Mervil hocha la tête et leva les yeux au -ciel avec une expression de physionomie qui peignait -le comble de la misère terrestre,—d'où -Simone conclut que tel était le jour peu favorable -sous lequel d'Espayrac envisageait la perspective -d'un mariage avec Gisèle.</p> - -<p class="i1">—Oh! Roger, dit-elle, comment peux-tu faire -des grimaces en parlant de ma pauvre amie!...</p> - -<p class="i1">Mervil qui, au fond, n'avait jamais eu pour -Gisèle qu'une antipathie profonde, rappela aussitôt -sur son maigre et expressif visage un air -de circonstance, et continua son récit.</p> - -<p class="i1">—Entre d'Espayrac et M<sup>me</sup> Chambertier, reprit-il, -les rapports étaient devenus fort peu tendres. -Elle l'excédait; et comme, en dépit des -politesses de Jean, elle commençait à s'en apercevoir, -elle s'en prenait à lui. Elle lui faisait des -<span class="pagenum"><a name="Page_280" id="Page_280">[Pg 280]</a></span> -scènes violentes. D'ailleurs, c'est dans l'ordre des -choses. Un bandit de grand chemin a plus de -chances d'être bien traité par une femme qu'un -amant qui fait mine de se refroidir.</p> - -<p class="i1">—Roger, pas de réflexions sceptiques, je t'en -prie.</p> - -<p class="i1">—Le bateau de Jean était construit, fini, depuis -quelque temps. Il voulait le mettre à l'essai -par un petit voyage en Angleterre et en Écosse. -Mais pas moyen de partir. Emmener Gisèle,—il -ne le voulait à aucun prix. Laisser Gisèle,—il ne -s'y déciderait pas sans tâcher de la décider elle-même -à rester. Or la pauvre femme le menaçait -de toutes les violences. Jean n'avait pas peur -qu'elle les exécutât, mais il est bon. Il ne saurait -mal agir avec une femme, surtout une femme -dont le plus grand tort est de l'aimer. Il devenait -donc une façon d'<i>Adolphe</i>, tout aussi malheureux -et tout aussi embarrassé que l'autre. Mais un beau -soir, après une discussion plus décisive et plus -pénible que toutes les autres, voilà Gisèle qui se -soumet. Puisqu'il veut qu'elle le quitte, elle le -quittera. Ne voit-elle pas que tout est fini? Jean -proteste que non, qu'il l'aime toujours, d'autant -plus sincèrement qu'il la voyait s'assouplir avec -une grâce très soudaine et très touchante. Elle -secouait la tête: «Non, non... J'ai lutté tant que -j'ai pu... Mais c'est fini... Tout est fini.» D'Espayrac -pensa que c'était peut-être une feinte ou -<span class="pagenum"><a name="Page_281" id="Page_281">[Pg 281]</a></span> -une boutade... Mais pas du tout. Le lendemain, -le surlendemain, ce fut la même chose. Elle ne -montrait plus que de la résignation, un peu de -tristesse et beaucoup de fierté. Jamais il ne l'avait -vue plus femme, plus séduisante, plus mélancoliquement -jolie. Mais comme il ne voulait pas se -laisser reconquérir par tout cela, il profitait de sa -liberté recouvrée; il hâtait ses préparatifs de départ. -Le jour vint où il fallut se dire adieu; ils dînèrent -ensemble, à bord du yacht. C'était une dernière -fantaisie de Gisèle, si doucement demandée -que Jean n'avait pas eu la force de dire non. -«Comme cela,» répétait-elle en regardant vers -le large, «je me figure que nous sommes partis -ensemble, que nous sommes loin de la terre, loin -du monde, tous deux seuls, pour toujours...» -D'Espayrac avait le cœur un peu serré. Il la ramena -chez elle, à Frascati, dans l'appartement -qu'elle y avait.—«Vous allez coucher à bord?» -demanda-t-elle. Il lui répondit que non, qu'il rentrait -chez lui, dans la ville, mais qu'il embarquait -le lendemain à la première heure. Elle lui dit adieu -avec beaucoup de calme. «Plus de calme,» m'a -dit Jean, «que je n'en avais moi-même.» Le lendemain -matin, d'Espayrac arrive à son bateau en -même temps que son capitaine, qui, également, -avait dormi à terre. Ils trouvèrent le maître d'équipage -fort embarrassé. L'homme avait quelque -chose à dire, et ne pouvait s'y décider. Enfin il -<span class="pagenum"><a name="Page_282" id="Page_282">[Pg 282]</a></span> -avoua que la jeune dame qui avait dîné hier lui -avait offert, pour lui et ses matelots, une très forte -somme s'il la laissait seulement passer la nuit à -bord. Elle reviendrait vers onze heures du soir, et -jurait d'être repartie le matin avant que ces messieurs -arrivassent. Dame! on le payait si bien, et -pour si peu de chose... Il n'avait pas su dire non. -On avait fait le lit de la dame dans la cabine d'honneur... -Mais voilà... Elle n'était pas partie comme -elle l'avait si formellement promis. Et, sans doute, -elle dormait encore, car, tout à l'heure, on avait -frappé à plusieurs reprises, et elle n'avait pas répondu. -«Allons,» pensa Jean, «l'obstination -des femmes est véritablement invincible. Il va -falloir que je l'emmène.»—«Elle a sans doute -fait apporter des bagages?» demanda-t-il au -marin.—«Non, monsieur, rien qu'une très légère -valise, contenant sans doute ses effets de -nuit.» D'Espayrac alla frapper à son tour à la -porte de la cabine. Pas de réponse. Il essaya -d'ouvrir. Elle était fermée à clef. Une telle inquiétude -le prit alors qu'il fit forcer la serrure. Il -entra... Et que vit-il dans la jolie cabine si pimpante -avec ses vernis miroitants, ses tentures -fraîches?... Gisèle étendue tout habillée sur le lit, -morte, asphyxiée par le parfum d'une profusion de -grands lis blancs, dont elle avait jonché l'étroite -pièce, dont elle s'était presque recouverte elle-même. -Voilà ce que renfermait cette valise dont -<span class="pagenum"><a name="Page_283" id="Page_283">[Pg 283]</a></span> -la légèreté avait surpris le maître d'équipage... -Une cargaison de fleurs. Et ces fleurs, dans le -tout petit réduit de la cabine, si soigneusement -calfeutré, fermé, n'avaient que trop bien accompli -leur meurtrière mission: elles avaient endormi -la pauvre femme... Elles l'avaient endormie pour -toujours.</p> - -<p class="i1">Plusieurs fois, pendant ce long récit, les questions -ou les exclamations de Simone avaient interrompu -Mervil. Maintenant, elle ne disait plus -rien; elle pleurait de nouveau, amèrement, abondamment. -Elle pleurait sur son amie—et, dans -le secret de son être, il y avait aussi des larmes -inconscientes qui coulaient sur elle-même. Car -tel est le fond le plus amer de tous les deuils humains: -c'est ce qui est vulnérable et mortel en -nous qui se trouble des blessures et de la mort -des autres.</p> - -<p class="i1">Pour le moment, Simone n'en voulut pas savoir -davantage. Plus tard elle apprit comment d'Espayrac, -éperdu, avait télégraphié à Mervil: «Elle -est morte chez moi, pour moi. Accours, au nom -du ciel.» Lorsque Roger était arrivé au Havre, -M<sup>me</sup> Chambertier, par les soins de Jean, avait -été déjà transportée dans sa chambre, à Frascati; -et là, dans cet appartement d'hôtel, on avait—pour -ne pas dire au mari toute la vérité—simulé -le drame de sa fin volontaire, le meurtre silencieux -des fleurs. Pour Chambertier, appelé aussi -<span class="pagenum"><a name="Page_284" id="Page_284">[Pg 284]</a></span> -par télégramme, c'était dans cette pièce banale -et sur ce lit indifférent qu'elle avait dormi son -mortel sommeil embaumé. Le pauvre homme, -tout à fait abasourdi et inconsolable, traversait en -ce moment toute la France, pour porter le corps -de sa femme dans leur propriété d'Hyères: car, -au sommet du sauvage rocher, quelques tombes -se dressent. Et là, bien haut sous l'éternel ciel bleu, -dans l'incessant murmure des mers, parmi le -frisson des plantes aériennes, devait reposer pour -jamais cette Gisèle aux yeux et aux lèvres de -sphinx, aux yeux et aux lèvres de mystère et de -volupté.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_285" id="Page_285">[Pg 285]</a></span></p> - - -<div class="chapter"> - <h2 class="no-break p2"><a name="XVIII" id="XVIII"></a>XVIII</h2> -</div> - -<div class="p2"> - <img class="drop-cap" src="images/initial_d.jpg" alt="Lettre D." /> -</div> - -<p class="drop-cap"><span class="sc">Des</span> mois, des saisons, des années, passèrent, -de ces années, d'abord si lentes -et si pleines, puis dont le cours se rétrécit -et se précipite à mesure que l'on avance -dans la vie. Simone Mervil constatait avec étonnement -et mélancolie combien—la trentaine -passée—s'accélère la fuite de ce mince filet de -jours. En voyant si vite grandir sa fille, et en se -rappelant quelles proportions illimitées l'avenir -prend à cet âge, elle n'en revenait pas! N'était-ce -pas hier qu'elle avait, elle aussi, quinze ans? Et -déjà elle ne pouvait plus regarder en avant, -comme autrefois: car, en avant, c'était l'âge mûr, -puis la vieillesse... c'est-à-dire à peine encore la -vie,—la période de graduel effacement où la -<span class="pagenum"><a name="Page_286" id="Page_286">[Pg 286]</a></span> -jolie Simone Mervil ne se retrouverait plus elle-même -que dans son seul souvenir.</p> - -<p class="i1">Ces réflexions qui commençaient à l'effleurer—mais -avec une douceur à peine triste, comme -la première brise où l'on sent un air d'automne—lui -rendaient plus profondément, plus âprement -délicieuses les jouissances de son présent. -Le nom de Mervil avait grandi encore; une large -fortune leur était venue. Le petit hôtel de la rue -Ampère ne représentait plus qu'une aile infime -dans la vaste maison de style Renaissance qu'ils -avaient fait construire. Leurs deux enfants animaient -cette demeure d'un mouvement perpétuel -de jeunesse, de tendresse, de grâce intellectuelle -et physique: car c'étaient des natures très -diverses, mais très charmantes et merveilleusement -douées, celles de Paulette et de Hugues.</p> - -<p class="i1">Eux-mêmes, Simone et Roger, plus enfoncés -chaque jour dans une intimité pleine de confiance -et d'adoration, goûtaient ce bonheur si rare du -dédoublement de l'être dans un autre être dont -on se sent parfaitement compris et parfaitement -aimé. Elle s'enivrait plus que lui de ses triomphes -d'artiste; et lui se grisait plus qu'elle-même de -ses succès de femme. Car Simone, malgré ses -trente-cinq ans, gardait sa fraîcheur blonde d'extrême -jeunesse, son charme de madone du moyen -âge, frivolement vêtue en Parisienne; et elle promenait -dans le monde, autour de son joli front -<span class="pagenum"><a name="Page_287" id="Page_287">[Pg 287]</a></span> -pur, l'auréole d'une réputation tout à part, d'un -universel respect, que rien, dans ce Paris pourtant -si sceptique, n'avait un seul instant ternie.</p> - -<p class="i1">Puis, pour rendre plus douce encore la fête de -son cœur, et plus triomphante sa victoire définitive -sur elle-même et sur la vie, il y avait au loin—oh! -très loin, comme un parfum vague et rarement -respiré—le sentiment bizarre et profond -que lui avait gardé M. d'Espayrac, l'espèce de -culte qu'à distance, respectueusement et dévotement, -il élevait vers elle, et qui semblait avoir -imprégné cette insouciante nature masculine -d'une ferveur singulière. Simone le voyait aussi -peu que possible, malgré les rapports de travail -et d'amitié qui subsistaient toujours entre -Mervil et Jean. Mais quand elle n'avait pu faire -autrement que de se trouver en face de lui, il fallait -bien qu'elle remarquât la soumission attendrie -de ces yeux d'homme, de ces yeux jadis tout -étincelants d'amoureuse arrogance. C'était un si -discret hommage, qu'elle y recueillait sans remords -une satisfaction d'orgueil. Et il y avait eu -d'ailleurs, depuis quelques années, dans l'existence -de M. d'Espayrac, des changements dont -elle se sentait bien un peu la cause. Elle n'eût pas -été femme si elle n'y avait pas reconnu le désir de -se réhabiliter, pour ainsi dire, auprès d'elle. Sans -doute, ce qui avait mis une ombre grave sur le -front de ce joyeux viveur, c'était la mort de Gisèle. -<span class="pagenum"><a name="Page_288" id="Page_288">[Pg 288]</a></span> -Pourtant on ne transforme pas ses goûts, -ses façons de penser, ses habitudes, parce qu'une -femme est morte d'amour, quand soi-même on -ne l'aimait plus. Simone savait bien que si -M. d'Espayrac avait un moment délaissé le libretto -d'opérette pour publier un volume de vers -pleins de regrets imprécis et délicats, ce n'était -pas qu'il se repentît d'avoir désespéré la maîtresse -qui n'était plus, mais c'était qu'il ne pouvait se -pardonner d'avoir méconnu, offensé l'autre, et -de n'avoir pas su retenir le seul amour auquel jamais -il eût attaché quelque prix. Elle savait encore -qu'il travaillait beaucoup, qu'il était devenu -ambitieux, et qu'on ne lui connaissait aucune -liaison féminine sérieuse.</p> - -<p class="i1">Et ces circonstances, qui ne pouvaient plus -toucher le cœur si bien guéri de Simone, ne déplaisaient -point à sa fierté. Toutefois, ce dont elle -gardait le plus de gré peut-être à M. d'Espayrac, -c'était que jamais il ne lui imposait sa présence, -quand il n'y était point absolument forcé par ses -relations avec Mervil. C'est ainsi qu'en été, elle -ne le voyait guère, car il suffisait que la famille du -compositeur allât en Suisse pour que Jean restât -dans les environs de Paris; ou, si ses amis s'établissaient -sur quelque plage, lui-même partait -immédiatement pour les montagnes.</p> - -<p class="i1">Simone eut donc lieu d'être étonnée lorsqu'une -après-midi, en rentrant chez elle, dans une villa -<span class="pagenum"><a name="Page_289" id="Page_289">[Pg 289]</a></span> -louée pour la saison près de Cabourg, elle entendit -dans le jardin monter le rire musical de -Jean. Avant de pousser la grille de bois qui, du -côté de la mer, fermait leur petit domaine, elle -s'arrêta pour écouter. Et elle entendit, sans distinguer -les paroles, la voix qu'elle connaissait si -bien. «C'est la première fois qu'il arrive ainsi à -l'improviste,» pensa-t-elle, contrariée. «Et justement -Roger ne revient de Paris que demain.»</p> - -<p class="i1">Elle ouvrit vivement la grille; la sonnette retentit, -et, à ce tintement, ses deux enfants accoururent -au-devant d'elle.</p> - -<p class="i1">Paulette était devenue une admirable jeune -fille, plus grande que sa mère, avec une taille fine -et des épaules larges, la poitrine haute et les hanches -gracieuses, le corps souple et robuste d'une -nymphe chasseresse, surmontée d'une tête encore -très enfantine, aux traits un peu trop accusés -peut-être, mais aux yeux splendides,—des yeux -noirs, fondus et veloutés entre de longs cils d'ombre, -des yeux où la hardiesse et la volonté se -noyaient par instants en une timidité presque farouche.</p> - -<p class="i1">Quant à Hugues, c'était un beau petit garçon -de huit ans, dont les franches prunelles bleu foncé -contrastaient avec celles de sa sœur. Il bondissait -maintenant, pour embrasser sa mère le premier. -Le jeu avait rendu son charmant visage tout -rouge, malgré la légèreté de son costume de flanelle -<span class="pagenum"><a name="Page_290" id="Page_290">[Pg 290]</a></span> -blanche; et il gardait encore à la main une -raquette de tennis.</p> - -<p class="i1">—Bonjour, mes chéris. Où est M. d'Espayrac?</p> - -<p class="i1">Ils eurent un même geste d'étonnement.</p> - -<p class="i1">—M. d'Espayrac? Mais il n'est pas ici.</p> - -<p class="i1">—Allons donc! fit Simone en riant. Vous -voulez me faire une farce, à vous trois. C'est trop -tard. Je l'ai entendu avant d'ouvrir la porte.</p> - -<p class="i1">—Maman, dit Paulette, à quoi penses-tu? Je -t'assure que nous n'avons pas vu M. d'Espayrac.</p> - -<p class="i1">Et Hugues répétait:</p> - -<p class="i1">—Nous ne l'avons pas vu.</p> - -<p class="i1">—Oh! les entêtés! dit Simone. Attendez un -peu... Où se cache-t-il?</p> - -<p class="i1">Elle se mit à parcourir le jardin, un rectangle -dénudé, à peine verdoyant, tout desséché par le -vent de mer, et où les cachettes étaient rares entre -les grêles tamaris. Au milieu, sur la pelouse, était -tendu le grand filet blanc, par-dessus lequel les -enfants, déjà, recommençaient à se renvoyer les -balles.</p> - -<p class="i1">—Cherche, tu ne trouveras personne, cria -Paulette. Quelle drôle d'idée t'est venue là, -maman!</p> - -<p class="i1">—Tiens... le voilà, M. d'Espayrac, dit le petit -Hugues.</p> - -<p class="i1">Et, par espièglerie, il lança de toute sa force -une des balles du tennis contre l'ombrelle ouverte -de sa mère. En même temps, il éclatait de rire.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_291" id="Page_291">[Pg 291]</a></span></p> - -<p class="i1">Simone se retourna vivement; le gamin, fort -amusé, se jeta sur l'herbe, se roula de joie. Paulette -elle-même, assez grave d'habitude, souriait, -trouvait cela drôle.</p> - -<p class="i1">Cependant leur mère demeurait debout dans -l'allée, pétrifiée, d'une pâleur soudaine, et les yeux -fixés sur son fils avec une sorte d'effroi. Si bien -que le petit, remarquant aussitôt qu'elle ne s'égayait -pas avec eux, vint lui demander pardon, -croyant lui avoir causé une frayeur par le choc -brusque sur l'ombrelle.</p> - -<p class="i1">Elle l'écarta, rentra. Puis, une fois dans sa -chambre, elle vint se mettre à la fenêtre. Et elle -suivait leur jeu, mais d'un air d'épouvante. Ses -yeux se fermaient, ses mains se crispaient d'angoisse -chaque fois que, jusqu'à elle, montait le -rire de son fils.</p> - -<p class="i1">Ainsi donc, elle n'avait jamais remarqué cela? -Non, jamais cette similitude de timbre ne l'avait -frappée. Peut-être la petite voix grêle de l'enfant -était-elle encore jusque-là trop différente des -graves accents de l'homme fait? Peut-être les -yeux avaient prolongé l'erreur de l'oreille: car, -lorsqu'elle regardait Hugues, jamais elle ne pensait -à <i>l'autre</i>. Il avait fallu qu'elle l'entendît de loin -sans le voir pour découvrir que son fils avait le -rire de Jean d'Espayrac!... Et maintenant, plus elle -écoutait, moins elle en pouvait douter: c'étaient -bien, en une clef plus aiguë, les quelques notes -<span class="pagenum"><a name="Page_292" id="Page_292">[Pg 292]</a></span> -trop familières, la modulation caractéristique que -Mervil avait choisie comme un <i>leit-motiv</i> de gaieté -dans une de ses œuvres. Hugues avait le rire de -Jean! Il avait la nuance de ses yeux!...</p> - -<p class="i1">Les yeux bleus de Hugues!... Oh! Simone se -rappelait maintenant avec quelle angoisse elle les -épiait jadis, une angoisse telle que la jeune mère -allait réveiller, pour les examiner encore, son petit -enfant dans son berceau. Puis elle s'y était accoutumée. -Elle n'avait plus vu là qu'une simple coïncidence. -Mais le rire, maintenant... le rire!... -«Oh! le voilà, le voilà encore! Il rit, cet enfant! -Mon Dieu! pourquoi rit-il comme cela toujours? -On doit l'entendre jusque sur la plage!»</p> - -<p class="i1">Simone se pencha sur l'appui de la fenêtre.</p> - -<p class="i1">—Qu'est-ce que c'est donc, mon mignon? -Comme tu es bruyant aujourd'hui! Il faut te tenir -tranquille maintenant. Prends un livre.</p> - -<p class="i1">—Oh! petite mère...</p> - -<p class="i1">—Tu ris trop haut. Tu me fais mal à la tête.</p> - -<p class="i1">—Je ne rirai plus.</p> - -<p class="i1">—Non, je te le défends. Si je t'entends encore, -je te forcerai à prendre un livre.</p> - -<p class="i1">Ah! combien de fois, à partir de ce jour, il devait, -le petit Hugues, entendre ces mots: «Ne -ris pas!» Tantôt sa maman avait mal à la tête, -tantôt elle lui représentait combien était vulgaire -cette gaieté si tapageuse, tantôt son père travaillait -et il pourrait le déranger. Et toujours, dès que -<span class="pagenum"><a name="Page_293" id="Page_293">[Pg 293]</a></span> -ses lèvres joyeuses s'ouvraient, la même défense -revenait bien vite.</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">Non, ne ris pas, petit Hugues. Car ce que -ta mère a entendu dans ton rire, ce qu'elle y a -découvert, d'autres pourraient l'entendre et le -découvrir aussi. L'homme dont tu portes le nom -célèbre est là, tout près, dans son cabinet de travail; -et son génie de musicien, qui a fait de l'autre -rire un <i>leit-motiv</i> de gaieté, ne s'y tromperait pas -toujours, et peut-être ferait-il du tien un <i>leit-motiv</i> -de doute, d'épouvante et de désespoir. Ne ris -pas, petit Hugues, ne ris pas!...</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">Depuis cette après-midi dans la villa de Cabourg, -tout le bonheur de Simone Mervil ne fut -plus qu'une parure extérieure, qu'elle continua -de porter pour tromper son mari, ses enfants, le -monde. La pauvre femme n'eut plus un instant -de repos. Elle ne pouvait plus voir son mari regarder -son fils sans s'imaginer que, dans les yeux -du musicien, tout à coup allait passer quelque -effrayante lueur. Elle ne pouvait plus les voir -jouer ensemble et se lutiner avec des éclats de -rire, sans trembler que Roger ne tressaillît et ne -s'arrêtât tout pâle, comme elle avait tressailli, -comme elle s'était arrêtée, si pâle elle-même, -dans l'allée du jardin, au bord de la mer.</p> - -<p class="i1">Et le supplice devint tel, la terreur, en elle, prit -<span class="pagenum"><a name="Page_294" id="Page_294">[Pg 294]</a></span> -une si insupportable intensité, que Simone en -arriva à cette chose inouïe pour elle et pour -Mervil, d'obtenir qu'on éloignât l'enfant de la -maison, qu'on le mît interne dans un lycée, et dans -un lycée de province, afin qu'il sortît le plus rarement -possible. Comment elle y décida son -mari, ce fut par cette ténacité féminine, qui, après -avoir insinué le germe d'une pensée, ne le laisse -pas mourir, mais l'entretient, le développe par la -répétition, y ramène toujours des sujets les plus -éloignés, fait que tout devient exemple, raison, -précédent, pour l'action en vue; si bien que l'action, -ensuite, se fait fatalement, comme d'elle-même -et par la force des circonstances. Le grand -prétexte, en cette occasion, ce fut la santé de Hugues,—santé -morale et physique. Rien ne trempait -mieux les garçons que la vie de collège, non -pas dans les internats renfermés et malsains de -Paris, mais dans un pays de bon air.</p> - -<p class="i1">Ce fut ainsi qu'à neuf ans, cet enfant qui n'avait -jamais quitté sa mère, et que sa mère adorait, fut -conduit comme pensionnaire au lycée de Chartres. -Ah! dans le train, tandis que la malheureuse, -le cœur brisé, s'étouffait pour ne pas faiblir et -fondre en larmes devant son fils, elle n'avait plus -besoin de lui dire: «Ne ris pas.» Il ne riait plus, -le petit Hugues. Il pleurait tellement que ses -beaux yeux bleus eux-mêmes, gonflés et comme -déteints, n'auraient pu compromettre sa mère, -<span class="pagenum"><a name="Page_295" id="Page_295">[Pg 295]</a></span> -et ne ressemblaient plus du tout aux prunelles -saphir de M. d'Espayrac.</p> - -<p class="i1">Quand elle revint de ce triste voyage, Simone -fut tellement malade qu'elle espéra mourir. Elle, -si heureuse encore quelques mois auparavant, -si bien guérie de ses chagrins et de ses fautes, si -fière de la confiance de son mari, de l'estime du -monde et du dévouement délicat de M. d'Espayrac, -elle retombait au fond d'un abîme pire que -tout ce qu'elle avait entrevu lorsqu'elle avait -glissé vers la chute. Elle en venait à penser avec -obstination aux grands lis blancs de Gisèle. -Pourquoi, elle aussi, ne s'endormirait-elle pas au -milieu des fleurs? Ce souvenir et ce désir la hantaient. -Que pouvait-elle espérer de l'avenir? -Hugues ne grandirait, elle en était sûre à présent, -que pour devenir le vivant portrait de Jean -d'Espayrac. C'était miracle que personne encore -n'eût été frappé par cette ressemblance. Mais, -qui sait? D'autres qu'elle l'avaient remarquée -sans doute, et en souriaient déjà? Grands dieux! -quelle serait sa position plus tard, entre son mari -et son ancien amant, quand tous deux auraient -enfin ouvert les yeux à l'évidence?...</p> - -<p class="i1">Cependant Mervil, qui s'affligeait de l'espèce -de langueur dans laquelle tombait sa femme, -voulut distraire Simone, la força de sortir beaucoup, -sous prétexte qu'il fallait maintenant mener -Paulette dans le monde. Un soir de première -<span class="pagenum"><a name="Page_296" id="Page_296">[Pg 296]</a></span> -représentation au Cirque Moderne, ils se trouvaient -tous les trois dans une loge, lorsqu'ils -aperçurent M. d'Espayrac qui, d'un fauteuil, les -saluait de la main. Roger fit signe à son ami de -les rejoindre.</p> - -<p class="i1">Jean, lorsqu'il entra dans la loge, fut frappé -de l'air maladif et douloureux qui transformait le -visage de Simone. Il ne l'avait pas rencontrée -depuis longtemps, et le désastre de cette physionomie, -qu'il avait vue la même durant plus de -dix années, lui serra le cœur. Les joues se creusaient -maintenant au lieu de dessiner leur fin -ovale; le nez aminci paraissait modelé dans de -la cire; la bouche gardait, vers les coins abaissés, -comme un tremblement de larmes, et, dans la -tristesse des yeux, il y avait un peu d'effarement.</p> - -<p class="i1">A côté de sa mère, Paulette rayonnait, d'une -splendeur de santé, de vivante jeunesse, de grâce -épanouie, qui fut un autre étonnement pour le -poète, habitué à la voir près de sa gouvernante, -dans sa petite robe d'écolière.</p> - -<p class="i1">Et Simone, qui surprit le regard de Jean ramené -d'elle-même à sa fille, eut une sensation vague et -pénible, qu'elle ne s'expliqua pas tout de suite.</p> - -<p class="i1">M. d'Espayrac s'informa de sa santé. M<sup>me</sup> Mervil -déclara qu'elle souffrait seulement d'un peu -d'anémie; mais, derrière elle, Roger secouait la -tête. Quelque chose de lourd et d'obscur semblait -s'être abattu sur eux.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_297" id="Page_297">[Pg 297]</a></span></p> - -<p class="i1">Pour faire diversion, M. d'Espayrac se mit à -taquiner Paulette.</p> - -<p class="i1">—Vous savez, lui dit-il, que le directeur va -réclamer à votre père des dommages-intérêts. -Toute la représentation est manquée; le public -ne regarde que vous, et quant aux acteurs, ils en -perdent la tête. Il n'est pas permis d'être jolie -comme cela. On parle d'un clown qui s'est déjà -retiré dans les écuries pour se faire sauter la cervelle.</p> - -<p class="i1">—Eh bien, et vous, monsieur? dit tranquillement -Paulette en levant ses grands yeux sur lui.</p> - -<p class="i1">—Moi? fit Jean interloqué.</p> - -<p class="i1">—Bravo! dit Mervil en riant. Voilà ce que -j'appelle mettre un homme au pied du mur. -Puisque tout le monde est amoureux d'elle, parbleu, -avoue que tu l'es aussi.</p> - -<p class="i1">—Jamais de la vie! s'écria plaisamment d'Espayrac. -Elle m'a fait trop de niches quand elle -était petite. D'ailleurs, c'est passé, pour moi, -l'âge de faire la cour aux jeunes filles.</p> - -<p class="i1">Paulette le regarda et sourit d'un sourire de -coquetterie et de malice, instinctivement femme -déjà, avec le plissement un peu moqueur des -paupières sur ses yeux noirs si beaux.</p> - -<p class="i1">Alors Simone comprit ce qui, tout à l'heure, -lui avait fait mal quand elle avait vu Jean s'approcher -de sa fille, quand elle avait constaté -dans l'admiration involontaire de ce regard -<span class="pagenum"><a name="Page_298" id="Page_298">[Pg 298]</a></span> -d'homme, mieux que dans la réalité, la transformation -de cette enfant en une rayonnante -créature faite pour inspirer l'amour et pour le -ressentir. Si Paulette allait s'éprendre de M. d'Espayrac! -Si cette pauvre petite, avec les illusions -enchantées de son âge, allait s'égarer dans ce -rêve impossible! Si elle allait éprouver pour cet -homme, resté si séduisant et si jeune, ce qu'elle, -Simone, éprouvait à seize ans pour Roger,—Roger, -lui aussi, de beaucoup plus âgé qu'elle-même. -Si elle allait l'aimer, l'aimer jusqu'à en -souffrir, l'aimer jusqu'à en mourir, cette innocente, -qui jamais ne connaîtrait l'obstacle abominable... -Ah! faudrait-il que Simone eût commis -ce crime-là aussi de faire le malheur de sa -fille!</p> - -<p class="i1">Dans l'état d'ébranlement moral où, depuis -quelques mois, se trouvait M<sup>me</sup> Mervil, cette -nouvelle crainte devait prendre sur-le-champ -des proportions démesurées. A peine, en effet, -cette idée se fut-elle formulée dans son esprit, -que Simone eût voulu saisir Paulette par la -main, se lever et s'enfuir. Elle restait l'oreille -tendue avec angoisse aux badinages de la jeune -fille, qui, évidemment, <i>flirtait</i> avec le beau d'Espayrac. -Tous deux, à présent, discutaient les -mérites et les défauts d'un travail de haute école, -qu'on exécutait sous leurs yeux.</p> - -<p class="i1">—Moi, disait Paulette, j'adore tant les chevaux -<span class="pagenum"><a name="Page_299" id="Page_299">[Pg 299]</a></span> -que, si j'avais dû gagner ma vie, je me serais -faite écuyère. Est-ce vexant de ne pas pouvoir -sortir du manège parce que papa ne monte -pas, et ne peut pas m'accompagner!</p> - -<p class="i1">—Attendez que vous soyez mariée, répondait -Jean. Vous trouverez bientôt quelque malheureux -à réduire en esclavage. Alors vous irez au -Bois avec lui.</p> - -<p class="i1">—Ah! reprit-elle, je n'épouserai certainement -pas un homme qui n'aurait pas la passion -des chevaux et qui ne serait pas excellent -écuyer.</p> - -<p class="i1">Cette déclaration étourdie vint ajouter au -trouble de la pauvre mère, car M. d'Espayrac -était connu comme l'un des plus élégants cavaliers -civils de l'avenue des Poteaux.</p> - -<p class="i1">Cependant la représentation continuait. Après -le travail en haute école, on disposa sur la piste -une table longue, portant des petites barres -fixes, des petites échelles, des petites balançoires. -Et une personne qui, malgré le maquillage, ne -paraissait plus de la première jeunesse, mais -dont les formes un peu lourdes se dessinaient -sous un maillot mauve à rubans maïs, vint exhiber -des rats blancs qu'elle avait dressés.</p> - -<p class="i1">Cette vue n'offrant rien de bien attrayant, on -s'était mis à bavarder dans la loge des Mervil. -Le public, d'ailleurs, restait froid. Et les rats se -balançaient, se suspendaient aux barres fixes, -<span class="pagenum"><a name="Page_300" id="Page_300">[Pg 300]</a></span> -montaient aux échelles, sans exciter beaucoup -d'enthousiasme. Mais Jean qui, par hasard, regarda -du côté de la femme au maillot mauve, -eut une exclamation:</p> - -<p class="i1">—Tiens! c'est trop fort!</p> - -<p class="i1">—Quoi donc? demanda Paulette.</p> - -<p class="i1">Comme ce qui provoquait l'étonnement de -M. d'Espayrac ne pouvait être dit à la jeune fille, -ce fut vers Mervil que le poète se tourna. Il lui -chuchota quelques mots à l'oreille. Le compositeur, -à son tour, regarda la montreuse de rats. Il -l'examina un instant, puis il dit:</p> - -<p class="i1">—Mais non, tu dois te tromper.</p> - -<p class="i1">—Ah! je suis bien sûr que si, par exemple, -se récria d'Espayrac.</p> - -<p class="i1">Mervil regarda encore, et secoua la tête.</p> - -<p class="i1">—Sont-ils malhonnêtes, maman, de se parler -comme ça tout bas! s'écria Paulette exaspérée -de curiosité.</p> - -<p class="i1">—Qu'est-ce donc? demanda nonchalamment -Simone. Est-ce que, moi non plus, je ne dois -pas savoir?...</p> - -<p class="i1">—Oh! mon Dieu si, madame, dit d'Espayrac.</p> - -<p class="i1">Mais il eut un mouvement d'hésitation, et se -tourna vers son ami:</p> - -<p class="i1">—N'est-ce pas, Roger?... Je peux dire à ta -femme?...</p> - -<p class="i1">—Ah! grands dieux, oui! Quelle importance -est-ce que cela peut avoir?</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_301" id="Page_301">[Pg 301]</a></span></p> - -<p class="i1">Alors d'Espayrac, se penchant vers Simone, -murmura:</p> - -<p class="i1">—Cette femme, avec ses rats... Eh bien, vous -ne savez pas ce que c'est?... C'est Netty Davidson, -un ancien <i>flirt</i> à notre ami Roger.</p> - -<p class="i1">Netty Davidson!... A dix ans de distance, ce -nom produisit encore chez Simone une secousse -douloureuse. Cette femme, cette grosse -femme si vulgaire, quoi! elle avait eu l'humiliation -d'en être jalouse! C'était cette créature qui -avait eu le pouvoir de troubler toute sa vie, à -elle, la belle et respectée M<sup>me</sup> Mervil, car c'était -à cause de cette créature qu'elle avait accepté -l'idée de la trahison par désir de vengeance.</p> - -<p class="i1">Simone regarda son mari. Qu'éprouvait-il en -retrouvant cette femme, pour laquelle il avait si -maladroitement risqué la paix de son ménage, -et leur bonheur, leur honneur à tous deux? Cette -femme qui avait été sienne, et que, peut-être, il -avait aimée?...</p> - -<p class="i1">Roger, visiblement, n'éprouvait rien du tout. -Le nom de Netty Davidson, pas plus que l'aspect -de la dame au maillot mauve, n'avait rien -fait vibrer sous son plastron blanc. Ce lointain -souvenir, à peine distinct, ne pouvait plus reprendre -corps, malgré les détails que Jean lui -chuchotait de nouveau pour lui rafraîchir la mémoire. -Non, vraiment, il ne se rappelait plus. -Son œil restait vague, ses épaules se haussaient -<span class="pagenum"><a name="Page_302" id="Page_302">[Pg 302]</a></span> -d'un geste de doute... Après tout, c'était possible. -Et puis, quoi? Ce maillot mauve ne valait -pas la peine qu'on établît son identité.</p> - -<p class="i1">Ainsi voilà donc tout ce qui restait dans la vie -de Roger de sa faute, à lui? Rien, pas une trace, -pas une ombre, pas un tressaillement! Et de la -sienne, à elle, Simone? O Dieu! de la sienne, -elle traînait, elle traînerait jusqu'au bout le douloureux -fardeau. Elle en avait souffert, pleuré, -saigné, il y avait dix ans; elle en souffrirait, elle -en pleurerait, elle en saignerait sans doute encore -dans dix ans à venir! Qu'avait-elle fait de -plus que Roger pourtant? Il avait eu une maîtresse -pendant quelques semaines; et elle, Simone, -elle avait eu un amant pendant quelques -jours. C'était tout. Encore son mari avait-il -commencé; elle, du moins, elle avait l'excuse de -la blessure reçue et de la jalousie. Cependant, -comme elle expiait!... Et lui? Lui, il soulevait les -épaules et ne savait même plus ce que l'on voulait -dire.</p> - -<p class="i1">Alors Simone vit, ce soir-là,—ce soir de -cirque, tandis que la monotone musique et le -monotone spectacle tournoyaient dans sa tête,—ce -que jamais encore elle n'avait vu, depuis -cet autre soir, si lointain déjà, où, par la vitre de -son coupé neuf, elle avait aperçu son mari qui -montait en voiture avec une autre femme. Elle -vit que parfois la vengeance est moins équitable -<span class="pagenum"><a name="Page_303" id="Page_303">[Pg 303]</a></span> -que le pardon. Et elle vit aussi que, d'un sexe à -l'autre, en matière d'amour, il n'y a pas de justice -possible. La nature et la société ont créé -trop d'abîmes entre l'homme et la femme; trop -divers sont leurs droits, leurs devoirs, leurs responsabilités, -pour que leurs actes puissent être -pesés à la même balance. Égales dans la douleur -qu'elles infligent, leurs infidélités sont radicalement -inégales au point de vue des conséquences. -Or la douleur s'efface, mais les conséquences -demeurent.</p> - -<p class="i1">Voilà ce qu'elle comprit, Simone, tandis que -les cuivres éclataient et bruissaient, que les chevaux -tournaient, et que papillotait un envolement -de jupes roses dans des ronds de papier -crevés. Elle avait guéri, dès longtemps, de la -trahison de Roger, mais guérirait-elle jamais de -la justice qu'elle s'était faite?</p> - -<hr class="chap" /> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_304" id="Page_304">[Pg 304]</a></span></p> - - -<div class="chapter"> - <h2 class="no-break p2"><a name="XIX" id="XIX"></a>XIX</h2> -</div> - -<div class="p2"> - <img class="drop-cap" src="images/initial_c_2.jpg" alt="Lettre C." /> -</div> - -<p class="drop-cap"><span class="sc">C'est</span> étonnant, disait Mervil d'un air -soucieux,—un jour que, sa femme étant -trop souffrante, il avait reconduit -Hugues au lycée de Chartres,—c'est étonnant -que cet enfant ne s'habitue pas à la vie de collège! -Ne crois-tu pas, ma chère amie, qu'il faudra -nous décider à le retirer... à essayer d'autre -chose... L'externat à Paris, par exemple, avec un -précepteur à la maison?</p> - -<p class="i1">—Il s'habituera, dit Simone, je t'assure qu'il -s'habituera.</p> - -<p class="i1">—Ah! reprit Mervil, pour moi, c'est bien la -dernière fois que je l'y ramène. Je ne comprends -pas comment tu en as le courage.</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_305" id="Page_305">[Pg 305]</a></span></p> - -<p class="i1">—Il a encore pleuré? demanda la mère d'une -voix tremblante.</p> - -<p class="i1">—Mais oui, bien sûr, il a pleuré. Il m'a tellement -supplié de ne pas le laisser là-bas, que, si -je n'avais pas eu quelque scrupule à agir sans -toi, sans nous être entendus, ma foi! je le faisais -remonter dans le train.</p> - -<p class="i1">—Ce ne serait pas raisonnable, dit Simone.</p> - -<p class="i1">—Sans doute. Enfin... Puisque c'est pour son -bien.</p> - -<p class="i1">Il y eut un silence. Puis le père reprit:</p> - -<p class="i1">—Si ce n'était que le jour de la rentrée! -Mais il m'inquiète, ce petiot. Je trouve qu'il -change.</p> - -<p class="i1">—Mon Dieu! Comment cela?</p> - -<p class="i1">—Oui, tu n'es pas de mon avis, qu'il a mauvaise -mine? Puis il perd son entrain, sa gaieté. -Même les jours de vacance, à la maison, il pense -tellement au retour en classe, qu'il en est tout -triste... Il ne rit plus.</p> - -<p class="i1"><span class="sc">Il ne rit plus</span>!!!... - La mère eut un grand -tressaillement de remords. Il ne riait plus, son -enfant, son cher petit Hugues. Et c'était à cause -d'elle! C'est elle qui l'avait voulu ainsi!</p> - -<p class="i1">Quand le père eut quitté la chambre, elle -pleura, elle pleura longtemps. Puis elle eut une -révolte contre cette barbarie à laquelle elle se -forçait. Non, ce n'était plus possible! Puisque -l'enfant ne s'habituait pas, elle ne le laisserait -<span class="pagenum"><a name="Page_306" id="Page_306">[Pg 306]</a></span> -pas dépérir ainsi loin d'elle. On allait le faire -revenir, voilà tout. On n'attendrait même pas -la fin du semestre. Quant à ce qui arriverait -dans la suite?... Eh bien, à la grâce du ciel! -Qu'elle souffre encore davantage, s'il le fallait... -Mais que le petit soit heureux!</p> - -<p class="i1">Aussitôt qu'elle parla de reprendre Hugues, -Mervil fut tout content. Mais, comme il se méfiait -de sa faiblesse et se reprochait d'aller peut-être—tant -il avait été influencé dans l'autre -sens—contre le véritable intérêt de son fils, ce -fut lui qui, le plus chaudement, conseilla d'attendre -jusqu'à la fin du semestre. Il s'en fallait -seulement d'une dizaine de semaines.</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">—Maman, dit le petit Hugues,—un jour -d'adieux trempés de larmes dans le parloir du -lycée,—ne me laisse pas, vois-tu... Il y a encore -deux mois! Je n'irai jamais jusqu'au bout. Deux -mois, c'est trop long pour un petit garçon -comme moi.</p> - -<p class="i1">Elle se moqua de lui, tendrement. Mais elle -fut secouée d'une terreur presque superstitieuse -lorsque, deux jours après, elle reçut une lettre -du proviseur lui annonçant que son fils était malade. -Puis elle se remit un peu, sur une seconde -lecture, quand elle s'assura que c'était seulement -une légère attaque de rougeole. Et tout de suite, -avec une valise, elle se mit en route pour Chartres. -<span class="pagenum"><a name="Page_307" id="Page_307">[Pg 307]</a></span> -«Je descendrai à l'hôtel,» dit-elle à Mervil, -«mais j'espère bien cependant qu'on me laissera -le soigner jour et nuit.»</p> - -<p class="i1">—Non, non, disait le musicien, ne te fatigue -pas. Ne t'inquiète pas, surtout... Une petite -rougeole d'enfant, ce n'est rien. Et télégraphie-moi -plusieurs fois par jour. Au premier signe de -toi, je te rejoins.</p> - -<p class="i1">Quand il vit sa mère, Hugues pensa qu'elle -allait le ramener à la maison. Mais on lui expliqua -que, dans sa maladie, la seule chose à craindre, -c'était un refroidissement. On ne pouvait donc -pas le transporter en chemin de fer. Dès qu'il -irait mieux, il partirait.</p> - -<p class="i1">—Et, tu sais, lui disait Simone à l'oreille, -cette fois-ci, ce sera pour de bon, nous n'attendrons -pas les vacances de Pâques.</p> - -<p class="i1">Il eut un sourire joyeux. Mais, le soir, quand -on vint expliquer à M<sup>me</sup> Mervil que le règlement -interdisait qu'elle passât la nuit, que vraiment -d'ailleurs la maladie était trop légère pour autoriser -une exception, que le proviseur la suppliait -d'aller prendre elle-même du repos, l'enfant eut -une crise de larmes.</p> - -<p class="i1">—Oh! dit-il, je suis sûr que tu pars pour -tout à fait, que tu ne reviendras pas!</p> - -<p class="i1">Sa mère eut de la peine à le rassurer. Mais le -petit malade s'excitait, devenait nerveux:</p> - -<p class="i1">—J'ai peur ici, dans cette infirmerie! criait-il. -<span class="pagenum"><a name="Page_308" id="Page_308">[Pg 308]</a></span> -Elle est affreuse, cette infirmerie! Je veux être -malade chez nous, dans ma jolie chambre.</p> - -<p class="i1">—Tu y seras bientôt, mon amour.</p> - -<p class="i1">—Mais, reprit le petit—saisi d'une de ces -idées baroques comme il en passe dans la tête -des enfants,—si je prenais froid, tu as dit, -mère?... je serais très malade?</p> - -<p class="i1">—Oh! très malade, mon pauvre chéri!</p> - -<p class="i1">—Et alors, si j'étais très, très malade, tu me -ramènerais chez nous?...</p> - -<p class="i1">—Ne parle pas comme cela, mon fils adoré. -Maman aurait trop de chagrin si son petit garçon -devenait très malade.</p> - -<p class="i1">Cependant Hugues paraissait calmé, alourdi -même, prêt à dormir. Et sa mère, enfin, se retira -sur la pointe des pieds, avec l'assurance que l'infirmière -veillerait, ne s'absenterait pas une seule -minute.</p> - -<p class="i1">La nuit fut très bonne. Hugues sommeilla -presque tout le temps, d'une respiration égale, -son joli visage déjà moins empourpré, son front -moins brûlant sous les boucles de ses cheveux -tout humides de sueur. L'infirmière le couvrit -beaucoup, parce que cette transpiration devait -être salutaire, et, le voyant si tranquille, vers -cinq heures du matin, elle s'étendit sur la -couchette voisine, se laissa gagner par le sommeil.</p> - -<p class="i1">Elle ne reposait pas depuis une demi-heure -<span class="pagenum"><a name="Page_309" id="Page_309">[Pg 309]</a></span> -lorsqu'un bruit la réveilla. Vivement dressée sur -son séant, elle ne vit plus le petit Mervil. Le lit de -l'enfant était découvert et vide. En même temps, -elle sentit une fraîcheur; et, dans sa surprise et -son émotion, elle ne prit pas tout de suite conscience -de ce qui se passait. Mais quelques secondes -plus tard, elle distinguait une croisée ouverte, -puis, dans l'embrasure où pâlissait l'aube, -une grêle forme blanche...</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">Quelques heures plus tard, lorsque Simone, -d'un pas vif, entra dans l'infirmerie et courut au -lit de son fils, elle fut arrêtée, à mi-chemin, par -un spectacle qui lui glaça le cœur. L'enfant, -dressé à demi, malgré les efforts de l'infirmière -et du médecin, s'agitait, délirait, les joues en -flamme, ses beaux yeux grands ouverts et fous.</p> - -<p class="i1">—Oh! mère, mère, te voilà!... Nous allons -partir... Vite, qu'on m'habille!... Nous allons à -Paris. Nous allons voir papa et Paulette... ma -Lélette qui jouera au tennis avec moi. Et tu sais... -on m'avait dit des blagues... Un refroidissement, -ça ne rend pas plus malade... Ça guérit. Je me -suis refroidi... j'ai ouvert la fenêtre... pour que je -sois très mal et qu'on m'emporte chez nous. Et -voilà, au contraire, je suis guéri... je suis guéri...</p> - -<p class="i1">Il répétait, d'un air joyeux et malin:</p> - -<p class="i1">—J'ai ouvert la fenêtre!... j'ai ouvert la fenêtre!...</p> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_310" id="Page_310">[Pg 310]</a></span></p> - -<p class="i1">—Comment, la fenêtre?... demanda Simone, -dont les jambes tremblaient.</p> - -<p class="i1">—Taisez-vous, monsieur Mervil... murmurait -l'infirmière.</p> - -<p class="i1">—Oui, reprenait Hugues, la fenêtre... Et il -faisait frais... C'était bon! Et maintenant, je suis -guéri, je suis guéri!...</p> - -<p class="i1">Il éclata de rire, ce beau rire dont la mélodie -prenait l'âme, comme un <i>leit-motiv</i> d'éternelle -gaieté. La fièvre en faisait tinter les notes avec plus -de sérénité, de plénitude. Oh! comme c'était -bien le rire de Jean!... Même en la torture de -son inquiétude, la mère en eut l'impression, -le frisson. Cependant elle ne songeait plus à lui -imposer silence.</p> - -<p class="i1">Une longue journée d'angoisse commença. -Après la fièvre qui, toute la matinée, secoua, tordit, -consuma ce pauvre petit corps, une prostration -survint, qui le laissa tout anéanti, sans couleur, -sans souffle, ainsi qu'une frêle chose brisée, -contre l'oreiller blanc. Et, vers le soir, il avait -tellement l'aspect d'un petit être à l'agonie, avec -le geste incessant de ses menottes pour remonter -le drap, que Simone, folle d'épouvante, expédia -vers son mari un télégramme désespéré.</p> - -<p class="i1">Quand Mervil arriva, un peu avant minuit, -c'était la fin. Hugues semblait ne plus voir, ne -plus entendre. Mais, toujours, le va-et-vient très -lent, très affaibli, de ses menottes sur le drap, -<span class="pagenum"><a name="Page_311" id="Page_311">[Pg 311]</a></span> -montrait qu'il vivait encore. Roger se pencha sur -lui, la gorge tellement crispée de douleur qu'il -ne pouvait d'abord parler. Enfin, il l'appela:</p> - -<p class="i1">—Hugues, mon petit Hugues! C'est moi, tu -ne me vois pas?</p> - -<p class="i1">L'enfant essaya de soulever ses paupières; -mais il sembla n'en avoir plus la force. Pourtant -il avait reconnu qui lui parlait, car ses lèvres s'entr'ouvrirent, -et on l'entendit murmurer:</p> - -<p class="i1">—Papa!...</p> - -<p class="i1">Ce fut tout. La tête s'affaissa de côté; les menottes -cessèrent de se traîner si doucement sur -le drap. Mervil étreignit la main de Simone, et -la mère, qui comprit cette étreinte, se jeta sur la -couchette avec un cri affreux.</p> - -<p class="i1">Il ne rirait plus, son petit Hugues... il ne rirait -plus, jamais!</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">Deux jours plus tard, dans la rue Ampère, -un cortège, un long cortège de deuil se formait -devant la maison du compositeur Roger Mervil. -Sur le trottoir opposé, une foule stationnait, -pour tâcher de reconnaître les visages célèbres. -Et les yeux des mères se mouillaient de larmes -en voyant ce cercueil si étroit, si léger, que l'on -portait dans le grand char aux chevaux blancs, -et sur lequel, ensuite, on amoncelait des fleurs.</p> - -<p class="i1">Quand le corbillard se mit en marche, tous les -regards, voilés de pitié, cherchèrent le père, au -<span class="pagenum"><a name="Page_312" id="Page_312">[Pg 312]</a></span> -premier rang de cette troupe silencieuse de messieurs -en noir. Mais il y eut une hésitation. Car -deux hommes conduisaient le deuil. Mervil, en -effet, n'ayant pas de proche parent, avait accepté -que Jean d'Espayrac, son fidèle collaborateur et -ami, parcourût à ses côtés, pas à pas, le chemin -d'abominable douleur. Et maintenant la sympathie -attristée de la foule hésitait entre eux: l'un -déjà presque vieux, les cheveux rares et grisonnants, -le visage maigre, les yeux enflammés et -fixes, toute la volonté raidie contre quelque surprise -terrassante de son chagrin; l'autre, jeune et -très touchant dans la gravité navrée de son attitude, -dans la poésie que l'élégance de sa personne -et la beauté de son visage prêtaient à son affliction.</p> - -<p class="i1">Et derrière un rideau soulevé de ce superbe -hôtel Renaissance d'où s'éloignait le cortège, il y -avait une mère aussi, une mère déchirée de remords -et de souffrance, dont les regards, également, -derrière ce corbillard, apercevaient ces -deux hommes. Malgré les efforts de sa fille, qui -voulait l'écarter de cette fenêtre, lui épargner le -spectacle atroce de ce départ, Simone s'obstinait, -chassant d'un geste brusque et répété les pleurs -dont ses yeux s'aveuglaient. Elle voulait voir, elle -voulait voir... Oh! ce char tout blanc, ce long -drap blanc, toutes ces fleurs!... Il était là-dessous, -son petit Hugues!... Et derrière lui, Dieu du -<span class="pagenum"><a name="Page_313" id="Page_313">[Pg 313]</a></span> -ciel!... voici Roger et voici Jean!... Simone se -disait: «Les voici... tous deux, tous deux!...» -Sa pensée ne prenait pas d'autre forme. Toutefois -une horreur l'envahissait... une surhumaine angoisse.</p> - -<p class="i1">Lorsque le corbillard tourna l'angle d'une avenue -lointaine, elle jeta un cri de douleur physique, -comme si c'était son cœur de chair et de -sang qu'on lui arrachait de la poitrine; elle tournoya -sur elle-même ainsi qu'une bête blessée -qui va mourir.</p> - -<p class="i1">—Maman!... ma pauvre maman!... cria Paulette.</p> - -<p class="i1">Et elle la pressait entre ses bras, de toute sa -tendresse, de toute sa force.</p> - -<p class="i1">Alors des mots échappèrent à Simone, des -mots terribles, qu'heureusement sa fille ne comprit -pas:</p> - -<p class="i1">—Ah!... murmura-t-elle, le crime de sa naissance... -et aussi le crime de sa mort!...</p> - -<p class="i1">Mais vraiment c'était trop souffrir! La nature -céda, chercha son refuge suprême dans l'inconscience, -dans l'anéantissement... Les yeux de -Simone se fermèrent, ses traits se détendirent... -Elle avait perdu connaissance.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_314" id="Page_314">[Pg 314]</a></span></p> - - -<div class="chapter"> - <h2 class="no-break p2"><a name="XX" id="XX"></a>XX</h2> -</div> - -<div class="p2"> - <img class="drop-cap" src="images/initial_s.jpg" alt="Lettre S." /> -</div> - -<p class="drop-cap"><span class="sc">Simone Mervil</span> survécut à peine deux -ans à son petit Hugues. Une maladie -de langueur, peu à peu, usa les forces -de son corps fragile. Puis une affection de poitrine -survint, dont les ravages, dans cet organisme -sans résistance, s'accomplirent avec une -foudroyante rapidité.</p> - -<p class="i1">Pourtant cette femme si jeune encore ne -s'abandonna pas sans lutte au mal qui l'emportait -vers la tombe. N'espérant ni se pardonner à elle-même -ni jamais se consoler, elle gardait, malgré -tout, la volonté de vivre. Elle ne voulait pas que -ses fautes, après avoir mis dans l'existence de -Roger cet affreux chagrin de la mort d'un fils, le -privassent maintenant d'elle-même. Puis il y avait -<span class="pagenum"><a name="Page_315" id="Page_315">[Pg 315]</a></span> -Paulette, Paulette dont elle devait garder le cœur -afin que les hasards de la destinée n'y fissent pas -germer cet impossible amour, dont la seule idée -révoltait, épouvantait sa conscience de mère coupable.</p> - -<p class="i1">Ce châtiment-là, du moins, lui fut épargné, à -elle dont la courte faiblesse portait tant de cruels, -d'impérissables fruits. Paulette, peut-être, sans la -vigilance de sa mère, eût laissé grandir certain -sentiment tendre pour ce beau Jean d'Espayrac -auquel ressemblaient jadis tous les héros de ses -rêves de fillette. Mais, soigneusement éloignée de -lui depuis le soir du cirque, et détachée par mille -petites remarques de Simone,—ces petites remarques -innocemment perfides, et ici d'une si -nécessaire prudence, dont les femmes ont le secret,—elle -laissa périr en elle-même cette première -fleur de passion avant même d'en avoir -pressenti l'épanouissement.</p> - -<p class="i1">Toutefois, la certitude que sa fille n'aimait pas -M. d'Espayrac ne suffisait pas à Simone. Elle voulait -voir Paulette mariée avant qu'elle-même -quittât ce monde; car elle sentait bien la mort -venir, et elle avait peur de ce qui surviendrait -quand elle n'y serait plus. Paulette se maria donc, -sans un entraînement bien vif, mais avec plaisir, -parce qu'elle trouvait le mariage une chose très -amusante. Elle épousa un officier, dont la fortune -ne pouvait se comparer à la sienne, mais presque -<span class="pagenum"><a name="Page_316" id="Page_316">[Pg 316]</a></span> -aussi joli garçon que M. d'Espayrac et portant un -nom tout aussi sonore et tout aussi ancien. Le -jour du mariage, Simone sentit un poids bien -lourd qui se dissipait, qui déchargeait enfin son -cœur; mais elle éprouva en même temps une -grande mélancolie à voir sa chère fille, sa belle -Paulette, sous le voile blanc des épousées; parce -qu'elle songea combien sont grands les devoirs -des femmes et combien fragile est leur bonheur.</p> - -<p class="i1">Lorsque Paulette eut quitté la maison au bras -de son mari, Simone essaya de vivre encore pour -Roger. Mais, déjà, la pente vers la mort lui devenait -rapide et douce; son existence passée -reculait, s'embrumait en une perspective très lointaine; -le monde lui semblait un pays qu'elle avait -depuis longtemps et pour jamais quitté. Rien ne -l'intéressait plus. Ses yeux, ses jolis yeux de -lumière et de bonté, avaient l'air maintenant, -lorsqu'ils se posaient sur les choses, de n'en pas -refléter les couleurs ni les contours; ils s'emplissaient -de vague et de mystère, comme par la contemplation -de quelque insondable abîme vers -lequel ils se seraient tournés.</p> - -<p class="i1">Mervil, sans croire encore à l'imminence d'un -danger, s'inquiétait de l'affaiblissement progressif -et de ce détachement de tout qu'il constatait chez -Simone. Il consulta des docteurs illustres. Il fit -voyager sa femme. L'hiver, il la conduisit dans le -midi. Parmi toutes les stations de la Méditerranée, -<span class="pagenum"><a name="Page_317" id="Page_317">[Pg 317]</a></span> -elle choisit Hyères, et elle se tint à ce choix avec -obstination. Roger s'y opposait, craignant que le -souvenir de Gisèle, la vue de la colline qui portait -sa tombe, n'exerçât dans l'esprit de Simone -une suggestion de tristesse. Finalement il fallut -céder à ce caprice de malade. Et, tout d'abord, -ce séjour parut réussir à M<sup>me</sup> Mervil. Elle qui, -depuis bien des semaines, ne considérait plus -rien avec intérêt et attention, elle voulut revoir -tout le pays, refaire toutes les excursions, toutes -les promenades. Chaque jour, elle montait en -voiture; elle s'en allait à Carqueiranne, aux Bormettes, -sur les bords du Gapeau. Mais surtout la -presqu'île de Giens l'attirait. Elle voulut y retourner -plusieurs fois; et elle restait une grande heure -assise, sans une parole, dans ce petit sentier surplombant -la mer, où, tant d'années auparavant, -elle était venue avec Gisèle. Comme son pauvre -cœur se tourmentait alors! Comme elle était -jeune, mon Dieu! Quelles émotions à défaillir -pour des choses qui ne la touchaient plus, dont -elle ne pouvait plus même se représenter l'importance! -Oh! quel choc dans sa poitrine, quand, -sur le chemin de la Tour-Fondue, on avait rencontré -Jean d'Espayrac! Que tout cela était loin! Que -tout cela lui semblait invraisemblable, étrange!... -Et pourtant, c'était de cela qu'elle mourait!...</p> - -<p class="i1">Gisèle aussi en était morte. Pauvre Gisèle, si -séduisante et si folle! Simone la voyait toujours -<span class="pagenum"><a name="Page_318" id="Page_318">[Pg 318]</a></span> -au moment où elle mangeait les oursins, si rieuse, -debout près de l'auberge du village; et elle se -représentait aussi le beau visage de passion avec -lequel son amie lui avait dit en lui montrant la -mer: «Oh! s'en aller là-bas, au hasard, dans l'inconnu, -avec quelqu'un que l'on aimerait follement!...»</p> - -<p class="i1">Mervil, qui ne quittait plus sa femme, se réjouissait -du plaisir apparent qu'elle prenait à ces excursions, -et de l'animation que le grand air lui -mettait sur le visage. L'espoir de la guérison -complète lui vint. Mais cela ne dura pas. Brusquement -les forces factices de Simone tombèrent. -Et maintenant, elle demeurait étendue sur sa -chaise longue, dans la villa qu'ils avaient louée, -n'ayant plus pour distraction que de voir, entre -les palmiers du jardin, là-bas, des voiles blanches -passer sur le bleu immuable de la mer.</p> - -<p class="i1">Un jour elle pria son mari de faire venir Paulette -au plus vite. Il s'effrayait.</p> - -<p class="i1">—Tu ne te sens pas plus mal?</p> - -<p class="i1">—Non, oh! non, mais j'ai quelque chose de -très important à lui dire.</p> - -<p class="i1">Mervil courut lui-même au télégraphe. Lorsqu'il -revint, il fut frappé de l'altération extraordinaire -des traits de sa femme. Elle le regarda -d'un infini regard... Alors il comprit qu'elle se -sentait mourir.</p> - -<p class="i1">Il s'approcha d'elle, se mit à genoux près de -<span class="pagenum"><a name="Page_319" id="Page_319">[Pg 319]</a></span> -la chaise longue, l'entoura d'une de ces étreintes -pleines d'une angoisse abominable dont on entoure -les êtres qu'on aime, et qui s'en vont sans -que rien au monde puisse les retenir.</p> - -<p class="i1">Simone appuya le front sur son épaule. Et -quel ne fut pas l'étonnement de Roger lorsqu'il -sentit sur son cou la chaleur d'une larme, tandis -que sa femme lui murmurait à l'oreille ce mot -inattendu: «Pardon!»</p> - -<p class="i1">Il lui releva la tête:</p> - -<p class="i1">—Te pardonner, à toi, ma Simone, qui as été -la joie de ma vie! Te pardonner! Quoi donc, -grands dieux? A toi, la plus pure, la meilleure!...</p> - -<p class="i1">Elle le regarda, du même infini regard, à travers -le ruissellement de ses larmes, et elle répéta -encore:</p> - -<p class="i1">—Pardon!</p> - -<p class="i1">—Mais de quoi donc, ma femme chérie? insista-t-il.</p> - -<p class="i1">Elle se tut quelques secondes, puis prononça -simplement, mais avec un air étrange:</p> - -<p class="i1">—De te quitter.</p> - -<p class="i1">Alors il essaya de rire, il l'embrassa, il l'assura, -le cœur broyé, qu'ils avaient encore devant -eux de longs jours de bonheur...</p> - -<hr class="sect" /> - -<p class="i1">Lorsque Paulette arriva le lendemain, Simone -était faible à ce point qu'elle pouvait à peine parler. -Cependant la présence de sa fille la fit se -<span class="pagenum"><a name="Page_320" id="Page_320">[Pg 320]</a></span> -soulever d'un grand effort. Elle avait quelque -chose à lui dire. On crut comprendre qu'elle voulait -être seule avec Paulette, et Roger lui-même -sortit de la chambre.</p> - -<p class="i1">—Oh! maman, s'écria la jeune femme, c'est -une crise qui va passer. Tu iras mieux. Si tu savais... -tu n'as pas l'air malade en ce moment.</p> - -<p class="i1">C'était vrai. Simone venait de rassembler -toutes ses forces. Sur son visage ranimé, un reflet -rose, un rayon de beauté se posait. Ses cheveux, -toujours de leur blond si fin, se dénouaient, roulaient -avec une grâce de jeunesse; et ses beaux -yeux de douceur s'illuminaient comme lorsqu'ils -s'étaient ouverts au songe riant de la vie.</p> - -<p class="i1">—Ma chérie, oh! ma chérie, murmura-t-elle -près du visage incliné de sa fille, écoute ce que -j'ai voulu te dire. Essaie de te le rappeler quand -tu auras du chagrin. Si jamais on te blesse le -cœur,—si jamais ton mari te fait de la peine, -même s'il va jusqu'à l'infidélité,—ne te venge -pas... O Paulette! ne le trompe jamais! Vois-tu, -nous autres femmes, nous n'avons pas le droit de -mal faire... Notre vertu et notre honneur sont la -vertu et l'honneur de la famille, la vertu et l'honneur -de la patrie... Quand nous tombons, tout -tombe avec nous... Pour nous, il n'y a pas de -faute légère... Nous devons rester tout en haut, -ou bien nous roulons tout en bas... Et, dans -notre chute, nous entraînons tout. Sache-le, ma -<span class="pagenum"><a name="Page_321" id="Page_321">[Pg 321]</a></span> -fille, sache-le bien, et crois-en ta mère qui va -mourir.</p> - -<p class="i1">Ce furent à peu près les dernières paroles que -Simone prononça.</p> - -<p class="i1">Elle mourut vers le soir. Elle mourut comme -si elle s'endormait, la main dans la main de -Roger, emportant à jamais, sous ses paupières -closes, le secret de sa faute et la mélancolie de -son repentir.</p> - - -<div class="p4"> - <div class="figcenter"><a name="i_325.jpg" id="i_325.jpg"></a> - <img src="images/i_325.jpg" - alt="Decorative image." /> - </div> -</div> - - - -<p class="ac p4"><i>Achevé d'imprimer</i><br /><br /> -<span class="smaller">le trente mars mil huit cent quatre-vingt-treize<br /><br /> -PAR</span><br /><br /> -<span class="larger">ALPHONSE LEMERRE</span><br /><br /> -<span class="smaller">25, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 25</span><br /><br /> -<i>A PARIS</i></p> - -<p>1. — 1907.</p> - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Justice de femme, by Daniel Lesueur - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JUSTICE DE FEMME *** - -***** This file should be named 51591-h.htm or 51591-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/1/5/9/51591/ - -Produced by Clarity, Christian Boissonnas and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. Special rules, -set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to -copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to -protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project -Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you -charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you -do not charge anything for copies of this eBook, complying with the -rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose -such as creation of derivative works, reports, performances and -research. They may be modified and printed and given away--you may do -practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is -subject to the trademark license, especially commercial -redistribution. - - - -*** START: FULL LICENSE *** - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project -Gutenberg-tm License (available with this file or online at -http://gutenberg.org/license). - - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm -electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy -all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. -If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project -Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the -terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or -entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. - -1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be -used on or associated in any way with an electronic work by people who -agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few -things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works -even without complying with the full terms of this agreement. See -paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project -Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement -and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic -works. See paragraph 1.E below. - -1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" -or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project -Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the -collection are in the public domain in the United States. If an -individual work is in the public domain in the United States and you are -located in the United States, we do not claim a right to prevent you from -copying, distributing, performing, displaying or creating derivative -works based on the work as long as all references to Project Gutenberg -are removed. Of course, we hope that you will support the Project -Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by -freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of -this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with -the work. You can easily comply with the terms of this agreement by -keeping this work in the same format with its attached full Project -Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. - -1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern -what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in -a constant state of change. If you are outside the United States, check -the laws of your country in addition to the terms of this agreement -before downloading, copying, displaying, performing, distributing or -creating derivative works based on this work or any other Project -Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning -the copyright status of any work in any country outside the United -States. - -1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: - -1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate -access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently -whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the -phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project -Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, -copied or distributed: - -This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with -almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org/license - -1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived -from the public domain (does not contain a notice indicating that it is -posted with permission of the copyright holder), the work can be copied -and distributed to anyone in the United States without paying any fees -or charges. If you are redistributing or providing access to a work -with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the -work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 -through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the -Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or -1.E.9. - -1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted -with the permission of the copyright holder, your use and distribution -must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional -terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked -to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the -permission of the copyright holder found at the beginning of this work. - -1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm -License terms from this work, or any files containing a part of this -work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. - -1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this -electronic work, or any part of this electronic work, without -prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with -active links or immediate access to the full terms of the Project -Gutenberg-tm License. - -1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, -compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any -word processing or hypertext form. However, if you provide access to or -distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than -"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version -posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), -you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a -copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon -request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other -form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm -License as specified in paragraph 1.E.1. - -1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, -performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works -unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. - -1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing -access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided -that - -- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from - the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method - you already use to calculate your applicable taxes. The fee is - owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he - has agreed to donate royalties under this paragraph to the - Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments - must be paid within 60 days following each date on which you - prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax - returns. Royalty payments should be clearly marked as such and - sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the - address specified in Section 4, "Information about donations to - the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - -- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies - you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he - does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm - License. You must require such a user to return or - destroy all copies of the works possessed in a physical medium - and discontinue all use of and all access to other copies of - Project Gutenberg-tm works. - -- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any - money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the - electronic work is discovered and reported to you within 90 days - of receipt of the work. - -- You comply with all other terms of this agreement for free - distribution of Project Gutenberg-tm works. - -1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm -electronic work or group of works on different terms than are set -forth in this agreement, you must obtain permission in writing from -both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael -Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the -Foundation as set forth in Section 3 below. - -1.F. - -1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable -effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread -public domain works in creating the Project Gutenberg-tm -collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic -works, and the medium on which they may be stored, may contain -"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or -corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual -property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a -computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by -your equipment. - -1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right -of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project -Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project -Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all -liability to you for damages, costs and expenses, including legal -fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT -LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE -PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE -TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE -LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR -INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH -DAMAGE. - -1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a -defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can -receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a -written explanation to the person you received the work from. If you -received the work on a physical medium, you must return the medium with -your written explanation. The person or entity that provided you with -the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a -refund. If you received the work electronically, the person or entity -providing it to you may choose to give you a second opportunity to -receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy -is also defective, you may demand a refund in writing without further -opportunities to fix the problem. - -1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth -in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER -WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO -WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. - -1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied -warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. -If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the -law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be -interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by -the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any -provision of this agreement shall not void the remaining provisions. - -1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the -trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone -providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance -with this agreement, and any volunteers associated with the production, -promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, -harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, -that arise directly or indirectly from any of the following which you do -or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm -work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any -Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. - - -Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm - -Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of computers -including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists -because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from -people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. -To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 -and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. - - -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive -Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at -http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent -permitted by U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. -Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered -throughout numerous locations. Its business office is located at -809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email -business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact -information can be found at the Foundation's web site and official -page at http://pglaf.org - -For additional contact information: - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To -SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any -particular state visit http://pglaf.org - -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. - -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. - -Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. -To donate, please visit: http://pglaf.org/donate - - -Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic -works. - -Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm -concept of a library of electronic works that could be freely shared -with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project -Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. - - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. -unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily -keep eBooks in compliance with any particular paper edition. - - -Most people start at our Web site which has the main PG search facility: - - http://www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. - - -</pre> - -</body> -</html> diff --git a/old/51591-h/images/cover.jpg b/old/51591-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 0ce1852..0000000 --- a/old/51591-h/images/cover.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/51591-h/images/i_005.jpg b/old/51591-h/images/i_005.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index ed12e49..0000000 --- a/old/51591-h/images/i_005.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/51591-h/images/i_325.jpg b/old/51591-h/images/i_325.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index ce83029..0000000 --- a/old/51591-h/images/i_325.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/51591-h/images/initial_c.jpg b/old/51591-h/images/initial_c.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 1128ae5..0000000 --- a/old/51591-h/images/initial_c.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/51591-h/images/initial_c_2.jpg b/old/51591-h/images/initial_c_2.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 65a3b9e..0000000 --- a/old/51591-h/images/initial_c_2.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/51591-h/images/initial_d.jpg b/old/51591-h/images/initial_d.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index b5abb78..0000000 --- a/old/51591-h/images/initial_d.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/51591-h/images/initial_i.jpg b/old/51591-h/images/initial_i.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 908e066..0000000 --- a/old/51591-h/images/initial_i.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/51591-h/images/initial_l.jpg b/old/51591-h/images/initial_l.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index d43b5fe..0000000 --- a/old/51591-h/images/initial_l.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/51591-h/images/initial_m.jpg b/old/51591-h/images/initial_m.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 13adf6d..0000000 --- a/old/51591-h/images/initial_m.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/51591-h/images/initial_p.jpg b/old/51591-h/images/initial_p.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index e54c493..0000000 --- a/old/51591-h/images/initial_p.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/51591-h/images/initial_q.jpg b/old/51591-h/images/initial_q.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index bda370e..0000000 --- a/old/51591-h/images/initial_q.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/51591-h/images/initial_s.jpg b/old/51591-h/images/initial_s.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index ea1c149..0000000 --- a/old/51591-h/images/initial_s.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/51591-h/images/initial_u.jpg b/old/51591-h/images/initial_u.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index e9173bd..0000000 --- a/old/51591-h/images/initial_u.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/51591-h/images/initial_v.jpg b/old/51591-h/images/initial_v.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 06f98f6..0000000 --- a/old/51591-h/images/initial_v.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/51591-h/images/logo.jpg b/old/51591-h/images/logo.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index d022bcf..0000000 --- a/old/51591-h/images/logo.jpg +++ /dev/null |
