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-The Project Gutenberg EBook of Justice de femme, by Daniel Lesueur
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Justice de femme
-
-Author: Daniel Lesueur
-
-Release Date: March 28, 2016 [EBook #51591]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JUSTICE DE FEMME ***
-
-
-
-
-Produced by Clarity, Christian Boissonnas and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
-
-
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-
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-
-
- ┌───────────────────────────────────────────────────────────────────┐
- │ Note de transcription: │
- │ │
- │ Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été │
- │ corrigées. L'orthographe et la ponctuation d'origine ont été │
- │ conservées et n'ont pas été harmonisées. │
- │ │
- │ Les mots en italiques sont indiqués comme _ceci_. │
- └───────────────────────────────────────────────────────────────────┘
-
-
-
-
-Justice de Femme
-
-
-
-
-DU MÊME AUTEUR
-
-
- _POÉSIE_
-
- FLEURS D'AVRIL, ouvrage couronné par l'Académie française.
- 1 vol. 3 »
-
- SURSUM CORDA, pièce de vers ayant remporté le grand prix de
- poésie à l'Académie française. 1 vol. » 75
-
- UN MYSTÉRIEUX AMOUR, 1 vol. 3 50
-
- RÊVES ET VISIONS, ouvrage couronné par l'Académie française.
- 1 vol. 3 »
-
- POUR LES PAUVRES, 1 vol. in-4ᵒ, papier vergé. 3 »
-
-
- _ROMAN_
-
- LE MARIAGE DE GABRIELLE, ouvrage couronné par
- l'Académie française. 1 vol. 3 50
-
- L'AMANT DE GENEVIÈVE, 1 vol. 3 50
-
- MARCELLE. 1 vol. 3 50
-
- AMOUR D'AUJOURD'HUI. 1 vol. 3 50
-
- NÉVROSÉE. 1 vol. 3 50
-
- UNE VIE TRAGIQUE. 1 vol. 3 50
-
- PASSION SLAVE. 1 vol. 3 50
-
- L'AUBERGE DES SAULES, illustré par Jeanne Lemerre
- et Henri Pille. 1 vol. 9 »
-
-
- _TRADUCTION_
-
- LORD BYRON, Œuvres complètes. Tome I (_Heures d'Oisiveté,
- Childe Harold_) précédé d'un _Essai sur Lord Byron_.
- 1 vol. in-12, papier vélin, orné d'un portrait de
- Lord Byron. 6 »
-
- Tome II (_Le Giaour, La Fiancée d'Abydos, Le Corsaire,
- Lara_, etc.) 6 »
-
-
- _SOUS PRESSE_
-
- LORD BYRON, tome III 1 vol.
-
- STERNE, _Voyage sentimental_ (traduction nouvelle) 1 vol.
-
-
- _EN PRÉPARATION_
-
- HAINE D'AMOUR, roman 1 vol.
-
-
-_Tous droits réservés._
-
-
-
-
- DANIEL LESUEUR
-
- Justice de Femme
-
- [Illustration]
-
- _PARIS_
-
- ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
-
- 23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31
-
-
- M DCCC XCIII
-
-
-
-
-[Illustration]
-
-
-
-
-Justice de Femme
-
-
-
-
-I
-
-
-Voici du papier, de l'encre... un porte-plume... Qu'est-ce qu'il vous
-faudrait bien encore?... Est-ce tout?... Aurez-vous assez chaud ici?...
-Le valet de chambre veillera au feu. Mais, s'il ne venait pas à temps,
-sonnez, n'est-ce pas?
-
-Puis, avec un mouvement vers la cheminée, un air de jolie sollicitude
-pour son hôte, Mme Mervil ajouta:
-
-—Le timbre est ici, à droite. Vous sonnerez deux fois, s'il vous plaît,
-pour le valet de chambre.
-
-Elle s'arrêta, promena tout autour de la pièce le regard de ses yeux
-jeunes et clairs, puis le ramena, interrogateur, sur Jean d'Espayrac.
-N'oubliait-elle pas quelque chose?
-
-Il la contemplait silencieusement. Une rougeur très fine courut sur ce
-délicat visage féminin, d'une telle transparence de peau que la plus
-fugace vibration nerveuse y projetait un reflet.
-
-—Allons, adieu, reprit-elle, tendant sa main gantée,—car elle était
-tout habillée pour ses visites de l'après-midi.— Resterez-vous à dîner
-avec nous? Attendrez-vous au moins Roger?
-
-—Cela dépend, répondit M. d'Espayrac. J'aurais voulu lui montrer tout
-de suite mes corrections. Mais quand rentrera-t-il? _That is the
-question._
-
-Cette citation par trop usée semblait ici naturelle, sur les
-lèvres de ce poète mondain, connu pour l'intimité de son commerce
-intellectuel avec les auteurs d'outre-Manche. Jean d'Espayrac avait
-mis en vers très français des sentimentalités et des rêveries très
-anglaises. Il avait fait jouer—avec des demi-succès de politesse et de
-camaraderie—quelques-unes de ses «adaptations», sur différentes scènes
-de genre. Mais, depuis quelques semaines, il atteignait à la grande
-notoriété. Le théâtre des FANTAISIES-LYRIQUES faisait le maximum de
-recette chaque soir avec son _Roman de la Princesse_. Il n'était pas
-le seul auteur de cette jolie opérette. D'abord, et comme pour ses
-précédentes œuvres, il avait emprunté l'âme et les ailes de sa pièce
-au génie anglo-saxon. La _Princesse_ de Tennyson lui avait fourni
-le sujet, avec les plus charmants détails. En outre, les mélodies
-du compositeur Roger Mervil faisaient de ce gracieux spectacle un
-véritable enchantement. Elles étaient, ces mélodies, d'une limpidité,
-d'une légèreté, d'une tendresse dans leur mélancolie et d'un imprévu
-dans leur grâce, qui surprirent, saisirent, troublèrent jusqu'en leurs
-plus inertes fibres les petites âmes rétives des Parisiennes, avant que
-celles-ci eussent le temps de se demander si c'était là de la musique
-savante et de la musique de demain. Le «chic» n'eut rien à voir dans
-le plaisir ni dans l'attendrissement des spectatrices, et elles furent
-émues sans savoir si leur émotion était à la mode.
-
-Le _Roman de la Princesse_ était le plus vif succès de théâtre de cette
-fin d'année. A Roger Mervil, déjà presque célèbre, il apportait un
-triomphe qui promettait de se traduire, cette fois-ci,—la première,—par
-de très grosses sommes d'argent. A Jean d'Espayrac, déjà riche, il
-conférait pour de bon le titre de poète. «Enfin,» disait celui-ci
-avec un soupir de satisfaction comique, «je ne serai plus: ce jeune
-homme qui conduit si divinement les cotillons et qui fait si bien les
-vers!...»
-
-M. d'Espayrac avait vingt-six ans. Sa taille d'athlète, sa grosse
-moustache fauve, la hardiesse grave de ses yeux bleu sombre, la
-décision de ses gestes sobres, le faisaient paraître plus proche de
-la trentaine. Ce n'était pas la délicatesse de son tempérament, ni les
-nostalgies de sa pensée, qui forçaient sa main, si robuste en dépit
-de la finesse de race, à tracer sur du papier blanc de petites lignes
-noires avec une rime au bout. Non, cet heureux homme faisait des vers
-comme il faisait des armes: pour laisser déborder au dehors le trop
-abondant flot de vie qui roulait dans ses souples muscles ainsi que
-dans son tranquille cerveau. Cela lui venait tout seul, voilà pourquoi
-il écrivait. Cette facilité, jointe à l'exubérance de ce que Montaigne
-eût appelé «ses esprits animaux», risquait de le porter à choisir, en
-fait de muse, quelque belle fille bien débraillée, ayant son franc
-parler gaulois. De fait, si d'Espayrac fût né dans le peuple, cette
-fin de siècle eût possédé en lui son petit Villon, avec la potence
-en moins, ou son Scarron grandi, avec les deux jambes en plus. Mais
-Jean était l'unique héritier d'une famille très authentiquement
-noble. Son nom sonore était bien à lui; ce n'était pas un pseudonyme
-à fracas, ainsi que les bons petits confrères voulurent d'abord le
-croire et le faire croire au lendemain de son succès. Le milieu où
-il avait été élevé, c'était—dans le faubourg Saint-Germain—un vieil
-hôtel imposant et maussade, où l'atmosphère du siècle semblait ne pas
-pénétrer, et où il avait grandi entre une mère pieuse et un précepteur
-ecclésiastique. Cet hôtel venait d'être démoli pour le prolongement du
-boulevard Saint-Germain, et lorsqu'il se représentait maintenant la
-morne demeure, Jean rendait grâce à la République de l'avoir exproprié.
-D'autant plus que sa mère, Mme d'Espayrac, étant morte avant la
-décision du Conseil municipal, n'avait pas eu le cœur secoué par les
-pénibles soubresauts dont l'eût torturée, même à distance, la pioche
-des démolisseurs.
-
-Jean d'Espayrac devait donc à sa naissance, à son éducation, à son
-horreur pour toute vulgarité, de composer des vers élégants et d'une
-fine sonorité de cristal, au lieu de chansons à boire et de sensuelles
-ballades. Mais, comme il se fermait ainsi volontairement la chaude
-source d'inspiration palpitante au fond de lui dans son cœur, dans ses
-entrailles, et qu'il n'en trouvait pas une autre dans son cerveau peu
-coutumier d'abstractions, il empruntait au dehors. Il se livrait à des
-adaptations de poètes anglais; il attendait le soutien de la musique,
-qui soulevait et portait quelque temps ses frêles rimes. D'ailleurs
-Jean n'avait pas l'ombre de prétention pour ses œuvres; il ne se
-croyait pas doué de génie. Cette modestie était peut-être la meilleure
-de ses qualités littéraires.
-
-Simone Mervil, la jeune femme de son collaborateur,—elle qui commençait
-à le connaître,—lui dit en souriant:
-
-—Ainsi, c'est donc bien vrai? Vous êtes venu pour travailler?
-
-—Mon Dieu, oui, madame... Et je suis bien fâché de ne pas rencontrer
-Mervil. J'avais des variantes à lui soumettre.
-
-—Des variantes?... Pourquoi?... La pièce marche si bien! On applaudit
-tout.
-
-—Oui... la musique... dit gracieusement d'Espayrac.
-
-Il expliqua que, dans les airs vifs ou passionnés, l'accord entre la
-mélodie et les paroles était généralement très juste, très complet,
-mais que, dans les phrases tendres ou mélancoliques, certaines
-sécheresses d'expression contrastaient encore avec la douloureuse
-douceur du chant.
-
-—Je voudrais bien, dit-il, effacer de pareilles taches. Voyez-vous,
-j'en ai des remords, quand je songe que l'on me fait partager l'énorme
-succès de Mervil.
-
-Simone fut touchée. Elle était si fière de son mari! D'ailleurs cette
-générosité de langage était, à ce qu'elle avait cru remarquer, peu
-fréquente chez les artistes. Leur mépris mutuel s'étale d'une façon
-qui, malgré l'habitude, lui paraissait toujours choquante. Roger
-lui-même avait des crises de personnalité féroce, dont l'injustice et
-la mesquinerie la gênaient.
-
-—Il y a, continuait Jean d'Espayrac, un passage qui me désespère. C'est
-la célèbre romance: «_Tears, idle tears..._» dont votre mari a fait un
-pur petit chef-d'œuvre musical.
-
-—Mais, dit Simone, vos paroles sont délicieuses.
-
-Et elle se mit à fredonner:
-
- «_D'où venez-vous, larmes folles,_
- _Vaines larmes, dans mes yeux?_»
-
-—Et la fin, comme c'est joli:
-
- «_Nous venons, ô cœur blessé!_
- _Des longs jours de ton passé._»
-
-—Oui... le commencement, la fin... reprit d'Espayrac avec un air
-piteux. Mais c'est le milieu qui ne va pas. Il y a des mots très
-mauvais. Ah! cette langue française est détestable pour le chant!
-
-Et, rageur, il récita:
-
- «_D'où venez-vous, larmes folles,_
- _Vaines larmes, dans mes yeux?_
- _L'automne, tiède et joyeux,_
- _Luit au fond des calmes cieux,_
- _Sur les grands champs bénévoles._
- _D'où venez-vous, larmes folles?..._
-
- _—Nous venons, ô cœur blessé!_
- _Des longs jours de ton passé._»
-
-—... «Les grands champs bénévoles...» Pour: «_The happy
-autumn-fields_». D'abord, c'est idiot. Ensuite l'actrice qui chante ça
-en gagne une crampe dans la mâchoire.
-
-Simone éclata de rire:
-
-—Pourquoi l'avez-vous mis alors?
-
-Jean répondit avec un désespoir comique:
-
-—Parce que je n'ai pas trouvé autre chose.
-
-—Tenez, dit Simone, rassemblant des feuilles de papier qui jonchaient
-l'immense bureau de son mari. Et tenez, répéta-t-elle, allant en
-prendre d'autres sur le piano à queue. Voilà comment fait Roger quand
-il ne trouve pas tout de suite.
-
-Les pages, rayées par les lignes des portées et constellées
-d'hiéroglyphes, étaient en outre balafrées de ratures, égratignées
-de furieux coups de plume, écartelées de grands traits en croix,
-destructifs. D'Espayrac, en y jetant les yeux, crut voir les prunelles
-en feu de Mervil flamber dans la pâleur de son visage trop long, trop
-fin, sous le front déjà dégarni; il vit la haute taille, trop grêle, se
-voûter un peu; il songea que le musicien avait au moins douze ans de
-plus que lui-même... Et, relevant son regard sur la jeune femme qui se
-tenait à son côté:
-
-—Hein? fit-il, avec une gaieté un peu ironique sur sa physionomie de
-mâle superbe, ça ne doit pas faire un mari commode. S'il vous traite
-comme ses partitions...
-
-—Ah! s'écria Simone avec chaleur, c'est le meilleur des hommes.
-
-—Au fond, tout au fond, n'est-ce pas? Mais à la surface... un peu
-rugueux, un peu brusque. Et puis...
-
-—Et puis?... répéta-t-elle ouvrant tout grands ses limpides yeux de
-blonde.
-
-D'Espayrac ricana légèrement, sans répondre.
-
-—Que vous êtes méchant, monsieur d'Espayrac! s'écria Simone avec une
-jolie intonation de petite fille fâchée. Je vous comprends bien, allez!
-Vous voulez me faire croire que Roger me préfère la musique.
-
-Cette fois, le jeune homme eut un rire franc, prolongé en une roulade
-joyeuse.
-
-Ce n'était pas la première fois que Simone entendait ce beau rire
-clair, ce rire perlé comme un rire de femme, qui éclatait parfois,
-non sans bizarrerie mais avec un singulier charme, sur ces lèvres
-moustachues de mousquetaire, entre ces dents étincelantes de bel animal
-vigoureux et sain, ces fortes dents blanches aiguisées par tous les
-appétits.
-
-Elle rit elle-même.
-
-—La musique, je n'en suis pas jalouse. J'aime cent fois mieux l'avoir
-pour rivale que...
-
-—Que... des femmes?
-
-Un petit air belliqueux anima soudain la charmante figure de Simone.
-Ses sourcils se froncèrent, son regard pétilla, son petit menton se
-releva, comme par défi.
-
-—Oh! oh! dit Jean, très amusé, très piqué de curiosité. Ce serait si
-grave que cela? Et, voyons, qu'est-ce que vous lui feriez, s'il vous
-trompait?
-
-—Des choses terribles.
-
-—Vous le tueriez?
-
-—Oh! non, je l'aime trop.
-
-—Vous tueriez la femme?
-
-—Pouah! Oh! non. Ça me dégoûterait comme d'écraser un crapaud. Puis ce
-serait lui faire trop d'honneur, à elle.
-
-—Alors, vous... Vous lui rendriez la pareille?... Vous le tromperiez à
-votre tour?
-
-—Tout de suite!... Oh! je voudrais qu'il souffrît juste de la façon
-dont il m'aurait fait souffrir.
-
-—Bravo! dit Jean. Vous êtes dans les bons principes: Trompe-moi, je
-te trompe. Pas de dénouement sanglant. Et tout le monde y gagne. Je
-souhaite pour mes contemporains que Mervil vous fasse des traits.
-
-—C'est très laid, ce que vous dites là, monsieur d'Espayrac. Adieu, je
-me sauve. Roger n'approuverait pas que je cause plus longtemps avec un
-mauvais sujet comme vous. D'ailleurs, j'ai un tas de visites, je vais
-être en retard... Oh! vous ne savez pas?...
-
-—Quoi donc?
-
-—J'étrenne mon coupé, le coupé que Roger devait me donner dès qu'il
-aurait une pièce à succès.
-
-—Parbleu, je sais bien, dit Jean. C'est moi qui l'ai commandé. Un coupé
-bleu, à filets orange, modèle anglais, caisse profonde. Et là dedans,
-vous avez la glace, la petite pendule... Une autre pendule devant le
-cocher, sur le siège... Enfin, je crois que rien n'y manque.
-
-—Comment?...
-
-—Mais oui... Est-ce que ce pauvre Mervil s'entend à ces choses-là? Il
-m'a demandé conseil. Je l'ai conduit chez mon fabricant.
-
-—Ah! dit Simone, dont la joie semblait un peu tombée. Alors, je vous
-remercie deux fois, car déjà c'était grâce au _Roman de la Princesse_...
-
-L'animation de la jeune femme s'était subitement éteinte. Elle
-cherchait ses mots. Un geste de Jean suspendit sa phrase. Lui serrant
-la main, elle le quitta. Sa disparition eut la promptitude d'une
-retraite; et, quand la portière fut retombée derrière elle, M.
-d'Espayrac resta un instant debout, étonné, indécis. Puis, comme il
-était venu pour proposer à Mervil des corrections, et qu'il voulait
-les rédiger tandis qu'il croyait les tenir, il s'assit devant la table
-de travail, dans le grand atelier studieux où le compositeur s'isolait
-d'habitude, sous les combles de son petit hôtel. Mais Jean ne se mit
-pas tout de suite à écrire.
-
-«Qu'est-ce qui l'a fâchée?» pensa-t-il. «Est-ce que ça la gêne que je
-lui aie choisi son coupé? Quelle drôle de petite femme! Je voudrais
-savoir ce qu'il y a au fond de cette petite femme-là.»
-
-
-
-
-II
-
-
-Comme Simone descendait l'escalier étroit, tapissé de brocatelle et
-capitonné de moquette, qui réunissait les deux étages de son minuscule
-hôtel, du bruit la fit s'arrêter, l'oreille tendue, sur le palier du
-premier.
-
-Une voix hachée de larmes gémissait:
-
-—Lâchez-moi, miss!... Laissez-moi au moins aller demander à maman.
-
-Puis un grêle organe de moineau en colère pépiait avec autorité:
-
-—_You shall not go, you naughty child! I know your mamma will not take
-you._
-
-—Eh bien, Paulette, eh bien! s'écria Mme Mervil, la main encore posée
-sur la rampe de chêne ciré. Est-ce que tu n'es pas sage?
-
-Une porte s'ouvrit comme sous une poussée de courant d'air.
-
-—Oh! petite mère, tu m'avais promis de m'emmener dans ta voiture neuve!
-
-C'était une grande fillette, qui paraissait bien huit ans. A peine
-eût-on cru qu'elle pouvait être la fille de Simone. D'abord parce que
-celle-ci ne portait même pas trois fois cet âge; ensuite parce que
-cette impétueuse gamine aux longues mèches fauves qui se tordaient
-en désordre, aux yeux noirs brillants de hardiesse et de volonté,
-aux joues de fleur vivace, aux mouvements de garçon, contrastait
-absolument avec la créature pétrie de finesse et de suavité qui l'avait
-mise au monde. C'était comme si l'on avait attribué la maternité
-d'un Jean-Baptiste de Murillo à quelque liliale petite vierge de
-Memling. Car Simone offrait le type de ces délicieuses créatures
-féminines—tendres âmes à peine vêtues de chair—qui enchantent du
-mystère de leur sourire tous les rêves des Primitifs. Mais elle
-avait en plus la complication de nature, à la fois si frivole et si
-profonde, qu'enchevêtrèrent des siècles de raffinement, de scepticisme
-et de luxe. C'était une madone de Quentin Metsys, et c'était une
-Parisienne... Elle aurait eu, pour une chimère de tendresse divine
-ou humaine, s'il l'eût fallu, l'âme déchirée des Sept Douleurs, ou
-le corps stigmatisé par le martyre; mais aussi elle pouvait passer
-des nuits de fièvre pour une robe de bal manquée, et, rigoureusement
-honnête, n'avoir pas de plus vif plaisir que de réunir ou de voir
-réunis à la même table, avec ses amies, les hommes qu'elle croyait
-leurs amants. Elle, dont la jeunesse n'avait encore été qu'un long
-rêve d'amour permis, elle éprouvait, en face de l'amour coupable,
-une indulgence que la femme, en général, n'acquiert qu'à travers ses
-propres fautes, indulgence dont l'apparente candeur cache le plus
-souvent une complicité. Chez Simone, c'était plutôt une inquiétude
-curieuse des passions défendues. Et même cette curiosité sans
-conséquence aurait pu surprendre, chez une femme de vie tellement
-ouverte et droite, de réputation tellement inattaquable que les bonnes
-langues mondaines en étaient réduites, pour la critiquer, aux épithètes
-de «poseuse» et de «petit glaçon.»
-
-«Moi,» se disait-elle en roulant dans son joli coupé neuf, «je ne
-pourrais pas me conduire comme tant d'autres. Je n'ai ni le désir de
-tromper Roger ni aucune raison pour le faire... Puis la trahison est
-trop horriblement vulgaire dans ses détails...»
-
-Elle songeait au mépris de l'homme à qui l'on se donne, aux dégoûts
-des mensonges... Et ce qu'elle voyait sans indignation chez les autres
-lui semblait, pensant à elle-même, une chose énorme, répugnante,
-impossible...
-
-Mais pourquoi ses préoccupations du moment se tournaient-elles vers
-l'adultère?...
-
-Elle n'avait pas emmené sa fille. Paulette, consolée par quelque
-promesse, était retournée vers miss Mary, sa gouvernante. Et, toutes
-deux, l'Anglaise et la petite, elles avaient regardé, à travers les
-étroits carreaux quadrillant la fenêtre de la salle d'étude, Mme Mervil
-monter en voiture. Le beau coupé, avec son cheval bai-cerise et son
-cocher en livrée mastic, attendait au ras du trottoir. Car le petit
-hôtel des Mervil—situé dans une large rue neuve, la rue Ampère—ne
-possédait ni porte cochère ni remise, et le compositeur avait dû louer
-dans une grande maison de rapport voisine le local nécessaire pour
-loger l'équipage qu'il donnait à sa femme.
-
-Maintenant, Simone s'en allait de visite en visite. Elle avait vingt
-fois regardé l'heure à la petite pendule incrustée en face d'elle entre
-les deux glaces de devant. Elle avait dressé hors de sa gaîne le miroir
-biseauté, fait jouer le ressort de la niche à la poudre de riz et aux
-épingles, donné dix contre-ordres à son cocher, pour avoir l'amusement
-de parler dans le tube acoustique. Enfin, elle avait regardé au dehors,
-trouvant que les grises rues, dans cette sèche après-midi de décembre,
-prenaient à travers les vitres claires, entre le cadre de cuir bleu,
-un aspect tout différent de celui qu'on leur voit par les ternes
-carreaux éclaboussés d'un fiacre.
-
-Mais cette joie d'enfant, cette félicité que procure le bibelot neuf,
-cette fierté du luxe accru, semblait à Simone bien moins vive que
-lorsque, à l'avance, elle la savourait. Hélas! pourquoi son imagination
-prenait-elle sans cesse les devants? Tout ce qu'elle rêvait de posséder
-s'usait pour elle avant qu'elle en eût joui, tant elle en grossissait
-la valeur aussi longtemps que le destin lui défendait d'y toucher.
-Elle devait être si contente, et elle se sentait tout énervée! Aussi,
-c'était la faute de M. d'Espayrac. Avait-il besoin de lui dire qu'il
-avait choisi ce coupé? Son mari s'était ridiculisé en se déclarant
-incapable d'acheter une voiture. Et elle-même, Simone, la voilà
-transformée en petite bourgeoise parvenue aux yeux de ce garçon dont
-la famille roulait carrosse depuis des siècles. L'immense talent de
-Roger, dont elle était si fière, disparaissait momentanément devant les
-renseignements de carrossier qui lui manquaient et que Jean d'Espayrac
-avait dû lui fournir.
-
-Mais encore, était-ce bien cela? Était-ce de cette futile circonstance
-que venait le malaise de Simone? Non. Car un autre ami de son mari
-eût surveillé l'achat de cette voiture qu'elle eût trouvé la chose
-toute simple et n'y eût pas accordé une minute de réflexion. Mais,
-à l'avenir, la pensée de M. d'Espayrac monterait avec elle dans ce
-coupé, s'assoirait à ses côtés sur les coussins... Et n'avait-elle pas
-compté sur ce cadeau de son mari pour s'exalter la bonté de Roger, pour
-donner un aliment à la tendresse conjugale qu'elle sentait, au fond
-d'elle-même, devenir languissante, faiblir au niveau d'une monotone
-habitude? N'avait-elle pas, précisément, espéré que cette distraction
-éloignerait l'image du beau Jean, dont la hantise, depuis quelque
-temps déjà, ne laissait pas que d'inquiéter un peu sa conscience
-d'honnête femme?... Toutefois Simone ne s'en disait pas aussi long.
-La seule analyse de pareils sentiments lui eût paru dangereuse...
-presque coupable. Puis, l'eût-elle essayée, qu'elle n'eût pas su
-peut-être—cette petite créature aux sensations si fines mais purement
-instinctives—démêler la cause véritable de son imperceptible souffrance.
-
-Tout à coup, sur le trottoir du boulevard Haussmann, près de la rue
-Taitbout, elle aperçut son mari.
-
-Le compositeur marchait à grands pas, les yeux à terre, l'air absorbé.
-
-«Comme il se voûte!» pensa Simone. «Et comme il a tort de porter des
-chapeaux hauts de forme à bords plats!»
-
-Elle siffla dans le tube acoustique et dit au cocher d'aborder le
-trottoir.
-
-—Roger!... Psst!... Roger!
-
-Elle eut beau appeler très bas, par convenance, deux ou trois messieurs
-se retournèrent. Mervil fut le seul qui ne s'aperçut de rien. Mais un
-passant lui fit remarquer la voiture.
-
-—Oh! c'est toi!... s'écria-t-il. Et voilà le coupé. Mon Dieu, que tu es
-jolie là dedans!
-
-—D'Espayrac est venu, dit-elle—sans un mot sur l'équipage dont elle
-avait tant parlé depuis six semaines.—Il doit être encore chez nous.
-Est-ce que tu ne rentres pas?
-
-—Non... A moins que tu ne me ramènes.
-
-Il ajouta plaisamment:
-
-—Vous ne donneriez pas, madame, à un pauvre musicien, l'hospitalité
-dans votre belle voiture?
-
-—Je n'ai pas le temps, j'ai encore six visites à faire.
-
-—Ah! répliqua-t-il d'un ton naturel, sans s'apercevoir qu'elle le
-boudait. Alors, adieu, à tout à l'heure. Si Jean est encore là,
-retiens-le à dîner.
-
-Simone n'était pas plus méchante que toute autre petite créature
-de vingt-cinq ans, sujette à changer de caprice comme un canari de
-perchoir. Elle était seulement de mauvaise humeur et s'irritait qu'on
-n'y attachât nulle importance. Elle retint donc son mari pour lui dire:
-
-—Elle est beaucoup trop lourde, cette voiture... Ou c'est le cheval qui
-n'est pas fait, qui est trop mou... Enfin, ça ne marche pas.
-
-—Vraiment?
-
-Et Mervil, inquiet, recula d'un pas, jeta un coup d'œil sur l'ensemble.
-Mais le tableau de sobre élégance, la tenue du cocher, celle du cheval,
-les tons de métal et de cuir neuf, puis, surtout, la fine tête si
-jolie sur le fond bleu sombre, tout cela l'enchanta. Avec une bonne
-expression joyeuse, il se rapprocha, et, la voix baissée:
-
-—Tu es difficile, tu sais, Simone. C'est ravissant.
-
-—Avec cela que tu t'y connais! lui jeta-t-elle.
-
-Vivement elle releva la glace, donna une adresse au cocher.
-
-Mais elle n'avait pas fait cent mètres que son cœur se serra. Elle eut
-un remords.
-
-Mon Dieu! qu'avait-elle donc à s'irriter maintenant ainsi contre Roger,
-pour la moindre chose? Est-ce qu'elle allait ne plus l'aimer?...
-L'aimer... Elle s'arrêtait sur ce mot. L'aimer... Et le son de ces deux
-syllabes, mentalement murmurées, évoquait des choses très lointaines,
-très douces, avec des sentiments très lointains aussi, qui lui
-semblaient n'avoir plus rien à faire avec elle-même; des sentiments qui
-la stupéfiaient, tant ils lui paraissaient invraisemblables.
-
-Quel âge avait-elle quand elle commença d'aimer Roger Mervil?
-Douze ans!... moins peut-être. Dans l'ombre du coupé, un sourire
-mélancoliquement attendri flotta sur les délicates lèvres de Simone
-en songeant à la petite fille qu'elle était alors, et à la passion
-pleine d'ignorance, d'adoration, de soumission, de pureté, qui gonflait
-son cœur d'enfant, tandis qu'elle écoutait le jeune compositeur jouer
-doucement, en chantant d'une voix ardente et basse, sur le piano droit
-où elle-même, le matin, tapotait ses gammes, dans l'angle du salon
-sévère de ses parents.
-
-Personne ne pénétra son secret de fillette, et elle fût morte plutôt
-que de le laisser deviner, surtout à Roger Mervil.
-
-Elle avait treize ans quand il eut son prix de Rome. Le soir où il
-leur dit adieu, à la veille de partir pour l'Italie, on la trouva
-étendue raide sur le parquet de sa chambre. Elle fit une maladie grave.
-On crut que c'était le seul fait de l'évolution physique. La petite
-Simone se rétablit d'ailleurs. Mais elle ne vivait que d'une seule
-pensée. Pendant quatre ans, le souvenir de Roger l'accompagna partout,
-à ses promenades, à ses leçons, à ses premiers bals. C'était un rêve
-infiniment chaste et tendre, que rien ne troublait, car Simone avait la
-patience de l'extrême jeunesse: elle savait qu'elle épouserait Roger
-ou bien qu'elle se laisserait mourir. Ses parents lui donnaient une
-belle dot, et lui n'avait que son talent; mais, dans la famille de la
-jeune fille, les questions d'intérêt ne passaient pas pour les plus
-importantes.
-
-Et le dénouement heureux arriva, sans lutte ni complications. Roger
-Mervil aima celle qui l'aimait, et, bien qu'il eût plus de trente ans
-et elle moins de dix-huit, on la lui donna sans beaucoup de difficultés.
-
-Il y avait neuf ans de cela. Pendant neuf ans, le ménage Mervil avait
-pu passer pour un modèle de bonheur et de fidélité réciproque. Roger
-aimait toujours Simone, et Simone aimait encore Roger. Seulement le
-musicien de quarante ans, chez qui dominait le fanatisme de son art,
-et le musicien de trente et un, chez qui, au seuil du mariage, ce
-même fanatisme avait déjà remplacé toutes les autres illusions de la
-jeunesse, restaient un seul et même individu, ou du moins deux très
-identiques personnalités morales. Tandis qu'un abîme s'était creusé
-entre la jeune fille de dix-sept ans, élevée loin du monde, en un
-milieu austère, et la Parisienne de vingt-six. Un abîme surtout au
-point de vue du sentiment. La Simone d'aujourd'hui n'avait pas moins
-que l'autre la faculté d'aimer; toutefois le mot AMOUR prenait pour
-elle un autre sens. Elle avait maintenant autre chose à donner que la
-naïve exaltation d'une pensée chaste; autre chose à demander qu'une
-affection tranquille, supérieure et bienveillante. Et ce nouvel échange
-de sentiments ne pouvait se produire entre elle et son mari, parce
-qu'on ne s'aime pas deux fois de deux façons différentes, surtout à
-neuf ans de distance, et surtout quand on est marié. Il y avait tout un
-côté de la passion qu'elle ne devait jamais connaître si elle voulait
-rester fidèle. Un jour ou l'autre, son devoir, facile jusque-là, lui
-apparaîtrait comme un renoncement.
-
-Lorsque Simone s'interrogeait sur l'état de son cœur—ce qu'elle n'eût
-pas songé à faire autrefois, ce qu'elle faisait maintenant à propos de
-tout—elle se répondait encore à elle-même: «J'aime mon mari.» Mais, à
-l'heure des songeries indistinctes, et quand elle rêvait d'amour, ce
-n'était plus l'image et le nom de Roger qui surgissaient spontanément
-dans le mystère de ses évocations intérieures.
-
-
-
-
-III
-
-
-Ce même jour, à mesure que l'après-midi s'avançait, Simone découvrait
-en elle-même des choses attristantes qu'elle n'y avait jamais vues: de
-pâles perspectives nostalgiques, et des abîmes d'ennui, insondables,
-enténébrés.
-
-Pourquoi?... Pourquoi?... N'avait-elle pas tout pour être heureuse?
-N'entendait-elle pas, au cours des visites qu'elle égrenait, vanter
-sa propre chance, et le talent grandissant de son mari, et le succès
-mérité de ce délicieux _Roman de la Princesse_? Ne percevait-elle
-pas, dans les louanges du monde, l'accent tout nouveau de sincérité
-qu'imposent le gros succès d'argent et les bousculades des foules
-devant une œuvre d'artiste? Jusqu'à présent, quand on parlait de
-Mervil dans les salons, chacun se croyait obligé d'expliquer qui il
-était, de lui décerner un brevet de compositeur: «Vous savez bien,
-Roger Mervil, qui a fait de si jolies choses?...» Sans que nul
-retrouvât le titre d'aucune de ces «jolies choses». Désormais, c'était
-tout différent; il avait son étiquette: «L'auteur du _Roman de la
-Princesse_». Et l'on ajoutait: «Cette pièce qui fait le maximum tous
-les soirs aux FANTAISIES-LYRIQUES.» Alors tous les visages s'animaient,
-s'éclairaient de la pensée: «Sapristi, ça doit en représenter de
-l'argent!...» Les journaux, d'ailleurs, ne faisaient plus suivre le nom
-de Mervil par la formule «le compositeur bien connu», appliquée à tous
-ceux qui ne le sont pas encore. Enfin c'était la renommée, la fortune,
-tout ce que Simone avait impatiemment attendu pour l'homme au génie
-duquel elle avait foi.
-
-Et puis après?...
-
-Pour tout le monde il était transfiguré, mais pour elle?... Oh!
-son talent, elle n'en avait jamais douté. Et son acharné travail,
-elle en avait été témoin. Oui, le talent, le travail... «Mon Dieu!»
-pensait-elle, «comme je voudrais avoir encore seize ans!... Ah!
-éprouver encore ce que j'ai éprouvé ce jour de juin où maman est entrée
-dans ma chambre avec une lettre dépliée:—«Une nouvelle, Simone... Roger
-Mervil revient d'Italie, et revient pour tout de bon.»—Ah! le bonheur
-fou, le bonheur dont on croit mourir! L'univers que l'on prend en pitié
-pour la multitude des êtres qui n'éprouvent pas ce qu'on ressent!... Et
-le soir où, tous deux seuls près du piano, il m'a chanté tout bas qu'il
-m'aimait... Cette mélodie passionnée... ce regard... Et l'insomnie
-bienheureuse ensuite dans mon petit lit de jeune fille, quand, les yeux
-ouverts dans l'ombre, je revivais sans trêve cet unique instant. Mais
-comment de pareilles sensations sont-elles possibles? Était-ce Roger?
-Était-ce moi?...»
-
-La songerie où Simone s'absorbait, dans l'anéantissement de toutes les
-choses extérieures, se trouva interrompue par l'arrêt de son coupé.
-La jeune femme tressaillit et regarda dehors, dans le crépuscule de
-cinq heures, le crépuscule parisien piqué de becs de gaz, traversé
-par les reflets clairs des vitrines, coupé et recoupé par de hâtives
-silhouettes. Elle se trouvait devant un très bel hôtel du boulevard
-Haussmann, à peu de distance du carrefour de Messine. «Tiens! j'ai donc
-donné l'adresse de Gisèle Chambertier?» C'était une amie d'enfance,
-qu'elle tutoyait, dont jamais elle n'avait pu se séparer, et contre
-laquelle, toutefois, son mari nourrissait une prévention. «Bah! Roger
-ne pourra pas m'en vouloir. Il y a près d'un mois que je ne l'ai vue.»
-
-Quand Simone fit cette réflexion, les deux coups de timbre annonçant
-sa visite avaient déjà retenti, et le valet de pied lui ouvrait toute
-grande la porte vitrée de la vérandah. Un second domestique lui fit
-traverser une galerie où des feuillages luisaient sous des rayons
-électriques, puis le hall et le grand salon, avant de crier son nom
-devant une portière olive et vieux rose drapée somptueusement.
-
-Elle entra dans la jolie pièce Louis XVI où Gisèle tenait son _five
-o'clock_.
-
-Il n'y avait que trois femmes, et les deux amies s'embrassèrent.
-
-Gisèle avait vingt-huit ans. C'était une brune, qui, artificiellement,
-donnait à sa chevelure des tons de cuivre. Dans une toute petite tête
-fine de médaille, elle ouvrait d'immenses yeux sombres, noyés, des
-yeux dont le lourd et doux regard se posait comme un contact, des yeux
-de langueur, des yeux de vertige. Grande, avec un corps très souple,
-elle paraissait presque trop maigre; pourtant ses mains n'étaient pas
-sèches; au contraire, des fossettes trouaient leur chair blanche,
-finement pétrie en un moule très pur. Sous les ongles roses, comme
-dans la pourpre des lèvres, un sang vigoureux et coloré circulait, que
-n'eût point trahi le teint du visage avec sa délicatesse de camélia.
-Cette belle créature était vêtue d'un corsage tout en valenciennes sur
-mousseline de soie couleur paille, et d'une longue jupe en lourd broché
-noir dont la traîne ondulait derrière elle. Quand elle se leva pour
-embrasser Simone, sa taille flexible se cambra sur ses minces hanches
-avec tant de liberté que l'une de ses visiteuses chuchota vers sa
-voisine:
-
-—Vous voyez bien qu'elle ne porte pas de corset.
-
-Après cette remarque, la dame se leva pour prendre congé. Les deux
-autres l'imitèrent. Gisèle resta seule avec Simone.
-
-—Ah! dit celle-ci en se laissant tomber au fond d'une bergère, que la
-vie est bête, ma pauvre mignonne!
-
-—Quand on la prend comme toi, dit Gisèle avec une voix lente, sans
-timbre, mais d'une pénétrante douceur et qu'on avait envie d'entendre
-encore.
-
-Elle s'était approchée de la table à thé; maintenant elle préparait une
-tasse pour son amie.
-
-—Eh! tu ne prends pas l'existence autrement que moi, dit vivement
-Simone. Au fond tu es la plus honnête femme du monde, bien que tu
-t'amuses à poser pour le sphinx, et qu'avec tous tes paradoxes tu
-risques ta réputation.
-
-—Bah! fit Gisèle, tu n'as pas besoin de me défendre à tes propres yeux.
-Je sais trop qu'un jour ou l'autre, nous serons brouillées à mort.
-
-—Oh! ma chérie, ne dis pas cela.
-
-—Allons!... Tu m'as déjà fait entendre que ton mari n'aime pas que nous
-nous voyions trop souvent.
-
-—Jamais!... Gisèle!... Jamais je ne t'ai fait la moindre allusion...
-
-—Mettons que je l'aie deviné. Mais je ne t'en veux pas, ma petite
-Simone, ajouta Mme Chambertier, en poussant un pouf à côté de son amie,
-pour s'asseoir tout près d'elle et lui passer un bras à la taille.—Nous
-sommes tellement différentes, vois-tu!
-
-—C'est absurde ce que tu dis là, Gisèle. On croirait que tu répètes
-cela pour me faire de la peine.
-
-—Eh bien! je ne le dirai plus, reprit Mme Chambertier en se levant,
-jusqu'à ce que tu t'en aperçoives par toi-même. Comment va ta petite
-Paulette?
-
-—Très bien. Non... c'est-à-dire, elle est un peu enrhumée. Voyons,
-pourquoi sommes-nous si différentes?...
-
-Gisèle haussa légèrement ses épaules, si fines, si nerveuses, sous la
-dentelle et la mousseline.
-
-—Ton mari prétendrait que je te donne de mauvais conseils.
-
-—Encore!...
-
-—Eh bien! s'écria Gisèle, en dressant son buste félin. Moi, je cultive
-mon MOI (pour employer une expression dont les hommes n'auront pas
-seuls le privilège). Toi, tu cultives un tas de vieux préjugés; tu
-cultives des ombres: l'opinion d'autrui, la morale de la portière, le
-code conjugal tel que ces messieurs l'ont fait à notre usage et à leur
-plus grand profit. Tu acceptes des devoirs que tu ne discutes même
-pas. Penser t'effarouche, vivre te fait peur. Tu n'oses t'interroger;
-tu te défies de ce que ton cœur, de ce que ta raison, de ce que tes
-sens te répondent. Ton innocente petite personne te fait l'effet d'un
-monstre qu'il faut sans cesse tenir en bride... Moi, que je sois bonne
-ou méchante, peu m'importe! Ce qui m'occupe, c'est de satisfaire ma
-méchanceté ou ma bonté. Je m'étudie pour savoir au juste ce que je
-veux, et, quand je le sais, je le fais. Qu'est-ce que les autres
-peuvent m'apprendre là-dessus? Qu'en savent-ils? Cela les touche-t-il?
-Si je me découvrais un vice, je ne perdrais pas mon temps à savoir d'où
-il me vient, je m'appliquerais à le satisfaire par tous les moyens
-possibles.
-
-—Là! dit Simone, te voilà partie... Si je ne te connaissais pas
-pourtant!... Mais, folle que tu es, puisque tu n'en as pas, des
-vices!...
-
-—Ils viendront, dit Gisèle en riant. J'approche de la trentaine. On
-prétend que c'est l'âge où ils poussent.
-
-Sur le seuil, sous les draperies de la portière, la voix du domestique
-annonça:
-
-—Monsieur d'Espayrac.
-
-Et Jean parut,—grand, les épaules larges, la taille svelte dans la
-redingote irréprochable, la démarche pleine d'aisance,—un type de
-force, d'élégance et de masculine beauté.
-
-«Ah!» se dit Simone, «il vient donc souvent ici?» Et elle eut au cœur
-comme une bizarre crispation d'angoisse, irrésistible, inexplicable
-comme sa nervosité et sa nostalgie des heures précédentes.
-
-Jean fut heureux de trouver les deux jeunes femmes ensemble, et
-seules. Il le leur dit, avec cette nuance d'ironie subtile dont le
-Parisien homme du monde voile toujours aussi bien le vide que la
-sincérité de ses sentiments. Et toutes deux répondirent en riant,
-avec la demi-incrédulité qui est la contre-partie féminine de cette
-demi-franchise.
-
-Elles l'intéressaient l'une et l'autre très diversement.
-
-Il pressentait en Simone une sœur d'âme, et il éprouvait pour Gisèle
-une violente affinité sensuelle. Il jugeait que son collaborateur
-Mervil avait une chance unique de posséder cette fine blonde créée
-pour les bonheurs intimes et qu'on sentait incapable d'une trahison;
-tandis que, plus il observait Gisèle, plus il plaignait M. Chambertier.
-Toutefois, lorsque, par l'imagination, il se substituait à l'un des
-deux maris, c'est dans le rôle du dernier qu'il se complaisait à
-se voir, et de la façon la plus précise. Près de Gisèle, ses sens
-lui parlaient un langage clair, qu'il ne voulait pas écouter, mais
-auquel il ne se trompait pas. Près de Simone, ce qui s'éveillait en
-lui, c'était la délicieuse et vague chanson de son jeune passé, ses
-premiers rêves purs, les caresses de sa mère, les sanglots tendres de
-son adolescence dans le jardin moussu du vieil hôtel d'Espayrac, par
-les beaux soirs des étés morts. C'étaient aussi des réminiscences plus
-anciennes; car Simone ressemblait à l'idéal de droiture, de simplicité,
-de chasteté féminines, qui avait fait battre le cœur de ses aïeux,
-et, de nouveau, près d'elle, ce cœur-là tressaillait en lui. Dans un
-vieux château gothique, il y avait des siècles, Jean avait aimé une
-femme comme elle,—une femme aux longues tresses blondes, aux yeux
-clairs de source, avec un missel ou une quenouille entre les doigts,—il
-l'avait aimée lorsque, parcelle de vie inconsciente, existante déjà
-mais non encore personnifiée, ce qui devait un jour être lui palpitait
-confusément dans le sein de quelque ancêtre. A peine pourtant se
-rendait-il compte de cet obscur désir d'âme qui l'entraînait vers Mme
-Mervil. Au contraire, il s'en voulait de se sentir si brutalement épris
-de Mme Chambertier.
-
-«Quand on aime une femme du monde comme une fille,» se disait-il, «la
-seule chose à faire, c'est de la fuir. Car, ou elle mérite mieux,
-et l'on n'a pas le droit de lui offrir une passion qui serait une
-offense; ou c'est le contraire... et alors, que d'embarras pour si peu
-de chose, et quel écœurement après le caprice!»
-
-«D'ailleurs,» pensait-il encore, «ce serait ridicule et triste de
-prendre sa femme à un brave homme aussi aveugle, aussi bêtement bon que
-Chambertier.»
-
-Précisément comme M. d'Espayrac pensait au maître du logis, celui-ci
-pénétra dans le petit salon par une porte donnant sur une salle de
-billard.
-
-Édouard Chambertier était un homme de trente-cinq à trente-huit ans,
-grand, lourd, gauche et doux, qui bedonnait un peu, et dont la tête,
-enfoncée dans les épaules, offrait un commencement de calvitie. La
-franchise et la bonté empreintes sur sa physionomie éveillaient une
-sympathie immédiate, mais la banalité qu'on y découvrait aussitôt
-empêchait cette sympathie de s'accentuer en un sentiment plus vif.
-
-D'intelligence nulle, il ne devait sa haute situation comme président
-du Conseil d'administration dans une grande Compagnie d'assurances qu'à
-la masse des capitaux dont il avait enrichi l'affaire. C'était un de
-ces êtres effacés, sans prestige et sans mystère, qui n'ont ni amis ni
-ennemis, qui n'inquiètent, n'effraient ni n'attachent,—en un mot, qui
-ne comptent pas. Il ne comptait pas plus, dans son intérieur, pour sa
-femme et pour ses domestiques, qu'il ne comptait, dans son Conseil,
-pour ses co-actionnaires ou ses subordonnés. On le recherchait à cause
-de sa fortune; et, quoiqu'il fût très liant, on ne se plaisait guère
-en sa société, parce qu'il ennuyait. Quelques-uns l'avaient cru naïf
-et pensèrent l'exploiter. Mais une certaine finesse prudente qu'il
-apportait dans les questions d'argent découragea les tentatives. Il
-avait épousé Gisèle dans une crise d'amour violent, ne s'était pas
-ensuite étonné tout d'abord des dédains affichés de cette créature
-qu'il jugeait supérieure, avait pleinement joui du bonheur d'être son
-domestique et son banquier. Plus tard, il avait souffert d'une vague
-souffrance inavouée, qui n'était ni de la révolte, ni de la jalousie:
-car son indolence de nature excluait des sentiments aussi forts, et
-ce n'était point un imaginatif, que les soupçons, les pressentiments,
-les visions du possible pussent aiguillonner et torturer. Il ne
-s'était jamais dit ce que les familiers de sa maison se murmuraient à
-l'oreille: qu'un jour ou l'autre sa femme le tromperait, que c'était
-inévitable. Il ne voyait Gisèle, en effet, que dans les attitudes où
-il lui plaisait, à elle, de se montrer à lui; de ce que, plusieurs
-fois, elle avait haussé les épaules en parlant des hommes qui osaient
-lui faire la cour, M. Chambertier concluait qu'auprès d'elle tous
-perdraient à jamais leurs peines.
-
-Cette notion, désormais implantée dans son cerveau, aurait pu prévaloir
-en lui contre l'évidence même. C'est ce qu'on appelle une grâce d'état;
-mais cela provenait tout simplement de la difficulté—plus grande encore
-chez cet homme que chez un autre—de concevoir un être objectivement,
-c'est-à-dire en dehors de tout rapport avec soi-même. La subjectivité
-du point de vue augmente avec le nombre des liens qui enchevêtrent deux
-personnalités, deux existences. C'est pourquoi il est radicalement
-impossible à un mari et à une femme de se connaître jamais l'un l'autre.
-
-Lorsque M. Chambertier parut dans le petit salon, d'autres visites
-venaient d'arriver. Simone se tenait debout, prête à partir. En
-l'apercevant, elle regretta de n'être pas déjà loin. Ce gros homme si
-bon la gênait, et, chose singulière, lui faisait presque peur. Mais une
-peur spéciale. Il l'avait prise pour confidente, elle, l'amie intime
-de Gisèle, et, depuis quelque temps, la poursuivait partout, afin de
-se faire persuader par Mme Mervil que sa femme, au fond, l'aimait,
-en dépit des duretés qu'elle ne lui ménageait pas. Une compassion
-délicate, un désir de consoler Chambertier, et les illusions que
-Simone conservait naguère encore sur un tel sujet, la poussaient tout
-d'abord, d'elle-même, à assumer ce rôle. Sa façon tendrement légère de
-toucher aux blessures d'âme avait paru à cet être épais mais sensible
-quelque chose de nouveau, de suave, de merveilleusement doux. Il
-avait indiscrètement imposé à Simone la continuation de ce traitement
-sentimental, et la pauvre jeune femme, incapable d'un procédé cruel, ne
-savait plus comment se débarrasser de son malade.
-
-Sa position entre les deux époux devenait tous les jours plus fausse.
-Chambertier la prenait à part, ou venait la voir à l'improviste et en
-secret, pour l'entretenir de Gisèle, et Gisèle ne lui cachait plus le
-dédain absolu que lui inspirait Chambertier. Simone, si franche, se
-trouvait avoir des secrets pour chacun des deux avec l'autre. Sans
-compter que Chambertier, tout en adorant la femme dont il souffrait,
-commençait à s'éprendre, inconsciemment peut-être, de sa consolatrice.
-Tout cela était fait pour inquiéter la scrupuleuse conscience de Mme
-Mervil, mais aussi pour amuser de charités subtiles, de menus dangers
-et de vapeurs de passions remuées son cœur qui s'ennuyait.
-
-Aujourd'hui elle fut surtout contrariée de voir le mari de son amie,
-parce que ses préoccupations personnelles, bien qu'indéfinies,
-inexprimables, suffisaient à son activité sentimentale. Et aussi
-parce que, immédiatement, elle songea que ce serait lui, et non pas
-M. d'Espayrac, qui l'accompagnerait pour quitter le salon. Or, elle
-voulait demander à Jean l'explication d'un mot prononcé par lui tout à
-l'heure. Quand elle s'était levée, il avait fait le même mouvement. Et
-il attendait qu'elle eût dit adieu pour la suivre. Mais lorsqu'il vit
-entrer Chambertier, d'Espayrac, peu soucieux de s'attarder avec ce mari
-agaçant de la femme qu'il désirait, salua brièvement et disparut.
-
-Simone, au contraire, se rassit un instant, ne voulant pas avoir l'air
-de s'élancer à sa suite. Et, tout en répondant aux banalités d'une
-conversation sans intérêt, elle songeait maintenant à son mari avec
-une inquiétude toute nouvelle et subitement éveillée. M. d'Espayrac
-avait dit quelques minutes auparavant—et c'était cette phrase qu'elle
-aurait bien voulu lui faire éclaircir: «Je ne suis pas resté chez vous,
-madame, à attendre Mervil, parce que je me suis tout à coup rappelé
-qu'il devait assister cette après-midi à une répétition. On a distribué
-en double tous les rôles du _Roman de la Princesse_, et il était
-inquiet pour sa «prima donna», celle qui chante le rôle si difficile
-d'_Ida_,—vous savez, cette jeune cantatrice qu'il a presque imposée à
-notre directeur.»
-
-Mme Mervil ne savait pas. Elle ne fit aucune remarque, ne voulant pas
-paraître ignorer l'existence de cette jeune cantatrice à laquelle
-s'intéressait son mari. Mais sa petite tête commençait à travailler.
-
-Pourquoi Roger ne lui avait-il point parlé de cette femme? Pourquoi
-l'imposait-il au directeur, puisqu'il ne comptait pas sur son talent,
-puisqu'il était inquiet de la façon dont elle doublerait le rôle?
-Si Mme Mervil avait pu sortir avec Jean d'Espayrac, par une adroite
-question elle aurait appris quelque chose. Mais cet insigne maladroit
-de Chambertier avait tout fait manquer en arrivant.
-
-La nervosité dont Simone avait souffert toute la journée s'exaspérait.
-Malgré la chaleur du salon, ses petits pieds se glaçaient dans ses
-souliers minces. Une flamme, au contraire, lui montait aux joues; et
-elle sentait aux yeux des picotements, comme si elle allait pleurer.
-
-—J'ai la migraine, dit-elle.
-
-Des petits cris de pitié s'élevèrent parmi ces dames. Gisèle voulut lui
-faire prendre un calmant, de l'antipyrine ou une perle d'éther. Mais
-Simone déclara qu'elle avait hâte de rentrer chez elle. En disant adieu
-à son amie, elle ne put se tenir, malgré la présence des étrangères, de
-la serrer en une longue étreinte, de l'embrasser à plusieurs reprises.
-Un élan de cœur, le regret d'un mouvement de jalousie à l'égard de
-Gisèle, un besoin de câline sympathie, provoquèrent cette explosion de
-tendresse.
-
-Comme elle traversait le grand salon, elle aperçut à côté d'elle,
-inévitablement, le visage coloré de Chambertier, avec son air de bon
-chien craintif.
-
-—Permettez que je vous accompagne, disait-il.
-
-Puis, quand ils arrivèrent près de la serre, qu'il fallait traverser
-pour sortir:
-
-—Ne restez pas si longtemps sans venir voir Gisèle, je vous en prie!
-fit-il, suppliant. Vous avez sur elle une si bonne influence!...
-
-Il ajouta que cela n'avait pas marché du tout ce mois-ci. Mme
-Chambertier avait eu des colères, des bouderies, des fantaisies
-absolument déraisonnables.
-
-—Tout ce que je lui dis l'exaspère... Ce n'est pas sa faute... Je sais
-bien... Ce sont les nerfs... Et puis, je m'y prends mal sans doute...
-Au fond, je ne connais pas les femmes, moi. Je ne suis pas un don
-Juan... Je ne sais pas ce qu'il faut leur dire.
-
-Simone lui pressa la main, n'ayant pas la tête à lui répondre.
-
-Et le gros homme baisa cette main, avec un peu trop de reconnaissance
-peut-être, murmurant:
-
-—Que vous êtes bonne!... Ah! que la vie est mal faite... Si seulement
-c'était vous que j'avais rencontrée!...
-
-Simone s'échappa, honteuse de se répéter cette exclamation avec une
-sorte de plaisir. La nullité de ce brave homme rendait son hommage
-banal et fade jusqu'à l'écœurement. Mais il était le mari de Gisèle,
-une des femmes les plus belles et les plus intelligentes de Paris...
-
-«Eh quoi! je suis donc un monstre?» pensa Mme Mervil.
-
-Pourtant l'humiliante satisfaction qu'elle éprouvait redoubla sur cette
-réflexion: «Ah! bien, si Jean d'Espayrac fait la cour à Gisèle, il
-verra que ce n'est pas tout rose. Avec ce caractère qu'elle a, elle lui
-en donnera de l'agrément!...»
-
-Alors elle tressaillit à la pensée que si Mme Chambertier s'éprenait de
-M. d'Espayrac, elle irait jusqu'au bout de cet amour, n'ayant pas de
-scrupule qui pût l'en empêcher. «Ce serait abominable!» se dit Simone.
-
-Elle était de nouveau enfermée dans sa voiture, livrée à la fièvre de
-ses impressions, et enveloppée par cette autre fièvre intense qui est
-le mouvement de Paris, dans la nuit éclaboussée de lumières, un soir de
-décembre, vers six heures. A chaque instant le coupé s'arrêtait, pris
-dans un encombrement. On entendait les jurons et les rires des cochers,
-puis on repartait, d'une secousse lente, pour s'arrêter encore, trois
-pas plus loin. Les ombres noires des passants pressés filaient entre
-le nez des chevaux et les roues des véhicules. Les paquets de papier
-pâle—ces étrennes de vingt-neuf sous ou de vingt-neuf louis dont la
-plupart avaient les mains encombrées—faisaient des taches claires
-contre leurs vêtements obscurs. Une charrette à bras, chargée de
-chevaux mécaniques, en des attitudes cabrées, tous crins au vent,
-accrocha la voiture de Simone, mais se dégagea tout aussitôt, sans
-autre accident qu'un léger choc. Et elle regarda ces jouets pimpants,
-dont les lanternes claires du coupé faisaient briller le bois verni,
-les roues d'acier, les selles de velours. Elle soupira à la fois de
-n'avoir pas de fils et de n'être plus elle-même une enfant. Puis elle
-sourit en songeant à sa petite Paulette, qui, si elle osait, se ferait
-donner des étrennes de garçon. «Bah! elle aura bientôt un cheval
-vivant. Roger va lui faire commencer des leçons de manège.»
-
-Roger... Paulette... Toute l'agitation de Simone se fondit en un
-accès de tendresse éperdue pour ces deux êtres. «Mais oui, je suis
-heureuse... Je les possède, ils sont à moi... Ils m'aiment... Je les
-adore!»
-
-Elle siffla dans le tube acoustique et dit à son cocher de la conduire
-au théâtre des FANTAISIES-LYRIQUES. «Je demanderai au concierge si M.
-Mervil y est encore et nous reviendrons ensemble. Roger sera content.
-Je n'ai pas été gentille avec lui tout à l'heure. Et je sais ce que
-je vais faire... Je l'interrogerai franchement à propos de cette
-actrice. Il aura oublié de m'en parler... Elle ne doit pas être bien
-intéressante... Une doublure!...»
-
-Un bien-être singulier inondait maintenant le cœur de Simone. Elle se
-voyait revenant à côté de son mari, dans l'intimité de cette voiture
-close, et lui parlant, l'écoutant avec la confiance profonde, mais un
-peu craintive, qu'il avait su lui inspirer. Les impressions mauvaises
-de la journée allaient disparaître. Oh! comme elle avait hâte de le
-revoir! Comme cette course lui paraissait lente à travers les rues
-encombrées!
-
-On approchait pourtant. La voiture tourna dans une courte rue élégante,
-où blanchissaient des lumières électriques, à proximité du boulevard.
-Mais, avant d'atteindre le théâtre, il fallut subir encore un arrêt.
-Simone abaissa l'une des glaces, et, dans son impatience, pencha un
-peu la tête. La sensation d'un froid mortel, qui n'était pas celui du
-dehors, hérissa, sous la chaleur des fourrures, sa chair délicate. Elle
-apercevait Roger, qui, précisément, sortait par la porte des artistes,
-et qui ne sortait pas seul. Une femme, enveloppée d'une magnifique
-pelisse de loutre, et sur la tête rousse de laquelle tremblait une
-aigrette scintillante, traversa le trottoir à ses côtés. Tous deux
-s'approchèrent d'un équipage dont un valet de pied ouvrit la portière.
-Mais Roger Mervil fit un geste de dénégation et appela un fiacre. La
-femme dit un mot au domestique. L'équipage partit à vide, faisant
-enfin place au coupé de Mme Mervil. Mais, quand ce coupé arriva devant
-le théâtre, Simone avait eu le temps de voir son mari monter dans le
-fiacre avec cette étrangère, et s'éloigner dans une autre direction.
-
-Elle était anéantie. La force lui manquait pour faire un mouvement.
-Elle avait dans la tête une sensation de vide, et dans le cœur une
-douleur folle, atroce, une douleur à crier. La première idée nette qui
-lui revint, ce fut celle de son cocher, qui attendait.
-
-«Pourvu qu'il n'ait rien remarqué!» pensa-t-elle.
-
-Et, pour faire semblant de n'avoir elle-même rien vu, elle eut le
-courage de descendre, bien que toute chancelante sur ses jambes
-amollies par l'émotion, de franchir le trottoir, d'entrer s'informer
-chez la concierge.
-
-Quand elle se trouva dans le corridor bien éclairé, quand elle poussa
-la porte de la loge, où une vieille figure familière l'accueillit d'un
-salut empressé, elle eut tout à coup le sentiment qu'elle avait rêvé,
-ou mal observé, ou mal interprété quelque chose de tout naturel.
-
-Elle demanda:
-
-—M. Mervil est-il encore là? avec presque l'espoir qu'on pouvait lui
-répondre «oui».
-
-—M. Mervil quitte le théâtre à l'instant, fut la réplique immédiate.
-
-Simone reprit, en tâchant d'arrêter le tremblement de ses lèvres:
-
-—N'est-il pas sorti avec... avec le directeur, M. Fournière?
-
-La concierge, méfiante et subitement sur ses gardes, ne dit pas avec
-qui M. Mervil était sorti. Mais elle crut pouvoir parler du directeur:
-
-—M. Fournière n'est pas venu au théâtre aujourd'hui, madame.
-
- * * * * *
-
-Un moment après, comme Simone, rentrée chez elle, disait à sa femme
-de chambre: «Qu'on ne serve pas encore. Dites à la cuisine qu'il faut
-attendre Monsieur,» on lui apporta un télégramme—un _petit bleu_—sur
-lequel elle reconnut l'écriture de son mari.
-
-Elle déchira les bords durcis de gomme, et lut d'emblée toute la phrase:
-
- «Dîne ce soir sans moi, ma chère amie, avec Paulette, qui tiendra
- gentiment compagnie à sa petite maman. Fournière m'emmène pour
- toute la soirée, au sortir de la répétition. Excuse-moi, nous
- avons à causer d'affaires.»
-
- «Ton ROGER.»
-
-
-
-
-IV
-
-
-Mervil n'avait jamais trompé sa femme. Du moins il ne croyait pas
-l'avoir trompée lorsque—étant allé faire jouer une de ses opérettes
-à Madrid—il avait accepté durant trois semaines les faveurs offertes
-par une dugazon espagnole. Pour se persuader qu'il trompait Simone,
-Roger Mervil aurait eu besoin de sentir son cœur et sa pensée, comme
-sa chair, absorbés, possédés, satisfaits par une autre femme; il lui
-eût fallu concevoir le désir de mettre dans sa vie, pour toujours, à
-toute heure, une autre compagne que celle qui partageait sa maison,
-ses affections, ses soucis, ses joies, ses habitudes. Tant qu'il
-n'imaginait pas une autre femme à la place de la sienne; bien plus,
-tant qu'il n'imaginait pas même l'avenir possible autrement que
-traversé côte à côte avec cette chère créature, comment eût-il cru
-la trahir? Comment eût-il cru seulement lui faire le moindre tort?
-Ainsi que la plupart des hommes, il n'attachait aucune importance à
-la passagère réalisation d'un caprice sensuel. Et si quelqu'un, à ce
-sujet, eût prononcé devant lui les mots d'adultère et de trahison, il
-n'aurait pu se retenir de hausser les épaules.
-
-Toutefois il avait souvent—dans sa carrière d'homme de théâtre, où
-les occasions le cherchaient—résisté à des tentations de ce genre.
-Simplement par la crainte d'un hasard fâcheux, qui pouvait éveiller
-chez Simone une jalousie, puérile peut-être, mais à coup sûr cruelle.
-Et aussi par répugnance du mensonge à prononcer, du prétexte à
-fabriquer, en face de cette limpidité, de cette confiance, qui
-rendaient si beau le regard de sa jeune femme.
-
-Aujourd'hui, Mervil, moins jeune et plus enfiévré de travail, était
-plus que jamais à l'abri des aventures de coulisses. Toutefois,
-moralement, il s'y sentait plus accessible: car des années de vie
-parisienne et de sécurité conjugale avaient encore amoindri ses
-scrupules, émoussé sa délicatesse. Vraiment il n'eût convenu avec
-personne, et encore moins avec lui-même, qu'une heure passée dans
-l'alcôve d'une actrice pût peser dans ses affections et dans sa
-vie plus que l'action de savourer un bon cigare ou de humer un
-sherry-cobbler. Désormais, s'il eût songé aux jalousies possibles de
-Simone, c'eût été avec une nuance d'impatience, tant elles lui eussent
-paru factices, conventionnelles, disproportionnées à une semblable
-cause.
-
-Mervil n'avait donc, à ses propres yeux, jamais trompé sa femme. Et,
-certes, il eût juré qu'il ne la trompait pas ce soir—même lorsqu'il
-montait en fiacre à côté de cette Netty Davidson, cette jolie juive
-rousse aux yeux verts, née dans un effrayant bouge de la Cité, à
-Londres, et qui, maintenant, non contente d'avoir à Paris un hôtel, des
-chevaux et des diamants, voulait se lancer dans le grand art, et faire
-entendre son grêle filet de voix sur la scène des FANTAISIES-LYRIQUES.
-
-Ce qu'elle avait essayé de séductions sur Mervil, pour se faire donner
-au moins la doublure d'un rôle, est inimaginable! Le compositeur ne
-mettait plus les pieds au théâtre sans y rencontrer Netty. Elle y
-avait, de temps à autre, chanté quelques répliques, et elle savait y
-garder ses libres entrées à force de largesses envers le personnel.
-Roger Mervil, qui ne voyait en elle qu'une cocotte prétentieuse, la
-prit en grippe, l'écarta, la rudoya presque. Mais, un beau jour, dans
-un corridor, comme elle le frôlait en minaudant, se plaignant et le
-raillant à la fois de cette humeur farouche, l'amollissant d'une prière
-humble, puis, tout à coup, le cinglant d'une parole moqueuse, il eut
-la soudaine perception de tout l'attrait sensuel que dégageait cette
-femme; un furieux désir d'elle s'empara de lui, le bouleversa tout
-entier, en une seconde, avec tant de brusquerie et de violence qu'il
-en fut ensuite stupéfait. Il lui saisit les bras, les lui meurtrit,
-chercha de sa bouche le rire étincelant des lèvres pourprées, des dents
-blanches...
-
-Et Netty, avec une sourde exclamation de victoire, qui ressemblait à un
-soupir de passion, l'entraîna dans une loge...
-
- * * * * *
-
-Mervil, très humilié, très vexé de sa défaite, avait dû tourmenter
-Fournière et d'Espayrac pour qu'on fît étudier en double le rôle
-d'_Ida_ par Netty Davidson. Il affectait de croire à son talent. Mais,
-quand il l'entendit chanter, sans nuances, sans âme, presque sans
-voix, devant les physionomies résignées ou ironiques du directeur et
-du poète, il se sentit tellement exaspéré contre elle qu'il aurait
-voulu la battre. Par bonheur, la cantatrice qui tenait effectivement
-le rôle était d'une si belle santé, d'une si infatigable vaillance,
-qu'on ne prévoyait pas avoir jamais besoin de la doublure. Puis la
-beauté de Netty—cette beauté jeune, suggestive, matérielle—la sauverait
-elle-même et sauverait la représentation du ridicule, s'il fallait
-qu'elle parût devant le public.
-
-Le coup de désir que Mervil avait éprouvé pour cette femme ne pouvait
-tenir contre le supplice qu'elle infligeait à son sentiment d'artiste,
-à sa vanité de compositeur, à ses oreilles de musicien. Il se montra
-plus rude encore pour Netty après avoir succombé à la tentation de
-ses frisons roux, de sa peau lactée, de son rouge rire provocateur,
-de ses câlines façons de chatte. Les répétitions furent de durs
-moments pour la pauvre fille. Pourtant cette bizarre ambitieuse tint
-bon. La considération et la clientèle qu'elle acquit ainsi dans le
-quart-de-monde où elle évoluait la consolèrent. D'ailleurs Mervil eut
-encore parfois des défaillances... La dernière fut précisément celle
-dont sa femme eut l'horrible surprise et la foudroyante vision.
-
-C'était Netty Davidson que Simone, par la portière de son coupé, avait
-vue sortir du théâtre côte à côte avec son mari. C'était l'équipage de
-Netty Davidson qui avait arrêté le sien, et dans lequel Roger, sous ses
-yeux, avait refusé de monter. Mervil, pour rien au monde, ne se fût
-assis dans cette voiture de cocotte. Mais, quand le fiacre où il était
-monté avec Netty se mit en marche, peu s'en fallut que Simone n'aperçût
-le baiser dont aussitôt l'actrice dérida la bouche, maussadement
-fermée, du compositeur.
-
-Et maintenant, il était plus de minuit. Mervil s'était attardé à faire
-souper Netty, malgré l'irritation et l'ennui mortel qu'il éprouvait
-près de cette fille, dès après l'extinction de son fugace désir. Il
-ne voulait pas rentrer chez lui trop tôt. Il préférait trouver Simone
-endormie.
-
- * * * * *
-
-Simone ne dormait pas. Elle était couchée cependant. Accoudée dans
-le large lit de milieu de leur jolie chambre, les yeux fixés droit
-devant elle,—ses yeux d'un bleu-gris si fin et que le demi-jour de
-la veilleuse faisait paraître noirs,—elle traversait l'heure la plus
-étrange de sa vie. La plus étrange... mais, à sa grande stupeur, non
-pas la plus douloureuse. Tout à l'heure, elle avait souffert... oui,
-atrocement. Oh! ce retour dans la voiture, où elle collait sa bouche
-contre le satin des accoudoirs, et où elle mordait l'étoffe pour ne pas
-crier d'angoisse!... Et les lignes de ce télégramme, le mensonge du
-nom de Fournière, de ce directeur que Roger n'avait pas même rencontré
-aujourd'hui, qui n'avait pas paru de l'après-midi à son théâtre!...
-Après avoir lu cela, elle était montée, la tête perdue, droit dans sa
-chambre. Elle avait remis son chapeau, son manteau... Elle voulait
-courir, s'en aller... Où?... Qu'importait!... Bien loin, là-bas...
-quelque part où sa torture prendrait fin... Et, quand il reviendrait,
-il trouverait la maison vide... Simone ouvrait la porte... Elle était
-folle. Elle ne savait plus.
-
-Mais soudain, dans l'escalier, des pas vifs, décidés... une voix
-joyeuse:
-
-—Mère, mère!... Tu ne viens pas dîner? Il y a des bouchées aux
-crevettes!... Quelle chance, hein? des bouchées aux crevettes!
-
-Et, comme elle avançait la tête, Simone aperçut Paulette qui, à
-mi-hauteur de l'étage, son buste gamin renversé sur la rampe, tous ses
-grands cheveux fauves pendant sur le vide, continuait à l'appeler en
-faisant de la gymnastique.
-
-—Tiens! dit l'enfant, tu as remis ton chapeau? Tu dînes donc en ville?
-
-En deux bonds, la petite accourut. Sa mère la prit dans ses bras. Mais
-l'étreinte fut si nerveuse et des larmes si précipitées tombèrent sur
-le visage de Paulette, que celle-ci, presque effrayée, se débattit.
-
-—Qu'est-ce que tu as, dis, mère? Oh! ne pleure pas comme ça!... Ne
-pleure pas, je t'en prie!... Dis-moi ce qu'on t'a fait?
-
-—Rien, oh! rien... Je n'ai rien.
-
-—Rien?... Alors essuie ça, et puis ça, dit la petite en la caressant
-avec son mouchoir. Et puis, faut rire maintenant. Allons, riez, mémé...
-Riez, ma petite mémé chérie.
-
-Simone souriait. Un tel soulagement lui venait, une telle détente,
-dans l'attendrissement des larmes, sous les caresses de sa fille, que
-c'était presque du bien-être.
-
-Paulette, devant ce sourire, se mit à sauter, à pieds joints.
-
-—Je savais bien que je te consolerais. Ah! on t'avait fait de la peine.
-Les méchants!... On t'avait fait de la peine... Eh bien, faut t'en
-ficher!
-
-Et elle ajouta:
-
-—Descends, mère, maintenant, veux-tu? Les bouchées aux crevettes vont
-être toutes froides.
-
- * * * * *
-
-Trois heures plus tard, Simone souffrait surtout du souvenir de cette
-souffrance. Elle ne se l'expliquait plus très bien. Elle avait honte de
-cette angoisse aveugle, stupide, qui l'aurait jetée à la solitude noire
-des rues désertes, à la fuite ridicule, à quelque coup de tête affolé.
-Mais elle en voulait atrocement à son mari de lui avoir infligé cette
-minute de démence, de déchirement, de torture humiliante, abominable.
-Une rancune grandissait en elle; la colère parfois lui faisait crisper
-ses petits poings sur la fine toile de ses draps. Son cœur avait crié
-le premier: il n'avait crié qu'un instant; maintenant il se taisait.
-C'était le tour de l'orgueil. Des curiosités lui venaient aussi. Des
-curiosités singulières qui plissaient amèrement ses lèvres pâles en une
-ombre de sourire. «Voilà donc la vie... Qu'est-ce qu'ils font ensemble
-à cette heure?... Et moi, qu'est-ce que je ferai demain?...» Elle se
-disait aussi: «Mon amour est mort, mort sur le coup.»
-
-Et elle s'étonnait de ne pas sentir plus lourdement le poids de ce
-cadavre. A force de réfléchir, elle s'avisa que, peut-être, la fin
-de son amour n'avait pas été si brusque. Ce qu'il en restait au fond
-d'elle-même, tout à l'heure encore, n'était peut-être qu'un fantôme à
-peine palpitant, que peu de chose suffisait à faire évanouir, «Peu de
-chose?...» Alors elle se demanda ce qu'elle aurait éprouvé, dans les
-mêmes circonstances, quatre ans, six ans plus tôt. Elle comprit qu'elle
-serait morte ou qu'elle aurait pardonné. Aujourd'hui, elle était sûre
-qu'elle ne mourrait point... et qu'elle ne pardonnerait point.
-
-Un fiacre roula dans le silence de cette vaste rue Ampère, dépourvue
-de circulation. Il s'arrêta devant la maison. Simone entendit le bruit
-à peine perceptible de la porte ouverte et doucement refermée. Puis on
-monta si légèrement qu'aucun pas ne cria dans l'escalier. Et son cœur
-eut un grand soubresaut, ses membres tremblèrent, quand Roger souleva
-la portière et qu'il apparut devant elle.
-
-Entre ses cils presque joints, le sein battant à soulever les draps,
-Simone regarda son mari.
-
-Il avait sa figure ordinaire.
-
-Ce fut pour elle une surprise. Elle s'attendait à lui voir sur le
-visage quelque signe nouveau, ou du moins inaperçu jusqu'alors, quelque
-nuance de remords ou de triomphe, quelque rayonnement de volupté,
-quelque reflet de ces caresses savantes de courtisane, qui sont la
-superstition et l'épouvantement des jeunes épouses. Elle faisait
-semblant de dormir pour mieux l'observer... Il avait simplement l'air
-de mauvaise humeur. Après un rapide coup d'œil vers le lit pour
-s'assurer qu'elle dormait,—coup d'œil dépourvu d'une inquiétude ou
-d'un attendrissement particuliers,—Roger se déshabillait, avec les
-mouvements à la fois précipités et las d'un homme qui en a fini avec
-les corvées du jour et qui est pressé de s'étendre.
-
-Devant cette simplicité des choses, Simone sentit ses grands
-soulèvements d'âme tomber brusquement, comme des vagues affolées sur
-lesquelles on jette un peu d'huile. Son désespoir et sa furie d'orgueil
-s'émiettèrent en tout petits sentiments d'une âcreté corrosive et d'une
-nauséabonde mesquinerie. Elle eût voulu crier à son mari des railleries
-et des insultes. En elle-même, elle lui disait, les lèvres closes et
-sous le suave masque rosé de son sommeil, mais avec des ricanements
-intérieurs: «Ainsi c'est toi, toi que je vois déshabillé, grotesque,
-avec ta maigreur et ta tête chauve, l'air déjà vieux, qui t'en vas te
-faire caresser par des créatures... Mais tu ne t'aperçois donc pas
-qu'elles veulent des rôles dans tes pièces et non pas ta personne?
-Elles te disent peut-être que tu es beau... Et toi, tu le crois!...
-Imbécile! Moi, au moins, je t'aimais pour ton cœur, pour ton talent...
-Maintenant je te méprise, oui, je te méprise!... Et je te déteste!...»
-
-Mervil, cependant, jetait ses vêtements au hasard; il lança, comme
-d'habitude, ses manchettes au fond de la chaise longue. La familiarité
-de ses gestes, cette absence de toute recherche et de toute réserve où
-s'abandonne l'homme qui est seul ou qui est marié depuis un certain
-temps, n'avait jamais comme ce soir exaspéré Simone.
-
-«Auprès de cette fille, tout à l'heure, il faisait des grâces, je
-parie...»
-
-Elle se le représentait, avec une autre, plus ému, plus attentif,
-plus dévot qu'il n'avait jamais été avec elle-même. Elle ne l'eût pas
-imaginé rudoyant Netty Davidson. En son idée, ce que Mervil avait de
-sec, de cassant dans le caractère, devait disparaître en les transports
-d'un amour complet, inouï, du moment que cet amour était, non plus la
-réalité possédée par elle, mais ce qu'il lui volait pour le donner à
-une autre.
-
-La fièvre amère qui la dévorait lui fit tant de mal qu'elle poussa un
-soupir.
-
-Roger venait de laisser tomber une bottine.
-
-—Je t'ai réveillée? dit-il.
-
-Elle ouvrit lentement ses jolis yeux avec une expression d'étonnement
-et de douceur.
-
-Son mari se pencha pour l'embrasser. Elle sortait d'elle-même,
-croyait se contempler d'une distance infinie. Elle se disait: «Il
-m'embrasse!... lui!... en revenant d'en embrasser une autre...» Et
-il lui semblait que cela n'était pas vrai, qu'elle lisait un roman
-ou qu'elle assistait à une scène de théâtre, que l'illusion pénible
-s'effacerait tout à l'heure, et que tout serait de nouveau comme
-auparavant.
-
-Par instants, elle avait envie de crier: «Assez!... Assez!...» Car les
-torturantes choses qui s'agitaient en elle passaient, revenaient, se
-heurtaient, fuyaient pour revenir encore, avec une trépidation atroce.
-Peut-être n'avait-elle pas beaucoup de chagrin... Cependant toute l'âme
-lui faisait mal comme elle n'avait jamais eu mal.
-
-Elle dit à Roger:
-
-—Quelle heure est-il? Tu es resté bien tard avec M. Fournière... Il me
-semble, du moins.
-
-—Nous avions à causer... Un projet de pièce... Un scénario qu'il a...
-Je ne sais de qui... J'ai oublié le nom de l'auteur... Il voulait
-savoir si ça me tenterait d'écrire une partition là-dessus.
-
-—C'est du théâtre que tu m'as envoyé le télégramme?
-
-—Oui... Paulette a été sage?
-
-—Oh! je crois bien... Pauvre petite chérie!
-
-—C'est qu'elle ne l'est pas toujours.
-
-—Où t'a-t-il fait dîner, M. Fournière? Chez lui, ou au restaurant?
-
-—Au restaurant.
-
-—Où ça?
-
-—Près du boulevard... Tu ne connais pas... Dormons, veux-tu, mon petit
-loup?
-
-Mais elle voulait qu'il en dît davantage, qu'il s'enferrât dans son
-mensonge, qu'il lui donnât l'affreuse certitude de la trahison, cette
-certitude que jamais on n'accepte complètement, à moins qu'elle ne
-crève les yeux.
-
-—C'est tout de suite après la répétition qu'il t'a emmené, M. Fournière?
-
-—Mais oui... Qu'est-ce qu'il y a d'extraordinaire? Nous avons vu
-répéter, puis nous sommes sortis ensemble, voilà tout.
-
-Il y eut un moment de silence et Simone dit encore:
-
-—Comment s'appelle-t-elle, cette actrice qui double le rôle?
-
-Mervil eut un petit rire gêné. Les questions l'irritaient; en même
-temps le souvenir de Netty le crispa.
-
-—Elle ne s'appelle pas... Ça n'existe pas... C'est une dinde assommante
-que je voudrais au diable! Dormons, veux-tu?... Je suis éreinté ce
-soir.
-
-«Oh! comme il sait mentir!» pensa Simone, «Est-ce la première fois
-seulement? Non, sans doute. Pauvre sotte que je suis! Moi qui n'ai
-jamais douté d'une seule de ses paroles...»
-
-
-
-
-V
-
-
-Il n'y eut pas d'explication entre Simone et Roger. La jeune femme
-n'avait plus assez d'amour pour ne point écouter son orgueil, qui lui
-conseillait le silence. Elle ne fit de confidence à personne, pas même
-à Gisèle. Rien, apparemment, ne fut changé, ni en elle-même, ni dans sa
-vie. Pourtant il lui semblait qu'elle n'était plus la même créature,
-qu'un abîme s'était ouvert, qu'une révolution s'était produite, qu'elle
-était morte puis ressuscitée à une autre existence, ou bien qu'elle
-ne s'était jamais connue jusqu'à présent. Parfois elle se demandait
-comment un fait banal, et très personnel en tout cas, un fait qui ne
-touchait qu'une catégorie spéciale de ses propres sentiments, avait pu
-transformer à ses yeux tout l'univers. Elle ne jugeait plus rien, même
-les très petites choses, sans que ce fait et son influence vinssent
-modifier le point de vue où, d'instinct naturel, son esprit se fût
-placé. La faculté de puérile généralisation particulière aux femmes
-lui faisait maintenant soupçonner dans tous les actes, dans toutes
-les paroles de son mari quelque principe de trahison, et lui faisait
-voir dans tous les maris des traîtres de la même espèce. Elle cessa de
-plaindre M. Chambertier, et elle se mit à jouer la coquette avec cet
-homme qui ne lui plaisait point, pour pouvoir se dire en elle-même:
-«Et lui aussi, lui qui a la plus jolie femme que je connaisse, et
-qui prétend l'aimer à l'adoration, à la souffrance, si je prononçais
-seulement un mot, il me ferait la plus brûlante déclaration...»
-Maintenant elle approuvait les excentricités de Gisèle. Quand Mervil
-lui reprochait de ne plus pouvoir se passer de cette amie un peu
-compromettante, Simone s'écriait:
-
-—En voilà une qui prend la vie du bon côté, et qui juge les hommes à
-leur juste valeur! Ah! je voudrais bien avoir aussi peu de préjugés
-qu'elle!
-
-Paradoxe qui lui attirait une riposte sévère, et parfois brutale, de
-son mari. Le compositeur n'avait jamais de colères violentes, mais
-des accès de nervosité froide, qui, dans les querelles de ménage, lui
-faisaient parfois dépasser la mesure, sans lui laisser l'excuse de
-l'emportement. Il prononçait alors de blessantes paroles, que Simone,
-autrefois, lui pardonnait au premier baiser, mais qui, désormais,
-portaient toutes, et laissaient de cuisantes cicatrices.
-
-C'est ainsi que la fêlure, fine comme celle dont parle le poète,
-creusait en ce cœur de femme la «trace invisible et sûre» par où sa
-tendresse, peu à peu, s'écoulerait jusqu'à la dernière goutte. Simone,
-malgré ses boutades, malgré son scepticisme tout neuf, souffrait
-profondément de cette meurtrissure cachée. Roger ne s'apercevait
-de rien; ou, s'il entrevoyait quelque chose, il accablait soit de
-sévérité, soit de ridicule, ce qu'il appelait, suivant le degré, du
-«vague à l'âme», de «l'aigreur» ou des «crises de nerfs». Lui-même, le
-plus nerveux des hommes, il se plaisait à reprocher aux femmes leurs
-surexcitations ou leurs défaillances, et s'en prétendait à l'abri parce
-qu'il manifestait les siennes autrement que par un flot de paroles
-aiguës ou par des larmes.
-
-Petits travers, petites injustices, que la droiture de son cœur et le
-prestige de son talent effaçaient jadis aux yeux amoureux de Simone, et
-qui, maintenant, prenaient, pour cette même Simone, d'insupportables
-proportions. Et cependant, jamais Roger n'avait autant apprécié la
-douceur profonde de l'union, de l'intimité, de l'amitié conjugales.
-Jamais il n'avait autant compris que toutes ses chances de bonheur
-tenaient entre les petites mains de cette pure Simone en qui il croyait
-de toutes les forces de son âme. L'écœurement de sa courte liaison avec
-Netty Davidson le ramenait à sa femme avec une plus dévote tendresse.
-Un infini soulagement lui vint bientôt lorsque cette fille, lasse de
-ses inutiles efforts pour atteindre à la scène, consentit à suivre
-en Amérique un Péruvien laid comme un chimpanzé, mais d'une richesse
-invraisemblable.
-
-«A la bonne heure, m'en voilà débarrassé!» s'écria Mervil
-intérieurement. «Ah! si jamais l'on m'y repince!...»
-
-Tel était le souvenir que Simone imaginait si plein d'ivresse, et dont
-elle était jalouse, d'une jalousie sourde, qui ne guérissait pas, qui
-ne s'effaçait pas, et qui, jour à jour, continuait à lui égratigner le
-cœur, à lui empoisonner la vie.
-
-Si Mervil ne se doutait pas du secret travail qui changeait pour lui le
-cœur de sa femme, quelqu'un s'en apercevait: c'était Jean d'Espayrac.
-
- * * * * *
-
-Un soir, tous trois causaient dans le fumoir du compositeur. Ils
-avaient dîné ensemble, dans l'intimité, et la gouvernante anglaise
-venait d'emmener Paulette.
-
-—Elle devient ravissante, ta fille, tu sais, Mervil, dit Jean—qui se
-leva pour lancer dans le feu une cigarette inachevée.
-
-—Tu trouves? répliqua Roger. Pour moi, c'est un gamin. Je ne fais pas
-plus attention à sa figure qu'à celle d'un garçon. Oui, c'est vrai, je
-crois qu'elle ne sera pas mal. Elle a de beaux yeux.
-
-—Oh! les yeux... reprit Jean. Et le reste! Elle aura une grâce, un
-brio!... On en sera fou, de cette petite-là.
-
-—Bah! dit Simone avec un soupir. Cela ne l'empêchera pas de souffrir
-comme les autres, pauvre mignonne!
-
-—Souffrir? Et pourquoi? fit Mervil d'un ton de surprise bourrue.
-
-M. d'Espayrac ne s'étonna pas de l'exclamation de Simone. Elle révélait
-un état d'âme qu'il pressentait trop bien depuis quelque temps. Mais
-il se donna le plaisir de pousser un peu Mme Mervil, pour s'affirmer à
-lui-même cet état d'âme, qui l'emplissait de vagues sympathies et de
-précises espérances. Il prétendit que les hommes souffraient beaucoup
-plus par les femmes que les femmes par les hommes. Sur ce texte, il
-fit naître un de ces débats sans conclusion, qui amusent l'esprit en
-irritant le cœur, et durant lesquels, sous la légèreté des phrases, on
-sent gronder l'éternel conflit des sexes.
-
-—Comment!... dit Simone. Les hommes se réservent la liberté de nous
-tromper. Ils vont parfois jusqu'à nous le dire. En tout cas ils ne
-se cachent point d'avoir aimé souvent avant de nous épouser. Et vous
-prétendez que c'est nous qui les faisons souffrir!
-
-Elle ajouta, non sans aigreur:
-
-—Les coquines qu'ils fréquentent, peut-être... Mais ça, c'est bien
-fait! Ils n'ont que ce qu'ils méritent. Et puis, nous ne parlons pas de
-ces créatures-là. Ce ne sont pas des femmes.
-
-—Et qu'est-ce que c'est donc? demanda Roger.
-
-Les yeux clairs de Simone le toisèrent sans qu'elle répondît.
-
-—Si ce ne sont pas des femmes, reprit Mervil, pourquoi vous en
-montrez-vous toutes si férocement jalouses?
-
-—Jalouses! Ah! non, par exemple. Seulement nous méprisons les hommes
-qui nous quittent, nous, pour aller se faire bafouer par ces espèces-là.
-
-—Oh! oh! ricana Mervil, ça se gâte. Mon pauvre Jean, nous allons en
-entendre de dures.
-
-—Toi peut-être, dit Jean. Mais moi, je ne rentre pas dans cette
-catégorie. Je suis de l'avis de Mme Mervil. Je n'apprécie guère ce que
-mon épicier peut avoir pour la même somme que moi.
-
-—Bravo, monsieur! dit Simone avec un charmant sourire.
-
-—Voyez-vous le malin! s'écria Mervil. Tu es très fort, tu sais.
-
-—Non, ma parole! Je dis ce que je pense.
-
-Il se pencha vers le compositeur, prononçant à mi-voix, mais assez haut
-pour être entendu de Mme Mervil:
-
-—Les promiscuités m'écœurent. Je ne voudrais pour rien au monde, par
-exemple, me mettre dans une baignoire de ces établissements de bains
-publics...
-
-Mervil eut un ricanement d'incrédulité.
-
-—Eh bien, et en voyage, comment fais-tu?
-
-—Je trouve partout un seau d'eau, et comme j'emporte une grosse
-éponge...
-
-—Ah! oui, pour le bain... Mais... le reste?
-
-—Je m'en passe. Mais je voyage si peu, ajouta d'Espayrac. Les lits et
-les tables de hasard n'ont, je l'avoue, aucun charme pour moi.
-
-Simone comprit fort bien ces phrases rapides, énoncées d'un ton à peine
-assourdi. Les deux hommes, d'ailleurs, en avaient dit parfois de plus
-fortes en sa présence, et elle ne s'effarouchait pas d'être traitée
-un peu en camarade. Seulement, quand un sujet devenait scabreux, elle
-s'abstenait de mettre son mot. Elle se taisait donc et regardait Jean.
-Un immense plaisir lui venait de l'entendre exprimer des délicatesses
-tellement rares chez un garçon de vingt-six ans. Elle ne doutait pas
-qu'il ne fût sincère. Et il l'était en effet, surtout en ce moment.
-Car on devient, à certaines heures, le personnage que l'on se croit.
-Et Jean d'Espayrac n'éprouvait, en présence de Simone, que les plus
-raffinés des sentiments dont il était capable.
-
-Mervil, qui, ce soir, n'avait aucune raison de poser, ni devant
-lui-même, ni devant sa femme ou son ami, conservait le désavantage
-d'une candeur légèrement cynique, et, en outre, ne résistait pas au
-désir de taquiner Simone. Depuis quelques jours, il devenait agressif,
-parce qu'il la sentait sourdement hostile. Il développa donc la théorie
-qu'il savait la plus exaspérante pour elle.
-
-—Moi, dit-il, j'affirme que la trahison de l'homme n'est pas à comparer
-à celle de la femme, ni dans le principe, ni dans les résultats. Un
-mari peut adorer sa femme et s'oublier un soir dans une bonne fortune
-de rencontre. Une femme, elle, ne se donne que lorsqu'elle aime, ou,
-tout au moins, se persuade ensuite qu'elle est irrésistiblement éprise.
-Pour se créer à elle-même une excuse, elle se crée une passion. Et
-puis... il y a les conséquences.
-
-—Les conséquences! reprit vivement Simone. Oui... l'enfant. Et
-encore... Ce ne sont pas les enfants qui compliquent beaucoup de
-nos jours les situations amoureuses. Nous en avons si peu, des
-enfants! Mais la trahison du mari n'a-t-elle pas de conséquences? Ne
-peut-elle pas désillusionner la femme, la désespérer, la pousser aux
-représailles, devenir pour elle un ferment de douleur, de dépravation
-peut-être?...
-
-Mervil eut, de nouveau, son petit ricanement ironique.
-
-—Ma chère, quand la femme se venge en se dépravant, comme tu dis,
-c'est qu'elle n'a pas eu le temps de commencer la première. Les femmes
-sont des êtres inférieurs, qui suivent leur instinct sans se laisser
-influencer par les raisonnements ni par les circonstances. Quand
-l'instinct est bon, elles nous aiment et se résignent à ce qu'elles ne
-sauraient empêcher. Quand l'instinct est mauvais, elles nous trompent,
-et nous tromperaient quand même. J'ajoute que, généralement, en ce cas,
-elles nous trompent d'autant plus qu'elles sont plus sûres de nous.
-Nous ne gagnerions rien à leur être fidèles.
-
-—Vous l'entendez, monsieur d'Espayrac? dit Simone.
-
-Le ton de la jeune femme eût fait réfléchir un mari moins confiant
-ou moins maladroit que Roger Mervil. Mais celui-ci, comme tant
-d'autres,—comme tous les autres,—superposait à la personnalité de
-sa compagne une créature de sa fabrication, dont il croyait si bien
-connaître tous les ressorts qu'il en perdait la faculté d'observer
-les plus fins changements d'intonation dans cette voix ou de nuance
-sur cette physionomie. Roger ne vit donc pas que Simone était pâle
-d'indignation, pâle jusqu'aux lèvres, et il ne perçut pas que la
-frivolité railleuse qu'elle venait de mettre dans sa question sonnait
-faux.
-
-Jean d'Espayrac—qui, pour être clairvoyant, possédait toutes les
-raisons que le mari n'avait plus—éprouva jusqu'au fond de son être
-la commotion de l'état nerveux qu'il découvrit chez Simone. La
-trépidation contenue de colère secouant cette jolie femme qu'il avait
-crue, jusqu'ici, plutôt inerte, indifférente, produisit, chez lui,
-une commotion sensuelle, violente et aiguë comme un coup de fouet.
-Brusquement il passa de la sentimentale attirance au désir passionné.
-Cette frêle Parisienne blonde, ce «petit glaçon» des bonnes langues
-mondaines, pouvait donc s'animer, vibrer ainsi? Parut-elle vraiment
-différente d'elle-même ou ne fut-ce pas plutôt lui qui se découvrit au
-cœur quelque chose de très inattendu? «Mais j'en suis fou!» pensa-t-il.
-Et l'aveu, sans doute, passa dans ses yeux fixés sur elle, car Simone,
-de blanche qu'elle était, devint toute rose, tandis que M. d'Espayrac
-répondait simplement:
-
-—Ne croyez donc pas votre mari, madame. Il ne pense pas un mot de ce
-qu'il dit.
-
-Un moment après, vers dix heures, le domestique apporta, pour M.
-Mervil, quelques lettres sur un plateau. Roger demanda la permission de
-les lire, et s'assit à une petite table, sous la lumière d'une lampe
-minuscule, coiffée de son abat-jour en froufrou.
-
-—Faites faire du thé, dit Mme Mervil au domestique. Vous en prendrez,
-n'est-ce pas, monsieur? ajouta-t-elle avec un regard vers Jean.
-
-—Oh! moi, madame, je n'ai pas d'objection. Mais si vous en faites
-prendre à Mervil tous les soirs...
-
-—Il n'y a pas de danger! dit Simone. Nous prenons du tilleul, lui et
-moi.
-
-—Eh bien, madame, je vous en prie, offrez-moi donc aussi du tilleul.
-Ce ne sera pas la première fois que j'en prendrai. Le tilleul est à la
-mode.
-
-—Ah! oui, reprit Simone, c'est la boisson qu'on sert à présent dans nos
-salons de névrosés.
-
-—Moi, dit Mervil qui se levait, j'en bois pour tenir compagnie à cette
-jeune dame. Je n'en ai pas besoin, mais elle!... Ah! d'Espayrac,
-heureux garçon, vous n'êtes pas marié, vous ne savez pas ce que c'est
-que les crises de nerfs.
-
-Il prononça _nerffes_. Décidément, ce soir, il semblait s'être proposé
-la gageure de déplaire à Simone aussi parfaitement que possible. Il
-fut le seul à rire de sa plaisanterie,—une vieille plaisanterie, bien
-usée, mais qui lui servait toujours, avec quelque demi-douzaine du même
-calibre, à se figurer, lui, ce rêveur, qu'il avait l'esprit facétieux.
-
-—Vous m'excusez? dit-il en prenant le bouton de la porte. Un mot
-seulement à répondre tout de suite. Je monte et je redescends.
-
-Jean et Simone restèrent seuls. Certes, ce n'était pas la première
-fois. Pourtant jamais ils n'avaient constaté entre eux cette gêne
-singulière. Une minute se passa dans un silence de plus en plus
-difficile à rompre. Et, peu à peu, ce silence prenait une signification
-tellement nette qu'ils n'eussent plus osé se regarder. A la fin, M.
-d'Espayrac, sans trop savoir ce qu'il disait, ni quel était l'à-propos
-de la phrase qu'il allait prononcer, murmura d'une voix caressante:
-
-—Vous avez en moi le plus dévoué, le plus respectueux des amis. Le
-croyez-vous, madame?
-
-—Oui, je le crois.
-
-Et, tout de suite, sentant la pente, le danger, avec ce besoin qui
-harcèle toute femme de se justifier à elle-même ses propres sentiments,
-elle expliqua:
-
-—J'ai tant de confiance en vous! Votre nature est si loyale, si
-délicate! Ah! vous ne ressemblez pas aux autres hommes.
-
-—Non, c'est vrai, dit Jean, avec la meilleure foi du monde. Mais vous
-non plus, vous n'êtes pas comme toutes les femmes. Je vous comprends si
-bien! Je lis en vous, positivement.
-
-—Croyez-vous?... dit-elle avec un léger rire de coquetterie.
-
-—Oui... Tenez,—il baissa encore la voix,—on vous a fait de la peine
-tout à l'heure.
-
-Les fines lèvres de Simone se plissèrent dédaigneusement:
-
-—Ne parlons pas de cela. Non... On ne m'en a pas fait. On ne peut plus
-m'en faire.
-
-—Cependant, reprit d'Espayrac dans un suprême effort de loyauté
-défaillante, je crois qu'il ne pense pas ce qu'il dit. Ce sont des
-paradoxes.
-
-—Des paradoxes qu'il met en pratique, s'écria vivement Simone, avec un
-scintillement dans ses beaux grands yeux clairs.
-
-D'Espayrac s'en doutait un peu. Il avait l'excuse de croire son ami
-plus coupable envers Simone que Roger ne l'était en réalité. En tout
-cas, il ne le défendit point.
-
-Le domestique entra presque aussitôt, pour apporter le plateau chargé
-des trois tasses et de la petite théière d'argent pleine de tilleul. Il
-les déposa sur un guéridon japonais, puis il sortit.
-
-Jean s'était levé, durant cette interruption. Il avait fait quelques
-pas, puis, sentant le regard de Simone qui le suivait, il avait tourné
-le sien vers elle. Leurs yeux s'étaient longuement rencontrés.
-
-Quand le valet eut quitté la chambre, M. d'Espayrac s'assit sur un pouf
-bas, beaucoup plus près de Simone qu'il n'était tout à l'heure.
-
-—Alors, dit-il, c'est bien vrai que vous avez confiance en moi?
-
-Un de ses genoux toucha le tapis; il allait prendre la main de la jeune
-femme.
-
-Mais elle le repoussa vivement, et d'un élan souple et prompt fut
-devant la table à thé.
-
-Le bouton de la porte tournait tout à coup. Roger Mervil rentra dans le
-petit salon.
-
-
-
-
-VI
-
-
-Maintenant, chaque jour, à toute heure, Jean d'Espayrac enveloppait
-Simone Mervil d'une atmosphère de passion. Même lorsqu'il n'était
-pas là—et c'était rare, tant il trouvait dans sa collaboration avec
-le musicien de prétextes pour accourir—elle sentait autour de sa
-personne le magnétisme de ce désir, que nulle déclaration ne précisait
-encore. Pour elle, tout en trouvant une perverse douceur à se laisser
-entraîner par le vertige, elle ne pouvait se persuader qu'elle aimait.
-Le sentiment qui dominait dans son cœur, c'était un regret, très âpre
-et très vague à la fois. Que regrettait-elle? Peut-être une illusion.
-Son âme pleurait ce rêve de la vie qu'elle avait conçu à vingt ans: cet
-unique amour, toujours aussi doux, toujours aussi fort, dans lequel
-jamais ne se serait glissé ni trahison ni lassitude. Aimer Roger,
-n'aimer que lui, l'aimer encore, et surtout se sentir adorée par lui!
-Quelquefois elle se reprenait à ce bonheur jadis si précieux; elle s'y
-rattachait désespérément; elle voulait croire qu'il ne tenait qu'à elle
-de le recommencer. Dans ces instants-là, elle prenait en grippe le
-beau Jean d'Espayrac; elle se disait en le regardant, en l'écoutant:
-«Pauvre garçon, tu prétends le remplacer dans mon cœur! Mais tu ne sais
-donc pas que c'est impossible!... Mais tu ne lui vas pas à la cheville
-à ce grand artiste. Mais tu ne sais pas que je donnerais cent fois
-ta vie pour une heure de la sienne!...» Et dans ces instants-là, si
-Roger avait pris la peine de revenir aux enfantillages des premières
-tendresses, de griser un peu cette imagination avide d'amoureux
-aliments, s'il avait paré de quelques coquetteries les monotones
-intimités conjugales, Simone se fût rattachée éperdument à lui, eût
-oublié ses jalousies, ses plaies d'orgueil, ses tentations, eût oublié
-même Netty Davidson.
-
-Mais, précisément, Roger Mervil tournait contre lui-même, sans en avoir
-conscience, les armes qui lui eussent permis de reconquérir sa femme.
-Dans les heures où il aurait pu être l'amant, il faisait voir tellement
-qu'il était le mari—par l'identité de ses gestes, la sécurité de ses
-droits, la complète omission de toute câlinerie superflue—que Simone
-était plus profondément découragée par ses caresses qu'elle ne l'eût
-été par son indifférence. Et toujours, en elle, revenait la pensée:
-«Il n'était pas comme ça auprès de l'autre!» avec tout le cortège des
-irritantes réflexions, des exaspérantes images. Elle finissait par se
-dire: «Si je le trompais, je me sentirais tellement coupable envers
-lui, que je perdrais la cuisante impression de ses propres torts. Oui,
-vraiment, j'aimerais mieux souffrir de ma trahison que de la sienne!»
-
- * * * * *
-
-Au mois de février, les Chambertier donnèrent un bal. Simone dansa le
-cotillon avec Jean d'Espayrac. Ce cotillon dura près de deux heures.
-Le conducteur—qui, naturellement, dansait avec Gisèle—multiplia les
-figures et en produisit d'inédites. Les accessoires, fort nombreux,
-étaient tous des objets d'un certain prix. On s'amusait fort. Ni la
-jeunesse, ni la gaieté, ni la beauté ne manquaient. La richesse du
-cadre, les vastes perspectives des salons et de la serre, la profusion
-des lumières et des fleurs, flattaient la vanité des trois à quatre
-cents personnes qui pourraient dire demain: «Nous y étions.» C'était,
-comme les journaux mondains l'enregistrèrent, «une soirée tout à fait
-réussie».
-
-Dans la vie de Simone, elle devait marquer, cette soirée, comme un
-instant décisif. La jeune femme y goûta l'une de ces rares ivresses
-durant lesquelles—coupable ou non—l'âme voit resplendir un éclair
-de bonheur humain. Au milieu de ce bal, dans sa légère et radieuse
-toilette, où elle se sentait si jolie, assise tout à côté de cet homme
-frémissant d'amour, qui, de temps à autre, et suivant les caprices des
-figures, l'étreignait et l'emportait, avec un soupir contenu de passion
-à bout de force, Mme Mervil subit un entraînement qu'elle n'avait
-jamais éprouvé, chez elle, seule avec Jean, durant leurs plus intimes,
-leurs plus dangereuses causeries. Le jeune homme, ici, ne parlait point
-ou parlait peu. Soucieux de ne pas compromettre sa danseuse, il évitait
-même de la regarder longtemps de suite, pour rester maître de lui-même
-et de l'expression de ses yeux. Pourtant jamais sa passion ne fut plus
-éloquente. Il est vrai qu'elle atteignait son paroxysme à sentir que
-Simone vibrait jusqu'à défaillir. En ce moment, M. d'Espayrac aimait
-comme il n'avait pas encore aimé. Nulle hésitation ne faisait plus
-flotter sa sentimentalité ou son désir de Gisèle à Simone, et de Simone
-à Gisèle. La grâce énigmatique et voluptueuse de Mme Chambertier ne
-disait plus rien, même à ses sens. «Celle-là,» pensait-il, «eût été
-d'une conquête trop facile, et, par cela même, peu souhaitable.» Mais
-les luttes qu'il avait pressenties chez Mme Mervil, les scrupules
-délicats de cette petite âme sans hardiesse, lui prenaient le cœur
-d'une séduction infiniment douce, d'un attendrissement dont il ne se
-fût point cru capable, et dont il lui savait gré.
-
-Toutefois le matérialisme de ses vingt-six ans ne lui permettait point
-un plus long stage dans ces régions de platonique tendresse.
-
-«Si je n'obtiens pas un rendez-vous ce soir,» se disait-il encore, «je
-perdrai la meilleure occasion que j'aurai peut-être jamais.»
-
-Pourtant, même ce soir, il n'osait rien brusquer. Le respect où le
-maintenaient les clairs yeux de Simone, même quand ces beaux yeux
-s'embrumaient de langueur, avait encore pour M. d'Espayrac un charme
-qu'il ne pouvait rompre.
-
-Un hasard le servit. Roger Mervil avait quitté le bal, où il
-s'ennuyait, promettant à Simone qu'il reviendrait à trois heures du
-matin, pour le souper, et qu'il la ramènerait à la maison. «Je vais
-corriger des épreuves pressées,» lui avait-il dit. «Et, en même temps,
-je verrai comment va Paulette. Elle s'est couchée, tu sais, avec un peu
-de fièvre.»
-
-Or, comme le cotillon venait de finir, on vit M. Chambertier traverser
-les salons avec un air inquiet.
-
-—Je cherche Mme Mervil. Où est donc Mme Mervil?
-
-Elle était encore au bras de Jean. Tous deux choisissaient leurs places
-à l'une des petites tables du souper, riant et faisant signe de loin à
-leurs partenaires.
-
-—Chère madame... D'abord n'ayez pas peur... Il n'y a rien du tout.
-Mervil vient de me téléphoner. Votre fillette a seulement un peu plus
-de fièvre, et il a jugé prudent d'appeler le médecin... Il l'attend
-et ne veut pas quitter... Je viens de lui dire que je vous ramènerai
-moi-même...
-
-—Ah! mon Dieu! s'écria Simone.
-
-Elle avait quitté le bras de Jean et s'élançait dans la direction du
-vestiaire.
-
-Les deux hommes la suivirent. Chambertier la rassurait.
-
-—Mervil dit que ce n'est rien, que vous ne partiez même pas avant le
-souper.
-
-Mais Simone, toute pâle, secouée d'un tremblement, ne l'écoutait
-seulement pas. Ses mains agitées ne pouvaient nouer les rubans de sa
-sortie de bal. M. d'Espayrac, très grave, très tendre, l'habillait
-comme une enfant, la forçait à s'envelopper la tête dans son grand
-voile d'Alençon.
-
-—Ne vous faites pas tant de mal, murmura-t-il. Nous allons y être tout
-de suite.
-
-En même temps, il tendait le bras à un valet, qui lui passa sa pelisse.
-
-—Alors, dit Chambertier, c'est vous, monsieur d'Espayrac, qui
-reconduisez Mme Mervil?... Moi, je ne peux pas quitter avant le
-souper... Je suis désolé, chère madame... Ah! quel contretemps! Gisèle
-va être aux cent coups!...
-
-Déjà Simone courait sur le perron.
-
-—Un fiacre! dit-elle. Ma voiture ne devait venir qu'à quatre heures.
-
-—La mienne est là, fit d'Espayrac. Rue Ampère, dit-il à son cocher. Et
-vite, n'est-ce pas?
-
-Quand il fut près d'elle, dans le coupé,—tout près d'elle, tout seul
-avec elle, et pour de si courtes minutes,—il ne put pas se contenir, il
-la prit tout de suite dans ses bras, mais avec une pitié câline, comme
-une petite fille affligée.
-
-—Ma chérie!... prononça-t-il tout bas. Ma pauvre chérie, comme elle
-tremble!...
-
-Simone, sans résister, cacha sa figure contre l'épaule du jeune homme.
-Un long sanglot l'ébranla tout entière.
-
-—Ah! je suis punie, gémit-elle. Ah! je suis bien punie!...
-
-—Punie?... De quoi punie?... demanda Jean contre la joue de Simone, et
-si près, que chaque syllabe y posa une imperceptible caresse.
-
-—Vous le savez bien... murmura-t-elle.
-
-Il la serra contre lui, violemment, éperdument, jusqu'à la meurtrir de
-ses bras forts.
-
-—Ah! Simone, Simone... Vous m'aimez donc?... Vous m'aim...
-
-Il s'arrêta, comme suffoqué par une joie trop soudaine... Et il la
-serrait toujours, l'affolant, la brisant, la désarmant par cette
-étreinte farouche, silencieuse.
-
-Simone, en ses rêves les plus hardis, n'avait point prévu pareille
-sensation, si tragique et si douce. Était-ce un paroxysme d'angoisse
-ou un paroxysme de délices? La souffrance l'emportait peut-être, car
-elle eût voulu gémir et mourir... Et cependant... Comment avait-elle pu
-douter qu'elle l'adorait, cet homme, dont un seul geste la plongeait en
-une telle intensité d'extase?
-
-Ses lèvres haletantes, enfouies dans la fourrure de Jean, voulurent
-chercher un peu d'air. Elle tourna la tête, les yeux clos. Mais quand
-tout à coup elle sentit sa bouche prise par deux lèvres ardentes, elle
-eut un cri, une révolte, un recul...
-
-—Oh! non... Oh! Jean... Laissez-moi... Je vous aime... Je suis folle...
-Ayez pitié de moi!... Et Paulette... Oh! ma pauvre petite Paulette!
-
-Il lui semblait qu'elle allait porter malheur à son enfant. Cette
-superstition lui rendit de la force. Elle se rejeta dans le coin du
-coupé. M. d'Espayrac n'insista pas, ne la rassura pas, ne prononça pas
-un seul mot. Il prit seulement la main de Simone, et posa sur cette
-main, encore gantée du long gant de bal, un baiser plein de lenteur,
-un baiser qui disait sa soumission et sa reconnaissance. Puis il garda
-cette petite main dans la sienne, jusqu'à ce que la voiture s'arrêtât
-devant la maison des Mervil.
-
-—Allumez dans le petit salon pour M. d'Espayrac, cria Simone, en
-s'élançant dans l'escalier vers la chambre de sa fille.
-
-—C'est inutile, dit d'Espayrac au valet de chambre. J'attends seulement
-des nouvelles, et je repars tout de suite.
-
-Un instant après, Mervil descendait vers son ami.
-
-—Eh bien?... demanda le poète, un peu gêné de sentir combien il aimait
-toujours cet homme dont il allait prendre la femme.
-
-—Rien, rien du tout, heureusement, dit le compositeur, du moins rien de
-ce que je craignais.
-
-—Qu'est-ce que tu pensais donc?
-
-—Ah! mon cher, si tu savais! Le croup, rien que cela... J'ai eu une
-peur! Elle se plaignait d'une gêne dans la gorge...
-
-—Est-ce qu'elle n'a pas passé l'âge du croup? Elle a huit ans, Paulette.
-
-—Il n'y a pas d'âge. On l'attrape toujours. Ah! puis, tu sais, quand
-on a peur... Mais j'oublie de te remercier... Tu as lâché ton bal pour
-ramener Simone, tu es accouru tout de suite... C'est gentil comme tout
-de ta part! Et je suis sûr que tu nous as sacrifié quelque flirtation.
-
-—Mais non, mais non, dit Jean, qui se sentit rougir. C'était tout
-naturel. Allons, eh bien, mon vieux, j'espère que ça ira bien. A un de
-ces jours. Au revoir.
-
- * * * * *
-
-Quand Mervil remonta, il fut surpris de trouver Paulette en larmes,
-et Simone, qui, debout près du petit lit, toute droite et très pâle,
-regardait pleurer l'enfant sans essayer de la consoler.
-
-—Mais qu'est-ce qu'elle a? dit-il. Elle va se faire du mal. Qu'est-ce
-que tu lui as dit?
-
-—Moi?... Rien, fit Simone d'un air sombre. Tu as bien vu tout à l'heure
-qu'elle a fondu en larmes dès que je suis entrée.
-
-—Comment! elle pleure ainsi depuis ce moment-là? Mais qu'est-ce que
-cela veut dire? Qu'est-ce que tu as, ma petite Paulette? Voyons, dis-le
-à ton petit père?...
-
-Mervil se penchait sur le lit, entourait de ses bras le buste de sa
-fillette, écartait les menottes qui s'obstinaient devant le visage
-fiévreux, devant les yeux rougis.
-
-—Qu'est-ce que tu as, ma mignonne? Souffres-tu?
-
-—Elle n'a pas voulu me répondre, dit Simone avec des lèvres qui se
-convulsaient d'effroi et de chagrin.
-
-—Pourquoi, dit le père, n'as-tu pas voulu répondre à ta petite maman?
-
-L'enfant, d'un ton farouche et bas, prononça:
-
-—Elle ne m'aime plus. Depuis ce soir, elle ne m'aime plus.
-
-—Oh! Paulette... murmura la mère.
-
-Et, croyant distinguer dans les paroles de sa fille un pressentiment,
-un avertissement, une leçon, Simone, la chair encore tout affolée des
-caresses de Jean, le cœur déchiré de tristesse, se mit à genoux près
-du petit lit de Paulette, et, à son tour, pleura comme elle, à grands
-sanglots enfantins, avec cette plainte si spontanée des femmes: «Oh!
-que je voudrais donc mourir!...»
-
-Un instant après, toutes deux, rapprochées par le père, mêlaient leurs
-baisers et leurs larmes. Et Paulette, murmurant alors son chagrin
-d'enfant jalouse, trop sensible, disait à l'oreille de Simone:
-
-—Tu n'iras plus danser quand je serai malade? Tu n'aimeras personne,
-jamais, plus que moi?... Bien vrai, dis, personne?...
-
-—Non, non... balbutiait la mère.
-
-Alors Roger mêlait leurs mains dans les siennes, les embrassait
-ensemble... Tandis que, dans l'océan de détresse où chavirait et
-s'enfonçait la frêle petite âme instinctive de Simone, parmi le dégoût
-d'elle-même, la crainte superstitieuse, le remords, la tendresse
-vraie pour ces deux êtres,—son mari, sa fille,—surgissait en elle un
-sentiment qu'elle ne s'avouait pas, mais qui cependant dominait tous
-les autres: la joie d'avoir été tenue dans les bras de Jean d'Espayrac,
-de l'avoir entendu gémir d'amour, d'avoir senti contre sa bouche cette
-bouche qui était celle de Jean, d'avoir meurtri son cœur sur ce cœur
-d'homme. Et la pensée qu'elle avait commis une effrayante chose lui
-faisait paraître son péché plus délicieux encore.
-
-«Mais,» se disait-elle, «pour moins que cela je mépriserais une autre
-femme, je verrais en elle un monstre... Est-ce moi? Est-ce moi?...
-Est-ce possible?»
-
-Elle ne se reconnaissait pas.
-
-
-
-
-VII
-
-
-La sensation véritablement inouïe qui avait failli faire évanouir
-Simone sur la poitrine de Jean la première fois qu'il l'avait prise
-dans ses bras et qu'il lui avait baisé les lèvres, ne devait jamais
-plus soulever l'âme de la jeune femme à de pareilles hauteurs
-d'extase. Elle ne devait plus connaître, du moins à un tel paroxysme
-d'intensité, cette angoissante joie. Plus tard, toutes les fois qu'ils
-s'étreignirent, la mémoire dut jouer son rôle, et Simone, pour se
-griser tout à fait, eut besoin de faire surgir dans sa chair et dans
-son cœur la réminiscence de cette unique minute. Les femmes chez qui
-l'imagination est plus puissante que les sens et plus active que la
-tendresse ont de ces déboires en amour. Elles se donnent dans un
-moment d'incomparable exaltation, et toutes les réalités ensuite leur
-semblent pâles auprès de cette heure d'éblouissement qui ne peut pas se
-prolonger, et qui ne saurait revenir.
-
-La seconde fois que Simone Mervil revit M. d'Espayrac en tête-à-tête,
-ce fut encore presque involontairement. Elle se refusait toujours à
-un rendez-vous précis, que, cependant, la fièvre de son souvenir lui
-faisait ardemment désirer. Mais elle ne put s'empêcher de lui donner à
-entendre qu'elle allait souvent seule à Bellevue, visiter un asile de
-petits enfants—ce qu'elle appelait une _pouponnière_—œuvre de charité
-dont elle était sous-directrice. «Je prends le train de Ceinture,
-tout près de chez moi, à Courcelles, et je change à la station
-d'Ouest-Ceinture.»
-
-—Quand irez-vous? dit-il tout bas, avec une intonation suppliante.
-
-—Jeudi, par le train qui part de la gare Montparnasse à trois heures.
-
-Jean ne dit rien, mais il prit ce train, à la gare Montparnasse. Et, à
-la correspondance de la Ceinture, il vit sur le quai Mme Mervil, qui
-cherchait des yeux la place qu'elle choisirait dans un compartiment.
-
-Il était seul dans le sien. Il ouvrit la portière. Elle y monta tout de
-suite.
-
-Lui, resta un instant la tête penchée au dehors pour empêcher
-l'intrusion d'autres personnes. Puis, quand le train s'ébranla, il
-se tourna et la vit, blottie à l'angle opposé, plus jolie, d'une
-joliesse plus fine que jamais dans sa toilette simple, avec sa
-jaquette d'astrakan et son tour de cou formé d'une soyeuse dépouille
-de zibeline, dont la tête aiguë et les minces pattes pendaient sous le
-frais menton, si délicatement dessiné, de la jeune femme.
-
-Et Simone avait dans les yeux cette gaieté, cette griserie, ce
-charmant émoi de l'escapade, qui, pour beaucoup de Parisiennes, est le
-principal attrait de l'adultère. Se réveiller le matin avec l'amusante
-perspective du rendez-vous, qui rompt l'ennui des occupations
-habituelles et le cours des fastidieuses visites; guetter l'heure,
-choisir la toilette que l'on va mettre, en combiner perversement les
-plus intimes détails; puis exécuter de savantes manœuvres, éloigner
-sa voiture, monter en fiacre; avoir ensuite le plaisir de trembler un
-peu, et aussi celui de mentir à la perfection,—n'y a-t-il pas à toutes
-ces choses, pour une puérile petite créature qui, naguère encore,
-volait des fruits verts dans le verger de son couvent, une saveur
-d'espièglerie qui tente la plus vertueuse?
-
-Ce n'étaient pas des remords qu'en ce moment éprouvait Simone. C'était
-une curiosité un peu anxieuse mais douce étrangement,—la curiosité de
-ce que cet homme allait lui dire. Puis, au fond de tout cela, c'était
-l'intime stupeur de trouver sa conscience muette. Nulle sensation
-torturante d'indigne culpabilité. Comment cela était-il possible?...
-Devait-elle donc se croire un monstre, une femme bien pire que les
-autres?
-
-Le train maintenant filait entre les jardins des fleuristes, les champs
-de roses que l'on cultive autour de Clamart, et que l'hiver faisait
-nus sous le poudroiement grisâtre d'une impalpable brume. Les petits
-carreaux des nombreux châssis, les rangs pressés des cloches en verre,
-alternaient avec le sol brun, à l'intérieur des enclos dépouillés.
-Les routes blanches tournaient, désertes. Les maisonnettes closes
-semblaient abriter des sommeils sans rêves. Un ciel immobile et gris se
-suspendait au-dessus de l'immobile paysage.
-
-M. d'Espayrac s'était agenouillé devant Simone; de ses deux bras passés
-autour de la souple taille, il inclinait vers lui la jeune femme, et il
-murmurait des paroles passionnées:
-
-—Vous m'aimez un peu?... demanda-t-il après les litanies de sa propre
-adoration.
-
-Devant l'imperceptible mouvement négatif de la blonde tête, il ajouta,
-suppliant:
-
-—Ah! répétez-le donc... Car vous me l'avez dit... Oui, vous me l'avez
-dit, l'autre soir, en voiture. Ne vous le rappelez-vous pas?
-
-—O mon ami! dit Simone en un dernier effort de résistance, puisque vous
-le savez, ne me demandez pas de vous le dire. J'ai tellement confiance
-en vous, Jean! Vous serez fort pour nous deux, n'est-ce pas?
-
-—Non, murmura-t-il en laissant tomber sa tête sur les genoux de la
-jeune femme, je ne veux pas être fort... Je ne peux plus l'être... Je...
-
-Un coup de sifflet du train, les freins qui se serrent, les roues
-qui crient... Et Jean et Simone se retrouvèrent assis l'un à côté
-de l'autre, corrects en apparence, mais tremblants à entendre les
-battements de leur cœur, et se meurtrissant encore les doigts d'une
-étreinte violente et vivement dénouée.
-
-Un vieux monsieur et une vieille dame montèrent. Le vieux monsieur
-déploya son journal; mais la vieille dame dévisagea obstinément et
-avec une rogue expression de blâme ce beau couple jeune,—trop jeune et
-trop beau pour ne pas être évidemment bien coupable aux yeux d'une si
-vieille dame.
-
-Simone se sentait rougir. Elle dit à Jean, tout bas:
-
-—Si quelqu'un de notre connaissance était monté, qu'aurions-nous dit?
-
-—Bah! fit d'Espayrac. Nous nous sommes rencontrés, voilà tout. Vous
-allez à votre pouponnière. Moi je vais à Meudon voir le notaire d'un de
-mes amis, à propos d'une maison de campagne qu'il a là-bas, et qu'il
-veut faire vendre. Cet ami est au Tonkin.
-
-—Mais... la maison existe?... demanda naïvement Simone.
-
-—Comment, certes, elle existe! Et l'ami et le notaire, et même le
-Tonkin, fit d'Espayrac avec son joyeux sourire. Vous la verrez, la
-maison, si vous voulez. Nous la visiterons ensemble. Peut-être qu'elle
-vous tentera. Je cherche un acquéreur.
-
-Simone rougit plus fort.
-
-—Oh! pas aujourd'hui, je n'aurai pas le temps. Ma visite sera longue...
-Vous savez, c'est moi qui fais tout à cette pouponnière. La directrice
-de l'œuvre n'est là que pour son nom. Quant aux dames patronnesses,
-chacune y va peut-être une fois par an...
-
-Jean souriait de nouveau, à voir le petit air grave, entendu, de cette
-frimousse blonde.
-
-—Comme je vous aime, oh! comme je vous aime!... prononça-t-il si bas
-que Simone distingua le mouvement des mots sur ses lèvres plutôt
-qu'elle n'en entendit le son.
-
-Voyant, que, pour aujourd'hui, l'histoire de la maison ne prendrait
-pas, bien qu'il eût réellement dans sa poche les clefs d'une villa
-inoccupée, M. d'Espayrac proposa à Simone de le rejoindre au rond-point
-de l'avenue Mélanie, en sortant de la pouponnière. Ils feraient un tour
-dans les bois.
-
-—C'est si joli, si mélancolique, les bois en hiver, assura-t-il.
-
-—Soit, dit Simone, qui ajouta—toujours par sa tendance féminine à tout
-expliquer en dehors de la raison sincère:—Cela changera l'air que je
-pourrai rapporter à la maison. J'ai toujours peur pour Paulette de
-quelque contagion, quand je reviens de voir tous ces petits.
-
-Une heure et demie plus tard, Jean et Simone marchaient lentement,
-serrés l'un contre l'autre, et troublés jusqu'au fond de l'être, dans
-la solitude infinie des bois, du crépuscule et de l'hiver. Un air vif
-rosait leur visage, avivait la brûlure de leur sang. La tristesse des
-taillis, les crêpes violets qui flottaient vers les profonds lointains,
-les âpres senteurs des feuilles achevant de mourir par milliers dans
-l'humidité du sol, prêtaient à la démence de leurs cœurs une atmosphère
-de solennité qui les charmait. Derrière le lacis noir des branches, un
-rouge soleil se couchait en des flaques et des éclaboussures de sang.
-Le long des étroits sentiers, nul bruit ne se faisait entendre, hors
-parfois le cri d'une corneille ou la fuite lourde d'un crapaud parmi
-les ramilles desséchées des bruyères.
-
-Jean et Simone avançaient à petits pas, ne trouvant que peu de chose
-à se dire. Pour la première fois, Mme Mervil pressentait que non
-seulement la chute était inévitable, mais que cette chute était
-le nœud suprême de son fragile roman, et qu'au delà il n'y aurait
-rien. Seule avec cet homme qu'un instant elle avait cru aimer, elle
-s'apercevait, non sans un secret malaise, que rien de son âme n'irait
-spontanément à lui, et que rien de la sienne, à lui, ne viendrait
-spontanément à elle, par ces mille phrases si faciles à ceux qui
-pensent en commun. Tous deux ne prononçaient que des banalités
-semblables à celles qu'ils échangeaient en leurs visites chez des
-tiers. Même ils se sentaient moins familiers ensemble que lorsque, à
-table avec Roger, tous trois causaient d'art ou ébauchaient des projets
-de pièces. Car, en effet, cette demi-intimité de tous les jours n'ayant
-sa raison d'être que dans les travaux et la personnalité du mari,
-devenait une gêne plutôt qu'un lien dans leur tête-à-tête amoureux.
-Leur délicatesse, à l'un et à l'autre, les retenait d'aborder les
-sujets qui eussent évoqué trop distinctement l'image de l'époux et
-de l'ami trompé. Or tous ceux par lesquels, jusqu'ici, leurs esprits
-s'étaient rencontrés, ne leur venaient que par Mervil. En dehors de
-lui, ils ne se connaissaient plus. Avec étonnement ils se constataient
-étrangers l'un pour l'autre. Simone seule en conçut une impression
-de souffrance, un effroi devant l'inconnu de cette âme d'homme, qui,
-peut-être, aurait désormais le pouvoir de la rendre affreusement
-malheureuse.
-
-«Il est bien jeune!» songeait-elle. «A-t-il eu déjà beaucoup de
-maîtresses?... Que pense-t-il de moi? Ah! si je n'allais être pour lui
-qu'un caprice!...»
-
-Cette femme qui, tout à l'heure, se suggérait en vain des remords,
-commençait à se sentir le cœur piqué par la pointe du premier regret.
-
-Mais Jean la serrait à présent plus étroitement contre lui. Puis, tout
-à coup, il l'entraîna dans la direction de Meudon, marchant si vite que
-Simone dut demander grâce.
-
-—Où allez-vous donc? dit-elle. Craignez-vous que nous manquions le
-train?
-
-Alors il la supplia de venir voir cette maison dont il lui avait parlé.
-C'était une villa tout à fait à l'écart. Il en avait toutes les clefs;
-il la ferait entrer par la petite porte du jardin; le concierge ne la
-verrait pas.
-
-Simone se révolta, elle dit non pour aujourd'hui, non pour toujours.
-Oh! jamais... Puis, devant le désespoir de Jean, elle finit par le
-supplier d'être raisonnable, de considérer combien il était tard...
-Près de six heures! Il faisait tout à fait noir maintenant. Même en se
-dépêchant, elle ne serait pas de retour avant sept heures et demie.
-
-—Eh bien, alors, la prochaine fois?... dit-il. Promettez-moi! Si vous
-saviez comme je serai sage! Nous causerons, comme ici... Seulement
-vous ne serez pas exposée à l'humidité de ces bois, au hasard d'une
-rencontre.
-
-—Mais, dit Simone, cette maison n'est pas à vous.
-
-—Oh! c'est tout comme, s'écria d'Espayrac. Et il y a une petite pièce
-gentille, que je ferai arranger exprès pour nous. Il y aura des fleurs,
-et un grand feu. Ce sera plus gai qu'ici, voyez-vous, ajouta-t-il en
-jetant un coup d'œil en arrière vers la nuit lugubre de la forêt.—Et il
-y aura les bonbons que vous aimez... Ce sera si gentil! nous ferons la
-dînette.
-
-Il riait, en la câlinant, de ce beau rire sensuel et doux, qui mettait
-tant de séduction sur sa bouche et dans ses yeux, et qui, lorsqu'il
-éclatait en fanfares de gaieté, sonnait si contagieux et si clair.
-«Si les oiseaux riaient,» disait quelquefois Mervil, «ils riraient
-comme d'Espayrac.» Le musicien s'était même amusé à noter, dans un ton
-mineur, la mélodie de ce rire, pour en faire un _leit-motiv_ à la scène
-de la récréation, dans le collège de jeunes filles emprunté à Tennyson
-par le _Roman de la Princesse_.
-
-Depuis, quand d'Espayrac riait, les trilles des compagnes d'_Ida_
-chantaient dans la mémoire de Simone, et elle fredonnait l'air à
-l'unisson. Elle ne put s'empêcher de le faire encore ce soir, captivée
-de nouveau par ce côté d'insouciance et d'espièglerie dans la faute,
-qui semblait mettre en liberté sa jeunesse, et qui donnait, à cette
-correcte mondaine mariée à un homme grave, des envies de bondir,
-de sauter, de jouer à courir et de faire des niches. Déjà, elle ne
-refusait plus que pour la forme et par un suprême instinct de pudeur le
-rendez-vous que lui proposait Jean. Eût-elle été moins entraînée vers
-la personne de M. d'Espayrac, que l'effrayante et délicieuse séduction
-de cette chose—le premier rendez-vous pour une femme honnête—eût
-irrésistiblement tenté sa curiosité de fille d'Ève. Se dire plus
-tard, au théâtre, devant les scènes scabreuses, ou bien au passage
-le plus passionné d'un roman: «Moi aussi, j'ai eu un rendez-vous,»
-et dissimuler sous l'éventail ou le mouchoir un énigmatique sourire;
-mettre dans sa vie un troublant souvenir, qui suffirait—croyait-elle—à
-satisfaire ce chatouillant besoin de romanesque dont la littérature,
-à Paris plus que partout ailleurs, irrite le cœur des femmes,—voilà
-les inconscients ressorts qui, parmi les mille contingences d'une
-irréparable démarche, n'étaient pas les moins actifs ni les moins
-déterminants.
-
-«Après tout,» pensait Simone, «peut-être parle-t-il avec sincérité
-quand il me promet une soumission absolue. Peut-être, en le raisonnant,
-lui ferai-je admettre la supériorité d'un amour qui ne dépasserait pas
-les baisers sur les lèvres. Non, certes, ce n'est point pour me donner
-à lui que j'irai le voir dans cette chambre, où ce sera si amusant
-de bavarder au coin du feu, et de le gronder très fort s'il devient
-entreprenant. Puisque je n'ai pas l'intention de mal faire, pourquoi
-n'irais-je pas? D'ailleurs que penserait-il de moi si je lui cédais
-si vite? Je suis bien sûre que cette considération me rendra féroce,
-m'empêchera de m'attendrir. Je ne sais pas si je lui appartiendrai
-jamais complètement. J'en doute fort. Mais ce dont je suis tout à fait
-sûre, par exemple, c'est que je le ferai languir longtemps.»
-
-—Alors vous viendrez, Simone? Vous me le jurez, répétait Jean d'une
-voix tremblante. Oh! je ne sais pas ce que je ferais si vous me donniez
-un tel espoir pour ne pas le réaliser! Et... dites?... ce jour-là,
-vous n'irez pas à votre pouponnière?... Vous m'accorderez toute votre
-après-midi?
-
- * * * * *
-
-La semaine suivante, un soir, vers six heures, Simone Mervil reprenait
-le train pour Paris à la station de Meudon. Elle rentrait. Quand elle
-monta dans le compartiment, la chaleur des bouillottes et la clarté du
-gaz contrastèrent avec la froide campagne noire où des flocons de neige
-voltigeaient. Elle se pelotonna dans un coin, toute frissonnante, la
-voilette baissée, les mains blotties dans le manchon. Il y avait deux
-autres voyageuses. Elle ne les regarda point. Elle détourna les yeux de
-la lumière et les fixa sur la vitre à côté d'elle. La nuit extérieure
-faisait de cette vitre un vague miroir. Elle y revit, plus terne, le
-banal décor des coussins gris, avec leurs capitons réguliers et leurs
-accoudoirs de cuir. Elle s'y aperçut elle-même, en profil de corps très
-net, avec un obscur visage où elle ne distinguait que les yeux. Et elle
-s'acharnait à regarder ces yeux pâles, deux étranges taches de lueur
-vivante, dans ce fantôme assis à côté d'elle et qui était le reflet de
-sa personne. A la fin, de s'obstiner ainsi ses prunelles se lassèrent;
-un picotement lui fit battre les cils; et elle s'étonna lorsque ses
-paupières, en s'abaissant, chassèrent sur ses joues deux larmes
-froides. Un long frisson douloureux la traversa, hérissant les frisures
-légères de sa nuque.
-
-«Mais qu'est-ce que j'éprouve donc au juste?» se dit-elle.
-
-Car, à l'instant même, en considérant son âme triste dans le spectre de
-son regard, elle ne s'était pas aperçue qu'elle pleurait.
-
-Depuis deux heures elle était la maîtresse de M. d'Espayrac.
-
-
-
-
-VIII
-
-
-Un soir, Simone venait d'embrasser dans son lit la petite Paulette.
-Elle était montée un peu tard, et l'enfant, par extraordinaire, s'était
-endormie sans attendre la maternelle caresse. La porte était ouverte
-sur la chambre de miss Mary, et l'Anglaise elle-même avait déjà éteint
-sa lumière. Simone, à la clarté de la veilleuse, regarda sa fille.
-«Comme elle est jolie!» pensa-t-elle, «Comme elle sera aimée!»
-
-Puis, avec ce retour étonné sur elle-même qu'elle faisait de plus en
-plus fréquemment depuis quelques semaines, elle chercha dans son propre
-cœur les sentiments singuliers que doit éprouver devant le sommeil pur
-de sa fille une mère qui a un amant. Elle ne les y trouva pas; et, dans
-la surprise de se découvrir si peu différente de son ancien elle-même,
-Simone se condamnait au plus dur effort d'imagination pour se persuader
-qu'elle avait vraiment accompli la chose irréparable. Ce qu'elle
-rencontrait en elle ne ressemblait en rien aux catégories de pensées
-que lui suggérait autrefois, objectivement, et par rapport à d'autres
-femmes, l'idée de l'adultère. Elle s'était représenté des joies
-délirantes suivies d'affreux remords. Elle n'avait pas goûté les joies
-et elle n'éprouvait pas les remords. Des journées d'excitation, des
-heures de désappointement et des minutes de dégoût: voilà ce qu'elle
-avait recueilli. Mais tout cela restait confus, enchevêtré, dans un
-domaine obscur de sa personne morale, où elle ne voyait plus qu'une
-sorte de brouillard quand elle essayait d'y pénétrer. Une seule chose
-se détachait très nette: l'impossibilité de réaliser l'idée de sa faute
-et de se condamner comme elle se fût condamnée auparavant si elle avait
-lu sa propre histoire dans un livre. Et, entre autres étonnements,
-celui qui n'était pas le moindre venait de ce que sa trahison—à la
-gravité de laquelle pourtant elle ne pouvait croire—ne diminuait point
-à ses yeux celle de Roger. La guérison ne lui était pas venue par la
-vengeance. La plaie de jalousie restait toujours ouverte.
-
-Quand elle quitta la chambre de sa fille, Simone, sur le palier
-de l'escalier, s'arrêta, l'oreille tendue. De l'étage supérieur
-s'échappait une musique très suave dont la mélancolie lui prit le cœur.
-«C'est joli,» pensa-t-elle, «ce qu'il joue là, Roger. Ce n'est pas de
-lui pourtant. Qu'est-ce que c'est donc?»
-
-Elle écouta encore un instant, puis, au lieu de redescendre dans son
-petit salon, elle monta vers le cabinet de travail. Son pas léger ne
-s'entendit point sur le tapis. Très doucement elle ouvrit, entra, et,
-derrière elle, referma la porte. Mervil leva ses larges yeux vifs,
-tout flambants d'inspiration dans sa maigre figure, et, d'un signe des
-paupières, interdit à Simone de l'interrompre. La jeune femme s'étendit
-sur un divan, appuya son menton sur la paume d'une de ses mains, et
-regarda son mari.
-
-Roger semblait se bercer au chant qui montait sous ses doigts. Assis
-devant l'énorme piano à queue, il se balançait suivant le rythme;
-ses prunelles s'alanguissaient dans une extase; sa bouche avait des
-sourires et ses épaules des frissons. Il jouait, non pas seulement avec
-ses mains, mais avec son être tout entier. Simone pouvait, dans ce
-corps mince, tordu par le souffle de la mélodie, deviner la vibration
-des fibres comme elle entendait celle des cordes sous les marteaux
-dans la caisse de l'instrument. Il y avait longtemps qu'elle n'avait
-vu Roger ainsi possédé par la folie de son art. D'ailleurs elle le
-regardait ce soir avec des yeux nouveaux, ou plutôt _renouvelés_. Elle
-comprit comment elle avait pu le trouver si beau quand elle était jeune
-fille et qu'il jouait sur le petit piano droit dans le salon de ses
-parents. A un moment où le chant prenait une douceur plus poignante,
-il la chercha des yeux et il lui envoya une de ces longues et tendres
-caresses d'âme avec lesquelles, autrefois, il lui avait fait croire à
-cette chose impossible: l'infini dans l'amour humain.
-
-Simone, accoudée le visage vers lui, détourna la tête, et mit son front
-dans son bras replié.
-
-Un moment après, il cessait de jouer et venait à elle. Sa surprise fut
-extrême de constater qu'elle pleurait.
-
-—Ma Simone! dit-il,—et sa voix n'avait pas la sécheresse coutumière.—Eh
-bien, voilà qui me touche beaucoup! Tu n'es donc pas tout à fait blasée
-sur les divagations de ton musicien de mari?
-
-—C'était de toi? s'écria-t-elle avec un sursaut.
-
-—Tout simplement.
-
-—Mais je ne connaissais pas cela. Quand donc l'as-tu composé?
-
-—Ce n'est pas composé. J'improvisais.
-
-—Ça, une improvisation?... Mais c'est admirable! Tu n'as jamais rien
-fait de mieux. Et ce n'est pas écrit? Et tu ne pourras pas l'écrire?
-Ah! quel dommage!
-
-—Mais si, mais si... Ça me trottait dans la tête depuis longtemps,
-sous cette forme ou à peu près. Puis, tu sais si j'ai bonne mémoire!...
-
-Elle s'était redressée, un genou pris entre ses mains croisées, toute
-pâle, et fixant sur Mervil ses yeux mouillés de larmes. Elle avait une
-expression si étrange que son mari, d'abord flatté par son émotion,
-s'en inquiéta. Il s'assit à côté d'elle sur le divan, l'attira contre
-lui, et lui dit avec une sollicitude dont il l'avait récemment un peu
-déshabituée:
-
-—Qu'y a-t-il donc, ma petite Simone? Est-ce que ma petite femme aurait
-du chagrin?
-
-Elle fit un faible mouvement pour s'écarter de lui, cacha de nouveau
-son visage et éclata en sanglots violents.
-
-—Oh! s'écria-t-elle, pourquoi donc ne m'as-tu pas toujours parlé comme
-ça? Pourquoi donc as-tu cessé de m'aimer?
-
-Il se leva, nerveux, dissimulant, comme toujours, son irritation sous
-un calme de glace.
-
-—Ah! dit-il, si c'est une scène...
-
-A son tour elle se mit debout, passa résolument son mouchoir sur son
-visage, vint à Roger, et, lui faisant face, posa ses deux mains sur les
-épaules de son mari.
-
-—Non, Roger, dit-elle en dominant le tremblement de sa voix. Non,
-Roger, ce n'est pas une scène. Veux-tu m'écouter? Veux-tu qu'une fois
-pour toutes nous nous entendions, mon ami?
-
-—Mais, ma chérie, avec toi, c'est bien difficile depuis quelque temps.
-Tu prends ombrage au moindre mot. Je ne sais plus ce qu'il faut te
-dire. Tu me paralyses, je t'assure.
-
-Les bonnes dispositions de Simone s'évanouirent dans une flambée de
-colère.
-
-—Ah! s'écria-t-elle, c'est comme cela que tu me parles, toi qui as eu
-les premiers torts! Eh bien, soit! Il paraît que c'est cela le mariage.
-Faisons comme les autres. Monsieur ira souper avec des actrices, et
-Madame prendra un amant. Je ne vois pas pourquoi je m'en tourmenterais,
-puisque c'est l'ordre des choses.
-
-Mervil eut un cri, comme dans le brusque déchirement d'une blessure.
-
-—Simone!... Oh! pas toi, Simone! Pas toi!... Ne prononce pas des choses
-pareilles!
-
-Son accent produisit sur sa jeune femme un effet extraordinaire.
-Soudainement, ce remords qu'elle appelait en vain depuis sa chute
-récente, lui transperça le cœur comme une flèche. Durant quelques
-secondes elle eut le sentiment d'une déchéance horrible, des images
-physiques de sa faute s'évoquèrent en elle et lui soulevèrent l'âme
-d'une intolérable nausée. A cet instant, la trahison de son mari et
-la sienne s'intervertirent dans sa pensée. Pour la première fois,
-elle pressentit qu'elle pourrait lui pardonner, à lui, tandis qu'à
-elle-même, elle ne se pardonnerait jamais.
-
-Toutefois une affreuse tentation lui vint de le braver, d'énoncer
-devant lui la chose inavouable.
-
-—Ah! dit-elle froidement—avec une sorte de plaisir bizarre, mêlé de
-désespoir et de frayeur,—cela te ferait donc beaucoup de chagrin si tu
-savais que j'ai un amant?
-
-Roger devint tout pâle, rien que de lui entendre articuler ces trois
-mots. Mais il dit avec calme:
-
-—Prends garde, Simone. Tu as, depuis quelque temps, des façons de
-parler bien singulières! Il y a des suppositions qu'une honnête femme
-ne doit pas faire, ne doit pas suggérer à son mari...
-
-Il s'arrêta, vint à elle, et, durant un instant, la considéra d'un
-regard qui s'adoucissait.
-
-—Pourquoi veux-tu, reprit-il, me faire imaginer des choses que mon
-esprit se refuse à concevoir? Toi, Simone... Toi, un amant? Vois-tu,
-je ne pourrais pas plus le croire de toi que je ne le crois de notre
-fille, de notre innocente petite Paulette.
-
-Il s'approcha davantage, s'inclina vers elle, la regarda très
-tendrement au fond des yeux. Maintenant il commençait à comprendre que
-les pleurs et la colère de Simone marquaient autre chose qu'un accès
-de querelleuse humeur. Il entrevoyait un malaise d'âme, devant lequel
-sa propre nervosité s'atténuait, disparaissait, pour faire place à une
-sollicitude mêlée d'une certaine anxiété. Le sentiment lui vint que,
-lui aussi, il avait eu des torts.—Oh! pas le tort de son infidélité,
-car Simone avait si bien gardé tout son cœur qu'il n'avait pas
-conscience de lui en avoir soustrait une parcelle,—mais les rudesses
-de sa nature un peu âpre, agressive, ironique, ses crises noires
-d'artiste en mal de produire, ses maussaderies d'homme de travail que
-replie sur lui-même la tyrannie de la pensée à l'heure même où sa jeune
-femme amoureuse attend la part qui lui revient de câlines paroles,
-d'attentions, de gâteries, de caresses. En un éclair, la conscience de
-tout ceci lui traversa le cœur. Il posa la main sur les doux cheveux
-pâles de Simone, et lui dit, avec une voix changée, où l'intention de
-plaisanterie soulignait l'émotion qu'elle prétendait exclure:
-
-—Mauvaise petite femme, qui ne sait pas avoir de tolérance avec son
-ourson de mari, et qui menace de le tromper parce qu'il ne sait
-qu'aligner des doubles-croches et qu'il est maladroit à lui montrer
-combien il l'aime!
-
-—Toi, m'aimer?... dit Simone. Oh! voyons!...
-
-—En peux-tu douter?... reprit-il, très grave.
-
-Ces paroles étaient bien simples, et tout à fait dépourvues de la
-rhétorique amoureuse avec laquelle jonglait si facilement d'Espayrac.
-Pourquoi donc Simone, en les écoutant ce soir, y crut-elle plus qu'elle
-ne croyait hier aux phrases passionnées de son amant? «En ai-je bien
-pu douter?» se répéta-t-elle. Mais, soudain, la vision de Roger
-sortant du théâtre côte à côte avec cette actrice rousse, avec Netty
-Davidson (car elle savait son nom, Jean le lui avait dit), réveilla
-tous ses soupçons, toutes ses jalousies, toutes ses colères.
-
-—Non, s'écria-t-elle, non, je ne te crois plus. Notre bonheur est
-brisé, notre amour est mort. Et c'est toi qui as tué tout cela. Tu m'as
-trompée, et je le sais.
-
-—Moi, je t'ai trompée! s'écria Roger. Mais tu es folle! Où donc? Quand
-cela? Et avec qui?
-
-Entre ce mari et cette femme, quelque chose de bizarre, mais de bien
-profondément humain, se passait. Ils occupaient et remplissaient
-d'une si complète façon le cœur l'un de l'autre; leurs neuf années
-de tendresse les avaient enchaînés de si multiples, si subtils, si
-indissolubles liens; si peu importantes étaient pour chacun les
-circonstances extérieures à leurs deux personnes, qu'ils étaient de
-la meilleure foi du monde en abolissant de leur mémoire, chacun pour
-son propre compte, leurs respectives trahisons. Roger Mervil, étant
-homme, gardait cependant plus vive la réminiscence matérielle du fait.
-Quand sa femme lui dit avec certitude: «Tu m'as trompée, et je le
-sais,» il eut cette exclamation mentale: «C'est Netty! Ah! la satanée
-cabotine!... que le diable l'emporte!...» Mais Simone accusait son mari
-avec autant de passion jalouse et—mieux encore—autant de sincérité
-dans la souffrance qu'elle en eût exprimé, il y avait six semaines,
-avant ses vaines représailles.
-
-—Dis-moi donc avec qui je t'ai trompée, et comment tu en es sûre,
-reprenait Mervil. Je serais curieux de savoir ce que ton imagination...
-
-—Ce n'est pas mon imagination. JE... T'AI... VU...
-
-—Mais quand?... Mais où?...
-
-Et il affecta un ton plaisant, il essaya de ridiculiser la jalousie de
-Simone, pour la piquer, pour la faire parler.
-
-—Toi, d'abord, il suffit que tu me voies dire quatre mots à une femme...
-
-Puis il effleura la vérité pour y insinuer une signification
-d'innocence.
-
-—Après ça, tu m'as peut-être aperçu sortant du théâtre avec une
-actrice... Oui... la reconduisant un bout de chemin... Cela m'arrive
-quelquefois... Si tu appelles cela une preuve?...
-
-Simone secouait la tête, haussait légèrement les épaules, et continuait
-de poser sur son mari le reproche de son regard, mais elle n'ouvrait
-plus la bouche. Quelque chose scellait dans son cœur l'accusation
-précise, et le nom de la femme, et la date, et la formule de mensonge
-télégraphiée par son mari, l'histoire du dîner avec son directeur qu'il
-n'avait pas vu de la journée. Ce quelque chose qui fermait les lèvres
-de Simone, c'était la crainte inconsciente de placer entre elle et son
-mari—que, malgré tout, elle n'avait pas cessé d'aimer—la barrière qu'on
-ne peut plus franchir, la parole qui ne s'efface pas, le souvenir qui
-ne s'oublie jamais. Comment répondrait-il si elle prononçait le nom de
-Netty Davidson? Par la colère peut-être, et ce serait terrible, car
-alors elle-même se révolterait; par le mensonge encore, et ce serait
-bien pire; ou bien par l'aveu,—oh! l'aveu... Entendre Roger lui dire
-_cela_... quel supplice!
-
-Simone se taisait donc, avec cette merveilleuse finesse de la femme
-dont la tendresse ne veut pas mourir. Mervil en conclut qu'elle avait
-été assez loin sur la piste de son aventure, mais qu'elle ne savait
-rien d'exact et que tout pouvait encore être sauvé. Il conçut aussitôt
-un soulagement qui lui détendit l'âme. Car il venait d'être en proie à
-la pire inquiétude. Affliger Simone, perdre la confiance de cette si
-chère compagne, s'aliéner ce cœur qu'il occupait absolument depuis tant
-d'années... Et cela pour qui? pour quoi?... Pour quelques heures d'une
-Netty Davidson!... Cette pensée lui avait causé l'exaspération d'un
-homme qui, par insouciance, ayant brûlé son billet de loterie, apprend
-ensuite qu'il avait le numéro gagnant et qu'il perd une fortune.
-
-—Ah! Simone, lui disait-il un moment après, avec la plus indiscutable
-sincérité, sache-le bien, sois-en certaine, malgré les apparences,—oui,
-je dirai plus,—malgré les égarements mêmes, on ne trompe pas une femme
-comme toi. Vois-tu, donner à une autre ce qui t'appartient dans mon
-cœur, ce serait impossible, parce que c'est toi qui l'y crées. La
-tendresse, la confiance, la fidélité, l'intimité, la possibilité du
-bonheur, toutes ces choses-là, ce ne sont pas des mots ou des idées
-qui aient une existence indépendante, à mes yeux, en dehors de toi,
-et que je puisse chercher auprès d'une autre. Non, c'est toi-même.
-Je ne les ai pas connues avant toi; je ne les imagine pas sans toi.
-Quand on me dit: «_Un tel_ est heureux», c'est une formule vide,
-qui ne précise rien pour mon imagination. Quand je me dis: «Je suis
-heureux», quelque chose, tout au fond de moi, murmure: «Simone», et
-tout de suite, devant mes yeux, surgit ta chère image. Sois-en sûre,
-mon amour, quand une femme est cela pour un homme, quoi qu'elle puisse
-craindre, quoi qu'elle puisse imaginer, quoi qu'elle puisse même
-surprendre, elle ne doit pas être jalouse de lui. Eh! oui, je sais
-bien, nous sommes des hommes; nous avons des moments de folie dont nous
-rougissons nous-mêmes... Ah! je t'assure, nous n'en sommes pas fiers...
-Mais, Simone, quand nous jurons bien, va, qu'on ne nous y reprendra
-plus, quand nous vous demandons notre grâce, d'où dépend notre seule
-chance de bonheur en ce monde... Alors, vous, les adorées, vous, les
-meilleures que nous, il faut...—penche ta petite oreille pour que je te
-le dise tout bas,—eh bien... il faut nous pardonner.
-
-Mervil, en achevant, s'était glissé aux genoux de sa femme, du divan
-sur lequel tous deux se trouvaient assis. La profondeur, la vivacité de
-son attendrissement, donnaient à sa voix, à son geste, une éloquence
-de passion d'autant plus entraînante qu'elle était plus rare chez cet
-homme d'extérieur froid, de caractère concentré. Simone ne se rappelait
-point avoir vu, même aux premiers jours de leur mariage, la hauteur et
-la sécheresse plutôt naturelles à Roger se fondre en une telle ardeur
-de tendresse, en une telle grâce d'humilité. Que devint-elle quand,
-relevant vers elle le visage de son mari, par un geste de curiosité
-grave, intense, elle distingua deux traces humides sous les longues
-paupières, bistrées de laborieuses veilles, et qui battirent en une
-honte furtive, pour effacer ce qui ressemblait tant à deux larmes!
-
-Elle put dire seulement:
-
-—Ah! Roger...
-
-Dans l'atroce regret qui lui torturait l'âme, elle n'avait même plus
-de sanglots. C'était donc contre cet homme-là, c'était contre lui
-qu'elle s'était irritée jusqu'au mépris, jusqu'à la haine, jusqu'à
-l'ineffaçable injure de la trahison!... C'était à lui qu'elle avait
-menti hier, qu'elle mentait ce soir, et qu'elle allait être forcée de
-mentir désormais jusqu'au bout, jusqu'au dernier baiser d'adieu au bord
-du tombeau! Et c'était elle, Simone, _sa_ Simone, qui avait fait cela!
-
-—Ah! Roger... murmura-t-elle à plusieurs reprises, avec une intonation
-si déchirante, que lui, la croyant subjuguée seulement par le triomphe
-douloureux d'une divine indulgence, disait:
-
-—Ma Simone, comment peut-on faire du chagrin à une bonne petite âme
-comme toi? Ah! je ne suis qu'un brutal, un mauvais mari. C'est vrai,
-tu es si fine, si sensible!... Une petite femme comme toi, c'est trop
-délicat à manier... Moi, je ne suis qu'un maladroit, un bourru. Je te
-traite en vieux camarade, que je taquine... je m'oublie, je dépasse la
-mesure. Je devrais toujours être en adoration devant ma jolie madone,
-et je me conduis comme un païen.
-
-Elle le fit taire, avec douceur.
-
-—Ne causons plus, dit-elle, je suis brisée. Veux-tu être tout à fait
-bon?—Et elle touchait avec un geste timide et tendre le front du
-musicien toujours à demi prosterné sur le tapis à côté d'elle.—Va te
-remettre un instant au piano, et joue-moi encore quelque chose.
-
-—Mais, mignonne, il est bien tard... J'ai peur de réveiller Paulette,
-et miss Mary, et tout notre monde.
-
-—Oh! tu joueras très, très doucement. C'est si joli quand tu fais
-chanter le piano tout bas!
-
-Il lui obéit. Il reprit en sourdine une des phrases et quelques-unes
-des variations qui l'avaient le plus charmée tout à l'heure.
-
-En l'écoutant, ivre de tristesse et d'appréhension, Simone se disait:
-
-«Rompre... Oui, je veux rompre... Mais comment?... _L'autre_ est
-tellement attaché à notre vie! Près de lui, je suis perdue. Il m'a
-prise, il me reprendra. Et ses baisers sont si doux!... Ah! mon Dieu,
-est-ce que déjà je ne pourrais plus m'en passer?...»
-
-Mervil continuait à effleurer lentement les touches, éveillant une
-mélodie de songe. Par instants il levait les yeux pour envoyer le
-sourire de ses prunelles au visage tout pâle de Simone.
-
-
-
-
-IX
-
-
-Madame Mervil n'avait pas été plus de quatre fois à Meudon.
-
-En quittant la gare, elle montait vers la forêt. Par quelques détours,
-elle dépistait les rares voyageurs qui, descendus en même temps
-qu'elle, pouvaient observer où elle allait; puis, quand les chemins
-avaient repris leur solitude d'hiver, entre les murs des jardins
-flétris, silencieux, elle hâtait le pas. De loin, parmi les hachures
-des branches noires, elle apercevait un toit d'ardoises à longue
-pente, deux hautes cheminées de briques roses, une girouette et le
-cône aigu d'un grand sapin,—détails qu'elle ne devait plus oublier.
-Elle distinguait aussi deux dragons japonais, en faïence bleue, qui
-grimaçaient en haut des pilastres, de part et d'autre de la grille.
-Mais elle n'allait pas jusque-là. Un sentier, se détachant de la route,
-contournait la propriété. Elle s'y engageait, et son cœur battait plus
-vite à l'aspect d'une petite porte verte, derrière laquelle sa pensée
-voyait Jean d'Espayrac, qui l'attendait en arpentant pas à pas les
-étroites allées du potager. Elle frappait imperceptiblement; mais,
-si faible que fût le bruit, la clef aussitôt criait dans la serrure;
-le beau visage du jeune homme apparaissait, avec tant de joie dans
-les yeux, tant de baisers sur les lèvres, que Simone sentait monter
-à sa tête les premières vapeurs de cette ivresse que son cœur déçu
-s'obstinait à prendre pour de l'amour.
-
-Tous deux couraient vite s'enfermer dans la maison, s'isoler de tout
-dans une étroite pièce du rez-de-chaussée, dont les rideaux, malgré
-les journées grandissantes du commencement de mars, étaient clos déjà,
-les bougies allumées,—le joli décor voluptueux, parfumé, fleuri,
-empruntant un charme d'intimité, de mystère, à cette nuit artificielle.
-L'imagination de Simone s'excitait aux suggestives incitations de ce
-lieu inconnu, où elle ne pénétrait que pour aimer, dont elle ignorait
-toute autre destination, n'en ayant point même exploré les alentours.
-De toute la maison, elle ne connaissait que cette chambre.
-
-Ah! elle devait bien se l'avouer,—même lorsqu'elle se jurait de n'y
-jamais revenir,—elle y avait goûté la joie, si excessive pour toute
-créature humaine, de tromper l'inassouvi qui veille dans le secret
-de l'être, par la saveur inattendue d'un fruit nouveau cueilli sur
-l'arbre des éternelles tentations. Elle y avait vibré de sensations
-non éprouvées encore. Pour la première fois de sa vie, en l'étonnement
-de ces extases du corps, qui laissaient ensuite son âme si vide et si
-triste, elle avait discerné la différence—que bien des femmes, et les
-meilleures sans doute, ne discerneront jamais—entre l'amour des sens et
-l'amour du cœur, entre le plaisir et la tendresse.
-
-Ces découvertes qu'elle faisait en elle-même, ce réveil de la passion
-dans sa chair longtemps apaisée, cette intensité de sentiments
-nouveaux, et même cette habileté de mensonge qu'elle ne se connaissait
-pas, lui inspiraient tantôt une honte affreuse, tantôt un bizarre
-orgueil. Lorsqu'elle quittait Jean, toute enfiévrée par les caresses,
-toute grisée par les plus ingénieuses paroles d'adoration, elle
-emportait autour d'elle une atmosphère d'exaltation qui lui ôtait
-jusqu'au sens de sa faute. A ces moments-là, elle ne regrettait rien,
-elle ne redoutait rien; une fièvre d'audace la soulevait, et le
-moindre des hasards lui eût fait commettre la pire imprudence. Rien
-ne lui importait plus que le rêve à peine fini qu'elle revivait par
-le souvenir. Elle accomplissait le voyage de Meudon à la rue Ampère
-sans presque s'en apercevoir, marchant, parlant comme une somnambule,
-avec des yeux languissants et fixes qui ne voyaient pas les choses
-extérieures.
-
-Au seuil de sa maison, une secousse la réveillait. Le songe de
-paradis se déformait en une vision trouble, obsédante. Quelque chose
-d'affreusement pénible suspendait les battements de son cœur.
-
-Puis, peu à peu, entre son mari et sa fille, une phase nouvelle se
-produisait. La Simone perverse de Meudon s'endormait, disparaissait,
-reculait à l'infini par une sorte de dédoublement. Et la Simone
-paisible et honnête se retrouvait elle-même, se reprenait si fortement
-qu'elle en arrivait à douter de l'existence de l'autre. C'est alors
-qu'elle se jurait de ne plus retourner à Meudon; elle ne pouvait
-concevoir même qu'il lui en revînt jamais le désir. La griserie
-du rendez-vous était dissipée, et, à sa suite, naissaient des
-humiliations, des dégoûts, que Simone empêchait de devenir des remords
-seulement en s'affirmant son droit à la vengeance.
-
-Mais, parfois, au moment même où elle en arrivait à se demander si
-elle aimait encore, si elle avait aimé Jean d'Espayrac, le poète
-paraissait... Oh! cette présence d'un être dont chaque parole, chaque
-geste, ébranle une fibre au fond de nous-mêmes! Cette présence qui,
-sous des yeux étrangers, devient une si douloureuse joie!... Mme
-Mervil en éprouvait le trouble et le charme, et cet aigu besoin de
-tête-à-tête qui saisit quand on a dû jouer devant des tiers la comédie
-de l'indifférence. Alors Jean lui jetait à l'oreille, dans un coin
-de salon, près de la portière de sa voiture, une heure, une date
-prochaine... Et Simone se trouvait sans force pour dire non.
-
-La seule chance qui restait à la pauvre femme de se reprendre était
-qu'une séparation de quelque durée éloignât M. d'Espayrac.
-
- * * * * *
-
-Or il y avait plusieurs jours qu'elle n'avait vu son amant, lorsque
-Mme Mervil, éclairée tout à coup par la vision de loyauté, de dignité,
-de tendresse, qu'évoquèrent à ses yeux les paroles de son mari, eut la
-notion réelle de sa propre démence, de l'abîme où elle s'enfonçait,
-de l'irrémissible souillure dont elle avait flétri sa vie. Elle se
-trouvait donc dans une période de force relative, et elle sentait que,
-si elle ne tranchait pas à l'instant même, si elle ne profitait pas de
-cette exceptionnelle minute où la figure de son Roger resplendissait
-presque sublime, si elle attendait que les trivialités journalières
-eussent émoussé son enthousiasme, surtout si elle revoyait Jean,
-s'il la tenait sous le charme avec la voix, avec les yeux, avec les
-lèvres... Ah! son raisonnement s'arrêtait à de si brûlantes images.
-Elle n'osait même pas y songer.
-
-Mais que faire?... Quel prétexte invoquer pour éloigner M. d'Espayrac,
-ou pour fuir elle-même?... Quel subterfuge assez violent ou assez fin
-découragerait pour toujours cet homme très véritablement épris?... A
-quelle extrémité de dépit ou de douleur ne se jetterait-il pas?...
-Comment la jugerait-il?... N'allait-il pas la mépriser?... N'allait-il
-pas la haïr?...
-
-En se posant ces questions insolubles et terrifiantes, Simone se
-tordait d'angoisse, la nuit, dans le grand lit conjugal; et, pour ne
-pas éveiller Mervil, elle plongeait sa bouche sanglotante et convulsive
-dans l'épaisseur des oreillers. Ah! les lentes heures de ces nuits de
-détresse, ne commençaient-elles pas à payer déjà les courtes heures
-des nuits artificielles que marquait naguère une petite pendule de
-voyage apportée par Jean d'Espayrac dans la villa de Meudon? Oui, bien
-courtes elles avaient été, celles-ci. En les additionnant, à peine en
-pourrait-on faire un jour. Finies?... Déjà?... Pour jamais?... Il le
-fallait bien. Ah! le malheureux Jean! Elle le voyait, allant et venant
-derrière la petite porte verte, ou bien assis dans le réduit d'amour,
-le front dans ses mains, dévoré par le tourment des vaines attentes.
-Mais quoi! n'allait-elle pas pleurer sur son amant après avoir pleuré
-sur son mari?... Étonnantes complications du cœur humain! Mystérieuses
-fatalités de l'existence humaine!
-
-Pendant plusieurs jours, Simone se dit malade, et, par instants,
-eut l'espoir de l'être en réalité. Roger, très inquiet de constater
-l'extrême abattement de sa femme, très attendri encore par leur
-explication récente, par la frayeur dont l'avaient secoué les allusions
-à Netty Davidson, par le renouveau de passion que ses regrets
-avivaient dans son cœur, entoura cette blanche créature souffrante de
-soins ingénieux et charmants, qui semblaient, à chaque fois,—chose
-étrange,—la rendre un peu plus pâle, plus douloureusement rêveuse, en
-même temps que plus humblement reconnaissante.
-
-M. d'Espayrac venait tous les jours prendre des nouvelles. Parfois il
-déjeunait ou dînait avec Mervil et Paulette. Il osa demander à voir la
-malade, car il apprit qu'elle n'était pas couchée, mais étendue sur sa
-chaise longue. On envoya la femme de chambre demander à Madame si elle
-pouvait le recevoir. Simone fit dire qu'elle souffrait trop de la tête,
-qu'elle regrettait beaucoup, que c'était impossible.
-
-Un vague malaise commençait à troubler Jean. Sa maîtresse ne lui avait
-point écrit, ne lui avait rien fait dire. Il se consolait en songeant
-que Mme Mervil—au contraire de la plupart des femmes—n'abusait pas de
-la plume et du papier, répugnait plutôt à sentir des morceaux de son
-cœur traîner sous les doigts des employés de la poste et dans les loges
-des portiers. Malgré cela, maintenant, d'Espayrac ne rentrait plus dans
-son joli hôtel gothique de la rue de la Faisanderie, sans se sentir
-traversé par un éclair d'espoir anxieux.
-
-—Pas de lettres pour moi, Paul? disait-il à son valet de chambre.
-
-—Pardon, monsieur, répondait l'homme, en tendant le petit plateau
-d'argent.
-
-Ou bien il ajoutait:
-
-—Je les ai montées... Monsieur les trouvera sur son bureau.
-
-Mais, parmi les enveloppes hâtivement déchirées, il n'y avait rien de
-Simone.
-
-D'Espayrac soupçonnait quelque chose de la vérité. Il avait une trop
-haute opinion de Mervil, et il devinait trop la nature de Simone,
-pour croire que ce mari serait jamais définitivement remplacé dans
-le cœur de cette femme. D'ailleurs, quelque très vive passion qu'il
-éprouvât pour Mme Mervil, les notions d'absolu et d'éternité ne se
-mêlaient pas aux songeries amoureuses dans son cœur de Parisien. Mais
-il croyait pouvoir offrir à cette fine mondaine, en qui s'éveillaient
-les curiosités et les désirs de la seconde jeunesse, tout ce qu'un
-intellectuel comme Mervil, oublieux et dédaigneux des sens, était
-incapable de lui donner. A voir les étonnements extasiés de Simone,
-à sentir la puissance des liens dont il l'enlaçait, Jean s'était
-persuadé que l'ivresse était complète, les remords vaincus, et que, de
-longtemps, la folie de lui-même habiterait le cœur de sa maîtresse. Il
-n'était pas sans chagrin que ce fût précisément la femme de son cher
-Mervil. Mais quoi! d'un haussement attristé des épaules il accompagnait
-cette réflexion mentale: «C'est la faute de la vie... non la mienne.»
-
-Quelles ne furent pas sa surprise, son appréhension, sa rage de
-souffrance, quand il apprit que, brusquement, Mme Mervil s'était
-éloignée de Paris!
-
-—Comment! disait-il à Roger,—ne pouvant qu'à peine dissimuler son
-mécontentement d'homme qui sent la valeur de ses droits.—Comment! sans
-emmener Paulette! sans attendre que tu puisses l'accompagner!...
-
-—Oh! l'accompagner... Il eût été trop tard. C'est dans le Midi qu'elle
-va... Et nous voici au milieu de mars. La saison est presque finie.
-Quant à Paulette, elle a sa gouvernante anglaise, et peut se sacrifier
-deux ou trois semaines à la santé de sa maman.
-
-—Ce voyage était donc nécessaire? J'y voyais seulement, je l'avoue,
-le plaisir que doit éprouver ta femme à rejoindre là-bas sa Gisèle
-Chambertier. Une société que tu tolères beaucoup trop, permets-moi de
-te le dire.
-
-—Bah! dit Mervil, elle a songé à Gisèle, c'est vrai, et aux invitations
-réitérées de son amie, mais seulement lorsque le médecin, effrayé de
-son degré d'anémie, a conseillé le changement d'air.
-
-—Alors, s'écria Jean—tout blanc de fureur concentrée,—c'est chez
-Mme Chambertier qu'elle demeure là-bas?... dans leur château de
-Saint-Raphaël?... de Cannes? je ne sais plus.
-
-—C'est-à-dire que c'est chez Mme Chambertier, la mère. Le père
-Chambertier avait acheté à Hyères, peu avant sa mort, une
-habitation—très pittoresque, paraît-il,—toute une pointe de rocher,
-avec des ruines... Ça se vendait pour rien, relativement. Il en a tiré
-bon parti. On dit que c'est très beau. La vieille maman habite là-bas
-pendant une grande partie de l'année.
-
-—Mais Gisèle y est en ce moment, avec son mari. Je le sais parbleu
-bien... Ils sont partis tout de suite après leur bal.
-
-—Non, ils étaient partis pour Nice, pour le carnaval de Nice. Mais, en
-revenant, ils se sont arrêtés à Hyères. Simone les y retrouvera et fera
-le voyage de retour avec eux.
-
-—Et vraiment, tu approuves beaucoup cette intimité? Ça m'étonne.
-
-—Je n'approuve ni ne désapprouve. Il fallait de la distraction à
-Simone, un changement total d'existence durant quelques jours. Ce
-n'est pas très gai, tu sais, la vie qu'elle mène avec moi, qui suis
-constamment enfermé, absorbé. Elle a bien sa fille, mais Paulette n'est
-pas toujours commode. Les Chambertier insistaient pour nous avoir
-tous... Moi, je ne pouvais pas... Enfin, ça s'est trouvé comme ça. Et
-puis, on ne dit rien sur Gisèle... Elle n'a contre elle encore que des
-excentricités de toilette et de paroles. Enfin Simone est une de ces
-femmes qui peuvent aller partout sans danger. On ne lui tournera pas
-facilement la tête.
-
-Ce mot extraordinaire, adressé par Mervil à d'Espayrac, ne donna même
-pas à l'amant la tentation de sourire du mari. Le ridicule n'est
-sensible que dans les situations où l'on n'est en rien mêlé. Même
-chez l'homme qu'on trompe, on ne le découvre point, car on a toujours
-quelque raison de prendre cet homme au sérieux. La dernière phrase de
-Roger ne souleva chez son ami qu'une sorte de gêne, et la crainte qu'en
-effet Simone pût encore, si elle y était résolue, se rendre d'une heure
-à l'autre absolument inaccessible.
-
-
-
-
-X
-
-
-La propriété de Mme veuve Chambertier, à Hyères, est un domaine tel
-que l'imagination des romanciers parfois en rêve, mais tel qu'on n'en
-rencontre guère dans la réalité, même sur cette «côte d'azur» féconde
-en miracles pour les yeux.
-
-La vieille ville,—l'ancien nid de guerre, d'où les Romains
-surveillaient cette partie de la _Province_, d'où les Sarrasins
-s'élançaient comme des vautours en quête de pâture, d'où, plus tard,
-les seigneurs vassaux des ducs d'Anjou épiaient au loin sur la mer
-les fines voiles sournoises des pirates algériens,—la vieille ville
-d'Hyères fait grimper ses ruelles d'ombre, empile ses masures trapues,
-sa _Commanderie_, son église Saint-Paul au clocher carré, aux rudes
-contre-forts, sur le flanc d'une colline rocheuse, encore crénelée
-au sommet par les remparts, les bastions et les tours de son antique
-forteresse. Sur le bleu vif et profond du ciel, ces témoins des luttes
-éteintes hérissent de noirs profils aigus, des pans de murailles
-grisâtres, des contours busqués de mâchicoulis ou d'échauguettes,
-et, parfois, des écroulements de pierrailles d'où jaillit la hampe
-d'un agave. A l'âpreté de leurs lignes, la nature ajoute sa fantaisie
-tragique; le roc schisteux surgit en avant-corps déchiquetés autour
-de ces fortifications humaines; il les rehausse ou les redouble, et,
-par endroits, se confond avec elles. D'en bas, l'œil ne distingue pas
-toujours ce qui est le bloc éruptif ou la muraille tassée par les
-siècles; sur l'une comme sur l'autre, les lichens ont mis des rouilles
-dorées, qui étincellent de loin sous l'embrasement du soleil; dans
-leurs crevasses, on voit également les reflets d'argent des absinthes,
-et les fines fourrures, vertes et veloutées, des nigelles, que les
-anciens appelaient «cheveux de Vénus», tant leurs touffes offrent de
-douceur au regard et au toucher.
-
-Toute cette crête de colline, avec son couronnement héroïque de
-tours déchirées, constitue à présent une propriété particulière.
-On y laisse assez complaisamment pénétrer les visiteurs,—ce que ne
-faisait pas Mme veuve Chambertier lorsqu'elle en était la maîtresse.
-Sur un large terre-plein ménagé à la partie la plus basse de ce
-domaine,—c'est-à-dire à mi-hauteur de la colline, et juste au-dessus
-des dernières terrasses de la vieille ville,—se trouve la maison
-d'habitation, que feu Chambertier le père avait eu le goût de faire
-construire dans le style des ruines, en petites pierres grises, avec
-les étroites ouvertures légèrement cintrées d'une demeure gothique, des
-créneaux au faîte, et, du haut en bas des murailles, l'échevèlement
-des verdures. Quand, de la place Massillon, où se tient le marché,
-on a grimpé les rudes pentes qui contournent l'église Saint-Paul, au
-bout d'une abrupte rue, on aperçoit un porche envahi de lierre et de
-jasmin, que surmonte une statuette de sainte en une niche grillée. Une
-concierge, dont la logette extérieure prend des airs moyen-âge, ouvre
-la porte garnie d'antiques ferrures; puis, par une allée de mimosas,
-on arrive tout de suite à l'habitation, devant laquelle on s'arrête
-involontairement, surpris par la vue merveilleuse qu'offre, de cette
-hauteur, l'éclatante Méditerranée, bleuissant autour des îles d'Hyères
-et de la presqu'île de Giens.
-
- * * * * *
-
-Telle était l'incomparable retraite où Simone Mervil était venue
-chercher un peu d'apaisement pour son cœur, de l'énergie pour sa
-volonté.
-
-Tout de suite, elle en éprouva quelque bien-être. La transformation
-radicale du cadre extérieur, cet air léger, suave, caressant, du
-printemps méridional, ou bien ces âpres souffles de mistral qui lui
-brutalisaient la chair,—toute cette transplantation hors du morbide
-milieu où elle avait contracté sa cruelle maladie d'âme,—furent
-pour Simone l'immédiate occasion d'un soulagement délicieux. Elle
-respira, elle sourit; l'oubli vint, presque l'espoir. Sa faute,
-si récente pourtant, subit un recul jusqu'en des lointains où les
-contours s'effaçaient, et où s'effaçaient aussi la souffrance et
-le désir. Elle écrivait journellement à Roger de douces lettres
-mélancoliques, empreintes d'une mûre tendresse, un peu désabusée
-d'elle-même peut-être, plus nuancée d'indulgence et de résignation que
-d'enthousiasme, mais tendresse désormais impérissable et pétrie en la
-substance même de ce douloureux cœur de femme. Son mari lui répondait
-en courtes phrases, où elle eût souhaité sentir un peu de ce feu si
-nécessaire pour soutenir l'effort de sa propre imagination. Elle y
-reconnaissait trop ce sentiment robuste mais paisible que Mervil avait
-souvent nommé «l'amitié conjugale», et qu'elle ne pourrait plus jamais
-confondre avec l'amour. Mais, convalescente de sa crise passionnelle,
-Simone acceptait sans amertume ce régime sentimental, comme les
-convalescents des crises physiques acceptent les viandes blanches et
-les aliments légers, que requiert l'affaiblissement de leurs organes.
-
-Mme Mervil trouvait d'ailleurs dans le séjour de ce qu'on appelait «le
-château d'Hyères» une joie presque inattendue, la joie d'une sympathie
-plus vive que jamais entre elle-même et Gisèle. Leur intimité les
-ravissait. Entre les deux jeunes femmes, c'étaient des causeries qui
-se prolongeaient des heures entières, et dont il fallait les arracher
-pour une excursion ou pour un repas. La compréhension de toutes les
-fatalités de l'amour, que Simone venait d'acquérir à ses dépens, lui
-ouvrait le cœur plus largement qu'autrefois pour cette Gisèle charmante
-et folle, dévorée de rêves, assoiffée de sensations extraordinaires,
-et, malgré tout, restée, sous ses excentriques dehors, plus pure
-qu'elle-même—elle-même, la correcte et inattaquée Simone Mervil! Car
-Mme Chambertier n'avait pas d'amant. Elle l'eût dit à Simone. Ne lui
-avouait-elle pas qu'elle attendait d'aimer pour se donner tout entière,
-sans le moindre remords, sans la moindre considération envers cette
-institution du mariage qu'elle déclarait ignoble et d'une monstrueuse
-hypocrisie?
-
-—Vois-tu, vertueuse petite Simone, disait-elle avec une taquinerie
-gentille, tu me demanderas pourquoi j'ai consenti à épouser Édouard
-Chambertier. Tu me diras qu'il était plus riche, beaucoup plus riche
-que moi, que j'aurais dû ne pas accepter les privilèges du mariage du
-moment que je n'en acceptais pas les inconvénients. Et tu raisonnerais
-de travers, madame la Sagesse. Car, lorsque mes parents m'ont dit:
-«Tu l'épouseras», je ne savais pas plus ce que j'allais faire ou ce
-que j'allais éprouver que si l'on m'avait dit: «Tu vas être changée
-en autruche». Sais-tu quels seraient tes peines et tes plaisirs si, à
-un certain âge, les nécessités sociales te changeaient en autruche?
-Non, n'est-ce pas? On t'assurerait que là seulement sont le bonheur et
-la vertu pour une femme... Alors tu te dirais: «Soyons autruche». Et
-ensuite?... Oui, ensuite, il serait trop tard.
-
-—Mais, répliquait Simone en rougissant, sais-tu de façon plus certaine
-ce que c'est qu'aimer en dehors du mariage? C'est encore l'inconnu,
-cela, un inconnu plus hasardeux peut-être...
-
-Gisèle se mettait à rire.
-
-—Que veux-tu? Lorsque, avant d'épouser Édouard, je demandais à ma
-mère, ou même à mes jeunes amies mariées, ce que c'était que le
-mariage, elles me répondaient par des banalités vagues, ou des blagues
-énormes. Maintenant je puis encore moins consulter sur l'adultère les
-femmes qui ont des amants, et j'imagine qu'elles seraient encore
-moins expansives. Ah! il y a bien toi, Simonette; toi, tu me dirais
-la vérité. Mais, voilà, tu ne veux pas prendre un amant pour rendre
-service à ta vieille amie. C'est très mal, tu sais, d'être égoïste
-comme ça.
-
-—Ah! disait Simone avec un frisson, je me figure que ce doit être
-humiliant, abominable, ce partage, ces mensonges...
-
-—Qu'en sais-tu, innocente? D'abord, toi, tu adores ton mari. Et je
-comprends ça, tu sais. Il est très chic, ton Roger. C'est un fameux
-artiste. Ça vous empoigne, son _Roman de la Princesse_. On est fière
-d'aimer un homme comme lui. Mais ce pauvre Chambertier! Voyons... Toi,
-la vertu même, je te défierais d'être fidèle à Chambertier.
-
-Gisèle se taisait une minute, avec, aux lèvres, un sourire terrible de
-dédain. Puis, secouant la tête et d'une voix lente:
-
-—Avoir l'existence... toute une existence... Être assez belle pour être
-aimée... Sentir du rêve plein son cœur et tous les bouillonnements de
-la vie dans ses veines... Puis devenir vieille, et se dire au moment de
-la mort: «Qu'ai-je fait de tout cela?» Réponse: «J'ai mis des toilettes
-neuves toutes les saisons, j'ai donné de jolis bals, et j'ai prodigué
-des joies honnêtes à un Édouard Chambertier.» Ah!...
-
-Gisèle dressait son corps de fine panthère, pâlissait, frappait du
-pied:
-
-—Ah! non, vois-tu... Si je n'avais pas d'autre espoir, j'aimerais mieux
-mourir tout de suite.
-
- * * * * *
-
-Un matin, après déjeuner, Chambertier ouvrait le _Petit Var_, pour
-chercher des noms de connaissance sur les listes d'étrangers que font
-insérer les hôtels.
-
-—Il y a plus de départs que d'arrivées, remarqua-t-il. On voit bien que
-la saison va finir.
-
-Mais il eut une exclamation.
-
-—Ah! mesdames, une bonne surprise!...
-
-Et il leur lut bien vite que M. d'Espayrac était descendu la veille à
-l'hôtel des Iles d'Or.
-
-—M. d'Espayrac! En voilà une chance! cria Gisèle.
-
-Dans sa joie, elle battit des mains, comme une petite fille.
-Mme Chambertier, la mère, eut le vague sourire de la vieillesse
-indifférente. Quant à Simone, elle éprouva cette sensation de chute
-dans le vide qui, parfois, en plein repos, secoue brutalement un
-dormeur, et le réveille, le cœur convulsé, les tempes mouillées d'une
-froide sueur. La pâleur qui décolora ses joues lui devint brusquement
-sensible, comme un souffle glacé qui aurait couru sur son visage.
-Toutefois, elle eut la force de prononcer quelques mots avec un accent
-naturel, et l'altération de ses traits ne fut point observée.
-
-—Il viendra peut-être nous voir cette après-midi, fit Gisèle. J'ai
-envie de décommander la voiture et de rester à la maison.
-
-—Ça serait un peu fort! dit Chambertier. Mais qu'est-ce que c'est que
-ce caprice? Depuis quand te plaît-il à ce point, ce monsieur d'Espayrac?
-
-—Depuis cinq minutes. Je m'ennuyais... Il survient. C'est assez pour
-que je le trouve charmant.
-
-—Tu t'ennuyais!... Voilà qui est poli pour nous... Qu'est-ce que vous
-en dites, madame Mervil?
-
-Personne ne répondit à Chambertier. Mais sa mère intervint:
-
-—Mes enfants, si vous ne profitez pas de la voiture, trouvez bon que je
-m'en serve. Ne décommandez rien. Édouard, d'ailleurs, m'accompagnera
-sans doute.
-
-—Oh! Gisèle, je t'en prie! s'écria Simone, faisons cette promenade à la
-presqu'île de Giens!... Je m'en réjouissais vraiment... Si tu savais
-comme je serais désappointée!...
-
-Gisèle se mit à rire devant l'ardeur de cette supplication. Si fine
-qu'elle fût, elle ne pouvait soupçonner quel désir affolant de fuite
-mettait une prière anxieuse dans les yeux et sur les lèvres de son
-amie. Elle crut à l'enfantin plaisir espéré de cette excursion.
-
-—Mon Dieu, dit-elle, ne me regarde pas comme si tout ton bonheur futur
-dépendait de cette promenade. Puisque vous le voulez tous, partons. Au
-fond, cela m'est égal.
-
- * * * * *
-
-Tant qu'on ne fut pas en voiture, Simone demeura suffoquée
-d'appréhension; à certains bruits, elle se sentit près de s'évanouir.
-Jean pouvait paraître d'un instant à l'autre... Le revoir!... grands
-dieux! Et le revoir ainsi, tout à coup, devant ces étrangers! La
-dernière fois, c'était à Meudon... Sur le seuil de la petite porte
-verte, elle lui avait dit adieu... Un adieu de passion haletante et
-sanglotante, en un baiser qui n'en finissait point. Depuis, elle ne lui
-avait pas envoyé un seul mot, pas une explication, pas un souvenir.
-Était-ce donc là rentrer dans le devoir, reprendre le droit chemin,
-redevenir une honnête femme? Ah! elle ne savait plus! De le sentir
-si près, de comprendre qu'il accourait pour la braver ou pour la
-ressaisir; de découvrir, aux défaillances de son cœur, tout ce qu'il
-possédait encore de sa personne, tout ce qu'il en posséderait peut-être
-éternellement, jetait Simone dans un trouble tel que, durant un
-instant, la pensée du suicide lui apparut comme une délivrance.
-
-«Dans cette presqu'île de Giens, où nous allons,» se dit-elle, «il
-y a des rochers qui surplombent la mer. Je ferai un faux pas, je me
-laisserai glisser...»
-
-Quand elle sentit éclore en elle-même cette affreuse résolution, le
-landau suivait l'étroite chaussée carrossable, entre les marais salants
-et la calme étendue de vastes lagunes hérissées d'une forêt d'herbes
-rigides et pâles.
-
-C'était tout un paysage d'eau tranquille, que barrait au fond la longue
-silhouette dentelée de la presqu'île, assombrie par ses antiques
-pinèdes. A droite, les mulons de sel étincelaient au bord de la route
-et le long des chaussées rectangulaires qui séparent les bassins. On
-eût dit de gros tas de neige infusible, défiant le soleil de Provence.
-Ce soleil, brûlant déjà dans cette après-midi de mars, allumait sur la
-plane surface des marais salants une réverbération dont les trois dames
-se préservaient à grand'peine en abaissant leurs ombrelles. Simone,
-assise au fond du landau, à côté de la vieille Mme Chambertier, avait
-devant elle le mari de son amie, tandis que Gisèle faisait face à sa
-belle-mère. On ne parlait point. Les sonnailles des chevaux tintaient
-en un bruit berceur et monotone, que coupait de temps à autre la
-criaillerie perçante d'un vol de mouettes.
-
-A un moment donné, comme la voiture tournait, Simone, en se penchant,
-put distinguer en arrière, à gauche et au-dessus de la ville qu'elle
-venait de quitter, une lourde bâtisse flanquée d'une grosse tourelle du
-plus mauvais goût: c'était l'hôtel des Iles d'Or. Elle tressaillit et
-se recula, comme si Jean avait pu l'apercevoir.
-
-Mais, au bout d'une heure, le landau quitta la chaussée pour pénétrer
-dans la presqu'île. La route s'élevait entre des vignes, sur le sol
-grisâtre desquelles on voyait se tordre des souches énormes; la pente
-devint assez abrupte; les chevaux se mirent au pas.
-
-Et bientôt, suivant les détours du chemin, on aperçut, entre des
-escarpements de verdure sombre, des petites baies aux contours aigus,
-dans lesquelles une eau d'un bleu pur, intense, refluait avec douceur,
-puis blanchissait tout à coup et bouillonnait en écume neigeuse au
-contact des rochers noirs. Quelquefois un batelet de pêcheur se
-balançait au fond de ces baies; d'autres étaient désertes comme
-les rivages d'un monde inexploré. A mesure que l'on montait, elles
-paraissaient plus profondes, et la mer y prenait des tons plus nets et
-plus foncés de saphir. Puis la route obliquait un peu; quelque haie de
-rosiers en fleur cachait l'abîme; et, relevant les yeux, on ne voyait
-au delà, sous la pluie éblouissante de lumière, que le miroitement du
-large, les millions de vagues dansant sous le soleil, dansant dans la
-liberté de l'étendue, jusqu'à la lointaine Afrique.
-
-Gisèle admirait. «C'est vraiment très beau,» fit-elle. «Pourquoi ne
-dis-tu rien, Simone?»
-
-Simone tourna vers elle ses yeux clairs, où passa tout l'effarement de
-son âme. Elle avait peur de son idée de mourir, maintenant que son
-regard plongeait dans les fissures de ces âpres roches. Se briser sur
-toutes ces pointes cruelles... Oh! jamais elle n'en aurait le courage.
-Mais que faire? Que devenir? Son amie remarqua sa tristesse, et ne s'en
-étonna point: être triste sans cause, être joyeuse sans plus de raison,
-semblait tout à fait simple à cette fantasque Gisèle, dont la nervosité
-passait des plus folles fièvres aux plus accablantes nostalgies. Mais,
-pour le moment, lasse de l'humeur contemplative, elle se tourna vers
-son mari:
-
-—Tiens! vous voilà réveillé, Édouard? Est-ce que vous avez bien dormi?
-
-—Je n'ai pas dormi, protesta-t-il.
-
-—Alors que faisiez-vous? Vous n'avez pas ouvert la bouche.
-
-—C'est que je réfléchissais.
-
-Elle éclata de rire, assez méchamment.
-
-—Oh! qu'est-ce que vous réfléchissiez? L'azur du ciel?
-
-Chambertier ne dit rien; mais, presque aussitôt, Simone crut sentir
-qu'il approchait une jambe de la sienne et que la bottine de cet homme
-cherchait à effleurer son pied. N'était-ce qu'un cahot de la voiture?
-Voulait-il ainsi la prendre à témoin des dédains que Gisèle lui
-infligeait à tout propos? Ou bien risquait-il une marque d'intelligence
-plus tendre, que rien n'autorisait? Elle se recula, et n'eut pas
-à subir une seconde tentative—si toutefois c'en était une,—car on
-descendit de voiture sur la petite place du village de Giens, entre
-l'église et l'unique auberge. Mais, dans la disposition d'esprit où
-se trouvait Mme Mervil, ce fait accrut l'amertume de sa rêverie.
-Elle pensa: «Comme c'est écœurant, l'existence! Que de vilaines
-complications dans un milieu pourtant restreint! Ces gens ne se doutent
-guère que mon amant vient me poursuivre jusque chez eux. Mon mari m'a
-trompée; j'ai trompé mon mari; Gisèle trompera le sien; et le sien,
-tout à l'heure, dans cette voiture, osait... quel dégoût! Et pourtant,
-nous passons pour honnêtes; nous le sommes peut-être... Car je suis la
-plus coupable d'eux tous, et je me sens si peu faite pour le vice!...
-Est-ce donc une fatalité?»
-
-Sur le seuil de l'auberge, un pêcheur déposait, avec le geste las mais
-content d'un homme qui vient de finir sa tâche, un grand panier rempli
-d'oursins. Une odeur saline, âpre et fraîche, montait de ces coques
-noires et hérissées, encore toutes luisantes d'eau de mer, et dont
-quelques-unes gardaient entre leurs piquants un enchevêtrement de fines
-algues et de mousses marines.
-
-—Tiens! dit Gisèle, nous allons en manger pour notre goûter.
-
-Elle se fit ouvrir plusieurs coquilles, et elle restait debout,
-rieuse, d'une si fine élégance dans ce décor de vie pauvre et de
-sauvage nature, humant la pulpe rouge de ces bêtes qui ont un goût de
-fleur et de marée. Simone, malgré sa propre détresse d'âme, subit le
-charme de cette femme et de ce lieu. Plus tard—plus tard!...—en pensant
-à Gisèle, c'est ainsi que souvent elle devait la revoir: mangeant des
-oursins dans le pan d'ombre d'une maison simple, aux lignes sèches
-découpées sur le bleu violent d'un ciel méridional, avec un arôme de
-mer dans l'air tranquille, et, tout autour, une sensation de chaleur et
-d'espace.
-
-—Tu n'en veux pas?
-
-—Merci, je les déteste.
-
-—Vous avez bien raison, madame Mervil, c'est comme moi, dit
-Chambertier, qui tirait du coffre de la voiture des gâteaux, des fruits
-confits, des oranges et du vin de Brégançon.
-
-Mais Simone ne toucha pas plus à ces provisions qu'aux oursins. Elle
-s'écarta de ses amis, les devança sur les ruines de l'ancien fort, d'où
-la vue est si merveilleusement belle. Toutefois, à cette heure, le
-soleil dévorait tout; un poudroiement de lumière embrumait d'or toute
-la côte, depuis le cap Sicié jusqu'aux plus lointaines montagnes des
-Maures; tout près seulement, le dessin des îles d'Hyères apparaissait,
-net et sombre; et il y avait une couleur, une seule, que toute cette
-clarté n'absorbait pas: c'était le bleu de la Méditerranée, ce bleu
-profond et pur, qui, loin de s'atténuer et de pâlir, s'avivait sous les
-rayons.
-
-Tout à coup, Simone, en se retournant, vit Gisèle à son côté.
-
-Mme Chambertier ne regardait pas vers la terre. Ses yeux—ses beaux yeux
-de langueur et de caresse—se perdaient dans le mystère du large. Ses
-narines de faunesse eurent un battement de sensualité.
-
-—Oh! dis, murmura-t-elle, comme ce serait bon de s'en aller tout
-là-bas, au hasard, dans l'inconnu, avec quelqu'un que l'on aimerait
-follement!
-
-—Bah! répliqua Simone, tout n'est beau que de loin... l'amour comme le
-reste. Cela ne vaut pas le voyage.
-
-—Toi, reprit Gisèle, si tu n'étais pas mariée, tu finirais dans un
-couvent.
-
-—Ah! s'écria Mme Mervil avec un accent de telle tristesse que son amie
-en fut troublée, ce n'est pas d'amour et de départ que cette mer me
-donne envie.
-
-—De quoi donc?
-
-—De repos... Je voudrais avoir le courage de m'enfoncer sous ces vagues
-bleues, de m'y étendre et d'y dormir... toujours.
-
-—Ça te passera, dit Gisèle. J'ai éprouvé cette maladie-là, mais je
-suis bien résolue à en guérir, par exemple!
-
-—Tu y connais un remède?
-
-—Je crois sincèrement qu'il n'y en a qu'un.
-
-—Et lequel?
-
-—Un bel et bon amour, dans lequel on se lance à plein cœur. Quelque
-folle toquade qui vous fasse marcher sans les voir sur toutes les
-conventions, les ennuis et les hontes de cette bête d'existence. Un
-être qui vous ensorcelle, qui vous tourmente et qui vous intéresse...
-Un _flirt_, comme disent nos hypocrites amies de là-bas... Dieu! que je
-trouve ce mot lâche et laid! Pourquoi ne pas dire: un amant?
-
-Simone n'essaya point de répondre. Un doute lui venait. Ce bonheur
-que vantait Gisèle, ce bonheur coupable et caché, avait peut-être, en
-effet, un prix incomparable. N'y avait-elle pas trouvé des joies, des
-émotions, que la vie ne lui offrirait plus? N'était-ce pas seulement un
-absurde scrupule qui le lui avait empoisonné? Elle était près d'envier
-l'audace et la passion de son amie. Ne regretterait-elle jamais ce
-qu'elle allait perdre? Elle pouvait encore étendre la main et ressaisir
-ce rêve de félicité,—ce rêve qui, près de s'évanouir, prenait une
-singulière puissance de charme et de séduction... L'image de Jean
-passa devant ses yeux... Une intolérable convulsion d'angoisse lui fit
-défaillir le cœur.
-
-—Qu'as-tu? dit Gisèle en lui mettant un bras autour de la taille. Tu
-es toute pâle... Mais tu as les larmes aux yeux, petite Simone! Oh! ce
-n'est pas bien d'avoir un chagrin et de ne pas me le dire.
-
-—Non, ce n'est rien, répondit Mme Mervil. Je t'assure que je n'ai
-rien... C'est trop bête!
-
-Les deux jeunes femmes s'étaient éloignées du village, et venaient de
-s'engager dans un petit sentier surplombant la mer.
-
-—Ta belle-mère et ton mari doivent nous attendre. Viens, retournons,
-reprit Simone.
-
-Car elle avait peur—dans son trouble—de se laisser amollir par cette
-amicale tendresse, par cette complicité câline de femme qui pressent
-et absout l'amour; elle avait peur de trahir, par une parole ou par
-un sanglot, son torturant secret. Et, d'autre part, ce secret, une
-invincible pudeur d'âme le scellait au bord de ses lèvres; elle sentait
-que les plus fines nuances de ses sentiments resteraient inexprimées,
-insaisissables; elle savait que les subtilités de sa conscience, ses
-doutes, les bizarres dédoublements de sa sensibilité, ne seraient pas
-compris... Donc elle se raidissait contre l'instinctif besoin de faire
-toucher les plaies de son cœur à une main légère, caressante...
-
-Gisèle maintenant l'embrassait, l'attirait contre elle, tout
-impressionnée par ce silence au fond duquel tremblait une douleur.
-
-—Alors, tu ne veux rien me dire? Tu n'as donc pas confiance en moi? Tu
-ne m'aimes donc pas?
-
-—Ah! si, mignonne, je t'aime bien, toi, va! murmura Simone, en appuyant
-sa tête sur l'épaule de son amie.
-
-—Mon Dieu! que tu es jolie! s'écria Gisèle, qui l'écarta pour tâcher de
-lire dans les yeux clairs aux cils mouillés. Peut-on avoir des idées
-noires quand on est jolie comme ça? Dis donc... ajouta-t-elle tout bas
-avec un clignement de paupières, il n'est pas à plaindre, celui pour
-qui tu pleures.
-
-—Je ne pleure pour personne.
-
-—Allons donc! Est-ce qu'à notre âge il y a d'autres peines que les
-peines de cœur? Ah! si j'étais un homme, je saurais comment m'y prendre
-pour sécher ces beaux yeux-là.
-
-Leur pensée ne dépassa point le badinage de cette câlinerie. Mais,
-inconsciemment, l'amour dont elles avaient parlé, dont elles
-frissonnaient sourdement, dont elles étaient pétries, mettait une
-suavité sur leurs lèvres, une trouble douceur au fond de leurs yeux. Et
-la secrète alliance contre l'homme—contre l'homme dont elles avaient
-souffert, dont elles souffriraient encore puisqu'elles aimeraient—les
-faisait se serrer plus étroitement l'une contre l'autre.
-
-—Enfin, vous voilà! dit la voix de Chambertier. Et vous êtes là,
-installées, à vous faire des confidences!... Les femmes sont
-extraordinaires, ma parole! Dans la voiture, vous n'aviez pas un mot
-à dire; et maintenant, quand nous vous attendons... Mais c'est tout à
-l'heure qu'il fallait vous dire tout cela: ça nous aurait amusés en
-route.
-
-—Ah! oui, je ne dis pas. Ç'aurait pu vous amuser, dit tranquillement
-Gisèle avec une froideur d'ironie qui fit un peu de mal à Simone.
-
-—Dépêchons-nous, reprit Chambertier. Nous passerons à la Tour-Fondue.
-Il faut absolument montrer cela à Mme Mervil.
-
-On remonta dans la voiture; les chevaux, qui somnolaient, secouèrent
-leurs sonnailles; le cocher fit claquer son fouet, et l'on redescendit
-au grand trot la route gravie au pas il y avait une heure. Mais
-bientôt on prit un chemin de traverse qui pénétrait sous un bois
-de pins-parasols; la mer disparut, les yeux se reposèrent en des
-profondeurs d'un vert obscur; une fraîcheur descendit des dômes opaques
-et arrondis que ces arbres étalent avec une régularité de monstrueux
-champignons aux pieds élancés et très minces; des parfums de romarin
-et de lavande se dégageaient du fouillis des plantes où s'enfonçaient
-leurs troncs.
-
-Un tournant de la route fit découvrir un cavalier qui suivait en avant
-la même direction, et qui s'en allait au petit galop. Il disparut
-derrière les arbres. Un peu plus loin, on le revit; il avait mis sa
-bête au pas.
-
-Simone, qui avait changé de place avec Gisèle pour ne plus se trouver
-en face de Chambertier, tournait maintenant le dos aux chevaux. Elle
-n'aperçut donc pas le promeneur. Aussi reçut-elle un choc à la faire
-presque s'évanouir, lorsque son amie s'écria:
-
-—Par exemple, voilà qui est trop fort! Mais c'est M. d'Espayrac!
-
-On se trouvait maintenant si près, que Jean put entendre l'exclamation.
-Il s'arrêtait, saluait. La voiture lancée le dépassa; mais, sur un
-ordre de M. Chambertier, le cocher retint son attelage. D'Espayrac
-s'approcha de la portière.
-
-Il montait un cheval de louage qui faisait mal valoir ses grâces de
-cavalier parfait. C'était, paraissait-il, sa plus vive préoccupation de
-beau sportsman vaniteux, car il commença par dire du mal de sa monture,
-et par jurer que, sans un vif désir de rattraper ces dames, il n'eût
-pas consenti à se montrer sur un carcan pareil.
-
-—Laissez donc, dit Gisèle. Nous vous avons vu gagner des flots de
-rubans au Concours hippique, sur votre _Saturne_. Votre amour-propre
-est sauf. N'injuriez plus cette pauvre bête.
-
-—On vous a donc dit, prononça Chambertier, que nous étions partis pour
-la presqu'île de Giens?
-
-—Mais non, il l'a deviné, dit Gisèle avec le haussement d'épaules dont
-elle accueillait généralement les remarques de son mari.
-
-Jean expliqua qu'il était arrivé pour leur rendre visite juste au
-moment où ils venaient de partir. Le temps de prendre cette rosse chez
-un loueur et il les avait suivis.
-
-—Mais pourquoi ne pas aller d'abord au village de Giens?
-
-C'est qu'il connaissait l'itinéraire suivi de temps immémorial par
-les cochers du pays: le village, puis la Tour-Fondue. Comme ses amis
-avaient de l'avance, le plus sûr était de les attendre à la seconde
-étape.
-
-—Eh bien, marchons, reprit Gisèle. Et ne vous faites pas emballer,
-noble poète. Votre Pégase m'a l'air bien fougueux.
-
-D'Espayrac, piqué, serra les jambes, toucha de l'éperon et rapprocha
-les doigts, si bien que le cheval tomba en main et mâcha son mors,
-chose oubliée depuis longtemps sans doute par ce quadrupède suranné.
-
-On repartit. Les yeux de Simone et de Jean ne s'étaient pas une seule
-fois rencontrés. Le jeune homme, tout en parlant de «ces dames»,
-n'avait adressé qu'à Gisèle toutes ses coquettes politesses. Maintenant
-il trottait près de la voiture, et, de temps à autre, il ripostait
-gaiement à quelque malice lancée par Mme Chambertier. Simone était
-d'autant plus mal à l'aise que, pour ne pas exciter les soupçons par
-une inexplicable bouderie, elle devait s'efforcer de rire, prendre sa
-part de la joie qu'éveillait brusquement la présence de cet homme,—de
-cet homme qui l'avait possédée, et qui, partout, maintenant, traînerait
-un lambeau saignant de sa vie.
-
-«Comme il rit de bon cœur!» pensait-elle. «Ah! il n'a donc pas
-souffert! Il n'éprouve rien du trouble qui m'écrase. Il ne m'a même pas
-aimée, ce n'était qu'un caprice. Et je me suis donnée à lui!...»
-
-Elle n'imaginait pas qu'il pût dissimuler, grâce à cette verve
-apparente, une émotion qui, en réalité, crispait ce cœur masculin,
-sous le veston de voyage, en dépit du rire qu'affectaient la bouche
-et les yeux. Encore moins eût-elle soupçonné un plan arrêté d'avance,
-une tactique, cependant tout indiquée soit par la rancune d'un orgueil
-blessé au vif, soit par la stratégie amoureuse d'un cœur qui, pour
-en reprendre un autre, joue la comédie de l'indifférence ou de la
-guérison. Ce sont pourtant là des stratagèmes plus familiers à son
-sexe qu'à celui de M. d'Espayrac. Mais, à ce moment, Simone était
-moins femme que Jean, parce qu'elle se trouvait aux prises avec des
-sentiments plus violents et plus sincères que ceux dont il était
-capable.
-
-Si M. d'Espayrac, après l'avoir ainsi déroutée pas son insouciance,
-lui eût, à l'improviste, adressé quelque regard de souffrance et de
-passion, les yeux de Mme Mervil eussent probablement répondu pour la
-perte matérielle et morale de cette malheureuse jeune femme. Elle eût
-trahi son propre cœur, et livré son secret à ses amis. A tout risque
-eût-elle voulu s'assurer qu'il avait pris au sérieux sa tendresse,
-et qu'il prenait au sérieux son abandon; que le drame de sa propre
-existence n'était pas un simple vaudeville dans la pensée de son amant.
-Elle ne considérait même plus que la présence de M. d'Espayrac à Hyères
-montrait assez que le souci de sa personne obsédait et entraînait le
-poète. Avec la simplicité de son âme dépourvue de rouerie, elle se
-laissait prendre au piège que Jean—bien plus maître de soi, bien plus
-félin qu'elle-même—était venu lui tendre.
-
-L'impression fut la même durant tout le reste de la promenade. Car M.
-d'Espayrac, tout en témoignant à Simone les égards pleins de banalité
-qu'il ne pouvait omettre sans affectation, s'occupa de Gisèle avec la
-séduisante galanterie dont il savait envelopper les femmes auxquelles
-il voulait plaire. Or, il tombait au moment le plus favorable pour
-ne perdre aucun de ses effets sur l'imagination de Mme Chambertier.
-Les nostalgiques et confus désirs qui la hantaient de plus en plus,
-l'impatience de vivre la vie de passion qui d'avance consumait sa
-sensuelle beauté, l'ennui des derniers jours dans une retraite pleine
-de mélancolie, joints à la langueur de cet air trop doux, de cette
-mer trop molle, préparaient Gisèle à devenir la proie de quelque
-foudroyante ivresse. Déjà, la présence, l'entrain de M. d'Espayrac, le
-mouvement autour d'elle de cette mâle jeunesse, excitaient ses nerfs,
-secouaient sa nonchalance, éclairaient d'étincelles fugaces ses yeux de
-velours et d'ombre. Quelque chose de troublant émanait d'elle. Simone,
-qui fut sensible à cette transformation, se sentit tout à coup le cœur
-labouré de jalousie.
-
-On arrivait à la Tour-Fondue. Ils quittèrent la voiture; M. d'Espayrac
-descendit de cheval. Et tous se dirigèrent vers le petit fortin qui
-remplace aujourd'hui l'ancienne tour féodale, disparue jusqu'au dernier
-vestige. Ce petit poste stratégique, diminutif minuscule des forts
-du Coudon et du Faron,—les formidables gardiens de la côte, qu'on
-aperçoit de là, bien haut dans le ciel bleu de Provence, attentifs
-et silencieux,—est bâti sur un îlot qu'une sorte de passerelle relie
-à la presqu'île. Un sous-officier, détaché de la garnison de Toulon,
-garde ces quelques pieds carrés de fortifications, dans lesquelles
-on ne laisse même pas, en ce temps de paix, les pièces d'artillerie
-nécessaires pour garnir cinq ou six meurtrières qui s'ouvrent dans la
-muraille trapue.
-
-—Comment! s'écria Chambertier. Il n'y a que cela à voir ici! Mais où
-donc est la tour?
-
-—Elle est fondue, dit gravement d'Espayrac.
-
-Gisèle, curieuse, courait sur la passerelle, pour grimper dans le petit
-fort, dont elle voyait la porte ouverte. Les mots: _Défense absolue
-d'entrer_, l'arrêtèrent un instant. Puis, n'apercevant personne, elle
-se hasarda sur la pointe des pieds. Rien ne bougea dans cette bizarre
-petite place de guerre; le gardien était absent. Alors elle se mit à
-considérer l'île de Porquerolles, à travers une des meurtrières, dont
-le cadre de pierre donnait, trouvait-elle, du recul au paysage.
-
-Une voix intentionnellement grossie la fit tressaillir.
-
-—Vous voulez donc être arrêtée comme espionne et passée par les armes?
-
-—Ah! Dieu! que vous m'avez fait peur! dit-elle à Jean dans un éclat de
-rire.
-
-Simone Mervil s'était arrêtée sur le léger pont de bois. Elle
-regardait. Le décor extérieur lui entrait dans les yeux comme l'image
-précise de sa souffrance. Il y avait, dans la couleur de l'eau, dans
-le dessin des îles, dans l'adoucissement de la lumière, toutes les
-nuances de sa détresse; et, vers le large, l'étendue sans fin de la
-mer lui peignait bien l'immensité de son incertitude. Au-dessous
-d'elle, des petites vagues sautillantes couvraient et découvraient
-sans cesse l'isthme rocheux que les cinquante centimètres de marée
-haute propres à la Méditerranée suffisent à transformer en détroit.
-Simone tâchait d'engourdir sa pensée à suivre ce ruissellement sur
-les pierres noires. Puis, levant les yeux, elle remarquait autour de
-l'îlot une saillie circulaire à peine assez large pour y poser le pied;
-alors elle se demandait si elle aurait le courage d'y marcher; elle la
-suivait en imagination, jusqu'à ce qu'une tentation violente lui vînt
-de s'y aventurer. Mais cette distraction machinale n'atténuait pas la
-sensation d'endolorissement qui lui meurtrissait toute l'âme.
-
-Au retour, Jean d'Espayrac ne se tint pas auprès de la voiture. Son
-cheval ne pouvait suivre, sans «traquenarder» horriblement, l'allure
-de l'attelage. Le jeune homme allait donc au pas ou au petit trot,
-rattrapant de temps à autre ses amis par un temps de galop. Se
-doutait-il du désordre affreux dans lequel se débattait Simone? Et que
-parfois elle souhaitait qu'il fût mort, et que parfois elle fondait de
-tendresse et du désir de son étreinte?
-
-«Ah!» se disait-elle, «c'est ainsi que j'ai cru guérir de la trahison
-de Roger! Comme il me mépriserait s'il sondait mon humiliation! Non,
-la partie n'est pas égale: pour les hommes, l'amour est un plaisir
-sans conséquence, un sentier fleuri que l'on parcourt tout en pensant
-à autre chose; mais, pour nous, c'est un chemin d'épines où nous nous
-déchirons le cœur.»
-
-
-
-
-XI
-
-
-Deux ou trois jours se passèrent. Des parties furent organisées. On
-alla manger de la bouillabaisse à Carqueiranne, sous une tonnelle, en
-face de la mer. On se rendit au village des Bormettes, où se trouve
-une mine d'étain, d'antimoine et d'argent, récemment découverte, en
-exploitation depuis fort peu de temps. Gisèle se fit montrer les bennes
-à l'ouverture des puits, et elle voulait absolument y descendre.
-Ensuite elle oublia cette fantaisie pour jeter des pièces d'argent et
-de cuivre aux trieuses du minerai. Du haut de la galerie, elle lançait
-la monnaie parmi les pierres vomies avec un tapage sinistre par la
-mâchoire en acier du «broyeur», et qu'emportait ensuite lentement une
-étroite voie mouvante entre deux rangs de travailleuses. Les femmes
-ne devaient rien laisser échapper qui méritât d'être recueilli; leurs
-yeux, attentifs à l'éclat du minerai, découvraient aussitôt le métal
-monnayé, que leurs doigts saisissaient d'un même geste prompt, avec,
-parfois, un mouvement de tête et un sourire de remerciement aux belles
-dames de là-haut. Simone, pendant un instant, s'arrêta pour regarder,
-sur de vastes meules tournantes en caoutchouc durci, des filets d'eau
-laver puis entraîner le métal, transformé en une précieuse poussière
-impalpable. Mais Chambertier n'eut qu'un étonnement respectueux: ce fut
-devant de gros tas de boue, destinés jadis à être jetés dans la mer, et
-dont un ingénieur, par des procédés nouveaux, s'engageait à extraire
-encore pour soixante mille francs de métal.
-
-M. d'Espayrac ne manquait pas de prendre part à ces excursions. Il
-dînait ensuite au château. Le café était servi sur la terrasse,
-au-dessus de la vieille ville qui s'endormait dans l'ombre. Les heures
-tintant au clocher de Saint-Paul vibraient dans l'espace avec un son
-grêle et fêlé qui tremblait longtemps avant de mourir. Au loin, la
-mer pâlissait sous un ciel criblé d'étoiles. Et, dans ce décor, les
-racontars parisiens, qui semblaient drôles à table, perdaient le
-pétillement dont ils avaient moussé sous la lampe et les bougies. La
-conversation languissait. Ces messieurs fumaient lentement; à chaque
-bouffée, on voyait braisiller l'étincelle de leurs cigares sur le
-fond noir des buissons de troënes et de camélias. A la fin, Jean se
-levait, et M. Chambertier renouvelait le reproche qu'il lui adressait
-quotidiennement de ne pas accepter dans cette maison une hospitalité
-complète.
-
-—Au moins, lui dit-il un soir, venez demain de bonne heure. Quand je
-pense que vous n'êtes pas encore monté jusqu'en haut de la propriété!
-
-—C'est la faute du mistral. Vous m'avez dit que c'est à ne pas tenir,
-quand il souffle, au sommet de votre rocher.
-
-—Oui, mais il ne souffle plus depuis hier. Et le soleil est pire encore
-si vous attendez seulement dix heures. Venez très tôt. Ces dames vous
-serviront de guides. Moi je suis forcé de me rendre à Toulon pour une
-affaire.
-
- * * * * *
-
-Le matin suivant, lorsque Jean d'Espayrac, remontant l'allée de
-mimosas, parvint devant l'habitation, il vit Simone qui, assise devant
-une table rustique, écrivait sa correspondance.
-
-—Bonjour, madame, dit-il gravement. Si cette lettre est pour Mervil,
-veuillez lui faire mes amitiés.
-
-La jeune femme leva sur lui un regard droit et ferme. C'était la
-première fois, depuis l'arrivée du poète à Hyères, qu'ils se
-trouvaient ainsi, seuls, en face l'un de l'autre.
-
-—Merci, dit-elle. En effet, j'écris à Roger. Je vais lui faire votre
-commission.
-
-Elle baissa de nouveau la tête. Les frisures de ses cheveux blonds
-brillaient doucement dans l'ombre tiède. Mais une rougeur intense
-envahit son cou, qui s'allongeait en s'inclinant, et que dégageait un
-grand collet de vieille dentelle tombant tout autour sur sa robe claire.
-
-Jean posa les deux mains sur le bord de la table, et il avança le buste
-vers elle. Ses regards pesaient sur cette tête blonde qu'il voulait
-contraindre à se relever. Mme Mervil les sentit peut-être; en tout cas,
-elle dut voir son geste. Pourtant elle continua d'écrire. Alors Jean
-rapprocha encore son visage, et il murmura très bas:
-
-—Simone!
-
-Elle eut un sursaut d'inquiétude, un coup d'œil vers la maison:
-
-—Ah! prenez garde!
-
-Car les portes béantes laissaient voir l'intérieur, tandis qu'au-dessus
-d'elle les fenêtres pouvaient s'ouvrir, quelqu'un pouvait les écouter.
-
-Une femme de chambre, d'ailleurs, parut presque aussitôt: «Madame est
-un peu souffrante,» venait-elle dire. «Elle est encore au lit. Elle
-prie Mme Mervil d'accompagner seule M. d'Espayrac jusqu'en haut du
-rocher.»
-
-Simone, que cette proposition troublait, dit machinalement:
-
-—Mais qu'a-t-elle? Ce n'est rien, j'espère? Je vais aller la voir.
-
-En même temps elle se levait.
-
-—Oh! non, dit la femme de chambre avec un sourire. Madame était
-seulement fatiguée; elle avait encore sommeil; elle doit s'être
-rendormie.
-
-—Mais vous connaissez le chemin? demanda d'Espayrac à Mme Mervil.
-
-—Oh! parfaitement, dit-elle, secouée d'un tel battement de cœur qu'elle
-en crut les chocs perceptibles aux oreilles de la servante et qu'elle
-se hâta de la congédier.
-
-Mais celle-ci revint sur ses pas.
-
-—Madame prie Mme Mervil de ne pas oublier le point de vue d'où l'on
-aperçoit les Alpes, au pied des vieilles tours, à droite... de faire
-remarquer à Monsieur qu'on distingue les Alpes.
-
-—Descendez-moi mon chapeau et mon ombrelle, commanda Simone.
-
-Ils partirent. Simone marchait en avant, car, tout de suite derrière
-la maison, commençaient d'étroits sentiers en lacet, coupés de temps à
-autre par des marches de pierre. C'était encore le jardin cultivé; des
-buissons de roses bordaient le petit chemin, et, sur les terre-pleins,
-des jardiniers retournaient le sol afin d'y planter de la vigne.
-Bientôt le sentier devint plus abrupt; les escaliers n'étaient plus que
-des saillies de roc dont les schistes formaient des degrés naturels;
-des arbousiers, des houx, des yeuses, remplacèrent les myrtes, les
-troënes, les mimosas; l'air devint plus léger; l'horizon s'agrandit. En
-se tournant vers la mer, ils virent que les îles ne bornaient plus la
-vue; au delà de Giens, de Porquerolles, une mince bande scintillante se
-dessinait à présent; c'était le large, l'infini, la libre Méditerranée.
-Au-dessous d'eux, des rochers qu'ils avaient contournés se hérissaient,
-cachant la maison, effaçant toute présence humaine, donnant une
-impression de nature sauvage et de profonde solitude. Puis, tout
-autour, tout là-haut, à d'incroyables distances, dans l'absolue pureté
-du ciel, s'étendaient le silence et l'espace.
-
-Simone respira longuement, avec un frémissement de tout son être; ses
-narines, si délicates, eurent un imperceptible gonflement de fierté;
-elle venait de se sentir soudain pleine de courage et de calme. Ses
-yeux, éclairés de franchise, cherchèrent bravement ceux de Jean. Le
-jeune homme la regardait, sans mot dire, avec tout ce qu'il pouvait
-mettre de reproche triste dans l'outremer de ses larges prunelles.
-
-—Eh bien! vous êtes contente, lui dit-il enfin, de m'avoir fait tant de
-mal?
-
-Voilà, malheureusement pour lui, ce qu'elle ne pouvait pas croire.
-Depuis trois ou quatre jours qu'il flirtait avec Gisèle, s'il n'avait
-joué que le rôle d'un homme véritablement blessé, trop fier pour
-laisser voir sa blessure, il aurait eu quelque défaillance dans son
-jeu, quelque silence ou quelque regard, quelque ironie même, qui eût
-fait tressaillir Simone comme un éclair de sincérité. Mais il s'était
-montré si pareil à lui-même; il avait si bien été ce que toujours
-elle avait pu le voir: le beau séducteur charmeur et charmé, l'homme
-qui se sent irrésistible, le poète qui dans un type de femme nouveau
-n'entrevoit qu'une rime nouvelle, le gentilhomme à qui toute jolie
-petite bourgeoise appartient par droit du seigneur, et—il lui fallait
-bien se le dire—le mâle aussi, le mâle jeune et fort à qui toute
-caresse qui s'offre fait oublier bien vite la caresse qui se refuse;
-il avait trop été le Jean qui l'avait conquise pour être maintenant le
-Jean que sa fuite eût meurtri, qui l'eût pleurée, regrettée, poursuivie
-et rappelée éperdument.
-
-—Oh! dit-elle avec une amertume qu'elle ne sut pas dissimuler,
-dispensez-moi de vous plaindre. Personne ne vous prendrait pour un
-homme malheureux.
-
-—Simone, dit-il en s'animant, je n'aurais jamais cru que vous fussiez
-une coquette.
-
-Elle protesta. C'était bien là sa crainte, de passer—aux yeux de cet
-être placé désormais à part dans l'univers—pour une femme qui se donne
-et se reprend facilement, par amusement ou curiosité, elle qui payait
-si cher la plus furtive sensation. Mais Jean, maintenant, l'accusait
-presque avec violence. Dans son tête-à-tête avec elle, il éprouvait
-le réveil de son amour-propre froissé, de son désir déçu, de son réel
-désappointement, qui, pendant quelques semaines, avait donné un goût si
-amer à sa vie.
-
-Ce désappointement, qui l'avait amené dans le Midi, à la poursuite
-de Simone, s'était atténué depuis, il est vrai, entre l'abattement
-de sa maîtresse et la contagieuse surexcitation de Mme Chambertier.
-Déchiffrer l'énigme d'un cœur qu'on venait de lui fermer paraissait
-à d'Espayrac une besogne plus aride que partager la folie d'un corps
-qui semblait s'offrir. Devant les provocations évidentes de Gisèle,
-il s'était rappelé avec quelle ardeur irritante il avait désiré cette
-femme bien avant de se griser avec la fraîche beauté blonde de Simone.
-S'il eût gardé l'amour de celle-ci, peut-être l'orgueil de posséder
-une mondaine si peu accessible aux entreprises, d'une réputation si
-fièrement établie, l'aurait-il haussé jusqu'au dédain d'une tentation
-qui sollicitait exclusivement son sang et ses nerfs. Mais le dépit
-l'avait poussé tout droit vers le piège. Bien qu'il n'y fût point tombé
-encore, les pas accomplis de ce côté lui inspiraient un regret sourd,
-une honte vague, et il s'en prenait à Simone, comme, d'ailleurs, il en
-avait un peu le droit.
-
-—Quel respect, lui dit-il, pouvons-nous conserver envers les femmes,
-quand celles que nous élevions le plus haut se conduisent de la sorte?
-Ah! Simone, votre amour faisait de moi un autre homme. Pour la première
-fois je mêlais de l'adoration, de l'émotion, de la tendresse, aux joies
-des sens... Je croyais en vous, j'étais reconnaissant du sacrifice que
-vous me faisiez, sacrifice de vos délicatesses, de votre ombrageuse
-vertu, de vos scrupules, de vos pudeurs... Un sacrifice!... Allons
-donc! Quand on a vraiment d'un tel prix acheté quelque chose, on y
-tient, à cette chose, on ne la rejette pas au bout de quinze jours!
-
-—Alors, dit Simone toute pâle, vous croyez?...
-
-—Je crois, reprit Jean, qu'une honnête femme doit être honnête envers
-son amant, quand elle en prend un, et que la vertu ne peut pas servir à
-faire autant de mal qu'en ferait la plus perverse coquetterie.
-
-—Mon Dieu! s'écria Simone, c'est épouvantable. Je m'étais déjà dit ces
-choses-là.
-
-D'Espayrac fut déconcerté, car il s'attendait à une crise d'indignation
-qui lui eût permis d'être plus dur encore. Sa colère, à lui, allait
-en augmentant, parce que Simone ne s'excusait pas, ne donnait aucune
-explication, ne se révoltait pas quand il parlait de leur amour comme
-d'une chose finie. Il avait envie de lui crier des brutalités, de lui
-dire—sans le croire—qu'il la soupçonnait de l'avoir quitté pour un
-autre amant; qu'une aussi courte liaison, jamais il n'en avait eu même
-avec des filles, car toutes s'étaient séparées de lui convenablement.
-Il s'affolait de fureur à la pensée que c'était bien vrai, que cette
-Simone—la seule de ses maîtresses qui lui eût inspiré de l'estime—lui
-infligeait réellement le plus brutal des _lâchages_.
-
-Mais, pour échapper à cette scène si différente des plaintes
-passionnées et des supplications dont à l'avance elle avait eu peur,
-Simone s'était remise en marche. Elle s'avançait au milieu d'un plateau
-couvert d'une herbe drue et fine, sous le feuillage gris de jeunes
-oliviers. Du bout de son ombrelle fermée, elle touchait le sol de temps
-à autre; sa robe de batiste à fond ivoire, dont le bord traînait,
-courbait les plantes par derrière, et, quand elle avait passé, une
-foule de petites pointes vertes se redressaient avec des frissons de
-choses vivantes; l'ombre grêle des rameaux faisait des taches mouvantes
-sur sa taille et sur ses hanches, dont le balancement avait comme une
-langueur découragée; au-dessus de son collet de dentelle sa nuque
-blonde s'érigeait avec la soie des cheveux, plus pâles près de la peau.
-Jean se souvint des petits rires d'extase qu'elle avait roucoulés un
-jour qu'il la mordillait à cette place... A ce moment, le pied de
-Simone tourna sur une pierre; il accourut pour la soutenir, la saisit
-dans ses bras, et, avant qu'elle pût s'en défendre, il la baisait
-éperdument.
-
-—Méchante! murmurait-il, méchante!... Pourquoi m'as-tu boudé! Pourquoi
-m'as-tu fait penser de vilaines choses?... Pourquoi m'en as-tu fait
-dire?... Pardonne-moi... J'étais fou! Mais dis-moi donc que tu
-m'aimes!...
-
-Simone n'essaya pas plus de se soustraire à ses baisers que, tout à
-l'heure, à ses reproches. Elle les accueillit avec des lèvres tristes
-et passionnées. Même elle l'étreignit un instant avec l'énergie dont
-on retient quelque chose de précieux qui vous échappe. L'état violent
-et désespéré de son âme prêtait à son frêle corps, plutôt indifférent
-et paisible, une ardeur qui, tout à coup, lui rendait ses résolutions
-presque impossibles à accomplir.
-
-—Ah! soupira-t-elle, tandis que d'irrésistibles larmes noyaient la
-douceur de ses yeux, la vie est une chose affreuse, mon ami... Une
-chose cruelle et affreuse!
-
-—Parce que tu ne sais pas la prendre, petite folle chérie. Elle est si
-simple! Bien moins compliquée que tu ne te la fabriques.
-
-Au ton de badinage et de câlinerie qu'il mit à cette réponse, Simone
-sut combien la pensée de cet homme était loin de sa propre pensée.
-S'il pouvait lire en elle-même, il sourirait probablement avec une
-pitié mêlée de scepticisme. La substance solide et matérielle de son
-cœur, à lui, n'offrait pas de prises aux fines pointes aiguës dont
-elle sentait le sien tout criblé. Quelle nature heureuse il avait,
-lui qui pouvait, sans souffrir, tromper un ami, et, probablement,
-trahir une maîtresse; lui qui pouvait aimer sans que son amour lui
-fît mal! C'était là, sans doute, la supériorité masculine, et elle,
-Simone, n'était qu'une femme nerveuse, incapable de sérénité soit dans
-la vertu, soit dans le plaisir. Elle envia cette belle sensualité
-tranquille, avec laquelle il lui baisait la bouche sans vouloir
-connaître ce qui lui gonflait si douloureusement la poitrine et les
-paupières.
-
-—Oui, dit-elle avec une pauvre ironie, c'est vous qui avez raison. J'ai
-le caractère mal fait. Quand on n'a pas plus de bravoure dans la faute,
-on ne devrait pas la commettre.
-
-—La faute? répéta Jean. Ah! voilà les grands mots... Tu n'es pas
-raisonnable.
-
-—Je le sais bien.
-
-—Mais puisque c'est fait, petite bête! Est-ce qu'on doit se tourmenter
-pour ce qui est accompli, irrévocable? Le mieux est d'en profiter.
-C'est l'existence, cela, Simone. Tu n'as rien commis de pire que tant
-d'autres.
-
-—Jean, dit-elle, je vous en supplie, ne me tutoyez pas!...
-
-Les yeux du jeune homme se durcirent. Il comprit que, malgré
-l'attendrissement de tout à l'heure, où, pendant une minute, il l'avait
-sentie se fondre dans ses bras, elle n'était plus à lui; il devina,
-sous cette douleur, l'obstination d'une volonté d'autant plus difficile
-à vaincre qu'elle ne se raisonnait pas et qu'elle ne discuterait pas.
-Cette femme s'était donnée; cette femme se reprenait. Savait-elle au
-juste pourquoi? Non, certes. Elle considérait sans doute la première
-action comme une faute, la seconde comme une expiation. Qu'importaient
-les étiquettes ainsi distribuées par sa petite cervelle? Le fait est
-qu'un jour elle l'avait préféré à tout, et qu'aujourd'hui elle lui
-préférait autre chose: son mari, ou le bon Dieu, ou un autre amant...
-Pouvait-on savoir? Et cela presque d'une heure à l'autre!... Elle
-était femme, voilà tout. D'Espayrac se retint pour ne pas hausser les
-épaules. Lui qui, très sérieusement, gardait à Simone de l'estime
-lorsque, à Meudon, elle se donnait à lui, commençait de la mépriser
-maintenant qu'elle voulait reconquérir son honnêteté perdue. Et là,
-dans ce champ pâle d'oliviers, durant cet inoubliable matin, Simone
-le vit passer, le mépris qu'elle craignait plus que la mort, dans ces
-prunelles d'homme,—dans ces prunelles au fond desquelles tous ses
-efforts n'effaceraient pas la vision de sa chair, les images de sa
-possession.
-
-Elle frissonna.
-
-Un souffle froid glissa entre leurs deux âmes, entre leurs deux corps,
-tout émus pourtant par un seul baiser il y avait à peine quelques
-secondes. En cet instant ils ne s'aimaient plus, ils ne se désiraient
-plus. Quant à se comprendre, ils ne le cherchaient même pas. Chacun
-se sentait tyrannisé par la violence d'une égoïste douleur; et le
-seul soulagement qu'ils eussent pu ressentir fût venu à chacun de la
-certitude que l'autre souffrait autant que lui.
-
-Ils poursuivirent leur ascension. Ils parlèrent de l'ancienne
-forteresse, dans l'enceinte ruinée de laquelle ils pénétraient
-maintenant. Ils se firent mutuellement remarquer des détails du
-paysage. Quand ils parvinrent au pied des vieilles tours, d'où
-l'on découvre une vue toute différente, M. d'Espayrac fut étonné
-d'apercevoir, en perdant la perspective de la mer, un paysage de
-montagnes. De toutes parts des collines s'étageaient, et la violente
-lumière, en accentuant leurs ombres, leur prêtait un relief saisissant.
-Entre elles, une vallée s'élargissait, où l'on voyait courir, avec une
-blancheur de satin parmi la verdure des vignes, la route de Toulon. Un
-sinueux cours d'eau faisait, par places, des taches d'un bleu si vif
-qu'il en était invraisemblable; et des bastides aux toits de tuiles
-rouges s'éparpillaient, abritées pour la plupart contre le mistral
-par une muraille de hauts ifs pointus, qui s'alignaient au bord des
-jardins pleins de roses, avec une rigidité funéraire.
-
-—Maintenant, regardez les Alpes, dit Mme Mervil.
-
-—Où donc? demanda Jean.
-
-Il fallait une certaine application pour distinguer leurs vagues cimes,
-d'un dessin si vaporeux, à peine plus pâle que le bord argenté du ciel,
-entre les déchiquetures noires des montagnes des Maures. Mais, quand on
-avait nettement aperçu l'un des glaciers, on en découvrait un autre,
-puis un autre encore; toute la chaîne, là-bas, déroulait dans l'azur
-l'éternité de ses neiges... Et ces blancs sommets entrevus s'emparaient
-de l'imagination, qu'ils remplissaient tout entière de leur lointaine
-majesté.
-
-—A présent, dit Simone, il nous faut revenir un peu sur nos pas si nous
-voulons explorer les ruines.
-
-Elle ramena M. d'Espayrac devant l'entrée de la forteresse. Ils
-s'arrêtèrent pour examiner dans la pierre les rainures où, des siècles
-auparavant, glissait quelque porte massive, que l'on hissait avec des
-chaînes, et ils reconnurent les mortaises où s'enfonçaient les barres
-de fer dont on la fortifiait à l'intérieur. Des escaliers s'offraient
-dans l'épaisseur même des murailles; ils y montèrent pour jeter un
-regard par les jours étroits d'où les assiégés surveillaient l'ennemi.
-Ils se penchèrent sur les mâchicoulis par où ruisselaient autrefois
-l'huile et la poix bouillantes. Ils voulurent explorer une salle de
-garde voûtée, suspendue à l'angle d'une tour, et par les étroites
-ouvertures de laquelle on découvrait tout le pays. Pour y parvenir, il
-n'y avait plus d'autre chemin que la crête d'un mur élevé, sur laquelle
-on ne pouvait marcher sans imprudence, surtout à cause de l'effritement
-des pierres. Simone s'y risqua par bravade; Jean la suivit; et le
-sentiment de ce réel danger rouvrit la source de leurs émotions plus
-tendres. Dans ce repaire de soldats, où c'est à peine si l'on pouvait
-tenir debout sans se courber, et où régnait depuis mille ans peut-être
-la même demi-obscurité lugubre, Jean reprit la main de Simone et lui
-demanda si elle ne l'avait pas aimé.
-
-—Ne parlez plus de cela, dit-elle. J'étais folle... j'étais coupable...
-
-—M'aimiez-vous?
-
-—Soyez généreux. Ne me demandez rien...
-
-—Et vous, soyez franche! Parbleu! je ne vous reprendrai pas de force...
-Et nous n'avons rien à nous cacher. M'avez-vous aimé, Simone?
-
-—Vous le savez bien.
-
-—Alors vous m'aimerez encore. Et vous vous repentirez de ce que vous
-faites aujourd'hui, quel qu'en soit le motif.
-
-—Le motif!... Ah! Jean, si vous saviez comme je voudrais être comprise
-par vous! Est-ce possible que vous ne puissiez être que mon amant ou
-mon ennemi?
-
-—Oui, dit-il d'une voix dure, vous êtes comme toutes les femmes: vous
-voudriez reprendre votre personne et garder mon amour. Si, au lieu
-d'indignation, je vous montrais de la souffrance, votre nouvelle vertu
-ne vous coûterait guère.
-
-—Mon Dieu!... gémit-elle.
-
-Et, sur un geste qu'il fit, comme pour la saisir, elle ajouta:
-
-—Sortons, nous n'avons plus rien à nous dire.
-
-Un éclair de folie traversa le cerveau de Jean.
-
-—Si! murmura-t-il, si, j'ai quelque chose à te dire... Simone... Ah!
-Simone...
-
-Déjà il l'étreignait, emporté de colère et de désir, dominé lui-même
-par sa résolution farouche. Il parut à Simone adorable et effrayant.
-Pourtant elle eut la suprême force de lui résister; elle se tordit
-sur son bras, détournant la bouche de ces lèvres dont elle redoutait
-tant la douceur. Alors il ne se posséda plus... Ses mains devinrent
-brutales... Mais elle, qui luttait silencieusement, les dents serrées,
-les nerfs roidis, tout à coup eut une inspiration; elle jeta un cri:
-
-—Ah!... vous me faites mal!...
-
-Ce fut si sincère et si déchirant qu'il eut peur: car il n'avait
-pas mesuré sa violence, et il crut lui avoir tordu cruellement le
-poignet. Dans sa surprise, il la lâcha presque... Elle fit un effort,
-se dégagea, bondit hors de l'ouverture, et... se mit à courir sur
-l'étroite crête de la muraille.
-
-Le cœur de Jean cessa de battre; ce garçon robuste sentit ses bras
-s'amollir, ses jambes se briser... Cela dura quelques secondes, puis il
-vit Simone atteindre saine et sauve l'extrémité du périlleux chemin;
-mais elle avait chancelé vers la fin de la course; une pierre, détachée
-sous ses pas, tomba dans le vide et rebondit sur le rocher avec un
-bruit sourd, à une vingtaine de mètres au-dessous.
-
-M. d'Espayrac ne recouvra pas tout de suite assez de sang-froid pour
-la suivre; un tel trouble le secouait encore qu'il ne se croyait
-pas le pied suffisamment sûr. A la fin, il se hasarda, non sans une
-appréhension plus grande que lorsqu'il avait passé la première fois.
-Quand il fut de l'autre côté, il ne trouva plus Mme Mervil; mais,
-s'étant engagé dans l'escalier qui subsiste à cet endroit au flanc de
-la ruine, il aperçut de nouveau la jeune femme; elle descendait les
-lacets de la colline, précipitamment, comme pour le fuir.
-
-A cette vue, tout s'effaça dans l'esprit de Jean, excepté son
-ressentiment furieux. Ah! elle avait couru un danger mortel plutôt
-que de lui appartenir une fois de plus! Ah! elle l'avait repoussé,
-presque frappé, comme un manant trop audacieux, elle qui naguère
-s'abandonnait entre ses bras! Eh bien, il ne songerait pas à elle
-une heure de plus. Elle ne compterait pas dans sa vie plus que ces
-créatures de hasard dont on s'amuse et qu'on oublie. Elle valait moins
-que ces créatures, d'ailleurs; celles-là sont forcées par le besoin de
-remplir leur triste métier. Tandis que Simone Mervil!... Les syllabes
-de ce nom, mentalement prononcées, causaient encore à d'Espayrac
-une secousse d'émotion et de regret; puis la colère le soulevait de
-nouveau quand s'éveillait le souvenir des humiliations subies. «Ah!»
-pensait-il, «comme elle eût été punie, si, après la façon dont elle
-s'est débarrassée de moi par sa feinte maladie et par son voyage,
-elle ne m'avait pas vu la poursuivre jusqu'à Hyères! Ou, du moins,
-si ce matin je n'avais pas eu la bêtise de lui rappeler le passé, de
-la supplier, et même... Sacrebleu, que j'ai été idiot! J'aurais dû
-savoir que rien au monde ne vaut pour les femmes le plaisir d'affoler
-jusqu'à la violence le désir d'un homme, puis de le planter là pour se
-draper dans leur vertu. C'est le bonheur complet pour elles, et tout y
-trouve son compte: leur vanité, leur embryon de conscience morale, leur
-cruauté naturelle, et même leurs sens paresseux, que cette excitation
-émoustille et satisfait. Je commence à croire, parole d'honneur, que la
-vertu de ces pécores-là est plus vicieuse que leurs vices!»
-
-Cette conclusion amenait M. d'Espayrac dans le champ d'oliviers, où,
-tout à l'heure, il avait embrassé Simone sans qu'elle se défendît.
-«J'aurais dû la jeter sur cette herbe-là,» se dit-il. «Elle voulait
-bien alors. J'ai parlementé, c'est ce qui m'a perdu.»
-
-Il l'aperçut, appuyée contre un arbre, son fin visage tout pâle, et qui
-regardait la mer. Il ralentit le pas, pour lui donner le temps de se
-remettre en marche. Mais elle se détourna, le vit, et ne bougea pas.
-
-—Vous m'attendez, madame? lui demanda-t-il quand il fut tout près.
-
-—Oui, monsieur, il faut bien que nous rentrions ensemble.
-
-Elle repartit en avant. Et tous deux, sans ajouter une parole,
-descendirent les degrés de schiste, le sentier bordé de roses, et enfin
-les marches de pierre qui les amenèrent devant la maison.
-
-Gisèle, se penchant hors d'une fenêtre, cria:
-
-—Eh bien, était-ce beau? Vous restez déjeuner avec nous, monsieur
-d'Espayrac?
-
-—Certainement, madame, avec le plus grand plaisir, dit-il d'un air
-plein d'entrain.
-
-Il se jeta dans un fauteuil d'osier, à l'ombre d'un groupe de poivriers
-aux fines chevelures, tandis que Mme Mervil ouvrait des lettres,
-apportées en son absence, et qu'un domestique venait de lui remettre.
-
-Un instant après, Mme Chambertier parut dans l'embrasure du porche,
-entre l'encadrement du lierre. Elle portait une robe d'une nuance
-fausse et charmante, avec une petite veste en point de Venise appliquée
-sur le corsage; ses longs yeux avaient une douceur plus alanguie
-encore que de coutume; entre ses lèvres si rouges, retroussées d'un
-peu d'ironie, brillaient ses dents humides, et ses cheveux noirs, aux
-artificiels reflets de cuivre, ajoutaient à sa physionomie quelque
-chose de voluptueux et de barbare.
-
-Simone, qui releva les yeux, fut frappée de sa beauté.
-
-—Tu as de mauvaises nouvelles? Qu'est-ce qui arrive? Tu es blanche
-comme un linge!... s'écria Mme Chambertier.
-
-La pâleur de sa triste promenade transformait d'une effrayante façon
-le visage de Simone. On eût dit que tout son sang avait coulé par une
-invisible blessure. Pourtant l'exclamation alarmée de son amie fit
-courir sur ses joues une ombre rose, qui s'évanouit aussitôt.
-
-—Ta petite Paulette n'est pas malade, j'espère?
-
-Il en coûtait à Simone de mentir lorsqu'il s'agissait de la santé de sa
-fille; elle se figurait lui porter malheur. Pourtant il ne lui vint pas
-d'autre excuse. D'ailleurs elle était résolue à partir le jour même,
-et ne pouvait alléguer de meilleur prétexte qu'une maladie de l'un des
-siens.
-
-—Ah! dit-elle, justement... Figure-toi, ma chérie, que Paulette est
-malade. Mon mari me rappelle. Je mourrais d'inquiétude si je ne partais
-pas tout de suite. Je vais prendre le train de trois heures. C'est
-celui, n'est-ce pas? qui doit correspondre avec le rapide, à Toulon.
-
-
-
-
-XII
-
-
-Quand Simone Mervil se trouva de retour à Paris, un découragement très
-profond s'empara d'elle. Il lui sembla que l'horizon de son existence,
-illimité jusque-là, se fermait. Cette vague attente du bonheur
-de demain plus complet que celui d'aujourd'hui, dont l'illusoire
-enchantement précipite les pas des hommes, semblait, dans son cœur,
-s'être brusquement éteinte. Elle n'avait plus de raison pour marcher
-vers l'avenir. D'elle-même et volontairement elle avait muré l'inconnu.
-A vingt-sept ans, sa vie devenait une impasse, dont elle aurait sans
-cesse devant les yeux le but morne et sans au-delà. Elle toucha le fond
-de cette pire des humaines misères: l'indicible ennui des êtres et des
-choses.
-
-Certes elle aimait son mari et sa fille; pourtant, si elle avait
-pu mourir, comme elle le souhaitait parfois, elle leur eût dit un
-adieu très attendri mais sans déchirement. Elle les considérait avec
-un aiguillon tout nouveau de curiosité dans son affection, et elle
-s'étonnait de l'énergie qu'ils mettaient à vivre. Car le musicien
-travaillait sans cesse, à travers les alternatives d'enthousiasme et
-de désespoir qui soulèvent et brisent les vrais artistes; et quant à
-Paulette, ses journées étaient une succession de joies violentes et
-de chagrins non moins violents, à propos des minuscules événements
-dont est tissue l'enfance. Cette fillette apprenait tout, sans aucune
-peine, excepté le _self-control_ que sa gouvernante anglaise cherchait
-vainement à lui inculquer; elle apportait à ses jeux comme à ses études
-une passion extraordinaire. Simone qui, jadis, la reprenait pour
-son impétuosité de poulain sauvage, pour sa garçonnière brusquerie,
-pour l'ardeur de ses caprices, maintenant la laissait faire, lui
-jetait la bride sur le cou, pour le plaisir de voir s'agiter autour
-d'elle cette exubérance qui secouait, trompait, entraînait sa propre
-mortelle lassitude. Quand elle entendait le rire de Paulette—ce rire
-d'allégresse absolue,—quand elle voyait les yeux de l'enfant s'éclairer
-d'un bonheur merveilleux à la promesse d'une bagatelle, la jeune mère
-éprouvait une émotion confuse qui lui faisait du bien. Cette fraîcheur
-d'âme, cette puissance d'espoir, cette plénitude de sensation, lui
-semblaient une chose admirable et touchante. Elle l'avait possédée,
-cette chose, et elle l'avait perdue. Sa Paulette aussi perdrait tout
-cela un jour... Hélas! quel piège que la vie!
-
- * * * * *
-
-—Roger, dit un jour Mme Mervil à son mari, si tu voulais, nous irions à
-la campagne de très bonne heure cette année.
-
-Le musicien fut enchanté de cette proposition. Rien ne les retenait à
-Paris, si ce n'est la saison mondaine, prolongée à présent jusqu'au
-milieu de l'été, et qui, d'ordinaire, captivait Simone, comme toutes
-les femmes élégantes et jolies, par l'amusante excitation des succès
-personnels.
-
-—Comment! dit-il avec une surprise très joyeuse, tu renoncerais à la
-soirée théâtrale de l'Union Artistique, à ta vente de charité, au
-vernissage, au garden-party de l'Ambassade anglaise, au Grand-Prix?
-
-Certainement qu'elle y renonçait. N'était-ce pas toujours la même chose?
-
-—Ah! mon ami, reprit-elle avec un accent plein de lassitude, si tu
-savais combien j'en ai assez!
-
-Elle ne mentait pas, bien que son but fût de quitter Paris avant le
-retour de M. d'Espayrac. Mais il y avait aussi de la sincérité dans
-son désintéressement des plaisirs à la mode. Elle ne trouvait plus
-de saveur à rien. Sur sa lèvre s'étaient évaporés l'âme et le sel
-des choses. Et c'est seulement parce qu'elle était très bonne que sa
-mélancolie se changeait en douceur résignée au lieu de produire des
-fruits d'irritation et d'amertume.
-
-En effet, Simone ne s'en prenait point aux autres; elle n'accusait même
-pas la destinée; elle n'en voulait qu'à elle-même. De là l'éclosion
-dans son cœur d'une indulgence infinie. Elle ne voyait plus les défauts
-de son mari d'un œil minutieux et sévère; et, bien qu'elle ne pût
-encore penser sans un tressaillement d'angoisse à cette actrice qu'il
-avait eue pour maîtresse, pourtant elle n'avait plus, à l'égard de
-Roger, les allusions acerbes, les paroles mordantes ni les airs de
-reine offensée, qui, durant un certain temps, rendirent leur intérieur
-insupportable. Quand il se montrait d'humeur agressive, elle songeait
-aux tourments de la composition musicale, et elle répliquait par une
-phrase enjouée ou même par une caresse. Ensuite elle s'étonnait du
-peu d'efforts que cela lui avait coûté. Et la chaleur de son ancien
-amour lui gonflait parfois délicieusement le cœur lorsqu'elle voyait
-la physionomie du musicien se détendre et lorsque cette voix un peu
-cassante s'adoucissait pour lui dire:
-
-—Tu es meilleure que moi, petite Simone. Tu es une adorable petite
-femme... Sais-tu que tu deviens trop gentille et que tu m'ôtes la
-distraction de te taquiner un peu?
-
-Une fois il ajouta par plaisanterie.
-
-—Ça m'inquiète de te voir ainsi rentrer tes petites griffes, Simonette.
-Je commence à craindre que tu ne sois malade... A moins que tu médites
-de tromper ton pauvre Roger.
-
-Il prit, en prononçant les derniers mots, un air piteux très comique.
-Simone se mit à rire. Et, malgré la sensation pénible d'avoir trahi
-cette absolue confiance, elle éprouva comme un bizarre plaisir, un
-plaisir qu'elle ne s'expliquait pas.
-
-Ce qui la confondait, c'était de regarder en elle-même et d'y voir
-fonctionner une foule de ressorts très déliés dont elle n'était pas la
-maîtresse et qui lui semblaient agir tout autrement qu'elle ne s'y fût
-jamais attendue. Bien plus, ces ressorts s'agitaient contrairement les
-uns aux autres, donnant à croire que la machine morale se détraquait à
-chaque instant. Pourtant une ligne de conduite assez droite résultait
-finalement de ce chaos intérieur. Ainsi l'idée qu'elle avait trompé
-son mari la remplissait parfois d'une satisfaction mauvaise et même
-d'un véritable orgueil. Cependant elle s'en désolait, et la honte des
-démarches furtives, des mensonges articulés, de l'hypocrisie dont
-elle se couvrirait jusqu'à la tombe, comme d'une livrée, devenait à
-d'autres moments tout à fait intolérable; à ces heures-là, un seul mot
-de Roger lui eût fait avouer tout; mais ce mot, heureusement, il ne le
-prononçait pas.
-
-D'ailleurs ces deux êtres qui s'étaient aimés, qui s'étaient menti, et
-qui s'aimaient de nouveau—peut-être plus que jamais,—semblaient, aux
-yeux du monde, posséder et partager tout ce que la vie humaine contient
-de bonheur.
-
-Ils avaient loué, pour cet été-là, une maison charmante avec
-un parc très grand, dans un pays de collines et d'eau, à
-Conflans-Sainte-Honorine, près du confluent de la Seine et de l'Oise.
-C'était un coin tout à fait pittoresque. Or l'un et l'autre aimaient la
-campagne, pour elle-même, en dehors de toute convention de la mode ou
-de la littérature. Et Simone, qui redoutait en ce moment tout contact
-avec la société élégante, où triomphait Jean d'Espayrac, sut persuader
-à Mervil qu'il l'avait en outre convertie à son goût pour la solitude.
-
-—Mon Dieu! que je suis heureux ici, mignonne, disait souvent le
-musicien. Que je te suis reconnaissant d'avoir bien voulu t'y enfermer
-avec moi! Tiens, c'était mon rêve, depuis notre mariage, un peu de
-bonne vie intime et de travail tranquille. Mais je ne voulais pas être
-égoïste; tu aimais tant ton Paris, tes toilettes et tes potins! Et
-vous êtes, madame, une si ravissante petite mondaine! Puis, il y avait
-toutes les exigences du métier... le nom à faire... Il me fallait
-rester sur la brèche. Mais maintenant...
-
-—Maintenant, reprenait Simone, tu es célèbre, nous sommes riches.
-
-—Presque... Et tu profites de tout cela—qui tournerait la tête à une
-autre—pour réaliser mon désir de vagabondage dans les bois, de flânerie
-à deux et de solitude. Et tu prétends que tu ne t'ennuies pas ici! Et
-tu acceptes cette existence-là pour six mois!... Vois-tu, je me demande
-si tu ne me caches pas quelque regret, si tu ne me fais pas un gros
-sacrifice.
-
-Bien vite Simone affirmait le contraire. Alors son mari l'embrassait.
-
-—Si tu as voulu te faire aimer plus encore, ajoutait-il, tu y as
-réussi. Et pourtant je croyais que ce n'était pas possible.
-
- * * * * *
-
-Pour se promener avec sa fille, Simone eut une petite charrette
-anglaise, attelée d'un poney des Shetland qu'elle conduisait elle-même.
-Mais un jour que ce poney broutait sur une pelouse écartée, au bout
-d'une longue corde fixée à un piquet, la gouvernante anglaise,
-cherchant partout Paulette, aperçut la petite fille à califourchon
-sur le dos de l'animal. Le poney, tout d'abord, n'avait pas manqué de
-la jeter par terre. Paulette, après avoir roulé dans l'herbe sans
-se faire de mal, était regrimpée sur sa monture; et maintenant elle
-chevauchait, cramponnée à l'épaisse crinière du petit shetlandais, qui,
-ayant reçu d'elle bien souvent des morceaux de sucre et des caresses, y
-mettait de la complaisance.
-
-La gouvernante poussa les hauts cris, et voulut se saisir de la
-coupable. Paulette piqua des deux avec des éclats de rire; et
-l'Anglaise, qui, au fond, avait peur du poney, y eût perdu ses peines,
-si une culbute inévitable ne lui eût livré l'écuyère un peu endolorie
-cette fois, et sa petite main hâlée toute saignante par l'écorchure
-d'un caillou.
-
-—_Come directly to your father!_ s'écria Miss, furieuse d'avoir été
-bravée. Et elle traîna Paulette jusque dans le cabinet de travail où
-Mervil était à l'œuvre. Sanctuaire interdit, à la porte duquel il
-fallait, pour qu'on osât frapper, toute la gravité d'une pareille
-circonstance.
-
-Mervil décréta que sa petite fille serait mise au lit sur-le-champ.
-Elle venait à peine d'en sortir, car il était neuf heures du matin. Et
-le temps était si joyeusement beau!
-
-—Vous fermerez les persiennes, miss, ajouta le père avec un sérieux de
-juge. Et personne ne lui parlera. Elle est blessée; il lui faut le plus
-grand calme, de peur que la fièvre ne se déclare.
-
-—Mais, papa, je n'ai rien! criait la petite.
-
-Elle suçait vite un peu de sang et de terre sur sa menotte égratignée.
-
-On la coucha malgré ses protestations et ses pleurs.
-
-—Où est maman! Je veux voir maman. Qu'on le dise à maman!
-
-Avec la finesse des enfants, Paulette s'était assurée que, depuis
-quelque temps, sa mère avait perdu la force de la punir.
-
-—Votre mère ne viendra pas, dit la gouvernante. Et on ne la dérangera
-pas maintenant. Elle dort encore.
-
-—Oh! ce n'est pas vrai, s'écria Paulette. Maman ne se lève jamais si
-tard.
-
-—C'est qu'elle attend le médecin, qui doit venir ce matin de Paris.
-
-—Le médecin! Elle est donc malade?
-
-La petite voix insolente de Paulette changeait subitement d'intonation,
-s'adoucissait, puis se brisait d'un sanglot d'anxiété. Son visage
-d'enfant pâlit. Mais l'Anglaise, touchée de cette sensibilité qu'elle
-savait vibrante à l'excès, la rassura tout de suite:
-
-—Non, non, pas malade... fatiguée seulement. Vous savez bien comme elle
-se plaignait, tous ces temps-ci, de lassitude.
-
-—Vous me jurez qu'elle n'est pas malade?
-
-Et Paulette ouvrait plus grands ses yeux immenses pour qu'on n'osât pas
-la tromper.
-
-—Elle n'est pas malade, mais elle le deviendra si vous êtes méchante,
-si vous faites encore des folies comme ce matin.
-
-La petite fille s'appuya contre ses oreillers, croisa ses mains, toutes
-brunes et menues sur la blancheur du drap, et ne dit plus mot. Elle
-demeura silencieuse et immobile ainsi durant un très long moment,
-jusqu'à ce qu'elle entendît rouler une voiture, sur le gravier de
-l'allée, devant la maison. Alors elle se mit à pleurer, mais sans
-bruit, si bien que l'Anglaise, dans la pièce à côté, ne l'entendit
-même pas. C'est que Paulette évoquait la blonde figure mince de sa
-mère, avec les yeux gris si doux, dans lesquels dernièrement elle avait
-surpris des larmes; avec la bouche fine qui, depuis peu, fléchissait
-aux coins en un pli de tristesse; et l'enfant songeait que cette
-figure, si jolie, n'avait plus du tout de couleurs. «Maman est très
-malade, bien sûr, et on ne me l'a pas dit. Et hier encore je lui ai
-fait une scène parce qu'elle voulait raccourcir mes cheveux. Oh! et
-c'est la voiture qui est allée chercher le médecin à la gare... Mon
-Dieu, faites que maman ne meure pas, et jamais, jamais, je ne me
-mettrai plus en rage!»
-
- * * * * *
-
-La conférence dura longtemps entre le docteur et Mme Mervil. Roger n'y
-fut pas admis. D'ailleurs la santé de sa femme ne lui paraissait point
-assez troublée pour en concevoir de l'inquiétude. L'anémie de Simone,
-causée probablement par un peu de surmenage mondain durant le dernier
-hiver, commençait à céder dans la pure atmosphère de la campagne.
-L'appétit revenait; le sommeil aussi. La surexcitation du système
-nerveux s'atténuait, comme on pouvait le constater par la détente
-du caractère. Toutefois Simone avait insisté pour que son médecin
-l'examinât. Maintenant la visite s'achevait, le praticien rejoignit
-Mervil, qui l'attendait sous la vérandah, fumant une cigarette, dans un
-va-et-vient dépourvu d'impatience et d'anxiété.
-
-—Et bien, docteur... C'était l'imagination, n'est-ce pas? Vous lui avez
-remonté le moral?
-
-—Oh! ce n'est pas grave, certainement, répliqua le médecin—et il
-souriait.—Mais on a bien fait de m'appeler. Il faut un régime.
-
-—Des fortifiants, sans doute. Figurez-vous... elle ne peut pas
-supporter la viande saignante.
-
-—J'ai dit à Mme Mervil tout ce qu'il faut qu'elle fasse. Et elle
-m'obéira, soyez-en sûr.
-
-—Mais enfin, vous n'avez rien remarqué?
-
-—Mme Mervil vous donnera mon diagnostic. Il faut que je me sauve.
-
-—Comment! docteur, vous ne déjeunez pas avec nous?
-
-—Impossible, tout à fait impossible! Je regrette...
-
-Le médecin montait dans la voiture.
-
-—Vous avez le temps, dit Roger, pour le train de onze heures.
-
-Une poignée de mains. La voiture partit. Puis le médecin, se
-retournant, cria encore:
-
-—Et la musique, cher maëstro? Nous préparez-vous encore des
-chefs-d'œuvre?
-
- * * * * *
-
-Un peu préoccupé par le laconisme du docteur et par un certain air
-drôle qu'il lui avait trouvé, Mervil, en quatre enjambées, escalada
-l'étage. Il ouvrit la porte de leur chambre. Dans le grand lit de
-milieu, Simone demeurait étendue. Les trois fenêtres, en face d'elle,
-laissaient entrer, par leurs transparentes guipures, des couleurs,
-des rayons, toute la joie de l'été. Celle du milieu restait même à
-demi ouverte, et, par cette ouverture, les regards de Simone s'en
-allaient au loin, vers un coin de l'espace où la vallée de la Seine
-creusait un vide bleuâtre... Peut-être croyaient-ils se perdre, ces
-regards de songe, parmi les longs horizons vibrants de lumière de la
-Méditerranée... Il y avait de la tristesse et du souvenir dans leurs
-prunelles.
-
-Roger s'assit à côté d'elle, froissant la toile et la soie dans
-l'abandon de tout son grand corps.
-
-—Eh bien, voyons?...
-
-Comme elle ne parlait pas tout de suite, il glissa un bras autour
-des fines épaules, qu'il sentit fermes et fraîches sous le linon de
-la chemise. Et, les pressant d'une caresse, il dit, suivant sa façon
-taquine de s'exprimer avec sa femme:
-
-—Est-ce bien grave?... Serai-je bientôt veuf?
-
-Elle attacha sur lui des yeux profonds.
-
-—Non, mais tu seras bientôt père une seconde fois.
-
-Il eut un sursaut. L'étonnement paralysait en lui toute autre sensation.
-
-Simone ajouta:
-
-—Nous aurons un bébé... oui... dans cinq mois.
-
-Quel moment pour une femme que la minute où, cet aveu sur les lèvres,
-elle regarde le visage de son mari ou de son amant!... Celle-ci ne put
-point douter du bonheur qu'elle causait. Nulle ombre, même passagère,
-ne glissa sur les traits ou sur le cœur de Roger. Une seconde,
-l'émotion le suffoqua; mais cette émotion, visiblement, était d'intense
-joie. Puis il respira très fort, avec un court tremblement de tout son
-être, saisit les deux mains de Simone, y colla ses lèvres, murmura:
-
-—Je suis heureux!... Je suis heureux!... Je suis heureux!...
-
-—Mon ami! dit-elle seulement—mais avec une expression de tendresse
-extraordinaire,—mon ami!...
-
-Comme il inclinait la tête en lui baisant encore les mains, elle prit
-cette tête, elle l'appuya contre la douceur de sa gorge, sur les
-dentelles de sa chemise, et, la touchant de son front, elle y laissa
-tomber deux larmes, les deux plus atroces larmes de regret, de honte et
-de doute, qui jamais aient mouillé des yeux d'épouse.
-
-—Oh! pourquoi pleures-tu? demanda Roger.
-
-—C'est parce que tu es si bon, et parce que je t'aime tant! dit-elle.
-
-—Mais, reprit-il, tu es contente? Dis, ma chérie, tu n'as pas peur?
-
-—Peur?...
-
-Elle se mit à rire, avec un rire voulu, en secouant la tête, comme pour
-écarter quelque arrière-pensée qui l'obsédait.
-
-—Rappelle-toi, reprit-elle, comme tout s'est bien passé pour Paulette.
-
-—Paulette!... Ah! mon Dieu! s'écria-t-il, je l'oubliais! Pauvre petit
-loup, elle est en pénitence. Oui... tu ne sais pas... la gamine! elle
-était montée sur le poney.
-
-Et Mervil courut hors de la chambre, sautant presque, avec une
-vivacité d'écolier. Deux minutes après, il rapportait sa fille, dont
-la longue chemise de nuit pendait entre les bras du père, et qui riait
-maintenant, les yeux mal séchés, sa petite poitrine encore secouée par
-son récent désespoir.
-
-—Alors, dis, petite mère, c'est bien vrai que tu n'es pas malade, que
-tu ne vas pas mourir?
-
-Tous les trois s'embrassaient, roulés et enlacés sur le grand lit; le
-père et la mère se faisant, par-dessus la tête de l'enfant, des signes
-d'intelligence.
-
-—Papa, je te promets de ne plus monter sur le poney.
-
-—Si... tu y monteras, mais avec moi... Et je te commanderai une petite
-selle.
-
-—Oh! papa!... Oh! papa!...
-
-Elle battait des mains, gambadait sur le lit, toute mince et comique
-dans la blancheur de sa longue chemise, avec l'envolement autour d'elle
-de ses grands cheveux de soie brune.
-
-—Prends garde, tu vas faire mal à maman.
-
-—Dis-moi, Lélette, interrogea Simone, serais-tu contente si le bon Dieu
-t'envoyait un petit frère... ou bien une petite sœur?
-
-Paulette s'arrêta, un peu interloquée par la question. Elle n'avait pas
-songé à cela, jamais. L'idée ne parut pas lui sourire.
-
-—Bah! dit-elle avec négligence, j'aime mieux mon poney.
-
-Et elle se remit à gambader.
-
-
-
-
-XIII
-
-
-Le petit Hugues Mervil vint au monde un jour de novembre—un jour calme
-et grisâtre—dans l'hôtel de la rue Ampère.
-
-Ce fut une joie sans pareille, même pour Simone, après l'apaisement
-des tortures physiques. Un fils, ils avaient donc un fils! Leur ardent
-désir de ces derniers mois se réalisait. C'était à un garçon qu'ils
-avaient songé dans tous leurs projets d'avenir; on parlait de lui comme
-d'un être existant déjà, mais éloigné par hasard. «Quand Hugues sera
-là...—J'ai oublié cet objet dans la chambre de Hugues.»
-
-Mervil, agité, nerveux dans le bonheur comme dans la peine, courait
-du haut en bas de la maison, s'affairait, déraisonnait. Un de ses
-premiers mots fut celui-ci:
-
-—Je vais envoyer un télégramme à d'Espayrac. Mon vieux Jean! Il nous
-aime tant! Il sera si heureux!
-
-—Tu ne sais même pas, dit sa femme, dans quelle ville d'Italie il se
-trouve en ce moment.
-
-—On fera suivre.
-
-—Eh! laisse donc, reprit-elle avec impatience. Est-ce qu'un jeune homme
-comme lui s'intéresse à un nouveau-né?
-
-Elle fut irritée qu'il lui rappelât ce nom. Car, après d'infinis
-calculs, des réflexions pleines d'angoisse, elle avait décidé en
-elle-même que Hugues ne pouvait être le fils de Jean. A ce torturant
-travail, recommencé toujours, elle avait passé la plupart des heures,
-étendue sur le long fauteuil d'osier, dehors, à l'ombre, dans le lourd
-enchantement, la tiédeur et le silence des après-midi d'été. Paulette,
-alors, se promenait, avec sa gouvernante, à travers le parc ou la
-proche campagne, dans la petite voiture, dont les secousses désormais
-étaient interdites à Simone. Par une fenêtre ouverte de la maison,
-des mélodies sans cesse reprises, travaillées, changées, ou bien, au
-contraire, triomphalement envolées d'un seul essor, s'échappaient de
-la solitude studieuse où s'enfermait le musicien. La pensée de la
-jeune femme parfois s'engourdissait à les entendre, ces mélodies
-que l'espace affaiblissait, dispersait comme des lambeaux de songe,
-épandait comme une vapeur d'harmonie sur l'immobilité des verdures
-profondes. Une douceur l'enveloppait, lui caressait l'âme, douceur
-venue du calme et de la beauté des choses, et venue aussi, à travers
-l'inconsciente mémoire, de quelque insondable existence passée. Mais
-une secousse la rappelait à elle-même; son cœur se crispait sous une
-étreinte; et de nouveau la question surgissait: «L'enfant que je
-porte... de qui est-il?» Alors une brume de tristesse et de honte
-voilait la campagne ensoleillée; tout oscillait et chavirait dans une
-ombre soudaine; et ce piano... ce piano qui chantait infatigablement
-sous les doigts de Roger, prenait une telle voix d'ironie et de
-reproche, que parfois Simone, dans un énervement affolé, collait, en
-serrant les dents, les paumes de ses mains sur ses oreilles.
-
-Mettre au monde un enfant sans savoir au juste quel est son père,
-représentait aux yeux de Mme Mervil un tel excès de dégradation qu'elle
-n'en imaginait point de pire pour une femme. Et elle en était là!...
-De son fragile roman, dissipé comme un rêve, cette réalité abominable
-lui restait! Comment ne l'avait-elle pas prévue?... C'est que, sa
-fille ayant huit ans déjà sans qu'un second espoir de maternité se fût
-offert à Simone, la jeune femme avait perdu l'habitude de songer,
-pour elle-même, aux conséquences naturelles de l'amour. Si sa liaison
-avec Jean avait duré, peut-être une triste et suprême prudence
-fût-elle intervenue pour lui épargner au moins cette infamie d'offrir
-à la tendresse de Mervil un enfant qui ne fût pas le sien. Mais tout
-cela avait été si plein d'étonnement, si troublé, si court, d'une
-rapidité de vertige!... Même quand une clairvoyance, par hasard, avait
-ouvert les yeux de Simone, vite et volontairement elle avait refermé
-les paupières, en se disant: «Voyons... ce serait une fatalité trop
-extraordinaire... C'est impossible!» Et, pour mieux nier à elle-même
-cette possibilité, qui, si incertaine pourtant, la gênait, la maîtresse
-de M. d'Espayrac avait comme à plaisir brouillé dans sa mémoire les
-dates de leurs si rares baisers.
-
- * * * * *
-
-Ces dates, elle les rechercha plus tard avec acharnement, durant les
-heures paresseuses de sa grossesse. Tandis que son corps alourdi
-simulait le plus insouciant repos, son esprit s'énervait à poursuivre,
-sans la trouver, la solution du problème. Puis, un beau jour, elle eut
-contre elle-même une révolte. N'était-elle pas folle de s'infliger
-des tortures pareilles? Allait-elle se punir toute sa vie pour une
-faute de quelques jours? Après tout, Roger l'avait trompée le premier.
-C'était lui qui l'avait poussée dans les bras de Jean. Toutes les
-femmes auraient fait comme elle; et toutes n'auraient pas eu l'énergie
-de rompre ensuite, l'affreuse énergie qui l'avait soutenue durant
-la visite aux ruines du château d'Hyères, parmi des scènes dont
-l'évocation, surgie brusquement, la bouleversait.
-
-Alors Simone admit comme définitive cette conclusion, dont la formule,
-aux premiers jours déjà, lui était apparue: «Ce serait une fatalité
-trop extraordinaire... C'est impossible!»
-
-Quand elle vit son fils entre les bras de Roger, tout sentiment
-d'inquiétude s'envola. Devant cette image matérielle, Simone ne douta
-plus que ce cher petit Hugues n'appartînt à son mari. «Mon instinct
-de mère ne me tromperait pas,» pensa-t-elle. Car elle prit pour une
-irrécusable intuition l'intensité de son désir.
-
-Ce fut le moment que choisit Mervil pour rappeler à sa femme le nom de
-Jean d'Espayrac. Lorsqu'elle l'eut détourné d'envoyer à leur ami un
-faire-part télégraphique de la naissance qui les rendait si heureux,
-Roger se hâta de répondre avec une indulgente gaieté:
-
-—Tu as raison. Ce gaillard-là ne le mérite pas. Voilà six mois qu'on ne
-l'a vu. Il nous donne à peine signe de vie. Je parie qu'il ne fait plus
-de vers, qu'il ne travaille même plus. Et sais-tu à qui la faute?
-
-—Non, dit Simone toute pâlissante, car elle se demandait soudain si
-leur rupture n'avait pas à ce point attristé, démoralisé le poète.
-
-—A ton amie Gisèle, parbleu! Je soupçonne qu'il en est amoureux, et
-pour de bon, cette fois, lui, le volage. Notre papillon s'est brûlé les
-ailes à cette flamme. Je crains qu'il ne s'envole plus de longtemps.
-
-—Qu'est-ce qui te fait penser cela? demanda Simone.
-
-—Mais, voyons, tu sais bien qu'il suit maintenant les Chambertier
-partout. D'abord il les a rejoints à Hyères; puis ç'a été Saint-Moritz;
-ensuite Trouville; maintenant c'est l'Italie. Et, sois-en sûre, nous ne
-le reverrons pas à Paris avant qu'eux-mêmes soient de retour boulevard
-Haussmann.
-
-—Ah! s'écria Simone avec vivacité, je ne comprends pas, Roger, que
-tu portes ainsi des jugements en l'air, des jugements aussi graves.
-Tu n'es pourtant pas mauvaise langue. Laisse donc ces cancans-là aux
-femmes.
-
-Son mari, craignant qu'elle ne s'agitât, voulut tourner la chose
-en plaisanterie. Mais elle y revint deux fois dans la journée,
-s'inquiétant s'il avait des soupçons sérieux, s'il avait entendu dire
-quelque chose, et répétant avec irritation:
-
-—Oh! de la part de M. d'Espayrac, ce serait indigne!... Compromettre ma
-meilleure amie!... Sachant comme nous sommes liées... Tu ne trouves
-pas?... Écoute, s'il a fait une chose pareille, j'espère bien que tu
-lui fermeras notre porte... que nous ne le reverrons jamais!
-
-—Eh! dit Roger, ne prends donc pas ceci au tragique. C'est une
-flirtation, et voilà tout. Ta Gisèle est trop fine mouche pour
-s'afficher et chercher le scandale.
-
-Mais le musicien eut beau faire, il ne put atténuer l'effet de ses
-paroles imprudentes. Vers le soir, la fièvre saisit violemment Simone.
-Pendant deux jours elle fut très malade, et, vu son état, presque en
-danger. «On dirait,» pensa Mervil, qui s'accusait amèrement, «on dirait
-qu'elle a trop pris à cœur cette bêtise à propos de Jean et de Mme
-Chambertier. Elle ne peut souffrir le moindre soupçon sur sa Gisèle.
-Puis, elle est si pure, ma chère petite Simone, qu'à ses yeux ce serait
-une turpitude abominable... Allons, je ne lui en dirai plus rien.»
-
-Toutefois la conviction de Mervil était faite. Certains propos mondains
-lui étaient parvenus qui, dans la réclusion récente de Simone,
-n'avaient pas pénétré jusqu'à elle, et qu'il s'était gardé de lui
-répéter. Puis il connaissait trop son d'Espayrac pour le croire capable
-de prolonger auprès d'une femme une assiduité gratuite et sans espoir.
-Même il se sentait fort ennuyé de cette aventure, non pas à cause de
-son ami, mais en raison de l'intimité des deux jeunes femmes,—cette
-intimité qu'il n'avait pas su rompre à temps, malgré certaines
-méfiances, et qui finirait, craignait-il, par porter tort à Simone.
-
-Cependant la convalescence de Mme Mervil s'opéra très rapidement, car,
-sous son apparence de blonde frêle, elle avait un sang vigoureux et
-des organes souples et forts. Elle se trouva tout à fait remise en
-décembre, au commencement de la saison mondaine.
-
-—Quel bonheur! disait-elle à son mari. J'assisterai donc à ta
-«première».
-
-Mervil, cette fin d'année, donnait, en effet, une nouvelle œuvre, et,
-cette fois, à l'Opéra-Comique. Événement considérable dans la carrière
-du compositeur. Tant qu'il avait travaillé à sa partition, ce but
-encore incertain d'être joué sur la seconde scène lyrique de France
-leur apparaissait—à lui comme à Simone—dans un tel éloignement, que
-l'un et l'autre s'en désintéressaient un peu, en parlaient rarement,
-ainsi que d'une chose irréalisable. Mais, depuis que le directeur
-comptait tout haut sur cette pièce comme sur le morceau de résistance
-de la saison, depuis que les répétitions étaient commencées, que les
-journaux prédisaient le succès, se risquaient à des indiscrétions,
-depuis que les _interviews_ se succédaient dans le petit hôtel de la
-rue Ampère, une fièvre d'émotion et d'espoir soulevait le jeune ménage.
-Simone elle-même vibrait des folles espérances et des non moins folles
-anxiétés qui détraquent les pauvres cœurs en proie à l'hypertrophie
-artistique. Jamais elle n'avait tant déliré ni tremblé pour une œuvre
-de son mari. Quel étonnement pour elle qu'un tel réveil de sensations
-dans son être engourdi durant des mois par le découragement de vivre!
-Sa maternité nouvelle et son ambition d'épouse lui rendaient ce
-qu'elle croyait à tout jamais perdu: le pouvoir d'aimer, de désirer,
-de regarder vers l'avenir, et les grands tressaillements de joie qui
-secouent la chair avec l'âme, et le goût du lendemain,—ce goût qui ne
-s'éteint jamais, bien qu'il paraisse quelquefois si complètement mourir.
-
-C'est surtout près du berceau de son fils que Simone eut le sentiment
-de cette résurrection. Quand elle regardait le bébé dormir, avec
-ce menu visage, comique d'imperfection, mais tellement touchant de
-fragilité, d'inconscience, qu'ont les petits des hommes, et que les
-mères trouvent si beau; quand, sous l'imperceptible menotte, aux
-petits doigts gras et pointus,—la chose jolie de la toute première
-enfance,—elle glissait l'un de ses doigts, à elle, et qu'elle le
-prêtait à l'étreinte où cette infinie faiblesse met une si curieuse
-force, comme pour un instinctif appel; alors Simone sentait ses yeux
-se mouiller, sa poitrine se gonfler, toute sa substance douloureuse et
-nerveuse se fondre en un apaisement délicieux.
-
-Même, en ce renouveau sentimental, la crise de jalousie dont la
-secousse avait tant ébranlé la jeune mère au dangereux moment qui
-suivit la naissance de son fils; cette jalousie à peine explicable, et
-pourtant si cruelle, envers un amant congédié, s'atténua jusqu'à une
-douceur qui ressemblait à de la compassion pour Gisèle, et, pour Jean
-d'Espayrac, presque à de l'indifférence.
-
-«Pauvre Gisèle!» songeait Simone en baisant son petit Hugues, «elle est
-moins heureuse que moi.»
-
-Elle avait alors, autour de ce petit paquet d'humanité fragile et de
-précieuses dentelles, des gestes d'une passionnée tendresse, tels que
-sa fille Paulette en restait interdite, la bouche colère, avec une
-ombre plus noire dans ses yeux déjà si tragiquement obscurs.
-
-—Oh! maman, tu aimes Bébé mieux que moi!
-
-Simone protestait. Mais inutilement. Car la fillette possédait l'aiguë
-intuition qu'ont les natures trop vives et trop douloureusement
-tendres; avec cela un esprit de révolte et de fierté.
-
-—J'étais là avant lui, disait-elle à sa mère. Moi, je t'ai brodé tout
-un sachet pour ta fête. Même je voulais t'apprendre pour tes étrennes
-le _Meunier Sans-Souci_. Et qu'est-ce qu'il a fait pour toi, Bébé, je
-te le demande?
-
-Ce qu'il avait fait, Paulette ne le devinerait pas, même plus tard,
-même en passant à son tour par des transes pareilles d'amour coupable,
-de remords, puis de violente tendresse et de triomphante espérance.
-Car on imagine toujours sa mère comme participant un peu à quelque
-surhumaine sérénité dont les tentations n'approchent point.
-
-Le fait est que Simone, déjà, préférait son petit Hugues, d'un
-sentiment de maternité plus profonde, parce qu'elle avait eu Paulette
-au milieu d'une foule d'autres joies, à dix-huit ans, alors que l'on
-gâche du bonheur; tandis que ce fils, aujourd'hui, c'était pour elle
-tout et mieux que tout: puisqu'il était la chose qu'on se met à chérir
-autant que la vie à l'heure où l'on croyait que plus rien ne vaut la
-peine de vivre.
-
- * * * * *
-
-Cependant Mervil, voyant approcher sa première représentation,
-s'étonnait de ne pas apprendre le retour de Jean d'Espayrac.
-
-—Il n'est pas mon collaborateur cette fois, disait-il; mais c'est égal,
-si je ne peux l'embrasser ce jour-là, j'aurai un vrai chagrin, et je
-trouverai qu'il n'agit pas en bon camarade.
-
-Les auteurs du scénario sur lequel avait travaillé le compositeur
-s'appelaient Molière, Corneille et Quinault. Car, sous ce titre: _La
-Douleur d'Éros_, c'était la _Psyché_ qu'il avait choisie pour y broder
-sa partition,—la seule pièce, comme on sait, que Molière n'ait pas
-signée seul.
-
-Une après-midi qu'il était à la répétition,—la dernière avant la
-répétition générale,—Simone, tout à fait remise, mais un peu lasse,
-et réservant ses forces pour le grand jour, brodait un petit tablier
-destiné à Hugues, allongée sur une chaise longue dans son cabinet de
-toilette. Elle se trouvait seule, car ses enfants étaient dehors avec
-la nourrice et la gouvernante; et, comme elle n'avait pas repris «son
-jour», elle n'attendait aucune visite.
-
-Elle entendit le timbre de la porte extérieure; puis, bientôt, l'on
-frappa chez elle. Le domestique parut, portant une carte sur un
-plateau. Comme elle chuchotait: «Je n'y suis pas... pour personne!»
-l'homme insista.
-
-—«Cette dame veut absolument...» Et Simone, prenant la carte, vit
-sauter sous ses yeux comme un éclair, en une ligne de fine anglaise sur
-l'ivoire du bristol:
-
- _Madame Édouard Chambertier_.
-
-—Ah! dit-elle, c'est différent. J'y vais.
-
-Elle n'avait pas vu Gisèle depuis huit mois,—depuis ce quai de gare,
-dans la petite ville du Midi, qui, brusquement, s'évoqua dans sa
-pensée, avec le tas des malles au bord de la barrière, l'ombre dure des
-eucalyptus, les rosiers grêles de la haie, et la silhouette de Jean,
-le geste un peu rageur dont il lançait au loin sa cigarette au moment
-de lui dire adieu.
-
-Elle descendit l'escalier, sans savoir ce qu'elle éprouvait pour son
-amie, ni ce qu'elle allait lui dire, mais avec la seule vision de cette
-gare devant les yeux, et la vague déchirure au cœur d'une blessure à
-demi guérie que l'on toucherait d'un doigt brutal.
-
-«Mignonne!... Ma chérie!... Ma petite Simone!... Gisèle!...»
-
-Ce fut une telle effusion de câlineries, de baisers, d'épithètes
-mignardes, que chacune des jeunes femmes, dans la griserie et
-l'entraînement de cette minute, ne distingua pas si elle cédait à sa
-propre tendresse ou à la contagieuse tendresse de l'autre.
-
-L'entrée du domestique les sépara. Il venait mettre une allumette au
-feu du petit salon, car la chaleur du calorifère ne suffisait pas à
-rendre hospitaliers des appartements tout assombris par la tristesse
-de décembre. Tandis qu'il remuait le petit bois, donnait de l'air aux
-bûches et relevait la plaque de la cheminée, les reproches aimables
-commencèrent:
-
-—Pourquoi ne m'as-tu pas écrit plus souvent, méchante?
-
-—Comment?... Tu as laissé deux lettres de suite sans réponse.
-
-—Oui, c'est que tu m'envoyais quatre lignes quand je t'expédiais huit
-pages.
-
-—En voyage, on ne peut pas... Nous ne restions pas en place. Tandis que
-toi, sans rien à faire, à la campagne...
-
-—Sans rien à faire? dit Simone en riant. Tu appelles cela rien à faire,
-un bébé à mettre en état de paraître dans le monde!
-
-—C'est vrai... Et moi qui ne te félicite pas!... Mais je lui ai envoyé
-mes souhaits de bienvenue. Comment va-t-il, ce petit bonhomme?
-
-Là-dessus, Gisèle embrassait de nouveau son amie, car, à pas discrets,
-le domestique avait quitté la chambre.
-
-—Tu sais, dit Mme Chambertier, c'est à cause de _La Douleur d'Éros_, de
-ton mari, que nous revenons avant Noël, sans cela nous serions restés
-en Sicile jusqu'au milieu de janvier.
-
-Elle commença le récit de ses pérégrinations à travers les villes
-d'eau, les plages, les palais italiens, les ruines à la mode. Ensuite
-elle questionna Simone sur la façon dont elle avait passé l'été, sur la
-naissance du petit Hugues et sur les travaux de Roger.
-
-—Ça va être un succès fou, sa _Douleur d'Éros_, assura-t-elle. J'en ai
-entendu parler partout. On attend cela comme une révélation.
-
-Simone, tout en lui répondant, sentait croître en elle-même le
-désir aigu, maladif, d'entendre son amie l'entretenir enfin de M.
-d'Espayrac. Mais pour rien au monde elle n'eût, la première, prononcé
-ce nom. Pourquoi Gisèle ne lui parlait-elle pas de cet ami commun, qui,
-ouvertement, avait accompagné de ville en ville, et non pas sans que
-l'on en causât, M. et Mme Chambertier? Simone devait-elle attribuer
-cette réserve à une insurmontable gêne, et reconnaître dans cette gêne
-la preuve d'une liaison entre Gisèle et Jean? Cette chose qu'elle ne
-voulait pas voir, qu'elle ne voulait pas savoir, son amie allait-elle
-lui en crever les yeux à force de maladresse? Ce n'était pourtant
-pas la finesse ni la souplesse morales qui manquaient à cette belle
-créature féline, à cette femme d'un charme si grand que Simone, malgré
-ses soupçons, se sentait fondre pour elle d'une tendresse dissolvante
-et douce. «Pauvre Gisèle! Après tout, elle ne sait pas que d'Espayrac
-a été mon amant, l'amant de sa meilleure amie. Eh bien! Qu'elle le
-prenne!... Qu'elle le garde!» songeait Simone. «Moi, j'ai mon fils.»
-
-Pour le moment, l'orgueil de cette pensée suffisait à la soutenir.
-Elle parvenait même à considérer sans un mouvement d'envie la toilette
-savante et la beauté de Gisèle, dont l'harmonie formait un ensemble
-d'irrésistible séduction. Évidemment, durant les derniers mois, Mme
-Chambertier avait embelli encore, avait acquis une grâce nouvelle,
-indéfinissable. Simone le constatait, sans découvrir si ce rayonnement
-venait de l'expression adoucie des yeux, ou de la fierté du front, que
-les cheveux plus relevés dégageaient davantage, ou de l'animation du
-teint, ou peut-être d'on ne sait quel rayonnement de joie et de volupté
-répandu sur toute sa personne.
-
-—Ces voyages t'ont fait du bien, remarqua Simone, comme la conversation
-commençait à languir. Tu t'es amusée. Cela se voit. Jamais tu n'as eu
-meilleure mine, jamais tu n'as été si ravissante.
-
-—Amusée?... Gisèle attrapa ce mot au vol, le répéta par deux fois avec
-une intonation singulière. Puis elle regarda son amie et se tut.
-
-Sous ce regard, Simone eut tout à coup une sensation horrible. Elle
-pressentit que Gisèle allait lui faire une confidence, et, cette
-confidence... elle la vit prendre forme,—une forme distincte et
-abominable,—elle crut apercevoir Gisèle entre les bras de Jean. Malgré
-ce qu'elle avait prévu, presque accepté, cela lui fit tant de mal,
-qu'elle se recula et pâlit.
-
-—Amusée?... répétait encore Gisèle. Ce n'est pas le mot, va. Ah! ma
-chérie, si tu savais!...
-
-—Non, non... murmura instinctivement Simone, avec la main étendue,
-comme un enfant qui veut se préserver d'un coup.
-
-—Si tu savais! continua Gisèle, sans prendre garde ou sans attacher de
-sens au geste de son amie.—Ah! je suis si heureuse, si profondément,
-si complètement heureuse! Je ne puis m'empêcher de te le dire, à toi.
-Je me suis réjouie de te le dire. Tu es la seule créature au monde en
-qui j'aie assez de confiance pour lui parler de _cela_. Et, vois-tu,
-il faut que je t'en parle... Mon cœur déborde... Je n'imaginais
-rien de pareil. Tu me blâmeras, toi, Simone. Mais moi, je n'ai pas
-ce que tu as. Je n'ai pas un mari comme le tien; je n'ai pas tes
-enfants... Puis... tiens! je l'avoue... ni mari, ni enfants, rien ne
-m'arrêterait... C'est un amour plus fort que tout, meilleur que tout...
-Quand on me tuerait, je n'y renoncerais pas... La tête sur le billot,
-je ne m'en repentirais pas!...
-
-—Tu aimes donc?... Ah! dis-moi tout!... chuchota Simone, qu'une
-affreuse curiosité soulevait brusquement de sa défaillance, et
-emportait à présent au-dessus de toute autre sensation.
-
-Alors Gisèle, blottie contre son épaule, les bras à sa taille, avec
-ces mots d'ingénieuse pudeur dont les femmes savent user pour dire
-clairement ce qui, dans la bouche d'un homme, deviendrait tout de suite
-du plus cynique matérialisme, Gisèle lui raconta comment, depuis le
-printemps dernier, elle était la maîtresse du beau Jean d'Espayrac.
-
-—Car il est beau, dit-elle. Non, mais as-tu bien remarqué comme il
-est beau? Je crois que, depuis qu'il m'aime, il est devenu plus
-beau encore. Si tu l'avais vu le mois dernier, à Naples, dans un bal
-costumé, en brigand calabrais!... Quand il passait le long des groupes,
-c'était un murmure d'admiration, comme pour une femme. Mais je vais te
-montrer... Il a fait faire son portrait pour moi, dans ce costume.
-
-Et, d'un petit porte-cartes caché dans une poche intérieure de sa
-pelisse, Mme Chambertier voulut tirer une photographie.
-
-—Non, non! cria Simone. Oh! pour l'amour de Dieu, non!
-
-—Pourquoi? demanda Gisèle, étonnée de l'extraordinaire terreur qui
-dilatait les yeux de son amie.
-
-—On pourrait entrer, balbutia Mme Mervil—dont la seule crainte était
-d'éclater en larmes si elle regardait le visage de Jean.—Mais que tu es
-imprudente!... Porter cette photographie sur toi!...
-
-—Elle ne me quitte pas, déclara Gisèle. Quand je retire mon manteau, je
-la mets dans mon corsage, et quand je retire mon corsage, je la mets
-sous mon oreiller.
-
-—Sous ton oreiller!... Tu interdis donc à ton mari la porte de ta
-chambre?
-
-—Comme c'est facile! s'écria Gisèle en éclatant de rire. Cela ne se
-fait que dans les romans. Non, non... Édouard vient quelquefois... le
-moins possible. Mais Jean reste sous l'oreiller... Et cela me donne du
-courage.
-
-Peut-être fut-ce un effet de ce que les moralistes appellent la
-perversité foncière de la femme,—perversité qui s'éveille, chez la
-meilleure, même parmi les résolutions vertueuses ou les plus tragiques
-sentiments,—mais Simone ne put s'empêcher de sourire, tout en murmurant
-un «Oh!...» d'indignation.
-
-—Ah! pardonne-moi de te dire des bêtises, ma petite Simone. Vois-tu,
-je me moque tant de tout ce qui n'est pas lui! Et nous nous aimons si
-follement!
-
-—Depuis le printemps?... reprit Simone que, tout à l'heure, cette date
-avait frappée.
-
-—Oui... depuis notre séjour à Hyères. Tu te rappelles?... Tu nous as
-quittés. Ah! je n'aurais jamais cru céder si vite... Mais un jour... Tu
-ne t'imagines pas... C'est si romanesque!... Nous avons été surpris par
-un orage dans les ruines du vieux château...
-
-Ce fut au-dessus des forces de Simone. Un vertige de fureur la prit.
-Elle, si douce, elle se sentit le cœur submergé d'un flot de haine. Son
-cerveau s'affola d'une image de meurtre. Elle courait parmi ces ruines
-trop bien connues, elle les surprenait, et elle frappait Jean. Oui,
-durant une seconde, elle aurait voulu tuer Jean!
-
-Puis le sentiment de son injustice l'anéantit. N'était-ce pas elle
-qui avait rejeté, refusé l'amour de cet homme? Qu'est-ce qui la
-soulevait ainsi? Peut-être seulement une vanité monstrueuse. Mais
-n'avait-elle pas, la première, exaspéré par la pire blessure la vanité
-de M. d'Espayrac? Après tout, l'immédiate vengeance de son amant
-témoignait d'un violent dépit, et le dépit, c'est encore un hommage...
-Hélas!... Gisèle Chambertier était trop souverainement belle pour
-que le dépit troublât le bonheur de celui qui la possédait. Et Jean
-possédait Gisèle. Cette conviction qui surgissait par-dessus tout,
-qui s'affirmait par des visions rapides et folles, livrait maintenant
-Simone aux plus atroces inspirations de la jalousie. Elle avait beau se
-défendre, l'obscure impulsion montait en elle. Et, ce qui était pire,
-c'est qu'elle s'en voulait jusqu'au mépris d'elle-même. Quoi donc!
-Elle était restée jalouse du mari qu'elle trompait! Maintenant, elle
-devenait jalouse de l'amant dont elle ne voulait plus!... Mais c'était
-insensé! Quelles sont donc les abominables sources d'où jaillissent de
-tels sentiments, sur lesquels la raison n'a pas de prise?...
-
-—Qu'as-tu donc? demanda Gisèle,—car son amie ne lui répondait plus.—Tu
-es toute pâle.
-
-Et Simone, cédant à l'irrésistible poussée aveugle, allait peut-être
-lui crier quelque parole d'aigreur et d'insulte, allait peut-être se
-trahir elle-même pour mieux l'outrager, lorsque le timbre de la porte
-extérieure jeta sa vibration claire. Et, tout de suite, des pas et des
-rires emplirent le corridor.
-
-—Mes enfants!... exclama Simone en un cri de délivrance. Mes enfants!...
-
-D'un élan presque fou, elle se leva, elle se précipita vers eux. Et, à
-leur vue, soudainement, la crise affreuse qui lui convulsait le cœur
-s'apaisa.
-
-—Viens, Paulette, appela-t-elle, viens dire bonjour à Mme Chambertier.
-Nounou, donnez-moi mon fils.
-
-Pour rentrer dans le petit salon, elle prit entre ses bras le bébé,
-tout rose de l'air vif à travers son grand voile blanc. Et ce fut
-avec une involontaire dignité, avec une fierté bienfaisante comme
-une revanche, qu'elle le tendit vers son amie, vers cette amante qui
-n'était pas mère, et qu'elle lui dit:
-
-—Voilà mon fils!
-
-
-
-
-XIV
-
-
-Ce fut seulement à la première représentation de _La Douleur d'Éros_
-que Simone Mervil revit M. d'Espayrac.
-
-Jean était rentré à Paris la veille au soir, suivant de très près
-les Chambertier, sans oser toutefois effectuer son retour par le
-même train. Vers le milieu de l'après-midi, il était venu chercher
-Mervil dans les coulisses de l'Opéra-Comique. Les deux amis s'étaient
-embrassés, avec moins d'ébullition que Simone et Gisèle, mais avec plus
-de mâle plaisir et de sincérité. Tout de suite Roger avait dit au poète:
-
-—Tu passeras la soirée dans notre baignoire, n'est-ce pas? Moi, je n'y
-resterai guère, tu comprends. Et, comme cela, Simone aura quelqu'un
-pour la remonter, si tout ne va pas sur des roulettes.
-
-—Mais, objecta Jean, ta femme ne sera pas toute seule. Elle aura des
-parents, des amis... les Chambertier peut-être?
-
-—Pas du tout. Des parents, nous n'en avons plus de très proches. Quant
-aux Chambertier, voyons... Imagines-tu que la belle Gisèle consentirait
-à s'enfouir dans l'obscurité d'une baignoire, un soir de première! Et
-d'une première «chic»? Et après huit mois d'absence?... Non, non, elle
-va reparaître au firmament de Paris dans une loge de face. Et ce ne
-sont pas les lorgnettes de l'orchestre qui s'en plaindront. Ah! pour
-jolie, elle est jolie. Et tu es ce que l'on convient d'appeler «un
-heureux coquin».
-
-—Mon cher ami, sache une fois pour toutes que je n'accepterai de
-personne, pas même de toi, des allusions de ce genre.
-
-Ceci fut dit nettement, avec un certain air de tête et un certain
-regard qui trahissaient chez M. d'Espayrac l'humeur volontaire et la
-fierté de race, mais dont il se gardait avec ses amis, et surtout
-avec Mervil. Celui-ci eut aussitôt le geste vague d'un homme qui, par
-inadvertance, a marché sur l'orteil d'un autre,—un «pardon!» plutôt
-mimé que prononcé, avec un demi-sourire signifiant: «Après tout, c'est
-votre faute, vous n'aviez qu'à ne pas mettre votre pied là.»
-
-D'ailleurs, entre les deux amis, ce fut moins que l'ombre d'un nuage,
-et Jean sembla ravi d'accepter pour le soir une place dans la baignoire
-des Mervil.
-
-—Fais mieux encore, dit le compositeur. Viens dîner avec nous. Simone
-ne t'a pas vu depuis si longtemps!... Elle ne voudra jamais s'enfermer
-dans une loge avec toi sans avoir refait connaissance.
-
-M. d'Espayrac trouva aussitôt, pour refuser, les meilleurs prétextes du
-monde.
-
-—Allons, bonne chance! dit-il, en quittant son ami. Je vais être aussi
-nerveux pour ton propre compte que si j'avais fait le scénario.
-
-Lorsque Simone apprit qu'elle passerait la soirée presque en
-tête-à-tête avec Jean d'Espayrac, elle imagina d'emmener sa fille au
-théâtre. Après la diversion nécessaire pour que Roger n'établît aucun
-rapprochement entre les deux idées, elle avança la proposition que
-Paulette était assez grande pour voir une «première» de son papa.
-
-—A quoi penses-tu? dit le musicien. Une petite fille qu'on met au lit à
-huit heures!
-
-—Lélette va avoir neuf ans, dit la mère. Elle peut encore entendre ce
-qu'elle ne devra plus entendre à seize ans.
-
-—Oh! ce n'est pas que la pièce soit inconvenante... Mais elle dormira
-debout.
-
-—Elle? dormir!... tu verras un peu si elle dort! Certainement je ne
-suis pas d'avis de la conduire au théâtre... Mais à une «première» de
-toi!
-
-Quand on mit à Paulette sa robe en surah crème, avec la réserve qu'elle
-saurait seulement où on la conduisait lorsqu'elle aurait mangé de la
-soupe et une tranche de viande, la petite fille eut un tremblement de
-joie, et devina tout de suite qu'elle allait à l'Opéra-Comique. On ne
-put pas la faire dîner. Dans la voiture, elle ne tenait pas en place,
-et trépignait sur la jupe en velours noir de sa mère. Simone et Roger,
-suffoqués d'émotion anxieuse à l'idée de cette salle comble et de ce
-rideau qui allait se lever, ne disaient rien, et restaient, une main
-dans l'autre, au fond du coupé sombre.
-
-—Dis, maman, s'écria tout à coup Paulette, c'est ça qui serait chic si
-ça était un four!
-
-Le mot fit tressaillir les parents: «Un four!» Comment la petite
-connaissait-elle seulement cette expression d'argot théâtral?
-
-—Oui, continuait l'enfant, parce qu'on boirait du champagne. Tu ne te
-rappelles pas, petite mère? Un soir tu étais triste, et papa a dit: «Eh
-bien, ce n'est qu'un four. Nous n'allons pas pleurer pour ça. Buvons du
-champagne!» Et il en a fait monter.
-
-—C'est vrai, fit Roger en riant. C'était le lendemain de cette
-malheureuse première... cette absurde pantomime dont on m'avait
-commandé la musique.
-
-Cependant ils arrivaient devant le théâtre. Les trois mots: LA DOULEUR
-D'ÉROS, en énormes lettres noires, éclataient sur les affiches vertes,
-dans le rayonnement du gaz. Et ces mots leur semblèrent une partie
-vivante et frissonnante d'eux-mêmes étalée sous les yeux de la foule.
-Ces mots étaient de la souffrance et de la joie, de l'anxiété, de
-l'espoir. Ils se distendaient démesurément, ils effaçaient le temps et
-l'espace, ils réduisaient l'univers à une quantité négligeable. Jamais
-Simone et Roger n'eussent osé convenir du peu de chose qu'étaient pour
-eux, au prix de ces trois mots, les plaintes et les prières formulées
-ailleurs, à cette même minute, dans toutes les langues humaines.
-
-Ils passèrent vivement par l'entrée réservée aux artistes, traversèrent
-un corridor, se réfugièrent dans leur baignoire. Là, Mervil embrassa sa
-femme et sa fille comme à la veille d'une bataille. Puis il les quitta.
-Mais, presque aussitôt, la porte fut poussée, l'ouvreuse livra passage
-à M. d'Espayrac.
-
-Il parut... Si charmant toujours avec sa haute taille robuste et fine,
-et sa belle tête mâle où s'accentuaient la douceur des yeux, la fierté
-de la bouche. Tout de suite, Simone eut un grand coup au cœur, suivi
-d'un attendrissement, d'une crise de molle tendresse où se dissolvait
-sa volonté. Puis une tristesse immense lui vint de penser qu'elle
-l'avait perdu. Et la terreur de l'avoir aimé plus qu'elle n'avait cru,
-de l'aimer peut-être encore, la bouleversait de remords, d'angoisse et
-de regret.
-
-L'attitude de M. d'Espayrac la rassurait d'ailleurs, tout en la
-touchant profondément. Il avait dans la voix, dans les gestes, dans le
-regard, quelque chose de gravement ému témoignant qu'il se rappelait
-toujours, et, en même temps, la plus grande simplicité, un naturel
-qui devait mettre Simone à l'aise, et une docilité de physionomie qui
-disait à la jeune femme: «Votre volonté sera la mienne; je suis prêt à
-vous suivre sur le terrain où il vous plaira de me conduire.»
-
-Il fallait toute la liberté de cœur et d'esprit d'un homme que la
-passion ne subjuguait pas—ne subjuguerait sans doute jamais—pour garder
-une si juste mesure d'élégance, de respect et d'amoureuse mélancolie.
-La faible Simone était loin d'une pareille maîtrise de soi, et plus
-loin encore de pressentir ce qui se passait dans cet être placé si
-près d'elle que le velours de sa robe frôlait le drap de l'habit, et
-pourtant situé à de telles distances morales que l'illusion de l'amour
-même n'avait pu les rapprocher. «Il m'aime encore,» pensait-elle.
-«Gisèle est bien jolie, mais elle n'a pas de cœur. Elle n'a pas su le
-rendre heureux.» Car elle se figurait Jean dévoré du même besoin de
-tendresse qu'elle-même, ne se doutant pas que cette sentimentalité
-follement sensible et exclusive confinait à une maladie des nerfs et de
-l'imagination dont cette vigoureuse nature masculine ne serait jamais
-atteinte.
-
-A un moment, elle eut pourtant l'intuition de cet équilibre entre la
-tête, le cœur et les sens, qui mettait Jean si bien à l'abri de ses
-propres tourments, à elle. Le jeune homme se mit à rire presque haut,
-d'une drôlerie de Paulette; et Simone reconnut le beau rire clair, le
-rire perlé comme celui d'une femme, dont Mervil avait noté la mélodie
-pour en faire un _leit-motiv_ de gaieté dans une de ses pièces.
-Comme il sonnait joyeusement, ce rire, en fanfare de jeunesse et
-d'insouciance! Elle en eut le cœur tout serré.
-
-Ainsi, au début de cette soirée, Simone connut de nouveau les amertumes
-et les tentations dont elle s'était crue délivrée à jamais. Peut-être
-même n'avait-elle point encore soutenu de lutte si âpre; peut-être
-ne fut-elle jamais si près d'une irrémédiable défaite. Ce qui la
-préserva, ce ne fut pas la présence de sa fille: car Paulette, accoudée
-au bord de la loge, et tout hypnotisée par la musique et les bravos,
-n'était pas un témoin gênant pour les deux êtres qui, derrière elle,
-s'immobilisaient maintenant en un trouble silence. Et, non plus, ce ne
-fut pas une persistance de discrétion et de respect dans les façons
-de Jean: car le jeune homme, repris par le charme de cette blonde, si
-fine en sa robe de velours noir, et peut-être lui-même perversement
-surexcité par la présence, là-haut, de son autre maîtresse—dont il
-devinait la place, dès le premier entr'acte, à la direction des
-lorgnettes,—eut, peu à peu, pour Simone, de ces regards et de ces
-effleurements muets qui brisent la volonté d'une femme. Non: ce qui
-sauva Simone, ce fut le génie de Roger, ce fut la puissance de sa
-musique et l'orgueil de son succès. La personnalité de son mari, en
-remplissant une salle entière, la domina elle-même, la disputa aux
-tentations de sensualité, de jalousie et de mensonge, la raidit en
-une indomptable fierté... Toutefois, au moment précis où, parmi les
-applaudissements des spectateurs, elle sentit son âme se réfugier vers
-le glorieux artiste, Simone comprit en un éclair, avec une secousse de
-tristesse, qu'elle ne pouvait plus revenir à lui de tout son être, et
-que nul devoir, nul affectueux élan, nulle admiration ne rallume cette
-misérable étincelle d'amour—feu follet d'erreur et de hasard, éternel
-égarement, éternel enchantement du cœur.
-
-Dès la fin du second acte, le triomphe de Mervil paraissait assuré.
-L'enthousiasme du public fit relever le rideau trois fois pour acclamer
-les interprètes, et surtout les deux rivales, Vénus et Psyché, la
-déesse et la mortelle, l'une si emportée de passion, l'autre si
-touchante d'innocence, et toutes deux, dans leur incarnation de
-théâtre, douées, par bonheur, d'autant de talent que de beauté. Comme
-les fauteuils d'orchestre se vidaient, et qu'un remous d'habits noirs
-se pressait tout contre la loge de Simone, elle put entendre des
-exclamations admiratives, et même cette phrase prononcée très haut par
-un influent critique:
-
-—Cristi! mais c'est de la grande musique!... Une œuvre de maître! Qui
-est-ce qui se doutait, excepté moi, que ce gaillard-là avait ça dans le
-ventre?
-
-—C'est vrai, murmura d'Espayrac à Simone. Les autres voulaient toujours
-l'enfermer dans l'opérette. Eh bien, chère madame, j'espère que nous
-sommes contente?
-
-Mais, à ce moment, la baignoire s'emplit de toute la lumière du
-corridor. Mervil faisait ouvrir la porte.
-
-—Hein? Qu'est-ce que vous pensez? On dirait que ça marche.
-
-—Si ça marche! s'écria Jean. Les critiques prononcent le mot de
-«grande musique». Désormais il te faudra de la «grande poésie», et ce
-rimailleur de d'Espayrac ne sera plus ton homme.
-
-—C'est stupide ce que tu dis là, mon vieux.
-
-—Dame! tu as Molière... Mais qui est-ce qui t'a réduit la pièce à un
-scénario? Car tu n'as pas tout pris. Et c'est très habilement fait.
-
-—C'est moi-même.
-
-—Bah?...
-
-—Oh! ce n'était pas difficile. Tout le travail consistait en coupures.
-
-—Ferme donc la porte, dit Simone à Roger. Voilà des journalistes. Nous
-allons être envahis.
-
-—C'est que les Chambertier vont venir.
-
-—Tiens! s'écria Jean. J'allais vous proposer de monter les voir dans
-leur loge.
-
-—Oh! ce soir, nous ne voulons pas nous montrer.
-
-A ce moment, Paulette cria très haut, d'un ton si drôle que plusieurs
-messieurs, debout à l'orchestre, se retournèrent en riant:
-
-—Alors, papa, ça n'est pas un four?
-
-—Chut! dit Mervil, veux-tu te taire? Non... Mais tu auras du champagne
-tout de même.
-
-—Bon, fit d'Espayrac, moi qui oubliais des bonbons pour Paulette! Je
-vais aller lui chercher des fruits glacés.
-
-Il prit son pardessus et sortit.
-
-Cependant Gisèle arrivait, au bras de son mari, produisant, dans les
-couloirs, un mouvement de foule, qui se refermait derrière sa longue
-traîne. Sa robe se décolletait à peine, comme il seyait à son buste
-mince et long, d'une souplesse de couleuvre; mais ses bras, nus jusqu'à
-l'épaule, surprenaient par leur dessin ferme et pur, et l'on devinait
-la solide finesse des hanches, sous la ceinture placée très bas,—une
-ceinture d'or, d'émail et de pierreries, à la façon barbare qu'elle
-aimait. A côté de cette reine de légendes antiques, Chambertier étalait
-le ventre satisfait, l'habit noir et le gilet à cœur d'un bourgeois du
-dix-neuvième siècle.
-
-—A-t-il assez la tête d'un Georges Dandin? dit à un ami un jeune homme
-qui venait de lui serrer la main.
-
-—Ne t'y fie pas, répliqua l'autre. Ces gros bonshommes pacifiques
-restent longtemps sans rien voir, puis, un beau jour, ils ouvrent les
-yeux, et tuent l'amant à coups de revolver dans la ruelle de leur femme.
-
-Maintenant, au fond de l'étroite baignoire, Gisèle embrassait Simone,
-et, pour mieux féliciter Mervil, elle voulut l'embrasser aussi.
-Chambertier, renonçant à introduire son gros corps, allongeait
-seulement d'énergiques poignées de main. Et, tout autour, dans le
-couloir, des gens s'entassaient, les yeux vers cette loge sombre, avec
-une effronterie de curiosité tranquille, les uns pour apercevoir «la
-belle Mme Chambertier», les autres parce qu'ils avaient entendu dire
-que l'auteur se trouvait là. D'Espayrac, qui revenait avec les fruits
-glacés, ne put se frayer un passage.
-
-Toutefois la sonnerie électrique dispersa le groupe. L'orchestre
-se remplit avec un bourdonnement. Des violons, qu'on accordait,
-grincèrent. Les Chambertier remontèrent dans leur loge. Et Mervil,
-cette fois, resta dans la baignoire, avec sa femme et son ami.
-
-Jean et Simone éprouvèrent un désappointement de sa présence, un
-regret de la tentatrice solitude. Cependant ils n'avaient rien à se
-dire. Pour des raisons diverses, l'un et l'autre avaient résolu de
-ne pas renouer, de ne pas faire surgir sous la précision des mots ce
-passé qui veillait, silencieusement et passionnément, dans le secret
-de leurs deux cœurs. Et toutefois, même pour ne pas se parler de ce
-qui les occupait tant, leur tête-à-tête, en l'obscurité de cette loge,
-avec cette foule vibrante alentour, avec ces souffles d'harmonie et de
-volupté venus de la scène et qui les enveloppaient ensemble, avait un
-charme presque pénible mais d'une intensité singulière. Dans un pareil
-affinement de sensation, les plus imperceptibles réflexes nerveux
-les ébranlaient comme des chocs, et, tout à l'heure, la main de Jean
-s'étant posée sur la sienne, Simone avait défailli, s'était crue près
-de s'évanouir.
-
-Le seul aspect du visage de Mervil, tendu vers la scène, un peu
-pâle, avec la fulgurance de ses grands yeux de braise, suffisait à
-dissiper ce galvanisme amoureux. Dès lors, Simone et Jean purent
-se parler d'une façon naturelle; et ils sentirent, aux premiers
-mots d'indifférence, comme un abîme qui s'élargissait entre eux. La
-vie parisienne les reprit, la vie masquée, où tant d'élégance et de
-politesse couvre les visages, que les cœurs faibles et impersonnels
-en arrivent à ne plus reconnaître leur propre identité. L'artificiel
-se substitue si bien à la nature, que celle-ci cesse de s'apercevoir
-elle-même, et, dans un miroir, ne se reconnaîtrait plus. Simone
-et Jean, avec leur habitude parfaite du monde, furent si bien,
-extérieurement, l'un pour l'autre, même en tête-à-tête, ce qu'ils
-voulaient être intérieurement, que, plus tard, il leur arriva de s'y
-tromper. Mais, pour inconscient qu'il fût, le lien ne devait pas se
-briser de sitôt entre ces deux êtres dont le préjugé, l'orgueil ou la
-raison avait dénoué les bras sans que leur désir fût assouvi.
-
-Cependant, sur le dossier du fauteuil où s'appuyait sa femme, Roger,
-d'un doigt fébrile, suivait la mesure que battait le chef d'orchestre.
-Ce troisième acte de sa _Douleur d'Éros_ déroulait des beautés
-musicales de premier ordre, que le public écoutait dans une extase
-muette, sans un mouvement, sans un bravo, presque sans un souffle.
-La claque ayant voulu souligner la phrase de puissante harmonie par
-laquelle l'orchestre appuie le serment de l'Amour jurant de se faire
-connaître à Psyché, des «chuts» furieux éclatèrent.
-
-—Comment?... murmura Simone, qui se sentit pâlir. Ah bien, s'ils
-n'applaudissent pas ça!...
-
-Son mari, haletant, la fit taire. Mais d'Espayrac dit vivement à voix
-basse:
-
-—Craignez rien... Ils sont empoignés, voilà tout.
-
-Et, en effet, lorsque, après les nouvelles instances de Psyché, le
-ténor qui jouait Éros reprit d'une voix saisissante de tristesse:
-
- «_Je l'ai juré, je n'en suis plus le maître..._»
-
-un tel frémissement parcourut la salle, que, cette fois, l'émotion,
-l'admiration, durent se manifester. Des mains battirent, des
-voix hautes prononcèrent: «Ah! bravo!... bravo!...» Le chanteur
-s'interrompit. Alors le tonnerre des applaudissements roula longuement,
-puis s'éteignit, puis reprit avec tant de force, que Simone, secouée de
-larmes heureuses, se retourna, et, dans l'ombre, saisit à deux bras le
-cou de son mari, et lui baisa le front follement.
-
-Cependant le chanteur, impassible, attendait pour continuer. D'un
-battement de paupières, il fit signe au chef d'orchestre. Et l'on
-aurait cru que de plusieurs minutes il ne pourrait se faire entendre,
-car le public, une fois soulevé, ne se calmait plus. On remuait encore,
-on échangeait des remarques, et les impressions longtemps contenues
-s'échappaient en exclamations bruyantes. Mais le ténor ouvrit la
-bouche; ce fut comme un enchantement. Le silence d'extase aussitôt se
-rétablit. Et la douleur divine d'Éros s'exhala vers Psyché, dans un
-récitatif d'une simplicité très noble, malgré son infinie tristesse:
-
- «_Je l'ai juré, je n'en suis plus le maître;
- Mais vous ne savez pas ce que vous demandez.
- Laissez-moi mon secret. Si je me fais connaître,
- Je vous perds, et vous me perdez!_»
-
-La pièce, d'ailleurs, s'achevait dans le sentiment d'éternelle
-mélancolie qui donne un sens philosophique si profond à cette fable
-antique. Mervil n'avait pas adopté le dénouement de Molière, qui
-désarme la colère de Vénus, fait intervenir Jupiter, et rend à Psyché
-son amant, en l'élevant elle-même au rang des divinités. Son œuvre
-finissait lorsque Psyché, ayant satisfait sa curiosité fatale, voit
-disparaître pour toujours celui qu'elle aime, tandis qu'autour d'elle
-s'évanouissent les merveilles des jardins célestes, et qu'elle demeure
-seule au milieu d'un désert plein de ronces, de cendres et de pierres.
-
-—Voyez-vous, madame, dit d'Espayrac à Simone lorsque la toile tomba,
-c'est une dissertation morale qu'il a mise là en musique, votre
-grand homme de mari. Cela veut dire qu'il ne faut jamais regarder de
-trop près son bonheur. Sans cela on le perd. Il ne faut pas trop en
-analyser l'essence, mais le prendre comme il vient. Autrement, voilà ce
-qu'il en reste: des mauvaises herbes, de la poussière et des rochers.
-
-Mme Mervil comprit fort bien ce qu'il voulait dire. Cette voix qui,
-sous le ton voulu de la plaisanterie, sonnait un peu âpre, lui fit
-passer dans le cœur le frisson glacé d'un regret. Mais elle se raidit,
-se tourna vers la scène, et la joie de ce qui suivit noya, emporta son
-chagrin.
-
-On avait rappelé les acteurs; on les avait même rappelés plusieurs
-fois. Maintenant le rideau semblait retombé pour de bon. Mais le
-public restait encore, demandait le nom de l'auteur. Et enfin le
-régisseur parut, qui le dit, ce nom. Alors ce fut pour Mervil, et tout
-autant pour Simone, et même un peu pour la petite Paulette, la minute
-d'ivresse où les oreilles, la chair et l'âme boivent la clameur du
-succès. Tous les trois enlacés écoutaient au fond de la petite loge
-sombre. Et c'était un bonheur inouï, comme la vie n'en réserve qu'à de
-bien rares élus, cette exaltation de la personnalité, ce retentissement
-de son être dans des centaines d'autres êtres, cette prise de
-possession des cœurs par l'étreinte de sa pensée, de son œuvre, de son
-laborieux rêve d'artiste, tout cela traduit par un bruit de foule, par
-des battements de mains, par des bravos envolés, par tout un grisant et
-délicieux tapage.
-
-—Eh bien, mon vieux, dit Jean avec de sincères larmes de joie sous
-les paupières, tous mes compliments, tu sais! Il n'est pas volé, ce
-succès-là.
-
-Les deux hommes se serrèrent la main. Et alors Simone, d'un geste fier
-et brusque, tendit la sienne à M. d'Espayrac. Elle la lui avait déjà
-donnée, au commencement de la soirée, lorsqu'ils s'étaient revus,
-mais d'un mouvement obligatoire et banal, dépourvu de signification.
-Maintenant il comprit que cette poignée de main voulait dire quelque
-chose, et il ne sut pas au juste quoi. Mais il y sentit une allégresse
-honnête, comme une force retrouvée, comme une alliance de loyauté
-pour anéantir jusqu'au souvenir honteux de la trahison devant ce
-noble artiste, et comme une réconciliation d'amitié par-dessus le
-gouffre trouble de l'amour. C'était un inconscient appel à ce qu'il
-avait de meilleur en lui. Il en fut surpris et remué, sans bien se
-rendre compte. Et, tout en serrant la petite main de Simone, une chose
-profonde et obscure qu'il tenait de sa race, une délicatesse d'honneur,
-une crânerie de droiture, une chaleur de générosité, s'éveilla sous sa
-légèreté, sous sa sensualité, sous son cynisme de Parisien.
-
-«Drôle de petite femme,» se disait-il dans son cab, tandis qu'il
-retournait rue de la Faisanderie, au trot allongé de son grand
-stepper irlandais. «Drôle de petite femme... Moi qui croyais que je
-la reprendrais quand je voudrais, pour avoir le plaisir de la lâcher
-ensuite à mon tour. Eh bien, non... D'abord elle vaut mieux que ça.
-C'est étonnant, mais je crois, parole d'honneur, qu'elle vaut mieux que
-ça... Elle est bien la seule, par exemple, de qui j'en dirais autant...»
-
-Ce fut à peu près l'unique réflexion que le beau Jean d'Espayrac
-formula nettement dans son cab. Mais, arrivé rue de la Faisanderie,
-dans son petit hôtel gothique, il envoya coucher son valet de chambre,
-qui dormait debout, et resta longtemps vêtu de son habit de soirée, à
-rêver au coin de son feu. Même il alluma une cigarette, et, plus tard,
-lorsqu'il la jeta dans les cendres, on l'eût entendu qui murmurait:
-
-—Ah! petite Simone... petite Simone... C'est dommage! Car je vous
-aurais vraiment aimée.
-
-
-
-
-XV
-
-
-Des mois s'écoulèrent,—mois heureux pour Simone, mois remplis
-d'une douceur profonde, telle que jamais elle n'en avait connu.
-Certes, les premiers temps de son mariage n'évoquaient en elle que
-des souvenirs de félicité. Mais alors, n'ayant pas souffert, ne
-connaissant pas les pièges abominables où nous prend et nous meurtrit
-la vie, elle avait au cœur une espérance illimitée qui dépassait et
-diminuait les réalités les meilleures. Maintenant, au contraire,
-le sentiment de son imprudence et de sa faute, la conscience d'un
-amoindrissement d'elle-même et celle des risques courus, puis, parfois,
-les tressaillements encore douloureux de ses récentes blessures,
-accroissaient infiniment le prix de ses joies.
-
-D'ailleurs l'attrait de l'avenir, dont s'était aveuglée sa jeunesse,
-perdait pour elle de cette intensité qui rend trop longs les meilleurs
-et les plus rapides de nos jours. Simone avait trente ans. Elle
-atteignait cette période de la vie où la femme commence à mieux
-savourer les heures, et où déjà l'inquiétude la prend à les sentir
-couler si vite. Elle ne voulait plus se laisser souffrir d'aucune
-chimère. Elle s'installait à présent dans son bonheur avec une
-tranquillité résolue. Et ce bonheur était tel qu'il pouvait défier même
-les pièges de sa fine imagination.
-
-La célébrité, la fortune, prêtaient au petit hôtel de la rue Ampère
-un peu du prestige qu'ont les royales demeures; les passants le
-considéraient et retournaient la tête pour voir encore les étroites
-fenêtres à vitraux; beaucoup de visiteurs sentaient leur cœur battre
-en touchant la sonnette, inquiets de savoir s'ils seraient reçus par
-«le maître». Dans l'atmosphère nouvelle de son très grand succès,
-Mervil sentait un peu se calmer sa défiance de lui-même,—cette vipère
-que certains artistes portent en eux, sifflante et glacée, jusqu'à
-la tombe, au milieu même de leur gloire. Aussi la nervosité de son
-caractère se détendait; l'ironie lui montait moins souvent aux lèvres;
-il accueillait plus franchement les privilèges de sa destinée, et tout
-son entourage s'épanouissait à présent dans la chaleur de sa bonté
-naturelle. Mais personne autant que Simone ne s'émerveillait, ne
-s'attendrissait de cette bonté.
-
-Cependant le petit Hugues sortait de la vie végétative propre à la
-toute première enfance. Il devenait le petit animal humain, gazouilleur
-et joli, que l'on commence à mettre en robes courtes, et dont les pieds
-remuants se chaussent de minuscules souliers vernis, encore inutiles
-d'ailleurs. Ses traits s'affirmaient, se dégageaient de l'ébauche
-indécise, promettaient de la finesse et de la régularité. Sur son crâne
-rose, une impalpable soie blonde, presque blanche, s'arrondissait en
-bouclettes, et derrière l'ourlet délicat de ses lèvres, des dents
-menues pointaient en gouttes laiteuses. Mais, pour l'adoration de
-ses parents, ses yeux surpassaient toutes les autres merveilles. Ils
-paraissaient immenses dans ce visage de poupée, et leur perpétuelle
-admiration ravie éclairait la maison d'une lueur d'astres.
-
-—Je t'assure qu'ils seront bleus, disait chaque jour Mervil à Simone.
-
-—Quelle idée! s'écriait-elle. Personne dans la famille ne les a de
-cette couleur. Moi je suis seule à les avoir clairs, et encore les
-miens sont gris. Mais tous les petits enfants ont d'abord les yeux de
-ce bleu incertain. Ça change vers huit ou dix mois. Hugues a tes yeux,
-c'est frappant. Tu verras qu'ils deviendront très noirs.
-
-Un matin, comme Roger faisait sauter son fils sur ses bras, il
-s'arrêta tout à coup, et, portant le bébé dans le plein jour de la
-fenêtre, il s'écria:
-
-—Oh! c'est un peu fort!
-
-Puis s'adressant à la nourrice:
-
-—Nounou, venez voir ici. Peut-on soutenir que cet enfant n'a pas les
-yeux bleus?
-
-La brave femme convint que c'était difficile. A ce moment Simone
-entrait dans la chambre.
-
-—Ils sont bleus, répétait Mervil. D'un bleu très pur, mais très foncé.
-Tiens, veux-tu que je te dise, Simone: je ne connais qu'une seule
-personne qui ait des yeux de cette nuance-là. C'est Jean d'Espayrac.
-Non, mais c'est drôle, tu sais... Bébé a tout à fait les yeux de Jean.
-
-Au milieu de sa paix reconquise et de son bonheur, cette parole frappa
-Mme Mervil comme le coup imprévu d'une arme effroyablement pénétrante
-et cruelle. D'un geste involontaire, elle porta la main à son cœur,
-comme si le coup l'eût déchirée là. Et elle ne trouvait pas un mot à
-dire, abasourdie, terrifiée.
-
-Pourtant Roger, ne remarquant rien, très à l'aise, plaisantait.
-
-—Il n'a pas mal choisi, le petit bonhomme. Les yeux de Jean sont les
-plus beaux que je connaisse. Ma foi, je trouverais ça très bien qu'il
-eût des yeux comme Jean.
-
-Il posa son fils entre les bras de la nourrice, et, venant tirer
-gentiment l'oreille de sa femme:
-
-—Ah! madame, je vous y prends. Vous aurez trop regardé les prunelles
-saphir du beau d'Espayrac. Je lui conterai ça à notre ami Jean.
-
-—Oh! je t'en supplie!... s'écria-t-elle.
-
-Et ce fut un tel cri d'angoisse, qu'effrayée par l'altération de sa
-propre voix, Simone reprit en essayant de sourire:
-
-—Entre nous, c'est très bien, mais avec ce jeune homme, des
-plaisanteries pareilles...
-
-—Petite prude! dit son mari. Enfin, c'est bon. Si vous promettez de ne
-plus recommencer, on n'en parlera pas.
-
-Et il l'embrassa,—tellement tourné ce matin-là à la drôlerie et à la
-joie qu'il ne sentit pas, sous sa lèvre, la joue de Simone froide et
-rigide comme de la glace.
-
-Pendant les jours qui suivirent, lorsque Mme Mervil se trouvait
-seule près de son fils, elle épiait les yeux de l'enfant, avec une
-attention anxieuse, obstinée, sans pouvoir penser à autre chose qu'à
-ces prunelles, d'une transparence de pierre précieuse, dont le bleu
-semblait devenir d'heure en heure plus profond. Parfois, comme prise de
-l'espoir qu'elles eussent changé de nuance sous les paupières closes
-par le sommeil, la jeune mère éveillait le bébé dans son berceau et
-guettait, haletante, le soulèvement des longs cils foncés. Mais, devant
-son mari, Simone évitait de contempler Hugues; puis, si elle voyait
-Mervil poser sur lui un regard prolongé, elle s'emparait du petit
-garçon, l'excitait, le faisait jouer, ou l'emportait auprès de sa
-nourrice.
-
-Toutefois d'autres semaines, puis d'autres mois passèrent, et, à la
-longue, cette crise atroce de doute et de crainte s'apaisa pour Simone,
-comme s'étaient apaisés son coupable amour et ses remords. L'habitude
-vint à tous de voir les yeux bleus de Hugues. Nul ne les remarqua plus.
-Aucune comparaison nouvelle ne fut établie entre ces yeux d'enfant
-et ceux de M. d'Espayrac. Et, une fois de plus, l'accoutumance et
-l'illusion—ces baumes éternels du cœur—engourdirent, puis dissipèrent
-chez Simone le poison des cuisantes pensées.
-
-Comme elle n'alla pas beaucoup dans le monde, cet hiver, et qu'elle ne
-reçut point, elle ne rencontra que rarement Gisèle et M. d'Espayrac.
-Déjà, du reste, elle pouvait les apercevoir, l'un ou l'autre, même
-à l'improviste, sans cet élancement de douleur qui naguère, à leur
-premier aspect, lui cassait les jambes et lui pâlissait le visage. Le
-poète écrivait un libretto pour Mervil. Mais ce travail avançait avec
-lenteur, et M. d'Espayrac—volontairement sans doute—oubliait de plus en
-plus le chemin de la rue Ampère. Quant à Mme Chambertier, plus lancée
-que jamais, perdue dans un tourbillon d'occupations folles, comment
-eût-elle trouvé le temps de venir voir son amie? Tous les matins elle
-conduisait au Bois; même elle se remettait à l'équitation, annonçant le
-projet de se montrer prochainement dans l'allée des Poteaux, seule et
-suivie d'un groom, ce que se permettent à peine quelques très grandes
-dames, en dehors des écuyères et des cocottes: c'était d'un «chic»
-hardi et exceptionnel qui la tentait. L'après-midi elle avait, avec les
-couturiers en vogue, des conférences d'où sortaient des chefs-d'œuvre
-de toilette, reproduits par les journaux d'illustration artistique et
-mondaine. Puis, à cinq heures, il lui fallait être de retour dans son
-immense hôtel du boulevard Haussmann, pour présider son _five o'clock_.
-Et, le soir, c'étaient les dîners, les premières représentations,
-les bals. Si bien qu'avec les heures réservées à ses rendez-vous
-d'amour, c'est à peine si elle pouvait suffire aux visites officielles,
-indispensables. Une furie de mouvement, d'éclat, de vie à outrance,
-l'avait prise depuis que la langueur inquiète de ses sens et de son
-esprit se trouvait secouée, dissipée par les réalités de la passion.
-D'ailleurs elle s'affichait. Sa liaison avec M. d'Espayrac n'était plus
-guère inconnue que de l'aveugle Chambertier. Même, comme la chronique
-scandaleuse avait épuisé ce thème, on lui prêtait d'autres amants.
-
-Jean, qui, fort ombrageux au sujet de ses maîtresses, prenait grand
-souci de leur réputation, avait d'abord entouré celle-ci d'égards et
-de mystère. Quand il s'aperçut des inconséquences qu'elle commettait,
-sa délicatesse en fut froissée. Il lui en fit des reproches, et même
-lui montra un certain mépris, lui parla durement. Elle s'emporta, lui
-répondit par des bravades. Mais elle avait des colères si pleines
-de séduction, avec l'ombre noyée de ses longs yeux, le dédain de sa
-bouche, les ondulations de couleuvre tordant et redressant son buste
-souple, que d'Espayrac, aussitôt, perdait le fil de son discours.
-Alors Gisèle triomphait, le croyait vaincu. Il n'était qu'enivré. Aux
-heures de réflexion froide, un fugace dégoût lui montait aux lèvres.
-Peu à peu, il en vint à la considérer, à la traiter même comme une
-courtisane. Dans son inexpérience, Gisèle en fut ravie; elle crut,
-parce qu'il la respectait moins, qu'il l'aimait davantage. Mais M.
-d'Espayrac avait trop d'élégance dans l'âme pour goûter des sentiments
-et des façons de fille chez une femme du monde, une femme dont il
-voulait se croire le premier, le seul amant. Elle le heurta, l'énerva
-par ses manques de tact, de mesure, de pudeur. Devant lui, comme jadis
-devant Simone, elle parlait de ses droits à l'adultère, se moquait
-du mariage, ridiculisait Chambertier. D'Espayrac trouva cela d'un
-ton détestable. Un tel défaut de tenue morale lui répugnait comme
-des défauts de tenue physique: il se sentait aussi choqué que si sa
-maîtresse se fût montrée à lui les mains mal soignées, ou vêtue, sous
-la merveille de ses toilettes, d'une lingerie grossière. D'ailleurs, la
-satiété accomplissait chez lui cette œuvre d'enlisement où, peu à peu,
-les plus vifs désirs humains s'anéantissent, disparaissent. Si bien
-que, malgré la beauté de cette créature de passion, moins d'un an après
-sa conquête il commençait à se détacher d'elle.
-
- * * * * *
-
-Un matin, comme Simone était à sa toilette, sa femme de chambre vint
-lui dire qu'une dame demandait instamment à lui parler. Quelle dame?
-La domestique, nouvelle dans la maison, ne la connaissait pas. C'était
-quelque solliciteuse, et Mme Mervil, obligée de se défendre sans cesse
-contre les importunités de ces sortes de personnes, allait la faire
-congédier, lorsque la femme de chambre expliqua qu'elle était fort bien
-mise et qu'elle avait l'air bien comme il faut; que, d'ailleurs, elle
-avait une voiture à la porte.
-
-—Alors, dit Simone intriguée, donnez-moi ma robe de chambre.
-
-En bas, dans le petit salon, elle poussa un cri de surprise en
-reconnaissant Mme Chambertier, la mère, la vieille dame qu'on ne voyait
-guère à Paris, car elle passait l'hiver dans son château de Provence et
-l'été en Suisse.
-
-—Vous, chère madame!... Je vous croyais encore à Hyères. Et pourquoi
-ne pas dire votre nom? J'ai failli ne pas vous recevoir.
-
-—Je l'aurais dit au dernier moment, s'il avait fallu, répondit Mme
-Chambertier. J'aime mieux qu'on ne sache pas que je suis venue ici, le
-matin, pour vous parler de choses graves.
-
-—Des choses graves!...
-
-Une appréhension serra la gorge de Simone. En même temps elle vit sur
-le visage de la vieille dame un air de tristesse et de rigidité qu'elle
-n'avait pas remarqué tout d'abord.
-
-—Ma chère petite, commença Mme Chambertier, je viens au nom de l'amitié
-qui vous lie à ma belle-fille... Je viens faire appel à votre loyauté,
-à votre bon cœur...
-
-Tout en parlant, elle sortait un petit portefeuille, l'ouvrait, en
-tirait un papier plié, qu'elle tendit à Mme Mervil.
-
-—Connaissez-vous cette écriture?
-
-La stupeur élargit les yeux de Simone. Dès le premier coup d'œil, elle
-distingua l'écriture de Jean. Et toutes ses idées se confondirent,
-toute sa raison chavira dans la folle peur qui la saisit. Rien
-de logique ne lui vint à la tête. Évidemment Mme Chambertier lui
-rapportait un des billets d'amour de M. d'Espayrac, écrit à elle,
-Simone, et retrouvé Dieu savait où. Elle ne réfléchit pas qu'elle
-les avait détruits tous, elle ne pensa pas à Gisèle... Elle n'eut
-dans le cœur et dans l'esprit que la convulsion de son épouvante...
-l'épouvante atroce du criminel qui sent la main du gendarme s'abattre
-sur son épaule. Oh! les fruits d'angoisse et de honte qu'engendrait
-sa misérable faute!... Cependant, comme Mme Chambertier répétait sa
-question d'une voix sévère, Simone, malgré la rougeur violente dont
-elle sentait le feu sur son visage, tâcha de feindre l'étonnement,
-voulut nier:
-
-—Cette écriture?... Non... Non, je ne connais pas.
-
-—Pourtant, dit la vieille dame avec un sourire d'incrédulité, vous avez
-dû la voir bien souvent.
-
-Cette ironie acheva d'écraser la malheureuse Mme Mervil. Aussi fut-elle
-un moment à se remettre, ne saisissant pas tout de suite d'où lui
-venait la délivrance, lorsque Mme Chambertier ajouta:
-
-—Oui, vous avez dû la voir souvent, dans les mains de votre mari,
-puisque M. d'Espayrac a été son collaborateur, et que c'est l'écriture
-de M. d'Espayrac.
-
-Simone se taisait, incapable de trouver une pensée, de formuler un mot.
-
-—Ma chère enfant, reprit la vieille dame en posant une main sur la
-sienne, votre rougeur me montre que vous êtes au courant de tout...
-
-Ici Mme Chambertier hésita, baissa la voix:
-
-—Vous devez savoir que Gisèle est la maîtresse de ce jeune homme.
-
-Alors ce fut un coup de lumière. «Mais, mon Dieu!» pensa Simone, «ma
-lâche frayeur pour moi-même m'a fait trahir ma pauvre amie. C'est à ses
-dépens que mon embarras s'explique. Oh! comme je m'en veux! Comme je
-m'en veux!»
-
-Elle essaya de défendre Gisèle. «Savoir une chose pareille! Non, elle
-ne le savait pas, car cela n'existait pas, elle ne le croirait jamais!»
-Et Simone mentit avec abondance, avec éloquence, et—à mesure qu'elle
-parlait—presque avec sincérité.
-
-—Nous perdons notre temps, dit avec douceur la vieille Mme Chambertier.
-Si vous ne le saviez pas, je vais vous l'apprendre. Lisez cette lettre.
-
-—Je ne veux pas lire... Je ne veux pas savoir.
-
-—C'est dans l'intérêt de Gisèle. Je suis venue à vous, ma chère Simone,
-comme à sa meilleure—je veux dire, à sa seule—amie (car je n'appelle
-pas «ses amies» les envieuses poupées qu'elle fréquente). Vous avez
-de l'influence sur elle. Et vous possédez tant de sagesse, tant de
-raison! Je n'avertirai pas mon fils... Mais il faut qu'à nous deux
-nous fassions cesser ce scandale, nous empêchions un malheur. Ce n'est
-pas moi, vous le comprenez bien, qui puis parler de _cela_ avec ma
-belle-fille.
-
-Simone donc prit la lettre, la lut. Et elle y reconnut les expressions
-de Jean, les phrases amoureuses de Jean, ses mots câlins comme des
-caresses, avec quelque chose de plus ardemment sensuel qui lui fit
-mal. Il fallait donc que le destin lui mît ceci sous les yeux! Quand
-aurait-elle fini de monter son calvaire?—Hélas! elle n'était pas au
-bout.—Ce fut avec un gémissement de douleur qu'elle rendit la lettre à
-Mme Chambertier.
-
-—N'est-ce pas que c'est ignoble... monstrueux? dit la vieille dame.
-Elle a de la chance, la misérable, que cette lettre soit tombée dans
-mes mains et non dans celles de son mari! Mon fils aurait tout massacré.
-
-Cette transformation du bon Chambertier en un justicier sanglant parut
-tellement inadmissible à Simone qu'elle eut un geste de surprise et de
-protestation.
-
-—Je vous dis que mon fils les tuerait, reprit la vieille dame. Et
-voulez-vous savoir pourquoi? Ce ne serait pas par férocité, ni pour
-faire le héros de roman, ni peut-être par jalousie seule—bien qu'il
-soit très épris et très jaloux de son monstre de femme.—Non, ce
-serait, dans le coup foudroyant de la surprise, quelque chose—comment
-vous dirai-je?—quelque chose en lui qui le pousserait à tuer, parce
-que c'est comme ça, dans l'air, dans le sang, parce qu'on doit tuer
-la femme qui vous trompe, ou son amant, ou les deux; qu'on l'a fait
-autour de nous, dans notre pays, dans notre milieu. Et justement,
-comme Édouard est doux, un peu routinier, n'est-ce pas? sans idées
-très personnelles, il suivrait, au premier moment, les notions qu'il a
-en lui, toutes formées, faute d'initiative pour leur substituer autre
-chose.
-
-—Mon Dieu!... dit Simone impressionnée. Mais que pensez-vous donc que
-je puisse faire, madame?
-
-La vieille Mme Chambertier supposait qu'elle pourrait avertir, effrayer
-Gisèle, et aussi lui faire de la morale, la rappeler au sentiment de
-ses devoirs.—«J'essaierai,» murmura Simone, que remuaient ce chagrin
-maternel si sincère et les révoltes, l'indignation de cette antique
-honnêteté. Au fond, sachant bien qu'on ne détourne pas avec des
-paroles le cours d'une passion chez une femme comme son amie, elle se
-promettait de lui conseiller surtout la plus extrême prudence.
-
-Gisèle, qu'elle vit le jour même, prit fort légèrement l'anecdote, et
-plus légèrement encore les avis que Simone crut devoir y ajouter. Elle
-se moqua de sa belle-mère, puis fut prise d'un accès de fou rire à
-l'idée de Chambertier surgissant le revolver à la main pour la mettre à
-mort ainsi que son amant.
-
-—Pauvre Édouard!... Lui, me tuer! Mais je lui dirais que je ne donne
-des rendez-vous à Jean que pour l'aider à trouver ses rimes... Il
-serait trop content de me croire. Il m'aime comme un imbécile. C'est ce
-qui est exaspérant.
-
-—Oh! dit Simone, je ne peux pas t'entendre parler comme cela de ce
-pauvre homme. Tu le trompes... N'est-ce pas assez?
-
-—C'est qu'il me gêne avec son aveuglement. Ah! elle est loin de compte,
-ma charmante belle-mère, si elle croit que je me cache de lui. Mais
-je laisse traîner mes lettres exprès!... C'est stupéfiant qu'il ne
-s'aperçoive de rien!
-
-—Comment? fit Simone. Tu veux que ton mari sache!... Pourquoi?... Je ne
-te comprends pas.
-
-Gisèle haussa les épaules, comme dédaignant de s'expliquer. Puis,
-tout à coup, elle éclata. Certainement, elle voulait que Chambertier
-vît clair; et, s'il n'ouvrait pas les yeux, elle finirait par tout
-lui dire. Elle en avait assez de remorquer ce gros homme ridicule. Et
-maintenant surtout que la belle-mère se mêlait de faire de la morale.
-Ah! mon Dieu, quelle existence!
-
-—Qu'est-ce que tu espères donc? demanda son amie. Le divorce?
-
-—Tout juste. Jean est libre.
-
-Simone eut une exclamation troublée:
-
-—Tu crois qu'il t'épouserait?
-
-—Lui? Mais il se traînerait à genoux pour me le demander.
-
-—En es-tu sûre? M. d'Espayrac, avec ses traditions de race, épouser une
-femme divorcée!...
-
-—Oui, si cette femme c'est moi, certifia Gisèle avec la plus insolente
-assurance.
-
-—Alors, raison de plus pour cacher ta liaison. La loi ne te permettrait
-pas d'épouser ton complice.
-
-—Bah! Chambertier est si bonasse! Je lui persuaderai que c'est
-chevaleresque et distingué de faire prononcer le divorce contre lui.
-
-Simone regarda son amie, cherchant sur ce visage—aux yeux et aux
-lèvres de mystère, tels que les yeux et les lèvres des sphinx—une
-rougeur, une trace d'embarras, après un pareil aveu. Elle n'y vit
-qu'un sourire de malice amusée, la confiance de Gisèle en sa beauté de
-magicienne, et, pour le reste, la plus parfaite inconscience. «Est-ce
-donc vrai,» pensa Mme Mervil, «ce que j'ai entendu dire je ne sais où,
-que les femmes sont absolument dépourvues de tout sens moral? Mais moi
-cependant qui ai voulu faire mon devoir?... Hélas! j'ai peut-être suivi
-tout bonnement quelque instinct secret, une répugnance de ma nature
-pour la trahison et le mensonge. Au nom de quel principe absolu me
-trouverais-je meilleure que Gisèle?»
-
-Ainsi, malgré l'écœurement dont la soulevaient les intrigues de son
-amie, malgré l'irritation que lui causait la seule idée de voir Gisèle
-devenir Mme d'Espayrac, Simone continuait à subir vers la personne
-et vers les amours de cette femme une sorte d'attirance perverse.
-Curiosité?... Involontaire préoccupation de Jean? Peut-être espérance
-inavouée de voir une autre trouver à son tour dans la faute les fruits
-d'amertume qu'elle-même y avait recueillis. Par moments même, il lui
-semblait que les âpres sentiments avec lesquels, depuis quelques mois,
-elle songeait à Gisèle, augmentaient sa tendresse pour cette créature
-de charme et de folie. Parfois, tout à coup, elle était prise du désir
-de la voir, et elle sautait en voiture, elle pressait son cocher, pour
-embrasser Gisèle deux minutes plus tôt, pour l'entendre lui chuchoter
-près de l'oreille quelque extravagante confidence. Et ensuite, elle
-se sentait troublée d'un vague remords, se demandant si, près de son
-amie, elle ne venait pas alimenter un reste d'amour pour M. d'Espayrac,
-ou du moins nourrir l'anxieux intérêt que lui inspiraient encore les
-sentiments et les actions de cet homme.
-
-
-
-
-XVI
-
-
-Cependant, quoique le mois de juin commençât dans une splendeur
-ininterrompue de jours ensoleillés, et malgré la haine pour Paris que
-professait la belle-mère de Gisèle, cette vieille dame ne se décidait
-pas à partir pour la Suisse. Elle restait dans l'hôtel du boulevard
-Haussmann, croyant sauvegarder par sa présence l'honneur et peut-être
-la vie de son fils; car maintenant, ce qu'elle redoutait parfois,
-c'était le suicide de son cher Édouard. Cette digne personne vivait
-dans des transes accrues par l'âge et par l'ignorance ou l'oubli des
-passions. C'était merveille que son affolement ne lui fît pas commettre
-de trop insignes maladresses, lui permît de rester courtoise avec la
-violente Gisèle. Celle-ci n'attendait qu'un mot pour la braver en face.
-
-Enfin il arriva que la pauvre mère crut imminente la catastrophe
-qu'elle redoutait. Ce jour-là, tout éperdue, elle accourut de nouveau
-chez Mme Mervil. Il était deux heures. Le musicien venait de sortir.
-Simone s'apprêtait à conduire au Bois ses enfants, leur nourrice
-et leur gouvernante. La pâleur et l'émotion de Mme Chambertier
-l'épouvantèrent.
-
-La vieille dame ne put parler distinctement tout de suite. Elle
-prononçait des phrases incohérentes, dans lesquelles revenaient les
-mots: «Lettre anonyme... rendez-vous... y courir tout de suite... un
-affreux malheur!...» Mais un nom frappa Simone; Mme Chambertier avait
-dit: «Meudon.»
-
-—C'est à Meudon qu'ils ont un rendez-vous? demanda Mme Mervil.
-
-—Oui, à Meudon, ma pauvre enfant!... Mais c'est tout ce que je sais.
-Comment les trouver?... Comment les avertir?... Meudon... c'est grand.
-
-Simone se taisait, toute blanche. Elle n'aurait pas cru cela de Jean,
-qu'il conduirait Gisèle dans cette même maison... dans cette même
-chambre, sans doute!... Eh bien, que le mari les y trouve!... Ils
-n'auraient que ce qu'ils méritaient.
-
-Mais comme, devant son silence, Mme Chambertier se désespérait,
-sanglotant, lui serrant les mains d'une étreinte de noyé qui se
-cramponne, la jeune femme se sentit le cœur envahi d'une grande
-miséricorde et d'une grande pitié.
-
-—Je crois, murmura-t-elle, que je connais l'endroit.
-
-—Vous le connaissez!... Ah! mais vous êtes un ange... Dites-le-moi, que
-j'y coure... Car c'est aujourd'hui... tout à l'heure... Il n'y a pas
-une minute à perdre!...
-
-—Oh! s'écria Simone, vous ne ferez pas cela!... Vous ne pouvez pas y
-aller... Vous!... Et dans l'état où vous êtes...
-
-—Si, si!... répétait la vieille dame. Il le faut. Je vous dis qu'il va
-se passer quelque chose d'effrayant!...
-
-Sans rien ajouter tout de suite, Simone alla vers la porte qui donnait
-sur le vestibule, l'ouvrit:
-
-—Miss! appela-t-elle, Nounou!
-
-Des voix, des pas, répondirent aussitôt. Paulette cria:
-
-—Petite mère, est-ce qu'on ne va pas partir pour la promenade?
-
-—Oui, allez, dit Mme Mervil. Allez sans moi. Mais prenez un fiacre
-jusqu'au Pré-Catelan. J'ai besoin de la voiture.
-
-Puis, revenant vers Mme Chambertier, la porte close de nouveau.
-
-—Voyons, chère madame, courage! Dites-moi vite les renseignements que
-vous avez. Puis, s'il faut aller à Meudon... eh bien... j'irai. Vous,
-c'est impossible! D'ailleurs, je ne connais la maison que de vue... Je
-ne saurais pas vous indiquer l'adresse... Troublée comme vous êtes,
-vous ne trouveriez jamais.
-
-Dans sa folie de terreur et de reconnaissance, Mme Chambertier voulait
-se mettre à genoux devant elle. Mais comme, aussitôt, le sang-froid de
-Simone la calma, la ramena aux nécessités de la situation, elle put
-dire assez nettement:
-
-—Depuis quelque temps, j'en suis sûre, Édouard avait des doutes... Il
-recevait des lettres anonymes... Il était triste... Mais il ne voulait
-pas voir clair. Tout à l'heure, après le déjeuner, comme j'avais
-remarqué qu'il ne mangeait pas, qu'il quittait la table avant la fin,
-je suis entrée dans son cabinet. Il ne m'a pas vue tout de suite...
-Il avait la tête dans ses mains, comme un homme accablé. Une lettre
-était ouverte devant lui... une lettre sans signature... écrite très
-gros... que j'ai parcourue d'un seul coup d'œil, avant qu'il eût relevé
-le front... J'ai vu leurs deux noms, à EUX!... puis le mot «Meudon»,
-suivi d'explications que je n'ai pas eu le temps de saisir; puis les
-deux mots: «aujourd'hui même», soulignés d'un trait de plume. A ce
-moment, Édouard a levé la tête... Oh! quelle figure! Un cadavre... Mon
-malheureux enfant!...
-
-—Mais, madame, fit Simone, il ne vous a rien dit?
-
-—Il ne m'aurait rien dit, si je n'avais pas parlé moi-même. Mais je
-n'ai pas pu y tenir. J'ai voulu le consoler... J'ai pleuré... J'ai
-imploré sa générosité. Alors il m'a regardée d'un air terrible et il
-a dit: «Ah! vous, ma mère, vous le saviez donc aussi?» Puis il m'a
-repoussée, et il est rentré dans sa chambre en ajoutant: «Cette fois la
-mesure est comble, et, dès ce soir, vous saurez comment un Chambertier
-peut venger son honneur.»
-
-—Et Gisèle? demanda encore Simone, vous ne l'avez pas avertie?
-
-—Gisèle?... la malheureuse!... Elle avait déjà quitté la maison.
-
-—Eh bien, madame, rentrez boulevard Haussmann. Je ne puis pas vous
-ôter votre affreuse inquiétude. Mais je vous jure une chose. C'est que
-je vais faire tout ce qu'il est possible pour empêcher un malheur.
-Je cours à Meudon; j'ai un bon cheval, et, comme je connais bien
-l'endroit, j'ai des chances pour arriver avant M. Chambertier, malgré
-l'avance qu'il a sur moi.
-
-—Oh! dit la vieille dame, il n'avait pas fait atteler quand je
-suis partie. Le rendez-vous n'est sans doute que pour la fin de
-l'après-midi, puisque, à cette saison, Gisèle n'a plus son _five
-o'clock_. Maintenant, Édouard n'aura peut-être pas voulu se servir de
-sa propre voiture. D'un autre côté, s'il prend le train ou un fiacre...
-
-L'abondance des explications revenait, chez l'excellente personne, avec
-le premier sentiment de sécurité relative. Mais Simone ne l'écoutait
-plus. Elle sautait déjà dans sa victoria, disant à son cocher:
-
-—A Meudon... Très vite. Filez par le plus court jusqu'à la gare, et là,
-je vous indiquerai.
-
-Chemin faisant, elle reconnut avec une sorte de honte que ce qui
-dominait en elle, c'était une excitation presque amusée, le plaisir
-mêlé d'angoisse—mais un plaisir tout de même—de s'activer en plein
-drame, d'apparaître comme le salut à ces gens condamnés à mort. La
-conscience de sa grandeur d'âme à jouer ce rôle près de sa rivale et
-de son ancien amant l'exaltait plus agréablement encore. Maintenant,
-elle souhaitait que Chambertier eût les plus meurtrières intentions,
-pourvu toutefois qu'elle arrivât la première. Elle aurait ainsi cette
-rare satisfaction d'avoir sauvé deux existences. Quelques aiguillons
-de jalousie qui la piquaient encore lui donnaient l'orgueil d'un peu
-de lutte intérieure et d'une victoire disputée. Trop faibles désormais
-pour lui causer beaucoup de mal, ils avaient juste l'acuité nécessaire
-pour lui faire savourer plus complètement la beauté de ses propres
-sentiments.
-
- * * * * *
-
-Lorsque Simone arriva près de la gare de Meudon, elle fit remonter son
-cocher vers le bois, jusqu'à ce qu'elle aperçût les dragons japonais,
-en faïence bleue, surmontant les pilastres de la maison bien connue.
-Alors elle arrêta la voiture pour continuer à pied. Mais quand elle
-sentit le sol sous ses petits souliers en cuir de Russie, des doutes,
-des défaillances, des souvenirs aussi, l'assaillirent. Elle trouvait
-la chose plus difficile qu'elle n'aurait cru. Une envie de retourner,
-de se sauver, la fit hésiter une seconde. Et les promeneurs, assez
-nombreux dans la coquetterie de cette campagne, dans toute cette
-verdure et tout ce soleil, qui la voyaient passer—d'une si délicate
-fraîcheur blonde sous la soie pâle de son ombrelle, avec tant de
-candide bonté dans ses yeux clairs—ne se doutaient guère de l'émotion
-qui secouait la fragilité nerveuse de cette jolie femme, que l'on
-prenait pour une jeune fille.
-
-Machinalement, Simone tourna dans le sentier qui conduisait à la
-petite porte où Jean l'attendait autrefois. Qu'espérait-elle? Cette
-porte devait être fermée avec soin. Mais elle comptait vaguement sur
-quelque hasard qui lui permettrait d'éviter les deux concierges de la
-grille, un homme et une femme qu'elle n'avait jamais vus, mais qu'elle
-connaissait comme des gardiens rébarbatifs, avec lesquels il serait
-difficile de parlementer.
-
-La voilà cette petite porte... O Dieu! comme elle la reconnaissait
-bien! Elle souleva le loquet, s'attendant à rencontrer la résistance
-de la serrure. A sa stupéfaction, le battant de bois s'écarta tout de
-suite. «Ils n'y sont pas encore,» pensa-t-elle. Mais une autre idée la
-glaça. «Ce n'est pas dans cette maison!... C'était impossible aussi.
-Ah! folle que j'étais...»
-
-Elle entra cependant, traversa le potager, hésita en se trouvant sous
-une charmille. Les choses du dedans lui semblaient moins familières
-que celles du dehors. Peut-être était-ce la verdure de l'été sur ces
-branches qu'elle avait connues dans la nudité de l'hiver. Peut-être
-aussi parce qu'autrefois, le seuil franchi, elle ne voyait plus rien
-que Jean.
-
-Une porte de vestibule ayant cédé aussi facilement que celle du
-sentier, Simone pénétra dans l'intérieur. «Si la maison est habitée,»
-pensait-elle, «je trouverai bien un prétexte; je dirai que je me suis
-trompée.» Puis, saisie par le silence, elle eut un accès de terreur
-folle. Sans doute, le mari était venu déjà, et deux cadavres gisaient
-derrière ces cloisons!... Elle chancela, s'appuya contre un mur. Mais,
-de l'autre côté de ce mur, un éclat de rire, une roulade de chanson,
-partirent. Et elle reconnut la voix de son amie.
-
-Alors elle frappa, elle appela d'un accent d'angoisse:
-
-—Gisèle!... Gisèle!... C'est moi... Ouvre... Viens! Au nom du ciel,
-viens vite!...
-
-La même voix rieuse dit à quelqu'un—à Jean sans doute:—«J'y vais...
-laisse... Je te défends d'y aller... Je sais ce que c'est.»
-
-Gisèle parut; et, quand elle vit Simone, un fou rire la secoua
-convulsivement, la rabattit, fléchissante, contre le chambranle de la
-porte. «Toi ici!... O ma pauvre petite!... Est-ce que tu viens pour me
-protéger? Ça serait le comble!...»
-
-—Ne ris pas! dit Simone haletante. Ton mari accourt... Il a juré de te
-tuer.
-
-—Ça m'étonne, répondit Gisèle, qui s'égayait de plus en plus à chaque
-mot. Tu auras mal compris.
-
-—Tu es donc folle!... s'écria Simone. Sauve-toi!... Fais sauver M.
-d'Espayrac!... Je te dis qu'il veut vous tuer tous les deux. Laisse-moi
-t'emmener, j'ai ma voiture à deux pas d'ici. Mais rhabille-toi; tu ne
-peux pas t'en aller comme ça.
-
-Gisèle, en effet, se trouvait à demi vêtue par un peignoir oriental en
-gaze et en soie brochée, d'une somptuosité étrange, qui rehaussait sa
-beauté barbare, et sur lequel coulaient, débordées, les ondes de ses
-grands cheveux noirs, aux artificiels reflets de cuivre.
-
-—Viens, répondit Gisèle en éloignant Simone de la porte—qu'elle avait,
-dès le premier instant, refermée derrière elle.—Viens... Tu n'es qu'une
-petite bête, et tu ne comprends rien de rien.
-
-Elle fit entrer son amie dans une pièce de devant,—une pièce où Mme
-Mervil n'avait jamais pénétré. C'était un salon, aux meubles couverts
-de housses, dépourvu de bibelots, l'air à l'abandon des chambres que
-l'on n'habite pas. Les volets d'une seule croisée étaient ouverts; et,
-par cette croisée qui descendait jusqu'au sol, les yeux inquiets de
-Simone aperçurent un balcon de vérandah garni de vases poussiéreux,
-puis, au delà, un jardin mal tenu, dont la grande pelouse découverte
-qui en occupait le milieu permettait de voir sans obstacle jusqu'à la
-grille d'entrée.
-
-—M. d'Espayrac est sûr de ses concierges, n'est-ce pas? demanda Simone.
-Et, Dieu merci, j'ai pu refermer à clef la petite porte du potager.
-Quelle imprudence d'avoir laissé cette porte ouverte!
-
-—Tu as refermé la petite porte du potager! s'écria Gisèle d'un ton
-brusque. De quoi te mêles-tu?... Quel ennui! Et je ne puis pas aller la
-rouvrir maintenant!... Jean me verrait... C'est du côté de la chambre.
-Il ne faut pas qu'il sache...
-
-—Mais?... fit Simone, abasourdie, gagnée par la gêne horrible de se
-trouver là, maintenant que l'insouciance de Gisèle lui ôtait presque la
-certitude du danger.
-
-—Ma pauvre mignonne, tu es gentille comme tout, interrompit son amie en
-l'embrassant, mais tu n'as donc pas compris, quand Chambertier est allé
-te montrer ses lettres anonymes?...
-
-—Ce n'est pas lui, c'est ta belle-mère... Elle ne m'a pas montré de
-lettres, mais elle en avait vu dans les mains de Chambertier... Il
-était hors de lui, criant qu'il serait vengé avant ce soir... Et elle
-est accourue chez moi folle de peur.
-
-—Encore elle!... En voilà une qui m'aura fait haïr son fils... Tandis
-que, sans elle, je le mépriserais seulement, dit Gisèle avec une
-soudaine lividité de fureur sur son mince visage aux yeux longs.
-
-—Tais-toi!... reprit Simone. Pars, et fais partir M. d'Espayrac...
-Comment ne vois-tu pas qu'il arrivera quelque chose de terrible, si ton
-mari et lui se trouvent face à face?
-
-—Eh! dit Gisèle, il arrivera ce que je veux qu'il arrive.
-
-—Comment?
-
-—Est-ce que je ne connais pas mon Chambertier! Il ne tuera rien du
-tout... Il tempêtera, menacera, jurera... Puis, devant le dédain
-de Jean et le mien, la sueur lui viendra aux tempes et les larmes
-aux yeux; il ne songera plus qu'à s'éponger. Ce sera tout. Ensuite,
-je le forcerai à plaider en divorce, pour cause d'INCOMPATIBILITÉ
-D'HUMEUR!... Et comme Jean m'aura fait perdre un nom et une fortune, et
-qu'il est galant homme... Conclus... Rester Mme Chambertier quand on
-peut devenir Mme d'Espayrac... Ce ne serait pas la peine d'être «une
-sirène» et «une beauté fatale», comme mes nigauds d'adorateurs ont
-l'habitude de m'appeler.
-
-—Mais, dit encore Simone—dont un écœurant soupçon pâlissait la
-lèvre,—alors, tout à l'heure, quand tu as dit à M. d'Espayrac: «Je sais
-ce que c'est?...»
-
-Les épaules de Gisèle se soulevèrent, et elle recommença de rire.
-
-—... Et cette porte laissée ouverte exprès?...
-
-Encore le rire... un rire, cette fois, immobile et muet, tendant les
-lèvres rouges sur les dents aiguës, avec, véritablement, quelque chose
-du mystère et de la cruauté des sphinx.
-
-Simone, trop sûre maintenant d'avoir compris, murmura:
-
-—... Et ces lettres anonymes?...
-
-—Ah! enfin, nous y sommes!... Ça ne te crevait donc pas les yeux?...
-Certainement, c'est moi qui les ai fabriquées. Et, bonté divine!... il
-en a fallu des points sur les _i_ pour qu'il se décide!... Alors, bien
-vrai, tu crois qu'aujourd'hui ça mord? Tu es sûre qu'il viendra?
-
-—Gisèle, dit Simone, c'est épouvantable ce que tu as fait. Laisse-moi
-m'en aller. Je ne peux pas me voir ici... C'est trop horrible!...
-Laisse-moi m'en aller!...
-
-Mme Chambertier s'égayait de nouveau très franchement, comme d'une
-indignation qui ne pouvait être sérieuse. Et elle retenait les mains
-de son amie. Simone se dégagea, courut vers la porte. Mais, tout à
-coup, elle revint.
-
-—Ah! Gisèle, tiens, j'ai pitié de toi!... Je te dis, je te dis,
-malheureuse, que ton mari vient pour vous tuer tous les deux!...
-Sauve-toi!... Sauve M. d'Espayrac!
-
-Ceci fut dit d'un tel accent, que le rire se brisa puis s'éteignit sur
-les lèvres de sphinx. Au même instant, un violent coup de sonnette à la
-grille jeta les deux jeunes femmes aux bras l'une de l'autre, dans une
-étreinte de saisissement et d'effroi.
-
-Gisèle se remit d'ailleurs aussitôt, et courut à la fenêtre, dont les
-rideaux de mousseline, transparents de l'intérieur, la cachaient aux
-regards du dehors. Ce qu'elle vit dut lui causer une exaspération bien
-extraordinaire, car elle frappa du pied, et Simone eut la stupéfaction
-de l'entendre jurer comme un homme.
-
-—Oh! dit Mme Mervil, c'est lui, n'est-ce pas? Mais enfin, il ne va pas
-entrer tout de suite... Les concierges vont lui dire que c'est une
-maison inhabitée, que le propriétaire est en voyage.
-
-Dans son trouble, Simone trahissait sa connaissance de la consigne—qui
-devait être restée la même. Gisèle, emportée par une fureur inouïe, ne
-remarqua pas ce détail.
-
-—Ah! le lâche!... le lâche!... criait-elle, en serrant les poings, en
-grinçant des dents... Non, je ne l'aurais jamais cru!... Le lâche!...
-
-Ce ne fut pas la seule injure qui monta aux lèvres de sphinx: elles en
-prononcèrent d'autres, et des plus basses, que cette jolie Parisienne,
-à visage de princesse barbare, hurlait dans un incroyable débordement
-de rage, de haine et d'insulte.
-
-—Mon Dieu! qu'y a-t-il? Laisse-moi voir, dit Simone terrifiée.
-
-Car Gisèle, se rabattant vers le milieu de la pièce, l'entraînait sans
-lui avoir donné le temps de s'approcher de la fenêtre.
-
-—Non, non!... Viens!... Sauve-moi!... Oh! sauve-moi, Simone!...—Et
-la voix cassée de fureur devenait sanglotante et plaintive.—Je suis
-perdue!... Perdue!... Ma chérie... Invente quelque chose!... Ah!
-sauve-moi!...
-
-Il était bien tard à présent... Car un rapide coup d'œil de Mme
-Mervil vers la fenêtre lui permit d'entrevoir le concierge ouvrant
-toute grande la grille, derrière laquelle elle distingua la stature
-corpulente et le visage de Chambertier. Alors elle crut deviner d'où
-venait l'indignation folle de Gisèle: sans doute le mari avait payé ou
-menacé ce portier de façon telle que le misérable homme consentait à
-l'introduire. Et quelque menaçante évidence avait dû montrer à la femme
-coupable que c'était bien son châtiment qui, maintenant, entrait par
-cette grille.
-
-—Je te dis que je suis perdue!... Sauve-moi!...
-
-Toutes deux se trouvaient maintenant dans le corridor. Et là, comme
-un éclair, la même pensée les frappa. Simone pouvait se substituer à
-Gisèle!...
-
-Mme Chambertier, d'un geste à la fois de violence et de supplication,
-poussa son amie vers la chambre où se trouvait Jean. Déjà même, elle
-lui enlevait son chapeau, elle cherchait à lui dénouer les cheveux.
-Simone eut une révolte. «Oh!...» Elle donnerait bien sa vie, si l'on
-voulait. Son honneur, non!... Oh! pas cela, pas cette honte!
-
-Mais on entendit des pas d'homme sur les dalles de la vérandah, puis
-le bruit des clefs que le concierge essayait dans la porte extérieure,
-tâtonnant, voulant gagner du temps. Et une si mortelle frayeur se
-peignit dans les yeux de Gisèle, que Simone, songeant à la scène
-sanglante, jeta son amie vers l'escalier, et se précipita elle-même
-dans la chambre, où, jadis, elle s'était donnée à Jean.
-
-Elle n'eut pas même à en ouvrir la porte. M. d'Espayrac, averti par
-la femme du concierge,—qui avait tourné la maison,—s'élançait dans le
-corridor, éperdu d'inquiétude pour Gisèle. Il reçut Simone presque dans
-ses bras, et, comme elle le repoussait dans la chambre, il la lâcha,
-puis recula, stupéfait.
-
-Tout à l'heure, il n'avait pas reconnu, dans les chuchotements, la
-voix de Mme Mervil, et, ne s'étonnant plus des idées baroques de
-Gisèle, il s'était mis à lire sans impatience, croyant qu'elle s'était
-fait apporter, qu'elle essayait peut-être, un déshabillé nouveau, et
-qu'elle se réservait de lui en donner la surprise.
-
-Maintenant il regardait Simone arracher ses gants, défaire ses cheveux,
-dont la fine soie blonde glissa et moussa jusqu'à la taille. En même
-temps elle murmurait, sans le regarder, le visage brûlé d'une rougeur:
-«C'est moi... n'est-ce pas?... Voilà son mari... Donc c'est moi...»
-
-Les pas maintenant retentissaient dans le corridor vide. Et le
-concierge, toujours les égarant,—car il espérait que les amants se
-sauveraient par la petite porte,—les conduisit pendant un instant de
-chambre en chambre.
-
-Et M. d'Espayrac était tellement bouleversé d'admiration, de respect
-troublé, tellement honteux que Simone retrouvât leur petit sanctuaire
-avec les mêmes meubles, les mêmes bibelots, et—elle l'aurait pu
-croire—les mêmes fleurs disposées partout dans les mêmes vases, qu'il
-ne pouvait que la regarder avec des yeux de repentir et de confusion,
-sans songer à faire un mouvement.
-
-—Ah! dit-elle, ouvrez-lui donc... puisqu'il faut qu'il entre. Il serait
-capable de monter... Et Gisèle est en haut.
-
-D'Espayrac sortit dans le corridor. Mais, tout de suite, elle entendit
-éclater sa voix en paroles d'une violence qui la surprirent. C'était
-la même insultante indignation de Gisèle tout à l'heure. Et Simone
-commença de trouver excessif ce mépris qu'on croyait devoir ajouter
-aux outrages secrets et aux mensonges dont on bernait ce malheureux
-mari. Cela l'étonnait de d'Espayrac. Mais un mot allait lui faire tout
-comprendre,—un mot qui lui ternirait son dévouement, qui lui en ôterait
-la nécessité tragique, n'y laissant que la grotesque trivialité d'une
-scène de vaudeville, et lui donnant à savourer sans compensation toute
-l'amertume et tout le dégoût de l'ignoble aventure.
-
-—Un goujat!... Oui, monsieur, un pur et simple goujat, disait
-d'Espayrac. Et vous allez être forcé d'en convenir vous-même devant M.
-le commissaire de police, en lui affirmant, comme vous devrez le faire,
-que ce n'est pas votre femme qui se trouve ici avec moi.
-
-«Le commissaire de police!...» pensa Simone, «Il est venu avec le
-commissaire de police! Voilà donc comment se venge un Chambertier!...»
-
-Alors, elle comprit la rage et l'effroi de Gisèle. Ce commissaire de
-police, que celle-ci avait vu, sans doute, montrant le bout de son
-écharpe au concierge, avec le: «Au nom de la loi» qui avait fait ouvrir
-la grille, c'était la constatation de son adultère, le ridicule et
-la honte, le divorce prononcé contre elle, l'impossibilité légale
-d'épouser son complice, sa déchéance comme mondaine, et, pour l'avenir,
-la pauvreté avec l'oubli, ou le luxe avec le scandale. C'était, pour la
-fière Gisèle, le vrai châtiment,—Chambertier s'en doutait peut-être,—le
-châtiment pire que la mort, et qui l'avait affolée bien plus que si
-elle avait vu son mari pénétrer de force dans la maison, la furie du
-meurtre aux yeux et le revolver au poing.
-
-Quand Simone entendit rouvrir la porte de la chambre, elle se cacha le
-visage dans ses mains, pensant que ses cheveux et sa taille suffiraient
-à justifier Gisèle sans qu'elle eût besoin de se laisser reconnaître.
-Et, de fait, le commissaire de police de Meudon resta parfaitement
-ignorant de ses traits. Mais, à l'exclamation de Chambertier, elle
-ne put garder l'illusion que celui-ci eût hésité seulement sur sa
-personnalité. D'ailleurs, le gros homme ne la regarda pas deux fois et
-s'enfuit au plus vite. Il était plus convaincu de l'innocence de sa
-femme, ayant trouvé là Mme Mervil, que s'il avait tenu Gisèle sous clef
-dans leur chambre nuptiale depuis le jour de leur mariage. Une liaison
-entre Simone et M. d'Espayrac, le collaborateur de Mervil, voilà qui
-était vraisemblable, naturel, il pouvait même dire fatal! Comment
-n'avait-il pas deviné cela plus tôt! Ah! c'est que cette délicieuse
-petite Mme Mervil, avec son visage de suave et immatérielle madone
-échappée aux pinceaux des Primitifs, trompait divinement bien son
-monde. Désormais, Chambertier ferait attention que sa chère Gisèle la
-fréquentât de moins en moins.
-
-—Monsieur, criait d'Espayrac dans le corridor, si vous croyez que
-vous aurez pu venir surprendre une femme chez moi et que vous ne m'en
-rendrez pas raison, vous vous trompez. Je vous y forcerai parbleu bien!
-Un monsieur si respectueux de la loi ne doit pas se permettre un duel
-pour peu de chose, mais prenez seulement la peine de m'indiquer le
-nombre de coups de pied au derrière qu'il faudra que je vous applique
-pour vous y décider.
-
-—Monsieur, disait le commissaire, tout en filant, les épaules
-arrondies, excusez... Je regrette... C'est un malentendu.
-
-D'Espayrac les laissa, rentra comme on se sauve; il avait trop peur
-de lui-même, tant il se sentait emporté par l'envie d'assommer
-Chambertier. Ah! ce n'était pas pour Gisèle qu'il tremblait ainsi
-de souffrance et de colère! Il n'y pensait plus, à Gisèle! Il avait
-oublié qu'elle existait là-haut, blottie dans quelque armoire. Mais
-une telle humiliation pour Simone!... Quand il l'avait vue, là, tout
-à l'heure, dans cette chambre où il l'avait tant aimée, dans cette
-chambre où il l'avait trahie, prendre sur elle, si simplement, la
-honte de l'autre, et défaire ses cheveux blonds pour mieux avoir l'air
-de la pécheresse,—elle!... elle, la petite sainte, la petite âme à
-peine vêtue de chair des vieux maîtres flamands, et, mieux encore, la
-Parisienne affinée, aux fiertés si délicates,—ah! il avait compris tout
-ce que, dans son cœur à lui, elle avait laissé de passion nostalgique
-et d'inexprimés regrets.
-
-Il vint la retrouver, ne sachant toutefois que lui dire.
-
-Simone avait de nouveau tordu sur sa nuque l'écheveau de soie pâle
-de ses cheveux; elle avait piqué par-dessus sa mignonne capote; elle
-mettait ses gants.
-
-Jean tomba à genoux devant elle, prit le bas de sa robe, en baisa le
-bord.
-
-Elle retira l'étoffe avec irritation, et fit un mouvement pour sortir.
-Il voulut l'en empêcher, il balbutia quelque chose.
-
-—Et l'autre, là-haut?... dit-elle, avec un petit coup de tête d'un
-indicible mépris. Vous l'oubliez?... Voyons, monsieur, laissez-moi
-partir... La comédie est finie, je pense; vous n'avez pas d'autre rôle
-à m'y donner.
-
-Le cinglement des mots et de la voix fut tel que les yeux de Jean
-battirent et se mouillèrent. Il sentit cette femme outrée, écœurée,
-au delà de tout apaisement, de toute guérison, de tout pardon. Il
-s'écarta, s'inclina d'un geste d'infini respect.
-
-Simone passa devant lui comme devant une chose inerte, les prunelles
-mortes, sans un salut.
-
-Puis elle sortit de la maison, traversa le potager, franchit la
-porte... la petite porte verte qu'elle connaissait si bien.
-
-
-
-
-XVII
-
-
-Paris s'amusa fort, quelques jours plus tard, du duel
-d'Espayrac-Chambertier, surtout à cause des puériles et
-invraisemblables prétextes qui furent mis en avant, alors que Gisèle
-affichait presque sa liaison. Vraiment le mari jouait trop bien son
-rôle en feignant d'ignorer qu'il se battait pour sa femme. On trouva
-qu'il dépassait même les limites du ridicule permis à l'époux trompé,
-lorsqu'il voulut donner à entendre, d'un air fin, «qu'il y avait une
-femme là-dessous», une femme que M. d'Espayrac et lui étaient trop bons
-gentilshommes pour compromettre en avouant la vraie cause du duel.
-
-Du reste, les discours à double entente du brave Chambertier ne se
-produisirent que lorsque, rassuré sur sa propre existence après
-l'échange de deux balles sans résultat, il s'avisa de vouloir savourer
-toute la gloire d'un combat singulier avec un adversaire tel que
-d'Espayrac,—un gaillard cité parmi les jeunes gens les plus élégants
-et les meilleurs tireurs de Paris; dont les ancêtres figuraient dans
-l'histoire et dont les cartons étaient exposés chez Gastinne-Renette!
-Chambertier ne pouvait plus parler que de cela. Au cercle, dans
-les salons, au théâtre, partout, il trouvait moyen de ramener la
-conversation là-dessus, de raconter qu'au commandement des témoins, il
-n'avait rien éprouvé, «rien, mon cher, qu'un petit picotement sous les
-cheveux, vers le haut du front»; et qu'ensuite M. d'Espayrac et lui
-s'étaient donné la main sur le terrain,—ce qu'il trouvait tout à fait
-Pré-aux-Clercs, mousquetaire et raffiné.
-
-Jean d'Espayrac s'était, après coup, senti fort ridicule d'avoir
-provoqué le mari de Gisèle, qu'il ne pouvait tuer sans assumer un assez
-vilain rôle. Il avait donc eu soin de tirer trop haut, pour l'épargner.
-Son exaspération fut extrême de voir que, malgré l'inoffensif résultat,
-cette sotte affaire ne serait pas étouffée, mais donnerait longtemps
-encore à rire à la galerie. Parfaitement résolu désormais à rompre avec
-Mme Chambertier, il quitta Paris, s'en alla au Havre, étala un goût
-nouveau pour le yachting, se fit construire un bateau, s'occupa d'une
-façon très active de l'armement de ce petit vapeur.
-
-Mais il avait compté sans la passion de sa maîtresse,—passion très
-réelle, que sa retraite surexcita. Gisèle n'était pas de ces femmes qui
-se laissent quitter sans lutte, et qui se contentent de pleurer dans
-la solitude. Elle, qui ne s'inquiétait guère de l'opinion, la brava
-tout à fait quand elle se vit menacée de perdre son amant. Elle suivit
-M. d'Espayrac. S'étant fait donner par son médecin une ordonnance qui
-prescrivait l'air de la mer, elle vint s'établir à Frascati, après
-avoir interdit à son mari de la suivre, sous prétexte que l'énervement
-qu'il lui causait par sa présence contrarierait l'effet de la cure.
-
-Chambertier, qui, tout en croyant à l'innocence de Gisèle, ne pouvait
-plus croire à sa tendresse, ne s'affligea pas outre mesure de cette
-nouvelle rigueur. Une idée triomphante lui était venue: celle de faire
-la cour à Mme Mervil. Puisque cette petite femme était facile,—car,
-pour un homme, est facile toute femme qui se donne à un autre que
-lui,—pourquoi n'essaierait-il pas sa chance et ne réussirait-il pas
-aussi bien que d'Espayrac? Elle l'avait toujours tenté, cette blonde
-aux lèvres et au cœur si doux, aux pudeurs si fines. Et maintenant que,
-sous cette suavité d'apparence, il la supposait perverse, elle le
-tentait davantage.
-
-Simone, qui, depuis la scène de Meudon, ne pensait plus à Gisèle que
-comme à une amie du passé, morte à jamais dans son cœur, et qu'elle
-voulait oublier pour ne pas en arriver envers elle à la répugnance
-et au mépris, s'était refusée à la voir quand elle était venue, le
-lendemain, rue Ampère. Alors Mme Chambertier lui avait écrit, pour
-l'assurer—mais avec des termes prudemment ambigus, pouvant aussi bien
-faire croire qu'elle remerciait Mme Mervil pour un patron de corsage ou
-une adresse de manicure—de son éternelle reconnaissance. Simone n'en
-voulait pas, de sa reconnaissance. Et maintenant c'était le mari qui
-venait; deux fois éconduit, il revenait encore!... Que voulait-il?
-
-Elle pensa le faire recevoir par Mervil, quoique ce fût elle seule que
-Chambertier demandât. Mais non... Impossible!... Oh! son Roger, son
-cher, son cher grand artiste, dont maintenant cet imbécile pouvait
-sourire! C'était cela qui restait si cuisant au cœur de Simone, plus
-que sa propre humiliation à elle-même. Penser que ce noble créateur, ce
-pensif et harmonieux génie, pouvait être pris en ironique pitié par ce
-bourgeois épais, par ce remueur de gros sous!
-
-Oh! comme Simone l'aimait à présent, son Roger! Plus encore que
-jadis, dans le rêve et l'enthousiasme de ses seize ans. Non, ce
-n'était peut-être pas cet amour qu'elle avait regretté dans sa loge,
-à l'Opéra-Comique, le soir de _La Douleur d'Éros_: la misérable et
-fragile étincelle, éternel enchantement, éternel égarement du cœur.
-Mais c'était un sentiment plus élevé, plus vrai, plus fort. Car c'était
-un sentiment auquel toutes les expériences, toutes les tristesses,
-toutes les fautes, toutes les secrètes hontes même, avaient apporté
-chacune leur grain de sable pour en faire un bloc de marbre. La Vie,
-qui, de ses dures mains, détruit, brise et souille tant de choses, en
-édifie et en cimente quelques-unes; et celles-ci, justement parce que
-ses mains sont dures, n'en sont que mieux pétries et plus solides.
-L'affection de Simone pour Roger était devenue une de ces choses
-travaillées de cet âpre et profond travail, qui donne la résistance,
-la valeur et la durée. Oh! comme elle se réfugiait, comme elle se
-purifiait, comme elle se consolait et se relevait dans cet amour! Elle
-n'en voulait plus à Roger lorsqu'il parlait «d'amitié conjugale».
-Elle comprenait ce qu'il voulait dire. Lui l'aimait ainsi depuis
-bien des années. Mais voilà, il était homme; il avait subi la vie
-bien avant elle. Aurait-il dépendu de Simone d'arriver à cet unisson
-sans avoir traversé de son côté ses coupables épreuves? Certaines
-âmes n'acquièrent-elles toute leur valeur qu'après avoir failli?...
-Quelqu'un, dans l'univers, pourrait-il répondre? Est-il quelque part
-un être qui connaisse l'homme?—cet être qui s'en va dans l'infini en ne
-se connaissant pas.
-
- * * * * *
-
-Édouard Chambertier, qui ne s'interrogeait pas beaucoup, lui, sur ce
-qu'il éprouvait, suivait sans l'analyser le désir qui le ramenait rue
-Ampère. Il s'y présenta si obstinément que Simone, pour ne pas éveiller
-l'étonnement de son mari et des domestiques, finit par le recevoir. Il
-ne crut pas devoir amener sa déclaration par de longs préambules.
-
-—Vous savez bien, dit-il à Mme Mervil, que je vous ai toujours aimée.
-Je vous disais: «Ah! si nous nous étions rencontrés plus tôt!...»
-Et là-bas, dans le Midi... Vous rappelez-vous cette promenade à la
-presqu'île de Giens? Dieu! que vous étiez jolie ce jour-là! Je touchais
-votre petit pied dans la voiture...
-
-Simone le laissait aller,—pour voir,—prise de la curiosité mêlée de
-dégoût avec laquelle on épie, à distance, les mouvements de quelque
-animal répulsif.
-
-—Ah! continua-t-il, si vous m'aviez fait l'honneur de me choisir, vous
-auriez eu en moi un ami discret et sûr; plus discret, plus sûr que ces
-jeunes gens...
-
-—Mais, monsieur Chambertier, interrompit Simone—et ses yeux clairs de
-blonde avaient leur limpidité la plus froide,—Gisèle?... Je croyais
-que vous aimiez Gisèle?...
-
-—Si je l'aime? s'écria le gros homme. Mais voyons... Allons donc! ma
-petite Simone...
-
-Elle eut un tel soubresaut qu'il se reprit:
-
-—Pardon... je voulais dire: chère madame... Si je l'aime?... Entre
-nous, voyons, nous n'en sommes plus à nous faire des questions de cette
-naïveté, à mêler des choses si différentes.
-
-—Enfin, l'aimez-vous?
-
-—Vous le savez bien. Je l'adore. Pourquoi me demandez-vous cela?
-
-—Parce que vous dites que vous m'aimez.
-
-—Cela n'a pas de rapport... Ne faites donc pas l'enfant.
-
-«Grands dieux!» pensa Simone, «voilà donc jusqu'où peut aller la
-grossièreté de ce qu'on appelle un bourgeois _comme il faut!_ Voilà ce
-que je suis réduite à entendre! Et, pour sauver sa femme, je me suis
-ôté le droit de lui dire combien je le méprise!»
-
-Elle reprit tout haut, en se levant:
-
-—Monsieur Chambertier, c'est assez, n'est-ce pas? Faites-moi le plaisir
-de sortir. Et ne vous dérangez plus pour venir nous voir. Nous partons
-cette semaine pour la campagne, où nous resterons six mois, comme
-l'année dernière.
-
-Le gros homme devint blême.
-
-—Mon Dieu! dit-il, madame!...
-
-Il allait peut-être proférer une lâcheté, comme: «Vous ne montrez pas
-toujours autant de dignité.»
-
-Mais elle vit trembler sa lèvre. Elle sonna. Un domestique parut.
-
-—La voiture est-elle là? demanda-t-elle; et elle ajouta pour garder
-entre eux le valet:—Attendez, relevez ce store... On ne voit pas clair
-ici.
-
-Puis, se dirigeant elle-même vers la porte, si bien que Chambertier dut
-la suivre:
-
-—Ainsi donc, cher monsieur, au revoir, à l'hiver prochain. Mes amitiés
-à Gisèle quand vous lui écrirez, n'est-ce pas?
-
- * * * * *
-
-Dans la maison de campagne de Conflans-Sainte-Honorine, l'été de
-songeuse paresse, d'intimité attendrie, de calme vie profonde,
-recommença pour Simone Mervil. Sa fille Paulette, moins gamine
-qu'autrefois, ne montait plus à cru sur le poney, mais, au contraire,
-prenait les langueurs, les rêveries, les airs de gravité des précoces
-fillettes de dix ans. Elle en devenait plus inquiétante, en même temps
-que plus charmante, cette petite, par le mystère de ses beaux yeux,
-déjà presque féminins, et par les poses fléchies de son corps si fin,
-trop vite allongé, aux formes graciles et indécises. Le petit Hugues,
-lui, déjà se traînait à quatre pattes sur un tapis dont on couvrait
-l'herbe trop fraîche d'un coin de pelouse, et d'où il s'évadait
-constamment pour cueillir des pâquerettes. Et, presque toujours,
-par quelque fenêtre ouverte, les mélodies de Mervil s'échappaient,
-s'envolaient avec une douceur lointaine, puis s'effaçaient dans
-l'espace, au-dessus des parterres ensoleillés, au-dessus des
-marronniers lourds, dans le bleu délicat du ciel.
-
-Un jour, vers la fin du mois d'août, le compositeur reçut un télégramme
-qui lui causa une surprise et une émotion violentes. Quand il le lut,
-sa femme n'était pas auprès de lui, de sorte qu'elle ne le vit point
-sursauter et pâlir. Il dut craindre qu'elle ne pût connaître le contenu
-exact de cette dépêche, car il brûla le petit papier bleu avant de
-descendre en parler à Simone. La jeune femme se tenait dans le parc,
-avec les enfants. Roger l'emmena à quelque distance, loin de l'oreille
-curieuse, aiguisée, de Paulette, puis il lui dit:
-
-—D'Espayrac m'appelle au Havre. Il est arrivé un accident à Mme
-Chambertier.
-
-—A Gisèle!... Un accident?...
-
-—Oui, assez grave.
-
-—Mais quoi donc?
-
-—La dépêche ne dit pas au juste. C'était en mer.
-
-—Mais qu'y peux-tu? Pourquoi d'Espayrac t'appelle-t-il?
-
-—Je n'en sais rien. Je suppose que le pauvre garçon doit être dans une
-situation très ennuyeuse. L'accident est peut-être arrivé avec son
-yacht, et le mari n'y étant pas...
-
-—Qu'y peux-tu? répéta Simone—irritée de voir qu'elle n'en finirait pas
-avec cette triste histoire, et qu'après elle c'était Roger qu'on y
-mêlait.
-
-—Dame, tu sais, Jean n'a pas d'ami plus sûr ni plus intime que moi.
-J'ignore en quoi je pourrai lui être utile. Mais il me demande au plus
-tôt. Cela suffit, j'irai. Fais préparer ma valise, ma petite Simone. Je
-vais consulter l'indicateur, voir à quelle heure je dois être à Paris
-pour prendre l'express de ce soir.
-
-Mervil resta absent deux jours, pendant lesquels il ne fit parvenir
-à sa femme que des télégrammes et des lettres vagues, d'où celle-ci
-conclut cependant que la vie de Gisèle devait être sérieusement en
-danger. Le compositeur employait les plus fortes recommandations
-pour empêcher Simone de venir au Havre: car, ne se doutant point du
-refroidissement qu'avait subi cette amitié féminine, il craignait
-que l'inquiétude n'amenât tout à coup sa femme au beau milieu de
-circonstances où il ne lui convenait point qu'elle se trouvât. Il la
-croyait même encore tellement aveugle et folle de tendresse pour sa
-Gisèle, qu'il n'osait lui écrire la vérité. Cette vérité, il ne la lui
-apprit qu'à son retour, et encore avec les plus grandes précautions.
-Toutefois, quelques circonlocutions qu'il mît en usage, il fallut bien
-en arriver à la phrase catégorique, à la brutalité du fait,—de ce fait
-qu'il avait appris tout de suite par le télégramme de Jean d'Espayrac.
-Il fallut bien, à un moment donné, dire à Simone:
-
-—Gisèle est morte.
-
-Morte!... Comment cela se pouvait-il? Cette créature si jeune, si
-ardemment vivante, si belle!... Morte!... Jamais Simone n'aurait pu
-croire qu'elle en éprouverait un tel choc de douleur. Morte, sa Gisèle!
-Ah! maintenant elle lui pardonnait tout... Et sa propre humiliation, à
-elle-même, et les vilaines intrigues.—Mon Dieu! ses folies avaient bien
-leur excuse: son mari, ce pauvre Chambertier, était d'une si navrante
-bêtise, d'une si exaspérante platitude!—Morte!... Simone la revoyait
-comme la dernière, la toute dernière fois, dans le corridor de cette
-maison de Meudon, affolée, échevelée, lui criant: «Sauve-moi!...» avec
-les longues mèches de ses cheveux superbes s'accrochant aux broderies
-métalliques et à la ceinture pailletée de son peignoir oriental. Puis,
-le souvenir bondissant par-dessus les jours, elle la revoyait encore
-sur la petite place du village de Giens, choisissant des oursins dans
-le panier du pêcheur, et les mangeant ensuite, rieuse et debout dans le
-pan d'ombre de la petite maison aux lignes sèches, découpées sur le
-bleu violent du ciel, avec un arôme de mer dans l'air tranquille, et,
-tout autour, une sensation de chaleur et d'espace.
-
-Simone pleurait. Mais, tandis qu'elle croyait pleurer seulement sur
-Gisèle, quelque chose en elle, au plus profond de son être, pleurait
-sur elle-même—et elle ne s'en doutait pas.
-
-Enfin, elle dit à Roger:
-
-—Oh! que je sache comment elle est morte. Dis-moi tout... tout... Je
-serai très calme, j'aurai de la force.
-
-—Tu veux tout savoir?
-
-—Oui, tout.
-
-—C'est bien triste, ma Simone. Tu regretteras peut-être d'avoir exigé
-cela. Je serai obligé de te dire sur ton amie des choses que tu
-aimerais mieux ne pas connaître...—Il baissa la voix.—... Des choses
-que tu aimerais mieux ne pas m'entendre te dire.
-
-Simone fit un geste d'insistance pour qu'il parlât. Mervil reprit, se
-défendant encore:
-
-—Tu sais bien que tu t'es fâchée contre moi, le jour de la naissance
-de Hugues, parce que je disais que Gisèle... Enfin tu ne voulais pas
-croire...
-
-—Oh! s'écria Simone, tu l'accusais avec tant de légèreté, d'ironie!
-Mais va, maintenant... Je sais que tu n'ajouteras pas de commentaires
-cruels. Quoi qu'on dise des morts, on ne peut le dire qu'avec respect.
-
-Alors Mervil raconta tout—tout ce que Jean d'Espayrac, dans la
-tristesse et presque dans le remords de cette fin subite, lui avait
-révélé. D'abord, il avouait à son ami, le pauvre Jean, qu'il avait aimé
-Gisèle, mais que, depuis quelque temps, non seulement il ne l'aimait
-plus, mais encore il l'avait presque prise en grippe, et que cette
-liaison lui était devenue intolérable.
-
-—Prise en grippe?... répéta Simone avec surprise.
-
-—Oui. Elle lui avait causé des ennuis sans nombre... Ce duel ridicule
-avec le mari... Et pire que cela: j'ai cru comprendre qu'elle avait
-attiré quelque chagrin, quelque grosse humiliation à une personne que
-Jean respecte, adore... d'une adoration peut-être sans espoir.
-
-—M. d'Espayrac t'a dit cela?
-
-—A peu près. Tu comprends que je n'ai pas insisté.
-
-—Continue... dit Simone après un court silence.
-
-Et Mervil continua. Jean allait au Havre pour se séparer de Gisèle.
-Elle l'y suivait. Il faisait construire un yacht pour visiter cet hiver
-les côtes de la Méditerranée. Elle prétendait s'embarquer avec lui.
-Quand il lui représentait le scandale, elle déclarait s'en moquer. Elle
-ne pouvait plus vivre avec son mari; elle interdisait à Chambertier
-de la rejoindre au Havre; jamais elle ne reprendrait l'existence
-commune: plutôt mourir. Elle avait, paraît-il, fait tout au monde pour
-convaincre cet aveugle mari de son malheur conjugal; il n'y voulait pas
-croire. Puisqu'elle ne pourrait obtenir un divorce convenable qui lui
-permît d'épouser Jean, eh bien, elle vivrait avec lui sans l'épouser,
-voilà tout.
-
-—L'épouser?... interrompit Simone. Est-ce que, vraiment, M. d'Espayrac
-l'aurait épousée, si elle se fût rendue libre?
-
-Roger Mervil hocha la tête et leva les yeux au ciel avec une expression
-de physionomie qui peignait le comble de la misère terrestre,—d'où
-Simone conclut que tel était le jour peu favorable sous lequel
-d'Espayrac envisageait la perspective d'un mariage avec Gisèle.
-
-—Oh! Roger, dit-elle, comment peux-tu faire des grimaces en parlant de
-ma pauvre amie!...
-
-Mervil qui, au fond, n'avait jamais eu pour Gisèle qu'une antipathie
-profonde, rappela aussitôt sur son maigre et expressif visage un air de
-circonstance, et continua son récit.
-
-—Entre d'Espayrac et Mme Chambertier, reprit-il, les rapports étaient
-devenus fort peu tendres. Elle l'excédait; et comme, en dépit des
-politesses de Jean, elle commençait à s'en apercevoir, elle s'en
-prenait à lui. Elle lui faisait des scènes violentes. D'ailleurs,
-c'est dans l'ordre des choses. Un bandit de grand chemin a plus de
-chances d'être bien traité par une femme qu'un amant qui fait mine de
-se refroidir.
-
-—Roger, pas de réflexions sceptiques, je t'en prie.
-
-—Le bateau de Jean était construit, fini, depuis quelque temps. Il
-voulait le mettre à l'essai par un petit voyage en Angleterre et en
-Écosse. Mais pas moyen de partir. Emmener Gisèle,—il ne le voulait à
-aucun prix. Laisser Gisèle,—il ne s'y déciderait pas sans tâcher de la
-décider elle-même à rester. Or la pauvre femme le menaçait de toutes
-les violences. Jean n'avait pas peur qu'elle les exécutât, mais il est
-bon. Il ne saurait mal agir avec une femme, surtout une femme dont le
-plus grand tort est de l'aimer. Il devenait donc une façon d'_Adolphe_,
-tout aussi malheureux et tout aussi embarrassé que l'autre. Mais un
-beau soir, après une discussion plus décisive et plus pénible que
-toutes les autres, voilà Gisèle qui se soumet. Puisqu'il veut qu'elle
-le quitte, elle le quittera. Ne voit-elle pas que tout est fini? Jean
-proteste que non, qu'il l'aime toujours, d'autant plus sincèrement
-qu'il la voyait s'assouplir avec une grâce très soudaine et très
-touchante. Elle secouait la tête: «Non, non... J'ai lutté tant que j'ai
-pu... Mais c'est fini... Tout est fini.» D'Espayrac pensa que c'était
-peut-être une feinte ou une boutade... Mais pas du tout. Le lendemain,
-le surlendemain, ce fut la même chose. Elle ne montrait plus que de
-la résignation, un peu de tristesse et beaucoup de fierté. Jamais il
-ne l'avait vue plus femme, plus séduisante, plus mélancoliquement
-jolie. Mais comme il ne voulait pas se laisser reconquérir par tout
-cela, il profitait de sa liberté recouvrée; il hâtait ses préparatifs
-de départ. Le jour vint où il fallut se dire adieu; ils dînèrent
-ensemble, à bord du yacht. C'était une dernière fantaisie de Gisèle,
-si doucement demandée que Jean n'avait pas eu la force de dire non.
-«Comme cela,» répétait-elle en regardant vers le large, «je me figure
-que nous sommes partis ensemble, que nous sommes loin de la terre, loin
-du monde, tous deux seuls, pour toujours...» D'Espayrac avait le cœur
-un peu serré. Il la ramena chez elle, à Frascati, dans l'appartement
-qu'elle y avait.—«Vous allez coucher à bord?» demanda-t-elle. Il lui
-répondit que non, qu'il rentrait chez lui, dans la ville, mais qu'il
-embarquait le lendemain à la première heure. Elle lui dit adieu avec
-beaucoup de calme. «Plus de calme,» m'a dit Jean, «que je n'en avais
-moi-même.» Le lendemain matin, d'Espayrac arrive à son bateau en même
-temps que son capitaine, qui, également, avait dormi à terre. Ils
-trouvèrent le maître d'équipage fort embarrassé. L'homme avait quelque
-chose à dire, et ne pouvait s'y décider. Enfin il avoua que la jeune
-dame qui avait dîné hier lui avait offert, pour lui et ses matelots,
-une très forte somme s'il la laissait seulement passer la nuit à bord.
-Elle reviendrait vers onze heures du soir, et jurait d'être repartie
-le matin avant que ces messieurs arrivassent. Dame! on le payait si
-bien, et pour si peu de chose... Il n'avait pas su dire non. On avait
-fait le lit de la dame dans la cabine d'honneur... Mais voilà... Elle
-n'était pas partie comme elle l'avait si formellement promis. Et, sans
-doute, elle dormait encore, car, tout à l'heure, on avait frappé à
-plusieurs reprises, et elle n'avait pas répondu. «Allons,» pensa Jean,
-«l'obstination des femmes est véritablement invincible. Il va falloir
-que je l'emmène.»—«Elle a sans doute fait apporter des bagages?»
-demanda-t-il au marin.—«Non, monsieur, rien qu'une très légère valise,
-contenant sans doute ses effets de nuit.» D'Espayrac alla frapper à
-son tour à la porte de la cabine. Pas de réponse. Il essaya d'ouvrir.
-Elle était fermée à clef. Une telle inquiétude le prit alors qu'il fit
-forcer la serrure. Il entra... Et que vit-il dans la jolie cabine si
-pimpante avec ses vernis miroitants, ses tentures fraîches?... Gisèle
-étendue tout habillée sur le lit, morte, asphyxiée par le parfum d'une
-profusion de grands lis blancs, dont elle avait jonché l'étroite pièce,
-dont elle s'était presque recouverte elle-même. Voilà ce que renfermait
-cette valise dont la légèreté avait surpris le maître d'équipage...
-Une cargaison de fleurs. Et ces fleurs, dans le tout petit réduit de
-la cabine, si soigneusement calfeutré, fermé, n'avaient que trop bien
-accompli leur meurtrière mission: elles avaient endormi la pauvre
-femme... Elles l'avaient endormie pour toujours.
-
-Plusieurs fois, pendant ce long récit, les questions ou les
-exclamations de Simone avaient interrompu Mervil. Maintenant, elle ne
-disait plus rien; elle pleurait de nouveau, amèrement, abondamment.
-Elle pleurait sur son amie—et, dans le secret de son être, il y avait
-aussi des larmes inconscientes qui coulaient sur elle-même. Car tel
-est le fond le plus amer de tous les deuils humains: c'est ce qui est
-vulnérable et mortel en nous qui se trouble des blessures et de la mort
-des autres.
-
-Pour le moment, Simone n'en voulut pas savoir davantage. Plus tard
-elle apprit comment d'Espayrac, éperdu, avait télégraphié à Mervil:
-«Elle est morte chez moi, pour moi. Accours, au nom du ciel.» Lorsque
-Roger était arrivé au Havre, Mme Chambertier, par les soins de Jean,
-avait été déjà transportée dans sa chambre, à Frascati; et là, dans
-cet appartement d'hôtel, on avait—pour ne pas dire au mari toute la
-vérité—simulé le drame de sa fin volontaire, le meurtre silencieux
-des fleurs. Pour Chambertier, appelé aussi par télégramme, c'était
-dans cette pièce banale et sur ce lit indifférent qu'elle avait dormi
-son mortel sommeil embaumé. Le pauvre homme, tout à fait abasourdi et
-inconsolable, traversait en ce moment toute la France, pour porter
-le corps de sa femme dans leur propriété d'Hyères: car, au sommet du
-sauvage rocher, quelques tombes se dressent. Et là, bien haut sous
-l'éternel ciel bleu, dans l'incessant murmure des mers, parmi le
-frisson des plantes aériennes, devait reposer pour jamais cette Gisèle
-aux yeux et aux lèvres de sphinx, aux yeux et aux lèvres de mystère et
-de volupté.
-
-
-
-
-XVIII
-
-
-Des mois, des saisons, des années, passèrent, de ces années, d'abord si
-lentes et si pleines, puis dont le cours se rétrécit et se précipite
-à mesure que l'on avance dans la vie. Simone Mervil constatait avec
-étonnement et mélancolie combien—la trentaine passée—s'accélère la
-fuite de ce mince filet de jours. En voyant si vite grandir sa fille,
-et en se rappelant quelles proportions illimitées l'avenir prend à
-cet âge, elle n'en revenait pas! N'était-ce pas hier qu'elle avait,
-elle aussi, quinze ans? Et déjà elle ne pouvait plus regarder en
-avant, comme autrefois: car, en avant, c'était l'âge mûr, puis la
-vieillesse... c'est-à-dire à peine encore la vie,—la période de graduel
-effacement où la jolie Simone Mervil ne se retrouverait plus elle-même
-que dans son seul souvenir.
-
-Ces réflexions qui commençaient à l'effleurer—mais avec une douceur à
-peine triste, comme la première brise où l'on sent un air d'automne—lui
-rendaient plus profondément, plus âprement délicieuses les jouissances
-de son présent. Le nom de Mervil avait grandi encore; une large fortune
-leur était venue. Le petit hôtel de la rue Ampère ne représentait
-plus qu'une aile infime dans la vaste maison de style Renaissance
-qu'ils avaient fait construire. Leurs deux enfants animaient cette
-demeure d'un mouvement perpétuel de jeunesse, de tendresse, de grâce
-intellectuelle et physique: car c'étaient des natures très diverses,
-mais très charmantes et merveilleusement douées, celles de Paulette et
-de Hugues.
-
-Eux-mêmes, Simone et Roger, plus enfoncés chaque jour dans une
-intimité pleine de confiance et d'adoration, goûtaient ce bonheur si
-rare du dédoublement de l'être dans un autre être dont on se sent
-parfaitement compris et parfaitement aimé. Elle s'enivrait plus que
-lui de ses triomphes d'artiste; et lui se grisait plus qu'elle-même de
-ses succès de femme. Car Simone, malgré ses trente-cinq ans, gardait
-sa fraîcheur blonde d'extrême jeunesse, son charme de madone du moyen
-âge, frivolement vêtue en Parisienne; et elle promenait dans le monde,
-autour de son joli front pur, l'auréole d'une réputation tout à part,
-d'un universel respect, que rien, dans ce Paris pourtant si sceptique,
-n'avait un seul instant ternie.
-
-Puis, pour rendre plus douce encore la fête de son cœur, et plus
-triomphante sa victoire définitive sur elle-même et sur la vie, il
-y avait au loin—oh! très loin, comme un parfum vague et rarement
-respiré—le sentiment bizarre et profond que lui avait gardé M.
-d'Espayrac, l'espèce de culte qu'à distance, respectueusement et
-dévotement, il élevait vers elle, et qui semblait avoir imprégné cette
-insouciante nature masculine d'une ferveur singulière. Simone le voyait
-aussi peu que possible, malgré les rapports de travail et d'amitié qui
-subsistaient toujours entre Mervil et Jean. Mais quand elle n'avait
-pu faire autrement que de se trouver en face de lui, il fallait bien
-qu'elle remarquât la soumission attendrie de ces yeux d'homme, de
-ces yeux jadis tout étincelants d'amoureuse arrogance. C'était un si
-discret hommage, qu'elle y recueillait sans remords une satisfaction
-d'orgueil. Et il y avait eu d'ailleurs, depuis quelques années, dans
-l'existence de M. d'Espayrac, des changements dont elle se sentait
-bien un peu la cause. Elle n'eût pas été femme si elle n'y avait pas
-reconnu le désir de se réhabiliter, pour ainsi dire, auprès d'elle.
-Sans doute, ce qui avait mis une ombre grave sur le front de ce joyeux
-viveur, c'était la mort de Gisèle. Pourtant on ne transforme pas ses
-goûts, ses façons de penser, ses habitudes, parce qu'une femme est
-morte d'amour, quand soi-même on ne l'aimait plus. Simone savait bien
-que si M. d'Espayrac avait un moment délaissé le libretto d'opérette
-pour publier un volume de vers pleins de regrets imprécis et délicats,
-ce n'était pas qu'il se repentît d'avoir désespéré la maîtresse qui
-n'était plus, mais c'était qu'il ne pouvait se pardonner d'avoir
-méconnu, offensé l'autre, et de n'avoir pas su retenir le seul amour
-auquel jamais il eût attaché quelque prix. Elle savait encore qu'il
-travaillait beaucoup, qu'il était devenu ambitieux, et qu'on ne lui
-connaissait aucune liaison féminine sérieuse.
-
-Et ces circonstances, qui ne pouvaient plus toucher le cœur si bien
-guéri de Simone, ne déplaisaient point à sa fierté. Toutefois, ce
-dont elle gardait le plus de gré peut-être à M. d'Espayrac, c'était
-que jamais il ne lui imposait sa présence, quand il n'y était point
-absolument forcé par ses relations avec Mervil. C'est ainsi qu'en été,
-elle ne le voyait guère, car il suffisait que la famille du compositeur
-allât en Suisse pour que Jean restât dans les environs de Paris;
-ou, si ses amis s'établissaient sur quelque plage, lui-même partait
-immédiatement pour les montagnes.
-
-Simone eut donc lieu d'être étonnée lorsqu'une après-midi, en rentrant
-chez elle, dans une villa louée pour la saison près de Cabourg, elle
-entendit dans le jardin monter le rire musical de Jean. Avant de
-pousser la grille de bois qui, du côté de la mer, fermait leur petit
-domaine, elle s'arrêta pour écouter. Et elle entendit, sans distinguer
-les paroles, la voix qu'elle connaissait si bien. «C'est la première
-fois qu'il arrive ainsi à l'improviste,» pensa-t-elle, contrariée. «Et
-justement Roger ne revient de Paris que demain.»
-
-Elle ouvrit vivement la grille; la sonnette retentit, et, à ce
-tintement, ses deux enfants accoururent au-devant d'elle.
-
-Paulette était devenue une admirable jeune fille, plus grande que sa
-mère, avec une taille fine et des épaules larges, la poitrine haute
-et les hanches gracieuses, le corps souple et robuste d'une nymphe
-chasseresse, surmontée d'une tête encore très enfantine, aux traits
-un peu trop accusés peut-être, mais aux yeux splendides,—des yeux
-noirs, fondus et veloutés entre de longs cils d'ombre, des yeux où
-la hardiesse et la volonté se noyaient par instants en une timidité
-presque farouche.
-
-Quant à Hugues, c'était un beau petit garçon de huit ans, dont les
-franches prunelles bleu foncé contrastaient avec celles de sa sœur. Il
-bondissait maintenant, pour embrasser sa mère le premier. Le jeu avait
-rendu son charmant visage tout rouge, malgré la légèreté de son costume
-de flanelle blanche; et il gardait encore à la main une raquette de
-tennis.
-
-—Bonjour, mes chéris. Où est M. d'Espayrac?
-
-Ils eurent un même geste d'étonnement.
-
-—M. d'Espayrac? Mais il n'est pas ici.
-
-—Allons donc! fit Simone en riant. Vous voulez me faire une farce, à
-vous trois. C'est trop tard. Je l'ai entendu avant d'ouvrir la porte.
-
-—Maman, dit Paulette, à quoi penses-tu? Je t'assure que nous n'avons
-pas vu M. d'Espayrac.
-
-Et Hugues répétait:
-
-—Nous ne l'avons pas vu.
-
-—Oh! les entêtés! dit Simone. Attendez un peu... Où se cache-t-il?
-
-Elle se mit à parcourir le jardin, un rectangle dénudé, à peine
-verdoyant, tout desséché par le vent de mer, et où les cachettes
-étaient rares entre les grêles tamaris. Au milieu, sur la pelouse,
-était tendu le grand filet blanc, par-dessus lequel les enfants, déjà,
-recommençaient à se renvoyer les balles.
-
-—Cherche, tu ne trouveras personne, cria Paulette. Quelle drôle d'idée
-t'est venue là, maman!
-
-—Tiens... le voilà, M. d'Espayrac, dit le petit Hugues.
-
-Et, par espièglerie, il lança de toute sa force une des balles du
-tennis contre l'ombrelle ouverte de sa mère. En même temps, il éclatait
-de rire.
-
-Simone se retourna vivement; le gamin, fort amusé, se jeta sur l'herbe,
-se roula de joie. Paulette elle-même, assez grave d'habitude, souriait,
-trouvait cela drôle.
-
-Cependant leur mère demeurait debout dans l'allée, pétrifiée, d'une
-pâleur soudaine, et les yeux fixés sur son fils avec une sorte
-d'effroi. Si bien que le petit, remarquant aussitôt qu'elle ne
-s'égayait pas avec eux, vint lui demander pardon, croyant lui avoir
-causé une frayeur par le choc brusque sur l'ombrelle.
-
-Elle l'écarta, rentra. Puis, une fois dans sa chambre, elle vint
-se mettre à la fenêtre. Et elle suivait leur jeu, mais d'un air
-d'épouvante. Ses yeux se fermaient, ses mains se crispaient d'angoisse
-chaque fois que, jusqu'à elle, montait le rire de son fils.
-
-Ainsi donc, elle n'avait jamais remarqué cela? Non, jamais cette
-similitude de timbre ne l'avait frappée. Peut-être la petite voix grêle
-de l'enfant était-elle encore jusque-là trop différente des graves
-accents de l'homme fait? Peut-être les yeux avaient prolongé l'erreur
-de l'oreille: car, lorsqu'elle regardait Hugues, jamais elle ne pensait
-à _l'autre_. Il avait fallu qu'elle l'entendît de loin sans le voir
-pour découvrir que son fils avait le rire de Jean d'Espayrac!... Et
-maintenant, plus elle écoutait, moins elle en pouvait douter: c'étaient
-bien, en une clef plus aiguë, les quelques notes trop familières,
-la modulation caractéristique que Mervil avait choisie comme un
-_leit-motiv_ de gaieté dans une de ses œuvres. Hugues avait le rire de
-Jean! Il avait la nuance de ses yeux!...
-
-Les yeux bleus de Hugues!... Oh! Simone se rappelait maintenant avec
-quelle angoisse elle les épiait jadis, une angoisse telle que la jeune
-mère allait réveiller, pour les examiner encore, son petit enfant dans
-son berceau. Puis elle s'y était accoutumée. Elle n'avait plus vu là
-qu'une simple coïncidence. Mais le rire, maintenant... le rire!...
-«Oh! le voilà, le voilà encore! Il rit, cet enfant! Mon Dieu! pourquoi
-rit-il comme cela toujours? On doit l'entendre jusque sur la plage!»
-
-Simone se pencha sur l'appui de la fenêtre.
-
-—Qu'est-ce que c'est donc, mon mignon? Comme tu es bruyant aujourd'hui!
-Il faut te tenir tranquille maintenant. Prends un livre.
-
-—Oh! petite mère...
-
-—Tu ris trop haut. Tu me fais mal à la tête.
-
-—Je ne rirai plus.
-
-—Non, je te le défends. Si je t'entends encore, je te forcerai à
-prendre un livre.
-
-Ah! combien de fois, à partir de ce jour, il devait, le petit Hugues,
-entendre ces mots: «Ne ris pas!» Tantôt sa maman avait mal à la tête,
-tantôt elle lui représentait combien était vulgaire cette gaieté si
-tapageuse, tantôt son père travaillait et il pourrait le déranger. Et
-toujours, dès que ses lèvres joyeuses s'ouvraient, la même défense
-revenait bien vite.
-
- * * * * *
-
-Non, ne ris pas, petit Hugues. Car ce que ta mère a entendu dans ton
-rire, ce qu'elle y a découvert, d'autres pourraient l'entendre et le
-découvrir aussi. L'homme dont tu portes le nom célèbre est là, tout
-près, dans son cabinet de travail; et son génie de musicien, qui a
-fait de l'autre rire un _leit-motiv_ de gaieté, ne s'y tromperait pas
-toujours, et peut-être ferait-il du tien un _leit-motiv_ de doute,
-d'épouvante et de désespoir. Ne ris pas, petit Hugues, ne ris pas!...
-
- * * * * *
-
-Depuis cette après-midi dans la villa de Cabourg, tout le bonheur de
-Simone Mervil ne fut plus qu'une parure extérieure, qu'elle continua de
-porter pour tromper son mari, ses enfants, le monde. La pauvre femme
-n'eut plus un instant de repos. Elle ne pouvait plus voir son mari
-regarder son fils sans s'imaginer que, dans les yeux du musicien, tout
-à coup allait passer quelque effrayante lueur. Elle ne pouvait plus
-les voir jouer ensemble et se lutiner avec des éclats de rire, sans
-trembler que Roger ne tressaillît et ne s'arrêtât tout pâle, comme elle
-avait tressailli, comme elle s'était arrêtée, si pâle elle-même, dans
-l'allée du jardin, au bord de la mer.
-
-Et le supplice devint tel, la terreur, en elle, prit une si
-insupportable intensité, que Simone en arriva à cette chose inouïe pour
-elle et pour Mervil, d'obtenir qu'on éloignât l'enfant de la maison,
-qu'on le mît interne dans un lycée, et dans un lycée de province, afin
-qu'il sortît le plus rarement possible. Comment elle y décida son mari,
-ce fut par cette ténacité féminine, qui, après avoir insinué le germe
-d'une pensée, ne le laisse pas mourir, mais l'entretient, le développe
-par la répétition, y ramène toujours des sujets les plus éloignés, fait
-que tout devient exemple, raison, précédent, pour l'action en vue; si
-bien que l'action, ensuite, se fait fatalement, comme d'elle-même et
-par la force des circonstances. Le grand prétexte, en cette occasion,
-ce fut la santé de Hugues,—santé morale et physique. Rien ne trempait
-mieux les garçons que la vie de collège, non pas dans les internats
-renfermés et malsains de Paris, mais dans un pays de bon air.
-
-Ce fut ainsi qu'à neuf ans, cet enfant qui n'avait jamais quitté sa
-mère, et que sa mère adorait, fut conduit comme pensionnaire au lycée
-de Chartres. Ah! dans le train, tandis que la malheureuse, le cœur
-brisé, s'étouffait pour ne pas faiblir et fondre en larmes devant son
-fils, elle n'avait plus besoin de lui dire: «Ne ris pas.» Il ne riait
-plus, le petit Hugues. Il pleurait tellement que ses beaux yeux bleus
-eux-mêmes, gonflés et comme déteints, n'auraient pu compromettre sa
-mère, et ne ressemblaient plus du tout aux prunelles saphir de M.
-d'Espayrac.
-
-Quand elle revint de ce triste voyage, Simone fut tellement malade
-qu'elle espéra mourir. Elle, si heureuse encore quelques mois
-auparavant, si bien guérie de ses chagrins et de ses fautes, si fière
-de la confiance de son mari, de l'estime du monde et du dévouement
-délicat de M. d'Espayrac, elle retombait au fond d'un abîme pire que
-tout ce qu'elle avait entrevu lorsqu'elle avait glissé vers la chute.
-Elle en venait à penser avec obstination aux grands lis blancs de
-Gisèle. Pourquoi, elle aussi, ne s'endormirait-elle pas au milieu des
-fleurs? Ce souvenir et ce désir la hantaient. Que pouvait-elle espérer
-de l'avenir? Hugues ne grandirait, elle en était sûre à présent, que
-pour devenir le vivant portrait de Jean d'Espayrac. C'était miracle
-que personne encore n'eût été frappé par cette ressemblance. Mais, qui
-sait? D'autres qu'elle l'avaient remarquée sans doute, et en souriaient
-déjà? Grands dieux! quelle serait sa position plus tard, entre son mari
-et son ancien amant, quand tous deux auraient enfin ouvert les yeux à
-l'évidence?...
-
-Cependant Mervil, qui s'affligeait de l'espèce de langueur dans
-laquelle tombait sa femme, voulut distraire Simone, la força de sortir
-beaucoup, sous prétexte qu'il fallait maintenant mener Paulette dans
-le monde. Un soir de première représentation au Cirque Moderne, ils
-se trouvaient tous les trois dans une loge, lorsqu'ils aperçurent M.
-d'Espayrac qui, d'un fauteuil, les saluait de la main. Roger fit signe
-à son ami de les rejoindre.
-
-Jean, lorsqu'il entra dans la loge, fut frappé de l'air maladif et
-douloureux qui transformait le visage de Simone. Il ne l'avait pas
-rencontrée depuis longtemps, et le désastre de cette physionomie, qu'il
-avait vue la même durant plus de dix années, lui serra le cœur. Les
-joues se creusaient maintenant au lieu de dessiner leur fin ovale;
-le nez aminci paraissait modelé dans de la cire; la bouche gardait,
-vers les coins abaissés, comme un tremblement de larmes, et, dans la
-tristesse des yeux, il y avait un peu d'effarement.
-
-A côté de sa mère, Paulette rayonnait, d'une splendeur de santé, de
-vivante jeunesse, de grâce épanouie, qui fut un autre étonnement pour
-le poète, habitué à la voir près de sa gouvernante, dans sa petite robe
-d'écolière.
-
-Et Simone, qui surprit le regard de Jean ramené d'elle-même à sa fille,
-eut une sensation vague et pénible, qu'elle ne s'expliqua pas tout de
-suite.
-
-M. d'Espayrac s'informa de sa santé. Mme Mervil déclara qu'elle
-souffrait seulement d'un peu d'anémie; mais, derrière elle, Roger
-secouait la tête. Quelque chose de lourd et d'obscur semblait s'être
-abattu sur eux.
-
-Pour faire diversion, M. d'Espayrac se mit à taquiner Paulette.
-
-—Vous savez, lui dit-il, que le directeur va réclamer à votre père
-des dommages-intérêts. Toute la représentation est manquée; le public
-ne regarde que vous, et quant aux acteurs, ils en perdent la tête. Il
-n'est pas permis d'être jolie comme cela. On parle d'un clown qui s'est
-déjà retiré dans les écuries pour se faire sauter la cervelle.
-
-—Eh bien, et vous, monsieur? dit tranquillement Paulette en levant ses
-grands yeux sur lui.
-
-—Moi? fit Jean interloqué.
-
-—Bravo! dit Mervil en riant. Voilà ce que j'appelle mettre un homme au
-pied du mur. Puisque tout le monde est amoureux d'elle, parbleu, avoue
-que tu l'es aussi.
-
-—Jamais de la vie! s'écria plaisamment d'Espayrac. Elle m'a fait trop
-de niches quand elle était petite. D'ailleurs, c'est passé, pour moi,
-l'âge de faire la cour aux jeunes filles.
-
-Paulette le regarda et sourit d'un sourire de coquetterie et de malice,
-instinctivement femme déjà, avec le plissement un peu moqueur des
-paupières sur ses yeux noirs si beaux.
-
-Alors Simone comprit ce qui, tout à l'heure, lui avait fait mal quand
-elle avait vu Jean s'approcher de sa fille, quand elle avait constaté
-dans l'admiration involontaire de ce regard d'homme, mieux que dans la
-réalité, la transformation de cette enfant en une rayonnante créature
-faite pour inspirer l'amour et pour le ressentir. Si Paulette allait
-s'éprendre de M. d'Espayrac! Si cette pauvre petite, avec les illusions
-enchantées de son âge, allait s'égarer dans ce rêve impossible! Si elle
-allait éprouver pour cet homme, resté si séduisant et si jeune, ce
-qu'elle, Simone, éprouvait à seize ans pour Roger,—Roger, lui aussi, de
-beaucoup plus âgé qu'elle-même. Si elle allait l'aimer, l'aimer jusqu'à
-en souffrir, l'aimer jusqu'à en mourir, cette innocente, qui jamais ne
-connaîtrait l'obstacle abominable... Ah! faudrait-il que Simone eût
-commis ce crime-là aussi de faire le malheur de sa fille!
-
-Dans l'état d'ébranlement moral où, depuis quelques mois, se trouvait
-Mme Mervil, cette nouvelle crainte devait prendre sur-le-champ des
-proportions démesurées. A peine, en effet, cette idée se fut-elle
-formulée dans son esprit, que Simone eût voulu saisir Paulette par la
-main, se lever et s'enfuir. Elle restait l'oreille tendue avec angoisse
-aux badinages de la jeune fille, qui, évidemment, _flirtait_ avec le
-beau d'Espayrac. Tous deux, à présent, discutaient les mérites et les
-défauts d'un travail de haute école, qu'on exécutait sous leurs yeux.
-
-—Moi, disait Paulette, j'adore tant les chevaux que, si j'avais dû
-gagner ma vie, je me serais faite écuyère. Est-ce vexant de ne pas
-pouvoir sortir du manège parce que papa ne monte pas, et ne peut pas
-m'accompagner!
-
-—Attendez que vous soyez mariée, répondait Jean. Vous trouverez bientôt
-quelque malheureux à réduire en esclavage. Alors vous irez au Bois avec
-lui.
-
-—Ah! reprit-elle, je n'épouserai certainement pas un homme qui n'aurait
-pas la passion des chevaux et qui ne serait pas excellent écuyer.
-
-Cette déclaration étourdie vint ajouter au trouble de la pauvre mère,
-car M. d'Espayrac était connu comme l'un des plus élégants cavaliers
-civils de l'avenue des Poteaux.
-
-Cependant la représentation continuait. Après le travail en haute
-école, on disposa sur la piste une table longue, portant des petites
-barres fixes, des petites échelles, des petites balançoires. Et une
-personne qui, malgré le maquillage, ne paraissait plus de la première
-jeunesse, mais dont les formes un peu lourdes se dessinaient sous un
-maillot mauve à rubans maïs, vint exhiber des rats blancs qu'elle avait
-dressés.
-
-Cette vue n'offrant rien de bien attrayant, on s'était mis à bavarder
-dans la loge des Mervil. Le public, d'ailleurs, restait froid. Et les
-rats se balançaient, se suspendaient aux barres fixes, montaient
-aux échelles, sans exciter beaucoup d'enthousiasme. Mais Jean qui,
-par hasard, regarda du côté de la femme au maillot mauve, eut une
-exclamation:
-
-—Tiens! c'est trop fort!
-
-—Quoi donc? demanda Paulette.
-
-Comme ce qui provoquait l'étonnement de M. d'Espayrac ne pouvait être
-dit à la jeune fille, ce fut vers Mervil que le poète se tourna. Il lui
-chuchota quelques mots à l'oreille. Le compositeur, à son tour, regarda
-la montreuse de rats. Il l'examina un instant, puis il dit:
-
-—Mais non, tu dois te tromper.
-
-—Ah! je suis bien sûr que si, par exemple, se récria d'Espayrac.
-
-Mervil regarda encore, et secoua la tête.
-
-—Sont-ils malhonnêtes, maman, de se parler comme ça tout bas! s'écria
-Paulette exaspérée de curiosité.
-
-—Qu'est-ce donc? demanda nonchalamment Simone. Est-ce que, moi non
-plus, je ne dois pas savoir?...
-
-—Oh! mon Dieu si, madame, dit d'Espayrac.
-
-Mais il eut un mouvement d'hésitation, et se tourna vers son ami:
-
-—N'est-ce pas, Roger?... Je peux dire à ta femme?...
-
-—Ah! grands dieux, oui! Quelle importance est-ce que cela peut avoir?
-
-Alors d'Espayrac, se penchant vers Simone, murmura:
-
-—Cette femme, avec ses rats... Eh bien, vous ne savez pas ce que
-c'est?... C'est Netty Davidson, un ancien _flirt_ à notre ami Roger.
-
-Netty Davidson!... A dix ans de distance, ce nom produisit encore chez
-Simone une secousse douloureuse. Cette femme, cette grosse femme si
-vulgaire, quoi! elle avait eu l'humiliation d'en être jalouse! C'était
-cette créature qui avait eu le pouvoir de troubler toute sa vie, à
-elle, la belle et respectée Mme Mervil, car c'était à cause de cette
-créature qu'elle avait accepté l'idée de la trahison par désir de
-vengeance.
-
-Simone regarda son mari. Qu'éprouvait-il en retrouvant cette femme,
-pour laquelle il avait si maladroitement risqué la paix de son ménage,
-et leur bonheur, leur honneur à tous deux? Cette femme qui avait été
-sienne, et que, peut-être, il avait aimée?...
-
-Roger, visiblement, n'éprouvait rien du tout. Le nom de Netty Davidson,
-pas plus que l'aspect de la dame au maillot mauve, n'avait rien fait
-vibrer sous son plastron blanc. Ce lointain souvenir, à peine distinct,
-ne pouvait plus reprendre corps, malgré les détails que Jean lui
-chuchotait de nouveau pour lui rafraîchir la mémoire. Non, vraiment, il
-ne se rappelait plus. Son œil restait vague, ses épaules se haussaient
-d'un geste de doute... Après tout, c'était possible. Et puis, quoi? Ce
-maillot mauve ne valait pas la peine qu'on établît son identité.
-
-Ainsi voilà donc tout ce qui restait dans la vie de Roger de sa faute,
-à lui? Rien, pas une trace, pas une ombre, pas un tressaillement! Et
-de la sienne, à elle, Simone? O Dieu! de la sienne, elle traînait,
-elle traînerait jusqu'au bout le douloureux fardeau. Elle en avait
-souffert, pleuré, saigné, il y avait dix ans; elle en souffrirait, elle
-en pleurerait, elle en saignerait sans doute encore dans dix ans à
-venir! Qu'avait-elle fait de plus que Roger pourtant? Il avait eu une
-maîtresse pendant quelques semaines; et elle, Simone, elle avait eu un
-amant pendant quelques jours. C'était tout. Encore son mari avait-il
-commencé; elle, du moins, elle avait l'excuse de la blessure reçue
-et de la jalousie. Cependant, comme elle expiait!... Et lui? Lui, il
-soulevait les épaules et ne savait même plus ce que l'on voulait dire.
-
-Alors Simone vit, ce soir-là,—ce soir de cirque, tandis que la monotone
-musique et le monotone spectacle tournoyaient dans sa tête,—ce que
-jamais encore elle n'avait vu, depuis cet autre soir, si lointain
-déjà, où, par la vitre de son coupé neuf, elle avait aperçu son mari
-qui montait en voiture avec une autre femme. Elle vit que parfois
-la vengeance est moins équitable que le pardon. Et elle vit aussi
-que, d'un sexe à l'autre, en matière d'amour, il n'y a pas de justice
-possible. La nature et la société ont créé trop d'abîmes entre l'homme
-et la femme; trop divers sont leurs droits, leurs devoirs, leurs
-responsabilités, pour que leurs actes puissent être pesés à la même
-balance. Égales dans la douleur qu'elles infligent, leurs infidélités
-sont radicalement inégales au point de vue des conséquences. Or la
-douleur s'efface, mais les conséquences demeurent.
-
-Voilà ce qu'elle comprit, Simone, tandis que les cuivres éclataient
-et bruissaient, que les chevaux tournaient, et que papillotait un
-envolement de jupes roses dans des ronds de papier crevés. Elle avait
-guéri, dès longtemps, de la trahison de Roger, mais guérirait-elle
-jamais de la justice qu'elle s'était faite?
-
-
-
-
-XIX
-
-
-C'est étonnant, disait Mervil d'un air soucieux,—un jour que, sa
-femme étant trop souffrante, il avait reconduit Hugues au lycée de
-Chartres,—c'est étonnant que cet enfant ne s'habitue pas à la vie de
-collège! Ne crois-tu pas, ma chère amie, qu'il faudra nous décider à le
-retirer... à essayer d'autre chose... L'externat à Paris, par exemple,
-avec un précepteur à la maison?
-
-—Il s'habituera, dit Simone, je t'assure qu'il s'habituera.
-
-—Ah! reprit Mervil, pour moi, c'est bien la dernière fois que je l'y
-ramène. Je ne comprends pas comment tu en as le courage.
-
-—Il a encore pleuré? demanda la mère d'une voix tremblante.
-
-—Mais oui, bien sûr, il a pleuré. Il m'a tellement supplié de ne pas le
-laisser là-bas, que, si je n'avais pas eu quelque scrupule à agir sans
-toi, sans nous être entendus, ma foi! je le faisais remonter dans le
-train.
-
-—Ce ne serait pas raisonnable, dit Simone.
-
-—Sans doute. Enfin... Puisque c'est pour son bien.
-
-Il y eut un silence. Puis le père reprit:
-
-—Si ce n'était que le jour de la rentrée! Mais il m'inquiète, ce
-petiot. Je trouve qu'il change.
-
-—Mon Dieu! Comment cela?
-
-—Oui, tu n'es pas de mon avis, qu'il a mauvaise mine? Puis il perd son
-entrain, sa gaieté. Même les jours de vacance, à la maison, il pense
-tellement au retour en classe, qu'il en est tout triste... Il ne rit
-plus.
-
-IL NE RIT PLUS!!!... La mère eut un grand tressaillement de remords. Il
-ne riait plus, son enfant, son cher petit Hugues. Et c'était à cause
-d'elle! C'est elle qui l'avait voulu ainsi!
-
-Quand le père eut quitté la chambre, elle pleura, elle pleura
-longtemps. Puis elle eut une révolte contre cette barbarie à laquelle
-elle se forçait. Non, ce n'était plus possible! Puisque l'enfant ne
-s'habituait pas, elle ne le laisserait pas dépérir ainsi loin d'elle.
-On allait le faire revenir, voilà tout. On n'attendrait même pas la fin
-du semestre. Quant à ce qui arriverait dans la suite?... Eh bien, à la
-grâce du ciel! Qu'elle souffre encore davantage, s'il le fallait...
-Mais que le petit soit heureux!
-
-Aussitôt qu'elle parla de reprendre Hugues, Mervil fut tout content.
-Mais, comme il se méfiait de sa faiblesse et se reprochait d'aller
-peut-être—tant il avait été influencé dans l'autre sens—contre le
-véritable intérêt de son fils, ce fut lui qui, le plus chaudement,
-conseilla d'attendre jusqu'à la fin du semestre. Il s'en fallait
-seulement d'une dizaine de semaines.
-
- * * * * *
-
-—Maman, dit le petit Hugues,—un jour d'adieux trempés de larmes dans
-le parloir du lycée,—ne me laisse pas, vois-tu... Il y a encore deux
-mois! Je n'irai jamais jusqu'au bout. Deux mois, c'est trop long pour
-un petit garçon comme moi.
-
-Elle se moqua de lui, tendrement. Mais elle fut secouée d'une terreur
-presque superstitieuse lorsque, deux jours après, elle reçut une lettre
-du proviseur lui annonçant que son fils était malade. Puis elle se
-remit un peu, sur une seconde lecture, quand elle s'assura que c'était
-seulement une légère attaque de rougeole. Et tout de suite, avec une
-valise, elle se mit en route pour Chartres. «Je descendrai à l'hôtel,»
-dit-elle à Mervil, «mais j'espère bien cependant qu'on me laissera le
-soigner jour et nuit.»
-
-—Non, non, disait le musicien, ne te fatigue pas. Ne t'inquiète
-pas, surtout... Une petite rougeole d'enfant, ce n'est rien. Et
-télégraphie-moi plusieurs fois par jour. Au premier signe de toi, je te
-rejoins.
-
-Quand il vit sa mère, Hugues pensa qu'elle allait le ramener à la
-maison. Mais on lui expliqua que, dans sa maladie, la seule chose
-à craindre, c'était un refroidissement. On ne pouvait donc pas le
-transporter en chemin de fer. Dès qu'il irait mieux, il partirait.
-
-—Et, tu sais, lui disait Simone à l'oreille, cette fois-ci, ce sera
-pour de bon, nous n'attendrons pas les vacances de Pâques.
-
-Il eut un sourire joyeux. Mais, le soir, quand on vint expliquer à
-Mme Mervil que le règlement interdisait qu'elle passât la nuit, que
-vraiment d'ailleurs la maladie était trop légère pour autoriser une
-exception, que le proviseur la suppliait d'aller prendre elle-même du
-repos, l'enfant eut une crise de larmes.
-
-—Oh! dit-il, je suis sûr que tu pars pour tout à fait, que tu ne
-reviendras pas!
-
-Sa mère eut de la peine à le rassurer. Mais le petit malade s'excitait,
-devenait nerveux:
-
-—J'ai peur ici, dans cette infirmerie! criait-il. Elle est affreuse,
-cette infirmerie! Je veux être malade chez nous, dans ma jolie chambre.
-
-—Tu y seras bientôt, mon amour.
-
-—Mais, reprit le petit—saisi d'une de ces idées baroques comme il
-en passe dans la tête des enfants,—si je prenais froid, tu as dit,
-mère?... je serais très malade?
-
-—Oh! très malade, mon pauvre chéri!
-
-—Et alors, si j'étais très, très malade, tu me ramènerais chez nous?...
-
-—Ne parle pas comme cela, mon fils adoré. Maman aurait trop de chagrin
-si son petit garçon devenait très malade.
-
-Cependant Hugues paraissait calmé, alourdi même, prêt à dormir. Et sa
-mère, enfin, se retira sur la pointe des pieds, avec l'assurance que
-l'infirmière veillerait, ne s'absenterait pas une seule minute.
-
-La nuit fut très bonne. Hugues sommeilla presque tout le temps, d'une
-respiration égale, son joli visage déjà moins empourpré, son front
-moins brûlant sous les boucles de ses cheveux tout humides de sueur.
-L'infirmière le couvrit beaucoup, parce que cette transpiration devait
-être salutaire, et, le voyant si tranquille, vers cinq heures du matin,
-elle s'étendit sur la couchette voisine, se laissa gagner par le
-sommeil.
-
-Elle ne reposait pas depuis une demi-heure lorsqu'un bruit la
-réveilla. Vivement dressée sur son séant, elle ne vit plus le petit
-Mervil. Le lit de l'enfant était découvert et vide. En même temps, elle
-sentit une fraîcheur; et, dans sa surprise et son émotion, elle ne
-prit pas tout de suite conscience de ce qui se passait. Mais quelques
-secondes plus tard, elle distinguait une croisée ouverte, puis, dans
-l'embrasure où pâlissait l'aube, une grêle forme blanche...
-
- * * * * *
-
-Quelques heures plus tard, lorsque Simone, d'un pas vif, entra dans
-l'infirmerie et courut au lit de son fils, elle fut arrêtée, à
-mi-chemin, par un spectacle qui lui glaça le cœur. L'enfant, dressé
-à demi, malgré les efforts de l'infirmière et du médecin, s'agitait,
-délirait, les joues en flamme, ses beaux yeux grands ouverts et fous.
-
-—Oh! mère, mère, te voilà!... Nous allons partir... Vite, qu'on
-m'habille!... Nous allons à Paris. Nous allons voir papa et Paulette...
-ma Lélette qui jouera au tennis avec moi. Et tu sais... on m'avait dit
-des blagues... Un refroidissement, ça ne rend pas plus malade... Ça
-guérit. Je me suis refroidi... j'ai ouvert la fenêtre... pour que je
-sois très mal et qu'on m'emporte chez nous. Et voilà, au contraire, je
-suis guéri... je suis guéri...
-
-Il répétait, d'un air joyeux et malin:
-
-—J'ai ouvert la fenêtre!... j'ai ouvert la fenêtre!...
-
-—Comment, la fenêtre?... demanda Simone, dont les jambes tremblaient.
-
-—Taisez-vous, monsieur Mervil... murmurait l'infirmière.
-
-—Oui, reprenait Hugues, la fenêtre... Et il faisait frais... C'était
-bon! Et maintenant, je suis guéri, je suis guéri!...
-
-Il éclata de rire, ce beau rire dont la mélodie prenait l'âme, comme
-un _leit-motiv_ d'éternelle gaieté. La fièvre en faisait tinter les
-notes avec plus de sérénité, de plénitude. Oh! comme c'était bien le
-rire de Jean!... Même en la torture de son inquiétude, la mère en eut
-l'impression, le frisson. Cependant elle ne songeait plus à lui imposer
-silence.
-
-Une longue journée d'angoisse commença. Après la fièvre qui, toute la
-matinée, secoua, tordit, consuma ce pauvre petit corps, une prostration
-survint, qui le laissa tout anéanti, sans couleur, sans souffle, ainsi
-qu'une frêle chose brisée, contre l'oreiller blanc. Et, vers le soir,
-il avait tellement l'aspect d'un petit être à l'agonie, avec le geste
-incessant de ses menottes pour remonter le drap, que Simone, folle
-d'épouvante, expédia vers son mari un télégramme désespéré.
-
-Quand Mervil arriva, un peu avant minuit, c'était la fin. Hugues
-semblait ne plus voir, ne plus entendre. Mais, toujours, le va-et-vient
-très lent, très affaibli, de ses menottes sur le drap, montrait qu'il
-vivait encore. Roger se pencha sur lui, la gorge tellement crispée de
-douleur qu'il ne pouvait d'abord parler. Enfin, il l'appela:
-
-—Hugues, mon petit Hugues! C'est moi, tu ne me vois pas?
-
-L'enfant essaya de soulever ses paupières; mais il sembla n'en avoir
-plus la force. Pourtant il avait reconnu qui lui parlait, car ses
-lèvres s'entr'ouvrirent, et on l'entendit murmurer:
-
-—Papa!...
-
-Ce fut tout. La tête s'affaissa de côté; les menottes cessèrent de se
-traîner si doucement sur le drap. Mervil étreignit la main de Simone,
-et la mère, qui comprit cette étreinte, se jeta sur la couchette avec
-un cri affreux.
-
-Il ne rirait plus, son petit Hugues... il ne rirait plus, jamais!
-
- * * * * *
-
-Deux jours plus tard, dans la rue Ampère, un cortège, un long cortège
-de deuil se formait devant la maison du compositeur Roger Mervil. Sur
-le trottoir opposé, une foule stationnait, pour tâcher de reconnaître
-les visages célèbres. Et les yeux des mères se mouillaient de larmes en
-voyant ce cercueil si étroit, si léger, que l'on portait dans le grand
-char aux chevaux blancs, et sur lequel, ensuite, on amoncelait des
-fleurs.
-
-Quand le corbillard se mit en marche, tous les regards, voilés
-de pitié, cherchèrent le père, au premier rang de cette troupe
-silencieuse de messieurs en noir. Mais il y eut une hésitation. Car
-deux hommes conduisaient le deuil. Mervil, en effet, n'ayant pas
-de proche parent, avait accepté que Jean d'Espayrac, son fidèle
-collaborateur et ami, parcourût à ses côtés, pas à pas, le chemin
-d'abominable douleur. Et maintenant la sympathie attristée de la foule
-hésitait entre eux: l'un déjà presque vieux, les cheveux rares et
-grisonnants, le visage maigre, les yeux enflammés et fixes, toute la
-volonté raidie contre quelque surprise terrassante de son chagrin;
-l'autre, jeune et très touchant dans la gravité navrée de son attitude,
-dans la poésie que l'élégance de sa personne et la beauté de son visage
-prêtaient à son affliction.
-
-Et derrière un rideau soulevé de ce superbe hôtel Renaissance d'où
-s'éloignait le cortège, il y avait une mère aussi, une mère déchirée
-de remords et de souffrance, dont les regards, également, derrière
-ce corbillard, apercevaient ces deux hommes. Malgré les efforts de
-sa fille, qui voulait l'écarter de cette fenêtre, lui épargner le
-spectacle atroce de ce départ, Simone s'obstinait, chassant d'un geste
-brusque et répété les pleurs dont ses yeux s'aveuglaient. Elle voulait
-voir, elle voulait voir... Oh! ce char tout blanc, ce long drap blanc,
-toutes ces fleurs!... Il était là-dessous, son petit Hugues!... Et
-derrière lui, Dieu du ciel!... voici Roger et voici Jean!... Simone
-se disait: «Les voici... tous deux, tous deux!...» Sa pensée ne
-prenait pas d'autre forme. Toutefois une horreur l'envahissait... une
-surhumaine angoisse.
-
-Lorsque le corbillard tourna l'angle d'une avenue lointaine, elle jeta
-un cri de douleur physique, comme si c'était son cœur de chair et de
-sang qu'on lui arrachait de la poitrine; elle tournoya sur elle-même
-ainsi qu'une bête blessée qui va mourir.
-
-—Maman!... ma pauvre maman!... cria Paulette.
-
-Et elle la pressait entre ses bras, de toute sa tendresse, de toute sa
-force.
-
-Alors des mots échappèrent à Simone, des mots terribles,
-qu'heureusement sa fille ne comprit pas:
-
-—Ah!... murmura-t-elle, le crime de sa naissance... et aussi le crime
-de sa mort!...
-
-Mais vraiment c'était trop souffrir! La nature céda, chercha son
-refuge suprême dans l'inconscience, dans l'anéantissement... Les yeux
-de Simone se fermèrent, ses traits se détendirent... Elle avait perdu
-connaissance.
-
-
-
-
-XX
-
-
-Simone Mervil survécut à peine deux ans à son petit Hugues. Une maladie
-de langueur, peu à peu, usa les forces de son corps fragile. Puis une
-affection de poitrine survint, dont les ravages, dans cet organisme
-sans résistance, s'accomplirent avec une foudroyante rapidité.
-
-Pourtant cette femme si jeune encore ne s'abandonna pas sans lutte
-au mal qui l'emportait vers la tombe. N'espérant ni se pardonner à
-elle-même ni jamais se consoler, elle gardait, malgré tout, la volonté
-de vivre. Elle ne voulait pas que ses fautes, après avoir mis dans
-l'existence de Roger cet affreux chagrin de la mort d'un fils, le
-privassent maintenant d'elle-même. Puis il y avait Paulette, Paulette
-dont elle devait garder le cœur afin que les hasards de la destinée n'y
-fissent pas germer cet impossible amour, dont la seule idée révoltait,
-épouvantait sa conscience de mère coupable.
-
-Ce châtiment-là, du moins, lui fut épargné, à elle dont la courte
-faiblesse portait tant de cruels, d'impérissables fruits. Paulette,
-peut-être, sans la vigilance de sa mère, eût laissé grandir certain
-sentiment tendre pour ce beau Jean d'Espayrac auquel ressemblaient
-jadis tous les héros de ses rêves de fillette. Mais, soigneusement
-éloignée de lui depuis le soir du cirque, et détachée par mille petites
-remarques de Simone,—ces petites remarques innocemment perfides, et
-ici d'une si nécessaire prudence, dont les femmes ont le secret,—elle
-laissa périr en elle-même cette première fleur de passion avant même
-d'en avoir pressenti l'épanouissement.
-
-Toutefois, la certitude que sa fille n'aimait pas M. d'Espayrac ne
-suffisait pas à Simone. Elle voulait voir Paulette mariée avant
-qu'elle-même quittât ce monde; car elle sentait bien la mort venir,
-et elle avait peur de ce qui surviendrait quand elle n'y serait plus.
-Paulette se maria donc, sans un entraînement bien vif, mais avec
-plaisir, parce qu'elle trouvait le mariage une chose très amusante.
-Elle épousa un officier, dont la fortune ne pouvait se comparer à la
-sienne, mais presque aussi joli garçon que M. d'Espayrac et portant un
-nom tout aussi sonore et tout aussi ancien. Le jour du mariage, Simone
-sentit un poids bien lourd qui se dissipait, qui déchargeait enfin son
-cœur; mais elle éprouva en même temps une grande mélancolie à voir sa
-chère fille, sa belle Paulette, sous le voile blanc des épousées; parce
-qu'elle songea combien sont grands les devoirs des femmes et combien
-fragile est leur bonheur.
-
-Lorsque Paulette eut quitté la maison au bras de son mari, Simone
-essaya de vivre encore pour Roger. Mais, déjà, la pente vers la
-mort lui devenait rapide et douce; son existence passée reculait,
-s'embrumait en une perspective très lointaine; le monde lui semblait
-un pays qu'elle avait depuis longtemps et pour jamais quitté. Rien ne
-l'intéressait plus. Ses yeux, ses jolis yeux de lumière et de bonté,
-avaient l'air maintenant, lorsqu'ils se posaient sur les choses, de
-n'en pas refléter les couleurs ni les contours; ils s'emplissaient de
-vague et de mystère, comme par la contemplation de quelque insondable
-abîme vers lequel ils se seraient tournés.
-
-Mervil, sans croire encore à l'imminence d'un danger, s'inquiétait
-de l'affaiblissement progressif et de ce détachement de tout qu'il
-constatait chez Simone. Il consulta des docteurs illustres. Il fit
-voyager sa femme. L'hiver, il la conduisit dans le midi. Parmi toutes
-les stations de la Méditerranée, elle choisit Hyères, et elle se
-tint à ce choix avec obstination. Roger s'y opposait, craignant que
-le souvenir de Gisèle, la vue de la colline qui portait sa tombe,
-n'exerçât dans l'esprit de Simone une suggestion de tristesse.
-Finalement il fallut céder à ce caprice de malade. Et, tout d'abord, ce
-séjour parut réussir à Mme Mervil. Elle qui, depuis bien des semaines,
-ne considérait plus rien avec intérêt et attention, elle voulut revoir
-tout le pays, refaire toutes les excursions, toutes les promenades.
-Chaque jour, elle montait en voiture; elle s'en allait à Carqueiranne,
-aux Bormettes, sur les bords du Gapeau. Mais surtout la presqu'île
-de Giens l'attirait. Elle voulut y retourner plusieurs fois; et elle
-restait une grande heure assise, sans une parole, dans ce petit sentier
-surplombant la mer, où, tant d'années auparavant, elle était venue
-avec Gisèle. Comme son pauvre cœur se tourmentait alors! Comme elle
-était jeune, mon Dieu! Quelles émotions à défaillir pour des choses qui
-ne la touchaient plus, dont elle ne pouvait plus même se représenter
-l'importance! Oh! quel choc dans sa poitrine, quand, sur le chemin
-de la Tour-Fondue, on avait rencontré Jean d'Espayrac! Que tout cela
-était loin! Que tout cela lui semblait invraisemblable, étrange!... Et
-pourtant, c'était de cela qu'elle mourait!...
-
-Gisèle aussi en était morte. Pauvre Gisèle, si séduisante et si folle!
-Simone la voyait toujours au moment où elle mangeait les oursins, si
-rieuse, debout près de l'auberge du village; et elle se représentait
-aussi le beau visage de passion avec lequel son amie lui avait dit en
-lui montrant la mer: «Oh! s'en aller là-bas, au hasard, dans l'inconnu,
-avec quelqu'un que l'on aimerait follement!...»
-
-Mervil, qui ne quittait plus sa femme, se réjouissait du plaisir
-apparent qu'elle prenait à ces excursions, et de l'animation que le
-grand air lui mettait sur le visage. L'espoir de la guérison complète
-lui vint. Mais cela ne dura pas. Brusquement les forces factices
-de Simone tombèrent. Et maintenant, elle demeurait étendue sur sa
-chaise longue, dans la villa qu'ils avaient louée, n'ayant plus pour
-distraction que de voir, entre les palmiers du jardin, là-bas, des
-voiles blanches passer sur le bleu immuable de la mer.
-
-Un jour elle pria son mari de faire venir Paulette au plus vite. Il
-s'effrayait.
-
-—Tu ne te sens pas plus mal?
-
-—Non, oh! non, mais j'ai quelque chose de très important à lui dire.
-
-Mervil courut lui-même au télégraphe. Lorsqu'il revint, il fut frappé
-de l'altération extraordinaire des traits de sa femme. Elle le regarda
-d'un infini regard... Alors il comprit qu'elle se sentait mourir.
-
-Il s'approcha d'elle, se mit à genoux près de la chaise longue,
-l'entoura d'une de ces étreintes pleines d'une angoisse abominable dont
-on entoure les êtres qu'on aime, et qui s'en vont sans que rien au
-monde puisse les retenir.
-
-Simone appuya le front sur son épaule. Et quel ne fut pas l'étonnement
-de Roger lorsqu'il sentit sur son cou la chaleur d'une larme, tandis
-que sa femme lui murmurait à l'oreille ce mot inattendu: «Pardon!»
-
-Il lui releva la tête:
-
-—Te pardonner, à toi, ma Simone, qui as été la joie de ma vie!
-Te pardonner! Quoi donc, grands dieux? A toi, la plus pure, la
-meilleure!...
-
-Elle le regarda, du même infini regard, à travers le ruissellement de
-ses larmes, et elle répéta encore:
-
-—Pardon!
-
-—Mais de quoi donc, ma femme chérie? insista-t-il.
-
-Elle se tut quelques secondes, puis prononça simplement, mais avec un
-air étrange:
-
-—De te quitter.
-
-Alors il essaya de rire, il l'embrassa, il l'assura, le cœur broyé,
-qu'ils avaient encore devant eux de longs jours de bonheur...
-
- * * * * *
-
-Lorsque Paulette arriva le lendemain, Simone était faible à ce point
-qu'elle pouvait à peine parler. Cependant la présence de sa fille la
-fit se soulever d'un grand effort. Elle avait quelque chose à lui
-dire. On crut comprendre qu'elle voulait être seule avec Paulette, et
-Roger lui-même sortit de la chambre.
-
-—Oh! maman, s'écria la jeune femme, c'est une crise qui va passer. Tu
-iras mieux. Si tu savais... tu n'as pas l'air malade en ce moment.
-
-C'était vrai. Simone venait de rassembler toutes ses forces. Sur son
-visage ranimé, un reflet rose, un rayon de beauté se posait. Ses
-cheveux, toujours de leur blond si fin, se dénouaient, roulaient avec
-une grâce de jeunesse; et ses beaux yeux de douceur s'illuminaient
-comme lorsqu'ils s'étaient ouverts au songe riant de la vie.
-
-—Ma chérie, oh! ma chérie, murmura-t-elle près du visage incliné de sa
-fille, écoute ce que j'ai voulu te dire. Essaie de te le rappeler quand
-tu auras du chagrin. Si jamais on te blesse le cœur,—si jamais ton mari
-te fait de la peine, même s'il va jusqu'à l'infidélité,—ne te venge
-pas... O Paulette! ne le trompe jamais! Vois-tu, nous autres femmes,
-nous n'avons pas le droit de mal faire... Notre vertu et notre honneur
-sont la vertu et l'honneur de la famille, la vertu et l'honneur de la
-patrie... Quand nous tombons, tout tombe avec nous... Pour nous, il
-n'y a pas de faute légère... Nous devons rester tout en haut, ou bien
-nous roulons tout en bas... Et, dans notre chute, nous entraînons tout.
-Sache-le, ma fille, sache-le bien, et crois-en ta mère qui va mourir.
-
-Ce furent à peu près les dernières paroles que Simone prononça.
-
-Elle mourut vers le soir. Elle mourut comme si elle s'endormait, la
-main dans la main de Roger, emportant à jamais, sous ses paupières
-closes, le secret de sa faute et la mélancolie de son repentir.
-
-[Illustration]
-
-
-
-
- _Achevé d'imprimer_
- le trente mars mil huit cent quatre-vingt-treize
- PAR
- ALPHONSE LEMERRE
- 25, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 25
- _A PARIS_
-
-1. — 1907.
-
-
-
-
-
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-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of computers
-including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
-because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
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-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
-http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
-permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
-Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
-throughout numerous locations. Its business office is located at
-809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
-business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
-information can be found at the Foundation's web site and official
-page at http://pglaf.org
-
-For additional contact information:
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To
-SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
-particular state visit http://pglaf.org
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-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
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-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
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-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations.
-To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
-
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
-works.
-
-Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
-concept of a library of electronic works that could be freely shared
-with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
-Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
-
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
-unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
-keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
-
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
-
- http://www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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--- a/old/51591-0.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/51591-h.zip b/old/51591-h.zip
deleted file mode 100644
index de23ccb..0000000
--- a/old/51591-h.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
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deleted file mode 100644
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@@ -1,11477 +0,0 @@
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- <title>
- The Project Gutenberg eBook of Justice de Femme by Daniel Lesueur.
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-
- /* PAGE DIMENSIONS */
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- /* TABLES */
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- /* PAGINATION */
- /* Delete visibility:hidden if pagination is to be shown */
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-
- /* TRANSCRIBER'S NOTES */
- .transnote { background-color:#E6E6FA; color:black; padding-bottom:1em;
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- </style>
- </head>
-<body>
-
-
-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Justice de femme, by Daniel Lesueur
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Justice de femme
-
-Author: Daniel Lesueur
-
-Release Date: March 28, 2016 [EBook #51591]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JUSTICE DE FEMME ***
-
-
-
-
-Produced by Clarity, Christian Boissonnas and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-
-<div class="transnote covernote">
- <p class="ac">La couverture de ce livre électronique a été crée par le transcripteur;
- l’image a été placée dans le domaine public.</p>
-</div>
-
-<div class="transnote p2">
- <div class="chapter">
- <p class="ac"><b>Note de transcription:</b></p>
- </div>
- <ul>
- <li>Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
- L'orthographe et la ponctuation d'origine ont été conservées et n'ont pas
- été harmonisées.</li>
- </ul>
-</div>
-
-
-<hr class="chap" />
-<p class="ac x-larger">Justice de Femme</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-
-<p class="ac p4">DU MÊME AUTEUR</p>
-
-
-<p class="ac p2">
-<i>POÉSIE</i></p>
-
-<table id="ADS-1" summary="Ads">
- <tr>
- <td class="c1"><span class="sc">Fleurs d'Avril</span>, ouvrage couronné par
- l'Académie française, 1 vol.</td>
- <td class="c2">3</td>
- <td class="c3">»</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="c1"><span class="sc">Sursum Corda </span>, pièce de vers ayant remporté
- le grand prix de poésie à l'Académie française. 1 vol.</td>
- <td class="c2">»</td>
- <td class="c3">75</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="c1"><span class="sc">Un mystérieux Amour</span>, 1 vol.</td>
- <td class="c2">3</td>
- <td class="c3">50</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="c1"><span class="sc">Rêves et Visions</span>, ouvrage couronné par
- l'Académie française. 1 vol.</td>
- <td class="c2">3</td>
- <td class="c3">»</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="c1"><span class="sc">Pour les Pauvres</span>, 1 vol. in-4<sup>o</sup>,
- papier vergé</td>
- <td class="c2">3</td>
- <td class="c3">»</td>
- </tr>
-</table>
-
-<p class="ac p2">
- <i>ROMAN</i>
-</p>
-
-<table id="ADS-2" summary="Ads">
- <tr>
- <td class="c1"><span class="sc">Le Mariage de Gabrielle</span>, ouvrage couronné par
- l'Académie française. 1 vol.</td>
- <td class="c2">3</td>
- <td class="c3">50</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="c1"><span class="sc">L'Amant de Geneviève</span>, 1 vol.</td>
- <td class="c2">3</td>
- <td class="c3">50</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="c1"><span class="sc">Marcelle.</span> 1 vol.</td>
- <td class="c2">3</td>
- <td class="c3">50</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="c1"><span class="sc">Amour d'Aujourd'hui.</span> 1 vol.</td>
- <td class="c2">3</td>
- <td class="c3">50</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="c1"><span class="sc">Névrosée.</span> 1 vol.</td>
- <td class="c2">3</td>
- <td class="c3">50</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="c1"><span class="sc">Une Vie tragique.</span> 1 vol.</td>
- <td class="c2">3</td>
- <td class="c3">50</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="c1"><span class="sc">Passion Slave.</span> 1 vol.</td>
- <td class="c2">3</td>
- <td class="c3">50</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="c1"><span class="sc">L'Auberge des Saules</span>, illustré par Jeanne
- Lemerre et Henri Pille. 1 vol.</td>
- <td class="c2">9</td>
- <td class="c3">»</td>
- </tr>
-</table>
-
-<p class="ac p2"><i>TRADUCTION</i></p>
-
-<table id="ADS-3" summary="Ads">
- <tr>
- <td class="c1"><span class="sc">Lord Byron</span>, Œuvres complètes. Tome I
- (<i>Heures d'Oisiveté, Childe Harold</i>) précédé d'un <i>Essai sur Lord
- Byron</i>. 1 vol. in-12, papier vélin, orné d'un portrait de Lord Byron.</td>
- <td class="c2">6</td>
- <td class="c3">»</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="c1">Tome II (<i>Le Giaour, La Fiancée d'Abydos, Le Corsaire,
- Lara</i>, etc.)</td>
- <td class="c2">6</td>
- <td class="c3">»</td>
- </tr>
-</table>
-
-<p class="ac p2"><i>SOUS PRESSE</i></p>
-
-<table id="ADS-4" summary="Ads">
- <tr>
- <td class="c1"><span class="sc">Lord Byron</span>, tome III</td>
- <td class="c2">1</td>
- <td class="c3">vol.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="c1"><span class="sc">Sterne</span>, <i>Voyage sentimental</i>
- (traduction nouvelle)</td>
- <td class="c2">1</td>
- <td class="c3">vol.</td>
- </tr>
-</table>
-
-<p class="ac p2"><i>EN PRÉPARATION</i></p>
-
-<table id="ADS-5" summary="Ads">
- <tr>
- <td class="c1"><span class="sc">Haine d'Amour</span>, roman</td>
- <td class="c2">1</td>
- <td class="c3">vol.</td>
- </tr>
-</table>
-
-<p class="ac p2"><span class="smaller"><i>Tous droits réservés.</i></span></p>
-
-
-<hr class="chap" />
-
-<p class="ac">
-DANIEL LESUEUR
-</p>
-
-<hr class="small" />
-
-
- <h1 class="p2"><span class="x-larger">Justice</span> de
- <span class="x-larger">Femme</span></h1>
-
-
-<div class="p4">
- <div class="figcenter"><a name="logo.jpg" id="logo.jpg"></a>
- <img src="images/logo.jpg"
- alt="Logo." />
- </div>
-</div>
-
-<p class="p2 ac"><i>PARIS</i><br />
-ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR<br />
-<span class="smaller">23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31<br />
-M DCCC XCIII</span></p>
-
-<hr class="chap" />
-
-
-<div class="figcenter"><a name="i_005.jpg" id="i_005.jpg"></a>
- <img src="images/i_005.jpg"
- alt="Decorative Image." />
- <span class="pagenum"><a name="Page_1" id="Page_1">[Pg 1]</a></span>
-</div>
-
-<p class="ac p4"><span class="x-larger">Justice de Femme</span></p>
-
-<hr class="small" />
-
-
-<div class="chapter">
- <h2 class="no-break p2"><a name="I" id="I"></a>I</h2>
-</div>
-
-<div class="p2">
- <img class="drop-cap" src="images/initial_v.jpg" alt="Lettre V." />
-</div>
-
-<p class="drop-cap"><span class="sc">Voici</span> du papier, de l'encre... un porte-plume...
-Qu'est-ce qu'il vous faudrait
-bien encore?... Est-ce tout?... Aurez-vous
-assez chaud ici?... Le valet de chambre
-veillera au feu. Mais, s'il ne venait pas à temps,
-sonnez, n'est-ce pas?</p>
-
-<p class="i1">Puis, avec un mouvement vers la cheminée, un
-air de jolie sollicitude pour son hôte, M<sup>me</sup> Mervil
-ajouta:</p>
-
-<p class="i1">—Le timbre est ici, à droite. Vous sonnerez
-deux fois, s'il vous plaît, pour le valet de chambre.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_2" id="Page_2">[Pg 2]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Elle s'arrêta, promena tout autour de la pièce
-le regard de ses yeux jeunes et clairs, puis le ramena,
-interrogateur, sur Jean d'Espayrac. N'oubliait-elle
-pas quelque chose?</p>
-
-<p class="i1">Il la contemplait silencieusement. Une rougeur
-très fine courut sur ce délicat visage féminin, d'une
-telle transparence de peau que la plus fugace vibration
-nerveuse y projetait un reflet.</p>
-
-<p class="i1">—Allons, adieu, reprit-elle, tendant sa main
-gantée,—car elle était tout habillée pour ses visites
-de l'après-midi.— Resterez-vous à dîner
-avec nous? Attendrez-vous au moins Roger?</p>
-
-<p class="i1">—Cela dépend, répondit M. d'Espayrac. J'aurais
-voulu lui montrer tout de suite mes corrections.
-Mais quand rentrera-t-il? <i>That is the question.</i></p>
-
-<p class="i1">Cette citation par trop usée semblait ici naturelle,
-sur les lèvres de ce poète mondain, connu
-pour l'intimité de son commerce intellectuel avec
-les auteurs d'outre-Manche. Jean d'Espayrac avait
-mis en vers très français des sentimentalités et des
-rêveries très anglaises. Il avait fait jouer—avec
-des demi-succès de politesse et de camaraderie—quelques-unes
-de ses «adaptations», sur différentes
-scènes de genre. Mais, depuis quelques semaines,
-il atteignait à la grande notoriété. Le théâtre
-des <span class="sc">Fantaisies-Lyriques</span> faisait le maximum de
-recette chaque soir avec son <i>Roman de la Princesse</i>.
-Il n'était pas le seul auteur de cette jolie
-opérette. D'abord, et comme pour ses précédentes
-<span class="pagenum"><a name="Page_3" id="Page_3">[Pg 3]</a></span>
-œuvres, il avait emprunté l'âme et les ailes de sa
-pièce au génie anglo-saxon. La <i>Princesse</i> de Tennyson
-lui avait fourni le sujet, avec les plus charmants
-détails. En outre, les mélodies du compositeur
-Roger Mervil faisaient de ce gracieux spectacle
-un véritable enchantement. Elles étaient, ces
-mélodies, d'une limpidité, d'une légèreté, d'une
-tendresse dans leur mélancolie et d'un imprévu
-dans leur grâce, qui surprirent, saisirent, troublèrent
-jusqu'en leurs plus inertes fibres les petites
-âmes rétives des Parisiennes, avant que celles-ci
-eussent le temps de se demander si c'était là de la
-musique savante et de la musique de demain. Le
-«chic» n'eut rien à voir dans le plaisir ni dans
-l'attendrissement des spectatrices, et elles furent
-émues sans savoir si leur émotion était à la mode.</p>
-
-<p class="i1">Le <i>Roman de la Princesse</i> était le plus vif succès
-de théâtre de cette fin d'année. A Roger Mervil,
-déjà presque célèbre, il apportait un triomphe qui
-promettait de se traduire, cette fois-ci,—la première,—par
-de très grosses sommes d'argent. A
-Jean d'Espayrac, déjà riche, il conférait pour de
-bon le titre de poète. «Enfin,» disait celui-ci avec
-un soupir de satisfaction comique, «je ne serai
-plus: ce jeune homme qui conduit si divinement
-les cotillons et qui fait si bien les vers!...»</p>
-
-<p class="i1">M. d'Espayrac avait vingt-six ans. Sa taille
-d'athlète, sa grosse moustache fauve, la hardiesse
-grave de ses yeux bleu sombre, la décision de ses
-<span class="pagenum"><a name="Page_4" id="Page_4">[Pg 4]</a></span>
-gestes sobres, le faisaient paraître plus proche de
-la trentaine. Ce n'était pas la délicatesse de son
-tempérament, ni les nostalgies de sa pensée, qui
-forçaient sa main, si robuste en dépit de la finesse
-de race, à tracer sur du papier blanc de petites lignes
-noires avec une rime au bout. Non, cet heureux
-homme faisait des vers comme il faisait des
-armes: pour laisser déborder au dehors le trop
-abondant flot de vie qui roulait dans ses souples
-muscles ainsi que dans son tranquille cerveau.
-Cela lui venait tout seul, voilà pourquoi il écrivait.
-Cette facilité, jointe à l'exubérance de ce que
-Montaigne eût appelé «ses esprits animaux»,
-risquait de le porter à choisir, en fait de muse, quelque
-belle fille bien débraillée, ayant son franc
-parler gaulois. De fait, si d'Espayrac fût né dans
-le peuple, cette fin de siècle eût possédé en lui son
-petit Villon, avec la potence en moins, ou son
-Scarron grandi, avec les deux jambes en plus.
-Mais Jean était l'unique héritier d'une famille très
-authentiquement noble. Son nom sonore était
-bien à lui; ce n'était pas un pseudonyme à fracas,
-ainsi que les bons petits confrères voulurent
-d'abord le croire et le faire croire au lendemain
-de son succès. Le milieu où il avait été élevé,
-c'était—dans le faubourg Saint-Germain—un
-vieil hôtel imposant et maussade, où l'atmosphère
-du siècle semblait ne pas pénétrer, et où il avait
-grandi entre une mère pieuse et un précepteur
-<span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">[Pg 5]</a></span>
-ecclésiastique. Cet hôtel venait d'être démoli
-pour le prolongement du boulevard Saint-Germain,
-et lorsqu'il se représentait maintenant la
-morne demeure, Jean rendait grâce à la République
-de l'avoir exproprié. D'autant plus que sa
-mère, M<sup>me</sup> d'Espayrac, étant morte avant la décision
-du Conseil municipal, n'avait pas eu le cœur
-secoué par les pénibles soubresauts dont l'eût
-torturée, même à distance, la pioche des démolisseurs.</p>
-
-<p class="i1">Jean d'Espayrac devait donc à sa naissance, à
-son éducation, à son horreur pour toute vulgarité,
-de composer des vers élégants et d'une fine sonorité
-de cristal, au lieu de chansons à boire et de
-sensuelles ballades. Mais, comme il se fermait
-ainsi volontairement la chaude source d'inspiration
-palpitante au fond de lui dans son cœur,
-dans ses entrailles, et qu'il n'en trouvait pas une
-autre dans son cerveau peu coutumier d'abstractions,
-il empruntait au dehors. Il se livrait à des
-adaptations de poètes anglais; il attendait le soutien
-de la musique, qui soulevait et portait quelque
-temps ses frêles rimes. D'ailleurs Jean n'avait pas
-l'ombre de prétention pour ses œuvres; il ne se
-croyait pas doué de génie. Cette modestie était
-peut-être la meilleure de ses qualités littéraires.</p>
-
-<p class="i1">Simone Mervil, la jeune femme de son collaborateur,—elle
-qui commençait à le connaître,—lui
-dit en souriant:</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">[Pg 6]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Ainsi, c'est donc bien vrai? Vous êtes venu
-pour travailler?</p>
-
-<p class="i1">—Mon Dieu, oui, madame... Et je suis bien
-fâché de ne pas rencontrer Mervil. J'avais des
-variantes à lui soumettre.</p>
-
-<p class="i1">—Des variantes?... Pourquoi?... La pièce
-marche si bien! On applaudit tout.</p>
-
-<p class="i1">—Oui... la musique... dit gracieusement d'Espayrac.</p>
-
-<p class="i1">Il expliqua que, dans les airs vifs ou passionnés,
-l'accord entre la mélodie et les paroles était généralement
-très juste, très complet, mais que,
-dans les phrases tendres ou mélancoliques, certaines
-sécheresses d'expression contrastaient encore
-avec la douloureuse douceur du chant.</p>
-
-<p class="i1">—Je voudrais bien, dit-il, effacer de pareilles
-taches. Voyez-vous, j'en ai des remords, quand je
-songe que l'on me fait partager l'énorme succès
-de Mervil.</p>
-
-<p class="i1">Simone fut touchée. Elle était si fière de son
-mari! D'ailleurs cette générosité de langage était,
-à ce qu'elle avait cru remarquer, peu fréquente
-chez les artistes. Leur mépris mutuel s'étale d'une
-façon qui, malgré l'habitude, lui paraissait toujours
-choquante. Roger lui-même avait des crises
-de personnalité féroce, dont l'injustice et la mesquinerie
-la gênaient.</p>
-
-<p class="i1">—Il y a, continuait Jean d'Espayrac, un passage
-qui me désespère. C'est la célèbre romance:
-<span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">[Pg 7]</a></span>
-«<i>Tears, idle tears...</i>» dont votre mari a fait un
-pur petit chef-d'œuvre musical.</p>
-
-<p class="i1">—Mais, dit Simone, vos paroles sont délicieuses.</p>
-
-<p class="i1">Et elle se mit à fredonner:</p>
-
-<div class="poetry-container">
- <div class="poetry">
- <div class="verse">«<i>D'où venez-vous, larmes folles,</i></div>
- <div class="verse"><i>Vaines larmes, dans mes yeux?</i>»</div>
- </div>
-</div>
-
-<p class="i1">—Et la fin, comme c'est joli:</p>
-
-<div class="poetry-container">
- <div class="poetry">
- <div class="verse">«<i>Nous venons, ô cœur blessé!</i></div>
- <div class="verse"><i>Des longs jours de ton passé.</i>»</div>
- </div>
-</div>
-
-<p class="i1">—Oui... le commencement, la fin... reprit
-d'Espayrac avec un air piteux. Mais c'est le milieu
-qui ne va pas. Il y a des mots très mauvais. Ah!
-cette langue française est détestable pour le
-chant!</p>
-
-<p class="i1">Et, rageur, il récita:</p>
-
-<div class="poetry-container">
- <div class="poetry">
- <div class="stanza">
- <div class="verse">«<i>D'où venez-vous, larmes folles,</i></div>
- <div class="verse"><i>Vaines larmes, dans mes yeux?</i></div>
- <div class="verse"><i>L'automne, tiède et joyeux,</i></div>
- <div class="verse"><i>Luit au fond des calmes cieux,</i></div>
- <div class="verse"><i>Sur les grands champs bénévoles.</i></div>
- <div class="verse"><i>D'où venez-vous, larmes folles?...</i></div>
- </div>
- <div class="stanza">
- <div class="verse"><i>—Nous venons, ô cœur blessé!</i></div>
- <div class="verse"><i>Des longs jours de ton passé.</i>»</div>
- </div>
- </div>
-</div>
-
-<p class="i1">—... «Les grands champs bénévoles...» Pour:
-<span class="pagenum"><a name="Page_8" id="Page_8">[Pg 8]</a></span>
-«<i>The happy autumn-fields</i>». D'abord, c'est idiot.
-Ensuite l'actrice qui chante ça en gagne une
-crampe dans la mâchoire.</p>
-
-<p class="i1">Simone éclata de rire:</p>
-
-<p class="i1">—Pourquoi l'avez-vous mis alors?</p>
-
-<p class="i1">Jean répondit avec un désespoir comique:</p>
-
-<p class="i1">—Parce que je n'ai pas trouvé autre chose.</p>
-
-<p class="i1">—Tenez, dit Simone, rassemblant des feuilles
-de papier qui jonchaient l'immense bureau
-de son mari. Et tenez, répéta-t-elle, allant en
-prendre d'autres sur le piano à queue. Voilà
-comment fait Roger quand il ne trouve pas tout
-de suite.</p>
-
-<p class="i1">Les pages, rayées par les lignes des portées et
-constellées d'hiéroglyphes, étaient en outre balafrées
-de ratures, égratignées de furieux coups de
-plume, écartelées de grands traits en croix, destructifs.
-D'Espayrac, en y jetant les yeux, crut
-voir les prunelles en feu de Mervil flamber dans
-la pâleur de son visage trop long, trop fin, sous le
-front déjà dégarni; il vit la haute taille, trop
-grêle, se voûter un peu; il songea que le musicien
-avait au moins douze ans de plus que lui-même...
-Et, relevant son regard sur la jeune femme qui se
-tenait à son côté:</p>
-
-<p class="i1">—Hein? fit-il, avec une gaieté un peu ironique
-sur sa physionomie de mâle superbe, ça ne doit
-pas faire un mari commode. S'il vous traite
-comme ses partitions...</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">[Pg 9]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Ah! s'écria Simone avec chaleur, c'est le
-meilleur des hommes.</p>
-
-<p class="i1">—Au fond, tout au fond, n'est-ce pas? Mais à
-la surface... un peu rugueux, un peu brusque. Et
-puis...</p>
-
-<p class="i1">—Et puis?... répéta-t-elle ouvrant tout grands
-ses limpides yeux de blonde.</p>
-
-<p class="i1">D'Espayrac ricana légèrement, sans répondre.</p>
-
-<p class="i1">—Que vous êtes méchant, monsieur d'Espayrac!
-s'écria Simone avec une jolie intonation de
-petite fille fâchée. Je vous comprends bien, allez!
-Vous voulez me faire croire que Roger me préfère
-la musique.</p>
-
-<p class="i1">Cette fois, le jeune homme eut un rire franc,
-prolongé en une roulade joyeuse.</p>
-
-<p class="i1">Ce n'était pas la première fois que Simone
-entendait ce beau rire clair, ce rire perlé comme
-un rire de femme, qui éclatait parfois, non sans
-bizarrerie mais avec un singulier charme, sur ces
-lèvres moustachues de mousquetaire, entre ces
-dents étincelantes de bel animal vigoureux et
-sain, ces fortes dents blanches aiguisées par tous
-les appétits.</p>
-
-<p class="i1">Elle rit elle-même.</p>
-
-<p class="i1">—La musique, je n'en suis pas jalouse. J'aime
-cent fois mieux l'avoir pour rivale que...</p>
-
-<p class="i1">—Que... des femmes?</p>
-
-<p class="i1">Un petit air belliqueux anima soudain la charmante
-figure de Simone. Ses sourcils se froncèrent,
-<span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">[Pg 10]</a></span>
-son regard pétilla, son petit menton se
-releva, comme par défi.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! oh! dit Jean, très amusé, très piqué de
-curiosité. Ce serait si grave que cela? Et, voyons,
-qu'est-ce que vous lui feriez, s'il vous trompait?</p>
-
-<p class="i1">—Des choses terribles.</p>
-
-<p class="i1">—Vous le tueriez?</p>
-
-<p class="i1">—Oh! non, je l'aime trop.</p>
-
-<p class="i1">—Vous tueriez la femme?</p>
-
-<p class="i1">—Pouah! Oh! non. Ça me dégoûterait comme
-d'écraser un crapaud. Puis ce serait lui faire trop
-d'honneur, à elle.</p>
-
-<p class="i1">—Alors, vous... Vous lui rendriez la pareille?...
-Vous le tromperiez à votre tour?</p>
-
-<p class="i1">—Tout de suite!... Oh! je voudrais qu'il
-souffrît juste de la façon dont il m'aurait fait
-souffrir.</p>
-
-<p class="i1">—Bravo! dit Jean. Vous êtes dans les bons
-principes: Trompe-moi, je te trompe. Pas de dénouement
-sanglant. Et tout le monde y gagne.
-Je souhaite pour mes contemporains que Mervil
-vous fasse des traits.</p>
-
-<p class="i1">—C'est très laid, ce que vous dites là, monsieur
-d'Espayrac. Adieu, je me sauve. Roger
-n'approuverait pas que je cause plus longtemps
-avec un mauvais sujet comme vous. D'ailleurs,
-j'ai un tas de visites, je vais être en retard... Oh!
-vous ne savez pas?...</p>
-
-<p class="i1">—Quoi donc?</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">[Pg 11]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—J'étrenne mon coupé, le coupé que Roger
-devait me donner dès qu'il aurait une pièce à
-succès.</p>
-
-<p class="i1">—Parbleu, je sais bien, dit Jean. C'est moi
-qui l'ai commandé. Un coupé bleu, à filets
-orange, modèle anglais, caisse profonde. Et là dedans,
-vous avez la glace, la petite pendule... Une
-autre pendule devant le cocher, sur le siège...
-Enfin, je crois que rien n'y manque.</p>
-
-<p class="i1">—Comment?...</p>
-
-<p class="i1">—Mais oui... Est-ce que ce pauvre Mervil s'entend
-à ces choses-là? Il m'a demandé conseil. Je
-l'ai conduit chez mon fabricant.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! dit Simone, dont la joie semblait un
-peu tombée. Alors, je vous remercie deux fois,
-car déjà c'était grâce au <i>Roman de la Princesse</i>...</p>
-
-<p class="i1">L'animation de la jeune femme s'était subitement
-éteinte. Elle cherchait ses mots. Un geste
-de Jean suspendit sa phrase. Lui serrant la main,
-elle le quitta. Sa disparition eut la promptitude
-d'une retraite; et, quand la portière fut retombée
-derrière elle, M. d'Espayrac resta un instant debout,
-étonné, indécis. Puis, comme il était venu
-pour proposer à Mervil des corrections, et qu'il
-voulait les rédiger tandis qu'il croyait les tenir, il
-s'assit devant la table de travail, dans le grand
-atelier studieux où le compositeur s'isolait d'habitude,
-sous les combles de son petit hôtel. Mais
-Jean ne se mit pas tout de suite à écrire.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">[Pg 12]</a></span></p>
-
-<p class="i1">«Qu'est-ce qui l'a fâchée?» pensa-t-il. «Est-ce
-que ça la gêne que je lui aie choisi son coupé?
-Quelle drôle de petite femme! Je voudrais savoir
-ce qu'il y a au fond de cette petite femme-là.»</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">[Pg 13]</a></span></p>
-
-
-<div class="chapter">
- <h2 class="no-break p2"><a name="II" id="II"></a>II</h2>
-</div>
-
-<div class="p2">
- <img class="drop-cap" src="images/initial_c.jpg" alt="Lettre C." />
-</div>
-
-<p class="drop-cap"><span class="sc">Comme</span> Simone descendait l'escalier étroit,
-tapissé de brocatelle et capitonné de
-moquette, qui réunissait les deux étages
-de son minuscule hôtel, du bruit la fit s'arrêter,
-l'oreille tendue, sur le palier du premier.</p>
-
-<p class="i1">Une voix hachée de larmes gémissait:</p>
-
-<p class="i1">—Lâchez-moi, miss!... Laissez-moi au moins
-aller demander à maman.</p>
-
-<p class="i1">Puis un grêle organe de moineau en colère pépiait
-avec autorité:</p>
-
-<p class="i1">—<i>You shall not go, you naughty child! I know
-your mamma will not take you.</i></p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">[Pg 14]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Eh bien, Paulette, eh bien! s'écria M<sup>me</sup> Mervil,
-la main encore posée sur la rampe de chêne
-ciré. Est-ce que tu n'es pas sage?</p>
-
-<p class="i1">Une porte s'ouvrit comme sous une poussée
-de courant d'air.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! petite mère, tu m'avais promis de
-m'emmener dans ta voiture neuve!</p>
-
-<p class="i1">C'était une grande fillette, qui paraissait bien
-huit ans. A peine eût-on cru qu'elle pouvait être
-la fille de Simone. D'abord parce que celle-ci ne
-portait même pas trois fois cet âge; ensuite parce
-que cette impétueuse gamine aux longues mèches
-fauves qui se tordaient en désordre, aux yeux
-noirs brillants de hardiesse et de volonté, aux
-joues de fleur vivace, aux mouvements de garçon,
-contrastait absolument avec la créature pétrie de
-finesse et de suavité qui l'avait mise au monde.
-C'était comme si l'on avait attribué la maternité
-d'un Jean-Baptiste de Murillo à quelque liliale
-petite vierge de Memling. Car Simone offrait le
-type de ces délicieuses créatures féminines—tendres
-âmes à peine vêtues de chair—qui enchantent
-du mystère de leur sourire tous les rêves
-des Primitifs. Mais elle avait en plus la complication
-de nature, à la fois si frivole et si profonde,
-qu'enchevêtrèrent des siècles de raffinement, de
-scepticisme et de luxe. C'était une madone de
-Quentin Metsys, et c'était une Parisienne... Elle
-aurait eu, pour une chimère de tendresse divine
-ou humaine, s'il l'eût fallu, l'âme déchirée des
-<span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">[Pg 15]</a></span>
-Sept Douleurs, ou le corps stigmatisé par le martyre;
-mais aussi elle pouvait passer des nuits de
-fièvre pour une robe de bal manquée, et, rigoureusement
-honnête, n'avoir pas de plus vif plaisir
-que de réunir ou de voir réunis à la même table,
-avec ses amies, les hommes qu'elle croyait leurs
-amants. Elle, dont la jeunesse n'avait encore été
-qu'un long rêve d'amour permis, elle éprouvait,
-en face de l'amour coupable, une indulgence que
-la femme, en général, n'acquiert qu'à travers ses
-propres fautes, indulgence dont l'apparente candeur
-cache le plus souvent une complicité. Chez
-Simone, c'était plutôt une inquiétude curieuse des
-passions défendues. Et même cette curiosité sans
-conséquence aurait pu surprendre, chez une femme
-de vie tellement ouverte et droite, de réputation
-tellement inattaquable que les bonnes langues
-mondaines en étaient réduites, pour la critiquer,
-aux épithètes de «poseuse» et de «petit glaçon.»</p>
-
-<p class="i1">«Moi,» se disait-elle en roulant dans son joli
-coupé neuf, «je ne pourrais pas me conduire
-comme tant d'autres. Je n'ai ni le désir de tromper
-Roger ni aucune raison pour le faire... Puis la
-trahison est trop horriblement vulgaire dans ses
-détails...»</p>
-
-<p class="i1">Elle songeait au mépris de l'homme à qui l'on
-se donne, aux dégoûts des mensonges... Et ce
-qu'elle voyait sans indignation chez les autres lui
-<span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">[Pg 16]</a></span>
-semblait, pensant à elle-même, une chose énorme,
-répugnante, impossible...</p>
-
-<p class="i1">Mais pourquoi ses préoccupations du moment
-se tournaient-elles vers l'adultère?...</p>
-
-<p class="i1">Elle n'avait pas emmené sa fille. Paulette, consolée
-par quelque promesse, était retournée vers
-miss Mary, sa gouvernante. Et, toutes deux, l'Anglaise
-et la petite, elles avaient regardé, à travers
-les étroits carreaux quadrillant la fenêtre de la
-salle d'étude, M<sup>me</sup> Mervil monter en voiture. Le
-beau coupé, avec son cheval bai-cerise et son cocher
-en livrée mastic, attendait au ras du trottoir.
-Car le petit hôtel des Mervil—situé dans une
-large rue neuve, la rue Ampère—ne possédait
-ni porte cochère ni remise, et le compositeur avait
-dû louer dans une grande maison de rapport
-voisine le local nécessaire pour loger l'équipage
-qu'il donnait à sa femme.</p>
-
-<p class="i1">Maintenant, Simone s'en allait de visite en visite.
-Elle avait vingt fois regardé l'heure à la petite
-pendule incrustée en face d'elle entre les deux
-glaces de devant. Elle avait dressé hors de sa gaîne
-le miroir biseauté, fait jouer le ressort de la niche
-à la poudre de riz et aux épingles, donné dix
-contre-ordres à son cocher, pour avoir l'amusement
-de parler dans le tube acoustique. Enfin,
-elle avait regardé au dehors, trouvant que les
-grises rues, dans cette sèche après-midi de décembre,
-prenaient à travers les vitres claires, entre
-<span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">[Pg 17]</a></span>
-le cadre de cuir bleu, un aspect tout différent de
-celui qu'on leur voit par les ternes carreaux éclaboussés
-d'un fiacre.</p>
-
-<p class="i1">Mais cette joie d'enfant, cette félicité que procure
-le bibelot neuf, cette fierté du luxe accru,
-semblait à Simone bien moins vive que lorsque,
-à l'avance, elle la savourait. Hélas! pourquoi son
-imagination prenait-elle sans cesse les devants?
-Tout ce qu'elle rêvait de posséder s'usait pour elle
-avant qu'elle en eût joui, tant elle en grossissait la
-valeur aussi longtemps que le destin lui défendait
-d'y toucher. Elle devait être si contente, et elle se
-sentait tout énervée! Aussi, c'était la faute de
-M. d'Espayrac. Avait-il besoin de lui dire qu'il
-avait choisi ce coupé? Son mari s'était ridiculisé
-en se déclarant incapable d'acheter une voiture.
-Et elle-même, Simone, la voilà transformée en
-petite bourgeoise parvenue aux yeux de ce garçon
-dont la famille roulait carrosse depuis des
-siècles. L'immense talent de Roger, dont elle était
-si fière, disparaissait momentanément devant les
-renseignements de carrossier qui lui manquaient
-et que Jean d'Espayrac avait dû lui fournir.</p>
-
-<p class="i1">Mais encore, était-ce bien cela? Était-ce de cette
-futile circonstance que venait le malaise de Simone?
-Non. Car un autre ami de son mari eût
-surveillé l'achat de cette voiture qu'elle eût trouvé
-la chose toute simple et n'y eût pas accordé une
-minute de réflexion. Mais, à l'avenir, la pensée
-<span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">[Pg 18]</a></span>
-de M. d'Espayrac monterait avec elle dans ce
-coupé, s'assoirait à ses côtés sur les coussins... Et
-n'avait-elle pas compté sur ce cadeau de son mari
-pour s'exalter la bonté de Roger, pour donner un
-aliment à la tendresse conjugale qu'elle sentait,
-au fond d'elle-même, devenir languissante, faiblir
-au niveau d'une monotone habitude? N'avait-elle
-pas, précisément, espéré que cette distraction
-éloignerait l'image du beau Jean, dont la hantise,
-depuis quelque temps déjà, ne laissait pas
-que d'inquiéter un peu sa conscience d'honnête
-femme?... Toutefois Simone ne s'en disait pas
-aussi long. La seule analyse de pareils sentiments
-lui eût paru dangereuse... presque coupable.
-Puis, l'eût-elle essayée, qu'elle n'eût pas su peut-être—cette
-petite créature aux sensations si fines
-mais purement instinctives—démêler la cause
-véritable de son imperceptible souffrance.</p>
-
-<p class="i1">Tout à coup, sur le trottoir du boulevard Haussmann,
-près de la rue Taitbout, elle aperçut son
-mari.</p>
-
-<p class="i1">Le compositeur marchait à grands pas, les yeux
-à terre, l'air absorbé.</p>
-
-<p class="i1">«Comme il se voûte!» pensa Simone. «Et
-comme il a tort de porter des chapeaux hauts de
-forme à bords plats!»</p>
-
-<p class="i1">Elle siffla dans le tube acoustique et dit au cocher
-d'aborder le trottoir.</p>
-
-<p class="i1">—Roger!... Psst!... Roger!</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">[Pg 19]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Elle eut beau appeler très bas, par convenance,
-deux ou trois messieurs se retournèrent. Mervil
-fut le seul qui ne s'aperçut de rien. Mais un passant
-lui fit remarquer la voiture.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! c'est toi!... s'écria-t-il. Et voilà le coupé.
-Mon Dieu, que tu es jolie là dedans!</p>
-
-<p class="i1">—D'Espayrac est venu, dit-elle—sans un
-mot sur l'équipage dont elle avait tant parlé depuis
-six semaines.—Il doit être encore chez
-nous. Est-ce que tu ne rentres pas?</p>
-
-<p class="i1">—Non... A moins que tu ne me ramènes.</p>
-
-<p class="i1">Il ajouta plaisamment:</p>
-
-<p class="i1">—Vous ne donneriez pas, madame, à un
-pauvre musicien, l'hospitalité dans votre belle
-voiture?</p>
-
-<p class="i1">—Je n'ai pas le temps, j'ai encore six visites
-à faire.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! répliqua-t-il d'un ton naturel, sans
-s'apercevoir qu'elle le boudait. Alors, adieu, à tout
-à l'heure. Si Jean est encore là, retiens-le à dîner.</p>
-
-<p class="i1">Simone n'était pas plus méchante que toute
-autre petite créature de vingt-cinq ans, sujette à
-changer de caprice comme un canari de perchoir.
-Elle était seulement de mauvaise humeur et s'irritait
-qu'on n'y attachât nulle importance. Elle
-retint donc son mari pour lui dire:</p>
-
-<p class="i1">—Elle est beaucoup trop lourde, cette voiture...
-Ou c'est le cheval qui n'est pas fait, qui est
-trop mou... Enfin, ça ne marche pas.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">[Pg 20]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Vraiment?</p>
-
-<p class="i1">Et Mervil, inquiet, recula d'un pas, jeta un coup
-d'œil sur l'ensemble. Mais le tableau de sobre
-élégance, la tenue du cocher, celle du cheval, les
-tons de métal et de cuir neuf, puis, surtout, la
-fine tête si jolie sur le fond bleu sombre, tout
-cela l'enchanta. Avec une bonne expression
-joyeuse, il se rapprocha, et, la voix baissée:</p>
-
-<p class="i1">—Tu es difficile, tu sais, Simone. C'est ravissant.</p>
-
-<p class="i1">—Avec cela que tu t'y connais! lui jeta-t-elle.</p>
-
-<p class="i1">Vivement elle releva la glace, donna une
-adresse au cocher.</p>
-
-<p class="i1">Mais elle n'avait pas fait cent mètres que son
-cœur se serra. Elle eut un remords.</p>
-
-<p class="i1">Mon Dieu! qu'avait-elle donc à s'irriter maintenant
-ainsi contre Roger, pour la moindre chose?
-Est-ce qu'elle allait ne plus l'aimer?... L'aimer...
-Elle s'arrêtait sur ce mot. L'aimer... Et le son de
-ces deux syllabes, mentalement murmurées, évoquait
-des choses très lointaines, très douces, avec
-des sentiments très lointains aussi, qui lui semblaient
-n'avoir plus rien à faire avec elle-même;
-des sentiments qui la stupéfiaient, tant ils lui paraissaient
-invraisemblables.</p>
-
-<p class="i1">Quel âge avait-elle quand elle commença
-d'aimer Roger Mervil? Douze ans!... moins
-peut-être. Dans l'ombre du coupé, un sourire mélancoliquement
-attendri flotta sur les délicates
-<span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">[Pg 21]</a></span>
-lèvres de Simone en songeant à la petite fille
-qu'elle était alors, et à la passion pleine d'ignorance,
-d'adoration, de soumission, de pureté,
-qui gonflait son cœur d'enfant, tandis qu'elle
-écoutait le jeune compositeur jouer doucement,
-en chantant d'une voix ardente et basse, sur le
-piano droit où elle-même, le matin, tapotait ses
-gammes, dans l'angle du salon sévère de ses parents.</p>
-
-<p class="i1">Personne ne pénétra son secret de fillette, et elle
-fût morte plutôt que de le laisser deviner, surtout
-à Roger Mervil.</p>
-
-<p class="i1">Elle avait treize ans quand il eut son prix de
-Rome. Le soir où il leur dit adieu, à la veille de
-partir pour l'Italie, on la trouva étendue raide sur
-le parquet de sa chambre. Elle fit une maladie
-grave. On crut que c'était le seul fait de l'évolution
-physique. La petite Simone se rétablit d'ailleurs.
-Mais elle ne vivait que d'une seule pensée.
-Pendant quatre ans, le souvenir de Roger l'accompagna
-partout, à ses promenades, à ses leçons, à
-ses premiers bals. C'était un rêve infiniment
-chaste et tendre, que rien ne troublait, car Simone
-avait la patience de l'extrême jeunesse: elle savait
-qu'elle épouserait Roger ou bien qu'elle se
-laisserait mourir. Ses parents lui donnaient une
-belle dot, et lui n'avait que son talent; mais, dans
-la famille de la jeune fille, les questions d'intérêt
-ne passaient pas pour les plus importantes.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">[Pg 22]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Et le dénouement heureux arriva, sans lutte ni
-complications. Roger Mervil aima celle qui l'aimait,
-et, bien qu'il eût plus de trente ans et elle
-moins de dix-huit, on la lui donna sans beaucoup
-de difficultés.</p>
-
-<p class="i1">Il y avait neuf ans de cela. Pendant neuf ans,
-le ménage Mervil avait pu passer pour un modèle
-de bonheur et de fidélité réciproque. Roger aimait
-toujours Simone, et Simone aimait encore
-Roger. Seulement le musicien de quarante ans,
-chez qui dominait le fanatisme de son art, et le
-musicien de trente et un, chez qui, au seuil du
-mariage, ce même fanatisme avait déjà remplacé
-toutes les autres illusions de la jeunesse, restaient
-un seul et même individu, ou du moins deux très
-identiques personnalités morales. Tandis qu'un
-abîme s'était creusé entre la jeune fille de dix-sept
-ans, élevée loin du monde, en un milieu austère,
-et la Parisienne de vingt-six. Un abîme surtout
-au point de vue du sentiment. La Simone d'aujourd'hui
-n'avait pas moins que l'autre la faculté
-d'aimer; toutefois le mot <span class="sc">AMOUR</span> prenait pour
-elle un autre sens. Elle avait maintenant autre
-chose à donner que la naïve exaltation d'une
-pensée chaste; autre chose à demander qu'une
-affection tranquille, supérieure et bienveillante.
-Et ce nouvel échange de sentiments ne pouvait
-se produire entre elle et son mari, parce qu'on ne
-s'aime pas deux fois de deux façons différentes,
-<span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">[Pg 23]</a></span>
-surtout à neuf ans de distance, et surtout quand
-on est marié. Il y avait tout un côté de la passion
-qu'elle ne devait jamais connaître si elle voulait
-rester fidèle. Un jour ou l'autre, son devoir, facile
-jusque-là, lui apparaîtrait comme un renoncement.</p>
-
-<p class="i1">Lorsque Simone s'interrogeait sur l'état de son
-cœur—ce qu'elle n'eût pas songé à faire autrefois,
-ce qu'elle faisait maintenant à propos de tout—elle
-se répondait encore à elle-même: «J'aime
-mon mari.» Mais, à l'heure des songeries indistinctes,
-et quand elle rêvait d'amour, ce n'était
-plus l'image et le nom de Roger qui surgissaient
-spontanément dans le mystère de ses évocations
-intérieures.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">[Pg 24]</a></span></p>
-
-
-<div class="chapter">
- <h2 class="no-break p2"><a name="III" id="III"></a>III</h2>
-</div>
-
-<div class="p2">
- <img class="drop-cap" src="images/initial_c.jpg" alt="Lettre C." />
-</div>
-
-<p class="drop-cap"><span class="sc">Ce</span> même jour, à mesure que l'après-midi
-s'avançait, Simone découvrait en elle-même
-des choses attristantes qu'elle
-n'y avait jamais vues: de pâles perspectives nostalgiques,
-et des abîmes d'ennui, insondables, enténébrés.</p>
-
-<p class="i1">Pourquoi?... Pourquoi?... N'avait-elle pas tout
-pour être heureuse? N'entendait-elle pas, au cours
-des visites qu'elle égrenait, vanter sa propre
-chance, et le talent grandissant de son mari, et le
-succès mérité de ce délicieux <i>Roman de la Princesse</i>?
-Ne percevait-elle pas, dans les louanges du
-monde, l'accent tout nouveau de sincérité qu'imposent
-le gros succès d'argent et les bousculades
-des foules devant une œuvre d'artiste? Jusqu'à
-<span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">[Pg 25]</a></span>
-présent, quand on parlait de Mervil dans les salons,
-chacun se croyait obligé d'expliquer qui il était,
-de lui décerner un brevet de compositeur: «Vous
-savez bien, Roger Mervil, qui a fait de si jolies
-choses?...» Sans que nul retrouvât le titre d'aucune
-de ces «jolies choses». Désormais, c'était
-tout différent; il avait son étiquette: «L'auteur du
-<i>Roman de la Princesse</i>». Et l'on ajoutait: «Cette
-pièce qui fait le maximum tous les soirs aux <span class="sc">Fantaisies-Lyriques</span>.»
-Alors tous les visages s'animaient,
-s'éclairaient de la pensée: «Sapristi, ça
-doit en représenter de l'argent!...» Les journaux,
-d'ailleurs, ne faisaient plus suivre le nom de Mervil
-par la formule «le compositeur bien connu»,
-appliquée à tous ceux qui ne le sont pas encore.
-Enfin c'était la renommée, la fortune, tout ce
-que Simone avait impatiemment attendu pour
-l'homme au génie duquel elle avait foi.</p>
-
-<p class="i1">Et puis après?...</p>
-
-<p class="i1">Pour tout le monde il était transfiguré, mais
-pour elle?... Oh! son talent, elle n'en avait jamais
-douté. Et son acharné travail, elle en avait été témoin.
-Oui, le talent, le travail... «Mon Dieu!»
-pensait-elle, «comme je voudrais avoir encore
-seize ans!... Ah! éprouver encore ce que j'ai
-éprouvé ce jour de juin où maman est entrée dans
-ma chambre avec une lettre dépliée:—«Une
-nouvelle, Simone... Roger Mervil revient d'Italie,
-et revient pour tout de bon.»—Ah! le bonheur
-<span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">[Pg 26]</a></span>
-fou, le bonheur dont on croit mourir! L'univers
-que l'on prend en pitié pour la multitude des êtres
-qui n'éprouvent pas ce qu'on ressent!... Et le soir
-où, tous deux seuls près du piano, il m'a chanté
-tout bas qu'il m'aimait... Cette mélodie passionnée...
-ce regard... Et l'insomnie bienheureuse ensuite
-dans mon petit lit de jeune fille, quand, les
-yeux ouverts dans l'ombre, je revivais sans trêve
-cet unique instant. Mais comment de pareilles
-sensations sont-elles possibles? Était-ce Roger?
-Était-ce moi?...»</p>
-
-<p class="i1">La songerie où Simone s'absorbait, dans l'anéantissement
-de toutes les choses extérieures, se
-trouva interrompue par l'arrêt de son coupé. La
-jeune femme tressaillit et regarda dehors, dans le
-crépuscule de cinq heures, le crépuscule parisien
-piqué de becs de gaz, traversé par les reflets clairs
-des vitrines, coupé et recoupé par de hâtives silhouettes.
-Elle se trouvait devant un très bel hôtel
-du boulevard Haussmann, à peu de distance du
-carrefour de Messine. «Tiens! j'ai donc donné
-l'adresse de Gisèle Chambertier?» C'était une
-amie d'enfance, qu'elle tutoyait, dont jamais elle
-n'avait pu se séparer, et contre laquelle, toutefois,
-son mari nourrissait une prévention. «Bah! Roger
-ne pourra pas m'en vouloir. Il y a près d'un
-mois que je ne l'ai vue.»</p>
-
-<p class="i1">Quand Simone fit cette réflexion, les deux
-coups de timbre annonçant sa visite avaient déjà
-<span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">[Pg 27]</a></span>
-retenti, et le valet de pied lui ouvrait toute grande
-la porte vitrée de la vérandah. Un second domestique
-lui fit traverser une galerie où des feuillages
-luisaient sous des rayons électriques, puis le hall
-et le grand salon, avant de crier son nom devant
-une portière olive et vieux rose drapée somptueusement.</p>
-
-<p class="i1">Elle entra dans la jolie pièce Louis XVI où
-Gisèle tenait son <i>five o'clock</i>.</p>
-
-<p class="i1">Il n'y avait que trois femmes, et les deux amies
-s'embrassèrent.</p>
-
-<p class="i1">Gisèle avait vingt-huit ans. C'était une brune,
-qui, artificiellement, donnait à sa chevelure des
-tons de cuivre. Dans une toute petite tête fine de
-médaille, elle ouvrait d'immenses yeux sombres,
-noyés, des yeux dont le lourd et doux regard se
-posait comme un contact, des yeux de langueur,
-des yeux de vertige. Grande, avec un corps très
-souple, elle paraissait presque trop maigre; pourtant
-ses mains n'étaient pas sèches; au contraire,
-des fossettes trouaient leur chair blanche, finement
-pétrie en un moule très pur. Sous les ongles
-roses, comme dans la pourpre des lèvres, un sang
-vigoureux et coloré circulait, que n'eût point
-trahi le teint du visage avec sa délicatesse de camélia.
-Cette belle créature était vêtue d'un corsage
-tout en valenciennes sur mousseline de soie
-couleur paille, et d'une longue jupe en lourd
-broché noir dont la traîne ondulait derrière elle.
-<span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">[Pg 28]</a></span>
-Quand elle se leva pour embrasser Simone, sa
-taille flexible se cambra sur ses minces hanches
-avec tant de liberté que l'une de ses visiteuses
-chuchota vers sa voisine:</p>
-
-<p class="i1">—Vous voyez bien qu'elle ne porte pas de
-corset.</p>
-
-<p class="i1">Après cette remarque, la dame se leva pour
-prendre congé. Les deux autres l'imitèrent. Gisèle
-resta seule avec Simone.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! dit celle-ci en se laissant tomber au
-fond d'une bergère, que la vie est bête, ma pauvre
-mignonne!</p>
-
-<p class="i1">—Quand on la prend comme toi, dit Gisèle
-avec une voix lente, sans timbre, mais d'une pénétrante
-douceur et qu'on avait envie d'entendre
-encore.</p>
-
-<p class="i1">Elle s'était approchée de la table à thé;
-maintenant elle préparait une tasse pour son
-amie.</p>
-
-<p class="i1">—Eh! tu ne prends pas l'existence autrement
-que moi, dit vivement Simone. Au fond tu es
-la plus honnête femme du monde, bien que tu
-t'amuses à poser pour le sphinx, et qu'avec tous
-tes paradoxes tu risques ta réputation.</p>
-
-<p class="i1">—Bah! fit Gisèle, tu n'as pas besoin de
-me défendre à tes propres yeux. Je sais trop
-qu'un jour ou l'autre, nous serons brouillées à
-mort.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! ma chérie, ne dis pas cela.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">[Pg 29]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Allons!... Tu m'as déjà fait entendre que
-ton mari n'aime pas que nous nous voyions trop
-souvent.</p>
-
-<p class="i1">—Jamais!... Gisèle!... Jamais je ne t'ai fait la
-moindre allusion...</p>
-
-<p class="i1">—Mettons que je l'aie deviné. Mais je ne t'en
-veux pas, ma petite Simone, ajouta M<sup>me</sup> Chambertier,
-en poussant un pouf à côté de son amie,
-pour s'asseoir tout près d'elle et lui passer un
-bras à la taille.—Nous sommes tellement différentes,
-vois-tu!</p>
-
-<p class="i1">—C'est absurde ce que tu dis là, Gisèle. On
-croirait que tu répètes cela pour me faire de la
-peine.</p>
-
-<p class="i1">—Eh bien! je ne le dirai plus, reprit
-M<sup>me</sup> Chambertier en se levant, jusqu'à ce que tu
-t'en aperçoives par toi-même. Comment va ta
-petite Paulette?</p>
-
-<p class="i1">—Très bien. Non... c'est-à-dire, elle est un
-peu enrhumée. Voyons, pourquoi sommes-nous
-si différentes?...</p>
-
-<p class="i1">Gisèle haussa légèrement ses épaules, si fines,
-si nerveuses, sous la dentelle et la mousseline.</p>
-
-<p class="i1">—Ton mari prétendrait que je te donne de
-mauvais conseils.</p>
-
-<p class="i1">—Encore!...</p>
-
-<p class="i1">—Eh bien! s'écria Gisèle, en dressant son buste
-félin. Moi, je cultive mon MOI (pour employer
-une expression dont les hommes n'auront pas
-<span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">[Pg 30]</a></span>
-seuls le privilège). Toi, tu cultives un tas de
-vieux préjugés; tu cultives des ombres: l'opinion
-d'autrui, la morale de la portière, le code conjugal
-tel que ces messieurs l'ont fait à notre usage
-et à leur plus grand profit. Tu acceptes des devoirs
-que tu ne discutes même pas. Penser t'effarouche,
-vivre te fait peur. Tu n'oses t'interroger;
-tu te défies de ce que ton cœur, de ce que ta
-raison, de ce que tes sens te répondent. Ton innocente
-petite personne te fait l'effet d'un monstre
-qu'il faut sans cesse tenir en bride... Moi, que je
-sois bonne ou méchante, peu m'importe! Ce qui
-m'occupe, c'est de satisfaire ma méchanceté ou
-ma bonté. Je m'étudie pour savoir au juste ce
-que je veux, et, quand je le sais, je le fais. Qu'est-ce
-que les autres peuvent m'apprendre là-dessus?
-Qu'en savent-ils? Cela les touche-t-il? Si je me
-découvrais un vice, je ne perdrais pas mon temps
-à savoir d'où il me vient, je m'appliquerais à le
-satisfaire par tous les moyens possibles.</p>
-
-<p class="i1">—Là! dit Simone, te voilà partie... Si je ne te
-connaissais pas pourtant!... Mais, folle que tu es,
-puisque tu n'en as pas, des vices!...</p>
-
-<p class="i1">—Ils viendront, dit Gisèle en riant. J'approche
-de la trentaine. On prétend que c'est l'âge
-où ils poussent.</p>
-
-<p class="i1">Sur le seuil, sous les draperies de la portière,
-la voix du domestique annonça:</p>
-
-<p class="i1">—Monsieur d'Espayrac.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">[Pg 31]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Et Jean parut,—grand, les épaules larges, la
-taille svelte dans la redingote irréprochable, la
-démarche pleine d'aisance,—un type de force,
-d'élégance et de masculine beauté.</p>
-
-<p class="i1">«Ah!» se dit Simone, «il vient donc souvent
-ici?» Et elle eut au cœur comme une bizarre
-crispation d'angoisse, irrésistible, inexplicable
-comme sa nervosité et sa nostalgie des heures
-précédentes.</p>
-
-<p class="i1">Jean fut heureux de trouver les deux jeunes
-femmes ensemble, et seules. Il le leur dit, avec
-cette nuance d'ironie subtile dont le Parisien
-homme du monde voile toujours aussi bien le
-vide que la sincérité de ses sentiments. Et toutes
-deux répondirent en riant, avec la demi-incrédulité
-qui est la contre-partie féminine de cette
-demi-franchise.</p>
-
-<p class="i1">Elles l'intéressaient l'une et l'autre très diversement.</p>
-
-<p class="i1">Il pressentait en Simone une sœur d'âme, et il
-éprouvait pour Gisèle une violente affinité sensuelle.
-Il jugeait que son collaborateur Mervil
-avait une chance unique de posséder cette fine
-blonde créée pour les bonheurs intimes et qu'on
-sentait incapable d'une trahison; tandis que, plus
-il observait Gisèle, plus il plaignait M. Chambertier.
-Toutefois, lorsque, par l'imagination, il
-se substituait à l'un des deux maris, c'est dans le
-rôle du dernier qu'il se complaisait à se voir, et
-<span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">[Pg 32]</a></span>
-de la façon la plus précise. Près de Gisèle, ses
-sens lui parlaient un langage clair, qu'il ne voulait
-pas écouter, mais auquel il ne se trompait
-pas. Près de Simone, ce qui s'éveillait en lui,
-c'était la délicieuse et vague chanson de son jeune
-passé, ses premiers rêves purs, les caresses de sa
-mère, les sanglots tendres de son adolescence
-dans le jardin moussu du vieil hôtel d'Espayrac,
-par les beaux soirs des étés morts. C'étaient aussi
-des réminiscences plus anciennes; car Simone
-ressemblait à l'idéal de droiture, de simplicité,
-de chasteté féminines, qui avait fait battre le
-cœur de ses aïeux, et, de nouveau, près d'elle, ce
-cœur-là tressaillait en lui. Dans un vieux château
-gothique, il y avait des siècles, Jean avait aimé
-une femme comme elle,—une femme aux longues
-tresses blondes, aux yeux clairs de source,
-avec un missel ou une quenouille entre les doigts,—il
-l'avait aimée lorsque, parcelle de vie inconsciente,
-existante déjà mais non encore personnifiée,
-ce qui devait un jour être lui palpitait
-confusément dans le sein de quelque ancêtre.
-A peine pourtant se rendait-il compte de cet
-obscur désir d'âme qui l'entraînait vers M<sup>me</sup> Mervil.
-Au contraire, il s'en voulait de se sentir si
-brutalement épris de M<sup>me</sup> Chambertier.</p>
-
-<p class="i1">«Quand on aime une femme du monde comme
-une fille,» se disait-il, «la seule chose à faire,
-c'est de la fuir. Car, ou elle mérite mieux, et l'on
-<span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">[Pg 33]</a></span>
-n'a pas le droit de lui offrir une passion qui serait
-une offense; ou c'est le contraire... et alors,
-que d'embarras pour si peu de chose, et quel
-écœurement après le caprice!»</p>
-
-<p class="i1">«D'ailleurs,» pensait-il encore, «ce serait ridicule
-et triste de prendre sa femme à un brave
-homme aussi aveugle, aussi bêtement bon que
-Chambertier.»</p>
-
-<p class="i1">Précisément comme M. d'Espayrac pensait au
-maître du logis, celui-ci pénétra dans le petit salon
-par une porte donnant sur une salle de billard.</p>
-
-<p class="i1">Édouard Chambertier était un homme de
-trente-cinq à trente-huit ans, grand, lourd, gauche
-et doux, qui bedonnait un peu, et dont la tête,
-enfoncée dans les épaules, offrait un commencement
-de calvitie. La franchise et la bonté
-empreintes sur sa physionomie éveillaient une
-sympathie immédiate, mais la banalité qu'on y
-découvrait aussitôt empêchait cette sympathie
-de s'accentuer en un sentiment plus vif.</p>
-
-<p class="i1">D'intelligence nulle, il ne devait sa haute situation
-comme président du Conseil d'administration
-dans une grande Compagnie d'assurances
-qu'à la masse des capitaux dont il avait enrichi
-l'affaire. C'était un de ces êtres effacés, sans
-prestige et sans mystère, qui n'ont ni amis ni
-ennemis, qui n'inquiètent, n'effraient ni n'attachent,—en
-un mot, qui ne comptent pas. Il ne
-comptait pas plus, dans son intérieur, pour sa
-<span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">[Pg 34]</a></span>
-femme et pour ses domestiques, qu'il ne comptait,
-dans son Conseil, pour ses co-actionnaires
-ou ses subordonnés. On le recherchait à cause
-de sa fortune; et, quoiqu'il fût très liant, on ne
-se plaisait guère en sa société, parce qu'il ennuyait.
-Quelques-uns l'avaient cru naïf et pensèrent
-l'exploiter. Mais une certaine finesse prudente
-qu'il apportait dans les questions d'argent
-découragea les tentatives. Il avait épousé Gisèle
-dans une crise d'amour violent, ne s'était pas ensuite
-étonné tout d'abord des dédains affichés
-de cette créature qu'il jugeait supérieure, avait
-pleinement joui du bonheur d'être son domestique
-et son banquier. Plus tard, il avait souffert
-d'une vague souffrance inavouée, qui n'était ni
-de la révolte, ni de la jalousie: car son indolence
-de nature excluait des sentiments aussi forts, et
-ce n'était point un imaginatif, que les soupçons,
-les pressentiments, les visions du possible pussent
-aiguillonner et torturer. Il ne s'était jamais dit
-ce que les familiers de sa maison se murmuraient
-à l'oreille: qu'un jour ou l'autre sa femme le
-tromperait, que c'était inévitable. Il ne voyait
-Gisèle, en effet, que dans les attitudes où il lui
-plaisait, à elle, de se montrer à lui; de ce que,
-plusieurs fois, elle avait haussé les épaules en
-parlant des hommes qui osaient lui faire la cour,
-M. Chambertier concluait qu'auprès d'elle tous
-perdraient à jamais leurs peines.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">[Pg 35]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Cette notion, désormais implantée dans son
-cerveau, aurait pu prévaloir en lui contre l'évidence
-même. C'est ce qu'on appelle une grâce
-d'état; mais cela provenait tout simplement de
-la difficulté—plus grande encore chez cet homme
-que chez un autre—de concevoir un être objectivement,
-c'est-à-dire en dehors de tout rapport
-avec soi-même. La subjectivité du point de vue
-augmente avec le nombre des liens qui enchevêtrent
-deux personnalités, deux existences. C'est
-pourquoi il est radicalement impossible à un
-mari et à une femme de se connaître jamais l'un
-l'autre.</p>
-
-<p class="i1">Lorsque M. Chambertier parut dans le petit
-salon, d'autres visites venaient d'arriver. Simone
-se tenait debout, prête à partir. En l'apercevant,
-elle regretta de n'être pas déjà loin. Ce gros
-homme si bon la gênait, et, chose singulière, lui
-faisait presque peur. Mais une peur spéciale. Il
-l'avait prise pour confidente, elle, l'amie intime
-de Gisèle, et, depuis quelque temps, la poursuivait
-partout, afin de se faire persuader par
-M<sup>me</sup> Mervil que sa femme, au fond, l'aimait, en
-dépit des duretés qu'elle ne lui ménageait pas.
-Une compassion délicate, un désir de consoler
-Chambertier, et les illusions que Simone conservait
-naguère encore sur un tel sujet, la poussaient
-tout d'abord, d'elle-même, à assumer ce
-rôle. Sa façon tendrement légère de toucher aux
-<span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">[Pg 36]</a></span>
-blessures d'âme avait paru à cet être épais mais
-sensible quelque chose de nouveau, de suave, de
-merveilleusement doux. Il avait indiscrètement
-imposé à Simone la continuation de ce traitement
-sentimental, et la pauvre jeune femme, incapable
-d'un procédé cruel, ne savait plus comment
-se débarrasser de son malade.</p>
-
-<p class="i1">Sa position entre les deux époux devenait
-tous les jours plus fausse. Chambertier la prenait
-à part, ou venait la voir à l'improviste et en secret,
-pour l'entretenir de Gisèle, et Gisèle ne lui
-cachait plus le dédain absolu que lui inspirait
-Chambertier. Simone, si franche, se trouvait
-avoir des secrets pour chacun des deux avec
-l'autre. Sans compter que Chambertier, tout en
-adorant la femme dont il souffrait, commençait
-à s'éprendre, inconsciemment peut-être, de sa
-consolatrice. Tout cela était fait pour inquiéter
-la scrupuleuse conscience de M<sup>me</sup> Mervil, mais
-aussi pour amuser de charités subtiles, de menus
-dangers et de vapeurs de passions remuées son
-cœur qui s'ennuyait.</p>
-
-<p class="i1">Aujourd'hui elle fut surtout contrariée de voir
-le mari de son amie, parce que ses préoccupations
-personnelles, bien qu'indéfinies, inexprimables,
-suffisaient à son activité sentimentale.
-Et aussi parce que, immédiatement, elle songea
-que ce serait lui, et non pas M. d'Espayrac, qui l'accompagnerait
-pour quitter le salon. Or, elle voulait
-<span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">[Pg 37]</a></span>
-demander à Jean l'explication d'un mot prononcé
-par lui tout à l'heure. Quand elle s'était
-levée, il avait fait le même mouvement. Et il
-attendait qu'elle eût dit adieu pour la suivre.
-Mais lorsqu'il vit entrer Chambertier, d'Espayrac,
-peu soucieux de s'attarder avec ce mari agaçant
-de la femme qu'il désirait, salua brièvement et
-disparut.</p>
-
-<p class="i1">Simone, au contraire, se rassit un instant, ne
-voulant pas avoir l'air de s'élancer à sa suite. Et,
-tout en répondant aux banalités d'une conversation
-sans intérêt, elle songeait maintenant à son
-mari avec une inquiétude toute nouvelle et subitement
-éveillée. M. d'Espayrac avait dit quelques
-minutes auparavant—et c'était cette phrase
-qu'elle aurait bien voulu lui faire éclaircir: «Je
-ne suis pas resté chez vous, madame, à attendre
-Mervil, parce que je me suis tout à coup rappelé
-qu'il devait assister cette après-midi à une répétition.
-On a distribué en double tous les rôles
-du <i>Roman de la Princesse</i>, et il était inquiet pour
-sa «prima donna», celle qui chante le rôle si
-difficile d'<i>Ida</i>,—vous savez, cette jeune cantatrice
-qu'il a presque imposée à notre directeur.»</p>
-
-<p class="i1">M<sup>me</sup> Mervil ne savait pas. Elle ne fit aucune
-remarque, ne voulant pas paraître ignorer l'existence
-de cette jeune cantatrice à laquelle s'intéressait
-son mari. Mais sa petite tête commençait
-à travailler.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">[Pg 38]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Pourquoi Roger ne lui avait-il point parlé de
-cette femme? Pourquoi l'imposait-il au directeur,
-puisqu'il ne comptait pas sur son talent,
-puisqu'il était inquiet de la façon dont elle doublerait
-le rôle? Si M<sup>me</sup> Mervil avait pu sortir avec
-Jean d'Espayrac, par une adroite question elle
-aurait appris quelque chose. Mais cet insigne maladroit
-de Chambertier avait tout fait manquer
-en arrivant.</p>
-
-<p class="i1">La nervosité dont Simone avait souffert toute
-la journée s'exaspérait. Malgré la chaleur du salon,
-ses petits pieds se glaçaient dans ses souliers
-minces. Une flamme, au contraire, lui montait
-aux joues; et elle sentait aux yeux des picotements,
-comme si elle allait pleurer.</p>
-
-<p class="i1">—J'ai la migraine, dit-elle.</p>
-
-<p class="i1">Des petits cris de pitié s'élevèrent parmi ces
-dames. Gisèle voulut lui faire prendre un calmant,
-de l'antipyrine ou une perle d'éther. Mais
-Simone déclara qu'elle avait hâte de rentrer chez
-elle. En disant adieu à son amie, elle ne put se
-tenir, malgré la présence des étrangères, de la
-serrer en une longue étreinte, de l'embrasser à
-plusieurs reprises. Un élan de cœur, le regret d'un
-mouvement de jalousie à l'égard de Gisèle, un
-besoin de câline sympathie, provoquèrent cette
-explosion de tendresse.</p>
-
-<p class="i1">Comme elle traversait le grand salon, elle
-aperçut à côté d'elle, inévitablement, le visage
-<span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">[Pg 39]</a></span>
-coloré de Chambertier, avec son air de bon chien
-craintif.</p>
-
-<p class="i1">—Permettez que je vous accompagne, disait-il.</p>
-
-<p class="i1">Puis, quand ils arrivèrent près de la serre, qu'il
-fallait traverser pour sortir:</p>
-
-<p class="i1">—Ne restez pas si longtemps sans venir voir
-Gisèle, je vous en prie! fit-il, suppliant. Vous
-avez sur elle une si bonne influence!...</p>
-
-<p class="i1">Il ajouta que cela n'avait pas marché du tout
-ce mois-ci. M<sup>me</sup> Chambertier avait eu des colères,
-des bouderies, des fantaisies absolument déraisonnables.</p>
-
-<p class="i1">—Tout ce que je lui dis l'exaspère... Ce n'est
-pas sa faute... Je sais bien... Ce sont les nerfs...
-Et puis, je m'y prends mal sans doute... Au fond,
-je ne connais pas les femmes, moi. Je ne suis pas
-un don Juan... Je ne sais pas ce qu'il faut leur
-dire.</p>
-
-<p class="i1">Simone lui pressa la main, n'ayant pas la tête
-à lui répondre.</p>
-
-<p class="i1">Et le gros homme baisa cette main, avec un
-peu trop de reconnaissance peut-être, murmurant:</p>
-
-<p class="i1">—Que vous êtes bonne!... Ah! que la vie est
-mal faite... Si seulement c'était vous que j'avais
-rencontrée!...</p>
-
-<p class="i1">Simone s'échappa, honteuse de se répéter cette
-exclamation avec une sorte de plaisir. La nullité
-<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">[Pg 40]</a></span>
-de ce brave homme rendait son hommage banal
-et fade jusqu'à l'écœurement. Mais il était le
-mari de Gisèle, une des femmes les plus belles et
-les plus intelligentes de Paris...</p>
-
-<p class="i1">«Eh quoi! je suis donc un monstre?» pensa
-M<sup>me</sup> Mervil.</p>
-
-<p class="i1">Pourtant l'humiliante satisfaction qu'elle éprouvait
-redoubla sur cette réflexion: «Ah! bien, si
-Jean d'Espayrac fait la cour à Gisèle, il verra que
-ce n'est pas tout rose. Avec ce caractère qu'elle
-a, elle lui en donnera de l'agrément!...»</p>
-
-<p class="i1">Alors elle tressaillit à la pensée que si M<sup>me</sup> Chambertier
-s'éprenait de M. d'Espayrac, elle irait jusqu'au
-bout de cet amour, n'ayant pas de scrupule
-qui pût l'en empêcher. «Ce serait abominable!»
-se dit Simone.</p>
-
-<p class="i1">Elle était de nouveau enfermée dans sa voiture,
-livrée à la fièvre de ses impressions, et enveloppée
-par cette autre fièvre intense qui est le
-mouvement de Paris, dans la nuit éclaboussée de
-lumières, un soir de décembre, vers six heures.
-A chaque instant le coupé s'arrêtait, pris dans un
-encombrement. On entendait les jurons et les
-rires des cochers, puis on repartait, d'une secousse
-lente, pour s'arrêter encore, trois pas plus loin.
-Les ombres noires des passants pressés filaient
-entre le nez des chevaux et les roues des véhicules.
-Les paquets de papier pâle—ces étrennes
-de vingt-neuf sous ou de vingt-neuf louis dont
-<span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">[Pg 41]</a></span>
-la plupart avaient les mains encombrées—faisaient
-des taches claires contre leurs vêtements
-obscurs. Une charrette à bras, chargée de chevaux
-mécaniques, en des attitudes cabrées, tous crins
-au vent, accrocha la voiture de Simone, mais se
-dégagea tout aussitôt, sans autre accident qu'un
-léger choc. Et elle regarda ces jouets pimpants,
-dont les lanternes claires du coupé faisaient briller
-le bois verni, les roues d'acier, les selles de
-velours. Elle soupira à la fois de n'avoir pas de
-fils et de n'être plus elle-même une enfant. Puis
-elle sourit en songeant à sa petite Paulette, qui,
-si elle osait, se ferait donner des étrennes de garçon.
-«Bah! elle aura bientôt un cheval vivant.
-Roger va lui faire commencer des leçons de manège.»</p>
-
-<p class="i1">Roger... Paulette... Toute l'agitation de Simone
-se fondit en un accès de tendresse éperdue pour
-ces deux êtres. «Mais oui, je suis heureuse... Je
-les possède, ils sont à moi... Ils m'aiment... Je les
-adore!»</p>
-
-<p class="i1">Elle siffla dans le tube acoustique et dit à son
-cocher de la conduire au théâtre des <span class="sc">Fantaisies-Lyriques</span>.
-«Je demanderai au concierge si
-M. Mervil y est encore et nous reviendrons ensemble.
-Roger sera content. Je n'ai pas été gentille
-avec lui tout à l'heure. Et je sais ce que je
-vais faire... Je l'interrogerai franchement à propos
-de cette actrice. Il aura oublié de m'en parler...
-<span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">[Pg 42]</a></span>
-Elle ne doit pas être bien intéressante...
-Une doublure!...»</p>
-
-<p class="i1">Un bien-être singulier inondait maintenant le
-cœur de Simone. Elle se voyait revenant à côté
-de son mari, dans l'intimité de cette voiture
-close, et lui parlant, l'écoutant avec la confiance
-profonde, mais un peu craintive, qu'il avait su
-lui inspirer. Les impressions mauvaises de la
-journée allaient disparaître. Oh! comme elle
-avait hâte de le revoir! Comme cette course lui
-paraissait lente à travers les rues encombrées!</p>
-
-<p class="i1">On approchait pourtant. La voiture tourna dans
-une courte rue élégante, où blanchissaient des
-lumières électriques, à proximité du boulevard.
-Mais, avant d'atteindre le théâtre, il fallut subir
-encore un arrêt. Simone abaissa l'une des glaces,
-et, dans son impatience, pencha un peu la tête.
-La sensation d'un froid mortel, qui n'était pas
-celui du dehors, hérissa, sous la chaleur des
-fourrures, sa chair délicate. Elle apercevait Roger,
-qui, précisément, sortait par la porte des artistes,
-et qui ne sortait pas seul. Une femme, enveloppée
-d'une magnifique pelisse de loutre, et
-sur la tête rousse de laquelle tremblait une aigrette
-scintillante, traversa le trottoir à ses côtés.
-Tous deux s'approchèrent d'un équipage dont
-un valet de pied ouvrit la portière. Mais Roger
-Mervil fit un geste de dénégation et appela un
-fiacre. La femme dit un mot au domestique.
-<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">[Pg 43]</a></span>
-L'équipage partit à vide, faisant enfin place au
-coupé de M<sup>me</sup> Mervil. Mais, quand ce coupé arriva
-devant le théâtre, Simone avait eu le temps
-de voir son mari monter dans le fiacre avec cette
-étrangère, et s'éloigner dans une autre direction.</p>
-
-<p class="i1">Elle était anéantie. La force lui manquait pour
-faire un mouvement. Elle avait dans la tête une
-sensation de vide, et dans le cœur une douleur
-folle, atroce, une douleur à crier. La première
-idée nette qui lui revint, ce fut celle de son cocher,
-qui attendait.</p>
-
-<p class="i1">«Pourvu qu'il n'ait rien remarqué!» pensa-t-elle.</p>
-
-<p class="i1">Et, pour faire semblant de n'avoir elle-même
-rien vu, elle eut le courage de descendre, bien
-que toute chancelante sur ses jambes amollies
-par l'émotion, de franchir le trottoir, d'entrer
-s'informer chez la concierge.</p>
-
-<p class="i1">Quand elle se trouva dans le corridor bien
-éclairé, quand elle poussa la porte de la loge,
-où une vieille figure familière l'accueillit d'un
-salut empressé, elle eut tout à coup le sentiment
-qu'elle avait rêvé, ou mal observé, ou mal interprété
-quelque chose de tout naturel.</p>
-
-<p class="i1">Elle demanda:</p>
-
-<p class="i1">—M. Mervil est-il encore là? avec presque
-l'espoir qu'on pouvait lui répondre «oui».</p>
-
-<p class="i1">—M. Mervil quitte le théâtre à l'instant, fut
-la réplique immédiate.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">[Pg 44]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Simone reprit, en tâchant d'arrêter le tremblement
-de ses lèvres:</p>
-
-<p class="i1">—N'est-il pas sorti avec... avec le directeur,
-M. Fournière?</p>
-
-<p class="i1">La concierge, méfiante et subitement sur ses
-gardes, ne dit pas avec qui M. Mervil était sorti.
-Mais elle crut pouvoir parler du directeur:</p>
-
-<p class="i1">—M. Fournière n'est pas venu au théâtre aujourd'hui,
-madame.</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">Un moment après, comme Simone, rentrée
-chez elle, disait à sa femme de chambre: «Qu'on
-ne serve pas encore. Dites à la cuisine qu'il faut
-attendre Monsieur,» on lui apporta un télégramme—un
-<i>petit bleu</i>—sur lequel elle
-reconnut l'écriture de son mari.</p>
-
-<p class="i1">Elle déchira les bords durcis de gomme, et
-lut d'emblée toute la phrase:</p>
-
-<p class="i1">«Dîne ce soir sans moi, ma chère amie, avec
-Paulette, qui tiendra gentiment compagnie à sa
-petite maman. Fournière m'emmène pour toute
-la soirée, au sortir de la répétition. Excuse-moi,
-nous avons à causer d'affaires.»</p>
-
-<p class="ar">
-«Ton <span class="sc">Roger</span>.»</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">[Pg 45]</a></span></p>
-
-
-<div class="chapter">
- <h2 class="no-break p2"><a name="IV" id="IV"></a>IV</h2>
-</div>
-
-<div class="p2">
- <img class="drop-cap" src="images/initial_m.jpg" alt="Lettre M." />
-</div>
-
-<p class="drop-cap"><span class="sc">Mervil</span> n'avait jamais trompé sa femme.
-Du moins il ne croyait pas l'avoir
-trompée lorsque—étant allé faire
-jouer une de ses opérettes à Madrid—il avait
-accepté durant trois semaines les faveurs offertes
-par une dugazon espagnole. Pour se persuader
-qu'il trompait Simone, Roger Mervil aurait eu
-besoin de sentir son cœur et sa pensée, comme
-sa chair, absorbés, possédés, satisfaits par une
-autre femme; il lui eût fallu concevoir le désir
-de mettre dans sa vie, pour toujours, à toute
-heure, une autre compagne que celle qui partageait
-sa maison, ses affections, ses soucis, ses
-joies, ses habitudes. Tant qu'il n'imaginait pas
-une autre femme à la place de la sienne; bien
-<span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">[Pg 46]</a></span>
-plus, tant qu'il n'imaginait pas même l'avenir
-possible autrement que traversé côte à côte avec
-cette chère créature, comment eût-il cru la trahir?
-Comment eût-il cru seulement lui faire le moindre
-tort? Ainsi que la plupart des hommes, il n'attachait
-aucune importance à la passagère réalisation
-d'un caprice sensuel. Et si quelqu'un, à ce
-sujet, eût prononcé devant lui les mots d'adultère
-et de trahison, il n'aurait pu se retenir de
-hausser les épaules.</p>
-
-<p class="i1">Toutefois il avait souvent—dans sa carrière
-d'homme de théâtre, où les occasions le cherchaient—résisté
-à des tentations de ce genre.
-Simplement par la crainte d'un hasard fâcheux,
-qui pouvait éveiller chez Simone une jalousie,
-puérile peut-être, mais à coup sûr cruelle. Et
-aussi par répugnance du mensonge à prononcer,
-du prétexte à fabriquer, en face de cette limpidité,
-de cette confiance, qui rendaient si beau le
-regard de sa jeune femme.</p>
-
-<p class="i1">Aujourd'hui, Mervil, moins jeune et plus enfiévré
-de travail, était plus que jamais à l'abri
-des aventures de coulisses. Toutefois, moralement,
-il s'y sentait plus accessible: car des années
-de vie parisienne et de sécurité conjugale avaient
-encore amoindri ses scrupules, émoussé sa délicatesse.
-Vraiment il n'eût convenu avec personne,
-et encore moins avec lui-même, qu'une
-heure passée dans l'alcôve d'une actrice pût peser
-<span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">[Pg 47]</a></span>
-dans ses affections et dans sa vie plus que l'action
-de savourer un bon cigare ou de humer un
-sherry-cobbler. Désormais, s'il eût songé aux jalousies
-possibles de Simone, c'eût été avec une
-nuance d'impatience, tant elles lui eussent paru
-factices, conventionnelles, disproportionnées à
-une semblable cause.</p>
-
-<p class="i1">Mervil n'avait donc, à ses propres yeux, jamais
-trompé sa femme. Et, certes, il eût juré
-qu'il ne la trompait pas ce soir—même lorsqu'il
-montait en fiacre à côté de cette Netty Davidson,
-cette jolie juive rousse aux yeux verts,
-née dans un effrayant bouge de la Cité, à Londres,
-et qui, maintenant, non contente d'avoir à
-Paris un hôtel, des chevaux et des diamants,
-voulait se lancer dans le grand art, et faire entendre
-son grêle filet de voix sur la scène des
-<span class="sc">Fantaisies-Lyriques</span>.</p>
-
-<p class="i1">Ce qu'elle avait essayé de séductions sur Mervil,
-pour se faire donner au moins la doublure
-d'un rôle, est inimaginable! Le compositeur ne
-mettait plus les pieds au théâtre sans y rencontrer
-Netty. Elle y avait, de temps à autre, chanté
-quelques répliques, et elle savait y garder ses
-libres entrées à force de largesses envers le personnel.
-Roger Mervil, qui ne voyait en elle
-qu'une cocotte prétentieuse, la prit en grippe,
-l'écarta, la rudoya presque. Mais, un beau jour,
-dans un corridor, comme elle le frôlait en minaudant,
-<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">[Pg 48]</a></span>
-se plaignant et le raillant à la fois de cette
-humeur farouche, l'amollissant d'une prière humble,
-puis, tout à coup, le cinglant d'une parole
-moqueuse, il eut la soudaine perception de tout
-l'attrait sensuel que dégageait cette femme; un
-furieux désir d'elle s'empara de lui, le bouleversa
-tout entier, en une seconde, avec tant de brusquerie
-et de violence qu'il en fut ensuite stupéfait.
-Il lui saisit les bras, les lui meurtrit, chercha
-de sa bouche le rire étincelant des lèvres pourprées,
-des dents blanches...</p>
-
-<p class="i1">Et Netty, avec une sourde exclamation de
-victoire, qui ressemblait à un soupir de passion,
-l'entraîna dans une loge...</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">Mervil, très humilié, très vexé de sa défaite,
-avait dû tourmenter Fournière et d'Espayrac pour
-qu'on fît étudier en double le rôle d'<i>Ida</i> par
-Netty Davidson. Il affectait de croire à son talent.
-Mais, quand il l'entendit chanter, sans
-nuances, sans âme, presque sans voix, devant les
-physionomies résignées ou ironiques du directeur
-et du poète, il se sentit tellement exaspéré contre
-elle qu'il aurait voulu la battre. Par bonheur, la
-cantatrice qui tenait effectivement le rôle était
-d'une si belle santé, d'une si infatigable vaillance,
-qu'on ne prévoyait pas avoir jamais besoin de la
-doublure. Puis la beauté de Netty—cette beauté
-jeune, suggestive, matérielle—la sauverait elle-même
-<span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">[Pg 49]</a></span>
-et sauverait la représentation du ridicule,
-s'il fallait qu'elle parût devant le public.</p>
-
-<p class="i1">Le coup de désir que Mervil avait éprouvé
-pour cette femme ne pouvait tenir contre le supplice
-qu'elle infligeait à son sentiment d'artiste,
-à sa vanité de compositeur, à ses oreilles de musicien.
-Il se montra plus rude encore pour Netty
-après avoir succombé à la tentation de ses frisons
-roux, de sa peau lactée, de son rouge rire
-provocateur, de ses câlines façons de chatte. Les
-répétitions furent de durs moments pour la pauvre
-fille. Pourtant cette bizarre ambitieuse tint bon.
-La considération et la clientèle qu'elle acquit
-ainsi dans le quart-de-monde où elle évoluait la
-consolèrent. D'ailleurs Mervil eut encore parfois
-des défaillances... La dernière fut précisément
-celle dont sa femme eut l'horrible surprise et la
-foudroyante vision.</p>
-
-<p class="i1">C'était Netty Davidson que Simone, par la
-portière de son coupé, avait vue sortir du théâtre
-côte à côte avec son mari. C'était l'équipage de
-Netty Davidson qui avait arrêté le sien, et dans
-lequel Roger, sous ses yeux, avait refusé de monter.
-Mervil, pour rien au monde, ne se fût assis
-dans cette voiture de cocotte. Mais, quand le
-fiacre où il était monté avec Netty se mit en
-marche, peu s'en fallut que Simone n'aperçût le
-baiser dont aussitôt l'actrice dérida la bouche,
-maussadement fermée, du compositeur.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">[Pg 50]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Et maintenant, il était plus de minuit. Mervil
-s'était attardé à faire souper Netty, malgré l'irritation
-et l'ennui mortel qu'il éprouvait près de
-cette fille, dès après l'extinction de son fugace
-désir. Il ne voulait pas rentrer chez lui trop tôt.
-Il préférait trouver Simone endormie.</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">Simone ne dormait pas. Elle était couchée cependant.
-Accoudée dans le large lit de milieu de
-leur jolie chambre, les yeux fixés droit devant
-elle,—ses yeux d'un bleu-gris si fin et que le
-demi-jour de la veilleuse faisait paraître noirs,—elle
-traversait l'heure la plus étrange de sa vie. La
-plus étrange... mais, à sa grande stupeur, non pas
-la plus douloureuse. Tout à l'heure, elle avait
-souffert... oui, atrocement. Oh! ce retour dans la
-voiture, où elle collait sa bouche contre le satin
-des accoudoirs, et où elle mordait l'étoffe pour
-ne pas crier d'angoisse!... Et les lignes de ce télégramme,
-le mensonge du nom de Fournière,
-de ce directeur que Roger n'avait pas même
-rencontré aujourd'hui, qui n'avait pas paru de
-l'après-midi à son théâtre!... Après avoir lu cela,
-elle était montée, la tête perdue, droit dans sa
-chambre. Elle avait remis son chapeau, son manteau...
-Elle voulait courir, s'en aller... Où?...
-Qu'importait!... Bien loin, là-bas... quelque part
-où sa torture prendrait fin... Et, quand il reviendrait,
-il trouverait la maison vide... Simone
-<span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">[Pg 51]</a></span>
-ouvrait la porte... Elle était folle. Elle ne savait
-plus.</p>
-
-<p class="i1">Mais soudain, dans l'escalier, des pas vifs, décidés...
-une voix joyeuse:</p>
-
-<p class="i1">—Mère, mère!... Tu ne viens pas dîner? Il y
-a des bouchées aux crevettes!... Quelle chance,
-hein? des bouchées aux crevettes!</p>
-
-<p class="i1">Et, comme elle avançait la tête, Simone aperçut
-Paulette qui, à mi-hauteur de l'étage, son
-buste gamin renversé sur la rampe, tous ses
-grands cheveux fauves pendant sur le vide,
-continuait à l'appeler en faisant de la gymnastique.</p>
-
-<p class="i1">—Tiens! dit l'enfant, tu as remis ton chapeau?
-Tu dînes donc en ville?</p>
-
-<p class="i1">En deux bonds, la petite accourut. Sa mère la
-prit dans ses bras. Mais l'étreinte fut si nerveuse
-et des larmes si précipitées tombèrent sur le visage
-de Paulette, que celle-ci, presque effrayée,
-se débattit.</p>
-
-<p class="i1">—Qu'est-ce que tu as, dis, mère? Oh! ne
-pleure pas comme ça!... Ne pleure pas, je t'en
-prie!... Dis-moi ce qu'on t'a fait?</p>
-
-<p class="i1">—Rien, oh! rien... Je n'ai rien.</p>
-
-<p class="i1">—Rien?... Alors essuie ça, et puis ça, dit la
-petite en la caressant avec son mouchoir. Et puis,
-faut rire maintenant. Allons, riez, mémé... Riez,
-ma petite mémé chérie.</p>
-
-<p class="i1">Simone souriait. Un tel soulagement lui venait,
-<span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">[Pg 52]</a></span>
-une telle détente, dans l'attendrissement des
-larmes, sous les caresses de sa fille, que c'était
-presque du bien-être.</p>
-
-<p class="i1">Paulette, devant ce sourire, se mit à sauter, à
-pieds joints.</p>
-
-<p class="i1">—Je savais bien que je te consolerais. Ah!
-on t'avait fait de la peine. Les méchants!... On
-t'avait fait de la peine... Eh bien, faut t'en ficher!</p>
-
-<p class="i1">Et elle ajouta:</p>
-
-<p class="i1">—Descends, mère, maintenant, veux-tu? Les
-bouchées aux crevettes vont être toutes froides.</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">Trois heures plus tard, Simone souffrait surtout
-du souvenir de cette souffrance. Elle ne se
-l'expliquait plus très bien. Elle avait honte de cette
-angoisse aveugle, stupide, qui l'aurait jetée à la
-solitude noire des rues désertes, à la fuite ridicule,
-à quelque coup de tête affolé. Mais elle en
-voulait atrocement à son mari de lui avoir infligé
-cette minute de démence, de déchirement, de
-torture humiliante, abominable. Une rancune
-grandissait en elle; la colère parfois lui faisait
-crisper ses petits poings sur la fine toile de ses
-draps. Son cœur avait crié le premier: il n'avait
-crié qu'un instant; maintenant il se taisait. C'était
-le tour de l'orgueil. Des curiosités lui venaient
-aussi. Des curiosités singulières qui plissaient
-amèrement ses lèvres pâles en une ombre de
-sourire. «Voilà donc la vie... Qu'est-ce qu'ils
-<span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">[Pg 53]</a></span>
-font ensemble à cette heure?... Et moi, qu'est-ce
-que je ferai demain?...» Elle se disait aussi:
-«Mon amour est mort, mort sur le coup.»</p>
-
-<p class="i1">Et elle s'étonnait de ne pas sentir plus lourdement
-le poids de ce cadavre. A force de réfléchir,
-elle s'avisa que, peut-être, la fin de son
-amour n'avait pas été si brusque. Ce qu'il en restait
-au fond d'elle-même, tout à l'heure encore,
-n'était peut-être qu'un fantôme à peine palpitant,
-que peu de chose suffisait à faire évanouir,
-«Peu de chose?...» Alors elle se demanda ce
-qu'elle aurait éprouvé, dans les mêmes circonstances,
-quatre ans, six ans plus tôt. Elle comprit
-qu'elle serait morte ou qu'elle aurait pardonné.
-Aujourd'hui, elle était sûre qu'elle ne mourrait
-point... et qu'elle ne pardonnerait point.</p>
-
-<p class="i1">Un fiacre roula dans le silence de cette vaste
-rue Ampère, dépourvue de circulation. Il s'arrêta
-devant la maison. Simone entendit le bruit à
-peine perceptible de la porte ouverte et doucement
-refermée. Puis on monta si légèrement
-qu'aucun pas ne cria dans l'escalier. Et son cœur
-eut un grand soubresaut, ses membres tremblèrent,
-quand Roger souleva la portière et qu'il
-apparut devant elle.</p>
-
-<p class="i1">Entre ses cils presque joints, le sein battant à
-soulever les draps, Simone regarda son mari.</p>
-
-<p class="i1">Il avait sa figure ordinaire.</p>
-
-<p class="i1">Ce fut pour elle une surprise. Elle s'attendait
-<span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">[Pg 54]</a></span>
-à lui voir sur le visage quelque signe nouveau,
-ou du moins inaperçu jusqu'alors, quelque nuance
-de remords ou de triomphe, quelque rayonnement
-de volupté, quelque reflet de ces caresses
-savantes de courtisane, qui sont la superstition et
-l'épouvantement des jeunes épouses. Elle faisait
-semblant de dormir pour mieux l'observer... Il
-avait simplement l'air de mauvaise humeur. Après
-un rapide coup d'œil vers le lit pour s'assurer
-qu'elle dormait,—coup d'œil dépourvu d'une
-inquiétude ou d'un attendrissement particuliers,—Roger
-se déshabillait, avec les mouvements à
-la fois précipités et las d'un homme qui en a fini
-avec les corvées du jour et qui est pressé de
-s'étendre.</p>
-
-<p class="i1">Devant cette simplicité des choses, Simone
-sentit ses grands soulèvements d'âme tomber
-brusquement, comme des vagues affolées sur
-lesquelles on jette un peu d'huile. Son désespoir
-et sa furie d'orgueil s'émiettèrent en tout petits
-sentiments d'une âcreté corrosive et d'une nauséabonde
-mesquinerie. Elle eût voulu crier à son
-mari des railleries et des insultes. En elle-même,
-elle lui disait, les lèvres closes et sous le suave
-masque rosé de son sommeil, mais avec des ricanements
-intérieurs: «Ainsi c'est toi, toi que je
-vois déshabillé, grotesque, avec ta maigreur et ta
-tête chauve, l'air déjà vieux, qui t'en vas te faire
-caresser par des créatures... Mais tu ne t'aperçois
-<span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">[Pg 55]</a></span>
-donc pas qu'elles veulent des rôles dans tes pièces
-et non pas ta personne? Elles te disent peut-être
-que tu es beau... Et toi, tu le crois!... Imbécile!
-Moi, au moins, je t'aimais pour ton cœur,
-pour ton talent... Maintenant je te méprise, oui,
-je te méprise!... Et je te déteste!...»</p>
-
-<p class="i1">Mervil, cependant, jetait ses vêtements au
-hasard; il lança, comme d'habitude, ses manchettes
-au fond de la chaise longue. La familiarité
-de ses gestes, cette absence de toute recherche
-et de toute réserve où s'abandonne l'homme
-qui est seul ou qui est marié depuis un certain
-temps, n'avait jamais comme ce soir exaspéré
-Simone.</p>
-
-<p class="i1">«Auprès de cette fille, tout à l'heure, il faisait
-des grâces, je parie...»</p>
-
-<p class="i1">Elle se le représentait, avec une autre, plus
-ému, plus attentif, plus dévot qu'il n'avait jamais
-été avec elle-même. Elle ne l'eût pas imaginé rudoyant
-Netty Davidson. En son idée, ce que
-Mervil avait de sec, de cassant dans le caractère,
-devait disparaître en les transports d'un amour
-complet, inouï, du moment que cet amour était,
-non plus la réalité possédée par elle, mais ce qu'il
-lui volait pour le donner à une autre.</p>
-
-<p class="i1">La fièvre amère qui la dévorait lui fit tant de
-mal qu'elle poussa un soupir.</p>
-
-<p class="i1">Roger venait de laisser tomber une bottine.</p>
-
-<p class="i1">—Je t'ai réveillée? dit-il.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">[Pg 56]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Elle ouvrit lentement ses jolis yeux avec une
-expression d'étonnement et de douceur.</p>
-
-<p class="i1">Son mari se pencha pour l'embrasser. Elle sortait
-d'elle-même, croyait se contempler d'une distance
-infinie. Elle se disait: «Il m'embrasse!...
-lui!... en revenant d'en embrasser une autre...»
-Et il lui semblait que cela n'était pas vrai, qu'elle
-lisait un roman ou qu'elle assistait à une scène de
-théâtre, que l'illusion pénible s'effacerait tout à
-l'heure, et que tout serait de nouveau comme
-auparavant.</p>
-
-<p class="i1">Par instants, elle avait envie de crier: «Assez!...
-Assez!...» Car les torturantes choses qui
-s'agitaient en elle passaient, revenaient, se
-heurtaient, fuyaient pour revenir encore, avec
-une trépidation atroce. Peut-être n'avait-elle
-pas beaucoup de chagrin... Cependant toute
-l'âme lui faisait mal comme elle n'avait jamais eu
-mal.</p>
-
-<p class="i1">Elle dit à Roger:</p>
-
-<p class="i1">—Quelle heure est-il? Tu es resté bien tard
-avec M. Fournière... Il me semble, du moins.</p>
-
-<p class="i1">—Nous avions à causer... Un projet de pièce...
-Un scénario qu'il a... Je ne sais de qui... J'ai
-oublié le nom de l'auteur... Il voulait savoir si ça
-me tenterait d'écrire une partition là-dessus.</p>
-
-<p class="i1">—C'est du théâtre que tu m'as envoyé le télégramme?</p>
-
-<p class="i1">—Oui... Paulette a été sage?</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">[Pg 57]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Oh! je crois bien... Pauvre petite chérie!</p>
-
-<p class="i1">—C'est qu'elle ne l'est pas toujours.</p>
-
-<p class="i1">—Où t'a-t-il fait dîner, M. Fournière? Chez
-lui, ou au restaurant?</p>
-
-<p class="i1">—Au restaurant.</p>
-
-<p class="i1">—Où ça?</p>
-
-<p class="i1">—Près du boulevard... Tu ne connais pas...
-Dormons, veux-tu, mon petit loup?</p>
-
-<p class="i1">Mais elle voulait qu'il en dît davantage, qu'il
-s'enferrât dans son mensonge, qu'il lui donnât
-l'affreuse certitude de la trahison, cette certitude
-que jamais on n'accepte complètement, à moins
-qu'elle ne crève les yeux.</p>
-
-<p class="i1">—C'est tout de suite après la répétition qu'il
-t'a emmené, M. Fournière?</p>
-
-<p class="i1">—Mais oui... Qu'est-ce qu'il y a d'extraordinaire?
-Nous avons vu répéter, puis nous sommes
-sortis ensemble, voilà tout.</p>
-
-<p class="i1">Il y eut un moment de silence et Simone dit
-encore:</p>
-
-<p class="i1">—Comment s'appelle-t-elle, cette actrice qui
-double le rôle?</p>
-
-<p class="i1">Mervil eut un petit rire gêné. Les questions
-l'irritaient; en même temps le souvenir de Netty
-le crispa.</p>
-
-<p class="i1">—Elle ne s'appelle pas... Ça n'existe pas...
-C'est une dinde assommante que je voudrais au
-diable! Dormons, veux-tu?... Je suis éreinté ce
-soir.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">[Pg 58]</a></span></p>
-
-<p class="i1">«Oh! comme il sait mentir!» pensa Simone,
-«Est-ce la première fois seulement? Non, sans
-doute. Pauvre sotte que je suis! Moi qui n'ai
-jamais douté d'une seule de ses paroles...»</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">[Pg 59]</a></span></p>
-
-
-<div class="chapter">
- <h2 class="no-break p2"><a name="V" id="V"></a>V</h2>
-</div>
-
-<div class="p2">
- <img class="drop-cap" src="images/initial_i.jpg" alt="Lettre I." />
-</div>
-
-<p class="drop-cap"><span class="sc">Il</span> n'y eut pas d'explication entre Simone
-et Roger. La jeune femme n'avait plus
-assez d'amour pour ne point écouter
-son orgueil, qui lui conseillait le silence. Elle ne
-fit de confidence à personne, pas même à Gisèle.
-Rien, apparemment, ne fut changé, ni en elle-même,
-ni dans sa vie. Pourtant il lui semblait
-qu'elle n'était plus la même créature, qu'un abîme
-s'était ouvert, qu'une révolution s'était produite,
-qu'elle était morte puis ressuscitée à une autre
-existence, ou bien qu'elle ne s'était jamais connue
-jusqu'à présent. Parfois elle se demandait
-comment un fait banal, et très personnel en tout
-cas, un fait qui ne touchait qu'une catégorie
-spéciale de ses propres sentiments, avait pu transformer
-<span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">[Pg 60]</a></span>
-à ses yeux tout l'univers. Elle ne jugeait
-plus rien, même les très petites choses, sans que
-ce fait et son influence vinssent modifier le point
-de vue où, d'instinct naturel, son esprit se fût
-placé. La faculté de puérile généralisation particulière
-aux femmes lui faisait maintenant soupçonner
-dans tous les actes, dans toutes les paroles de
-son mari quelque principe de trahison, et lui faisait
-voir dans tous les maris des traîtres de la
-même espèce. Elle cessa de plaindre M. Chambertier,
-et elle se mit à jouer la coquette avec cet
-homme qui ne lui plaisait point, pour pouvoir se
-dire en elle-même: «Et lui aussi, lui qui a la
-plus jolie femme que je connaisse, et qui prétend
-l'aimer à l'adoration, à la souffrance, si je prononçais
-seulement un mot, il me ferait la plus
-brûlante déclaration...» Maintenant elle approuvait
-les excentricités de Gisèle. Quand Mervil lui
-reprochait de ne plus pouvoir se passer de cette
-amie un peu compromettante, Simone s'écriait:</p>
-
-<p class="i1">—En voilà une qui prend la vie du bon côté,
-et qui juge les hommes à leur juste valeur! Ah!
-je voudrais bien avoir aussi peu de préjugés
-qu'elle!</p>
-
-<p class="i1">Paradoxe qui lui attirait une riposte sévère, et
-parfois brutale, de son mari. Le compositeur
-n'avait jamais de colères violentes, mais des accès
-de nervosité froide, qui, dans les querelles de
-ménage, lui faisaient parfois dépasser la mesure,
-<span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">[Pg 61]</a></span>
-sans lui laisser l'excuse de l'emportement. Il prononçait
-alors de blessantes paroles, que Simone,
-autrefois, lui pardonnait au premier baiser, mais
-qui, désormais, portaient toutes, et laissaient de
-cuisantes cicatrices.</p>
-
-<p class="i1">C'est ainsi que la fêlure, fine comme celle dont
-parle le poète, creusait en ce cœur de femme la
-«trace invisible et sûre» par où sa tendresse, peu
-à peu, s'écoulerait jusqu'à la dernière goutte.
-Simone, malgré ses boutades, malgré son scepticisme
-tout neuf, souffrait profondément de cette
-meurtrissure cachée. Roger ne s'apercevait de
-rien; ou, s'il entrevoyait quelque chose, il accablait
-soit de sévérité, soit de ridicule, ce qu'il
-appelait, suivant le degré, du «vague à l'âme»,
-de «l'aigreur» ou des «crises de nerfs». Lui-même,
-le plus nerveux des hommes, il se plaisait
-à reprocher aux femmes leurs surexcitations ou
-leurs défaillances, et s'en prétendait à l'abri parce
-qu'il manifestait les siennes autrement que par un
-flot de paroles aiguës ou par des larmes.</p>
-
-<p class="i1">Petits travers, petites injustices, que la droiture
-de son cœur et le prestige de son talent effaçaient
-jadis aux yeux amoureux de Simone, et
-qui, maintenant, prenaient, pour cette même
-Simone, d'insupportables proportions. Et cependant,
-jamais Roger n'avait autant apprécié la
-douceur profonde de l'union, de l'intimité, de
-l'amitié conjugales. Jamais il n'avait autant compris
-<span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">[Pg 62]</a></span>
-que toutes ses chances de bonheur tenaient
-entre les petites mains de cette pure Simone en
-qui il croyait de toutes les forces de son âme.
-L'écœurement de sa courte liaison avec Netty
-Davidson le ramenait à sa femme avec une plus
-dévote tendresse. Un infini soulagement lui vint
-bientôt lorsque cette fille, lasse de ses inutiles
-efforts pour atteindre à la scène, consentit à suivre
-en Amérique un Péruvien laid comme un
-chimpanzé, mais d'une richesse invraisemblable.</p>
-
-<p class="i1">«A la bonne heure, m'en voilà débarrassé!»
-s'écria Mervil intérieurement. «Ah! si jamais
-l'on m'y repince!...»</p>
-
-<p class="i1">Tel était le souvenir que Simone imaginait si
-plein d'ivresse, et dont elle était jalouse, d'une
-jalousie sourde, qui ne guérissait pas, qui ne
-s'effaçait pas, et qui, jour à jour, continuait à lui
-égratigner le cœur, à lui empoisonner la vie.</p>
-
-<p class="i1">Si Mervil ne se doutait pas du secret travail qui
-changeait pour lui le cœur de sa femme, quelqu'un
-s'en apercevait: c'était Jean d'Espayrac.</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">Un soir, tous trois causaient dans le fumoir
-du compositeur. Ils avaient dîné ensemble, dans
-l'intimité, et la gouvernante anglaise venait
-d'emmener Paulette.</p>
-
-<p class="i1">—Elle devient ravissante, ta fille, tu sais, Mervil,
-dit Jean—qui se leva pour lancer dans le
-feu une cigarette inachevée.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">[Pg 63]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Tu trouves? répliqua Roger. Pour moi,
-c'est un gamin. Je ne fais pas plus attention à sa
-figure qu'à celle d'un garçon. Oui, c'est vrai, je
-crois qu'elle ne sera pas mal. Elle a de beaux
-yeux.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! les yeux... reprit Jean. Et le reste! Elle
-aura une grâce, un brio!... On en sera fou, de
-cette petite-là.</p>
-
-<p class="i1">—Bah! dit Simone avec un soupir. Cela ne
-l'empêchera pas de souffrir comme les autres,
-pauvre mignonne!</p>
-
-<p class="i1">—Souffrir? Et pourquoi? fit Mervil d'un ton
-de surprise bourrue.</p>
-
-<p class="i1">M. d'Espayrac ne s'étonna pas de l'exclamation
-de Simone. Elle révélait un état d'âme qu'il pressentait
-trop bien depuis quelque temps. Mais il se
-donna le plaisir de pousser un peu M<sup>me</sup> Mervil,
-pour s'affirmer à lui-même cet état d'âme, qui
-l'emplissait de vagues sympathies et de précises
-espérances. Il prétendit que les hommes souffraient
-beaucoup plus par les femmes que les
-femmes par les hommes. Sur ce texte, il fit naître
-un de ces débats sans conclusion, qui amusent
-l'esprit en irritant le cœur, et durant lesquels,
-sous la légèreté des phrases, on sent gronder
-l'éternel conflit des sexes.</p>
-
-<p class="i1">—Comment!... dit Simone. Les hommes se
-réservent la liberté de nous tromper. Ils vont
-parfois jusqu'à nous le dire. En tout cas ils ne se
-<span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">[Pg 64]</a></span>
-cachent point d'avoir aimé souvent avant de nous
-épouser. Et vous prétendez que c'est nous qui les
-faisons souffrir!</p>
-
-<p class="i1">Elle ajouta, non sans aigreur:</p>
-
-<p class="i1">—Les coquines qu'ils fréquentent, peut-être...
-Mais ça, c'est bien fait! Ils n'ont que ce qu'ils
-méritent. Et puis, nous ne parlons pas de ces
-créatures-là. Ce ne sont pas des femmes.</p>
-
-<p class="i1">—Et qu'est-ce que c'est donc? demanda Roger.</p>
-
-<p class="i1">Les yeux clairs de Simone le toisèrent sans
-qu'elle répondît.</p>
-
-<p class="i1">—Si ce ne sont pas des femmes, reprit Mervil,
-pourquoi vous en montrez-vous toutes si férocement
-jalouses?</p>
-
-<p class="i1">—Jalouses! Ah! non, par exemple. Seulement
-nous méprisons les hommes qui nous quittent,
-nous, pour aller se faire bafouer par ces
-espèces-là.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! oh! ricana Mervil, ça se gâte. Mon
-pauvre Jean, nous allons en entendre de dures.</p>
-
-<p class="i1">—Toi peut-être, dit Jean. Mais moi, je ne
-rentre pas dans cette catégorie. Je suis de l'avis
-de M<sup>me</sup> Mervil. Je n'apprécie guère ce que mon
-épicier peut avoir pour la même somme que moi.</p>
-
-<p class="i1">—Bravo, monsieur! dit Simone avec un charmant
-sourire.</p>
-
-<p class="i1">—Voyez-vous le malin! s'écria Mervil. Tu es
-très fort, tu sais.</p>
-
-<p class="i1">—Non, ma parole! Je dis ce que je pense.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">[Pg 65]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Il se pencha vers le compositeur, prononçant
-à mi-voix, mais assez haut pour être entendu de
-M<sup>me</sup> Mervil:</p>
-
-<p class="i1">—Les promiscuités m'écœurent. Je ne voudrais
-pour rien au monde, par exemple, me mettre
-dans une baignoire de ces établissements de bains
-publics...</p>
-
-<p class="i1">Mervil eut un ricanement d'incrédulité.</p>
-
-<p class="i1">—Eh bien, et en voyage, comment fais-tu?</p>
-
-<p class="i1">—Je trouve partout un seau d'eau, et comme
-j'emporte une grosse éponge...</p>
-
-<p class="i1">—Ah! oui, pour le bain... Mais... le reste?</p>
-
-<p class="i1">—Je m'en passe. Mais je voyage si peu, ajouta
-d'Espayrac. Les lits et les tables de hasard n'ont,
-je l'avoue, aucun charme pour moi.</p>
-
-<p class="i1">Simone comprit fort bien ces phrases rapides,
-énoncées d'un ton à peine assourdi. Les deux
-hommes, d'ailleurs, en avaient dit parfois de plus
-fortes en sa présence, et elle ne s'effarouchait pas
-d'être traitée un peu en camarade. Seulement,
-quand un sujet devenait scabreux, elle s'abstenait
-de mettre son mot. Elle se taisait donc et regardait
-Jean. Un immense plaisir lui venait de l'entendre
-exprimer des délicatesses tellement rares
-chez un garçon de vingt-six ans. Elle ne doutait
-pas qu'il ne fût sincère. Et il l'était en effet, surtout
-en ce moment. Car on devient, à certaines
-heures, le personnage que l'on se croit. Et Jean
-d'Espayrac n'éprouvait, en présence de Simone,
-<span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">[Pg 66]</a></span>
-que les plus raffinés des sentiments dont il était
-capable.</p>
-
-<p class="i1">Mervil, qui, ce soir, n'avait aucune raison de
-poser, ni devant lui-même, ni devant sa femme
-ou son ami, conservait le désavantage d'une candeur
-légèrement cynique, et, en outre, ne résistait
-pas au désir de taquiner Simone. Depuis
-quelques jours, il devenait agressif, parce qu'il la
-sentait sourdement hostile. Il développa donc la
-théorie qu'il savait la plus exaspérante pour elle.</p>
-
-<p class="i1">—Moi, dit-il, j'affirme que la trahison de
-l'homme n'est pas à comparer à celle de la femme,
-ni dans le principe, ni dans les résultats. Un mari
-peut adorer sa femme et s'oublier un soir dans
-une bonne fortune de rencontre. Une femme,
-elle, ne se donne que lorsqu'elle aime, ou, tout
-au moins, se persuade ensuite qu'elle est irrésistiblement
-éprise. Pour se créer à elle-même une
-excuse, elle se crée une passion. Et puis... il y a
-les conséquences.</p>
-
-<p class="i1">—Les conséquences! reprit vivement Simone.
-Oui... l'enfant. Et encore... Ce ne sont pas les enfants
-qui compliquent beaucoup de nos jours
-les situations amoureuses. Nous en avons si peu,
-des enfants! Mais la trahison du mari n'a-t-elle
-pas de conséquences? Ne peut-elle pas désillusionner
-la femme, la désespérer, la pousser aux
-représailles, devenir pour elle un ferment de douleur,
-de dépravation peut-être?...</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">[Pg 67]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Mervil eut, de nouveau, son petit ricanement
-ironique.</p>
-
-<p class="i1">—Ma chère, quand la femme se venge en
-se dépravant, comme tu dis, c'est qu'elle n'a
-pas eu le temps de commencer la première.
-Les femmes sont des êtres inférieurs, qui suivent
-leur instinct sans se laisser influencer par les
-raisonnements ni par les circonstances. Quand
-l'instinct est bon, elles nous aiment et se résignent
-à ce qu'elles ne sauraient empêcher.
-Quand l'instinct est mauvais, elles nous trompent,
-et nous tromperaient quand même. J'ajoute
-que, généralement, en ce cas, elles nous
-trompent d'autant plus qu'elles sont plus sûres
-de nous. Nous ne gagnerions rien à leur être
-fidèles.</p>
-
-<p class="i1">—Vous l'entendez, monsieur d'Espayrac? dit
-Simone.</p>
-
-<p class="i1">Le ton de la jeune femme eût fait réfléchir un
-mari moins confiant ou moins maladroit que
-Roger Mervil. Mais celui-ci, comme tant d'autres,—comme
-tous les autres,—superposait à la
-personnalité de sa compagne une créature de
-sa fabrication, dont il croyait si bien connaître
-tous les ressorts qu'il en perdait la faculté d'observer
-les plus fins changements d'intonation dans
-cette voix ou de nuance sur cette physionomie.
-Roger ne vit donc pas que Simone était pâle
-d'indignation, pâle jusqu'aux lèvres, et il ne perçut
-<span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">[Pg 68]</a></span>
-pas que la frivolité railleuse qu'elle venait de
-mettre dans sa question sonnait faux.</p>
-
-<p class="i1">Jean d'Espayrac—qui, pour être clairvoyant,
-possédait toutes les raisons que le mari n'avait
-plus—éprouva jusqu'au fond de son être la
-commotion de l'état nerveux qu'il découvrit chez
-Simone. La trépidation contenue de colère secouant
-cette jolie femme qu'il avait crue, jusqu'ici,
-plutôt inerte, indifférente, produisit, chez
-lui, une commotion sensuelle, violente et aiguë
-comme un coup de fouet. Brusquement il passa
-de la sentimentale attirance au désir passionné.
-Cette frêle Parisienne blonde, ce «petit glaçon»
-des bonnes langues mondaines, pouvait donc s'animer,
-vibrer ainsi? Parut-elle vraiment différente
-d'elle-même ou ne fut-ce pas plutôt lui qui se découvrit
-au cœur quelque chose de très inattendu?
-«Mais j'en suis fou!» pensa-t-il. Et l'aveu, sans
-doute, passa dans ses yeux fixés sur elle, car
-Simone, de blanche qu'elle était, devint toute rose,
-tandis que M. d'Espayrac répondait simplement:</p>
-
-<p class="i1">—Ne croyez donc pas votre mari, madame.
-Il ne pense pas un mot de ce qu'il dit.</p>
-
-<p class="i1">Un moment après, vers dix heures, le domestique
-apporta, pour M. Mervil, quelques lettres
-sur un plateau. Roger demanda la permission de
-les lire, et s'assit à une petite table, sous la lumière
-d'une lampe minuscule, coiffée de son
-abat-jour en froufrou.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">[Pg 69]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Faites faire du thé, dit M<sup>me</sup> Mervil au domestique.
-Vous en prendrez, n'est-ce pas, monsieur?
-ajouta-t-elle avec un regard vers Jean.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! moi, madame, je n'ai pas d'objection.
-Mais si vous en faites prendre à Mervil tous les
-soirs...</p>
-
-<p class="i1">—Il n'y a pas de danger! dit Simone. Nous
-prenons du tilleul, lui et moi.</p>
-
-<p class="i1">—Eh bien, madame, je vous en prie, offrez-moi
-donc aussi du tilleul. Ce ne sera pas la première
-fois que j'en prendrai. Le tilleul est à la mode.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! oui, reprit Simone, c'est la boisson
-qu'on sert à présent dans nos salons de névrosés.</p>
-
-<p class="i1">—Moi, dit Mervil qui se levait, j'en bois pour
-tenir compagnie à cette jeune dame. Je n'en ai
-pas besoin, mais elle!... Ah! d'Espayrac, heureux
-garçon, vous n'êtes pas marié, vous ne savez pas
-ce que c'est que les crises de nerfs.</p>
-
-<p class="i1">Il prononça <i>nerffes</i>. Décidément, ce soir, il
-semblait s'être proposé la gageure de déplaire à
-Simone aussi parfaitement que possible. Il fut le
-seul à rire de sa plaisanterie,—une vieille plaisanterie,
-bien usée, mais qui lui servait toujours,
-avec quelque demi-douzaine du même calibre, à
-se figurer, lui, ce rêveur, qu'il avait l'esprit facétieux.</p>
-
-<p class="i1">—Vous m'excusez? dit-il en prenant le bouton
-de la porte. Un mot seulement à répondre tout
-de suite. Je monte et je redescends.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">[Pg 70]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Jean et Simone restèrent seuls. Certes, ce
-n'était pas la première fois. Pourtant jamais ils
-n'avaient constaté entre eux cette gêne singulière.
-Une minute se passa dans un silence de
-plus en plus difficile à rompre. Et, peu à peu,
-ce silence prenait une signification tellement
-nette qu'ils n'eussent plus osé se regarder. A la
-fin, M. d'Espayrac, sans trop savoir ce qu'il disait,
-ni quel était l'à-propos de la phrase qu'il
-allait prononcer, murmura d'une voix caressante:</p>
-
-<p class="i1">—Vous avez en moi le plus dévoué, le plus
-respectueux des amis. Le croyez-vous, madame?</p>
-
-<p class="i1">—Oui, je le crois.</p>
-
-<p class="i1">Et, tout de suite, sentant la pente, le danger,
-avec ce besoin qui harcèle toute femme de se justifier
-à elle-même ses propres sentiments, elle
-expliqua:</p>
-
-<p class="i1">—J'ai tant de confiance en vous! Votre nature
-est si loyale, si délicate! Ah! vous ne ressemblez
-pas aux autres hommes.</p>
-
-<p class="i1">—Non, c'est vrai, dit Jean, avec la meilleure
-foi du monde. Mais vous non plus, vous n'êtes
-pas comme toutes les femmes. Je vous comprends
-si bien! Je lis en vous, positivement.</p>
-
-<p class="i1">—Croyez-vous?... dit-elle avec un léger rire
-de coquetterie.</p>
-
-<p class="i1">—Oui... Tenez,—il baissa encore la voix,—on
-vous a fait de la peine tout à l'heure.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">[Pg 71]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Les fines lèvres de Simone se plissèrent dédaigneusement:</p>
-
-<p class="i1">—Ne parlons pas de cela. Non... On ne m'en
-a pas fait. On ne peut plus m'en faire.</p>
-
-<p class="i1">—Cependant, reprit d'Espayrac dans un suprême
-effort de loyauté défaillante, je crois
-qu'il ne pense pas ce qu'il dit. Ce sont des paradoxes.</p>
-
-<p class="i1">—Des paradoxes qu'il met en pratique, s'écria
-vivement Simone, avec un scintillement dans ses
-beaux grands yeux clairs.</p>
-
-<p class="i1">D'Espayrac s'en doutait un peu. Il avait l'excuse
-de croire son ami plus coupable envers Simone
-que Roger ne l'était en réalité. En tout cas,
-il ne le défendit point.</p>
-
-<p class="i1">Le domestique entra presque aussitôt, pour
-apporter le plateau chargé des trois tasses et de
-la petite théière d'argent pleine de tilleul. Il les
-déposa sur un guéridon japonais, puis il sortit.</p>
-
-<p class="i1">Jean s'était levé, durant cette interruption. Il
-avait fait quelques pas, puis, sentant le regard
-de Simone qui le suivait, il avait tourné le sien
-vers elle. Leurs yeux s'étaient longuement rencontrés.</p>
-
-<p class="i1">Quand le valet eut quitté la chambre, M. d'Espayrac
-s'assit sur un pouf bas, beaucoup plus près
-de Simone qu'il n'était tout à l'heure.</p>
-
-<p class="i1">—Alors, dit-il, c'est bien vrai que vous avez
-confiance en moi?</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">[Pg 72]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Un de ses genoux toucha le tapis; il allait
-prendre la main de la jeune femme.</p>
-
-<p class="i1">Mais elle le repoussa vivement, et d'un élan
-souple et prompt fut devant la table à thé.</p>
-
-<p class="i1">Le bouton de la porte tournait tout à coup.
-Roger Mervil rentra dans le petit salon.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">[Pg 73]</a></span></p>
-
-
-<div class="chapter">
- <h2 class="no-break p2"><a name="VI" id="VI"></a>VI</h2>
-</div>
-
-<div class="p2">
- <img class="drop-cap" src="images/initial_m.jpg" alt="Lettre M." />
-</div>
-
-<p class="drop-cap"><span class="sc">Maintenant</span>, chaque jour, à toute heure,
-Jean d'Espayrac enveloppait Simone
-Mervil d'une atmosphère de passion.
-Même lorsqu'il n'était pas là—et c'était rare,
-tant il trouvait dans sa collaboration avec le musicien
-de prétextes pour accourir—elle sentait
-autour de sa personne le magnétisme de ce désir,
-que nulle déclaration ne précisait encore. Pour
-elle, tout en trouvant une perverse douceur à se
-laisser entraîner par le vertige, elle ne pouvait se
-persuader qu'elle aimait. Le sentiment qui dominait
-dans son cœur, c'était un regret, très âpre et
-très vague à la fois. Que regrettait-elle? Peut-être
-une illusion. Son âme pleurait ce rêve de la
-vie qu'elle avait conçu à vingt ans: cet unique
-<span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">[Pg 74]</a></span>
-amour, toujours aussi doux, toujours aussi fort,
-dans lequel jamais ne se serait glissé ni trahison
-ni lassitude. Aimer Roger, n'aimer que lui, l'aimer
-encore, et surtout se sentir adorée par lui!
-Quelquefois elle se reprenait à ce bonheur jadis
-si précieux; elle s'y rattachait désespérément;
-elle voulait croire qu'il ne tenait qu'à elle de le
-recommencer. Dans ces instants-là, elle prenait
-en grippe le beau Jean d'Espayrac; elle se disait
-en le regardant, en l'écoutant: «Pauvre garçon,
-tu prétends le remplacer dans mon cœur! Mais
-tu ne sais donc pas que c'est impossible!... Mais
-tu ne lui vas pas à la cheville à ce grand artiste.
-Mais tu ne sais pas que je donnerais cent fois ta
-vie pour une heure de la sienne!...» Et dans ces
-instants-là, si Roger avait pris la peine de revenir
-aux enfantillages des premières tendresses, de
-griser un peu cette imagination avide d'amoureux
-aliments, s'il avait paré de quelques coquetteries
-les monotones intimités conjugales, Simone
-se fût rattachée éperdument à lui, eût oublié ses
-jalousies, ses plaies d'orgueil, ses tentations, eût
-oublié même Netty Davidson.</p>
-
-<p class="i1">Mais, précisément, Roger Mervil tournait
-contre lui-même, sans en avoir conscience, les
-armes qui lui eussent permis de reconquérir sa
-femme. Dans les heures où il aurait pu être
-l'amant, il faisait voir tellement qu'il était le mari—par
-l'identité de ses gestes, la sécurité de ses
-<span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">[Pg 75]</a></span>
-droits, la complète omission de toute câlinerie
-superflue—que Simone était plus profondément
-découragée par ses caresses qu'elle ne l'eût été
-par son indifférence. Et toujours, en elle, revenait
-la pensée: «Il n'était pas comme ça auprès
-de l'autre!» avec tout le cortège des irritantes
-réflexions, des exaspérantes images. Elle finissait
-par se dire: «Si je le trompais, je me sentirais
-tellement coupable envers lui, que je perdrais la
-cuisante impression de ses propres torts. Oui,
-vraiment, j'aimerais mieux souffrir de ma trahison
-que de la sienne!»</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">Au mois de février, les Chambertier donnèrent
-un bal. Simone dansa le cotillon avec Jean
-d'Espayrac. Ce cotillon dura près de deux
-heures. Le conducteur—qui, naturellement,
-dansait avec Gisèle—multiplia les figures et en
-produisit d'inédites. Les accessoires, fort nombreux,
-étaient tous des objets d'un certain prix.
-On s'amusait fort. Ni la jeunesse, ni la gaieté, ni
-la beauté ne manquaient. La richesse du cadre,
-les vastes perspectives des salons et de la serre,
-la profusion des lumières et des fleurs, flattaient
-la vanité des trois à quatre cents personnes qui
-pourraient dire demain: «Nous y étions.»
-C'était, comme les journaux mondains l'enregistrèrent,
-«une soirée tout à fait réussie».</p>
-
-<p class="i1">Dans la vie de Simone, elle devait marquer,
-<span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">[Pg 76]</a></span>
-cette soirée, comme un instant décisif. La jeune
-femme y goûta l'une de ces rares ivresses durant
-lesquelles—coupable ou non—l'âme voit
-resplendir un éclair de bonheur humain. Au milieu
-de ce bal, dans sa légère et radieuse toilette,
-où elle se sentait si jolie, assise tout à côté de cet
-homme frémissant d'amour, qui, de temps à
-autre, et suivant les caprices des figures, l'étreignait
-et l'emportait, avec un soupir contenu de
-passion à bout de force, M<sup>me</sup> Mervil subit un
-entraînement qu'elle n'avait jamais éprouvé,
-chez elle, seule avec Jean, durant leurs plus intimes,
-leurs plus dangereuses causeries. Le jeune
-homme, ici, ne parlait point ou parlait peu. Soucieux
-de ne pas compromettre sa danseuse, il
-évitait même de la regarder longtemps de suite,
-pour rester maître de lui-même et de l'expression
-de ses yeux. Pourtant jamais sa passion ne fut
-plus éloquente. Il est vrai qu'elle atteignait son
-paroxysme à sentir que Simone vibrait jusqu'à
-défaillir. En ce moment, M. d'Espayrac aimait
-comme il n'avait pas encore aimé. Nulle hésitation
-ne faisait plus flotter sa sentimentalité ou
-son désir de Gisèle à Simone, et de Simone à
-Gisèle. La grâce énigmatique et voluptueuse de
-M<sup>me</sup> Chambertier ne disait plus rien, même à
-ses sens. «Celle-là,» pensait-il, «eût été d'une
-conquête trop facile, et, par cela même, peu
-souhaitable.» Mais les luttes qu'il avait pressenties
-<span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">[Pg 77]</a></span>
-chez M<sup>me</sup> Mervil, les scrupules délicats de cette
-petite âme sans hardiesse, lui prenaient le cœur
-d'une séduction infiniment douce, d'un attendrissement
-dont il ne se fût point cru capable,
-et dont il lui savait gré.</p>
-
-<p class="i1">Toutefois le matérialisme de ses vingt-six ans
-ne lui permettait point un plus long stage dans
-ces régions de platonique tendresse.</p>
-
-<p class="i1">«Si je n'obtiens pas un rendez-vous ce soir,»
-se disait-il encore, «je perdrai la meilleure occasion
-que j'aurai peut-être jamais.»</p>
-
-<p class="i1">Pourtant, même ce soir, il n'osait rien brusquer.
-Le respect où le maintenaient les clairs
-yeux de Simone, même quand ces beaux yeux
-s'embrumaient de langueur, avait encore pour
-M. d'Espayrac un charme qu'il ne pouvait rompre.</p>
-
-<p class="i1">Un hasard le servit. Roger Mervil avait quitté
-le bal, où il s'ennuyait, promettant à Simone
-qu'il reviendrait à trois heures du matin, pour le
-souper, et qu'il la ramènerait à la maison. «Je
-vais corriger des épreuves pressées,» lui avait-il
-dit. «Et, en même temps, je verrai comment va
-Paulette. Elle s'est couchée, tu sais, avec un peu
-de fièvre.»</p>
-
-<p class="i1">Or, comme le cotillon venait de finir, on vit
-M. Chambertier traverser les salons avec un air
-inquiet.</p>
-
-<p class="i1">—Je cherche M<sup>me</sup> Mervil. Où est donc
-
-<span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">[Pg 78]</a></span>
- M<sup>me</sup> Mervil?</p>
-
-<p class="i1">Elle était encore au bras de Jean. Tous deux
-choisissaient leurs places à l'une des petites tables
-du souper, riant et faisant signe de loin à
-leurs partenaires.</p>
-
-<p class="i1">—Chère madame... D'abord n'ayez pas peur...
-Il n'y a rien du tout. Mervil vient de me téléphoner.
-Votre fillette a seulement un peu plus
-de fièvre, et il a jugé prudent d'appeler le médecin...
-Il l'attend et ne veut pas quitter... Je viens
-de lui dire que je vous ramènerai moi-même...</p>
-
-<p class="i1">—Ah! mon Dieu! s'écria Simone.</p>
-
-<p class="i1">Elle avait quitté le bras de Jean et s'élançait
-dans la direction du vestiaire.</p>
-
-<p class="i1">Les deux hommes la suivirent. Chambertier la
-rassurait.</p>
-
-<p class="i1">—Mervil dit que ce n'est rien, que vous ne
-partiez même pas avant le souper.</p>
-
-<p class="i1">Mais Simone, toute pâle, secouée d'un tremblement,
-ne l'écoutait seulement pas. Ses mains
-agitées ne pouvaient nouer les rubans de sa sortie
-de bal. M. d'Espayrac, très grave, très tendre,
-l'habillait comme une enfant, la forçait à s'envelopper
-la tête dans son grand voile d'Alençon.</p>
-
-<p class="i1">—Ne vous faites pas tant de mal, murmura-t-il.
-Nous allons y être tout de suite.</p>
-
-<p class="i1">En même temps, il tendait le bras à un valet,
-qui lui passa sa pelisse.</p>
-
-<p class="i1">—Alors, dit Chambertier, c'est vous, monsieur
-
-<span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">[Pg 79]</a></span>d'Espayrac,
- qui reconduisez M<sup>me</sup> Mervil?...
-Moi, je ne peux pas quitter avant le souper... Je
-suis désolé, chère madame... Ah! quel contretemps!
-Gisèle va être aux cent coups!...</p>
-
-<p class="i1">Déjà Simone courait sur le perron.</p>
-
-<p class="i1">—Un fiacre! dit-elle. Ma voiture ne devait
-venir qu'à quatre heures.</p>
-
-<p class="i1">—La mienne est là, fit d'Espayrac. Rue Ampère,
-dit-il à son cocher. Et vite, n'est-ce pas?</p>
-
-<p class="i1">Quand il fut près d'elle, dans le coupé,—tout
-près d'elle, tout seul avec elle, et pour de si
-courtes minutes,—il ne put pas se contenir, il
-la prit tout de suite dans ses bras, mais avec une
-pitié câline, comme une petite fille affligée.</p>
-
-<p class="i1">—Ma chérie!... prononça-t-il tout bas. Ma
-pauvre chérie, comme elle tremble!...</p>
-
-<p class="i1">Simone, sans résister, cacha sa figure contre
-l'épaule du jeune homme. Un long sanglot
-l'ébranla tout entière.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! je suis punie, gémit-elle. Ah! je suis
-bien punie!...</p>
-
-<p class="i1">—Punie?... De quoi punie?... demanda Jean
-contre la joue de Simone, et si près, que chaque
-syllabe y posa une imperceptible caresse.</p>
-
-<p class="i1">—Vous le savez bien... murmura-t-elle.</p>
-
-<p class="i1">Il la serra contre lui, violemment, éperdument,
-jusqu'à la meurtrir de ses bras forts.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! Simone, Simone... Vous m'aimez
-donc?... Vous m'aim...</p>
-
-<p class="i1">Il s'arrêta, comme suffoqué par une joie trop
-<span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">[Pg 80]</a></span>
-soudaine... Et il la serrait toujours, l'affolant, la
-brisant, la désarmant par cette étreinte farouche,
-silencieuse.</p>
-
-<p class="i1">Simone, en ses rêves les plus hardis, n'avait
-point prévu pareille sensation, si tragique et
-si douce. Était-ce un paroxysme d'angoisse ou
-un paroxysme de délices? La souffrance l'emportait
-peut-être, car elle eût voulu gémir et
-mourir... Et cependant... Comment avait-elle
-pu douter qu'elle l'adorait, cet homme, dont un
-seul geste la plongeait en une telle intensité
-d'extase?</p>
-
-<p class="i1">Ses lèvres haletantes, enfouies dans la fourrure
-de Jean, voulurent chercher un peu d'air. Elle
-tourna la tête, les yeux clos. Mais quand tout à
-coup elle sentit sa bouche prise par deux lèvres
-ardentes, elle eut un cri, une révolte, un recul...</p>
-
-<p class="i1">—Oh! non... Oh! Jean... Laissez-moi... Je
-vous aime... Je suis folle... Ayez pitié de moi!...
-Et Paulette... Oh! ma pauvre petite Paulette!</p>
-
-<p class="i1">Il lui semblait qu'elle allait porter malheur à
-son enfant. Cette superstition lui rendit de la
-force. Elle se rejeta dans le coin du coupé.
-M. d'Espayrac n'insista pas, ne la rassura pas, ne
-prononça pas un seul mot. Il prit seulement la
-main de Simone, et posa sur cette main, encore
-gantée du long gant de bal, un baiser plein de
-lenteur, un baiser qui disait sa soumission et sa
-reconnaissance. Puis il garda cette petite main
-<span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">[Pg 81]</a></span>
-dans la sienne, jusqu'à ce que la voiture s'arrêtât
-devant la maison des Mervil.</p>
-
-<p class="i1">—Allumez dans le petit salon pour M. d'Espayrac,
-cria Simone, en s'élançant dans l'escalier
-vers la chambre de sa fille.</p>
-
-<p class="i1">—C'est inutile, dit d'Espayrac au valet de
-chambre. J'attends seulement des nouvelles, et
-je repars tout de suite.</p>
-
-<p class="i1">Un instant après, Mervil descendait vers son
-ami.</p>
-
-<p class="i1">—Eh bien?... demanda le poète, un peu gêné
-de sentir combien il aimait toujours cet homme
-dont il allait prendre la femme.</p>
-
-<p class="i1">—Rien, rien du tout, heureusement, dit le
-compositeur, du moins rien de ce que je craignais.</p>
-
-<p class="i1">—Qu'est-ce que tu pensais donc?</p>
-
-<p class="i1">—Ah! mon cher, si tu savais! Le croup, rien
-que cela... J'ai eu une peur! Elle se plaignait
-d'une gêne dans la gorge...</p>
-
-<p class="i1">—Est-ce qu'elle n'a pas passé l'âge du croup?
-Elle a huit ans, Paulette.</p>
-
-<p class="i1">—Il n'y a pas d'âge. On l'attrape toujours.
-Ah! puis, tu sais, quand on a peur... Mais j'oublie
-de te remercier... Tu as lâché ton bal pour
-ramener Simone, tu es accouru tout de suite...
-C'est gentil comme tout de ta part! Et je suis
-sûr que tu nous as sacrifié quelque flirtation.</p>
-
-<p class="i1">—Mais non, mais non, dit Jean, qui se sentit
-<span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">[Pg 82]</a></span>
-rougir. C'était tout naturel. Allons, eh bien, mon
-vieux, j'espère que ça ira bien. A un de ces jours.
-Au revoir.</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">Quand Mervil remonta, il fut surpris de trouver
-Paulette en larmes, et Simone, qui, debout
-près du petit lit, toute droite et très pâle, regardait
-pleurer l'enfant sans essayer de la consoler.</p>
-
-<p class="i1">—Mais qu'est-ce qu'elle a? dit-il. Elle va se
-faire du mal. Qu'est-ce que tu lui as dit?</p>
-
-<p class="i1">—Moi?... Rien, fit Simone d'un air sombre. Tu
-as bien vu tout à l'heure qu'elle a fondu en larmes
-dès que je suis entrée.</p>
-
-<p class="i1">—Comment! elle pleure ainsi depuis ce moment-là?
-Mais qu'est-ce que cela veut dire?
-Qu'est-ce que tu as, ma petite Paulette? Voyons,
-dis-le à ton petit père?...</p>
-
-<p class="i1">Mervil se penchait sur le lit, entourait de ses
-bras le buste de sa fillette, écartait les menottes
-qui s'obstinaient devant le visage fiévreux, devant
-les yeux rougis.</p>
-
-<p class="i1">—Qu'est-ce que tu as, ma mignonne? Souffres-tu?</p>
-
-<p class="i1">—Elle n'a pas voulu me répondre, dit Simone
-avec des lèvres qui se convulsaient d'effroi et de
-chagrin.</p>
-
-<p class="i1">—Pourquoi, dit le père, n'as-tu pas voulu répondre
-à ta petite maman?</p>
-
-<p class="i1">L'enfant, d'un ton farouche et bas, prononça:</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">[Pg 83]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Elle ne m'aime plus. Depuis ce soir, elle ne
-m'aime plus.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! Paulette... murmura la mère.</p>
-
-<p class="i1">Et, croyant distinguer dans les paroles de sa
-fille un pressentiment, un avertissement, une leçon,
-Simone, la chair encore tout affolée des
-caresses de Jean, le cœur déchiré de tristesse, se
-mit à genoux près du petit lit de Paulette, et, à
-son tour, pleura comme elle, à grands sanglots
-enfantins, avec cette plainte si spontanée des
-femmes: «Oh! que je voudrais donc mourir!...»</p>
-
-<p class="i1">Un instant après, toutes deux, rapprochées par
-le père, mêlaient leurs baisers et leurs larmes. Et
-Paulette, murmurant alors son chagrin d'enfant
-jalouse, trop sensible, disait à l'oreille de Simone:</p>
-
-<p class="i1">—Tu n'iras plus danser quand je serai malade?
-Tu n'aimeras personne, jamais, plus que moi?...
-Bien vrai, dis, personne?...</p>
-
-<p class="i1">—Non, non... balbutiait la mère.</p>
-
-<p class="i1">Alors Roger mêlait leurs mains dans les siennes,
-les embrassait ensemble... Tandis que, dans l'océan
-de détresse où chavirait et s'enfonçait la frêle petite
-âme instinctive de Simone, parmi le dégoût
-d'elle-même, la crainte superstitieuse, le remords,
-la tendresse vraie pour ces deux êtres,—son
-mari, sa fille,—surgissait en elle un sentiment
-qu'elle ne s'avouait pas, mais qui cependant dominait
-tous les autres: la joie d'avoir été tenue
-dans les bras de Jean d'Espayrac, de l'avoir entendu
-<span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">[Pg 84]</a></span>
-gémir d'amour, d'avoir senti contre sa
-bouche cette bouche qui était celle de Jean,
-d'avoir meurtri son cœur sur ce cœur d'homme.
-Et la pensée qu'elle avait commis une effrayante
-chose lui faisait paraître son péché plus délicieux
-encore.</p>
-
-<p class="i1">«Mais,» se disait-elle, «pour moins que cela
-je mépriserais une autre femme, je verrais en elle
-un monstre... Est-ce moi? Est-ce moi?... Est-ce
-possible?»</p>
-
-<p class="i1">Elle ne se reconnaissait pas.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">[Pg 85]</a></span></p>
-
-
-<div class="chapter">
- <h2 class="no-break p2"><a name="VII" id="VII"></a>VII</h2>
-</div>
-
-<div class="p2">
- <img class="drop-cap" src="images/initial_l.jpg" alt="Lettre L." />
-</div>
-
-<p class="drop-cap"><span class="sc">La</span> sensation véritablement inouïe qui
-avait failli faire évanouir Simone sur la
-poitrine de Jean la première fois qu'il
-l'avait prise dans ses bras et qu'il lui avait baisé
-les lèvres, ne devait jamais plus soulever l'âme
-de la jeune femme à de pareilles hauteurs d'extase.
-Elle ne devait plus connaître, du moins à un
-tel paroxysme d'intensité, cette angoissante joie.
-Plus tard, toutes les fois qu'ils s'étreignirent, la
-mémoire dut jouer son rôle, et Simone, pour se
-griser tout à fait, eut besoin de faire surgir dans
-sa chair et dans son cœur la réminiscence de cette
-unique minute. Les femmes chez qui l'imagination
-est plus puissante que les sens et plus active que
-la tendresse ont de ces déboires en amour. Elles
-<span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">[Pg 86]</a></span>
-se donnent dans un moment d'incomparable
-exaltation, et toutes les réalités ensuite leur semblent
-pâles auprès de cette heure d'éblouissement
-qui ne peut pas se prolonger, et qui ne saurait
-revenir.</p>
-
-<p class="i1">La seconde fois que Simone Mervil revit M. d'Espayrac
-en tête-à-tête, ce fut encore presque involontairement.
-Elle se refusait toujours à un rendez-vous
-précis, que, cependant, la fièvre de son
-souvenir lui faisait ardemment désirer. Mais elle
-ne put s'empêcher de lui donner à entendre
-qu'elle allait souvent seule à Bellevue, visiter un
-asile de petits enfants—ce qu'elle appelait une
-<i>pouponnière</i>—œuvre de charité dont elle était
-sous-directrice. «Je prends le train de Ceinture,
-tout près de chez moi, à Courcelles, et je change
-à la station d'Ouest-Ceinture.»</p>
-
-<p class="i1">—Quand irez-vous? dit-il tout bas, avec une
-intonation suppliante.</p>
-
-<p class="i1">—Jeudi, par le train qui part de la gare Montparnasse
-à trois heures.</p>
-
-<p class="i1">Jean ne dit rien, mais il prit ce train, à la gare
-Montparnasse. Et, à la correspondance de la Ceinture,
-il vit sur le quai M<sup>me</sup> Mervil, qui cherchait
-des yeux la place qu'elle choisirait dans un compartiment.</p>
-
-<p class="i1">Il était seul dans le sien. Il ouvrit la portière.
-Elle y monta tout de suite.</p>
-
-<p class="i1">Lui, resta un instant la tête penchée au dehors
-<span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">[Pg 87]</a></span>
-pour empêcher l'intrusion d'autres personnes.
-Puis, quand le train s'ébranla, il se tourna et la
-vit, blottie à l'angle opposé, plus jolie, d'une joliesse
-plus fine que jamais dans sa toilette simple,
-avec sa jaquette d'astrakan et son tour de cou
-formé d'une soyeuse dépouille de zibeline, dont
-la tête aiguë et les minces pattes pendaient sous
-le frais menton, si délicatement dessiné, de la
-jeune femme.</p>
-
-<p class="i1">Et Simone avait dans les yeux cette gaieté, cette
-griserie, ce charmant émoi de l'escapade, qui,
-pour beaucoup de Parisiennes, est le principal attrait
-de l'adultère. Se réveiller le matin avec l'amusante
-perspective du rendez-vous, qui rompt
-l'ennui des occupations habituelles et le cours des
-fastidieuses visites; guetter l'heure, choisir la toilette
-que l'on va mettre, en combiner perversement
-les plus intimes détails; puis exécuter de
-savantes manœuvres, éloigner sa voiture, monter
-en fiacre; avoir ensuite le plaisir de trembler un
-peu, et aussi celui de mentir à la perfection,—n'y
-a-t-il pas à toutes ces choses, pour une puérile
-petite créature qui, naguère encore, volait des
-fruits verts dans le verger de son couvent, une saveur
-d'espièglerie qui tente la plus vertueuse?</p>
-
-<p class="i1">Ce n'étaient pas des remords qu'en ce moment
-éprouvait Simone. C'était une curiosité un peu
-anxieuse mais douce étrangement,—la curiosité
-de ce que cet homme allait lui dire. Puis, au fond
-<span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">[Pg 88]</a></span>
-de tout cela, c'était l'intime stupeur de trouver sa
-conscience muette. Nulle sensation torturante
-d'indigne culpabilité. Comment cela était-il possible?...
-Devait-elle donc se croire un monstre,
-une femme bien pire que les autres?</p>
-
-<p class="i1">Le train maintenant filait entre les jardins des
-fleuristes, les champs de roses que l'on cultive autour
-de Clamart, et que l'hiver faisait nus sous le
-poudroiement grisâtre d'une impalpable brume.
-Les petits carreaux des nombreux châssis, les rangs
-pressés des cloches en verre, alternaient avec le
-sol brun, à l'intérieur des enclos dépouillés. Les
-routes blanches tournaient, désertes. Les maisonnettes
-closes semblaient abriter des sommeils
-sans rêves. Un ciel immobile et gris se suspendait
-au-dessus de l'immobile paysage.</p>
-
-<p class="i1">M. d'Espayrac s'était agenouillé devant Simone;
-de ses deux bras passés autour de la
-souple taille, il inclinait vers lui la jeune femme,
-et il murmurait des paroles passionnées:</p>
-
-<p class="i1">—Vous m'aimez un peu?... demanda-t-il après
-les litanies de sa propre adoration.</p>
-
-<p class="i1">Devant l'imperceptible mouvement négatif de
-la blonde tête, il ajouta, suppliant:</p>
-
-<p class="i1">—Ah! répétez-le donc... Car vous me l'avez
-dit... Oui, vous me l'avez dit, l'autre soir, en voiture.
-Ne vous le rappelez-vous pas?</p>
-
-<p class="i1">—O mon ami! dit Simone en un dernier
-effort de résistance, puisque vous le savez, ne
-<span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">[Pg 89]</a></span>
-me demandez pas de vous le dire. J'ai tellement
-confiance en vous, Jean! Vous serez fort pour
-nous deux, n'est-ce pas?</p>
-
-<p class="i1">—Non, murmura-t-il en laissant tomber sa
-tête sur les genoux de la jeune femme, je ne
-veux pas être fort... Je ne peux plus l'être...
-Je...</p>
-
-<p class="i1">Un coup de sifflet du train, les freins qui se
-serrent, les roues qui crient... Et Jean et Simone
-se retrouvèrent assis l'un à côté de l'autre, corrects
-en apparence, mais tremblants à entendre
-les battements de leur cœur, et se meurtrissant
-encore les doigts d'une étreinte violente et vivement
-dénouée.</p>
-
-<p class="i1">Un vieux monsieur et une vieille dame montèrent.
-Le vieux monsieur déploya son journal;
-mais la vieille dame dévisagea obstinément et
-avec une rogue expression de blâme ce beau
-couple jeune,—trop jeune et trop beau pour
-ne pas être évidemment bien coupable aux yeux
-d'une si vieille dame.</p>
-
-<p class="i1">Simone se sentait rougir. Elle dit à Jean, tout
-bas:</p>
-
-<p class="i1">—Si quelqu'un de notre connaissance était
-monté, qu'aurions-nous dit?</p>
-
-<p class="i1">—Bah! fit d'Espayrac. Nous nous sommes
-rencontrés, voilà tout. Vous allez à votre pouponnière.
-Moi je vais à Meudon voir le notaire d'un
-de mes amis, à propos d'une maison de campagne
-<span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">[Pg 90]</a></span>
-qu'il a là-bas, et qu'il veut faire vendre. Cet ami
-est au Tonkin.</p>
-
-<p class="i1">—Mais... la maison existe?... demanda naïvement
-Simone.</p>
-
-<p class="i1">—Comment, certes, elle existe! Et l'ami et le
-notaire, et même le Tonkin, fit d'Espayrac avec
-son joyeux sourire. Vous la verrez, la maison, si
-vous voulez. Nous la visiterons ensemble. Peut-être
-qu'elle vous tentera. Je cherche un acquéreur.</p>
-
-<p class="i1">Simone rougit plus fort.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! pas aujourd'hui, je n'aurai pas le
-temps. Ma visite sera longue... Vous savez, c'est
-moi qui fais tout à cette pouponnière. La directrice
-de l'œuvre n'est là que pour son nom.
-Quant aux dames patronnesses, chacune y va
-peut-être une fois par an...</p>
-
-<p class="i1">Jean souriait de nouveau, à voir le petit air
-grave, entendu, de cette frimousse blonde.</p>
-
-<p class="i1">—Comme je vous aime, oh! comme je vous
-aime!... prononça-t-il si bas que Simone distingua
-le mouvement des mots sur ses lèvres plutôt
-qu'elle n'en entendit le son.</p>
-
-<p class="i1">Voyant, que, pour aujourd'hui, l'histoire de la
-maison ne prendrait pas, bien qu'il eût réellement
-dans sa poche les clefs d'une villa inoccupée,
-M. d'Espayrac proposa à Simone de le
-rejoindre au rond-point de l'avenue Mélanie, en
-sortant de la pouponnière. Ils feraient un tour
-dans les bois.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">[Pg 91]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—C'est si joli, si mélancolique, les bois en
-hiver, assura-t-il.</p>
-
-<p class="i1">—Soit, dit Simone, qui ajouta—toujours
-par sa tendance féminine à tout expliquer en dehors
-de la raison sincère:—Cela changera l'air
-que je pourrai rapporter à la maison. J'ai toujours
-peur pour Paulette de quelque contagion, quand
-je reviens de voir tous ces petits.</p>
-
-<p class="i1">Une heure et demie plus tard, Jean et Simone
-marchaient lentement, serrés l'un contre l'autre,
-et troublés jusqu'au fond de l'être, dans la solitude
-infinie des bois, du crépuscule et de l'hiver.
-Un air vif rosait leur visage, avivait la brûlure de
-leur sang. La tristesse des taillis, les crêpes violets
-qui flottaient vers les profonds lointains, les
-âpres senteurs des feuilles achevant de mourir
-par milliers dans l'humidité du sol, prêtaient à la
-démence de leurs cœurs une atmosphère de solennité
-qui les charmait. Derrière le lacis noir des
-branches, un rouge soleil se couchait en des
-flaques et des éclaboussures de sang. Le long des
-étroits sentiers, nul bruit ne se faisait entendre,
-hors parfois le cri d'une corneille ou la fuite
-lourde d'un crapaud parmi les ramilles desséchées
-des bruyères.</p>
-
-<p class="i1">Jean et Simone avançaient à petits pas, ne
-trouvant que peu de chose à se dire. Pour la première
-fois, M<sup>me</sup> Mervil pressentait que non seulement
-la chute était inévitable, mais que cette
-<span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">[Pg 92]</a></span>
-chute était le nœud suprême de son fragile roman,
-et qu'au delà il n'y aurait rien. Seule avec
-cet homme qu'un instant elle avait cru aimer, elle
-s'apercevait, non sans un secret malaise, que rien
-de son âme n'irait spontanément à lui, et que
-rien de la sienne, à lui, ne viendrait spontanément
-à elle, par ces mille phrases si faciles à ceux qui
-pensent en commun. Tous deux ne prononçaient
-que des banalités semblables à celles qu'ils échangeaient
-en leurs visites chez des tiers. Même ils se
-sentaient moins familiers ensemble que lorsque,
-à table avec Roger, tous trois causaient d'art ou
-ébauchaient des projets de pièces. Car, en effet,
-cette demi-intimité de tous les jours n'ayant sa
-raison d'être que dans les travaux et la personnalité
-du mari, devenait une gêne plutôt qu'un
-lien dans leur tête-à-tête amoureux. Leur délicatesse,
-à l'un et à l'autre, les retenait d'aborder les
-sujets qui eussent évoqué trop distinctement
-l'image de l'époux et de l'ami trompé. Or tous
-ceux par lesquels, jusqu'ici, leurs esprits s'étaient
-rencontrés, ne leur venaient que par Mervil. En
-dehors de lui, ils ne se connaissaient plus. Avec
-étonnement ils se constataient étrangers l'un pour
-l'autre. Simone seule en conçut une impression
-de souffrance, un effroi devant l'inconnu de cette
-âme d'homme, qui, peut-être, aurait désormais le
-pouvoir de la rendre affreusement malheureuse.</p>
-
-<p class="i1">«Il est bien jeune!» songeait-elle. «A-t-il eu
-<span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">[Pg 93]</a></span>
-déjà beaucoup de maîtresses?... Que pense-t-il
-de moi? Ah! si je n'allais être pour lui qu'un
-caprice!...»</p>
-
-<p class="i1">Cette femme qui, tout à l'heure, se suggérait
-en vain des remords, commençait à se sentir le
-cœur piqué par la pointe du premier regret.</p>
-
-<p class="i1">Mais Jean la serrait à présent plus étroitement
-contre lui. Puis, tout à coup, il l'entraîna
-dans la direction de Meudon, marchant si vite
-que Simone dut demander grâce.</p>
-
-<p class="i1">—Où allez-vous donc? dit-elle. Craignez-vous
-que nous manquions le train?</p>
-
-<p class="i1">Alors il la supplia de venir voir cette maison
-dont il lui avait parlé. C'était une villa tout à fait
-à l'écart. Il en avait toutes les clefs; il la ferait
-entrer par la petite porte du jardin; le concierge
-ne la verrait pas.</p>
-
-<p class="i1">Simone se révolta, elle dit non pour aujourd'hui,
-non pour toujours. Oh! jamais... Puis, devant
-le désespoir de Jean, elle finit par le supplier
-d'être raisonnable, de considérer combien il était
-tard... Près de six heures! Il faisait tout à fait noir
-maintenant. Même en se dépêchant, elle ne serait
-pas de retour avant sept heures et demie.</p>
-
-<p class="i1">—Eh bien, alors, la prochaine fois?... dit-il. Promettez-moi!
-Si vous saviez comme je serai sage!
-Nous causerons, comme ici... Seulement vous ne
-serez pas exposée à l'humidité de ces bois, au
-hasard d'une rencontre.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">[Pg 94]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Mais, dit Simone, cette maison n'est pas à
-vous.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! c'est tout comme, s'écria d'Espayrac. Et
-il y a une petite pièce gentille, que je ferai arranger
-exprès pour nous. Il y aura des fleurs, et un grand
-feu. Ce sera plus gai qu'ici, voyez-vous, ajouta-t-il
-en jetant un coup d'œil en arrière vers la nuit
-lugubre de la forêt.—Et il y aura les bonbons
-que vous aimez... Ce sera si gentil! nous ferons
-la dînette.</p>
-
-<p class="i1">Il riait, en la câlinant, de ce beau rire sensuel
-et doux, qui mettait tant de séduction sur sa
-bouche et dans ses yeux, et qui, lorsqu'il éclatait
-en fanfares de gaieté, sonnait si contagieux et si
-clair. «Si les oiseaux riaient,» disait quelquefois
-Mervil, «ils riraient comme d'Espayrac.» Le
-musicien s'était même amusé à noter, dans un
-ton mineur, la mélodie de ce rire, pour en faire
-un <i>leit-motiv</i> à la scène de la récréation, dans le
-collège de jeunes filles emprunté à Tennyson par
-le <i>Roman de la Princesse</i>.</p>
-
-<p class="i1">Depuis, quand d'Espayrac riait, les trilles des
-compagnes d'<i>Ida</i> chantaient dans la mémoire de
-Simone, et elle fredonnait l'air à l'unisson. Elle ne
-put s'empêcher de le faire encore ce soir, captivée
-de nouveau par ce côté d'insouciance et d'espièglerie
-dans la faute, qui semblait mettre en liberté
-sa jeunesse, et qui donnait, à cette correcte mondaine
-mariée à un homme grave, des envies de
-<span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">[Pg 95]</a></span>
-bondir, de sauter, de jouer à courir et de faire des
-niches. Déjà, elle ne refusait plus que pour la
-forme et par un suprême instinct de pudeur le
-rendez-vous que lui proposait Jean. Eût-elle été
-moins entraînée vers la personne de M. d'Espayrac,
-que l'effrayante et délicieuse séduction de
-cette chose—le premier rendez-vous pour une
-femme honnête—eût irrésistiblement tenté sa
-curiosité de fille d'Ève. Se dire plus tard, au théâtre,
-devant les scènes scabreuses, ou bien au passage
-le plus passionné d'un roman: «Moi aussi, j'ai
-eu un rendez-vous,» et dissimuler sous l'éventail
-ou le mouchoir un énigmatique sourire; mettre
-dans sa vie un troublant souvenir, qui suffirait—croyait-elle—à
-satisfaire ce chatouillant besoin
-de romanesque dont la littérature, à Paris plus
-que partout ailleurs, irrite le cœur des femmes,—voilà
-les inconscients ressorts qui, parmi les
-mille contingences d'une irréparable démarche,
-n'étaient pas les moins actifs ni les moins déterminants.</p>
-
-<p class="i1">«Après tout,» pensait Simone, «peut-être
-parle-t-il avec sincérité quand il me promet une
-soumission absolue. Peut-être, en le raisonnant,
-lui ferai-je admettre la supériorité d'un amour
-qui ne dépasserait pas les baisers sur les lèvres.
-Non, certes, ce n'est point pour me donner à lui
-que j'irai le voir dans cette chambre, où ce sera
-si amusant de bavarder au coin du feu, et de le
-<span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">[Pg 96]</a></span>
-gronder très fort s'il devient entreprenant. Puisque
-je n'ai pas l'intention de mal faire, pourquoi
-n'irais-je pas? D'ailleurs que penserait-il de moi
-si je lui cédais si vite? Je suis bien sûre que cette
-considération me rendra féroce, m'empêchera de
-m'attendrir. Je ne sais pas si je lui appartiendrai
-jamais complètement. J'en doute fort. Mais ce
-dont je suis tout à fait sûre, par exemple, c'est que
-je le ferai languir longtemps.»</p>
-
-<p class="i1">—Alors vous viendrez, Simone? Vous me le
-jurez, répétait Jean d'une voix tremblante. Oh!
-je ne sais pas ce que je ferais si vous me donniez
-un tel espoir pour ne pas le réaliser! Et... dites?...
-ce jour-là, vous n'irez pas à votre pouponnière?...
-Vous m'accorderez toute votre après-midi?</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">La semaine suivante, un soir, vers six heures,
-Simone Mervil reprenait le train pour Paris à la
-station de Meudon. Elle rentrait. Quand elle
-monta dans le compartiment, la chaleur des
-bouillottes et la clarté du gaz contrastèrent avec
-la froide campagne noire où des flocons de neige
-voltigeaient. Elle se pelotonna dans un coin, toute
-frissonnante, la voilette baissée, les mains blotties
-dans le manchon. Il y avait deux autres voyageuses.
-Elle ne les regarda point. Elle détourna
-les yeux de la lumière et les fixa sur la vitre à
-<span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">[Pg 97]</a></span>
-côté d'elle. La nuit extérieure faisait de cette vitre
-un vague miroir. Elle y revit, plus terne, le banal
-décor des coussins gris, avec leurs capitons réguliers
-et leurs accoudoirs de cuir. Elle s'y aperçut
-elle-même, en profil de corps très net, avec un
-obscur visage où elle ne distinguait que les yeux.
-Et elle s'acharnait à regarder ces yeux pâles, deux
-étranges taches de lueur vivante, dans ce fantôme
-assis à côté d'elle et qui était le reflet de sa personne.
-A la fin, de s'obstiner ainsi ses prunelles
-se lassèrent; un picotement lui fit battre les cils;
-et elle s'étonna lorsque ses paupières, en s'abaissant,
-chassèrent sur ses joues deux larmes froides.
-Un long frisson douloureux la traversa, hérissant
-les frisures légères de sa nuque.</p>
-
-<p class="i1">«Mais qu'est-ce que j'éprouve donc au juste?»
-se dit-elle.</p>
-
-<p class="i1">Car, à l'instant même, en considérant son âme
-triste dans le spectre de son regard, elle ne s'était
-pas aperçue qu'elle pleurait.</p>
-
-<p class="i1">Depuis deux heures elle était la maîtresse de
-M. d'Espayrac.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">[Pg 98]</a></span></p>
-
-
-<div class="chapter">
- <h2 class="no-break p2"><a name="VIII" id="VIII"></a>VIII</h2>
-</div>
-
-<div class="p2">
- <img class="drop-cap" src="images/initial_u.jpg" alt="Lettre U." />
-</div>
-
-<p class="drop-cap"><span class="sc">Un</span> soir, Simone venait d'embrasser dans
-son lit la petite Paulette. Elle était
-montée un peu tard, et l'enfant, par
-extraordinaire, s'était endormie sans attendre la
-maternelle caresse. La porte était ouverte sur la
-chambre de miss Mary, et l'Anglaise elle-même
-avait déjà éteint sa lumière. Simone, à la clarté
-de la veilleuse, regarda sa fille. «Comme elle est
-jolie!» pensa-t-elle, «Comme elle sera aimée!»</p>
-
-<p class="i1">Puis, avec ce retour étonné sur elle-même
-qu'elle faisait de plus en plus fréquemment depuis
-quelques semaines, elle chercha dans son propre
-cœur les sentiments singuliers que doit éprouver
-devant le sommeil pur de sa fille une mère qui a
-un amant. Elle ne les y trouva pas; et, dans la
-<span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">[Pg 99]</a></span>
-surprise de se découvrir si peu différente de son
-ancien elle-même, Simone se condamnait au plus
-dur effort d'imagination pour se persuader qu'elle
-avait vraiment accompli la chose irréparable. Ce
-qu'elle rencontrait en elle ne ressemblait en rien
-aux catégories de pensées que lui suggérait autrefois,
-objectivement, et par rapport à d'autres
-femmes, l'idée de l'adultère. Elle s'était représenté
-des joies délirantes suivies d'affreux remords. Elle
-n'avait pas goûté les joies et elle n'éprouvait pas
-les remords. Des journées d'excitation, des heures
-de désappointement et des minutes de dégoût:
-voilà ce qu'elle avait recueilli. Mais tout cela restait
-confus, enchevêtré, dans un domaine obscur
-de sa personne morale, où elle ne voyait plus
-qu'une sorte de brouillard quand elle essayait d'y
-pénétrer. Une seule chose se détachait très nette:
-l'impossibilité de réaliser l'idée de sa faute et de
-se condamner comme elle se fût condamnée
-auparavant si elle avait lu sa propre histoire dans
-un livre. Et, entre autres étonnements, celui qui
-n'était pas le moindre venait de ce que sa trahison—à
-la gravité de laquelle pourtant elle ne
-pouvait croire—ne diminuait point à ses yeux
-celle de Roger. La guérison ne lui était pas venue
-par la vengeance. La plaie de jalousie restait toujours
-ouverte.</p>
-
-<p class="i1">Quand elle quitta la chambre de sa fille, Simone,
-sur le palier de l'escalier, s'arrêta, l'oreille
-<span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">[Pg 100]</a></span>
-tendue. De l'étage supérieur s'échappait une musique
-très suave dont la mélancolie lui prit le cœur.
-«C'est joli,» pensa-t-elle, «ce qu'il joue là,
-Roger. Ce n'est pas de lui pourtant. Qu'est-ce
-que c'est donc?»</p>
-
-<p class="i1">Elle écouta encore un instant, puis, au lieu de
-redescendre dans son petit salon, elle monta vers
-le cabinet de travail. Son pas léger ne s'entendit
-point sur le tapis. Très doucement elle ouvrit,
-entra, et, derrière elle, referma la porte. Mervil
-leva ses larges yeux vifs, tout flambants d'inspiration
-dans sa maigre figure, et, d'un signe des
-paupières, interdit à Simone de l'interrompre. La
-jeune femme s'étendit sur un divan, appuya son
-menton sur la paume d'une de ses mains, et
-regarda son mari.</p>
-
-<p class="i1">Roger semblait se bercer au chant qui montait
-sous ses doigts. Assis devant l'énorme piano
-à queue, il se balançait suivant le rythme; ses
-prunelles s'alanguissaient dans une extase; sa
-bouche avait des sourires et ses épaules des frissons.
-Il jouait, non pas seulement avec ses mains,
-mais avec son être tout entier. Simone pouvait,
-dans ce corps mince, tordu par le souffle de la
-mélodie, deviner la vibration des fibres comme
-elle entendait celle des cordes sous les marteaux
-dans la caisse de l'instrument. Il y avait longtemps
-qu'elle n'avait vu Roger ainsi possédé par la folie
-de son art. D'ailleurs elle le regardait ce soir avec
-<span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">[Pg 101]</a></span>
-des yeux nouveaux, ou plutôt <i>renouvelés</i>. Elle
-comprit comment elle avait pu le trouver si beau
-quand elle était jeune fille et qu'il jouait sur le
-petit piano droit dans le salon de ses parents. A
-un moment où le chant prenait une douceur plus
-poignante, il la chercha des yeux et il lui envoya
-une de ces longues et tendres caresses d'âme avec
-lesquelles, autrefois, il lui avait fait croire à cette
-chose impossible: l'infini dans l'amour humain.</p>
-
-<p class="i1">Simone, accoudée le visage vers lui, détourna
-la tête, et mit son front dans son bras replié.</p>
-
-<p class="i1">Un moment après, il cessait de jouer et venait
-à elle. Sa surprise fut extrême de constater qu'elle
-pleurait.</p>
-
-<p class="i1">—Ma Simone! dit-il,—et sa voix n'avait pas
-la sécheresse coutumière.—Eh bien, voilà qui
-me touche beaucoup! Tu n'es donc pas tout à
-fait blasée sur les divagations de ton musicien de
-mari?</p>
-
-<p class="i1">—C'était de toi? s'écria-t-elle avec un sursaut.</p>
-
-<p class="i1">—Tout simplement.</p>
-
-<p class="i1">—Mais je ne connaissais pas cela. Quand
-donc l'as-tu composé?</p>
-
-<p class="i1">—Ce n'est pas composé. J'improvisais.</p>
-
-<p class="i1">—Ça, une improvisation?... Mais c'est admirable!
-Tu n'as jamais rien fait de mieux. Et ce
-n'est pas écrit? Et tu ne pourras pas l'écrire? Ah!
-quel dommage!</p>
-
-<p class="i1">—Mais si, mais si... Ça me trottait dans la
-<span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">[Pg 102]</a></span>
-tête depuis longtemps, sous cette forme ou à peu
-près. Puis, tu sais si j'ai bonne mémoire!...</p>
-
-<p class="i1">Elle s'était redressée, un genou pris entre ses
-mains croisées, toute pâle, et fixant sur Mervil
-ses yeux mouillés de larmes. Elle avait une expression
-si étrange que son mari, d'abord flatté par
-son émotion, s'en inquiéta. Il s'assit à côté d'elle
-sur le divan, l'attira contre lui, et lui dit avec une
-sollicitude dont il l'avait récemment un peu
-déshabituée:</p>
-
-<p class="i1">—Qu'y a-t-il donc, ma petite Simone? Est-ce
-que ma petite femme aurait du chagrin?</p>
-
-<p class="i1">Elle fit un faible mouvement pour s'écarter de
-lui, cacha de nouveau son visage et éclata en
-sanglots violents.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! s'écria-t-elle, pourquoi donc ne m'as-tu
-pas toujours parlé comme ça? Pourquoi donc
-as-tu cessé de m'aimer?</p>
-
-<p class="i1">Il se leva, nerveux, dissimulant, comme toujours,
-son irritation sous un calme de glace.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! dit-il, si c'est une scène...</p>
-
-<p class="i1">A son tour elle se mit debout, passa résolument
-son mouchoir sur son visage, vint à Roger,
-et, lui faisant face, posa ses deux mains sur les
-épaules de son mari.</p>
-
-<p class="i1">—Non, Roger, dit-elle en dominant le tremblement
-de sa voix. Non, Roger, ce n'est pas une
-scène. Veux-tu m'écouter? Veux-tu qu'une fois
-pour toutes nous nous entendions, mon ami?</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">[Pg 103]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Mais, ma chérie, avec toi, c'est bien difficile
-depuis quelque temps. Tu prends ombrage au
-moindre mot. Je ne sais plus ce qu'il faut te dire.
-Tu me paralyses, je t'assure.</p>
-
-<p class="i1">Les bonnes dispositions de Simone s'évanouirent
-dans une flambée de colère.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! s'écria-t-elle, c'est comme cela que tu
-me parles, toi qui as eu les premiers torts! Eh
-bien, soit! Il paraît que c'est cela le mariage. Faisons
-comme les autres. Monsieur ira souper avec
-des actrices, et Madame prendra un amant. Je ne
-vois pas pourquoi je m'en tourmenterais, puisque
-c'est l'ordre des choses.</p>
-
-<p class="i1">Mervil eut un cri, comme dans le brusque
-déchirement d'une blessure.</p>
-
-<p class="i1">—Simone!... Oh! pas toi, Simone! Pas toi!...
-Ne prononce pas des choses pareilles!</p>
-
-<p class="i1">Son accent produisit sur sa jeune femme un
-effet extraordinaire. Soudainement, ce remords
-qu'elle appelait en vain depuis sa chute récente,
-lui transperça le cœur comme une flèche. Durant
-quelques secondes elle eut le sentiment d'une
-déchéance horrible, des images physiques de sa
-faute s'évoquèrent en elle et lui soulevèrent l'âme
-d'une intolérable nausée. A cet instant, la trahison
-de son mari et la sienne s'intervertirent dans
-sa pensée. Pour la première fois, elle pressentit
-qu'elle pourrait lui pardonner, à lui, tandis qu'à
-elle-même, elle ne se pardonnerait jamais.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">[Pg 104]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Toutefois une affreuse tentation lui vint de le
-braver, d'énoncer devant lui la chose inavouable.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! dit-elle froidement—avec une sorte
-de plaisir bizarre, mêlé de désespoir et de frayeur,—cela
-te ferait donc beaucoup de chagrin si tu
-savais que j'ai un amant?</p>
-
-<p class="i1">Roger devint tout pâle, rien que de lui entendre
-articuler ces trois mots. Mais il dit avec
-calme:</p>
-
-<p class="i1">—Prends garde, Simone. Tu as, depuis quelque
-temps, des façons de parler bien singulières!
-Il y a des suppositions qu'une honnête femme ne
-doit pas faire, ne doit pas suggérer à son mari...</p>
-
-<p class="i1">Il s'arrêta, vint à elle, et, durant un instant, la
-considéra d'un regard qui s'adoucissait.</p>
-
-<p class="i1">—Pourquoi veux-tu, reprit-il, me faire imaginer
-des choses que mon esprit se refuse à concevoir?
-Toi, Simone... Toi, un amant? Vois-tu,
-je ne pourrais pas plus le croire de toi que je ne
-le crois de notre fille, de notre innocente petite
-Paulette.</p>
-
-<p class="i1">Il s'approcha davantage, s'inclina vers elle, la
-regarda très tendrement au fond des yeux. Maintenant
-il commençait à comprendre que les pleurs
-et la colère de Simone marquaient autre chose
-qu'un accès de querelleuse humeur. Il entrevoyait
-un malaise d'âme, devant lequel sa propre nervosité
-s'atténuait, disparaissait, pour faire place à
-une sollicitude mêlée d'une certaine anxiété. Le
-<span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">[Pg 105]</a></span>
-sentiment lui vint que, lui aussi, il avait eu des
-torts.—Oh! pas le tort de son infidélité, car
-Simone avait si bien gardé tout son cœur qu'il
-n'avait pas conscience de lui en avoir soustrait
-une parcelle,—mais les rudesses de sa nature un
-peu âpre, agressive, ironique, ses crises noires
-d'artiste en mal de produire, ses maussaderies
-d'homme de travail que replie sur lui-même la
-tyrannie de la pensée à l'heure même où sa jeune
-femme amoureuse attend la part qui lui revient
-de câlines paroles, d'attentions, de gâteries, de
-caresses. En un éclair, la conscience de tout ceci
-lui traversa le cœur. Il posa la main sur les doux
-cheveux pâles de Simone, et lui dit, avec une voix
-changée, où l'intention de plaisanterie soulignait
-l'émotion qu'elle prétendait exclure:</p>
-
-<p class="i1">—Mauvaise petite femme, qui ne sait pas
-avoir de tolérance avec son ourson de mari, et
-qui menace de le tromper parce qu'il ne sait
-qu'aligner des doubles-croches et qu'il est maladroit
-à lui montrer combien il l'aime!</p>
-
-<p class="i1">—Toi, m'aimer?... dit Simone. Oh! voyons!...</p>
-
-<p class="i1">—En peux-tu douter?... reprit-il, très grave.</p>
-
-<p class="i1">Ces paroles étaient bien simples, et tout à
-fait dépourvues de la rhétorique amoureuse avec
-laquelle jonglait si facilement d'Espayrac. Pourquoi
-donc Simone, en les écoutant ce soir, y
-crut-elle plus qu'elle ne croyait hier aux phrases
-passionnées de son amant? «En ai-je bien pu
-<span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">[Pg 106]</a></span>
-douter?» se répéta-t-elle. Mais, soudain, la vision
-de Roger sortant du théâtre côte à côte avec cette
-actrice rousse, avec Netty Davidson (car elle
-savait son nom, Jean le lui avait dit), réveilla
-tous ses soupçons, toutes ses jalousies, toutes ses
-colères.</p>
-
-<p class="i1">—Non, s'écria-t-elle, non, je ne te crois plus.
-Notre bonheur est brisé, notre amour est mort.
-Et c'est toi qui as tué tout cela. Tu m'as trompée,
-et je le sais.</p>
-
-<p class="i1">—Moi, je t'ai trompée! s'écria Roger. Mais tu
-es folle! Où donc? Quand cela? Et avec qui?</p>
-
-<p class="i1">Entre ce mari et cette femme, quelque chose
-de bizarre, mais de bien profondément humain,
-se passait. Ils occupaient et remplissaient d'une
-si complète façon le cœur l'un de l'autre; leurs
-neuf années de tendresse les avaient enchaînés de
-si multiples, si subtils, si indissolubles liens; si
-peu importantes étaient pour chacun les circonstances
-extérieures à leurs deux personnes, qu'ils
-étaient de la meilleure foi du monde en abolissant
-de leur mémoire, chacun pour son propre compte,
-leurs respectives trahisons. Roger Mervil, étant
-homme, gardait cependant plus vive la réminiscence
-matérielle du fait. Quand sa femme lui dit
-avec certitude: «Tu m'as trompée, et je le sais,»
-il eut cette exclamation mentale: «C'est Netty!
-Ah! la satanée cabotine!... que le diable l'emporte!...»
-Mais Simone accusait son mari avec
-<span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">[Pg 107]</a></span>
-autant de passion jalouse et—mieux encore—autant
-de sincérité dans la souffrance qu'elle en
-eût exprimé, il y avait six semaines, avant ses
-vaines représailles.</p>
-
-<p class="i1">—Dis-moi donc avec qui je t'ai trompée, et
-comment tu en es sûre, reprenait Mervil. Je serais
-curieux de savoir ce que ton imagination...</p>
-
-<p class="i1">—Ce n'est pas mon imagination. <span class="sc">Je... t'ai...
-vu...</span></p>
-
-<p class="i1">—Mais quand?... Mais où?...</p>
-
-<p class="i1">Et il affecta un ton plaisant, il essaya de ridiculiser
-la jalousie de Simone, pour la piquer, pour
-la faire parler.</p>
-
-<p class="i1">—Toi, d'abord, il suffit que tu me voies dire
-quatre mots à une femme...</p>
-
-<p class="i1">Puis il effleura la vérité pour y insinuer une signification
-d'innocence.</p>
-
-<p class="i1">—Après ça, tu m'as peut-être aperçu sortant
-du théâtre avec une actrice... Oui... la reconduisant
-un bout de chemin... Cela m'arrive quelquefois...
-Si tu appelles cela une preuve?...</p>
-
-<p class="i1">Simone secouait la tête, haussait légèrement
-les épaules, et continuait de poser sur son mari
-le reproche de son regard, mais elle n'ouvrait
-plus la bouche. Quelque chose scellait dans son
-cœur l'accusation précise, et le nom de la femme,
-et la date, et la formule de mensonge télégraphiée
-par son mari, l'histoire du dîner avec son
-directeur qu'il n'avait pas vu de la journée. Ce
-<span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">[Pg 108]</a></span>
-quelque chose qui fermait les lèvres de Simone,
-c'était la crainte inconsciente de placer entre elle
-et son mari—que, malgré tout, elle n'avait pas
-cessé d'aimer—la barrière qu'on ne peut plus
-franchir, la parole qui ne s'efface pas, le souvenir
-qui ne s'oublie jamais. Comment répondrait-il
-si elle prononçait le nom de Netty Davidson?
-Par la colère peut-être, et ce serait terrible, car
-alors elle-même se révolterait; par le mensonge
-encore, et ce serait bien pire; ou bien par l'aveu,—oh!
-l'aveu... Entendre Roger lui dire <i>cela</i>...
-quel supplice!</p>
-
-<p class="i1">Simone se taisait donc, avec cette merveilleuse
-finesse de la femme dont la tendresse ne veut pas
-mourir. Mervil en conclut qu'elle avait été assez
-loin sur la piste de son aventure, mais qu'elle ne
-savait rien d'exact et que tout pouvait encore être
-sauvé. Il conçut aussitôt un soulagement qui lui
-détendit l'âme. Car il venait d'être en proie à la
-pire inquiétude. Affliger Simone, perdre la confiance
-de cette si chère compagne, s'aliéner ce
-cœur qu'il occupait absolument depuis tant d'années...
-Et cela pour qui? pour quoi?... Pour quelques
-heures d'une Netty Davidson!... Cette pensée
-lui avait causé l'exaspération d'un homme
-qui, par insouciance, ayant brûlé son billet de
-loterie, apprend ensuite qu'il avait le numéro
-gagnant et qu'il perd une fortune.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! Simone, lui disait-il un moment après,
-<span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">[Pg 109]</a></span>
-avec la plus indiscutable sincérité, sache-le bien,
-sois-en certaine, malgré les apparences,—oui, je
-dirai plus,—malgré les égarements mêmes, on
-ne trompe pas une femme comme toi. Vois-tu,
-donner à une autre ce qui t'appartient dans mon
-cœur, ce serait impossible, parce que c'est toi
-qui l'y crées. La tendresse, la confiance, la fidélité,
-l'intimité, la possibilité du bonheur, toutes
-ces choses-là, ce ne sont pas des mots ou des
-idées qui aient une existence indépendante, à
-mes yeux, en dehors de toi, et que je puisse chercher
-auprès d'une autre. Non, c'est toi-même.
-Je ne les ai pas connues avant toi; je ne les
-imagine pas sans toi. Quand on me dit: «<i>Un tel</i>
-est heureux», c'est une formule vide, qui ne
-précise rien pour mon imagination. Quand je
-me dis: «Je suis heureux», quelque chose, tout
-au fond de moi, murmure: «Simone», et tout
-de suite, devant mes yeux, surgit ta chère image.
-Sois-en sûre, mon amour, quand une femme est
-cela pour un homme, quoi qu'elle puisse craindre,
-quoi qu'elle puisse imaginer, quoi qu'elle
-puisse même surprendre, elle ne doit pas être
-jalouse de lui. Eh! oui, je sais bien, nous sommes
-des hommes; nous avons des moments de folie
-dont nous rougissons nous-mêmes... Ah! je t'assure,
-nous n'en sommes pas fiers... Mais, Simone,
-quand nous jurons bien, va, qu'on ne nous y reprendra
-plus, quand nous vous demandons notre
-<span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">[Pg 110]</a></span>
-grâce, d'où dépend notre seule chance de bonheur
-en ce monde... Alors, vous, les adorées,
-vous, les meilleures que nous, il faut...—penche
-ta petite oreille pour que je te le dise tout bas,—eh
-bien... il faut nous pardonner.</p>
-
-<p class="i1">Mervil, en achevant, s'était glissé aux genoux
-de sa femme, du divan sur lequel tous deux se
-trouvaient assis. La profondeur, la vivacité de son
-attendrissement, donnaient à sa voix, à son geste,
-une éloquence de passion d'autant plus entraînante
-qu'elle était plus rare chez cet homme
-d'extérieur froid, de caractère concentré. Simone
-ne se rappelait point avoir vu, même aux premiers
-jours de leur mariage, la hauteur et la sécheresse
-plutôt naturelles à Roger se fondre en une telle
-ardeur de tendresse, en une telle grâce d'humilité.
-Que devint-elle quand, relevant vers elle le
-visage de son mari, par un geste de curiosité
-grave, intense, elle distingua deux traces humides
-sous les longues paupières, bistrées de laborieuses
-veilles, et qui battirent en une honte furtive,
-pour effacer ce qui ressemblait tant à deux
-larmes!</p>
-
-<p class="i1">Elle put dire seulement:</p>
-
-<p class="i1">—Ah! Roger...</p>
-
-<p class="i1">Dans l'atroce regret qui lui torturait l'âme,
-elle n'avait même plus de sanglots. C'était donc
-contre cet homme-là, c'était contre lui qu'elle
-s'était irritée jusqu'au mépris, jusqu'à la haine,
-<span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">[Pg 111]</a></span>
-jusqu'à l'ineffaçable injure de la trahison!...
-C'était à lui qu'elle avait menti hier, qu'elle
-mentait ce soir, et qu'elle allait être forcée de
-mentir désormais jusqu'au bout, jusqu'au dernier
-baiser d'adieu au bord du tombeau! Et
-c'était elle, Simone, <i>sa</i> Simone, qui avait fait
-cela!</p>
-
-<p class="i1">—Ah! Roger... murmura-t-elle à plusieurs
-reprises, avec une intonation si déchirante, que
-lui, la croyant subjuguée seulement par le
-triomphe douloureux d'une divine indulgence,
-disait:</p>
-
-<p class="i1">—Ma Simone, comment peut-on faire du
-chagrin à une bonne petite âme comme toi? Ah!
-je ne suis qu'un brutal, un mauvais mari. C'est
-vrai, tu es si fine, si sensible!... Une petite femme
-comme toi, c'est trop délicat à manier... Moi, je
-ne suis qu'un maladroit, un bourru. Je te traite
-en vieux camarade, que je taquine... je m'oublie,
-je dépasse la mesure. Je devrais toujours être
-en adoration devant ma jolie madone, et je me
-conduis comme un païen.</p>
-
-<p class="i1">Elle le fit taire, avec douceur.</p>
-
-<p class="i1">—Ne causons plus, dit-elle, je suis brisée.
-Veux-tu être tout à fait bon?—Et elle touchait
-avec un geste timide et tendre le front du musicien
-toujours à demi prosterné sur le tapis à côté
-d'elle.—Va te remettre un instant au piano, et
-joue-moi encore quelque chose.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">[Pg 112]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Mais, mignonne, il est bien tard... J'ai peur
-de réveiller Paulette, et miss Mary, et tout notre
-monde.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! tu joueras très, très doucement. C'est
-si joli quand tu fais chanter le piano tout bas!</p>
-
-<p class="i1">Il lui obéit. Il reprit en sourdine une des
-phrases et quelques-unes des variations qui l'avaient
-le plus charmée tout à l'heure.</p>
-
-<p class="i1">En l'écoutant, ivre de tristesse et d'appréhension,
-Simone se disait:</p>
-
-<p class="i1">«Rompre... Oui, je veux rompre... Mais comment?...
-<i>L'autre</i> est tellement attaché à notre vie!
-Près de lui, je suis perdue. Il m'a prise, il me reprendra.
-Et ses baisers sont si doux!... Ah! mon
-Dieu, est-ce que déjà je ne pourrais plus m'en
-passer?...»</p>
-
-<p class="i1">Mervil continuait à effleurer lentement les
-touches, éveillant une mélodie de songe. Par
-instants il levait les yeux pour envoyer le sourire
-de ses prunelles au visage tout pâle de Simone.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">[Pg 113]</a></span></p>
-
-
-<div class="chapter">
- <h2 class="no-break p2"><a name="IX" id="IX"></a>IX</h2>
-</div>
-
-<div class="p2">
- <img class="drop-cap" src="images/initial_m.jpg" alt="Lettre M." />
-</div>
-
-<p class="drop-cap"><span class="sc">Madame Mervil</span> n'avait pas été plus de
-quatre fois à Meudon.</p>
-
-<p class="i1">En quittant la gare, elle montait
-vers la forêt. Par quelques détours, elle dépistait
-les rares voyageurs qui, descendus en même
-temps qu'elle, pouvaient observer où elle allait;
-puis, quand les chemins avaient repris leur solitude
-d'hiver, entre les murs des jardins flétris,
-silencieux, elle hâtait le pas. De loin, parmi les
-hachures des branches noires, elle apercevait un
-toit d'ardoises à longue pente, deux hautes cheminées
-de briques roses, une girouette et le cône
-aigu d'un grand sapin,—détails qu'elle ne devait
-plus oublier. Elle distinguait aussi deux dragons
-japonais, en faïence bleue, qui grimaçaient en
-<span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">[Pg 114]</a></span>
-haut des pilastres, de part et d'autre de la grille.
-Mais elle n'allait pas jusque-là. Un sentier, se détachant
-de la route, contournait la propriété. Elle
-s'y engageait, et son cœur battait plus vite à
-l'aspect d'une petite porte verte, derrière laquelle
-sa pensée voyait Jean d'Espayrac, qui l'attendait
-en arpentant pas à pas les étroites allées du potager.
-Elle frappait imperceptiblement; mais, si
-faible que fût le bruit, la clef aussitôt criait dans
-la serrure; le beau visage du jeune homme apparaissait,
-avec tant de joie dans les yeux, tant de
-baisers sur les lèvres, que Simone sentait monter
-à sa tête les premières vapeurs de cette ivresse
-que son cœur déçu s'obstinait à prendre pour de
-l'amour.</p>
-
-<p class="i1">Tous deux couraient vite s'enfermer dans la
-maison, s'isoler de tout dans une étroite pièce
-du rez-de-chaussée, dont les rideaux, malgré les
-journées grandissantes du commencement de
-mars, étaient clos déjà, les bougies allumées,—le
-joli décor voluptueux, parfumé, fleuri, empruntant
-un charme d'intimité, de mystère, à cette
-nuit artificielle. L'imagination de Simone s'excitait
-aux suggestives incitations de ce lieu inconnu,
-où elle ne pénétrait que pour aimer,
-dont elle ignorait toute autre destination, n'en
-ayant point même exploré les alentours. De
-toute la maison, elle ne connaissait que cette
-chambre.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">[Pg 115]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Ah! elle devait bien se l'avouer,—même lorsqu'elle
-se jurait de n'y jamais revenir,—elle y
-avait goûté la joie, si excessive pour toute créature
-humaine, de tromper l'inassouvi qui veille
-dans le secret de l'être, par la saveur inattendue
-d'un fruit nouveau cueilli sur l'arbre des éternelles
-tentations. Elle y avait vibré de sensations
-non éprouvées encore. Pour la première fois de
-sa vie, en l'étonnement de ces extases du corps,
-qui laissaient ensuite son âme si vide et si triste,
-elle avait discerné la différence—que bien des
-femmes, et les meilleures sans doute, ne discerneront
-jamais—entre l'amour des sens et l'amour
-du cœur, entre le plaisir et la tendresse.</p>
-
-<p class="i1">Ces découvertes qu'elle faisait en elle-même,
-ce réveil de la passion dans sa chair longtemps
-apaisée, cette intensité de sentiments nouveaux, et
-même cette habileté de mensonge qu'elle ne se
-connaissait pas, lui inspiraient tantôt une honte
-affreuse, tantôt un bizarre orgueil. Lorsqu'elle
-quittait Jean, toute enfiévrée par les caresses, toute
-grisée par les plus ingénieuses paroles d'adoration,
-elle emportait autour d'elle une atmosphère
-d'exaltation qui lui ôtait jusqu'au sens de sa faute.
-A ces moments-là, elle ne regrettait rien, elle ne
-redoutait rien; une fièvre d'audace la soulevait,
-et le moindre des hasards lui eût fait commettre
-la pire imprudence. Rien ne lui importait plus
-que le rêve à peine fini qu'elle revivait par le
-<span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">[Pg 116]</a></span>
-souvenir. Elle accomplissait le voyage de Meudon
-à la rue Ampère sans presque s'en apercevoir,
-marchant, parlant comme une somnambule, avec
-des yeux languissants et fixes qui ne voyaient pas
-les choses extérieures.</p>
-
-<p class="i1">Au seuil de sa maison, une secousse la réveillait.
-Le songe de paradis se déformait en une
-vision trouble, obsédante. Quelque chose d'affreusement
-pénible suspendait les battements de
-son cœur.</p>
-
-<p class="i1">Puis, peu à peu, entre son mari et sa fille, une
-phase nouvelle se produisait. La Simone perverse
-de Meudon s'endormait, disparaissait, reculait à
-l'infini par une sorte de dédoublement. Et la Simone
-paisible et honnête se retrouvait elle-même,
-se reprenait si fortement qu'elle en arrivait à
-douter de l'existence de l'autre. C'est alors qu'elle
-se jurait de ne plus retourner à Meudon; elle
-ne pouvait concevoir même qu'il lui en revînt
-jamais le désir. La griserie du rendez-vous était
-dissipée, et, à sa suite, naissaient des humiliations,
-des dégoûts, que Simone empêchait de
-devenir des remords seulement en s'affirmant son
-droit à la vengeance.</p>
-
-<p class="i1">Mais, parfois, au moment même où elle en
-arrivait à se demander si elle aimait encore, si
-elle avait aimé Jean d'Espayrac, le poète paraissait...
-Oh! cette présence d'un être dont chaque
-parole, chaque geste, ébranle une fibre au fond
-<span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">[Pg 117]</a></span>
-de nous-mêmes! Cette présence qui, sous des
-yeux étrangers, devient une si douloureuse joie!...
-M<sup>me</sup> Mervil en éprouvait le trouble et le charme,
-et cet aigu besoin de tête-à-tête qui saisit quand
-on a dû jouer devant des tiers la comédie de l'indifférence.
-Alors Jean lui jetait à l'oreille, dans
-un coin de salon, près de la portière de sa voiture,
-une heure, une date prochaine... Et Simone
-se trouvait sans force pour dire non.</p>
-
-<p class="i1">La seule chance qui restait à la pauvre femme
-de se reprendre était qu'une séparation de quelque
-durée éloignât M. d'Espayrac.</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">Or il y avait plusieurs jours qu'elle n'avait vu
-son amant, lorsque M<sup>me</sup> Mervil, éclairée tout à
-coup par la vision de loyauté, de dignité, de tendresse,
-qu'évoquèrent à ses yeux les paroles de
-son mari, eut la notion réelle de sa propre démence,
-de l'abîme où elle s'enfonçait, de l'irrémissible
-souillure dont elle avait flétri sa vie.
-Elle se trouvait donc dans une période de force
-relative, et elle sentait que, si elle ne tranchait
-pas à l'instant même, si elle ne profitait pas de
-cette exceptionnelle minute où la figure de son
-Roger resplendissait presque sublime, si elle attendait
-que les trivialités journalières eussent
-émoussé son enthousiasme, surtout si elle revoyait
-Jean, s'il la tenait sous le charme avec la
-voix, avec les yeux, avec les lèvres... Ah! son
-<span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">[Pg 118]</a></span>
-raisonnement s'arrêtait à de si brûlantes images.
-Elle n'osait même pas y songer.</p>
-
-<p class="i1">Mais que faire?... Quel prétexte invoquer pour
-éloigner M. d'Espayrac, ou pour fuir elle-même?...
-Quel subterfuge assez violent ou assez fin découragerait
-pour toujours cet homme très véritablement
-épris?... A quelle extrémité de dépit ou de
-douleur ne se jetterait-il pas?... Comment la
-jugerait-il?... N'allait-il pas la mépriser?... N'allait-il
-pas la haïr?...</p>
-
-<p class="i1">En se posant ces questions insolubles et terrifiantes,
-Simone se tordait d'angoisse, la nuit,
-dans le grand lit conjugal; et, pour ne pas
-éveiller Mervil, elle plongeait sa bouche sanglotante
-et convulsive dans l'épaisseur des oreillers.
-Ah! les lentes heures de ces nuits de détresse, ne
-commençaient-elles pas à payer déjà les courtes
-heures des nuits artificielles que marquait naguère
-une petite pendule de voyage apportée
-par Jean d'Espayrac dans la villa de Meudon?
-Oui, bien courtes elles avaient été, celles-ci. En
-les additionnant, à peine en pourrait-on faire un
-jour. Finies?... Déjà?... Pour jamais?... Il le fallait
-bien. Ah! le malheureux Jean! Elle le voyait,
-allant et venant derrière la petite porte verte, ou
-bien assis dans le réduit d'amour, le front dans
-ses mains, dévoré par le tourment des vaines
-attentes. Mais quoi! n'allait-elle pas pleurer sur
-son amant après avoir pleuré sur son mari?...
-<span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">[Pg 119]</a></span>
-Étonnantes complications du cœur humain! Mystérieuses
-fatalités de l'existence humaine!</p>
-
-<p class="i1">Pendant plusieurs jours, Simone se dit malade,
-et, par instants, eut l'espoir de l'être en
-réalité. Roger, très inquiet de constater l'extrême
-abattement de sa femme, très attendri encore
-par leur explication récente, par la frayeur
-dont l'avaient secoué les allusions à Netty Davidson,
-par le renouveau de passion que ses regrets
-avivaient dans son cœur, entoura cette
-blanche créature souffrante de soins ingénieux
-et charmants, qui semblaient, à chaque fois,—chose
-étrange,—la rendre un peu plus pâle,
-plus douloureusement rêveuse, en même temps
-que plus humblement reconnaissante.</p>
-
-<p class="i1">M. d'Espayrac venait tous les jours prendre
-des nouvelles. Parfois il déjeunait ou dînait avec
-Mervil et Paulette. Il osa demander à voir la
-malade, car il apprit qu'elle n'était pas couchée,
-mais étendue sur sa chaise longue. On envoya la
-femme de chambre demander à Madame si elle
-pouvait le recevoir. Simone fit dire qu'elle souffrait
-trop de la tête, qu'elle regrettait beaucoup,
-que c'était impossible.</p>
-
-<p class="i1">Un vague malaise commençait à troubler
-Jean. Sa maîtresse ne lui avait point écrit, ne lui
-avait rien fait dire. Il se consolait en songeant
-que M<sup>me</sup> Mervil—au contraire de la plupart des
-femmes—n'abusait pas de la plume et du papier,
-<span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">[Pg 120]</a></span>
-répugnait plutôt à sentir des morceaux de
-son cœur traîner sous les doigts des employés
-de la poste et dans les loges des portiers. Malgré
-cela, maintenant, d'Espayrac ne rentrait plus
-dans son joli hôtel gothique de la rue de la Faisanderie,
-sans se sentir traversé par un éclair
-d'espoir anxieux.</p>
-
-<p class="i1">—Pas de lettres pour moi, Paul? disait-il à
-son valet de chambre.</p>
-
-<p class="i1">—Pardon, monsieur, répondait l'homme, en
-tendant le petit plateau d'argent.</p>
-
-<p class="i1">Ou bien il ajoutait:</p>
-
-<p class="i1">—Je les ai montées... Monsieur les trouvera
-sur son bureau.</p>
-
-<p class="i1">Mais, parmi les enveloppes hâtivement déchirées,
-il n'y avait rien de Simone.</p>
-
-<p class="i1">D'Espayrac soupçonnait quelque chose de la
-vérité. Il avait une trop haute opinion de Mervil,
-et il devinait trop la nature de Simone, pour
-croire que ce mari serait jamais définitivement
-remplacé dans le cœur de cette femme. D'ailleurs,
-quelque très vive passion qu'il éprouvât
-pour M<sup>me</sup> Mervil, les notions d'absolu et d'éternité
-ne se mêlaient pas aux songeries amoureuses
-dans son cœur de Parisien. Mais il croyait
-pouvoir offrir à cette fine mondaine, en qui
-s'éveillaient les curiosités et les désirs de la seconde
-jeunesse, tout ce qu'un intellectuel comme
-Mervil, oublieux et dédaigneux des sens, était
-<span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">[Pg 121]</a></span>
-incapable de lui donner. A voir les étonnements
-extasiés de Simone, à sentir la puissance des
-liens dont il l'enlaçait, Jean s'était persuadé que
-l'ivresse était complète, les remords vaincus, et
-que, de longtemps, la folie de lui-même habiterait
-le cœur de sa maîtresse. Il n'était pas sans
-chagrin que ce fût précisément la femme de son
-cher Mervil. Mais quoi! d'un haussement attristé
-des épaules il accompagnait cette réflexion
-mentale: «C'est la faute de la vie... non la
-mienne.»</p>
-
-<p class="i1">Quelles ne furent pas sa surprise, son appréhension,
-sa rage de souffrance, quand il apprit
-que, brusquement, M<sup>me</sup> Mervil s'était éloignée
-de Paris!</p>
-
-<p class="i1">—Comment! disait-il à Roger,—ne pouvant
-qu'à peine dissimuler son mécontentement
-d'homme qui sent la valeur de ses droits.—Comment!
-sans emmener Paulette! sans attendre que
-tu puisses l'accompagner!...</p>
-
-<p class="i1">—Oh! l'accompagner... Il eût été trop tard.
-C'est dans le Midi qu'elle va... Et nous voici au
-milieu de mars. La saison est presque finie.
-Quant à Paulette, elle a sa gouvernante anglaise,
-et peut se sacrifier deux ou trois semaines
-à la santé de sa maman.</p>
-
-<p class="i1">—Ce voyage était donc nécessaire? J'y
-voyais seulement, je l'avoue, le plaisir que doit
-éprouver ta femme à rejoindre là-bas sa Gisèle
-<span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">[Pg 122]</a></span>
-Chambertier. Une société que tu tolères beaucoup
-trop, permets-moi de te le dire.</p>
-
-<p class="i1">—Bah! dit Mervil, elle a songé à Gisèle, c'est
-vrai, et aux invitations réitérées de son amie,
-mais seulement lorsque le médecin, effrayé de
-son degré d'anémie, a conseillé le changement
-d'air.</p>
-
-<p class="i1">—Alors, s'écria Jean—tout blanc de fureur
-concentrée,—c'est chez M<sup>me</sup> Chambertier
-qu'elle demeure là-bas?... dans leur château de
-Saint-Raphaël?... de Cannes? je ne sais plus.</p>
-
-<p class="i1">—C'est-à-dire que c'est chez M<sup>me</sup> Chambertier,
-la mère. Le père Chambertier avait acheté
-à Hyères, peu avant sa mort, une habitation—très
-pittoresque, paraît-il,—toute une pointe
-de rocher, avec des ruines... Ça se vendait pour
-rien, relativement. Il en a tiré bon parti. On dit
-que c'est très beau. La vieille maman habite là-bas
-pendant une grande partie de l'année.</p>
-
-<p class="i1">—Mais Gisèle y est en ce moment, avec son
-mari. Je le sais parbleu bien... Ils sont partis
-tout de suite après leur bal.</p>
-
-<p class="i1">—Non, ils étaient partis pour Nice, pour le
-carnaval de Nice. Mais, en revenant, ils se sont
-arrêtés à Hyères. Simone les y retrouvera et fera
-le voyage de retour avec eux.</p>
-
-<p class="i1">—Et vraiment, tu approuves beaucoup cette
-intimité? Ça m'étonne.</p>
-
-<p class="i1">—Je n'approuve ni ne désapprouve. Il fallait
-<span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">[Pg 123]</a></span>
-de la distraction à Simone, un changement total
-d'existence durant quelques jours. Ce n'est pas
-très gai, tu sais, la vie qu'elle mène avec moi,
-qui suis constamment enfermé, absorbé. Elle a
-bien sa fille, mais Paulette n'est pas toujours
-commode. Les Chambertier insistaient pour
-nous avoir tous... Moi, je ne pouvais pas... Enfin,
-ça s'est trouvé comme ça. Et puis, on ne dit
-rien sur Gisèle... Elle n'a contre elle encore que
-des excentricités de toilette et de paroles. Enfin
-Simone est une de ces femmes qui peuvent aller
-partout sans danger. On ne lui tournera pas facilement
-la tête.</p>
-
-<p class="i1">Ce mot extraordinaire, adressé par Mervil à
-d'Espayrac, ne donna même pas à l'amant la
-tentation de sourire du mari. Le ridicule n'est
-sensible que dans les situations où l'on n'est en
-rien mêlé. Même chez l'homme qu'on trompe,
-on ne le découvre point, car on a toujours quelque
-raison de prendre cet homme au sérieux. La
-dernière phrase de Roger ne souleva chez son
-ami qu'une sorte de gêne, et la crainte qu'en effet
-Simone pût encore, si elle y était résolue, se
-rendre d'une heure à l'autre absolument inaccessible.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">[Pg 124]</a></span></p>
-
-
-<div class="chapter">
- <h2 class="no-break p2"><a name="X" id="X"></a>X</h2>
-</div>
-
-<div class="p2">
- <img class="drop-cap" src="images/initial_l.jpg" alt="Lettre L." />
-</div>
-
-<p class="drop-cap"><span class="sc">La</span> propriété de M<sup>me</sup> veuve Chambertier,
-à Hyères, est un domaine tel que
-l'imagination des romanciers parfois
-en rêve, mais tel qu'on n'en rencontre guère
-dans la réalité, même sur cette «côte d'azur»
-féconde en miracles pour les yeux.</p>
-
-<p class="i1">La vieille ville,—l'ancien nid de guerre, d'où
-les Romains surveillaient cette partie de la <i>Province</i>,
-d'où les Sarrasins s'élançaient comme des
-vautours en quête de pâture, d'où, plus tard, les
-seigneurs vassaux des ducs d'Anjou épiaient au
-loin sur la mer les fines voiles sournoises des pirates
-algériens,—la vieille ville d'Hyères fait
-grimper ses ruelles d'ombre, empile ses masures
-trapues, sa <i>Commanderie</i>, son église Saint-Paul
-<span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">[Pg 125]</a></span>
-au clocher carré, aux rudes contre-forts, sur le
-flanc d'une colline rocheuse, encore crénelée au
-sommet par les remparts, les bastions et les
-tours de son antique forteresse. Sur le bleu vif et
-profond du ciel, ces témoins des luttes éteintes
-hérissent de noirs profils aigus, des pans de murailles
-grisâtres, des contours busqués de mâchicoulis
-ou d'échauguettes, et, parfois, des écroulements
-de pierrailles d'où jaillit la hampe d'un
-agave. A l'âpreté de leurs lignes, la nature
-ajoute sa fantaisie tragique; le roc schisteux surgit
-en avant-corps déchiquetés autour de ces fortifications
-humaines; il les rehausse ou les redouble,
-et, par endroits, se confond avec elles.
-D'en bas, l'œil ne distingue pas toujours ce qui
-est le bloc éruptif ou la muraille tassée par les
-siècles; sur l'une comme sur l'autre, les lichens
-ont mis des rouilles dorées, qui étincellent de
-loin sous l'embrasement du soleil; dans leurs
-crevasses, on voit également les reflets d'argent
-des absinthes, et les fines fourrures, vertes et veloutées,
-des nigelles, que les anciens appelaient
-«cheveux de Vénus», tant leurs touffes offrent
-de douceur au regard et au toucher.</p>
-
-<p class="i1">Toute cette crête de colline, avec son couronnement
-héroïque de tours déchirées, constitue
-à présent une propriété particulière. On y
-laisse assez complaisamment pénétrer les visiteurs,—ce
-<span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">[Pg 126]</a></span>
-que ne faisait pas M<sup>me</sup> veuve Chambertier
-lorsqu'elle en était la maîtresse. Sur un
-large terre-plein ménagé à la partie la plus basse
-de ce domaine,—c'est-à-dire à mi-hauteur de la
-colline, et juste au-dessus des dernières terrasses
-de la vieille ville,—se trouve la maison d'habitation,
-que feu Chambertier le père avait eu le
-goût de faire construire dans le style des ruines,
-en petites pierres grises, avec les étroites ouvertures
-légèrement cintrées d'une demeure gothique,
-des créneaux au faîte, et, du haut en
-bas des murailles, l'échevèlement des verdures.
-Quand, de la place Massillon, où se tient le marché,
-on a grimpé les rudes pentes qui contournent
-l'église Saint-Paul, au bout d'une abrupte
-rue, on aperçoit un porche envahi de lierre et de
-jasmin, que surmonte une statuette de sainte en
-une niche grillée. Une concierge, dont la logette
-extérieure prend des airs moyen-âge, ouvre la
-porte garnie d'antiques ferrures; puis, par une
-allée de mimosas, on arrive tout de suite à l'habitation,
-devant laquelle on s'arrête involontairement,
-surpris par la vue merveilleuse qu'offre,
-de cette hauteur, l'éclatante Méditerranée, bleuissant
-autour des îles d'Hyères et de la presqu'île
-de Giens.</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">Telle était l'incomparable retraite où Simone
-Mervil était venue chercher un peu d'apaisement
-pour son cœur, de l'énergie pour sa volonté.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">[Pg 127]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Tout de suite, elle en éprouva quelque bien-être.
-La transformation radicale du cadre extérieur,
-cet air léger, suave, caressant, du printemps
-méridional, ou bien ces âpres souffles de
-mistral qui lui brutalisaient la chair,—toute
-cette transplantation hors du morbide milieu où
-elle avait contracté sa cruelle maladie d'âme,—furent
-pour Simone l'immédiate occasion d'un
-soulagement délicieux. Elle respira, elle sourit;
-l'oubli vint, presque l'espoir. Sa faute, si récente
-pourtant, subit un recul jusqu'en des lointains
-où les contours s'effaçaient, et où s'effaçaient
-aussi la souffrance et le désir. Elle écrivait journellement
-à Roger de douces lettres mélancoliques,
-empreintes d'une mûre tendresse, un peu
-désabusée d'elle-même peut-être, plus nuancée
-d'indulgence et de résignation que d'enthousiasme,
-mais tendresse désormais impérissable
-et pétrie en la substance même de ce douloureux
-cœur de femme. Son mari lui répondait en
-courtes phrases, où elle eût souhaité sentir un
-peu de ce feu si nécessaire pour soutenir l'effort
-de sa propre imagination. Elle y reconnaissait
-trop ce sentiment robuste mais paisible que
-Mervil avait souvent nommé «l'amitié conjugale»,
-et qu'elle ne pourrait plus jamais confondre
-avec l'amour. Mais, convalescente de sa
-crise passionnelle, Simone acceptait sans amertume
-ce régime sentimental, comme les convalescents
-<span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">[Pg 128]</a></span>
-des crises physiques acceptent les
-viandes blanches et les aliments légers, que requiert
-l'affaiblissement de leurs organes.</p>
-
-<p class="i1">M<sup>me</sup> Mervil trouvait d'ailleurs dans le séjour
-de ce qu'on appelait «le château d'Hyères» une
-joie presque inattendue, la joie d'une sympathie
-plus vive que jamais entre elle-même et Gisèle.
-Leur intimité les ravissait. Entre les deux jeunes
-femmes, c'étaient des causeries qui se prolongeaient
-des heures entières, et dont il fallait les
-arracher pour une excursion ou pour un repas.
-La compréhension de toutes les fatalités de
-l'amour, que Simone venait d'acquérir à ses dépens,
-lui ouvrait le cœur plus largement qu'autrefois
-pour cette Gisèle charmante et folle,
-dévorée de rêves, assoiffée de sensations extraordinaires,
-et, malgré tout, restée, sous ses excentriques
-dehors, plus pure qu'elle-même—elle-même,
-la correcte et inattaquée Simone Mervil!
-Car M<sup>me</sup> Chambertier n'avait pas d'amant. Elle
-l'eût dit à Simone. Ne lui avouait-elle pas qu'elle
-attendait d'aimer pour se donner tout entière,
-sans le moindre remords, sans la moindre considération
-envers cette institution du mariage
-qu'elle déclarait ignoble et d'une monstrueuse
-hypocrisie?</p>
-
-<p class="i1">—Vois-tu, vertueuse petite Simone, disait-elle
-avec une taquinerie gentille, tu me demanderas
-pourquoi j'ai consenti à épouser Édouard
-<span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">[Pg 129]</a></span>
-Chambertier. Tu me diras qu'il était plus riche,
-beaucoup plus riche que moi, que j'aurais dû ne
-pas accepter les privilèges du mariage du moment
-que je n'en acceptais pas les inconvénients.
-Et tu raisonnerais de travers, madame la
-Sagesse. Car, lorsque mes parents m'ont dit:
-«Tu l'épouseras», je ne savais pas plus ce que
-j'allais faire ou ce que j'allais éprouver que si
-l'on m'avait dit: «Tu vas être changée en autruche».
-Sais-tu quels seraient tes peines et tes
-plaisirs si, à un certain âge, les nécessités sociales
-te changeaient en autruche? Non, n'est-ce
-pas? On t'assurerait que là seulement sont le
-bonheur et la vertu pour une femme... Alors tu
-te dirais: «Soyons autruche». Et ensuite?...
-Oui, ensuite, il serait trop tard.</p>
-
-<p class="i1">—Mais, répliquait Simone en rougissant,
-sais-tu de façon plus certaine ce que c'est qu'aimer
-en dehors du mariage? C'est encore l'inconnu,
-cela, un inconnu plus hasardeux peut-être...</p>
-
-<p class="i1">Gisèle se mettait à rire.</p>
-
-<p class="i1">—Que veux-tu? Lorsque, avant d'épouser
-Édouard, je demandais à ma mère, ou même à
-mes jeunes amies mariées, ce que c'était que le
-mariage, elles me répondaient par des banalités
-vagues, ou des blagues énormes. Maintenant je
-puis encore moins consulter sur l'adultère les
-femmes qui ont des amants, et j'imagine qu'elles
-<span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">[Pg 130]</a></span>
-seraient encore moins expansives. Ah! il y a bien
-toi, Simonette; toi, tu me dirais la vérité. Mais,
-voilà, tu ne veux pas prendre un amant pour
-rendre service à ta vieille amie. C'est très mal,
-tu sais, d'être égoïste comme ça.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! disait Simone avec un frisson, je me
-figure que ce doit être humiliant, abominable,
-ce partage, ces mensonges...</p>
-
-<p class="i1">—Qu'en sais-tu, innocente? D'abord, toi, tu
-adores ton mari. Et je comprends ça, tu sais. Il
-est très chic, ton Roger. C'est un fameux artiste.
-Ça vous empoigne, son <i>Roman de la Princesse</i>.
-On est fière d'aimer un homme comme lui. Mais
-ce pauvre Chambertier! Voyons... Toi, la vertu
-même, je te défierais d'être fidèle à Chambertier.</p>
-
-<p class="i1">Gisèle se taisait une minute, avec, aux lèvres,
-un sourire terrible de dédain. Puis, secouant la
-tête et d'une voix lente:</p>
-
-<p class="i1">—Avoir l'existence... toute une existence...
-Être assez belle pour être aimée... Sentir du rêve
-plein son cœur et tous les bouillonnements de la
-vie dans ses veines... Puis devenir vieille, et se
-dire au moment de la mort: «Qu'ai-je fait de
-tout cela?» Réponse: «J'ai mis des toilettes
-neuves toutes les saisons, j'ai donné de jolis
-bals, et j'ai prodigué des joies honnêtes à un
-Édouard Chambertier.» Ah!...</p>
-
-<p class="i1">Gisèle dressait son corps de fine panthère,
-pâlissait, frappait du pied:</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">[Pg 131]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Ah! non, vois-tu... Si je n'avais pas d'autre
-espoir, j'aimerais mieux mourir tout de suite.</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">Un matin, après déjeuner, Chambertier ouvrait
-le <i>Petit Var</i>, pour chercher des noms de
-connaissance sur les listes d'étrangers que font
-insérer les hôtels.</p>
-
-<p class="i1">—Il y a plus de départs que d'arrivées, remarqua-t-il.
-On voit bien que la saison va finir.</p>
-
-<p class="i1">Mais il eut une exclamation.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! mesdames, une bonne surprise!...</p>
-
-<p class="i1">Et il leur lut bien vite que M. d'Espayrac était
-descendu la veille à l'hôtel des Iles d'Or.</p>
-
-<p class="i1">—M. d'Espayrac! En voilà une chance! cria
-Gisèle.</p>
-
-<p class="i1">Dans sa joie, elle battit des mains, comme
-une petite fille. M<sup>me</sup> Chambertier, la mère, eut
-le vague sourire de la vieillesse indifférente.
-Quant à Simone, elle éprouva cette sensation de
-chute dans le vide qui, parfois, en plein repos,
-secoue brutalement un dormeur, et le réveille,
-le cœur convulsé, les tempes mouillées d'une
-froide sueur. La pâleur qui décolora ses joues lui
-devint brusquement sensible, comme un souffle
-glacé qui aurait couru sur son visage. Toutefois,
-elle eut la force de prononcer quelques mots
-avec un accent naturel, et l'altération de ses
-traits ne fut point observée.</p>
-
-<p class="i1">—Il viendra peut-être nous voir cette après-midi,
-<span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">[Pg 132]</a></span>
-fit Gisèle. J'ai envie de décommander la
-voiture et de rester à la maison.</p>
-
-<p class="i1">—Ça serait un peu fort! dit Chambertier. Mais
-qu'est-ce que c'est que ce caprice? Depuis quand
-te plaît-il à ce point, ce monsieur d'Espayrac?</p>
-
-<p class="i1">—Depuis cinq minutes. Je m'ennuyais... Il
-survient. C'est assez pour que je le trouve charmant.</p>
-
-<p class="i1">—Tu t'ennuyais!... Voilà qui est poli pour
-nous... Qu'est-ce que vous en dites, madame
-Mervil?</p>
-
-<p class="i1">Personne ne répondit à Chambertier. Mais
-sa mère intervint:</p>
-
-<p class="i1">—Mes enfants, si vous ne profitez pas de la
-voiture, trouvez bon que je m'en serve. Ne décommandez
-rien. Édouard, d'ailleurs, m'accompagnera
-sans doute.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! Gisèle, je t'en prie! s'écria Simone,
-faisons cette promenade à la presqu'île de
-Giens!... Je m'en réjouissais vraiment... Si tu savais
-comme je serais désappointée!...</p>
-
-<p class="i1">Gisèle se mit à rire devant l'ardeur de cette
-supplication. Si fine qu'elle fût, elle ne pouvait
-soupçonner quel désir affolant de fuite mettait
-une prière anxieuse dans les yeux et sur les lèvres
-de son amie. Elle crut à l'enfantin plaisir espéré
-de cette excursion.</p>
-
-<p class="i1">—Mon Dieu, dit-elle, ne me regarde pas
-comme si tout ton bonheur futur dépendait de
-<span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">[Pg 133]</a></span>
-cette promenade. Puisque vous le voulez tous,
-partons. Au fond, cela m'est égal.</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">Tant qu'on ne fut pas en voiture, Simone demeura
-suffoquée d'appréhension; à certains
-bruits, elle se sentit près de s'évanouir. Jean
-pouvait paraître d'un instant à l'autre... Le revoir!...
-grands dieux! Et le revoir ainsi, tout à
-coup, devant ces étrangers! La dernière fois,
-c'était à Meudon... Sur le seuil de la petite porte
-verte, elle lui avait dit adieu... Un adieu de passion
-haletante et sanglotante, en un baiser qui
-n'en finissait point. Depuis, elle ne lui avait pas
-envoyé un seul mot, pas une explication, pas un
-souvenir. Était-ce donc là rentrer dans le devoir,
-reprendre le droit chemin, redevenir une honnête
-femme? Ah! elle ne savait plus! De le sentir
-si près, de comprendre qu'il accourait pour
-la braver ou pour la ressaisir; de découvrir, aux
-défaillances de son cœur, tout ce qu'il possédait
-encore de sa personne, tout ce qu'il en posséderait
-peut-être éternellement, jetait Simone dans
-un trouble tel que, durant un instant, la pensée
-du suicide lui apparut comme une délivrance.</p>
-
-<p class="i1">«Dans cette presqu'île de Giens, où nous
-allons,» se dit-elle, «il y a des rochers qui
-surplombent la mer. Je ferai un faux pas, je me
-laisserai glisser...»</p>
-
-<p class="i1">Quand elle sentit éclore en elle-même cette
-<span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">[Pg 134]</a></span>
-affreuse résolution, le landau suivait l'étroite
-chaussée carrossable, entre les marais salants et
-la calme étendue de vastes lagunes hérissées
-d'une forêt d'herbes rigides et pâles.</p>
-
-<p class="i1">C'était tout un paysage d'eau tranquille, que
-barrait au fond la longue silhouette dentelée de
-la presqu'île, assombrie par ses antiques pinèdes.
-A droite, les mulons de sel étincelaient
-au bord de la route et le long des chaussées rectangulaires
-qui séparent les bassins. On eût dit
-de gros tas de neige infusible, défiant le soleil
-de Provence. Ce soleil, brûlant déjà dans cette
-après-midi de mars, allumait sur la plane surface
-des marais salants une réverbération dont les
-trois dames se préservaient à grand'peine en
-abaissant leurs ombrelles. Simone, assise au fond
-du landau, à côté de la vieille M<sup>me</sup> Chambertier,
-avait devant elle le mari de son amie, tandis que
-Gisèle faisait face à sa belle-mère. On ne parlait
-point. Les sonnailles des chevaux tintaient en un
-bruit berceur et monotone, que coupait de temps
-à autre la criaillerie perçante d'un vol de mouettes.</p>
-
-<p class="i1">A un moment donné, comme la voiture tournait,
-Simone, en se penchant, put distinguer en
-arrière, à gauche et au-dessus de la ville qu'elle
-venait de quitter, une lourde bâtisse flanquée
-d'une grosse tourelle du plus mauvais goût:
-c'était l'hôtel des Iles d'Or. Elle tressaillit et se
-recula, comme si Jean avait pu l'apercevoir.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">[Pg 135]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Mais, au bout d'une heure, le landau quitta la
-chaussée pour pénétrer dans la presqu'île. La
-route s'élevait entre des vignes, sur le sol grisâtre
-desquelles on voyait se tordre des souches énormes;
-la pente devint assez abrupte; les chevaux
-se mirent au pas.</p>
-
-<p class="i1">Et bientôt, suivant les détours du chemin,
-on aperçut, entre des escarpements de verdure
-sombre, des petites baies aux contours aigus,
-dans lesquelles une eau d'un bleu pur, intense, refluait
-avec douceur, puis blanchissait tout à coup
-et bouillonnait en écume neigeuse au contact des
-rochers noirs. Quelquefois un batelet de pêcheur
-se balançait au fond de ces baies; d'autres
-étaient désertes comme les rivages d'un monde
-inexploré. A mesure que l'on montait, elles paraissaient
-plus profondes, et la mer y prenait des
-tons plus nets et plus foncés de saphir. Puis la
-route obliquait un peu; quelque haie de rosiers
-en fleur cachait l'abîme; et, relevant les yeux,
-on ne voyait au delà, sous la pluie éblouissante
-de lumière, que le miroitement du large, les millions
-de vagues dansant sous le soleil, dansant
-dans la liberté de l'étendue, jusqu'à la lointaine
-Afrique.</p>
-
-<p class="i1">Gisèle admirait. «C'est vraiment très beau,»
-fit-elle. «Pourquoi ne dis-tu rien, Simone?»</p>
-
-<p class="i1">Simone tourna vers elle ses yeux clairs, où
-passa tout l'effarement de son âme. Elle avait
-<span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">[Pg 136]</a></span>
-peur de son idée de mourir, maintenant que son
-regard plongeait dans les fissures de ces âpres
-roches. Se briser sur toutes ces pointes cruelles...
-Oh! jamais elle n'en aurait le courage. Mais que
-faire? Que devenir? Son amie remarqua sa tristesse,
-et ne s'en étonna point: être triste sans
-cause, être joyeuse sans plus de raison, semblait
-tout à fait simple à cette fantasque Gisèle, dont
-la nervosité passait des plus folles fièvres aux plus
-accablantes nostalgies. Mais, pour le moment,
-lasse de l'humeur contemplative, elle se tourna
-vers son mari:</p>
-
-<p class="i1">—Tiens! vous voilà réveillé, Édouard? Est-ce
-que vous avez bien dormi?</p>
-
-<p class="i1">—Je n'ai pas dormi, protesta-t-il.</p>
-
-<p class="i1">—Alors que faisiez-vous? Vous n'avez pas ouvert
-la bouche.</p>
-
-<p class="i1">—C'est que je réfléchissais.</p>
-
-<p class="i1">Elle éclata de rire, assez méchamment.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! qu'est-ce que vous réfléchissiez? L'azur
-du ciel?</p>
-
-<p class="i1">Chambertier ne dit rien; mais, presque aussitôt,
-Simone crut sentir qu'il approchait une jambe
-de la sienne et que la bottine de cet homme
-cherchait à effleurer son pied. N'était-ce qu'un
-cahot de la voiture? Voulait-il ainsi la prendre à
-témoin des dédains que Gisèle lui infligeait à
-tout propos? Ou bien risquait-il une marque
-d'intelligence plus tendre, que rien n'autorisait?
-<span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">[Pg 137]</a></span>
-Elle se recula, et n'eut pas à subir une seconde
-tentative—si toutefois c'en était une,—car on
-descendit de voiture sur la petite place du village
-de Giens, entre l'église et l'unique auberge.
-Mais, dans la disposition d'esprit où se trouvait
-M<sup>me</sup> Mervil, ce fait accrut l'amertume de sa rêverie.
-Elle pensa: «Comme c'est écœurant,
-l'existence! Que de vilaines complications dans
-un milieu pourtant restreint! Ces gens ne se
-doutent guère que mon amant vient me poursuivre
-jusque chez eux. Mon mari m'a trompée;
-j'ai trompé mon mari; Gisèle trompera le sien;
-et le sien, tout à l'heure, dans cette voiture,
-osait... quel dégoût! Et pourtant, nous passons
-pour honnêtes; nous le sommes peut-être... Car
-je suis la plus coupable d'eux tous, et je me sens
-si peu faite pour le vice!... Est-ce donc une fatalité?»</p>
-
-<p class="i1">Sur le seuil de l'auberge, un pêcheur déposait,
-avec le geste las mais content d'un homme qui
-vient de finir sa tâche, un grand panier rempli
-d'oursins. Une odeur saline, âpre et fraîche,
-montait de ces coques noires et hérissées, encore
-toutes luisantes d'eau de mer, et dont quelques-unes
-gardaient entre leurs piquants un enchevêtrement
-de fines algues et de mousses marines.</p>
-
-<p class="i1">—Tiens! dit Gisèle, nous allons en manger
-pour notre goûter.</p>
-
-<p class="i1">Elle se fit ouvrir plusieurs coquilles, et elle restait
-<span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">[Pg 138]</a></span>
-debout, rieuse, d'une si fine élégance dans
-ce décor de vie pauvre et de sauvage nature, humant
-la pulpe rouge de ces bêtes qui ont un goût
-de fleur et de marée. Simone, malgré sa propre
-détresse d'âme, subit le charme de cette femme
-et de ce lieu. Plus tard—plus tard!...—en
-pensant à Gisèle, c'est ainsi que souvent elle devait
-la revoir: mangeant des oursins dans le pan
-d'ombre d'une maison simple, aux lignes sèches
-découpées sur le bleu violent d'un ciel méridional,
-avec un arôme de mer dans l'air tranquille,
-et, tout autour, une sensation de chaleur
-et d'espace.</p>
-
-<p class="i1">—Tu n'en veux pas?</p>
-
-<p class="i1">—Merci, je les déteste.</p>
-
-<p class="i1">—Vous avez bien raison, madame Mervil,
-c'est comme moi, dit Chambertier, qui tirait du
-coffre de la voiture des gâteaux, des fruits confits,
-des oranges et du vin de Brégançon.</p>
-
-<p class="i1">Mais Simone ne toucha pas plus à ces provisions
-qu'aux oursins. Elle s'écarta de ses amis, les
-devança sur les ruines de l'ancien fort, d'où la
-vue est si merveilleusement belle. Toutefois, à
-cette heure, le soleil dévorait tout; un poudroiement
-de lumière embrumait d'or toute la côte,
-depuis le cap Sicié jusqu'aux plus lointaines
-montagnes des Maures; tout près seulement, le
-dessin des îles d'Hyères apparaissait, net et
-sombre; et il y avait une couleur, une seule, que
-<span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">[Pg 139]</a></span>
-toute cette clarté n'absorbait pas: c'était le bleu
-de la Méditerranée, ce bleu profond et pur, qui,
-loin de s'atténuer et de pâlir, s'avivait sous les
-rayons.</p>
-
-<p class="i1">Tout à coup, Simone, en se retournant, vit
-Gisèle à son côté.</p>
-
-<p class="i1">M<sup>me</sup> Chambertier ne regardait pas vers la
-terre. Ses yeux—ses beaux yeux de langueur et
-de caresse—se perdaient dans le mystère du
-large. Ses narines de faunesse eurent un battement
-de sensualité.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! dis, murmura-t-elle, comme ce serait
-bon de s'en aller tout là-bas, au hasard, dans
-l'inconnu, avec quelqu'un que l'on aimerait follement!</p>
-
-<p class="i1">—Bah! répliqua Simone, tout n'est beau que
-de loin... l'amour comme le reste. Cela ne vaut
-pas le voyage.</p>
-
-<p class="i1">—Toi, reprit Gisèle, si tu n'étais pas mariée,
-tu finirais dans un couvent.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! s'écria M<sup>me</sup> Mervil avec un accent de
-telle tristesse que son amie en fut troublée, ce
-n'est pas d'amour et de départ que cette mer me
-donne envie.</p>
-
-<p class="i1">—De quoi donc?</p>
-
-<p class="i1">—De repos... Je voudrais avoir le courage
-de m'enfoncer sous ces vagues bleues, de m'y
-étendre et d'y dormir... toujours.</p>
-
-<p class="i1">—Ça te passera, dit Gisèle. J'ai éprouvé cette
-<span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">[Pg 140]</a></span>
-maladie-là, mais je suis bien résolue à en guérir,
-par exemple!</p>
-
-<p class="i1">—Tu y connais un remède?</p>
-
-<p class="i1">—Je crois sincèrement qu'il n'y en a qu'un.</p>
-
-<p class="i1">—Et lequel?</p>
-
-<p class="i1">—Un bel et bon amour, dans lequel on se
-lance à plein cœur. Quelque folle toquade qui
-vous fasse marcher sans les voir sur toutes les
-conventions, les ennuis et les hontes de cette bête
-d'existence. Un être qui vous ensorcelle, qui vous
-tourmente et qui vous intéresse... Un <i>flirt</i>, comme
-disent nos hypocrites amies de là-bas... Dieu!
-que je trouve ce mot lâche et laid! Pourquoi ne
-pas dire: un amant?</p>
-
-<p class="i1">Simone n'essaya point de répondre. Un doute
-lui venait. Ce bonheur que vantait Gisèle, ce
-bonheur coupable et caché, avait peut-être, en
-effet, un prix incomparable. N'y avait-elle pas
-trouvé des joies, des émotions, que la vie ne lui
-offrirait plus? N'était-ce pas seulement un absurde
-scrupule qui le lui avait empoisonné? Elle était
-près d'envier l'audace et la passion de son amie.
-Ne regretterait-elle jamais ce qu'elle allait perdre?
-Elle pouvait encore étendre la main et ressaisir ce
-rêve de félicité,—ce rêve qui, près de s'évanouir,
-prenait une singulière puissance de charme et de
-séduction... L'image de Jean passa devant ses
-yeux... Une intolérable convulsion d'angoisse lui
-fit défaillir le cœur.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">[Pg 141]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Qu'as-tu? dit Gisèle en lui mettant un bras
-autour de la taille. Tu es toute pâle... Mais tu as
-les larmes aux yeux, petite Simone! Oh! ce n'est
-pas bien d'avoir un chagrin et de ne pas me le dire.</p>
-
-<p class="i1">—Non, ce n'est rien, répondit M<sup>me</sup> Mervil. Je
-t'assure que je n'ai rien... C'est trop bête!</p>
-
-<p class="i1">Les deux jeunes femmes s'étaient éloignées du
-village, et venaient de s'engager dans un petit
-sentier surplombant la mer.</p>
-
-<p class="i1">—Ta belle-mère et ton mari doivent nous
-attendre. Viens, retournons, reprit Simone.</p>
-
-<p class="i1">Car elle avait peur—dans son trouble—de
-se laisser amollir par cette amicale tendresse,
-par cette complicité câline de femme qui pressent
-et absout l'amour; elle avait peur de trahir,
-par une parole ou par un sanglot, son torturant
-secret. Et, d'autre part, ce secret, une invincible
-pudeur d'âme le scellait au bord de ses lèvres;
-elle sentait que les plus fines nuances de ses sentiments
-resteraient inexprimées, insaisissables;
-elle savait que les subtilités de sa conscience, ses
-doutes, les bizarres dédoublements de sa sensibilité,
-ne seraient pas compris... Donc elle se raidissait
-contre l'instinctif besoin de faire toucher
-les plaies de son cœur à une main légère, caressante...</p>
-
-<p class="i1">Gisèle maintenant l'embrassait, l'attirait contre
-elle, tout impressionnée par ce silence au fond
-duquel tremblait une douleur.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">[Pg 142]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Alors, tu ne veux rien me dire? Tu n'as
-donc pas confiance en moi? Tu ne m'aimes donc
-pas?</p>
-
-<p class="i1">—Ah! si, mignonne, je t'aime bien, toi, va!
-murmura Simone, en appuyant sa tête sur l'épaule
-de son amie.</p>
-
-<p class="i1">—Mon Dieu! que tu es jolie! s'écria Gisèle,
-qui l'écarta pour tâcher de lire dans les yeux clairs
-aux cils mouillés. Peut-on avoir des idées noires
-quand on est jolie comme ça? Dis donc... ajouta-t-elle
-tout bas avec un clignement de paupières,
-il n'est pas à plaindre, celui pour qui tu pleures.</p>
-
-<p class="i1">—Je ne pleure pour personne.</p>
-
-<p class="i1">—Allons donc! Est-ce qu'à notre âge il y a
-d'autres peines que les peines de cœur? Ah! si
-j'étais un homme, je saurais comment m'y prendre
-pour sécher ces beaux yeux-là.</p>
-
-<p class="i1">Leur pensée ne dépassa point le badinage de
-cette câlinerie. Mais, inconsciemment, l'amour
-dont elles avaient parlé, dont elles frissonnaient
-sourdement, dont elles étaient pétries, mettait
-une suavité sur leurs lèvres, une trouble douceur
-au fond de leurs yeux. Et la secrète alliance contre
-l'homme—contre l'homme dont elles avaient
-souffert, dont elles souffriraient encore puisqu'elles
-aimeraient—les faisait se serrer plus
-étroitement l'une contre l'autre.</p>
-
-<p class="i1">—Enfin, vous voilà! dit la voix de Chambertier.
-Et vous êtes là, installées, à vous faire des
-<span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">[Pg 143]</a></span>
-confidences!... Les femmes sont extraordinaires,
-ma parole! Dans la voiture, vous n'aviez pas un
-mot à dire; et maintenant, quand nous vous attendons...
-Mais c'est tout à l'heure qu'il fallait
-vous dire tout cela: ça nous aurait amusés en
-route.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! oui, je ne dis pas. Ç'aurait pu vous
-amuser, dit tranquillement Gisèle avec une froideur
-d'ironie qui fit un peu de mal à Simone.</p>
-
-<p class="i1">—Dépêchons-nous, reprit Chambertier. Nous
-passerons à la Tour-Fondue. Il faut absolument
-montrer cela à M<sup>me</sup> Mervil.</p>
-
-<p class="i1">On remonta dans la voiture; les chevaux, qui
-somnolaient, secouèrent leurs sonnailles; le cocher
-fit claquer son fouet, et l'on redescendit au
-grand trot la route gravie au pas il y avait une
-heure. Mais bientôt on prit un chemin de traverse
-qui pénétrait sous un bois de pins-parasols; la
-mer disparut, les yeux se reposèrent en des profondeurs
-d'un vert obscur; une fraîcheur descendit
-des dômes opaques et arrondis que ces
-arbres étalent avec une régularité de monstrueux
-champignons aux pieds élancés et très minces;
-des parfums de romarin et de lavande se dégageaient
-du fouillis des plantes où s'enfonçaient
-leurs troncs.</p>
-
-<p class="i1">Un tournant de la route fit découvrir un cavalier
-qui suivait en avant la même direction, et qui
-s'en allait au petit galop. Il disparut derrière les
-<span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">[Pg 144]</a></span>
-arbres. Un peu plus loin, on le revit; il avait mis
-sa bête au pas.</p>
-
-<p class="i1">Simone, qui avait changé de place avec Gisèle
-pour ne plus se trouver en face de Chambertier,
-tournait maintenant le dos aux chevaux. Elle
-n'aperçut donc pas le promeneur. Aussi reçut-elle
-un choc à la faire presque s'évanouir, lorsque
-son amie s'écria:</p>
-
-<p class="i1">—Par exemple, voilà qui est trop fort! Mais
-c'est M. d'Espayrac!</p>
-
-<p class="i1">On se trouvait maintenant si près, que Jean
-put entendre l'exclamation. Il s'arrêtait, saluait.
-La voiture lancée le dépassa; mais, sur un ordre
-de M. Chambertier, le cocher retint son attelage.
-D'Espayrac s'approcha de la portière.</p>
-
-<p class="i1">Il montait un cheval de louage qui faisait mal
-valoir ses grâces de cavalier parfait. C'était, paraissait-il,
-sa plus vive préoccupation de beau
-sportsman vaniteux, car il commença par dire du
-mal de sa monture, et par jurer que, sans un vif
-désir de rattraper ces dames, il n'eût pas consenti
-à se montrer sur un carcan pareil.</p>
-
-<p class="i1">—Laissez donc, dit Gisèle. Nous vous avons vu
-gagner des flots de rubans au Concours hippique,
-sur votre <i>Saturne</i>. Votre amour-propre est sauf.
-N'injuriez plus cette pauvre bête.</p>
-
-<p class="i1">—On vous a donc dit, prononça Chambertier,
-que nous étions partis pour la presqu'île de
-Giens?</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">[Pg 145]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Mais non, il l'a deviné, dit Gisèle avec le
-haussement d'épaules dont elle accueillait généralement
-les remarques de son mari.</p>
-
-<p class="i1">Jean expliqua qu'il était arrivé pour leur rendre
-visite juste au moment où ils venaient de partir.
-Le temps de prendre cette rosse chez un loueur
-et il les avait suivis.</p>
-
-<p class="i1">—Mais pourquoi ne pas aller d'abord au village
-de Giens?</p>
-
-<p class="i1">C'est qu'il connaissait l'itinéraire suivi de temps
-immémorial par les cochers du pays: le village,
-puis la Tour-Fondue. Comme ses amis avaient de
-l'avance, le plus sûr était de les attendre à la seconde
-étape.</p>
-
-<p class="i1">—Eh bien, marchons, reprit Gisèle. Et ne vous
-faites pas emballer, noble poète. Votre Pégase
-m'a l'air bien fougueux.</p>
-
-<p class="i1">D'Espayrac, piqué, serra les jambes, toucha de
-l'éperon et rapprocha les doigts, si bien que le
-cheval tomba en main et mâcha son mors, chose
-oubliée depuis longtemps sans doute par ce quadrupède
-suranné.</p>
-
-<p class="i1">On repartit. Les yeux de Simone et de Jean ne
-s'étaient pas une seule fois rencontrés. Le jeune
-homme, tout en parlant de «ces dames», n'avait
-adressé qu'à Gisèle toutes ses coquettes politesses.
-Maintenant il trottait près de la voiture, et, de
-temps à autre, il ripostait gaiement à quelque
-
-<span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">[Pg 146]</a></span>malice lancée
- par M<sup>me</sup> Chambertier. Simone était
-d'autant plus mal à l'aise que, pour ne pas exciter
-les soupçons par une inexplicable bouderie, elle
-devait s'efforcer de rire, prendre sa part de la
-joie qu'éveillait brusquement la présence de cet
-homme,—de cet homme qui l'avait possédée, et
-qui, partout, maintenant, traînerait un lambeau
-saignant de sa vie.</p>
-
-<p class="i1">«Comme il rit de bon cœur!» pensait-elle.
-«Ah! il n'a donc pas souffert! Il n'éprouve rien
-du trouble qui m'écrase. Il ne m'a même pas
-aimée, ce n'était qu'un caprice. Et je me suis
-donnée à lui!...»</p>
-
-<p class="i1">Elle n'imaginait pas qu'il pût dissimuler, grâce
-à cette verve apparente, une émotion qui, en réalité,
-crispait ce cœur masculin, sous le veston de
-voyage, en dépit du rire qu'affectaient la bouche
-et les yeux. Encore moins eût-elle soupçonné un
-plan arrêté d'avance, une tactique, cependant
-tout indiquée soit par la rancune d'un orgueil
-blessé au vif, soit par la stratégie amoureuse d'un
-cœur qui, pour en reprendre un autre, joue la
-comédie de l'indifférence ou de la guérison. Ce
-sont pourtant là des stratagèmes plus familiers à
-son sexe qu'à celui de M. d'Espayrac. Mais, à ce
-moment, Simone était moins femme que Jean,
-parce qu'elle se trouvait aux prises avec des sentiments
-plus violents et plus sincères que ceux
-dont il était capable.</p>
-
-<p class="i1">Si M. d'Espayrac, après l'avoir ainsi déroutée
-<span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">[Pg 147]</a></span>
-pas son insouciance, lui eût, à l'improviste, adressé
-quelque regard de souffrance et de passion, les
-yeux de M<sup>me</sup> Mervil eussent probablement répondu
-pour la perte matérielle et morale de cette
-malheureuse jeune femme. Elle eût trahi son
-propre cœur, et livré son secret à ses amis. A
-tout risque eût-elle voulu s'assurer qu'il avait pris
-au sérieux sa tendresse, et qu'il prenait au sérieux
-son abandon; que le drame de sa propre existence
-n'était pas un simple vaudeville dans la
-pensée de son amant. Elle ne considérait même
-plus que la présence de M. d'Espayrac à Hyères
-montrait assez que le souci de sa personne obsédait
-et entraînait le poète. Avec la simplicité de
-son âme dépourvue de rouerie, elle se laissait
-prendre au piège que Jean—bien plus maître
-de soi, bien plus félin qu'elle-même—était venu
-lui tendre.</p>
-
-<p class="i1">L'impression fut la même durant tout le reste
-de la promenade. Car M. d'Espayrac, tout en témoignant
-à Simone les égards pleins de banalité
-qu'il ne pouvait omettre sans affectation, s'occupa
-de Gisèle avec la séduisante galanterie dont il savait
-envelopper les femmes auxquelles il voulait
-plaire. Or, il tombait au moment le plus favorable
-pour ne perdre aucun de ses effets sur l'imagination
-de M<sup>me</sup> Chambertier. Les nostalgiques
-et confus désirs qui la hantaient de plus en plus,
-l'impatience de vivre la vie de passion qui d'avance
-<span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">[Pg 148]</a></span>
-consumait sa sensuelle beauté, l'ennui des derniers
-jours dans une retraite pleine de mélancolie,
-joints à la langueur de cet air trop doux, de cette
-mer trop molle, préparaient Gisèle à devenir la
-proie de quelque foudroyante ivresse. Déjà, la
-présence, l'entrain de M. d'Espayrac, le mouvement
-autour d'elle de cette mâle jeunesse, excitaient
-ses nerfs, secouaient sa nonchalance, éclairaient
-d'étincelles fugaces ses yeux de velours et d'ombre.
-Quelque chose de troublant émanait d'elle. Simone,
-qui fut sensible à cette transformation, se
-sentit tout à coup le cœur labouré de jalousie.</p>
-
-<p class="i1">On arrivait à la Tour-Fondue. Ils quittèrent la
-voiture; M. d'Espayrac descendit de cheval. Et
-tous se dirigèrent vers le petit fortin qui remplace
-aujourd'hui l'ancienne tour féodale, disparue
-jusqu'au dernier vestige. Ce petit poste
-stratégique, diminutif minuscule des forts du
-Coudon et du Faron,—les formidables gardiens
-de la côte, qu'on aperçoit de là, bien haut dans
-le ciel bleu de Provence, attentifs et silencieux,—est
-bâti sur un îlot qu'une sorte de passerelle
-relie à la presqu'île. Un sous-officier, détaché de
-la garnison de Toulon, garde ces quelques pieds
-carrés de fortifications, dans lesquelles on ne
-laisse même pas, en ce temps de paix, les pièces
-d'artillerie nécessaires pour garnir cinq ou six
-meurtrières qui s'ouvrent dans la muraille trapue.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">[Pg 149]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Comment! s'écria Chambertier. Il n'y
-a que cela à voir ici! Mais où donc est la
-tour?</p>
-
-<p class="i1">—Elle est fondue, dit gravement d'Espayrac.</p>
-
-<p class="i1">Gisèle, curieuse, courait sur la passerelle, pour
-grimper dans le petit fort, dont elle voyait la
-porte ouverte. Les mots: <i>Défense absolue d'entrer</i>,
-l'arrêtèrent un instant. Puis, n'apercevant personne,
-elle se hasarda sur la pointe des pieds.
-Rien ne bougea dans cette bizarre petite place
-de guerre; le gardien était absent. Alors elle se
-mit à considérer l'île de Porquerolles, à travers
-une des meurtrières, dont le cadre de pierre donnait,
-trouvait-elle, du recul au paysage.</p>
-
-<p class="i1">Une voix intentionnellement grossie la fit tressaillir.</p>
-
-<p class="i1">—Vous voulez donc être arrêtée comme espionne
-et passée par les armes?</p>
-
-<p class="i1">—Ah! Dieu! que vous m'avez fait peur! dit-elle
-à Jean dans un éclat de rire.</p>
-
-<p class="i1">Simone Mervil s'était arrêtée sur le léger pont
-de bois. Elle regardait. Le décor extérieur lui
-entrait dans les yeux comme l'image précise
-de sa souffrance. Il y avait, dans la couleur de
-l'eau, dans le dessin des îles, dans l'adoucissement
-de la lumière, toutes les nuances de sa détresse;
-et, vers le large, l'étendue sans fin de la
-mer lui peignait bien l'immensité de son incertitude.
-<span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">[Pg 150]</a></span>
-Au-dessous d'elle, des petites vagues sautillantes
-couvraient et découvraient sans cesse
-l'isthme rocheux que les cinquante centimètres de
-marée haute propres à la Méditerranée suffisent
-à transformer en détroit. Simone tâchait d'engourdir
-sa pensée à suivre ce ruissellement sur
-les pierres noires. Puis, levant les yeux, elle remarquait
-autour de l'îlot une saillie circulaire à
-peine assez large pour y poser le pied; alors elle
-se demandait si elle aurait le courage d'y marcher;
-elle la suivait en imagination, jusqu'à ce
-qu'une tentation violente lui vînt de s'y aventurer.
-Mais cette distraction machinale n'atténuait
-pas la sensation d'endolorissement qui lui meurtrissait
-toute l'âme.</p>
-
-<p class="i1">Au retour, Jean d'Espayrac ne se tint pas auprès
-de la voiture. Son cheval ne pouvait suivre,
-sans «traquenarder» horriblement, l'allure de
-l'attelage. Le jeune homme allait donc au pas ou
-au petit trot, rattrapant de temps à autre ses amis
-par un temps de galop. Se doutait-il du désordre
-affreux dans lequel se débattait Simone? Et que
-parfois elle souhaitait qu'il fût mort, et que parfois
-elle fondait de tendresse et du désir de son
-étreinte?</p>
-
-<p class="i1">«Ah!» se disait-elle, «c'est ainsi que j'ai cru
-guérir de la trahison de Roger! Comme il me
-mépriserait s'il sondait mon humiliation! Non, la
-partie n'est pas égale: pour les hommes, l'amour
-<span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">[Pg 151]</a></span>
-est un plaisir sans conséquence, un sentier fleuri
-que l'on parcourt tout en pensant à autre chose;
-mais, pour nous, c'est un chemin d'épines où
-nous nous déchirons le cœur.»</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">[Pg 152]</a></span></p>
-
-
-<div class="chapter">
- <h2 class="no-break p2"><a name="XI" id="XI"></a>XI</h2>
-</div>
-
-<div class="p2">
- <img class="drop-cap" src="images/initial_d.jpg" alt="Lettre D." />
-</div>
-
-<p class="drop-cap"><span class="sc">Deux</span> ou trois jours se passèrent. Des
-parties furent organisées. On alla
-manger de la bouillabaisse à Carqueiranne,
-sous une tonnelle, en face de la mer. On
-se rendit au village des Bormettes, où se trouve
-une mine d'étain, d'antimoine et d'argent, récemment
-découverte, en exploitation depuis fort peu
-de temps. Gisèle se fit montrer les bennes à l'ouverture
-des puits, et elle voulait absolument y
-descendre. Ensuite elle oublia cette fantaisie pour
-jeter des pièces d'argent et de cuivre aux trieuses
-du minerai. Du haut de la galerie, elle lançait la
-monnaie parmi les pierres vomies avec un tapage
-sinistre par la mâchoire en acier du «broyeur»,
-et qu'emportait ensuite lentement une étroite
-<span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">[Pg 153]</a></span>
-voie mouvante entre deux rangs de travailleuses.
-Les femmes ne devaient rien laisser échapper qui
-méritât d'être recueilli; leurs yeux, attentifs à
-l'éclat du minerai, découvraient aussitôt le métal
-monnayé, que leurs doigts saisissaient d'un même
-geste prompt, avec, parfois, un mouvement de
-tête et un sourire de remerciement aux belles
-dames de là-haut. Simone, pendant un instant,
-s'arrêta pour regarder, sur de vastes meules tournantes
-en caoutchouc durci, des filets d'eau laver
-puis entraîner le métal, transformé en une précieuse
-poussière impalpable. Mais Chambertier
-n'eut qu'un étonnement respectueux: ce fut devant
-de gros tas de boue, destinés jadis à être
-jetés dans la mer, et dont un ingénieur, par des
-procédés nouveaux, s'engageait à extraire encore
-pour soixante mille francs de métal.</p>
-
-<p class="i1">M. d'Espayrac ne manquait pas de prendre
-part à ces excursions. Il dînait ensuite au château.
-Le café était servi sur la terrasse, au-dessus de la
-vieille ville qui s'endormait dans l'ombre. Les
-heures tintant au clocher de Saint-Paul vibraient
-dans l'espace avec un son grêle et fêlé qui tremblait
-longtemps avant de mourir. Au loin, la mer
-pâlissait sous un ciel criblé d'étoiles. Et, dans ce
-décor, les racontars parisiens, qui semblaient
-drôles à table, perdaient le pétillement dont ils
-avaient moussé sous la lampe et les bougies. La
-conversation languissait. Ces messieurs fumaient
-<span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">[Pg 154]</a></span>
-lentement; à chaque bouffée, on voyait braisiller
-l'étincelle de leurs cigares sur le fond noir des
-buissons de troënes et de camélias. A la fin, Jean
-se levait, et M. Chambertier renouvelait le reproche
-qu'il lui adressait quotidiennement de ne
-pas accepter dans cette maison une hospitalité
-complète.</p>
-
-<p class="i1">—Au moins, lui dit-il un soir, venez demain
-de bonne heure. Quand je pense que vous n'êtes
-pas encore monté jusqu'en haut de la propriété!</p>
-
-<p class="i1">—C'est la faute du mistral. Vous m'avez dit
-que c'est à ne pas tenir, quand il souffle, au
-sommet de votre rocher.</p>
-
-<p class="i1">—Oui, mais il ne souffle plus depuis hier. Et
-le soleil est pire encore si vous attendez seulement
-dix heures. Venez très tôt. Ces dames vous
-serviront de guides. Moi je suis forcé de me rendre
-à Toulon pour une affaire.</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">Le matin suivant, lorsque Jean d'Espayrac,
-remontant l'allée de mimosas, parvint devant
-l'habitation, il vit Simone qui, assise devant une
-table rustique, écrivait sa correspondance.</p>
-
-<p class="i1">—Bonjour, madame, dit-il gravement. Si cette
-lettre est pour Mervil, veuillez lui faire mes amitiés.</p>
-
-<p class="i1">La jeune femme leva sur lui un regard droit et
-ferme. C'était la première fois, depuis l'arrivée
-<span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">[Pg 155]</a></span>
-du poète à Hyères, qu'ils se trouvaient ainsi,
-seuls, en face l'un de l'autre.</p>
-
-<p class="i1">—Merci, dit-elle. En effet, j'écris à Roger. Je
-vais lui faire votre commission.</p>
-
-<p class="i1">Elle baissa de nouveau la tête. Les frisures de
-ses cheveux blonds brillaient doucement dans
-l'ombre tiède. Mais une rougeur intense envahit
-son cou, qui s'allongeait en s'inclinant, et que
-dégageait un grand collet de vieille dentelle
-tombant tout autour sur sa robe claire.</p>
-
-<p class="i1">Jean posa les deux mains sur le bord de la
-table, et il avança le buste vers elle. Ses regards
-pesaient sur cette tête blonde qu'il voulait contraindre
-à se relever. M<sup>me</sup> Mervil les sentit peut-être;
-en tout cas, elle dut voir son geste. Pourtant
-elle continua d'écrire. Alors Jean rapprocha
-encore son visage, et il murmura très bas:</p>
-
-<p class="i1">—Simone!</p>
-
-<p class="i1">Elle eut un sursaut d'inquiétude, un coup d'œil
-vers la maison:</p>
-
-<p class="i1">—Ah! prenez garde!</p>
-
-<p class="i1">Car les portes béantes laissaient voir l'intérieur,
-tandis qu'au-dessus d'elle les fenêtres pouvaient
-s'ouvrir, quelqu'un pouvait les écouter.</p>
-
-<p class="i1">Une femme de chambre, d'ailleurs, parut
-presque aussitôt: «Madame est un peu souffrante,»
-venait-elle dire. «Elle est encore au lit.
-Elle prie M<sup>me</sup> Mervil d'accompagner seule M. d'Espayrac
-jusqu'en haut du rocher.»</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">[Pg 156]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Simone, que cette proposition troublait, dit
-machinalement:</p>
-
-<p class="i1">—Mais qu'a-t-elle? Ce n'est rien, j'espère?
-Je vais aller la voir.</p>
-
-<p class="i1">En même temps elle se levait.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! non, dit la femme de chambre avec
-un sourire. Madame était seulement fatiguée;
-elle avait encore sommeil; elle doit s'être rendormie.</p>
-
-<p class="i1">—Mais vous connaissez le chemin? demanda
-d'Espayrac à M<sup>me</sup> Mervil.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! parfaitement, dit-elle, secouée d'un tel
-battement de cœur qu'elle en crut les chocs perceptibles
-aux oreilles de la servante et qu'elle se
-hâta de la congédier.</p>
-
-<p class="i1">Mais celle-ci revint sur ses pas.</p>
-
-<p class="i1">—Madame prie M<sup>me</sup> Mervil de ne pas oublier
-le point de vue d'où l'on aperçoit les Alpes, au
-pied des vieilles tours, à droite... de faire remarquer
-à Monsieur qu'on distingue les Alpes.</p>
-
-<p class="i1">—Descendez-moi mon chapeau et mon ombrelle,
-commanda Simone.</p>
-
-<p class="i1">Ils partirent. Simone marchait en avant, car,
-tout de suite derrière la maison, commençaient
-d'étroits sentiers en lacet, coupés de temps à autre
-par des marches de pierre. C'était encore le jardin
-cultivé; des buissons de roses bordaient le petit
-chemin, et, sur les terre-pleins, des jardiniers
-retournaient le sol afin d'y planter de la vigne.
-<span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">[Pg 157]</a></span>
-Bientôt le sentier devint plus abrupt; les escaliers
-n'étaient plus que des saillies de roc dont les
-schistes formaient des degrés naturels; des arbousiers,
-des houx, des yeuses, remplacèrent les myrtes,
-les troënes, les mimosas; l'air devint plus
-léger; l'horizon s'agrandit. En se tournant vers la
-mer, ils virent que les îles ne bornaient plus la
-vue; au delà de Giens, de Porquerolles, une mince
-bande scintillante se dessinait à présent; c'était le
-large, l'infini, la libre Méditerranée. Au-dessous
-d'eux, des rochers qu'ils avaient contournés se hérissaient,
-cachant la maison, effaçant toute présence
-humaine, donnant une impression de nature
-sauvage et de profonde solitude. Puis, tout
-autour, tout là-haut, à d'incroyables distances,
-dans l'absolue pureté du ciel, s'étendaient le silence
-et l'espace.</p>
-
-<p class="i1">Simone respira longuement, avec un frémissement
-de tout son être; ses narines, si délicates,
-eurent un imperceptible gonflement de fierté; elle
-venait de se sentir soudain pleine de courage et
-de calme. Ses yeux, éclairés de franchise, cherchèrent
-bravement ceux de Jean. Le jeune homme
-la regardait, sans mot dire, avec tout ce qu'il pouvait
-mettre de reproche triste dans l'outremer de
-ses larges prunelles.</p>
-
-<p class="i1">—Eh bien! vous êtes contente, lui dit-il enfin,
-de m'avoir fait tant de mal?</p>
-
-<p class="i1">Voilà, malheureusement pour lui, ce qu'elle ne
-<span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">[Pg 158]</a></span>
-pouvait pas croire. Depuis trois ou quatre jours
-qu'il flirtait avec Gisèle, s'il n'avait joué que le
-rôle d'un homme véritablement blessé, trop fier
-pour laisser voir sa blessure, il aurait eu quelque
-défaillance dans son jeu, quelque silence ou
-quelque regard, quelque ironie même, qui eût
-fait tressaillir Simone comme un éclair de sincérité.
-Mais il s'était montré si pareil à lui-même; il
-avait si bien été ce que toujours elle avait pu le
-voir: le beau séducteur charmeur et charmé,
-l'homme qui se sent irrésistible, le poète qui dans
-un type de femme nouveau n'entrevoit qu'une
-rime nouvelle, le gentilhomme à qui toute jolie
-petite bourgeoise appartient par droit du seigneur,
-et—il lui fallait bien se le dire—le mâle aussi,
-le mâle jeune et fort à qui toute caresse qui s'offre
-fait oublier bien vite la caresse qui se refuse; il
-avait trop été le Jean qui l'avait conquise pour
-être maintenant le Jean que sa fuite eût meurtri,
-qui l'eût pleurée, regrettée, poursuivie et rappelée
-éperdument.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! dit-elle avec une amertume qu'elle ne
-sut pas dissimuler, dispensez-moi de vous plaindre.
-Personne ne vous prendrait pour un homme malheureux.</p>
-
-<p class="i1">—Simone, dit-il en s'animant, je n'aurais jamais
-cru que vous fussiez une coquette.</p>
-
-<p class="i1">Elle protesta. C'était bien là sa crainte, de
-passer—aux yeux de cet être placé désormais
-<span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">[Pg 159]</a></span>
-à part dans l'univers—pour une femme qui se
-donne et se reprend facilement, par amusement
-ou curiosité, elle qui payait si cher la plus furtive
-sensation. Mais Jean, maintenant, l'accusait
-presque avec violence. Dans son tête-à-tête avec
-elle, il éprouvait le réveil de son amour-propre
-froissé, de son désir déçu, de son réel désappointement,
-qui, pendant quelques semaines, avait
-donné un goût si amer à sa vie.</p>
-
-<p class="i1">Ce désappointement, qui l'avait amené dans le
-Midi, à la poursuite de Simone, s'était atténué depuis,
-il est vrai, entre l'abattement de sa maîtresse
-et la contagieuse surexcitation de M<sup>me</sup> Chambertier.
-Déchiffrer l'énigme d'un cœur qu'on venait
-de lui fermer paraissait à d'Espayrac une besogne
-plus aride que partager la folie d'un corps qui
-semblait s'offrir. Devant les provocations évidentes
-de Gisèle, il s'était rappelé avec quelle
-ardeur irritante il avait désiré cette femme bien
-avant de se griser avec la fraîche beauté blonde
-de Simone. S'il eût gardé l'amour de celle-ci, peut-être
-l'orgueil de posséder une mondaine si peu
-accessible aux entreprises, d'une réputation si fièrement
-établie, l'aurait-il haussé jusqu'au dédain
-d'une tentation qui sollicitait exclusivement son
-sang et ses nerfs. Mais le dépit l'avait poussé tout
-droit vers le piège. Bien qu'il n'y fût point tombé
-encore, les pas accomplis de ce côté lui inspiraient
-un regret sourd, une honte vague, et il s'en prenait
-<span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">[Pg 160]</a></span>
-à Simone, comme, d'ailleurs, il en avait un
-peu le droit.</p>
-
-<p class="i1">—Quel respect, lui dit-il, pouvons-nous conserver
-envers les femmes, quand celles que nous
-élevions le plus haut se conduisent de la sorte?
-Ah! Simone, votre amour faisait de moi un autre
-homme. Pour la première fois je mêlais de l'adoration,
-de l'émotion, de la tendresse, aux joies
-des sens... Je croyais en vous, j'étais reconnaissant
-du sacrifice que vous me faisiez, sacrifice de
-vos délicatesses, de votre ombrageuse vertu, de
-vos scrupules, de vos pudeurs... Un sacrifice!...
-Allons donc! Quand on a vraiment d'un tel prix
-acheté quelque chose, on y tient, à cette chose,
-on ne la rejette pas au bout de quinze jours!</p>
-
-<p class="i1">—Alors, dit Simone toute pâle, vous croyez?...</p>
-
-<p class="i1">—Je crois, reprit Jean, qu'une honnête femme
-doit être honnête envers son amant, quand elle
-en prend un, et que la vertu ne peut pas servir à
-faire autant de mal qu'en ferait la plus perverse
-coquetterie.</p>
-
-<p class="i1">—Mon Dieu! s'écria Simone, c'est épouvantable.
-Je m'étais déjà dit ces choses-là.</p>
-
-<p class="i1">D'Espayrac fut déconcerté, car il s'attendait à
-une crise d'indignation qui lui eût permis d'être
-plus dur encore. Sa colère, à lui, allait en augmentant,
-parce que Simone ne s'excusait pas, ne
-donnait aucune explication, ne se révoltait pas
-quand il parlait de leur amour comme d'une chose
-<span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">[Pg 161]</a></span>
-finie. Il avait envie de lui crier des brutalités, de
-lui dire—sans le croire—qu'il la soupçonnait
-de l'avoir quitté pour un autre amant; qu'une
-aussi courte liaison, jamais il n'en avait eu même
-avec des filles, car toutes s'étaient séparées de lui
-convenablement. Il s'affolait de fureur à la pensée
-que c'était bien vrai, que cette Simone—la seule
-de ses maîtresses qui lui eût inspiré de l'estime—lui
-infligeait réellement le plus brutal des
-<i>lâchages</i>.</p>
-
-<p class="i1">Mais, pour échapper à cette scène si différente
-des plaintes passionnées et des supplications dont
-à l'avance elle avait eu peur, Simone s'était remise
-en marche. Elle s'avançait au milieu d'un plateau
-couvert d'une herbe drue et fine, sous le feuillage
-gris de jeunes oliviers. Du bout de son ombrelle
-fermée, elle touchait le sol de temps à autre; sa
-robe de batiste à fond ivoire, dont le bord traînait,
-courbait les plantes par derrière, et, quand
-elle avait passé, une foule de petites pointes vertes
-se redressaient avec des frissons de choses vivantes;
-l'ombre grêle des rameaux faisait des
-taches mouvantes sur sa taille et sur ses hanches,
-dont le balancement avait comme une langueur
-découragée; au-dessus de son collet de dentelle
-sa nuque blonde s'érigeait avec la soie des cheveux,
-plus pâles près de la peau. Jean se souvint
-des petits rires d'extase qu'elle avait roucoulés
-un jour qu'il la mordillait à cette place... A ce
-<span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">[Pg 162]</a></span>
-moment, le pied de Simone tourna sur une
-pierre; il accourut pour la soutenir, la saisit dans
-ses bras, et, avant qu'elle pût s'en défendre, il la
-baisait éperdument.</p>
-
-<p class="i1">—Méchante! murmurait-il, méchante!...
-Pourquoi m'as-tu boudé! Pourquoi m'as-tu fait
-penser de vilaines choses?... Pourquoi m'en as-tu
-fait dire?... Pardonne-moi... J'étais fou! Mais
-dis-moi donc que tu m'aimes!...</p>
-
-<p class="i1">Simone n'essaya pas plus de se soustraire à
-ses baisers que, tout à l'heure, à ses reproches.
-Elle les accueillit avec des lèvres tristes et passionnées.
-Même elle l'étreignit un instant avec
-l'énergie dont on retient quelque chose de précieux
-qui vous échappe. L'état violent et désespéré
-de son âme prêtait à son frêle corps, plutôt
-indifférent et paisible, une ardeur qui, tout à
-coup, lui rendait ses résolutions presque impossibles
-à accomplir.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! soupira-t-elle, tandis que d'irrésistibles
-larmes noyaient la douceur de ses yeux, la vie est
-une chose affreuse, mon ami... Une chose cruelle
-et affreuse!</p>
-
-<p class="i1">—Parce que tu ne sais pas la prendre, petite
-folle chérie. Elle est si simple! Bien moins compliquée
-que tu ne te la fabriques.</p>
-
-<p class="i1">Au ton de badinage et de câlinerie qu'il mit à
-cette réponse, Simone sut combien la pensée de
-cet homme était loin de sa propre pensée. S'il
-<span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">[Pg 163]</a></span>
-pouvait lire en elle-même, il sourirait probablement
-avec une pitié mêlée de scepticisme. La
-substance solide et matérielle de son cœur, à lui,
-n'offrait pas de prises aux fines pointes aiguës
-dont elle sentait le sien tout criblé. Quelle nature
-heureuse il avait, lui qui pouvait, sans souffrir,
-tromper un ami, et, probablement, trahir une
-maîtresse; lui qui pouvait aimer sans que son
-amour lui fît mal! C'était là, sans doute, la supériorité
-masculine, et elle, Simone, n'était qu'une
-femme nerveuse, incapable de sérénité soit dans
-la vertu, soit dans le plaisir. Elle envia cette belle
-sensualité tranquille, avec laquelle il lui baisait la
-bouche sans vouloir connaître ce qui lui gonflait
-si douloureusement la poitrine et les paupières.</p>
-
-<p class="i1">—Oui, dit-elle avec une pauvre ironie, c'est
-vous qui avez raison. J'ai le caractère mal fait.
-Quand on n'a pas plus de bravoure dans la faute,
-on ne devrait pas la commettre.</p>
-
-<p class="i1">—La faute? répéta Jean. Ah! voilà les grands
-mots... Tu n'es pas raisonnable.</p>
-
-<p class="i1">—Je le sais bien.</p>
-
-<p class="i1">—Mais puisque c'est fait, petite bête! Est-ce
-qu'on doit se tourmenter pour ce qui est accompli,
-irrévocable? Le mieux est d'en profiter. C'est
-l'existence, cela, Simone. Tu n'as rien commis de
-pire que tant d'autres.</p>
-
-<p class="i1">—Jean, dit-elle, je vous en supplie, ne me
-tutoyez pas!...</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">[Pg 164]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Les yeux du jeune homme se durcirent. Il comprit
-que, malgré l'attendrissement de tout à
-l'heure, où, pendant une minute, il l'avait sentie
-se fondre dans ses bras, elle n'était plus à lui; il
-devina, sous cette douleur, l'obstination d'une
-volonté d'autant plus difficile à vaincre qu'elle ne
-se raisonnait pas et qu'elle ne discuterait pas.
-Cette femme s'était donnée; cette femme se reprenait.
-Savait-elle au juste pourquoi? Non,
-certes. Elle considérait sans doute la première
-action comme une faute, la seconde comme une
-expiation. Qu'importaient les étiquettes ainsi
-distribuées par sa petite cervelle? Le fait est qu'un
-jour elle l'avait préféré à tout, et qu'aujourd'hui
-elle lui préférait autre chose: son mari, ou le bon
-Dieu, ou un autre amant... Pouvait-on savoir? Et
-cela presque d'une heure à l'autre!... Elle était
-femme, voilà tout. D'Espayrac se retint pour ne
-pas hausser les épaules. Lui qui, très sérieusement,
-gardait à Simone de l'estime lorsque, à Meudon,
-elle se donnait à lui, commençait de la mépriser
-maintenant qu'elle voulait reconquérir son honnêteté
-perdue. Et là, dans ce champ pâle d'oliviers,
-durant cet inoubliable matin, Simone le
-vit passer, le mépris qu'elle craignait plus que la
-mort, dans ces prunelles d'homme,—dans ces
-prunelles au fond desquelles tous ses efforts n'effaceraient
-pas la vision de sa chair, les images de
-sa possession.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">[Pg 165]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Elle frissonna.</p>
-
-<p class="i1">Un souffle froid glissa entre leurs deux âmes,
-entre leurs deux corps, tout émus pourtant par
-un seul baiser il y avait à peine quelques secondes.
-En cet instant ils ne s'aimaient plus, ils ne se désiraient
-plus. Quant à se comprendre, ils ne le
-cherchaient même pas. Chacun se sentait tyrannisé
-par la violence d'une égoïste douleur; et le
-seul soulagement qu'ils eussent pu ressentir fût
-venu à chacun de la certitude que l'autre souffrait
-autant que lui.</p>
-
-<p class="i1">Ils poursuivirent leur ascension. Ils parlèrent
-de l'ancienne forteresse, dans l'enceinte ruinée de
-laquelle ils pénétraient maintenant. Ils se firent
-mutuellement remarquer des détails du paysage.
-Quand ils parvinrent au pied des vieilles tours,
-d'où l'on découvre une vue toute différente,
-M. d'Espayrac fut étonné d'apercevoir, en perdant
-la perspective de la mer, un paysage de
-montagnes. De toutes parts des collines s'étageaient,
-et la violente lumière, en accentuant
-leurs ombres, leur prêtait un relief saisissant.
-Entre elles, une vallée s'élargissait, où l'on voyait
-courir, avec une blancheur de satin parmi la verdure
-des vignes, la route de Toulon. Un sinueux
-cours d'eau faisait, par places, des taches d'un
-bleu si vif qu'il en était invraisemblable; et des
-bastides aux toits de tuiles rouges s'éparpillaient,
-abritées pour la plupart contre le mistral par une
-<span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">[Pg 166]</a></span>
-muraille de hauts ifs pointus, qui s'alignaient au
-bord des jardins pleins de roses, avec une rigidité
-funéraire.</p>
-
-<p class="i1">—Maintenant, regardez les Alpes, dit M<sup>me</sup> Mervil.</p>
-
-<p class="i1">—Où donc? demanda Jean.</p>
-
-<p class="i1">Il fallait une certaine application pour distinguer
-leurs vagues cimes, d'un dessin si vaporeux,
-à peine plus pâle que le bord argenté du ciel,
-entre les déchiquetures noires des montagnes
-des Maures. Mais, quand on avait nettement
-aperçu l'un des glaciers, on en découvrait un
-autre, puis un autre encore; toute la chaîne, là-bas,
-déroulait dans l'azur l'éternité de ses neiges...
-Et ces blancs sommets entrevus s'emparaient de
-l'imagination, qu'ils remplissaient tout entière
-de leur lointaine majesté.</p>
-
-<p class="i1">—A présent, dit Simone, il nous faut revenir
-un peu sur nos pas si nous voulons explorer les
-ruines.</p>
-
-<p class="i1">Elle ramena M. d'Espayrac devant l'entrée de
-la forteresse. Ils s'arrêtèrent pour examiner dans
-la pierre les rainures où, des siècles auparavant,
-glissait quelque porte massive, que l'on hissait
-avec des chaînes, et ils reconnurent les mortaises
-où s'enfonçaient les barres de fer dont on la fortifiait
-à l'intérieur. Des escaliers s'offraient dans
-l'épaisseur même des murailles; ils y montèrent
-pour jeter un regard par les jours étroits d'où les
-<span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">[Pg 167]</a></span>
-assiégés surveillaient l'ennemi. Ils se penchèrent
-sur les mâchicoulis par où ruisselaient autrefois
-l'huile et la poix bouillantes. Ils voulurent explorer
-une salle de garde voûtée, suspendue à l'angle
-d'une tour, et par les étroites ouvertures de laquelle
-on découvrait tout le pays. Pour y parvenir,
-il n'y avait plus d'autre chemin que la crête d'un
-mur élevé, sur laquelle on ne pouvait marcher
-sans imprudence, surtout à cause de l'effritement
-des pierres. Simone s'y risqua par bravade; Jean
-la suivit; et le sentiment de ce réel danger rouvrit
-la source de leurs émotions plus tendres. Dans ce
-repaire de soldats, où c'est à peine si l'on pouvait
-tenir debout sans se courber, et où régnait depuis
-mille ans peut-être la même demi-obscurité lugubre,
-Jean reprit la main de Simone et lui demanda
-si elle ne l'avait pas aimé.</p>
-
-<p class="i1">—Ne parlez plus de cela, dit-elle. J'étais folle...
-j'étais coupable...</p>
-
-<p class="i1">—M'aimiez-vous?</p>
-
-<p class="i1">—Soyez généreux. Ne me demandez rien...</p>
-
-<p class="i1">—Et vous, soyez franche! Parbleu! je ne vous
-reprendrai pas de force... Et nous n'avons rien à
-nous cacher. M'avez-vous aimé, Simone?</p>
-
-<p class="i1">—Vous le savez bien.</p>
-
-<p class="i1">—Alors vous m'aimerez encore. Et vous vous
-repentirez de ce que vous faites aujourd'hui, quel
-qu'en soit le motif.</p>
-
-<p class="i1">—Le motif!... Ah! Jean, si vous saviez comme
-<span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">[Pg 168]</a></span>
-je voudrais être comprise par vous! Est-ce possible
-que vous ne puissiez être que mon amant
-ou mon ennemi?</p>
-
-<p class="i1">—Oui, dit-il d'une voix dure, vous êtes comme
-toutes les femmes: vous voudriez reprendre votre
-personne et garder mon amour. Si, au lieu d'indignation,
-je vous montrais de la souffrance,
-votre nouvelle vertu ne vous coûterait guère.</p>
-
-<p class="i1">—Mon Dieu!... gémit-elle.</p>
-
-<p class="i1">Et, sur un geste qu'il fit, comme pour la saisir,
-elle ajouta:</p>
-
-<p class="i1">—Sortons, nous n'avons plus rien à nous dire.</p>
-
-<p class="i1">Un éclair de folie traversa le cerveau de Jean.</p>
-
-<p class="i1">—Si! murmura-t-il, si, j'ai quelque chose à te
-dire... Simone... Ah! Simone...</p>
-
-<p class="i1">Déjà il l'étreignait, emporté de colère et de
-désir, dominé lui-même par sa résolution farouche.
-Il parut à Simone adorable et effrayant. Pourtant
-elle eut la suprême force de lui résister; elle
-se tordit sur son bras, détournant la bouche de
-ces lèvres dont elle redoutait tant la douceur.
-Alors il ne se posséda plus... Ses mains devinrent
-brutales... Mais elle, qui luttait silencieusement,
-les dents serrées, les nerfs roidis, tout à coup eut
-une inspiration; elle jeta un cri:</p>
-
-<p class="i1">—Ah!... vous me faites mal!...</p>
-
-<p class="i1">Ce fut si sincère et si déchirant qu'il eut peur:
-car il n'avait pas mesuré sa violence, et il crut lui
-avoir tordu cruellement le poignet. Dans sa surprise,
-<span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">[Pg 169]</a></span>
-il la lâcha presque... Elle fit un effort, se
-dégagea, bondit hors de l'ouverture, et... se mit
-à courir sur l'étroite crête de la muraille.</p>
-
-<p class="i1">Le cœur de Jean cessa de battre; ce garçon robuste
-sentit ses bras s'amollir, ses jambes se briser...
-Cela dura quelques secondes, puis il vit Simone
-atteindre saine et sauve l'extrémité du
-périlleux chemin; mais elle avait chancelé vers
-la fin de la course; une pierre, détachée sous ses
-pas, tomba dans le vide et rebondit sur le rocher
-avec un bruit sourd, à une vingtaine de mètres
-au-dessous.</p>
-
-<p class="i1">M. d'Espayrac ne recouvra pas tout de suite
-assez de sang-froid pour la suivre; un tel trouble
-le secouait encore qu'il ne se croyait pas le pied
-suffisamment sûr. A la fin, il se hasarda, non sans
-une appréhension plus grande que lorsqu'il avait
-passé la première fois. Quand il fut de l'autre
-côté, il ne trouva plus M<sup>me</sup> Mervil; mais, s'étant
-engagé dans l'escalier qui subsiste à cet endroit
-au flanc de la ruine, il aperçut de nouveau la
-jeune femme; elle descendait les lacets de la colline,
-précipitamment, comme pour le fuir.</p>
-
-<p class="i1">A cette vue, tout s'effaça dans l'esprit de Jean,
-excepté son ressentiment furieux. Ah! elle avait
-couru un danger mortel plutôt que de lui appartenir
-une fois de plus! Ah! elle l'avait repoussé,
-presque frappé, comme un manant trop audacieux,
-elle qui naguère s'abandonnait entre ses
-<span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">[Pg 170]</a></span>
-bras! Eh bien, il ne songerait pas à elle une heure
-de plus. Elle ne compterait pas dans sa vie plus
-que ces créatures de hasard dont on s'amuse et
-qu'on oublie. Elle valait moins que ces créatures,
-d'ailleurs; celles-là sont forcées par le besoin de
-remplir leur triste métier. Tandis que Simone
-Mervil!... Les syllabes de ce nom, mentalement
-prononcées, causaient encore à d'Espayrac une
-secousse d'émotion et de regret; puis la colère le
-soulevait de nouveau quand s'éveillait le souvenir
-des humiliations subies. «Ah!» pensait-il,
-«comme elle eût été punie, si, après la façon
-dont elle s'est débarrassée de moi par sa feinte
-maladie et par son voyage, elle ne m'avait pas
-vu la poursuivre jusqu'à Hyères! Ou, du moins,
-si ce matin je n'avais pas eu la bêtise de lui rappeler
-le passé, de la supplier, et même... Sacrebleu,
-que j'ai été idiot! J'aurais dû savoir que rien
-au monde ne vaut pour les femmes le plaisir
-d'affoler jusqu'à la violence le désir d'un homme,
-puis de le planter là pour se draper dans leur
-vertu. C'est le bonheur complet pour elles, et
-tout y trouve son compte: leur vanité, leur embryon
-de conscience morale, leur cruauté naturelle,
-et même leurs sens paresseux, que cette
-excitation émoustille et satisfait. Je commence à
-croire, parole d'honneur, que la vertu de ces pécores-là
-est plus vicieuse que leurs vices!»</p>
-
-<p class="i1">Cette conclusion amenait M. d'Espayrac dans
-<span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">[Pg 171]</a></span>
-le champ d'oliviers, où, tout à l'heure, il avait
-embrassé Simone sans qu'elle se défendît. «J'aurais
-dû la jeter sur cette herbe-là,» se dit-il. «Elle
-voulait bien alors. J'ai parlementé, c'est ce qui
-m'a perdu.»</p>
-
-<p class="i1">Il l'aperçut, appuyée contre un arbre, son fin
-visage tout pâle, et qui regardait la mer. Il ralentit
-le pas, pour lui donner le temps de se remettre
-en marche. Mais elle se détourna, le vit,
-et ne bougea pas.</p>
-
-<p class="i1">—Vous m'attendez, madame? lui demanda-t-il
-quand il fut tout près.</p>
-
-<p class="i1">—Oui, monsieur, il faut bien que nous rentrions
-ensemble.</p>
-
-<p class="i1">Elle repartit en avant. Et tous deux, sans ajouter
-une parole, descendirent les degrés de schiste,
-le sentier bordé de roses, et enfin les marches de
-pierre qui les amenèrent devant la maison.</p>
-
-<p class="i1">Gisèle, se penchant hors d'une fenêtre, cria:</p>
-
-<p class="i1">—Eh bien, était-ce beau? Vous restez déjeuner
-avec nous, monsieur d'Espayrac?</p>
-
-<p class="i1">—Certainement, madame, avec le plus grand
-plaisir, dit-il d'un air plein d'entrain.</p>
-
-<p class="i1">Il se jeta dans un fauteuil d'osier, à l'ombre
-d'un groupe de poivriers aux fines chevelures,
-tandis que M<sup>me</sup> Mervil ouvrait des lettres, apportées
-en son absence, et qu'un domestique venait
-de lui remettre.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">[Pg 172]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Un instant après, M<sup>me</sup> Chambertier parut dans
-l'embrasure du porche, entre l'encadrement du
-lierre. Elle portait une robe d'une nuance fausse
-et charmante, avec une petite veste en point de
-Venise appliquée sur le corsage; ses longs yeux
-avaient une douceur plus alanguie encore que de
-coutume; entre ses lèvres si rouges, retroussées
-d'un peu d'ironie, brillaient ses dents humides,
-et ses cheveux noirs, aux artificiels reflets de
-cuivre, ajoutaient à sa physionomie quelque
-chose de voluptueux et de barbare.</p>
-
-<p class="i1">Simone, qui releva les yeux, fut frappée de sa
-beauté.</p>
-
-<p class="i1">—Tu as de mauvaises nouvelles? Qu'est-ce
-qui arrive? Tu es blanche comme un linge!...
-s'écria M<sup>me</sup> Chambertier.</p>
-
-<p class="i1">La pâleur de sa triste promenade transformait
-d'une effrayante façon le visage de Simone. On
-eût dit que tout son sang avait coulé par une invisible
-blessure. Pourtant l'exclamation alarmée
-de son amie fit courir sur ses joues une ombre
-rose, qui s'évanouit aussitôt.</p>
-
-<p class="i1">—Ta petite Paulette n'est pas malade, j'espère?</p>
-
-<p class="i1">Il en coûtait à Simone de mentir lorsqu'il
-s'agissait de la santé de sa fille; elle se figurait lui
-porter malheur. Pourtant il ne lui vint pas d'autre
-excuse. D'ailleurs elle était résolue à partir le
-jour même, et ne pouvait alléguer de meilleur
-prétexte qu'une maladie de l'un des siens.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">[Pg 173]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Ah! dit-elle, justement... Figure-toi, ma
-chérie, que Paulette est malade. Mon mari me
-rappelle. Je mourrais d'inquiétude si je ne partais
-pas tout de suite. Je vais prendre le train de
-trois heures. C'est celui, n'est-ce pas? qui doit
-correspondre avec le rapide, à Toulon.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">[Pg 174]</a></span></p>
-
-
-<div class="chapter">
- <h2 class="no-break p2"><a name="XII" id="XII"></a>XII</h2>
-</div>
-
-<div class="p2">
- <img class="drop-cap" src="images/initial_q.jpg" alt="Lettre Q." />
-</div>
-
-<p class="drop-cap"><span class="sc">Quand</span> Simone Mervil se trouva de retour
-à Paris, un découragement très
-profond s'empara d'elle. Il lui sembla
-que l'horizon de son existence, illimité jusque-là,
-se fermait. Cette vague attente du bonheur de
-demain plus complet que celui d'aujourd'hui,
-dont l'illusoire enchantement précipite les pas
-des hommes, semblait, dans son cœur, s'être
-brusquement éteinte. Elle n'avait plus de raison
-pour marcher vers l'avenir. D'elle-même et volontairement
-elle avait muré l'inconnu. A vingt-sept
-ans, sa vie devenait une impasse, dont elle
-aurait sans cesse devant les yeux le but morne et
-sans au-delà. Elle toucha le fond de cette pire
-<span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">[Pg 175]</a></span>
-des humaines misères: l'indicible ennui des êtres
-et des choses.</p>
-
-<p class="i1">Certes elle aimait son mari et sa fille; pourtant,
-si elle avait pu mourir, comme elle le souhaitait
-parfois, elle leur eût dit un adieu très attendri
-mais sans déchirement. Elle les considérait avec
-un aiguillon tout nouveau de curiosité dans son
-affection, et elle s'étonnait de l'énergie qu'ils
-mettaient à vivre. Car le musicien travaillait sans
-cesse, à travers les alternatives d'enthousiasme
-et de désespoir qui soulèvent et brisent les vrais
-artistes; et quant à Paulette, ses journées étaient
-une succession de joies violentes et de chagrins
-non moins violents, à propos des minuscules
-événements dont est tissue l'enfance. Cette fillette
-apprenait tout, sans aucune peine, excepté
-le <i>self-control</i> que sa gouvernante anglaise cherchait
-vainement à lui inculquer; elle apportait à
-ses jeux comme à ses études une passion extraordinaire.
-Simone qui, jadis, la reprenait pour son
-impétuosité de poulain sauvage, pour sa garçonnière
-brusquerie, pour l'ardeur de ses caprices,
-maintenant la laissait faire, lui jetait la bride sur
-le cou, pour le plaisir de voir s'agiter autour d'elle
-cette exubérance qui secouait, trompait, entraînait
-sa propre mortelle lassitude. Quand elle entendait
-le rire de Paulette—ce rire d'allégresse
-absolue,—quand elle voyait les yeux de l'enfant
-s'éclairer d'un bonheur merveilleux à la promesse
-<span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">[Pg 176]</a></span>
-d'une bagatelle, la jeune mère éprouvait une
-émotion confuse qui lui faisait du bien. Cette
-fraîcheur d'âme, cette puissance d'espoir, cette
-plénitude de sensation, lui semblaient une chose
-admirable et touchante. Elle l'avait possédée,
-cette chose, et elle l'avait perdue. Sa Paulette
-aussi perdrait tout cela un jour... Hélas! quel
-piège que la vie!</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">—Roger, dit un jour M<sup>me</sup> Mervil à son mari,
-si tu voulais, nous irions à la campagne de très
-bonne heure cette année.</p>
-
-<p class="i1">Le musicien fut enchanté de cette proposition.
-Rien ne les retenait à Paris, si ce n'est la saison
-mondaine, prolongée à présent jusqu'au milieu
-de l'été, et qui, d'ordinaire, captivait Simone,
-comme toutes les femmes élégantes et jolies,
-par l'amusante excitation des succès personnels.</p>
-
-<p class="i1">—Comment! dit-il avec une surprise très
-joyeuse, tu renoncerais à la soirée théâtrale de
-l'Union Artistique, à ta vente de charité, au vernissage,
-au garden-party de l'Ambassade anglaise,
-au Grand-Prix?</p>
-
-<p class="i1">Certainement qu'elle y renonçait. N'était-ce
-pas toujours la même chose?</p>
-
-<p class="i1">—Ah! mon ami, reprit-elle avec un accent
-plein de lassitude, si tu savais combien j'en ai assez!</p>
-
-<p class="i1">Elle ne mentait pas, bien que son but fût de
-quitter Paris avant le retour de M. d'Espayrac.
-<span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">[Pg 177]</a></span>
-Mais il y avait aussi de la sincérité dans son désintéressement
-des plaisirs à la mode. Elle ne
-trouvait plus de saveur à rien. Sur sa lèvre
-s'étaient évaporés l'âme et le sel des choses. Et
-c'est seulement parce qu'elle était très bonne que
-sa mélancolie se changeait en douceur résignée
-au lieu de produire des fruits d'irritation et
-d'amertume.</p>
-
-<p class="i1">En effet, Simone ne s'en prenait point aux
-autres; elle n'accusait même pas la destinée;
-elle n'en voulait qu'à elle-même. De là l'éclosion
-dans son cœur d'une indulgence infinie. Elle ne
-voyait plus les défauts de son mari d'un œil minutieux
-et sévère; et, bien qu'elle ne pût encore
-penser sans un tressaillement d'angoisse à cette
-actrice qu'il avait eue pour maîtresse, pourtant
-elle n'avait plus, à l'égard de Roger, les allusions
-acerbes, les paroles mordantes ni les airs de reine
-offensée, qui, durant un certain temps, rendirent
-leur intérieur insupportable. Quand il se montrait
-d'humeur agressive, elle songeait aux tourments
-de la composition musicale, et elle répliquait
-par une phrase enjouée ou même par une
-caresse. Ensuite elle s'étonnait du peu d'efforts
-que cela lui avait coûté. Et la chaleur de son ancien
-amour lui gonflait parfois délicieusement le
-cœur lorsqu'elle voyait la physionomie du musicien
-se détendre et lorsque cette voix un peu cassante
-s'adoucissait pour lui dire:</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">[Pg 178]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Tu es meilleure que moi, petite Simone.
-Tu es une adorable petite femme... Sais-tu que
-tu deviens trop gentille et que tu m'ôtes la distraction
-de te taquiner un peu?</p>
-
-<p class="i1">Une fois il ajouta par plaisanterie.</p>
-
-<p class="i1">—Ça m'inquiète de te voir ainsi rentrer tes
-petites griffes, Simonette. Je commence à craindre
-que tu ne sois malade... A moins que tu médites
-de tromper ton pauvre Roger.</p>
-
-<p class="i1">Il prit, en prononçant les derniers mots, un air
-piteux très comique. Simone se mit à rire. Et,
-malgré la sensation pénible d'avoir trahi cette
-absolue confiance, elle éprouva comme un bizarre
-plaisir, un plaisir qu'elle ne s'expliquait pas.</p>
-
-<p class="i1">Ce qui la confondait, c'était de regarder en
-elle-même et d'y voir fonctionner une foule de
-ressorts très déliés dont elle n'était pas la maîtresse
-et qui lui semblaient agir tout autrement
-qu'elle ne s'y fût jamais attendue. Bien plus, ces
-ressorts s'agitaient contrairement les uns aux autres,
-donnant à croire que la machine morale se
-détraquait à chaque instant. Pourtant une ligne
-de conduite assez droite résultait finalement de
-ce chaos intérieur. Ainsi l'idée qu'elle avait
-trompé son mari la remplissait parfois d'une satisfaction
-mauvaise et même d'un véritable orgueil.
-Cependant elle s'en désolait, et la honte
-des démarches furtives, des mensonges articulés,
-de l'hypocrisie dont elle se couvrirait jusqu'à la
-<span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">[Pg 179]</a></span>
-tombe, comme d'une livrée, devenait à d'autres
-moments tout à fait intolérable; à ces heures-là,
-un seul mot de Roger lui eût fait avouer tout;
-mais ce mot, heureusement, il ne le prononçait
-pas.</p>
-
-<p class="i1">D'ailleurs ces deux êtres qui s'étaient aimés,
-qui s'étaient menti, et qui s'aimaient de nouveau—peut-être
-plus que jamais,—semblaient, aux
-yeux du monde, posséder et partager tout ce que
-la vie humaine contient de bonheur.</p>
-
-<p class="i1">Ils avaient loué, pour cet été-là, une maison
-charmante avec un parc très grand, dans un pays
-de collines et d'eau, à Conflans-Sainte-Honorine,
-près du confluent de la Seine et de l'Oise.
-C'était un coin tout à fait pittoresque. Or l'un et
-l'autre aimaient la campagne, pour elle-même, en
-dehors de toute convention de la mode ou de la
-littérature. Et Simone, qui redoutait en ce moment
-tout contact avec la société élégante, où
-triomphait Jean d'Espayrac, sut persuader à
-Mervil qu'il l'avait en outre convertie à son goût
-pour la solitude.</p>
-
-<p class="i1">—Mon Dieu! que je suis heureux ici, mignonne,
-disait souvent le musicien. Que je te
-suis reconnaissant d'avoir bien voulu t'y enfermer
-avec moi! Tiens, c'était mon rêve, depuis
-notre mariage, un peu de bonne vie intime et
-de travail tranquille. Mais je ne voulais pas être
-égoïste; tu aimais tant ton Paris, tes toilettes et
-<span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">[Pg 180]</a></span>
-tes potins! Et vous êtes, madame, une si ravissante
-petite mondaine! Puis, il y avait toutes les
-exigences du métier... le nom à faire... Il me fallait
-rester sur la brèche. Mais maintenant...</p>
-
-<p class="i1">—Maintenant, reprenait Simone, tu es célèbre,
-nous sommes riches.</p>
-
-<p class="i1">—Presque... Et tu profites de tout cela—qui
-tournerait la tête à une autre—pour réaliser
-mon désir de vagabondage dans les bois, de
-flânerie à deux et de solitude. Et tu prétends que
-tu ne t'ennuies pas ici! Et tu acceptes cette existence-là
-pour six mois!... Vois-tu, je me demande
-si tu ne me caches pas quelque regret, si tu ne
-me fais pas un gros sacrifice.</p>
-
-<p class="i1">Bien vite Simone affirmait le contraire. Alors
-son mari l'embrassait.</p>
-
-<p class="i1">—Si tu as voulu te faire aimer plus encore,
-ajoutait-il, tu y as réussi. Et pourtant je croyais
-que ce n'était pas possible.</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">Pour se promener avec sa fille, Simone eut
-une petite charrette anglaise, attelée d'un poney
-des Shetland qu'elle conduisait elle-même. Mais
-un jour que ce poney broutait sur une pelouse
-écartée, au bout d'une longue corde fixée à un
-piquet, la gouvernante anglaise, cherchant partout
-Paulette, aperçut la petite fille à califourchon
-sur le dos de l'animal. Le poney, tout
-d'abord, n'avait pas manqué de la jeter par terre.
-<span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">[Pg 181]</a></span>
-Paulette, après avoir roulé dans l'herbe sans se
-faire de mal, était regrimpée sur sa monture; et
-maintenant elle chevauchait, cramponnée à
-l'épaisse crinière du petit shetlandais, qui, ayant
-reçu d'elle bien souvent des morceaux de sucre
-et des caresses, y mettait de la complaisance.</p>
-
-<p class="i1">La gouvernante poussa les hauts cris, et voulut
-se saisir de la coupable. Paulette piqua des deux
-avec des éclats de rire; et l'Anglaise, qui, au
-fond, avait peur du poney, y eût perdu ses peines,
-si une culbute inévitable ne lui eût livré
-l'écuyère un peu endolorie cette fois, et sa petite
-main hâlée toute saignante par l'écorchure d'un
-caillou.</p>
-
-<p class="i1">—<i>Come directly to your father!</i> s'écria Miss,
-furieuse d'avoir été bravée. Et elle traîna Paulette
-jusque dans le cabinet de travail où Mervil était
-à l'œuvre. Sanctuaire interdit, à la porte duquel
-il fallait, pour qu'on osât frapper, toute la gravité
-d'une pareille circonstance.</p>
-
-<p class="i1">Mervil décréta que sa petite fille serait mise
-au lit sur-le-champ. Elle venait à peine d'en
-sortir, car il était neuf heures du matin. Et le
-temps était si joyeusement beau!</p>
-
-<p class="i1">—Vous fermerez les persiennes, miss, ajouta
-le père avec un sérieux de juge. Et personne ne
-lui parlera. Elle est blessée; il lui faut le plus
-grand calme, de peur que la fièvre ne se déclare.</p>
-
-<p class="i1">—Mais, papa, je n'ai rien! criait la petite.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">[Pg 182]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Elle suçait vite un peu de sang et de terre sur
-sa menotte égratignée.</p>
-
-<p class="i1">On la coucha malgré ses protestations et ses
-pleurs.</p>
-
-<p class="i1">—Où est maman! Je veux voir maman. Qu'on
-le dise à maman!</p>
-
-<p class="i1">Avec la finesse des enfants, Paulette s'était
-assurée que, depuis quelque temps, sa mère avait
-perdu la force de la punir.</p>
-
-<p class="i1">—Votre mère ne viendra pas, dit la gouvernante.
-Et on ne la dérangera pas maintenant.
-Elle dort encore.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! ce n'est pas vrai, s'écria Paulette.
-Maman ne se lève jamais si tard.</p>
-
-<p class="i1">—C'est qu'elle attend le médecin, qui doit
-venir ce matin de Paris.</p>
-
-<p class="i1">—Le médecin! Elle est donc malade?</p>
-
-<p class="i1">La petite voix insolente de Paulette changeait
-subitement d'intonation, s'adoucissait, puis se
-brisait d'un sanglot d'anxiété. Son visage d'enfant
-pâlit. Mais l'Anglaise, touchée de cette sensibilité
-qu'elle savait vibrante à l'excès, la rassura
-tout de suite:</p>
-
-<p class="i1">—Non, non, pas malade... fatiguée seulement.
-Vous savez bien comme elle se plaignait,
-tous ces temps-ci, de lassitude.</p>
-
-<p class="i1">—Vous me jurez qu'elle n'est pas malade?</p>
-
-<p class="i1">Et Paulette ouvrait plus grands ses yeux immenses
-pour qu'on n'osât pas la tromper.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">[Pg 183]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Elle n'est pas malade, mais elle le deviendra
-si vous êtes méchante, si vous faites encore des
-folies comme ce matin.</p>
-
-<p class="i1">La petite fille s'appuya contre ses oreillers,
-croisa ses mains, toutes brunes et menues sur la
-blancheur du drap, et ne dit plus mot. Elle demeura
-silencieuse et immobile ainsi durant un
-très long moment, jusqu'à ce qu'elle entendît
-rouler une voiture, sur le gravier de l'allée, devant
-la maison. Alors elle se mit à pleurer, mais
-sans bruit, si bien que l'Anglaise, dans la pièce à
-côté, ne l'entendit même pas. C'est que Paulette
-évoquait la blonde figure mince de sa mère, avec
-les yeux gris si doux, dans lesquels dernièrement
-elle avait surpris des larmes; avec la bouche fine
-qui, depuis peu, fléchissait aux coins en un pli
-de tristesse; et l'enfant songeait que cette figure,
-si jolie, n'avait plus du tout de couleurs. «Maman
-est très malade, bien sûr, et on ne me l'a pas dit.
-Et hier encore je lui ai fait une scène parce
-qu'elle voulait raccourcir mes cheveux. Oh! et
-c'est la voiture qui est allée chercher le médecin
-à la gare... Mon Dieu, faites que maman ne
-meure pas, et jamais, jamais, je ne me mettrai
-plus en rage!»</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">La conférence dura longtemps entre le docteur
-et M<sup>me</sup> Mervil. Roger n'y fut pas admis.
-D'ailleurs la santé de sa femme ne lui paraissait
-<span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">[Pg 184]</a></span>
-point assez troublée pour en concevoir de l'inquiétude.
-L'anémie de Simone, causée probablement
-par un peu de surmenage mondain
-durant le dernier hiver, commençait à céder dans
-la pure atmosphère de la campagne. L'appétit
-revenait; le sommeil aussi. La surexcitation du
-système nerveux s'atténuait, comme on pouvait
-le constater par la détente du caractère. Toutefois
-Simone avait insisté pour que son médecin
-l'examinât. Maintenant la visite s'achevait, le
-praticien rejoignit Mervil, qui l'attendait sous la
-vérandah, fumant une cigarette, dans un va-et-vient
-dépourvu d'impatience et d'anxiété.</p>
-
-<p class="i1">—Et bien, docteur... C'était l'imagination,
-n'est-ce pas? Vous lui avez remonté le moral?</p>
-
-<p class="i1">—Oh! ce n'est pas grave, certainement, répliqua
-le médecin—et il souriait.—Mais on a
-bien fait de m'appeler. Il faut un régime.</p>
-
-<p class="i1">—Des fortifiants, sans doute. Figurez-vous...
-elle ne peut pas supporter la viande saignante.</p>
-
-<p class="i1">—J'ai dit à M<sup>me</sup> Mervil tout ce qu'il faut
-qu'elle fasse. Et elle m'obéira, soyez-en sûr.</p>
-
-<p class="i1">—Mais enfin, vous n'avez rien remarqué?</p>
-
-<p class="i1">—M<sup>me</sup> Mervil vous donnera mon diagnostic.
-Il faut que je me sauve.</p>
-
-<p class="i1">—Comment! docteur, vous ne déjeunez pas
-avec nous?</p>
-
-<p class="i1">—Impossible, tout à fait impossible! Je regrette...</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">[Pg 185]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Le médecin montait dans la voiture.</p>
-
-<p class="i1">—Vous avez le temps, dit Roger, pour le
-train de onze heures.</p>
-
-<p class="i1">Une poignée de mains. La voiture partit. Puis
-le médecin, se retournant, cria encore:</p>
-
-<p class="i1">—Et la musique, cher maëstro? Nous préparez-vous
-encore des chefs-d'œuvre?</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">Un peu préoccupé par le laconisme du docteur
-et par un certain air drôle qu'il lui avait
-trouvé, Mervil, en quatre enjambées, escalada
-l'étage. Il ouvrit la porte de leur chambre. Dans
-le grand lit de milieu, Simone demeurait étendue.
-Les trois fenêtres, en face d'elle, laissaient entrer,
-par leurs transparentes guipures, des couleurs,
-des rayons, toute la joie de l'été. Celle du milieu
-restait même à demi ouverte, et, par cette ouverture,
-les regards de Simone s'en allaient au
-loin, vers un coin de l'espace où la vallée de
-la Seine creusait un vide bleuâtre... Peut-être
-croyaient-ils se perdre, ces regards de songe,
-parmi les longs horizons vibrants de lumière de
-la Méditerranée... Il y avait de la tristesse et du
-souvenir dans leurs prunelles.</p>
-
-<p class="i1">Roger s'assit à côté d'elle, froissant la toile et
-la soie dans l'abandon de tout son grand corps.</p>
-
-<p class="i1">—Eh bien, voyons?...</p>
-
-<p class="i1">Comme elle ne parlait pas tout de suite, il
-glissa un bras autour des fines épaules, qu'il sentit
-<span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">[Pg 186]</a></span>
-fermes et fraîches sous le linon de la chemise. Et,
-les pressant d'une caresse, il dit, suivant sa façon
-taquine de s'exprimer avec sa femme:</p>
-
-<p class="i1">—Est-ce bien grave?... Serai-je bientôt veuf?</p>
-
-<p class="i1">Elle attacha sur lui des yeux profonds.</p>
-
-<p class="i1">—Non, mais tu seras bientôt père une seconde
-fois.</p>
-
-<p class="i1">Il eut un sursaut. L'étonnement paralysait en
-lui toute autre sensation.</p>
-
-<p class="i1">Simone ajouta:</p>
-
-<p class="i1">—Nous aurons un bébé... oui... dans cinq mois.</p>
-
-<p class="i1">Quel moment pour une femme que la minute
-où, cet aveu sur les lèvres, elle regarde le visage
-de son mari ou de son amant!... Celle-ci ne put
-point douter du bonheur qu'elle causait. Nulle
-ombre, même passagère, ne glissa sur les traits
-ou sur le cœur de Roger. Une seconde, l'émotion
-le suffoqua; mais cette émotion, visiblement,
-était d'intense joie. Puis il respira très fort, avec
-un court tremblement de tout son être, saisit
-les deux mains de Simone, y colla ses lèvres,
-murmura:</p>
-
-<p class="i1">—Je suis heureux!... Je suis heureux!... Je
-suis heureux!...</p>
-
-<p class="i1">—Mon ami! dit-elle seulement—mais avec
-une expression de tendresse extraordinaire,—mon
-ami!...</p>
-
-<p class="i1">Comme il inclinait la tête en lui baisant encore
-les mains, elle prit cette tête, elle l'appuya
-<span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">[Pg 187]</a></span>
-contre la douceur de sa gorge, sur les dentelles
-de sa chemise, et, la touchant de son front, elle
-y laissa tomber deux larmes, les deux plus atroces
-larmes de regret, de honte et de doute, qui jamais
-aient mouillé des yeux d'épouse.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! pourquoi pleures-tu? demanda Roger.</p>
-
-<p class="i1">—C'est parce que tu es si bon, et parce que
-je t'aime tant! dit-elle.</p>
-
-<p class="i1">—Mais, reprit-il, tu es contente? Dis, ma
-chérie, tu n'as pas peur?</p>
-
-<p class="i1">—Peur?...</p>
-
-<p class="i1">Elle se mit à rire, avec un rire voulu, en secouant
-la tête, comme pour écarter quelque arrière-pensée
-qui l'obsédait.</p>
-
-<p class="i1">—Rappelle-toi, reprit-elle, comme tout s'est
-bien passé pour Paulette.</p>
-
-<p class="i1">—Paulette!... Ah! mon Dieu! s'écria-t-il, je
-l'oubliais! Pauvre petit loup, elle est en pénitence.
-Oui... tu ne sais pas... la gamine! elle était
-montée sur le poney.</p>
-
-<p class="i1">Et Mervil courut hors de la chambre, sautant
-presque, avec une vivacité d'écolier. Deux minutes
-après, il rapportait sa fille, dont la longue
-chemise de nuit pendait entre les bras du père,
-et qui riait maintenant, les yeux mal séchés, sa
-petite poitrine encore secouée par son récent
-désespoir.</p>
-
-<p class="i1">—Alors, dis, petite mère, c'est bien vrai que
-tu n'es pas malade, que tu ne vas pas mourir?</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">[Pg 188]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Tous les trois s'embrassaient, roulés et enlacés
-sur le grand lit; le père et la mère se faisant, par-dessus
-la tête de l'enfant, des signes d'intelligence.</p>
-
-<p class="i1">—Papa, je te promets de ne plus monter sur
-le poney.</p>
-
-<p class="i1">—Si... tu y monteras, mais avec moi... Et je
-te commanderai une petite selle.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! papa!... Oh! papa!...</p>
-
-<p class="i1">Elle battait des mains, gambadait sur le lit,
-toute mince et comique dans la blancheur de sa
-longue chemise, avec l'envolement autour d'elle
-de ses grands cheveux de soie brune.</p>
-
-<p class="i1">—Prends garde, tu vas faire mal à maman.</p>
-
-<p class="i1">—Dis-moi, Lélette, interrogea Simone, serais-tu
-contente si le bon Dieu t'envoyait un petit
-frère... ou bien une petite sœur?</p>
-
-<p class="i1">Paulette s'arrêta, un peu interloquée par la
-question. Elle n'avait pas songé à cela, jamais.
-L'idée ne parut pas lui sourire.</p>
-
-<p class="i1">—Bah! dit-elle avec négligence, j'aime mieux
-mon poney.</p>
-
-<p class="i1">Et elle se remit à gambader.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">[Pg 189]</a></span></p>
-
-
-<div class="chapter">
- <h2 class="no-break p2"><a name="XIII" id="XIII"></a>XIII</h2>
-</div>
-
-<div class="p2">
- <img class="drop-cap" src="images/initial_l.jpg" alt="Lettre L." />
-</div>
-
-<p class="drop-cap"><span class="sc">Le</span> petit Hugues Mervil vint au monde
-un jour de novembre—un jour
-calme et grisâtre—dans l'hôtel de
-la rue Ampère.</p>
-
-<p class="i1">Ce fut une joie sans pareille, même pour Simone,
-après l'apaisement des tortures physiques.
-Un fils, ils avaient donc un fils! Leur ardent désir
-de ces derniers mois se réalisait. C'était à un garçon
-qu'ils avaient songé dans tous leurs projets
-d'avenir; on parlait de lui comme d'un être existant
-déjà, mais éloigné par hasard. «Quand
-Hugues sera là...—J'ai oublié cet objet dans
-la chambre de Hugues.»</p>
-
-<p class="i1">Mervil, agité, nerveux dans le bonheur comme
-dans la peine, courait du haut en bas de la maison,
-<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">[Pg 190]</a></span>
-s'affairait, déraisonnait. Un de ses premiers
-mots fut celui-ci:</p>
-
-<p class="i1">—Je vais envoyer un télégramme à d'Espayrac.
-Mon vieux Jean! Il nous aime tant! Il sera
-si heureux!</p>
-
-<p class="i1">—Tu ne sais même pas, dit sa femme, dans
-quelle ville d'Italie il se trouve en ce moment.</p>
-
-<p class="i1">—On fera suivre.</p>
-
-<p class="i1">—Eh! laisse donc, reprit-elle avec impatience.
-Est-ce qu'un jeune homme comme lui s'intéresse
-à un nouveau-né?</p>
-
-<p class="i1">Elle fut irritée qu'il lui rappelât ce nom. Car,
-après d'infinis calculs, des réflexions pleines d'angoisse,
-elle avait décidé en elle-même que Hugues
-ne pouvait être le fils de Jean. A ce torturant travail,
-recommencé toujours, elle avait passé la plupart
-des heures, étendue sur le long fauteuil
-d'osier, dehors, à l'ombre, dans le lourd enchantement,
-la tiédeur et le silence des après-midi
-d'été. Paulette, alors, se promenait, avec sa gouvernante,
-à travers le parc ou la proche campagne,
-dans la petite voiture, dont les secousses
-désormais étaient interdites à Simone. Par une
-fenêtre ouverte de la maison, des mélodies sans
-cesse reprises, travaillées, changées, ou bien, au
-contraire, triomphalement envolées d'un seul
-essor, s'échappaient de la solitude studieuse où
-s'enfermait le musicien. La pensée de la jeune
-femme parfois s'engourdissait à les entendre,
-<span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">[Pg 191]</a></span>
-ces mélodies que l'espace affaiblissait, dispersait
-comme des lambeaux de songe, épandait comme
-une vapeur d'harmonie sur l'immobilité des verdures
-profondes. Une douceur l'enveloppait, lui
-caressait l'âme, douceur venue du calme et de la
-beauté des choses, et venue aussi, à travers l'inconsciente
-mémoire, de quelque insondable existence
-passée. Mais une secousse la rappelait à
-elle-même; son cœur se crispait sous une étreinte;
-et de nouveau la question surgissait: «L'enfant
-que je porte... de qui est-il?» Alors une brume
-de tristesse et de honte voilait la campagne ensoleillée;
-tout oscillait et chavirait dans une ombre
-soudaine; et ce piano... ce piano qui chantait
-infatigablement sous les doigts de Roger, prenait
-une telle voix d'ironie et de reproche, que parfois
-Simone, dans un énervement affolé, collait, en
-serrant les dents, les paumes de ses mains sur ses
-oreilles.</p>
-
-<p class="i1">Mettre au monde un enfant sans savoir au
-juste quel est son père, représentait aux yeux de
-M<sup>me</sup> Mervil un tel excès de dégradation qu'elle
-n'en imaginait point de pire pour une femme. Et
-elle en était là!... De son fragile roman, dissipé
-comme un rêve, cette réalité abominable lui restait!
-Comment ne l'avait-elle pas prévue?...
-C'est que, sa fille ayant huit ans déjà sans qu'un
-second espoir de maternité se fût offert à Simone,
-la jeune femme avait perdu l'habitude de songer,
-<span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">[Pg 192]</a></span>
-pour elle-même, aux conséquences naturelles de
-l'amour. Si sa liaison avec Jean avait duré, peut-être
-une triste et suprême prudence fût-elle intervenue
-pour lui épargner au moins cette infamie
-d'offrir à la tendresse de Mervil un enfant qui ne
-fût pas le sien. Mais tout cela avait été si plein
-d'étonnement, si troublé, si court, d'une rapidité
-de vertige!... Même quand une clairvoyance, par
-hasard, avait ouvert les yeux de Simone, vite et
-volontairement elle avait refermé les paupières,
-en se disant: «Voyons... ce serait une fatalité
-trop extraordinaire... C'est impossible!» Et, pour
-mieux nier à elle-même cette possibilité, qui, si
-incertaine pourtant, la gênait, la maîtresse de
-M. d'Espayrac avait comme à plaisir brouillé
-dans sa mémoire les dates de leurs si rares baisers.</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">Ces dates, elle les rechercha plus tard avec
-acharnement, durant les heures paresseuses de sa
-grossesse. Tandis que son corps alourdi simulait
-le plus insouciant repos, son esprit s'énervait à
-poursuivre, sans la trouver, la solution du problème.
-Puis, un beau jour, elle eut contre elle-même
-une révolte. N'était-elle pas folle de s'infliger
-des tortures pareilles? Allait-elle se punir
-toute sa vie pour une faute de quelques jours?
-Après tout, Roger l'avait trompée le premier.
-C'était lui qui l'avait poussée dans les bras de
-<span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">[Pg 193]</a></span>
-Jean. Toutes les femmes auraient fait comme
-elle; et toutes n'auraient pas eu l'énergie de
-rompre ensuite, l'affreuse énergie qui l'avait soutenue
-durant la visite aux ruines du château
-d'Hyères, parmi des scènes dont l'évocation,
-surgie brusquement, la bouleversait.</p>
-
-<p class="i1">Alors Simone admit comme définitive cette
-conclusion, dont la formule, aux premiers jours
-déjà, lui était apparue: «Ce serait une fatalité
-trop extraordinaire... C'est impossible!»</p>
-
-<p class="i1">Quand elle vit son fils entre les bras de Roger,
-tout sentiment d'inquiétude s'envola. Devant
-cette image matérielle, Simone ne douta plus que
-ce cher petit Hugues n'appartînt à son mari.
-«Mon instinct de mère ne me tromperait pas,»
-pensa-t-elle. Car elle prit pour une irrécusable
-intuition l'intensité de son désir.</p>
-
-<p class="i1">Ce fut le moment que choisit Mervil pour rappeler
-à sa femme le nom de Jean d'Espayrac.
-Lorsqu'elle l'eut détourné d'envoyer à leur ami
-un faire-part télégraphique de la naissance qui
-les rendait si heureux, Roger se hâta de répondre
-avec une indulgente gaieté:</p>
-
-<p class="i1">—Tu as raison. Ce gaillard-là ne le mérite
-pas. Voilà six mois qu'on ne l'a vu. Il nous donne
-à peine signe de vie. Je parie qu'il ne fait plus de
-vers, qu'il ne travaille même plus. Et sais-tu à qui
-la faute?</p>
-
-<p class="i1">—Non, dit Simone toute pâlissante, car elle
-<span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">[Pg 194]</a></span>
-se demandait soudain si leur rupture n'avait pas
-à ce point attristé, démoralisé le poète.</p>
-
-<p class="i1">—A ton amie Gisèle, parbleu! Je soupçonne
-qu'il en est amoureux, et pour de bon, cette fois,
-lui, le volage. Notre papillon s'est brûlé les ailes
-à cette flamme. Je crains qu'il ne s'envole plus de
-longtemps.</p>
-
-<p class="i1">—Qu'est-ce qui te fait penser cela? demanda
-Simone.</p>
-
-<p class="i1">—Mais, voyons, tu sais bien qu'il suit maintenant
-les Chambertier partout. D'abord il les a
-rejoints à Hyères; puis ç'a été Saint-Moritz; ensuite
-Trouville; maintenant c'est l'Italie. Et, sois-en
-sûre, nous ne le reverrons pas à Paris avant
-qu'eux-mêmes soient de retour boulevard Haussmann.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! s'écria Simone avec vivacité, je ne
-comprends pas, Roger, que tu portes ainsi des
-jugements en l'air, des jugements aussi graves.
-Tu n'es pourtant pas mauvaise langue. Laisse
-donc ces cancans-là aux femmes.</p>
-
-<p class="i1">Son mari, craignant qu'elle ne s'agitât, voulut
-tourner la chose en plaisanterie. Mais elle y revint
-deux fois dans la journée, s'inquiétant s'il avait
-des soupçons sérieux, s'il avait entendu dire quelque
-chose, et répétant avec irritation:</p>
-
-<p class="i1">—Oh! de la part de M. d'Espayrac, ce serait
-indigne!... Compromettre ma meilleure amie!...
-Sachant comme nous sommes liées... Tu ne
-<span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">[Pg 195]</a></span>
-trouves pas?... Écoute, s'il a fait une chose pareille,
-j'espère bien que tu lui fermeras notre
-porte... que nous ne le reverrons jamais!</p>
-
-<p class="i1">—Eh! dit Roger, ne prends donc pas ceci au
-tragique. C'est une flirtation, et voilà tout. Ta
-Gisèle est trop fine mouche pour s'afficher et
-chercher le scandale.</p>
-
-<p class="i1">Mais le musicien eut beau faire, il ne put atténuer
-l'effet de ses paroles imprudentes. Vers le
-soir, la fièvre saisit violemment Simone. Pendant
-deux jours elle fut très malade, et, vu son état,
-presque en danger. «On dirait,» pensa Mervil,
-qui s'accusait amèrement, «on dirait qu'elle a
-trop pris à cœur cette bêtise à propos de Jean et
-de M<sup>me</sup> Chambertier. Elle ne peut souffrir le
-moindre soupçon sur sa Gisèle. Puis, elle est si
-pure, ma chère petite Simone, qu'à ses yeux ce
-serait une turpitude abominable... Allons, je ne
-lui en dirai plus rien.»</p>
-
-<p class="i1">Toutefois la conviction de Mervil était faite.
-Certains propos mondains lui étaient parvenus
-qui, dans la réclusion récente de Simone, n'avaient
-pas pénétré jusqu'à elle, et qu'il s'était gardé de
-lui répéter. Puis il connaissait trop son d'Espayrac
-pour le croire capable de prolonger auprès d'une
-femme une assiduité gratuite et sans espoir. Même
-il se sentait fort ennuyé de cette aventure, non
-pas à cause de son ami, mais en raison de l'intimité
-des deux jeunes femmes,—cette intimité
-<span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">[Pg 196]</a></span>
-qu'il n'avait pas su rompre à temps, malgré certaines
-méfiances, et qui finirait, craignait-il, par
-porter tort à Simone.</p>
-
-<p class="i1">Cependant la convalescence de M<sup>me</sup> Mervil
-s'opéra très rapidement, car, sous son apparence
-de blonde frêle, elle avait un sang vigoureux et
-des organes souples et forts. Elle se trouva tout à
-fait remise en décembre, au commencement de la
-saison mondaine.</p>
-
-<p class="i1">—Quel bonheur! disait-elle à son mari. J'assisterai
-donc à ta «première».</p>
-
-<p class="i1">Mervil, cette fin d'année, donnait, en effet, une
-nouvelle œuvre, et, cette fois, à l'Opéra-Comique.
-Événement considérable dans la carrière du compositeur.
-Tant qu'il avait travaillé à sa partition,
-ce but encore incertain d'être joué sur la seconde
-scène lyrique de France leur apparaissait—à lui
-comme à Simone—dans un tel éloignement,
-que l'un et l'autre s'en désintéressaient un peu,
-en parlaient rarement, ainsi que d'une chose irréalisable.
-Mais, depuis que le directeur comptait
-tout haut sur cette pièce comme sur le morceau
-de résistance de la saison, depuis que les répétitions
-étaient commencées, que les journaux prédisaient
-le succès, se risquaient à des indiscrétions,
-depuis que les <i>interviews</i> se succédaient dans le
-petit hôtel de la rue Ampère, une fièvre d'émotion
-et d'espoir soulevait le jeune ménage. Simone
-elle-même vibrait des folles espérances et
-<span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">[Pg 197]</a></span>
-des non moins folles anxiétés qui détraquent les
-pauvres cœurs en proie à l'hypertrophie artistique.
-Jamais elle n'avait tant déliré ni tremblé
-pour une œuvre de son mari. Quel étonnement
-pour elle qu'un tel réveil de sensations dans son
-être engourdi durant des mois par le découragement
-de vivre! Sa maternité nouvelle et son ambition
-d'épouse lui rendaient ce qu'elle croyait à
-tout jamais perdu: le pouvoir d'aimer, de désirer,
-de regarder vers l'avenir, et les grands tressaillements
-de joie qui secouent la chair avec
-l'âme, et le goût du lendemain,—ce goût qui ne
-s'éteint jamais, bien qu'il paraisse quelquefois si
-complètement mourir.</p>
-
-<p class="i1">C'est surtout près du berceau de son fils que
-Simone eut le sentiment de cette résurrection.
-Quand elle regardait le bébé dormir, avec ce
-menu visage, comique d'imperfection, mais tellement
-touchant de fragilité, d'inconscience,
-qu'ont les petits des hommes, et que les mères
-trouvent si beau; quand, sous l'imperceptible menotte,
-aux petits doigts gras et pointus,—la
-chose jolie de la toute première enfance,—elle
-glissait l'un de ses doigts, à elle, et qu'elle le prêtait
-à l'étreinte où cette infinie faiblesse met une
-si curieuse force, comme pour un instinctif appel;
-alors Simone sentait ses yeux se mouiller, sa poitrine
-se gonfler, toute sa substance douloureuse
-et nerveuse se fondre en un apaisement délicieux.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">[Pg 198]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Même, en ce renouveau sentimental, la crise
-de jalousie dont la secousse avait tant ébranlé la
-jeune mère au dangereux moment qui suivit la
-naissance de son fils; cette jalousie à peine explicable,
-et pourtant si cruelle, envers un amant
-congédié, s'atténua jusqu'à une douceur qui ressemblait
-à de la compassion pour Gisèle, et, pour
-Jean d'Espayrac, presque à de l'indifférence.</p>
-
-<p class="i1">«Pauvre Gisèle!» songeait Simone en baisant
-son petit Hugues, «elle est moins heureuse
-que moi.»</p>
-
-<p class="i1">Elle avait alors, autour de ce petit paquet d'humanité
-fragile et de précieuses dentelles, des
-gestes d'une passionnée tendresse, tels que sa fille
-Paulette en restait interdite, la bouche colère,
-avec une ombre plus noire dans ses yeux déjà si
-tragiquement obscurs.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! maman, tu aimes Bébé mieux que moi!</p>
-
-<p class="i1">Simone protestait. Mais inutilement. Car la
-fillette possédait l'aiguë intuition qu'ont les natures
-trop vives et trop douloureusement tendres;
-avec cela un esprit de révolte et de fierté.</p>
-
-<p class="i1">—J'étais là avant lui, disait-elle à sa mère.
-Moi, je t'ai brodé tout un sachet pour ta fête.
-Même je voulais t'apprendre pour tes étrennes le
-<i>Meunier Sans-Souci</i>. Et qu'est-ce qu'il a fait pour
-toi, Bébé, je te le demande?</p>
-
-<p class="i1">Ce qu'il avait fait, Paulette ne le devinerait
-pas, même plus tard, même en passant à son tour
-<span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">[Pg 199]</a></span>
-par des transes pareilles d'amour coupable, de remords,
-puis de violente tendresse et de triomphante
-espérance. Car on imagine toujours sa
-mère comme participant un peu à quelque surhumaine
-sérénité dont les tentations n'approchent
-point.</p>
-
-<p class="i1">Le fait est que Simone, déjà, préférait son
-petit Hugues, d'un sentiment de maternité plus
-profonde, parce qu'elle avait eu Paulette au milieu
-d'une foule d'autres joies, à dix-huit ans,
-alors que l'on gâche du bonheur; tandis que ce
-fils, aujourd'hui, c'était pour elle tout et mieux
-que tout: puisqu'il était la chose qu'on se met
-à chérir autant que la vie à l'heure où l'on croyait
-que plus rien ne vaut la peine de vivre.</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">Cependant Mervil, voyant approcher sa première
-représentation, s'étonnait de ne pas apprendre
-le retour de Jean d'Espayrac.</p>
-
-<p class="i1">—Il n'est pas mon collaborateur cette fois,
-disait-il; mais c'est égal, si je ne peux l'embrasser
-ce jour-là, j'aurai un vrai chagrin, et je
-trouverai qu'il n'agit pas en bon camarade.</p>
-
-<p class="i1">Les auteurs du scénario sur lequel avait travaillé
-le compositeur s'appelaient Molière, Corneille
-et Quinault. Car, sous ce titre: <i>La Douleur
-d'Éros</i>, c'était la <i>Psyché</i> qu'il avait choisie pour
-y broder sa partition,—la seule pièce, comme
-on sait, que Molière n'ait pas signée seul.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">[Pg 200]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Une après-midi qu'il était à la répétition,—la
-dernière avant la répétition générale,—Simone,
-tout à fait remise, mais un peu lasse, et réservant
-ses forces pour le grand jour, brodait un petit tablier
-destiné à Hugues, allongée sur une chaise
-longue dans son cabinet de toilette. Elle se trouvait
-seule, car ses enfants étaient dehors avec la
-nourrice et la gouvernante; et, comme elle
-n'avait pas repris «son jour», elle n'attendait
-aucune visite.</p>
-
-<p class="i1">Elle entendit le timbre de la porte extérieure;
-puis, bientôt, l'on frappa chez elle. Le domestique
-parut, portant une carte sur un plateau.
-Comme elle chuchotait: «Je n'y suis pas... pour
-personne!» l'homme insista.</p>
-
-<p class="i1">—«Cette dame veut absolument...» Et Simone,
-prenant la carte, vit sauter sous ses yeux
-comme un éclair, en une ligne de fine anglaise
-sur l'ivoire du bristol:</p>
-
-<p class="ac">
-<i>Madame Édouard Chambertier</i>.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! dit-elle, c'est différent. J'y vais.</p>
-
-<p class="i1">Elle n'avait pas vu Gisèle depuis huit mois,—depuis
-ce quai de gare, dans la petite ville du
-Midi, qui, brusquement, s'évoqua dans sa pensée,
-avec le tas des malles au bord de la barrière,
-l'ombre dure des eucalyptus, les rosiers grêles de
-<span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">[Pg 201]</a></span>
-la haie, et la silhouette de Jean, le geste un peu
-rageur dont il lançait au loin sa cigarette au moment
-de lui dire adieu.</p>
-
-<p class="i1">Elle descendit l'escalier, sans savoir ce qu'elle
-éprouvait pour son amie, ni ce qu'elle allait lui
-dire, mais avec la seule vision de cette gare devant
-les yeux, et la vague déchirure au cœur
-d'une blessure à demi guérie que l'on toucherait
-d'un doigt brutal.</p>
-
-<p class="i1">«Mignonne!... Ma chérie!... Ma petite Simone!...
-Gisèle!...»</p>
-
-<p class="i1">Ce fut une telle effusion de câlineries, de baisers,
-d'épithètes mignardes, que chacune des
-jeunes femmes, dans la griserie et l'entraînement
-de cette minute, ne distingua pas si elle cédait à
-sa propre tendresse ou à la contagieuse tendresse
-de l'autre.</p>
-
-<p class="i1">L'entrée du domestique les sépara. Il venait
-mettre une allumette au feu du petit salon, car
-la chaleur du calorifère ne suffisait pas à rendre
-hospitaliers des appartements tout assombris par
-la tristesse de décembre. Tandis qu'il remuait le
-petit bois, donnait de l'air aux bûches et relevait
-la plaque de la cheminée, les reproches aimables
-commencèrent:</p>
-
-<p class="i1">—Pourquoi ne m'as-tu pas écrit plus souvent,
-méchante?</p>
-
-<p class="i1">—Comment?... Tu as laissé deux lettres de
-suite sans réponse.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">[Pg 202]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Oui, c'est que tu m'envoyais quatre lignes
-quand je t'expédiais huit pages.</p>
-
-<p class="i1">—En voyage, on ne peut pas... Nous ne restions
-pas en place. Tandis que toi, sans rien à
-faire, à la campagne...</p>
-
-<p class="i1">—Sans rien à faire? dit Simone en riant. Tu
-appelles cela rien à faire, un bébé à mettre en
-état de paraître dans le monde!</p>
-
-<p class="i1">—C'est vrai... Et moi qui ne te félicite pas!...
-Mais je lui ai envoyé mes souhaits de bienvenue.
-Comment va-t-il, ce petit bonhomme?</p>
-
-<p class="i1">Là-dessus, Gisèle embrassait de nouveau son
-amie, car, à pas discrets, le domestique avait
-quitté la chambre.</p>
-
-<p class="i1">—Tu sais, dit M<sup>me</sup> Chambertier, c'est à cause
-de <i>La Douleur d'Éros</i>, de ton mari, que nous revenons
-avant Noël, sans cela nous serions restés
-en Sicile jusqu'au milieu de janvier.</p>
-
-<p class="i1">Elle commença le récit de ses pérégrinations à
-travers les villes d'eau, les plages, les palais italiens,
-les ruines à la mode. Ensuite elle questionna
-Simone sur la façon dont elle avait passé
-l'été, sur la naissance du petit Hugues et sur les
-travaux de Roger.</p>
-
-<p class="i1">—Ça va être un succès fou, sa <i>Douleur d'Éros</i>,
-assura-t-elle. J'en ai entendu parler partout. On
-attend cela comme une révélation.</p>
-
-<p class="i1">Simone, tout en lui répondant, sentait croître
-en elle-même le désir aigu, maladif, d'entendre
-<span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">[Pg 203]</a></span>
-son amie l'entretenir enfin de M. d'Espayrac.
-Mais pour rien au monde elle n'eût, la première,
-prononcé ce nom. Pourquoi Gisèle ne lui
-parlait-elle pas de cet ami commun, qui, ouvertement,
-avait accompagné de ville en ville, et non
-pas sans que l'on en causât, M. et M<sup>me</sup> Chambertier?
-Simone devait-elle attribuer cette réserve à
-une insurmontable gêne, et reconnaître dans
-cette gêne la preuve d'une liaison entre Gisèle
-et Jean? Cette chose qu'elle ne voulait pas voir,
-qu'elle ne voulait pas savoir, son amie allait-elle
-lui en crever les yeux à force de maladresse? Ce
-n'était pourtant pas la finesse ni la souplesse
-morales qui manquaient à cette belle créature
-féline, à cette femme d'un charme si grand que
-Simone, malgré ses soupçons, se sentait fondre
-pour elle d'une tendresse dissolvante et douce.
-«Pauvre Gisèle! Après tout, elle ne sait pas que
-d'Espayrac a été mon amant, l'amant de sa meilleure
-amie. Eh bien! Qu'elle le prenne!... Qu'elle
-le garde!» songeait Simone. «Moi, j'ai mon
-fils.»</p>
-
-<p class="i1">Pour le moment, l'orgueil de cette pensée
-suffisait à la soutenir. Elle parvenait même à
-considérer sans un mouvement d'envie la toilette
-savante et la beauté de Gisèle, dont l'harmonie
-formait un ensemble d'irrésistible séduction. Évidemment,
-durant les derniers mois, M<sup>me</sup> Chambertier
-avait embelli encore, avait acquis une
-<span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">[Pg 204]</a></span>
-grâce nouvelle, indéfinissable. Simone le constatait,
-sans découvrir si ce rayonnement venait de
-l'expression adoucie des yeux, ou de la fierté du
-front, que les cheveux plus relevés dégageaient
-davantage, ou de l'animation du teint, ou peut-être
-d'on ne sait quel rayonnement de joie et de
-volupté répandu sur toute sa personne.</p>
-
-<p class="i1">—Ces voyages t'ont fait du bien, remarqua
-Simone, comme la conversation commençait à
-languir. Tu t'es amusée. Cela se voit. Jamais tu
-n'as eu meilleure mine, jamais tu n'as été si ravissante.</p>
-
-<p class="i1">—Amusée?... Gisèle attrapa ce mot au vol,
-le répéta par deux fois avec une intonation singulière.
-Puis elle regarda son amie et se tut.</p>
-
-<p class="i1">Sous ce regard, Simone eut tout à coup une
-sensation horrible. Elle pressentit que Gisèle
-allait lui faire une confidence, et, cette confidence...
-elle la vit prendre forme,—une forme
-distincte et abominable,—elle crut apercevoir
-Gisèle entre les bras de Jean. Malgré ce qu'elle
-avait prévu, presque accepté, cela lui fit tant de
-mal, qu'elle se recula et pâlit.</p>
-
-<p class="i1">—Amusée?... répétait encore Gisèle. Ce n'est
-pas le mot, va. Ah! ma chérie, si tu savais!...</p>
-
-<p class="i1">—Non, non... murmura instinctivement Simone,
-avec la main étendue, comme un enfant
-qui veut se préserver d'un coup.</p>
-
-<p class="i1">—Si tu savais! continua Gisèle, sans prendre
-<span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">[Pg 205]</a></span>
-garde ou sans attacher de sens au geste de son
-amie.—Ah! je suis si heureuse, si profondément,
-si complètement heureuse! Je ne puis m'empêcher
-de te le dire, à toi. Je me suis réjouie de te
-le dire. Tu es la seule créature au monde en qui
-j'aie assez de confiance pour lui parler de <i>cela</i>.
-Et, vois-tu, il faut que je t'en parle... Mon cœur
-déborde... Je n'imaginais rien de pareil. Tu me
-blâmeras, toi, Simone. Mais moi, je n'ai pas ce
-que tu as. Je n'ai pas un mari comme le tien; je
-n'ai pas tes enfants... Puis... tiens! je l'avoue... ni
-mari, ni enfants, rien ne m'arrêterait... C'est un
-amour plus fort que tout, meilleur que tout...
-Quand on me tuerait, je n'y renoncerais pas...
-La tête sur le billot, je ne m'en repentirais pas!...</p>
-
-<p class="i1">—Tu aimes donc?... Ah! dis-moi tout!... chuchota
-Simone, qu'une affreuse curiosité soulevait
-brusquement de sa défaillance, et emportait à
-présent au-dessus de toute autre sensation.</p>
-
-<p class="i1">Alors Gisèle, blottie contre son épaule, les
-bras à sa taille, avec ces mots d'ingénieuse pudeur
-dont les femmes savent user pour dire clairement
-ce qui, dans la bouche d'un homme,
-deviendrait tout de suite du plus cynique matérialisme,
-Gisèle lui raconta comment, depuis le
-printemps dernier, elle était la maîtresse du beau
-Jean d'Espayrac.</p>
-
-<p class="i1">—Car il est beau, dit-elle. Non, mais as-tu
-bien remarqué comme il est beau? Je crois que,
-<span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">[Pg 206]</a></span>
-depuis qu'il m'aime, il est devenu plus beau encore.
-Si tu l'avais vu le mois dernier, à Naples,
-dans un bal costumé, en brigand calabrais!...
-Quand il passait le long des groupes, c'était un
-murmure d'admiration, comme pour une femme.
-Mais je vais te montrer... Il a fait faire son portrait
-pour moi, dans ce costume.</p>
-
-<p class="i1">Et, d'un petit porte-cartes caché dans une
-poche intérieure de sa pelisse, M<sup>me</sup> Chambertier
-voulut tirer une photographie.</p>
-
-<p class="i1">—Non, non! cria Simone. Oh! pour l'amour
-de Dieu, non!</p>
-
-<p class="i1">—Pourquoi? demanda Gisèle, étonnée de
-l'extraordinaire terreur qui dilatait les yeux de
-son amie.</p>
-
-<p class="i1">—On pourrait entrer, balbutia M<sup>me</sup> Mervil—dont
-la seule crainte était d'éclater en larmes si
-elle regardait le visage de Jean.—Mais que tu
-es imprudente!... Porter cette photographie sur
-toi!...</p>
-
-<p class="i1">—Elle ne me quitte pas, déclara Gisèle.
-Quand je retire mon manteau, je la mets dans
-mon corsage, et quand je retire mon corsage, je
-la mets sous mon oreiller.</p>
-
-<p class="i1">—Sous ton oreiller!... Tu interdis donc à ton
-mari la porte de ta chambre?</p>
-
-<p class="i1">—Comme c'est facile! s'écria Gisèle en éclatant
-de rire. Cela ne se fait que dans les romans.
-Non, non... Édouard vient quelquefois... le moins
-<span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">[Pg 207]</a></span>
-possible. Mais Jean reste sous l'oreiller... Et cela
-me donne du courage.</p>
-
-<p class="i1">Peut-être fut-ce un effet de ce que les moralistes
-appellent la perversité foncière de la femme,—perversité
-qui s'éveille, chez la meilleure,
-même parmi les résolutions vertueuses ou les
-plus tragiques sentiments,—mais Simone ne put
-s'empêcher de sourire, tout en murmurant un
-«Oh!...» d'indignation.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! pardonne-moi de te dire des bêtises,
-ma petite Simone. Vois-tu, je me moque tant de
-tout ce qui n'est pas lui! Et nous nous aimons si
-follement!</p>
-
-<p class="i1">—Depuis le printemps?... reprit Simone que,
-tout à l'heure, cette date avait frappée.</p>
-
-<p class="i1">—Oui... depuis notre séjour à Hyères. Tu te
-rappelles?... Tu nous as quittés. Ah! je n'aurais
-jamais cru céder si vite... Mais un jour... Tu ne
-t'imagines pas... C'est si romanesque!... Nous
-avons été surpris par un orage dans les ruines du
-vieux château...</p>
-
-<p class="i1">Ce fut au-dessus des forces de Simone. Un
-vertige de fureur la prit. Elle, si douce, elle se
-sentit le cœur submergé d'un flot de haine. Son
-cerveau s'affola d'une image de meurtre. Elle
-courait parmi ces ruines trop bien connues, elle
-les surprenait, et elle frappait Jean. Oui, durant
-une seconde, elle aurait voulu tuer Jean!</p>
-
-<p class="i1">Puis le sentiment de son injustice l'anéantit.
-<span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">[Pg 208]</a></span>
-N'était-ce pas elle qui avait rejeté, refusé l'amour
-de cet homme? Qu'est-ce qui la soulevait ainsi?
-Peut-être seulement une vanité monstrueuse. Mais
-n'avait-elle pas, la première, exaspéré par la pire
-blessure la vanité de M. d'Espayrac? Après tout,
-l'immédiate vengeance de son amant témoignait
-d'un violent dépit, et le dépit, c'est encore un
-hommage... Hélas!... Gisèle Chambertier était
-trop souverainement belle pour que le dépit
-troublât le bonheur de celui qui la possédait. Et
-Jean possédait Gisèle. Cette conviction qui surgissait
-par-dessus tout, qui s'affirmait par des visions
-rapides et folles, livrait maintenant Simone
-aux plus atroces inspirations de la jalousie. Elle
-avait beau se défendre, l'obscure impulsion montait
-en elle. Et, ce qui était pire, c'est qu'elle s'en
-voulait jusqu'au mépris d'elle-même. Quoi donc!
-Elle était restée jalouse du mari qu'elle trompait!
-Maintenant, elle devenait jalouse de l'amant dont
-elle ne voulait plus!... Mais c'était insensé!
-Quelles sont donc les abominables sources d'où
-jaillissent de tels sentiments, sur lesquels la raison
-n'a pas de prise?...</p>
-
-<p class="i1">—Qu'as-tu donc? demanda Gisèle,—car son
-amie ne lui répondait plus.—Tu es toute pâle.</p>
-
-<p class="i1">Et Simone, cédant à l'irrésistible poussée
-aveugle, allait peut-être lui crier quelque parole
-d'aigreur et d'insulte, allait peut-être se trahir
-elle-même pour mieux l'outrager, lorsque le
-<span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">[Pg 209]</a></span>
-timbre de la porte extérieure jeta sa vibration
-claire. Et, tout de suite, des pas et des rires emplirent
-le corridor.</p>
-
-<p class="i1">—Mes enfants!... exclama Simone en un cri
-de délivrance. Mes enfants!...</p>
-
-<p class="i1">D'un élan presque fou, elle se leva, elle se précipita
-vers eux. Et, à leur vue, soudainement, la
-crise affreuse qui lui convulsait le cœur s'apaisa.</p>
-
-<p class="i1">—Viens, Paulette, appela-t-elle, viens dire
-bonjour à M<sup>me</sup> Chambertier. Nounou, donnez-moi
-mon fils.</p>
-
-<p class="i1">Pour rentrer dans le petit salon, elle prit entre
-ses bras le bébé, tout rose de l'air vif à travers
-son grand voile blanc. Et ce fut avec une involontaire
-dignité, avec une fierté bienfaisante
-comme une revanche, qu'elle le tendit vers son
-amie, vers cette amante qui n'était pas mère, et
-qu'elle lui dit:</p>
-
-<p class="i1">—Voilà mon fils!</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">[Pg 210]</a></span></p>
-
-
-<div class="chapter">
- <h2 class="no-break p2"><a name="XIV" id="XIV"></a>XIV</h2>
-</div>
-
-<div class="p2">
- <img class="drop-cap" src="images/initial_c.jpg" alt="Lettre C." />
-</div>
-
-<p class="drop-cap"><span class="sc">Ce</span> fut seulement à la première représentation
-de <i>La Douleur d'Éros</i> que Simone
-Mervil revit M. d'Espayrac.</p>
-
-<p class="i1">Jean était rentré à Paris la veille au soir, suivant
-de très près les Chambertier, sans oser toutefois
-effectuer son retour par le même train. Vers
-le milieu de l'après-midi, il était venu chercher
-Mervil dans les coulisses de l'Opéra-Comique.
-Les deux amis s'étaient embrassés, avec moins
-d'ébullition que Simone et Gisèle, mais avec
-plus de mâle plaisir et de sincérité. Tout de suite
-Roger avait dit au poète:</p>
-
-<p class="i1">—Tu passeras la soirée dans notre baignoire,
-n'est-ce pas? Moi, je n'y resterai guère, tu comprends.
-Et, comme cela, Simone aura quelqu'un
-<span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">[Pg 211]</a></span>
-pour la remonter, si tout ne va pas sur des roulettes.</p>
-
-<p class="i1">—Mais, objecta Jean, ta femme ne sera pas
-toute seule. Elle aura des parents, des amis... les
-Chambertier peut-être?</p>
-
-<p class="i1">—Pas du tout. Des parents, nous n'en avons
-plus de très proches. Quant aux Chambertier,
-voyons... Imagines-tu que la belle Gisèle consentirait
-à s'enfouir dans l'obscurité d'une baignoire,
-un soir de première! Et d'une première «chic»?
-Et après huit mois d'absence?... Non, non, elle
-va reparaître au firmament de Paris dans une
-loge de face. Et ce ne sont pas les lorgnettes
-de l'orchestre qui s'en plaindront. Ah! pour jolie,
-elle est jolie. Et tu es ce que l'on convient d'appeler
-«un heureux coquin».</p>
-
-<p class="i1">—Mon cher ami, sache une fois pour toutes
-que je n'accepterai de personne, pas même de
-toi, des allusions de ce genre.</p>
-
-<p class="i1">Ceci fut dit nettement, avec un certain air de
-tête et un certain regard qui trahissaient chez
-M. d'Espayrac l'humeur volontaire et la fierté de
-race, mais dont il se gardait avec ses amis, et
-surtout avec Mervil. Celui-ci eut aussitôt le geste
-vague d'un homme qui, par inadvertance, a
-marché sur l'orteil d'un autre,—un «pardon!»
-plutôt mimé que prononcé, avec un demi-sourire
-signifiant: «Après tout, c'est votre faute, vous
-n'aviez qu'à ne pas mettre votre pied là.»</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">[Pg 212]</a></span></p>
-
-<p class="i1">D'ailleurs, entre les deux amis, ce fut moins
-que l'ombre d'un nuage, et Jean sembla ravi
-d'accepter pour le soir une place dans la baignoire
-des Mervil.</p>
-
-<p class="i1">—Fais mieux encore, dit le compositeur.
-Viens dîner avec nous. Simone ne t'a pas vu depuis
-si longtemps!... Elle ne voudra jamais s'enfermer
-dans une loge avec toi sans avoir refait
-connaissance.</p>
-
-<p class="i1">M. d'Espayrac trouva aussitôt, pour refuser,
-les meilleurs prétextes du monde.</p>
-
-<p class="i1">—Allons, bonne chance! dit-il, en quittant
-son ami. Je vais être aussi nerveux pour ton
-propre compte que si j'avais fait le scénario.</p>
-
-<p class="i1">Lorsque Simone apprit qu'elle passerait la
-soirée presque en tête-à-tête avec Jean d'Espayrac,
-elle imagina d'emmener sa fille au théâtre. Après
-la diversion nécessaire pour que Roger n'établît
-aucun rapprochement entre les deux idées, elle
-avança la proposition que Paulette était assez
-grande pour voir une «première» de son papa.</p>
-
-<p class="i1">—A quoi penses-tu? dit le musicien. Une
-petite fille qu'on met au lit à huit heures!</p>
-
-<p class="i1">—Lélette va avoir neuf ans, dit la mère. Elle
-peut encore entendre ce qu'elle ne devra plus
-entendre à seize ans.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! ce n'est pas que la pièce soit inconvenante...
-Mais elle dormira debout.</p>
-
-<p class="i1">—Elle? dormir!... tu verras un peu si elle
-<span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">[Pg 213]</a></span>
-dort! Certainement je ne suis pas d'avis de la
-conduire au théâtre... Mais à une «première»
-de toi!</p>
-
-<p class="i1">Quand on mit à Paulette sa robe en surah
-crème, avec la réserve qu'elle saurait seulement
-où on la conduisait lorsqu'elle aurait mangé de
-la soupe et une tranche de viande, la petite fille
-eut un tremblement de joie, et devina tout de
-suite qu'elle allait à l'Opéra-Comique. On ne
-put pas la faire dîner. Dans la voiture, elle ne
-tenait pas en place, et trépignait sur la jupe en
-velours noir de sa mère. Simone et Roger, suffoqués
-d'émotion anxieuse à l'idée de cette salle
-comble et de ce rideau qui allait se lever, ne disaient
-rien, et restaient, une main dans l'autre,
-au fond du coupé sombre.</p>
-
-<p class="i1">—Dis, maman, s'écria tout à coup Paulette,
-c'est ça qui serait chic si ça était un four!</p>
-
-<p class="i1">Le mot fit tressaillir les parents: «Un four!»
-Comment la petite connaissait-elle seulement
-cette expression d'argot théâtral?</p>
-
-<p class="i1">—Oui, continuait l'enfant, parce qu'on boirait
-du champagne. Tu ne te rappelles pas, petite
-mère? Un soir tu étais triste, et papa a dit: «Eh
-bien, ce n'est qu'un four. Nous n'allons pas
-pleurer pour ça. Buvons du champagne!» Et il
-en a fait monter.</p>
-
-<p class="i1">—C'est vrai, fit Roger en riant. C'était le lendemain
-de cette malheureuse première... cette
-<span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">[Pg 214]</a></span>
-absurde pantomime dont on m'avait commandé
-la musique.</p>
-
-<p class="i1">Cependant ils arrivaient devant le théâtre. Les
-trois mots: LA DOULEUR D'ÉROS, en
-énormes lettres noires, éclataient sur les affiches
-vertes, dans le rayonnement du gaz. Et ces mots
-leur semblèrent une partie vivante et frissonnante
-d'eux-mêmes étalée sous les yeux de la foule.
-Ces mots étaient de la souffrance et de la joie,
-de l'anxiété, de l'espoir. Ils se distendaient démesurément,
-ils effaçaient le temps et l'espace, ils
-réduisaient l'univers à une quantité négligeable.
-Jamais Simone et Roger n'eussent osé convenir
-du peu de chose qu'étaient pour eux, au prix de
-ces trois mots, les plaintes et les prières formulées
-ailleurs, à cette même minute, dans toutes les
-langues humaines.</p>
-
-<p class="i1">Ils passèrent vivement par l'entrée réservée aux
-artistes, traversèrent un corridor, se réfugièrent
-dans leur baignoire. Là, Mervil embrassa sa femme
-et sa fille comme à la veille d'une bataille. Puis
-il les quitta. Mais, presque aussitôt, la porte fut
-poussée, l'ouvreuse livra passage à M. d'Espayrac.</p>
-
-<p class="i1">Il parut... Si charmant toujours avec sa haute
-taille robuste et fine, et sa belle tête mâle où
-s'accentuaient la douceur des yeux, la fierté de la
-bouche. Tout de suite, Simone eut un grand
-coup au cœur, suivi d'un attendrissement, d'une
-crise de molle tendresse où se dissolvait sa volonté.
-<span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">[Pg 215]</a></span>
-Puis une tristesse immense lui vint de
-penser qu'elle l'avait perdu. Et la terreur de
-l'avoir aimé plus qu'elle n'avait cru, de l'aimer
-peut-être encore, la bouleversait de remords,
-d'angoisse et de regret.</p>
-
-<p class="i1">L'attitude de M. d'Espayrac la rassurait d'ailleurs,
-tout en la touchant profondément. Il avait
-dans la voix, dans les gestes, dans le regard,
-quelque chose de gravement ému témoignant
-qu'il se rappelait toujours, et, en même temps,
-la plus grande simplicité, un naturel qui devait
-mettre Simone à l'aise, et une docilité de physionomie
-qui disait à la jeune femme: «Votre volonté
-sera la mienne; je suis prêt à vous suivre
-sur le terrain où il vous plaira de me conduire.»</p>
-
-<p class="i1">Il fallait toute la liberté de cœur et d'esprit
-d'un homme que la passion ne subjuguait pas—ne
-subjuguerait sans doute jamais—pour
-garder une si juste mesure d'élégance, de respect
-et d'amoureuse mélancolie. La faible Simone
-était loin d'une pareille maîtrise de soi, et plus
-loin encore de pressentir ce qui se passait dans
-cet être placé si près d'elle que le velours de sa
-robe frôlait le drap de l'habit, et pourtant situé
-à de telles distances morales que l'illusion de
-l'amour même n'avait pu les rapprocher. «Il
-m'aime encore,» pensait-elle. «Gisèle est bien
-jolie, mais elle n'a pas de cœur. Elle n'a pas su le
-rendre heureux.» Car elle se figurait Jean dévoré
-<span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">[Pg 216]</a></span>
-du même besoin de tendresse qu'elle-même,
-ne se doutant pas que cette sentimentalité follement
-sensible et exclusive confinait à une maladie
-des nerfs et de l'imagination dont cette
-vigoureuse nature masculine ne serait jamais
-atteinte.</p>
-
-<p class="i1">A un moment, elle eut pourtant l'intuition de
-cet équilibre entre la tête, le cœur et les sens,
-qui mettait Jean si bien à l'abri de ses propres
-tourments, à elle. Le jeune homme se mit à rire
-presque haut, d'une drôlerie de Paulette; et Simone
-reconnut le beau rire clair, le rire perlé
-comme celui d'une femme, dont Mervil avait noté
-la mélodie pour en faire un <i>leit-motiv</i> de gaieté
-dans une de ses pièces. Comme il sonnait joyeusement,
-ce rire, en fanfare de jeunesse et d'insouciance!
-Elle en eut le cœur tout serré.</p>
-
-<p class="i1">Ainsi, au début de cette soirée, Simone connut
-de nouveau les amertumes et les tentations
-dont elle s'était crue délivrée à jamais. Peut-être
-même n'avait-elle point encore soutenu de lutte
-si âpre; peut-être ne fut-elle jamais si près d'une
-irrémédiable défaite. Ce qui la préserva, ce ne
-fut pas la présence de sa fille: car Paulette, accoudée
-au bord de la loge, et tout hypnotisée
-par la musique et les bravos, n'était pas un témoin
-gênant pour les deux êtres qui, derrière
-elle, s'immobilisaient maintenant en un trouble
-silence. Et, non plus, ce ne fut pas une persistance
-<span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">[Pg 217]</a></span>
-de discrétion et de respect dans les façons
-de Jean: car le jeune homme, repris par le
-charme de cette blonde, si fine en sa robe de velours
-noir, et peut-être lui-même perversement
-surexcité par la présence, là-haut, de son autre
-maîtresse—dont il devinait la place, dès le
-premier entr'acte, à la direction des lorgnettes,—eut,
-peu à peu, pour Simone, de ces regards et
-de ces effleurements muets qui brisent la volonté
-d'une femme. Non: ce qui sauva Simone, ce fut
-le génie de Roger, ce fut la puissance de sa musique
-et l'orgueil de son succès. La personnalité
-de son mari, en remplissant une salle entière, la
-domina elle-même, la disputa aux tentations de
-sensualité, de jalousie et de mensonge, la raidit
-en une indomptable fierté... Toutefois, au moment
-précis où, parmi les applaudissements des
-spectateurs, elle sentit son âme se réfugier vers
-le glorieux artiste, Simone comprit en un éclair,
-avec une secousse de tristesse, qu'elle ne pouvait
-plus revenir à lui de tout son être, et que nul devoir,
-nul affectueux élan, nulle admiration ne
-rallume cette misérable étincelle d'amour—feu
-follet d'erreur et de hasard, éternel égarement,
-éternel enchantement du cœur.</p>
-
-<p class="i1">Dès la fin du second acte, le triomphe de
-Mervil paraissait assuré. L'enthousiasme du public
-fit relever le rideau trois fois pour acclamer
-les interprètes, et surtout les deux rivales, Vénus
-<span class="pagenum"><a name="Page_218" id="Page_218">[Pg 218]</a></span>
-et Psyché, la déesse et la mortelle, l'une si emportée
-de passion, l'autre si touchante d'innocence,
-et toutes deux, dans leur incarnation de
-théâtre, douées, par bonheur, d'autant de talent
-que de beauté. Comme les fauteuils d'orchestre
-se vidaient, et qu'un remous d'habits noirs se
-pressait tout contre la loge de Simone, elle put
-entendre des exclamations admiratives, et même
-cette phrase prononcée très haut par un influent
-critique:</p>
-
-<p class="i1">—Cristi! mais c'est de la grande musique!...
-Une œuvre de maître! Qui est-ce qui se doutait,
-excepté moi, que ce gaillard-là avait ça dans le
-ventre?</p>
-
-<p class="i1">—C'est vrai, murmura d'Espayrac à Simone.
-Les autres voulaient toujours l'enfermer dans
-l'opérette. Eh bien, chère madame, j'espère que
-nous sommes contente?</p>
-
-<p class="i1">Mais, à ce moment, la baignoire s'emplit de
-toute la lumière du corridor. Mervil faisait ouvrir
-la porte.</p>
-
-<p class="i1">—Hein? Qu'est-ce que vous pensez? On dirait
-que ça marche.</p>
-
-<p class="i1">—Si ça marche! s'écria Jean. Les critiques
-prononcent le mot de «grande musique». Désormais
-il te faudra de la «grande poésie», et ce
-rimailleur de d'Espayrac ne sera plus ton homme.</p>
-
-<p class="i1">—C'est stupide ce que tu dis là, mon vieux.</p>
-
-<p class="i1">—Dame! tu as Molière... Mais qui est-ce qui
-<span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">[Pg 219]</a></span>
-t'a réduit la pièce à un scénario? Car tu n'as pas
-tout pris. Et c'est très habilement fait.</p>
-
-<p class="i1">—C'est moi-même.</p>
-
-<p class="i1">—Bah?...</p>
-
-<p class="i1">—Oh! ce n'était pas difficile. Tout le travail
-consistait en coupures.</p>
-
-<p class="i1">—Ferme donc la porte, dit Simone à Roger.
-Voilà des journalistes. Nous allons être envahis.</p>
-
-<p class="i1">—C'est que les Chambertier vont venir.</p>
-
-<p class="i1">—Tiens! s'écria Jean. J'allais vous proposer
-de monter les voir dans leur loge.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! ce soir, nous ne voulons pas nous
-montrer.</p>
-
-<p class="i1">A ce moment, Paulette cria très haut, d'un ton
-si drôle que plusieurs messieurs, debout à l'orchestre,
-se retournèrent en riant:</p>
-
-<p class="i1">—Alors, papa, ça n'est pas un four?</p>
-
-<p class="i1">—Chut! dit Mervil, veux-tu te taire? Non...
-Mais tu auras du champagne tout de même.</p>
-
-<p class="i1">—Bon, fit d'Espayrac, moi qui oubliais des
-bonbons pour Paulette! Je vais aller lui chercher
-des fruits glacés.</p>
-
-<p class="i1">Il prit son pardessus et sortit.</p>
-
-<p class="i1">Cependant Gisèle arrivait, au bras de son
-mari, produisant, dans les couloirs, un mouvement
-de foule, qui se refermait derrière sa longue
-traîne. Sa robe se décolletait à peine, comme il
-seyait à son buste mince et long, d'une souplesse
-de couleuvre; mais ses bras, nus jusqu'à l'épaule,
-<span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">[Pg 220]</a></span>
-surprenaient par leur dessin ferme et pur, et l'on
-devinait la solide finesse des hanches, sous la
-ceinture placée très bas,—une ceinture d'or,
-d'émail et de pierreries, à la façon barbare qu'elle
-aimait. A côté de cette reine de légendes antiques,
-Chambertier étalait le ventre satisfait,
-l'habit noir et le gilet à cœur d'un bourgeois du
-dix-neuvième siècle.</p>
-
-<p class="i1">—A-t-il assez la tête d'un Georges Dandin?
-dit à un ami un jeune homme qui venait de lui
-serrer la main.</p>
-
-<p class="i1">—Ne t'y fie pas, répliqua l'autre. Ces gros
-bonshommes pacifiques restent longtemps sans
-rien voir, puis, un beau jour, ils ouvrent les yeux,
-et tuent l'amant à coups de revolver dans la
-ruelle de leur femme.</p>
-
-<p class="i1">Maintenant, au fond de l'étroite baignoire,
-Gisèle embrassait Simone, et, pour mieux féliciter
-Mervil, elle voulut l'embrasser aussi. Chambertier,
-renonçant à introduire son gros corps,
-allongeait seulement d'énergiques poignées de
-main. Et, tout autour, dans le couloir, des gens
-s'entassaient, les yeux vers cette loge sombre,
-avec une effronterie de curiosité tranquille, les
-uns pour apercevoir «la belle M<sup>me</sup> Chambertier»,
-les autres parce qu'ils avaient entendu
-dire que l'auteur se trouvait là. D'Espayrac, qui
-revenait avec les fruits glacés, ne put se frayer un
-passage.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">[Pg 221]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Toutefois la sonnerie électrique dispersa le
-groupe. L'orchestre se remplit avec un bourdonnement.
-Des violons, qu'on accordait, grincèrent.
-Les Chambertier remontèrent dans leur loge. Et
-Mervil, cette fois, resta dans la baignoire, avec sa
-femme et son ami.</p>
-
-<p class="i1">Jean et Simone éprouvèrent un désappointement
-de sa présence, un regret de la tentatrice
-solitude. Cependant ils n'avaient rien à se dire.
-Pour des raisons diverses, l'un et l'autre avaient
-résolu de ne pas renouer, de ne pas faire surgir
-sous la précision des mots ce passé qui veillait,
-silencieusement et passionnément, dans le secret
-de leurs deux cœurs. Et toutefois, même pour ne
-pas se parler de ce qui les occupait tant, leur tête-à-tête,
-en l'obscurité de cette loge, avec cette
-foule vibrante alentour, avec ces souffles d'harmonie
-et de volupté venus de la scène et qui les
-enveloppaient ensemble, avait un charme presque
-pénible mais d'une intensité singulière. Dans un
-pareil affinement de sensation, les plus imperceptibles
-réflexes nerveux les ébranlaient comme
-des chocs, et, tout à l'heure, la main de Jean
-s'étant posée sur la sienne, Simone avait défailli,
-s'était crue près de s'évanouir.</p>
-
-<p class="i1">Le seul aspect du visage de Mervil, tendu vers
-la scène, un peu pâle, avec la fulgurance de ses
-grands yeux de braise, suffisait à dissiper ce galvanisme
-amoureux. Dès lors, Simone et Jean purent
-<span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">[Pg 222]</a></span>
-se parler d'une façon naturelle; et ils sentirent,
-aux premiers mots d'indifférence, comme
-un abîme qui s'élargissait entre eux. La vie parisienne
-les reprit, la vie masquée, où tant d'élégance
-et de politesse couvre les visages, que les
-cœurs faibles et impersonnels en arrivent à ne plus
-reconnaître leur propre identité. L'artificiel se
-substitue si bien à la nature, que celle-ci cesse
-de s'apercevoir elle-même, et, dans un miroir, ne
-se reconnaîtrait plus. Simone et Jean, avec leur
-habitude parfaite du monde, furent si bien, extérieurement,
-l'un pour l'autre, même en tête-à-tête,
-ce qu'ils voulaient être intérieurement, que,
-plus tard, il leur arriva de s'y tromper. Mais, pour
-inconscient qu'il fût, le lien ne devait pas se
-briser de sitôt entre ces deux êtres dont le préjugé,
-l'orgueil ou la raison avait dénoué les bras
-sans que leur désir fût assouvi.</p>
-
-<p class="i1">Cependant, sur le dossier du fauteuil où s'appuyait
-sa femme, Roger, d'un doigt fébrile, suivait
-la mesure que battait le chef d'orchestre. Ce
-troisième acte de sa <i>Douleur d'Éros</i> déroulait des
-beautés musicales de premier ordre, que le public
-écoutait dans une extase muette, sans un
-mouvement, sans un bravo, presque sans un
-souffle. La claque ayant voulu souligner la phrase
-de puissante harmonie par laquelle l'orchestre
-appuie le serment de l'Amour jurant de se faire
-connaître à Psyché, des «chuts» furieux éclatèrent.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">[Pg 223]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Comment?... murmura Simone, qui se sentit
-pâlir. Ah bien, s'ils n'applaudissent pas ça!...</p>
-
-<p class="i1">Son mari, haletant, la fit taire. Mais d'Espayrac
-dit vivement à voix basse:</p>
-
-<p class="i1">—Craignez rien... Ils sont empoignés, voilà
-tout.</p>
-
-<p class="i1">Et, en effet, lorsque, après les nouvelles instances
-de Psyché, le ténor qui jouait Éros reprit
-d'une voix saisissante de tristesse:</p>
-
-<p class="ac">
-«<i>Je l'ai juré, je n'en suis plus le maître...</i>»
-</p>
-
-<p>un tel frémissement parcourut la salle, que, cette
-fois, l'émotion, l'admiration, durent se manifester.
-Des mains battirent, des voix hautes prononcèrent:
-«Ah! bravo!... bravo!...» Le chanteur
-s'interrompit. Alors le tonnerre des applaudissements
-roula longuement, puis s'éteignit, puis
-reprit avec tant de force, que Simone, secouée de
-larmes heureuses, se retourna, et, dans l'ombre,
-saisit à deux bras le cou de son mari, et lui baisa
-le front follement.</p>
-
-<p class="i1">Cependant le chanteur, impassible, attendait
-pour continuer. D'un battement de paupières, il
-fit signe au chef d'orchestre. Et l'on aurait cru
-que de plusieurs minutes il ne pourrait se faire
-entendre, car le public, une fois soulevé, ne se
-calmait plus. On remuait encore, on échangeait
-des remarques, et les impressions longtemps contenues
-<span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">[Pg 224]</a></span>
-s'échappaient en exclamations bruyantes.
-Mais le ténor ouvrit la bouche; ce fut comme un
-enchantement. Le silence d'extase aussitôt se rétablit.
-Et la douleur divine d'Éros s'exhala vers
-Psyché, dans un récitatif d'une simplicité très
-noble, malgré son infinie tristesse:</p>
-
-<div class="poetry-container">
- <div class="poetry">
- <div class="verse indent-1_5">«<i>Je l'ai juré, je n'en suis plus le maître;</i></div>
- <div class="verse"><i>Mais vous ne savez pas ce que vous demandez.</i></div>
- <div class="verse"><i>Laissez-moi mon secret. Si je me fais connaître,</i></div>
- <div class="verse indent-1_5"><i>Je vous perds, et vous me perdez!</i>»</div>
- </div>
-</div>
-
-<p class="i1">La pièce, d'ailleurs, s'achevait dans le sentiment
-d'éternelle mélancolie qui donne un sens
-philosophique si profond à cette fable antique.
-Mervil n'avait pas adopté le dénouement de Molière,
-qui désarme la colère de Vénus, fait intervenir
-Jupiter, et rend à Psyché son amant, en
-l'élevant elle-même au rang des divinités. Son
-œuvre finissait lorsque Psyché, ayant satisfait sa
-curiosité fatale, voit disparaître pour toujours
-celui qu'elle aime, tandis qu'autour d'elle s'évanouissent
-les merveilles des jardins célestes, et
-qu'elle demeure seule au milieu d'un désert plein
-de ronces, de cendres et de pierres.</p>
-
-<p class="i1">—Voyez-vous, madame, dit d'Espayrac à Simone
-lorsque la toile tomba, c'est une dissertation
-morale qu'il a mise là en musique, votre
-grand homme de mari. Cela veut dire qu'il ne
-faut jamais regarder de trop près son bonheur.
-<span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">[Pg 225]</a></span>
-Sans cela on le perd. Il ne faut pas trop en analyser
-l'essence, mais le prendre comme il vient.
-Autrement, voilà ce qu'il en reste: des mauvaises
-herbes, de la poussière et des rochers.</p>
-
-<p class="i1">M<sup>me</sup> Mervil comprit fort bien ce qu'il voulait
-dire. Cette voix qui, sous le ton voulu de la plaisanterie,
-sonnait un peu âpre, lui fit passer dans
-le cœur le frisson glacé d'un regret. Mais elle se
-raidit, se tourna vers la scène, et la joie de ce qui
-suivit noya, emporta son chagrin.</p>
-
-<p class="i1">On avait rappelé les acteurs; on les avait même
-rappelés plusieurs fois. Maintenant le rideau semblait
-retombé pour de bon. Mais le public restait
-encore, demandait le nom de l'auteur. Et enfin
-le régisseur parut, qui le dit, ce nom. Alors ce
-fut pour Mervil, et tout autant pour Simone, et
-même un peu pour la petite Paulette, la minute
-d'ivresse où les oreilles, la chair et l'âme boivent
-la clameur du succès. Tous les trois enlacés écoutaient
-au fond de la petite loge sombre. Et c'était
-un bonheur inouï, comme la vie n'en réserve qu'à
-de bien rares élus, cette exaltation de la personnalité,
-ce retentissement de son être dans des
-centaines d'autres êtres, cette prise de possession
-des cœurs par l'étreinte de sa pensée, de son
-œuvre, de son laborieux rêve d'artiste, tout cela
-traduit par un bruit de foule, par des battements
-de mains, par des bravos envolés, par tout un
-grisant et délicieux tapage.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">[Pg 226]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Eh bien, mon vieux, dit Jean avec de sincères
-larmes de joie sous les paupières, tous mes
-compliments, tu sais! Il n'est pas volé, ce succès-là.</p>
-
-<p class="i1">Les deux hommes se serrèrent la main. Et
-alors Simone, d'un geste fier et brusque, tendit la
-sienne à M. d'Espayrac. Elle la lui avait déjà
-donnée, au commencement de la soirée, lorsqu'ils
-s'étaient revus, mais d'un mouvement obligatoire
-et banal, dépourvu de signification. Maintenant
-il comprit que cette poignée de main voulait dire
-quelque chose, et il ne sut pas au juste quoi. Mais
-il y sentit une allégresse honnête, comme une
-force retrouvée, comme une alliance de loyauté
-pour anéantir jusqu'au souvenir honteux de la
-trahison devant ce noble artiste, et comme une
-réconciliation d'amitié par-dessus le gouffre
-trouble de l'amour. C'était un inconscient appel
-à ce qu'il avait de meilleur en lui. Il en fut surpris
-et remué, sans bien se rendre compte. Et, tout en
-serrant la petite main de Simone, une chose profonde
-et obscure qu'il tenait de sa race, une délicatesse
-d'honneur, une crânerie de droiture, une
-chaleur de générosité, s'éveilla sous sa légèreté,
-sous sa sensualité, sous son cynisme de Parisien.</p>
-
-<p class="i1">«Drôle de petite femme,» se disait-il dans
-son cab, tandis qu'il retournait rue de la Faisanderie,
-au trot allongé de son grand stepper irlandais.
-«Drôle de petite femme... Moi qui croyais
-que je la reprendrais quand je voudrais, pour
-<span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">[Pg 227]</a></span>
-avoir le plaisir de la lâcher ensuite à mon tour.
-Eh bien, non... D'abord elle vaut mieux que ça.
-C'est étonnant, mais je crois, parole d'honneur,
-qu'elle vaut mieux que ça... Elle est bien la seule,
-par exemple, de qui j'en dirais autant...»</p>
-
-<p class="i1">Ce fut à peu près l'unique réflexion que le
-beau Jean d'Espayrac formula nettement dans
-son cab. Mais, arrivé rue de la Faisanderie, dans
-son petit hôtel gothique, il envoya coucher son
-valet de chambre, qui dormait debout, et resta
-longtemps vêtu de son habit de soirée, à rêver au
-coin de son feu. Même il alluma une cigarette,
-et, plus tard, lorsqu'il la jeta dans les cendres, on
-l'eût entendu qui murmurait:</p>
-
-<p class="i1">—Ah! petite Simone... petite Simone... C'est
-dommage! Car je vous aurais vraiment aimée.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">[Pg 228]</a></span></p>
-
-
-<div class="chapter">
- <h2 class="no-break p2"><a name="XV" id="XV"></a>XV</h2>
-</div>
-
-<div class="p2">
- <img class="drop-cap" src="images/initial_d.jpg" alt="Lettre D." />
-</div>
-
-<p class="drop-cap"><span class="sc">Des</span> mois s'écoulèrent,—mois heureux
-pour Simone, mois remplis d'une
-douceur profonde, telle que jamais
-elle n'en avait connu. Certes, les premiers temps
-de son mariage n'évoquaient en elle que des
-souvenirs de félicité. Mais alors, n'ayant pas
-souffert, ne connaissant pas les pièges abominables
-où nous prend et nous meurtrit la vie, elle
-avait au cœur une espérance illimitée qui dépassait
-et diminuait les réalités les meilleures.
-Maintenant, au contraire, le sentiment de son
-imprudence et de sa faute, la conscience d'un
-amoindrissement d'elle-même et celle des risques
-courus, puis, parfois, les tressaillements encore
-douloureux de ses récentes blessures, accroissaient
-infiniment le prix de ses joies.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">[Pg 229]</a></span></p>
-
-<p class="i1">D'ailleurs l'attrait de l'avenir, dont s'était aveuglée
-sa jeunesse, perdait pour elle de cette intensité
-qui rend trop longs les meilleurs et les
-plus rapides de nos jours. Simone avait trente
-ans. Elle atteignait cette période de la vie où la
-femme commence à mieux savourer les heures,
-et où déjà l'inquiétude la prend à les sentir couler
-si vite. Elle ne voulait plus se laisser souffrir d'aucune
-chimère. Elle s'installait à présent dans son
-bonheur avec une tranquillité résolue. Et ce bonheur
-était tel qu'il pouvait défier même les pièges
-de sa fine imagination.</p>
-
-<p class="i1">La célébrité, la fortune, prêtaient au petit hôtel
-de la rue Ampère un peu du prestige qu'ont les
-royales demeures; les passants le considéraient
-et retournaient la tête pour voir encore les
-étroites fenêtres à vitraux; beaucoup de visiteurs
-sentaient leur cœur battre en touchant la sonnette,
-inquiets de savoir s'ils seraient reçus par
-«le maître». Dans l'atmosphère nouvelle de son
-très grand succès, Mervil sentait un peu se calmer
-sa défiance de lui-même,—cette vipère que certains
-artistes portent en eux, sifflante et glacée,
-jusqu'à la tombe, au milieu même de leur gloire.
-Aussi la nervosité de son caractère se détendait;
-l'ironie lui montait moins souvent aux lèvres; il
-accueillait plus franchement les privilèges de sa
-destinée, et tout son entourage s'épanouissait à
-présent dans la chaleur de sa bonté naturelle.
-<span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">[Pg 230]</a></span>
-Mais personne autant que Simone ne s'émerveillait,
-ne s'attendrissait de cette bonté.</p>
-
-<p class="i1">Cependant le petit Hugues sortait de la vie
-végétative propre à la toute première enfance. Il
-devenait le petit animal humain, gazouilleur et
-joli, que l'on commence à mettre en robes courtes,
-et dont les pieds remuants se chaussent de minuscules
-souliers vernis, encore inutiles d'ailleurs.
-Ses traits s'affirmaient, se dégageaient de l'ébauche
-indécise, promettaient de la finesse et de la régularité.
-Sur son crâne rose, une impalpable soie
-blonde, presque blanche, s'arrondissait en bouclettes,
-et derrière l'ourlet délicat de ses lèvres,
-des dents menues pointaient en gouttes laiteuses.
-Mais, pour l'adoration de ses parents, ses yeux
-surpassaient toutes les autres merveilles. Ils paraissaient
-immenses dans ce visage de poupée,
-et leur perpétuelle admiration ravie éclairait la
-maison d'une lueur d'astres.</p>
-
-<p class="i1">—Je t'assure qu'ils seront bleus, disait chaque
-jour Mervil à Simone.</p>
-
-<p class="i1">—Quelle idée! s'écriait-elle. Personne dans la
-famille ne les a de cette couleur. Moi je suis seule
-à les avoir clairs, et encore les miens sont gris.
-Mais tous les petits enfants ont d'abord les yeux
-de ce bleu incertain. Ça change vers huit ou dix
-mois. Hugues a tes yeux, c'est frappant. Tu verras
-qu'ils deviendront très noirs.</p>
-
-<p class="i1">Un matin, comme Roger faisait sauter son fils
-<span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">[Pg 231]</a></span>
-sur ses bras, il s'arrêta tout à coup, et, portant le
-bébé dans le plein jour de la fenêtre, il s'écria:</p>
-
-<p class="i1">—Oh! c'est un peu fort!</p>
-
-<p class="i1">Puis s'adressant à la nourrice:</p>
-
-<p class="i1">—Nounou, venez voir ici. Peut-on soutenir
-que cet enfant n'a pas les yeux bleus?</p>
-
-<p class="i1">La brave femme convint que c'était difficile.
-A ce moment Simone entrait dans la chambre.</p>
-
-<p class="i1">—Ils sont bleus, répétait Mervil. D'un bleu
-très pur, mais très foncé. Tiens, veux-tu que je te
-dise, Simone: je ne connais qu'une seule personne
-qui ait des yeux de cette nuance-là. C'est
-Jean d'Espayrac. Non, mais c'est drôle, tu sais...
-Bébé a tout à fait les yeux de Jean.</p>
-
-<p class="i1">Au milieu de sa paix reconquise et de son bonheur,
-cette parole frappa M<sup>me</sup> Mervil comme le
-coup imprévu d'une arme effroyablement pénétrante
-et cruelle. D'un geste involontaire, elle
-porta la main à son cœur, comme si le coup l'eût
-déchirée là. Et elle ne trouvait pas un mot à dire,
-abasourdie, terrifiée.</p>
-
-<p class="i1">Pourtant Roger, ne remarquant rien, très à
-l'aise, plaisantait.</p>
-
-<p class="i1">—Il n'a pas mal choisi, le petit bonhomme.
-Les yeux de Jean sont les plus beaux que je connaisse.
-Ma foi, je trouverais ça très bien qu'il eût
-des yeux comme Jean.</p>
-
-<p class="i1">Il posa son fils entre les bras de la nourrice, et,
-venant tirer gentiment l'oreille de sa femme:</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">[Pg 232]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Ah! madame, je vous y prends. Vous aurez
-trop regardé les prunelles saphir du beau d'Espayrac.
-Je lui conterai ça à notre ami Jean.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! je t'en supplie!... s'écria-t-elle.</p>
-
-<p class="i1">Et ce fut un tel cri d'angoisse, qu'effrayée par
-l'altération de sa propre voix, Simone reprit en
-essayant de sourire:</p>
-
-<p class="i1">—Entre nous, c'est très bien, mais avec ce
-jeune homme, des plaisanteries pareilles...</p>
-
-<p class="i1">—Petite prude! dit son mari. Enfin, c'est bon.
-Si vous promettez de ne plus recommencer, on
-n'en parlera pas.</p>
-
-<p class="i1">Et il l'embrassa,—tellement tourné ce matin-là
-à la drôlerie et à la joie qu'il ne sentit pas, sous
-sa lèvre, la joue de Simone froide et rigide
-comme de la glace.</p>
-
-<p class="i1">Pendant les jours qui suivirent, lorsque
-M<sup>me</sup> Mervil se trouvait seule près de son fils, elle
-épiait les yeux de l'enfant, avec une attention
-anxieuse, obstinée, sans pouvoir penser à autre
-chose qu'à ces prunelles, d'une transparence de
-pierre précieuse, dont le bleu semblait devenir
-d'heure en heure plus profond. Parfois, comme
-prise de l'espoir qu'elles eussent changé de nuance
-sous les paupières closes par le sommeil, la jeune
-mère éveillait le bébé dans son berceau et guettait,
-haletante, le soulèvement des longs cils
-foncés. Mais, devant son mari, Simone évitait de
-contempler Hugues; puis, si elle voyait Mervil
-<span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">[Pg 233]</a></span>
-poser sur lui un regard prolongé, elle s'emparait
-du petit garçon, l'excitait, le faisait jouer, ou
-l'emportait auprès de sa nourrice.</p>
-
-<p class="i1">Toutefois d'autres semaines, puis d'autres mois
-passèrent, et, à la longue, cette crise atroce de
-doute et de crainte s'apaisa pour Simone, comme
-s'étaient apaisés son coupable amour et ses remords.
-L'habitude vint à tous de voir les yeux
-bleus de Hugues. Nul ne les remarqua plus. Aucune
-comparaison nouvelle ne fut établie entre
-ces yeux d'enfant et ceux de M. d'Espayrac. Et,
-une fois de plus, l'accoutumance et l'illusion—ces
-baumes éternels du cœur—engourdirent,
-puis dissipèrent chez Simone le poison des cuisantes
-pensées.</p>
-
-<p class="i1">Comme elle n'alla pas beaucoup dans le
-monde, cet hiver, et qu'elle ne reçut point, elle
-ne rencontra que rarement Gisèle et M. d'Espayrac.
-Déjà, du reste, elle pouvait les apercevoir,
-l'un ou l'autre, même à l'improviste, sans cet
-élancement de douleur qui naguère, à leur premier
-aspect, lui cassait les jambes et lui pâlissait
-le visage. Le poète écrivait un libretto pour Mervil.
-Mais ce travail avançait avec lenteur, et
-M. d'Espayrac—volontairement sans doute—oubliait
-de plus en plus le chemin de la rue Ampère.
-Quant à M<sup>me</sup> Chambertier, plus lancée que
-jamais, perdue dans un tourbillon d'occupations
-folles, comment eût-elle trouvé le temps de venir
-<span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">[Pg 234]</a></span>
-voir son amie? Tous les matins elle conduisait
-au Bois; même elle se remettait à l'équitation,
-annonçant le projet de se montrer prochainement
-dans l'allée des Poteaux, seule et suivie d'un
-groom, ce que se permettent à peine quelques
-très grandes dames, en dehors des écuyères et des
-cocottes: c'était d'un «chic» hardi et exceptionnel
-qui la tentait. L'après-midi elle avait, avec
-les couturiers en vogue, des conférences d'où
-sortaient des chefs-d'œuvre de toilette, reproduits
-par les journaux d'illustration artistique et mondaine.
-Puis, à cinq heures, il lui fallait être de
-retour dans son immense hôtel du boulevard
-Haussmann, pour présider son <i>five o'clock</i>. Et, le
-soir, c'étaient les dîners, les premières représentations,
-les bals. Si bien qu'avec les heures réservées
-à ses rendez-vous d'amour, c'est à peine si
-elle pouvait suffire aux visites officielles, indispensables.
-Une furie de mouvement, d'éclat, de
-vie à outrance, l'avait prise depuis que la langueur
-inquiète de ses sens et de son esprit se
-trouvait secouée, dissipée par les réalités de la
-passion. D'ailleurs elle s'affichait. Sa liaison avec
-M. d'Espayrac n'était plus guère inconnue que
-de l'aveugle Chambertier. Même, comme la
-chronique scandaleuse avait épuisé ce thème, on
-lui prêtait d'autres amants.</p>
-
-<p class="i1">Jean, qui, fort ombrageux au sujet de ses maîtresses,
-prenait grand souci de leur réputation,
-<span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">[Pg 235]</a></span>
-avait d'abord entouré celle-ci d'égards et de mystère.
-Quand il s'aperçut des inconséquences
-qu'elle commettait, sa délicatesse en fut froissée.
-Il lui en fit des reproches, et même lui montra
-un certain mépris, lui parla durement. Elle s'emporta,
-lui répondit par des bravades. Mais elle
-avait des colères si pleines de séduction, avec
-l'ombre noyée de ses longs yeux, le dédain de sa
-bouche, les ondulations de couleuvre tordant et
-redressant son buste souple, que d'Espayrac, aussitôt,
-perdait le fil de son discours. Alors Gisèle
-triomphait, le croyait vaincu. Il n'était qu'enivré.
-Aux heures de réflexion froide, un fugace dégoût
-lui montait aux lèvres. Peu à peu, il en vint à la
-considérer, à la traiter même comme une courtisane.
-Dans son inexpérience, Gisèle en fut ravie;
-elle crut, parce qu'il la respectait moins, qu'il
-l'aimait davantage. Mais M. d'Espayrac avait trop
-d'élégance dans l'âme pour goûter des sentiments
-et des façons de fille chez une femme du monde,
-une femme dont il voulait se croire le premier,
-le seul amant. Elle le heurta, l'énerva par ses
-manques de tact, de mesure, de pudeur. Devant
-lui, comme jadis devant Simone, elle parlait de
-ses droits à l'adultère, se moquait du mariage,
-ridiculisait Chambertier. D'Espayrac trouva cela
-d'un ton détestable. Un tel défaut de tenue morale
-lui répugnait comme des défauts de tenue
-physique: il se sentait aussi choqué que si sa maîtresse
-<span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">[Pg 236]</a></span>
-se fût montrée à lui les mains mal soignées,
-ou vêtue, sous la merveille de ses toilettes, d'une
-lingerie grossière. D'ailleurs, la satiété accomplissait
-chez lui cette œuvre d'enlisement où,
-peu à peu, les plus vifs désirs humains s'anéantissent,
-disparaissent. Si bien que, malgré la
-beauté de cette créature de passion, moins d'un
-an après sa conquête il commençait à se détacher
-d'elle.</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">Un matin, comme Simone était à sa toilette,
-sa femme de chambre vint lui dire qu'une dame
-demandait instamment à lui parler. Quelle dame?
-La domestique, nouvelle dans la maison, ne la
-connaissait pas. C'était quelque solliciteuse, et
-M<sup>me</sup> Mervil, obligée de se défendre sans cesse
-contre les importunités de ces sortes de personnes,
-allait la faire congédier, lorsque la femme de
-chambre expliqua qu'elle était fort bien mise et
-qu'elle avait l'air bien comme il faut; que, d'ailleurs,
-elle avait une voiture à la porte.</p>
-
-<p class="i1">—Alors, dit Simone intriguée, donnez-moi
-ma robe de chambre.</p>
-
-<p class="i1">En bas, dans le petit salon, elle poussa un cri
-de surprise en reconnaissant M<sup>me</sup> Chambertier, la
-mère, la vieille dame qu'on ne voyait guère à
-Paris, car elle passait l'hiver dans son château de
-Provence et l'été en Suisse.</p>
-
-<p class="i1">—Vous, chère madame!... Je vous croyais
-<span class="pagenum"><a name="Page_237" id="Page_237">[Pg 237]</a></span>
-encore à Hyères. Et pourquoi ne pas dire votre
-nom? J'ai failli ne pas vous recevoir.</p>
-
-<p class="i1">—Je l'aurais dit au dernier moment, s'il
-avait fallu, répondit M<sup>me</sup> Chambertier. J'aime
-mieux qu'on ne sache pas que je suis venue ici,
-le matin, pour vous parler de choses graves.</p>
-
-<p class="i1">—Des choses graves!...</p>
-
-<p class="i1">Une appréhension serra la gorge de Simone.
-En même temps elle vit sur le visage de la vieille
-dame un air de tristesse et de rigidité qu'elle
-n'avait pas remarqué tout d'abord.</p>
-
-<p class="i1">—Ma chère petite, commença M<sup>me</sup> Chambertier,
-je viens au nom de l'amitié qui vous lie à ma
-belle-fille... Je viens faire appel à votre loyauté, à
-votre bon cœur...</p>
-
-<p class="i1">Tout en parlant, elle sortait un petit portefeuille,
-l'ouvrait, en tirait un papier plié, qu'elle
-tendit à M<sup>me</sup> Mervil.</p>
-
-<p class="i1">—Connaissez-vous cette écriture?</p>
-
-<p class="i1">La stupeur élargit les yeux de Simone. Dès le
-premier coup d'œil, elle distingua l'écriture de
-Jean. Et toutes ses idées se confondirent, toute sa
-raison chavira dans la folle peur qui la saisit. Rien
-de logique ne lui vint à la tête. Évidemment
-M<sup>me</sup> Chambertier lui rapportait un des billets
-d'amour de M. d'Espayrac, écrit à elle, Simone,
-et retrouvé Dieu savait où. Elle ne réfléchit pas
-qu'elle les avait détruits tous, elle ne pensa pas à
-Gisèle... Elle n'eut dans le cœur et dans l'esprit
-<span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">[Pg 238]</a></span>
-que la convulsion de son épouvante... l'épouvante
-atroce du criminel qui sent la main du gendarme
-s'abattre sur son épaule. Oh! les fruits d'angoisse
-et de honte qu'engendrait sa misérable faute!...
-Cependant, comme M<sup>me</sup> Chambertier répétait
-sa question d'une voix sévère, Simone, malgré la
-rougeur violente dont elle sentait le feu sur son
-visage, tâcha de feindre l'étonnement, voulut
-nier:</p>
-
-<p class="i1">—Cette écriture?... Non... Non, je ne connais
-pas.</p>
-
-<p class="i1">—Pourtant, dit la vieille dame avec un sourire
-d'incrédulité, vous avez dû la voir bien souvent.</p>
-
-<p class="i1">Cette ironie acheva d'écraser la malheureuse
-M<sup>me</sup> Mervil. Aussi fut-elle un moment à se remettre,
-ne saisissant pas tout de suite d'où lui
-venait la délivrance, lorsque M<sup>me</sup> Chambertier
-ajouta:</p>
-
-<p class="i1">—Oui, vous avez dû la voir souvent, dans les
-mains de votre mari, puisque M. d'Espayrac a
-été son collaborateur, et que c'est l'écriture de
-M. d'Espayrac.</p>
-
-<p class="i1">Simone se taisait, incapable de trouver une
-pensée, de formuler un mot.</p>
-
-<p class="i1">—Ma chère enfant, reprit la vieille dame en
-posant une main sur la sienne, votre rougeur me
-montre que vous êtes au courant de tout...</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">[Pg 239]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Ici M<sup>me</sup> Chambertier hésita, baissa la voix:</p>
-
-<p class="i1">—Vous devez savoir que Gisèle est la maîtresse
-de ce jeune homme.</p>
-
-<p class="i1">Alors ce fut un coup de lumière. «Mais, mon
-Dieu!» pensa Simone, «ma lâche frayeur pour
-moi-même m'a fait trahir ma pauvre amie. C'est
-à ses dépens que mon embarras s'explique. Oh!
-comme je m'en veux! Comme je m'en veux!»</p>
-
-<p class="i1">Elle essaya de défendre Gisèle. «Savoir une
-chose pareille! Non, elle ne le savait pas, car cela
-n'existait pas, elle ne le croirait jamais!» Et Simone
-mentit avec abondance, avec éloquence,
-et—à mesure qu'elle parlait—presque avec
-sincérité.</p>
-
-<p class="i1">—Nous perdons notre temps, dit avec douceur
-la vieille M<sup>me</sup> Chambertier. Si vous ne le
-saviez pas, je vais vous l'apprendre. Lisez cette
-lettre.</p>
-
-<p class="i1">—Je ne veux pas lire... Je ne veux pas savoir.</p>
-
-<p class="i1">—C'est dans l'intérêt de Gisèle. Je suis venue
-à vous, ma chère Simone, comme à sa meilleure—je
-veux dire, à sa seule—amie (car je n'appelle
-pas «ses amies» les envieuses poupées
-qu'elle fréquente). Vous avez de l'influence sur
-elle. Et vous possédez tant de sagesse, tant de
-raison! Je n'avertirai pas mon fils... Mais il faut
-qu'à nous deux nous fassions cesser ce scandale,
-nous empêchions un malheur. Ce n'est pas moi,
-vous le comprenez bien, qui puis parler de <i>cela</i>
-avec ma belle-fille.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">[Pg 240]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Simone donc prit la lettre, la lut. Et elle y reconnut
-les expressions de Jean, les phrases amoureuses
-de Jean, ses mots câlins comme des caresses,
-avec quelque chose de plus ardemment
-sensuel qui lui fit mal. Il fallait donc que le destin
-lui mît ceci sous les yeux! Quand aurait-elle fini
-de monter son calvaire?—Hélas! elle n'était
-pas au bout.—Ce fut avec un gémissement
-de douleur qu'elle rendit la lettre à M<sup>me</sup> Chambertier.</p>
-
-<p class="i1">—N'est-ce pas que c'est ignoble... monstrueux?
-dit la vieille dame. Elle a de la chance,
-la misérable, que cette lettre soit tombée dans
-mes mains et non dans celles de son mari! Mon
-fils aurait tout massacré.</p>
-
-<p class="i1">Cette transformation du bon Chambertier en
-un justicier sanglant parut tellement inadmissible
-à Simone qu'elle eut un geste de surprise et de
-protestation.</p>
-
-<p class="i1">—Je vous dis que mon fils les tuerait, reprit
-la vieille dame. Et voulez-vous savoir pourquoi?
-Ce ne serait pas par férocité, ni pour faire le
-héros de roman, ni peut-être par jalousie seule—bien
-qu'il soit très épris et très jaloux de son
-monstre de femme.—Non, ce serait, dans le
-coup foudroyant de la surprise, quelque chose—comment
-vous dirai-je?—quelque chose en
-lui qui le pousserait à tuer, parce que c'est
-comme ça, dans l'air, dans le sang, parce qu'on
-<span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">[Pg 241]</a></span>
-doit tuer la femme qui vous trompe, ou son
-amant, ou les deux; qu'on l'a fait autour de nous,
-dans notre pays, dans notre milieu. Et justement,
-comme Édouard est doux, un peu routinier,
-n'est-ce pas? sans idées très personnelles, il suivrait,
-au premier moment, les notions qu'il a en
-lui, toutes formées, faute d'initiative pour leur
-substituer autre chose.</p>
-
-<p class="i1">—Mon Dieu!... dit Simone impressionnée.
-Mais que pensez-vous donc que je puisse faire,
-madame?</p>
-
-<p class="i1">La vieille M<sup>me</sup> Chambertier supposait qu'elle
-pourrait avertir, effrayer Gisèle, et aussi lui faire
-de la morale, la rappeler au sentiment de ses devoirs.—«J'essaierai,»
-murmura Simone, que
-remuaient ce chagrin maternel si sincère et les
-révoltes, l'indignation de cette antique honnêteté.
-Au fond, sachant bien qu'on ne détourne
-pas avec des paroles le cours d'une passion chez
-une femme comme son amie, elle se promettait
-de lui conseiller surtout la plus extrême prudence.</p>
-
-<p class="i1">Gisèle, qu'elle vit le jour même, prit fort légèrement
-l'anecdote, et plus légèrement encore les
-avis que Simone crut devoir y ajouter. Elle se
-moqua de sa belle-mère, puis fut prise d'un accès
-de fou rire à l'idée de Chambertier surgissant le
-revolver à la main pour la mettre à mort ainsi que
-son amant.</p>
-
-<p class="i1">—Pauvre Édouard!... Lui, me tuer! Mais je
-<span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">[Pg 242]</a></span>
-lui dirais que je ne donne des rendez-vous à Jean
-que pour l'aider à trouver ses rimes... Il serait trop
-content de me croire. Il m'aime comme un imbécile.
-C'est ce qui est exaspérant.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! dit Simone, je ne peux pas t'entendre
-parler comme cela de ce pauvre homme. Tu le
-trompes... N'est-ce pas assez?</p>
-
-<p class="i1">—C'est qu'il me gêne avec son aveuglement.
-Ah! elle est loin de compte, ma charmante belle-mère,
-si elle croit que je me cache de lui. Mais je
-laisse traîner mes lettres exprès!... C'est stupéfiant
-qu'il ne s'aperçoive de rien!</p>
-
-<p class="i1">—Comment? fit Simone. Tu veux que ton
-mari sache!... Pourquoi?... Je ne te comprends pas.</p>
-
-<p class="i1">Gisèle haussa les épaules, comme dédaignant
-de s'expliquer. Puis, tout à coup, elle éclata. Certainement,
-elle voulait que Chambertier vît clair;
-et, s'il n'ouvrait pas les yeux, elle finirait par tout
-lui dire. Elle en avait assez de remorquer ce gros
-homme ridicule. Et maintenant surtout que la
-belle-mère se mêlait de faire de la morale. Ah!
-mon Dieu, quelle existence!</p>
-
-<p class="i1">—Qu'est-ce que tu espères donc? demanda
-son amie. Le divorce?</p>
-
-<p class="i1">—Tout juste. Jean est libre.</p>
-
-<p class="i1">Simone eut une exclamation troublée:</p>
-
-<p class="i1">—Tu crois qu'il t'épouserait?</p>
-
-<p class="i1">—Lui? Mais il se traînerait à genoux pour me
-le demander.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">[Pg 243]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—En es-tu sûre? M. d'Espayrac, avec ses traditions
-de race, épouser une femme divorcée!...</p>
-
-<p class="i1">—Oui, si cette femme c'est moi, certifia
-Gisèle avec la plus insolente assurance.</p>
-
-<p class="i1">—Alors, raison de plus pour cacher ta liaison.
-La loi ne te permettrait pas d'épouser ton complice.</p>
-
-<p class="i1">—Bah! Chambertier est si bonasse! Je lui
-persuaderai que c'est chevaleresque et distingué
-de faire prononcer le divorce contre lui.</p>
-
-<p class="i1">Simone regarda son amie, cherchant sur ce
-visage—aux yeux et aux lèvres de mystère, tels
-que les yeux et les lèvres des sphinx—une rougeur,
-une trace d'embarras, après un pareil aveu.
-Elle n'y vit qu'un sourire de malice amusée, la
-confiance de Gisèle en sa beauté de magicienne,
-et, pour le reste, la plus parfaite inconscience.
-«Est-ce donc vrai,» pensa M<sup>me</sup> Mervil, «ce que
-j'ai entendu dire je ne sais où, que les femmes
-sont absolument dépourvues de tout sens moral?
-Mais moi cependant qui ai voulu faire mon
-devoir?... Hélas! j'ai peut-être suivi tout bonnement
-quelque instinct secret, une répugnance de
-ma nature pour la trahison et le mensonge. Au
-nom de quel principe absolu me trouverais-je
-meilleure que Gisèle?»</p>
-
-<p class="i1">Ainsi, malgré l'écœurement dont la soulevaient
-les intrigues de son amie, malgré l'irritation que
-lui causait la seule idée de voir Gisèle devenir
-<span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">[Pg 244]</a></span>
-M<sup>me</sup> d'Espayrac, Simone continuait à subir vers
-la personne et vers les amours de cette femme
-une sorte d'attirance perverse. Curiosité?... Involontaire
-préoccupation de Jean? Peut-être espérance
-inavouée de voir une autre trouver à son tour
-dans la faute les fruits d'amertume qu'elle-même y
-avait recueillis. Par moments même, il lui semblait
-que les âpres sentiments avec lesquels, depuis quelques
-mois, elle songeait à Gisèle, augmentaient
-sa tendresse pour cette créature de charme et de
-folie. Parfois, tout à coup, elle était prise du désir
-de la voir, et elle sautait en voiture, elle pressait
-son cocher, pour embrasser Gisèle deux minutes
-plus tôt, pour l'entendre lui chuchoter près de
-l'oreille quelque extravagante confidence. Et ensuite,
-elle se sentait troublée d'un vague remords,
-se demandant si, près de son amie, elle ne venait
-pas alimenter un reste d'amour pour M. d'Espayrac,
-ou du moins nourrir l'anxieux intérêt que lui
-inspiraient encore les sentiments et les actions de
-cet homme.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">[Pg 245]</a></span></p>
-
-
-<div class="chapter">
- <h2 class="no-break p2"><a name="XVI" id="XVI"></a>XVI</h2>
-</div>
-
-<div class="p2">
- <img class="drop-cap" src="images/initial_c.jpg" alt="Lettre C." />
-</div>
-
-<p class="drop-cap"><span class="sc">Cependant</span>, quoique le mois de juin
-commençât dans une splendeur ininterrompue
-de jours ensoleillés, et malgré
-la haine pour Paris que professait la belle-mère
-de Gisèle, cette vieille dame ne se décidait
-pas à partir pour la Suisse. Elle restait dans l'hôtel
-du boulevard Haussmann, croyant sauvegarder
-par sa présence l'honneur et peut-être la vie de
-son fils; car maintenant, ce qu'elle redoutait parfois,
-c'était le suicide de son cher Édouard. Cette
-digne personne vivait dans des transes accrues
-par l'âge et par l'ignorance ou l'oubli des passions.
-C'était merveille que son affolement ne
-lui fît pas commettre de trop insignes maladresses,
-lui permît de rester courtoise avec la
-<span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">[Pg 246]</a></span>
-violente Gisèle. Celle-ci n'attendait qu'un mot
-pour la braver en face.</p>
-
-<p class="i1">Enfin il arriva que la pauvre mère crut imminente
-la catastrophe qu'elle redoutait. Ce jour-là,
-tout éperdue, elle accourut de nouveau chez
-M<sup>me</sup> Mervil. Il était deux heures. Le musicien
-venait de sortir. Simone s'apprêtait à conduire au
-Bois ses enfants, leur nourrice et leur gouvernante.
-La pâleur et l'émotion de M<sup>me</sup> Chambertier
-l'épouvantèrent.</p>
-
-<p class="i1">La vieille dame ne put parler distinctement
-tout de suite. Elle prononçait des phrases incohérentes,
-dans lesquelles revenaient les mots:
-«Lettre anonyme... rendez-vous... y courir tout
-de suite... un affreux malheur!...» Mais un nom
-frappa Simone; M<sup>me</sup> Chambertier avait dit:
-«Meudon.»</p>
-
-<p class="i1">—C'est à Meudon qu'ils ont un rendez-vous?
-demanda M<sup>me</sup> Mervil.</p>
-
-<p class="i1">—Oui, à Meudon, ma pauvre enfant!... Mais
-c'est tout ce que je sais. Comment les trouver?...
-Comment les avertir?... Meudon... c'est grand.</p>
-
-<p class="i1">Simone se taisait, toute blanche. Elle n'aurait
-pas cru cela de Jean, qu'il conduirait Gisèle dans
-cette même maison... dans cette même chambre,
-sans doute!... Eh bien, que le mari les y trouve!...
-Ils n'auraient que ce qu'ils méritaient.</p>
-
-<p class="i1">Mais comme, devant son silence, M<sup>me</sup> Chambertier
-se désespérait, sanglotant, lui serrant les
-<span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">[Pg 247]</a></span>
-mains d'une étreinte de noyé qui se cramponne,
-la jeune femme se sentit le cœur envahi d'une
-grande miséricorde et d'une grande pitié.</p>
-
-<p class="i1">—Je crois, murmura-t-elle, que je connais
-l'endroit.</p>
-
-<p class="i1">—Vous le connaissez!... Ah! mais vous êtes
-un ange... Dites-le-moi, que j'y coure... Car c'est
-aujourd'hui... tout à l'heure... Il n'y a pas une
-minute à perdre!...</p>
-
-<p class="i1">—Oh! s'écria Simone, vous ne ferez pas cela!...
-Vous ne pouvez pas y aller... Vous!... Et dans
-l'état où vous êtes...</p>
-
-<p class="i1">—Si, si!... répétait la vieille dame. Il le faut.
-Je vous dis qu'il va se passer quelque chose d'effrayant!...</p>
-
-<p class="i1">Sans rien ajouter tout de suite, Simone alla
-vers la porte qui donnait sur le vestibule, l'ouvrit:</p>
-
-<p class="i1">—Miss! appela-t-elle, Nounou!</p>
-
-<p class="i1">Des voix, des pas, répondirent aussitôt. Paulette
-cria:</p>
-
-<p class="i1">—Petite mère, est-ce qu'on ne va pas partir
-pour la promenade?</p>
-
-<p class="i1">—Oui, allez, dit M<sup>me</sup> Mervil. Allez sans moi.
-Mais prenez un fiacre jusqu'au Pré-Catelan. J'ai
-besoin de la voiture.</p>
-
-<p class="i1">Puis, revenant vers M<sup>me</sup> Chambertier, la porte
-close de nouveau.</p>
-
-<p class="i1">—Voyons, chère madame, courage! Dites-moi
-<span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">[Pg 248]</a></span>
-vite les renseignements que vous avez. Puis,
-s'il faut aller à Meudon... eh bien... j'irai. Vous,
-c'est impossible! D'ailleurs, je ne connais la maison
-que de vue... Je ne saurais pas vous indiquer
-l'adresse... Troublée comme vous êtes, vous ne
-trouveriez jamais.</p>
-
-<p class="i1">Dans sa folie de terreur et de reconnaissance,
-M<sup>me</sup> Chambertier voulait se mettre à genoux
-devant elle. Mais comme, aussitôt, le sang-froid
-de Simone la calma, la ramena aux nécessités de
-la situation, elle put dire assez nettement:</p>
-
-<p class="i1">—Depuis quelque temps, j'en suis sûre,
-Édouard avait des doutes... Il recevait des lettres
-anonymes... Il était triste... Mais il ne voulait pas
-voir clair. Tout à l'heure, après le déjeuner,
-comme j'avais remarqué qu'il ne mangeait pas,
-qu'il quittait la table avant la fin, je suis entrée
-dans son cabinet. Il ne m'a pas vue tout de suite...
-Il avait la tête dans ses mains, comme un homme
-accablé. Une lettre était ouverte devant lui... une
-lettre sans signature... écrite très gros... que j'ai
-parcourue d'un seul coup d'œil, avant qu'il eût
-relevé le front... J'ai vu leurs deux noms, à <span class="sc">EUX</span>!...
-puis le mot «Meudon», suivi d'explications que
-je n'ai pas eu le temps de saisir; puis les deux
-mots: «aujourd'hui même», soulignés d'un
-trait de plume. A ce moment, Édouard a levé la
-tête... Oh! quelle figure! Un cadavre... Mon malheureux
-enfant!...</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">[Pg 249]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Mais, madame, fit Simone, il ne vous a rien dit?</p>
-
-<p class="i1">—Il ne m'aurait rien dit, si je n'avais pas parlé
-moi-même. Mais je n'ai pas pu y tenir. J'ai voulu
-le consoler... J'ai pleuré... J'ai imploré sa générosité.
-Alors il m'a regardée d'un air terrible et il a
-dit: «Ah! vous, ma mère, vous le saviez donc
-aussi?» Puis il m'a repoussée, et il est rentré dans
-sa chambre en ajoutant: «Cette fois la mesure
-est comble, et, dès ce soir, vous saurez comment
-un Chambertier peut venger son honneur.»</p>
-
-<p class="i1">—Et Gisèle? demanda encore Simone, vous
-ne l'avez pas avertie?</p>
-
-<p class="i1">—Gisèle?... la malheureuse!... Elle avait déjà
-quitté la maison.</p>
-
-<p class="i1">—Eh bien, madame, rentrez boulevard Haussmann.
-Je ne puis pas vous ôter votre affreuse inquiétude.
-Mais je vous jure une chose. C'est que
-je vais faire tout ce qu'il est possible pour empêcher
-un malheur. Je cours à Meudon; j'ai un bon
-cheval, et, comme je connais bien l'endroit, j'ai
-des chances pour arriver avant M. Chambertier,
-malgré l'avance qu'il a sur moi.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! dit la vieille dame, il n'avait pas fait
-atteler quand je suis partie. Le rendez-vous n'est
-sans doute que pour la fin de l'après-midi, puisque,
-à cette saison, Gisèle n'a plus son <i>five o'clock</i>.
-Maintenant, Édouard n'aura peut-être pas voulu
-se servir de sa propre voiture. D'un autre côté,
-s'il prend le train ou un fiacre...</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">[Pg 250]</a></span></p>
-
-<p class="i1">L'abondance des explications revenait, chez
-l'excellente personne, avec le premier sentiment
-de sécurité relative. Mais Simone ne l'écoutait
-plus. Elle sautait déjà dans sa victoria, disant à
-son cocher:</p>
-
-<p class="i1">—A Meudon... Très vite. Filez par le plus
-court jusqu'à la gare, et là, je vous indiquerai.</p>
-
-<p class="i1">Chemin faisant, elle reconnut avec une sorte
-de honte que ce qui dominait en elle, c'était une
-excitation presque amusée, le plaisir mêlé d'angoisse—mais
-un plaisir tout de même—de
-s'activer en plein drame, d'apparaître comme le
-salut à ces gens condamnés à mort. La conscience
-de sa grandeur d'âme à jouer ce rôle près de sa
-rivale et de son ancien amant l'exaltait plus agréablement
-encore. Maintenant, elle souhaitait que
-Chambertier eût les plus meurtrières intentions,
-pourvu toutefois qu'elle arrivât la première. Elle
-aurait ainsi cette rare satisfaction d'avoir sauvé
-deux existences. Quelques aiguillons de jalousie
-qui la piquaient encore lui donnaient l'orgueil
-d'un peu de lutte intérieure et d'une victoire disputée.
-Trop faibles désormais pour lui causer
-beaucoup de mal, ils avaient juste l'acuité nécessaire
-pour lui faire savourer plus complètement
-la beauté de ses propres sentiments.</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">Lorsque Simone arriva près de la gare de Meudon,
-elle fit remonter son cocher vers le bois,
-<span class="pagenum"><a name="Page_251" id="Page_251">[Pg 251]</a></span>
-jusqu'à ce qu'elle aperçût les dragons japonais,
-en faïence bleue, surmontant les pilastres de la
-maison bien connue. Alors elle arrêta la voiture
-pour continuer à pied. Mais quand elle sentit
-le sol sous ses petits souliers en cuir de Russie,
-des doutes, des défaillances, des souvenirs aussi,
-l'assaillirent. Elle trouvait la chose plus difficile
-qu'elle n'aurait cru. Une envie de retourner, de se
-sauver, la fit hésiter une seconde. Et les promeneurs,
-assez nombreux dans la coquetterie de
-cette campagne, dans toute cette verdure et tout
-ce soleil, qui la voyaient passer—d'une si délicate
-fraîcheur blonde sous la soie pâle de son
-ombrelle, avec tant de candide bonté dans ses
-yeux clairs—ne se doutaient guère de l'émotion
-qui secouait la fragilité nerveuse de cette jolie
-femme, que l'on prenait pour une jeune fille.</p>
-
-<p class="i1">Machinalement, Simone tourna dans le sentier
-qui conduisait à la petite porte où Jean l'attendait
-autrefois. Qu'espérait-elle? Cette porte devait être
-fermée avec soin. Mais elle comptait vaguement
-sur quelque hasard qui lui permettrait d'éviter les
-deux concierges de la grille, un homme et une
-femme qu'elle n'avait jamais vus, mais qu'elle
-connaissait comme des gardiens rébarbatifs, avec
-lesquels il serait difficile de parlementer.</p>
-
-<p class="i1">La voilà cette petite porte... O Dieu! comme
-elle la reconnaissait bien! Elle souleva le loquet,
-s'attendant à rencontrer la résistance de la serrure.
-<span class="pagenum"><a name="Page_252" id="Page_252">[Pg 252]</a></span>
-A sa stupéfaction, le battant de bois s'écarta
-tout de suite. «Ils n'y sont pas encore,» pensa-t-elle.
-Mais une autre idée la glaça. «Ce n'est
-pas dans cette maison!... C'était impossible aussi.
-Ah! folle que j'étais...»</p>
-
-<p class="i1">Elle entra cependant, traversa le potager,
-hésita en se trouvant sous une charmille. Les
-choses du dedans lui semblaient moins familières
-que celles du dehors. Peut-être était-ce la verdure
-de l'été sur ces branches qu'elle avait connues
-dans la nudité de l'hiver. Peut-être aussi
-parce qu'autrefois, le seuil franchi, elle ne voyait
-plus rien que Jean.</p>
-
-<p class="i1">Une porte de vestibule ayant cédé aussi facilement
-que celle du sentier, Simone pénétra dans
-l'intérieur. «Si la maison est habitée,» pensait-elle,
-«je trouverai bien un prétexte; je dirai que
-je me suis trompée.» Puis, saisie par le silence,
-elle eut un accès de terreur folle. Sans doute, le
-mari était venu déjà, et deux cadavres gisaient
-derrière ces cloisons!... Elle chancela, s'appuya
-contre un mur. Mais, de l'autre côté de ce mur,
-un éclat de rire, une roulade de chanson, partirent.
-Et elle reconnut la voix de son amie.</p>
-
-<p class="i1">Alors elle frappa, elle appela d'un accent d'angoisse:</p>
-
-<p class="i1">—Gisèle!... Gisèle!... C'est moi... Ouvre...
-Viens! Au nom du ciel, viens vite!...</p>
-
-<p class="i1">La même voix rieuse dit à quelqu'un—à Jean
-<span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">[Pg 253]</a></span>
-sans doute:—«J'y vais... laisse... Je te défends
-d'y aller... Je sais ce que c'est.»</p>
-
-<p class="i1">Gisèle parut; et, quand elle vit Simone, un fou
-rire la secoua convulsivement, la rabattit, fléchissante,
-contre le chambranle de la porte. «Toi
-ici!... O ma pauvre petite!... Est-ce que tu viens
-pour me protéger? Ça serait le comble!...»</p>
-
-<p class="i1">—Ne ris pas! dit Simone haletante. Ton mari
-accourt... Il a juré de te tuer.</p>
-
-<p class="i1">—Ça m'étonne, répondit Gisèle, qui s'égayait
-de plus en plus à chaque mot. Tu auras mal compris.</p>
-
-<p class="i1">—Tu es donc folle!... s'écria Simone. Sauve-toi!...
-Fais sauver M. d'Espayrac!... Je te dis qu'il
-veut vous tuer tous les deux. Laisse-moi t'emmener,
-j'ai ma voiture à deux pas d'ici. Mais rhabille-toi;
-tu ne peux pas t'en aller comme ça.</p>
-
-<p class="i1">Gisèle, en effet, se trouvait à demi vêtue par
-un peignoir oriental en gaze et en soie brochée,
-d'une somptuosité étrange, qui rehaussait sa
-beauté barbare, et sur lequel coulaient, débordées,
-les ondes de ses grands cheveux noirs, aux
-artificiels reflets de cuivre.</p>
-
-<p class="i1">—Viens, répondit Gisèle en éloignant Simone
-de la porte—qu'elle avait, dès le premier
-instant, refermée derrière elle.—Viens... Tu
-n'es qu'une petite bête, et tu ne comprends rien
-de rien.</p>
-
-<p class="i1">Elle fit entrer son amie dans une pièce de devant,—une
-<span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">[Pg 254]</a></span>
-pièce où M<sup>me</sup> Mervil n'avait jamais
-pénétré. C'était un salon, aux meubles couverts
-de housses, dépourvu de bibelots, l'air à l'abandon
-des chambres que l'on n'habite pas. Les volets
-d'une seule croisée étaient ouverts; et, par
-cette croisée qui descendait jusqu'au sol, les yeux
-inquiets de Simone aperçurent un balcon de vérandah
-garni de vases poussiéreux, puis, au delà,
-un jardin mal tenu, dont la grande pelouse découverte
-qui en occupait le milieu permettait de
-voir sans obstacle jusqu'à la grille d'entrée.</p>
-
-<p class="i1">—M. d'Espayrac est sûr de ses concierges,
-n'est-ce pas? demanda Simone. Et, Dieu merci,
-j'ai pu refermer à clef la petite porte du potager.
-Quelle imprudence d'avoir laissé cette porte ouverte!</p>
-
-<p class="i1">—Tu as refermé la petite porte du potager!
-s'écria Gisèle d'un ton brusque. De quoi te
-mêles-tu?... Quel ennui! Et je ne puis pas aller la
-rouvrir maintenant!... Jean me verrait... C'est
-du côté de la chambre. Il ne faut pas qu'il sache...</p>
-
-<p class="i1">—Mais?... fit Simone, abasourdie, gagnée par
-la gêne horrible de se trouver là, maintenant que
-l'insouciance de Gisèle lui ôtait presque la certitude
-du danger.</p>
-
-<p class="i1">—Ma pauvre mignonne, tu es gentille comme
-tout, interrompit son amie en l'embrassant, mais
-tu n'as donc pas compris, quand Chambertier
-est allé te montrer ses lettres anonymes?...</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">[Pg 255]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Ce n'est pas lui, c'est ta belle-mère... Elle
-ne m'a pas montré de lettres, mais elle en avait
-vu dans les mains de Chambertier... Il était hors
-de lui, criant qu'il serait vengé avant ce soir... Et
-elle est accourue chez moi folle de peur.</p>
-
-<p class="i1">—Encore elle!... En voilà une qui m'aura fait
-haïr son fils... Tandis que, sans elle, je le mépriserais
-seulement, dit Gisèle avec une soudaine
-lividité de fureur sur son mince visage aux yeux
-longs.</p>
-
-<p class="i1">—Tais-toi!... reprit Simone. Pars, et fais partir
-M. d'Espayrac... Comment ne vois-tu pas qu'il
-arrivera quelque chose de terrible, si ton mari et
-lui se trouvent face à face?</p>
-
-<p class="i1">—Eh! dit Gisèle, il arrivera ce que je veux
-qu'il arrive.</p>
-
-<p class="i1">—Comment?</p>
-
-<p class="i1">—Est-ce que je ne connais pas mon Chambertier!
-Il ne tuera rien du tout... Il tempêtera,
-menacera, jurera... Puis, devant le dédain de Jean
-et le mien, la sueur lui viendra aux tempes et les
-larmes aux yeux; il ne songera plus qu'à s'éponger.
-Ce sera tout. Ensuite, je le forcerai à plaider en
-divorce, pour cause d'INCOMPATIBILITÉ D'HUMEUR!...
-Et comme Jean m'aura fait perdre un
-nom et une fortune, et qu'il est galant homme...
-Conclus... Rester M<sup>me</sup> Chambertier quand on
-peut devenir M<sup>me</sup> d'Espayrac... Ce ne serait pas
-la peine d'être «une sirène» et «une beauté fatale»,
-<span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">[Pg 256]</a></span>
-comme mes nigauds d'adorateurs ont l'habitude
-de m'appeler.</p>
-
-<p class="i1">—Mais, dit encore Simone—dont un écœurant
-soupçon pâlissait la lèvre,—alors, tout à
-l'heure, quand tu as dit à M. d'Espayrac: «Je
-sais ce que c'est?...»</p>
-
-<p class="i1">Les épaules de Gisèle se soulevèrent, et elle
-recommença de rire.</p>
-
-<p class="i1">—... Et cette porte laissée ouverte exprès?...</p>
-
-<p class="i1">Encore le rire... un rire, cette fois, immobile et
-muet, tendant les lèvres rouges sur les dents aiguës,
-avec, véritablement, quelque chose du
-mystère et de la cruauté des sphinx.</p>
-
-<p class="i1">Simone, trop sûre maintenant d'avoir compris,
-murmura:</p>
-
-<p class="i1">—... Et ces lettres anonymes?...</p>
-
-<p class="i1">—Ah! enfin, nous y sommes!... Ça ne te crevait
-donc pas les yeux?... Certainement, c'est
-moi qui les ai fabriquées. Et, bonté divine!... il
-en a fallu des points sur les <i>i</i> pour qu'il se décide!...
-Alors, bien vrai, tu crois qu'aujourd'hui
-ça mord? Tu es sûre qu'il viendra?</p>
-
-<p class="i1">—Gisèle, dit Simone, c'est épouvantable ce
-que tu as fait. Laisse-moi m'en aller. Je ne peux
-pas me voir ici... C'est trop horrible!... Laisse-moi
-m'en aller!...</p>
-
-<p class="i1">M<sup>me</sup> Chambertier s'égayait de nouveau très
-franchement, comme d'une indignation qui ne
-pouvait être sérieuse. Et elle retenait les mains de
-<span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">[Pg 257]</a></span>
-son amie. Simone se dégagea, courut vers la
-porte. Mais, tout à coup, elle revint.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! Gisèle, tiens, j'ai pitié de toi!... Je te
-dis, je te dis, malheureuse, que ton mari vient
-pour vous tuer tous les deux!... Sauve-toi!...
-Sauve M. d'Espayrac!</p>
-
-<p class="i1">Ceci fut dit d'un tel accent, que le rire se brisa
-puis s'éteignit sur les lèvres de sphinx. Au même
-instant, un violent coup de sonnette à la grille jeta
-les deux jeunes femmes aux bras l'une de l'autre,
-dans une étreinte de saisissement et d'effroi.</p>
-
-<p class="i1">Gisèle se remit d'ailleurs aussitôt, et courut
-à la fenêtre, dont les rideaux de mousseline,
-transparents de l'intérieur, la cachaient aux regards
-du dehors. Ce qu'elle vit dut lui causer
-une exaspération bien extraordinaire, car elle
-frappa du pied, et Simone eut la stupéfaction de
-l'entendre jurer comme un homme.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! dit M<sup>me</sup> Mervil, c'est lui, n'est-ce pas?
-Mais enfin, il ne va pas entrer tout de suite... Les
-concierges vont lui dire que c'est une maison
-inhabitée, que le propriétaire est en voyage.</p>
-
-<p class="i1">Dans son trouble, Simone trahissait sa connaissance
-de la consigne—qui devait être restée
-la même. Gisèle, emportée par une fureur inouïe,
-ne remarqua pas ce détail.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! le lâche!... le lâche!... criait-elle, en
-serrant les poings, en grinçant des dents... Non,
-je ne l'aurais jamais cru!... Le lâche!...</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">[Pg 258]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Ce ne fut pas la seule injure qui monta aux
-lèvres de sphinx: elles en prononcèrent d'autres,
-et des plus basses, que cette jolie Parisienne,
-à visage de princesse barbare, hurlait dans un
-incroyable débordement de rage, de haine et
-d'insulte.</p>
-
-<p class="i1">—Mon Dieu! qu'y a-t-il? Laisse-moi voir, dit
-Simone terrifiée.</p>
-
-<p class="i1">Car Gisèle, se rabattant vers le milieu de la
-pièce, l'entraînait sans lui avoir donné le temps
-de s'approcher de la fenêtre.</p>
-
-<p class="i1">—Non, non!... Viens!... Sauve-moi!... Oh!
-sauve-moi, Simone!...—Et la voix cassée de fureur
-devenait sanglotante et plaintive.—Je suis
-perdue!... Perdue!... Ma chérie... Invente quelque
-chose!... Ah! sauve-moi!...</p>
-
-<p class="i1">Il était bien tard à présent... Car un rapide
-coup d'œil de M<sup>me</sup> Mervil vers la fenêtre lui permit
-d'entrevoir le concierge ouvrant toute grande
-la grille, derrière laquelle elle distingua la stature
-corpulente et le visage de Chambertier. Alors
-elle crut deviner d'où venait l'indignation folle
-de Gisèle: sans doute le mari avait payé ou menacé
-ce portier de façon telle que le misérable
-homme consentait à l'introduire. Et quelque menaçante
-évidence avait dû montrer à la femme
-coupable que c'était bien son châtiment qui,
-maintenant, entrait par cette grille.</p>
-
-<p class="i1">—Je te dis que je suis perdue!... Sauve-moi!...</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">[Pg 259]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Toutes deux se trouvaient maintenant dans le
-corridor. Et là, comme un éclair, la même pensée
-les frappa. Simone pouvait se substituer à Gisèle!...</p>
-
-<p class="i1">M<sup>me</sup> Chambertier, d'un geste à la fois de violence
-et de supplication, poussa son amie vers la
-chambre où se trouvait Jean. Déjà même, elle
-lui enlevait son chapeau, elle cherchait à lui dénouer
-les cheveux. Simone eut une révolte.
-«Oh!...» Elle donnerait bien sa vie, si l'on voulait.
-Son honneur, non!... Oh! pas cela, pas cette
-honte!</p>
-
-<p class="i1">Mais on entendit des pas d'homme sur les
-dalles de la vérandah, puis le bruit des clefs que
-le concierge essayait dans la porte extérieure, tâtonnant,
-voulant gagner du temps. Et une si
-mortelle frayeur se peignit dans les yeux de Gisèle,
-que Simone, songeant à la scène sanglante,
-jeta son amie vers l'escalier, et se précipita elle-même
-dans la chambre, où, jadis, elle s'était
-donnée à Jean.</p>
-
-<p class="i1">Elle n'eut pas même à en ouvrir la porte.
-M. d'Espayrac, averti par la femme du concierge,—qui
-avait tourné la maison,—s'élançait dans
-le corridor, éperdu d'inquiétude pour Gisèle. Il
-reçut Simone presque dans ses bras, et, comme
-elle le repoussait dans la chambre, il la lâcha,
-puis recula, stupéfait.</p>
-
-<p class="i1">Tout à l'heure, il n'avait pas reconnu, dans les
-<span class="pagenum"><a name="Page_260" id="Page_260">[Pg 260]</a></span>
-chuchotements, la voix de M<sup>me</sup> Mervil, et, ne
-s'étonnant plus des idées baroques de Gisèle, il
-s'était mis à lire sans impatience, croyant qu'elle
-s'était fait apporter, qu'elle essayait peut-être, un
-déshabillé nouveau, et qu'elle se réservait de lui
-en donner la surprise.</p>
-
-<p class="i1">Maintenant il regardait Simone arracher ses
-gants, défaire ses cheveux, dont la fine soie
-blonde glissa et moussa jusqu'à la taille. En même
-temps elle murmurait, sans le regarder, le visage
-brûlé d'une rougeur: «C'est moi... n'est-ce pas?...
-Voilà son mari... Donc c'est moi...»</p>
-
-<p class="i1">Les pas maintenant retentissaient dans le corridor
-vide. Et le concierge, toujours les égarant,—car
-il espérait que les amants se sauveraient
-par la petite porte,—les conduisit pendant un
-instant de chambre en chambre.</p>
-
-<p class="i1">Et M. d'Espayrac était tellement bouleversé
-d'admiration, de respect troublé, tellement honteux
-que Simone retrouvât leur petit sanctuaire
-avec les mêmes meubles, les mêmes bibelots, et—elle
-l'aurait pu croire—les mêmes fleurs disposées
-partout dans les mêmes vases, qu'il ne
-pouvait que la regarder avec des yeux de repentir
-et de confusion, sans songer à faire un mouvement.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! dit-elle, ouvrez-lui donc... puisqu'il
-faut qu'il entre. Il serait capable de monter... Et
-Gisèle est en haut.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">[Pg 261]</a></span></p>
-
-<p class="i1">D'Espayrac sortit dans le corridor. Mais, tout
-de suite, elle entendit éclater sa voix en paroles
-d'une violence qui la surprirent. C'était la même
-insultante indignation de Gisèle tout à l'heure.
-Et Simone commença de trouver excessif ce mépris
-qu'on croyait devoir ajouter aux outrages secrets
-et aux mensonges dont on bernait ce malheureux
-mari. Cela l'étonnait de d'Espayrac.
-Mais un mot allait lui faire tout comprendre,—un
-mot qui lui ternirait son dévouement, qui lui en
-ôterait la nécessité tragique, n'y laissant que la
-grotesque trivialité d'une scène de vaudeville, et
-lui donnant à savourer sans compensation toute
-l'amertume et tout le dégoût de l'ignoble aventure.</p>
-
-<p class="i1">—Un goujat!... Oui, monsieur, un pur et
-simple goujat, disait d'Espayrac. Et vous allez
-être forcé d'en convenir vous-même devant M. le
-commissaire de police, en lui affirmant, comme
-vous devrez le faire, que ce n'est pas votre femme
-qui se trouve ici avec moi.</p>
-
-<p class="i1">«Le commissaire de police!...» pensa Simone,
-«Il est venu avec le commissaire de police! Voilà
-donc comment se venge un Chambertier!...»</p>
-
-<p class="i1">Alors, elle comprit la rage et l'effroi de Gisèle.
-Ce commissaire de police, que celle-ci avait
-vu, sans doute, montrant le bout de son écharpe
-au concierge, avec le: «Au nom de la loi» qui
-avait fait ouvrir la grille, c'était la constatation
-<span class="pagenum"><a name="Page_262" id="Page_262">[Pg 262]</a></span>
-de son adultère, le ridicule et la honte, le divorce
-prononcé contre elle, l'impossibilité légale d'épouser
-son complice, sa déchéance comme mondaine,
-et, pour l'avenir, la pauvreté avec l'oubli,
-ou le luxe avec le scandale. C'était, pour la fière
-Gisèle, le vrai châtiment,—Chambertier s'en
-doutait peut-être,—le châtiment pire que la
-mort, et qui l'avait affolée bien plus que si elle
-avait vu son mari pénétrer de force dans la maison,
-la furie du meurtre aux yeux et le revolver
-au poing.</p>
-
-<p class="i1">Quand Simone entendit rouvrir la porte de la
-chambre, elle se cacha le visage dans ses mains,
-pensant que ses cheveux et sa taille suffiraient à
-justifier Gisèle sans qu'elle eût besoin de se laisser
-reconnaître. Et, de fait, le commissaire de police
-de Meudon resta parfaitement ignorant de ses
-traits. Mais, à l'exclamation de Chambertier, elle
-ne put garder l'illusion que celui-ci eût hésité
-seulement sur sa personnalité. D'ailleurs, le gros
-homme ne la regarda pas deux fois et s'enfuit au
-plus vite. Il était plus convaincu de l'innocence
-de sa femme, ayant trouvé là M<sup>me</sup> Mervil, que
-s'il avait tenu Gisèle sous clef dans leur chambre
-nuptiale depuis le jour de leur mariage. Une
-liaison entre Simone et M. d'Espayrac, le collaborateur
-de Mervil, voilà qui était vraisemblable,
-naturel, il pouvait même dire fatal! Comment
-n'avait-il pas deviné cela plus tôt! Ah! c'est que
-<span class="pagenum"><a name="Page_263" id="Page_263">[Pg 263]</a></span>
-cette délicieuse petite M<sup>me</sup> Mervil, avec son visage
-de suave et immatérielle madone échappée
-aux pinceaux des Primitifs, trompait divinement
-bien son monde. Désormais, Chambertier ferait
-attention que sa chère Gisèle la fréquentât de
-moins en moins.</p>
-
-<p class="i1">—Monsieur, criait d'Espayrac dans le corridor,
-si vous croyez que vous aurez pu venir surprendre
-une femme chez moi et que vous ne m'en rendrez
-pas raison, vous vous trompez. Je vous y forcerai
-parbleu bien! Un monsieur si respectueux de la
-loi ne doit pas se permettre un duel pour peu de
-chose, mais prenez seulement la peine de m'indiquer
-le nombre de coups de pied au derrière
-qu'il faudra que je vous applique pour vous y décider.</p>
-
-<p class="i1">—Monsieur, disait le commissaire, tout en
-filant, les épaules arrondies, excusez... Je regrette...
-C'est un malentendu.</p>
-
-<p class="i1">D'Espayrac les laissa, rentra comme on se
-sauve; il avait trop peur de lui-même, tant il se
-sentait emporté par l'envie d'assommer Chambertier.
-Ah! ce n'était pas pour Gisèle qu'il
-tremblait ainsi de souffrance et de colère! Il n'y
-pensait plus, à Gisèle! Il avait oublié qu'elle existait
-là-haut, blottie dans quelque armoire. Mais
-une telle humiliation pour Simone!... Quand il
-l'avait vue, là, tout à l'heure, dans cette chambre
-où il l'avait tant aimée, dans cette chambre où il
-<span class="pagenum"><a name="Page_264" id="Page_264">[Pg 264]</a></span>
-l'avait trahie, prendre sur elle, si simplement, la
-honte de l'autre, et défaire ses cheveux blonds
-pour mieux avoir l'air de la pécheresse,—elle!...
-elle, la petite sainte, la petite âme à peine vêtue
-de chair des vieux maîtres flamands, et, mieux
-encore, la Parisienne affinée, aux fiertés si délicates,—ah!
-il avait compris tout ce que, dans
-son cœur à lui, elle avait laissé de passion nostalgique
-et d'inexprimés regrets.</p>
-
-<p class="i1">Il vint la retrouver, ne sachant toutefois que
-lui dire.</p>
-
-<p class="i1">Simone avait de nouveau tordu sur sa nuque
-l'écheveau de soie pâle de ses cheveux; elle avait
-piqué par-dessus sa mignonne capote; elle mettait
-ses gants.</p>
-
-<p class="i1">Jean tomba à genoux devant elle, prit le bas
-de sa robe, en baisa le bord.</p>
-
-<p class="i1">Elle retira l'étoffe avec irritation, et fit un mouvement
-pour sortir. Il voulut l'en empêcher, il
-balbutia quelque chose.</p>
-
-<p class="i1">—Et l'autre, là-haut?... dit-elle, avec un petit
-coup de tête d'un indicible mépris. Vous l'oubliez?...
-Voyons, monsieur, laissez-moi partir...
-La comédie est finie, je pense; vous n'avez pas
-d'autre rôle à m'y donner.</p>
-
-<p class="i1">Le cinglement des mots et de la voix fut tel
-que les yeux de Jean battirent et se mouillèrent.
-Il sentit cette femme outrée, écœurée, au delà de
-tout apaisement, de toute guérison, de tout pardon.
-<span class="pagenum"><a name="Page_265" id="Page_265">[Pg 265]</a></span>
-Il s'écarta, s'inclina d'un geste d'infini respect.</p>
-
-<p class="i1">Simone passa devant lui comme devant une
-chose inerte, les prunelles mortes, sans un salut.</p>
-
-<p class="i1">Puis elle sortit de la maison, traversa le potager,
-franchit la porte... la petite porte verte qu'elle
-connaissait si bien.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_266" id="Page_266">[Pg 266]</a></span></p>
-
-
-<div class="chapter">
- <h2 class="no-break p2"><a name="XVII" id="XVII"></a>XVII</h2>
-</div>
-
-<div class="p2">
- <img class="drop-cap" src="images/initial_p.jpg" alt="Lettre P." />
-</div>
-
-<p class="drop-cap"><span class="sc">Paris</span> s'amusa fort, quelques jours plus
-tard, du duel d'Espayrac-Chambertier,
-surtout à cause des puériles et invraisemblables
-prétextes qui furent mis en avant,
-alors que Gisèle affichait presque sa liaison. Vraiment
-le mari jouait trop bien son rôle en feignant
-d'ignorer qu'il se battait pour sa femme. On
-trouva qu'il dépassait même les limites du ridicule
-permis à l'époux trompé, lorsqu'il voulut
-donner à entendre, d'un air fin, «qu'il y avait
-une femme là-dessous», une femme que M. d'Espayrac
-et lui étaient trop bons gentilshommes
-pour compromettre en avouant la vraie cause du
-duel.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_267" id="Page_267">[Pg 267]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Du reste, les discours à double entente du
-brave Chambertier ne se produisirent que lorsque,
-rassuré sur sa propre existence après l'échange
-de deux balles sans résultat, il s'avisa de vouloir
-savourer toute la gloire d'un combat singulier
-avec un adversaire tel que d'Espayrac,—un gaillard
-cité parmi les jeunes gens les plus élégants
-et les meilleurs tireurs de Paris; dont les ancêtres
-figuraient dans l'histoire et dont les cartons
-étaient exposés chez Gastinne-Renette! Chambertier
-ne pouvait plus parler que de cela. Au
-cercle, dans les salons, au théâtre, partout, il trouvait
-moyen de ramener la conversation là-dessus,
-de raconter qu'au commandement des témoins,
-il n'avait rien éprouvé, «rien, mon cher, qu'un
-petit picotement sous les cheveux, vers le haut
-du front»; et qu'ensuite M. d'Espayrac et lui
-s'étaient donné la main sur le terrain,—ce qu'il
-trouvait tout à fait Pré-aux-Clercs, mousquetaire
-et raffiné.</p>
-
-<p class="i1">Jean d'Espayrac s'était, après coup, senti fort
-ridicule d'avoir provoqué le mari de Gisèle, qu'il
-ne pouvait tuer sans assumer un assez vilain rôle.
-Il avait donc eu soin de tirer trop haut, pour l'épargner.
-Son exaspération fut extrême de voir
-que, malgré l'inoffensif résultat, cette sotte affaire
-ne serait pas étouffée, mais donnerait longtemps
-encore à rire à la galerie. Parfaitement résolu désormais
-<span class="pagenum"><a name="Page_268" id="Page_268">[Pg 268]</a></span>
-à rompre avec M<sup>me</sup> Chambertier, il quitta
-Paris, s'en alla au Havre, étala un goût nouveau
-pour le yachting, se fit construire un bateau,
-s'occupa d'une façon très active de l'armement
-de ce petit vapeur.</p>
-
-<p class="i1">Mais il avait compté sans la passion de sa
-maîtresse,—passion très réelle, que sa retraite
-surexcita. Gisèle n'était pas de ces femmes qui
-se laissent quitter sans lutte, et qui se contentent
-de pleurer dans la solitude. Elle, qui ne s'inquiétait
-guère de l'opinion, la brava tout à fait quand
-elle se vit menacée de perdre son amant. Elle
-suivit M. d'Espayrac. S'étant fait donner par son
-médecin une ordonnance qui prescrivait l'air de
-la mer, elle vint s'établir à Frascati, après avoir
-interdit à son mari de la suivre, sous prétexte que
-l'énervement qu'il lui causait par sa présence
-contrarierait l'effet de la cure.</p>
-
-<p class="i1">Chambertier, qui, tout en croyant à l'innocence
-de Gisèle, ne pouvait plus croire à sa tendresse,
-ne s'affligea pas outre mesure de cette
-nouvelle rigueur. Une idée triomphante lui était
-venue: celle de faire la cour à M<sup>me</sup> Mervil.
-Puisque cette petite femme était facile,—car,
-pour un homme, est facile toute femme qui se
-donne à un autre que lui,—pourquoi n'essaierait-il
-pas sa chance et ne réussirait-il pas aussi
-bien que d'Espayrac? Elle l'avait toujours tenté,
-cette blonde aux lèvres et au cœur si doux, aux
-pudeurs si fines. Et maintenant que, sous cette
-<span class="pagenum"><a name="Page_269" id="Page_269">[Pg 269]</a></span>
-suavité d'apparence, il la supposait perverse, elle
-le tentait davantage.</p>
-
-<p class="i1">Simone, qui, depuis la scène de Meudon, ne
-pensait plus à Gisèle que comme à une amie du
-passé, morte à jamais dans son cœur, et qu'elle
-voulait oublier pour ne pas en arriver envers elle
-à la répugnance et au mépris, s'était refusée à la
-voir quand elle était venue, le lendemain, rue
-Ampère. Alors M<sup>me</sup> Chambertier lui avait écrit,
-pour l'assurer—mais avec des termes prudemment
-ambigus, pouvant aussi bien faire croire
-qu'elle remerciait M<sup>me</sup> Mervil pour un patron de
-corsage ou une adresse de manicure—de son
-éternelle reconnaissance. Simone n'en voulait pas,
-de sa reconnaissance. Et maintenant c'était le
-mari qui venait; deux fois éconduit, il revenait
-encore!... Que voulait-il?</p>
-
-<p class="i1">Elle pensa le faire recevoir par Mervil, quoique
-ce fût elle seule que Chambertier demandât.
-Mais non... Impossible!... Oh! son Roger, son
-cher, son cher grand artiste, dont maintenant cet
-imbécile pouvait sourire! C'était cela qui restait
-si cuisant au cœur de Simone, plus que sa propre
-humiliation à elle-même. Penser que ce noble
-créateur, ce pensif et harmonieux génie, pouvait
-être pris en ironique pitié par ce bourgeois épais,
-par ce remueur de gros sous!</p>
-
-<p class="i1">Oh! comme Simone l'aimait à présent, son
-Roger! Plus encore que jadis, dans le rêve et l'enthousiasme
-<span class="pagenum"><a name="Page_270" id="Page_270">[Pg 270]</a></span>
-de ses seize ans. Non, ce n'était peut-être
-pas cet amour qu'elle avait regretté dans sa
-loge, à l'Opéra-Comique, le soir de <i>La Douleur
-d'Éros</i>: la misérable et fragile étincelle, éternel
-enchantement, éternel égarement du cœur. Mais
-c'était un sentiment plus élevé, plus vrai, plus
-fort. Car c'était un sentiment auquel toutes les
-expériences, toutes les tristesses, toutes les fautes,
-toutes les secrètes hontes même, avaient apporté
-chacune leur grain de sable pour en faire un bloc
-de marbre. La Vie, qui, de ses dures mains, détruit,
-brise et souille tant de choses, en édifie et
-en cimente quelques-unes; et celles-ci, justement
-parce que ses mains sont dures, n'en sont que
-mieux pétries et plus solides. L'affection de Simone
-pour Roger était devenue une de ces choses
-travaillées de cet âpre et profond travail, qui
-donne la résistance, la valeur et la durée. Oh!
-comme elle se réfugiait, comme elle se purifiait,
-comme elle se consolait et se relevait dans cet
-amour! Elle n'en voulait plus à Roger lorsqu'il
-parlait «d'amitié conjugale». Elle comprenait
-ce qu'il voulait dire. Lui l'aimait ainsi depuis bien
-des années. Mais voilà, il était homme; il avait
-subi la vie bien avant elle. Aurait-il dépendu de
-Simone d'arriver à cet unisson sans avoir traversé
-de son côté ses coupables épreuves? Certaines
-âmes n'acquièrent-elles toute leur valeur qu'après
-avoir failli?... Quelqu'un, dans l'univers, pourrait-il
-<span class="pagenum"><a name="Page_271" id="Page_271">[Pg 271]</a></span>
-répondre? Est-il quelque part un être qui
-connaisse l'homme?—cet être qui s'en va dans
-l'infini en ne se connaissant pas.</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">Édouard Chambertier, qui ne s'interrogeait
-pas beaucoup, lui, sur ce qu'il éprouvait, suivait
-sans l'analyser le désir qui le ramenait rue Ampère.
-Il s'y présenta si obstinément que Simone,
-pour ne pas éveiller l'étonnement de son mari et
-des domestiques, finit par le recevoir. Il ne crut
-pas devoir amener sa déclaration par de longs
-préambules.</p>
-
-<p class="i1">—Vous savez bien, dit-il à M<sup>me</sup> Mervil, que je
-vous ai toujours aimée. Je vous disais: «Ah! si
-nous nous étions rencontrés plus tôt!...» Et là-bas,
-dans le Midi... Vous rappelez-vous cette promenade
-à la presqu'île de Giens? Dieu! que vous
-étiez jolie ce jour-là! Je touchais votre petit pied
-dans la voiture...</p>
-
-<p class="i1">Simone le laissait aller,—pour voir,—prise
-de la curiosité mêlée de dégoût avec laquelle on
-épie, à distance, les mouvements de quelque
-animal répulsif.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! continua-t-il, si vous m'aviez fait l'honneur
-de me choisir, vous auriez eu en moi un ami
-discret et sûr; plus discret, plus sûr que ces
-jeunes gens...</p>
-
-<p class="i1">—Mais, monsieur Chambertier, interrompit
-Simone—et ses yeux clairs de blonde avaient
-<span class="pagenum"><a name="Page_272" id="Page_272">[Pg 272]</a></span>
-leur limpidité la plus froide,—Gisèle?... Je
-croyais que vous aimiez Gisèle?...</p>
-
-<p class="i1">—Si je l'aime? s'écria le gros homme. Mais
-voyons... Allons donc! ma petite Simone...</p>
-
-<p class="i1">Elle eut un tel soubresaut qu'il se reprit:</p>
-
-<p class="i1">—Pardon... je voulais dire: chère madame...
-Si je l'aime?... Entre nous, voyons, nous n'en
-sommes plus à nous faire des questions de cette
-naïveté, à mêler des choses si différentes.</p>
-
-<p class="i1">—Enfin, l'aimez-vous?</p>
-
-<p class="i1">—Vous le savez bien. Je l'adore. Pourquoi me
-demandez-vous cela?</p>
-
-<p class="i1">—Parce que vous dites que vous m'aimez.</p>
-
-<p class="i1">—Cela n'a pas de rapport... Ne faites donc
-pas l'enfant.</p>
-
-<p class="i1">«Grands dieux!» pensa Simone, «voilà donc
-jusqu'où peut aller la grossièreté de ce qu'on appelle
-un bourgeois <i>comme il faut!</i> Voilà ce que je
-suis réduite à entendre! Et, pour sauver sa femme,
-je me suis ôté le droit de lui dire combien je le
-méprise!»</p>
-
-<p class="i1">Elle reprit tout haut, en se levant:</p>
-
-<p class="i1">—Monsieur Chambertier, c'est assez, n'est-ce
-pas? Faites-moi le plaisir de sortir. Et ne vous
-dérangez plus pour venir nous voir. Nous partons
-cette semaine pour la campagne, où nous resterons
-six mois, comme l'année dernière.</p>
-
-<p class="i1">Le gros homme devint blême.</p>
-
-<p class="i1">—Mon Dieu! dit-il, madame!...</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_273" id="Page_273">[Pg 273]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Il allait peut-être proférer une lâcheté, comme:
-«Vous ne montrez pas toujours autant de dignité.»</p>
-
-<p class="i1">Mais elle vit trembler sa lèvre. Elle sonna. Un
-domestique parut.</p>
-
-<p class="i1">—La voiture est-elle là? demanda-t-elle; et
-elle ajouta pour garder entre eux le valet:—Attendez,
-relevez ce store... On ne voit pas clair
-ici.</p>
-
-<p class="i1">Puis, se dirigeant elle-même vers la porte, si
-bien que Chambertier dut la suivre:</p>
-
-<p class="i1">—Ainsi donc, cher monsieur, au revoir, à
-l'hiver prochain. Mes amitiés à Gisèle quand vous
-lui écrirez, n'est-ce pas?</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">Dans la maison de campagne de Conflans-Sainte-Honorine,
-l'été de songeuse paresse, d'intimité
-attendrie, de calme vie profonde, recommença
-pour Simone Mervil. Sa fille Paulette,
-moins gamine qu'autrefois, ne montait plus à cru
-sur le poney, mais, au contraire, prenait les langueurs,
-les rêveries, les airs de gravité des précoces
-fillettes de dix ans. Elle en devenait plus
-inquiétante, en même temps que plus charmante,
-cette petite, par le mystère de ses beaux yeux,
-déjà presque féminins, et par les poses fléchies
-de son corps si fin, trop vite allongé, aux formes
-graciles et indécises. Le petit Hugues, lui, déjà se
-traînait à quatre pattes sur un tapis dont on couvrait
-<span class="pagenum"><a name="Page_274" id="Page_274">[Pg 274]</a></span>
-l'herbe trop fraîche d'un coin de pelouse, et
-d'où il s'évadait constamment pour cueillir des
-pâquerettes. Et, presque toujours, par quelque
-fenêtre ouverte, les mélodies de Mervil s'échappaient,
-s'envolaient avec une douceur lointaine,
-puis s'effaçaient dans l'espace, au-dessus des parterres
-ensoleillés, au-dessus des marronniers
-lourds, dans le bleu délicat du ciel.</p>
-
-<p class="i1">Un jour, vers la fin du mois d'août, le compositeur
-reçut un télégramme qui lui causa une surprise
-et une émotion violentes. Quand il le lut,
-sa femme n'était pas auprès de lui, de sorte
-qu'elle ne le vit point sursauter et pâlir. Il dut
-craindre qu'elle ne pût connaître le contenu exact
-de cette dépêche, car il brûla le petit papier bleu
-avant de descendre en parler à Simone. La jeune
-femme se tenait dans le parc, avec les enfants.
-Roger l'emmena à quelque distance, loin de
-l'oreille curieuse, aiguisée, de Paulette, puis il
-lui dit:</p>
-
-<p class="i1">—D'Espayrac m'appelle au Havre. Il est arrivé
-un accident à M<sup>me</sup> Chambertier.</p>
-
-<p class="i1">—A Gisèle!... Un accident?...</p>
-
-<p class="i1">—Oui, assez grave.</p>
-
-<p class="i1">—Mais quoi donc?</p>
-
-<p class="i1">—La dépêche ne dit pas au juste. C'était en
-mer.</p>
-
-<p class="i1">—Mais qu'y peux-tu? Pourquoi d'Espayrac
-t'appelle-t-il?</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_275" id="Page_275">[Pg 275]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Je n'en sais rien. Je suppose que le pauvre
-garçon doit être dans une situation très ennuyeuse.
-L'accident est peut-être arrivé avec son yacht, et
-le mari n'y étant pas...</p>
-
-<p class="i1">—Qu'y peux-tu? répéta Simone—irritée de
-voir qu'elle n'en finirait pas avec cette triste histoire,
-et qu'après elle c'était Roger qu'on y
-mêlait.</p>
-
-<p class="i1">—Dame, tu sais, Jean n'a pas d'ami plus sûr
-ni plus intime que moi. J'ignore en quoi je pourrai
-lui être utile. Mais il me demande au plus tôt.
-Cela suffit, j'irai. Fais préparer ma valise, ma petite
-Simone. Je vais consulter l'indicateur, voir à
-quelle heure je dois être à Paris pour prendre
-l'express de ce soir.</p>
-
-<p class="i1">Mervil resta absent deux jours, pendant lesquels
-il ne fit parvenir à sa femme que des télégrammes
-et des lettres vagues, d'où celle-ci conclut
-cependant que la vie de Gisèle devait être
-sérieusement en danger. Le compositeur employait
-les plus fortes recommandations pour
-empêcher Simone de venir au Havre: car, ne se
-doutant point du refroidissement qu'avait subi
-cette amitié féminine, il craignait que l'inquiétude
-n'amenât tout à coup sa femme au beau milieu
-de circonstances où il ne lui convenait point
-qu'elle se trouvât. Il la croyait même encore tellement
-aveugle et folle de tendresse pour sa Gisèle,
-qu'il n'osait lui écrire la vérité. Cette vérité,
-<span class="pagenum"><a name="Page_276" id="Page_276">[Pg 276]</a></span>
-il ne la lui apprit qu'à son retour, et encore avec
-les plus grandes précautions. Toutefois, quelques
-circonlocutions qu'il mît en usage, il fallut bien
-en arriver à la phrase catégorique, à la brutalité
-du fait,—de ce fait qu'il avait appris tout de suite
-par le télégramme de Jean d'Espayrac. Il fallut
-bien, à un moment donné, dire à Simone:</p>
-
-<p class="i1">—Gisèle est morte.</p>
-
-<p class="i1">Morte!... Comment cela se pouvait-il? Cette
-créature si jeune, si ardemment vivante, si belle!...
-Morte!... Jamais Simone n'aurait pu croire qu'elle
-en éprouverait un tel choc de douleur. Morte, sa
-Gisèle! Ah! maintenant elle lui pardonnait tout...
-Et sa propre humiliation, à elle-même, et les vilaines
-intrigues.—Mon Dieu! ses folies avaient
-bien leur excuse: son mari, ce pauvre Chambertier,
-était d'une si navrante bêtise, d'une si exaspérante
-platitude!—Morte!... Simone la revoyait
-comme la dernière, la toute dernière fois,
-dans le corridor de cette maison de Meudon,
-affolée, échevelée, lui criant: «Sauve-moi!...»
-avec les longues mèches de ses cheveux superbes
-s'accrochant aux broderies métalliques et à la
-ceinture pailletée de son peignoir oriental. Puis,
-le souvenir bondissant par-dessus les jours, elle
-la revoyait encore sur la petite place du village
-de Giens, choisissant des oursins dans le panier
-du pêcheur, et les mangeant ensuite, rieuse et
-debout dans le pan d'ombre de la petite maison
-<span class="pagenum"><a name="Page_277" id="Page_277">[Pg 277]</a></span>
-aux lignes sèches, découpées sur le bleu violent
-du ciel, avec un arôme de mer dans l'air tranquille,
-et, tout autour, une sensation de chaleur
-et d'espace.</p>
-
-<p class="i1">Simone pleurait. Mais, tandis qu'elle croyait
-pleurer seulement sur Gisèle, quelque chose en
-elle, au plus profond de son être, pleurait sur
-elle-même—et elle ne s'en doutait pas.</p>
-
-<p class="i1">Enfin, elle dit à Roger:</p>
-
-<p class="i1">—Oh! que je sache comment elle est morte.
-Dis-moi tout... tout... Je serai très calme, j'aurai
-de la force.</p>
-
-<p class="i1">—Tu veux tout savoir?</p>
-
-<p class="i1">—Oui, tout.</p>
-
-<p class="i1">—C'est bien triste, ma Simone. Tu regretteras
-peut-être d'avoir exigé cela. Je serai obligé
-de te dire sur ton amie des choses que tu aimerais
-mieux ne pas connaître...—Il baissa la voix.—...
-Des choses que tu aimerais mieux ne pas
-m'entendre te dire.</p>
-
-<p class="i1">Simone fit un geste d'insistance pour qu'il
-parlât. Mervil reprit, se défendant encore:</p>
-
-<p class="i1">—Tu sais bien que tu t'es fâchée contre moi,
-le jour de la naissance de Hugues, parce que
-je disais que Gisèle... Enfin tu ne voulais pas
-croire...</p>
-
-<p class="i1">—Oh! s'écria Simone, tu l'accusais avec tant
-de légèreté, d'ironie! Mais va, maintenant... Je
-sais que tu n'ajouteras pas de commentaires
-<span class="pagenum"><a name="Page_278" id="Page_278">[Pg 278]</a></span>
-cruels. Quoi qu'on dise des morts, on ne peut le
-dire qu'avec respect.</p>
-
-<p class="i1">Alors Mervil raconta tout—tout ce que Jean
-d'Espayrac, dans la tristesse et presque dans le
-remords de cette fin subite, lui avait révélé.
-D'abord, il avouait à son ami, le pauvre Jean,
-qu'il avait aimé Gisèle, mais que, depuis quelque
-temps, non seulement il ne l'aimait plus, mais
-encore il l'avait presque prise en grippe, et que
-cette liaison lui était devenue intolérable.</p>
-
-<p class="i1">—Prise en grippe?... répéta Simone avec surprise.</p>
-
-<p class="i1">—Oui. Elle lui avait causé des ennuis sans
-nombre... Ce duel ridicule avec le mari... Et pire
-que cela: j'ai cru comprendre qu'elle avait attiré
-quelque chagrin, quelque grosse humiliation à
-une personne que Jean respecte, adore... d'une
-adoration peut-être sans espoir.</p>
-
-<p class="i1">—M. d'Espayrac t'a dit cela?</p>
-
-<p class="i1">—A peu près. Tu comprends que je n'ai pas
-insisté.</p>
-
-<p class="i1">—Continue... dit Simone après un court
-silence.</p>
-
-<p class="i1">Et Mervil continua. Jean allait au Havre pour
-se séparer de Gisèle. Elle l'y suivait. Il faisait construire
-un yacht pour visiter cet hiver les côtes de
-la Méditerranée. Elle prétendait s'embarquer avec
-lui. Quand il lui représentait le scandale, elle déclarait
-s'en moquer. Elle ne pouvait plus vivre
-<span class="pagenum"><a name="Page_279" id="Page_279">[Pg 279]</a></span>
-avec son mari; elle interdisait à Chambertier de
-la rejoindre au Havre; jamais elle ne reprendrait
-l'existence commune: plutôt mourir. Elle avait,
-paraît-il, fait tout au monde pour convaincre cet
-aveugle mari de son malheur conjugal; il n'y voulait
-pas croire. Puisqu'elle ne pourrait obtenir un
-divorce convenable qui lui permît d'épouser
-Jean, eh bien, elle vivrait avec lui sans l'épouser,
-voilà tout.</p>
-
-<p class="i1">—L'épouser?... interrompit Simone. Est-ce
-que, vraiment, M. d'Espayrac l'aurait épousée, si
-elle se fût rendue libre?</p>
-
-<p class="i1">Roger Mervil hocha la tête et leva les yeux au
-ciel avec une expression de physionomie qui peignait
-le comble de la misère terrestre,—d'où
-Simone conclut que tel était le jour peu favorable
-sous lequel d'Espayrac envisageait la perspective
-d'un mariage avec Gisèle.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! Roger, dit-elle, comment peux-tu faire
-des grimaces en parlant de ma pauvre amie!...</p>
-
-<p class="i1">Mervil qui, au fond, n'avait jamais eu pour
-Gisèle qu'une antipathie profonde, rappela aussitôt
-sur son maigre et expressif visage un air
-de circonstance, et continua son récit.</p>
-
-<p class="i1">—Entre d'Espayrac et M<sup>me</sup> Chambertier, reprit-il,
-les rapports étaient devenus fort peu tendres.
-Elle l'excédait; et comme, en dépit des
-politesses de Jean, elle commençait à s'en apercevoir,
-elle s'en prenait à lui. Elle lui faisait des
-<span class="pagenum"><a name="Page_280" id="Page_280">[Pg 280]</a></span>
-scènes violentes. D'ailleurs, c'est dans l'ordre des
-choses. Un bandit de grand chemin a plus de
-chances d'être bien traité par une femme qu'un
-amant qui fait mine de se refroidir.</p>
-
-<p class="i1">—Roger, pas de réflexions sceptiques, je t'en
-prie.</p>
-
-<p class="i1">—Le bateau de Jean était construit, fini, depuis
-quelque temps. Il voulait le mettre à l'essai
-par un petit voyage en Angleterre et en Écosse.
-Mais pas moyen de partir. Emmener Gisèle,—il
-ne le voulait à aucun prix. Laisser Gisèle,—il ne
-s'y déciderait pas sans tâcher de la décider elle-même
-à rester. Or la pauvre femme le menaçait
-de toutes les violences. Jean n'avait pas peur
-qu'elle les exécutât, mais il est bon. Il ne saurait
-mal agir avec une femme, surtout une femme
-dont le plus grand tort est de l'aimer. Il devenait
-donc une façon d'<i>Adolphe</i>, tout aussi malheureux
-et tout aussi embarrassé que l'autre. Mais un beau
-soir, après une discussion plus décisive et plus
-pénible que toutes les autres, voilà Gisèle qui se
-soumet. Puisqu'il veut qu'elle le quitte, elle le
-quittera. Ne voit-elle pas que tout est fini? Jean
-proteste que non, qu'il l'aime toujours, d'autant
-plus sincèrement qu'il la voyait s'assouplir avec
-une grâce très soudaine et très touchante. Elle
-secouait la tête: «Non, non... J'ai lutté tant que
-j'ai pu... Mais c'est fini... Tout est fini.» D'Espayrac
-pensa que c'était peut-être une feinte ou
-<span class="pagenum"><a name="Page_281" id="Page_281">[Pg 281]</a></span>
-une boutade... Mais pas du tout. Le lendemain,
-le surlendemain, ce fut la même chose. Elle ne
-montrait plus que de la résignation, un peu de
-tristesse et beaucoup de fierté. Jamais il ne l'avait
-vue plus femme, plus séduisante, plus mélancoliquement
-jolie. Mais comme il ne voulait pas se
-laisser reconquérir par tout cela, il profitait de sa
-liberté recouvrée; il hâtait ses préparatifs de départ.
-Le jour vint où il fallut se dire adieu; ils dînèrent
-ensemble, à bord du yacht. C'était une dernière
-fantaisie de Gisèle, si doucement demandée
-que Jean n'avait pas eu la force de dire non.
-«Comme cela,» répétait-elle en regardant vers
-le large, «je me figure que nous sommes partis
-ensemble, que nous sommes loin de la terre, loin
-du monde, tous deux seuls, pour toujours...»
-D'Espayrac avait le cœur un peu serré. Il la ramena
-chez elle, à Frascati, dans l'appartement
-qu'elle y avait.—«Vous allez coucher à bord?»
-demanda-t-elle. Il lui répondit que non, qu'il rentrait
-chez lui, dans la ville, mais qu'il embarquait
-le lendemain à la première heure. Elle lui dit adieu
-avec beaucoup de calme. «Plus de calme,» m'a
-dit Jean, «que je n'en avais moi-même.» Le lendemain
-matin, d'Espayrac arrive à son bateau en
-même temps que son capitaine, qui, également,
-avait dormi à terre. Ils trouvèrent le maître d'équipage
-fort embarrassé. L'homme avait quelque
-chose à dire, et ne pouvait s'y décider. Enfin il
-<span class="pagenum"><a name="Page_282" id="Page_282">[Pg 282]</a></span>
-avoua que la jeune dame qui avait dîné hier lui
-avait offert, pour lui et ses matelots, une très forte
-somme s'il la laissait seulement passer la nuit à
-bord. Elle reviendrait vers onze heures du soir, et
-jurait d'être repartie le matin avant que ces messieurs
-arrivassent. Dame! on le payait si bien, et
-pour si peu de chose... Il n'avait pas su dire non.
-On avait fait le lit de la dame dans la cabine d'honneur...
-Mais voilà... Elle n'était pas partie comme
-elle l'avait si formellement promis. Et, sans doute,
-elle dormait encore, car, tout à l'heure, on avait
-frappé à plusieurs reprises, et elle n'avait pas répondu.
-«Allons,» pensa Jean, «l'obstination
-des femmes est véritablement invincible. Il va
-falloir que je l'emmène.»—«Elle a sans doute
-fait apporter des bagages?» demanda-t-il au
-marin.—«Non, monsieur, rien qu'une très légère
-valise, contenant sans doute ses effets de
-nuit.» D'Espayrac alla frapper à son tour à la
-porte de la cabine. Pas de réponse. Il essaya
-d'ouvrir. Elle était fermée à clef. Une telle inquiétude
-le prit alors qu'il fit forcer la serrure. Il
-entra... Et que vit-il dans la jolie cabine si pimpante
-avec ses vernis miroitants, ses tentures
-fraîches?... Gisèle étendue tout habillée sur le lit,
-morte, asphyxiée par le parfum d'une profusion de
-grands lis blancs, dont elle avait jonché l'étroite
-pièce, dont elle s'était presque recouverte elle-même.
-Voilà ce que renfermait cette valise dont
-<span class="pagenum"><a name="Page_283" id="Page_283">[Pg 283]</a></span>
-la légèreté avait surpris le maître d'équipage...
-Une cargaison de fleurs. Et ces fleurs, dans le
-tout petit réduit de la cabine, si soigneusement
-calfeutré, fermé, n'avaient que trop bien accompli
-leur meurtrière mission: elles avaient endormi
-la pauvre femme... Elles l'avaient endormie pour
-toujours.</p>
-
-<p class="i1">Plusieurs fois, pendant ce long récit, les questions
-ou les exclamations de Simone avaient interrompu
-Mervil. Maintenant, elle ne disait plus
-rien; elle pleurait de nouveau, amèrement, abondamment.
-Elle pleurait sur son amie—et, dans
-le secret de son être, il y avait aussi des larmes
-inconscientes qui coulaient sur elle-même. Car
-tel est le fond le plus amer de tous les deuils humains:
-c'est ce qui est vulnérable et mortel en
-nous qui se trouble des blessures et de la mort
-des autres.</p>
-
-<p class="i1">Pour le moment, Simone n'en voulut pas savoir
-davantage. Plus tard elle apprit comment d'Espayrac,
-éperdu, avait télégraphié à Mervil: «Elle
-est morte chez moi, pour moi. Accours, au nom
-du ciel.» Lorsque Roger était arrivé au Havre,
-M<sup>me</sup> Chambertier, par les soins de Jean, avait
-été déjà transportée dans sa chambre, à Frascati;
-et là, dans cet appartement d'hôtel, on avait—pour
-ne pas dire au mari toute la vérité—simulé
-le drame de sa fin volontaire, le meurtre silencieux
-des fleurs. Pour Chambertier, appelé aussi
-<span class="pagenum"><a name="Page_284" id="Page_284">[Pg 284]</a></span>
-par télégramme, c'était dans cette pièce banale
-et sur ce lit indifférent qu'elle avait dormi son
-mortel sommeil embaumé. Le pauvre homme,
-tout à fait abasourdi et inconsolable, traversait en
-ce moment toute la France, pour porter le corps
-de sa femme dans leur propriété d'Hyères: car,
-au sommet du sauvage rocher, quelques tombes
-se dressent. Et là, bien haut sous l'éternel ciel bleu,
-dans l'incessant murmure des mers, parmi le
-frisson des plantes aériennes, devait reposer pour
-jamais cette Gisèle aux yeux et aux lèvres de
-sphinx, aux yeux et aux lèvres de mystère et de
-volupté.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_285" id="Page_285">[Pg 285]</a></span></p>
-
-
-<div class="chapter">
- <h2 class="no-break p2"><a name="XVIII" id="XVIII"></a>XVIII</h2>
-</div>
-
-<div class="p2">
- <img class="drop-cap" src="images/initial_d.jpg" alt="Lettre D." />
-</div>
-
-<p class="drop-cap"><span class="sc">Des</span> mois, des saisons, des années, passèrent,
-de ces années, d'abord si lentes
-et si pleines, puis dont le cours se rétrécit
-et se précipite à mesure que l'on avance
-dans la vie. Simone Mervil constatait avec étonnement
-et mélancolie combien—la trentaine
-passée—s'accélère la fuite de ce mince filet de
-jours. En voyant si vite grandir sa fille, et en se
-rappelant quelles proportions illimitées l'avenir
-prend à cet âge, elle n'en revenait pas! N'était-ce
-pas hier qu'elle avait, elle aussi, quinze ans? Et
-déjà elle ne pouvait plus regarder en avant,
-comme autrefois: car, en avant, c'était l'âge mûr,
-puis la vieillesse... c'est-à-dire à peine encore la
-vie,—la période de graduel effacement où la
-<span class="pagenum"><a name="Page_286" id="Page_286">[Pg 286]</a></span>
-jolie Simone Mervil ne se retrouverait plus elle-même
-que dans son seul souvenir.</p>
-
-<p class="i1">Ces réflexions qui commençaient à l'effleurer—mais
-avec une douceur à peine triste, comme
-la première brise où l'on sent un air d'automne—lui
-rendaient plus profondément, plus âprement
-délicieuses les jouissances de son présent.
-Le nom de Mervil avait grandi encore; une large
-fortune leur était venue. Le petit hôtel de la rue
-Ampère ne représentait plus qu'une aile infime
-dans la vaste maison de style Renaissance qu'ils
-avaient fait construire. Leurs deux enfants animaient
-cette demeure d'un mouvement perpétuel
-de jeunesse, de tendresse, de grâce intellectuelle
-et physique: car c'étaient des natures très
-diverses, mais très charmantes et merveilleusement
-douées, celles de Paulette et de Hugues.</p>
-
-<p class="i1">Eux-mêmes, Simone et Roger, plus enfoncés
-chaque jour dans une intimité pleine de confiance
-et d'adoration, goûtaient ce bonheur si rare du
-dédoublement de l'être dans un autre être dont
-on se sent parfaitement compris et parfaitement
-aimé. Elle s'enivrait plus que lui de ses triomphes
-d'artiste; et lui se grisait plus qu'elle-même de
-ses succès de femme. Car Simone, malgré ses
-trente-cinq ans, gardait sa fraîcheur blonde d'extrême
-jeunesse, son charme de madone du moyen
-âge, frivolement vêtue en Parisienne; et elle promenait
-dans le monde, autour de son joli front
-<span class="pagenum"><a name="Page_287" id="Page_287">[Pg 287]</a></span>
-pur, l'auréole d'une réputation tout à part, d'un
-universel respect, que rien, dans ce Paris pourtant
-si sceptique, n'avait un seul instant ternie.</p>
-
-<p class="i1">Puis, pour rendre plus douce encore la fête de
-son cœur, et plus triomphante sa victoire définitive
-sur elle-même et sur la vie, il y avait au loin—oh!
-très loin, comme un parfum vague et rarement
-respiré—le sentiment bizarre et profond
-que lui avait gardé M. d'Espayrac, l'espèce de
-culte qu'à distance, respectueusement et dévotement,
-il élevait vers elle, et qui semblait avoir
-imprégné cette insouciante nature masculine
-d'une ferveur singulière. Simone le voyait aussi
-peu que possible, malgré les rapports de travail
-et d'amitié qui subsistaient toujours entre
-Mervil et Jean. Mais quand elle n'avait pu faire
-autrement que de se trouver en face de lui, il fallait
-bien qu'elle remarquât la soumission attendrie
-de ces yeux d'homme, de ces yeux jadis tout
-étincelants d'amoureuse arrogance. C'était un si
-discret hommage, qu'elle y recueillait sans remords
-une satisfaction d'orgueil. Et il y avait eu
-d'ailleurs, depuis quelques années, dans l'existence
-de M. d'Espayrac, des changements dont
-elle se sentait bien un peu la cause. Elle n'eût pas
-été femme si elle n'y avait pas reconnu le désir de
-se réhabiliter, pour ainsi dire, auprès d'elle. Sans
-doute, ce qui avait mis une ombre grave sur le
-front de ce joyeux viveur, c'était la mort de Gisèle.
-<span class="pagenum"><a name="Page_288" id="Page_288">[Pg 288]</a></span>
-Pourtant on ne transforme pas ses goûts,
-ses façons de penser, ses habitudes, parce qu'une
-femme est morte d'amour, quand soi-même on
-ne l'aimait plus. Simone savait bien que si
-M. d'Espayrac avait un moment délaissé le libretto
-d'opérette pour publier un volume de vers
-pleins de regrets imprécis et délicats, ce n'était
-pas qu'il se repentît d'avoir désespéré la maîtresse
-qui n'était plus, mais c'était qu'il ne pouvait se
-pardonner d'avoir méconnu, offensé l'autre, et
-de n'avoir pas su retenir le seul amour auquel jamais
-il eût attaché quelque prix. Elle savait encore
-qu'il travaillait beaucoup, qu'il était devenu
-ambitieux, et qu'on ne lui connaissait aucune
-liaison féminine sérieuse.</p>
-
-<p class="i1">Et ces circonstances, qui ne pouvaient plus
-toucher le cœur si bien guéri de Simone, ne déplaisaient
-point à sa fierté. Toutefois, ce dont elle
-gardait le plus de gré peut-être à M. d'Espayrac,
-c'était que jamais il ne lui imposait sa présence,
-quand il n'y était point absolument forcé par ses
-relations avec Mervil. C'est ainsi qu'en été, elle
-ne le voyait guère, car il suffisait que la famille du
-compositeur allât en Suisse pour que Jean restât
-dans les environs de Paris; ou, si ses amis s'établissaient
-sur quelque plage, lui-même partait
-immédiatement pour les montagnes.</p>
-
-<p class="i1">Simone eut donc lieu d'être étonnée lorsqu'une
-après-midi, en rentrant chez elle, dans une villa
-<span class="pagenum"><a name="Page_289" id="Page_289">[Pg 289]</a></span>
-louée pour la saison près de Cabourg, elle entendit
-dans le jardin monter le rire musical de
-Jean. Avant de pousser la grille de bois qui, du
-côté de la mer, fermait leur petit domaine, elle
-s'arrêta pour écouter. Et elle entendit, sans distinguer
-les paroles, la voix qu'elle connaissait si
-bien. «C'est la première fois qu'il arrive ainsi à
-l'improviste,» pensa-t-elle, contrariée. «Et justement
-Roger ne revient de Paris que demain.»</p>
-
-<p class="i1">Elle ouvrit vivement la grille; la sonnette retentit,
-et, à ce tintement, ses deux enfants accoururent
-au-devant d'elle.</p>
-
-<p class="i1">Paulette était devenue une admirable jeune
-fille, plus grande que sa mère, avec une taille fine
-et des épaules larges, la poitrine haute et les hanches
-gracieuses, le corps souple et robuste d'une
-nymphe chasseresse, surmontée d'une tête encore
-très enfantine, aux traits un peu trop accusés
-peut-être, mais aux yeux splendides,—des yeux
-noirs, fondus et veloutés entre de longs cils d'ombre,
-des yeux où la hardiesse et la volonté se
-noyaient par instants en une timidité presque farouche.</p>
-
-<p class="i1">Quant à Hugues, c'était un beau petit garçon
-de huit ans, dont les franches prunelles bleu foncé
-contrastaient avec celles de sa sœur. Il bondissait
-maintenant, pour embrasser sa mère le premier.
-Le jeu avait rendu son charmant visage tout
-rouge, malgré la légèreté de son costume de flanelle
-<span class="pagenum"><a name="Page_290" id="Page_290">[Pg 290]</a></span>
-blanche; et il gardait encore à la main une
-raquette de tennis.</p>
-
-<p class="i1">—Bonjour, mes chéris. Où est M. d'Espayrac?</p>
-
-<p class="i1">Ils eurent un même geste d'étonnement.</p>
-
-<p class="i1">—M. d'Espayrac? Mais il n'est pas ici.</p>
-
-<p class="i1">—Allons donc! fit Simone en riant. Vous
-voulez me faire une farce, à vous trois. C'est trop
-tard. Je l'ai entendu avant d'ouvrir la porte.</p>
-
-<p class="i1">—Maman, dit Paulette, à quoi penses-tu? Je
-t'assure que nous n'avons pas vu M. d'Espayrac.</p>
-
-<p class="i1">Et Hugues répétait:</p>
-
-<p class="i1">—Nous ne l'avons pas vu.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! les entêtés! dit Simone. Attendez un
-peu... Où se cache-t-il?</p>
-
-<p class="i1">Elle se mit à parcourir le jardin, un rectangle
-dénudé, à peine verdoyant, tout desséché par le
-vent de mer, et où les cachettes étaient rares entre
-les grêles tamaris. Au milieu, sur la pelouse, était
-tendu le grand filet blanc, par-dessus lequel les
-enfants, déjà, recommençaient à se renvoyer les
-balles.</p>
-
-<p class="i1">—Cherche, tu ne trouveras personne, cria
-Paulette. Quelle drôle d'idée t'est venue là,
-maman!</p>
-
-<p class="i1">—Tiens... le voilà, M. d'Espayrac, dit le petit
-Hugues.</p>
-
-<p class="i1">Et, par espièglerie, il lança de toute sa force
-une des balles du tennis contre l'ombrelle ouverte
-de sa mère. En même temps, il éclatait de rire.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_291" id="Page_291">[Pg 291]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Simone se retourna vivement; le gamin, fort
-amusé, se jeta sur l'herbe, se roula de joie. Paulette
-elle-même, assez grave d'habitude, souriait,
-trouvait cela drôle.</p>
-
-<p class="i1">Cependant leur mère demeurait debout dans
-l'allée, pétrifiée, d'une pâleur soudaine, et les yeux
-fixés sur son fils avec une sorte d'effroi. Si bien
-que le petit, remarquant aussitôt qu'elle ne s'égayait
-pas avec eux, vint lui demander pardon,
-croyant lui avoir causé une frayeur par le choc
-brusque sur l'ombrelle.</p>
-
-<p class="i1">Elle l'écarta, rentra. Puis, une fois dans sa
-chambre, elle vint se mettre à la fenêtre. Et elle
-suivait leur jeu, mais d'un air d'épouvante. Ses
-yeux se fermaient, ses mains se crispaient d'angoisse
-chaque fois que, jusqu'à elle, montait le
-rire de son fils.</p>
-
-<p class="i1">Ainsi donc, elle n'avait jamais remarqué cela?
-Non, jamais cette similitude de timbre ne l'avait
-frappée. Peut-être la petite voix grêle de l'enfant
-était-elle encore jusque-là trop différente des
-graves accents de l'homme fait? Peut-être les
-yeux avaient prolongé l'erreur de l'oreille: car,
-lorsqu'elle regardait Hugues, jamais elle ne pensait
-à <i>l'autre</i>. Il avait fallu qu'elle l'entendît de loin
-sans le voir pour découvrir que son fils avait le
-rire de Jean d'Espayrac!... Et maintenant, plus elle
-écoutait, moins elle en pouvait douter: c'étaient
-bien, en une clef plus aiguë, les quelques notes
-<span class="pagenum"><a name="Page_292" id="Page_292">[Pg 292]</a></span>
-trop familières, la modulation caractéristique que
-Mervil avait choisie comme un <i>leit-motiv</i> de gaieté
-dans une de ses œuvres. Hugues avait le rire de
-Jean! Il avait la nuance de ses yeux!...</p>
-
-<p class="i1">Les yeux bleus de Hugues!... Oh! Simone se
-rappelait maintenant avec quelle angoisse elle les
-épiait jadis, une angoisse telle que la jeune mère
-allait réveiller, pour les examiner encore, son petit
-enfant dans son berceau. Puis elle s'y était accoutumée.
-Elle n'avait plus vu là qu'une simple coïncidence.
-Mais le rire, maintenant... le rire!...
-«Oh! le voilà, le voilà encore! Il rit, cet enfant!
-Mon Dieu! pourquoi rit-il comme cela toujours?
-On doit l'entendre jusque sur la plage!»</p>
-
-<p class="i1">Simone se pencha sur l'appui de la fenêtre.</p>
-
-<p class="i1">—Qu'est-ce que c'est donc, mon mignon?
-Comme tu es bruyant aujourd'hui! Il faut te tenir
-tranquille maintenant. Prends un livre.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! petite mère...</p>
-
-<p class="i1">—Tu ris trop haut. Tu me fais mal à la tête.</p>
-
-<p class="i1">—Je ne rirai plus.</p>
-
-<p class="i1">—Non, je te le défends. Si je t'entends encore,
-je te forcerai à prendre un livre.</p>
-
-<p class="i1">Ah! combien de fois, à partir de ce jour, il devait,
-le petit Hugues, entendre ces mots: «Ne
-ris pas!» Tantôt sa maman avait mal à la tête,
-tantôt elle lui représentait combien était vulgaire
-cette gaieté si tapageuse, tantôt son père travaillait
-et il pourrait le déranger. Et toujours, dès que
-<span class="pagenum"><a name="Page_293" id="Page_293">[Pg 293]</a></span>
-ses lèvres joyeuses s'ouvraient, la même défense
-revenait bien vite.</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">Non, ne ris pas, petit Hugues. Car ce que
-ta mère a entendu dans ton rire, ce qu'elle y a
-découvert, d'autres pourraient l'entendre et le
-découvrir aussi. L'homme dont tu portes le nom
-célèbre est là, tout près, dans son cabinet de travail;
-et son génie de musicien, qui a fait de l'autre
-rire un <i>leit-motiv</i> de gaieté, ne s'y tromperait pas
-toujours, et peut-être ferait-il du tien un <i>leit-motiv</i>
-de doute, d'épouvante et de désespoir. Ne ris
-pas, petit Hugues, ne ris pas!...</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">Depuis cette après-midi dans la villa de Cabourg,
-tout le bonheur de Simone Mervil ne fut
-plus qu'une parure extérieure, qu'elle continua
-de porter pour tromper son mari, ses enfants, le
-monde. La pauvre femme n'eut plus un instant
-de repos. Elle ne pouvait plus voir son mari regarder
-son fils sans s'imaginer que, dans les yeux
-du musicien, tout à coup allait passer quelque
-effrayante lueur. Elle ne pouvait plus les voir
-jouer ensemble et se lutiner avec des éclats de
-rire, sans trembler que Roger ne tressaillît et ne
-s'arrêtât tout pâle, comme elle avait tressailli,
-comme elle s'était arrêtée, si pâle elle-même,
-dans l'allée du jardin, au bord de la mer.</p>
-
-<p class="i1">Et le supplice devint tel, la terreur, en elle, prit
-<span class="pagenum"><a name="Page_294" id="Page_294">[Pg 294]</a></span>
-une si insupportable intensité, que Simone en
-arriva à cette chose inouïe pour elle et pour
-Mervil, d'obtenir qu'on éloignât l'enfant de la
-maison, qu'on le mît interne dans un lycée, et dans
-un lycée de province, afin qu'il sortît le plus rarement
-possible. Comment elle y décida son
-mari, ce fut par cette ténacité féminine, qui, après
-avoir insinué le germe d'une pensée, ne le laisse
-pas mourir, mais l'entretient, le développe par la
-répétition, y ramène toujours des sujets les plus
-éloignés, fait que tout devient exemple, raison,
-précédent, pour l'action en vue; si bien que l'action,
-ensuite, se fait fatalement, comme d'elle-même
-et par la force des circonstances. Le grand
-prétexte, en cette occasion, ce fut la santé de Hugues,—santé
-morale et physique. Rien ne trempait
-mieux les garçons que la vie de collège, non
-pas dans les internats renfermés et malsains de
-Paris, mais dans un pays de bon air.</p>
-
-<p class="i1">Ce fut ainsi qu'à neuf ans, cet enfant qui n'avait
-jamais quitté sa mère, et que sa mère adorait, fut
-conduit comme pensionnaire au lycée de Chartres.
-Ah! dans le train, tandis que la malheureuse,
-le cœur brisé, s'étouffait pour ne pas faiblir et
-fondre en larmes devant son fils, elle n'avait plus
-besoin de lui dire: «Ne ris pas.» Il ne riait plus,
-le petit Hugues. Il pleurait tellement que ses
-beaux yeux bleus eux-mêmes, gonflés et comme
-déteints, n'auraient pu compromettre sa mère,
-<span class="pagenum"><a name="Page_295" id="Page_295">[Pg 295]</a></span>
-et ne ressemblaient plus du tout aux prunelles
-saphir de M. d'Espayrac.</p>
-
-<p class="i1">Quand elle revint de ce triste voyage, Simone
-fut tellement malade qu'elle espéra mourir. Elle,
-si heureuse encore quelques mois auparavant,
-si bien guérie de ses chagrins et de ses fautes, si
-fière de la confiance de son mari, de l'estime du
-monde et du dévouement délicat de M. d'Espayrac,
-elle retombait au fond d'un abîme pire que
-tout ce qu'elle avait entrevu lorsqu'elle avait
-glissé vers la chute. Elle en venait à penser avec
-obstination aux grands lis blancs de Gisèle.
-Pourquoi, elle aussi, ne s'endormirait-elle pas au
-milieu des fleurs? Ce souvenir et ce désir la hantaient.
-Que pouvait-elle espérer de l'avenir?
-Hugues ne grandirait, elle en était sûre à présent,
-que pour devenir le vivant portrait de Jean
-d'Espayrac. C'était miracle que personne encore
-n'eût été frappé par cette ressemblance. Mais,
-qui sait? D'autres qu'elle l'avaient remarquée
-sans doute, et en souriaient déjà? Grands dieux!
-quelle serait sa position plus tard, entre son mari
-et son ancien amant, quand tous deux auraient
-enfin ouvert les yeux à l'évidence?...</p>
-
-<p class="i1">Cependant Mervil, qui s'affligeait de l'espèce
-de langueur dans laquelle tombait sa femme,
-voulut distraire Simone, la força de sortir beaucoup,
-sous prétexte qu'il fallait maintenant mener
-Paulette dans le monde. Un soir de première
-<span class="pagenum"><a name="Page_296" id="Page_296">[Pg 296]</a></span>
-représentation au Cirque Moderne, ils se trouvaient
-tous les trois dans une loge, lorsqu'ils
-aperçurent M. d'Espayrac qui, d'un fauteuil, les
-saluait de la main. Roger fit signe à son ami de
-les rejoindre.</p>
-
-<p class="i1">Jean, lorsqu'il entra dans la loge, fut frappé
-de l'air maladif et douloureux qui transformait le
-visage de Simone. Il ne l'avait pas rencontrée
-depuis longtemps, et le désastre de cette physionomie,
-qu'il avait vue la même durant plus de
-dix années, lui serra le cœur. Les joues se creusaient
-maintenant au lieu de dessiner leur fin
-ovale; le nez aminci paraissait modelé dans de
-la cire; la bouche gardait, vers les coins abaissés,
-comme un tremblement de larmes, et, dans la
-tristesse des yeux, il y avait un peu d'effarement.</p>
-
-<p class="i1">A côté de sa mère, Paulette rayonnait, d'une
-splendeur de santé, de vivante jeunesse, de grâce
-épanouie, qui fut un autre étonnement pour le
-poète, habitué à la voir près de sa gouvernante,
-dans sa petite robe d'écolière.</p>
-
-<p class="i1">Et Simone, qui surprit le regard de Jean ramené
-d'elle-même à sa fille, eut une sensation vague et
-pénible, qu'elle ne s'expliqua pas tout de suite.</p>
-
-<p class="i1">M. d'Espayrac s'informa de sa santé. M<sup>me</sup> Mervil
-déclara qu'elle souffrait seulement d'un peu
-d'anémie; mais, derrière elle, Roger secouait la
-tête. Quelque chose de lourd et d'obscur semblait
-s'être abattu sur eux.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_297" id="Page_297">[Pg 297]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Pour faire diversion, M. d'Espayrac se mit à
-taquiner Paulette.</p>
-
-<p class="i1">—Vous savez, lui dit-il, que le directeur va
-réclamer à votre père des dommages-intérêts.
-Toute la représentation est manquée; le public
-ne regarde que vous, et quant aux acteurs, ils en
-perdent la tête. Il n'est pas permis d'être jolie
-comme cela. On parle d'un clown qui s'est déjà
-retiré dans les écuries pour se faire sauter la cervelle.</p>
-
-<p class="i1">—Eh bien, et vous, monsieur? dit tranquillement
-Paulette en levant ses grands yeux sur lui.</p>
-
-<p class="i1">—Moi? fit Jean interloqué.</p>
-
-<p class="i1">—Bravo! dit Mervil en riant. Voilà ce que
-j'appelle mettre un homme au pied du mur.
-Puisque tout le monde est amoureux d'elle, parbleu,
-avoue que tu l'es aussi.</p>
-
-<p class="i1">—Jamais de la vie! s'écria plaisamment d'Espayrac.
-Elle m'a fait trop de niches quand elle
-était petite. D'ailleurs, c'est passé, pour moi,
-l'âge de faire la cour aux jeunes filles.</p>
-
-<p class="i1">Paulette le regarda et sourit d'un sourire de
-coquetterie et de malice, instinctivement femme
-déjà, avec le plissement un peu moqueur des
-paupières sur ses yeux noirs si beaux.</p>
-
-<p class="i1">Alors Simone comprit ce qui, tout à l'heure,
-lui avait fait mal quand elle avait vu Jean s'approcher
-de sa fille, quand elle avait constaté
-dans l'admiration involontaire de ce regard
-<span class="pagenum"><a name="Page_298" id="Page_298">[Pg 298]</a></span>
-d'homme, mieux que dans la réalité, la transformation
-de cette enfant en une rayonnante
-créature faite pour inspirer l'amour et pour le
-ressentir. Si Paulette allait s'éprendre de M. d'Espayrac!
-Si cette pauvre petite, avec les illusions
-enchantées de son âge, allait s'égarer dans ce
-rêve impossible! Si elle allait éprouver pour cet
-homme, resté si séduisant et si jeune, ce qu'elle,
-Simone, éprouvait à seize ans pour Roger,—Roger,
-lui aussi, de beaucoup plus âgé qu'elle-même.
-Si elle allait l'aimer, l'aimer jusqu'à en
-souffrir, l'aimer jusqu'à en mourir, cette innocente,
-qui jamais ne connaîtrait l'obstacle abominable...
-Ah! faudrait-il que Simone eût commis
-ce crime-là aussi de faire le malheur de sa
-fille!</p>
-
-<p class="i1">Dans l'état d'ébranlement moral où, depuis
-quelques mois, se trouvait M<sup>me</sup> Mervil, cette
-nouvelle crainte devait prendre sur-le-champ
-des proportions démesurées. A peine, en effet,
-cette idée se fut-elle formulée dans son esprit,
-que Simone eût voulu saisir Paulette par la
-main, se lever et s'enfuir. Elle restait l'oreille
-tendue avec angoisse aux badinages de la jeune
-fille, qui, évidemment, <i>flirtait</i> avec le beau d'Espayrac.
-Tous deux, à présent, discutaient les
-mérites et les défauts d'un travail de haute école,
-qu'on exécutait sous leurs yeux.</p>
-
-<p class="i1">—Moi, disait Paulette, j'adore tant les chevaux
-<span class="pagenum"><a name="Page_299" id="Page_299">[Pg 299]</a></span>
-que, si j'avais dû gagner ma vie, je me serais
-faite écuyère. Est-ce vexant de ne pas pouvoir
-sortir du manège parce que papa ne monte
-pas, et ne peut pas m'accompagner!</p>
-
-<p class="i1">—Attendez que vous soyez mariée, répondait
-Jean. Vous trouverez bientôt quelque malheureux
-à réduire en esclavage. Alors vous irez au
-Bois avec lui.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! reprit-elle, je n'épouserai certainement
-pas un homme qui n'aurait pas la passion
-des chevaux et qui ne serait pas excellent
-écuyer.</p>
-
-<p class="i1">Cette déclaration étourdie vint ajouter au
-trouble de la pauvre mère, car M. d'Espayrac
-était connu comme l'un des plus élégants cavaliers
-civils de l'avenue des Poteaux.</p>
-
-<p class="i1">Cependant la représentation continuait. Après
-le travail en haute école, on disposa sur la piste
-une table longue, portant des petites barres
-fixes, des petites échelles, des petites balançoires.
-Et une personne qui, malgré le maquillage, ne
-paraissait plus de la première jeunesse, mais
-dont les formes un peu lourdes se dessinaient
-sous un maillot mauve à rubans maïs, vint exhiber
-des rats blancs qu'elle avait dressés.</p>
-
-<p class="i1">Cette vue n'offrant rien de bien attrayant, on
-s'était mis à bavarder dans la loge des Mervil.
-Le public, d'ailleurs, restait froid. Et les rats se
-balançaient, se suspendaient aux barres fixes,
-<span class="pagenum"><a name="Page_300" id="Page_300">[Pg 300]</a></span>
-montaient aux échelles, sans exciter beaucoup
-d'enthousiasme. Mais Jean qui, par hasard, regarda
-du côté de la femme au maillot mauve,
-eut une exclamation:</p>
-
-<p class="i1">—Tiens! c'est trop fort!</p>
-
-<p class="i1">—Quoi donc? demanda Paulette.</p>
-
-<p class="i1">Comme ce qui provoquait l'étonnement de
-M. d'Espayrac ne pouvait être dit à la jeune fille,
-ce fut vers Mervil que le poète se tourna. Il lui
-chuchota quelques mots à l'oreille. Le compositeur,
-à son tour, regarda la montreuse de rats. Il
-l'examina un instant, puis il dit:</p>
-
-<p class="i1">—Mais non, tu dois te tromper.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! je suis bien sûr que si, par exemple,
-se récria d'Espayrac.</p>
-
-<p class="i1">Mervil regarda encore, et secoua la tête.</p>
-
-<p class="i1">—Sont-ils malhonnêtes, maman, de se parler
-comme ça tout bas! s'écria Paulette exaspérée
-de curiosité.</p>
-
-<p class="i1">—Qu'est-ce donc? demanda nonchalamment
-Simone. Est-ce que, moi non plus, je ne dois
-pas savoir?...</p>
-
-<p class="i1">—Oh! mon Dieu si, madame, dit d'Espayrac.</p>
-
-<p class="i1">Mais il eut un mouvement d'hésitation, et se
-tourna vers son ami:</p>
-
-<p class="i1">—N'est-ce pas, Roger?... Je peux dire à ta
-femme?...</p>
-
-<p class="i1">—Ah! grands dieux, oui! Quelle importance
-est-ce que cela peut avoir?</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_301" id="Page_301">[Pg 301]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Alors d'Espayrac, se penchant vers Simone,
-murmura:</p>
-
-<p class="i1">—Cette femme, avec ses rats... Eh bien, vous
-ne savez pas ce que c'est?... C'est Netty Davidson,
-un ancien <i>flirt</i> à notre ami Roger.</p>
-
-<p class="i1">Netty Davidson!... A dix ans de distance, ce
-nom produisit encore chez Simone une secousse
-douloureuse. Cette femme, cette grosse
-femme si vulgaire, quoi! elle avait eu l'humiliation
-d'en être jalouse! C'était cette créature qui
-avait eu le pouvoir de troubler toute sa vie, à
-elle, la belle et respectée M<sup>me</sup> Mervil, car c'était
-à cause de cette créature qu'elle avait accepté
-l'idée de la trahison par désir de vengeance.</p>
-
-<p class="i1">Simone regarda son mari. Qu'éprouvait-il en
-retrouvant cette femme, pour laquelle il avait si
-maladroitement risqué la paix de son ménage,
-et leur bonheur, leur honneur à tous deux? Cette
-femme qui avait été sienne, et que, peut-être, il
-avait aimée?...</p>
-
-<p class="i1">Roger, visiblement, n'éprouvait rien du tout.
-Le nom de Netty Davidson, pas plus que l'aspect
-de la dame au maillot mauve, n'avait rien
-fait vibrer sous son plastron blanc. Ce lointain
-souvenir, à peine distinct, ne pouvait plus reprendre
-corps, malgré les détails que Jean lui
-chuchotait de nouveau pour lui rafraîchir la mémoire.
-Non, vraiment, il ne se rappelait plus.
-Son œil restait vague, ses épaules se haussaient
-<span class="pagenum"><a name="Page_302" id="Page_302">[Pg 302]</a></span>
-d'un geste de doute... Après tout, c'était possible.
-Et puis, quoi? Ce maillot mauve ne valait
-pas la peine qu'on établît son identité.</p>
-
-<p class="i1">Ainsi voilà donc tout ce qui restait dans la vie
-de Roger de sa faute, à lui? Rien, pas une trace,
-pas une ombre, pas un tressaillement! Et de la
-sienne, à elle, Simone? O Dieu! de la sienne,
-elle traînait, elle traînerait jusqu'au bout le douloureux
-fardeau. Elle en avait souffert, pleuré,
-saigné, il y avait dix ans; elle en souffrirait, elle
-en pleurerait, elle en saignerait sans doute encore
-dans dix ans à venir! Qu'avait-elle fait de
-plus que Roger pourtant? Il avait eu une maîtresse
-pendant quelques semaines; et elle, Simone,
-elle avait eu un amant pendant quelques
-jours. C'était tout. Encore son mari avait-il
-commencé; elle, du moins, elle avait l'excuse de
-la blessure reçue et de la jalousie. Cependant,
-comme elle expiait!... Et lui? Lui, il soulevait les
-épaules et ne savait même plus ce que l'on voulait
-dire.</p>
-
-<p class="i1">Alors Simone vit, ce soir-là,—ce soir de
-cirque, tandis que la monotone musique et le
-monotone spectacle tournoyaient dans sa tête,—ce
-que jamais encore elle n'avait vu, depuis
-cet autre soir, si lointain déjà, où, par la vitre de
-son coupé neuf, elle avait aperçu son mari qui
-montait en voiture avec une autre femme. Elle
-vit que parfois la vengeance est moins équitable
-<span class="pagenum"><a name="Page_303" id="Page_303">[Pg 303]</a></span>
-que le pardon. Et elle vit aussi que, d'un sexe à
-l'autre, en matière d'amour, il n'y a pas de justice
-possible. La nature et la société ont créé
-trop d'abîmes entre l'homme et la femme; trop
-divers sont leurs droits, leurs devoirs, leurs responsabilités,
-pour que leurs actes puissent être
-pesés à la même balance. Égales dans la douleur
-qu'elles infligent, leurs infidélités sont radicalement
-inégales au point de vue des conséquences.
-Or la douleur s'efface, mais les conséquences
-demeurent.</p>
-
-<p class="i1">Voilà ce qu'elle comprit, Simone, tandis que
-les cuivres éclataient et bruissaient, que les chevaux
-tournaient, et que papillotait un envolement
-de jupes roses dans des ronds de papier
-crevés. Elle avait guéri, dès longtemps, de la
-trahison de Roger, mais guérirait-elle jamais de
-la justice qu'elle s'était faite?</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_304" id="Page_304">[Pg 304]</a></span></p>
-
-
-<div class="chapter">
- <h2 class="no-break p2"><a name="XIX" id="XIX"></a>XIX</h2>
-</div>
-
-<div class="p2">
- <img class="drop-cap" src="images/initial_c_2.jpg" alt="Lettre C." />
-</div>
-
-<p class="drop-cap"><span class="sc">C'est</span> étonnant, disait Mervil d'un air
-soucieux,—un jour que, sa femme étant
-trop souffrante, il avait reconduit
-Hugues au lycée de Chartres,—c'est étonnant
-que cet enfant ne s'habitue pas à la vie de collège!
-Ne crois-tu pas, ma chère amie, qu'il faudra
-nous décider à le retirer... à essayer d'autre
-chose... L'externat à Paris, par exemple, avec un
-précepteur à la maison?</p>
-
-<p class="i1">—Il s'habituera, dit Simone, je t'assure qu'il
-s'habituera.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! reprit Mervil, pour moi, c'est bien la
-dernière fois que je l'y ramène. Je ne comprends
-pas comment tu en as le courage.</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_305" id="Page_305">[Pg 305]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Il a encore pleuré? demanda la mère d'une
-voix tremblante.</p>
-
-<p class="i1">—Mais oui, bien sûr, il a pleuré. Il m'a tellement
-supplié de ne pas le laisser là-bas, que, si
-je n'avais pas eu quelque scrupule à agir sans
-toi, sans nous être entendus, ma foi! je le faisais
-remonter dans le train.</p>
-
-<p class="i1">—Ce ne serait pas raisonnable, dit Simone.</p>
-
-<p class="i1">—Sans doute. Enfin... Puisque c'est pour son
-bien.</p>
-
-<p class="i1">Il y eut un silence. Puis le père reprit:</p>
-
-<p class="i1">—Si ce n'était que le jour de la rentrée!
-Mais il m'inquiète, ce petiot. Je trouve qu'il
-change.</p>
-
-<p class="i1">—Mon Dieu! Comment cela?</p>
-
-<p class="i1">—Oui, tu n'es pas de mon avis, qu'il a mauvaise
-mine? Puis il perd son entrain, sa gaieté.
-Même les jours de vacance, à la maison, il pense
-tellement au retour en classe, qu'il en est tout
-triste... Il ne rit plus.</p>
-
-<p class="i1"><span class="sc">Il ne rit plus</span>!!!...
- La mère eut un grand
-tressaillement de remords. Il ne riait plus, son
-enfant, son cher petit Hugues. Et c'était à cause
-d'elle! C'est elle qui l'avait voulu ainsi!</p>
-
-<p class="i1">Quand le père eut quitté la chambre, elle
-pleura, elle pleura longtemps. Puis elle eut une
-révolte contre cette barbarie à laquelle elle se
-forçait. Non, ce n'était plus possible! Puisque
-l'enfant ne s'habituait pas, elle ne le laisserait
-<span class="pagenum"><a name="Page_306" id="Page_306">[Pg 306]</a></span>
-pas dépérir ainsi loin d'elle. On allait le faire
-revenir, voilà tout. On n'attendrait même pas
-la fin du semestre. Quant à ce qui arriverait
-dans la suite?... Eh bien, à la grâce du ciel!
-Qu'elle souffre encore davantage, s'il le fallait...
-Mais que le petit soit heureux!</p>
-
-<p class="i1">Aussitôt qu'elle parla de reprendre Hugues,
-Mervil fut tout content. Mais, comme il se méfiait
-de sa faiblesse et se reprochait d'aller peut-être—tant
-il avait été influencé dans l'autre
-sens—contre le véritable intérêt de son fils, ce
-fut lui qui, le plus chaudement, conseilla d'attendre
-jusqu'à la fin du semestre. Il s'en fallait
-seulement d'une dizaine de semaines.</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">—Maman, dit le petit Hugues,—un jour
-d'adieux trempés de larmes dans le parloir du
-lycée,—ne me laisse pas, vois-tu... Il y a encore
-deux mois! Je n'irai jamais jusqu'au bout. Deux
-mois, c'est trop long pour un petit garçon
-comme moi.</p>
-
-<p class="i1">Elle se moqua de lui, tendrement. Mais elle
-fut secouée d'une terreur presque superstitieuse
-lorsque, deux jours après, elle reçut une lettre
-du proviseur lui annonçant que son fils était malade.
-Puis elle se remit un peu, sur une seconde
-lecture, quand elle s'assura que c'était seulement
-une légère attaque de rougeole. Et tout de suite,
-avec une valise, elle se mit en route pour Chartres.
-<span class="pagenum"><a name="Page_307" id="Page_307">[Pg 307]</a></span>
-«Je descendrai à l'hôtel,» dit-elle à Mervil,
-«mais j'espère bien cependant qu'on me laissera
-le soigner jour et nuit.»</p>
-
-<p class="i1">—Non, non, disait le musicien, ne te fatigue
-pas. Ne t'inquiète pas, surtout... Une petite
-rougeole d'enfant, ce n'est rien. Et télégraphie-moi
-plusieurs fois par jour. Au premier signe de
-toi, je te rejoins.</p>
-
-<p class="i1">Quand il vit sa mère, Hugues pensa qu'elle
-allait le ramener à la maison. Mais on lui expliqua
-que, dans sa maladie, la seule chose à craindre,
-c'était un refroidissement. On ne pouvait donc
-pas le transporter en chemin de fer. Dès qu'il
-irait mieux, il partirait.</p>
-
-<p class="i1">—Et, tu sais, lui disait Simone à l'oreille,
-cette fois-ci, ce sera pour de bon, nous n'attendrons
-pas les vacances de Pâques.</p>
-
-<p class="i1">Il eut un sourire joyeux. Mais, le soir, quand
-on vint expliquer à M<sup>me</sup> Mervil que le règlement
-interdisait qu'elle passât la nuit, que vraiment
-d'ailleurs la maladie était trop légère pour autoriser
-une exception, que le proviseur la suppliait
-d'aller prendre elle-même du repos, l'enfant eut
-une crise de larmes.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! dit-il, je suis sûr que tu pars pour
-tout à fait, que tu ne reviendras pas!</p>
-
-<p class="i1">Sa mère eut de la peine à le rassurer. Mais le
-petit malade s'excitait, devenait nerveux:</p>
-
-<p class="i1">—J'ai peur ici, dans cette infirmerie! criait-il.
-<span class="pagenum"><a name="Page_308" id="Page_308">[Pg 308]</a></span>
-Elle est affreuse, cette infirmerie! Je veux être
-malade chez nous, dans ma jolie chambre.</p>
-
-<p class="i1">—Tu y seras bientôt, mon amour.</p>
-
-<p class="i1">—Mais, reprit le petit—saisi d'une de ces
-idées baroques comme il en passe dans la tête
-des enfants,—si je prenais froid, tu as dit,
-mère?... je serais très malade?</p>
-
-<p class="i1">—Oh! très malade, mon pauvre chéri!</p>
-
-<p class="i1">—Et alors, si j'étais très, très malade, tu me
-ramènerais chez nous?...</p>
-
-<p class="i1">—Ne parle pas comme cela, mon fils adoré.
-Maman aurait trop de chagrin si son petit garçon
-devenait très malade.</p>
-
-<p class="i1">Cependant Hugues paraissait calmé, alourdi
-même, prêt à dormir. Et sa mère, enfin, se retira
-sur la pointe des pieds, avec l'assurance que l'infirmière
-veillerait, ne s'absenterait pas une seule
-minute.</p>
-
-<p class="i1">La nuit fut très bonne. Hugues sommeilla
-presque tout le temps, d'une respiration égale,
-son joli visage déjà moins empourpré, son front
-moins brûlant sous les boucles de ses cheveux
-tout humides de sueur. L'infirmière le couvrit
-beaucoup, parce que cette transpiration devait
-être salutaire, et, le voyant si tranquille, vers
-cinq heures du matin, elle s'étendit sur la
-couchette voisine, se laissa gagner par le sommeil.</p>
-
-<p class="i1">Elle ne reposait pas depuis une demi-heure
-<span class="pagenum"><a name="Page_309" id="Page_309">[Pg 309]</a></span>
-lorsqu'un bruit la réveilla. Vivement dressée sur
-son séant, elle ne vit plus le petit Mervil. Le lit de
-l'enfant était découvert et vide. En même temps,
-elle sentit une fraîcheur; et, dans sa surprise et
-son émotion, elle ne prit pas tout de suite conscience
-de ce qui se passait. Mais quelques secondes
-plus tard, elle distinguait une croisée ouverte,
-puis, dans l'embrasure où pâlissait l'aube,
-une grêle forme blanche...</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">Quelques heures plus tard, lorsque Simone,
-d'un pas vif, entra dans l'infirmerie et courut au
-lit de son fils, elle fut arrêtée, à mi-chemin, par
-un spectacle qui lui glaça le cœur. L'enfant,
-dressé à demi, malgré les efforts de l'infirmière
-et du médecin, s'agitait, délirait, les joues en
-flamme, ses beaux yeux grands ouverts et fous.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! mère, mère, te voilà!... Nous allons
-partir... Vite, qu'on m'habille!... Nous allons à
-Paris. Nous allons voir papa et Paulette... ma
-Lélette qui jouera au tennis avec moi. Et tu sais...
-on m'avait dit des blagues... Un refroidissement,
-ça ne rend pas plus malade... Ça guérit. Je me
-suis refroidi... j'ai ouvert la fenêtre... pour que je
-sois très mal et qu'on m'emporte chez nous. Et
-voilà, au contraire, je suis guéri... je suis guéri...</p>
-
-<p class="i1">Il répétait, d'un air joyeux et malin:</p>
-
-<p class="i1">—J'ai ouvert la fenêtre!... j'ai ouvert la fenêtre!...</p>
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_310" id="Page_310">[Pg 310]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Comment, la fenêtre?... demanda Simone,
-dont les jambes tremblaient.</p>
-
-<p class="i1">—Taisez-vous, monsieur Mervil... murmurait
-l'infirmière.</p>
-
-<p class="i1">—Oui, reprenait Hugues, la fenêtre... Et il
-faisait frais... C'était bon! Et maintenant, je suis
-guéri, je suis guéri!...</p>
-
-<p class="i1">Il éclata de rire, ce beau rire dont la mélodie
-prenait l'âme, comme un <i>leit-motiv</i> d'éternelle
-gaieté. La fièvre en faisait tinter les notes avec plus
-de sérénité, de plénitude. Oh! comme c'était
-bien le rire de Jean!... Même en la torture de
-son inquiétude, la mère en eut l'impression,
-le frisson. Cependant elle ne songeait plus à lui
-imposer silence.</p>
-
-<p class="i1">Une longue journée d'angoisse commença.
-Après la fièvre qui, toute la matinée, secoua, tordit,
-consuma ce pauvre petit corps, une prostration
-survint, qui le laissa tout anéanti, sans couleur,
-sans souffle, ainsi qu'une frêle chose brisée,
-contre l'oreiller blanc. Et, vers le soir, il avait
-tellement l'aspect d'un petit être à l'agonie, avec
-le geste incessant de ses menottes pour remonter
-le drap, que Simone, folle d'épouvante, expédia
-vers son mari un télégramme désespéré.</p>
-
-<p class="i1">Quand Mervil arriva, un peu avant minuit,
-c'était la fin. Hugues semblait ne plus voir, ne
-plus entendre. Mais, toujours, le va-et-vient très
-lent, très affaibli, de ses menottes sur le drap,
-<span class="pagenum"><a name="Page_311" id="Page_311">[Pg 311]</a></span>
-montrait qu'il vivait encore. Roger se pencha sur
-lui, la gorge tellement crispée de douleur qu'il
-ne pouvait d'abord parler. Enfin, il l'appela:</p>
-
-<p class="i1">—Hugues, mon petit Hugues! C'est moi, tu
-ne me vois pas?</p>
-
-<p class="i1">L'enfant essaya de soulever ses paupières;
-mais il sembla n'en avoir plus la force. Pourtant
-il avait reconnu qui lui parlait, car ses lèvres s'entr'ouvrirent,
-et on l'entendit murmurer:</p>
-
-<p class="i1">—Papa!...</p>
-
-<p class="i1">Ce fut tout. La tête s'affaissa de côté; les menottes
-cessèrent de se traîner si doucement sur
-le drap. Mervil étreignit la main de Simone, et
-la mère, qui comprit cette étreinte, se jeta sur la
-couchette avec un cri affreux.</p>
-
-<p class="i1">Il ne rirait plus, son petit Hugues... il ne rirait
-plus, jamais!</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">Deux jours plus tard, dans la rue Ampère,
-un cortège, un long cortège de deuil se formait
-devant la maison du compositeur Roger Mervil.
-Sur le trottoir opposé, une foule stationnait,
-pour tâcher de reconnaître les visages célèbres.
-Et les yeux des mères se mouillaient de larmes
-en voyant ce cercueil si étroit, si léger, que l'on
-portait dans le grand char aux chevaux blancs,
-et sur lequel, ensuite, on amoncelait des fleurs.</p>
-
-<p class="i1">Quand le corbillard se mit en marche, tous les
-regards, voilés de pitié, cherchèrent le père, au
-<span class="pagenum"><a name="Page_312" id="Page_312">[Pg 312]</a></span>
-premier rang de cette troupe silencieuse de messieurs
-en noir. Mais il y eut une hésitation. Car
-deux hommes conduisaient le deuil. Mervil, en
-effet, n'ayant pas de proche parent, avait accepté
-que Jean d'Espayrac, son fidèle collaborateur et
-ami, parcourût à ses côtés, pas à pas, le chemin
-d'abominable douleur. Et maintenant la sympathie
-attristée de la foule hésitait entre eux: l'un
-déjà presque vieux, les cheveux rares et grisonnants,
-le visage maigre, les yeux enflammés et
-fixes, toute la volonté raidie contre quelque surprise
-terrassante de son chagrin; l'autre, jeune et
-très touchant dans la gravité navrée de son attitude,
-dans la poésie que l'élégance de sa personne
-et la beauté de son visage prêtaient à son affliction.</p>
-
-<p class="i1">Et derrière un rideau soulevé de ce superbe
-hôtel Renaissance d'où s'éloignait le cortège, il y
-avait une mère aussi, une mère déchirée de remords
-et de souffrance, dont les regards, également,
-derrière ce corbillard, apercevaient ces
-deux hommes. Malgré les efforts de sa fille, qui
-voulait l'écarter de cette fenêtre, lui épargner le
-spectacle atroce de ce départ, Simone s'obstinait,
-chassant d'un geste brusque et répété les pleurs
-dont ses yeux s'aveuglaient. Elle voulait voir, elle
-voulait voir... Oh! ce char tout blanc, ce long
-drap blanc, toutes ces fleurs!... Il était là-dessous,
-son petit Hugues!... Et derrière lui, Dieu du
-<span class="pagenum"><a name="Page_313" id="Page_313">[Pg 313]</a></span>
-ciel!... voici Roger et voici Jean!... Simone se
-disait: «Les voici... tous deux, tous deux!...»
-Sa pensée ne prenait pas d'autre forme. Toutefois
-une horreur l'envahissait... une surhumaine angoisse.</p>
-
-<p class="i1">Lorsque le corbillard tourna l'angle d'une avenue
-lointaine, elle jeta un cri de douleur physique,
-comme si c'était son cœur de chair et de
-sang qu'on lui arrachait de la poitrine; elle tournoya
-sur elle-même ainsi qu'une bête blessée
-qui va mourir.</p>
-
-<p class="i1">—Maman!... ma pauvre maman!... cria Paulette.</p>
-
-<p class="i1">Et elle la pressait entre ses bras, de toute sa
-tendresse, de toute sa force.</p>
-
-<p class="i1">Alors des mots échappèrent à Simone, des
-mots terribles, qu'heureusement sa fille ne comprit
-pas:</p>
-
-<p class="i1">—Ah!... murmura-t-elle, le crime de sa naissance...
-et aussi le crime de sa mort!...</p>
-
-<p class="i1">Mais vraiment c'était trop souffrir! La nature
-céda, chercha son refuge suprême dans l'inconscience,
-dans l'anéantissement... Les yeux de
-Simone se fermèrent, ses traits se détendirent...
-Elle avait perdu connaissance.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p class="i1"><span class="pagenum"><a name="Page_314" id="Page_314">[Pg 314]</a></span></p>
-
-
-<div class="chapter">
- <h2 class="no-break p2"><a name="XX" id="XX"></a>XX</h2>
-</div>
-
-<div class="p2">
- <img class="drop-cap" src="images/initial_s.jpg" alt="Lettre S." />
-</div>
-
-<p class="drop-cap"><span class="sc">Simone Mervil</span> survécut à peine deux
-ans à son petit Hugues. Une maladie
-de langueur, peu à peu, usa les forces
-de son corps fragile. Puis une affection de poitrine
-survint, dont les ravages, dans cet organisme
-sans résistance, s'accomplirent avec une
-foudroyante rapidité.</p>
-
-<p class="i1">Pourtant cette femme si jeune encore ne
-s'abandonna pas sans lutte au mal qui l'emportait
-vers la tombe. N'espérant ni se pardonner à elle-même
-ni jamais se consoler, elle gardait, malgré
-tout, la volonté de vivre. Elle ne voulait pas que
-ses fautes, après avoir mis dans l'existence de
-Roger cet affreux chagrin de la mort d'un fils, le
-privassent maintenant d'elle-même. Puis il y avait
-<span class="pagenum"><a name="Page_315" id="Page_315">[Pg 315]</a></span>
-Paulette, Paulette dont elle devait garder le cœur
-afin que les hasards de la destinée n'y fissent pas
-germer cet impossible amour, dont la seule idée
-révoltait, épouvantait sa conscience de mère coupable.</p>
-
-<p class="i1">Ce châtiment-là, du moins, lui fut épargné, à
-elle dont la courte faiblesse portait tant de cruels,
-d'impérissables fruits. Paulette, peut-être, sans la
-vigilance de sa mère, eût laissé grandir certain
-sentiment tendre pour ce beau Jean d'Espayrac
-auquel ressemblaient jadis tous les héros de ses
-rêves de fillette. Mais, soigneusement éloignée de
-lui depuis le soir du cirque, et détachée par mille
-petites remarques de Simone,—ces petites remarques
-innocemment perfides, et ici d'une si
-nécessaire prudence, dont les femmes ont le secret,—elle
-laissa périr en elle-même cette première
-fleur de passion avant même d'en avoir
-pressenti l'épanouissement.</p>
-
-<p class="i1">Toutefois, la certitude que sa fille n'aimait pas
-M. d'Espayrac ne suffisait pas à Simone. Elle voulait
-voir Paulette mariée avant qu'elle-même
-quittât ce monde; car elle sentait bien la mort
-venir, et elle avait peur de ce qui surviendrait
-quand elle n'y serait plus. Paulette se maria donc,
-sans un entraînement bien vif, mais avec plaisir,
-parce qu'elle trouvait le mariage une chose très
-amusante. Elle épousa un officier, dont la fortune
-ne pouvait se comparer à la sienne, mais presque
-<span class="pagenum"><a name="Page_316" id="Page_316">[Pg 316]</a></span>
-aussi joli garçon que M. d'Espayrac et portant un
-nom tout aussi sonore et tout aussi ancien. Le
-jour du mariage, Simone sentit un poids bien
-lourd qui se dissipait, qui déchargeait enfin son
-cœur; mais elle éprouva en même temps une
-grande mélancolie à voir sa chère fille, sa belle
-Paulette, sous le voile blanc des épousées; parce
-qu'elle songea combien sont grands les devoirs
-des femmes et combien fragile est leur bonheur.</p>
-
-<p class="i1">Lorsque Paulette eut quitté la maison au bras
-de son mari, Simone essaya de vivre encore pour
-Roger. Mais, déjà, la pente vers la mort lui devenait
-rapide et douce; son existence passée
-reculait, s'embrumait en une perspective très lointaine;
-le monde lui semblait un pays qu'elle avait
-depuis longtemps et pour jamais quitté. Rien ne
-l'intéressait plus. Ses yeux, ses jolis yeux de
-lumière et de bonté, avaient l'air maintenant,
-lorsqu'ils se posaient sur les choses, de n'en pas
-refléter les couleurs ni les contours; ils s'emplissaient
-de vague et de mystère, comme par la contemplation
-de quelque insondable abîme vers
-lequel ils se seraient tournés.</p>
-
-<p class="i1">Mervil, sans croire encore à l'imminence d'un
-danger, s'inquiétait de l'affaiblissement progressif
-et de ce détachement de tout qu'il constatait chez
-Simone. Il consulta des docteurs illustres. Il fit
-voyager sa femme. L'hiver, il la conduisit dans le
-midi. Parmi toutes les stations de la Méditerranée,
-<span class="pagenum"><a name="Page_317" id="Page_317">[Pg 317]</a></span>
-elle choisit Hyères, et elle se tint à ce choix avec
-obstination. Roger s'y opposait, craignant que le
-souvenir de Gisèle, la vue de la colline qui portait
-sa tombe, n'exerçât dans l'esprit de Simone
-une suggestion de tristesse. Finalement il fallut
-céder à ce caprice de malade. Et, tout d'abord,
-ce séjour parut réussir à M<sup>me</sup> Mervil. Elle qui,
-depuis bien des semaines, ne considérait plus
-rien avec intérêt et attention, elle voulut revoir
-tout le pays, refaire toutes les excursions, toutes
-les promenades. Chaque jour, elle montait en
-voiture; elle s'en allait à Carqueiranne, aux Bormettes,
-sur les bords du Gapeau. Mais surtout la
-presqu'île de Giens l'attirait. Elle voulut y retourner
-plusieurs fois; et elle restait une grande heure
-assise, sans une parole, dans ce petit sentier surplombant
-la mer, où, tant d'années auparavant,
-elle était venue avec Gisèle. Comme son pauvre
-cœur se tourmentait alors! Comme elle était
-jeune, mon Dieu! Quelles émotions à défaillir
-pour des choses qui ne la touchaient plus, dont
-elle ne pouvait plus même se représenter l'importance!
-Oh! quel choc dans sa poitrine, quand,
-sur le chemin de la Tour-Fondue, on avait rencontré
-Jean d'Espayrac! Que tout cela était loin! Que
-tout cela lui semblait invraisemblable, étrange!...
-Et pourtant, c'était de cela qu'elle mourait!...</p>
-
-<p class="i1">Gisèle aussi en était morte. Pauvre Gisèle, si
-séduisante et si folle! Simone la voyait toujours
-<span class="pagenum"><a name="Page_318" id="Page_318">[Pg 318]</a></span>
-au moment où elle mangeait les oursins, si rieuse,
-debout près de l'auberge du village; et elle se
-représentait aussi le beau visage de passion avec
-lequel son amie lui avait dit en lui montrant la
-mer: «Oh! s'en aller là-bas, au hasard, dans l'inconnu,
-avec quelqu'un que l'on aimerait follement!...»</p>
-
-<p class="i1">Mervil, qui ne quittait plus sa femme, se réjouissait
-du plaisir apparent qu'elle prenait à ces excursions,
-et de l'animation que le grand air lui
-mettait sur le visage. L'espoir de la guérison
-complète lui vint. Mais cela ne dura pas. Brusquement
-les forces factices de Simone tombèrent.
-Et maintenant, elle demeurait étendue sur sa
-chaise longue, dans la villa qu'ils avaient louée,
-n'ayant plus pour distraction que de voir, entre
-les palmiers du jardin, là-bas, des voiles blanches
-passer sur le bleu immuable de la mer.</p>
-
-<p class="i1">Un jour elle pria son mari de faire venir Paulette
-au plus vite. Il s'effrayait.</p>
-
-<p class="i1">—Tu ne te sens pas plus mal?</p>
-
-<p class="i1">—Non, oh! non, mais j'ai quelque chose de
-très important à lui dire.</p>
-
-<p class="i1">Mervil courut lui-même au télégraphe. Lorsqu'il
-revint, il fut frappé de l'altération extraordinaire
-des traits de sa femme. Elle le regarda
-d'un infini regard... Alors il comprit qu'elle se
-sentait mourir.</p>
-
-<p class="i1">Il s'approcha d'elle, se mit à genoux près de
-<span class="pagenum"><a name="Page_319" id="Page_319">[Pg 319]</a></span>
-la chaise longue, l'entoura d'une de ces étreintes
-pleines d'une angoisse abominable dont on entoure
-les êtres qu'on aime, et qui s'en vont sans
-que rien au monde puisse les retenir.</p>
-
-<p class="i1">Simone appuya le front sur son épaule. Et
-quel ne fut pas l'étonnement de Roger lorsqu'il
-sentit sur son cou la chaleur d'une larme, tandis
-que sa femme lui murmurait à l'oreille ce mot
-inattendu: «Pardon!»</p>
-
-<p class="i1">Il lui releva la tête:</p>
-
-<p class="i1">—Te pardonner, à toi, ma Simone, qui as été
-la joie de ma vie! Te pardonner! Quoi donc,
-grands dieux? A toi, la plus pure, la meilleure!...</p>
-
-<p class="i1">Elle le regarda, du même infini regard, à travers
-le ruissellement de ses larmes, et elle répéta
-encore:</p>
-
-<p class="i1">—Pardon!</p>
-
-<p class="i1">—Mais de quoi donc, ma femme chérie? insista-t-il.</p>
-
-<p class="i1">Elle se tut quelques secondes, puis prononça
-simplement, mais avec un air étrange:</p>
-
-<p class="i1">—De te quitter.</p>
-
-<p class="i1">Alors il essaya de rire, il l'embrassa, il l'assura,
-le cœur broyé, qu'ils avaient encore devant
-eux de longs jours de bonheur...</p>
-
-<hr class="sect" />
-
-<p class="i1">Lorsque Paulette arriva le lendemain, Simone
-était faible à ce point qu'elle pouvait à peine parler.
-Cependant la présence de sa fille la fit se
-<span class="pagenum"><a name="Page_320" id="Page_320">[Pg 320]</a></span>
-soulever d'un grand effort. Elle avait quelque
-chose à lui dire. On crut comprendre qu'elle voulait
-être seule avec Paulette, et Roger lui-même
-sortit de la chambre.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! maman, s'écria la jeune femme, c'est
-une crise qui va passer. Tu iras mieux. Si tu savais...
-tu n'as pas l'air malade en ce moment.</p>
-
-<p class="i1">C'était vrai. Simone venait de rassembler
-toutes ses forces. Sur son visage ranimé, un reflet
-rose, un rayon de beauté se posait. Ses cheveux,
-toujours de leur blond si fin, se dénouaient, roulaient
-avec une grâce de jeunesse; et ses beaux
-yeux de douceur s'illuminaient comme lorsqu'ils
-s'étaient ouverts au songe riant de la vie.</p>
-
-<p class="i1">—Ma chérie, oh! ma chérie, murmura-t-elle
-près du visage incliné de sa fille, écoute ce que
-j'ai voulu te dire. Essaie de te le rappeler quand
-tu auras du chagrin. Si jamais on te blesse le
-cœur,—si jamais ton mari te fait de la peine,
-même s'il va jusqu'à l'infidélité,—ne te venge
-pas... O Paulette! ne le trompe jamais! Vois-tu,
-nous autres femmes, nous n'avons pas le droit de
-mal faire... Notre vertu et notre honneur sont la
-vertu et l'honneur de la famille, la vertu et l'honneur
-de la patrie... Quand nous tombons, tout
-tombe avec nous... Pour nous, il n'y a pas de
-faute légère... Nous devons rester tout en haut,
-ou bien nous roulons tout en bas... Et, dans
-notre chute, nous entraînons tout. Sache-le, ma
-<span class="pagenum"><a name="Page_321" id="Page_321">[Pg 321]</a></span>
-fille, sache-le bien, et crois-en ta mère qui va
-mourir.</p>
-
-<p class="i1">Ce furent à peu près les dernières paroles que
-Simone prononça.</p>
-
-<p class="i1">Elle mourut vers le soir. Elle mourut comme
-si elle s'endormait, la main dans la main de
-Roger, emportant à jamais, sous ses paupières
-closes, le secret de sa faute et la mélancolie de
-son repentir.</p>
-
-
-<div class="p4">
- <div class="figcenter"><a name="i_325.jpg" id="i_325.jpg"></a>
- <img src="images/i_325.jpg"
- alt="Decorative image." />
- </div>
-</div>
-
-
-
-<p class="ac p4"><i>Achevé d'imprimer</i><br /><br />
-<span class="smaller">le trente mars mil huit cent quatre-vingt-treize<br /><br />
-PAR</span><br /><br />
-<span class="larger">ALPHONSE LEMERRE</span><br /><br />
-<span class="smaller">25, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 25</span><br /><br />
-<i>A PARIS</i></p>
-
-<p>1. — 1907.</p>
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Justice de femme, by Daniel Lesueur
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JUSTICE DE FEMME ***
-
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-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
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-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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-including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
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-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
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-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
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-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
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-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
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-number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
-http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
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-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
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-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
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-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To
-SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
-particular state visit http://pglaf.org
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-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
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-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations.
-To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
-
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
-works.
-
-Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
-concept of a library of electronic works that could be freely shared
-with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
-Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
-
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
-unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
-keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
-
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
-
- http://www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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