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CORNEILLE, TOME 07 *** - - - - -Produced by Hélène de Mink and the Online Distributed -Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by the -Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at -http://gallica.bnf.fr) - - - - - - - -Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le -typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et -n'a pas été harmonisée. - - - - - LES - - GRANDS ÉCRIVAINS - - DE LA FRANCE - - NOUVELLES ÉDITIONS - - PUBLIÉES SOUS LA DIRECTION - - DE M. AD. REGNIER - - Membre de l'Institut - - - - - ŒUVRES - DE - P. CORNEILLE - TOME VII - - - - - PARIS--IMPRIMERIE DE CH. LAHURE ET CIE - Rue de Fleurus, 9 - - - - - ŒUVRES - DE - P. CORNEILLE - - NOUVELLE EDITION - - REVUE SUR LES PLUS ANCIENNES IMPRESSIONS - ET LES AUTOGRAPHES - - ET AUGMENTÉE - - de morceaux inédits, des variantes, de notices, de notes, - d'un lexique des mots et locutions remarquables, d'un - portrait, d'un fac-simile, etc. - - PAR M. CH. MARTY-LAVEAUX - - - TOME SEPTIÈME - - - PARIS - LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET CIE - BOULEVARD SAINT-GERMAIN - 1862 - - - - - AGÉSILAS - - TRAGÉDIE - - 1666 - - - - -NOTICE. - - -_Agésilas_ fut joué pour la première fois sur le théâtre de -l'Hôtel de Bourgogne, suivant toute apparence au mois de février -1666, et non «à la fin d'avril» comme l'ont dit les frères -Parfait[1]. Les funérailles de la reine Anne d'Autriche, morte le -19 janvier[2], et le deuil que la cour prit à cette occasion, -interrompirent tout divertissement et durent contribuer au peu de -succès de l'ouvrage. Robinet s'exprime ainsi dans sa _Lettre en -vers à Madame_ du 6 mars 1666: - - Ne vous mettez point aux fenêtres - Ni n'allez point traîner vos guêtres - Pour voir des masques, ces jours gras, - Bonnes gens, vous n'en verrez pas. - Messieurs les foux de tous étages - Seront une fois de faux sages, - Pour le respect (bien entendu) - Par tout françois justement dû - Aux cendres de cette princesse, - Que nous pleurons encor sans cesse. - Mais vous avez pour supplément - Le noble divertissement - Que vous donnent les doctes veilles - De l'aîné des braves Corneilles: - Son charmant _Agésilaus_, - Où sa veine coule d'un flus - Qui fait admirer à son âge - Ce grand et rare personnage. - -Cette faible louange trouva peu d'écho. La pièce ne suscita ni -cabale, ni libelles, ni parodies: elle tomba obscurément, et nous -ne pouvons même retrouver la trace de cette chute, dont le -souvenir ne nous a guère été conservé que par deux vers d'une -épigramme, que Boileau fit à l'occasion d'_Attila_[3]. - -Un concurrent redoutable venait de se faire jour. _Agésilas_ -parut trois mois après l'_Alexandre_ de Racine. «La révolution -qui se fit alors dans les sentiments du public, dit Jolly[4], le -parti que prit le plus grand nombre en faveur du nouveau poëte, -forment une époque à laquelle on peut rapporter la naissance d'un -genre inconnu de tragédie, où l'amour dominoit sur toutes les -autres passions. M. Quinault l'avoit ébauché avec quelque succès, -dix ans auparavant[5], mais non pas avec autant d'éclat.» - -«_Agésilas_, comme nous l'apprennent les frères Parfait[6], n'a -jamais été remis au théâtre.» - -Le privilége de cette tragédie a été donné à Corneille le -«vingt-quatrième mars 1666,» et l'Achevé d'imprimer a pour date: -«le 3. iour d'Avril 1666.» - -Voici le titre exact de la pièce dans l'édition originale: -AGESILAS, TRAGEDIE. En Vers libres rimez[7]. Par P. Corneille. _A -Rouen, et se vend à Paris, chez Guillaume de Luyne, Libraire -Iuré, au Palais_.... M.DC.LXVI. _Auec priuilege du Roy._ Le -volume, de format in-12, se compose de deux feuillets, de 88 -pages, et d'un dernier feuillet contenant le privilége. - - [1] _Histoire du Théâtre françois_, tome X, p. 21. - - [2] Voyez Robinet, _Lettre_ du 24 janvier 1666, et la - _Gazette_ du 23 janvier, p. 95. Les dictionnaires biographiques - indiquent le 20 janvier comme date de la mort de la Reine. - - [3] Voyez ci-après la Notice d'_Attila_, p. 101. - - [4] _Avertissement_ en tête du _Théâtre_ de Corneille, - p. LXV. - - [5] Voyez tome VI, p. 469 et la note 1. - - [6] _Histoire du Théâtre françois_, tome X, p. 27. - - [7] «On prétend que la mesure des vers qu'il employa - dans _Agésilas_ nuisit beaucoup au succès de cette tragédie. Je - crois au contraire que cette nouveauté aurait réussi, et qu'on - aurait prodigué les louanges à ce génie si fécond et si varié, - s'il n'avait pas entièrement négligé dans _Agésilas_, comme dans - les pièces précédentes, l'intérêt et le style.» (Voltaire, - _Préface d'Agésilas_.)--On sait que Voltaire a fait à son tour, - dans _Tancrède_, un essai non pas des vers libres inégaux, mais - des vers croisés. - - - - -AU LECTEUR. - - -Il ne faut que parcourir les _Vies d'Agésilas_ et _de Lysander_ -chez Plutarque, pour démêler ce qu'il y a d'historique dans cette -tragédie[8]. La manière dont je l'ai traitée n'a point d'exemple -parmi nos François, ni dans ces précieux restes de l'antiquité -qui sont venus jusqu'à nous; et c'est ce qui me l'a fait choisir. -Les premiers qui ont travaillé pour le théâtre, ont travaillé -sans exemple, et ceux qui les ont suivis y ont fait voir quelques -nouveautés de temps en temps. Nous n'avons pas moins de -privilége. Aussi notre Horace, qui nous recommande tant la -lecture des poëtes grecs par ces paroles: - - _Vos exemplaria Græca_ - _Nocturna versate manu, versate diurna_[9], - -ne laisse pas de louer hautement les Romains d'avoir osé quitter -les traces de ces mêmes Grecs, et pris d'autres routes: - - _Nil intentatum nostri liquere poetæ; - Nec minimum meruere decus, vestigia Græca - Ausi deserere_[10]. - -Leurs règles sont bonnes; mais leur méthode n'est pas de notre -siècle; et qui s'attacheroit à ne marcher que sur leurs pas, -feroit sans doute peu de progrès, et divertiroit mal son -auditoire. On court, à la vérité, quelque risque de s'égarer, et -même on s'égare assez souvent, quand on s'écarte du chemin battu; -mais on ne s'égare pas toutes les fois qu'on s'en écarte: -quelques-uns en arrivent plus tôt où ils prétendent, et chacun -peut hasarder à ses périls. - - [8] Voyez ci-après, p. 8, note 11. - - [9] «Feuilletez nuit et jour les modèles que les Grecs - nous ont laissés.» (_Art poétique_, vers 268 et 269.) - - [10] «Nos poëtes n'ont négligé aucune tentative, et - n'ont pas mérité peu de gloire en osant abandonner les traces des - Grecs.» (_Ibidem_, vers 285-287.) - - - - -LISTE DES ÉDITIONS QUI ONT ÉTÉ COLLATIONNÉES POUR LES VARIANTES -D'_AGÉSILAS_. - - - ÉDITION SÉPARÉE. - - 1666 in-12. - - - RECUEILS. - - 1668 in-12; | 1682 in-12. - - - - -ACTEURS[11]. - - - AGÉSILAS, roi de Sparte. - LYSANDER, fameux capitaine de Sparte. - COTYS, roi de Paphlagonie[12]. - SPITRIDATE, grand seigneur persan. - MANDANE, sœur de Spitridate. - ELPINICE, } filles de Lysander. - AGLATIDE, } - XÉNOCLÈS, lieutenant d'Agésilas. - CLÉON, orateur grec, natif d'Halicarnasse. - -La scène est à Ephèse. - - [11] Agésilas régna de l'an 399 à l'an 361. On sait que - Plutarque a écrit sa vie ainsi que celle de Lysandre. Le même - auteur nomme Cotys et Spitridate, mais il ne les donne point pour - prétendants aux filles d'Agésilas. Il dit dans la vie de ce roi: - «Il.... passa jusqu'au royaume de Paphlagonie, où il fit alliance - auec le roy Cotys, qui rechercha affectueusement son amitié.... - comme fit aussi Spitridates, lequel abandonna Pharnabazus pour se - rendre à Agesilaus.... Il (_Spitridates_) auoit.... vne fort - belle fille preste à marier, qu'Agesilaus feit espouser à ce roy - Cotys.» (_Vie d'Agésilas_, chapitre XI, traduction d'Amyot.) - Quant à Mandane, c'est un personnage d'invention. Il en est - presque de même d'Elpinice et d'Aglatide. Plutarque ne les nomme - pas, et nous dit seulement à leur sujet, dans la _Vie de - Lysandre_ (chapitre XXX), que les Spartiates «condamnèrent en - grosse amende deux citoyens, qui auoient fiancé ses deux filles - du viuant de leur pere, et puis les refuserent quand ilz virent - qu'à sa mort il se trouua.... pauure.» Xénoclès et Cléon sont - indiqués par Plutarque, le premier au chapitre XVI de la _Vie - d'Agésilas_, le second au chapitre XX, et dans la _Vie de - Lysandre_: voyez ci-après, p. 37, note 1. - - [12] Région de l'Asie Mineure, entre le Pont et la - Bithynie. - - - - -AGÉSILAS. - -TRAGÉDIE. - - - - -ACTE I. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -ELPINICE, AGLATIDE. - - AGLATIDE. - - Ma sœur, depuis un mois nous voilà dans Éphèse[13], - Prêtes à recevoir ces illustres époux - Que Lysander, mon père, a su choisir pour nous; - Et ce choix bienheureux n'a rien qui ne vous plaise. - Dites-moi toutefois, et parlons librement, 5 - Vous semble-t-il que votre amant - Cherche avec grande ardeur votre chère présence? - Et trouvez-vous qu'il montre, attendant ce grand jour, - Cette obligeante impatience - Que donne, à ce qu'on dit, le véritable amour? 10 - - ELPINICE. - - Cotys est roi, ma sœur; et comme sa couronne - Parle suffisamment pour lui, - Assuré de mon cœur, que son trône lui donne, - De le trop demander il s'épargne l'ennui. - Ce me doit être assez qu'en secret il soupire, 15 - Que je puis deviner ce qu'il craint de trop dire, - Et que moins son amour a d'importunité, - Plus il a de sincérité. - Mais vous ne dites rien de votre Spitridate: - Prend-il autant de peine à mériter vos feux 20 - Que l'autre à retenir mes vœux? - - AGLATIDE. - - C'est environ ainsi que son amour éclate: - Il m'obsède à peu près comme l'autre vous sert. - On diroit que tous deux agissent de concert, - Qu'ils ont juré de n'être importuns l'un ni l'autre: 25 - Ils en font grand scrupule; et la sincérité - Dont mon amant se pique, à l'exemple du vôtre, - Ne met pas son bonheur en l'assiduité. - Ce n'est pas qu'à vrai dire il ne soit excusable: - Je préparai pour lui, dès Sparte, une froideur 30 - Qui, dès l'abord, étoit capable - D'éteindre la plus vive ardeur; - Et j'avoue entre nous qu'alors qu'il[14] me néglige, - Qu'il se montre à son tour si froid, si retenu, - Loin de m'offenser, il m'oblige, 35 - Et me remet un cœur qu'il n'eût pas obtenu. - - ELPINICE. - - J'admire cette antipathie - Qui vous l'a fait haïr avant que de le voir, - Et croirois que sa vue auroit eu le pouvoir - D'en dissiper une partie; 40 - Car enfin Spitridate a l'entretien charmant, - L'œil vif, l'esprit aisé, le cœur bon, l'âme belle. - A tant de qualités s'il joignoit un vrai zèle.... - - AGLATIDE. - - Ma soeur, il n'est pas roi, comme l'est votre amant. - - ELPINICE. - - Mais au parti des Grecs il unit deux provinces; 45 - Et ce Perse vaut bien la plupart de nos princes[15]. - - AGLATIDE. - - Il n'est pas roi, vous dis-je, et c'est un grand défaut. - Ce n'est point avec vous que je le dissimule, - J'ai peut-être le cœur trop haut; - Mais aussi bien que vous je sors du sang d'Hercule[16]; 50 - Et lorsqu'on vous destine un roi pour votre époux, - J'en veux un aussi bien que vous. - J'aurois quelque chagrin à vous traiter de reine, - A vous voir dans un trône assise en souveraine, - S'il me falloit ramper dans un degré plus bas; 55 - Et je porte une âme assez vaine - Pour vouloir jusque-là vous suivre pas à pas. - Vous êtes mon aînée, et c'est un avantage - Qui me fait vous devoir grande civilité; - Aussi veux-je céder le pas devant[17] à l'âge, 60 - Mais je ne puis souffrir autre inégalité. - - ELPINICE. - - Vous êtes donc jalouse, et ce trône vous gêne - Où la main de Cotys a droit de me placer! - Mais si je renonçois au rang de souveraine, - Voudriez-vous y renoncer? 65 - - AGLATIDE. - - Non, pas sitôt: j'ai quelque vue - Qui me peut encore amuser. - Mariez-vous, ma sœur; quand vous serez pourvue, - On trouvera peut-être un roi pour m'épouser. - J'en aurois un déjà, n'étoit ce rang d'aînée 70 - Qui demandoit pour vous ce qu'il vouloit m'offrir, - Ou s'il eût reconnu qu'un père eût pu souffrir - Qu'à l'hymen avant vous on me vît destinée. - Si ce roi jusqu'ici ne s'est point déclaré, - Peut-être qu'après tout il n'a que différé, 75 - Qu'il attend votre hymen pour rompre son silence. - Je pense avoir encor ce qui le sut charmer; - Et s'il faut vous en faire entière confidence, - Agésilas m'aimoit, et peut encor m'aimer. - - ELPINICE. - - Que dites-vous, ma sœur? Agésilas vous aime! 80 - - AGLATIDE. - - Je vous dis qu'il m'aimoit, et que sa passion - Pourroit bien être encor la même; - Mais cet amusement de mon ambition - Peut n'être qu'une illusion. - Ce prince tient son trône et sa haute puissance 85 - De ce même héros dont nous tenons le jour; - Et si ce n'étoit lors que par reconnoissance - Qu'il me temoignoit de l'amour, - Puis-je être sans inquiétude - Quand il n'a plus pour lui que de l'ingratitude, 90 - Qu'il n'écoute plus rien qui vienne de sa part[18]? - Je ne sais si sa flamme est pour moi foible ou forte; - Mais la reconnoissance morte, - L'amour doit courir grand hasard. - - ELPINICE. - - Ah! s'il n'avoit voulu que par reconnoissance 95 - Être gendre de Lysander, - Son choix auroit suivi l'ordre de la naissance, - Et Sparte, au lieu de vous, l'eût vu me demander; - Mais pour mettre chez nous l'éclat de sa couronne - Attendre que l'hymen m'ait engagée ailleurs, 100 - C'est montrer que le cœur s'attache à la personne. - Ayez, ayez pour lui des sentiments meilleurs. - Ce cœur qu'il vous donna, ce choix qui considère - Autant et plus encor la fille que le père, - Feront que le devoir aura bientôt son tour; 105 - Et pour vous faire seoir où vos desirs aspirent, - Vous verrez, et dans peu, comme pour vous conspirent - La reconnoissance et l'amour. - - AGLATIDE. - - Vous voyez cependant qu'à peine il me regarde: - Depuis notre arrivée il ne m'a point parlé; 110 - Et quand ses yeux vers moi se tournent par mégarde.... - - ELPINICE. - - Comme avec lui mon père a quelque démêlé, - Cette petite négligence, - Qui vous fait douter de sa foi, - Vient de leur mésintelligence, 115 - Et dans le fond de l'âme il vit sous votre loi. - - AGLATIDE. - - A tous hasards, ma sœur, comme j'en suis mal sûre, - Si vous me pouviez faire un don de votre amant, - Je crois que je pourrois l'accepter sans murmure. - Vous venez de parler du mien si dignement.... 120 - - ELPINICE. - - Aimeriez-vous Cotys, ma sœur? - - AGLATIDE. - - Moi? nullement. - - ELPINICE. - - Pourquoi donc vouloir qu'il vous aime? - - AGLATIDE. - - Les hommages qu'Agésilas - Daigna rendre en secret au peu que j'ai d'appas, - M'ont si bien imprimé l'amour du diadème, 125 - Que pourvu qu'un amant soit roi, - Il est trop aimable pour moi. - Mais sans trône on perd temps: c'est la première idée - Qu'à l'amour en mon cœur il ait plu de tracer; - Il l'a fidèlement gardée, 130 - Et rien ne peut plus l'effacer. - - ELPINICE. - - Chacune a son humeur: la grandeur souveraine, - Quelque main qui vous l'offre, est digne de vos feux; - Et vous ne ferez point d'heureux - Qui de vous ne fasse une reine. 135 - Moi, je m'éblouis moins de la splendeur du rang; - Son éclat au respect plus qu'à l'amour m'invite: - Cet heureux avantage ou du sort ou du sang - Ne tombe pas toujours sur le plus de mérite. - Si mon cœur, si mes yeux en étoient consultés, 140 - Leur choix iroit à la personne, - Et les hautes vertus, les rares qualités - L'emporteroient sur la couronne. - - AGLATIDE. - - Avouez tout, ma sœur: Spitridate vous plaît. - - ELPINICE. - - Un peu plus que Cotys; et si votre intérêt 145 - Vous pouvoit résoudre à l'échange.... - - AGLATIDE. - - Qu'en pouvons-nous ici résoudre vous et moi? - En l'état où le ciel nous range, - Il faut l'ordre d'un père, il faut l'aveu d'un roi, - Que je plaise à Cotys, et vous à Spitridate. 150 - - ELPINICE. - - Pour l'un je ne sais quoi m'en flatte, - Pour l'autre je n'en réponds pas; - Et je craindrois fort que Mandane, - Cette incomparable Persane, - N'eût pour lui des attraits plus forts que vos appas. 155 - - AGLATIDE. - - Ma sœur, Spitridate est son frère, - Et si jamais sur lui vous aviez du pouvoir.... - - ELPINICE. - - Le voilà qui nous considère. - - AGLATIDE. - - Est-ce vous ou moi qu'il vient voir? - Voulez-vous que je vous le laisse? 160 - - ELPINICE. - - Ma sœur, auparavant engagez l'entretien; - Et s'il s'en offre lieu, jouez d'un peu d'adresse, - Pour votre intérêt et le mien. - - AGLATIDE. - - Il est juste en effet, puisqu'il n'a su me plaire, - Que je vous aide à m'en défaire. 165 - - -SCÈNE II. - -SPITRIDATE, ELPINICE, AGLATIDE. - - ELPINICE. - - Seigneur, je me retire: entre les vrais amants - Leur amour seul a droit d'être de confidence, - Et l'on ne peut mêler d'agréable présence - A de si précieux moments. - - SPITRIDATE. - - Un vertueux amour n'a rien d'incompatible 170 - Avec les regards d'une sœur. - Ne m'enviez point la douceur - De pouvoir à vos yeux convaincre une insensible: - Soyez juge et témoin de l'indigne succès - Qui se prépare pour ma flamme; 175 - Voyez jusqu'au fond de mon âme - D'une si pure ardeur où va le digne excès; - Voyez tout mon espoir au bord du précipice; - Voyez des maux sans nombre et hors de guérison; - Et quand vous aurez vu toute cette injustice, 180 - Faites-m'en un peu de raison. - - AGLATIDE. - - Si vous me permettez, Seigneur, de vous entendre, - De l'air dont votre amour commence à m'accuser, - Je crains que pour en bien user - Je ne me doive mal défendre. 185 - Je sais bien que j'ai tort, j'avoue et hautement - Que ma froideur doit vous déplaire; - Mais en cette froideur un heureux changement - Pourroit-il fort vous satisfaire? - - SPITRIDATE. - - En doutez-vous, Madame, et peut-on concevoir...? 190 - - AGLATIDE. - - Je vous entends, Seigneur, et vois ce qu'il faut voir: - Un aveu plus précis est d'une conséquence - Qui pourroit vous embarrasser; - Et même à notre sexe il est de bienséance - De ne pas trop vous en presser. 195 - A Lysander mon père il vous plut de promettre - D'unir par notre hymen votre sang et le sien; - La raison, à peu près, Seigneur, je la pénètre, - Bien qu'aux raisons d'État je ne connoisse rien. - Vous ne m'aviez point vue, et facile ou cruelle, 200 - Petite ou grande, laide ou belle, - Qu'à votre humeur ou non je pusse m'accorder, - La chose étoit égale à votre ardeur nouvelle, - Pourvu que vous fussiez gendre de Lysander. - Ma sœur vous auroit plu s'il vous l'eût proposée; 205 - J'eusse agréé Cotys s'il me l'eût proposé. - Vous trouvâtes tous deux la politique aisée; - Nous crûmes toutes deux notre devoir aisé. - Comme à traiter cette alliance - Les tendresses des cœurs n'eurent aucune part, 210 - Le vôtre avec le mien a peu d'intelligence, - Et l'amour en tous deux pourra naître un peu tard. - Quand il faudra que je vous aime, - Que je l'aurai promis à la face des Dieux, - Vous deviendrez cher à mes yeux; 215 - Et j'espère de vous le même. - Jusque-là votre amour assez mal se fait voir; - Celui que je vous garde encor plus mal s'explique: - Vous attendez le temps de votre politique, - Et moi celui de mon devoir. 220 - Voilà, Seigneur, quel est mon crime; - Vous m'en vouliez convaincre, il n'en est plus besoin; - J'en ai fait, comme vous, ma sœur juge et témoin: - Que ma froideur lui semble injuste ou légitime, - La raison que vous peut en faire sa bonté 225 - Je consens qu'elle vous la fasse; - Et pour vous en laisser tous deux en liberté, - Je veux bien lui quitter la place. - - -SCÈNE III. - -SPITRIDATE, ELPINICE. - - SPITRIDATE. - - Elle ne s'y fait pas, Madame, un grand effort, - Et feroit grâce entière à mon peu de mérite, 230 - Si votre âme avec elle étoit assez d'accord - Pour se vouloir saisir de ce qu'elle vous quitte. - Pour peu que vous daigniez écouter la raison, - Vous me devez cette justice, - Et prendre autant de part à voir ma guérison, 235 - Qu'en ont eu vos attraits à faire mon supplice. - - ELPINICE. - - Quoi? Seigneur, j'aurois part.... - - SPITRIDATE. - - C'est trop dissimuler - La cause et la grandeur du mal qui me possède; - Et je me dois, Madame, au défaut du remède, - La vaine douceur d'en parler. 240 - Oui, vos yeux ont part à ma peine, - Ils en font plus de la moitié; - Et s'il n'est point d'amour pour en finir la gêne, - Il est pour l'adoucir des regards de pitié. - Quand je quittai la Perse, et brisai l'esclavage 245 - Où, m'envoyant au jour, le ciel m'avoit soumis, - Je crus qu'il me falloit parmi ses ennemis - D'un protecteur puissant assurer l'avantage. - Cotys eut, comme moi, besoin de Lysander; - Et quand pour l'attacher lui-même à nos familles, 250 - Nous demandâmes ses deux filles, - Ce fut les obtenir que de les demander. - Par déférence au trône il lui promit l'aînée; - La jeune me fut destinée. - Comme nous ne cherchions tous deux que son appui, 255 - Nous acceptâmes tout sans regarder que lui. - J'avois su qu'Aglatide étoit des plus aimables, - On m'avoit dit qu'à Sparte elle savoit charmer; - Et sur des bruits si favorables - Je me répondois de l'aimer. 260 - Que l'amour aime peu ces folles confiances! - Et que pour affermir son empire en tous lieux, - Il laisse choir souvent de cruelles vengeances - Sur qui promet son cœur sans l'aveu de ses yeux! - Ce sont les conseillers fidèles 265 - Dont il prend les avis pour ajuster ses coups; - Leur rapport inégal vous fait plus ou moins belles, - Et les plus beaux objets ne le sont pas pour tous. - A ce moment fatal qui nous permit la vue - Et de vous et de cette sœur, 270 - Mon âme devint toute émue, - Et le trouble aussitôt s'empara de mon cœur; - Je le sentis pour elle tout de glace, - Je le sentis tout de flamme pour vous; - Vous y régnâtes en sa place, 275 - Et ses regards aux miens n'offrirent rien de doux. - Il faut pourtant l'aimer, du moins il faut le feindre; - Il faut vous voir aimer ailleurs: - Voyez s'il fut jamais un amant plus à plaindre, - Un cœur plus accablé de mortelles douleurs. 280 - C'est un malheur sans doute égal au trépas même - Que d'attacher sa vie à ce qu'on n'aime pas; - Et voir en d'autres mains passer tout ce qu'on aime, - C'est un malheur encor plus grand que le trépas. - - ELPINICE. - - Je vous en plains, Seigneur, et ne puis davantage, 285 - Je ne sais aimer ni haïr; - Mais dès qu'un père parle, il porte en mon courage - Toute l'impression qu'il faut pour obéir. - Voyez avec Cotys si ses vœux les plus tendres - Voudroient rendre à ma sœur l'hommage qu'il me rend. 290 - Tout doit être à mon père assez indifférent, - Pourvu que vous et lui vous demeuriez ses gendres. - Mais à vous dire tout, je crains qu'Agésilas - N'y refuse l'aveu qui vous est nécessaire: - C'est notre souverain. - - SPITRIDATE. - - S'il en dédit un père, 295 - Peut-être ai-je une sœur qu'il n'en dédira pas. - Ce grand prince pour elle a tant de complaisance, - Qu'à sa moindre prière il ne refuse rien; - Et si son cœur vouloit s'entendre avec le mien[19].... - - ELPINICE. - - Reposez-vous, Seigneur, sur mon obéissance, 300 - Et contentez-vous de savoir - Qu'aussi bien que ma sœur j'écoute mon devoir. - Allez trouver Cotys, et sans aucun scrupule.... - - SPITRIDATE. - - Perdriez-vous pour moi son trône sans ennui? - - ELPINICE. - - Le voilà qui paroît. Quelque ardeur qui vous brûle, 305 - Mettez d'accord mon père, Agésilas et lui. - - -SCÈNE IV. - -COTYS, SPITRIDATE. - - COTYS. - - Vous voyez de quel air Elpinice me traite, - Comme elle disparoît, Seigneur, à mon abord. - - SPITRIDATE. - - Si votre âme, Seigneur, en est mal satisfaite, - Mon sort est bien à plaindre autant que votre sort. 310 - - COTYS. - - Ah! s'il n'étoit honteux de manquer de promesse! - - SPITRIDATE. - - Si la foi sans rougir pouvoit se dégager! - - COTYS. - - Qu'une autre de mon cœur seroit bientôt maîtresse! - - SPITRIDATE. - - Que je serois ravi, comme vous, de changer! - - COTYS. - - Elpinice pour moi montre une telle glace, 315 - Que je me tiendrois sûr de son consentement. - - SPITRIDATE. - - Aglatide verroit qu'une autre prît sa place - Sans en murmurer un moment. - - COTYS. - - Que nous sert qu'en secret l'une et l'autre engagée - Peut-être ainsi que nous porte son cœur ailleurs? 320 - Pour voir notre infortune entre elles partagée, - Nos destins n'en sont pas meilleurs. - - SPITRIDATE. - - Elles aiment ailleurs, ces belles dédaigneuses; - Et peut-être, en dépit du sort, - Il seroit un moyen et de les rendre heureuses, 325 - Et de nous rendre heureux par un commun accord. - - COTYS. - - Souffrez donc qu'avec vous tout mon cœur se déploie. - Ah! si vous le vouliez, que mon sort seroit doux! - Vous seul me pouvez mettre au comble de ma joie. - - SPITRIDATE. - - Et ma félicité dépend toute de vous. 330 - - COTYS. - - Vous me pouvez donner l'objet qui me possède. - - SPITRIDATE. - - Vous me pouvez donner celui de tous mes vœux: - Elpinice me charme. - - COTYS. - - Et si je vous la cède? - - SPITRIDATE. - - Je céderai de même Aglatide à vos feux. - - COTYS. - - Aglatide, Seigneur! Ce n'est pas là m'entendre, 335 - Et vous ne feriez rien pour moi. - - SPITRIDATE. - - Ne vous devez-vous pas à Lysander pour gendre? - - COTYS. - - Oui; mais l'amour ici me fait une autre loi. - - SPITRIDATE. - - L'amour! il n'en faut point écouter qui le blesse, - Et qui nous ôte son appui. 340 - L'échange des deux sœurs n'a rien qui l'intéresse, - Nous n'en serons pas moins à lui; - Mais de porter ailleurs sa main[20], qui leur est due, - Seigneur, au dernier point ce sera l'irriter, - Et sa protection perdue, 345 - N'avons-nous rien à redouter? - - COTYS. - - Si je n'en juge mal, sa faveur n'est pas grande, - Seigneur, auprès d'Agésilas; - Il n'obtient presque rien de quoi qu'il lui demande. - - SPITRIDATE. - - Je vois qu'assez souvent il ne l'écoute pas; 350 - Mais pour un différend frivole, - Dont nous ignorons le secret, - Ce prince avoueroit-il un amour indiscret, - D'un tel manquement de parole? - Lui qui lui doit son trône, et cet illustre rang 355 - D'unique général des troupes de la Grèce, - Pourroit-il le haïr avec tant de bassesse, - Qu'il pût autoriser ce mépris de son sang? - Si nous manquons de foi, qu'aura-t-il lieu de croire? - En aurions-nous pour lui plus que pour Lysander? 360 - Pensez-y bien, Seigneur, avant qu'y hasarder - Nos sûretés et votre gloire. - - COTYS. - - Et si ce différend, que vous craignez si peu, - Lui fait pour notre hymen refuser un aveu[21]? - - SPITRIDATE. - - Ma sœur n'a qu'à parler, je m'en tiens sûr par elle. 365 - - COTYS. - - Seigneur, l'aimeroit-il? - - SPITRIDATE. - - Il la trouve assez belle, - Il en parle avec joie, et se plaît à la voir. - Je tâche d'affermir ces douces apparences; - Et si vous voulez tout savoir, - Je pense avoir de quoi flatter mes espérances. 370 - Prenez-y part, Seigneur, pour l'intérêt commun. - Quand nous aurons tous deux Lysander pour beau-père, - Ce roi s'allie à vous, s'il devient mon beau-frère; - Et nous aurons ainsi deux appuis au lieu d'un. - - COTYS. - - Et Mandane y consent? - - SPITRIDATE. - - Mandane est trop bien née 375 - Pour dédire un devoir qui la met sous ma loi. - - COTYS. - - Et vous avez donné pour elle votre foi? - - SPITRIDATE. - - Non; mais à dire vrai, je la tiens pour donnée. - - COTYS. - - Ah! ne la donnez point, Seigneur, si vous m'aimez, - Ou si vous aimez Elpinice. 380 - Mandane a tout mon cœur, mes yeux en sont charmés; - Et ce n'est qu'à ce prix que je vous rends justice. - - SPITRIDATE. - - Elpinice ne rend votre foi qu'à sa sœur, - Et ce n'est qu'à ce prix qu'elle-même se donne. - - COTYS. - - Hélas! et si l'amour autrement en ordonne, 385 - Le moyen d'y forcer mon cœur? - - SPITRIDATE. - - Rendez-vous-en le maître. - - COTYS. - - Et l'êtes-vous du vôtre? - - SPITRIDATE. - - J'y ferai mon effort, si je vous parle en vain; - Et du moins, si ma sœur vous dérobe à toute autre, - Je serai maître de ma main. 390 - - COTYS. - - Je ne le puis celer, qui que l'on me propose, - Toute autre que Mandane est pour moi même chose. - - SPITRIDATE. - - Il vous est donc facile, et doit même être doux, - Puisqu'enfin Elpinice aime un autre que vous, - De lui préférer qui vous aime; 395 - Et du moins vous auriez l'honneur, - Par un peu d'effort sur vous-même, - De faire le commun bonheur. - - COTYS. - - Je ferois trois heureux qui m'empêchent de l'être! - J'ose, j'ose vous faire une plus juste loi: 400 - Ou faites mon bonheur dont vous êtes le maître, - Ou demeurez tous trois malheureux comme moi. - - SPITRIDATE. - - Eh bien! épousez Elpinice: - Je renonce à tout mon bonheur, - Plutôt que de me voir complice 405 - D'un manquement de foi qui vous perdroit d'honneur. - - COTYS. - - Rendez-vous à votre Aglatide, - Puisque votre cœur endurci - Veut suivre obstinément un faux devoir pour guide: - Je serai malheureux, vous le serez aussi. 410 - - -FIN DU PREMIER ACTE. - - [13] Voyez Plutarque, _Vie d'Agésilas_, chapitre VII. - - [14] L'édition de 1692 et Voltaire d'après elle ont - changé _qu'alors qu'il_ en _que lorsqu'il_. - - [15] Lysandre, envoyé par Agésilas au pays de - l'Hellespont, «practiqua et fit rebeller contre son maistre vn - capitaine persien nommé Spitridates, vaillant homme de sa - personne, et qui estoit grand ennemy de Pharuabazus, et auoit vne - armée qu'il mena à Agesilaus.» (Plutarque, _Vie de Lysandre_, - chapitre XXIV, traduction d'Amyot.) - - [16] Lysandre était «vn de ceux-la qui estoient - descendus de la vraye race d'Hercules, et qui neantmoins - n'auoient point de part à la royauté.» (Plutarque, _ibidem_, - chapitre XXIV.)--Entre tous les Héraclides établis à Sparte, les - deux maisons des Eurytionides et des Agiades étaient les seules - qui eussent le droit de succéder au trône. Agésilas appartenait à - la première. - - [17] Voyez au tome VI, p. 391, note 1. - - [18] «Après la mort d'Agis, Lysander, qui.... auoit plus - de credit et d'authorité en la ville de Sparte que nul autre, - entreprit de faire tomber la royauté sur Agesilaus.» Ensuite ce - fut encore Lysandre qui détermina Agésilas à passer en Asie et - lui fit obtenir tout ce qu'il demandait aux Spartiates pour la - conduite de la guerre; mais arrivé à Éphèse, Agésilas «eut - incontinent à desplaisir l'honneur qu'il vit que on y faisoit à - Lysander.... Parquoy il commença à se porter de ceste sorte - enuers luy: .... il contredisoit à tous ses conseilz, et toutes - les entreprises que il mettoit en auant, mesmement celles - ausquelles il se monstroit plus affectionné, il n'en faisoit pas - vne, ains en prenoit d'autres à executer plustost que celles-la.» - (Voyez Plutarque, _Vie d'Agésilas_, chapitres III, VI et VII.) - - [19] _Var._ Et si ce cœur vouloit s'entendre avec le - mien.... (1666 et 68) - - [20] On lit: «_la_ main,» dans l'édition de 1692 et dans - celle de Voltaire (1764). - - [21] _Var._ Lui fait pour notre hymen refuser son - aveu[21-a]. (1666 et 68) - - [21-a] Cette leçon a été reproduite par l'édition de 1692 et - par celle de Voltaire (1764). - - - - -ACTE II. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -SPITRIDATE, MANDANE. - - SPITRIDATE. - - Que nous avons, ma sœur, brisé de rudes chaînes! - En Perse il n'est point de sujets; - Ce ne sont qu'esclaves abjets[22], - Qu'écrasent d'un coup d'œil les têtes souveraines: - Le monarque, ou plutôt le tyran général, 415 - N'y suit pour loi que son caprice, - N'y veut point d'autre règle et point d'autre justice, - Et souvent même impute à crime capital - Le plus rare mérite et le plus grand service; - Il abat à ses pieds les plus hautes vertus, 420 - S'immole insolemment les plus illustres vies, - Et ne laisse aujourd'hui que les cœurs abattus - A couvert de ses tyrannies. - Vous autres, s'il vous daigne honorer de son lit, - Ce sont indignités égales: 425 - La gloire s'en partage entre tant de rivales, - Qu'elle est moins un honneur qu'un sujet de dépit. - Toutes n'ont pas le nom de reines, - Mais toutes portent mêmes chaînes, - Et toutes, à parler sans fard, 430 - Servent à ses plaisirs sans part à son empire; - Et même en ses plaisirs elles n'ont autre part - Que celle qu'à son cœur brutalement inspire - Ou ce caprice, ou le hasard. - Voilà, ma sœur, à quoi vous avoit destinée, 435 - A quel infâme honneur vous avoit condamnée - Pharnabaze[23], son lieutenant: - Il auroit fait de vous un présent à son prince, - Si pour nous affranchir mon soin le prévenant - N'eût à sa tyrannie arraché ma province. 440 - La Grèce a de plus saintes lois, - Elle a des peuples et des rois - Qui gouvernent avec justice: - La raison y préside, et la sage équité; - Le pouvoir souverain par elles limité, 445 - N'y laisse aucun droit de caprice[24]. - L'hymen de ses rois même y donne cœur pour cœur; - Et si vous aviez le bonheur - Que l'un d'eux vous offrît son trône avec son âme, - Vous seriez, par ce nœud charmant, 450 - Et reine véritablement, - Et véritablement sa femme. - - MANDANE. - - Je veux bien l'espérer: tout est facile aux Dieux; - Et peut-être que de bons yeux - En auroient déjà vu quelque flatteuse marque; 455 - Mais il en faut de bons pour faire un si grand choix. - Si le roi dans la Perse est un peu trop monarque, - En Grèce il est des rois qui ne sont pas trop rois: - Il en est dont le peuple est le suprême arbitre; - Il en est d'attachés aux ordres d'un sénat; 460 - Il en est qui ne sont enfin, sous ce grand titre, - Que premiers sujets de l'État. - Je ne sais si le ciel pour régner m'a fait naître, - Et quoi qu'en ma faveur j'aye encor vu paroître, - Je doute si l'on m'aime ou non; 465 - Mais je pourrois être assez vaine - Pour dédaigner le nom de reine - Que m'offriroit un roi qui n'en eût[25] que le nom. - - SPITRIDATE. - - Vous en savez beaucoup, ma sœur, et vos mérites - Vous ouvrent fort les yeux sur ce que vous valez. 470 - - MANDANE. - - Je réponds simplement à ce que vous me dites, - Et parle en général comme vous me parlez. - - SPITRIDATE. - - Cependant et des rois et de leur différence - Je vous trouve en effet plus instruite que moi. - - MANDANE. - - Puisque vous m'ordonnez qu'ici j'espère un roi, 475 - Il est juste, Seigneur, que quelquefois j'y pense. - - SPITRIDATE. - - N'y pensez-vous point trop? - - MANDANE. - - Je sais que c'est à vous - A régler mes desirs sur le choix d'un époux: - Mon devoir n'en fera point d'autre; - Mais quand vous daignerez choisir pour une sœur, 480 - Daignez songer, de grâce, à faire son bonheur - Mieux que vous n'avez fait le vôtre. - D'un choix que vous m'aviez vous-même tant loué, - Votre cœur et vos yeux vous ont désavoué; - Et si j'ai, comme vous, quelques pentes secrètes, 485 - Seigneur, si c'est ainsi que vous les rencontrez, - Jugez, par le trouble où vous êtes, - De l'état où vous me mettrez[26]. - - SPITRIDATE. - - Je le vois bien, ma sœur, il faut vous laisser faire: - Qui choisit mal pour soi choisit mal pour autrui; 490 - Et votre cœur, instruit par le malheur d'un frère, - A déjà fait son choix sans lui. - - MANDANE. - - Peut-être; mais enfin vous suis-je nécessaire? - Parlez: il n'est desirs ni tendres sentiments - Que je ne sacrifie à vos contentements. 495 - Faut-il donner ma main pour celle d'Elpinice? - - SPITRIDATE. - - Que sert de m'en offrir un entier sacrifice, - Si je n'ose et ne puis même déterminer - A qui pour mon bonheur vous devez la donner? - Cotys me la demande, Agésilas l'espère. 500 - - MANDANE. - - Agésilas, Seigneur! Et le savez-vous bien? - - SPITRIDATE. - - Parler de vous sans cesse, aimer votre entretien, - Vous donner tout crédit, ne chercher qu'à vous plaire.... - - MANDANE. - - Ce sont civilités envers une étrangère, - Qui font beaucoup d'éclat, et ne produisent rien. 505 - Il jette par là des amorces - A ceux qui, comme nous, voudront grossir ses forces; - Mais quelque haut crédit qu'il me donne en sa cour, - De toute sa conduite il est si bien le maître, - Qu'au simple nom d'hymen vous verriez disparoître 510 - Tout ce qu'en ses faveurs vous prenez pour amour. - - SPITRIDATE. - - Vous penchez vers Cotys, et savez qu'Elpinice - Ne veut point être à moi qu'il ne soit à sa sœur! - - MANDANE. - - Je vous réponds de tout, si vous avez son cœur. - - SPITRIDATE. - - Et Lysander pourra souffrir cette injustice? 515 - - MANDANE. - - Lysander est si mal auprès d'Agésilas, - Que ce sera beaucoup s'il en obtient un gendre; - Et peut-être sans moi ne l'obtiendra-t-il pas: - Pour deux, il auroit tort[27], s'il osoit y prétendre. - Mais, Seigneur, le voici; tâchez de pressentir 520 - Ce qu'en votre faveur il pourroit consentir. - - SPITRIDATE. - - Ma sœur, vous êtes plus adroite; - Souffrez que je ménage un moment de retraite: - J'aurois trop à rougir, pour peu que devant moi - Vous fissiez deviner de ce manque de foi. 525 - - -SCÈNE II. - -LYSANDER, SPITRIDATE, MANDANE, CLÉON. - - LYSANDER. - - Quoique en matière d'hyménées - L'importune langueur des affaires traînées - Attire assez souvent de fâcheux embarras, - J'ai voulu qu'à loisir vous pussiez[28] voir mes filles, - Avant que demander l'aveu d'Agésilas 530 - Sur l'union de nos familles. - Dites-moi donc, Seigneur, ce qu'en jugent vos yeux, - S'ils laissent votre cœur d'accord de vos promesses, - Et si vous y sentez plus d'aimables tendresses - Que de justes desirs de pouvoir choisir mieux. 535 - Parlez avec franchise, avant que je m'expose - A des refus presque assurés, - Que j'estimerai peu de chose - Quand vous serez plus déclarés; - Et n'appréhendez point l'emportement d'un père: 540 - Je sais trop que l'amour de ses droits est jaloux, - Qu'il dispose de nous sans nous, - Que les plus beaux objets ne sont pas sûrs de plaire. - L'aveugle sympathie est ce qui fait agir - La plupart des feux qu'il excite; 545 - Il ne l'attache pas toujours au vrai mérite: - Et quand il la dénie, on n'a point à rougir. - - SPITRIDATE. - - Puisque vous le voulez, je ne puis me défendre, - Seigneur, de vous parler avec sincérité: - Ma seule ambition est d'être votre gendre; 550 - Mais apprenez, de grâce, une autre vérité: - Ce bonheur que j'attends, cette gloire où j'aspire, - Et qui rendroit mon sort égal au sort des Dieux, - N'a pour objet.... Seigneur, je tremble à vous le dire; - Ma sœur vous l'expliquera mieux. 555 - - -SCÈNE III. - -LYSANDER, MANDANE, CLÉON. - - LYSANDER. - - Que veut dire, Madame, une telle retraite? - Se plaint-il d'Aglatide, et la jeune indiscrète - Répondroit-elle mal aux honneurs qu'il lui fait? - - MANDANE. - - Elle y répond, Seigneur, ainsi qu'il le souhaite, - Et je l'en vois fort satisfait; 560 - Mais je ne vois pas bien que par les sympathies - Dont vous venez de nous parler, - Leurs âmes soient fort assorties[29], - Ni que l'amour encore ait daigné s'en mêler. - Ce n'est pas qu'il n'aspire à se voir votre gendre, 565 - Qu'il n'y mette sa gloire, et borne ses plaisirs; - Mais puisque par son ordre il me faut vous l'apprendre, - Elpinice est l'objet de ses plus chers desirs. - - LYSANDER. - - Elpinice! Et sa main n'est plus en ma puissance! - - MANDANE. - - Je sais qu'il n'est plus temps de vous la demander; 570 - Mais je vous répondrois de son obéissance, - Si Cotys la vouloit céder. - Que sait-on si l'amour, dont la bizarrerie - Se joue assez souvent du fond de notre cœur, - N'aura point fait au sien même supercherie? 575 - S'il n'y préfère point Aglatide à sa sœur? - Cet échange, Seigneur, pourroit-il vous déplaire, - S'il les rendoit tous quatre heureux? - - LYSANDER. - - Madame, doutez-vous de la bonté d'un père? - - MANDANE. - - Voyez donc si Cotys sera plus rigoureux: 580 - Je vous laisse avec lui, de peur que ma présence - N'empêche une sincère et pleine confiance. - -(A Cotys.) - - Seigneur, ne cachez plus le véritable amour[30] - Dont l'idée en secret vous flatte. - J'ai dit à Lysander celui de Spitridate; 585 - Dites le vôtre à votre tour. - - -SCÈNE IV. - -LYSANDER, COTYS, CLÉON. - - COTYS. - - Puisqu'elle vous l'a dit, pourrois-je vous le taire? - Jugez, Seigneur, de mes ennuis: - Une autre qu'Elpinice à mes yeux a su plaire; - Et l'aimer est un crime en l'état où je suis. 590 - - LYSANDER. - - Ne traitez point, Seigneur, ce nouveau feu de crime: - Le choix que font les yeux est le plus légitime; - Et comme un beau desir ne peut bien s'allumer - S'ils n'instruisent le cœur de ce qu'il doit aimer, - C'est ôter à l'amour tout ce qu'il a d'aimable, 595 - Que les tenir captifs sous une aveugle foi; - Et le don le plus favorable - Que ce cœur sans leur ordre ose faire de soi - Ne fut jamais irrévocable. - - COTYS. - - Seigneur, ce n'est point par mépris, 600 - Ce n'est point qu'Elpinice aux miens n'ait paru belle; - Mais enfin (le dirai-je?) oui, Seigneur, on m'a pris, - On m'a volé ce cœur que j'apportois pour elle: - D'autres yeux, malgré moi, s'en sont faits les tyrans, - Et ma foi s'est armée en vain pour ma défense; 605 - Ce lâche, qui s'est mis de leur intelligence, - Les a soudain reçus en justes conquérants. - - LYSANDER. - - Laissez-leur garder leur conquête. - Peut-être qu'Elpinice avec plaisir s'apprête - A vous laisser ailleurs trouver un sort plus doux, 610 - Quand un autre pour elle a d'autres yeux que vous, - Qu'elle cède ce cœur à celle qui le vole, - Et qu'en ce même instant qu'on vous le surprenoit, - Un pareil attentat sur sa propre parole - Lui déroboit celui qu'elle vous destinoit. 615 - Surtout ne craignez rien du côté d'Aglatide: - Je puis répondre d'elle, et quand j'aurai parlé, - Vous verrez tout son cœur, où mon vouloir[31] préside, - Vous payer de celui qu'elle vous a volé. - - COTYS. - - Ah! Seigneur, pour ce vol je ne me plains pas d'elle. 620 - - LYSANDER. - - Et de qui donc? - - COTYS. - - L'amour s'y sert d'une autre main. - - LYSANDER. - - L'amour! - - COTYS. - - Oui, cet amour qui me rend infidèle.... - - LYSANDER. - - Seigneur, du nom d'amour n'abusez point en vain, - Dites d'Agésilas la haine insatiable: - C'est elle dont l'aigreur auprès de vous m'accable, 625 - Et qui de jour en jour s'animant contre moi, - Pour me perdre d'honneur m'enlève votre foi. - - COTYS. - - Ah! s'il y va de votre gloire, - Ma parole est donnée, et dussé-je en mourir, - Je la tiendrai, Seigneur, jusqu'au dernier soupir; 630 - Mais quoi que la surprise ait pu vous faire croire, - N'accusez, point Agésilas - D'un crime de mon cœur, que même il ne sait pas. - Mandane, qui m'ordonne à vos yeux de le dire, - Vous montre assez par là quel souverain empire 635 - L'amour lui donne sur ce cœur. - Ne considérez point si j'aime ou si l'on m'aime; - En matière d'honneur ne voyez que vous-même, - Et disposez de moi comme veut cet honneur. - - LYSANDER. - - L'amour le fera mieux; ce que j'en viens d'apprendre 640 - M'offre un sujet de joie où j'en voyois d'ennui: - Épouser la sœur de mon gendre, - C'est le devenir comme lui. - Aglatide d'ailleurs n'est pas si délaissée - Que votre exemple n'aide à lui trouver un roi; 645 - Et pour peu que le ciel réponde à ma pensée, - Ce sera plus de gloire et plus d'appui pour moi. - Aussi ferai-je plus: je veux que de moi-même - Vous teniez cet objet qui vous fait soupirer; - Et Spitridate, à moins que de m'en assurer, 650 - N'obtiendra jamais ce qu'il aime. - Je veux dès aujourd'hui savoir d'Agésilas - S'il pourra consentir à ce double hyménée, - Dont ma parole étoit donnée. - Sa haine apparemment ne m'en avouera pas: 655 - Si pourtant par bonheur il m'en laisse le maître, - J'en userai, Seigneur, comme je le promets; - Sinon, vous lui ferez connoître - Vous-même quels sont vos souhaits. - - COTYS. - - Ah! que Mandane et moi n'avons-nous mille vies, 660 - Seigneur, pour vous les immoler! - Car je ne saurois plus vous le dissimuler, - Nos âmes en seront également ravies. - Souffrez-lui donc sa part en ces ravissements; - Et pardonnez, de grâce, à mon impatience.... 665 - - LYSANDER. - - Allez: on m'a vu jeune, et par expérience - Je sais ce qui se passe au cœur des vrais amants. - - -SCÈNE V. - -LYSANDER, CLÉON. - - CLÉON. - - Seigneur, n'êtes-vous point d'une humeur bien facile - D'applaudir à Cotys sur son manque de foi? - - LYSANDER. - - Je prends pour l'attacher à moi 670 - Ce qui s'offre de plus utile. - D'un emportement indiscret - Je ne voyois rien à prétendre: - Vouloir par force en faire un gendre, - Ce n'est qu'en vouloir faire un ennemi secret. 675 - Je veux me l'acquérir: je veux, s'il m'est possible, - A force d'amitiés si bien le ménager, - Que quand je voudrai me venger, - J'en tire un secours infaillible. - Ainsi je flatte ses desirs, 680 - J'applaudis, je défère à ses nouveaux soupirs, - Je me fais l'auteur de sa joie, - Je sers sa passion, et sous cette couleur - Je m'ouvre dans son âme une infaillible voie - A m'en faire à mon tour servir avec chaleur. 685 - - CLÉON. - - Oui, mais Agésilas, Seigneur, aime Mandane: - Du moins toute sa cour ose le deviner; - Et promettre à Cotys cette illustre Persane, - C'est lui promettre tout pour ne lui rien donner. - - LYSANDER. - - Qu'à ses vœux mon tyran l'accorde ou la refuse, 690 - De la manière dont j'en use, - Il ne peut m'ôter son appui; - Et de quelque façon que la chose se passe, - Ou je fais la première grâce, - Ou j'aigris puissamment ce rival contre lui. 695 - J'ai même à souhaiter que son feu se déclare. - Comme de notre Sparte il choquera les lois, - C'est une occasion que lui-même il prépare, - Et qui peut la résoudre à mieux choisir ses rois. - Nous avons trop longtemps asservi sa couronne 700 - A la vaine splendeur du sang; - Il est juste à son tour que la vertu la donne, - Et que le seul mérite ait droit à ce haut rang. - Ma ligue est déjà forte, et ta harangue est prête[32] - A faire éclater la tempête, 705 - Sitôt qu'il aura mis ma patience à bout. - Si pourtant je voyois sa haine enfin bornée - Ne mettre aucun obstacle à ce double hyménée, - Je crois que je pourrois encore oublier tout. - En perdant cet ingrat, je détruis mon ouvrage; 710 - Je vois dans sa grandeur le prix de mon courage, - Le fruit de mes travaux, l'effet de mon crédit. - Un reste d'amitié tient mon âme en balance: - Quand je veux le haïr je me fais violence, - Et me force à regret à ce que je t'ai dit. 715 - Il faut, il faut enfin qu'avec lui je m'explique, - Que j'en sache qui peut causer - Cette haine si lâche, et qu'il rend si publique, - Et fasse un digne effort à le désabuser. - - CLÉON. - - Il n'appartient qu'à vous de former ces pensées; 720 - Mais vous ne songez point avec quels sentiments - Vos deux filles intéressées - Apprendront de tels changements. - - LYSANDER. - - Aglatide est d'humeur à rire de sa perte: - Son esprit enjoué ne s'ébranle de rien. 725 - Pour l'autre, elle a, de vrai, l'âme un peu moins ouverte, - Mais elle n'eut jamais de vouloir que le mien. - Ainsi je me tiens sûr de leur obéissance. - - CLÉON. - - Quand cette obéissance a fait un digne choix, - Le cœur, tombé par là sous une autre puissance, 730 - N'obéit pas toujours une seconde fois. - - LYSANDER. - - Les voici: laisse-nous, afin qu'avec franchise - Leurs âmes s'en ouvrent à moi. - - -SCÈNE VI. - -LYSANDER, ELPINICE, AGLATIDE. - - LYSANDER. - - J'apprends avec quelque surprise, - Mes filles, qu'on vous manque à toutes deux de foi: 735 - Cotys aime en secret une autre qu'Elpinice, - Spitridate n'en fait pas moins. - - ELPINICE. - - Si l'on nous fait quelque injustice, - Seigneur, notre devoir s'en remet à vos soins. - Je ne sais qu'obéir. - - AGLATIDE. - - J'en sais donc davantage: 740 - Je sais que Spitridate adore d'autres yeux; - Je sais que c'est ma sœur à qui va cet hommage, - Et quelque chose encor qu'elle vous diroit mieux. - - ELPINICE. - - Ma sœur, qu'aurois-je à dire? - - AGLATIDE. - - A quoi bon ce mystère? - Dites ce qu'à ce nom le cœur vous dit tout bas, 745 - Ou je dirai tout haut qu'il ne vous déplaît pas. - - ELPINICE. - - Moi, je pourrois l'aimer, et sans l'ordre d'un père! - - AGLATIDE. - - Vous ne savez que c'est d'aimer ou de haïr[33], - Mais vous seriez pour lui fort aise d'obéir. - - ELPINICE. - - Qu'il faut souffrir de vous, ma sœur! - - AGLATIDE. - - Le grand supplice 750 - De voir qu'en dépit d'elle on lui rend du service! - - LYSANDER. - - Rendez-lui la pareille. Aime-t-elle Cotys? - Et s'il falloit changer entre vous de partis.... - - AGLATIDE. - - Je n'ai pas besoin d'interprète, - Et vous en dirai plus, Seigneur, qu'elle n'en sait. 755 - Cotys pourroit me plaire, et plairoit en effet, - Si pour toucher son cœur j'étois assez bien faite; - Mais je suis fort trompée, ou cet illustre cœur - N'est pas plus à moi qu'à ma sœur. - - LYSANDER. - - Peut-être ce malheur d'assez près te menace. 760 - - AGLATIDE. - - J'en connois plus de vingt qui mourroient en ma place, - Ou qui sauroient du moins hautement quereller - L'injustice de la fortune; - Mais pour moi, qui n'ai pas une âme si commune, - Je sais l'art de m'en consoler. 765 - Il est d'autres rois dans l'Asie - Qui seront trop heureux de prendre votre appui; - Et déjà, je ne sais par quelle fantaisie, - J'en crois voir à mes pieds de plus puissants que lui. - - LYSANDER. - - Donc à moins que d'un roi tu ne veux plus te rendre? 770 - - AGLATIDE. - - Je crois pour Spitridate avoir déjà fait voir - Que ma sœur n'a rien à m'apprendre - Sur le chapitre du devoir. - Elle sait obéir, et je le sais comme elle: - C'est l'ordre; et je lui garde un cœur assez fidèle 775 - Pour en subir toutes les lois; - Mais pour régler ma destinée, - Si vous vous abaissiez jusqu'à prendre ma voix, - Vous arrêteriez votre choix - Sur une tête couronnée, 780 - Et ne m'offririez que des rois. - - LYSANDER. - - C'est mettre un peu haut ta conquête. - - AGLATIDE. - - La couronne, Seigneur, orne bien une tête. - Je me la figurois sur celle de ma sœur, - Lorsque Cotys devoit l'y mettre; 785 - Et quand j'en contemplois la gloire et la douceur, - Que je ne pouvois me promettre, - Un peu de jalousie et de confusion - Mutinoit mes desirs et me soulevoit l'âme; - Et comme en cette occasion 790 - Mon devoir pour agir n'attendoit point ma flamme.... - - ELPINICE. - - La gloire d'obéir à votre grand regret - Vous faisoit pester en secret: - C'est l'ordre; et du devoir la scrupuleuse idée.... - - AGLATIDE. - - Que dites-vous, ma sœur? qu'osez-vous hasarder, 795 - Vous qui tantôt...? - - ELPINICE. - - Ma sœur, laissez-moi vous aider, - Ainsi que vous m'avez aidée. - - AGLATIDE. - - Pour bien m'aider à dire ici mes sentiments, - Vous vous prenez trop mal aux vôtres; - Et si je suis jamais réduite aux truchements, 800 - Il m'en faudra[34] bien chercher d'autres. - Seigneur, quoi qu'il en soit, voilà quelle je suis. - J'acceptois Spitridate avec quelques ennuis; - De ce petit chagrin le ciel m'a dégagée, - Sans que mon âme soit changée. 805 - Mon devoir règne encor sur mon ambition: - Quoi que vous m'ordonniez, j'obéirai sans peine; - Mais de mon inclination, - Je mourrai fille, ou vivrai reine. - - ELPINICE. - - Achevez donc, ma sœur: dites qu'Agésilas.... 810 - - AGLATIDE. - - Ah! Seigneur, ne l'écoutez pas: - Ce qu'elle vous veut dire est une bagatelle; - Et même, s'il le faut, je la dirai mieux qu'elle. - - LYSANDER. - - Dis donc. Agésilas.... - - AGLATIDE. - - M'aimoit jadis un peu. - Du moins lui-même à Sparte il m'en fit confidence; 815 - Et s'il me disoit vrai, sa noble impatience - De vous en demander l'aveu - N'attendoit qu'après l'hyménée - De cette aimable et chère aînée. - Mais s'il attendoit là que mon tour arrivé 820 - Autorisât à ma conquête - La flamme qu'en réserve il tenoit toute prête, - Son amour est encore ici plus réservé; - Et soit que dans Éphèse un autre objet me passe, - Soit que par complaisance il cède à son rival, 825 - Il me fait à présent la grâce - De ne m'en dire bien ni mal. - - LYSANDER. - - D'un pareil changement ne cherche point la cause: - Sa haine pour ton père à cet amour s'oppose; - Mais n'importe, il est bon que j'en sois averti. 830 - J'agirai d'autre sorte avec cette lumière; - Et suivant qu'aujourd'hui nous l'aurons plus entière[35], - Nous verrons à prendre parti[36]. - - -SCÈNE VII. - -ELPINICE, AGLATIDE. - - ELPINICE. - - Ma sœur, je vous admire, et ne saurois comprendre - Cet inépuisable enjouement, 835 - Qui d'un chagrin trop juste a de quoi vous défendre, - Quand vous êtes si près de vous voir sans amant. - - AGLATIDE. - - Il est aisé pourtant d'en deviner les causes. - Je sais comme il faut vivre, et m'en trouve fort bien. - La joie est bonne à mille choses, 840 - Mais le chagrin n'est bon à rien. - Ne perds-je pas assez, sans doubler l'infortune, - Et perdre encor le bien d'avoir l'esprit égal? - Perte sur perte est importune, - Et je m'aime un peu trop pour me traiter si mal. 845 - Soupirer quand le sort nous rend une injustice, - C'est lui prêter une aide à nous faire un supplice. - Pour moi, qui ne lui puis souffrir tant de pouvoir, - Le bien que je me veux met sa haine à pis faire. - Mais allons rejoindre mon père: 850 - J'ai quelque chose encore à lui faire savoir. - - -FIN DU SECOND ACTE. - - [22] Voyez tome I, p. 169, note 1. - - [23] Pharnabaze, satrape d'une partie de l'Asie Mineure, - qui, après le retour d'Agésilas en Grèce, battit avec Conon, près - de Cnide, la flotte de Lacédémone. - - [24] _Var._ N'y laisse aucun droit au caprice. (1666 et - 68) - - [25] L'édition de 1692 a changé _qui n'en eût_ en _qui - n'auroit_. - - [26] L'édition de 1682 donne, par erreur: _mettez_, pour - _mettrez_. - - [27] Toutes les éditions publiées du vivant de Corneille - et celle de Voltaire (1764) portent _tout_, pour _tort_, qui est - évidemment la vraie leçon; c'est celle de Thomas Corneille - (1692). - - [28] Dans l'édition de Voltaire (1764): _puissiez_. - - [29] Il y a ici comme un souvenir des vers 359 et 360 de - _Rodogune_. Corneille du reste a souvent exprimé cette même idée - presque dans les mêmes termes. Voyez tome II, p. 308 et 309. - - [30] Voltaire fait des quatre derniers vers une scène à - part, la scène IV. - - [31] Voltaire (1764) a substitué _pouvoir_ à _vouloir_. - - [32] On dit que Lysandre vouloit faire étendre le droit - de parvenir à la royauté à tous les naturels spartiates, «à celle - fin que ce loyer d'honneur fust affecté non à ceux qui seroyent - descendus de la race d'Hercules, mais à tous ceux qui le - ressembleroient en vertu, laquelle l'auoit rendu luy-mesme egal - aux Dieux en honneur; car il esperoit bien que quand on jugeroit - ainsi de la royauté, il n'y auroit homme en la ville de Sparte - qui plus tost fust eleu roy que luy: au moyen de quoy, il attenta - premierement de le suader à ses citoyens par viues raisons, et à - ces fins apprit par cueur une harangue, que luy composa Cleon - halicarnassien sur ce propos.» (Plutarque, _Vie de Lysandre_, - chapitres XXIV et XXV, traduction d'Amyot; voyez aussi la _Vie - d'Agésilas_, chapitre XX.) - - [33] _Var._ Vous ne savez que c'est d'aimer ni de haïr. - (1666 et 68) - - [34] On lit: «Il m'en faudroit,» dans l'édition de 1692 - et dans celle de Voltaire (1764). - - [35] Ce vers et le suivant ont été omis, par erreur, - dans l'édition de 1682. - - [36] L'acte finit ici dans l'édition de 1666, qui n'a - point la scène VII. - - - - -ACTE III. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -AGÉSILAS, LYSANDER, XÉNOCLÈS. - - LYSANDER. - - Je ne suis point surpris qu'à ces deux hyménées - Vous refusiez, Seigneur, votre consentement: - J'aurois eu tort d'attendre un meilleur traitement - Pour le sang odieux dont mes filles sont nées. 855 - Il est le sang d'Hercule en elles comme en vous, - Et méritoit par là quelque destin plus doux; - Mais s'il vous peut[37] donner un titre légitime, - Pour être leur maître et leur roi, - C'est pour l'une et pour l'autre une espèce de crime 860 - Que de l'avoir reçu de moi. - J'avois cru toutefois que l'exil volontaire - Où l'amour paternel près d'elles m'eût réduit, - Moi qui de mes travaux ne vois plus autre[38] fruit - Que le malheur de vous déplaire, 865 - Comme il délivreroit vos yeux - D'une insupportable présence, - A mes jours presque usés obtiendroit la licence - D'aller finir sous d'autres cieux. - C'étoit là mon dessein; mais cette même envie, 870 - Qui me fait près de vous un si malheureux sort, - Ne sauroit endurer ni l'éclat de ma vie, - Ni l'obscurité de ma mort. - - AGÉSILAS. - - Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'envie et la haine - Ont persécuté les héros. 875 - Hercule en sert d'exemple, et l'histoire en est pleine, - Nous ne pouvons souffrir qu'ils meurent en repos. - Cependant cet exil, ces retraites paisibles, - Cet unique souhait d'y terminer leurs jours, - Sont des mots bien choisis à remplir leurs discours: 880 - Ils ont toujours leur grâce, ils sont toujours plausibles; - Mais ils ne sont pas vrais toujours; - Et souvent des périls, ou cachés ou visibles, - Forcent notre prudence à nous mieux assurer - Qu'ils ne veulent se figurer. 885 - Je ne m'étonne point qu'avec tant de lumières - Vous ayez prévu mes refus; - Mais je m'étonne fort que les ayant prévus, - Vous n'en ayez pu voir les raisons bien entières. - Vous êtes un grand homme, et de plus mécontent: 890 - J'avouerai plus encor, vous avez lieu de l'être. - Ainsi de ce repos où votre ennui prétend - Je dois prévoir en roi quel désordre peut naître, - Et regarde en quels lieux il vous plaît de porter - Des chagrins qu'en leur temps on peut voir éclater. 895 - Ceux que prend pour exil ou choisit pour asile - Ce dessein d'une mort tranquille, - Des Perses et des Grecs séparent les États. - L'assiette en est heureuse, et l'accès difficile; - Leurs maîtres ont du cœur, leurs peuples ont des bras; - Ils viennent de nous joindre avec une puissance - A beaucoup espérer, à craindre beaucoup d'eux; - Et c'est mettre en leurs mains une étrange balance, - Que de mettre à leur tête un guerrier si fameux. - C'est vous qui les donnez l'un et l'autre à la Grèce: 905 - L'un fut ami du Perse[39], et l'autre son sujet. - Le service est bien grand, mais aussi je confesse - Qu'on peut ne pas bien voir tout le fond du projet. - Votre intérêt s'y mêle en les prenant pour gendres; - Et si par des liens et si forts et si tendres 910 - Vous pouvez aujourd'hui les attacher à vous, - Vous vous les donnez plus qu'à nous. - Si malgré le secours, si malgré les services - Qu'un ami doit à l'autre, un sujet à son roi, - Vous les avez tous deux arrachés à leur foi, 915 - Sans aucun droit sur eux, sans aucuns bons offices, - Avec quelle facilité - N'immoleront-ils point une amitié nouvelle - A votre courage irrité, - Quand vous ferez agir toute l'autorité 920 - De l'amour conjugale et de la paternelle, - Et que l'occasion aura d'heureux moments - Qui flattent vos ressentiments? - Vous ne nous laissez aucun gage: - Votre sang tout entier passe avec vous chez eux. 925 - Voyez donc ce projet comme je l'envisage, - Et dites si pour nous il n'a rien de douteux. - Vous avez jusqu'ici fait paroître un vrai zèle, - Un cœur si généreux, une âme si fidèle, - Que par toute la Grèce on vous loue à l'envi; 930 - Mais le temps quelquefois inspire une autre envie. - Comme vous, Thémistocle avoit fort bien servi, - Et dans la cour de Perse il a fini sa vie. - - LYSANDER. - - Si c'est avec raison que je suis mécontent, - Si vous-même avouez que j'ai lieu de me plaindre, 935 - Et si jusqu'à ce point on me croit important - Que mes ressentiments puissent vous être à craindre, - Oserois-je vous demander - Ce que vous a fait Lysander - Pour leur donner ici chaque jour de quoi naître, 940 - Seigneur? et s'il est vrai qu'un homme tel que moi, - Quand il est mécontent, peut desservir son roi, - Pourquoi me forcez-vous à l'être? - Quelque avis que je donne, il n'est point écouté; - Quelque emploi que j'embrasse, il m'est soudain ôté: 945 - Me choisir pour appui, c'est courir à sa perte. - Vous changez en tous lieux les ordres que j'ai mis; - Et comme s'il falloit agir à guerre ouverte, - Vous détruisez tous mes amis, - Ces amis dont pour vous je gagnai les suffrages 950 - Quand il fallut aux Grecs élire un général[40], - Eux qui vous ont soumis les plus nobles courages, - Et fait ce haut pouvoir qui leur est si fatal: - Leur seul amour pour moi les livre à leur ruine; - Il leur coûte l'honneur, l'autorité, le bien; 955 - Cependant plus j'y songe, et plus je m'examine, - Moins je trouve, Seigneur, à me reprocher rien. - - AGÉSILAS. - - Dites tout: vous avez la mémoire trop bonne - Pour avoir oublié que vous me fîtes roi, - Lorsqu'on balança ma couronne 960 - Entre Léotychide[41] et moi. - Peut-être n'osez-vous me vanter un service - Qui ne me rendit que justice, - Puisque nos lois vouloient ce qu'il sut maintenir; - Mais moi qui l'ai reçu, je veux m'en souvenir. 965 - Vous m'avez donc fait roi, vous m'avez de la Grèce - Contre celui de Perse établi général; - Et quand je sens dans l'âme une ardeur qui me presse - De ne m'en revancher pas mal, - A peine sommes-nous arrivés dans Éphèse, 970 - Où de nos alliés j'ai mis le rendez-vous, - Que sans considérer si j'en serai jaloux, - Ou s'il se peut que je m'en taise, - Vous vous saisissez par vos mains - De plus que votre récompense; 975 - Et tirant toute à vous la suprême puissance, - Vous me laissez des titres vains. - On s'empresse à vous voir, on s'efforce à vous plaire; - On croit lire en vos yeux ce qu'il faut qu'on espère; - On pense avoir tout fait quand on vous a parlé. 980 - Mon palais près du vôtre est un lieu désolé; - Et le généralat comme le diadème - M'érige sous votre ordre en fantôme éclatant, - En colosse d'État qui de vous seul attend - L'âme qu'il n'a pas de lui-même, 985 - Et que vous seul faites aller - Où pour vos intérêts il le faut étaler. - Général en idée, et monarque en peinture, - De ces illustres noms pourrois-je faire cas - S'il les falloit porter moins comme Agésilas 990 - Que comme votre créature, - Et montrer avec pompe au reste des humains - En ma propre grandeur l'ouvrage de vos mains? - Si vous m'avez fait roi, Lysander, je veux l'être. - Soyez-moi bon sujet, je vous serai bon maître; 995 - Mais ne prétendez plus partager avec moi - Ni la puissance ni l'emploi. - Si vous croyez qu'un sceptre accable qui le porte, - A moins qu'il prenne une aide à soutenir son poids, - Laissez discerner à mon choix 1000 - Quelle main à m'aider pourroit être assez forte. - Vous aurez bonne part à des emplois si doux, - Quand vous pourrez m'en laisser faire; - Mais soyez sûr aussi d'un succès tout contraire, - Tant que vous ne voudrez les tenir que de vous[42]. 1005 - Je passe à vos amis qu'il m'a fallu détruire. - Si dans votre vrai rang je voulois vous réduire, - Et d'un pouvoir surpris saper[43] les fondements, - Ils étoient tout à vous; et par reconnoissance - D'en avoir reçu leur puissance, 1010 - Ils ne considéroient que vos commandements. - Vous seul les aviez faits souverains dans leurs villes, - Et j'y verrois encor mes ordres inutiles, - A moins que d'avoir mis leur tyrannie à bas, - Et changé comme vous la face des États. 1015 - Chez tous nos Grecs asiatiques - Votre pouvoir naissant trouva des républiques, - Que sous votre cabale il vous plut asservir: - La vieille liberté, si chère à leurs ancêtres, - Y fut partout forcée à recevoir dix maîtres[44]; 1020 - Et dès qu'on murmuroit de se la voir ravir, - On voyoit par votre ordre immoler les plus braves - A l'empire de vos esclaves. - J'ai tiré de ce joug les peuples opprimés: - En leur premier état j'ai remis toutes choses; 1025 - Et la gloire d'agir par de plus justes causes - A produit des effets plus doux et plus aimés. - J'ai fait, à votre exemple, ici des créatures, - Mais sans verser de sang, sans causer de murmures; - Et comme vos tyrans prenoient de vous la loi, 1030 - Comme ils étoient à vous, les peuples sont à moi. - Voilà quelles raisons ôtent à vos services - Ce qu'ils vous semblent mériter, - Et colorent ces injustices - Dont vous avez raison de vous mécontenter. 1035 - Si d'abord elles ont quelque chose d'étrange, - Repassez-les deux fois au fond de votre cœur; - Changez, si vous pouvez, de conduite et d'humeur; - Mais n'espérez pas que je change. - - LYSANDER. - - S'il ne m'est pas permis d'espérer rien de tel, 1040 - Du moins, grâces aux Dieux, je ne vois dans vos plaintes - Que des raisons d'État et de jalouses craintes, - Qui me font malheureux, et non pas criminel. - Non, Seigneur, que je veuille être assez téméraire - Pour oser d'injustice accuser mes malheurs: 1045 - L'action la plus belle a diverses couleurs; - Et lorsqu'un roi prononce, un sujet doit se taire. - Je voudrois seulement vous faire souvenir - Que j'ai près de trente ans commandé nos armées - Sans avoir amassé que ces nobles fumées[45] 1050 - Qui gardent les noms de finir[46]. - Sparte, pour qui j'allois de victoire en victoire, - M'a toujours vu pour fruit n'en vouloir que la gloire, - Et faire en son épargne entrer tous les trésors - Des peuples subjugués par mes heureux efforts. 1055 - Vous-même le savez, que quoi qu'on m'ait vu faire, - Mes filles n'ont pour dot que le nom de leur père[47]; - Tant il est vrai, Seigneur, qu'en un si long emploi - J'ai tout fait pour l'État, et n'ai rien fait pour moi. - Dans ce manque de bien Cotys et Spitridate, 1060 - L'un roi, l'autre en pouvoir égal peut-être aux rois, - M'ont assez estimé pour y borner leur choix; - Et quand de les pourvoir un doux espoir me flatte, - Vous semblez m'envier un bien - Qui fait ma récompense, et ne vous coûte rien. 1065 - - AGÉSILAS. - - Il nous seroit honteux que des mains étrangères - Vous payassent pour nous de ce qui vous est dû. - Tôt ou tard le mérite a ses justes salaires, - Et son prix croît souvent, plus il est attendu. - D'ailleurs n'auroit-on pas quelque lieu de vous dire, 1070 - Si je vous permettois d'accepter ces partis, - Qu'amenant avec nous Spitridate et Cotys, - Vous auriez fait pour vous plus que pour notre empire? - Que vos seuls intérêts vous auroient fait agir? - Et pourriez-vous enfin l'entendre sans rougir? 1075 - Vos filles sont d'un sang que Sparte aime et révère - Assez pour les payer des services d'un père. - Je veux bien en répondre, et moi-même au besoin - J'en ferai mon affaire, et prendrai tout le soin. - - LYSANDER. - - Je n'attendois, Seigneur, qu'un mot si favorable 1080 - Pour finir envers vous mes importunités; - Et je ne craindrai plus qu'aucun malheur m'accable, - Puisque vous avez ces bontés. - Aglatide surtout aura l'âme ravie - De perdre[48] un époux à ce prix; 1085 - Et moi, pour me venger de vos plus durs mépris, - Je veux tout de nouveau vous consacrer ma vie. - - -SCÈNE II. - -AGÉSILAS, XÉNOCLÈS. - - AGÉSILAS. - - D'un peu d'amour que j'eus Aglatide a parlé: - Son père qui l'a su dans son âme s'en flatte; - Et sur ce vain espoir il part tout consolé 1090 - Du refus que j'en fais aux vœux de Spitridate: - Tu l'as vu, Xénoclès, tout d'un coup s'adoucir. - - XÉNOCLÈS. - - Oui; mais enfin, Seigneur, il est temps de le dire, - Tout soumis qu'il paroît, apprenez qu'il conspire, - Et par où sa vengeance espère y réussir. 1095 - Ce confident choisi, Cléon d'Halicarnasse, - Dont l'éloquence a tant d'éclat, - Lui vend une harangue à renverser l'État[49], - Et le mettre bientôt lui-même en votre place. - En voici la copie, et je la viens d'avoir 1100 - D'un des siens sur qui l'or me donne tout pouvoir, - De l'esclave Damis, qui sert de secrétaire - A cet orateur mercenaire, - Et plus mercenaire que lui, - Pour être mieux payé vous les[50] livre aujourd'hui. 1105 - On y soutient, Seigneur, que notre république - Va bientôt voir ses rois devenir ses tyrans, - A moins que d'en choisir de trois ans en trois ans, - Et non plus suivant l'ordre antique - Qui règle ce choix par le sang; 1110 - Mais qu'indifféremment elle doit à ce rang - Élever le mérite et les rares services. - J'ignore quels sont les complices; - Mais il pourra d'Éphèse écrire à ses amis; - Et soudain le paquet entre vos mains remis 1115 - Vous instruira de toutes choses. - Cependant j'ai fait mon devoir. - Vous voyez le dessein, vous en savez les causes; - Votre perte en dépend: c'est à vous d'y pourvoir. - - AGÉSILAS. - - A te dire le vrai, l'affaire m'embarrasse; 1120 - J'ai peine à démêler ce qu'il faut que je fasse, - Tant la confusion de mes raisonnements - Étonne mes ressentiments. - Lysander m'a servi: j'aurois une âme ingrate - Si je méconnoissois ce que je tiens de lui; 1125 - Il a servi l'État, et si son crime éclate, - Il y trouvera de l'appui. - Je sens que ma reconnoissance - Ne cherche qu'un moyen de le mettre à couvert; - Mais enfin il y va de toute ma puissance: 1130 - Si je ne le perds, il me perd. - Ce que veut l'intérêt, la prudence ne l'ose; - Tu peux juger par là du désordre où je suis. - Je vois qu'il faut le perdre; et plus je m'y dispose, - Plus je doute si je le puis. 1135 - Sparte est un État populaire, - Qui ne donne à ses rois qu'un pouvoir limité: - On peut y tout dire et tout faire - Sous ce grand nom de liberté. - Si je suis souverain en tête d'une armée, 1140 - Je n'ai que ma voix au sénat; - Il faut y rendre compte; et tant de renommée - Y peut avoir déjà quelque ligue formée - Pour autoriser l'attentat. - Ce prétexte flatteur de la cause publique, 1145 - Dont il le couvrira, si je le mets au jour, - Tournera bien des yeux vers cette politique - Qui met chacun en droit de régner à son tour. - Cet espoir y pourra toucher plus d'un courage; - Et quand sur Lysander j'aurai fait choir l'orage, 1150 - Mille autres, comme lui jaloux ou mécontents, - Se promettront plus d'heur à mieux choisir leur temps. - Ainsi de toutes parts le péril m'environne: - Si je veux le punir, j'expose ma couronne; - Et si je lui fais grâce, ou veux dissimuler, 1155 - Je dois craindre.... - - XÉNOCLÈS. - - Cotys, Seigneur, vous veut parler[51]. - - AGÉSILAS. - - Voyons quelle est sa flamme, avant que de résoudre - S'il nous faudra lancer ou retenir la foudre. - - -SCÈNE III. - -AGÉSILAS, COTYS, XÉNOCLÈS. - - AGÉSILAS. - - Si vous n'êtes, Seigneur, plus mon ami qu'amant, - Vous me voudrez du mal avec quelque justice; 1160 - Mais vous m'êtes trop cher, pour souffrir aisément - Que vous vous attachiez au père d'Elpinice: - Non qu'entre un si grand homme et moi - Ce qu'on voit de froideur prépare aucune haine; - Mais c'est assez pour voir cet hymen avec peine 1165 - Qu'un sujet déplaise à son roi. - D'ailleurs je n'ai pas cru votre âme fort éprise: - Sans l'avoir jamais vue, elle vous fut promise; - Et la foi qui ne tient qu'à la raison d'État - Souvent n'est qu'un devoir qui gêne, tyrannise, 1170 - Et fait sur tout le cœur un secret attentat. - - COTYS. - - Seigneur, la personne est aimable: - Je promis de l'aimer avant que de la voir, - Et sentis à sa vue un accord agréable - Entre mon cœur et mon devoir. 1175 - La froideur toutefois que vous montrez au père - M'en donne un peu pour elle, et me la rend moins chère: - Non que j'ose après vos refus - Vous assurer encor que je ne l'aime plus. - Comme avec ma parole il nous falloit la vôtre, 1180 - Vous dégagez ma foi, mon devoir, mon honneur; - Mais si vous en voulez dégager tout mon cœur, - Il faut l'engager à quelque autre. - - AGÉSILAS. - - Choisissez, choisissez, et s'il est quelque objet - A Sparte, ou dans toute la Grèce, 1185 - Qui puisse de ce cœur mériter la tendresse, - Tenez-vous sûr d'un prompt effet. - En est-il qui vous touche? en est-il qui vous plaise? - - COTYS. - - Il en est, oui, Seigneur, il en est dans Éphèse; - Et pour faire en ce cœur naître un nouvel amour, 1190 - Il ne faut point aller plus loin que votre cour: - L'éclat et les vertus de l'illustre Mandane.... - - AGÉSILAS. - - Que dites-vous, Seigneur? et quel est ce desir? - Quand par toute la Grèce on vous donne à choisir. - Vous choisissez une Persane! 1195 - Pensez-y bien, de grâce, et ne nous forcez pas, - Nous qui vous aimons, à connoître - Que pressé d'un amour, qui ne vient pas de naître. - Vous ne venez à moi que pour suivre ses pas[52]. - - COTYS. - - Mon amour en ces lieux ne cherchoit qu'Elpinice; 1200 - Mes yeux ont rencontré Mandane par hasard; - Et quand ce même amour, de vos froideurs complice, - S'est voulu pour vous plaire attacher autre part, - Les siens ont attiré toute la déférence - Que j'ai cru devoir rendre[53] à votre aversion; 1205 - Et je l'ai regardée, après votre alliance, - Bien moins Persane de naissance - Que Grecque par adoption. - - AGÉSILAS. - - Ce sont subtilités que l'amour vous suggère, - Dont nous voyons pour nous les succès incertains. 1210 - Ne pourriez-vous, Seigneur, d'une amitié si chère - Mettre le grand dépôt en de plus sûres mains? - Pausanias[54] et moi nous avons des parentes; - Et jamais un vrai roi ne fait un digne choix - S'il ne s'allie au sang des rois. 1215 - - COTYS. - - Quand on aime, on se fait des règles différentes. - Spitridate a du nom et de la qualité; - Sans trône, il a d'un roi le pouvoir en partage; - Votre Grèce en reçoit un pareil avantage; - Et le sang n'y met pas tant d'inégalité, 1220 - Que l'amour où sa sœur m'engage - Ravale fort ma dignité. - Se peut-il qu'en l'aimant ma gloire se hasarde - Après l'exemple d'un grand roi, - Qui, tout grand roi qu'il est, l'estime et la regarde 1225 - Avec les mêmes yeux que moi? - Si ce bruit n'est point faux, mon mal est sans remède; - Car enfin c'est un roi dont il me faut l'appui. - Adieu, Seigneur: je la lui cède, - Mais je ne la cède qu'à lui. 1230 - - -SCÈNE IV. - -AGÉSILAS, XÉNOCLÈS. - - AGÉSILAS. - - D'où sait-il, Xénoclès, d'où sait-il que je l'aime? - Je ne l'ai dit qu'à toi: m'aurois-tu découvert? - - XÉNOCLÈS. - - Si j'ose vous parler, Seigneur, à cœur ouvert, - Il ne le sait que de vous-même. - L'éclat de ces faveurs dont vous enveloppez 1235 - De votre faux secret le chatouilleux mystère, - Dit si haut, malgré vous, ce que vous pensez taire, - Que vous êtes ici le seul que vous trompez. - De si brillants dehors font un grand jour dans l'âme; - Et quelque illusion qui puisse vous flatter, 1240 - Plus ils déguisent votre flamme, - Plus au travers du voile ils la font éclater. - - AGÉSILAS. - - Quoi? la civilité, l'accueil, la déférence, - Ce que pour le beau sexe on a de complaisance, - Ce qu'on lui rend d'honneur[55], tout passe pour amour? 1245 - - XÉNOCLÈS. - - Il est bien malaisé qu'aux yeux de votre cour - Il passe pour indifférence; - Et c'est l'en avouer assez ouvertement - Que refuser Mandane aux vœux d'un autre amant. - Mais qu'importe après tout? Si du plus grand courage 1250 - Le vrai mérite a droit d'attendre un plein hommage, - Seroit-il honteux de l'aimer? - - AGÉSILAS. - - Non, et même avec gloire on s'en laisse charmer; - Mais un roi, que son trône à d'autres soins engage, - Doit n'aimer qu'autant qu'il lui plaît 1255 - Et que de sa grandeur y consent l'intérêt. - Vois donc si ma peine est légère: - Sparte ne permet point aux fils d'une étrangère - De porter son sceptre en leur main; - Cependant à mes yeux Mandane a su trop plaire; 1260 - Je veux cacher ma flamme, et je le veux en vain. - Empêcher son hymen, c'est lui faire injustice; - L'épouser, c'est blesser nos lois; - Et même il n'est pas sûr que j'emporte son choix. - La donner à Cotys, c'est me faire un supplice; 1265 - M'opposer à ses vœux, c'est le joindre au parti - Que déjà contre moi Lysander a pu faire; - Et s'il a le bonheur de ne lui pas déplaire, - J'en recevrai peut-être un honteux démenti. - Que ma confusion, que mon trouble est extrême! 1270 - Je me défends d'aimer, et j'aime; - Et je sens tout mon cœur balancé nuit et jour - Entre l'orgueil du diadème - Et les doux espoirs de l'amour. - En qualité de roi, j'ai pour ma gloire à craindre, 1275 - En qualité d'amant, je vois mon sort à plaindre: - Mon trône avec mes vœux ne souffre aucun accord, - Et ce que je me dois me reproche sans cesse - Que je ne suis pas assez fort - Pour triompher de ma foiblesse. 1280 - - XÉNOCLÈS. - - Toutefois il est temps ou de vous déclarer, - Ou de céder l'objet qui vous fait soupirer. - - AGÉSILAS. - - Le plus sûr, Xénoclès, n'est pas le plus facile. - Cherche-moi Spitridate, et l'amène en ce lieu; - Et nous verrons après s'il n'est point de milieu 1285 - Entre le charmant et l'utile. - - -FIN DU TROISIÈME ACTE. - - [37] L'édition de 1682 a seule _veut_, au lieu de - _peut_. - - [38] L'édition de 1692 et Voltaire (1764) ont changé - _autre_ en _d'autre_. - - [39] On lit: «_de_ Perse,» dans les éditions de 1682, de - 1692 et dans celle de Voltaire (1764): c'est probablement une - erreur. - - [40] Voyez plus haut, p. 12, note 18. - - [41] Après la mort du roi Agis, frère d'Agésilas, - Lysandre porta ce dernier au trône, en soutenant que Léotychide - était bâtard, qu'il n'était point le fils d'Agis, mais - d'Alcibiade. Voyez la _Vie d'Agésilas_, chapitre III. - - [42] «Qu'il me soit permis de dire ici que, dans mon - enfance, le P. de Tournemine, jésuite, partisan outré de - Corneille, et ennemi de Racine, qu'il regardait comme janséniste, - me faisait remarquer ce morceau (_à partir du vers 976_), qu'il - préférait à toutes les pièces de Racine.» (Voltaire, _Préface - d'Agésilas_.)--L'idée première de cette partie de la scène est - dans le rapide entretien rapporté deux fois par Plutarque, dans - la _Vie de Lysandre_, chapitre XXIII, et dans la _Vie - d'Agésilas_, chapitre VIII. On peut voir aussi l'_Histoire - grecque_ de Xénophon, livre III, chapitre IV, 8 et 9. - - [43] Il y a ici une faute étrange dans l'édition de - 1682: _frapper_, pour _saper_. - - [44] «En toutes les villes où il passoit, si elles - estoyent gouuernées par authorité du peuple, ou qu'il y eust - quelque autre sorte de gouuernement, il (_Lysandre_) y laissoit - en chacune vn capitaine ou gouuerneur lacedœmonien, auec vn - conseil de dix officiers, de ceux qui parauant auoyent eu amitié - et intelligence auec luy.» (Plutarque, _Vie de Lysandre_, - chapitre XIII.) - - [45] «La pauvreté de Lysander, qui vint à estre - descouuerte à sa mort, rendit sa vertu plus claire et plus - illustre qu'elle n'estoit en son viuant, quand on veid que de - tant d'or et d'argent qui estoit passé par ses mains.... jamais - il n'en auoit aggrandy ny augmenté sa maison d'vne seule maille.» - (Plutarque, _Vie de Lysandre_, chapitre XXX, traduction - d'Amyot.) - - [46] Malherbe a dit à la fin d'une de ses odes: - - Apollon, à portes ouvertes, - Laisse indifféremment cueillir - Les belles feuilles toujours vertes - Qui gardent les noms de vieillir. - - Voyez l'édition de M. Lalanne, tome I, p. 188, pièce LIII. - - [47] Voyez plus haut, p. 8, note 11. - - [48] On lit _prendre_, au lieu de _perdre_, dans - l'édition de 1692. - - [49] Voyez ci-dessus, p. 37, note 32. - - [50] _Les_ (c'est-à-dire Lysandre et Cléon) est la leçon - de toutes les éditions publiées du vivant de Corneille. Thomas - Corneille (1692) et Voltaire (1764) y ont substitué _la_. - - [51] _Var._ Cotys, Seigneur, veut vous parler. (1666 et - 68) - - [52] _Var._ Vous ne venez à nous que pour suivre ses - pas. (1666 et 68) - - [53] Le mot _rendre_ est omis dans l'édition de 1682. - - [54] Pausanias fut pendant plusieurs années roi de - Lacédémone avec Agésilas. Les Spartiates le bannirent l'an 395 - avant Jésus-Christ. - - [55] Les éditions de 1666 et de 1668 portent - _d'honneurs_, au pluriel. - - - - -ACTE IV. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -SPITRIDATE, ELPINICE. - - SPITRIDATE. - - Agésilas me mande; il est temps d'éclater. - Que me permettez-vous, Madame, de lui dire? - M'en désavouerez-vous si j'ose me vanter - Que c'est pour vous que je soupire, 1290 - Que je crois mes soupirs assez bien écoutés - Pour vous fermer le cœur et l'oreille à tous autres, - Et que dans vos regards je vois quelques bontés - Qui semblent m'assurer des vôtres? - - ELPINICE. - - Que serviroit, Seigneur, de vous y hasarder? 1295 - Suis-je moins que ma sœur fille de Lysander? - Et la raison d'État qui rompt votre hyménée - Regarde-t-elle plus la jeune que l'aînée? - S'il n'eût point à Cotys refusé votre sœur, - J'eusse osé présumer qu'il eût aimé la mienne; 1300 - Et m'aurois dit moi-même, avec quelque douceur: - «Il se l'est réservée, et veut bien qu'on m'obtienne.» - Mais il aime Mandane; et ce prince, jaloux - De ce que peut ici le grand nom de mon père, - N'a pour lui qu'une haine obstinée et sévère 1305 - Qui ne lui peut souffrir de gendres tels que vous. - - SPITRIDATE. - - Puisqu'il aime ma sœur, cet amour est un gage - Qui me répond de son suffrage: - Ses desirs prendront loi de mes propres desirs; - Et son feu pour les satisfaire 1310 - N'a pas moins besoin de me plaire, - Que j'en ai de lui voir approuver mes soupirs. - Madame, on est bien fort quand on parle soi-même, - Et qu'on peut dire au souverain: - «J'aime et je suis aimé, vous aimez comme j'aime; 1315 - Achevez mon bonheur, j'ai le vôtre en ma main.» - - ELPINICE. - - Vous ne songez qu'à vous, et dans votre âme éprise - Vos vœux se tiennent sûrs d'un prompt et plein effet. - Mais que fera Cotys, à qui je suis promise? - Me rendra-t-il ma foi s'il n'est point satisfait? 1320 - - SPITRIDATE. - - La perte de ma sœur lui servira de guide - A tourner ses desirs du côté d'Aglatide. - D'ailleurs que pourra-t-il, si contre Agésilas - Ce grand homme ni moi nous ne le servons pas? - - ELPINICE. - - Il a parole de mon père 1325 - Que vous n'obtiendrez rien à moins qu'il soit content; - Et mon père n'est pas un esprit inconstant - Qui donne une parole incertaine et légère. - Je vous le dis encor, Seigneur, pensez-y bien: - Cotys aura Mandane, ou vous n'obtiendrez rien. 1330 - - SPITRIDATE. - - Dites, dites un mot, et ma flamme enhardie.... - - ELPINICE. - - Que voulez-vous que je vous die? - Je suis sujette et fille, et j'ai promis ma foi; - Je dépends d'un amant, et d'un père, et d'un roi. - - SPITRIDATE. - - N'importe, ce grand mot produiroit des miracles. 1335 - Un amant avoué renverse tous obstacles: - Tout lui devient possible, il fléchit les parents, - Triomphe des rivaux, et brave les tyrans. - Dites donc, m'aimez-vous? - - ELPINICE. - - Que ma sœur est heureuse. - - SPITRIDATE. - - Quand mon amour pour vous la laisse sans amant, 1340 - Son destin est-il si charmant - Que vous en soyez envieuse? - - ELPINICE. - - Elle est indifférente, et ne s'attache à rien. - - SPITRIDATE. - - Et vous? - - ELPINICE. - - Que n'ai-je un cœur qui soit comme le sien! - - SPITRIDATE. - - Le vôtre est-il moins insensible? 1345 - - ELPINICE. - - S'il ne tenoit qu'à lui que tout vous fût possible, - Le devoir et l'amour.... - - SPITRIDATE. - - Ah! Madame, achevez: - Le devoir et l'amour, que vous feroient-ils faire? - - ELPINICE. - - Voyez le Roi, voyez Cotys, voyez mon père: - Fléchissez, triomphez, bravez, 1350 - Seigneur, mais laissez-moi me taire. - - SPITRIDATE[56]. - - Venez, ma sœur, venez aider mes tristes feux - A combattre un injuste et rigoureux silence. - - ELPINICE. - - Hélas! il est si bien de leur intelligence, - Qu'il vous dit plus que je ne veux. 1355 - J'en dois rougir. Adieu: voyez avec Madame - Le moyen le plus propre à servir votre flamme. - Des trois dont je dépens elle peut tout sur deux: - L'un hautement l'adore, et l'autre au fond de l'âme; - Et son destin lui-même, ainsi que notre sort, 1360 - Dépend de les mettre d'accord. - - -SCÈNE II. - -SPITRIDATE, MANDANE. - - SPITRIDATE. - - Il est temps de résoudre avec quel artifice - Vous pourrez en venir à bout, - Vous, ma sœur, qui tantôt me répondiez de tout, - Si j'avois le cœur d'Elpinice. 1365 - Il est à moi ce cœur, son silence le dit, - Son adieu le fait voir, sa fuite le proteste; - Et si je n'obtiens pas le reste, - Vous manquez de parole, ou du moins de crédit. - - MANDANE. - - Si le don de ma main vous peut donner la sienne, 1370 - Je vous sacrifierai tout ce que j'ai promis; - Mais vous, répondez-vous que ce don vous l'obtienne, - Et qu'il mette d'accord de si fiers ennemis? - Le Roi, qui vous refuse à Lysander pour gendre, - Y consentira-t-il si vous m'offrez à lui? 1375 - Et s'il peut à ce prix le permettre aujourd'hui, - Lysander voudra-t-il se rendre? - Lui qui ne vous remet votre première foi - Qu'en faveur de l'amour que Cotys fait paroître, - Ne vous fait-il pas cette loi 1380 - Que sans le rendre heureux vous ne le sauriez être? - - SPITRIDATE. - - Cotys de cet espoir ose en vain se flatter: - L'amour d'Agésilas à son amour s'oppose. - - MANDANE. - - Et si vous ne pensez à le mieux écouter, - Lysander d'Elpinice en sa faveur dispose. 1385 - - SPITRIDATE. - - Ne me cachez rien, vous l'aimez. - - MANDANE. - - Comme vous aimez Elpinice. - - SPITRIDATE. - - Mais vous m'avez promis un entier sacrifice. - - MANDANE. - - Oui, s'il peut être utile aux vœux que vous formez. - - SPITRIDATE. - - Que ne peut point un roi? - - MANDANE. - - Quels droits n'a point un père? - - SPITRIDATE. - - Inexorable sœur! - - MANDANE. - - Impitoyable frère, - Qui voulez que j'éteigne un feu digne de moi, - Et ne sauriez vous faire une pareille loi! - - SPITRIDATE. - - Hélas! considérez.... - - MANDANE. - - Considérez vous-même.... - - SPITRIDATE. - - Que j'aime, et que je suis aimé. 1395 - - MANDANE. - - Que je suis aimée, et que j'aime. - - SPITRIDATE. - - N'égalez point au mien un feu mal allumé: - Le sexe vous apprend à régner sur vos âmes. - - MANDANE. - - Dites qu'il nous apprend à renfermer nos flammes; - Dites que votre ardeur, à force d'éclater, 1400 - S'exhale, se dissipe, ou du moins s'exténue, - Quand la nôtre grossit sous cette retenue, - Dont le joug odieux ne sert qu'à l'irriter. - Je vous parle, Seigneur, avec une âme ouverte; - Et si je vous voyois capable de raison, 1405 - Si quand l'amour domine, elle étoit de saison.... - - SPITRIDATE. - - Ah! si quelque lumière enfin vous est offerte, - Expliquez-vous, de grâce, et pour le commun bien, - Vous ni moi ne négligeons rien. - - MANDANE. - - Notre amour à tous deux ne rencontre qu'obstacles 1410 - Presque impossibles à forcer; - Et si pour nous le ciel n'est prodigue en miracles, - Nous espérons en vain nous en débarrasser. - Tirons-nous une fois de cette servitude - Qui nous fait un destin si rude. 1415 - Bravons Agésilas, Cotys et Lysander: - Qu'ils s'accordent sans nous, s'ils peuvent s'accorder. - Dirai-je tout? cessons d'aimer et de prétendre, - Et nous cesserons d'en dépendre. - - SPITRIDATE. - - N'aimer plus! Ah! ma sœur! - - MANDANE. - - J'en soupire à mon tour; 1420 - Mais un grand cœur doit être au-dessus de l'amour. - Quel qu'en soit le pouvoir, quelle qu'en soit l'atteinte, - Deux ou trois soupirs étouffés, - Un moment de murmure, une heure de contrainte, - Un orgueil noble et ferme, et vous en triomphez. 1425 - N'avons-nous secoué le joug de notre prince - Que pour choisir des fers dans une autre province? - Ne cherchons-nous ici que d'illustres tyrans, - Dont les chaînes plus glorieuses - Soumettent nos destins aux obscurs différends 1430 - De leurs haines mystérieuses? - Ne cherchons-nous ici que les occasions - De fournir de matière à leurs divisions, - Et de nous imposer un plus rude esclavage - Par la nécessité d'obtenir leur suffrage? 1435 - Puisque nous y cherchons tous deux la liberté, - Tâchons de la goûter, Seigneur, en sûreté: - Réduisons nos souhaits à la cause publique, - N'aimons plus que par politique, - Et dans la conjoncture où le ciel nous a mis, 1440 - Faisons des protecteurs, sans faire d'ennemis. - A quel propos aimer, quand ce n'est que déplaire - A qui nous peut nuire ou servir? - S'il nous en faut l'appui, pourquoi nous le ravir? - Pourquoi nous attirer sa haine et sa colère? 1445 - - SPITRIDATE. - - Oui, ma sœur, et j'en suis d'accord: - Agésilas, ici maître de notre sort, - Peut nous abandonner à la Perse irritée, - Et nous laisser rentrer, malgré tout notre effort, - Sous la captivité que nous avons quittée. 1450 - Cotys ni Lysander ne nous soutiendront pas, - S'il faut que sa colère à nous perdre s'applique. - Aimez, aimez-le donc, du moins par politique, - Ce redoutable Agésilas. - - MANDANE. - - Voulez-vous que je le prévienne, 1455 - Et qu'en dépit de la pudeur - D'un amour commandé l'obéissante ardeur - Fasse éclater ma flamme auparavant la sienne[57]? - On dit que je lui plais, qu'il soupire en secret, - Qu'il retient, qu'il combat ses desirs à regret; 1460 - Et cette vanité qui nous est naturelle - Veut croire ainsi que vous qu'on en juge assez bien; - Mais enfin c'est un feu sans aucune étincelle: - J'en crois ce qu'on en dit, et n'en sais encor rien. - S'il m'aime, un tel silence est la marque certaine 1465 - Qu'il craint Sparte et ses dures lois; - Qu'il voit qu'en m'épousant, s'il peut m'y faire reine, - Il ne peut lui donner des rois[58]; - Que sa gloire.... - - SPITRIDATE. - - Ma sœur, l'amour vaincra sans doute: - Ce héros est à vous, quelques lois qu'il redoute; 1470 - Et si par la prière il ne les peut fléchir, - Ses victoires auront de quoi l'en affranchir. - Ces lois, ces mêmes lois s'imposeront silence - A l'aspect de tant de vertus; - Ou Sparte l'avouera d'un peu de violence, 1475 - Après tant d'ennemis à ses pieds abattus. - - MANDANE. - - C'est vous flatter beaucoup en faveur d'Elpinice, - Que ce prince après tout ne vous peut accorder - Sans une éclatante injustice, - A moins que vous ayez l'aveu de Lysander. 1480 - D'ailleurs en exiger un hymen qui le gêne, - Et lui faire des lois au milieu de sa cour, - N'est-ce point hautement lui demander sa haine, - Quand vous lui promettez l'objet de son amour? - - SPITRIDATE. - - Si vous saviez, ma sœur, aimer autant que j'aime.... - - MANDANE. - - Si vous saviez, mon frère, aimer comme je fais, - Vous sauriez ce que c'est que s'immoler soi-même, - Et faire violence à de si doux souhaits. - Je vous en parle en vain. Allez, frère barbare, - Voir à quoi Lysander se résoudra pour vous; 1490 - Et si d'Agésilas la flamme se déclare, - J'en mourrai, mais je m'y résous. - - -SCÈNE III. - -SPITRIDATE, MANDANE, AGLATIDE. - - AGLATIDE. - - Vous me quittez, Seigneur; mais vous croyez-vous quitte, - Et que ce soit assez que de me rendre à moi? - - SPITRIDATE. - - Après tant de froideurs pour mon peu de mérite, 1495 - Est-ce vous mal servir que reprendre ma foi? - - AGLATIDE. - - Non; mais le pouvez-vous, à moins que je la rende? - Et si je vous la rends, savez-vous à quel prix? - - SPITRIDATE. - - Je ne crois pas pour vous cette perte si grande, - Que vous en souhaitiez d'autre que vos mépris. 1500 - - AGLATIDE. - - Moi, des mépris pour vous! - - SPITRIDATE. - - C'est ainsi que j'appelle - Un feu si bien promis, et si mal allumé. - - AGLATIDE. - - Si je ne vous aimois, je vous aurois aimé, - Mon devoir m'en étoit un garant trop fidèle. - - SPITRIDATE. - - Il ne vous répondoit que d'agir un peu tard, 1505 - Et laissoit beaucoup au hasard. - Votre ordre cependant vers une autre me chasse, - Et vous avez quitté la place à votre sœur. - - AGLATIDE. - - Si je vous ai donné de quoi remplir la place, - Ne me devez-vous point de quoi remplir mon cœur? - - SPITRIDATE. - - J'en suis au désespoir; mais je n'ai point de frère - Que je puisse à mon tour vous prier d'accepter. - - AGLATIDE. - - Si vous n'en avez point par qui me satisfaire, - Vous avez une sœur qui vous peut acquitter: - Elle a trop d'un amant; et si sa flamme heureuse 1515 - Me renvoyoit celui dont elle ne veut plus, - Je ne suis point d'humeur fâcheuse, - Et m'accommoderois bientôt de ses refus. - - SPITRIDATE. - - De tout mon cœur je l'en conjure: - Envoyez-lui Cotys, ou même Agésilas, 1520 - Ma sœur, et prenez soin d'apaiser ce murmure, - Qui cherche à m'imputer des sentiments ingrats. - Je vous laisse entre vous faire ce grand partage, - Et vais chez Lysander voir quel sera le mien. - Madame, vous voyez, je ne puis davantage; 1525 - Et qui fait ce qu'il peut n'est plus garant de rien. - - -SCÈNE IV. - -AGLATIDE, MANDANE. - - AGLATIDE. - - Vous pourrez-vous résoudre à payer pour ce frère, - Madame, et de deux rois daignant en choisir un, - Me donner en sa place, ou le plus importun, - Ou le moins digne de vous plaire? 1530 - - MANDANE. - - Hélas! - - AGLATIDE. - - Je n'entends pas des mieux - Comme il faut qu'un hélas s'explique; - Et lorsqu'on se retranche au langage des yeux, - Je suis muette à la réplique[59]. - - MANDANE. - - Pourquoi mieux expliquer quel est mon déplaisir? 1535 - Il ne se fait que trop entendre. - - AGLATIDE. - - Si j'avois comme vous de deux rois à choisir, - Mes déplaisirs auroient peu de chose à prétendre. - Parlez donc, et de bonne foi: - Acquittez par ce choix Spitridate envers moi. 1540 - Ils sont tous deux à vous. - - MANDANE. - - Je n'y suis pas moi-même. - - AGLATIDE. - - Qui des deux est l'aimé? - - MANDANE. - - Qu'importe lequel j'aime, - Si le plus digne amour, de quoi qu'il soit d'accord, - Ne peut décider de mon sort? - - AGLATIDE. - - Ainsi je dois perdre espérance 1545 - D'obtenir de vous aucun d'eux? - - MANDANE. - - Donnez-moi votre indifférence, - Et je vous les donne tous deux. - - AGLATIDE. - - C'en seroit un peu trop: leur mérite est si rare, - Qu'il en faut être plus avare. 1550 - - MANDANE. - - Il est grand, mais bien moins que la félicité - De votre insensibilité. - - AGLATIDE. - - Ne me prenez point tant pour une âme insensible: - Je l'ai tendre, et qui souffre aisément de beaux feux; - Mais je sais ne vouloir que ce qui m'est possible, 1555 - Quand je ne puis ce que je veux. - - MANDANE. - - Laissez donc faire au ciel, au temps, à la fortune: - Ne voulez que ce qu'ils voudront; - Et sans prendre[60] d'attache, ou d'idée importune, - Attendez en repos les cœurs qui se rendront. 1560 - - AGLATIDE. - - Il m'en pourroit coûter mes plus belles années - Avant qu'ainsi deux rois en devinssent le prix; - Et j'aime mieux borner mes bonnes destinées - Au plus digne de vos mépris. - - MANDANE. - - Donnez-moi donc, Madame, un cœur comme le vôtre, - Et je vous les redonne une seconde fois; - Ou si c'est trop de l'un et l'autre, - Laissez-m'en le rebut, et prenez-en le choix. - - AGLATIDE. - - Si vous leur ordonniez à tous deux de m'en croire, - Et que l'obéissance eût pour eux quelque appas[61], 1570 - Peut-être que mon choix satisferoit ma gloire, - Et qu'enfin mon rebut ne vous déplairoit pas. - - MANDANE. - - Qui peut vous assurer de cette obéissance? - Les rois, même en amour, savent mal obéir; - Et les plus enflammés s'efforcent de haïr 1575 - Sitôt qu'on prend sur eux un peu trop de puissance. - - AGLATIDE. - - Je vois bien ce que c'est, vous voulez tout garder: - Il est honteux de rendre une de vos conquêtes, - Et quoi qu'au plus heureux le cœur veuille accorder, - L'œil règne avec plaisir sur deux si grandes têtes; 1580 - Mais craignez que je n'use aussi de tous mes droits. - Peut-être en ai-je encor de garder quelque empire - Sur l'un et l'autre de ces rois, - Bien qu'à l'envi pour vous l'un et l'autre soupire, - Et si j'en laisse faire à mon esprit jaloux, 1585 - Quoique la jalousie assez peu m'inquiète, - Je ne sais s'ils pourront l'un ni l'autre pour vous - Tout ce que votre cœur souhaite. - -(A Cotys.) - - Seigneur, vous le savez, ma sœur a votre foi[62], - Et ne vous la rend que pour moi. 1590 - Usez-en comme bon vous semble; - Mais sachez que je me promets - De ne vous la rendre jamais, - A moins d'un roi qui vous ressemble. - - -SCÈNE V. - -COTYS, MANDANE. - - MANDANE. - - L'étrange contre-temps que prend sa belle humeur! 1595 - Et la froide galanterie - D'affecter par bravade à tourner son malheur - En importune raillerie! - Son cœur l'en désavoue, et murmurant tout bas.... - - COTYS. - - Que cette belle humeur soit véritable ou feinte, 1600 - Tout ce qu'elle en prétend ne m'alarmeroit pas, - Si le pouvoir d'Agésilas - Ne me portoit dans l'âme une plus juste crainte. - Pourrez-vous l'aimer? - - MANDANE. - - Non. - - COTYS. - - Pourrez-vous l'épouser? - - MANDANE. - - Vous-même, dites-moi, puis-je m'en excuser? 1605 - Et quel bras, quel secours appeler à mon aide, - Lorsqu'un frère me donne, et qu'un amant me cède? - - COTYS. - - N'imputez point à crime une civilité - Qu'ici de général vouloit l'autorité. - - MANDANE. - - Souffrez-moi donc, Seigneur, la même déférence 1610 - Qu'ici de nos destins demande l'assurance. - - COTYS. - - Vous céder par dépit, et d'un ton menaçant - Faire voir qu'on pénètre au cœur du plus puissant, - Qu'on sait de ses refus la plus secrète cause, - Ce n'est pas tant céder l'objet de son amour, 1615 - Que presser un rival de paroître en plein jour, - Et montrer qu'à ses vœux hautement on s'oppose. - - MANDANE. - - Que sert de s'opposer aux vœux d'un tel rival, - Qui n'a qu'à nous protéger mal - Pour nous livrer à notre perte? 1620 - Seroit-il d'un grand cœur de chercher à périr, - Quand il voit une porte ouverte - A régner avec gloire aux dépens d'un soupir? - - COTYS. - - Ah! le change vous plaît[63]. - - MANDANE. - - Non, Seigneur, je vous aime; - Mais je dois à mon frère, à ma gloire, à vous-même. - D'un rival si puissant si nous perdons l'appui, - Pourrons-nous du Persan nous défendre sans lui? - L'espoir d'un renouement de la vieille alliance - Flatte en vain votre amour et vos nouveaux desseins. - Si vous ne remettez sa proie entre ses mains, 1630 - Oserez-vous y prendre aucune confiance? - Quant à mon frère et moi, si les Dieux irrités - Nous font jamais rentrer dessous sa tyrannie, - Comme il nous traitera d'esclaves révoltés, - Le supplice l'attend, et moi l'ignominie. 1635 - C'est ce que je saurai prévenir par ma mort; - Mais jusque-là, Seigneur, permettez-moi de vivre, - Et que par un illustre et rigoureux effort, - Acceptant les malheurs où mon destin me livre, - Un sacrifice entier de mes vœux les plus doux 1640 - Fasse la sûreté de mon frère et de vous. - - COTYS. - - Cette sûreté malheureuse - A qui vous immolez votre amour et le mien - Peut-elle être si précieuse - Qu'il faille l'acheter de mon unique bien? 1645 - Et faut-il que l'amour garde tant de mesure - Avec des intérêts[64] qui lui font tant d'injure? - Laissez, laissez périr ce déplorable roi, - A qui ces intérêts dérobent votre foi. - Que sert que vous l'aimiez? et que fait votre flamme 1650 - Qu'augmenter son ardeur pour croître ses malheurs, - Si malgré le don de votre âme - Votre raison vous livre ailleurs? - Armez-vous de dédains; rendez, s'il est possible, - Votre perte pour lui moins grande ou moins sensible; 1655 - Et par pitié d'un cœur trop ardemment épris, - Éteignez-en la flamme à force de mépris. - - MANDANE. - - L'éteindre! Ah! se peut-il que vous m'ayez aimée? - - COTYS. - - Jamais si digne flamme en un cœur allumée.... - - MANDANE. - - Non, non; vous m'en feriez des serments superflus: 1660 - Vouloir ne plus aimer, c'est déjà n'aimer plus; - Et qui peut n'aimer plus ne fut jamais capable - D'une passion véritable. - - COTYS. - - L'amour au désespoir peut-il encor charmer? - - MANDANE. - - L'amour au désespoir fait gloire encor d'aimer; 1665 - Il en fait de souffrir et souffre avec constance, - Voyant l'objet aimé partager la souffrance; - Il regarde ses maux comme un doux souvenir - De l'union des cœurs qui ne sauroit finir; - Et comme n'aimer plus quand l'espoir abandonne, 1670 - C'est aimer ses plaisirs et non pas la personne, - Il fuit cette bassesse, et s'affermit si bien, - Que toute sa douleur ne se reproche rien. - - COTYS. - - Quel indigne tourment, quel injuste supplice - Succède au doux espoir qui m'osoit tout offrir! 1675 - - MANDANE. - - Et moi, Seigneur, et moi, n'ai-je rien à souffrir? - Ou m'y condamne-t-on avec plus de justice? - Si vous perdez l'objet de votre passion, - Épousez-vous celui de votre aversion? - Attache-t-on vos jours à d'aussi rudes chaînes? 1680 - Et souffrez-vous enfin la moitié de mes peines? - Cependant mon amour aura tout son éclat - En dépit du supplice où je suis condamnée; - Et si notre tyran par maxime d'État - Ne s'interdit mon hyménée, 1685 - Je veux qu'il ait la joie, en recevant ma main, - D'entendre que du cœur vous êtes souverain, - Et que les déplaisirs dont ma flamme est suivie - Ne cesseront qu'avec ma vie. - Allez, Seigneur, défendre aux vôtres de durer: 1690 - Ennuyez-vous de soupirer, - Craignez de trop souffrir, et trouvez en vous-même - L'art de ne plus aimer dès qu'on perd ce qu'on aime. - Je souffrirai pour vous, et ce nouveau malheur, - De tous mes maux le plus funeste, 1695 - D'un trait assez perçant armera ma douleur - Pour trancher de mes jours le déplorable reste. - - COTYS. - - Que dites-vous, Madame? et par quel sentiment.... - - CLÉON[65]. - - Spitridate, Seigneur, et Lysander vous prient - De vouloir avec eux conférer un moment. 1700 - - MANDANE. - - Allez, Seigneur, allez, puisqu'ils vous en convient. - Aimez, cédez, souffrez, ou voyez si les Dieux - Voudront vous inspirer quelque chose de mieux. - - -FIN DU QUATRIÈME ACTE. - - [56] On lit dans l'édition de 1692: SPITRIDATE, _à - Mandane qui paroît_. Voltaire (1764) coupe ici la scène et fait - de ce qui suit la scène II, ayant pour personnages: MANDANE, - ELPINICE, SPITRIDATE. - - [57] Thomas Corneille (1692) et Voltaire après lui - (1764) ont ainsi modifié ce vers: - - Ose faire éclater ma flamme avant la sienne? - - [58] _Var._ Il ne peut lui donner de rois[58-a]. (1666 et - 68) - - [58-a] Cette leçon a été reproduite par l'édition de 1692 et - par Voltaire (1764). - - [59] «On trouve dans une lettre manuscrite d'un homme de - ce temps-là qu'il s'éleva un murmure très-désagréable dans le - parterre, à ces vers d'Aglatide.» (Voltaire, _Préface - d'Agésilas_.) - - [60] Il y a, par erreur, _perdre_, au lieu de _prendre_, - dans l'édition de 1682. - - [61] Voyez tome I, p. 148, note 3. - - [62] Voltaire fait des six derniers vers la scène VI - (voyez ci-dessus, p. 62, note 1), ayant pour personnages COTYS, - MANDANE, AGLATIDE. - - [63] Cet hémistiche a été ainsi modifié dans l'édition - de 1692: - - Le changement vous plaît. - - --Voltaire a gardé la leçon des éditions antérieures. - - [64] On lit: «Avec tant d'intérêts,» dans l'édition de - 1692 et dans celle de Voltaire (1764). - - [65] Voltaire fait de ce qui suit une scène à part, la - scène VIII (voyez ci-dessus, p. 62, note 1, et p. 72, note 2). - Dans les éditions anciennes, y compris celle de 1692, le nom de - CLÉON ne figure pas même en tête de la scène V. - - - - -ACTE V. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -AGÉSILAS, XÉNOCLÈS. - - XÉNOCLÈS. - - Je remets en vos mains et l'une et l'autre lettre - Que l'esclave Damis aux miennes vient de mettre. 1705 - Vous y verrez, Seigneur, quels sont les attentats.... - -(Il lui donne deux lettres, dont il lit l'inscription.) - - AGÉSILAS. - - AU SÉNATEUR CRATÈS, A L'ÉPHORE ARSIDAS. - Spitridate et Cotys sont de l'intelligence? - - XÉNOCLÈS. - - Non; il s'est caché d'eux en cette conférence; - Il a plaint leur malheur, et de tout son pouvoir; 1710 - Mais sa prudence enfin tous deux vous les renvoie, - Sans leur donner aucun espoir - D'obtenir que de vous ce qui feroit leur joie. - - AGÉSILAS. - - Par cette déférence il croit les mieux aigrir; - Et rejetant sur moi ce qu'ils ont à souffrir.... 1715 - - XÉNOCLÈS. - - Vous avez mandé Spitridate, - Il entre ici. - - AGÉSILAS. - - Gardons qu'à ses yeux rien n'éclate. - - -SCÈNE II. - -AGÉSILAS, SPITRIDATE, XÉNOCLÈS. - - AGÉSILAS. - - Aglatide, Seigneur, a-t-elle encor vos vœux? - - SPITRIDATE. - - Non, Seigneur; mais enfin ils ne vont pas loin d'elle, - Et sa sœur a fait naître une flamme nouvelle 1720 - En la place des premiers feux. - - AGÉSILAS. - - Elpinice? - - SPITRIDATE. - - Elle-même. - - AGÉSILAS. - - Ainsi toujours pour gendre - Vous vous donnez à Lysander? - - SPITRIDATE. - - Seigneur, contre l'amour peut-on bien se défendre? - A peine attaque-t-il qu'on brûle de se rendre: 1725 - Le plus ferme courage est ravi de céder; - Et j'ai trouvé ma foi plus facile à reprendre - Que mon cœur à redemander. - - AGÉSILAS. - - Si vous considériez.... - - SPITRIDATE. - - Seigneur, que considère - Un cœur d'un vrai mérite heureusement charmé? 1730 - L'amour n'est plus amour sitôt qu'il délibère, - Et vous le sauriez trop si vous aviez aimé. - - AGÉSILAS. - - Seigneur, j'aimois à Sparte et j'aime dans Éphèse. - L'un et l'autre objet est charmant; - Mais bien que l'un m'ait plu, bien que l'autre me plaise, 1735 - Ma raison m'en a su défendre également. - - SPITRIDATE. - - La mienne suivroit mieux un plus commun exemple. - Si vous aimez, Seigneur, ne vous refusez rien, - Ou souffrez que je vous contemple - Comme un cœur au-dessus du mien. 1740 - Des climats différents la nature est diverse: - La Grèce a des vertus qu'on ne voit point en Perse. - Permettez qu'un Persan n'ose vous imiter, - Que sur votre partage il craigne d'attenter, - Qu'il se contente à moins de gloire, 1745 - Et trouve en sa foiblesse un destin assez doux - Pour ne point envier cette haute victoire, - Que vous seul avez droit de remporter sur vous. - - AGÉSILAS. - - Mais de mon ennemi rechercher l'alliance! - - SPITRIDATE. - - De votre ennemi! - - AGÉSILAS. - - Non, Lysander ne l'est pas; 1750 - Mais s'il faut vous le dire, il y court à grands pas. - - SPITRIDATE. - - C'en est assez: je dois me faire violence - Et renonce à plus croire ou mes yeux, ou mon cœur. - Ne m'ordonnez-vous rien sur l'hymen de ma sœur? - Cotys l'aime. - - AGÉSILAS. - - Il est roi, je ne suis pas son maître; 1755 - Et Mandane ni vous n'êtes pas mes sujets. - L'aime-t-elle? - - SPITRIDATE. - - Il se peut. Lui ferai-je connoître - Que vous auriez d'autres projets? - - AGÉSILAS. - - C'est me connoître mal; je ne contrains personne. - - SPITRIDATE. - - Peut-être qu'elle n'aime encor que sa couronne; 1760 - Et je ne sais pas bien où pencheroit son choix, - Si le ciel lui donnoit à choisir de deux rois. - Vous l'avez jusqu'ici de tant d'honneurs comblée, - De tant de faveurs accablée, - Qu'à vos ordres ses vœux sans peine assujettis.... 1765 - - AGÉSILAS. - - L'ingrate! - - SPITRIDATE. - - Je réponds de sa reconnoissance, - Et qu'elle ne consent à l'espoir de Cotys - Que pour le maintenir dans votre dépendance. - Pourroit-elle, Seigneur, davantage pour vous[66]? - - AGÉSILAS. - - Non; mais qui la pressoit de choisir un époux? 1770 - - SPITRIDATE. - - L'occasion d'un roi, Seigneur, est bien pressante. - Les plus dignes objets ne l'ont pas chaque jour; - Elle échappe à la moindre attente - Dont on veut éprouver l'amour. - A moins que de la prendre au moment qu'elle arrive, 1775 - On s'expose aux périls de l'accepter trop tard, - Et l'asile est si beau pour une fugitive, - Qu'elle ne peut sans crime en rien mettre au hasard. - - AGÉSILAS. - - Elle eût peu hasardé peut-être pour attendre. - - SPITRIDATE. - - Voyoit-elle en ces lieux un plus illustre espoir? 1780 - - AGÉSILAS. - - Comme l'amour n'entend que ce qu'il veut entendre, - Il ne voit que ce qu'il veut voir. - Si je l'ai jusqu'ici de tant d'honneurs comblée, - De tant de faveurs accablée, - Ces faveurs, ces honneurs ne lui disoient-ils rien? 1785 - Elle les entendoit[67] trop bien en dépit d'elle: - Mais l'ingrate! mais la cruelle!... - Seigneur, à votre tour vous m'entendez trop bien. - Qu'elle aille chez Cotys partager sa couronne; - Je n'y mets point d'obstacle, et n'en veux rien savoir: 1790 - Soit que l'ambition, soit que l'amour la donne, - Vous avez tous deux tout pouvoir. - Si pourtant vous m'aimiez.... - - SPITRIDATE. - - Soyez sûr de mon zèle. - Ma parole à Cotys est encore à donner. - Mais si cet hyménée a de quoi vous gêner, 1795 - Mandane que deviendra-t-elle? - - AGÉSILAS. - - Allez, encore un coup, allez en d'autres lieux - Épargner par pitié cette gêne à mes yeux; - Sauvez-moi du chagrin de montrer que je l'aime. - - SPITRIDATE. - - Elle vient recevoir vos ordres elle-même. 1800 - - -SCÈNE III. - -AGÉSILAS, SPITRIDATE, MANDANE, XÉNOCLÈS. - - AGÉSILAS. - - O vue! ô sur mon cœur regards trop absolus! - Que vous allez troubler mes vœux irrésolus! - Ne partez pas, Madame. O ciel! j'en vais trop dire. - - MANDANE. - - Je conçois mal, Seigneur, de quoi vous me parlez. - Moi partir? - - AGÉSILAS. - - Oui, partez, encor que j'en soupire. 1805 - Que ce mot ne peut-il suffire! - - MANDANE. - - Je conçois encor moins pourquoi vous m'exilez. - - AGÉSILAS. - - J'aime trop à vous voir et je vous ai trop vue: - C'est, Madame, ce qui me tue. - Partez, partez, de grâce. - - MANDANE. - - Où me bannissez-vous? 1810 - - AGÉSILAS. - - Nommez-vous un exil le trône d'un époux? - - MANDANE. - - Quel trône, et quel époux? - - AGÉSILAS. - - Cotys.... - - MANDANE. - - Je crois qu'il m'aime; - Mais si je vous regarde ici comme mon roi - Et comme un protecteur que j'ai choisi moi-même, - Puis-je sans votre aveu l'assurer de ma foi? 1815 - Après tant de bontés et de marques d'estime, - A vous moins déférer je croirois faire un crime; - Et mon âme.... - - AGÉSILAS. - - Ah! c'est trop déférer, et trop peu. - Quoi? pour cet hyménée exiger mon aveu! - - MANDANE. - - Jusque-là mon bonheur n'aura qu'incertitude; 1820 - Et bien qu'une couronne éblouisse aisément.... - - SPITRIDATE. - - Ma sœur, il faut parler un peu plus clairement: - Le Roi s'est plaint à moi de votre ingratitude. - - MANDANE. - - Et je me plains à lui des inégalités - Qu'il me force de voir lui-même en ses bontés. 1825 - Tout ce que pour un autre a voulu ma prière, - Vous me l'avez, Seigneur, et sur l'heure accordé[68]; - Et pour mes intérêts ce qu'on a demandé - Prête à de prompts refus une digne matière! - - AGÉSILAS. - - Si vous vouliez avoir des yeux 1830 - Pour voir de ces refus la véritable cause.... - - SPITRIDATE. - - N'est-ce pas assez dire, et faut-il autre chose? - Voyez mieux sa pensée, ou répondez-y mieux. - Ces refus obligeants veulent qu'on les entende: - Ils sont de ses faveurs le comble, et la plus grande. 1835 - Tout roi qu'est votre amant, perdez-le sans ennui, - Lorsqu'on vous en destine un plus puissant que lui. - M'en désavouerez-vous, Seigneur? - - AGÉSILAS. - - Non, Spitridate. - C'est inutilement que ma raison me flatte: - Comme vous j'ai mon foible; et j'avoue à mon tour 1840 - Qu'un si triste secours défend mal de l'amour. - Je vois par mon épreuve avec quelle injustice - Je vous refusois Elpinice: - Je cesse de vous faire une si dure loi. - Allez; elle est à vous, si Mandane est à moi. 1845 - Ce que pour Lysander je semble avoir de haine - Fera place aux douceurs de cette double chaîne, - Dont vous serez le nœud commun; - Et cet heureux hymen, accompagné du vôtre, - Nous rendant entre nous garant de l'un vers l'autre, 1850 - Réduira nos trois cœurs en un. - Madame, parlez donc. - - SPITRIDATE. - - Seigneur, l'obéissance - S'exprime assez par le silence. - Trouvez bon que je puisse apprendre à Lysander - La grâce qu'à ma flamme il vous plaît d'accorder. 1855 - - -SCÈNE IV. - -AGÉSILAS, MANDANE, XÉNOCLÈS. - - AGÉSILAS. - - En puis-je pour la mienne espérer une égale, - Madame? ou ne sera-ce en effet qu'obéir? - - MANDANE. - - Seigneur, je croirois vous trahir - Et n'avoir pas pour vous une âme assez royale, - Si je vous cachois rien des justes sentiments 1860 - Que m'inspire le ciel pour deux rois mes amants. - J'ai vu que vous m'aimiez; et sans autre interprète - J'en ai cru vos faveurs qui m'ont si peu coûté; - J'en ai cru vos bontés, et l'assiduité - Qu'apporte à me chercher votre ardeur inquiète. 1865 - Ma gloire y vouloit consentir; - Mais ma reconnoissance a pris soin de la vôtre. - Vos feux la hasardoient, et pour les amortir - J'ai réduit mes desirs à pencher vers un autre. - Pour m'épouser, vous le pouvez, 1870 - Je ne saurois former de vœux plus élevés; - Mais avant que juger ma conquête assez haute, - De l'œil dont il faut voir ce que vous vous devez, - Voyez ce qu'elle donne, ou plutôt ce qu'elle ôte. - Votre Sparte si haut porte sa royauté, 1875 - Que tout sang étranger la souille et la profane: - Jalouse de ce trône où vous êtes monté, - Y faire seoir une Persane, - C'est pour elle une étrange et dure nouveauté; - Et tout votre pouvoir ne peut m'y donner place, 1880 - Que vous n'y renonciez pour toute votre race. - Vos éphores peut-être oseront encor plus; - Et si votre sénat avec eux se soulève, - Si de me voir leur reine indignés et confus, - Ils m'arrachent d'un trône où votre choix m'élève.... 1885 - Pensez bien à la suite avant que d'achever, - Et si ce sont périls que vous deviez braver. - Vous les voyez si bien que j'ai mauvaise grâce - De vous en faire souvenir; - Mais mon zèle a voulu cette indiscrète audace, 1890 - Et moi je n'ai pas cru devoir la retenir. - Que la suite, après tout, vous flatte ou vous traverse, - Ma gloire est sans pareille aux yeux de l'univers, - S'il voit qu'une Persane au vainqueur de la Perse - Donne à son tour des lois, et l'arrête en ses fers. 1895 - Comme votre intérêt m'est plus considérable, - Je tâche de vous rendre à des destins meilleurs. - Mon amour peut vous perdre, et je m'attache ailleurs, - Pour être pour vous moins aimable. - Voilà ce que devoit un cœur reconnoissant. 1900 - Quant au reste, parlez en maître, - Vous êtes ici tout-puissant. - - AGÉSILAS. - - Quand peut-on être ingrat, si c'est là reconnoître? - Et que puis-je sur vous si le cœur n'y consent? - - MANDANE. - - Seigneur, il est donné; la main n'est pas donnée; 1905 - Et l'inclination ne fait pas l'hyménée. - Au défaut de ce cœur, je vous offre une foi - Sincère, inviolable, et digne enfin de moi. - Voyez si ce partage aura pour vous des charmes. - Contre l'amour d'un roi c'est assez raisonner. 1910 - J'aime, et vais toutefois attendre sans alarmes - Ce qu'il lui plaira m'ordonner. - Je fais un sacrifice assez noble, assez ample, - S'il en veut un en ce grand jour; - Et s'il peut se résoudre à vaincre son amour, 1915 - J'en donne à son grand cœur un assez haut exemple. - Qu'il écoute sa gloire ou suive son desir, - Qu'il se fasse grâce ou justice, - Je me tiens prête à tout, et lui laisse à choisir - De l'exemple ou du sacrifice. 1920 - - -SCÈNE V. - -AGÉSILAS, XÉNOCLÈS. - - AGÉSILAS. - - Qu'une Persane m'ose offrir un si grand choix! - Parmi nous qui traitons la Perse de barbare, - Et méprisons jusqu'à ses rois, - Est-il plus haut mérite? est-il vertu plus rare? - Cependant mon destin à ce point est amer, 1925 - Que plus elle mérite, et moins je dois l'aimer; - Et que plus ses vertus sont dignes de l'hommage - Que rend toute mon âme à cet illustre objet, - Plus je la dois fermer à tout autre projet - Qu'à celui d'égaler sa grandeur de courage. 1930 - - XÉNOCLÈS. - - Du moins vous rendre heureux, ce n'est plus hasarder. - Puisqu'un si digne amour fait grâce à Lysander, - Il n'a plus lieu de se contraindre: - Vous devenez par là maître de tout l'État; - Et ce grand homme à vous, vous n'avez plus à craindre 1935 - Ni d'éphores ni de sénat. - - AGÉSILAS. - - Je n'en suis pas encor d'accord avec moi-même. - J'aime; mais, après tout, je hais autant que j'aime; - Et ces deux passions qui règnent tour à tour - Ont au fond de mon cœur si peu d'intelligence, 1940 - Qu'à peine immole-t-il la vengeance à l'amour, - Qu'il voudroit immoler l'amour à la vengeance. - Entre ce digne objet et ce digne ennemi, - Mon âme incertaine et flottante, - Quoi que l'un me promette, et quoi que l'autre attente, 1945 - Ne se peut ni dompter, ni croire qu'à demi: - Et plus des deux côtés je la sens balancée, - Plus je vois clairement que si je veux régner, - Moi qui de Lysander vois toute la pensée, - Il le faut tout à fait ou perdre ou regagner; 1950 - Qu'il est temps de choisir. - - XÉNOCLÈS. - - Qu'il seroit magnanime - De vaincre et la vengeance et l'amour à la fois! - - AGÉSILAS. - - Il faudroit, Xénoclès, une âme plus sublime. - - XÉNOCLÈS. - - Il ne faut que vouloir: tout est possible aux rois. - - AGÉSILAS. - - Ah! si je pouvois tout, dans l'ardeur qui me presse 1955 - Pour ces deux passions qui partagent mes vœux, - Peut-être aurois-je la foiblesse - D'obéir à toutes les deux. - - -SCÈNE VI. - -AGÉSILAS, LYSANDER, XÉNOCLÈS. - - LYSANDER. - - Seigneur, il vous a plu disposer d'Elpinice; - Nous devons, elle et moi, beaucoup à vos bontés; 1960 - Et je serai ravi qu'elle vous obéisse, - Pourvu que de Cotys les vœux soient acceptés. - J'en ai donné parole, il y va de ma gloire. - Spitridate, sans lui, ne sauroit être heureux; - Et donner mon aveu, s'ils ne le sont tous deux, 1965 - C'est faire à mon honneur une tache trop noire. - Vous pouvez nous parler en roi. - Ma fille vous doit plus qu'à moi: - Commandez, elle est prête, et je saurai me taire. - N'exigez rien de plus d'un père. 1970 - Il a tenu toujours vos ordres à bonheur; - Mais rendez-lui cette justice - De souffrir qu'il emporte au tombeau cet honneur, - Qui fait l'unique prix de trente ans de service. - - AGÉSILAS. - - Oui, vous l'y porterez, et du moins de ma part 1975 - Ce précieux honneur ne court aucun hasard. - On a votre parole, et j'ai donné la mienne; - Et pour faire aujourd'hui que l'une et l'autre tienne, - Il faut vaincre un amour qui m'étoit aussi doux - Que votre gloire l'est pour vous, 1980 - Un amour dont l'espoir ne voyoit plus d'obstacle. - Mais enfin il est beau de triompher de soi, - Et de s'accorder ce miracle, - Quand on peut hautement donner à tous la loi, - Et que le juste soin de combler notre[69] gloire 1985 - Demande notre cœur pour dernière victoire. - Un roi né pour l'éclat des grandes actions - Dompte jusqu'à ses passions, - Et ne se croit point roi, s'il ne fait sur lui-même - Le plus illustre essai de son pouvoir suprême. 1990 - -(A Xénoclès.) - - Allez dire à Cotys que Mandane est à lui; - Que si mes feux aux siens ne l'ont pas accordée, - Pour venger son amour de ce moment d'ennui, - Je veux la lui céder comme il me l'a cédée. - Oyez de plus. - -(Il parle à l'oreille à Xénoclès, qui s'en va[70].) - - -SCÈNE VII. - -AGÉSILAS, LYSANDER. - - AGÉSILAS. - - Eh bien! vos mécontentements 1995 - Me seront-ils encore à craindre? - Et vous souviendrez-vous des mauvais traitements - Qui vous avoient donné tant de lieu de vous plaindre? - - LYSANDER. - - Je vous ai dit, Seigneur, que j'étois tout à vous; - Et j'y suis d'autant plus, que malgré l'apparence, 2000 - Je trouve des bontés qui passent l'espérance, - Où je n'avois cru voir que des soupçons jaloux. - - AGÉSILAS. - - Et que va devenir cette docte harangue - Qui du fameux Cléon doit ennoblir la langue[71]? - - LYSANDER. - - Seigneur.... - - AGÉSILAS. - - Nous sommes seuls, j'ai chassé Xénoclès: 2005 - Parlons confidemment. Que venez-vous d'écrire - A l'éphore Arsidas, au sénateur Cratès? - Je vous défère assez pour n'en vouloir rien lire[72]; - Tout est encor fermé. Voyez. - - LYSANDER. - - Je suis coupable, - Parce qu'on me trahit, que l'on vous sert trop bien, 2010 - Et que par un effort de prudence admirable, - Vous avez su prévoir de quoi seroit capable, - Après tant de mépris, un cœur comme le mien. - Ce dessein toutefois ne passera pour crime - Que parce qu'il est sans effet; 2015 - Et ce qu'on va nommer forfait - N'a rien qu'un plein succès n'eût rendu légitime. - Tout devient glorieux pour qui peut l'obtenir, - Et qui le manque est à punir. - - AGÉSILAS. - - Non, non; j'aurois plus fait peut-être en votre place: 2020 - Il est naturel aux grands cœurs - De sentir vivement de pareilles rigueurs; - Et vous m'offenseriez de douter de ma grâce. - Comme roi, je la donne, et comme ami discret - Je vous assure du secret. 2025 - Je remets en vos mains tout ce qui vous peut nuire. - Vous m'avez trop servi pour m'en trouver ingrat; - Et d'un trop grand soutien je priverois l'État - Pour des ressentiments où j'ai su vous réduire. - Ma puissance établie et mes droits conservés 2030 - Ne me laissent point d'yeux pour voir votre entreprise. - Dites-moi seulement avec même franchise, - Vous dois-je encor bien plus que vous ne me devez? - - LYSANDER. - - Avez-vous pu, Seigneur, me devoir quelque chose? - Qui sert le mieux son roi ne fait que son devoir. 2035 - En vous de tout l'État j'ai défendu la cause, - Quand je l'ai fait tomber dessous votre pouvoir. - Le zèle est tout de feu quand ce grand devoir presse; - Et comme à le moins suivre on s'en acquitte mal, - Le mien vous servit moins qu'il ne servit la Grèce, 2040 - Quand j'en sus ménager les cœurs avec adresse - Pour vous en faire général. - Je vous dois cependant et la vie et ma gloire; - Et lorsqu'un dessein malheureux - Peut me coûter le jour et souiller ma mémoire, 2045 - La magnanimité de ce cœur généreux.... - - AGÉSILAS. - - Reprochez-moi plutôt toutes mes injustices, - Que de plus ravaler de si rares services. - Elles ont fait le crime, et j'en tire ce bien, - Que j'ai pu m'acquitter et ne vous dois plus rien. 2050 - A présent que la gratitude - Ne peut passer pour dette en qui s'est acquitté[73], - Vos services, payés d'un traitement si rude, - Vont recevoir de moi ce qu'ils ont mérité. - S'ils ont su conserver un trône en ma famille, 2055 - J'y veux par mon hymen faire seoir votre fille: - C'est ainsi qu'avec vous je puis le partager. - - LYSANDER. - - Seigneur, à ces bontés, que je n'osois attendre, - Que puis-je.... - - AGÉSILAS. - - Jugez-en comme il en faut juger, - Et surtout commencez d'apprendre 2060 - Que les rois sont jaloux du souverain pouvoir, - Qu'ils aiment qu'on leur doive, et ne peuvent devoir, - Que rien à leurs sujets n'acquiert l'indépendance, - Qu'ils règlent à leur choix l'emploi des plus grands cœurs; - Qu'ils ont pour qui les sert des grâces, des faveurs, - Et qu'on n'a jamais droit sur leur reconnoissance. - Prenons dorénavant, vous et moi, pour objet, - Les devoirs qu'il faudra l'un à l'autre nous rendre: - N'oubliez pas ceux d'un sujet[74], - Et j'aurai soin de ceux d'un gendre. 2070 - - -SCÈNE VIII. - -AGÉSILAS, LYSANDER, AGLATIDE conduite par XÉNOCLÈS. - - AGLATIDE. - - Sur un ordre, Seigneur, reçu de votre part, - Je viens, étonnée et surprise - De voir que tout d'un coup un roi m'en favorise, - Qui me daignoit à peine honorer d'un regard. - - AGÉSILAS. - - Sortez d'étonnement. Les temps changent, Madame, 2075 - Et l'on n'a pas toujours mêmes yeux ni même âme. - Pourriez-vous de ma main accepter un époux? - - AGLATIDE. - - Si mon père y consent, mon devoir me l'ordonne; - Ce me sera trop d'heur de le tenir de vous. - Mais avant que savoir quelle en est la personne, 2080 - Pourrois-je vous parler avec la liberté - Que me souffroit à Sparte un feu trop écouté, - Alors qu'il vous plaisoit, ou m'aimer, ou me dire - Qu'en votre cœur mes yeux s'étoient fait un empire? - Non que j'y pense encor; j'apprends de vous, Seigneur, 2085 - Qu'on change avec le temps, d'âme, d'yeux et de cœur. - - AGÉSILAS. - - Rappelez ces beaux jours pour me parler sans feindre; - Mais si vous le pouvez, Madame, épargnez-moi. - - AGLATIDE. - - Ce seroit sans raison que j'oserois m'en plaindre: - L'amour doit être libre, et vous êtes mon roi. 2090 - Mais puisque jusqu'à vous vous m'avez fait prétendre, - N'obligez point, Seigneur, cet espoir à descendre, - Et ne me faites point de lois - Qui profanent l'honneur de votre premier choix. - J'y trouvois pour moi tant de gloire, 2095 - J'en chéris à tel point la flatteuse mémoire, - Que je regarderois comme un indigne époux - Quiconque m'offriroit un moindre rang que vous. - Si cet orgueil a quelque crime, - Il n'en faut accuser que votre trop d'estime: 2100 - Ce sont des sentiments que je ne puis trahir. - Après cela, parlez; c'est à moi d'obéir. - - AGÉSILAS. - - Je parlerai, Madame, avec même franchise. - J'aime à voir cet orgueil que mon choix autorise - A dédaigner les vœux de tout autre qu'un roi: 2105 - J'aime cette hauteur en un jeune courage; - Et vous n'aurez point lieu de vous plaindre de moi, - Si votre heureux destin dépend de mon suffrage. - - -SCÈNE IX. - -AGÉSILAS, LYSANDER, COTYS, SPITRIDATE, MANDANE, ELPINICE, -AGLATIDE, XÉNOCLÈS. - - COTYS. - - Seigneur, à vos bontés nous venons consacrer, - Et Mandane et moi, notre vie. 2110 - - SPITRIDATE. - - De pareilles faveurs, Seigneur, nous font rentrer - Pour vous faire voir même envie. - - AGÉSILAS. - - Je vous ai fait justice à tous, - Et je crois que ce jour vous doit être assez doux, - Qui de tous vos souhaits à votre gré décide; 2115 - Mais pour le rendre encor plus doux et plus charmant, - Sachez que Sparte voit sa reine en Aglatide, - A qui le ciel en moi rend son premier amant. - - AGLATIDE. - - C'est me faire, Seigneur, des surprises nouvelles. - - AGÉSILAS. - - Rendons nos cœurs, Madame, à des flammes si belles; 2120 - Et tous ensemble allons préparer ce beau jour - Qui par un triple hymen couronnera l'amour! - -FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE. - - [66] L'édition de 1682 donne seule, par une faute - évidente, _nous_, au lieu de _vous_. - - [67] Ici, par une autre erreur, l'édition de 1682 porte - _attendoit_, pour _entendoit_. - - [68] Comparez ce vers au vers 1454 de _Cinna_, acte V, - scène I, et un peu plus loin, les vers 1982 et suivants aux vers - 1696 et suivants de la même pièce, acte V, scène III. - - [69] L'édition de 1682 donne, par erreur encore, - _votre_, pour _notre_. - - [70] Dans l'édition de Voltaire (1764): _Il parle bas à - Xénoclès, qui sort_. Voyez tome VI, p. 650, note 2. - - [71] Voyez ci-dessus, p. 37, note 32, et p. 52, vers 1096 - et suivants. - - [72] On lit ici dans l'édition de 1692 un vers de plus, - que Voltaire donne également: - - Avec moi n'appréhendez rien. - - [73] Ce vers a été omis dans l'édition de 1682. - - [74] _Var._ N'oubliez plus ceux d'un sujet. (1666 et - 68) - - - - - ATTILA - - ROI DES HUNS - - TRAGÉDIE - - 1667 - - - - -NOTICE. - - -«_Attila_, dit Voltaire au commencement de la _Préface_ qu'il a -placée en tête de cette pièce, parut malheureusement la même -année qu'_Andromaque_. La comparaison ne contribua pas à faire -remonter Corneille à ce haut point de gloire où il s'était élevé: -il baissait, et Racine s'élevait.» Tout en reconnaissant la -justesse de ces réflexions un peu banales, on ne doit pas oublier -qu'_Andromaque_ ne fut jouée que huit mois après _Attila_, et ne -put par conséquent entraver en rien le succès de cet ouvrage. Ce -fut à la troupe de Molière, établie au Palais-Royal, que -Corneille le confia. On lit dans le registre de Lagrange, sous la -date du 4 mars 1667: «_Attila_, pièce nouvelle de M. Corneille -l'aîné, pour laquelle on lui donna deux mille livres, prix fait.» - -Robinet racontant dans une _Lettre en vers à Madame_, du 13 mars -1667, une noce somptueuse, ajoute: - - Mais parlons un peu d'_Attila_; - Car ce fut cette pièce-là - Qui servit à ce grand régale - . . . . . . . . . . . . . . . . - Cette dernière des merveilles - De l'aîné des fameux Corneilles - Est un poëme sérieux, - Où cet auteur si glorieux, - Avecque son style énergique, - Des plus propres pour le tragique, - Nous peint, en peignant Attila, - Tout à fait bien ce règne-là, - Et de telle façon s'explique - En matière de politique, - Qu'il semble avoir, en bonne foi, - Été grand ministre ou grand roi. - Tel enfin est ce grand ouvrage - Qu'il ne se sent point de son âge, - Et que d'un roi des plus mal né - D'un héros qui saigne du nez, - Il a fait, malgré les critiques, - Le plus beau de ses dramatiques. - Mais on peut dire aussi cela - Qu'après lui le même _Attila_ - Est, par le sieur la Thorillère, - Représenté d'une manière - Qu'il donne l'âme à ce tableau - Qu'en a fait son parlant pinceau. - Toute la compagnie au reste (_La troupe du Roi, au Palais-Royal._) - Ses beaux talents y manifeste, - Et chacun selon son emploi - Se montre digne d'être au Roi. - Bref les acteurs et les actrices - De plus d'un sens font les délices - Par leurs attraits, et leurs habits, - Qui ne sont pas d'un petit prix; - Et mêmes une confidente (_Mlle Molière[75]._) - N'y paroît pas la moins charmante, - Et maint, le cas est évident, - Voudroit en être confident. - Sur cet avis, qui vaut l'affiche, - Voyez demain si je vous triche. - -La Thorillière père, d'après ce qu'on sait de son genre de talent[76], -était loin de posséder l'énergie sauvage qui eût été nécessaire pour -remplir dignement le rôle d'Attila; toutefois, un des plus grands -admirateurs de Corneille, Saint-Évremont, raisonnant à ce sujet de la -façon la plus surprenante, s'applaudissait de ce que son poëte de -prédilection avait rencontré un aussi médiocre interprète. Il -écrivait à M. de Lyonne: «A peine ai-je eu le loisir de jeter -les yeux sur _Andromaque_ et sur _Attila_; cependant il me -paraît qu'_Andromaque_ a bien l'air des belles choses.... Vous -avez raison de dire que cette pièce est déchue par la mort de -Montfleury; car elle avoit besoin de grands comédiens pour -remplir, par l'action, ce qui lui manque. _Attila_, au contraire, -a dû gagner quelque chose à la mort de cet acteur; un grand -comédien eût trop poussé un rôle assez plein de lui-même, et eût -fait faire trop d'impression à sa férocité sur les âmes tendres.» - -Le registre de Lagrange constate que la pièce eut vingt -représentations consécutives et trois autres encore dans la même -année: c'était, pour le temps, un véritable succès. Cela -n'empêcha point Boileau de faire cette épigramme si connue, si -facile à retenir: - - Après l'_Agésilas_, - Hélas! - Mais après l'_Attila_, - Holà! - -qui est devenue dans la bouche de bien des amateurs, et même de -beaucoup de critiques, une réponse sans réplique, une de ces fins -de non-recevoir aussi décisives que le _Tarte à la Crème_ du -marquis dans _la Critique de l'École des femmes_. - -Les faiseurs d'_ana_, qui aiment à exagérer les distractions et -la naïveté des hommes de génie, prétendent que ces vers ne -blessèrent nullement l'amour-propre, pourtant fort susceptible, -du poëte contre lequel ils étaient dirigés. «Corneille s'y méprit -lui-même, dit Monchesnay[77], et les tourna à son avantage, comme -si l'auteur avoit voulu dire que la première de ces pièces -excitoit parfaitement la pitié, et que l'autre étoit le _non plus -ultra_ de la tragédie.» - -On comprendrait mieux que Corneille eût effectivement pris le -change sur le passage suivant de la neuvième satire, où la -critique est plus indirecte et mieux déguisée: - - Tous les jours à la cour un sot de qualité - Peut juger de travers avec impunité; - A Malherbe, à Racan, préférer Théophile, - Et le clinquant du Tasse à tout l'or de Virgile. - Un clerc, pour quinze sous, sans craindre le holà, - Peut aller au parterre attaquer Attila, - Et si le roi des Huns ne lui charme l'oreille, - Traiter de Visigoths tous les vers de Corneille. - -Ce dernier vers nous indique, si je ne me trompe, un point qui -choquait tout particulièrement Boileau dans _Attila_: je veux -dire le choix des noms propres, choix si important à ses yeux et -au sujet duquel il disait quelque temps après dans l'_Art -poétique_ (chant III, vers 243 et 244): - - D'un seul nom quelquefois le son dur ou bizarre - Rend un poëme entier ou burlesque ou barbare; - -et Voltaire était bien du même avis lorsqu'il écrivait dans la -_Préface_ que nous avons déjà citée: «Corneille, dans sa tragédie -d'_Attila_, fait paraître Hildione, une princesse sœur d'un -prétendu roi de France; elle s'appelait Hildecone à la première -représentation; on changea ensuite ce nom ridicule[78].» -Qu'eût-ce été si Corneille, au lieu d'adopter à peu près, en le -francisant, le nom d'Ildico, qui lui était donné par Priscus et -Jornandès[79], eût connu les traditions du Nord et choisi les -formes plus pures de _Hiltgund_, _Hiltegunt_, «Hildegonde,» -qu'elles nous ont conservées[80]? - -Le privilége d'_Attila_ avait été accordé à Guillaume de Luyne -«le 25e jour de novembre 1666,» ce qui fait penser qu'à cette -époque cette pièce était déjà composée. L'Achevé d'imprimer est -du «vingtième novembre 1667,» et néanmoins, suivant un usage -aujourd'hui général dans la librairie, et qui, on le voit, était -déjà suivi dès cette époque, le frontispice de l'édition -originale porte la date de 1668. - -Le titre de l'ouvrage est ainsi conçu: ATTILA, ROY DES HVNS, -TRAGEDIE par P. Corneille, _A Paris, Guillaume de Luyne, Libraire -Iuré, au Palais_. M.DC.LXVIII. Le volume, de format in-12, se -compose de 4 feuillets et de 78 pages. Le libraire de Luyne avait -fait part de son privilége à Thomas Jolly et à Billaine. Nous -avons sous les yeux un exemplaire dont le titre, à l'adresse de -Jolly, porte _T._ (au lieu de _P._) _Corneille_. - - [75] C'est-à-dire Armande Béjart, femme de Molière, qui - remplissait le rôle de Flavie. - - [76] Voyez le Mazurier, _Galerie historique du théâtre - français_, tome I, p. 543. - - [77] _Bolæana_, 1742, in-12, p. 40 et 41. - - [78] _Préface d'Attila_, p. 7 et 8. Le nom est _Ildione_ - dans Corneille. - - [79] Voyez Jornandès, _de Getarum origine et rebus - gestis_, chapitre XLIX. Jornandès s'appuie sur l'autorité de - Priscus. - - [80] Voyez _Histoire d'Attila_.... par M. Amédée - Thierry, 1856, tome I, p. 226, et tome II, p. 307 et suivantes. - - - - -AU LECTEUR[81]. - - -Le nom d'Attila[82] est assez connu; mais tout le monde n'en -connoît pas tout le caractère. Il étoit plus homme de tête que de -main[83], tâchoit à diviser ses ennemis, ravageoit les peuples -indéfendus, pour donner de la terreur aux autres, et tirer tribut -de leur épouvante, et s'étoit fait un tel empire sur les rois qui -l'accompagnoient, que quand même il leur eût commandé des -parricides, ils n'eussent osé lui désobéir. Il est malaisé de -savoir quelle étoit sa religion: le surnom de _Fléau de -Dieu_[84], qu'il prenoit lui-même, montre qu'il n'en croyoit pas -plusieurs. Je l'estimerois arien, comme les Ostrogoths et les -Gépides[85] de son armée, n'étoit la pluralité des femmes, que je -lui ai retranchée ici. Il croyoit fort aux devins, et c'étoit -peut-être tout ce qu'il croyoit. Il envoya demander par deux fois -à l'empereur Valentinian[86] sa sœur Honorie[87] avec grandes -menaces, et en attendant[88], il épousa Ildione, dont tous les -historiens marquent la beauté[89], sans parler de sa naissance. -C'est ce qui m'a enhardi à la faire sœur d'un de nos premiers -rois[90], afin d'opposer la France naissante au déclin de -l'Empire. Il est constant qu'il mourut la première nuit de son -mariage avec elle. Marcellin dit qu'elle le tua elle-même[91], et -je lui en ai voulu donner l'idée, quoique sans effet[92]. Tous -les autres rapportent qu'il avoit accoutumé de saigner du -nez, et que les vapeurs du vin et des viandes dont il se chargea -fermèrent le passage à ce sang, qui, après l'avoir étouffé, -sortit avec violence par tous les conduits[93]. Je les ai -suivis sur la manière de sa mort; mais j'ai cru plus à propos -d'en attribuer la cause à un excès de colère qu'à un excès -d'intempérance. - -Au reste, on m'a pressé de répondre ici par occasion aux -invectives qu'on a publiées depuis quelque temps contre la -comédie[94]; mais je me contenterai d'en dire deux choses, -pour fermer la bouche à ces ennemis d'un divertissement si -honnête et si utile: l'un[95], que je soumets tout ce que j'ai -fait et ferai à l'avenir à la censure des puissances, tant -ecclésiastiques que séculières, sous lesquelles Dieu me fait -vivre: je ne sais s'ils en voudroient faire autant; l'autre, que -la comédie est assez justifiée par cette célèbre traduction de la -moitié de celles de Térence, que des personnes d'une piété -exemplaire et rigide ont donnée au public, et ne l'auroient -jamais fait[96], si elles n'eussent jugé qu'on peut innocemment -mettre sur la scène des filles engrossées par leurs amants, et -des marchands d'esclaves à prostituer[97]. La nôtre ne souffre -point de tels ornements. L'amour en est l'âme pour l'ordinaire; -mais l'amour dans le malheur n'excite que la pitié, et est plus -capable de purger en nous cette passion que de nous en faire -envie. - -Il n'y a point d'homme, au sortir de la représentation du -_Cid_, qui voulût avoir tué, comme lui, le père de sa maîtresse, -pour en recevoir de pareilles douceurs, ni de fille qui souhaitât -que son amant eût tué son père, pour avoir la joie de l'aimer en -poursuivant sa mort[98]. Les tendresses de l'amour content sont -d'une autre nature, et c'est ce qui m'oblige à les éviter. -J'espère un jour traiter cette matière plus au long, et faire -voir quelle erreur c'est de dire qu'on peut faire parler sur le -théâtre toutes sortes de gens, selon toute l'étendue de leurs -caractères. - - [81] Le titre _Au lecteur_ ne se trouve que dans - l'édition originale, 1668. Voyez tome VI, p. 357, note 1. - - [82] Attila, roi des Huns, qui commença à régner l'an de - Jésus-Christ 434 ou 435, était né, suivant toute apparence, dans - les dernières années du quatrième siècle. Il mourut en 453. - - [83] _Homo subtilis, antequam arma gereret, arte - pugnabat._ (Jornandès, _de Getarum rebus gestis_, chapitre - XXXVI.) Au chapitre précédent Jornandès dit de lui qu'il était - «très-fort par le conseil,» _consilio validissimus_. - - [84] «A quelle époque précise est née cette formule - fameuse d'_Attila flagellum Dei_, dont les légendaires et les - chroniqueurs ne font qu'un mot auquel ils laissent la physionomie - latine, même en langue vulgaire? On ne le sait pas: tout ce qu'on - peut dire, c'est qu'elle ne se trouve chez aucun auteur - contemporain, et que la légende de saint Loup.... écrite au - huitième ou neuvième siècle par un prêtre de Troyes, est le plus - ancien document qui nous la donne.» (_Histoire d'Attila_, par M. - Amédée Thierry, tome II, p. 248.) - - [85] Les mots: «et les Gépides,» ne sont pas dans - l'édition originale. - - [86] Les éditions de Thomas Corneille (1692) et de - Voltaire (1764) portent ici _Valentinien_, mais dans la liste des - acteurs, où ce nom propre reparaît, elles donnent, comme les - éditions publiées du vivant de l'auteur, _Valentinian_. - - [87] Voyez acte II, scène VI, vers 683-704.--On voit - comme Corneille met à profit les versions diverses qui se - rapportent à un fait historique; il a procédé d'une manière - analogue dans _Othon_ au sujet de la mort de Vinius. Voyez tome - VI, p. 654 et la note 2. - - [88] Justa Grata Honoria, petite-fille du grand - Théodose, fille de Constance III et de Placidie et sœur de - Valentinien III, née à Ravenne en 417, envoya son anneau à Attila - en le priant de la demander en mariage. Attila ne répondit point, - et quelque temps après Honoria fut enfermée à Constantinople, - puis à Ravenne, à cause de sa conduite scandaleuse avec son - intendant Eugénius. Ce fut alors qu'Attila réclama sa fiancée, - exigeant sa mise en liberté et la part qui lui revenait dans la - succession de son père, qui se composait, suivant le roi des - Huns, non-seulement de la moitié des biens personnels de - Constance, mais aussi de la moitié de l'empire d'Occident. - Valentinien répondit que sa sœur était mariée, et que d'ailleurs - l'Empire ne constituait pas un patrimoine de famille. Toutefois, - lorsque plus tard le pape Léon vint supplier Attila vainqueur - d'épargner Rome, celui-ci en se retirant déclara encore qu'il - reviendrait accabler l'Italie si on ne lui envoyait Honoria et - ses trésors. Voyez Jornandès, _de Getarum rebus gestis_, chapitre - XLII. - - [89] Dans les deux impressions de 1668, l'édition - originale, aussi bien que le recueil, on lit: «et en - l'attendant.» - - [90] _Puellam, Ildico nomine, decoram valde, sibi in - matrimonium post innumerabiles uxores, ut mos erat gentis illius, - socians._ (Jornandès, _de Getarum rebus gestis_, chapitre XLIX.) - - [91] «Qu'était-ce qu'Ildico? La tradition germaine en - fait une fille de roi, tantôt d'un roi des Franks d'outre-Rhin, - tantôt d'un roi des Burgondes.» (_Histoire d'Attila_, par M. - Amédée Thierry, tome I, p. 226.) - - [92] _Attila.... noctu mulieris manu cultroque - confoditur._ (Marcellini comitis _Chronicon_.) - - [93] _Vino somnoque gravatus, resupinus jacebat, - redundansque sanguis, qui ei solite de naribus effluebat, dum - consuetis meatibus impeditur, itinere ferali faucibus illapsus - eum exstinxit._ (Jornandès, _de Getarum rebus gestis_, chapitre - XLIX.) - - [94] On a prétendu que Corneille avait ici uniquement en - vue le traité _de la Comédie_ de Nicole, publié en 1659, et - réimprimé plus tard dans ses _Essais de morale_. Cela n'est pas - exact. Bien que les diverses situations du _Cid_ et les - imprécations de Camille dans _Horace_ fussent vivement blâmées - dans cet ouvrage (voyez chapitres VI et VII), Corneille n'avait - pas jugé à propos de répondre; il aurait eu, depuis 1659, de - fréquentes occasions de le faire. Il résulte de l'examen que nous - avons fait des ouvrages dirigés contre le théâtre que notre poëte - veut surtout parler ici d'un _Traité de la comédie et des - spectacles selon la tradition de l'Église, tirée des conciles et - des Saints-Pères_, publié en 1667. Ce qui l'émut, ce fut moins à - coup sûr la force des raisonnements, que le nom de l'auteur, qui - ne figure point sur le titre, mais qu'on trouve mentionné en - toutes lettres dans l'approbation des docteurs, et qui n'est - autre que «Mgr le prince de Conty.» Lorsqu'on sait à qui - s'adressent les paroles de Corneille, que jusqu'ici on pouvait - croire dirigées contre quelque obscur controversiste, on est - frappé de l'énergique indépendance du poëte. Il faut remarquer du - reste qu'il avait été attaqué avec une grande violence: _Cinna_, - _Pompée_, _Polyeucte_ même n'avaient pas été épargnés; enfin le - prince portait sur _le Cid_ cet étrange jugement, qui paraît - avoir surtout blessé Corneille: «Rodrigue n'obtiendroit pas le - rang qu'il a dans la comédie, s'il ne l'eût mérité par deux - duels, en tuant le Comte et en désarmant don Sanche; et si - l'histoire le considère davantage par le nom de Cid et par ses - exploits contre les Mores, la comédie l'estime beaucoup plus par - sa compassion pour Chimène et par ses deux combats particuliers. - Le récit même de la défaite des Mores y est fort ennuyeux et peu - nécessaire à l'ouvrage, étant certain qu'il n'y avoit nulle - rigueur en ce temps-là contre les duels, et n'y ayant pas - d'apparence que la sévérité du roi de Castille fût si grande en - cette matière, contre la coutume de son siècle, qu'il n'en pût - bien pardonner deux par jour, même sans le prétexte d'une - victoire aussi importante.» - - [95] Tel est le texte de toutes les éditions anciennes, - y compris celle de 1692. _L'un_ est employé ici neutralement; - Voltaire y a substitué le féminin: l'_une_. - - [96] Dans l'édition de 1692: «ce qu'elles n'auroient - jamais fait.» Voltaire (1764) a gardé l'ancienne leçon. - - [97] La traduction de Port-Royal, attribuée à le Maistre - de Saci, qui est désigné dans le privilége par le pseudonyme du: - «sieur de S. Aubin.» (Voyez le _Port-Royal_ de M. Sainte-Beuve, - tome II, p. 372 et note 2.) Voici le titre de ce volume: - _Comédies de Terence traduites en françois avec le latin à costé - et rendues tres-honnestes en y changeant fort peu de chose_.... A - Paris, chez la veuve Martin Durand.... M.DC.XXXXVII, in-12. Il ne - comprend que trois pièces: l'_Andrienne_, _les Adelphes_ et le - _Phormion_. - - -LISTE DES ÉDITIONS QUI ONT ÉTÉ COLLATIONNÉES POUR LES VARIANTES -D'_ATTILA_. - - ÉDITION SÉPARÉE. - - 1668 in-12. - - RECUEILS. - - 1668 in-12; | 1682 in-12. - - [98] Corneille a déjà défendu son _Menteur_ par des - arguments tout à fait semblables. Voyez tome IV, p. 284. - - - - -ACTEURS[99]. - - - ATTILA, roi des Huns. - ARDARIC, roi des Gépides. - VALAMIR, roi des Ostrogoths. - HONORIE, sœur de l'empereur Valentinian. - ILDIONE, sœur de Mérouée[100], roi de France. - OCTAR, capitaine des gardes d'Attila. - FLAVIE, dame d'honneur d'Honorie. - -La scène est au camp d'Attila, dans la Norique[101]. - - [99] Presque tous les personnages de cette pièce sont - historiques. Voyez ci-dessus pour Attila, p. 103, note 82; pour - Honorie, p. 104, note 88; pour Ildione, p. 102, et p. 104, notes 91 - et 92. Le capitaine des gardes d'Attila et la dame d'honneur - d'Honorie sont les seuls rôles d'invention, encore faut-il - remarquer que le nom d'Octar n'est pas imaginaire; c'est celui de - l'oncle d'Attila: voyez Jornandès, _de Getarum rebus gestis_, - chapitre XXXV. Le même historien dit au sujet d'Ardaric et - Valamir, qu'Attila les aimait plus que tous les autres petits - rois: _super cæteros regulos diligebat_. (Chapitre XXXVIII.) - - [100] C'est ainsi que ce nom est imprimé dans toutes les - éditions (avec un tréma de plus: _Meroüée_, pour marquer que - l'_u_ ne doit pas se prononcer comme un _v_).--Mérovée est nommé - dans Grégoire de Tours. «Quelques-uns affirment que de la race de - Chlogion[100-a] était le roi Mérovech, dont Childéric fut fils.» - _De hujus_ (Chlogionis) _stirpe quidam Merovechum regem fuisse - adserunt, cujus fuit filius Childericus_. (Livre II, fin du - chapitre IX.) - - [100-a] Il nomme un peu plus haut Chlogion (_Clodion_) «roi - des Francs.» - - [101] Province de l'empire romain, bornée au nord par le - Danube, comprise dans le diocèse d'Illyrie. - - - - -ATTILA. - -TRAGÉDIE. - - - - -ACTE I. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -ATTILA, OCTAR, SUITE. - - ATTILA. - - Ils ne sont pas venus, nos deux rois? qu'on leur die - Qu'ils se font trop attendre, et qu'Attila s'ennuie; - Qu'alors que je les mande ils doivent se hâter. - - OCTAR. - - Mais, Seigneur, quel besoin de les en consulter? - Pourquoi de votre hymen les prendre pour arbitres, 5 - Eux qui n'ont de leur trône ici que de vains titres, - Et que vous ne laissez au nombre des vivants - Que pour traîner partout deux rois pour vos suivants? - - ATTILA. - - J'en puis résoudre seul, Octar, et les appelle, - Non sous aucun espoir de lumière nouvelle: 10 - Je crois voir avant eux ce qu'ils m'éclairciront, - Et m'être déjà dit tout ce qu'ils me diront; - Mais de ces deux partis lequel que je préfère, - Sa gloire est un affront pour l'autre, et pour son frère; - Et je veux attirer d'un si juste courroux 15 - Sur l'auteur du conseil les plus dangereux coups, - Assurer une excuse à ce manque d'estime, - Pouvoir, s'il est besoin, livrer une victime; - Et c'est ce qui m'oblige à consulter ces rois, - Pour faire à leurs périls éclater ce grand choix; 20 - Car enfin j'aimerois un prétexte à leur perte: - J'en prendrois hautement l'occasion offerte. - Ce titre en eux me choque, et je ne sais pourquoi - Un roi que je commande ose se nommer roi. - Un nom si glorieux marque une indépendance 25 - Que souille, que détruit la moindre obéissance; - Et je suis las de voir que du bandeau royal - Ils prennent droit tous deux de me traiter d'égal. - - OCTAR. - - Mais, Seigneur, se peut-il que pour ces deux princesses - Vous ayez mêmes yeux et pareilles tendresses, 30 - Que leur mérite égal dispose sans ennui - Votre âme irrésolue aux sentiments d'autrui? - Ou si vers l'une ou l'autre elle a pris quelque pente, - Dont prennent ces deux rois la route différente, - Voudra-t-elle, aux dépens de ses vœux les plus doux, 35 - Préparer une excuse à ce juste courroux? - Et pour juste qu'il soit, est-il si fort à craindre - Que le grand Attila s'abaisse à se contraindre? - - ATTILA. - - Non; mais la noble ardeur d'envahir tant d'États - Doit combattre de tête encor plus que de bras, 40 - Entre ses ennemis rompre l'intelligence, - Y jeter du désordre et de la défiance, - Et ne rien hasarder qu'on n'ait de toutes parts, - Autant qu'il est possible, enchaîné les hasards. - Nous étions aussi forts qu'à présent nous le sommes, 45 - Quand je fondis en Gaule avec cinq cent mille hommes[102]. - Dès lors, s'il t'en souvient, je voulus, mais en vain, - D'avec le Visigoth détacher le Romain. - J'y perdis auprès d'eux des soins qui me perdirent: - Loin de se diviser, d'autant mieux ils s'unirent. 50 - La terreur de mon nom pour nouveaux compagnons - Leur donna les Alains, les Francs, les Bourguignons; - Et n'ayant pu semer entre eux aucuns divorces, - Je me vis en déroute avec toutes mes forces[103]. - J'ai su les rétablir, et cherche à me venger; 55 - Mais je cherche à le faire avec moins de danger. - De ces cinq nations contre moi trop heureuses, - J'envoie offrir la paix aux deux plus belliqueuses; - Je traite avec chacune, et comme toutes deux - De mon hymen offert ont accepté les nœuds, 60 - Des princesses qu'ensuite elles en font le gage - L'une sera ma femme et l'autre mon otage. - Si j'offense par là l'un des deux souverains, - Il craindra pour sa sœur qui reste entre mes mains. - Ainsi je les tiendrai l'un et l'autre en contrainte, 65 - L'un par mon alliance, et l'autre par la crainte; - Ou si le malheureux s'obstine à s'irriter, - L'heureux en ma faveur saura lui résister, - Tant que de nos vainqueurs terrassés l'un par l'autre - Les trônes ébranlés tombent aux pieds du nôtre. 70 - Quant à l'amour, apprends que mon plus doux souci - N'est.... Mais Ardaric entre, et Valamir aussi. - - -SCÈNE II. - -ATTILA, ARDARIC, VALAMIR, OCTAR. - - ATTILA. - - Rois, amis d'Attila, soutiens de ma puissance, - Qui rangez tant d'États sous mon obéissance, - Et de qui les conseils, le grand cœur et la main, 75 - Me rendent formidable à tout le genre humain, - Vous voyez en mon camp les éclatantes marques - Que de ce vaste effroi nous donnent[104] deux monarques. - En Gaule Mérouée, à Rome l'Empereur, - Ont cru par mon hymen éviter ma fureur. 80 - La paix avec tous deux en même temps traitée - Se trouve avec tous deux à ce prix arrêtée; - Et presque sur les pas de mes ambassadeurs - Les leurs m'ont amené deux princesses leurs sœurs. - Le choix m'en embarrasse, il est temps de le faire; 85 - Depuis leur arrivée en vain je le diffère: - Il faut enfin résoudre; et quel que soit ce choix, - J'offense un empereur, ou le plus grand des rois. - Je le dis le plus grand, non qu'encor la victoire - Ait porté Mérouée à ce comble de gloire; 90 - Mais si de nos devins l'oracle n'est point faux, - Sa grandeur doit atteindre aux degrés les plus hauts; - Et de ses successeurs l'empire inébranlable - Sera de siècle en siècle enfin si redoutable, - Qu'un jour toute la terre en recevra des lois, 95 - Ou tremblera du moins au nom de leurs François. - Vous donc, qui connoissez de combien d'importance - Est pour nos grands projets l'une et l'autre alliance, - Prêtez-moi des clartés pour bien voir aujourd'hui - De laquelle ils auront ou plus ou moins d'appui, 100 - Qui des deux, honoré par ces nœuds domestiques, - Nous vengera le mieux des Champs catalauniques[105]; - Et qui des deux enfin, déchu d'un tel espoir, - Sera le plus à craindre à qui veut tout pouvoir. - - ARDARIC. - - En l'état où le ciel a mis votre puissance, 105 - Nous mettrions en vain les forces[106] en balance: - Tout ce qu'on y peut voir ou de plus ou de moins - Ne vaut pas amuser le moindre de vos soins. - L'un et l'autre traité suffit pour nous instruire - Qu'ils vous craignent tous deux et n'osent plus vous nuire. 110 - Ainsi, sans perdre temps à vous inquiéter, - Vous n'avez que vos yeux, Seigneur, à consulter. - Laissez aller ce choix du côté du mérite - Pour qui, sur[107] leur rapport, l'amour vous sollicite: - Croyez ce qu'avec eux votre cœur résoudra: 115 - Et de ces potentats s'offense qui voudra. - - ATTILA. - - L'amour chez Attila n'est pas un bon suffrage; - Ce qu'on m'en donneroit me tiendroit lieu d'outrage, - Et tout exprès ailleurs je porterois ma foi, - De peur qu'on n'eût par là trop de pouvoir sur moi. 120 - Les femmes qu'on adore usurpent un empire - Que jamais un mari n'ose ou ne peut dédire. - C'est au commun des rois à se plaire en leurs fers, - Non à ceux dont le nom fait trembler l'univers. - Que chacun de leurs yeux aime à se faire esclave; 125 - Moi, je ne veux les voir qu'en tyrans que je brave: - Et par quelques attraits qu'ils captivent un cœur, - Le mien en dépit d'eux est tout à ma grandeur. - Parlez donc seulement du choix le plus utile, - Du courroux à dompter ou plus ou moins facile; 130 - Et ne me dites point que de chaque côté - Vous voyez comme lui peu d'inégalité. - En matière d'État ne fût-ce qu'un atome, - Sa perte quelquefois importe d'un royaume; - Il n'est scrupule exact qu'il n'y faille garder, 135 - Et le moindre avantage a droit de décider. - - VALAMIR. - - Seigneur, dans le penchant que prennent les affaires, - Les grands discours ici ne sont pas nécessaires: - Il ne faut que des yeux; et pour tout découvrir, - Pour décider de tout, on n'a qu'à les ouvrir. 140 - Un grand destin commence, un grand destin s'achève: - L'empire est prêt à choir, et la France s'élève; - L'une peut avec elle affermir son appui, - Et l'autre en trébuchant l'ensevelir sous lui. - Vos devins vous l'ont dit; n'y mettez point d'obstacles, 145 - Vous qui n'avez jamais douté de leurs oracles: - Soutenir un État chancelant et brisé, - C'est chercher par sa chute à se voir écrasé. - Appuyez donc la France, et laissez tomber Rome; - Aux grands ordres du ciel prêtez ceux d'un grand homme: 150 - D'un si bel avenir avouez vos devins, - Avancez les succès, et hâtez les destins. - - ARDARIC. - - Oui, le ciel, par le choix de ces grands hyménées, - A mis entre vos mains le cours des destinées; - Mais s'il est glorieux, Seigneur, de le hâter, 155 - Il l'est, et plus encor, de si bien l'arrêter, - Que la France, en dépit d'un infaillible augure, - N'aille qu'à pas traînants vers sa grandeur future. - Et que l'aigle, accablé par ce destin nouveau, - Ne puisse trébucher que sur votre tombeau. 160 - Seroit-il gloire égale à celle de suspendre - Ce que ces deux États du ciel doivent attendre, - Et de vous faire voir aux plus savants devins - Arbitre des succès et maître des destins? - J'ose vous dire plus. Tout ce qu'ils vous prédisent, 165 - Avec pleine clarté dans le ciel ils le lisent; - Mais vous assurent-ils que quelque astre jaloux - N'ait point mis plus d'un siècle entre l'effet et vous? - Ces éclatants retours que font les destinées - Sont assez rarement l'œuvre de peu d'années; 170 - Et ce qu'on vous prédit touchant ces deux États - Peut être un avenir qui ne vous touche pas. - Cependant regardez ce qu'est encor l'empire: - Il chancelle, il se brise, et chacun le déchire; - De ses entrailles même il produit des[108] tyrans; 175 - Mais il peut encor plus que tous ses conquérants. - Le moindre souvenir des Champs catalauniques - En peut mettre à vos yeux des preuves trop publiques: - Singibar, Gondebaut, Mérouée et Thierri[109], - Là, sans Aétius, tous quatre auroient péri. 180 - Les Romains firent seuls cette grande journée: - Unissez-les à vous par un digne hyménée. - Puisque déjà sans eux vous pouvez presque tout, - Il n'est rien dont par eux vous ne veniez à bout. - Quand de ces nouveaux rois ils vous auront fait maître, 185 - Vous verrez à loisir de qui vous voudrez l'être, - Et résoudrez vous seul avec tranquillité - Si vous leur souffrirez encor l'égalité. - - VALAMIR. - - L'empire, je l'avoue, est encor quelque chose; - Mais nous ne sommes plus au temps de Théodose; 190 - Et comme dans sa race il ne revit pas bien, - L'empire est quelque chose, et l'Empereur n'est rien. - Ses deux fils[110] n'ont rempli les trônes des deux Romes - Que d'idoles pompeux[111], que d'ombres au lieu d'hommes. - L'imbécile fierté de ces faux souverains, 195 - Qui n'osoit à son aide appeler des Romains[112], - Parmi des nations qu'ils traitoient de barbares - Empruntoit pour régner des personnes plus rares; - Et d'un côté Gainas, de l'autre Stilicon, - A ces deux majestés ne laissant que le nom, 200 - On voyoit dominer d'une hauteur égale - Un Goth dans un empire, et dans l'autre un Vandale[113]. - Comme de tous côtés on s'en est indigné, - De tous côtés aussi pour eux on a régné. - Le second Théodose[114] avoit pris leur modèle: 205 - Sa sœur à cinquante ans le tenoit en tutelle, - Et fut, tant qu'il régna, l'âme de ce grand corps, - Dont elle fait encor mouvoir tous les ressorts. - Pour Valentinian[115], tant qu'a vécu sa mère, - Il a semblé répondre à ce grand caractère: 210 - Il a paru régner; mais on voit aujourd'hui - Qu'il régnoit par sa mère, ou sa mère pour lui; - Et depuis son trépas il a trop fait connoître - Que s'il est empereur, Aétius est maître; - Et c'en seroit la sœur qu'il faudroit obtenir, 215 - Si jamais aux Romains vous vouliez vous unir: - Au reste, un prince foible, envieux, mol, stupide, - Qu'un heureux succès enfle, un douteux intimide, - Qui pour unique emploi s'attache à son plaisir, - Et laisse le pouvoir à qui s'en peut saisir. 220 - Mais le grand Mérouée est un roi magnanime, - Amoureux de la gloire, ardent après l'estime, - Qui ne permet aux siens d'emploi ni de pouvoir, - Qu'autant que par son ordre ils en doivent avoir. - Il sait vaincre et régner; et depuis sa victoire, 225 - S'il a déjà soumis et la Seine et la Loire, - Quand vous voudrez aux siens joindre vos combattants, - La Garomne et l'Arar[116] ne tiendront pas longtemps. - Alors ces mêmes champs, témoins de notre honte, - En verront la vengeance et plus haute et plus prompte; 230 - Et pour glorieux prix d'avoir su nous venger, - Vous aurez avec lui la Gaule à partager, - D'où vous ferez savoir à toute l'Italie - Qu'alors que[117] la prudence à la valeur s'allie, - Il n'est rien à l'épreuve, et qu'il est temps qu'enfin 235 - Et du Tibre et du Pô vous fassiez le destin. - - ARDARIC. - - Prenez-en donc le droit des mains d'une princesse - Qui l'apporte pour dot à l'ardeur qui vous presse; - Et paroissez plutôt vous saisir de son bien, - Qu'usurper des États sur qui ne vous doit rien. 240 - Sa mère eut tant de part à la toute-puissance, - Qu'elle fit à l'empire associer Constance[118]; - Et si ce même empire a quelque attrait pour vous, - La fille a même droit en faveur d'un époux. - Allez, la force en main, demander ce partage 245 - Que d'un père mourant lui laissa le suffrage[119]: - Sous ce prétexte heureux vous verrez des Romains - Se détacher de Rome, et vous tendre les mains. - Aétius n'est pas si maître qu'on veut croire: - Il a jusque chez lui des jaloux de sa gloire; 250 - Et vous aurez pour vous tous ceux qui dans le cœur - Sont mécontents du prince, ou las du gouverneur. - Le débris[120] de l'empire a de belles ruines: - S'il n'a plus de héros, il a des héroïnes. - Rome vous en offre une, et part à ce débris: 255 - Pourriez-vous refuser votre main à ce prix? - Ildione n'apporte ici que sa personne: - Sa dot ne peut s'étendre aux droits d'une couronne, - Ses Francs n'admettent point de femme à dominer; - Mais les droits d'Honorie ont de quoi tout donner. 260 - Attachez-les, Seigneur, à vous, à votre race; - Du fameux Théodose assurez-vous la place: - Rome adore la sœur, le frère est sans pouvoir; - On hait Aétius: vous n'avez qu'à vouloir. - - ATTILA. - - Est-ce comme il me faut tirer d'inquiétude, 265 - Que de plonger mon âme en plus d'incertitude? - Et pour vous prévaloir de mes perplexités, - Choisissez-vous exprès ces contrariétés? - Plus j'entends raisonner, et moins on détermine: - Chacun dans sa pensée également s'obstine; 270 - Et quand par vous[121] je cherche à ne plus balancer, - Vous cherchez l'un et l'autre à mieux m'embarrasser! - Je ne demande point de si diverses routes: - Il me faut des clartés, et non de nouveaux doutes; - Et quand je vous confie un sort tel que le mien, 275 - C'est m'offenser tous deux que ne résoudre rien[122]. - - VALAMIR. - - Seigneur, chacun de nous vous parle comme il pense, - Chacun de ce grand choix vous fait voir l'importance; - Mais nous ne sommes point jaloux de nos avis. - Croyez-le, croyez-moi, nous en serons ravis; 280 - Ils sont les purs effets d'une amitié fidèle, - De qui le zèle ardent.... - - ATTILA. - - Unissez donc ce zèle, - Et ne me forcez point à voir dans vos débats - Plus que je ne veux voir, et.... Je n'achève pas. - Dites-moi seulement ce qui vous intéresse 285 - A protéger ici l'une et l'autre princesse. - Leurs frères vous ont-ils, à force de présents, - Chacun de son côté rendus leurs partisans? - Est-ce amitié pour l'une, est-ce haine pour l'autre, - Qui forme auprès de moi son avis et le vôtre? 290 - Par quel dessein de plaire ou de vous agrandir.... - Mais derechef je veux ne rien approfondir, - Et croire qu'où je suis on n'a pas tant d'audace. - Vous, si vous vous aimez, faites-vous une grâce: - Accordez-vous ensemble, et ne contestez plus, 295 - Ou de l'une des deux ménagez un refus, - Afin que nous puissions en cette conjoncture - A son aversion imputer la rupture. - Employez-y tous deux ce zèle et cette ardeur - Que vous dites avoir tous deux pour ma grandeur: 300 - J'en croirai les efforts qu'on fera pour me plaire, - Et veux bien jusque-là suspendre ma colère. - - -SCÈNE III. - -ARDARIC, VALAMIR. - - ARDARIC. - - En serons-nous toujours les malheureux objets? - Et verrons-nous toujours qu'il nous traite en sujets? - - VALAMIR. - - Fermons les yeux, Seigneur, sur de telles disgrâces: 305 - Le ciel en doit un jour effacer jusqu'aux traces; - Mes devins me l'ont dit; et s'il en est besoin, - Je dirai que ce jour peut-être n'est pas loin: - Ils en ont, disent-ils, un assuré présage. - Je vous confierai plus: ils m'ont dit davantage, 310 - Et qu'un Théodoric qui doit sortir de moi - Commandera dans Rome, et s'en fera le roi[123]; - Et c'est ce qui m'oblige à parler pour la France, - A presser Attila d'en choisir l'alliance, - D'épouser Ildione, afin que par ce choix 315 - Il laisse à mon hymen Honorie et ses droits. - Ne vous opposez plus aux grandeurs d'Ildione, - Souffrez en ma faveur qu'elle monte à ce trône; - Et si jamais pour vous je puis en faire autant.... - - ARDARIC. - - Vous le pouvez, Seigneur, et dès ce même instant. 320 - Souffrez qu'à votre exemple en deux mots je m'explique. - Vous aimez; mais ce n'est qu'un amour politique; - Et puisque je vous dois confidence à mon tour, - J'ai pour l'autre princesse un véritable amour; - Et c'est ce qui m'oblige à parler pour l'empire, 325 - Afin qu'on m'abandonne un objet où j'aspire. - Une étroite amitié l'un à l'autre nous joint; - Mais enfin nos désirs ne compatissent point. - Voyons qui se doit vaincre, et s'il faut que mon âme - A votre ambition immole cette flamme; 330 - Ou s'il n'est point plus beau que votre ambition - Elle-même s'immole à cette passion. - - VALAMIR. - - Ce seroit pour mon cœur un cruel sacrifice. - - ARDARIC. - - Et l'autre pour le mien seroit un dur supplice. - Vous aime-t-on? - - VALAMIR. - - Du moins j'ai lieu de m'en flatter. 335 - Et vous, Seigneur? - - ARDARIC. - - Du moins on me daigne écouter. - - VALAMIR. - - Qu'un mutuel amour est un triste avantage, - Quand ce que nous aimons d'un autre est le partage! - - ARDARIC. - - Cependant le tyran prendra pour attentat - Cet amour qui fait seul tant de raisons d'État. 340 - Nous n'avons que trop vu jusqu'où va sa colère, - Qui n'a pas épargné le sang même d'un frère[124], - Et combien après lui de rois ses alliés - A son orgueil barbare il a sacrifiés. - - VALAMIR. - - Les peuples qui suivoient ces illustres victimes 345 - Suivent encor sous lui l'impunité des crimes; - Et ce ravage affreux qu'il permet aux soldats - Lui gagne tant de cœurs, lui donne tant de bras, - Que nos propres sujets sortis de nos provinces - Sont en dépit de nous plus à lui qu'à leurs princes. 350 - - ARDARIC. - - Il semble à ses discours déjà nous soupçonner, - Et ce sont des soupçons qu'il nous faut détourner. - A ce refus qu'il veut disposons ma princesse. - - VALAMIR. - - Pour y porter la mienne il faudra peu d'adresse. - - ARDARIC. - - Si vous persuadez, quel malheur est le mien! 355 - - VALAMIR. - - Et si l'on vous en croit, puis-je espérer plus rien? - - ARDARIC. - - Ah! que ne pouvons-nous être heureux l'un et l'autre! - - VALAMIR. - - Ah! que n'est mon bonheur plus compatible au vôtre! - - ARDARIC. - - Allons des deux côtés chacun faire un effort. - - VALAMIR. - - Allons, et du succès laissons-en faire au sort. 360 - - -FIN DU PREMIER ACTE. - - [102] «On portait à cinq cent mille hommes le nombre des - troupes d'Attila.» _Cujus exercitus quingentorum millium esse - numero ferebantur._ (Jornandès, _de Getarum rebus gestis_, - chapitre XXXV.) - - [103] Voyez plus loin, p. 113, le vers 102 et la note 105 - qui s'y rapporte. - - [104] On lit _vous donnent_ dans l'édition de 1692. - - [105] On désigne sous ce nom les plaines situées entre - Châlons-sur-Marne (_Catalaunum_) et Troyes, où Attila fut défait - en 451 par Aétius, général romain, qui avait réuni sous ses - ordres les Burgondes, les Saxons, les Alains, les Francs, les - Visigoths. - - [106] L'édition de 1692 et celle de Voltaire (1764) - portent _leurs forces_. - - [107] L'édition de 1682 donne _seul_, au lieu de _sur_, - ce qui n'a point de sens. - - [108] Voltaire (1764) a changé _des_ en _les_. - - [109] Chefs des alliés d'Aétius (voyez ci-dessus, p. - 113, note 1). Thierri (_Théodoric_), roi des Visigoths, périt - dans la bataille des Champs catalauniques. - - [110] Arcadius et Honorius. Le premier, empereur - d'Orient, était mort l'an de Jésus-Christ 408; le second, - empereur d'Occident, l'an 423. - - [111] Voyez, pour le genre du mot _idole_, tome VI, p. - 608, note 1, et le _Lexique_. - - [112] _Var._ Qui n'osoit à son aide appeler de Romains. - (1668) - - [113] Gainas, général goth, après avoir dominé pendant - quelque temps Arcadius, périt de la main des Huns, chez qui il - avait cherché un asile. Stilicon, tuteur d'Honorius et régent de - l'empire d'Occident, était Vandale d'origine. - - [114] Théodose II, fils d'Arcadius, régna en Orient - jusqu'à l'an 450. Sa sœur Pulchérie, qui monta sur le trône - après lui, mourut en 453, la même année qu'Attila. - - [115] Valentinien III, petit-fils de Théodose par sa - mère Placidie, fut empereur d'Occident de 425 à 455. Placidie - mourut en 450. - - [116] L'_Arar_, en latin _Arar_ et _Araris_, ancien nom - de la Saône. - - [117] Thomas Corneille (1692) et Voltaire (1764) ont - changé _Qu'alors que_ en _Que lorsque_. Nous avons eu déjà cette - même correction dans _Agésilas_, acte I, scène I, vers 33. Voyez - plus loin le vers 1589 (acte V, scène III), où Thomas Corneille - et Voltaire ont laissé tous deux _alors que_. - - [118] L'empereur Honorius donna à Constance, général - victorieux, la main de sa sœur Placidie, mère de Valentinien, et - lui conféra le titre d'Auguste, en 421. Constance mourut peu de - mois après. - - [119] Voyez ci-dessus, p. 104, note 88. - - [120] L'édition de 1682 et celle de 1692 ont l'une et - l'autre _les debris_, au pluriel, mais elles ont laissé le verbe - au singulier. - - [121] On lit _pour vous_, au lieu de _par vous_, dans - l'édition de 1682. - - [122] Ce vers et le précédent ont été omis par erreur - dans l'édition de 1682.--Comparez _Othon_, acte V, scène II, vers - 1601-1604 (tome VI, p. 645). - - [123] Théodoric, roi des Ostrogoths, né en 455, qui en - 493 se fit reconnaître roi d'Italie par l'empereur Anastase, - était fils de Theodemir, frère et successeur de Valamir. - - [124] _Bleda, rex Hunnorum, Attilæ, fratris sui, - insidiis interimitur._ (Marcellini comitis _Chronicon_; voyez - aussi Jornandès, _de Getarum rebus gestis_, chapitre XXXV.) - - - - -ACTE II. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -HONORIE, FLAVIE. - - FLAVIE. - - Je ne m'en défends point: oui, Madame, Octar m'aime; - Tout ce que je vous dis, je l'ai su de lui-même. - Ils sont rois, mais c'est tout: ce titre sans pouvoir - N'a rien presque en tous deux de ce qu'il doit avoir; - Et le fier Attila chaque jour fait connoître 365 - Que s'il n'est pas leur roi, du moins il est leur maître, - Et qu'ils n'ont en sa cour le rang de ses amis - Qu'autant qu'à son orgueil ils s'y montrent soumis. - Tous deux ont grand mérite, et tous deux grand courage; - Mais ils sont, à vrai dire, ici comme en otage, 370 - Tandis que leurs soldats en des camps éloignés - Prennent l'ordre sous lui de gens qu'il a gagnés; - Et si de le servir leurs troupes n'étoient prêtes, - Ces rois, tous rois qu'ils sont, répondroient de leurs têtes. - Son frère aîné Vléda, plus rempli d'équité, 375 - Les traitoit malgré lui d'entière égalité; - Il n'a pu le souffrir, et sa jalouse envie, - Pour n'avoir plus d'égaux, s'est immolé sa vie[125]. - Le sang qu'après avoir mis ce prince au tombeau, - On lui voit chaque jour distiller du cerveau[126], 380 - Punit son parricide, et chaque jour vient faire - Un tribut étonnant à celui de ce frère: - Suivant même qu'il a plus ou moins de courroux, - Ce sang forme un supplice ou plus rude ou plus doux, - S'ouvre une plus féconde ou plus stérile veine; 385 - Et chaque emportement porte avec lui sa peine. - - HONORIE. - - Que me sert donc qu'on m'aime, et pourquoi m'engager - A souffrir un amour qui ne peut me venger? - L'insolent Attila me donne une rivale; - Par ce choix qu'il balance il la fait mon égale; 390 - Et quand pour l'en punir je crois prendre un grand roi, - Je ne prends qu'un grand nom qui ne peut rien pour moi. - Juge que de chagrins au cœur d'une princesse - Qui hait également l'orgueil et la foiblesse; - Et de quel œil je puis regarder un amant 395 - Qui n'aura que pitié de mon ressentiment, - Qui ne saura qu'aimer, et dont tout le service - Ne m'assure aucun bras à me faire justice. - Jusqu'à Rome Attila m'envoie offrir sa foi[127], - Pour douter dans son camp entre Ildione et moi. 400 - Hélas! Flavie, hélas! si ce doute m'offense, - Que doit faire une indigne et haute préférence? - Et n'est-ce pas alors le dernier des malheurs - Qu'un éclat impuissant d'inutiles douleurs? - - FLAVIE. - - Prévenez-le, Madame; et montrez à sa honte 405 - Combien de tant d'orgueil vous faites peu de conte[128]. - - HONORIE. - - La bravade est aisée, un mot est bientôt dit: - Mais où fuir un tyran que la bravade aigrit? - Retournerai-je à Rome, où j'ai laissé mon frère - Enflammé contre moi de haine et de colère, 410 - Et qui, sans la terreur d'un nom si redouté, - Jamais n'eût mis de borne à ma captivité? - Moi qui prétends pour dot la moitié de l'empire.... - - FLAVIE. - - Ce seroit d'un malheur vous jeter dans un pire[129]. - Ne vous emportez pas contre vous jusque-là: 415 - Il est d'autres moyens de braver Attila. - Épousez Valamir. - - HONORIE. - - Est-ce comme on le brave - Que d'épouser un roi dont il fait son esclave? - - FLAVIE. - - Mais vous l'aimez. - - HONORIE. - - Eh bien! si j'aime Valamir, - Je ne veux point de rois qu'on force d'obéir; 420 - Et si tu me dis vrai, quelque rang que je tienne, - Cet hymen pourrait être et sa perte et la mienne. - Mais je veux qu'Attila, pressé d'un autre amour, - Endure un tel insulte[130] au milieu de sa cour: - Ildione par là me verroit à sa suite; 425 - A de honteux respects je m'y verrois réduite; - Et le sang des Césars, qu'on adora toujours, - Feroit hommage au sang d'un roi de quatre jours! - Dis-le-moi toutefois: pencheroit-il vers elle? - Que t'en a dit Octar? - - FLAVIE. - - Qu'il la trouve assez belle, 430 - Qu'il en parle avec joie, et fuit à lui parler. - - HONORIE. - - Il me parle, et s'il faut ne rien dissimuler, - Ses discours me font voir du respect, de l'estime, - Et même quelque amour, sans que le nom s'exprime. - - FLAVIE. - - C'est un peu plus qu'à l'autre. - - HONORIE. - - Et peut-être bien moins. 435 - - FLAVIE. - - Quoi? ce qu'à l'éviter il apporte de soins.... - - HONORIE. - - Peut-être il ne la fuit que de peur de se rendre; - Et s'il ne me fuit pas, il sait mieux s'en défendre. - Oui, sans doute, il la craint, et toute sa fierté - Ménage, pour choisir, un peu de liberté. 440 - - FLAVIE. - - Mais laquelle des deux voulez-vous qu'il choisisse? - - HONORIE. - - Mon âme des deux parts attend même supplice: - Ainsi que mon amour, ma gloire a ses appas; - Je meurs s'il me choisit, ou ne me choisit pas; - Et.... Mais Valamir entre, et sa vue en mon âme 445 - Fait trembler mon orgueil, enorgueillit ma flamme. - Flavie, il peut sur moi bien plus que je ne veux: - Pour peu que je l'écoute, il aura tous mes vœux. - Dis-lui.... mais il vaut mieux faire effort sur moi-même. - - -SCÈNE II. - -VALAMIR, HONORIE, FLAVIE. - - HONORIE. - - Le savez-vous, Seigneur, comment je veux qu'on m'aime? - Et puisque jusqu'à moi vous portez vos souhaits, - Avez-vous su connoître à quel prix je me mets? - Je parle avec franchise, et ne veux point vous taire - Que vos soins me plairoient, s'il ne falloit que plaire; - Mais quand cent et cent fois ils seroient mieux reçus, 455 - Il faut pour m'obtenir quelque chose de plus. - Attila m'est promis, j'en ai sa foi pour gage; - La princesse des Francs prétend même avantage; - Et bien que sur le choix il semble hésiter[131], - Étant ce que je suis j'aurois tort d'en douter. 460 - Mais qui promet à deux outrage l'une et l'autre[132]. - J'ai du cœur, on m'offense, examinez le vôtre. - Pourrez-vous m'en venger, pourrez-vous l'en punir? - - VALAMIR. - - N'est-ce que par le sang qu'on peut vous obtenir? - Et faut-il que ma flamme à ce grand cœur réponde 465 - Par un assassinat du plus grand roi du monde, - D'un roi que vous avez souhaité pour époux? - Ne sauroit-on sans crime être digne de vous? - - HONORIE. - - Non, je ne vous dis pas qu'aux dépens de sa tête - Vous vous fassiez aimer, et payiez ma conquête. 470 - De l'aimable façon qu'il vous traite aujourd'hui - Il a trop mérité ces tendresses pour lui; - D'ailleurs, s'il faut qu'on l'aime, il est bon qu'on le craigne. - Mais c'est cet Attila qu'il faut que je dédaigne. - Pourrez-vous hautement me tirer de ses mains, 475 - Et braver avec moi le plus fier des humains? - - VALAMIR. - - Il n'en est pas besoin, Madame: il vous respecte, - Et bien que sa fierté vous puisse être suspecte, - A vos moindres froideurs, à vos moindres dégoûts, - Je sais que ses respects me donneroient à vous. 480 - - HONORIE. - - Que j'estime assez peu le sang de Théodose - Pour souffrir qu'en moi-même un tyran en dispose, - Qu'une main qu'il me doit me choisisse un mari, - Et me présente un roi comme son favori! - Pour peu que vous m'aimiez, Seigneur, vous devez croire 485 - Que rien ne m'est sensible à l'égal de ma gloire. - Régnez comme Attila, je vous préfère à lui; - Mais point d'époux qui n'ose en dédaigner l'appui, - Point d'époux qui m'abaisse au rang de ses sujettes. - Enfin, je veux un roi: regardez si vous l'êtes; 490 - Et quoi que sur mon cœur vous ayez d'ascendant, - Sachez qu'il n'aimera qu'un prince indépendant. - Voyez à quoi, Seigneur, on connoît les monarques: - Ne m'offrez plus de vœux qui n'en portent les marques; - Et soyez satisfait qu'on vous daigne assurer 495 - Qu'à tous les rois ce cœur voudroit vous préférer. - - -SCÈNE III. - -VALAMIR, FLAVIE. - - VALAMIR. - - Quelle hauteur, Flavie, et que faut-il qu'espère - Un roi dont tous les vœux.... - - FLAVIE. - - Seigneur, laissez-la faire: - L'amour sera le maître; et la même hauteur - Qui vous dispute ici l'empire de son cœur, 500 - Vous donne en même temps le secours de la haine - Pour triompher bientôt de la fierté romaine. - L'orgueil qui vous dédaigne en dépit de ses feux - Fait haïr Attila de se promettre à deux; - Non que cette fierté n'en soit assez jalouse 505 - Pour ne pouvoir souffrir qu'Ildione l'épouse: - A son frère, à ses Francs faites-la renvoyer, - Vous verrez tout ce cœur soudain se déployer, - Suivre ce qui lui plaît, braver ce qui l'irrite, - Et livrer hautement la victoire au mérite. 510 - Ne vous rebutez point d'un peu d'emportement: - Quelquefois malgré nous il vient un bon moment. - L'amour fait des heureux lorsque moins on y pense; - Et je ne vous dis rien sans beaucoup d'apparence. - Ardaric vous apporte un entretien plus doux. 515 - Adieu: comme le cœur, le temps sera pour vous. - - -SCÈNE IV. - -ARDARIC, VALAMIR. - - ARDARIC. - - Qu'avez-vous obtenu, Seigneur, de la Princesse? - - VALAMIR. - - Beaucoup, et rien: j'ai vu pour moi quelque tendresse; - Mais elle sait d'ailleurs si bien ce qu'elle vaut, - Que si celle des Francs a le cœur aussi haut, 520 - Si c'est à même prix, Seigneur, qu'elle se donne, - Vous lui pourrez longtemps offrir votre couronne. - Mon rival est haï, je n'en saurois douter; - Tout le cœur est à moi, j'ai lieu de m'en vanter; - Au reste des mortels je sais qu'on me préfère, 525 - Et ne sais toutefois ce qu'il faut que j'espère. - Voyez votre Ildione; et puissiez-vous, Seigneur, - Y trouver plus de jour à lire dans son cœur, - Une âme plus tournée à remplir votre attente, - Un esprit plus facile! Octar sort de sa tente. 530 - Adieu. - - -SCÈNE V. - -ARDARIC, OCTAR. - - ARDARIC. - - Pourrai-je voir la Princesse à mon tour? - - OCTAR. - - Non, à moins qu'il vous plaise attendre son retour; - Mais, à ce que ses gens, Seigneur, m'ont fait entendre, - Vous n'avez en ce lieu qu'un moment à l'attendre. - - ARDARIC. - - Dites-moi cependant: vous fûtes prisonnier 535 - Du roi des Francs, son frère, en ce combat dernier? - - OCTAR. - - Le désordre, Seigneur, des Champs catalauniques - Me donna peu de part aux disgrâces publiques. - Si j'y fus prisonnier de ce roi généreux, - Il me fit dans sa cour un sort assez heureux: 540 - Ma prison y fut libre; et j'y trouvai sans cesse - Une bonté si rare au cœur de la Princesse, - Que de retour ici je pense lui devoir - Les plus sacrés respects qu'un sujet puisse avoir. - - ARDARIC. - - Qu'un monarque est heureux lorsque le ciel lui donne - La main d'une si belle et si rare personne! - - OCTAR. - - Vous savez toutefois qu'Attila ne l'est pas, - Et combien son trop d'heur lui cause d'embarras. - - ARDARIC. - - Ah! puisqu'il a des yeux, sans doute il la préfère. - Mais vous vous louez fort aussi du roi son frère. 550 - Ne me déguisez rien: a-t-il des qualités - A se faire admirer ainsi de tous côtés? - Est-ce une vérité que ce que j'entends dire, - Ou si c'est sans raison que l'univers l'admire? - - OCTAR. - - Je ne sais pas, Seigneur, ce qu'on vous en a dit[133]; 555 - Mais si pour l'admirer ce que j'ai vu suffit, - Je l'ai vu dans la paix, je l'ai vu dans la guerre, - Porter partout un front de maître de la terre. - J'ai vu plus d'une fois de fières nations - Désarmer son courroux par leurs soumissions[134]. 560 - J'ai vu tous les plaisirs de son âme héroïque - N'avoir rien que d'auguste et que de magnifique; - Et ses illustres soins ouvrir à ses sujets - L'école de la guerre au milieu de la paix[135]. - Par ces délassements sa noble inquiétude 565 - De ses justes desseins faisoit l'heureux prélude; - Et si j'ose le dire, il doit nous être doux - Que ce héros les tourne ailleurs que contre nous. - Je l'ai vu, tout couvert de poudre et de fumée, - Donner le grand exemple à toute son armée[136], 570 - Semer par ses périls l'effroi de toutes parts, - Bouleverser les murs d'un seul de ses regards, - Et sur l'orgueil brisé des plus superbes têtes - De sa course rapide entasser les conquêtes[137]. - Ne me commandez point de peindre un si grand roi: 575 - Ce que j'en ai vu passe un homme tel que moi; - Mais je ne puis, Seigneur, m'empêcher de vous dire - Combien son jeune prince est digne qu'on l'admire. - Il montre un cœur si haut sous un front délicat - Que dans son premier lustre il est déjà soldat: 580 - Le corps attend les ans, mais l'âme est toute prête. - D'un gros de cavaliers il se met à la tête, - Et l'épée à la main, anime l'escadron - Qu'enorgueillit l'honneur de marcher sous son nom. - Tout ce qu'a d'éclatant la majesté du père, 585 - Tout ce qu'ont de charmant les grâces de la mère, - Tout brille sur ce front, dont l'aimable fierté - Porte empreints et ce charme et cette majesté[138]. - L'amour et le respect qu'un si jeune mérite.... - Mais la Princesse vient, Seigneur, et je vous quitte. 590 - - -SCÈNE VI. - -ARDARIC, ILDIONE. - - ILDIONE. - - On vous a consulté, Seigneur; m'apprendrez-vous - Comment votre Attila dispose enfin de nous? - - ARDARIC. - - Comment disposez-vous vous-même de mon âme? - Attila va choisir; il faut parler, Madame: - Si son choix est pour vous, que ferez-vous pour moi? 595 - - ILDIONE. - - Tout ce que peut un cœur qu'engage ailleurs ma foi. - C'est devers vous qu'il penche; et si je ne vous aime, - Je vous plaindrai du moins à l'égal de moi-même: - J'aurai mêmes ennuis, j'aurai mêmes douleurs; - Mais je n'oublierai point que je me dois ailleurs. 600 - - ARDARIC. - - Cette foi que peut-être on est près de vous rendre, - Si vous aviez du cœur, vous sauriez la reprendre. - - ILDIONE. - - J'en ai, s'il faut me vaincre, autant qu'on peut avoir, - Et n'en aurai jamais pour vaincre mon devoir. - - ARDARIC. - - Mais qui s'engage à deux dégage l'une et l'autre[139]. 605 - - ILDIONE. - - Ce seroit ma pensée aussi bien que la vôtre; - Et si je n'étois pas, Seigneur, ce que je suis, - J'en prendrois quelque droit de finir mes ennuis; - Mais l'esclavage fier d'une haute naissance, - Où toute autre peut tout, me tient dans l'impuissance; 610 - Et victime d'État, je dois sans reculer - Attendre aveuglément qu'on me daigne immoler. - - ARDARIC. - - Attendre qu'Attila, l'objet de votre haine, - Daigne vous immoler à la fierté romaine? - - ILDIONE. - - Qu'un pareil sacrifice auroit pour moi d'appas! 615 - Et que je souffrirai s'il ne s'y résout pas! - - ARDARIC. - - Qu'il seroit glorieux de le faire vous-même, - D'en épargner la honte à votre diadème! - J'entends celui des Francs, qu'au lieu de maintenir.... - - ILDIONE. - - C'est à mon frère alors de venger et punir; 620 - Mais ce n'est point à moi de rompre une alliance - Dont il vient d'attacher vos Huns avec sa France, - Et me faire par là du gage de la paix - Le flambeau d'une guerre à ne finir jamais. - Il faut qu'Attila parle; et puisse être Honorie 625 - La plus considérée, ou moi la moins chérie! - Puisse-t-il se résoudre à me manquer de foi! - C'est tout ce que je puis et pour vous et pour moi. - S'il vous faut des souhaits, je n'en suis point avare; - S'il vous faut des regrets, tout mon cœur s'y prépare, 630 - Et veut bien.... - - ARDARIC. - - Que feront d'inutiles souhaits - Que laisser à tous deux d'inutiles regrets? - Pouvez-vous espérer qu'Attila vous dédaigne? - - ILDIONE. - - Rome est encor puissante, il se peut qu'il la craigne. - - ARDARIC. - - A moins que pour appui Rome n'ait vos froideurs, 635 - Vos yeux l'emporteront sur toutes ses grandeurs: - Je le sens en moi-même, et ne vois point d'empire - Qu'en mon cœur d'un regard ils ne puissent détruire. - Armez-les de rigueurs, Madame, et par pitié - D'un charme si funeste ôtez-leur la moitié: 640 - C'en sera trop encore, et pour peu qu'ils éclatent, - Il n'est aucun espoir dont mes désirs se flattent. - Faites donc davantage: allez jusqu'au refus, - Ou croyez qu'Ardaric déjà n'espère plus, - Qu'il ne vit déjà plus, et que votre hyménée 645 - A déjà par vos mains tranché sa destinée. - - ILDIONE. - - Ai-je si peu de part en de tels déplaisirs, - Que pour m'y voir en prendre il faille vos soupirs? - Me voulez-vous forcer à la honte des larmes? - - ARDARIC. - - Si contre tant de maux vous m'enviez leurs charmes, 650 - Faites quelque autre grâce à mes sens alarmés, - Madame, et pour le moins dites que vous m'aimez. - - ILDIONE. - - Ne vouloir pas m'en croire à moins d'un mot si rude, - C'est pour une belle âme un peu d'ingratitude. - De quelques traits pour vous que mon cœur soit frappé, 655 - Ce grand mot jusqu'ici ne m'est point échappé; - Mais haïr un rival, endurer d'être aimée, - Comme vous de ce choix avoir l'âme alarmée, - A votre espoir flottant donner tous mes souhaits, - A votre espoir déçu donner tous mes regrets, 660 - N'est-ce point dire trop ce qui sied mal à dire? - - ARDARIC. - - Mais vous épouserez Attila. - - ILDIONE. - - J'en soupire, - Et mon cœur.... - - ARDARIC. - - Que fait-il, ce cœur, que m'abuser, - Si, même en n'osant rien, il craint de trop oser? - Non, si vous en aviez, vous sauriez la reprendre, 665 - Cette foi que peut-être on est prêt[140] de vous rendre. - Je ne m'en dédis point, et ma juste douleur - Ne peut vous dire assez que vous manquez de cœur. - - ILDIONE. - - Il faut donc qu'avec vous tout à fait je m'explique. - Écoutez, et surtout, Seigneur, plus de réplique. 670 - Je vous aime: ce mot me coûte à prononcer; - Mais puisqu'il vous plaît tant, je veux bien m'y forcer. - Permettez toutefois que je vous die[141] encore - Que si votre Attila de ce grand choix m'honore, - Je recevrai sa main d'un œil aussi content 675 - Que si je me donnois ce que mon cœur prétend: - Non que de son amour je ne prenne un tel gage - Pour le dernier supplice et le dernier outrage, - Et que le dur effort d'un si cruel moment - Ne redouble ma haine et mon ressentiment; 680 - Mais enfin mon devoir veut une déférence - Où même il ne soupçonne aucune répugnance. - Je l'épouserai donc, et réserve pour moi - La gloire de répondre à ce que je me doi. - J'ai ma part, comme un autre, à la haine publique 685 - Qu'aime à semer partout son orgueil tyrannique; - Et le hais d'autant plus, que son ambition - A voulu s'asservir toute ma nation; - Qu'en dépit des traités et de tout leur mystère - Un tyran qui déjà s'est immolé son frère, 690 - Si jamais sa fureur ne redoutoit plus rien, - Auroit peut-être peine à faire grâce au mien. - Si donc ce triste choix m'arrache à ce que j'aime, - S'il me livre à l'horreur qu'il me fait de lui-même, - S'il m'attache à la main qui veut tout saccager, 695 - Voyez que d'intérêts, que de maux à venger! - Mon amour, et ma haine, et la cause commune - Crieront à la vengeance, en voudront trois pour une; - Et comme j'aurai lors sa vie entre mes mains, - Il a lieu de me craindre autant que je vous plains. 700 - Assez d'autres tyrans ont péri par leurs femmes: - Cette gloire aisément touche les grandes âmes, - Et de ce même coup qui brisera mes fers, - Il est beau que ma main venge tout l'univers[142]. - Voilà quelle je suis, voilà ce que je pense, 705 - Voilà ce que l'amour prépare à qui l'offense. - Vous, faites-moi justice; et songez mieux, Seigneur, - S'il faut me dire encor que je manque de cœur. - -(Elle s'en va[143].) - - ARDARIC. - - Vous préserve le ciel de l'épreuve cruelle - Où veut un cœur si grand mettre une âme si belle! 710 - Et puisse Attila prendre un esprit assez doux - Pour vouloir qu'on vous doive autant à lui qu'à vous! - - -FIN DU SECOND ACTE. - - [125] Voyez plus haut, p. 121, la note 124 du vers 342. - - [126] Voyez encore ci-dessus, p. 105 et la note 93. - - [127] Voyez ci-dessus, p. 104, note 1. - - [128] Malgré la rime, on lit ici _compte_, et non pas - _conte_, dans l'édition de 1692. Il en est de même au vers 1001 - (acte III, scène IV). Plus loin, dans le courant du vers 737 - (acte III, scène I), l'édition originale porte _comte_, et les - recueils de 1668, de 1682 et de 1692, _compte_. - - [129] Lorsque Boileau, quelques années plus tard, - traduisait ce vers d'Horace (_Art poétique_, vers 31): - - _In vitium ducit culpæ fuga, si caret arte,_ - - par - - Souvent la peur d'un mal nous conduit dans un pire - - (_Art poétique_, chant I, vers 64), - - il se rapprochait de Corneille au moins autant que de son modèle. - - [130] Le genre du mot _insulte_ était encore douteux. - Voyez le _Lexique_. Voltaire (1764) a ainsi modifié le vers: - - Endure telle insulte au milieu de sa cour. - - [131] Voyez tome IV, p. 190, la variante du vers 936 du - _Menteur_, et le _Lexique_.--Voltaire (1764) a ajouté une - syllabe: - - Et bien que sur le choix il me semble hésiter. - - [132] Voltaire (1764) donne _l'un et l'autre_. Voyez - plus loin le vers 605. - - [133] Dans ce portrait de Mérovée et de son fils, - Corneille s'est appliqué à peindre Louis XIV et le grand Dauphin, - qui, né en 1661, était alors effectivement «dans son premier - lustre,» ou du moins en sortait à peine. - - [134] Ce mot, dont l'orthographe ordinaire dans - Corneille est _submissions_, est imprimé ici, dans toutes les - éditions, avec un accent circonflexe: _soûmissions_. - - [135] En 1666, il y avait eu à Compiègne et ailleurs de - grandes revues, «pour préparer les troupes aux expéditions de - l'année suivante.» (_Abrégé chronologique de l'Histoire de - France_, par le président Hénault, année 1666.) - - [136] Comparez les vers 277 et 278 du _Cid_ (tome III, - p. 120). - - [137] Il nous paraît à peu près certain que Corneille a - composé postérieurement à la représentation, qui avait eu lieu, - comme nous l'avons dit, au mois de mars 1667, ces vers où il fait - évidemment allusion à la campagne de Flandre, et aux récentes - conquêtes de Louis XIV, qui prit en personne, en juin, juillet et - août 1667, les villes de Tournai, de Douai, de Lille. Au siége de - cette dernière place, il s'exposa tellement que Turenne menaça de - se retirer s'il ne se ménageait davantage. L'impression de la - pièce, nous l'avons dit aussi, ne fut achevée que vers la fin de - novembre 1667. - - [138] Ici encore le poëte a en vue les exercices - militaires de l'année 1666. Robinet, le continuateur de la _Muse - historique_ de Loret, raconte, dans sa _Lettre à Madame_ du 14 - février, que le lundi 8, «proche Conflans, dans la plaine,» le - Roi fit la revue - - Des troupes de son cher Dauphin.... - Qui déjà l'amant de Bellone, - En ce lieu parut en personne - Dessus un petit Bucéphal, etc. - - La _Gazette_, dans les numéros du 8 mai et du 10 juillet, parle de - deux autres revues où le Dauphin figura soit à la tête de son - régiment, soit à la tête de sa compagnie. - - [139] Voyez plus haut, p. 127, la note du vers 461. Ici - ce n'est pas seulement Voltaire (1764), mais encore l'édition de - 1682 qui donnent: «l'un et l'autre.» - - [140] Telle est l'orthographe de ce mot dans toutes les - anciennes éditions, et même dans celle de Voltaire (1764). - - [141] Suivant son habitude, Thomas Corneille a corrigé - _die_ en _dise_. Voltaire a fait de même. - - [142] Voyez ci-dessus, p. 104. - - [143] Voltaire a supprimé ces mots, et il a ensuite - ajouté _seul_ au nom d'ARDARIC. - - - - -ACTE III. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -ATTILA, OCTAR. - - ATTILA. - - Octar, as-tu pris soin de redoubler ma garde? - - OCTAR. - - Oui, Seigneur, et déjà chacun s'entre-regarde, - S'entre-demande à quoi ces ordres que j'ai mis.... 715 - - ATTILA. - - Quand on a deux rivaux, manque-t-on d'ennemis? - - OCTAR. - - Mais, Seigneur, jusqu'ici vous en doutez encore. - - ATTILA. - - Et pour bien éclaircir ce qu'en effet j'ignore, - Je me mets à couvert de ce que de plus noir - Inspire à leurs pareils l'amour au désespoir; 720 - Et ne laissant pour arme à leur douleur pressante - Qu'une haine sans force, une rage impuissante, - Je m'assure un triomphe en ce glorieux jour - Sur leurs ressentiments, comme sur leur amour. - Qu'en disent nos deux rois? - - OCTAR. - - Leurs âmes, alarmées 725 - De voir par ce renfort leurs tentes enfermées, - Affectent de montrer une tranquillité.... - - ATTILA. - - De leur tente à la mienne ils ont la liberté. - - OCTAR. - - Oui, mais seuls, et sans suite; et quant aux deux princesses, - Que de leurs actions on laisse encor maîtresses, 730 - On ne permet d'entrer chez elles qu'à leurs gens; - Et j'en bannis par là ces rois et leurs agents. - N'en ayez plus, Seigneur, aucune inquiétude: - Je les fais observer avec exactitude; - Et de quelque côté qu'elles tournent leurs pas, 735 - J'ai des yeux tous[144] placés qui ne les manquent pas: - On vous rendra bon compte et des deux rois et d'elles. - - ATTILA. - - Il suffit sur ce point: apprends d'autres nouvelles. - Ce grand chef des Romains, l'illustre Aétius, - Le seul que je craignois, Octar, il ne vit plus. 740 - - OCTAR. - - Qui vous en a défait? - - ATTILA. - - Valentinian même. - Craignant qu'il n'usurpât jusqu'à son diadème, - Et pressé des soupçons où j'ai su l'engager, - Lui-même, à ses yeux même, il l'a fait égorger[145]. - Rome perd en lui seul plus de quatre batailles: 745 - Je me vois l'accès libre au pied de ses murailles; - Et si j'y fais paroître Honorie et ses droits, - Contre un tel empereur j'aurai toutes les voix: - Tant l'effroi de mon nom, et la haine publique - Qu'attire sur sa tête une mort si tragique, 750 - Sauront faire aisément, sans en venir aux mains, - De l'époux d'une sœur un maître des Romains. - - OCTAR. - - Ainsi donc votre choix tombe sur Honorie? - - ATTILA. - - J'y fais ce que je puis, et ma gloire m'en prie; - Mais d'ailleurs Ildione a pour moi tant d'attraits, 755 - Que mon cœur étonné flotte plus que jamais. - Je sens combattre encor dans ce cœur qui soupire - Les droits de la beauté contre ceux de l'empire. - L'effort de ma raison qui soutient mon orgueil - Ne peut non plus que lui soutenir un coup d'œil; 760 - Et quand de tout moi-même il m'a rendu le maître, - Pour me rendre à mes fers elle n'a qu'à paroître. - O beauté, qui te fais adorer en tous lieux, - Cruel poison de l'âme, et doux charme des yeux, - Que devient, quand tu veux, l'autorité suprême, 765 - Si tu prends malgré moi l'empire de moi-même, - Et si cette fierté qui fait partout la loi - Ne peut me garantir de la prendre de toi? - Va la trouver pour moi, cette beauté charmante; - Du plus utile choix donne-lui l'épouvante; 770 - Pour l'obliger à fuir, peins-lui bien tout l'affront - Que va mon hyménée imprimer sur son front. - Ose plus: fais-lui peur d'une prison sévère - Qui me réponde ici du courroux de son frère, - Et retienne tous ceux que l'espoir de sa foi 775 - Pourroit en un moment soulever contre moi. - Mais quelle âme en effet n'en seroit pas séduite? - Je vois trop de périls, Octar, en cette fuite: - Ses yeux, mes souverains, à qui tout est soumis, - Me sauroient d'un coup d'œil faire trop d'ennemis. 780 - Pour en sauver mon cœur prends une autre manière. - Fais-m'en haïr, peins-moi d'une humeur noire et fière; - Dis-lui que j'aime ailleurs; et fais-lui prévenir - La gloire qu'Honorie est prête d'obtenir. - Fais qu'elle me dédaigne, et me préfère un autre 785 - Qui n'ait pour tout pouvoir qu'un foible emprunt du nôtre: - Ardaric, Valamir, ne m'importe des deux. - Mais voir en d'autres bras l'objet de tous mes vœux! - Vouloir qu'à mes yeux même un autre le possède[146]! - Ah! le mal est encor plus doux que le remède. 790 - Dis-lui, fais-lui savoir.... - - OCTAR. - - Quoi, Seigneur? - - ATTILA. - - Je ne sai: - Tout ce que j'imagine est d'un fâcheux essai. - - OCTAR. - - A quand remettez-vous, après tout, d'en résoudre? - - ATTILA. - - Octar, je l'aperçois. Quel nouveau coup de foudre! - O raison confondue, orgueil presque étouffé, 795 - Avant ce coup fatal que n'as-tu triomphé! - - -SCÈNE II. - -ATTILA, ILDIONE, OCTAR. - - ATTILA. - - Venir jusqu'en ma tente enlever mes hommages, - Madame, c'est trop loin pousser vos avantages: - Ne vous suffit-il point que le cœur soit à vous? - - ILDIONE. - - C'est de quoi faire naître un espoir assez doux. 800 - Ce n'est pas toutefois, Seigneur, ce qui m'amène: - Ce sont des nouveautés dont j'ai lieu d'être en peine. - Votre garde est doublée, et par un ordre exprès - Je vois ici deux rois observés de fort près. - - ATTILA. - - Prenez-vous intérêt ou pour l'un ou pour l'autre? 805 - - ILDIONE. - - Mon intérêt, Seigneur, c'est d'avoir part au vôtre: - J'ai droit en vos périls de m'en mettre en souci, - Et de plus, je me trompe, ou l'on m'observe aussi. - Vous serois-je suspecte? Et de quoi? - - ATTILA. - - D'être aimée. - Madame, vos attraits, dont j'ai l'âme charmée, 810 - Si j'en crois l'apparence, ont blessé plus d'un roi; - D'autres ont un cœur tendre et des yeux, comme moi; - Et pour vous et pour moi j'en préviens l'insolence, - Qui pourroit sur vous-même user de violence. - - ILDIONE. - - Il en est des moyens plus doux et plus aisés, 815 - Si je vous charme autant que vous m'en accusez. - - ATTILA. - - Ah! vous me charmez trop, moi de qui l'âme altière - Cherche à voir sous mes pas trembler la terre entière[147]: - Moi qui veux pouvoir tout, sitôt que je vous voi, - Malgré tout cet orgueil, je ne puis rien sur moi. 820 - Je veux, je tâche en vain d'éviter par la fuite - Ce charme dominant qui marche à votre suite: - Mes plus heureux succès ne font qu'enfoncer mieux - L'inévitable trait dont me percent vos yeux. - Un regard imprévu leur fait une victoire; 825 - Leur moindre souvenir l'emporte sur ma gloire: - Il s'empare et du cœur et des soins les plus doux; - Et j'oublie Attila, dès que je pense à vous. - Que pourrai-je, Madame, après que l'hyménée - Aura mis sous vos lois toute ma destinée? 830 - Quand je voudrai punir, vous saurez pardonner; - Vous refuserez grâce où j'en voudrai donner; - Vous envoirez la paix où je voudrai la guerre; - Vous saurez par mes mains conduire le tonnerre; - Et tout mon amour tremble à s'accorder un bien 835 - Qui me met en état de ne pouvoir plus rien. - Attentez un peu moins sur ce pouvoir suprême, - Madame, et pour un jour cessez d'être vous-même; - Cessez d'être adorable, et laissez-moi choisir - Un objet qui m'en laisse aisément ressaisir. 840 - Défendez à vos yeux cet éclat invincible - Avec qui ma fierté devient incompatible; - Prêtez-moi des refus, prêtez-moi des mépris, - Et rendez-moi vous-même à moi-même à ce prix. - - ILDIONE. - - Je croyois qu'on me dût préférer Honorie 845 - Avec moins de douceurs et de galanterie; - Et je n'attendois pas une civilité - Qui malgré cette honte enflât ma vanité. - Ses honneurs près des miens ne sont qu'honneurs frivoles, - Ils n'ont que des effets, j'ai les belles paroles; 850 - Et si de son côté vous tournez tous vos soins, - C'est qu'elle a moins d'attraits, et se fait craindre moins. - L'auroit-on jamais cru, qu'un Attila pût craindre? - Qu'un si léger éclat eût de quoi l'y contraindre, - Et que de ce grand nom qui remplit tout d'effroi 855 - Il n'osât hasarder tout l'orgueil contre moi? - Avant qu'il porte ailleurs ces timides hommages - Que jusqu'ici j'enlève avec tant d'avantages, - Apprenez-moi, Seigneur, pour suivre vos desseins, - Comme il faut dédaigner le plus grand des humains; 860 - Dites-moi quels mépris peuvent le satisfaire. - Ah! si je lui déplais à force de lui plaire, - Si de son trop d'amour sa haine est tout le fruit, - Alors qu'on la mérite, où se voit-on réduit? - Allez, Seigneur, allez où tant d'orgueil aspire. 865 - Honorie a pour dot la moitié de l'empire; - D'un mérite penchant c'est un ferme soutien; - Et cet heureux éclat efface tout le mien: - Je n'ai que ma personne. - - ATTILA. - - Et c'est plus que l'empire, - Plus qu'un droit souverain sur tout ce qui respire. 870 - Tout ce qu'a cet empire ou de grand ou de doux, - Je veux mettre ma gloire à le tenir de vous. - Faites-moi l'accepter, et pour reconnoissance - Quels climats voulez-vous sous votre obéissance? - Si la Gaule vous plaît, vous la partagerez: 875 - J'en offre la conquête à vos yeux adorés; - Et mon amour.... - - ILDIONE. - - A quoi que cet amour s'apprête, - La main du conquérant vaut mieux que sa conquête. - - ATTILA. - - Quoi? vous pourriez m'aimer, Madame, à votre tour? - Qui sème tant d'horreurs fait naître peu d'amour. 880 - Qu'aimeriez-vous en moi? Je suis cruel, barbare; - Je n'ai que ma fierté, que ma fureur de rare: - On me craint, on me hait; on me nomme en tout lieu - La terreur des mortels et le fléau de Dieu[148]. - Aux refus que je veux c'est là trop de matière; 885 - Et si ce n'est assez d'y joindre la prière, - Si rien ne vous résout à dédaigner ma foi, - Appréhendez pour vous comme je fais pour moi. - Si vos tyrans d'appas retiennent ma franchise, - Je puis l'être comme eux de qui me tyrannise. 890 - Souvenez-vous enfin que je suis Attila, - Et que c'est dire tout que d'aller jusque-là. - - ILDIONE. - - Il faut donc me résoudre? Eh bien! j'ose.... De grâce[149], - Dispensez-moi du reste, il y faut trop d'audace. - Je tremble comme un autre à l'aspect d'Attila, 895 - Et ne me puis, Seigneur, oublier jusque-là. - J'obéis: ce mot seul dit tout ce qu'il souhaite; - Si c'est m'expliquer mal, qu'il en soit l'interprète. - J'ai tous les sentiments qu'il lui plaît m'ordonner; - J'accepte cette dot qu'il vient de me donner; 900 - Je partage déjà la Gaule avec mon frère, - Et veux tout ce qu'il faut pour ne vous plus déplaire. - Mais ne puis-je savoir, pour ne manquer à rien, - A qui vous me donnez, quand j'obéis si bien? - - ATTILA. - - Je n'ose le résoudre, et de nouveau je tremble, 905 - Sitôt que je conçois tant de chagrins ensemble. - C'est trop que de vous perdre et vous donner ailleurs; - Madame, laissez-moi séparer mes douleurs: - Souffrez qu'un déplaisir me prépare pour l'autre; - Après mon hyménée on aura soin du vôtre: 910 - Ce grand effort déjà n'est que trop rigoureux, - Sans y joindre celui de faire un autre heureux. - Souvent un peu de temps fait plus qu'on n'ose attendre. - - ILDIONE. - - J'oserai plus que vous, Seigneur, et sans en prendre; - Et puisque de son bien chacun peut ordonner, 915 - Votre cœur est à moi, j'oserai le donner; - Mais je ne le mettrai qu'en la main qu'il souhaite. - Vous, traitez-moi, de grâce, ainsi que je vous traite; - Et quand ce coup pour vous sera moins rigoureux, - Avant que me donner consultez-en mes vœux. 920 - - ATTILA. - - Vous aimeriez quelqu'un! - - ILDIONE. - - Jusqu'à votre hyménée - Mon cœur est au monarque à qui l'on m'a donnée; - Mais quand par ce grand choix j'en perdrai tout espoir, - J'ai des yeux qui verront ce qu'il me faudra voir. - - -SCÈNE III. - -ATTILA, HONORIE, ILDIONE, OCTAR. - - HONORIE. - - Ce grand choix est donc fait, Seigneur, et pour le faire 925 - Vous avez à tel point redouté ma colère, - Que vous n'avez pas cru vous en pouvoir sauver - Sans doubler votre garde, et me faire observer? - Je ne me jugeois pas en ces lieux tant à craindre; - Et d'un tel attentat j'aurois tort de me plaindre, 930 - Quand je vois que la peur de mes ressentiments - En commence déjà les justes châtiments. - - ILDIONE. - - Que ces ordres nouveaux ne troublent point votre âme: - C'étoit moi qu'on craignoit, et non pas vous, Madame; - Et ce glorieux choix qui vous met en courroux 935 - Ne tombe pas sur moi, Madame, c'est sur vous. - Il est vrai que sans moi vous n'y pouviez prétendre: - Son cœur, tant qu'il m'eût plu, s'en auroit su défendre; - Il étoit tout à moi. Ne vous alarmez pas - D'apprendre qu'il étoit au peu que j'ai d'appas. 940 - Je vous en fais un don: recevez-le pour gage - Ou de mes amitiés ou d'un parfait hommage; - Et forte désormais de vos droits et des miens, - Donnez à ce grand cœur de plus dignes liens. - - HONORIE. - - C'est donc de votre main qu'il passe dans la mienne, 945 - Madame, et c'est de vous qu'il faut que je le tienne? - - ILDIONE. - - Si vous ne le voulez aujourd'hui de ma main, - Craignez qu'il soit trop tard de le vouloir demain. - Elle l'aimera mieux sans doute de la vôtre, - Seigneur, ou vous ferez ce présent à quelque autre. 950 - Pour lui porter ce cœur que je vous avois pris, - Vous m'avez commandé des refus, des mépris: - Souffrez que des mépris le respect me dispense, - Et voyez pour le reste entière obéissance. - Je vous rends à vous-même, et ne puis rien de plus; 955 - Et c'est à vous de faire accepter mes refus. - - -SCÈNE IV. - -ATTILA, HONORIE, OCTAR. - - HONORIE. - - Accepter ses refus! moi, Seigneur? - - ATTILA. - - Vous, Madame. - Peut-il être honteux de devenir ma femme? - Et quand on vous assure un si glorieux nom, - Peut-il vous importer qui vous en fait le don? 960 - Peut-il vous importer par quelle voie arrive - La gloire dont pour vous Ildione se prive? - Que ce soit son refus, ou que ce soit mon choix, - En marcherez-vous moins sur la tête des rois? - Mes[150] deux traités de paix m'ont donné deux princesses, - Dont l'une aura ma main, si l'autre eut mes tendresses; - L'une aura ma grandeur, comme l'autre eut mes vœux: - C'est ainsi qu'Attila se partage à vous deux. - N'en murmurez, Madame, ici non plus que l'autre; - Sa part la satisfait, recevez mieux la vôtre; 970 - J'en étois idolâtre, et veux vous épouser. - La raison? c'est ainsi qu'il me plaît d'en user[151]. - - HONORIE. - - Et ce n'est pas ainsi qu'il me plaît qu'on en use: - Je cesse d'estimer ce qu'une autre refuse, - Et bien que vos traités vous engagent ma foi, 975 - Le rebut d'Ildione est indigne de moi. - Oui, bien que l'univers ou vous serve ou vous craigne, - Je n'ai que des mépris pour ce qu'elle dédaigne. - Quel honneur est celui d'être votre moitié, - Qu'elle cède par grâce, et m'offre par pitié? 980 - Je sais ce que le ciel m'a faite[152] au-dessus d'elle, - Et suis plus glorieuse encor qu'elle n'est belle. - - ATTILA. - - J'adore cet orgueil, il est égal au mien, - Madame; et nos fiertés se ressemblent si bien, - Que si la ressemblance est par où l'on s'entr'aime, 985 - J'ai lieu de vous aimer comme une autre moi-même[153]. - - HONORIE. - - Ah! si non plus que vous je n'ai point le cœur bas, - Nos fiertés pour cela ne se ressemblent pas. - La mienne est de princesse, et la vôtre est d'esclave: - Je brave les mépris, vous aimez qu'on vous brave; 990 - Votre orgueil a son foible, et le mien, toujours fort, - Ne peut souffrir d'amour dans ce peu de rapport. - S'il vient de ressemblance, et que d'illustres flammes - Ne puissent que par elle unir les grandes âmes, - D'où naîtroit cet amour, quand je vois en tous lieux 995 - De plus dignes fiertés qui me ressemblent mieux? - - ATTILA. - - Vous en voyez ici, Madame; et je m'abuse, - Ou quelque autre me vole un cœur qu'on me refuse; - Et cette noble ardeur de me désobéir - En garde la conquête à l'heureux Valamir. 1000 - - HONORIE. - - Ce n'est qu'à moi, Seigneur, que j'en dois rendre conte; - Quand je voudrai l'aimer, je le pourrai sans honte: - Il est roi comme vous. - - ATTILA. - - En effet il est roi, - J'en demeure d'accord, mais non pas comme moi. - Même splendeur de sang, même titre nous pare; 1005 - Mais de quelques degrés le pouvoir nous sépare; - Et du trône où le ciel a voulu m'affermir, - C'est tomber d'assez haut que jusqu'à Valamir. - Chez ses propres sujets ce titre qu'il étale - Ne fait d'entre eux et moi que remplir l'intervalle; 1010 - Il reçoit sous ce titre et leur porte mes lois; - Et s'il est roi des Goths, je suis celui des rois[154]. - - HONORIE. - - Et j'ai de quoi le mettre au-dessus de ta tête, - Sitôt que de ma main j'aurai fait sa conquête. - Tu n'as pour tout pouvoir[155] que des droits usurpés 1015 - Sur des peuples surpris et des princes trompés; - Tu n'as d'autorité que ce qu'en font les crimes; - Mais il n'aura de moi que des droits légitimes; - Et fût-il sous ta rage à tes pieds abattu, - Il est plus grand que toi, s'il a plus de vertu. 1020 - - ATTILA. - - Sa vertu ni vos droits ne sont pas de grands charmes, - A moins que pour appui je leur prête mes armes. - Ils ont besoin de moi, s'ils veulent aller loin; - Mais pour être empereur je n'en ai plus besoin. - Aétius est mort, l'empire n'a plus d'homme, 1025 - Et je puis trop sans vous me faire place à Rome. - - HONORIE. - - Aétius est mort! Je n'ai plus de tyran; - Je reverrai mon frère en Valentinian; - Et mille vrais héros qu'opprimoit ce faux maître - Pour me faire justice à l'envi vont paroître. 1030 - Ils défendront l'empire, et soutiendront mes droits - En faveur des vertus dont j'aurai fait le choix. - Les grands cœurs n'osent rien sous de si grands ministres: - Leur plus haute valeur n'a d'effets que sinistres; - Leur gloire fait ombrage à ces puissants jaloux, 1035 - Qui s'estiment perdus s'ils ne les perdent tous. - Mais après leur trépas tous ces grands cœurs revivent; - Et pour ne plus souffrir des fers qui les captivent[156], - Chacun reprend sa place et remplit son devoir. - La mort d'Aétius te le fera trop voir: 1040 - Si pour leur maître en toi je leur mène un barbare, - Tu verras quel accueil leur vertu te prépare; - Mais si d'un Valamir j'honore un si haut rang, - Aucun pour me servir n'épargnera son sang. - - ATTILA. - - Vous me faites pitié de si mal vous connoître, 1045 - Que d'avoir tant d'amour, et le faire paroître. - Il est honteux, Madame, à des rois tels que nous, - Quand ils en sont blessés, d'en laisser voir les coups. - Il a droit de régner sur les âmes communes, - Non sur celles qui font et défont les fortunes; 1050 - Et si de tout le cœur on ne peut l'arracher, - Il faut s'en rendre maître, ou du moins le cacher. - Je ne vous blâme point d'avoir eu mes foiblesses; - Mais faites même effort sur ces lâches tendresses, - Et comme je vous tiens seule digne de moi, 1055 - Tenez-moi seul aussi digne de votre foi. - Vous aimez Valamir, et j'adore Ildione: - Je me garde pour vous, gardez-vous pour mon trône; - Prenez ainsi que moi des sentiments plus hauts, - Et suivez mes vertus ainsi que mes défauts. 1060 - - HONORIE. - - Parle de tes fureurs et de leur noir ouvrage: - Il s'y mêle peut-être une ombre de courage; - Mais bien loin qu'avec gloire on te puisse imiter, - La vertu des tyrans est même à détester. - Irois-je à ton exemple assassiner mon frère? 1065 - Sur tous mes alliés répandre ma colère? - Me baigner dans leur sang, et d'un orgueil jaloux...? - - ATTILA. - - Si nous nous emportons, j'irai plus loin que vous, - Madame. - - HONORIE. - - Les grands cœurs parlent avec franchise. - - ATTILA. - - Quand je m'en souviendrai, n'en soyez pas surprise; - Et si je vous épouse avec ce souvenir, - Vous voyez le passé, jugez de l'avenir. - Je vous laisse y penser. Adieu, Madame. - - HONORIE. - - Ah! traître! - - ATTILA. - - Je suis encore amant, demain je serai maître. - Remenez la Princesse, Octar. - - HONORIE. - - Quoi? - - ATTILA. - - C'est assez. 1075 - Vous me direz tantôt tout ce que vous pensez; - Mais pensez-y deux fois avant que me le dire: - Songez que c'est de moi que vous tiendrez l'empire; - Que vos droits sans ma main ne sont que droits en l'air. - - HONORIE. - - Ciel! - - ATTILA. - - Allez, et du moins apprenez à parler. 1080 - - HONORIE. - - Apprends, apprends toi-même à changer de langage, - Lorsqu'au sang des Césars ta parole t'engage. - - ATTILA. - - Nous en pourrons changer avant la fin du jour. - - HONORIE. - - Fais ce que tu voudras, tyran, j'aurai mon tour. - -FIN DU TROISIÈME ACTE. - - [144] L'édition de 1692, aussi bien que celle de - Voltaire (1764), portent _tout_, invariable.--Dans l'édition - originale, de 1668, _tous_ est joint au participe par un trait - d'union, comme ne formant avec lui qu'un seul mot: - «tous-placés.» - - [145] Ce fut Valentinien lui-même qui tua de sa main - Aétius, l'année qui suivit la mort d'Attila: _Aetius, dux et - patricius, fraudulenter singuluris accitus intra palatium, manu - ipsius Valentiniani imperatoris occiditur_. (Idacii, episcopi - _Chronica_, édition de 1633, p. 35.) - - [146] _Var._ Vouloir qu'à mes yeux même un autre la - possède! (1668) - - [147] Jornandès (_de Getarum rebus gestis_, chapitre - XXXV) exprime énergiquement la terreur qu'inspirait Attila: _Vir - in concussionem gentium natus in mundo, terrarum omnium metus, - qui, nescio qua sorte, terrebat cuncta formidabili de se opinione - vulgata_. - - [148] Voyez ci-dessus, p. 103, note 84. - - [149] _Var._ Il faut donc m'y résoudre? Eh bien! - j'ose.... De grâce. (1668) - - [150] L'édition de 1682 donne, par erreur, _mais_, au - lieu de _mes_. - - [151] C'est la traduction du vers bien connu (Juvénal, - satire VI, vers 223): - - _Hoc volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas._ - - [152] Les deux éditions de 1668 ont _faite_; celles de - 1682, de 1692 et de Voltaire (1764) portent _fait_, sans accord. - - [153] Voltaire (1764) a remplacé _une autre moi-même_ - par _un autre moi-même_. - - [154] Attila est nommé ainsi dans Jornandès (_de Getarum - rebus gestis_, chapitre XXXVIII): _Attila rex omnium regum_. - - [155] Telle est la leçon des deux éditions antérieures à - 1682. Celle-ci porte _ton pouvoir_, pour _tout pouvoir_, ainsi - que l'édition de 1692. Voltaire a adopté comme nous la leçon - primitive: _tout_. - - [156] _Var._ Et pour ne plus souffrir de fers qui les - captivent. (1668)--Cette leçon a été reproduite par l'édition de - 1692. - - - - -ACTE IV. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -HONORIE, OCTAR, FLAVIE. - - HONORIE. - - Allez, servez-moi bien. Si vous aimez Flavie, 1085 - Elle sera le prix de m'avoir bien servie: - J'en donne ma parole; et sa main est à vous, - Dès que vous m'obtiendrez Valamir pour époux. - - OCTAR. - - Je voudrois le pouvoir: j'assurerois, Madame, - Sous votre Valamir mes jours avec ma flamme. 1090 - Bien qu'Attila me traite assez confidemment, - Ils dépendent sous lui d'un malheureux moment: - Il ne faut qu'un soupçon, un dégoût, un caprice, - Pour en faire à sa haine un soudain sacrifice; - Ce n'est pas un esprit que je porte où je veux. 1095 - Faire un peu plus de pente au penchant de ses vœux, - L'attacher un peu plus au parti qu'ils choisissent, - Ce n'est rien qu'avec moi deux mille autres ne puissent; - Mais proposer de front, ou vouloir doucement - Contre ce qu'il résout tourner son sentiment, 1100 - Combattre sa pensée en faveur de la vôtre, - C'est ce que nous n'osons, ni moi, ni pas un autre; - Et si je hasardois ce contre-temps fatal, - Je me perdrois, Madame, et vous servirois mal. - - HONORIE. - - Mais qui l'attache à moi, quand pour l'autre il soupire? - - OCTAR. - - La mort d'Aétius et vos droits sur l'empire. - Il croit s'en voir par là les chemins aplanis; - Et tous autres souhaits de son cœur sont bannis. - Il aime à conquérir, mais il hait les batailles: - Il veut que son nom seul renverse les murailles[157]; 1110 - Et plus grand politique encor que grand guerrier, - Il tient que les combats sentent l'aventurier[158]. - Il veut que de ses gens le déluge effroyable - Atterre impunément les peuples qu'il accable; - Et prodigue de sang, il épargne celui 1115 - Que tant de combattants exposeroient pour lui. - Ainsi n'espérez pas que jamais il relâche, - Que jamais il renonce à ce choix qui vous fâche. - Si pourtant je vois jour à plus que je n'attends, - Madame, assurez-vous que je prendrai mon temps. 1120 - - -SCÈNE II. - -HONORIE, FLAVIE. - - FLAVIE. - - Ne vous êtes-vous point un peu trop déclarée, - Madame? et le chagrin de vous voir préférée - Étouffe-t-il la peur que marquoient vos discours - De rendre hommage au sang d'un roi de quatre jours? - - HONORIE. - - Je te l'avois bien dit, que mon âme incertaine 1125 - De tous les deux côtés attendoit même gêne, - Flavie; et de deux maux qu'on craint également - Celui qui nous arrive est toujours le plus grand, - Celui que nous sentons devient le plus sensible. - D'un choix si glorieux la honte est trop visible; 1130 - Ildione a su l'art de m'en faire un malheur: - La gloire en est pour elle, et pour moi la douleur; - Elle garde pour soi tout l'effet du mérite, - Et me livre avec joie aux ennuis qu'elle évite. - Vois avec quel insulte[159] et de quelle hauteur 1135 - Son refus en mes mains rejette un si grand cœur, - Cependant que ravie elle assure à son âme - La douceur d'être toute à l'objet de sa flamme; - Car je ne doute point qu'elle n'ait de l'amour. - Ardaric qui s'attache à la voir chaque jour, 1140 - Les respects qu'il lui rend, et les soins qu'il se donne.... - - FLAVIE. - - J'ose vous dire plus, Attila l'en soupçonne: - Il est fier et colère; et s'il sait une fois - Qu'Ildione en secret l'honore de son choix, - Qu'Ardaric ait sur elle osé jeter la vue, 1145 - Et briguer cette foi qu'à lui seul il croit due, - Je crains qu'un tel espoir, au lieu de s'affermir.... - - HONORIE. - - Que n'ai-je donc mieux tu que j'aimois Valamir! - Mais quand on est bravée et qu'on perd ce qu'on aime, - Flavie, est-on sitôt maîtresse de soi-même? 1150 - D'Attila, s'il se peut, tournons l'emportement - Ou contre ma rivale, ou contre son amant; - Accablons leur amour sous ce que j'appréhende; - Promettons à ce prix la main qu'on nous demande; - Et faisons que l'ardeur de recevoir ma foi 1155 - L'empêche d'être ici plus heureuse que moi. - Renversons leur triomphe. Étrange frénésie! - Sans aimer Ardaric, j'en conçois jalousie! - Mais je me venge, et suis, en ce juste projet, - Jalouse du bonheur, et non pas de l'objet. 1160 - - FLAVIE. - - Attila vient, Madame. - - HONORIE. - - Eh bien! faisons connoître - Que le sang des Césars ne souffre point de maître, - Et peut bien refuser de pleine autorité - Ce qu'une autre refuse avec témérité. - - -SCÈNE III. - -ATTILA, HONORIE, FLAVIE. - - ATTILA. - - Tout s'apprête, Madame, et ce grand hyménée 1165 - Peut dans une heure ou deux terminer la journée, - Mais sans vous y contraindre; et je ne viens que voir - Si vous avez mieux vu quel est votre devoir. - - HONORIE. - - Mon devoir est, Seigneur, de soutenir ma gloire, - Sur qui va s'imprimer une tache trop noire, 1170 - Si votre illustre amour pour son premier effet - Ne venge hautement l'outrage qu'on lui fait. - Puis-je voir sans rougir qu'à la belle Ildione - Vous demandiez congé de m'offrir votre trône, - Que...? - - ATTILA. - - Toujours Ildione, et jamais Attila! 1175 - - HONORIE. - - Si vous me préférez, Seigneur, punissez-la: - Prenez mes intérêts, et pressez votre flamme - De remettre en honneur le nom de votre femme. - Ildione le traite avec trop de mépris; - Souffrez-en de pareils, ou rendez-lui son prix. 1180 - A quel droit voulez-vous qu'un tel manque d'estime, - S'il est gloire pour elle, en moi devienne un crime; - Qu'après que nos refus ont tous deux éclaté, - Le mien soit punissable où le sien est flatté; - Qu'elle brave à vos yeux ce qu'il faut que je craigne, - Et qu'elle me condamne à ce qu'elle dédaigne? - - ATTILA. - - Pour vous justifier mes ordres et mes vœux, - Je croyois qu'il suffît d'un simple: «Je le veux;» - Mais voyez, puisqu'il faut mettre tout en balance, - D'Ildione et de vous qui m'oblige ou m'offense. 1190 - Quand son refus me sert, le vôtre me trahit; - Il veut me commander, quand le sien m'obéit: - L'un est plein de respect, l'autre est gonflé d'audace; - Le vôtre me fait honte, et le sien me fait grâce. - Faut-il après cela qu'aux dépens de son sang 1195 - Je mérite l'honneur de vous mettre en mon rang? - - HONORIE. - - Ne peut-on se venger à moins qu'on assassine[160]? - Je ne veux point sa mort, ni même sa ruine: - Il est des châtiments plus justes et plus doux, - Qui l'empêcheroient mieux de triompher de nous. 1200 - Je dis de nous, Seigneur, car l'offense est commune, - Et ce que vous m'offrez des deux n'en feroit qu'une. - Ildione, pour prix de son manque de foi, - Dispose arrogamment et de vous et de moi! - Pour prix de la hauteur dont elle m'a bravée, 1205 - A son heureux amant sa main est réservée, - Avec qui, satisfaite, elle goûte l'appas - De m'ôter ce que j'aime, et me mettre en vos bras! - - ATTILA. - - Quel est-il, cet amant? - - HONORIE. - - Ignorez-vous encore - Qu'elle adore Ardaric, et qu'Ardaric l'adore? 1210 - - ATTILA. - - Qu'on m'amène Ardaric. Mais de qui savez-vous.... - - HONORIE. - - C'est une vision de mes soupçons jaloux; - J'en suis mal éclaircie, et votre orgueil l'avoue, - Et quand elle me brave, et quand elle vous joue; - Même, s'il faut vous croire, on ne vous sert pas mal - Alors qu'on vous dédaigne en faveur d'un rival. - - ATTILA. - - D'Ardaric et de moi telle est la différence, - Qu'elle en punit assez la folle préférence. - - HONORIE. - - Quoi? s'il peut moins que vous, ne lui volez-vous pas - Ce pouvoir usurpé sur ses propres soldats? 1220 - Un véritable roi qu'opprime un sort contraire, - Tout opprimé qu'il est, garde son caractère; - Ce nom lui reste entier sous les plus dures lois: - Il est dans les fers même égal aux plus grands rois; - Et la main d'Ardaric suffit à ma rivale 1225 - Pour lui donner plein droit de me traiter d'égale. - Si vous voulez punir l'affront qu'elle nous fait, - Réduisez-la, Seigneur, à l'hymen d'un sujet. - Ne cherchez point pour elle une plus dure peine - Que de voir votre femme être sa souveraine; 1230 - Et je pourrai moi-même alors vous demander - Le droit de m'en servir et de lui commander. - - ATTILA. - - Madame, je saurai lui trouver un supplice. - Agréez cependant pour vous même justice; - Et s'il faut un sujet à qui dédaigne un roi, 1235 - Choisissez dans une heure, ou d'Octar, ou de moi. - - HONORIE. - - D'Octar, ou.... - - ATTILA. - - Les grands cœurs parlent avec franchise, - C'est une vérité que vous m'avez apprise[161]: - Songez donc sans murmure à cet illustre choix, - Et remerciez-moi de suivre ainsi vos lois[162]. 1240 - - HONORIE. - - Me proposer Octar! - - ATTILA. - - Qu'y trouvez-vous à dire? - Seroit-il à vos yeux indigne de l'empire? - S'il est né sans couronne et n'eut jamais d'États, - On monte à ce grand trône encor d'un lieu plus bas. - On a vu des Césars, et même des plus braves, 1245 - Qui sortoient d'artisans, de bandoliers[163], d'esclaves; - Le temps et leurs vertus les ont rendus fameux, - Et notre cher Octar a des vertus comme eux. - - HONORIE. - - Va, ne me tourne point Octar en ridicule: - Ma gloire pourroit bien l'accepter sans scrupule, 1250 - Tyran, et tu devrois du moins te souvenir - Que s'il n'en est pas digne, il peut le devenir. - Au défaut d'un beau sang, il est de grands services, - Il est des vœux soumis, il est des sacrifices, - Il est de glorieux et surprenants effets, 1255 - Des vertus de héros, et même des forfaits. - L'exemple y peut beaucoup. Instruit par tes maximes, - Il s'est fait de ton ordre une habitude aux crimes: - Comme ta créature, il doit te ressembler. - Quand je l'enhardirai, commence de trembler: 1260 - Ta vie est en mes mains, dès qu'il voudra me plaire, - Et rien n'est sûr pour toi, si je veux qu'il espère. - Ton rival entre, adieu: délibère avec lui - Si ce cher Octar m'aime, ou sera ton appui. - - -SCÈNE IV. - -ATTILA, ARDARIC. - - ATTILA. - - Seigneur, sur ce grand choix je cesse d'être en peine: - J'épouse dès ce soir la princesse romaine, - Et n'ai plus qu'à prévoir à qui plus sûrement - Je puis confier l'autre et son ressentiment. - Le roi des Bourguignons, par ambassade expresse, - Pour Sigismond[164], son fils, vouloit cette princesse; 1270 - Mais nos ambassadeurs furent mieux écoutés. - Pourroit-il nous donner toutes nos sûretés? - - ARDARIC. - - Son État sert de borne à ceux de Mérouée; - La partie entre eux deux seroit bientôt nouée; - Et vous verriez armer d'une pareille ardeur 1275 - Un mari pour sa femme, un frère pour sa sœur: - L'union en seroit trop facile et trop grande. - - ATTILA. - - Celui des Visigoths faisoit même demande. - Comme de Mérouée il est plus écarté, - Leur union auroit moins de facilité: 1280 - Le Bourguignon d'ailleurs sépare leurs provinces, - Et serviroit pour nous de barre à ces deux princes. - - ARDARIC. - - Oui; mais bientôt lui-même entre eux deux écrasé - Leur feroit à se joindre un chemin trop aisé; - Et ces deux rois, par là maîtres de la contrée, 1285 - D'autant plus fortement en défendroient[165] l'entrée, - Qu'ils auroient plus à perdre, et qu'un juste courroux - N'auroit plus tant de chefs à liguer contre vous. - La princesse Ildione est orgueilleuse et belle; - Il lui faut un mari qui réponde mieux d'elle, 1290 - Dont tous les intérêts aux vôtres soient soumis, - Et ne le pas choisir parmi vos ennemis. - D'une fière beauté la haine opiniâtre - Donne à ce qu'elle hait jusqu'au bout à combattre; - Et pour peu que la veuille écouter un époux.... 1295 - - ATTILA. - - Il lui faut donc, Seigneur, ou Valamir, ou vous. - La pourriez-vous aimer? parlez sans flatterie. - J'apprends que Valamir est aimé d'Honorie; - Il peut de mon hymen concevoir quelque ennui, - Et je m'assurerois sur vous plus que sur lui. 1300 - - ARDARIC. - - C'est m'honorer, Seigneur, de trop de confiance. - - ATTILA. - - Parlez donc, pourriez-vous goûter cette alliance? - - ARDARIC. - - Vous savez que vous plaire est mon plus cher souci. - - ATTILA. - - Qu'on cherche la Princesse, et qu'on l'amène ici: - Je veux que de ma main vous receviez la sienne. 1305 - Mais dites-moi, de grâce, attendant qu'elle vienne, - Par où me voulez-vous assurer votre foi? - Et que seriez-vous prêt d'entreprendre pour moi? - Car enfin elle est belle, elle peut tout séduire, - Et vous forcer vous-même à me vouloir détruire. 1310 - - ARDARIC. - - Faut-il vous immoler l'orgueil de Torrismond[166]? - Faut-il teindre l'Arar[167] du sang de Sigismond? - Faut-il mettre à vos pieds et l'un et l'autre trône? - - ATTILA. - - Ne dissimulez point, vous aimez Ildione, - Et proposez bien moins ces glorieux travaux 1315 - Contre mes ennemis que contre vos rivaux. - Ce prompt emportement et ces subites haines - Sont d'un amour jaloux les preuves trop certaines: - Les soins de cet amour font ceux de ma grandeur; - Et si vous n'aimiez pas, vous auriez moins d'ardeur. 1320 - Voyez comme un rival est soudain haïssable, - Comme vers notre amour ce nom le rend coupable, - Comme sa perte est juste encor qu'il n'ose rien; - Et sans aller si loin, délivrez-moi du mien. - Différez à punir une offense incertaine, 1325 - Et servez ma colère avant que votre haine. - Seroit-il sûr pour moi d'exposer ma bonté - A tous les attentats d'un amant supplanté? - Vous-même pourriez-vous épouser une femme, - Et laisser à ses yeux le maître de son âme? 1330 - - ARDARIC. - - S'il étoit trop à craindre, il faudroit l'en bannir. - - ATTILA. - - Quand il est trop à craindre, il faut le prévenir. - C'est un roi dont les gens, mêlés parmi les nôtres, - Feroient accompagner son exil de trop d'autres, - Qu'on verroit s'opposer aux soins que nous prendrons, - Et de nos ennemis grossir les escadrons. - - ARDARIC. - - Est-ce un crime pour lui qu'une douce espérance - Que vous pourriez ailleurs porter la préférence? - - ATTILA. - - Oui, pour lui, pour vous-même, et pour tout autre roi, - C'en est un que prétendre en même lieu que moi. 1340 - S'emparer d'un esprit dont la foi m'est promise, - C'est surprendre une place entre mes mains remise; - Et vous ne seriez pas moins coupable que lui, - Si je ne vous voyois d'un autre œil aujourd'hui. - A des crimes pareils j'ai dû même justice, 1345 - Et ne choisis pour vous qu'un amoureux supplice. - Pour un si cher objet que je mets en vos bras, - Est-ce un prix excessif qu'un si juste trépas? - - ARDARIC. - - Mais c'est déshonorer, Seigneur, votre hyménée - Que vouloir d'un tel sang en marquer la journée. 1350 - - ATTILA. - - Est-il plus grand honneur que de voir en mon choix - Qui je veux à ma flamme immoler de deux rois, - Et que du sacrifice où s'expiera leur crime, - L'un d'eux soit le ministre, et l'autre la victime? - Si vous n'osez par là satisfaire vos feux, 1355 - Craignez que Valamir ne soit moins scrupuleux, - Qu'il ne s'impute pas à tant de barbarie - D'accepter à ce prix son illustre Honorie, - Et n'ait aucune horreur de ses vœux les plus doux, - Si leur entier succès ne lui coûte que vous; 1360 - Car je puis épouser encor votre princesse, - Et détourner vers lui l'effort de ma tendresse. - - -SCÈNE V. - -ATTILA, ARDARIC, ILDIONE. - - ATTILA, à Ildione. - - Vos refus obligeants ont daigné m'ordonner - De consulter vos vœux avant que vous donner[168]; - Je m'en fais une loi. Dites-moi donc, Madame, 1365 - Votre cœur d'Ardaric agréeroit-il la flamme? - - ILDIONE. - - C'est à moi d'obéir, si vous le souhaitez; - Mais, Seigneur.... - - ATTILA. - - Il y fait quelques difficultés; - Mais je sais que sur lui vous êtes absolue. - Achevez d'y porter son âme irrésolue, 1370 - Afin que dans une heure, au milieu de ma cour, - Votre hymen et le mien couronnent ce grand jour. - - -SCÈNE VI. - -ARDARIC, ILDIONE. - - ILDIONE. - - D'où viennent ces soupirs? d'où naît cette tristesse? - Est-ce que la surprise étonne l'allégresse, - Qu'elle en suspend l'effet pour le mieux signaler, 1375 - Et qu'aux yeux du tyran il faut dissimuler? - Il est parti, Seigneur; souffrez que votre joie, - Souffrez que son excès tout entier se déploie, - Qu'il fasse voir aux miens celui de votre amour. - - ARDARIC. - - Vous allez soupirer, Madame, à votre tour, 1380 - A moins que votre cœur malgré vous se prépare - A n'avoir rien d'humain non plus que ce barbare. - Il me choisit pour vous; c'est un honneur bien grand, - Mais qui doit faire horreur par le prix qu'il le vend. - A recevoir ma main pourrez-vous être prête, 1385 - S'il faut qu'à Valamir il en coûte la tête? - - ILDIONE. - - Quoi? Seigneur! - - ARDARIC. - - Attendez à vous en étonner - Que vous sachiez la main qui doit l'assassiner. - C'est à cet attentat la mienne qu'il destine, - Madame. - - ILDIONE. - - C'est par vous, Seigneur, qu'il l'assassine! - - ARDARIC. - - Il me fait son bourreau pour perdre un autre roi - A qui fait sa fureur la même offre qu'à moi. - Aux dépens de sa tête il veut qu'on vous obtienne; - Ou lui donne Honorie aux dépens de la mienne: - Sa cruelle faveur m'en a laissé le choix. 1395 - - ILDIONE. - - Quel crime voit sa rage à punir en deux rois? - - ARDARIC. - - Le crime de tous deux, c'est d'aimer deux princesses, - C'est d'avoir mieux que lui mérité leurs tendresses. - De vos bontés pour nous il nous fait un malheur, - Et d'un sujet de joie un excès de douleur. 1400 - - ILDIONE. - - Est-il orgueil plus lâche, ou lâcheté plus noire? - Il veut que je vous coûte ou la vie ou la gloire, - Et serve de prétexte au choix infortuné - D'assassiner vous-même ou d'être assassiné! - Il vous offre ma main comme un bonheur insigne, 1405 - Mais à condition de vous en rendre indigne; - Et si vous refusez par là de m'acquérir, - Vous ne sauriez vous-même éviter de périr! - - ARDARIC. - - Il est beau de périr pour éviter un crime: - Quand on meurt pour sa gloire, on revit dans l'estime; - Et triompher ainsi du plus rigoureux sort, - C'est s'immortaliser par une illustre mort. - - ILDIONE. - - Cette immortalité qui triomphe en idée - Veut être, pour charmer, de plus loin regardée; - Et quand à notre amour ce triomphe est fatal, 1415 - La gloire qui le suit nous en console mal. - - ARDARIC. - - Vous vengerez ma mort; et mon âme ravie.... - - ILDIONE. - - Ah! venger une mort n'est pas rendre une vie: - Le tyran immolé me laisse mes malheurs; - Et son sang répandu ne tarit pas mes pleurs. 1420 - - ARDARIC. - - Pour sauver une vie, après tout périssable, - En rendrois-je le reste infâme et détestable? - Et ne vaut-il pas mieux assouvir sa fureur, - Et mériter vos pleurs, que de vous faire horreur? - - ILDIONE. - - Vous m'en feriez sans doute, après cette infamie, 1425 - Assez pour vous traiter en mortelle ennemie; - Mais souvent la fortune a d'heureux changements - Qui président sans nous aux grands événements. - Le ciel n'est pas toujours aux méchants si propice: - Après tant d'indulgence, il a de la justice. 1430 - Parlez à Valamir, et voyez avec lui - S'il n'est aucun remède à ce mortel ennui. - - ARDARIC. - - Madame.... - - ILDIONE. - - Allez, Seigneur: nos maux et le temps pressent, - Et les mêmes périls tous deux vous intéressent. - - ARDARIC. - - J'y vais; mais en l'état qu'est son sort et le mien, 1435 - Nous nous plaindrons ensemble et ne résoudrons rien. - - -SCÈNE VII. - -ILDIONE[169]. - - Trêve, mes tristes yeux, trêve aujourd'hui de larmes! - Armez contre un tyran vos plus dangereux charmes: - Voyez si de nouveau vous le pourrez dompter, - Et renverser sur lui ce qu'il ose attenter. 1440 - Reprenez en son cœur votre place usurpée, - Ramenez à l'autel ma victime échappée, - Rappelez ce courroux que son choix incertain - En faveur de ma flamme allumoit dans mon sein. - Que tout semble facile en cette incertitude! 1445 - Mais qu'à l'exécuter tout est pénible et rude! - Et qu'aisément le sexe oppose à sa fierté - Sa douceur naturelle et sa timidité! - Quoi? ne donner ma foi que pour être perfide! - N'accepter un époux que pour un parricide! 1450 - Ciel, qui me vois frémir à ce nom seul d'époux, - Ou rends-moi plus barbare, ou mon tyran plus doux[170]! - - -FIN DU QUATRIÈME ACTE. - - [157] C'est la hâblerie du Matamore prise au sérieux. - Voyez _l'Illusion comique_, vers 233 (tome II, p. 447). - - [158] _Bellorum quidem amator, sed ipse manu temperans._ - (Jornandès, _de Getarum rebus gestis_, chapitre XXXV.) Voyez - ci-dessus, p. 103 et la note 83. - - [159] L'édition de 1692 porte _quelle insulte_, au - féminin. Plus haut, au vers 424, p. 125, elle avait laissé ce mot - au masculin. Voltaire a mis le féminin aux deux endroits. - - [160] Tel est le texte de toutes les éditions anciennes, - et même encore de celle de Voltaire (1764). Il est conforme à - l'usage ordinaire de Corneille. Dans des éditions modernes on a - ajouté _ne_: «à moins qu'on n'assassine.» Voyez le _Lexique_. - - [161] Voyez ci-dessus, acte III, scène IV, vers 1069 et - 1070. - - [162] _Var._ Et me remerciez de suivre ainsi vos lois. - (1668, édition originale.) - - [163] _Bandolier_, _bandoulier_, de l'espagnol - _bandolero_, «voleur de campagne, qui vole en troupe et avec - armes à feu.» (_Dictionnaire de Furetière._) Voyez le - _Lexique_.--L'empereur Philippe, dit l'Arabe, était fils d'un - chef de brigands; Dioclétien était, selon les uns, l'affranchi - d'un sénateur, selon d'autres le fils d'un greffier; Galère avait - été berger, etc. - - [164] Il est parlé de Sigismond roi des Bourguignons au - chapitre LVIII de Jornandès. - - [165] Il y a le futur, _défendront_, dans l'édition de - 1682. - - [166] Torrismond, ou plutôt _Thorismond_, un des - vainqueurs d'Attila dans la bataille des Champs catalauniques, - était fils et successeur de Théodoric, roi des Visigoths, qui - périt dans cette bataille. - - [167] Voyez ci-dessus, p. 117, note 116. - - [168] Voyez acte III, scène II, vers 920. - - [169] Dans l'édition de Voltaire (1764): ILDIONE, - _seule_. - - [170] Voyez ci-dessus, p. 104, et p. 137, vers 693-704. - - - - -ACTE V. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -ARDARIC, VALAMIR. - -(Ils n'ont point d'épée l'un ni l'autre[171].) - - ARDARIC. - - Seigneur, vos devins seuls ont causé notre perte: - Par eux à tous nos maux la porte s'est ouverte; - Et l'infidèle appas de leur prédiction 1455 - A jeté trop d'amorce à notre ambition[172]. - C'est de là qu'est venu cet amour politique - Que prend pour attentat un orgueil tyrannique. - Sans le flatteur espoir d'un avenir si doux, - Honorie auroit eu moins de charmes pour vous. 1460 - C'est par là que vos yeux la trouvent adorable, - Et que vous faites naître un amour véritable, - Qui l'attachant à vous excite des fureurs - Que vous voyez passer aux dernières horreurs. - A moins que je vous perde, il faut que je périsse; 1465 - On vous fait même grâce, ou pareille injustice: - Ainsi vos seuls devins nous forcent de périr, - Et ce sont tous les droits qu'ils vous font acquérir. - - VALAMIR. - - Je viens de les quitter; et loin de s'en dédire, - Ils assurent ma race encor du même empire. 1470 - Ils savent qu'Attila s'aigrit au dernier point, - Et ses emportements ne les émeuvent point; - Quelque loi qu'il nous fasse, ils sont inébranlables: - Le ciel en a donné des arrêts immuables; - Rien n'en rompra l'effet; et Rome aura pour roi 1475 - Ce grand Théodoric qui doit sortir de moi[173]. - - ARDARIC. - - Ils veulent donc, Seigneur, qu'aux dépens de ma tête - Vos mains à ce héros préparent sa conquête? - - VALAMIR. - - Seigneur, c'est m'offenser encor plus qu'Attila. - - ARDARIC. - - Par où lui pouvez-vous échapper que par là? 1480 - Pouvez-vous que par là posséder Honorie? - Et d'où naîtra ce fils, si vous perdez la vie? - - VALAMIR. - - Je me vois comme vous aux portes du trépas; - Mais j'espère, après tout, ce que je n'entends pas. - - -SCÈNE II. - -ARDARIC, VALAMIR, HONORIE. - - HONORIE. - - Savez-vous d'Attila jusqu'où va la furie, 1485 - Princes, et quelle en est l'affreuse barbarie? - Cette offre qu'il vous fait d'en rendre l'un heureux - N'est qu'un piége qu'il tend pour vous perdre tous deux. - Il veut, sous cet espoir qu'il donne à l'un et l'autre, - Votre sang de sa main, ou le sien de la vôtre; 1490 - Mais qui le serviroit seroit bientôt livré - Aux troupes de celui qu'il auroit massacré; - Et par le désaveu de cette obéissance - Ce tigre assouviroit sa rage et leur vengeance. - Octar aime Flavie, et l'en vient d'avertir. 1495 - - VALAMIR. - - Euric[174], son lieutenant, ne fait que de sortir: - Le tyran soupçonneux, qui craint ce qu'il mérite, - A pour nous désarmer choisi ce satellite; - Et comme avec justice il nous croit irrités, - Pour nous parler encore il prend ses sûretés. 1500 - Pour peu qu'il eût tardé, nous allions dans sa tente - Surprendre et prévenir sa plus barbare attente, - Tandis qu'il nous laissoit encor la liberté - D'y porter l'un et l'autre une épée au côté. - Il promet à tous deux de nous la faire rendre, 1505 - Dès qu'il saura de nous ce qu'il en doit attendre, - Quel est notre dessein, ou pour en mieux parler, - Dès que nous résoudrons de nous entr'immoler. - Cependant il réduit à l'entière impuissance - Ce noble désespoir qui punit par avance[175], 1510 - Et qui se faisant droit avant que de mourir, - Croit que se perdre ainsi, c'est un peu moins périr; - Car nous aurions péri par les mains de sa garde; - Mais la mort est plus belle alors qu'on la hasarde. - - HONORIE. - - Il vient, Seigneur. - - -SCÈNE III. - -ATTILA, VALAMIR, ARDARIC, HONORIE, OCTAR. - - ATTILA. - - Eh bien! mes illustres amis, 1515 - Contre mes grands rivaux quel espoir m'est permis? - Pas un n'a-t-il pour soi la digne complaisance - D'acquérir sa princesse en perdant qui m'offense? - Quoi? l'amour, l'amitié, tout va d'un froid égal! - Pas un ne m'aime assez pour haïr mon rival! 1520 - Pas un de son objet n'a l'âme assez ravie - Pour vouloir être heureux aux dépens d'une vie! - Quels amis! quels amants! et quelle dureté! - Daignez, daignez du moins la mettre en sûreté: - Si ces deux intérêts n'ont rien qui la fléchisse, 1525 - Que l'horreur de mourir, à leur défaut, agisse; - Et si vous n'écoutez l'amitié ni l'amour, - Faites un noble effort pour conserver le jour. - - VALAMIR. - - A l'inhumanité joindre la raillerie, - C'est à son dernier point porter la barbarie. 1530 - Après l'assassinat d'un frère et de six rois, - Notre tour est venu de subir mêmes lois; - Et nous méritons bien les plus cruels supplices - De nous être exposés aux mêmes sacrifices, - D'en avoir pu souffrir chaque jour de nouveaux. 1535 - Punissez, vengez-vous, mais cherchez des bourreaux; - Et si vous êtes roi, songez que nous le sommes. - - ATTILA. - - Vous? devant Attila vous n'êtes que deux hommes; - Et dès qu'il m'aura plu d'abattre votre orgueil, - Vos têtes pour tomber n'attendront qu'un coup d'œil. - Je fais grâce à tous deux de n'en demander qu'une: - Faites-en décider l'épée et la fortune; - Et qui succombera du moins tiendra de moi - L'honneur de ne périr que par la main d'un roi. - Nobles gladiateurs, dont ma colère apprête 1545 - Le spectacle pompeux à cette grande fête, - Montrez, montrez un cœur enfin digne du rang. - - ARDARIC. - - Votre main est plus faite à verser de tel sang; - C'est lui faire un affront que d'emprunter les nôtres. - - ATTILA. - - Pour me faire justice il s'en trouvera d'autres; 1550 - Mais si vous renoncez aux objets de vos vœux, - Le refus d'une tête en pourra coûter deux. - Je révoque ma grâce, et veux bien que vos crimes - De deux rois mes rivaux me fassent deux victimes; - Et ces rares objets si peu dignes de moi 1555 - Seront le digne prix de cet illustre emploi. - - (A Ardaric.) - - De celui de vos feux je ferai la conquête - De quiconque à mes pieds abattra votre tête. - - (A Honorie.) - - Et comme vous paierez celle de Valamir, - Nous aurons à ce prix des bourreaux à choisir; 1560 - Et pour nouveau supplice à de si belles flammes, - Ce choix ne tombera que sur les plus infâmes. - - HONORIE. - - Tu pourrois être lâche et cruel jusque-là! - - ATTILA. - - Encor plus, s'il le faut, mais toujours Attila, - Toujours l'heureux objet de la haine publique, 1565 - Fidèle au grand dépôt du pouvoir tyrannique, - Toujours.... - - HONORIE. - - Achève, et dis que tu veux en tout lieu - Être l'effroi du monde, et le fléau de Dieu[176]. - Étale insolemment l'épouvantable image - De ces fleuves de sang où se baignoit ta rage. 1570 - Fais voir.... - - ATTILA. - - Que vous perdez de mots injurieux - A me faire un reproche et doux et glorieux! - Ce dieu dont vous parlez, de temps en temps sévère, - Ne s'arme pas toujours de toute sa colère; - Mais quand à sa fureur il livre l'univers, 1575 - Elle a pour chaque temps des déluges divers. - Jadis, de toutes parts faisant regorger l'onde, - Sous un déluge d'eaux il abîma le monde; - Sa main tient en réserve un déluge de feux - Pour le dernier moment de nos derniers neveux; 1580 - Et mon bras, dont il fait aujourd'hui son tonnerre, - D'un déluge de sang couvre pour lui la terre. - - HONORIE. - - Lorsque par les tyrans il punit les mortels, - Il réserve sa foudre à ces grands criminels, - Qu'il donne pour supplice à toute la nature, 1585 - Jusqu'à ce que leur rage ait comblé la mesure. - Peut-être qu'il prépare en ce même moment - A de si noirs forfaits l'éclat du châtiment, - Qu'alors que ta fureur à nous perdre s'apprête, - Il tient le bras levé pour te briser la tête, 1590 - Et veut qu'un grand exemple oblige de trembler - Quiconque désormais t'osera ressembler. - - ATTILA. - - Eh bien! en attendant ce changement sinistre, - J'oserai jusqu'au bout lui servir de ministre, - Et faire exécuter toutes ses volontés 1595 - Sur vous et sur des rois contre moi révoltés. - Par des crimes nouveaux je punirai les vôtres, - Et mon tour à périr ne viendra qu'après d'autres. - - HONORIE. - - Ton sang, qui chaque jour, à longs flots distillés[177], - S'échappe vers ton frère et six rois immolés, 1600 - Te diroit-il trop bas que leurs ombres t'appellent? - Faut-il que ces avis par moi se renouvellent? - Vois, vois couler ce sang qui te vient avertir, - Tyran, que pour les joindre il faut bientôt partir. - - ATTILA. - - Ce n'est rien; et pour moi s'il n'est point d'autre foudre, - J'aurai pour ce départ du temps à m'y résoudre. - D'autres vous envoiroient[178] leur frayer le chemin; - Mais j'en laisserai faire à votre grand destin, - Et trouverai pour vous quelques autres vengeances, - Quand l'humeur me prendra de punir tant d'offenses. - - -SCÈNE IV. - -ATTILA, VALAMIR, ARDARIC, HONORIE, ILDIONE, OCTAR. - - ATTILA, à Ildione. - - Où venez-vous, Madame, et qui vous enhardit - A vouloir voir ma mort qu'ici l'on me prédit? - Venez-vous de deux rois soutenir la querelle, - Vous révolter comme eux, me foudroyer comme elle, - Ou mendier l'appui de mon juste courroux 1615 - Contre votre Ardaric qui ne veut plus de vous? - - ILDIONE. - - Il n'en mériteroit ni l'amour ni l'estime, - S'il osoit espérer m'acquérir par un crime. - D'un si juste refus j'ai de quoi me louer, - Et ne viens pas ici pour l'en désavouer. 1620 - Non, Seigneur: c'est du mien que j'y viens me dédire, - Rendre à mes yeux sur vous leur souverain empire, - Rattacher, réunir votre vouloir au mien, - Et reprendre un pouvoir dont vous n'usez pas bien. - Seigneur, est-ce là donc cette reconnoissance 1625 - Si hautement promise à mon obéissance? - J'ai quitté tous les miens sous l'espoir d'être à vous; - Par votre ordre mon cœur quitte un espoir si doux, - Je me réduis au choix qu'il vous a plu me faire, - Et votre ordre le met hors d'état de me plaire! 1630 - Mon respect qui me livre aux vœux d'un autre roi - N'y voit pour lui qu'opprobre, et que honte pour moi! - Rendez, rendez-le-moi, cet empire suprême - Qui ne vous laissoit plus disposer de vous-même: - Rendez toute votre âme à son premier souhait, 1635 - Recevez qui vous aime, et fuyez qui vous hait. - Honorie a ses droits; mais celui de vous plaire - N'est pas, vous le savez, un droit imaginaire; - Et pour vous appuyer, Mérouée a des bras - Qui font taire les droits quand il faut des combats. 1640 - - ATTILA. - - Non, je ne puis plus voir cette ingrate Honorie - Qu'avec la même horreur qu'on voit une furie; - Et tout ce que le ciel a formé de plus doux, - Tout ce qu'il peut de mieux, je crois le voir en vous; - Mais dans votre cœur même un autre amour murmure, - Lorsque.... - - ILDIONE. - - Vous pourriez croire une telle imposture! - Qu'ai-je dit? qu'ai-je fait que de vous obéir? - Et par où jusque-là m'aurois-je pu trahir? - - ATTILA. - - Ardaric est pour vous un époux adorable. - - ILDIONE. - - Votre main lui donnoit ce qu'il avoit d'aimable; 1650 - Et je ne l'ai tantôt accepté pour époux - Que par cet ordre exprès que j'ai reçu de vous. - Vous aviez déjà vu qu'en dépit de ma flamme, - Pour vous faire empereur.... - - ATTILA. - - Vous me trompez, Madame; - Mais l'amour par vos yeux me sait si bien dompter, 1655 - Que je ferme les miens pour n'y plus résister. - N'abusez pas pourtant d'un si puissant empire: - Songez qu'il est encor d'autres biens où j'aspire, - Que la vengeance est douce aussi bien que l'amour; - Et laissez-moi pouvoir quelque chose à mon tour. 1660 - - ILDIONE. - - Seigneur, ensanglanter cette illustre journée! - Grâce, grâce du moins jusqu'après l'hyménée. - A son heureux flambeau souffrez un pur éclat, - Et laissez pour demain les maximes d'État. - - ATTILA. - - Vous le voulez, Madame, il faut vous satisfaire; 1665 - Mais ce n'est que grossir d'autant plus ma colère; - Et ce que par votre ordre elle perd de moments - Enfle l'avidité de mes ressentiments. - - HONORIE. - - Voyez, voyez plutôt, par votre exemple même, - Seigneur, jusqu'où s'aveugle un grand cœur quand il aime: - Voyez jusqu'où l'amour, qui vous ferme les yeux, - Force et dompte les rois qui résistent le mieux, - Quel empire il se fait sur l'âme la plus fière; - Et si vous avez vu la mienne trop altière, - Voyez ce même amour immoler pleinement 1675 - Son orgueil le plus juste au salut d'un amant, - Et toute sa fierté dans mes larmes éteinte - Descendre à la prière et céder à la crainte. - Avoir su jusque-là réduire mon courroux, - Vous doit être, Seigneur, un triomphe assez doux. 1680 - Que tant d'orgueil dompté suffise pour victime. - Voudriez-vous traiter votre exemple de crime, - Et quand vous adorez qui ne vous aime pas, - D'un réciproque amour condamner les appas? - - ATTILA. - - Non, Princesse, il vaut mieux nous imiter l'un l'autre: - Vous suivez mon exemple, et je suivrai le vôtre[179]. - Vous condamniez Madame à l'hymen d'un sujet; - Remplissez au lieu d'elle un si juste projet. - Je vous l'ai déjà dit; et mon respect fidèle - A cette digne loi que vous faisiez pour elle, 1690 - N'ose prendre autre règle à punir vos mépris. - Si Valamir vous plaît, sa vie est à ce prix: - Disposez à ce prix d'une main qui m'est due. - Octar, ne perdez pas la Princesse de vue. - Vous, qui me commandez de vous donner ma foi, - Madame, allons au temple; et vous, rois, suivez-moi. - - -SCÈNE V. - -HONORIE, OCTAR. - - HONORIE. - - Tu le vois, pour toucher cet orgueilleux courage, - J'ai pleuré, j'ai prié, j'ai tout mis en usage, - Octar; et pour tout fruit de tant d'abaissement, - Le barbare me traite encor plus fièrement. 1700 - S'il reste quelque espoir, c'est toi seul qu'il regarde. - Prendras-tu bien ton temps? Tu commandes sa garde; - La nuit et le sommeil vont tout mettre en ton choix; - Et Flavie est le prix du salut de deux rois. - - OCTAR. - - Ah! Madame, Attila, depuis votre menace, 1705 - Met hors de mon pouvoir l'effet de cette audace. - Ce défiant esprit n'agit plus maintenant, - Dans toutes ses fureurs, que par mon lieutenant: - C'est par lui qu'aux deux rois il fait ôter les armes, - Et deux mots en son âme ont jeté tant d'alarmes, 1710 - Qu'exprès à votre suite il m'attache aujourd'hui, - Pour m'ôter tout moyen de m'approcher de lui. - Pour peu que je vous quitte il y va de ma vie, - Et s'il peut découvrir que j'adore Flavie.... - - HONORIE. - - Il le saura de moi, si tu ne veux agir, 1715 - Infâme, qui t'en peux excuser sans rougir: - Si tu veux vivre encor, va, cherche du courage. - Tu vois ce qu'à toute heure il immole à sa rage; - Et ta vertu, qui craint de trop paroître au jour[180], - Attend, les bras croisés, qu'il t'immole à son tour, 1720 - Fais périr, ou péris; préviens, lâche, ou succombe: - Venge toute la terre, ou grossis l'hécatombe. - Si ta gloire[181] sur toi, si l'amour ne peut rien, - Meurs en traître, et du moins sers de victime au mien. - Mais qui me rend, Seigneur, le bien de votre vue[182]? - - -SCÈNE VI. - -VALAMIR, HONORIE, OCTAR. - - VALAMIR. - - L'impatient transport d'une joie imprévue: - Notre tyran n'est plus. - - HONORIE. - - Il est mort? - - VALAMIR. - - Écoutez - Comme enfin l'ont puni ses propres cruautés, - Et comme heureusement le ciel vient de souscrire - A ce que nos malheurs vous ont fait lui prédire[183]. 1730 - A peine sortions-nous, pleins de trouble et d'horreur, - Qu'Attila recommence à saigner de fureur, - Mais avec abondance; et le sang qui bouillonne - Forme un si gros torrent, que lui-même il s'étonne. - Tout surpris qu'il en est: «S'il ne veut s'arrêter, 1735 - Dit-il, on me paiera ce qu'il m'en va coûter.» - Il demeure à ces mots sans parole, sans force; - Tous ses sens d'avec lui font un soudain divorce: - Sa gorge enfle, et du sang dont le cours s'épaissit - Le passage se ferme, ou du moins s'étrécit[184]. 1740 - De ce sang renfermé la vapeur en furie - Semble avoir étouffé sa colère et sa vie; - Et déjà de son front la funeste pâleur - N'opposoit à la mort qu'un reste de chaleur, - Lorsqu'une illusion lui présente son frère, 1745 - Et lui rend tout d'un coup la vie et la colère: - Il croit le voir suivi des ombres de six rois, - Qu'il se veut immoler une seconde fois; - Mais ce retour si prompt de sa plus noire audace - N'est qu'un dernier effort de la nature lasse, 1750 - Qui prête à succomber sous la mort qui l'atteint, - Jette un plus vif éclat, et tout d'un coup s'éteint. - C'est en vain qu'il fulmine à cette affreuse vue: - Sa rage qui renaît en même temps le tue. - L'impétueuse ardeur de ces transports nouveaux 1755 - A son sang prisonnier ouvre tous les canaux; - Son élancement perce ou rompt toutes les veines, - Et ces canaux ouverts sont autant de fontaines - Par où l'âme et le sang se pressent de sortir, - Pour terminer sa rage et nous en garantir. 1760 - Sa vie à longs ruisseaux se répand sur le sable; - Chaque instant l'affoiblit, et chaque effort l'accable; - Chaque pas rend justice au sang qu'il a versé, - Et fait grâce à celui qu'il avoit menacé. - Ce n'est plus qu'en sanglots qu'il dit ce qu'il croit dire; - Il frissonne, il chancelle, il trébuche, il expire; - Et sa fureur dernière, épuisant tant d'horreurs, - Venge enfin l'univers de toutes ses fureurs. - - -SCÈNE VII. - -ARDARIC, VALAMIR, HONORIE, ILDIONE, OCTAR. - - ARDARIC. - - Ce n'est pas tout, Seigneur; la haine générale, - N'ayant plus à le craindre, avidement s'étale; 1770 - Tous brûlent de servir sous des ordres plus doux, - Tous veulent à l'envi les recevoir de nous. - Ce bonheur étonnant que le ciel nous renvoie - De tant de nations fait la commune joie; - La fin de nos périls en remplit tous les vœux, 1775 - Et pour être tous quatre au dernier point heureux, - Nous n'avons plus qu'à voir notre flamme avouée - Du souverain de Rome et du grand Mérouée: - La princesse des Francs m'impose cette loi. - - HONORIE. - - Pour moi, je n'en ai plus à prendre que de moi. 1780 - - ARDARIC. - - Ne perdons point de temps en ce retour d'affaires: - Allons donner tous deux les ordres nécessaires, - Remplir ce trône vide, et voir sous quelles lois - Tant de peuples voudront nous recevoir pour rois[185]. - - VALAMIR. - - Me le permettez-vous, Madame? et puis-je croire. 1785 - Que vous tiendrez enfin ma flamme à quelque gloire? - - HONORIE. - - Allez; et cependant assurez-vous, Seigneur, - Que nos destins changés n'ont point changé mon cœur. - - -FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE. - - [171] Dans Voltaire: «_ni l'un ni l'autre_.» - - [172] _Var._ A jeté trop d'amorce à votre ambition. - (1668) - - [173] Voyez ci-dessus, p. 120, note 123. - - [174] C'est encore un nom emprunté à Jornandès. Dans son - _Histoire des Goths_ (chapitre XLV), c'est celui du frère de - Théodoric, roi des Visigoths, tué aux Champs catalauniques. - - [175] L'édition de Voltaire (1764) a ici une leçon qui - altère le sens: «qu'il punit par avance.» - - [176] Voyez plus haut, p. 103, note 44. - - [177] _Sanguis, qui ci solite de naribus effluebat...._ - (Jornandès, _de Getarum rebus gestis_, chapitre XLIX.) Voyez - ci-dessus, p. 105, note 93. - - [178] Ici Voltaire (1764), bien qu'il ait laissé - ailleurs (au vers 833 par exemple) _envoyerez_, donne - _enverroient_. - - [179] Après ce vers, l'édition de 1692 donne seule le - jeu de scène suivant: _Il montre Ildione à Honorie_; et après le - vers 1694, cette même édition ajoute: _à Ildione_. - - [180] L'édition originale porte _un jour_, pour _au - jour_. - - [181] Voltaire a changé «ta gloire» en «la gloire.» - - [182] Dans l'édition de Voltaire (1764), ce vers, - précédé des mots: HONORIE _à Valamir_, commence la scène VI. - - [183] Voyez ci-dessus, p. 174, vers 1599-1604. - - [184] Ce sont les mots déjà cités de Jornandès (_de - Getarum rebus gestis_, chapitre XLIX): _Redundansque sanguis.... - dum consuetis meatibus impeditur.... eum exstinxit_. - - [185] Jornandès (_de Getarum rebus gestis_, chapitre L) - rapporte que ce fut Ardaric qui le premier, après la mort - d'Attila, se souleva contre son fils, et qui par sa défection - délivra non-seulement sa propre nation, mais encore toutes les - autres, qui étaient également opprimées. - - - - - TITE ET BÉRÉNICE - - COMÉDIE HÉROÏQUE - - 1670 - - - - -NOTICE. - - -«Henriette d'Angleterre[186], belle-sœur de Louis XIV, voulut, -dit Voltaire dans la préface de son commentaire sur la _Bérénice_ -de Racine, que Racine et Corneille fissent chacun une tragédie -des adieux de Titus et de Bérénice. Elle crut qu'une victoire -obtenue sur l'amour le plus vrai et le plus tendre ennoblissait -le sujet, et en cela elle ne se trompait pas; mais elle avait -encore un intérêt secret à voir cette victoire représentée sur le -théâtre: elle se ressouvenait des sentiments qu'elle avait eus -longtemps pour Louis XIV, et du goût vif de ce prince pour elle. -Le danger de cette passion, la crainte de mettre le trouble dans -la famille royale, les noms de beau-frère et de belle-sœur, -mirent un frein à leurs désirs; mais il resta toujours dans leurs -cœurs une inclination secrète, toujours chère à l'un et à -l'autre. Ce sont ces sentiments qu'elle voulut voir développés -sur la scène, autant pour sa consolation que pour son amusement. -Elle chargea le marquis de Dangeau, confident de ses amours avec -le Roi, d'engager secrètement Corneille et Racine à travailler -l'un et l'autre sur ce sujet, qui paraissait si peu fait pour la -scène. Les deux pièces furent composées dans l'année 1670, sans -qu'aucun des deux sût qu'il avait un rival[187].» - -Déjà, dans son _Siècle de Louis XIV_[188], Voltaire avait -expliqué le caractère de cette liaison du Roi et de Madame, et -marqué d'une manière plus précise quelle avait été l'intention de -cette princesse, en imposant à nos deux plus grands poëtes -tragiques une tâche si difficile et si dangereuse: «Il y eut -d'abord entre Madame et le Roi beaucoup de ces coquetteries -d'esprit et de cette intelligence secrète, qui se remarquèrent -dans de petites fêtes souvent répétées. Le Roi lui envoyait des -vers; elle y répondait. Il arriva que le même homme fut à la fois -le confident du Roi et de Madame dans ce commerce ingénieux. -C'était le marquis de Dangeau. Le Roi le chargeait d'écrire pour -lui; et la princesse l'engageait à répondre au Roi. Il les servit -ainsi tous deux, sans laisser soupçonner à l'un qu'il fût employé -par l'autre; et ce fut une des causes de sa fortune. Cette -intelligence jeta des alarmes dans la famille royale. Le Roi -réduisit l'éclat de ce commerce à un fonds d'estime et d'amitié -qui ne s'altéra jamais. Lorsque Madame fit depuis travailler -Racine et Corneille à la tragédie de _Bérénice_, elle avait en -vue, non-seulement la rupture du Roi avec la connétable -Colonne[189], mais le frein qu'elle-même avait mis à son -propre penchant, de peur qu'il ne devînt dangereux.» - -La malheureuse princesse ne devait pas assister à la lutte -littéraire qu'elle s'était promis de juger. C'est le 30 juin 1670 -qu'elle fut frappée d'une mort inattendue, qui est demeurée un -douloureux problème pour la science et pour l'histoire. Le 21 -août Bossuet faisait retentir les voûtes de Saint-Denis de -l'éloquente oraison funèbre qui a gravé à jamais dans toutes les -mémoires le vivant souvenir de Madame, et trois mois seulement -plus tard les deux pièces qu'elle avait tout à la fois inspirées -et commandées paraissaient sur le théâtre. - -Dans de telles circonstances, elles excitèrent une curiosité bien -facile à comprendre; mais les armes étaient loin d'être égales -entre les deux champions. Aux avantages réels et incontestables -que Racine, par la nature de son talent, avait sur Corneille en -un pareil sujet[190], le hasard ou l'habileté du jeune poëte et -de ses amis en avaient ajouté d'autres. Racine, dont la pièce fut -représentée à l'hôtel de Bourgogne, fut assez heureux pour voir -le rôle de Titus rempli par Floridor, et celui de Bérénice par la -Champmeslé; de plus sa tragédie jouée le 21 novembre, huit -jours avant celle de Corneille, eut ainsi tout le temps de gagner -à l'avance la faveur du public. - -Corneille, il est vrai, paraissait être plus avant que son -concurrent dans les bonnes grâces de Robinet, qui dans ses -_Lettres en vers_ évite de se prononcer sur la pièce de Racine, -et se contente de louer la pompe du spectacle et le talent des -acteurs. C'est d'une tout autre façon qu'il parle de l'ouvrage de -Corneille. Il commence par l'annoncer avec fracas; passant en -revue dans son numéro du 22 novembre les nouvelles du jour, il -s'exprime de la sorte: - - La première en forme d'avis, - Dont maints et maints seront ravis, - Est que ce poëme de Corneille, - Sa _Bérénice_ nompareille, - Se donnera pour le certain, - Le jour de vendredi prochain, - Sur le théâtre de Molière. - . . . . . . . . . . . . . . . . . . - J'ajoute encor brièvement - Qu'on doit alternativement - Jouer la grande _Bérénice_, - Qu'on loue avec tant de justice, - Et _le Gentilhomme bourgeois_. - -Toutefois le vendredi 28 novembre Robinet n'assista pas, comme on -aurait pu le croire, à la première représentation de _Tite et -Bérénice_. Il s'en explique ainsi dans son numéro du lendemain -29: - - .. Je ne puis sortir la porte - Pour une raison assez forte. - Sans cela, par un beau souci, - J'eusse été dès hier aussi - Voir le chef-d'œuvre de Corneille, - Lequel parut une merveille - A la foule qui se trouva - A ce divin poëme-là, - Que _Bérénice_ l'on appelle, - D'un bout à l'autre toute belle, - Et qu'enfin la troupe du Roi - Joue à miracle, en bonne foi, - Se signalant dans l'héroïque, - Aussi bien que dans le comique. - -Ce n'est que plus tard, dans le numéro du 20 décembre, qu'on -trouve un compte rendu détaillé de la pièce: - - La _Bérénice_ de Corneille, - Qu'on peut, sans qu'on s'en émerveille, - Dire un vrai chef-d'œuvre de l'art, - Sans aucun mais, ni si, ni car, - Est fort suivie et fort louée, - Et même à merveille jouée - Par la digne troupe du Roi, - Sur son théâtre en noble arroi. - Mademoiselle de Molière - Des mieux soutient le caractère - De cette reine dont le cœur - Témoigne un amour plein d'honneur. - Cette autre admirable chrétienne[191], - Cette rare comédienne, - Mademoiselle de Beauval, - Savante dans l'art théâtral, - Fait bien la fière Domitie; - Et Mademoiselle de Brie, - Qui tout joue agréablement - Comme judicieusement, - Y pare grandement la scène[192], - Parlant avec cette Romaine, - Qui l'entretient confidemment - Dessus l'incommode tourment - Que lui cause, au fond de son âme, - Son ambition et sa flamme. - La Thorillière fait Titus, - Empereur orné de vertus, - Et remplit, dessus ma parole, - Dignement cet auguste rôle. - De même le jeune Baron, - Héritier, ainsi que du nom, - De tous les charmes de sa mère - Et des beaux talents qu'eut son père, - Y représente, en son air doux, - Domitian, au gré de tous, - Dans l'amour tendre autant qu'extrème - Dont ladite Romaine il aime. - Enfin leurs confidents aussi, - Dont à côté les noms voici, (_Les Srs Hubert, du Croisi et la Grange._) - Y font très-bien leur personnage, - Et dans un brillant équipage. - -Environ un mois après, la pièce était représentée à Vincennes -devant la cour. C'est la _Gazette_ qui nous l'apprend en ces -termes: «Le 21, Leurs Majestés, avec lesquelles étoient -Monseigneur le Dauphin, Monsieur, Mademoiselle d'Orléans, Mme de -Guise et la duchesse d'Enghien, allèrent au château de Vincennes, -continuer les divertissements du carnaval: y ayant eu le soir la -représentation de la _Bérénice_ du sieur Corneille, par la troupe -du Roi dans l'antichambre de la Reine, puis le bal, où les -seigneurs et les dames parurent en un ajustement des plus -superbes et des plus brillants: ce qui fut précédé d'une -très-magnifique collation et suivi d'un souper non moins -splendide.» - -Corneille ne partageait pas l'enthousiasme de Robinet, et n'était -nullement satisfait de la façon dont sa pièce avait été jouée; il -en conserva même un si pénible souvenir, que six ans plus -tard il écrivait à Louis XIV, en le remerciant d'avoir fait -reparaître certains de ses ouvrages et en le priant d'étendre à -d'autres la même faveur, que s'il daignait leur accorder quelque -attention: - - .... _Bérénice_ enfin trouveroit des acteurs. - -Avouons, du reste, que les comédiens qui jouaient dans cette -pièce devaient être assez embarrassés pour exprimer certains -sentiments factices, et même pour comprendre quelques passages -obscurs. Cizeron Rival raconte à ce sujet une anecdote[193] dont -nous n'oserions pas garantir l'exactitude, mais qui est tout à la -fois trop piquante et trop connue pour qu'il soit permis de la -passer sous silence. «M. Despréaux distinguoit ordinairement deux -sortes de galimatias: le _galimatias simple_, et le _galimatias -double_. Il appeloit galimatias simple, celui où l'auteur -entendoit ce qu'il vouloit dire, mais où les autres n'entendoient -rien; et le galimatias double, celui où l'auteur ni les lecteurs -ne pouvoient rien comprendre.... Il citoit pour exemple ces -quatre vers de la tragédie de _Tite et Bérénice_ du grand -Corneille (acte I, scène II): - - Faut-il mourir, Madame? et si proche du terme, - Votre illustre inconstance est-elle encor si ferme, - Que les restes d'un feu que j'avois cru si fort - Puissent dans quatre jours se promettre ma mort? - -Baron, ce célèbre acteur, devoit faire le rôle de Domitian dans -cette même tragédie, et comme il étudioit son rôle, l'obscurité -des vers rapportés ci-dessus lui donna quelque peine, et il en -alla demander l'explication à Molière, chez qui il demeuroit. -Molière, après les avoir lus, lui dit qu'il ne les entendoit pas -non plus: «Mais, attendez, dit-il à Baron; M. Corneille doit -venir souper avec nous aujourd'hui, et vous lui direz qu'il vous -les explique.» Dès que Corneille arriva, le jeune Baron alla lui -sauter au cou, comme il faisoit ordinairement, parce qu'il -l'aimoit, et ensuite il le pria de lui expliquer ces quatre -vers, disant à Corneille qu'il ne les entendoit pas. Corneille, -après les avoir examinés quelque temps, dit: «Je ne les entends -pas trop bien non plus; mais récitez-les toujours: tel qui ne les -entendra pas les admirera.» - -Ce reproche d'obscurité est le principal que les critiques aient -adressé à Corneille dans les écrits composés à l'occasion des -deux tragédies. La première brochure publiée à ce sujet, -intitulée: _la Critique de Bérénice_, par l'abbé de Villars, se -rapporte entièrement à la _Bérénice_ de Racine; elle a suivi la -première représentation de très-près, et nous serions même -embarrassé par la date du 17 novembre qu'elle porte, puisque la -pièce n'est que du 21, si un adversaire de l'abbé de Villars -n'avait relevé cette erreur au commencement de sa _Réponse_[194]. -En paraissant prendre la défense de la pièce de Racine, l'abbé de -Villars fait assez finement ressortir tous les défauts qu'on y -peut trouver. «Je ne puis souffrir, dit-il en terminant, que l'on -accuse le poëte de n'entendre pas le théâtre, qu'on le blâme -d'avoir voulu entrer en lice avec Corneille, et que Monsieur -***** s'écrie: - - _Infelix puer atque impar congressus Achilli[195]._» - -Après une telle conclusion, Corneille pouvait, ce semble, attendre avec -confiance la suite de cet examen ainsi annoncée par l'abbé de Villars: -«La semaine prochaine on verra la seconde partie de cette critique, qui -est sur la _Bérénice_ du Palais-Royal[196].» Mais notre poëte dut être -fort désagréablement surpris en voyant la façon dont commence cette -«seconde partie» de _la Critique_. La muse du cothurne, dit l'auteur, «a -refusé à Corneille ses faveurs accoutumées, au lieu de lui en accorder -de nouvelles; et par un caprice impitoyable, elle l'a fait entrer en -lice avec un aventurier qui ne lui en contoit que depuis trois jours; -elle l'a abandonné à sa verve caduque au milieu de la course, et s'est -jetée du côté du plus jeune[197].» - -Notre intention n'est pas d'analyser cette critique; elle -présente fort peu d'intérêt, et l'auteur paraît surtout -occupé de refaire à sa façon le plan de l'ouvrage qu'il examine. -Contentons-nous de constater que le dénoûment de _Tite et -Bérénice_ était alors généralement approuvé. Quoique le censeur -le blâme, il convient ainsi de l'effet qu'il produisait: «Vous -m'allez dire, je le vois bien, qu'il (_Corneille_) a été loué -universellement d'avoir bien fini; qu'on dit qu'il s'est surpassé -lui-même dans le dénoûment; et que sa catastrophe a été admirée -de tout le monde, en un sujet où elle étoit si difficile[198].» - -Dans la _Réponse à la Critique de la Bérénice de Racine_, par -Subligny[199], nous n'avons rien à recueillir, si ce n'est -peut-être une fade épigramme contre Corneille, qui a tout l'air -d'être de Subligny lui-même; voici le passage où elle se trouve: -«On dit de M. Corneille qu'il a voulu copier son Tite sur notre -invincible monarque et qu'il y a très-mal réussi, comme on voit -par la comparaison qui en a été faite en vers: - - Tite, par de grands mots, nous vante son mérite; - Louis fait, sans parler, cent exploits inouïs; - Et ce que Tite dit de Tite, - C'est l'univers entier qui le dit de Louis[200].» - -_Tite et Titus ou les Bérénices_, comédie en trois actes, -imprimée à Utrecht en 1673, est une critique beaucoup plus -délicate que les précédentes des pièces de nos deux illustres -tragiques. Le Tite de Corneille avec sa Bérénice viennent -implorer Apollon contre le Titus et la Bérénice de Racine, qu'ils -traitent d'imposteurs. Les plaidoyers prononcés de part et -d'autre font bien ressortir les défauts des deux pièces et -surtout les invraisemblances et les obscurités de la tragédie de -Corneille. Après avoir vainement tenté un accommodement, Apollon -rend enfin le jugement que nous allons rapporter: «Quant au -principal, à la vérité il y a plus d'apparence que Titus et sa -Bérénice soient les véritables, que non pas que ce soient les -autres; mais pourtant, quoi qu'il en soit, et toutes choses bien -considérées, les uns et les autres auroient bien mieux fait de -se tenir au pays d'Histoire, dont ils sont originaires, que -d'avoir voulu passer dans l'empire de Poésie, à quoi ils -n'étoient nullement propres, et où, pour dire la vérité, on les a -amenés, à ce qu'il me semble, assez mal à propos[201].» - -L'édition originale de la pièce de notre poëte a pour titre: TITE -ET BÉRÉNICE. _Comédie héroïque. Par P. Corneille. A Paris, chez -Loüis Billaine, au Palais.... M.DC.LXXI, auec priuilege du -Roy...._ Le volume, de format in-12, se compose de 4 feuillets et -de 44 pages. L'Achevé d'imprimer pour la première fois est du 3e -de février 1671. Le privilége, accordé à Corneille, mentionne la -«traduction en vers françois de _Thébaïde_ de Stace,» aujourd'hui -perdue, dont nous avons déjà parlé[202] et sur laquelle nous -aurons à revenir; il porte la date du «dernier jour de décembre, -l'an de grâce mil six cens soixante-dix.» Une note qui le termine -porte que «ledit sieur Corneille a cédé son droit de Privilége à -Thomas Jolly, Guillaume de Luyne, et Louis Billaine, pour la -Comédie de _Tite et Bérénice_ seulement.» - -Contre son habitude, Corneille n'a placé en tête de cette pièce -aucun avis au lecteur, mais seulement deux extraits de Xiphilin, -l'abréviateur de Dion Cassius. Il ne cite pas ce célèbre -passage de Suétone que Racine rapporte en l'abrégeant au -commencement de sa préface: «_Titus, reginam Berenicen, cui -etiam nuptias pollicitus ferebatur.... statim ab Urbe dimisit -invitus invitam_[203] C'est-à-dire que Titus, qui aimoit -passionnément Bérénice, et qui même, à ce qu'on croyoit, lui -avoit promis de l'épouser, la renvoya de Rome, malgré lui et -malgré elle, dès les premiers jours de son empire.» - -Ce mot que Racine rappelle ici, il ne l'a pas imité, tandis qu'on -lit dans la dernière scène de la pièce de Corneille: - - L'amour peut-il se faire une si dure loi? - --La raison me la fait malgré vous, malgré moi. - -La préface de Racine contient plus d'un passage qu'on pourrait -regarder, que l'auteur y ait pensé ou non, comme une allusion -désobligeante à l'ouvrage de son concurrent. Corneille avait cru -devoir ajouter des épisodes au sujet qui lui avait été donné: «Ce -qui m'en plut davantage, dit au contraire Racine, c'est que je le -trouvai extrêmement simple;» et il ajoute: «Il y en a qui pensent -que cette simplicité est une marque de peu d'invention. Ils ne -songent pas qu'au contraire toute l'invention consiste à faire -quelque chose de rien, et que tout ce grand nombre d'incidents a -toujours été le refuge des poëtes qui ne sentoient dans leur -génie ni assez d'abondance ni assez de force pour attacher durant -cinq actes leurs spectateurs par une action simple, soutenue de -la violence des passions, de la beauté des sentiments et de -l'élégance de l'expression. Je suis bien éloigné de croire que -toutes ces choses se rencontrent dans mon ouvrage; mais aussi je -ne puis croire que le public me sache mauvais gré de lui avoir -donné une tragédie qui a été honorée de tant de larmes, et dont -la trentième représentation a été aussi suivie que la première.» - -Faire sonner si haut ces trente représentations si bien suivies, -c'était, à dessein ou non je le répète, appeler l'attention sur le peu -de succès de _Tite et Bérénice_, qui ne fut joué en tout que vingt et -une fois. L'ensemble de ces vingt et une représentations produisit une -somme totale de quinze mille trois cent soixante-seize livres dix sous, -qui se trouva fort inégalement répartie; car si la première recette fut -de dix-neuf cent treize livres dix sous, la dernière ne fut plus que de -deux cent six livres dix sous; encore faut-il remarquer que Molière -avait pris soin de faire jouer une seconde pièce avec celle de -Corneille à chacune des quatre dernières représentations, pour tâcher -d'attirer un peu plus de monde. Les registres de Lagrange, d'où sont -tirés ces renseignements, nous en fournissent encore un autre plus -précieux: ils nous font connaître le montant de la somme touchée par -Corneille. On y lit sous la date du 28 novembre 1670: «_Bérénice_, pièce -nouvelle de M. de Corneille l'aîné, dont on lui a payé deux mille -livres.» - -Outre cette interprétation maligne à laquelle peut se prêter la -préface de Racine, il semble qu'on puisse découvrir ou du moins -soupçonner une intention du même genre dans une des scènes de sa -tragédie même. Tite s'exprime ainsi chez Corneille (acte III, -scène V, vers 1027-1034): - - Eh bien! Madame, il faut renoncer à ce titre (_d'empereur_), - Qui de toute la terre en vain me fait l'arbitre. - Allons dans vos États m'en donner un plus doux; - Ma gloire la plus haute est celle d'être à vous. - Allons où je n'aurai que vous pour souveraine, - Où vos bras amoureux seront ma seule chaîne, - Où l'hymen en triomphe à jamais l'étreindra; - Et soit de Rome esclave et maître qui voudra! - -Titus, au contraire, dit chez Racine (acte V, scène VI): - - Je dois vous épouser encor moins que jamais: - Oui, Madame; et je dois moins encore vous dire - Que je suis prêt, pour vous, d'abandonner l'empire, - De vous suivre, et d'aller, trop content de mes fers, - Soupirer avec vous au bout de l'univers. - Vous-même rougiriez de ma lâche conduite: - Vous verriez à regret marcher à votre suite - Un indigne empereur, sans empire, sans cour, - Vil spectacle aux humains des foiblesses d'amour. - -Est-ce un simple hasard qui a produit entre le langage de Tite et -celui de Titus une opposition si vivement marquée? On pourrait -être tenté d'en douter; car il n'est pas absolument impossible -qu'une indiscrétion ait fait connaître à Racine ce passage de la -pièce de son rival, et qu'il se soit plu à réfuter d'avance les -idées qui y sont exprimées. - - [186] Henriette-Anne d'Angleterre, fille de Charles Ier, - roi d'Angleterre, et de Henriette-Marie de France, fille de Henri - IV; née à Exeter en 1644, mariée en 1661 à Philippe d'Orléans, - frère de Louis XIV, morte en 1670. - - [187] Fontenelle raconte le même fait, mais beaucoup - plus brièvement. Toutefois comme il est, à notre connaissance, le - premier qui en ait parlé, nous croyons utile de reproduire ici - son témoignage: «_Bérénice_ fut un duel dont tout le monde sait - l'histoire. Une princesse, fort touchée des choses d'esprit et - qui eût pu les mettre à la mode dans un pays barbare, eut besoin - de beaucoup d'adresse pour faire trouver les deux combattants sur - le champ de bataille, sans qu'ils sussent où on les menoit. Mais - à qui demeura la victoire? Au plus jeune.» (_Vie de Corneille_ - dans l'_Histoire de l'Académie françoise_ de Pellisson, publiée - par l'abbé d'Olivet en 1729, in-4º, p. 195.) En 1742, lorsque la - _Vie de Corneille_ parut pour la première fois dans les _Œuvres - de Fontenelle_, le passage que nous venons de citer ne subit - qu'un fort léger changement: «Feue Madame, princesse,» au lieu de - «une princesse.» (Tome III, p. 116 et 117.) Du reste, dans l'une - et l'autre publication, le mot _princesse_ est expliqué par cette - note au bas de la page: «Henriette-Anne d'Angleterre.» En 1747, - Louis Racine, dans ses _Mémoires_, rappelle fort sommairement le - même fait; il dit en parlant de _Bérénice_: «M. de Fontenelle, - dans la _Vie de Corneille_, son oncle, nous dit que _Bérénice_ - fut un duel.... Une princesse fameuse par son esprit et par son - amour pour la poésie avait engagé les deux rivaux à traiter le - même sujet.» (Pages 87 et 88.) - - [188] Chapitre XXV. - - [189] Marie Mancini, nièce du cardinal Mazarin, née à - Rome en 1639, épousa en 1661 le prince Colonna, connétable de - Naples; elle mourut vers 1715. Dans la tragédie de Racine (acte - IV, scène V), Bérénice dit à Titus: - - Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez! - - Au sujet de cette parole, on lit parmi les notes de Voltaire, qui - dans son _Théâtre de Corneille_ a commenté les pièces des deux - poëtes rivaux, la remarque suivante: «Ce vers si connu faisait - allusion à cette réponse de Mlle Mancini à Louis XIV: «Vous - m'aimez, vous êtes roi, vous pleurez, et je pars!» - - [190] «Pierre du Ryer, dit Jolly dans son - _Avertissement_ du _Théâtre de P. Corneille_ (p. LXX), fit - imprimer, en 1645, _Bérénice_, tragi-comédie en prose.» C'est - sans doute ce qui a amené l'auteur du _Dictionnaire portatif des - théâtres_ à dire: «Outre la tragédie de _Tite et Bérénice_ de - Pierre Corneille, ce sujet en a fourni deux autres sous le titre - simple de _Bérénice_: l'une de du Ryer, donnée en 1645, et qui - est en prose, et l'autre de l'illustre Racine.» Rien n'est plus - faux que cette assertion. La _Bérénice_ de du Ryer est un sujet - purement romanesque remis au théâtre en 1657 par Thomas - Corneille, sous le même titre de _Bérénice_. - - [191] Ce n'est pas simplement pour la rime, comme on - pourrait être tenté de le croire, que Robinet donne cette qualité - à Mlle de Beauval; il se préoccupe toujours beaucoup des - sentiments religieux des personnes de théâtre, et annonçant dans - son numéro du 6 décembre de la même année la mort d'une autre - actrice, il nous dit: - - Cette illustre comédienne, - Et non moins illustre chrétienne, - Par son décès des plus pieux, - Qui fait croire que dans les cieux - On aura colloqué son âme, - De de Villiers étoit la femme, - Qui fut aussi tout singulier - Dedans le comique métier, - Composant même en vers et prose, - Mais maintenant il se repose, - Faisant, je crois, tout ce qu'il faut - Pour monter à son tour là-haut. - - [192] Dans le rôle de Plautine, confidente de Domitie. - - [193] _Récréations littéraires ou Anecdotes et remarques - sur différents sujets_, recueillies par M. C. R*** (Cizeron - Rival). Paris et Lyon, 1765, in-12, p. 67-69. - - [194] _Recueil de dissertations_.... publié par Granet, - tome II, p. 223. - - [195] Virgile, _Énéide_, livre I, vers 475. - - [196] _Recueil_ de Granet, tome II, p. 206 et 207. - - [197] _Ibidem_, p. 209. - - [198] _Recueil de dissertations_.... publié par Granet, - tome II, p. 219. - - [199] _Ibidem_, tome II, p. 223 et suivantes. - - [200] _Ibidem_, tome II, p. 242 et 243. - - [201] _Recueil_ de Granet, tome II, p. 311 et - 312.--L'histoire en effet nous montre Bérénice, fille d'Agrippa, - roi de Judée, née l'an 28 de Jésus-Christ, comme une femme - corrompue, qui, après avoir épousé d'abord son oncle Hérode, roi - de Chalcis, puis Polémon, roi de Cilicie, lequel s'était fait - juif pour elle, fut répudiée par lui, à cause des débordements - auxquels elle se livrait. Titus, parvenu à l'empire à trente-neuf - ans, jugea indispensable de s'en séparer; elle était alors âgée - de cinquante et un ans. Il y a loin de là à l'héroïne de - Corneille et de Racine. On a prétendu il est vrai que la Bérénice - de Titus était une nièce de celle dont nous venons de parler, - mais cette interprétation ne s'est pas accréditée. Voyez le - _Dictionnaire historique_ de Bayle au nom de _Bérénice_, et la - _Dissertation sur Bérénice_, par M. Rey, dans les _Mémoires de la - Société des antiquaires de France_, nouvelle série, tome I, p. - 235 et suivantes. - - [202] Voyez l'_Avertissement_, tome I, p. XIII et XIV. - - [203] Suétone, _Vie de Titus_, chapitre VII. - - - - -EXTRAIT DE XIPHILIN - - -XIPHILINUS EX DIONE - -IN VESPASIANO, - -GUILLELMO BLANCO INTERPRETE[204]. - - -Vespasianus a senatu absens imperator creatur, Titusque et -Domitianus Cæsares designantur. - -Domitianus animum ad amorem Domitiæ filiæ Corbulonis -applicaverat, eamque, a Lucio Lamio Æmiliano viro ejus abductam, -secum habebat in numero amicarum, eamdemque postea uxorem duxit. - -Per id tempus Berenice maxime florebat, ob eamque causam cum -Agrippa fratre Romam venit. Is prætoriis honoribus auctus est; -ipsa habitavit in palatio, cœpitque cum Tito coire. Spes -erat eam Tito nuptum iri; jam enim omnia, ut si esset uxor, -gerebat. Sed Titus, quum intelligeret populum Romanum id moleste -ferre, eam repudiavit, præsertim quod de iis rebus magni -rumores[205] perferrentur. - - -IN TITO. - -Titus, ex quo tempore principatum solus obtinuit, nec cædes -fecit, nec amoribus inservivit; sed comis, quamvis insidiis -peteretur, et continens, Berenice licet in urbem reversa, fuit. - -Titus moriens se unius tantum rei pœnitere dixit: id autem quid -esset non aperuit, nec quisquam certo novit, aliud aliis -conjicientibus. Constans fama fuit, ut nonnulli tradunt, quod -Domitiam uxorem fratris habuisset. Alii putant, quibus ego -assentior, quod Domitianum, a quo certo sciebat sibi insidias -parari, non interfecisset, sed id ab eo pati maluisset, et quod -traderet imperium romanum tali viro. - - [204] L'abrégé de l'histoire de Dion Cassius par - Xiphilin a été imprimé pour la première fois en 1551, par Robert - Estienne, avec la traduction latine de Guillaume Blanc d'Alby, en - un volume in-4º. Il y a entre les extraits de Corneille et le - texte de 1551 deux ou trois différences insignifiantes, qu'il est - inutile de relever. Les phrases qu'il cite ne se suivent pas dans - Xiphilin: elles se trouvent aux p. 159, 160, 163, 164, 165, 169, - de l'édition princeps de Robert Estienne. En 1589 a paru chez - Lucas Bregel, à Paris, la traduction du même ouvrage par Antoine - Canque, «conseiller du Roy au siege presidial de Clermont en - Auvergne.» Nous en extrayons les passages qui correspondent à - ceux que Corneille a cités: - - «Estans les choses en tel estat, Vespasien fut par le Senat - declaré Empereur, et Titus et Domitianus Cæsars.... - - «Domitianus.... se tenoit la pluspart du temps en sa maison au - pont d'Alba, estant du tout affollé et asserui de l'amour de - Domitia fille de Corbulo, laquelle il auoit enleuee par force à - son mary Lucius Lamius Æmilianus, et pour lors il la tenoit - seulement auec luy comme sa concubine, mais du depuis il - l'espousa.... - - «En ce temps aussi le renom et bruict de Berenice estoit grand: - elle s'en alla à Rome en la compagnie de son frere Agrippa, auquel - on donna la dignité honoraire de Preteur, et elle eut pour sa - maison et demeure le Palais, où Titus l'entretenoit, et cuidoit-on - qu'il la deut espouser, car desia elle se comportoit comme son - espouse et femme legitime, mais Titus ayant senty le vent que les - Romains estoient malcontens de telles choses la renuoya en son - pays: aussi murmuroit-on fort à Rome de leur accointance.» - - * * * * * - - «Tout le temps que Titus iouyt seul de l'Empire se passa sans - meurtres et effusion de sang, il ne commit aucun acte par lequel - on peut iuger qu'il se laissast plus aller aux passions d'Amour. - Tellement que iaçoit qu'on luy eut machiné trahisons, il se - monstra neantmoins tousiours doux et clement mesmes enuers les - trahistres, et Berenice estant derechef venuë à Rome il se monstra - homme chaste et continent.... - - «Comme Titus rendit l'esprit, il dit qu'il auoit commis vn seul - peché duquel il se repentoit, mais il ne declaira pas quel, ny - personne ne le peut oncques asseurement sçauoir, les vns imaginans - vne chose, les autres vne autre[204-a]. On tient pour asseuré, à - ce que aucuns disent, qu'il se repentit d'auoir entretenu la femme - de son frere nommée Domitia: les autres, ausquels i'adioute foy, - de ce qu'ayant surprins Domitianus en manifeste trahison contre - luy, il ne l'auoit pas occis, ains auoit plustost choisi de - souffrir le malheur qui luy estoit aduenu, que de le faire tuer. - Ou bien de ce qu'il laissoit l'Empire Romain entre les mains d'vn - homme tel....» - - [204-a] Suétone, dans sa _Vie de Titus_, chapitre X, parle - aussi de ce regret de Titus mourant, et rejette, comme Xiphilin, - la première interprétation: _Suspexisse dicitur.... cœlum, - multumque conquestus eripi sibi_ _vitam immerenti: neque enim - exstare ullum suum factum pænitendum, excepto duntaxat uno. Id - quale fuerit, neque ipse tunc prodidit, neque cuiquam facile - succurrat. Quidam opinantur consuetudinem recordatum quam cum - fratris uxore habuerit; sed nullam habuisse persancte Domitia - jurabat, haud negatura, si qua omnino fuisset; imo etiam - gloriatura, quod illi promptissimum erat in omnibus probris._ - - [205] L'édition de 1679 a la faute étrange de _numero_, - pour _rumores_. - - * * * * * - - -LISTE DES ÉDITIONS QUI ONT ÉTÉ COLLATIONNÉES POUR LES VARIANTES -DE _TITE ET BÉRÉNICE_. - - ÉDITIONS SÉPARÉES. - - 1671 in-12; | 1679 in-12. - - - RECUEIL. - - 1682 in-12[206]. - - [206] Le recueil de 1668 se termine par _Attila_. - - - - -ACTEURS[207]. - - - TITE, empereur de Rome, et amant de Bérénice. - DOMITIAN, frère de Tite, et amant de Domitie. - BÉRÉNICE, reine d'une partie de la Judée. - DOMITIE, fille de Corbulon. - PLAUTINE, confidente de Domitie. - FLAVIAN, confident de Tite. - ALBIN, confident de Domitian. - PHILON, ministre d'État, confident de Bérénice. - - -La scène est à Rome, dans le palais impérial. - - [207] La _Notice_ et les extraits qui précèdent - renferment les renseignements nécessaires sur les quatre premiers - personnages, qui appartiennent à l'histoire; les autres sont - d'invention. - - - - -TITE ET BÉRÉNICE. - -COMÉDIE HÉROÏQUE. - - - - -ACTE I. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -DOMITIE, PLAUTINE. - - DOMITIE. - - Laisse-moi mon chagrin, tout injuste qu'il est: - Je le chasse, il revient; je l'étouffe, il renaît[208]; - Et plus nous approchons de ce grand hyménée, - Plus en dépit de moi je m'en trouve gênée. - Il fait toute ma gloire, il fait tous mes désirs: 5 - Ne devroit-il pas faire aussi tous mes plaisirs[209]? - Depuis plus de six mois la pompe s'en apprête, - Rome s'en fait d'avance en l'esprit une fête, - Et tandis qu'à l'envi tout l'empire l'attend, - Mon cœur dans tout l'empire est le seul mécontent. 10 - - PLAUTINE. - - Que trouvez-vous, Madame, ou d'amer ou de rude - A voir qu'un tel bonheur n'ait plus d'incertitude? - Et quand dans quatre jours vous devez y monter, - Quel importun chagrin pouvez-vous écouter? - Si vous n'en êtes pas tout à fait la maîtresse, 15 - Du moins à l'Empereur cachez cette tristesse: - Le dangereux soupçon de n'être pas aimé - Peut le rendre à l'objet dont il fut trop charmé. - Avant qu'il vous aimât, il aimoit Bérénice; - Et s'il n'en put alors faire une impératrice, 20 - A présent il est maître, et son père au tombeau - Ne peut plus le forcer d'éteindre un feu si beau. - - DOMITIE. - - C'est là ce qui me gêne, et l'image importune - Qui trouble les douceurs de toute ma fortune: - J'ambitionne et crains l'hymen d'un empereur 25 - Dont j'ai lieu de douter si j'aurai tout le cœur. - Ce pompeux appareil, où sans cesse il ajoute, - Recule chaque jour un nœud qui le dégoûte. - Il souffre chaque jour que le gouvernement - Vole ce qu'à me plaire il doit d'attachement; 30 - Et ce qu'il en étale agit d'une manière - Qui ne m'assure point d'une âme toute entière. - Souvent même, au milieu des offres de sa foi, - Il semble tout à coup qu'il n'est pas avec moi, - Qu'il a quelque plus douce ou noble inquiétude. 35 - Son feu de sa raison est l'effet et l'étude; - Il s'en fait un plaisir bien moins qu'un embarras, - Et s'efforce à m'aimer; mais il ne m'aime pas. - - PLAUTINE. - - A cet effort pour vous qui pourroit le contraindre? - Maître de l'univers, a-t-il un maître à craindre? 40 - - DOMITIE. - - J'ai quelques droits, Plautine, à l'empire romain. - Que le choix d'un époux peut mettre en bonne main: - Mon père, avant le sien élu pour cet empire, - Préféra.... Tu le sais, et c'est assez t'en dire[210]. - C'est par cet intérêt qu'il m'apporte sa foi; 45 - Mais pour le cœur, te dis-je, il n'est pas tout à moi. - - PLAUTINE. - - La chose est bien égale, il n'a pas tout le vôtre: - S'il aime un autre objet, vous en aimez un autre; - Et comme sa raison vous donne tous ses vœux, - Votre ardeur pour son rang fait pour lui tous vos feux. - - DOMITIE. - - Ne dis point qu'entre nous la chose soit égale. - Un divorce avec moi n'a rien qui le ravale: - Sans avilir son sort, il me renvoie au mien; - Et du rang qui lui reste, il ne me reste rien. - - PLAUTINE. - - Que ce que vous avez d'ambitieux caprice, 55 - Pardonnez-moi ce mot, vous fait un dur supplice! - Le cœur rempli d'amour, vous prenez un époux, - Sans en avoir pour lui, sans qu'il en ait pour vous. - Aimez pour être aimée, et montrez-lui vous-même, - En l'aimant comme il faut, comme il faut qu'il vous aime; - Et si vous vous aimez, gagnez sur vous ce point - De vous donner entière, ou ne vous donnez point. - - DOMITIE. - - Si l'amour quelquefois souffre qu'on le contraigne, - Il souffre rarement qu'une autre ardeur l'éteigne; - Et quand l'ambition en met l'empire à bas, 65 - Elle en fait son esclave, et ne l'étouffe pas. - Mais un si fier esclave, ennemi de sa chaîne, - La secoue à toute heure, et la porte avec gêne, - Et maître de nos sens, qu'il appelle au secours, - Il échappe souvent, et murmure toujours. 70 - Veux-tu que je te fasse un aveu tout sincère? - Je ne puis aimer Tite, ou n'aimer pas son frère; - Et malgré cet amour, je ne puis m'arrêter - Qu'au degré le plus haut où je puisse monter. - Laisse-moi retracer ma vie en ta mémoire: 75 - Tu me connois assez pour en savoir l'histoire; - Mais tu n'as pu connoître, à chaque événement, - De mon illustre orgueil quel fut le sentiment. - En naissant, je trouvai l'empire en ma famille. - Néron m'eut pour parente, et Corbulon pour fille[211]; 80 - Et le bruit qu'en tous lieux fit sa haute valeur, - Autant que ma naissance enfla mon jeune cœur. - De l'éclat des grandeurs par là préoccupée, - Je vis d'un œil jaloux Octavie et Poppée[212]; - Et Néron, des mortels et l'horreur et l'effroi, 85 - M'eût paru grand héros, s'il m'eût offert sa foi. - Après tant de forfaits et de morts entassées, - Les troupes du Levant, d'un tel monstre lassées, - Pour César en sa place élurent Corbulon. - Son austère vertu rejeta ce grand nom: 90 - Un lâche assassinat en fut le prompt salaire[213]. - Mais mon orgueil, sensible à ces honneurs d'un père, - Prit de tout autre rang une assez forte horreur - Pour me traiter dans l'âme en fille d'empereur. - Néron périt enfin. Trois empereurs de suite[214] 95 - Virent de leur fortune une assez prompte fuite. - L'Orient de leurs noms fut à peine averti, - Qu'il fit Vespasian chef d'un plus fort parti. - Le ciel l'en avoua: ce guerrier magnanime - Par Tite, son aîné, fit assiéger Solyme; 100 - Et tandis qu'en Égypte il prit d'autres emplois, - Domitian ici vint dispenser ses lois. - Je le vis et l'aimai. Ne blâme point ma flamme: - Rien de plus grand que lui n'éblouissoit mon âme; - Je ne voyois point Tite, un hymen me l'ôtoit; 105 - Mille soupirs aidoient au rang qui me flattoit. - Pour remplir tous nos vœux nous n'attendions qu'un père: - Il vint, mais d'un esprit à nos vœux si contraire, - Que quoi qu'on lui pût dire, on n'en put arracher - Ce qu'attendoit un feu qui nous étoit si cher. 110 - On n'en sut point la cause; et divers bruits coururent, - Qui tous à notre amour également déplurent. - J'en eus un long chagrin. Tite fit tôt après - De Bérénice à Rome admirer les attraits. - Pour elle avec Martie il avoit fait divorce[215]; 115 - Et cette belle reine eut sur lui tant de force, - Que pour montrer à tous sa flamme, et hautement, - Il lui fit au palais prendre un appartement[216]. - L'Empereur, bien qu'en l'âme il prévît quelle haine - Concevroit tout l'État pour l'époux d'une reine, 120 - Sembla voir cet amour d'un œil indifférent, - Et laisser un cours libre aux flots de ce torrent. - Mais sous les vains dehors de cette complaisance, - On ménagea ce prince avec tant de prudence, - Qu'en dépit de son cœur, que charmoient tant d'appas, - Il l'obligea lui-même à revoir ses États. - A peine je le vis sans maîtresse et sans femme, - Que mon orgueil vers lui tourna toute mon âme; - Et s'étant emparé des plus doux de mes soins, - Son frère commença de me plaire un peu moins: 130 - Non qu'il ne fût toujours maître de ma tendresse, - Mais je la regardois ainsi qu'une foiblesse, - Comme un honteux effet d'un amour éperdu - Qui me voloit un rang que je me croyois dû. - Tite à peine sur moi jetoit alors la vue: 135 - Cent fois avec douleur je m'en suis aperçue; - Mais ce qui consoloit ce juste et long ennui, - C'est que Vespasian me regardoit pour lui. - Je commençois pourtant à n'en plus rien attendre, - Quand je vis en ses yeux quelque chose de tendre; 140 - Il me rendit visite, et fit tout ce qu'on fait - Alors qu'on veut aimer, ou qu'on aime en effet. - Je veux bien t'avouer que j'y crus du mystère, - Qu'il ne me disoit rien que par l'ordre d'un père; - Mais qui ne pencheroit à s'en désabuser, 145 - Lorsque, ce père mort, il songe à m'épouser? - Toi qui vois tout mon cœur, juge de son martyre: - L'ambition l'entraîne, et l'amour le déchire. - Quand je crois m'être mise au-dessus de l'amour, - L'amour vers son objet me ramène à son tour: 150 - Je veux régner, et tremble à quitter ce que j'aime, - Et ne me saurois voir d'accord avec moi-même. - - PLAUTINE. - - Ah! si Domitian devenoit empereur, - Que vous auriez bientôt calmé tout ce grand cœur! - Que bientôt.... Mais il vient. Ce grand cœur en soupire! - - DOMITIE. - - Hélas! plus je le vois, moins je sais que lui dire. - Je l'aime, et le dédaigne; et n'osant m'attendrir, - Je me veux mal des maux que je lui fais souffrir. - - -SCÈNE II. - -DOMITIAN, DOMITIE, ALBIN, PLAUTINE. - - DOMITIAN. - - Faut-il mourir, Madame? et si proche du terme, - Votre illustre inconstance est-elle encor si ferme, 160 - Que les restes d'un feu que j'avois cru si fort - Puissent dans quatre jours se promettre ma mort[217]? - - DOMITIE. - - Ce qu'on m'offre, Seigneur, me feroit peu d'envie, - S'il en coûtoit à Rome une si belle vie; - Et ce n'est pas un mal qui vaille en soupirer 165 - Que de faire une perte aisée à réparer. - - DOMITIAN. - - Aisée à réparer! Un choix qui m'a su plaire, - Et qui ne plaît pas moins à l'Empereur mon frère, - Charme-t-il l'un et l'autre avec si peu d'appas - Que vous sachiez leur prix[218], et le mettiez si bas? 170 - - DOMITIE. - - Quoi qu'on ait pour soi-même ou d'amour ou d'estime, - Ne s'en croire pas trop n'est pas faire un grand crime. - Mais n'examinons point en cet excès d'honneur - Si j'ai quelque mérite, ou n'ai que du bonheur. - Telle que je puis être, obtenez-moi d'un frère. 175 - - DOMITIAN. - - Hélas! si je n'ai pu vous obtenir d'un père, - Si même je ne puis vous obtenir de vous, - Qu'obtiendrai-je d'un frère amoureux et jaloux? - - DOMITIE. - - Et moi, résisterai-je à sa toute-puissance, - Quand vous n'y répondez qu'avec obéissance? 180 - Moi qui n'ai sous les cieux que vous seul pour soutien, - Que puis-je contre lui, quand vous n'y pouvez rien? - - DOMITIAN. - - Je ne puis rien sans vous, et pourrois tout, Madame, - Si je pouvois encor m'assurer de votre âme. - - DOMITIE. - - Pouvez-vous en douter, après deux ans de pleurs 185 - Qu'à vos yeux j'ai donnés à nos communs malheurs? - Durant un déplaisir si long et si sensible - De voir toujours un père à nos vœux inflexible. - Ai-je écouté quelqu'un de tant de soupirants - Qui m'accabloient partout de leurs regards mourants? - Quel que fût leur amour, quel que fût leur mérite.... - - DOMITIAN. - - Oui, vous m'avez aimé jusqu'à l'amour de Tite. - Mais de ces soupirants qui vous offroient leur foi - Aucun ne vous eût mise alors si haut que moi; - Votre âme ambitieuse à mon rang attachée 195 - N'en voyoit point en eux dont elle fût touchée: - Ainsi de ces rivaux aucun n'a réussi. - Mais les temps sont changés, Madame, et vous aussi. - - DOMITIE. - - Non, Seigneur: je vous aime, et garde au fond de l'âme - Tout ce que j'eus pour vous de tendresse et de flamme: - L'effort que je me fais me tue autant que vous; - Mais enfin l'Empereur veut être mon époux. - - DOMITIAN. - - Ah! si vous n'acceptez sa main qu'avec contrainte, - Venez, venez, Madame, autoriser ma plainte. - L'Empereur m'aime assez pour quitter vos liens, 205 - Quand je lui porterai vos vœux avec les miens. - Dites que vous m'aimez, et que tout son empire.... - - DOMITIE. - - C'est ce qu'à dire vrai j'aurai peine à lui dire, - Seigneur; et le respect qui n'y peut consentir.... - - DOMITIAN. - - Non, votre ambition ne se peut démentir. 210 - Ne la déguisez plus, montrez-la toute entière, - Cette âme que le trône a su rendre si fière, - Cette âme dont j'ai fait les plaisirs les plus doux, - Cette âme.... - - DOMITIE. - - Voyez-la cette âme toute à vous, - Voyez-y tout ce feu que vous y fîtes naître; 215 - Et soyez satisfait, si vous le pouvez être. - Je ne veux point, Seigneur, vous le dissimuler, - Mon cœur va tout à vous quand je le laisse aller; - Mais sans dissimuler j'ose aussi vous le dire, - Ce n'est pas mon dessein qu'il m'en coûte l'empire; 220 - Et je n'ai point une âme à se laisser charmer - Du ridicule honneur de savoir bien aimer. - La passion du trône est seule toujours belle, - Seule à qui l'âme doive une ardeur immortelle. - J'ignorois de l'amour quel est le doux poison, 225 - Quand elle s'empara de toute ma raison. - Comme elle est la première, elle est la dominante. - Non qu'à trahir l'amour je ne me violente; - Mais il est juste enfin que des soupirs secrets - Me punissent d'aimer contre mes intérêts. - Daignez donc voir, Seigneur, quelle route il faut prendre - Pour ne point m'imposer la honte de descendre. - Tout mon cœur vous préfère à cet heureux rival; - Pour m'avoir toute à vous, devenez son égal. - Vous dites qu'il vous aime; et je ne puis le croire[219], 235 - Si je ne vois sur vous un rayon de sa gloire. - On vous a vus tous deux sortir d'un même flanc; - Ayez mêmes honneurs ainsi que même sang. - Dites-lui que le droit qu'a ce sang à l'empire[220].... - - DOMITIAN. - - C'est là ce qu'à mon tour j'aurai peine à lui dire, 240 - Madame; et le devoir qui n'y peut consentir.... - - DOMITIE. - - A mes vives douleurs daignez donc compatir, - Seigneur: j'achète assez le rang d'impératrice, - Sans qu'un reproche injuste augmente mon supplice. - - DOMITIAN. - - Eh bien! dans cet hymen, qui n'en a que pour moi, 245 - J'applaudirai moi-même à votre peu de foi; - Je dirai que le ciel doit à votre mérite.... - - DOMITIE. - - Non, Seigneur; faites mieux, et quittez qui vous quitte; - Rome a mille beautés dignes de votre cœur; - Mais dans toute la terre il n'est qu'un empereur. 250 - Si mon père avoit eu les sentiments du vôtre, - Je vous aurois donné ce que j'attends d'un autre; - Et ma flamme en vos mains eût mis sans balancer - Le sceptre qu'en la mienne il auroit dû laisser. - Laissez à son défaut suppléer la fortune, 255 - Et n'ayez pas une âme assez basse et commune - Pour s'opposer au ciel qui me rend par autrui - Ce que trop de vertu me fit perdre par lui. - Pour peu que vous m'aimiez, aimez mes avantages: - Il n'est point d'autre amour digne des grands courages. - Voilà toute mon âme. Après cela, Seigneur, - Laissez-moi m'épargner les troubles de mon cœur. - Un plus long entretien ne pourroit rien produire - Qui ne pût malgré moi vous déplaire ou me nuire. - - -SCÈNE III. - -DOMITIAN, ALBIN. - - ALBIN. - - Elle se défend bien, Seigneur; et dans la cour.... 265 - - DOMITIAN. - - Aucun n'a plus d'esprit, Albin, et moins d'amour. - J'admire, ainsi que toi, dans ce qu'elle m'oppose, - Son adresse à défendre une mauvaise cause; - Et si pour m'assurer que son cœur n'est qu'à moi, - Tant d'esprit agissoit en faveur de sa foi; 270 - Si sa flamme au secours appliquoit cette adresse, - L'Empereur convaincu me rendroit ma maîtresse. - - ALBIN. - - Cependant n'est-ce rien que ce cœur soit à vous? - - DOMITIAN. - - D'un bonheur si mal sûr je ne suis point jaloux, - Et trouve peu de jour à croire qu'elle m'aime, 275 - Quand elle ne regarde et n'aime que soi-même. - - ALBIN. - - Seigneur, s'il m'est permis de parler librement, - Dans toute la nature aime-t-on autrement? - L'amour-propre est la source en nous de tous les autres: - C'en est le sentiment qui forme tous les nôtres; 280 - Lui seul allume, éteint, ou change nos desirs: - Les objets de nos vœux le sont de nos plaisirs. - Vous-même, qui brûlez d'une ardeur si fidèle, - Aimez-vous Domitie, ou vos plaisirs en elle? - Et quand vous aspirez à des liens si doux, 285 - Est-ce pour l'amour d'elle, ou pour l'amour de vous? - De sa possession l'aimable et chère idée - Tient vos sens enchantés et votre âme obsédée; - Mais si vous conceviez quelques destins meilleurs, - Vous porteriez bientôt toute cette âme ailleurs. 290 - Sa conquête est pour vous le comble des délices; - Vous ne vous figurez ailleurs que des supplices: - C'est par là qu'elle seule a droit de vous charmer; - Et vous n'aimez que vous, quand vous croyez l'aimer[221]. - - DOMITIAN. - - En l'état où je suis, les maux dont je soupire 295 - M'ôtent la liberté de te rien contredire; - Cherchons-en le remède, au lieu de raisonner - Sur l'amour où le ciel se plaît à m'obstiner. - N'est-il point de secret, n'est-il point d'artifice?... - - ALBIN. - - Oui, Seigneur, il en est. Rappelons Bérénice; 300 - Sous le nom de César pratiquons son retour, - Qui retarde l'hymen et suspende l'amour. - - DOMITIAN. - - Que je verrois, Albin, ma volage punie, - Si de ces grands apprêts pour la cérémonie, - Que depuis si longtemps on dresse à si grand bruit, 305 - Elle n'avoit que l'ombre, et qu'une autre[222] eût le fruit! - Qu'elle seroit confuse! et que j'aurois de joie! - Mais il faut que le ciel lui-même la renvoie, - Cette belle rivale; et tout notre discours - Ne la sauroit ici rendre dans quatre jours. 310 - - ALBIN. - - N'importe: en l'attendant préparons sa victoire; - Dans l'esprit d'un rival ranimons sa mémoire; - Retraçons à ses yeux l'image du passé, - Et profitons par là du cœur embarrassé[223]. - N'y perdez point de temps: allez, sans plus rien taire, - Tâter jusqu'en ce cœur les tendresses de frère. - Si vous ne l'emportez, il pourra s'ébranler; - S'il ne rompt cet hymen, il pourra reculer: - Je me trompe, ou son âme y penche d'elle-même. - S'il s'émeut, redoublez; dites que l'on vous aime; 320 - Dites qu'un pur respect contraint avec ennui - Une âme toute à vous à se donner à lui. - S'il se trouble, achevez: parlez de Bérénice, - De tant d'amour qu'il traite avec tant d'injustice. - Pour lui donner le temps de venir au secours, 325 - Nous aurons quatre mois au lieu de quatre jours. - - DOMITIAN. - - Mais j'aime Domitie; et lui parler contre elle, - C'est me mettre au hasard d'irriter l'infidèle. - Ne me condamne point, Albin, à la trahir, - A joindre à ses mépris le droit de me haïr: 330 - En vain je veux contre elle écouter ma colère; - Toute ingrate qu'elle est, je tremble à lui déplaire[224]. - - ALBIN. - - Seigneur, quelle mesure avez-vous à garder? - Quand on voit tout perdu, craint-on de hasarder? - Et si l'ambition vers un autre l'entraîne, 335 - Que vous peut importer son amour ou sa haine? - - DOMITIAN. - - Qu'un salutaire avis fait une douce loi - A qui peut avoir l'âme aussi libre que toi! - Mais celle d'un amant n'est pas comme une autre âme: - Il ne voit, il n'entend, il ne croit que sa flamme; 340 - Du plus puissant remède il se fait un poison, - Et la raison pour lui n'est pas toujours raison. - - ALBIN. - - Et si je vous disois que déjà Bérénice - Est dans Rome, inconnue, et par mon artifice? - Qu'elle surprendra Tite, et qu'elle y vient exprès 345 - Pour de ce grand hymen renverser les apprêts? - - DOMITIAN. - - Albin, seroit-il vrai? - - ALBIN. - - La nouvelle vous flatte: - Peut-être est-elle fausse; attendez qu'elle éclate; - Surtout à l'Empereur déguisez-la si bien.... - - DOMITIAN. - - Va: je lui parlerai comme n'en sachant rien. 350 - - -FIN DU PREMIER ACTE. - - [208] Le second hémistiche de ce vers est le premier du - vers 1050 de _Polyeucte_. - - [209] _Var._ Ne devoit-il pas faire aussi tous mes - plaisirs? (1679) - - [210] Voyez ci-après, p. 204, les vers 87-91 et la note - 213.--Dion Cassius (livre LXII, chapitre XXIII) rapporte que - Corbulon, ayant un grand pouvoir comme général, et une grande - renommée, aurait pu fort aisément se faire élire empereur, car - tous haïssaient Néron et tous l'admiraient lui-même; mais il - demeura soumis, et ne tenta point de révolte. - - [211] Il y a lieu de croire que Cnéius Domitius Corbulon - appartenait à l'illustre famille Domitia; l'empereur Néron était, - comme l'on sait, fils de Cnéius Domitius Ahenobarbus. En outre, - la sœur de Corbulon, Cæsonia, avait épousé Caligula: voyez Pline - l'ancien, livre VII, chapitre V. - - [212] Par une erreur singulière, les éditions de 1679 et - de 1682 portent toutes deux _Pompée_, pour _Poppée_, et un peu - plus loin, au vers 115, _Martine_, pour _Martie_. - - [213] Corbulon ayant appris, à son arrivée à Corinthe, - que Néron, qui l'avait mandé en Grèce, avait ordonné sa mort, se - frappa lui-même de son épée, l'an 67 après Jésus-Christ, et dit - en mourant: «Je l'ai mérité.» - - [214] Galba, Othon et Vitellius, qui régnèrent en 68 et - 69, et dont les trois règnes réunis ne durèrent que dix-huit - mois. - - [215] Suétone, au chapitre IV de la _Vie de Titus_, dit - que sa seconde femme se nommait Marcia Furnilla, et que Titus, - après en avoir eu une fille, fit divorce avec elle. - - [216] Il est dit dans le premier extrait de Xiphilin que - Bérénice habita dans le palais: _habitavit in palatio_: voyez - ci-dessus, p. 197. - - [217] Voyez ci-dessus la _Notice_, p. 191 et 192. - - [218] Les éditions publiées du vivant de Corneille - (1671-82) portent _leur prix_, corrigé par l'édition de 1692 en - _son prix_. Voltaire a gardé _leur_. - - [219] Thomas Corneille (1692) et Voltaire (1764) ont - changé la construction; ils donnent: «et je ne te puis croire.» - - [220] Domitien prétendait que Vespasien l'avait institué - cohéritier de l'empire, mais que le testament avait été falsifié. - Voyez Suétone, _Vie de Domitien_, chapitre II. - - [221] Ce morceau, souvent reproché à Corneille, pourrait - bien lui avoir été inspiré par le livre des _Maximes_ de la - Rochefoucauld, dont la première édition a paru en 1665, cinq ans - avant _Tite et Berenice_, et qui faisait encore le sujet de tous - les entretiens. La _maxime_ 262 commence ainsi: «Il n'y a point - de passion où l'amour de soi-même règne si puissamment que dans - l'amour.» - - [222] On lit «_un_ autre» dans l'édition de 1682. Voyez - le vers 1732 et la note 288 qui s'y rapporte. - - [223] Voltaire (1764) a ainsi modifié ce vers: - - Et profitons par là d'un cœur embarrassé. - - [224] Ce vers se trouve déjà dans _Pertharite_, acte II, - scène V, vers 744. - - - - -ACTE II. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -TITE, FLAVIAN. - - TITE. - - Quoi? des ambassadeurs que Bérénice envoie - Viennent ici, dis-tu, me témoigner sa joie, - M'apporter son hommage, et me féliciter - Sur ce comble de gloire où je viens de monter? - - FLAVIAN. - - En attendant votre ordre, ils sont au port d'Ostie. 355 - - TITE. - - Ainsi, grâces aux Dieux, sa flamme est amortie; - Et de pareils devoirs sont pour moi des froideurs, - Puisqu'elle s'en rapporte à ses ambassadeurs. - Jusqu'après mon hymen remettons leur venue: - J'aurois trop à rougir si j'y souffrois leur vue, 360 - Et recevois les yeux de ses propres sujets - Pour envieux témoins du vol que je lui fais; - Car mon cœur fut son bien à cette belle reine, - Et pourroit l'être encor, malgré Rome et sa haine, - Si ce divin objet, qui fut tout mon desir, 365 - Par quelque doux regard s'en venoit ressaisir. - Mais du haut de son trône elle aime mieux me rendre - Ces froideurs que pour elle on me força de prendre. - Peut-être, en ce moment que toute ma raison - Ne sauroit sans désordre entendre son beau nom, 370 - Entre les bras d'un autre un autre amour la livre: - Elle suit mon exemple, et se plaît à le suivre: - Et ne m'envoie ici traiter de souverain - Que pour braver l'amant qu'elle charmoit en vain. - - FLAVIAN. - - Si vous la revoyiez, je plaindrois Domitie. 375 - - TITE. - - Contre tous ses attraits ma raison endurcie - Feroit de Domitie encor la sûreté; - Mais mon cœur auroit peu de cette dureté. - N'aurois-tu point appris qu'elle fût infidèle, - Qu'elle écoutât les rois qui soupirent pour elle? 380 - Dis-moi que Polémon[225] règne dans son esprit, - J'en aurai du chagrin, j'en aurai du dépit, - D'une vive douleur j'en aurai l'âme atteinte; - Mais j'épouserai l'autre avec moins de contrainte; - Car enfin elle est belle, et digne de ma foi; 385 - Elle auroit tout mon cœur, s'il étoit tout à moi. - La noblesse du sang, la grandeur de courage, - Font avec son mérite un illustre assemblage: - C'est le choix de mon père; et je connois trop bien - Qu'à choisir en César ce doit être le mien. 390 - Mais tout mon cœur renonce à lui faire justice, - Dès que mon souvenir lui rend sa Bérénice. - - FLAVIAN. - - Si de tels souvenirs vous sont encor si doux, - L'hyménée a, Seigneur, peu de charmes pour vous. - - TITE. - - Si de tels souvenirs ne me faisoient la guerre, 395 - Seroit-il potentat plus heureux sur la terre? - Mon nom par la victoire est si bien affermi, - Qu'on me croit dans la paix un lion endormi: - Mon réveil incertain du monde fait l'étude; - Mon repos en tous lieux jette l'inquiétude; 400 - Et tandis qu'en ma cour les aimables loisirs - Ménagent l'heureux choix des jeux et des plaisirs, - Pour envoyer l'effroi sous l'un et l'autre pôle, - Je n'ai qu'à faire un pas et hausser la parole[226]. - Que de félicité, si mes vœux imprudents 405 - N'étoient de mon pouvoir les seuls indépendants! - Maître de l'univers sans l'être de moi-même[227], - Je suis le seul rebelle à ce pouvoir suprême: - D'un feu que je combats je me laisse charmer, - Et n'aime qu'à regret ce que je veux aimer. 410 - En vain de mon hymen Rome presse la pompe: - J'y veux de la lenteur, j'aime qu'on l'interrompe, - Et n'ose résister aux dangereux souhaits - De préparer toujours et n'achever jamais. - - FLAVIAN. - - Si ce dégoût, Seigneur, va jusqu'à la rupture, 415 - Domitie aura peine à souffrir cette injure: - Ce jeune esprit, qu'entête et le sang de Néron[228] - Et le choix qu'en Syrie on fit de Corbulon[229], - S'attribue à l'empire un droit imaginaire, - Et s'en fait, comme vous, un rang héréditaire. 420 - Si de votre parole un manque surprenant - La jette entre les bras d'un homme entreprenant. - S'il l'unit à quelque âme assez fière et hautaine - Pour servir son orgueil et seconder sa haine, - Un vif ressentiment lui fera tout oser: 425 - En un mot, il vous faut la perdre, ou l'épouser. - - TITE. - - J'en sais la politique, et cette loi cruelle - A presque fait l'amour qu'il m'a fallu pour elle. - Réduit au triste choix dont tu viens de parler, - J'aime mieux, Flavian, l'aimer que l'immoler, 430 - Et ne puis démentir cette horreur magnanime - Qu'en recevant le jour je conçus pour le crime. - Moi qui seul des Césars me vois en ce haut rang - Sans qu'il en coûte à Rome une goutte de sang, - Moi que du genre humain on nomme les délices[230], 435 - Moi qui ne puis souffrir les plus justes supplices[231], - Pourrois-je autoriser une injuste rigueur - A perdre une héroïne à qui je dois mon cœur? - Non: malgré les attraits de sa belle rivale, - Malgré les vœux flottants de mon âme inégale, 440 - Je veux l'aimer, je l'aime; et sa seule beauté - Pouvoit me consoler de ce que j'ai quitté. - Elle seule en ses yeux porte de quoi contraindre - Mes feux à s'assoupir, s'ils ne peuvent s'éteindre, - De quoi flatter mon âme, et forcer mes douleurs 445 - A souhaiter du moins de n'aimer plus ailleurs. - Mais je ne vois pas bien que j'en sois encor maître: - Dès que ma flamme expire, un mot la fait renaître, - Et mon cœur malgré moi rappelle un souvenir - Que je n'ose écouter et ne saurois bannir. 450 - Ma raison s'en veut faire en vain un sacrifice: - Tout me ramène ici, tout m'offre Bérénice; - Et même je ne sais par quel pressentiment - Je n'ai souffert personne en son appartement; - Mais depuis cet adieu, si cruel et si tendre, 455 - Il est demeuré vide, et semble encor l'attendre. - Va, fais porter mon ordre à ses ambassadeurs: - C'est trop entretenir d'inutiles ardeurs; - Il est temps de chercher qui m'en puisse distraire, - Et le ciel à propos envoie ici mon frère. 460 - - FLAVIAN. - - Irez-vous au sénat? - - TITE. - - Non; il peut s'assembler - Sur ce déluge ardent qui nous a fait trembler, - Et pourvoir sous mon ordre aux affreuses ruines - Dont ses feux ont couvert les campagnes voisines[232]. - - -SCÈNE II - -TITE, DOMITIAN, ALBIN. - - DOMITIAN. - - Puis-je parler, Seigneur, et de votre amitié 465 - Espérer une grâce à force de pitié? - Je me suis jusqu'ici fait trop de violence, - Pour augmenter encor mes maux par mon silence. - Ce que je vais vous dire est digne du trépas; - Mais aussi j'en mourrai, si je ne le dis pas. 470 - Apprenez donc mon crime, et voyez s'il faut faire - Justice d'un coupable, ou grâce aux vœux d'un frère. - J'ai vu ce que j'aimois choisi pour être à vous, - Et je l'ai vu longtemps sans en être jaloux. - Vous n'aimiez Domitie alors que par contrainte: 475 - Vous vous faisiez effort, j'imitois votre feinte; - Et comme aux lois d'un père il falloit obéir, - Je feignois d'oublier, vous de ne point haïr. - Le ciel, qui dans vos mains met sa toute-puissance, - Ne met-il point de borne à cette obéissance? 480 - La faut-il à son ombre, et que ce même effort - Vous déchire encor l'âme et me donne la mort? - - TITE. - - Souffrez sur cet effort que je vous désabuse. - Il fut grand, et de ceux que tout le cœur refuse: - Pour en sauver le mien, je fis ce que je pus; 485 - Mais ce qui fut effort à présent ne l'est plus. - Sachez-en la raison. Sous l'empire d'un père - Je murmurai toujours d'un ordre si sévère, - Et cherchai les moyens de tirer en longueur - Cet hymen qui vous gêne et m'arrachoit le cœur. 490 - Son trépas a changé toutes choses de face: - J'ai pris ses sentiments lorsque j'ai pris sa place; - Je m'impose à mon tour les lois qu'il m'imposoit, - Et me dis après lui tout ce qu'il me disoit. - J'ai des yeux d'empereur, et n'ai plus ceux de Tite; 495 - Je vois en Domitie un tout autre mérite, - J'écoute la raison, j'en goûte les conseils, - Et j'aime comme il faut qu'aiment tous mes pareils. - Si dans les premiers jours que vous m'avez vu maître - Votre feu mal éteint avoit voulu paroître, 500 - J'aurois pu me combattre et me vaincre pour vous; - Mais si près d'un hymen si souhaité de tous, - Quand Domitie a droit de s'en croire assurée, - Que le jour en est pris, la fête préparée, - Je l'aime, et lui dois trop pour jeter sur son front 505 - L'éternelle rougeur d'un si mortel affront. - Rome entière et ma foi l'appellent à l'empire: - Voyez mieux de quel œil on m'en verroit dédire, - Ce qu'ose se permettre une femme en fureur, - Et combien Rome entière auroit pour moi d'horreur. 510 - - DOMITIAN. - - Elle n'en auroit point de vous voir pour un frère - Faire autant que pour elle il vous a plu de faire. - Seigneur, à vos bontés laissez un libre cours; - Qui se vainc une fois peut se vaincre toujours: - Ce n'est pas un effort que votre âme redoute. 515 - - TITE. - - Qui se vainc une fois sait bien ce qu'il en coûte: - L'effort est assez grand pour en craindre un second. - - DOMITIAN. - - Ah! si votre grande âme à peine s'en répond, - La mienne, qui n'est pas d'une trempe si belle, - Réduite au même effort, Seigneur, que fera-t-elle? 520 - - TITE. - - Ce que je fais, mon frère: aimez ailleurs. - - DOMITIAN. - - Hélas! - Ce qui vous fut aisé, Seigneur, ne me l'est pas. - Quand vous avez changé, voyiez-vous Bérénice? - De votre changement son départ fut complice; - Vous l'aviez éloignée, et j'ai devant les yeux, 525 - Je vois presqu'en vos bras ce que j'aime le mieux. - Jugez de ma douleur par l'excès de la vôtre, - Si vous voyiez la Reine entre les bras d'un autre; - Contre un rival heureux épargneriez-vous rien, - A moins que d'un respect aussi grand que le mien? 530 - - TITE. - - Vengez-vous, j'y consens; que rien ne vous retienne. - Je prends votre maîtresse; allez, prenez la mienne. - Épousez Bérénice, et.... - - DOMITIAN. - - Vous n'achevez point, - Seigneur: me pourriez-vous aimer jusqu'à ce point? - - TITE. - - Oui, si je ne craignois pour vous l'injuste haine 535 - Que Rome concevroit pour l'époux d'une reine. - - DOMITIAN. - - Dites, dites, Seigneur, qu'il est bien malaisé - De céder ce qu'adore un cœur bien embrasé; - Ne vous contraignez plus, ne gênez plus votre âme, - Satisfaites en maître une si belle flamme; 540 - Quand vous aurez su dire une fois: «Je le veux,» - D'un seul mot prononcé vous ferez quatre heureux. - Bérénice est toujours digne de votre couche, - Et Domitie enfin vous parle par ma bouche; - Car je ne saurois plus vous le taire; oui, Seigneur, 545 - Vous en voulez la main, et j'en ai tout le cœur: - Elle m'en fit le don dès la première vue, - Et ce don fut l'effet d'une force imprévue, - De cet ordre du ciel qui verse en nos esprits - Les principes secrets de prendre et d'être pris. 550 - Je vous dirois, Seigneur, quelle en est la puissance, - Si vous ne le saviez par votre expérience. - Ne rompez[233] pas des nœuds et si forts et si doux: - Rien ne les peut briser que le trépas, ou vous; - Et c'est un triste honneur pour une si grande âme, 555 - Que d'accabler un frère et contraindre une femme. - - TITE. - - Je ne contrains personne; et de sa propre voix - Nous allons, vous et moi, savoir quel est son choix. - - -SCÈNE III. - -TITE, DOMITIAN, DOMITIE, ALBIN, PLAUTINE. - - TITE. - - Parlez, parlez, Madame, et daignez nous apprendre - Où porte votre cœur, ce qu'il sent de plus tendre, 560 - Qui le possède entier de mon frère ou de moi? - - DOMITIE. - - En doutez-vous, Seigneur, quand vous avez ma foi? - - TITE. - - J'aime à n'en point douter, mais on veut que j'en doute: - On dit que cette foi ne vous donne pas toute, - Que ce cœur reste ailleurs. Parlez en liberté, 565 - Et n'en consultez point cette noble fierté, - Ce digne orgueil du sang que mon rang sollicite: - De tout ce que je suis ne regardez que Tite; - Et pour mieux écouter vos désirs les plus doux, - Entre le prince et moi ne regardez que vous. 570 - - DOMITIE. - - Qu'avez-vous dit de moi, Prince? - - DOMITIAN. - - Que dans votre âme - Vous laissez vivre encor notre première flamme; - Et qu'en faveur du rang si vous m'osez trahir, - Ce n'est pas tant aimer, Madame, qu'obéir. - C'est en dire un peu plus que vous n'aviez envie; 575 - Mais il y va de vous, il y va de ma vie; - Et qui se voit si près de perdre tout son bien, - Se fait armes de tout, et ne ménage rien. - - DOMITIE. - - Je ne sais de vous deux, Seigneur, à ne rien feindre, - Duquel je dois le plus me louer ou me plaindre. 580 - C'est aimer assez mal, que remettre tous deux - Au choix de mes désirs le succès de vos vœux; - Et cette liberté par tous les deux offerte - Montre que tous les deux peuvent souffrir ma perte, - Et que tout leur amour est prêt à consentir 585 - Que mon cœur ou ma foi veuille se démentir. - Je me plains de tous deux, et vous plains l'un et l'autre, - Si pour voir tout ce cœur vous m'ouvrez tout le vôtre. - Le prince n'agit pas en amant fort discret; - S'il ne m'impose rien, il trahit mon secret: 590 - Tout ce qu'il vous en dit m'offense ou vous abuse. - Mais ce que fait l'amour, l'amour aussi l'excuse[234]. - Vous, Seigneur, je croyois que vous m'aimiez assez - Pour m'épargner le trouble où vous m'embarrassez, - Et laisser pour couleur à mon peu de constance 595 - La gloire d'obéir à la toute-puissance: - Vous m'ôtez cette excuse, et me voulez charger - De ce qu'a d'odieux la honte de changer. - Si le prince en mon cœur garde encor même place, - C'est manquer de respect que vous le dire en face; 600 - Et si mon choix pour vous n'est point violenté, - C'est trop d'ambition et d'infidélité. - Ainsi des deux côtés tout sert à me confondre. - J'ai cent choses à dire, et rien à vous répondre; - Et ne voulant déplaire à pas un de vous deux, 605 - Je veux, ainsi que vous, douter où vont mes vœux. - Ce qui le plus m'étonne en cette déférence - Qui veut du cœur entier une entière assurance, - C'est que dans ce haut rang vous ne vouliez pas voir - Qu'il n'importe du cœur quand on sait son devoir[235], 610 - Et que de vos pareils les hautes destinées - Ne le consultent point sur ces grands hyménées. - - TITE. - - Si le vôtre, Madame, étoit de moindre prix.... - Mais que veut Flavian? - - -SCÈNE IV. - -TITE, DOMITIAN, DOMITIE, PLAUTINE, FLAVIAN, ALBIN. - - FLAVIAN. - - Vous en serez surpris, - Seigneur, je vous apporte une grande nouvelle: 615 - La reine Bérénice.... - - TITE. - - Eh bien! est infidèle? - Et son esprit, charmé par un plus doux souci.... - - FLAVIAN. - - Elle est dans ce palais, Seigneur; et la voici[236]. - - -SCÈNE V. - -TITE, DOMITIAN, BÉRÉNICE, DOMITIE, FLAVIAN, ALBIN, PHILON, -PLAUTINE. - - TITE. - - O Dieux! est-ce, Madame, aux reines de surprendre? - Quel accueil, quels honneurs peuvent-elles attendre, 620 - Quand leur surprise envie au souverain pouvoir - Celui de donner ordre à les bien recevoir? - - BÉRÉNICE. - - Pardonnez-le, Seigneur, à mon impatience. - J'ai fait sous d'autres noms demander audience: - Vous la donniez trop tard à mes ambassadeurs; 625 - Je n'ai pu tant attendre à voir tant de grandeurs; - Et quoique par vous-même autrefois exilée, - Sans ordre et sans aveu je me suis rappelée, - Pour être la première à mettre à vos genoux - Le sceptre qu'à présent je ne tiens que de vous, 630 - Et prendre sur les rois cet illustre avantage - De leur donner l'exemple à vous en faire hommage. - Je ne vous dirai point avec quelles langueurs - D'un si cruel exil j'ai souffert les longueurs: - Vous savez trop.... - - TITE. - - Je sais votre zèle, et l'admire, 635 - Madame; et pour me voir possesseur de l'empire, - Pour me rendre vos soins, je ne méritois pas - Que rien vous pût résoudre à quitter vos États, - Qu'une si grande reine en formât la pensée. - Un voyage si long vous doit avoir lassée. 640 - Conduisez-la, mon frère, en son appartement[237]. - Vous, faites-l'y servir aussi pompeusement, - Avec le même éclat qu'elle s'y vit servie - Alors qu'elle faisoit le bonheur de ma vie. - - -SCÈNE VI. - -TITE, DOMITIE, PLAUTINE, PHILON. - - DOMITIE. - - Seigneur, faut-il ici vous rendre votre foi? 645 - Ne regardez que vous entre la Reine et moi; - Parlez sans vous contraindre, et me daignez apprendre - Où porte votre cœur ce qu'il sent de plus tendre[238]. - - TITE. - - Adieu, Madame, adieu. Dans le trouble où je suis, - Me taire et vous quitter, c'est tout ce que je puis. 650 - - -SCÈNE VII. - -DOMITIE, PLAUTINE. - - DOMITIE. - - Se taire et me quitter! Après cette retraite, - Crois-tu qu'un tel arrêt ait besoin d'interprète? - - PLAUTINE. - - Oui, Madame; et ce n'est que dérober au jour; - Que vous cacher le trouble où le met ce retour. - - DOMITIE. - - Non, non, tu l'as voulu, Plautine, que je vinsse 655 - Désavouer ici les vanités du prince, - Empêcher qu'un amant dont je n'ai pas le cœur - Ne cédât ma conquête à mon premier vainqueur: - Vois la honte qu'ainsi je me suis attirée. - Quand sa reine[239] a paru, m'a-t-il considérée? 660 - A-t-il jeté les yeux sur moi qu'en me quittant? - - PLAUTINE. - - Pensez-vous que sa reine ait l'esprit plus content? - Avant que vous quitter, lui-même il l'a bannie. - - DOMITIE. - - Oui, mais avec respect, avec cérémonie, - Avec des yeux enfin qui l'éloignant des miens, 665 - Lui promettoient assez de plus doux entretiens. - Tu me diras encor que la chose est égale, - Que s'il m'ose quitter, il chasse ma rivale. - Mais pour peu qu'il m'aimât, du moins il m'auroit dit - Que je garde en son âme encor même crédit: 670 - Il m'en auroit donné des sûretés nouvelles, - Il m'en auroit laissé quelques marques fidèles. - S'il me vouloit cacher le trouble où je le voi, - La plus mauvaise excuse étoit bonne pour moi. - Mais pour toute réponse, il se tait, et me quitte; 675 - Et tu ne peux souffrir que mon cœur s'en irrite! - Tu veux, lorsque lui-même ose se déclarer, - Que je me flatte encore assez pour espérer! - C'est avec le perfide être d'intelligence. - Sans me flatter en vain, courons à la vengeance; 680 - Faisons voir ce qu'en moi peut le sang de Néron, - Et que je suis de plus fille de Corbulon. - - PLAUTINE. - - Vous l'êtes; mais enfin c'est n'être qu'une fille, - Que le reste impuissant d'une illustre famille. - Contre un tel empereur où prendrez-vous des bras? 685 - - DOMITIE. - - Contre un tel empereur nous n'en manquerons pas. - S'il épouse sa reine, il est l'horreur de Rome. - Trouvons alors, trouvons un grand cœur, un grand homme, - Un Romain qui réponde au sang de mes aïeux; - Et pour le révolter, laisse faire à mes yeux. 690 - Juge, par le pouvoir de ceux de Bérénice, - Si les miens auront peine à s'en faire justice. - Si ceux-là forcent Tite à me manquer de foi, - Ceux-ci feront briser le joug d'un nouveau roi; - Et si de l'univers les siens charment le maître, 695 - Les miens charmeront ceux qui méritent de l'être. - Dis-le-moi, tu l'as vue, ai-je peu de raison - Quand de mes yeux aux siens je fais comparaison? - Est-elle plus charmante, ai-je moins de mérite? - Suis-je moins digne qu'elle enfin du cœur de Tite? 700 - - PLAUTINE. - - Madame.... - - DOMITIE. - - Je m'emporte, et mes sens interdits - Impriment leur désordre en tout ce que je dis. - Comment saurois-je aussi ce que je te dois dire, - Si je ne sais pas même à quoi mon âme aspire? - Mon aveugle fureur s'égare à tous propos. 705 - Allons penser à tout avec plus de repos. - - PLAUTINE. - - Vous pourriez hasarder un moment de visite, - Pour voir si ce retour est sans l'aveu de Tite, - Ou si c'est de concert qu'il a fait le surpris. - - DOMITIE. - - Oui; mais auparavant remettons nos esprits. 710 - - -FIN DU SECOND ACTE. - - [225] Polémon, roi de Cilicie. Voyez ci-dessus, p. 194, - note 201, et plus loin, p. 245, note 258. - - [226] «Le célèbre M. de Santeul, voulant composer des - vers sur la campagne d'Hollande de 1672, crut ne pouvoir mieux - faire que de traduire en latin ces huit vers (397-404).... Il - présenta au Roi ses vers latins sous ce titre: SUR LE DÉPART DU - ROI, et mit à côté ceux de M. Corneille.» (Jolly, _Avertissement - du Theâtre de Corneille_, p. LXIX et LXX.)--Santeul donne les - vers 403 et 404 avec une double variante: - - Pour envoyer l'effroi _sur_ l'un et l'autre pôle - Je n'ai qu'à faire un pas et hausser _ma_ parole. - - Voici sa traduction latine: - - _REX ITER MEDITANS._ - - _Sic cœptis favet usque meis Victoria, ut hostes - Me quoque pace data timeant, credantque leonem, - Qui male sopitos premit alto corde furores, - Ancipiti dudum meditans bella horrida somno; - Nec tam blanda Venus media dominatur in aula, - Quin, Marti tantum annuerim, mox palleat orbis._ - - (_J. B. Santolii Victorini_ opera poetica. Paris, M.DC.XCIV, - p. 211.) - - - [227] Ce vers est la contre-partie de celui que - Corneille a placé dans la bouche d'Auguste (_Cinna_, acte V, - scène III, vers 1696): - - Je suis maître de moi comme de l'univers. - - [228] Voyez plus haut, p. 204, le vers 80 et la note 211. - - [229] Voyez ci-dessus, p. 203, note 211. - - [230] Suétone commence ainsi sa _Vie de Titus: Titus.... - amor ac deliciæ generis humani_; et Eutrope, au livre VII de son - _Abrégé de l'Histoire romaine_ (chapitre XXI), dit au sujet du - même empereur: _Huic_ (Vespasiano) _Titus filius successit.... - vir omnium virtutum genere mirabilis adeo, ut amor et deliciæ - humani generis diceretur_. - - [231] «Il déclara qu'il n'acceptait le souverain - pontificat qu'afin de conserver toujours ses mains pures. Il tint - parole; car depuis ce moment, il ne fut ni l'auteur ni le - complice de la mort de personne.» _Nec auctor posthac cujusquam - necis, nec conscius._ (Suétone, _Titus_, chapitre IX.) - - [232] Voyez ci-après, p.247, la note 262 du vers 1112. - Après l'éruption du Vésuve, Titus tira au sort, parmi les - consulaires, des curateurs chargés de soulager les maux de la - Campanie. (Suétone, _Titus_, chapitre VIII.) - - [233] L'édition de 1692 donne _trompez_, pour _rompez_, - ce qui ne peut être qu'une faute d'impression. - - [234] Après ce vers, Voltaire a ajouté les mots: _à - Tite_. - - [235] C'est, avec une tournure un peu différente, le - vers 279 de _Sertorius_: - - Qu'importe de mon cœur, si je sais mon devoir? - - [236] Nous avons vu dans les extraits de Xiphilin (p. - 197 et 198) qu'après être venue une première fois à Rome avec son - frère Agrippa, du vivant de Vespasien, Bérénice y retourna sous - le règne de Titus. - - [237] Voltaire (1764) fait suivre ce vers de - l'indication: _à Flavian et Albin_. - - [238] Voyez plus haut, p. 223, le vers 570 et les vers - 559 et 560. - - [239] On lit ici: «_la_ Reine,» dans les éditions de - Thomas Corneille et de Voltaire, qui deux vers plus loin ont - maintenu l'un et l'autre: «_sa_ reine.» - - - - -ACTE III. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -DOMITIAN, BÉRÉNICE, PHILON. - - DOMITIAN. - - Je vous l'ai dit, Madame, et j'aime à le redire, - Qu'il est beau qu'à vous plaire un empereur aspire, - Qu'il lui doit être doux qu'un véritable feu - Par de justes soupirs mérite votre aveu. - Seroit-ce un crime à moins[240]? Seroit-ce vous déplaire, 715 - Après un empereur, de vous offrir son frère? - Et voudriez-vous croire, en faveur de ma foi, - Qu'un frère d'empereur pourroit valoir un roi? - - BÉRÉNICE. - - Si votre âme, Seigneur, en veut être éclaircie, - Vous pouvez le savoir de votre Domitie. 720 - De tous les deux aimée, et douce à tous les deux, - Elle sait mieux que moi comme on change de vœux, - Et sait peut-être mal la route qu'il faut prendre - Pour trouver le secret de les faire descendre, - Quelque facilité qu'elle ait eue à trouver, 725 - Malgré sa flamme et vous, l'art de les élever. - Pour moi, qui n'eus jamais l'honneur d'être Romaine, - Et qu'un destin jaloux n'a fait naître que reine, - Sans qu'un de vous descende au rang que je remplis, - Ce me doit être assez d'un de vos affranchis; 730 - Et si votre empereur suit les traces des autres, - Il suffit d'un tel sort pour relever les nôtres[241]. - Mais changeons de discours, et me dites, Seigneur, - Par quel ordre aujourd'hui vous m'offrez votre cœur. - Est-ce pour obliger ou Domitie ou Tite? 735 - N'ose-t-il me quitter à moins que je le quitte? - Et peut-il à son rang si peu se confier, - Qu'il veuille mon exemple à se justifier? - Me donne-t-il à vous alors qu'il m'abandonne? - - DOMITIAN. - - Il vous respecte trop: c'est à vous qu'il me donne, 740 - Et me fait la justice, en m'enlevant mon bien, - De vouloir que je tâche à m'enrichir du sien; - Mais à peine il le veut, qu'il craint pour moi la haine - Que Rome concevroit pour l'époux d'une reine. - C'est à vous de juger d'où part ce sentiment. 745 - En vain, par politique, il fait ailleurs l'amant; - Il s'y réduit en vain par grandeur de courage: - A ces fausses clartés opposez quelque ombrage; - Et je renonce au jour, s'il ne revient à vous, - Pour peu que vous penchiez à le rendre jaloux. 750 - - BÉRÉNICE. - - Peut-être; mais, Seigneur, croyez-vous Bérénice - D'un cœur à s'abaisser jusqu'à cet artifice, - Jusques à mendier lâchement le retour - De ce qu'un grand service[242] a mérité d'amour? - - DOMITIAN. - - Madame, sur ce point je n'ai rien à vous dire. 755 - Vous savez ce que vaut l'Empereur et l'empire; - Et si vous consentez qu'on vous manque de foi, - Vous pouvez regarder[243] si je vaux bien un roi. - J'aperçois Domitie, et lui cède la place. - - -SCÈNE II. - -DOMITIE, BÉRÉNICE, DOMITIAN, PHILON. - - DOMITIE. - - Je vais me retirer, Seigneur, si je vous chasse; 760 - Et j'ai des intérêts que vous servez trop bien - Pour arrêter le cours d'un si long entretien. - - DOMITIAN. - - Je faisois à la Reine une offre de service - Qui peut vous assurer le rang d'impératrice, - Madame; et si j'en suis accepté pour époux, 765 - Tite n'aura plus d'yeux pour d'autres que pour vous. - Est-ce vous mal servir? - - DOMITIE. - - Quoi? Madame, il vous aime? - - BÉRÉNICE. - - Non; mais il me le dit, Madame. - - DOMITIE. - - Lui? - - BÉRÉNICE. - - Lui-même. - Est-ce vous offenser que m'offrir vos refus? - Et vous doit-il un cœur dont vous ne voulez plus? 770 - - DOMITIE. - - Je ne sais si je puis vous dire s'il m'offense, - Quand vous vous préparez à prendre sa défense. - - BÉRÉNICE. - - Et moi, je ne sais pas s'il a droit de changer, - Mais je sais que l'amour ne peut désobliger. - - DOMITIE. - - Du moins ce nouveau feu rend justice au mérite. 775 - - DOMITIAN. - - Vous m'avez commandé de quitter qui me quitte, - Vous le savez, Madame; et si c'est vous trahir, - Vous m'avouerez aussi que c'est vous obéir. - - DOMITIE. - - S'il échappe à l'amour un mot qui le trahisse, - A l'effort qu'il se fait veut-il qu'on obéisse? 780 - Il cherche une révolte, et s'en laisse charmer. - Vous le sauriez, ingrat, si vous saviez aimer, - Et ne vous feriez pas l'indigne violence - De vous offrir ailleurs, et même en ma présence. - - DOMITIAN, à Bérénice. - - Madame, vous voyez ce que je vous ai dit: 785 - La preuve est convaincante, et l'exemple suffit. - - BÉRÉNICE. - - Il suffit pour vous croire, et non pas pour le suivre. - - DOMITIE. - - Allez, sous quelques lois qu'il vous plaise de vivre, - Vivez-y, j'y consens; mais vous pouviez, Seigneur, - Vous hâter un peu moins de m'ôter votre cœur, 790 - Attendre que l'honneur de ce grand hyménée - Vous renvoyât la foi que vous m'avez donnée. - Si vous vouliez passer pour véritable amant, - Il falloit espérer jusqu'au dernier moment; - Il vous falloit.... - - DOMITIAN. - - Eh bien! puisqu'il faut que j'espère, - Madame, faites grâce à l'Empereur mon frère, - A la Reine, à vous-même enfin, si vous m'aimez, - Autant qu'il le paroît à vos yeux alarmés. - Les scrupules d'État, qu'il falloit mieux combattre, - Assez et trop longtemps nous ont gênés tous quatre: 800 - Réunissez des cœurs de qui rompt l'union - Cette chimère en Tite, en vous l'ambition. - Vous trouverez au mien encor les mêmes flammes - Qui, dès que je vous vis, charmèrent nos deux âmes. - Dès ce premier moment j'adorai vos appas; 805 - Dès ce premier moment je ne vous déplus pas. - Ai-je épargné depuis aucuns soins pour vous plaire? - Est-ce un crime pour moi que l'aînesse d'un frère? - Et faut-il m'accabler d'un éternel ennui - Pour avoir vu le jour deux lustres après lui, 810 - Comme si de mon choix il dépendoit de naître - Dans le temps qu'il falloit pour devenir son maître[244]? - Au nom de votre amour et de ce digne amant, - Madame, qui vous aime encor si chèrement, - Prenez quelque pitié d'un amant déplorable; 815 - Faites-la partager à cette inexorable; - Dissipez la fierté d'une injuste rigueur. - Pour juge entre elle et moi je ne veux que son cœur. - Je vous laisse avec elle arbitre de ma vie. - Adieu, Madame. Adieu, trop aimable ennemie. 820 - - -SCÈNE III. - -BÉRÉNICE, DOMITIE, PHILON. - - BÉRÉNICE. - - Les intérêts du prince[245] avancent trop le mien - Pour vous oser, Madame, importuner de rien; - Et l'incivilité de la moindre prière - Sembleroit vous presser de me rendre son frère. - Tout ce qu'en sa faveur je crois m'être permis, 825 - Après qu'à votre cœur lui-même il s'est remis, - C'est de vous faire voir ce que hasarde une âme - Qui sacrifie au rang les douceurs de sa flamme, - Et quel long repentir suit ces nobles ardeurs - Qui soumettent l'amour à l'éclat des grandeurs. 830 - - DOMITIE. - - Quand les choses, Madame, auront changé de face, - Je reviendrai savoir ce qu'il faut que je fasse, - Et demander votre ordre avec empressement - Sur le choix ou du prince ou de quelque autre amant. - Agréez cependant un respect qui m'amène 835 - Vous rendre mes devoirs comme à ma souveraine; - Car je n'ose douter que déjà l'Empereur - Ne vous ait redonné bonne part en son cœur. - Vous avez sur vos rois pris ce digne avantage - D'être ici la première à rendre un juste hommage[246]; 840 - Et pour vous imiter, je veux avoir le bien - D'être aussi la première à vous offrir le mien. - Cet exemple qu'aux rois vous donnez pour un homme, - J'aime pour une reine à le donner à Rome; - Et plus il est nouveau, plus j'ai lieu d'espérer 845 - Que de quelques bontés vous voudrez m'honorer. - - BÉRÉNICE. - - A vous dire le vrai, sa nouveauté m'étonne: - J'aurois eu quelque peine à vous croire si bonne; - Et je recevrois l'offre avec confusion - Si je n'y soupçonnois un peu d'illusion. 850 - Quoi qu'il en soit, Madame, en cette incertitude - Qui nous met l'une et l'autre en quelque inquiétude, - Ce que je puis répondre à vos civilités, - C'est de vous demander pour moi mêmes bontés, - Et que celle des deux qui sera satisfaite 855 - Traite l'autre de l'air qu'elle veut qu'on la traite. - J'ai vu Tite se rendre au peu que j'ai d'appas; - Je ne l'espère plus, et n'y renonce pas. - Il peut se souvenir, dans ce grade sublime, - Qu'il soumit votre Rome en détruisant Solyme, 860 - Qu'en ce siége pour lui je hasardai mon rang, - Prodiguai mes trésors, et mes peuples leur sang, - Et que s'il me fait part de sa toute-puissance, - Ce sera moins un don qu'une reconnoissance. - - DOMITIE. - - Ce sont là de grands droits; et si l'amour s'y joint, 865 - Je dois craindre une chute à n'en relever point. - Tite y peut ajouter que je n'ai point la gloire - D'avoir sur ma patrie étendu sa victoire, - De l'avoir saccagée et détruite à l'envi, - Et renversé l'autel du dieu que j'ai servi: 870 - C'est par là qu'il vous doit cette haute fortune. - Mais je commence à voir que je vous importune. - Adieu. Quelque autre fois nous suivrons ce discours. - - BÉRÉNICE. - - Je suis venue ici trop tôt de quatre jours; - J'en suis au désespoir et vous en fais excuse. 875 - - DOMITIE. - - Dans quatre jours, Madame, on verra qui s'abuse. - - -SCÈNE IV. - -BÉRÉNICE, PHILON. - - BÉRÉNICE. - - Quel caprice, Philon, l'amène jusqu'ici - M'expliquer elle-même un si cuisant souci? - Tite, après mon départ, l'auroit-il maltraitée? - - PHILON. - - Après votre départ il l'a soudain quittée, 880 - Madame, et s'est défait de cet esprit jaloux - Avec un compliment encor plus court qu'à vous. - - BÉRÉNICE. - - Ainsi tout est égal: s'il me chasse, il la quitte; - Mais ce peu qu'il m'a dit ne peut qu'il ne m'irrite: - Il marque trop pour moi son infidélité. 885 - Vois de ses derniers mots quelle est la dureté: - «Qu'on la serve, a-t-il dit, comme elle fut servie - Alors qu'elle faisoit le bonheur de ma vie[247].» - Je ne le fais donc plus! Voilà ce que j'ai craint. - Il fait en liberté ce qu'il faisoit contraint. 890 - Cet ordre de sortir, si prompt et si sévère, - N'a plus pour s'excuser l'autorité d'un père: - Il est libre, il est maître, il veut tout ce qu'il fait. - - PHILON. - - Du peu qu'il vous a dit j'attends un autre effet. - Le trouble de vous voir auprès d'une rivale 895 - Vouloit pour se remettre un moment d'intervalle; - Et quand il a rompu sitôt vos entretiens, - Je lisois dans ses yeux qu'il évitoit les siens, - Qu'il fuyoit l'embarras d'une telle présence. - Mais il vient à son tour prendre son audience, 900 - Madame; et vous voyez si j'en sais bien juger. - Songez de quelle sorte il faut le ménager. - - -SCÈNE V. - -TITE, BÉRÉNICE, FLAVIAN, PHILON. - - BÉRÉNICE. - - Me cherchez-vous, Seigneur, après m'avoir chassée? - - TITE. - - Vous avez su mieux lire au fond de ma pensée, - Madame; et votre cœur connoît assez le mien 905 - Pour me justifier sans que j'explique rien. - - BÉRÉNICE. - - Mais justifiera-t-il le don qu'il vous plaît faire - De ma propre personne au prince votre frère? - Et n'est-ce point assez de me manquer de foi, - Sans prendre encor le droit de disposer de moi? 910 - Pouvez-vous jusque-là me bannir de votre âme? - Le pouvez-vous, Seigneur? - - TITE. - - Le croyez-vous, Madame? - - BÉRÉNICE. - - Hélas! que j'ai de peur de vous dire que non! - J'ai voulu vous haïr dès que j'ai su ce don: - Mais à de tels courroux l'âme en vain se confie; 915 - A peine je vous vois que je vous justifie. - Vous me manquez de foi, vous me donnez, chassez. - Que de crimes! Un mot les a tous effacés. - Faut-il, Seigneur, faut-il que je ne vous accuse - Que pour dire aussitôt que c'est moi qui m'abuse, 920 - Que pour me voir forcée à répondre pour vous! - Épargnez cette honte à mon dépit jaloux; - Sauvez-moi du désordre où ma bonté[248] m'expose, - Et du moins par pitié dites-moi quelque chose; - Accusez-moi plutôt, Seigneur, à votre tour, 925 - Et m'imputez pour crime un trop parfait amour. - Vos chimères d'État, vos indignes scrupules, - Ne pourront-ils jamais passer pour ridicules? - En souffrez-vous encor la tyrannique loi? - Ont-ils encor sur vous plus de pouvoir que moi? 930 - Du bonheur de vous voir j'ai l'âme si ravie, - Que pour peu qu'il durât, j'oublierois Domitie. - Pourrez-vous l'épouser dans quatre jours? O cieux! - Dans quatre jours! Seigneur, y voudrez-vous mes yeux? - Vous plairez-vous à voir qu'en triomphe menée, 935 - Je serve de victime à ce grand hyménée; - Que traînée avec pompe aux marches de l'autel, - J'aille de votre main attendre un coup mortel? - M'y verrez-vous mourir sans verser une larme? - Vous y préparez-vous sans trouble et sans alarme? 940 - Et si vous concevez l'excès de ma douleur, - N'en rejaillit-il[249] rien jusque dans votre cœur? - - TITE. - - Hélas! Madame, hélas! pourquoi vous ai-je vue? - Et dans quel contre-temps êtes-vous revenue! - Ce qu'on fit d'injustice à de si chers appas 945 - M'avoit assez coûté pour ne l'envier pas. - Votre absence et le temps m'avoient fait quelque grâce; - J'en craignois un peu moins les malheurs où je passe; - Je souffrois Domitie, et d'assidus efforts - M'avoient, malgré l'amour, fait maître du dehors. 950 - La contrainte sembloit tourner en habitude; - Le joug que je prenois m'en paroissoit moins rude; - Et j'allois être heureux, du moins aux yeux de tous, - Autant qu'on le peut être en n'étant point à vous. - J'allois.... - - BÉRÉNICE. - - N'achevez point, c'est là ce qui me tue. 955 - Et je pourrois souffrir votre hymen à ma vue, - Si vous aviez choisi quelque objet sans éclat, - Qui ne pût être à vous que par raison d'État, - Qui de ses grands aïeux n'eût reçu rien d'aimable, - Qui n'en eût que le nom qui fût considérable. 960 - «Il s'est assez puni de son manque de foi, - Me dirois-je, et son cœur n'en est pas moins à moi.» - Mais Domitie est belle, elle a tout l'avantage - Qu'ajoute un vrai mérite à l'éclat du visage; - Et pour vous épargner les discours superflus, 965 - Elle est digne de vous, si vous ne m'aimez plus. - Elle a toujours charmé le prince votre frère, - Elle a gagné sur vous de ne vous plus déplaire: - L'hymen achèvera de me faire oublier; - Elle aura votre cœur, et l'aura tout entier. 970 - Seigneur, faites-moi grâce: épousez Sulpitie, - Ou Camille, ou Sabine, et non pas Domitie; - Choisissez-en quelqu'une enfin dont le bonheur - Ne m'ôte que la main, et me laisse le cœur. - - TITE. - - Domitie aisément souffriroit ce partage; 975 - Ma main satisferoit l'orgueil de son courage; - Et pour le cœur, à peine il vous sait en ces lieux, - Qu'il revient tout entier faire hommage à vos yeux. - - BÉRÉNICE. - - N'importe: ayez pitié, Seigneur, de ma foiblesse. - Vous avez un cœur fait à changer de maîtresse; 980 - Vous ne savez que trop l'art de manquer de foi: - Ne l'exercerez-vous jamais que contre moi? - - TITE. - - Domitie est le choix de Rome et de mon père: - Ils crurent à propos de l'ôter à mon frère, - De crainte que ce cœur jeune et présomptueux 985 - Ne rendît téméraire un prince impétueux. - Si pour vous obéir je lui suis infidèle, - Rome, qui l'a choisie, y consentira-t-elle? - - BÉRÉNICE. - - Quoi? Rome ne veut pas quand vous avez voulu? - Que faites-vous, Seigneur, du pouvoir absolu? 990 - N'êtes-vous dans ce trône, où tant de monde aspire, - Que pour assujettir l'Empereur à l'empire[250]? - Sur ses plus hauts degrés Rome vous fait la loi! - Elle affermit ou rompt le don de votre foi! - Ah! si j'en puis juger sur ce qu'on voit paroître. 995 - Vous en êtes l'esclave encor plus que le maître. - - TITE. - - Tel est le triste sort de ce rang souverain, - Qui ne dispense pas d'avoir un cœur romain; - Ou plutôt des Romains tel est le dur caprice[251] - A suivre obstinément une aveugle injustice, 1000 - Qui rejetant d'un roi le nom plus que les lois, - Accepte un empereur plus puissant que cent rois. - C'est ce nom seul qui donne à leurs farouches haines - Cette invincible horreur qui passe jusqu'aux reines, - Jusques à leurs époux; et vos yeux adorés 1005 - Verroient de notre hymen naître cent conjurés. - Encor s'il n'y falloit hasarder que ma vie; - Si ma perte aussitôt de la vôtre suivie.... - - BÉRÉNICE. - - Non, Seigneur, ce n'est pas aux reines comme moi - A hasarder leurs jours pour signaler leur foi. 1010 - La plus illustre ardeur de périr l'un pour l'autre - N'a rien de glorieux pour mon rang et le vôtre: - L'amour de nos pareils la traite de fureur, - Et ces vertus d'amant ne sont pas d'empereur. - Mes secours en Judée[252] achevèrent l'ouvrage 1015 - Qu'avoit des légions ébauché le suffrage: - Il m'est trop précieux pour le mettre au hasard; - Et j'y pouvois, Seigneur, mériter quelque part, - N'étoit qu'affermissant votre heureuse fortune, - Je n'ai fait qu'empêcher qu'elle nous fût commune. 1020 - Si j'eusse eu moins pour elle ou de zèle ou de foi, - Vous seriez moins puissant, mais vous seriez à moi; - Vous n'auriez que le nom de général d'armée, - Mais j'aurois pour époux l'amant qui m'a charmée; - Et je posséderois dans ma cour, en repos, 1025 - Au lieu d'un empereur, le plus grand des héros. - - TITE. - - Eh bien! Madame, il faut renoncer à ce titre, - Qui de toute la terre en vain me fait l'arbitre. - Allons dans vos États m'en donner un plus doux; - Ma gloire la plus haute est celle d'être à vous. 1030 - Allons où je n'aurai que vous pour souveraine, - Où vos bras amoureux seront ma seule chaîne[253], - Où l'hymen en triomphe à jamais l'étreindra; - Et soit de Rome esclave et maître qui voudra[254]! - - BÉRÉNICE. - - Il n'est plus temps: ce nom, si sujet à l'envie, 1035 - Ne se quitte jamais, Seigneur, qu'avec la vie; - Et des nouveaux Césars la tremblante fierté - N'ose faire de grâce à ceux qui l'ont porté: - Qui l'a pris une fois est toujours punissable. - Ce fut par là qu'Othon se traita de coupable, 1040 - Par là Vitellius mérita le trépas; - Et vous n'auriez partout qu'assassins sur vos pas. - - TITE. - - Que faire donc, Madame? - - BÉRÉNICE. - - Assurer votre vie; - Et s'il y faut enfin la main de Domitie.... - Mais adieu: sur ce point si vous pouvez douter, 1045 - Ce n'est pas moi, Seigneur, qu'il en faut consulter. - - TITE, à Bérénice qui se retire[255]. - - Non, Madame; et dût-il m'en coûter trône et vie, - Vous ne me verrez point épouser Domitie. - Ciel, si vous ne voulez qu'elle règne en ces lieux, - Que vous m'êtes cruel de la rendre à mes yeux! 1050 - -FIN DU TROISIÈME ACTE. - - [240] Tel est le texte des anciennes éditions, y compris - celle de 1692. Voltaire a mis: «Serait-ce un crime à moi?» - - [241] Allusion à l'affranchi Félix. Voyez tome VI, p. - 597, la note du vers 510 d'_Othon_.--Racine parle aussi de - l'affranchi Félix, dans sa _Bérénice_ (acte II, scène II): - - De l'affranchi Pallas nous avons vu le frère, - Des fers de Claudius Félix encor flétri, - De deux reines, Seigneur, devenir le mari; - Et s'il faut jusqu'au bout que je vous obéisse, - Ces deux reines étoient du sang de Bérénice. - - L'une des deux Drusille que Félix épousa était sœur de Bérénice. - - [242] Tacite, au livre II des _Histoires_ (chapitre - LXXXI), raconte que le parti de Vespasien, au moment de son - avènement à l'empire, trouva une auxiliaire zélée dans la reine - Bérénice: _nec minore animo regina Berenice partes juvabat, - florens ætate formaque, et seni quoque Vespasiano magnificentia - munerum grata_. Voyez aussi plus loin, vers 861 et suivants. - - [243] L'édition de 1692 a changé _regarder_ en - _remarquer_. - - [244] Thomas Corneille et Voltaire ajoutent ici: _à - Bérénice_, et au-dessus de la seconde phrase du vers 820, - Voltaire seul: _à Domitie_. - - [245] L'édition de 1682 donne seule: «d'un prince,» pour - «du prince.» - - [246] Voyez ci-dessus, p. 226, les vers 631 et 632. - - [247] Voyez ci-dessus, p. 227, vers 642-644. - - [248] L'édition de 1682 porte seule _ma honte_ pour _ma - bonté_. - - [249] Toutes les éditions publiées du vivant de - Corneille portent ici _rejallit_, que l'édition de 1692 a changé - en _rejaillit_. Plus loin, au vers 1505, l'édition de 1671 est la - seule qui porte _rejaillît_: toutes les autres, même celle de - 1692, ont _rejallît_. - - [250] On a rapproché de ce passage ce vers que dit Néron - dans le _Britannicus_ de Racine (publié en 1669): - - Suis-je leur empereur seulement pour leur plaire? - - (Acte IV, scène III.) - - [251] Racine, dans sa _Bérénice_ (acte II, scène II), - emploie le même mot: - - Soit raison, soit caprice, - Rome ne l'attend point pour son impératrice. - - Puis, quelques vers plus loin, il développe ainsi l'idée contenue - dans les vers 1001 et 1002 de Corneille: - - D'ailleurs, vous le savez, en bannissant ses rois, - Rome à ce nom, si noble et si saint autrefois, - Attacha pour jamais une haine puissante; - Et quoiqu'à ses Césars fidèle, obéissante, - Cette haine, Seigneur, reste de sa fierté, - Survit dans tous les cœurs après la liberté. - - [252] Voyez ci-dessus, p. 232, note 242. - - [253] Dans l'édition de 1692: «_feront_ ma seule - chaîne.» - - [254] Voyez ci-dessus la _Notice_, p. 196. - - [255] Voltaire (1764) a remplacé «qui se retire,» par - «qui sort.» - - - - -ACTE IV. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -BÉRÉNICE, PHILON. - - BÉRÉNICE. - - Avez-vous su, Philon, quel bruit et quel murmure - Fait mon retour à Rome en cette conjoncture[256]? - - PHILON. - - Oui, Madame: j'ai vu presque tous vos amis, - Et su d'eux quel espoir vous peut être permis. - Il est peu de Romains qui penchent la balance 1055 - Vers l'extrême hauteur ou l'extrême indulgence: - La plupart d'eux embrasse un avis modéré - Par qui votre retour n'est pas déshonoré, - Mais à l'hymen de Tite il vous ferme la porte: - La fière Domitie est partout la plus forte; 1060 - La vertu de son père et son illustre sang - A son ambition assure[257] ce haut rang. - Il est peu sur ce point de voix qui se divisent, - Madame; et quant à vous, voici ce qu'ils en disent: - «Elle a bien servi Rome, il le faut avouer; 1065 - L'Empereur et l'empire ont lieu de s'en louer: - On lui doit des honneurs, des titres sans exemples; - Mais enfin elle est reine, elle abhorre nos temples, - Et sert un Dieu jaloux qui ne peut endurer - Qu'aucun autre que lui se fasse révérer; 1070 - Elle traite à nos yeux les nôtres de fantômes. - On peut lui prodiguer des villes, des royaumes: - Il est des rois pour elle; et déjà Polémon[258] - De ce Dieu qu'elle adore invoque le seul nom; - Des nôtres pour lui plaire il dédaigne le culte: 1075 - Qu'elle règne avec lui sans nous faire d'insulte. - Si ce trône et le sien ne lui suffisent pas, - Rome est prête d'y joindre encor d'autres États[259], - Et de faire éclater avec magnificence - Un juste et plein effet de sa reconnoissance.» 1080 - - BÉRÉNICE. - - Qu'elle répande ailleurs ces effets éclatants, - Et ne m'enlève point le seul où je prétends. - Elle n'a point de part en ce que je mérite: - Elle ne me doit rien, je n'ai servi que Tite. - Si j'ai vu sans douleur mon pays désolé, 1085 - C'est à Tite, à lui seul, que j'ai tout immolé; - Sans lui, sans l'espérance à mon amour offerte, - J'aurois servi Solyme, ou péri dans sa perte; - Et quand Rome s'efforce à m'arracher son cœur, - Elle sert le courroux d'un Dieu juste vengeur. 1090 - Mais achevez, Philon; ne dit-on autre chose? - - PHILON. - - On parle des périls où votre amour l'expose: - «De cet hymen, dit-on, les nœuds si desirés - Serviront de prétexte à mille conjurés; - Ils pourront soulever jusqu'à son propre frère. 1095 - Il se voulut jadis cantonner contre un père; - N'eût été Mucian qui le tint dans Lyon, - Il se faisoit le chef de la rébellion, - Avouoit Civilis, appuyoit ses Bataves, - Des Gaulois belliqueux soulevoit les plus braves; 1100 - Et les deux bords du Rhin l'auroient pour empereur, - Pour peu qu'eût Céréal écouté sa fureur[260].» - Il aime Domitie, et règne dans son âme; - Si Tite ne l'épouse, il en fera sa femme. - Vous savez de tous deux quelle est l'ambition: 1105 - Jugez ce qui peut suivre une telle union. - - BÉRÉNICE. - - Ne dit-on rien de plus? - - PHILON. - - Ah! Madame, je tremble - A vous dire encor.... - - BÉRÉNICE. - - Quoi? - - PHILON. - - Que le sénat s'assemble. - - BÉRÉNICE. - - Quelle est l'occasion qui le fait assembler? - - PHILON. - - L'occasion n'a rien qui vous doive troubler; 1110 - Et ce n'est qu'à dessein de pourvoir aux dommages - Que du Vésuve ardent ont causés[261] les ravages[262]; - Mais Domitie aura des amis, des parents, - Qui pourront bien après vous mettre sur les rangs. - - BÉRÉNICE. - - Quoi que sur mes destins ils usurpent d'empire, 1115 - Je ne vois pas leur maître en état d'y souscrire. - Philon, laissons-les faire: ils n'ont qu'à me bannir - Pour trouver hautement l'art de me retenir. - Contre toutes leurs voix je ne veux qu'un suffrage, - Et l'ardeur de me nuire achèvera l'ouvrage. 1120 - Ce n'est pas qu'en effet la gloire où je prétends - N'offre trop de prétexte aux esprits mécontents: - Je ne puis jeter l'œil sur ce que je suis née - Sans voir que de périls suivront cet hyménée. - Mais pour y parvenir s'il faut trop hasarder, 1125 - Je veux donner le bien que je n'ose garder; - Je veux du moins, je veux ôter à ma rivale - Ce miracle vivant, cette âme sans égale: - Qu'en dépit des Romains, leur digne souverain, - S'il prend une moitié, la prenne de ma main; 1130 - Et pour tout dire enfin, je veux que Bérénice - Ait une créature en leur impératrice. - Je vois Domitian. Contre tous leurs arrêts - Il n'est pas malaisé d'unir nos intérêts. - - -SCÈNE II. - -DOMITIAN, BÉRÉNICE, PHILON, ALBIN. - - BÉRÉNICE. - - Auriez-vous au sénat, Seigneur, assez de brigue 1135 - Pour combattre et confondre une insolente ligue? - S'il ne s'assemble pas exprès pour m'exiler, - J'ai quelques envieux qui pourront en parler. - L'exil m'importe peu, j'y suis accoutumée; - Mais vous perdez l'objet dont votre âme est charmée: - L'audacieux décret de mon bannissement - Met votre Domitie aux bras d'un autre amant; - Et vous pouvez[263] juger que s'il faut qu'on m'exile, - Sa conquête pour vous n'en est pas plus facile. - Voyez si votre amour se veut laisser ravir 1145 - Cet unique secours qui pourroit le servir[264]. - - DOMITIAN. - - On en pourra parler, Madame, et mon ingrate - En a déjà conçu quelque espoir qui la flatte; - Mais je puis dire aussi que le rang que je tiens - M'a fait assez d'amis pour opposer aux siens; 1150 - Et que si dès l'abord ils ne les font pas taire, - Ils rompront le grand coup qui seul nous peut déplaire. - Non que tout cet espoir ne coure grand hasard, - Si votre amant volage y prend la moindre part: - On l'aime; et si son ordre à nos amis s'oppose, 1155 - Leur plus fidèle ardeur osera peu de chose. - - BÉRÉNICE. - - Ah! Prince, je mourrai de honte et de douleur, - Pour peu qu'il contribue à faire mon malheur; - Mais je n'ai qu'à le voir pour calmer ces alarmes. - - DOMITIAN. - - N'y perdez point de temps, portez-y tous vos charmes: - N'en oubliez aucun dans un péril si grand. - Peut-être, ainsi que vous, ce dessein le surprend; - Mais je crains qu'après tout son âme irrésolue - Ne relâche un peu trop sa puissance absolue, - Et ne laisse au sénat décider de ses vœux, 1165 - Pour se faire une excuse[265] envers l'une des deux. - - BÉRÉNICE. - - Quelques efforts qu'on fasse, et quelque art qu'on déploie, - Je vous réponds de tout, pourvu que je le voie; - Et je ne crois pas même au pouvoir de vos dieux - De lui faire épouser Domitie à mes yeux. 1170 - Si vous l'aimez encor, ce mot vous doit suffire. - Quant au sénat, qu'il m'ôte ou me donne l'empire, - Je ne vous dirai point à quoi je me résous. - Voici votre inconstante. Adieu, pensez à vous. - - -SCÈNE III. - -DOMITIAN, DOMITIE, ALBIN, PLAUTINE. - - DOMITIE. - - Prince, si vous m'aimez, l'occasion est belle. 1175 - - DOMITIAN. - - Si je vous aime! Est-il un amant plus fidèle? - Mais, Madame, sachons ce que vous souhaitez. - - DOMITIE. - - Vous me servirez mal, puisque vous en doutez. - L'amant digne du cœur de la beauté qu'il aime - Sait mieux ce qu'elle veut que ce qu'il veut lui-même. - Mais puisque j'ai besoin d'expliquer mon courroux, - J'en veux à Bérénice, à l'Empereur, à vous: - A lui, qui n'ose plus m'aimer en sa présence; - A vous, qui vous mettez de leur intelligence, - Et dont tous les amis vont servir un amour 1185 - Qui me rend à vos yeux la fable de la cour. - Si vous m'aimez, Seigneur, il faut sauver ma gloire, - M'assurer par vos soins une pleine victoire; - Il faut.... - - DOMITIAN. - - Si vous croyez votre bonheur douteux, - Votre retour vers moi seroit-il si honteux? 1190 - Suis-je indigne de vous? suis-je si peu de chose - Que toute votre gloire à mon amour s'oppose? - Ne voit-on plus en moi ce que vous estimiez? - Et suis-je moindre enfin qu'alors que vous m'aimiez? - - DOMITIE. - - Non; mais un autre espoir va m'accabler de honte, 1195 - Quand le trône m'attend, si Bérénice y monte. - Délivrez-en mes yeux, et prêtez-moi la main - Du moins à soutenir l'honneur du nom romain. - De quel œil verrez-vous qu'une reine étrangère.... - - DOMITIAN. - - De l'œil dont je verrois que l'Empereur, mon frère, 1200 - En prît d'autres pour vous, ranimât son espoir, - Et pour se rendre heureux, usât de son pouvoir. - - DOMITIE. - - Ne vous y trompez pas: s'il me donne le change, - Je ne suis point à vous, je suis à qui me venge, - Et trouverai peut-être à Rome assez d'appui 1205 - Pour me venger de vous aussi bien que de lui. - - DOMITIAN. - - Et c'est du nom romain la gloire qui vous touche. - Madame? et vous l'avez au cœur comme en la bouche? - Ah! que le nom de Rome est un nom précieux, - Alors qu'en la servant on se sert encor mieux, 1210 - Qu'avec nos intérêts ce grand devoir conspire, - Et que pour récompense on se promet l'empire! - Parlons à cœur ouvert, Madame, et dites-moi - Quel fruit je dois attendre enfin d'un tel emploi. - - DOMITIE. - - Voulez-vous pour servir être sûr du salaire, 1215 - Seigneur? et n'avez-vous qu'un amour mercenaire[266]? - - DOMITIAN. - - Je n'en connois point d'autre, et ne conçois pas bien - Qu'un amant puisse plaire en ne prétendant rien. - - DOMITIE. - - Que ces prétentions sentent les âmes basses! - - DOMITIAN. - - Les Dieux à qui les sert font espérer des grâces. 1220 - - DOMITIE. - - Les exemples des Dieux s'appliquent mal sur nous. - - DOMITIAN. - - Je ne veux donc, Madame, autre exemple que vous. - N'attendez-vous de Tite, et n'avez-vous pour Tite - Qu'une stérile ardeur qui s'attache au mérite? - De vos destins aux siens pressez-vous l'union 1225 - Sans vouloir aucun fruit de tant de passion? - - DOMITIE. - - Peut-être en ce dessein ne suis-je intéressée - Que par l'intérêt seul de ma gloire blessée. - Croyez-moi généreuse, et soyez généreux: - N'aimez plus, ou n'aimez que comme je le veux. 1230 - Je sais ce que je dois à l'amant qui m'oblige; - Mais j'aime qu'on l'attende et non pas qu'on l'exige: - Et qui peut immoler son intérêt au mien, - Peut se promettre tout de qui ne promet rien. - Peut-être qu'en l'état où je suis avec Tite, 1235 - Je veux bien le quitter, mais non pas qu'il me quitte. - Vous en dis-je trop peu pour vous l'imaginer? - Et depuis quand l'amour n'ose-t-il deviner? - Tous mes emportements pour la grandeur suprême - Ne vous déguisent point, Seigneur, que je vous aime; - Et l'on ne voit que trop quel droit j'ai de haïr - Un empereur sans foi qui meurt de me trahir. - Me condamnerez-vous à voir que Bérénice - M'enlève de hauteur le rang d'impératrice? - Lui pourrez-vous aider à me perdre d'honneur? 1245 - - DOMITIAN. - - Ne pouvez-vous le mettre à faire mon bonheur? - - DOMITIE. - - J'ai quelque orgueil encor, Seigneur, je le confesse. - De tout ce qu'il attend rendez-moi la maîtresse, - Et laissez à mon choix l'effet de votre espoir: - Que ce soit une grâce, et non pas un devoir; 1250 - Et que.... - - DOMITIAN. - - Me faire grâce après tant d'injustice! - De tant de vains détours je vois trop l'artifice, - Et ne saurois douter du choix que vous ferez - Quand vous aurez par moi ce que vous espérez. - Épousez, j'y consens, le rang de souveraine; 1255 - Faites l'impératrice, en donnant une reine; - Disposez de sa main, et pour première loi, - Madame, ordonnez-lui d'abaisser l'œil sur moi. - - DOMITIE. - - Cet objet de ma haine a pour vous quelque charme. - - DOMITIAN. - - Son nom seul prononcé vous a mise en alarme: 1260 - Me puis-je mieux venger, si vous me trahissez, - Que d'aimer à vos yeux ce que vous haïssez? - - DOMITIE. - - Parlons à cœur ouvert. Aimez-vous Bérénice? - - DOMITIAN. - - Autant qu'il faut l'aimer pour vous faire un supplice. - - DOMITIE. - - Ce sera donc le vôtre encor plus que le mien. 1265 - Après cela, Seigneur, je ne vous dis plus rien. - S'il n'a pas pour votre âme une assez rude gêne, - J'y puis joindre au besoin une implacable haine. - - DOMITIAN. - - Et moi, dût à jamais croître ce grand courroux, - J'épouserai, Madame, ou Bérénice, ou vous. 1270 - - DOMITIE. - - Ou Bérénice, ou moi! La chose est donc égale, - Et vous ne m'aimez plus qu'autant que ma rivale? - - DOMITIAN. - - La douleur de vous perdre, hélas!... - - DOMITIE. - - C'en est assez: - Nous verrons cet amour dont vous nous menacez. - Cependant si la Reine, aussi fière que belle, 1275 - Sait comme il faut répondre aux vœux d'un infidèle, - Ne me rapportez point l'objet de son dédain - Qu'elle n'ait repassé les rives du Jourdain. - - -SCÈNE IV. - -DOMITIAN, ALBIN. - - DOMITIAN. - - Admire ainsi que moi de quelle jalousie - Au seul nom de la Reine elle a paru saisie; 1280 - Comme s'il importoit à ses heureux appas - A qui je donne un cœur dont elle ne veut pas! - - ALBIN. - - Seigneur, telle est l'humeur de la plupart des femmes. - L'amour sous leur empire eût-il rangé mille âmes, - Elles regardent tout comme leur propre bien, 1285 - Et ne peuvent souffrir qu'il leur échappe rien. - Un captif mal gardé leur semble une infamie: - Qui l'ose recevoir devient leur ennemie; - Et sans leur faire un vol on ne peut disposer - D'un cœur qu'un autre choix les force à refuser: 1290 - Elles veulent qu'ailleurs par leur ordre il soupire, - Et qu'un don de leur part marque un reste d'empire. - Domitie a pour vous ces communs sentiments - Que les fières beautés ont pour tous leurs amants, - Et craint, si votre main se donne à Bérénice, 1295 - Qu'elle ne porte en vain le nom d'impératrice, - Quand d'un côté l'hymen, et de l'autre l'amour, - Feront à cette reine un empire en sa cour. - Voilà sa jalousie, et ce qu'elle redoute, - Seigneur. Pour le sénat, n'en soyez point en doute, 1300 - Il aime l'Empereur, et l'honore à tel point, - Qu'il servira sa flamme, ou n'en parlera point; - Pour le stupide Claude il eut bien la bassesse - D'autoriser l'hymen de l'oncle avec la nièce[267]: - Il ne fera pas moins pour un prince adoré, 1305 - Et je l'y tiens déjà, Seigneur, tout préparé. - - DOMITIAN. - - Tu parles du sénat, et je veux parler d'elle, - De l'ingrate qu'un trône a rendue infidèle. - N'est-il point de moyens[268], ne vois-tu point de jour, - A mettre enfin d'accord sa gloire et son amour? 1310 - - ALBIN. - - Tout dépendra de Tite et du secret office - Qu'il peut dans le sénat rendre à sa Bérénice. - L'air dont il agira pour un espoir si doux - Tournera l'assemblée ou pour ou contre vous; - Et si sa politique à vos amis s'oppose, 1315 - Vous l'avez dit vous-même, ils pourront peu de chose. - Sondez ses sentiments, et réglez-vous sur eux: - Votre bonheur est sûr, s'il consent d'être heureux. - Que si son choix balance, ou flatte mal le vôtre, - Demandez Bérénice afin d'obtenir l'autre. 1320 - Vous l'avez déjà vu sensible à de tels coups; - Et c'est un grand ressort qu'un peu d'amour jaloux. - Au moindre empressement pour cette belle reine, - Il vous fera justice et reprendra sa chaîne. - Songez à pénétrer ce qu'il a dans l'esprit. 1325 - Le voici. - - DOMITIAN. - - Je suivrai ce que ton zèle en dit. - - -SCÈNE V. - -TITE, DOMITIAN, FLAVIAN, ALBIN. - - TITE. - - Avez-vous regagné le cœur de votre ingrate, - Mon frère? - - DOMITIAN. - - Sa fierté de plus en plus éclate. - Voyez s'il fut jamais orgueil pareil au sien: - Il veut que je la serve et ne prétende rien, 1330 - Que j'appuie en l'aimant toute son injustice, - Que je fasse de Rome exiler Bérénice. - Mais, Seigneur, à mon tour puis-je vous demander - Ce qu'à vos plus doux vœux il vous plaît d'accorder? - - TITE. - - J'aurai peine à bannir la Reine de ma vue. 1335 - Par quels ordres, grands Dieux, est-elle revenue? - Je souffrois, mais enfin je vivois sans la voir; - J'allois.... - - DOMITIAN. - - N'avez-vous pas un absolu pouvoir, - Seigneur? - - TITE. - - Oui; mais j'en suis comptable à tout le monde: - Comme dépositaire, il faut que j'en réponde. 1340 - Un monarque a souvent des lois à s'imposer; - Et qui veut pouvoir tout ne doit pas tout oser. - - DOMITIAN. - - Que refuserez-vous aux désirs de votre âme, - Si le sénat approuve une si belle flamme? - - TITE. - - Qu'il parle du Vésuve, et ne se mêle pas 1345 - De jeter dans mon âme un nouvel embarras. - Est-ce à lui d'abuser de mon inquiétude - Jusqu'à mettre une borne à son incertitude? - Et s'il ose en mon choix prendre quelque intérêt, - Me croit-il en état d'en croire son arrêt? 1350 - S'il exile la Reine, y pourrai-je souscrire? - - DOMITIAN. - - S'il parle en sa faveur, pourrez-vous l'en dédire? - Ah! que je vous plaindrois d'avoir si peu d'amour! - - TITE. - - J'en ai trop, et le mets peut-être trop au jour. - - DOMITIAN. - - Si vous en aviez tant, vous auriez peu de peine 1355 - A rendre Domitie à sa première chaîne. - - TITE. - - Ah! s'il ne s'agissoit que de vous la céder, - Vous auriez peu de peine à me persuader; - Et pour vous rendre heureux, me rendre à Bérénice - Ne seroit pas vous faire un fort grand sacrifice. 1360 - Il y va de bien plus. - - DOMITIAN. - - De quoi, Seigneur? - - TITE. - - De tout. - Il y va d'épouser sa haine jusqu'au bout, - D'en suivre la furie, et d'être le ministre - De ce qu'un noir dépit conçoit de plus sinistre: - Et peut-être l'aigreur de ces inimitiés 1365 - Voudra que je vous perde ou que vous me perdiez: - Voilà ce qui peut suivre un si doux hyménée. - Vous voyez dans l'orgueil Domitie obstinée; - Quand pour moi cet orgueil ose vous dédaigner, - Elle ne m'aime pas: elle cherche à régner, 1370 - Avec vous, avec moi, n'importe la manière. - Tout plairoit, à ce prix, à son humeur altière; - Tout seroit digne d'elle; et le nom d'empereur - A mon assassin même attacheroit son cœur. - - DOMITIAN. - - Pouvez-vous mieux choisir un frein à sa colère, 1375 - Seigneur, que de la mettre entre les mains d'un frère? - - TITE. - - Non: je ne puis la mettre en de plus sûres mains[269]; - Mais plus vous m'êtes cher, Prince, et plus je vous crains: - De ceux qu'unit le sang plus douces sont les chaînes, - Plus leur désunion met d'aigreur dans leurs haines; 1380 - L'offense en est plus rude, et le courroux plus grand, - La suite plus barbare, et l'effet plus sanglant. - La nature en fureur s'abandonne à tout faire, - Et cinquante ennemis sont moins haïs qu'un frère. - Je ne réveille point des soupçons assoupis, 1385 - Et veux bien oublier le temps de Civilis[270]: - Vous étiez encor jeune, et sans vous bien connoître, - Vous pensiez n'être né que pour vivre sans maître; - Mais les occasions renaissent aisément: - Une femme est flatteuse, un empire est charmant, 1390 - Et comme avec plaisir on s'en laisse surprendre, - On néglige bientôt les soins de s'en défendre. - Croyez-moi, séparez vos intérêts des siens. - - DOMITIAN. - - Eh bien! j'en briserai les dangereux liens. - Pour votre sûreté j'accepte ce supplice; 1395 - Mais pour m'en consoler, donnez-moi Bérénice. - Dût le sénat, dût Rome en frémir de courroux, - Vous n'osez l'épouser, j'oserai plus que vous; - Je l'aime, et l'aimerai si votre âme y renonce. - Quoi? n'osez-vous, Seigneur, me faire de réponse? 1400 - - TITE. - - Se donne-t-elle à vous, et ne tient-il qu'à moi? - - DOMITIAN. - - Elle a droit d'imiter qui lui manque de foi. - - TITE. - - Elle n'en a que trop; et toutefois je doute - Que son amour trahi prenne la même route. - - DOMITIAN. - - Mais si pour se venger elle répond au mien? 1405 - - TITE. - - Épousez-la, mon frère, et ne m'en dites rien. - - DOMITIAN. - - Et si je regagnois l'esprit de Domitie? - Si pour moi sa fierté se montroit adoucie? - Si mes vœux, si mes soins en étoient mieux reçus, - Seigneur? - - TITE, en rentrant. - - Epousez-la sans m'en parler non plus. 1410 - - DOMITIAN. - - Allons, et malgré lui rendons-lui Bérénice. - Albin, de nos projets son amour est complice; - Et puisqu'il l'aime assez pour en être jaloux, - Malgré l'ambition Domitie est à nous. - - -FIN DU QUATRIÈME ACTE. - - [256] Dans la _Bérénice_ de Racine (acte II, scène II), - Titus interroge de même son confident Paulin, et celui-ci lui - fait connaître, comme ici Philon à Bérénice, les dispositions des - Romains. - - [257] Telle est l'orthographe de toutes les éditions - données par Corneille. L'édition de 1692, et Voltaire d'après - elle, ont substitué le pluriel au singulier: «assurent ce haut - rang.» - - [258] Voyez plus haut, p. 194, note 201, et p. 216, vers - 381. L'historien Josèphe raconte au livre XX de ses _Antiquités - judaïques_, chapitre VII, 3, que Polémon, pour épouser Bérénice, - se fit circoncire; puis que Bérénice l'ayant quitté fort peu de - temps après le mariage, il renonça à la religion juive. - - [259] Dans la _Bérénice_ de Racine (acte II, scène II, - et acte III, scène I), il s'agit d'un semblable témoignage de - reconnaissance, de l'agrandissement des États de Bérénice. - - [260] Tacite raconte au livre IV de ses _Histoires_ - (chapitres LXXXV et LXXXVI) comment Mucien décida Domitien à - rester à Lyon, au lieu d'aller sur le théâtre même de la guerre. - Puis il ajoute: «Domitien comprit l'artifice; mais les égards - commandaient de ne pas l'apercevoir: on alla donc à Lyon. De là - on croit qu'il tenta par de secrets émissaires la foi de Cerealis - (_ou_ Cerialis, _le général qui commandait l'armée romaine - opposée au Batave Civilis_): il voulait savoir si ce chef lui - remettrait, en cas qu'il parût, l'armée et le commandement. Cette - pensée cachait-elle un projet de guerre contre son père, ou - cherchait-il à se ménager contre son frère des ressources et des - forces? la chose demeura incertaine.» _Intellegebantur artes; sed - pars obsequii in eo ne deprehenderentur: ita Lugdunum ventum. - Unde creditur Domitianus occultis ad Cerialem nunciis, fidem ejus - tentavisse an præsenti sibi exercitum imperiumque traditurus - foret: qua cogitatione bellum adversus patrem agitaverit, an opes - virisque adversus fratrem, in incerto fuit._ - - [261] Toutes les éditions anciennes, y compris celles de - Thomas Corneille (1692) et de Voltaire (1764), donnent _causé_, - sans accord. - - [262] _Quædam sub eo fortuita ac tristia acciderunt: ut - conflagratio Vesevi montis in Campania._ (Suétone, _Titus_, - chapitre VIII.) Cette éruption de 79 est celle qui détruisit - Herculanum, Pompeies et Stabies, et dont Pline l'Ancien fut - victime. - - [263] Nous avons adopté la leçon de l'édition de 1692, - qui est aussi celle de Voltaire. Elle nous a paru préférable au - texte des éditions antérieures: «vous pourrez.» - - [264] _Var._ Cet unique secours qui pouvoit le servir. - (1671 et 79) - - [265] L'édition de 1682 porte, par erreur, «_un_ - excuse.» - - [266] On lit _marcenaire_ dans les deux éditions de 1682 - et de 1692. - - [267] Après la mort de Messaline, Claude épousa, avec - l'assentiment du sénat, sa nièce Agrippine, dont le fils Néron - avait déjà onze ans. Voyez Tacite, _Annales_, livre XII, - chapitres V-VII. - - [268] Voltaire (1764) a mis le singulier: _moyen_. - - [269] L'édition de 1682 donne seule: «en des plus sûres - mains.» - - [270] Voyez ci-dessus, p. 246, note 260. - - - - -ACTE V. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -TITE, FLAVIAN. - - TITE. - - As-tu vu Bérénice? aime-t-elle mon frère? 1415 - Et se plaît-elle à voir qu'il tâche de lui plaire? - Me la demande-t-il de son consentement? - - FLAVIAN. - - Ne la soupçonnez point d'un si bas sentiment; - Elle n'en peut souffrir non pas même la feinte. - - TITE. - - As-tu vu dans son cœur encor la même atteinte? 1420 - - FLAVIAN. - - Elle veut vous parler, c'est tout ce que j'en sai. - - TITE. - - Faut-il de son pouvoir faire un nouvel essai? - - FLAVIAN. - - M'en croirez-vous, Seigneur? évitez sa présence[271], - Ou mettez-vous contre elle un peu mieux en défense. - Quel fruit espérez-vous de tout son entretien? 1425 - - TITE. - - L'en aimer davantage, et ne résoudre rien. - - FLAVIAN. - - L'irrésolution doit-elle être éternelle? - Vous ne me dites plus que Domitie est belle, - Seigneur, vous qui disiez que ses seules beautés - Vous peuvent consoler de ce que vous quittez; 1430 - Qu'elle seule en ses yeux porte de quoi contraindre - Vos feux à s'assoupir, s'ils ne peuvent s'éteindre. - - TITE. - - Je l'ai dit, il est vrai; mais j'avois d'autres yeux, - Et je ne voyois pas Bérénice en ces lieux. - - FLAVIAN. - - Quand aux feux les plus beaux un monarque défère, - Il s'en fait un plaisir et non pas une affaire, - Et regarde l'amour comme un lâche attentat - Dès qu'il veut prévaloir sur la raison d'État. - Son grand cœur, au-dessus des plus dignes amorces, - A ses devoirs pressants laisse toutes leurs forces[272]; 1440 - Et son plus doux espoir n'ose lui demander - Ce que sa dignité ne lui peut accorder. - - TITE. - - Je sais qu'un empereur doit parler ce langage; - Et quand il l'a fallu, j'en ai dit davantage; - Mais de ces duretés que j'étale à regret, 1445 - Chaque mot à mon cœur coûte un soupir secret; - Et quand à la raison j'accorde un tel empire, - Je le dis seulement parce qu'il le faut dire, - Et qu'étant au-dessus de tous les potentats, - Il me seroit honteux de ne le dire pas. 1450 - De quoi s'enorgueillit un souverain de Rome, - Si par respect pour elle il doit cesser d'être homme, - Éteindre un feu qui plaît, ou ne le ressentir - Que pour s'en faire honte et pour le démentir? - Cette toute-puissance est bien imaginaire, 1455 - Qui s'asservit soi-même à la peur de déplaire, - Qui laisse au goût public régler tous ses projets, - Et prend le plus haut rang pour craindre ses sujets. - Je ne me donne point d'empire sur leurs âmes, - Je laisse en liberté leurs soupirs et leurs flammes; 1460 - Et quand d'un bel objet j'en vois quelqu'un charmé, - J'applaudis au bonheur d'aimer et d'être aimé. - Quand je l'obtiens du ciel, me portent-ils envie? - Qu'ont d'amer pour eux tous les douceurs de ma vie? - Et par quel intérêt.... - - FLAVIAN. - - Ils perdroient tout en vous. 1465 - Vous faites le bonheur et le salut de tous, - Seigneur; et l'univers, de qui vous êtes l'âme.... - - TITE. - - Ne perds plus de raisons à combattre ma flamme: - Les yeux de Bérénice inspirent des avis - Qui persuadent mieux que tout ce que tu dis. 1470 - - FLAVIAN. - - Ne vous exposez donc qu'à ceux de Domitie. - - TITE. - - Je n'ai plus, Flavian, que quatre jours de vie: - Pourquoi prends-tu plaisir à les tyranniser? - - FLAVIAN. - - Mais vous savez qu'il faut la perdre ou l'épouser? - - TITE. - - En vain donc à ses vœux tout mon amour s'oppose; 1475 - Périr ou faire un crime est pour moi même chose. - Laissons-lui toutefois soulever des mutins; - Hasardons sur la foi de nos heureux destins: - Ils m'ont promis la Reine, et doivent à ses charmes - Tout ce qu'ils ont soumis à l'effort de mes armes; 1480 - Par elle j'ai vaincu, pour elle il faut périr. - - FLAVIAN. - - Seigneur.... - - TITE. - - Oui, Flavian, c'est à faire[273] à mourir. - La vie est peu de chose; et tôt ou tard, qu'importe - Qu'un traître me l'arrache, ou que l'âge l'emporte? - Nous mourons[274] à toute heure; et dans le plus doux sort - Chaque instant de la vie est un pas vers la mort[275]. - - FLAVIAN. - - Flattez mieux les desirs de votre ambitieuse, - Et ne la changez pas de fière en furieuse. - Elle vient vous parler. - - TITE. - - Dieux! quel comble d'ennuis! - - -SCÈNE II. - -TITE, DOMITIE, FLAVIAN, PLAUTINE. - - DOMITIE. - - Je viens savoir de vous, Seigneur, ce que je suis. 1490 - J'ai votre foi pour gage, et mes aïeux pour marques - Du grand droit de prétendre au plus grand des monarques; - Mais Bérénice est belle, et des yeux si puissants - Renversent aisément des droits si languissants. - Ce grand jour qui devoit unir mon sort au vôtre, 1495 - Servira-t-il, Seigneur, au triomphe d'une autre? - - TITE. - - J'ai quatre jours encor pour en délibérer, - Madame; jusque-là laissez-moi respirer. - C'est peu de quatre jours pour un tel sacrifice; - Et s'il faut à vos droits immoler Bérénice, 1500 - Je ne vous réponds pas que Rome et tous vos droits - Puissent en quatre jours m'en imposer les lois. - - DOMITIE. - - Il n'en faudroit pas tant, Seigneur, pour vous résoudre - A lancer sur ma tête un dernier coup de foudre, - Si vous ne craigniez point qu'il rejaillît[276] sur vous. 1505 - - TITE. - - Suspendez quelque temps encor ce grand courroux. - Puis-je étouffer sitôt une si belle flamme? - - DOMITIE. - - Quoi? vous ne pouvez pas ce que peut une femme? - Que vous me rendez mal ce que vous me devez! - J'ai brisé de beaux fers, Seigneur, vous le savez; 1510 - Et mon âme, sensible à l'amour comme une autre, - En étouffe un peut-être aussi fort que le vôtre. - - TITE. - - Peut-être auriez-vous peine à le bien étouffer, - Si votre ambition n'en savoit triompher. - Moi qui n'ai que les Dieux au-dessus de ma tête, 1515 - Qui ne vois plus de rang digne de ma conquête, - Du trône où je me sieds puis-je aspirer à rien - Qu'à posséder un cœur qui n'aspire qu'au mien? - C'est là de mes pareils la noble inquiétude: - L'ambition remplie y jette leur étude; 1520 - Et sitôt qu'à prétendre elle n'a plus de jour, - Elle abandonne un cœur tout entier à l'amour. - - DOMITIE. - - Elle abandonne ainsi le vôtre à cette reine, - Qui cherche une grandeur encor plus souveraine. - - TITE. - - Non, Madame: je veux que vous sortiez d'erreur[277], 1525 - Bérénice aime Tite, et non pas l'Empereur; - Elle en veut à mon cœur, et non pas à l'empire[278]. - - DOMITIE. - - D'autres avoient déjà pris soin de me le dire, - Seigneur; et votre reine a le goût délicat - De n'en vouloir qu'au cœur, et non pas à l'éclat. 1530 - Cet amour épuré que Tite seul lui donne - Renonceroit au rang pour être à la personne! - Mais on a beau, Seigneur, raffiner sur ce point, - La personne et le rang ne se séparent point. - Sous les tendres brillants de cette noble amorce 1535 - L'ambition cachée attaque, presse, force; - Par là de ses projets elle vient mieux à bout; - Elle ne prétend rien, et s'empare de tout. - L'art est grand; mais enfin je ne sais s'il mérite - La bouche d'une reine et l'oreille de Tite. 1540 - Pour moi, j'aime autrement; et tout me charme en vous; - Tout m'en est précieux, Seigneur, tout m'en est doux; - Je ne sais point si j'aime ou l'Empereur ou Tite, - Si je m'attache au rang ou n'en veux qu'au mérite, - Mais je sais qu'en l'état où je suis aujourd'hui 1545 - J'applaudis à mon cœur de n'aspirer qu'à lui. - - TITE. - - Mais me le donnez-vous tout ce cœur qui n'aspire, - En se tournant vers moi, qu'aux honneurs de l'empire? - Suit-il l'ambition en dépit de l'amour, - Madame? la suit-il sans espoir de retour? 1550 - - DOMITIE. - - Si c'est à mon égard ce qui vous inquiète, - Le cœur se rend bientôt quand l'âme est satisfaite: - Nous le défendons mal de qui remplit nos vœux. - Un moment dans le trône éteint tous autres feux; - Et donner tout ce cœur, souvent ce n'est que faire 1555 - D'un trésor invisible un don imaginaire. - A l'amour vraiment noble il suffit du dehors; - Il veut bien du dedans ignorer les ressorts: - Il n'a d'yeux que pour voir ce qui s'offre à la vue, - Tout le reste est pour eux une terre inconnue; 1560 - Et sans importuner le cœur d'un souverain, - Il a tout ce qu'il veut quand il en a la main. - Ne m'ôtez pas la vôtre, et disposez du reste. - Le cœur a quelque chose en soi de tout céleste; - Il n'appartient qu'aux Dieux; et comme c'est leur choix, - Je ne veux point, Seigneur, attenter sur leurs droits. - - TITE. - - Et moi, qui suis des Dieux la plus visible image, - Je veux ce cœur comme eux, et j'en veux tout l'hommage. - Mais vous n'en avez plus, Madame, à me donner; - Vous ne voulez ma main que pour vous couronner. 1570 - D'autres pourront un jour vous rendre ce service. - Cependant, pour régler le sort de Bérénice, - Vous pouvez faire agir vos amis au sénat; - Ils peuvent m'y nommer lâche, parjure, ingrat: - J'attendrai son arrêt, et le suivrai peut-être. 1575 - - DOMITIE. - - Suivez-le, mais tremblez s'il flatte trop son maître. - Ce grand corps tous les ans change d'âme et de cœurs; - C'est le même sénat, et d'autres sénateurs. - S'il alla pour Néron jusqu'à l'idolâtrie, - Il le traita depuis de traître à sa patrie, 1580 - Et réduisit ce prince indigne de son rang - A la nécessité de se percer le flanc[279]. - Vous êtes son amour, craignez d'être sa haine - Après l'indignité d'épouser une reine. - Vous avez quatre jours pour en délibérer. 1585 - J'attends le coup fatal, que je ne puis parer. - Adieu. Si vous l'osez, contentez votre envie; - Mais en m'ôtant l'honneur n'épargnez pas ma vie. - - -SCÈNE III. - -TITE, FLAVIAN. - - TITE. - - L'impétueux esprit! Conçois-tu, Flavian, - Où pourroient ses fureurs porter Domitian, 1590 - Et de quelle importance est pour moi l'hyménée - Où par tous mes desirs je la sens condamnée? - - FLAVIAN. - - Je vous l'ai déjà dit, Seigneur: pensez-y bien, - Et surtout de la Reine évitez l'entretien. - Redoutez.... Mais elle entre, et sa moindre tendresse - De toutes nos raisons va montrer la foiblesse. - - -SCÈNE IV. - -TITE, BÉRÉNICE, PHILON, FLAVIAN. - - TITE. - - Eh bien! Madame, eh bien! faut-il tout hasarder? - Et venez-vous ici pour me le commander? - - BÉRÉNICE. - - De ce qui m'est permis je sais mieux la mesure, - Seigneur; et j'ai pour vous une flamme trop pure 1600 - Pour vouloir, en faveur d'un zèle ambitieux, - Mettre au moindre péril des jours si précieux. - Quelque pouvoir sur moi que notre amour obtienne, - J'ai soin de votre gloire; ayez-en de la mienne. - Je ne demande plus que pour de si beaux feux 1605 - Votre absolu pouvoir hasarde un: «Je le veux.» - Cet amour le voudroit; mais comme je suis reine, - Je sais des souverains la raison souveraine. - Si l'ardeur de vous voir l'a voulue[280] ignorer, - Si mon indigne exil s'est permis d'espérer, 1610 - Si j'ai rentré dans Rome avec quelque imprudence, - Tite à ce trop d'ardeur doit un peu d'indulgence. - Souffrez qu'un peu d'éclat, pour prix de tant d'amour, - Signale ma venue, et marque mon retour. - Voudrez-vous que je parte avec l'ignominie 1615 - De ne vous avoir vu que pour me voir bannie? - Laissez-moi la douceur de languir en ces lieux[281], - D'y soupirer pour vous, d'y mourir à vos yeux: - C'en sera bientôt fait, ma douleur est trop vive - Pour y tenir longtemps votre attente captive; 1620 - Et si je tarde trop à mourir de douleur, - J'irai loin de vos yeux terminer mon malheur. - Mais laissez-m'en choisir la funeste journée; - Et du moins jusque-là, Seigneur, point d'hyménée. - Pour votre ambitieuse avez-vous tant d'amour 1625 - Que vous ne le puissiez différer d'un seul jour? - Pouvez-vous refuser à ma douleur profonde.... - - TITE. - - Hélas! que voulez-vous que la mienne réponde? - Et que puis-je résoudre alors que vous parlez, - Moi qui ne puis vouloir que ce que vous voulez? 1630 - Vous parlez de languir, de mourir à ma vue; - Mais, ô Dieux! songez-vous que chaque mot me tue, - Et porte dans mon cœur de si sensibles coups, - Qu'il ne m'en faut plus qu'un pour mourir avant vous? - De ceux qui m'ont percé souffrez que je soupire. 1635 - Pourquoi partir, Madame, et pourquoi me le dire? - Ah! si vous vous forcez d'abandonner ces lieux, - Ne m'assassinez point de vos cruels adieux. - Je vous suivrois, Madame; et flatté de l'idée - D'oser mourir à Rome, et revivre en Judée, 1640 - Pour aller de mes feux vous demander le fruit, - Je quitterois l'empire et tout ce qui leur nuit. - - BÉRÉNICE. - - Daigne me préserver le ciel.... - - TITE. - - De quoi, Madame? - - BÉRÉNICE. - - De voir tant de foiblesse en une si grande âme! - Si j'avois droit par là de vous moins estimer, 1645 - Je cesserois peut-être aussi de vous aimer. - - TITE. - - Ordonnez donc enfin ce qu'il faut que je fasse. - - BÉRÉNICE. - - S'il faut partir demain, je ne veux qu'une grâce: - Que ce soit vous, Seigneur, qui le veuilliez pour moi, - Et non votre sénat qui m'en fasse la loi. 1650 - Faites-lui souvenir, quoi qu'il craigne ou projette, - Que je suis son amie, et non pas sa sujette; - Que d'un tel attentat notre rang est jaloux, - Et que tout mon amour ne m'asservit qu'à vous. - - TITE. - - Mais peut-être, Madame.... - - BÉRÉNICE. - - Il n'est point de peut-être, - Seigneur: s'il en décide, il se fait voir mon maître; - Et dût-il vous porter à tout ce que je veux, - Je ne l'ai point choisi pour juge de mes vœux. - - -SCÈNE V. - -TITE, BÉRÉNICE, DOMITIAN, ALBIN, FLAVIAN, PHILON. - -(Domitian entre[282].) - - TITE. - - Allez dire au sénat, Flavian, qu'il se lève: - Quoi qu'il ait commencé, je défends qu'il achève. 1660 - Soit qu'il parle à présent du Vésuve[283] ou de moi, - Qu'il cesse, et que chacun se retire chez soi. - Ainsi le veut la Reine; et comme amant fidèle, - Je veux qu'il obéisse aux lois que je prends d'elle, - Qu'il laisse à notre amour régler notre intérêt. 1665 - - DOMITIAN. - - Il n'est plus temps, Seigneur; j'en apporte l'arrêt. - - TITE. - - Qu'ose-t-il m'ordonner? - - DOMITIAN. - - Seigneur, il vous conjure - De remplir tout l'espoir d'une flamme si pure. - Des services rendus à vous, à tout l'État, - C'est le prix qu'a jugé lui devoir le sénat; 1670 - Et pour ne vous prier que pour une Romaine, - D'une commune voix Rome adopte la Reine; - Et le peuple à grands cris montre sa passion - De voir un plein effet de cette adoption. - - TITE. - - Madame.... - - BÉRÉNICE. - - Permettez, Seigneur, que je prévienne - Ce que peut votre flamme accorder à la mienne. - Grâces au juste ciel, ma gloire en sûreté - N'a plus à redouter aucune indignité. - J'éprouve du sénat l'amour et la justice, - Et n'ai qu'à le vouloir pour être impératrice. 1680 - Je n'abuserai point d'un surprenant respect - Qui semble un peu bien prompt pour n'être point suspect: - Souvent on se dédit de tant de complaisance. - Non que vous ne puissiez en fixer l'inconstance: - Si nous avons trop vu ses flux et ses reflux 1685 - Pour Galba, pour Othon, et pour Vitellius, - Rome, dont aujourd'hui vous êtes les délices[284], - N'aura jamais pour vous ces insolents caprices; - Mais aussi cet amour qu'a pour vous l'univers - Ne vous peut garantir des ennemis couverts. 1690 - Un million de bras a beau garder un maître, - Un million de bras ne pare point d'un traître: - Il n'en faut qu'un pour perdre un prince aimé de tous, - Il n'y faut qu'un brutal qui me haïsse en vous; - Aux zèles indiscrets tout paroît légitime, 1695 - Et la fausse vertu se fait honneur du crime. - Rome a sauvé ma gloire en me donnant sa voix: - Sauvons-lui, vous et moi, la gloire de ses lois; - Rendons-lui, vous et moi, cette reconnoissance - D'en avoir pour vous plaire affoibli la puissance, 1700 - De l'avoir immolée à vos plus doux souhaits. - On nous aime: faisons qu'on nous aime à jamais. - D'autres sur votre exemple épouseroient des reines - Qui n'auroient pas, Seigneur, des âmes si romaines, - Et lui feroient peut-être avec trop de raison 1705 - Haïr votre mémoire et détester mon nom. - Un refus généreux de tant de déférence - Contre tous ces périls nous met en assurance. - - TITE. - - Le ciel de ces périls saura trop nous garder. - - BÉRÉNICE. - - Je les vois de trop près pour vous y hasarder. 1710 - - TITE. - - Quand Rome vous appelle à la grandeur suprême.... - - BÉRÉNICE. - - Jamais un tendre amour n'expose ce qu'il aime. - - TITE. - - Mais, Madame, tout cède, et nos vœux exaucés.... - - BÉRÉNICE. - - Votre cœur est à moi, j'y règne; c'est assez[285]. - - TITE. - - Malgré les vœux publics refuser d'être heureuse, 1715 - C'est plus craindre qu'aimer. - - BÉRÉNICE. - - La crainte est amoureuse. - Ne me renvoyez pas, mais laissez-moi partir. - Ma gloire ne peut croître, et peut se démentir. - Elle passe aujourd'hui celle du plus grand homme, - Puisqu'enfin je triomphe et dans Rome et de Rome: - J'y vois à mes genoux le peuple et le sénat; - Plus j'y craignois de honte, et plus j'y prends d'éclat; - J'y tremblois sous sa haine, et la laisse impuissante; - J'y rentrois exilée, et j'en sors triomphante. - - TITE. - - L'amour peut-il se faire une si dure loi? 1725 - - BÉRÉNICE. - - La raison me la fait malgré vous, malgré moi[286]. - Si je vous en croyois, si je voulois m'en croire, - Nous pourrions vivre heureux, mais avec moins de gloire. - Épousez Domitie: il ne m'importe plus - Qui vous enrichissiez d'un si noble refus[287]. 1730 - C'est à force d'amour que je m'arrache au vôtre; - Et je serois à vous, si j'aimois comme une autre[288]. - Adieu, Seigneur: je pars. - - TITE. - - Ah! Madame, arrêtez. - - DOMITIAN. - - Est-ce là donc pour moi l'effet de vos bontés, - Madame? Est-ce le prix de vous avoir servie? 1735 - J'assure votre gloire, et vous m'ôtez la vie. - - TITE. - - Ne vous alarmez point: quoi que la Reine ait dit, - Domitie est à vous, si j'ai quelque crédit. - Madame, en ce refus un tel amour éclate, - Que j'aurois pour vous l'âme au dernier point ingrate, - Et mériterois mal ce qu'on a fait pour moi, - Si je portois ailleurs la main que je vous doi. - Tout est à vous: l'amour, l'honneur, Rome l'ordonne. - Un si noble refus n'enrichira personne, - J'en jure par l'espoir qui nous fut le plus doux: 1745 - Tout est à vous, Madame, et ne sera qu'à vous; - Et ce que mon amour doit à l'excès du vôtre - Ne deviendra jamais le partage d'une autre[289]. - - BÉRÉNICE. - - Le mien vous auroit fait déjà ces beaux serments, - S'il n'eût craint d'inspirer de pareils sentiments: 1750 - Vous vous devez des fils, et des Césars à Rome, - Qui fassent à jamais revivre un si grand homme. - - TITE. - - Pour revivre en des fils nous n'en mourons pas moins, - Et vous mettez ma gloire au-dessus de ces soins. - Du levant au couchant, du More[290] jusqu'au Scythe, 1755 - Les peuples vanteront et Bérénice et Tite; - Et l'histoire à l'envi forcera l'avenir - D'en garder à jamais l'illustre souvenir[291]. - Prince, après mon trépas soyez sûr de l'empire; - Prenez-y part en frère, attendant que j'expire. 1760 - Allons voir Domitie, et la fléchir pour vous. - Le premier rang dans Rome est pour elle assez doux; - Et je vais lui jurer qu'à moins que je périsse, - Elle seule y tiendra celui d'impératrice. - Est-ce là vous l'ôter? - - DOMITIAN. - - Ah! c'en est trop, Seigneur. 1765 - - TITE, à Bérénice. - - Daignez contribuer à faire son bonheur, - Madame, et nous aider à mettre de cette âme - Toute l'ambition d'accord avec sa flamme. - - BÉRÉNICE. - - Allons, Seigneur: ma gloire en croîtra de moitié, - Si je puis remporter chez moi son amitié. 1770 - - TITE. - - Ainsi pour mon hymen la fête préparée - Vous rendra cette foi qu'on vous avoit jurée, - Prince; et ce jour, pour vous[292] si noir, si rigoureux, - N'aura d'éclat ici que pour vous rendre heureux. - - -FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE. - - [271] Corneille avait dit dans _Polyeucte_ (acte II, - scène I, vers 388): - - M'en croirez-vous, Seigneur? ne la revoyez point. - - Voyez tome III, p. 505. - - [272] Ces six vers se trouvent déjà, avec quelques - variantes çà et là, dans _Sophonisbe_, où Lélius dit à Massinisse - (acte IV, scène III, vers 1373-1378): - - Mais quand à cette ardeur un monarque défère, - Il s'en fait un plaisir et non pas une affaire; - Il repousse l'amour comme un lâche attentat, - Dès qu'il veut prévaloir sur la raison d'État; - Et son cœur, au-dessus de ces basses amorces, - Laisse à cette raison toujours toutes ses forces. - - Voyez tome VI, p. 529. - - [273] Telle est l'orthographe de toutes les éditions - anciennes, y compris celles de Thomas Corneille (1692) et de - Voltaire (1764). - - [274] Il y a _Nous mourrons_, au futur, dans l'édition - de 1671, ce qui n'offre pas de sens. - - [275] On lit dans l'_Imitation de Jésus-Christ_ (livre - II, chapitre XII): «_Scias pro certo quia morientem te oportet - ducere vitam_.» Corneille a traduit ainsi ce passage: - - Pour maxime infaillible imprime en ta pensée - Que chaque instant de vie est un pas vers la mort. - - C'est ce dernier vers qu'il s'est rappelé et qu'il a reproduit - presque textuellement ici. Comme l'a remarqué M. Quittard, il - «redit par un tour différent ce que disent beaucoup de proverbes, - entre autres ceux-ci: le moment où l'on naît est le commencement - de la mort; le jour de la naissance est le messager de la mort; la - vie est le chemin de la mort; la mort commence avec la vie, etc.» - (_Études sur les proverbes français_, p. 65.)--Plusieurs poëtes - ont répété ce vers avec de légères variantes. Casimir Delavigne a - dit dans son _Louis XI_ (acte 1, scène IX): - - Chaque pas dans la vie est un pas vers la mort. - - [276] Voyez plus haut, p. 239, note 249. - - [277] _Var._ Non, Madame, et je veux que vous sortiez - d'erreur. (1671) - - [278] Cette idée revient plusieurs fois dans la - _Bérénice_ de Racine. Voyez le commencement de la scène IV du Ier - acte, et la fin de la scène II du IIe acte. - - [279] Néron entendant approcher les cavaliers qui - avaient ordre de l'amener vivant, s'enfonça le fer dans la gorge, - aidé de son secrétaire Épaphrodite. Voyez Suétone, _Vie de - Néron_, chapitre XLIX. - - [280] Il y a _voulue_ dans toutes les éditions - antérieures à 1692. Thomas Corneille a ainsi corrigé ce vers: - - Si l'ardeur de vous voir a voulu l'ignorer. - - Voltaire (1764) a supprimé l'accord irrégulier et donne l'hiatus: - «l'a voulu ignorer.» - - [281] Bérénice exprime le même désir à Titus dans la - tragédie de Racine (acte IV, scène V): - - Ah! Seigneur.... pourquoi nous séparer? - Je ne vous parle point d'un heureux hyménée. - Rome à ne vous plus voir m'a-t-elle condamnée? - Pourquoi m'enviez-vous l'air que vous respirez? - - [282] Voltaire (1764) a supprimé ces mots et placé - DOMITIAN en tête des noms des personnages. - - [283] Voyez ci-dessus, p. 247, note 262. - - [284] Voyez ci-dessus, p. 218, note 230.--Racine, dans sa - dernière scène, place également ce mot dans la bouche de - Bérénice: - - Bérénice, Seigneur, ne vaut point tant d'alarmes; - Ni que par votre amour l'univers malheureux, - Dans le temps que Titus attire tous ses vœux - Et que de vos vertus il goûte les prémices, - Se voye en un moment enlever ses délices. - - [285] _Var._ Votre cœur est à moi, j'y règne, et c'est - assez. (1671) - - [286] Voyez ci-dessus la _Notice_, (note 240) p. 195. - - [287] Voyez plus haut, p. 240, vers 971-974. - - [288] Ici, comme au vers 306 et comme plus bas au vers - 1748, on lit «_un_ autre» dans l'édition de 1682.--Voyez tome I, - p. 228, note 3-_a_. - - [289] Voyez la note 288 précédente. - - [290] Le mot est écrit ainsi dans toutes les anciennes - éditions, y compris celles de Thomas Corneille (1692) et de - Voltaire (1764). Voyez tome III, p. 136, note 2. - - [291] C'est Bérénice qui exprime cette idée chez Racine, - dans les derniers vers de la tragédie. Elle s'adresse à Titus et - à Antiochus. - - Adieu: servons tous trois d'exemple à l'univers - De l'amour la plus tendre et la plus malheureuse - Dont il puisse garder l'histoire douloureuse. - - [292] Tel est le texte des éditions publiées du vivant - de l'auteur. Thomas Corneille (1692) et Voltaire (1764) ont - changé, avec raison ce semble, _pour vous_ en _pour nous_. - - - - -PSYCHÉ - -TRAGÉDIE-BALLET - -1671 - - - - -NOTICE. - - -Le sujet de _Psyché_ était certes un des plus beaux que la fable -pût offrir à l'admiration d'une cour galante, curieuse des -merveilles des décorations et des machines, mais aimant avant -toutes choses l'expression élégante et fine des nuances les plus -délicates de la passion. - -Il dut, pour plus d'un motif, se présenter à la pensée de -Molière, chargé par le Roi de faire jouer pour le carnaval de -1671 une pièce à grand spectacle. D'abord, en 1656, Benserade -avait fait un ballet de _Psyché_, qui avait été dansé par Louis -XIV. Ensuite, si l'on en croit M. de Soleirol[293], il semble -résulter de l'examen d'une suite de quarante et un dessins de -costumes, que la troupe de notre grand comique avait déjà joué à -Rouen, en 1658, une _Psyché_: toutefois on manque absolument de -renseignements à cet égard, et la _Psyché_ de Rouen pourrait bien -n'être qu'un simple divertissement, imité du ballet de Benserade. -Enfin en 1669, deux ans avant la représentation de la pièce qui -nous occupe, la Fontaine s'était plu à imiter le récit d'Apulée -et à l'accommoder, avec un art infini, au goût et aux sentiments -modernes. Suivant une opinion qui ne manque pas de vraisemblance, -Molière est, sous le nom de Gélaste, l'un des quatre amis, de -caractère si différent, que nous présente la Fontaine au -commencement de son ouvrage. Il était donc naturel qu'il fût -préoccupé de ce sujet, et peut-être s'arrêta-t-il plus volontiers -encore à l'idée de le mettre à la scène, s'il est vrai qu'on lui -avait recommandé d'utiliser une décoration des enfers. Cette -décoration, conservée avec grand soin au Garde-Meuble[294], -trouvait naturellement sa place dans _Psyché_; mais il faudrait -se garder d'accorder trop de confiance à cette petite tradition. -Quoi qu'il en soit, il ne suffisait point d'avoir trouvé cet -heureux canevas, il fallait le remplir, et, malgré sa diligence -habituelle, Molière craignait de ne pas être en mesure de faire -représenter cet ouvrage au carnaval; il implora donc le secours -de Corneille, qui lui prêta son aide pendant une quinzaine de -jours[295], et se mit à écrire de verve la plus grande partie de -la pièce: ce fut lui qui fournit, entre autres scènes, la -charmante déclaration de Psyché[296], si délicate, si passionnée, -et par laquelle les _doucereux_, comme les appelait notre -illustre poëte tragique, durent assurément se laisser gagner. - -Cette pièce fut représentée dans une salle nouvelle que Louis XIV -avait fait construire tout exprès pour les divertissements de ce -genre. Dans son _Idée des spectacles anciens et nouveaux_[297], -l'abbé de Pure décrit ainsi «le grand et superbe salon que le Roi -conçut et fit faire fixe et permanent pour les divers spectacles, -et pour les délassements de son esprit et le divertissement de -ses peuples:» - -«Ce grand prince, qui se connoît parfaitement à tout, et qui a de -grandes pensées jusque dans les plus petites choses, en donna l'ordre et -le soin au sieur Gaspard Vigarani. Le lieu fut malaisé à choisir; et feu -Monsieur le Cardinal, en partant de Paris pour aller travailler à la -paix sur la frontière, avoit prétendu faire un théâtre de bois dans la -place qui est derrière son palais. L'espace étoit à la vérité assez -grand, mais le sieur Vigarani ne le trouva ni assez propre, ni assez -commode, soit pour la durée, soit pour la majesté, soit pour le -mouvement des grandes machines qu'il avoit projetées. Comme il étoit -aussi judicieux qu'inventif, il proposa de bâtir une salle grande et -spacieuse dans les alignements du dessein du Louvre, dont les dehors -symétriques avec le reste de la façade l'affranchiroient de toute ruine -et de tous changements. Le Roi agréa fort cette proposition, et les -ordres furent donnés à M. Ratabon[298] de hâter l'ouvrage, et au sieur -Vigarani de préparer ses machines. En voici les dimensions et le devis, -tant du dedans que du dehors, qui m'a été donné par le sieur Charles -Vigarani, fils de Gaspard.... Le corps de la salle est partagé en -deux parties inégales. La première comprend le théâtre et ses -accompagnements; la seconde contient le parterre, les corridors et loges -qui font face au théâtre, et qui occupent le reste du salon de trois -côtés, l'un qui regarde la cour, l'autre le jardin, et le troisième le -corps du palais des Tuileries. La première partie, ou le théâtre, qui -s'ouvre par une façade également riche et artiste, depuis son ouverture -jusqu'à la muraille qui est du côté du pavillon, vers les vieilles -écuries, a de profondeur vingt-deux toises. Son ouverture est de -trente-deux pieds sur la largeur ou entre les corridors et châssis qui -règnent des deux côtés. La hauteur ou celle des châssis est de -vingt-quatre pieds jusques aux nuages. Par-dessus les nuages jusqu'au -tirant du comble, pour la retraite ou pour le mouvement des machines, il -y a trente-sept pieds. Sous le plancher ou parquet du théâtre, pour les -enfers ou pour les changements des mers, il y a quinze pieds de -profond.... La seconde partie, ou celle du parterre, qui est du côté de -l'appartement des Tuileries, a de largeur entre les deux murs -soixante-trois pieds, entre les corridors quarante-neuf. Sa -profondeur, depuis le théâtre jusqu'au susdit appartement, est de -quatre-vingt-treize pieds; chaque corridor est de six pieds; et la -hauteur du parterre jusqu'au plafond est de quarante-neuf pieds. Ce -plafond a deux beautés aussi riches que surprenantes, par sa dorure et -par sa dureté. Celle-ci est toutefois la plus considérable, quoique la -matière en soit commune et de peu de prix, car ce n'est que du carton, -mais composé et pétri d'une manière si particulière, qu'il est rendu -aussi dur que la pierre et que les plus solides matières. Le reste de la -hauteur jusqu'au comble, où sont les rouages et les mouvements, est de -soixante-deux pieds. Il y a encore une manière aussi nouvelle que hardie -d'enter une poutre l'une dans l'autre et de confier aux deux, sur -quelque longueur que ce soit, toute sorte de pesanteur et de machine. Il -en a rendu raison à divers physiciens, et a sauvé par cette invention -et les dépenses d'avoir des poutres assez grandes ou assez fortes pour -de tels bâtiments, et le péril de les voir s'affaisser et même rompre -après fort peu de durée.» - -En tête du programme in-4º de la pièce, intitulé: «PSICHÉ, -tragi-comédie et ballet dansé devant Sa Majesté au mois de -Ianvier 1671,» et publié à Paris par Robert Ballard dans le -courant de la même année, se trouve une autre _description de la -sale_, beaucoup moins technique, et que nous croyons devoir -reproduire parce qu'elle éclaircit et complète la précédente; -elle est d'ailleurs beaucoup plus courte: - -«Le lieu destiné pour la représentation, et pour les spectateurs -de cet assemblage de tant de magnifiques divertissements, est une -salle faite exprès pour les plus grandes fêtes, et qui seule peut -passer pour un très-superbe spectacle. Sa longueur est de -quarante toises; elle est partagée en deux parties: l'une est -pour le théâtre, et l'autre pour l'assemblée. Cette dernière -partie est celle que l'on voit la première; elle a des beautés -qui amusent agréablement les regards jusques au moment où la -scène doit s'ouvrir. La face du théâtre, ainsi que les deux -retours, est un grand ordre corinthien, qui comprend toute la -hauteur de l'édifice. On entre dans le parterre par deux portes -différentes, à droit et à gauche; ces entrées ont des deux côtés -des colonnes sur des piédestaux, et des pilastres carrés élevés à -la hauteur du théâtre. On monte ensuite sur un haut dais réservé -pour les places des personnes royales et de ce qu'il y a de plus -considérable à la cour. Cet espace est bordé d'une balustrade par -devant, et de degrés en amphithéâtre tout à l'entour; des -colonnes, posées sur le haut de ces degrés, soutiennent des -galeries, sous lesquelles, entre les colonnes, on a placé des -balcons, qui sont ornés, ainsi que le plafond, et tout ce qui -paroît dans la salle, de ce que l'architecture, la sculpture, la -peinture et la dorure ont de plus beau, de plus riche, et de plus -éclatant.» - -Ajoutons que l'éclairage était des plus brillants: «Trente -lustres qui éclairent la salle de l'assemblée, lit-on en tête du -_prologue_ dans le même programme, se haussent pour laisser la -vue du spectacle libre dans le moment que la toile qui ferme le -théâtre se lève.» - -Cette belle salle ne servit que pour cet ouvrage: après les -représentations de _Psyché_, «elle fut abandonnée, jusqu'en 1716 -qu'on la raccommoda pour les ballets qui y furent exécutés[299].» - -La première représentation de _Psyché_ eut lieu, suivant toute -apparence, le 16 janvier. Il est vrai que la _Gazette_ donne la -date du 17; mais, comme en terminant son article le journaliste -annonce que ce divertissement fut continué le 17, on doit penser -qu'il y a une faute d'impression dans la première phrase. Voici, -du reste, le texte exact de ce compte rendu, dans lequel nous -supprimons seulement une analyse très-peu intéressante de -l'ouvrage: - -«Le 17 de ce mois, Leurs Majestés, avec lesquelles étoient -Monseigneur le Dauphin, Monsieur, Mademoiselle d'Orléans, et tous -les seigneurs et dames de la cour, prirent pour la première fois, -dans la salle des machines, au palais des Tuileries, le -divertissement d'un grand ballet dansé dans les entr'actes de la -comédie de _Psyché_.... Ce pompeux divertissement.... fut -continué le 17, en présence du nonce du pape, de l'ambassadeur de -Venise, et de quelques autres ministres, qui en admirèrent la -magnificence et la galanterie, avouant, avec grand nombre -d'autres étrangers, qu'il n'y a que la cour de France et son -incomparable monarque qui puissent produire de si charmants et si -éclatants spectacles[300].» - -La _Gazette_ du 31 janvier nous apprend que la cour, qui s'était -établie pendant quelques jours à Vincennes[301], s'empressa, -aussitôt revenue, d'aller admirer de nouveau le spectacle qui -l'avait charmée: - -«Le 24, Leurs Majestés retournèrent en cette ville, où elles ont -continué plusieurs soirs le divertissement du grand ballet dansé -au palais des Tuileries dans la salle des machines, auquel il ne -se peut rien ajouter pour la magnificence des décorations, le -nombre des changements, la beauté du sujet, l'excellence des -concerts, et pour toutes les autres choses qui rendent ce -spectacle digne de la plus belle cour du monde[302].» - -Le programme de _Psyché_, dont nous avons extrait la _description -de la sale_ des Tuileries, renferme une explication détaillée des -décorations et des machines, une analyse sommaire de la pièce, et -des listes contenant non-seulement les noms des acteurs de la -troupe de Molière qui représentèrent les divers personnages, mais -encore ceux des chanteurs et des danseurs qui figuraient dans -chaque intermède. Ces détails, qui ne se rattachent en rien à la -part que Corneille prit à l'ouvrage, auraient ici peu d'intérêt; -ils trouveront plus naturellement leur place dans la nouvelle -édition des _Œuvres_ de Molière que prépare M. Soulié. Nous nous -sommes contentés de joindre en tête de la pièce, au nom de chaque -personnage, celui de l'acteur. _Psyché_, qui avait inauguré la -salle des Tuileries, ne fut jouée dans celle de Molière que -lorsqu'elle eut été réparée et agrandie, et d'importantes -améliorations datent de l'époque où elle y fut représentée. - -«Il a été résolu, dit Lagrange dans son _Registre_,... d'avoir -dorénavant, à toutes sortes de représentations, tant simples que -de machines, un concert de douze violons, ce qui n'a été exécuté -qu'après la représentation de _Psyché_. Sur ladite délibération -de la troupe, on a commencé à travailler auxdits ouvrages de -réparation et de décoration de la salle le 18e mars, qui étoit un -mercredi, et on a fini un mercredi 15e avril de la présente -année. Ledit jour, mercredi 15e avril, après une délibération de -la compagnie de représenter _Psyché_, qui avoit été faite pour le -Roi l'hiver dernier et représentée sur le grand théâtre du palais -des Tuileries, on commença à faire travailler tant aux machines, -décorations, musique, ballets, et généralement tous les ornements -nécessaires pour ce grand spectacle. Jusques ici les musiciens et -musiciennes n'avoient point voulu paroître en public; ils -chantoient à la comédie dans des loges grillées et treillissées; -mais on surmonta cet obstacle, et avec quelque légère dépense, on -trouva des personnes qui chantèrent sur le théâtre à visage -découvert, habillées comme les comédiens.... Tous lesdits frais -et dépenses pour la préparation de _Psyché_ se sont montés à -la somme de quatre mille trois cent cinquante-neuf livres quinze -sols. Dans le cours de la pièce, M. de Beauchamps a reçu de -récompense, pour avoir fait les ballets et conduit la musique, -onze cents livres, non compris les onze livres par jour que la -troupe lui a données tant pour battre la mesure à la musique que -pour entretenir les ballets.» - -Après tous ces préparatifs et de nombreuses répétitions, _Psyché_ -fut enfin représentée le 24 juillet[303], et procura trente-huit -belles recettes à la troupe de Molière. - -Nous n'avons pas les noms des acteurs qui jouèrent alors, mais il -est certain que la distribution des rôles différa très-peu, du -moins quant aux principaux personnages, de celle qui avait eu -lieu pour la représentation des Tuileries. La femme de Molière, -Armande Béjart, jouait Psyché, Baron l'Amour, et l'on prétend que -leur intimité date de cette époque[304]. - -Un an s'était à peine écoulé depuis ces représentations de -_Psyché_ au palais Royal, qu'on songeait déjà à reprendre cette -pièce. Nous lisons dans les «nouvelles du 30e de juillet jusques -au 6e d'août» du _Mercure galant_[305]: «On verra au commencement -de l'hiver le grand spectacle de _Psyché_ triompher encore sur le -théâtre du Palais-Royal.» En effet, le registre de Lagrange en -mentionne la reprise au 11 novembre 1672, et compte trente-deux -représentations, dont la dernière eut lieu le dimanche 22 janvier -1673. Sous la date du 27 décembre 1672, on lit: «Monsieur et -Madame sont venus aujourd'hui à _Psyché_ et ont eu deux bancs de -l'amphithéâtre, et pour cette fois et deux autres ils ont donné -quatre cent quarante livres.» - -«La tragi-comédie de _Psyché_, disent les frères Parfait[306], a -été reprise plusieurs fois, mais la plus brillante de ces -reprises est celle du 1er juin 1703.» Parvenus à cette année, ils -nous rendent ainsi compte de cette reprise[307]: «Le 1er -juin[308], les comédiens remirent au théâtre la tragédie-ballet -de _Psyché_, de M. Molière, qui eut vingt-neuf représentations, -la dernière le 1er août suivant. Ce qui contribua beaucoup au -succès de cette remise, c'est qu'indépendamment des dépenses que -la compagnie avoit faites pour donner cette tragédie avec éclat, -en y joignant de brillantes décorations, des machines dont -l'exécution étoit parfaite, et des ballets de goût et bien -rendus, l'actrice qui représentoit le personnage de Psyché[309] -et l'acteur qui jouoit celui de l'Amour[310], quoique excellents -tous deux, se surpassèrent encore dans ces deux rôles; on dit -qu'ils ressentoient l'un pour l'autre la plus vive tendresse, et -que leurs talents supérieurs ne furent employés que pour marquer -avec plus de précision les sentiments de leurs cœurs[311].» - -Il est certes fort surprenant que le père et le fils aient ainsi -produit successivement dans ce rôle une illusion à laquelle les -actrices mêmes qui jouaient avec eux ne pouvaient se soustraire, -et il est permis de soupçonner ces récits d'un peu d'exagération. -Il faut convenir toutefois que les temps sont bien changés, car -lorsqu'on voulut de nos jours reprendre _Psyché_ au Théâtre -français, on ne songea pas même à chercher un comédien assez -heureusement doué pour remplir le personnage difficile de -l'Amour, dont le rôle fut confié à une femme[312]. - -L'édition originale, de format in-12, a pour titre exact: PSICHÉ, -TRAGEDIE-BALLET, par I. B. P. Moliere. _Et se vend pour -l'autheur, à Paris, chez P. le Monnier, au Palais...._ M.DC.LXXI. - -Le volume se compose de 2 feuillets, de 90 pages et d'un -feuillet. Le privilége est du 31 décembre 1670, et par conséquent -antérieur d'une quinzaine de jours à la représentation. - -L'opéra de _Psyché_, joué neuf ans après la tragédie-ballet de -Molière, le 9 avril 1678, a, quant au plan, beaucoup d'analogie -avec cet ouvrage; on y a même conservé les intermèdes de -Quinault. Cette œuvre lyrique porte généralement le nom de -Thomas Corneille; mais Fontenelle passe pour y avoir eu part -aussi bien qu'à l'opéra de _Bellérophon_[313]. - - * * * * * - -En tête de l'édition originale et des diverses réimpressions de -_Psyché_, on lit l'Avis suivant: - - -LE LIBRAIRE AU LECTEUR. - -Cet ouvrage n'est pas tout d'une main. M. Quinault a fait les -paroles qui s'y chantent en musique, à la réserve de la plainte -italienne[314]. M. de Molière[315] a dressé le plan de la pièce -et réglé la disposition, où il s'est plus attaché aux beautés et -à la pompe du spectacle qu'à l'exacte régularité. Quant à la -versification, il n'a pas eu le loisir de la faire entière. Le -carnaval approchoit; et les ordres pressants du Roi, qui se -vouloit donner ce magnifique divertissement plusieurs fois avant -le carême, l'ont mis dans la nécessité de souffrir un peu de -secours. Ainsi il n'y a que le prologue, le premier acte, la -première scène du second, et la première du troisième, dont les -vers soient de lui. M. Corneille[316] a employé une quinzaine au -reste; et par ce moyen Sa Majesté s'est trouvée servie dans le -temps qu'elle l'avoit ordonné[317]. - - [293] _Molière et sa troupe_, p. 92 et 93. - - [294] Voyez _Anecdotes dramatiques_, tome II, p. 443. - - [295] Voyez ci-après, p. 288. - - [296] Acte III, scène III. - - [297] 1668, p. 311 et suivantes. - - [298] Contrôleur des bâtiments du Roi. - - [299] _Histoire du Théâtre françois_, par les frères - Parfait, tome XI, p. 126. - - [300] Numéro du 24 janvier 1671, p. 81-83. - - [301] Voyez ci-dessus la Notice de _Bérénice_, p. 190. - - [302] Pages 107 et 108. - - [303] Dans l'édition de Molière de 1682 on lit à la - suite du titre de _Psyché_: «Representée pour le Roy dans la - grande Salle des Machines du Palais des Tuilleries en Janvier, et - durant tout le Carnaval de l'année 1670. Par la Troupe du Roy. Et - donnée au Public sur le Theâtre de la Salle du Palais Royal, le - 24 juillet 1671.» - - [304] Voyez _la Fameuse Comédienne_, p. 33 et - suivantes. - - [305] Tome III, p. 369. - - [306] _Histoire du Théâtre françois_, tome XI, p. 132. - - [307] Tome XIV, p. 307. - - [308] Dans le premier des deux passages cités, les - frères Parfait donnent le 1er juin 1703 comme tombant au mardi, - dans le second comme tombant au mercredi. C'était en réalité au - vendredi, ce qui nous a engagé à supprimer la mention du jour. - - [309] Mlle Desmares. (_Note des frères Parfait._) - - [310] M. Baron fils. (_Note des mêmes._) - - [311] Un passage du prologue ajouté par Dancourt à la - comédie de _l'Inconnu_ de Thomas Corneille, lors de la reprise de - cet ouvrage le 21 août 1703, nous fait connaître un petit détail - assez curieux: - - MADEMOISELLE DESMARES. - - .... Nous venons de remettre _Psyché_ - Avec tout le succès qu'on s'en pouvoit promettre. - - CRISPIN. - - Oui, mais au double il a fallu la mettre, - Et le public s'en est presque fâché. - - [312] Les principaux rôles de cette pièce, jouée le 19 - août 1862, étaient ainsi distribués: _Jupiter_, Chéri; _Vénus_, - Mlle Devoyod; _l'Amour_, Mlle Fix; _Ægiale_, Mlle Rose Deschamps; - _Psyché_, Mlle Favart; _le Roi_, Maubant; _Aglaure_, Mlle - Tordeus; _Cydippe_, Mlle Ponsin; _Cléomène_, Worms; _Agénor_, - Ariste; _le Zéphire_, Mlle Rosa Didier; _Lycas_, Tronchet; _le - dieu d'un fleuve_, Verdellet. - - [313] Voyez le _Dictionnaire portatif des théâtres_, - article _Psyché_, et l'_Histoire de l'Académie royale des - inscriptions et belles-lettres_, tome XXVIII, p. 264. - - [314] Voyez ci-après, p. 309 et 310, vers 546-570. Les - paroles de cette plainte sont de Lully, qui composa les airs. - Voyez l'_Histoire du Théâtre françois_, tome XI, p. 127, note - _a_. - - [315] Tel est le texte de l'édition originale; les - suivantes donnent: «M. Molière.» - - [316] Dans les éditions de 1682 et de 1697: «M. - Corneille l'aîné.» - - [317] Si Corneille est intervenu dans l'impression de - _Psyché_, ce doit être pour l'édition originale; c'est celle que - nous suivrons. Au reste il n'y a entre elle et les éditions - postérieures qu'un petit nombre d'insignifiantes différences. - Nous avons fait imprimer en petit texte tout ce qui n'est pas de - Corneille; nous ne donnons ni notes ni variantes pour cette - portion de l'ouvrage, qui sera annotée dans l'édition de Molière - de M. E. Soulié. - - - - -LISTE DES ÉDITIONS QUI ONT ÉTÉ COLLATIONNÉES POUR LES VARIANTES -DE _PSYCHÉ_. - - -ÉDITION SÉPARÉE. - - 1671 in-12. - - -RECUEILS[318]. - - 1676 in-12; - - 1682 in-12; - - 1697 in-12. - - [318] _Psyché_ n'a pas été, du vivant de Corneille, - réunie à ses œuvres. Les recueils indiqués ici sont ceux du - théâtre de Molière. - - - - -ACTEURS. - - - JUPITER. _Du Croisy[319]._ - - VÉNUS. _Mlle de Brie._ - - L'AMOUR. _Baron._ - - ÆGIALE, } { _Les petites la Thorillière - Grâces. { et_ _du Croisy[320]._ - PHAÈNE, } - - PSYCHÉ. _Mlle Molière._ - - LE ROI, père de Psyché. _La Thorillière._ - - AGLAURE, } sœurs de Psyché. { _Mlles Marotte et Boval._ - CYDIPPE, } { - - CLÉOMÈNE, } princes, amants { _Hubert et la Grange._ - AGÉNOR, } de Psyché. { - - LE ZÉPHIRE[321]. _Molière._ - - LYCAS. _Chateauneuf._ - - LE DIEU D'UN FLEUVE. _De Brie._ - - [319] Ces noms d'acteurs sont tirés du programme de - _Psyché_ dont nous avons parlé dans la _Notice_, p. 282 et 284. - - [320] Thérèse Lenoir de la Thorillière, née en 1660, - avait alors onze ans; Marie-Angélique du Croisy, née en 1658, en - avait treize.--Voyez p. 294 les vers 75 et 76. - - [321] Il faut remarquer que le «zéphir» qui chante au - troisième intermède est un autre personnage. Il était joué, nous - dit le programme, par un nommé «Iannot.» - - - - -PSYCHE. - -TRAGÉDIE-BALLET. - - - - -PROLOGUE. - - - La scène représente sur le devant un lieu champêtre, et dans - l'enfoncement un rocher percé à jour, à travers duquel on voit la - mer en éloignement. - - Flore paroît au milieu du théâtre, accompagnée de Vertumne, dieu - des arbres et des fruits, et de Palæmon, dieu des eaux. Chacun de - ces dieux conduit une troupe de divinités: l'un mène à sa suite - des Dryades et des Sylvains; et l'autre des dieux des fleuves, et - des Naïades. Flore chante ce récit pour inviter Vénus à descendre - en terre: - - Ce n'est plus le temps de la guerre: - Le plus puissant des rois - Interrompt ses exploits - Pour donner la paix à la terre. - Descendez, mère des Amours; 5 - Venez nous donner de beaux jours. - - (Vertumne et Palæmon, avec les divinités qui les accompagnent, - joignent leurs voix à celle de Flore, et chantent ces paroles:) - - CHŒUR DES DIVINITÉS DE LA TERRE ET DES EAUX, COMPOSÉ DE FLORE, - NYMPHES, PALÆMON, VERTUMNE, SYLVAINS, FAUNES, DRYADES ET NAÏADES. - - Nous goûtons une paix profonde; - Les plus doux jeux sont ici-bas: - On doit ce repos, plein d'appas, - Au plus grand roi du monde. 10 - Descendez, mère des Amours; - Venez nous donner de beaux jours. - - (Il se fait ensuite une entrée de ballet, composée de deux - Dryades, quatre Sylvains, deux Fleuves et deux Naïades; après - laquelle Vertumne et Palæmon chantent ce dialogue:) - - VERTUMNE. - - Rendez-vous, beautés cruelles; - Soupirez à votre tour. - - PALÆMON. - - Voici la reine des belles, 15 - Qui vient inspirer l'amour. - - VERTUMNE. - - Un bel objet toujours sévère - Ne se fait jamais bien aimer. - - PALÆMON. - - C'est la beauté qui commence de plaire; - Mais la douceur achève de charmer. 20 - - (Ils répètent ensemble ces derniers vers:) - - C'est la beauté qui commence de plaire; - Mais la douceur achève de charmer. - - VERTUMNE. - - Souffrons tous qu'Amour nous blesse: - Languissons, puisqu'il le faut. - - PALÆMON. - - Que sert un cœur sans tendresse? 25 - Est-il un plus grand défaut? - - VERTUMNE. - - Un bel objet toujours sévère - Ne se fait jamais bien aimer. - - PALÆMON. - - C'est la beauté qui commence de plaire; - Mais la douceur achève de charmer. 30 - - (Flore répond au dialogue de Vertumne et de Palæmon par ce - menuet, et les autres divinités y mêlent leurs danses:) - - Est-on sage, - Dans le bel âge, - Est-on sage - De n'aimer pas? - Que sans cesse 35 - L'on se presse - De goûter les plaisirs ici-bas. - La sagesse - De la jeunesse, - C'est de savoir jouir de ses appas. 40 - L'Amour charme - Ceux qu'il désarme; - L'Amour charme, - Cédons-lui tous: - Notre peine 45 - Seroit vaine - De vouloir résister à ses coups. - Quelque chaîne - Qu'un amant prenne, - La liberté n'a rien qui soit si doux. 50 - - (Vénus descend du ciel dans une grande machine avec l'Amour, son - fils, et deux petites Grâces, nommées Ægiale et Phaène; et les - divinités de la terre et des eaux recommencent de joindre toutes - leurs voix, et continuent par leurs danses de lui témoigner la - joie qu'elles ressentent à son abord.) - -CHŒUR DE TOUTES LES DIVINITÉS DE LA TERRE ET DES EAUX. - - Nous goûtons une paix profonde; - Les plus doux jeux sont ici-bas; - On doit ce repos, plein d'appas, - Au plus grand roi du monde. - Descendez, mère des Amours; 55 - Venez nous donner de beaux jours. - - VÉNUS, dans sa machine. - - Cessez, cessez pour moi tous vos chants d'allégresse: - De si rares honneurs ne m'appartiennent pas, - Et l'hommage qu'ici votre bonté m'adresse - Doit être réservé pour de plus doux appas. 60 - C'est une trop vieille méthode - De me venir faire sa cour; - Toutes les choses ont leur tour, - Et Vénus n'est plus à la mode. - Il est d'autres attraits naissants, 65 - Où l'on va porter son encens: - Psyché, Psyché la belle, aujourd'hui tient ma place; - Déjà tout l'univers s'empresse à l'adorer, - Et c'est trop que dans ma disgrâce - Je trouve encor quelqu'un qui me daigne honorer. 70 - On ne balance point entre nos deux mérites: - A quitter mon parti tout s'est licencié, - Et du nombreux amas de Grâces favorites - Dont je traînois partout les soins et l'amitié, - Il ne m'en est resté que deux des plus petites, 75 - Qui m'accompagnent par pitié. - Souffrez que ces demeures sombres - Prêtent leur solitude aux troubles de mon cœur, - Et me laissez parmi leurs ombres - Cacher ma honte et ma douleur. 80 - -(Flore et les autres déités se retirent, et Vénus avec sa suite -sort de sa machine.) - - ÆGIALE. - - Nous ne savons, Déesse, comment faire, - Dans ce chagrin qu'on voit vous accabler. - Notre respect veut se taire, - Notre zèle veut parler. - - VÉNUS. - - Parlez, mais si vos soins aspirent à me plaire, 85 - Laissez tous vos conseils pour une autre saison, - Et ne parlez de ma colère - Que pour dire que j'ai raison. - C'étoit là, c'étoit là la plus sensible offense - Que ma divinité pût jamais recevoir; 90 - Mais j'en aurai la vengeance, - Si les Dieux ont du pouvoir. - - PHAÈNE. - - Vous avez plus que nous de clartés, de sagesse, - Pour juger ce qui peut être digne de vous; - Mais pour moi, j'aurois cru qu'une grande déesse. 95 - Devroit moins se mettre en courroux. - - VÉNUS. - - Et c'est là la raison de ce courroux extrême. - Plus mon rang a d'éclat, plus l'affront est sanglant; - Et si je n'étois pas dans ce degré suprême, - Le dépit de mon cœur seroit moins violent. 100 - Moi, la fille du dieu qui lance le tonnerre, - Mère du dieu qui fait aimer, - Moi, les plus doux souhaits du ciel et de la terre, - Et qui ne suis venue au jour que pour charmer, - Moi qui, par tout ce qui respire, 105 - Ai vu de tant de vœux encenser mes autels, - Et qui de la beauté, par des droits immortels, - Ai tenu de tout temps le souverain empire, - Moi dont les yeux ont mis deux grandes déités - Au point de me céder le prix de la plus belle, 110 - Je me vois ma victoire et mes droits disputés - Par une chétive mortelle! - Le ridicule excès d'un fol entêtement - Va jusqu'à m'opposer une petite fille! - Sur ses traits et les miens j'essuierai constamment 115 - Un téméraire jugement, - Et du haut des cieux où je brille, - J'entendrai prononcer aux mortels prévenus: - «Elle est plus belle que Vénus!» - - ÆGIALE. - - Voilà comme l'on fait; c'est le style des hommes: 120 - Ils sont impertinents dans leurs comparaisons. - - PHAÈNE. - - Ils ne sauroient louer, dans le siècle où nous sommes, - Qu'ils n'outragent les plus grands noms. - - VÉNUS. - - Ah! que de ces trois mots la rigueur insolente - Venge bien Junon et Pallas, 125 - Et console leurs cœurs de la gloire éclatante - Que la fameuse pomme acquit à mes appas! - Je les vois s'applaudir de mon inquiétude, - Affecter à toute heure un ris malicieux, - Et d'un fixe regard chercher avec étude 130 - Ma confusion dans mes yeux. - Leur triomphante joie, au fort d'un tel outrage, - Semble me venir dire, insultant mon courroux: - «Vante, vante, Vénus, les traits de ton visage: - Au jugement d'un seul, tu l'emportas sur nous; 135 - Mais par le jugement de tous - Une simple mortelle a sur toi l'avantage.» - Ah! ce coup-là m'achève, il me perce le cœur; - Je n'en puis plus souffrir les rigueurs sans égales, - Et c'est trop de surcroît à ma vive douleur 140 - Que le plaisir de mes rivales. - Mon fils, si j'eus jamais sur toi quelque crédit, - Et si jamais je te fus chère, - Si tu portes un cœur à sentir le dépit - Qui trouble le cœur d'une mère. 145 - Qui si tendrement te chérit, - Emploie, emploie ici l'effort de ta puissance - A soutenir mes intérêts, - Et fais à Psyché par tes traits - Sentir les traits de ma vengeance. 150 - Pour rendre son cœur malheureux, - Prends celui de tes traits le plus propre à me plaire, - Le plus empoisonné de ceux - Que tu lances dans ta colère. - Du plus bas, du plus vil, du plus affreux mortel, 155 - Fais que jusqu'à la rage elle soit enflammée, - Et qu'elle ait à souffrir le supplice cruel - D'aimer et n'être point aimée. - - L'AMOUR. - - Dans le monde on n'entend que plaintes de l'Amour: - On m'impute partout mille fautes commises, 160 - Et vous ne croiriez point le mal et les sottises - Que l'on dit de moi chaque jour. - Si pour servir votre colère.... - - VÉNUS. - - Va, ne résiste point aux souhaits de ta mère; - N'applique tes raisonnements. 165 - Qu'à chercher les plus prompts moments - De faire un sacrifice à ma gloire outragée. - Pars, pour toute réponse à mes empressements, - Et ne me revois point que je ne sois vengée. - - (L'Amour s'envole, et Vénus se retire avec les Grâces.--La - scène est changée en une grande ville, où l'on découvre, - des deux côtés, des palais et des maisons de différents ordres - d'architecture.) - - - - -ACTE I. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -AGLAURE, CYDIPPE. - - AGLAURE. - - Il est des maux, ma sœur, que le silence aigrit: 170 - Laissons, laissons parler mon chagrin et le vôtre, - Et de nos cœurs l'un à l'autre - Exhalons le cuisant dépit. - Nous nous voyons sœurs d'infortune; - Et la vôtre et la mienne ont un si grand rapport, 175 - Que nous pouvons mêler toutes les deux en une, - Et dans notre juste transport, - Murmurer à plainte commune - Des cruautés de notre sort. - Quelle fatalité secrète, 180 - Ma sœur, soumet tout l'univers - Aux attraits de notre cadette, - Et de tant de princes divers, - Qu'en ces lieux la fortune jette, - N'en présente aucun à nos fers? 185 - Quoi? voir de toutes parts, pour lui rendre les armes, - Les cœurs se précipiter, - Et passer devant nos charmes - Sans s'y vouloir arrêter! - Quel sort ont nos yeux en partage, 190 - Et qu'est-ce qu'ils ont fait aux Dieux, - De ne jouir d'aucun hommage - Parmi tous ces tributs de soupirs glorieux, - Dont le superbe avantage - Fait triompher d'autres yeux? 195 - Est-il pour nous, ma sœur, de plus rude disgrâce - Que de voir tous les cœurs mépriser nos appas, - Et l'heureuse Psyché jouir avec audace - D'une foule d'amants attachés à ses pas? - - CYDIPPE. - - Ah! ma sœur, c'est une aventure 200 - A faire perdre la raison; - Et tous les maux de la nature - Ne sont rien en comparaison. - - AGLAURE. - - Pour moi, j'en suis souvent jusqu'à verser des larmes. - Tout plaisir, tout repos par là m'est arraché; 205 - Contre un pareil malheur ma constance est sans armes. - Toujours à ce chagrin mon esprit attaché - Me tient devant les yeux la honte de nos charmes, - Et le triomphe de Psyché. - La nuit, il m'en repasse une idée éternelle, 210 - Qui sur toute chose prévaut: - Rien ne me peut chasser cette image cruelle; - Et dès qu'un doux sommeil me vient délivrer d'elle, - Dans mon esprit aussitôt - Quelque songe la rappelle, 215 - Qui me réveille en sursaut. - - CYDIPPE. - - Ma sœur, voilà mon martyre. - Dans vos discours je me voi; - Et vous venez là de dire - Tout ce qui se passe en moi. 220 - - AGLAURE. - - Mais encor, raisonnons un peu sur cette affaire. - Quels charmes si puissants en elle sont épars? - Et par où, dites-moi, du grand secret de plaire - L'honneur est-il acquis à ses moindres regards? - Que voit-on dans sa personne 225 - Pour inspirer tant d'ardeurs? - Quel droit de beauté lui donne - L'empire de tous les cœurs? - Elle a quelques attraits, quelque éclat de jeunesse: - On en tombe d'accord, je n'en disconviens pas; 230 - Mais lui cède-t-on fort pour quelque peu d'aînesse, - Et se voit-on sans appas? - Est-on d'une figure à faire qu'on se raille? - N'a-t-on point quelques traits et quelques agréments, - Quelque teint, quelques yeux, quelque air, et quelque taille - A pouvoir dans nos fers jeter quelques amants? - Ma sœur, faites-moi la grâce - De me parler franchement: - Suis-je faite d'un air, à votre jugement, - Que mon mérite au sien doive céder la place? 240 - Et dans quelque ajustement - Trouvez-vous qu'elle m'efface? - - CYDIPPE. - - Qui? vous, ma sœur? nullement. - Hier à la chasse près d'elle - Je vous regardai longtemps; 245 - Et sans vous donner d'encens, - Vous me parûtes plus belle. - Mais, moi, dites, ma sœur, sans me vouloir flatter, - Sont-ce des visions que je me mets en tête, - Quand je me crois taillée à pouvoir mériter 250 - La gloire de quelque conquête? - - AGLAURE. - - Vous, ma sœur, vous avez, sans nul déguisement, - Tout ce qui peut causer une amoureuse flamme. - Vos moindres actions brillent d'un agrément - Dont je me sens toucher l'âme; 255 - Et je serois votre amant, - Si j'étois autre que femme. - - CYDIPPE. - - D'où vient donc qu'on la voit l'emporter sur nous deux, - Qu'à ses premiers regards les cœurs rendent les armes, - Et que d'aucun tribut de soupirs et de vœux 260 - On ne fait honneur à nos charmes? - - AGLAURE. - - Toutes les dames, d'une voix, - Trouvent ses attraits peu de chose; - Et du nombre d'amants qu'elle tient sous ses lois, - Ma sœur, j'ai découvert la cause. 265 - - CYDIPPE. - - Pour moi, je la devine, et l'on doit présumer - Qu'il faut que là-dessous soit caché du mystère. - Ce secret de tout enflammer - N'est point de la nature un effet ordinaire: - L'art de la Thessalie entre dans cette affaire; 270 - Et quelque main a su sans doute lui former - Un charme pour se faire aimer. - - AGLAURE. - - Sur un plus fort appui ma croyance se fonde; - Et le charme qu'elle a pour attirer les cœurs, - C'est un air en tout temps désarmé de rigueurs, 275 - Des regards caressants, que la bouche seconde, - Un souris chargé de douceurs, - Qui tend les bras à tout le monde, - Et ne vous promet que faveurs. - Notre gloire n'est plus aujourd'hui conservée, 280 - Et l'on n'est plus au temps de ces nobles fiertés - Qui par un digne essai d'illustres cruautés, - Vouloient voir d'un amant la constance éprouvée. - De tout ce noble orgueil qui nous seyoit si bien, - On est bien descendu dans le siècle où nous sommes; 285 - Et l'on en est réduite à n'espérer plus rien, - A moins que l'on se jette à la tête des hommes. - - CYDIPPE. - - Oui, voilà le secret de l'affaire, et je voi - Que vous le prenez mieux que moi. - C'est pour nous attacher à trop de bienséance 290 - Qu'aucun amant, ma sœur, à nous ne veut venir; - Et nous voulons trop soutenir - L'honneur de notre sexe et de notre naissance. - Les hommes maintenant aiment ce qui leur rit; - L'espoir, plus que l'amour, est ce qui les attire, 295 - Et c'est par là que Psyché nous ravit - Tous les amants qu'on voit sous son empire. - Suivons, suivons l'exemple: ajustons-nous au temps; - Abaissons-nous, ma sœur, à faire des avances, - Et ne ménageons plus de tristes bienséances 300 - Qui nous ôtent les fruits du plus beau de nos ans. - - AGLAURE. - - J'approuve la pensée; et nous avons matière - D'en faire l'épreuve première - Aux deux princes qui sont les derniers arrivés. - Ils sont charmants, ma sœur, et leur personne entière 305 - Me.... Les avez-vous observés? - - CYDIPPE. - - Ah! ma sœur, ils sont faits tous deux d'une manière - Que mon âme.... Ce sont deux princes achevés. - - AGLAURE. - - Je trouve qu'on pourroit rechercher leur tendresse - Sans se faire déshonneur. 310 - - CYDIPPE. - - Je trouve que, sans honte, une belle princesse - Leur pourroit donner son cœur. - - -SCÈNE II. - - CLÉOMÈNE, AGÉNOR, AGLAURE, CYDIPPE. - - AGLAURE. - - Les voici tous deux, et j'admire - Leur air et leur ajustement. - - CYDIPPE. - - Ils ne démentent nullement 315 - Tout ce que nous venons de dire. - - AGLAURE. - - D'où vient, princes, d'où vient que vous fuyez ainsi? - Prenez-vous l'épouvante en nous voyant paroître? - - CLÉOMÈNE. - - On nous faisoit croire qu'ici - La princesse Psyché, Madame, pourroit être. 320 - - AGLAURE. - - Tous ces lieux n'ont-ils rien d'agréable pour vous, - Si vous ne les voyez ornés de sa présence? - - AGÉNOR. - - Ces lieux peuvent avoir des charmes assez doux; - Mais nous cherchons Psyché dans notre impatience. - - CYDIPPE. - - Quelque chose de bien pressant 325 - Vous doit à la chercher pousser tous deux sans doute? - - CLÉOMÈNE. - - Le motif est assez puissant, - Puisque notre fortune enfin en dépend toute. - - AGLAURE. - - Ce seroit trop à nous que de nous informer - Du secret que ces mots nous peuvent enfermer. 330 - - CLÉOMÈNE. - - Nous ne prétendons point en faire de mystère: - Aussi bien malgré nous paroîtroit-il au jour; - Et le secret ne dure guère, - Madame, quand c'est de l'amour. - - CYDIPPE. - - Sans aller plus avant, princes, cela veut dire 335 - Que vous aimez Psyché tous deux. - - AGÉNOR. - - Tous deux soumis à son empire, - Nous allons de concert lui découvrir nos feux. - - AGLAURE. - - C'est une nouveauté sans doute assez bizarre - Que deux rivaux si bien unis. 340 - - CLÉOMÈNE. - - Il est vrai que la chose est rare, - Mais non pas impossible à deux parfaits amis. - - CYDIPPE. - - Est-ce que dans ces lieux il n'est qu'elle de belle, - Et n'y trouvez-vous point à séparer vos vœux? - - AGLAURE. - - Parmi l'éclat du sang, vos yeux n'ont-ils vu qu'elle 345 - A pouvoir mériter vos feux? - - CLÉOMÈNE. - - Est-ce que l'on consulte au moment qu'on s'enflamme? - Choisit-on qui l'on veut aimer? - Et pour donner toute son âme, - Regarde-t-on quel droit on a de nous charmer? 350 - - AGÉNOR. - - Sans qu'on ait le pouvoir d'élire, - On suit dans une telle ardeur - Quelque chose qui nous attire; - Et lorsque l'amour touche un cœur, - On n'a point de raisons à dire. 355 - - AGLAURE. - - En vérité, je plains les fâcheux embarras - Où je vois que vos cœurs se mettent. - Vous aimez un objet dont les riants appas - Mêleront des chagrins à l'espoir qu'ils vous jettent; - Et son cœur ne vous tiendra pas 360 - Tout ce que ses yeux vous promettent. - - CYDIPPE. - - L'espoir qui vous appelle au rang de ses amants - Trouvera du mécompte aux douceurs qu'elle étale; - Et c'est pour essuyer de très-fâcheux moments, - Que les soudains retours de son âme inégale. 365 - - AGLAURE. - - Un clair discernement de ce que vous valez - Nous fait plaindre le sort où cet amour vous guide; - Et vous pouvez trouver tous deux, si vous voulez, - Avec autant d'attraits, une âme plus solide. - - CYDIPPE. - - Par un choix plus doux de moitié, 370 - Vous pouvez de l'amour sauver votre amitié; - Et l'on voit en vous deux un mérite si rare, - Qu'un tendre avis veut bien prévenir par pitié - Ce que votre cœur se prépare. - - CLÉOMÈNE. - - Cet avis généreux fait pour nous éclater 375 - Des bontés qui nous touchent l'âme; - Mais le ciel nous réduit à ce malheur, Madame, - De ne pouvoir en profiter. - - AGÉNOR. - - Votre illustre pitié veut en vain nous distraire - D'un amour dont tous deux nous redoutons l'effet: 380 - Ce que notre amitié, Madame, n'a pas fait, - Il n'est rien qui le puisse faire. - - CYDIPPE. - - Il faut que le pouvoir de Psyché.... La voici. - - -SCÈNE III. - -PSYCHÉ, CYDIPPE, AGLAURE, CLÉOMÈNE, AGÉNOR. - - CYDIPPE. - - Venez jouir, ma sœur, de ce qu'on vous apprête. - - AGLAURE. - - Préparez vos attraits à recevoir ici 385 - Le triomphe nouveau d'une illustre conquête. - - CYDIPPE. - - Ces princes ont tous deux si bien senti vos coups, - Qu'à vous le découvrir leur bouche se dispose. - - PSYCHÉ. - - Du sujet qui les tient si rêveurs parmi nous, - Je ne me croyois pas la cause; 390 - Et j'aurois cru toute autre chose - En les voyant parler à vous. - - AGLAURE. - - N'ayant ni beauté ni naissance - A pouvoir mériter leur amour et leurs soins, - Ils nous favorisent au moins 395 - De l'honneur de la confidence. - - CLÉOMÈNE. - - L'aveu qu'il nous faut faire à vos divins appas - Est sans doute, Madame, un aveu téméraire; - Mais tant de cœurs près du trépas - Sont par de tels aveux forcés à vous déplaire, 400 - Que vous êtes réduite à ne les punir pas - Des foudres de votre colère. - Vous voyez en nous deux amis - Qu'un doux rapport d'humeurs sut joindre dès l'enfance; - Et ces tendres liens se sont vus affermis 405 - Par cent combats d'estime et de reconnoissance. - Du destin ennemi les assauts rigoureux, - Les mépris de la mort et l'aspect des supplices, - Par d'illustres éclats de mutuels offices, - Ont de notre amitié signalé les beaux nœuds; 410 - Mais à quelques essais qu'elle se soit trouvée, - Son grand triomphe est en ce jour; - Et rien ne fait tant voir sa constance éprouvée - Que de se conserver au milieu de l'amour. - Oui, malgré tant d'appas, son illustre constance 415 - Aux lois qu'elle nous fait a soumis tous nos vœux: - Elle vient, d'une douce et pleine déférence, - Remettre à votre choix le succès de nos feux; - Et pour donner un poids à notre concurrence, - Qui des raisons d'État entraîne la balance 420 - Sur le choix de l'un de nous deux, - Cette même amitié s'offre sans répugnance - D'unir nos deux États au sort du plus heureux. - - AGÉNOR. - - Oui, de ces deux États, Madame, - Que sous votre heureux choix nous nous offrons d'unir, - Nous voulons faire à notre flamme, - Un secours pour vous obtenir. - Ce que, pour ce bonheur, près du roi votre père, - Nous nous sacrifions tous deux, - N'a rien de difficile à nos cœurs amoureux; 430 - Et c'est au plus heureux faire un don nécessaire - D'un pouvoir dont le malheureux, - Madame, n'aura plus affaire. - - PSYCHÉ. - - Le choix que vous m'offrez, princes, montre à mes yeux - De quoi remplir les vœux de l'âme la plus fière, 435 - Et vous me le parez tous deux d'une manière - Qu'on ne peut rien offrir qui soit plus précieux. - Vos feux, votre amitié, votre vertu suprême, - Tout me relève en vous l'offre de votre foi; - Et j'y vois un mérite à s'opposer lui-même 440 - A ce que vous voulez de moi. - Ce n'est pas à mon cœur qu'il faut que je défère - Pour entrer sous de tels liens: - Ma main, pour se donner, attend l'ordre d'un père, - Et mes sœurs ont des droits qui vont devant les miens. - Mais si l'on me rendoit sur mes vœux absolue, - Vous y pourriez avoir trop de part à la fois; - Et toute mon estime, entre vous suspendue, - Ne pourroit sur aucun laisser tomber mon choix. - A l'ardeur de votre poursuite 450 - Je répondrois assez de mes vœux les plus doux; - Mais c'est, parmi tant de mérite, - Trop que deux cœurs pour moi, trop peu qu'un cœur pour vous. - De mes plus doux souhaits j'aurois l'âme gênée - A l'effort de votre amitié; 455 - Et j'y vois l'un de vous prendre une destinée - A me faire trop de pitié. - Oui, princes, à tous ceux dont l'amour suit le vôtre - Je vous préférerois tous deux avec ardeur; - Mais je n'aurois jamais le cœur 460 - De pouvoir préférer l'un de vous deux à l'autre. - A celui que je choisirois - Ma tendresse feroit un trop grand sacrifice; - Et je m'imputerois à barbare injustice - Le tort qu'à l'autre je ferois. 465 - Oui, tous deux vous brillez de trop de grandeur d'âme - Pour en faire aucun malheureux; - Et vous devez chercher dans l'amoureuse flamme - Le moyen d'être heureux tous deux. - Si votre cœur me considère 470 - Assez pour me souffrir de disposer de vous, - J'ai deux sœurs capables de plaire, - Qui peuvent bien vous faire un destin assez doux; - Et l'amitié me rend leur personne assez chère - Pour vous souhaiter leurs époux. 475 - - CLÉOMÈNE. - - Un cœur dont l'amour est extrême - Peut-il bien consentir, hélas! - D'être donné par ce qu'il aime? - Sur nos deux cœurs, Madame, à vos divins appas - Nous donnons un pouvoir suprême: 480 - Disposez-en pour le trépas; - Mais pour une autre que vous-même - Ayez cette bonté de n'en disposer pas. - - AGÉNOR. - - Aux princesses, Madame, on feroit trop d'outrage, - Et c'est pour leurs attraits un indigne partage 485 - Que les restes d'une autre ardeur. - Il faut d'un premier feu la pureté fidèle - Pour aspirer à cet honneur - Où votre bonté nous appelle; - Et chacune mérite un cœur 490 - Qui n'ait soupiré que pour elle. - - AGLAURE. - - Il me semble, sans nul courroux, - Qu'avant que de vous en défendre, - Princes, vous deviez bien attendre - Qu'on se fût expliqué sur vous. 495 - Nous croyez-vous un cœur si facile et si tendre? - Et lorsqu'on parle ici de vous donner à nous, - Savez-vous si l'on veut vous prendre? - - CYDIPPE. - - Je pense que l'on a d'assez hauts sentiments - Pour refuser un cœur qu'il faut qu'on sollicite, 500 - Et qu'on ne veut devoir qu'à son propre mérite - La conquête de ses amants. - - PSYCHÉ. - - J'ai cru pour vous, mes sœurs, une gloire assez grande, - Si la possession d'un mérite si haut.... - - -SCÈNE IV. - -LYCAS, PSYCHÉ, AGLAURE, CYDIPPE, CLÉOMÈNE, AGÉNOR. - - LYCAS. - - Ah! Madame. - - PSYCHÉ. - - Qu'as-tu? - - LYCAS. - - Le Roi.... - - PSYCHÉ. - - Quoi? - - LYCAS. - - Vous demande. - - PSYCHÉ. - - De ce trouble si grand que faut-il que j'attende? - - LYCAS. - - Vous ne le saurez que trop tôt. - - PSYCHÉ. - - Hélas! que pour le Roi tu me donnes à craindre! - - LYCAS. - - Ne craignez que pour vous, c'est vous que l'on doit plaindre. - - PSYCHÉ. - - C'est pour louer le ciel, et me voir hors d'effroi, 510 - De savoir que je n'aie à craindre que pour moi. - Mais apprends-moi, Lycas, le sujet qui te touche. - - LYCAS. - - Souffrez que j'obéisse à qui m'envoie ici, - Madame, et qu'on vous laisse apprendre de sa bouche - Ce qui peut m'affliger ainsi. 515 - - PSYCHÉ. - - Allons savoir sur quoi l'on craint tant ma foiblesse. - - -SCÈNE V. - -AGLAURE, CYDIPPE, LYCAS. - - AGLAURE. - - Si ton ordre n'est pas jusqu'à nous étendu, - Dis-nous quel grand malheur nous couvre ta tristesse. - - LYCAS. - - Hélas! ce grand malheur dans la cour répandu, - Voyez-le vous-même, princesse, 520 - Dans l'oracle qu'au Roi les destins ont rendu. - Voici ses propres mots que la douleur, Madame, - A gravés au fond de mon âme: - «Que l'on ne pense nullement - A vouloir de Psyché conclure l'hyménée; 525 - Mais qu'au sommet d'un mont elle soit promptement - En pompe funèbre menée; - Et que de tous abandonnée, - Pour époux elle attende en ces lieux constamment - Un monstre dont on a la vue empoisonnée, 530 - Un serpent qui répand son venin en tous lieux, - Et trouble dans sa rage et la terre et les cieux.» - Après un arrêt si sévère - Je vous quitte, et vous laisse à juger entre vous - Si par de plus cruels et plus sensibles coups 535 - Tous les Dieux nous pouvoient expliquer leur colère. - - -SCÈNE VI. - -AGLAURE, CYDIPPE. - - CYDIPPE. - - Ma sœur, que sentez-vous à ce soudain malheur - Où nous voyons Psyché par les destins plongée? - - AGLAURE. - - Mais vous, que sentez-vous, ma sœur? - - CYDIPPE. - - A ne vous point mentir, je sens que dans mon cœur 540 - Je n'en suis pas trop affligée. - - AGLAURE. - - Moi, je sens quelque chose au mien - Qui ressemble assez à la joie. - Allons, le destin nous envoie - Un mal que nous pouvons regarder comme un bien. 545 - - -PREMIER INTERMÈDE. - - La scène est changée en des rochers affreux, et fait voir en - éloignement une grotte effroyable.--C'est dans ce désert que - Psyché doit être exposée pour obéir à l'oracle. Une troupe de - personnes affligées y viennent déplorer sa disgrâce. Une partie - de cette troupe désolée témoigne sa pitié par des plaintes - touchantes et par des concerts lugubres; et l'autre exprime sa - désolation par une danse pleine de toutes les marques du plus - violent désespoir. - -PLAINTES EN ITALIEN, _Chantées par une femme désolée et deux -hommes affligés._ - - FEMME DÉSOLÉE. - - Deh! piangete al pianto mio, - Sassi duri, antiche selve, - Lagrimate, fonti, e belue, - D'un bel volto il fato rio. - - 1. HOMME AFFLIGÉ. - - Ahi dolore! 550 - - 2. HOMME AFFLIGÉ. - - Ahi martire! - - 1. HOMME AFFLIGÉ. - - Cruda morte! - - 2. HOMME AFFLIGÉ. - - Empia sorte! - - TOUS TROIS. - - Che condanni a morir tanta beltà, - Cieli, stelle, ahi crudeltà! 555 - - 2. HOMME AFFLIGÉ. - - Com' esser può fra voi, o numi eterni, - Chi voglia estinta una beltà innocente? - Ahi! che tanto rigor, cielo inclemente, - Vince di crudeltà gli stessi inferni! - - 1. HOMME AFFLIGÉ. - - Nume fiero! 560 - - 2. HOMME AFFLIGÉ. - - Dio severo! - - ENSEMBLE. - - Perchè tanto rigor - Contro innocente cor? - Ahi sentenza inudita! - Dar morte a la beltà, ch' altrui dà vita. 565 - - FEMME DÉSOLÉE. - - Ahi ch' indarno si tarda! - Non resiste agli dei mortale affetto, - Alto impero ne sforza: - Ove commanda il ciel, l'uom cede a forza. - Ahi dolore! etc., _come sopra_. 570 - -(Ces plaintes sont entrecoupées et finies par une entrée de -ballet de huit personnes affligées.) - - - - -ACTE II. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -LE ROI, PSYCHÉ, AGLAURE, CYDIPPE, LYCAS, SUITE. - - PSYCHÉ. - - De vos larmes, Seigneur, la source m'est bien chère; - Mais c'est trop aux bontés que vous avez pour moi - Que de laisser régner les tendresses de père - Jusque dans les yeux d'un grand roi. - Ce qu'on vous voit ici donner à la nature 575 - Au rang que vous tenez, Seigneur, fait trop d'injure, - Et j'en dois refuser les touchantes faveurs. - Laissez moins sur votre sagesse - Prendre d'empire à vos douleurs, - Et cessez d'honorer mon destin par des pleurs, 580 - Qui dans le cœur d'un roi montrent de la foiblesse. - - LE ROI. - - Ah! ma fille, à ces pleurs laisse mes yeux ouverts: - Mon deuil est raisonnable, encor qu'il soit extrême; - Et lorsque pour toujours on perd ce que je perds, - La sagesse, crois-moi, peut pleurer elle-même. 585 - En vain l'orgueil du diadème - Veut qu'on soit insensible à ces cruels revers; - En vain de la raison les secours sont offerts - Pour vouloir d'un œil sec voir mourir ce qu'on aime: - L'effort en est barbare aux yeux de l'univers; 590 - Et c'est brutalité plus que vertu suprême. - Je ne veux point, dans cette adversité, - Parer mon cœur d'insensibilité, - Et cacher l'ennui qui me touche: - Je renonce à la vanité 595 - De cette dureté farouche - Que l'on appelle fermeté; - Et de quelque façon qu'on nomme - Cette vive douleur dont je ressens les coups, - Je veux bien l'étaler, ma fille, aux yeux de tous, 600 - Et dans le cœur d'un roi montrer le cœur d'un homme. - - PSYCHÉ. - - Je ne mérite pas cette grande douleur: - Opposez, opposez un peu de résistance - Aux droits qu'elle prend sur un cœur - Dont mille événements ont marqué la puissance. 605 - Quoi? faut-il que pour moi vous renonciez, Seigneur, - A cette royale constance - Dont vous avez fait voir dans les coups du malheur - Une fameuse expérience? - - LE ROI. - - La constance est facile en mille occasions. 610 - Toutes les révolutions - Où nous peut exposer la fortune inhumaine, - La perte des grandeurs, les persécutions, - Le poison de l'envie, et les traits de la haine, - N'ont rien que ne puissent sans peine 615 - Braver les résolutions - D'une âme où la raison est un peu souveraine. - Mais ce qui porte des rigueurs - A faire succomber les cœurs - Sous le poids des douleurs amères, 620 - Ce sont, ce sont les rudes traits - De ces fatalités sévères - Qui nous enlèvent pour jamais - Les personnes qui nous sont chères. - La raison contre de tels coups 625 - N'offre point d'armes secourables: - Et voilà des Dieux en courroux - Les foudres les plus redoutables - Qui se puissent lancer sur nous. - - PSYCHÉ. - - Seigneur, une douceur ici vous est offerte. 630 - Votre hymen a reçu plus d'un présent des Dieux; - Et par une faveur ouverte, - Ils ne vous ôtent rien, en m'ôtant à vos yeux, - Dont ils n'aient pris le soin de réparer la perte. - Il vous reste de quoi consoler vos douleurs, 635 - Et cette loi du ciel, que vous nommez cruelle. - Dans les deux princesses mes sœurs - Laisse à l'amitié paternelle - Où placer toutes ses douceurs. - - LE ROI. - - Ah! de mes maux soulagement frivole! 640 - Rien, rien ne s'offre à moi qui de toi me console. - C'est sur mes déplaisirs que j'ai les yeux ouverts, - Et dans un destin si funeste, - Je regarde ce que je perds, - Et ne vois point ce qui me reste. 645 - - PSYCHÉ. - - Vous savez mieux que moi qu'aux volontés des Dieux, - Seigneur, il faut régler les nôtres; - Et je ne puis vous dire, en ces tristes adieux, - Que ce que beaucoup mieux vous pouvez dire aux autres. - Ces Dieux sont maîtres souverains 650 - Des présents qu'ils daignent nous faire; - Ils ne les laissent dans nos mains - Qu'autant de temps qu'il peut leur plaire: - Lorsqu'ils viennent les retirer, - On n'a nul droit de murmurer 655 - Des grâces que leur main ne veut plus nous étendre. - Seigneur, je suis un don qu'ils ont fait à vos vœux; - Et quand par cet arrêt ils veulent me reprendre, - Ils ne vous ôtent rien que vous ne teniez d'eux, - Et c'est sans murmurer que vous devez me rendre. 660 - - LE ROI. - - Ah! cherche un meilleur fondement - Aux consolations que ton cœur me présente; - Et de la fausseté de ce raisonnement - Ne fais point un accablement - A cette douleur si cuisante 665 - Dont je souffre ici le tourment. - Crois-tu là me donner une raison puissante - Pour ne me plaindre point de cet arrêt des cieux? - Et dans le procédé des Dieux - Dont tu veux que je me contente, 670 - Une rigueur assassinante - Ne paroît-elle pas aux yeux? - Vois l'état où ces Dieux me forcent à te rendre, - Et l'autre où te reçut mon cœur infortuné: - Tu connoîtras par là qu'ils me viennent reprendre 675 - Bien plus que ce qu'ils m'ont donné. - Je reçus d'eux en toi, ma fille, - Un présent que mon cœur ne leur demandoit pas; - J'y trouvois alors peu d'appas, - Et leur en vis sans joie accroître ma famille; 680 - Mais mon cœur, ainsi que mes yeux, - S'est fait de ce présent une douce habitude; - J'ai mis quinze ans de soins, de veilles et d'étude - A me le rendre précieux; - Je l'ai paré de l'aimable richesse 685 - De mille brillantes vertus; - En lui j'ai renfermé, par des soins assidus, - Tous les plus beaux trésors que fournit la sagesse; - A lui j'ai de mon âme attaché la tendresse; - J'en ai fait de ce cœur le charme et l'allégresse, 690 - La consolation de mes sens abattus, - Le doux espoir de ma vieillesse. - Ils m'ôtent tout cela, ces Dieux; - Et tu veux que je n'aie aucun sujet de plainte - Sur cet affreux arrêt dont je souffre l'atteinte? 695 - Ah! leur pouvoir se joue avec trop de rigueur - Des tendresses de notre cœur. - Pour m'ôter leur présent, leur falloit-il attendre - Que j'en eusse fait tout mon bien? - Ou plutôt, s'ils avoient dessein de le reprendre, 700 - N'eût-il pas été mieux de ne me donner rien? - - PSYCHÉ. - - Seigneur, redoutez la colère - De ces Dieux contre qui vous osez éclater. - - LE ROI. - - Après ce coup, que peuvent-ils me faire? - Ils m'ont mis en état de ne rien redouter. 705 - - PSYCHÉ. - - Ah! Seigneur, je tremble des crimes - Que je vous fais commettre, et je dois me haïr. - - LE ROI. - - Ah! qu'ils souffrent du moins mes plaintes légitimes! - Ce m'est assez d'effort que de leur obéir; - Ce doit leur être assez que mon cœur t'abandonne 710 - Au barbare respect qu'il faut qu'on ait pour eux, - Sans prétendre gêner la douleur que me donne - L'épouvantable arrêt d'un sort si rigoureux. - Mon juste désespoir ne sauroit se contraindre: - Je veux, je veux garder ma douleur à jamais; 715 - Je veux sentir toujours la perte que je fais; - De la rigueur du ciel je veux toujours me plaindre; - Je veux jusqu'au trépas incessamment pleurer - Ce que tout l'univers ne peut me réparer. - - PSYCHÉ. - - Ah! de grâce, Seigneur, épargnez ma foiblesse: 720 - J'ai besoin de constance en l'état où je suis. - Ne fortifiez point l'excès de mes ennuis - Des larmes de votre tendresse. - Seuls ils sont assez forts; et c'est trop pour mon cœur - De mon destin et de votre douleur. 725 - - LE ROI. - - Oui, je dois t'épargner mon deuil inconsolable. - Voici l'instant fatal de m'arracher de toi; - Mais comment prononcer ce mot épouvantable? - Il le faut toutefois, le ciel m'en fait la loi: - Une rigueur inévitable 730 - M'oblige à te laisser en ce funeste lieu. - Adieu: je vais.... Adieu. - - -SCÈNE II[322]. - -PSYCHÉ, AGLAURE, CYDIPPE. - - PSYCHÉ. - - Suivez le Roi, mes sœurs: vous essuierez ses larmes, - Vous adoucirez ses douleurs; - Et vous l'accableriez d'alarmes, 735 - Si vous vous exposiez encore à mes malheurs. - Conservez-lui ce qui lui reste. - Le serpent que j'attends peut vous être funeste, - Vous envelopper dans mon sort, - Et me porter en vous une seconde mort. 740 - Le ciel m'a seule condamnée - A son haleine empoisonnée: - Rien ne sauroit me secourir; - Et je n'ai pas besoin d'exemple pour mourir. - - AGLAURE. - - Ne nous enviez pas ce cruel avantage 745 - De confondre nos pleurs avec vos déplaisirs, - De mêler nos soupirs à vos derniers soupirs: - D'une tendre amitié souffrez ce dernier gage. - - PSYCHÉ. - - C'est vous perdre inutilement. - - CYDIPPE. - - C'est en votre faveur espérer un miracle, 750 - Ou vous accompagner jusques au monument. - - PSYCHÉ. - - Que peut-on se promettre après un tel oracle? - - AGLAURE. - - Un oracle jamais n'est sans obscurité: - On l'entend d'autant moins que mieux on croit l'entendre[324]; - Et peut-être, après tout, n'en devez-vous attendre - Que gloire et que félicité. - Laissez-nous voir, ma sœur, par une digne issue - Cette frayeur mortelle heureusement déçue, - Ou mourir du moins avec vous, - Si le ciel à nos vœux ne se montre plus doux. 760 - - PSYCHÉ. - - Ma sœur, écoutez mieux la voix de la nature - Qui vous appelle auprès du Roi. - Vous m'aimez trop; le devoir en murmure, - Vous en savez l'indispensable loi: - Un père vous doit être encor plus cher que moi. 765 - Rendez-vous toutes deux l'appui de sa vieillesse; - Vous lui devez chacune[325] un gendre et des neveux. - Mille rois à l'envi vous gardent leur tendresse, - Mille rois à l'envi vous offriront leurs vœux. - L'oracle me veut seule; et seule aussi je veux 770 - Mourir, si je puis, sans foiblesse, - Ou ne vous avoir pas pour témoins toutes deux - De ce que, malgré moi, la nature m'en laisse. - - AGLAURE. - - Partager vos malheurs, c'est vous importuner? - - CYDIPPE. - - J'ose dire un peu plus, ma sœur, c'est vous déplaire? - - PSYCHÉ. - - Non; mais enfin c'est me gêner, - Et peut-être du ciel redoubler la colère. - - AGLAURE. - - Vous le voulez, et nous partons. - Daigne ce même ciel, plus juste et moins sévère, - Vous envoyer le sort que nous vous souhaitons, 780 - Et que notre amitié sincère, - En dépit de l'oracle, et malgré vous, espère! - - PSYCHÉ. - - Adieu: c'est un espoir, ma sœur, et des souhaits - Qu'aucun des Dieux ne remplira jamais. - - -SCÈNE III. - -PSYCHÉ, seule. - - Enfin, seule et toute à moi-même, 785 - Je puis envisager cet affreux changement - Qui du haut d'une gloire extrême - Me précipite au monument. - Cette gloire étoit sans seconde; - L'éclat s'en répandoit jusqu'aux deux bouts du monde; - Tout ce qu'il a de rois sembloient faits pour m'aimer; - Tous leurs sujets, me prenant pour déesse, - Commençoient à m'accoutumer - Aux encens qu'ils m'offroient sans cesse; - Leurs soupirs me suivoient sans qu'il m'en coûtât rien; - Mon âme restoit libre en captivant tant d'âmes; - Et j'étois, parmi tant de flammes, - Reine de tous les cœurs et maîtresse du mien. - O ciel, m'auriez-vous fait un crime - De cette insensibilité? 800 - Déployez-vous sur moi tant de sévérité, - Pour n'avoir à leurs vœux rendu que de l'estime? - Si vous m'imposiez cette loi, - Qu'il fallût faire un choix pour ne pas vous déplaire[326], - Puisque je ne pouvois le faire, 805 - Que ne le faisiez-vous pour moi? - Que ne m'inspiriez-vous ce qu'inspire à tant d'autres - Le mérite, l'amour, et.... Mais que vois-je ici? - - -SCÈNE IV. - -CLÉOMÈNE, AGÉNOR, PSYCHÉ. - - CLÉOMÈNE. - - Deux amis, deux rivaux, dont l'unique souci - Est d'exposer leurs jours pour conserver les vôtres. 810 - - PSYCHÉ. - - Puis-je vous écouter, quand j'ai chassé deux sœurs? - Princes, contre le ciel pensez-vous me défendre? - Vous livrer au serpent qu'ici je dois attendre, - Ce n'est qu'un désespoir qui sied mal aux grands cœurs; - Et mourir alors que je meurs, 815 - C'est accabler une âme tendre, - Qui n'a que trop de ses douleurs. - - AGÉNOR. - - Un serpent n'est pas invincible: - Cadmus, qui n'aimoit rien, défit celui de Mars. - Nous aimons, et l'amour sait rendre tout possible 820 - Au cœur qui suit ses étendards, - A la main dont lui-même il conduit tous les dards. - - PSYCHÉ. - - Voulez-vous qu'il vous serve en faveur d'une ingrate - Que tous ses traits n'ont pu toucher; - Qu'il dompte sa vengeance au moment qu'elle éclate, - Et vous aide à m'en arracher? - Quand même vous m'auriez servie, - Quand vous m'auriez rendu la vie. - Quel fruit espérez-vous de qui ne peut aimer? - - CLÉOMÈNE. - - Ce n'est point par l'espoir d'un si charmant salaire 830 - Que nous nous sentons animer: - Nous ne cherchons qu'à satisfaire - Aux devoirs d'un amour qui n'ose présumer - Que jamais, quoi qu'il puisse faire, - Il soit capable de vous plaire, 835 - Et digne de vous enflammer. - Vivez, belle princesse, et vivez pour un autre: - Nous le verrons d'un œil jaloux, - Nous en mourrons, mais d'un trépas plus doux - Que s'il nous falloit voir le vôtre; 840 - Et si nous ne mourons en vous sauvant le jour, - Quelque amour qu'à nos yeux vous préfériez au nôtre, - Nous voulons bien mourir de douleur et d'amour. - - PSYCHÉ. - - Vivez, princes, vivez, et de ma destinée - Ne songez plus à rompre ou partager la loi; 845 - Je crois vous l'avoir dit, le ciel ne veut que moi, - Le ciel m'a seule condamnée. - Je pense ouïr déjà les mortels sifflements - De son ministre qui s'approche: - Ma frayeur me le peint, me l'offre à tous moments; 850 - Et maîtresse qu'elle est de tous mes sentiments, - Elle me le figure au haut de cette roche. - J'en tombe de foiblesse, et mon cœur abattu - Ne soutient plus qu'à peine un reste de vertu. - Adieu, princes: fuyez, qu'il ne vous empoisonne. 855 - - AGÉNOR. - - Rien ne s'offre à nos yeux encor qui les étonne; - Et quand vous vous peignez un si proche trépas, - Si la force vous abandonne, - Nous avons des cœurs et des bras - Que l'espoir n'abandonne pas. 860 - Peut-être qu'un rival a dicté cet oracle, - Que l'or a fait parler celui qui l'a rendu: - Ce ne seroit pas un miracle - Que pour un dieu muet un homme eût répondu; - Et dans tous les climats on n'a que trop d'exemples 865 - Qu'il est, ainsi qu'ailleurs, des méchants dans les temples. - - CLÉOMÈNE. - - Laissez-nous opposer au lâche ravisseur - A qui le sacrilége indignement vous livre, - Un amour qu'a le ciel choisi pour défenseur - De la seule beauté pour qui nous voulons vivre. 870 - Si nous n'osons prétendre à sa possession, - Du moins en son péril permettez-nous de suivre - L'ardeur et les devoirs de notre passion. - - PSYCHÉ. - - Portez-les à d'autres moi-mêmes, - Princes, portez-les à mes sœurs, 875 - Ces devoirs, ces ardeurs extrêmes, - Dont pour moi sont remplis vos cœurs: - Vivez pour elles quand je meurs. - Plaignez de mon destin les funestes rigueurs, - Sans leur donner en vous de nouvelles matières. 880 - Ce sont mes volontés dernières; - Et l'on a reçu de tout temps - Pour souveraines lois les ordres des mourants. - - CLÉOMÈNE. - - Princesse.... - - PSYCHÉ. - - Encore un coup, princes, vivez pour elles. - Tant que vous m'aimerez, vous devez m'obéir: 885 - Ne me réduisez pas à vouloir vous haïr, - Et vous regarder en rebelles, - A force de m'être fidèles. - Allez, laissez-moi seule expirer en ce lieu - Où je n'ai plus de voix que pour vous dire adieu. 890 - Mais je sens qu'on m'enlève, et l'air m'ouvre une route - D'où vous n'entendrez plus cette mourante voix. - Adieu, princes, adieu pour la dernière fois. - Voyez si de mon sort vous pouvez être en doute. - -(Elle est enlevée en l'air par deux Zéphirs.) - - AGÉNOR. - - Nous la perdons de vue. Allons tous deux chercher 895 - Sur le faîte de ce rocher, - Prince, les moyens de la suivre. - - CLÉOMÈNE. - - Allons-y chercher ceux de ne lui point survivre. - - -SCÈNE V. - -L'AMOUR, en l'air. - - Allez mourir, rivaux d'un dieu jaloux, - Dont vous méritez le courroux 900 - Pour avoir eu le cœur sensible aux mêmes charmes. - Et toi, forge, Vulcain, mille brillants attraits - Pour orner un palais - Où l'Amour de Psyché veut essuyer les larmes, - Et lui rendre les armes. 905 - - -SECOND INTERMÈDE. - - La scène se change en une cour magnifique ornée de colonnes de - lapis enrichies de figures d'or, qui forment un palais pompeux et - brillant que l'Amour destine pour Psyché. Six Cyclopes avec - quatre fées y font une entrée de ballet, où ils achèvent en - cadence quatre gros vases d'argent que les fées leur ont - apportés. Cette entrée est entrecoupée par ce récit de Vulcain, - qu'il fait à deux reprises: - - Dépêchez, préparez ces lieux - Pour le plus aimable des Dieux; - Que chacun pour lui s'intéresse. - N'oubliez rien des soins qu'il faut: - Quand l'Amour presse, 910 - On n'a jamais fait assez tôt. - - L'Amour ne veut point qu'on diffère: - Travaillez, hâtez-vous, - Frappez, redoublez vos coups; - Que l'ardeur de lui plaire 915 - Fasse vos soins les plus doux. - -SECOND COUPLET. - - Servez bien un dieu si charmant; - Il se plaît dans l'empressement: - Que chacun pour lui s'intéresse. - N'oubliez rien des soins qu'il faut: 920 - Quand l'Amour presse, - On n'a jamais fait assez tôt. - - L'Amour ne veut point qu'on diffère: - Travaillez, etc. - - - [322] «Ce qui suit, jusqu'à la fin de la pièce, est de - M. C.[323], à la réserve de la première scène du troisième acte, - qui est de la même main que ce qui a précédé.» (_Note des - éditions de_ 1671-1697.) Voyez ci-dessus, p. 287 et 288. - - [323] Tel est le texte des éditions de 1671 et de 1676; - les suivantes donnent le nom en toutes lettres: «de Monsieur de - Corneille l'aîné.» - - [324] Ces deux vers sont un souvenir de ce passage de la - tragédie d'_Horace_ (acte III, scène III, vers 851 et 852): - - Un oracle jamais ne se laisse comprendre: - On l'entend d'autant moins que plus on croit l'entendre. - - [325] On lit _chacun_ dans l'édition de 1697. L'édition - de 1682 donne de même, plus haut, au vers 482, _un autre_, pour - _une autre_. Voyez tome I, p. 288, note 3-_a_. - - [326] Dans les éditions de 1682 et de 1697: «pour ne - vous pas déplaire.» - - - - -ACTE III. - - -SCÈNE PREMIÈRE[327]. - -L'AMOUR, ZÉPHIRE. - - ZÉPHIRE. - - Oui, je me suis galamment acquitté 925 - De la commission que vous m'avez donnée; - Et du haut du rocher, je l'ai, cette beauté, - Par le milieu des airs, doucement amenée - Dans ce beau palais enchanté, - Où vous pouvez en liberté 930 - Disposer de sa destinée. - Mais vous me surprenez par ce grand changement - Qu'en votre personne vous faites: - Cette taille, ces traits, et cet ajustement, - Cachent tout à fait qui vous êtes; 935 - Et je donne aux plus fins à pouvoir en ce jour - Vous reconnoître pour l'Amour. - - L'AMOUR. - - Aussi ne veux-je pas qu'on puisse me connoître: - Je ne veux à Psyché découvrir que mon cœur[328], - Rien que les beaux transports de cette vive ardeur 940 - Que ses doux charmes y font naître; - Et pour en exprimer l'amoureuse langueur, - Et cacher ce que je puis être - Aux yeux qui m'imposent des lois, - J'ai pris la forme que tu vois. 945 - - ZÉPHIRE. - - En tout vous êtes un grand maître; - C'est ici que je le connois. - Sous des déguisements de diverse nature - On a vu les Dieux amoureux - Chercher à soulager cette douce blessure 950 - Que reçoivent les cœurs de vos traits pleins de feux; - Mais en bon sens vous l'emportez sur eux; - Et voilà la bonne figure - Pour avoir un succès heureux - Près de l'aimable sexe où l'on porte ses vœux. 955 - Oui, de ces formes-là l'assistance est bien forte; - Et sans parler ni de rang ni d'esprit, - Qui peut trouver moyen d'être fait de la sorte - Ne soupire guère à crédit. - - L'AMOUR. - - J'ai résolu, mon cher Zéphire, 960 - De demeurer ainsi toujours; - Et l'on ne peut le trouver à redire - A l'aîné de tous les Amours. - Il est temps de sortir de cette longue enfance - Qui fatigue ma patience; 965 - Il est temps désormais que je devienne grand. - - ZÉPHIRE. - - Fort bien, vous ne pouvez mieux faire; - Et vous entrez dans un mystère - Qui ne demande rien d'enfant. - - L'AMOUR. - - Ce changement sans doute irritera ma mère. 970 - - ZÉPHIRE. - - Je prévois là-dessus quelque peu de colère. - Bien que les disputes des ans - Ne doivent point régner parmi des immortelles, - Votre mère Vénus est de l'humeur des belles, - Qui n'aiment point de grands enfants. 975 - Mais où je la trouve outragée, - C'est dans le procédé que l'on vous voit tenir; - Et c'est l'avoir étrangement vengée - Que d'aimer la beauté qu'elle vouloit punir. - Cette haine où ses vœux prétendent que réponde 980 - La puissance d'un fils que redoutent les Dieux.... - - L'AMOUR. - - Laissons cela, Zéphire, et me dis si tes yeux - Ne trouvent pas Psyché la plus belle du monde. - Est-il rien sur la terre, est-il rien dans les cieux - Qui puisse lui ravir le titre glorieux 985 - De beauté sans seconde? - Mais je la vois, mon cher Zéphire, - Qui demeure surprise à l'éclat de ces lieux. - - ZÉPHIRE. - - Vous pouvez vous montrer pour finir son martyre, - Lui découvrir son destin glorieux, 990 - Et vous dire entre vous tout ce que peuvent dire - Les soupirs, la bouche et les yeux. - En confident discret, je sais ce qu'il faut faire - Pour ne pas interrompre un amoureux mystère. - - -SCÈNE II. - -PSYCHÉ[329]. - - Où suis-je? et dans un lieu que je croyois barbare, 995 - Quelle savante main a bâti ce palais, - Que l'art, que la nature pare - De l'assemblage le plus rare - Que l'œil puisse admirer jamais? - Tout rit, tout brille, tout éclate 1000 - Dans ces jardins, dans ces appartements, - Dont les pompeux ameublements - N'ont rien qui n'enchante et ne flatte; - Et de quelque côté que tournent mes frayeurs, - Je ne vois sous mes pas que de l'or ou des fleurs. 1005 - - Le ciel auroit-il fait cet amas de merveilles - Pour la demeure d'un serpent? - Ou lorsque par leur vue il amuse et suspend - De mon destin jaloux les rigueurs sans pareilles, - Veut-il montrer qu'il s'en repent? 1010 - Non, non, c'est de sa haine, en cruautés féconde, - Le plus noir, le plus rude trait, - Qui par une rigueur nouvelle et sans seconde, - N'étale ce choix qu'elle a fait - De ce qu'a de plus beau le monde, 1015 - Qu'afin que je le quitte avec plus de regret. - - Que mon espoir est ridicule, - S'il croit par là soulager mes douleurs! - Tout autant de moments que ma mort se recule - Sont autant de nouveaux malheurs; 1020 - Plus elle tarde, et plus de fois je meurs. - - Ne me fais plus languir, viens prendre ta victime, - Monstre qui dois me déchirer. - Veux-tu que je te cherche, et faut-il que j'anime - Tes fureurs à me dévorer? 1025 - Si le ciel veut ma mort, si ma vie est un crime, - De ce peu qui m'en reste ose enfin t'emparer. - Je suis lasse de murmurer - Contre un châtiment légitime; - Je suis lasse de soupirer: 1030 - Viens que j'achève d'expirer. - - -SCÈNE III. - -L'AMOUR, PSYCHÉ, ZÉPHIRE. - - L'AMOUR. - - Le voilà ce serpent, ce monstre impitoyable, - Qu'un oracle étonnant pour vous a préparé, - Et qui n'est pas peut-être à tel point effroyable - Que vous vous l'êtes figuré. 1035 - - PSYCHÉ. - - Vous, Seigneur, vous seriez ce monstre dont l'oracle - A menacé mes tristes jours, - Vous qui semblez plutôt un dieu qui par miracle - Daigne venir lui-même à mon secours! - - L'AMOUR. - - Quel besoin de secours au milieu d'un empire 1040 - Où tout ce qui respire - N'attend que vos regards pour en prendre la loi, - Où vous n'avez à craindre autre monstre que moi? - - PSYCHÉ. - - Qu'un monstre tel que vous inspire peu de crainte! - Et que, s'il a quelque poison, 1045 - Une âme auroit peu de raison - De hasarder la moindre plainte - Contre une favorable atteinte - Dont tout le cœur craindroit la guérison! - A peine je vous vois, que mes frayeurs cessées 1050 - Laissent évanouir l'image du trépas, - Et que je sens couler dans mes veines glacées - Un je ne sais quel feu que je ne connois pas. - J'ai senti de l'estime et de la complaisance, - De l'amitié, de la reconnoissance; 1055 - De la compassion les chagrins innocents - M'en ont fait sentir la puissance; - Mais je n'ai point encor senti ce que je sens. - Je ne sais ce que c'est; mais je sais qu'il me charme, - Que je n'en conçois point d'alarme: 1060 - Plus j'ai les yeux sur vous, plus je m'en sens charmer. - Tout ce que j'ai senti n'agissoit point de même, - Et je dirois que je vous aime, - Seigneur, si je savois ce que c'est que d'aimer. - Ne les détournez point, ces yeux qui m'empoisonnent, - Ces yeux tendres, ces yeux perçants, mais amoureux, - Qui semblent partager le trouble qu'ils me donnent. - Hélas! plus ils sont dangereux, - Plus je me plais à m'attacher sur eux. - Par quel ordre du ciel, que je ne puis comprendre, 1070 - Vous dis-je plus que je ne dois, - Moi de qui la pudeur devroit du moins attendre - Que vous m'expliquassiez le trouble où je vous vois? - Vous soupirez, Seigneur, ainsi que je soupire: - Vos sens comme les miens paroissent interdits. 1075 - C'est à moi de m'en taire, à vous de me le dire; - Et cependant c'est moi qui vous le dis. - - L'AMOUR. - - Vous avez eu, Psyché, l'âme toujours si dure, - Qu'il ne faut pas vous étonner - Si pour en réparer l'injure, 1080 - L'Amour en ce moment se paye avec usure - De ceux qu'elle a dû lui donner. - Ce moment est venu qu'il faut que votre bouche - Exhale des soupirs si longtemps retenus; - Et qu'en vous arrachant à cette humeur farouche, 1085 - Un amas de transports aussi doux qu'inconnus, - Aussi sensiblement tout à la fois vous touche, - Qu'ils ont dû vous toucher durant tant de beaux jours - Dont cette âme insensible a profané le cours. - - PSYCHÉ. - - N'aimer point, c'est donc un grand crime? 1090 - - L'AMOUR. - - En souffrez-vous un rude châtiment? - - PSYCHÉ. - - C'est punir assez doucement. - - L'AMOUR. - - C'est lui choisir sa peine légitime, - Et se faire justice, en ce glorieux jour, - D'un manquement d'amour par un excès d'amour. 1095 - - PSYCHÉ. - - Que n'ai-je été plus tôt punie! - J'y mets le bonheur de ma vie. - Je devrois en rougir, ou le dire plus bas; - Mais le supplice a trop d'appas. - Permettez que tout haut je le die et redie: 1100 - Je le dirois cent fois et n'en rougirois pas. - Ce n'est point moi qui parle, et de votre présence - L'empire surprenant, l'aimable violence, - Dès que je veux parler, s'empare de ma voix. - C'est en vain qu'en secret ma pudeur s'en offense, 1105 - Que le sexe et la bienséance - Osent me faire d'autres lois: - Vos yeux de ma réponse eux-mêmes font le choix; - Et ma bouche, asservie à leur toute-puissance, - Ne me consulte plus sur ce que je me dois. 1110 - - L'AMOUR. - - Croyez, belle Psyché, croyez ce qu'ils vous disent, - Ces yeux qui ne sont point jaloux: - Qu'à l'envi les vôtres m'instruisent - De tout ce qui se passe en vous. - Croyez-en ce cœur qui soupire, 1115 - Et qui, tant que le vôtre y voudra repartir, - Vous dira bien plus, d'un soupir, - Que cent regards ne peuvent dire. - C'est le langage le plus doux, - C'est le plus fort, c'est le plus sûr de tous. 1120 - - PSYCHÉ. - - L'intelligence en étoit due - A nos cœurs, pour les rendre également contents. - J'ai soupiré, vous m'avez entendue; - Vous soupirez, je vous entends; - Mais ne me laissez plus en doute, 1125 - Seigneur, et dites-moi si par la même route, - Après moi, le Zéphire ici vous a rendu, - Pour me dire ce que j'écoute. - Quand j'y suis arrivée, étiez-vous attendu? - Et quand vous lui parlez, êtes-vous entendu? 1130 - - L'AMOUR. - - J'ai dans ce doux climat un souverain empire - Comme vous l'avez sur mon cœur; - L'Amour m'est favorable, et c'est en sa faveur - Qu'à mes ordres Æole a soumis le Zéphire. - C'est l'Amour qui pour voir mes feux récompensés, 1135 - Lui-même a dicté cet oracle - Par qui vos beaux jours menacés, - D'une foule d'amants se sont débarrassés, - Et qui m'a délivré de l'éternel obstacle - De tant de soupirs empressés, 1140 - Qui ne méritoient pas de vous être adressés. - Ne me demandez point quelle est cette province, - Ni le nom de son prince; - Vous le saurez quand il en sera temps. - Je veux vous acquérir, mais c'est par mes services, 1145 - Par des soins assidus, et par des vœux constants, - Par les amoureux sacrifices - De tout ce que je suis, - De tout ce que je puis, - Sans que l'éclat du rang pour moi vous sollicite, 1150 - Sans que de mon pouvoir je me fasse un mérite; - Et bien que souverain dans cet heureux séjour, - Je ne vous veux, Psyché, devoir qu'à mon amour. - Venez en admirer avec moi les merveilles, - Princesse, et préparez vos yeux et vos oreilles 1155 - A ce qu'il a d'enchantements. - Vous y verrez des bois et des prairies - Contester sur leurs agréments - Avec l'or et les pierreries; - Vous n'entendrez que des concerts charmants; 1160 - De cent beautés vous y serez servie, - Qui vous adoreront sans vous porter envie, - Et brigueront à tous moments, - D'une âme soumise et ravie, - L'honneur de vos commandements. 1165 - - PSYCHÉ. - - Mes volontés suivent les vôtres: - Je n'en saurois plus avoir d'autres; - Mais votre oracle enfin vient de me séparer - De deux sœurs, et du Roi mon père, - Que mon trépas imaginaire 1170 - Réduit tous trois à me pleurer. - Pour dissiper l'erreur dont leur âme accablée - De mortels déplaisirs se voit pour moi comblée, - Souffrez que mes sœurs soient témoins - Et de ma gloire et de vos soins; 1175 - Prêtez-leur, comme à moi, les ailes du Zéphire[330], - Qui leur puissent de votre empire, - Ainsi qu'à moi, faciliter l'accès: - Faites-leur voir en quel lieu je respire; - Faites-leur de ma perte admirer le succès. 1180 - - L'AMOUR. - - Vous ne me donnez pas, Psyché, toute votre âme: - Ce tendre souvenir d'un père et de deux sœurs - Me vole une part des douceurs - Que je veux toutes pour ma flamme. - N'ayez d'yeux que pour moi qui n'en ai que pour vous; - Ne songez qu'à m'aimer, ne songez qu'à me plaire, - Et quand de tels soucis osent vous en distraire.... - - PSYCHÉ. - - Des tendresses du sang peut-on être jaloux? - - L'AMOUR. - - Je le suis, ma Psyché, de toute la nature: - Les rayons du soleil vous baisent trop souvent; 1190 - Vos cheveux souffrent trop les caresses du vent: - Dès qu'il les flatte, j'en murmure; - L'air même que vous respirez - Avec trop de plaisir passe par votre bouche; - Votre habit de trop près vous touche; 1195 - Et sitôt que vous soupirez, - Je ne sais quoi qui m'effarouche - Craint parmi vos soupirs des soupirs égarés. - Mais vous voulez vos sœurs: allez, partez, Zéphire; - Psyché le veut, je ne l'en puis dédire. 1200 - -(Le Zéphire s'envole.) - - Quand vous leur ferez voir ce bienheureux séjour, - De ses trésors faites-leur cent largesses, - Prodiguez-leur caresses sur caresses, - Et du sang, s'il se peut, épuisez les tendresses, - Pour vous rendre toute à l'amour. 1205 - Je n'y mêlerai point d'importune présence; - Mais ne leur faites pas de si longs entretiens: - Vous ne sauriez pour eux avoir de complaisance, - Que vous ne dérobiez aux miens. - - PSYCHÉ. - - Votre amour me fait une grâce 1210 - Dont je n'abuserai jamais. - - L'AMOUR. - - Allons voir cependant ces jardins, ce palais, - Où vous ne verrez rien que votre éclat n'efface. - Et vous, petits Amours, et vous, jeunes Zéphirs, - Qui pour âmes n'avez que de tendres soupirs, 1215 - Montrez tous à l'envi ce qu'à voir ma princesse - Vous avez senti d'allégresse. - - -TROISIÈME INTERMÈDE. - - Il se fait une entrée de ballet de quatre Amours et quatre - Zéphirs, interrompue deux fois par un dialogue chanté par un - Amour et un Zéphir. - - LE ZÉPHIR. - - Aimable jeunesse, - Suivez la tendresse; - Joignez aux beaux jours 1220 - La douceur des Amours. - C'est pour vous surprendre - Qu'on vous fait entendre - Qu'il faut éviter leurs soupirs - Et craindre leurs désirs: 1225 - Laissez-vous apprendre - Quels sont leurs plaisirs. - - ILS CHANTENT ENSEMBLE. - - Chacun est obligé d'aimer - A son tour; - Et plus on a de quoi charmer, 1230 - Plus on doit à l'Amour. - - LE ZÉPHIR SEUL. - - Un cœur jeune et tendre - Est fait pour se rendre; - Il n'a point à prendre - De fâcheux détour. 1235 - - LES DEUX ENSEMBLE. - - Chacun est obligé d'aimer - A son tour; - Et plus on a de quoi charmer, - Plus on doit à l'Amour. - - L'AMOUR SEUL. - - Pourquoi se défendre? 1240 - Que sert-il d'attendre? - Quand on perd un jour, - On le perd sans retour. - - LES DEUX ENSEMBLE. - - Chacun est obligé d'aimer - A son tour; 1245 - Et plus on a de quoi charmer, - Plus on doit à l'Amour. - - SECOND COUPLET. - - LE ZÉPHIR. - - L'Amour a des charmes; - Rendons-lui les armes: - Ses soins et ses pleurs 1250 - Ne sont pas sans douceurs. - Un cœur, pour le suivre, - A cent maux se livre. - Il faut, pour goûter ses appas, - Languir jusqu'au trépas; 1255 - Mais ce n'est pas vivre - Que de n'aimer pas. - - ILS CHANTENT ENSEMBLE. - - S'il faut des soins et des travaux - En aimant, - On est payé de mille maux 1260 - Par un heureux moment. - - LE ZÉPHIR SEUL. - - On craint, on espère, - Il faut du mystère: - Mais on n'obtient guère - De bien sans tourment. 1265 - - LES DEUX ENSEMBLE. - - S'il faut des soins et des travaux - En aimant, - On est payé de mille maux - Par un heureux moment. - - L'AMOUR SEUL. - - Que peut-on mieux faire 1270 - Qu'aimer et que plaire? - C'est un soin charmant - Que l'emploi d'un amant. - - LES DEUX ENSEMBLE. - - S'il faut des soins et des travaux - En aimant, 1275 - On est payé de mille maux - Par un heureux moment. - - (Le théâtre devient un autre palais magnifique, coupé dans le - fond par un vestibule, au travers duquel on voit un jardin - superbe et charmant, décoré de plusieurs vases d'orangers, et - d'arbres chargés de toutes sortes de fruits.) - - [327] Cette scène, comme il a été dit plus haut, est de - Molière. - - [328] Tel est le texte de l'édition originale; dans les - impressions postérieures on lit: «que découvrir mon cœur.» - - [329] PSYCHÉ, _seule_. (1676-97) - - [330] «Ordonne à Zéphyre ton serviteur de m'amener ici - mes sœurs, comme il m'y a transporté moi-même.» _Illi tuo famulo - præcipe Zephyro, simili vectura sorores hic mihi sistat._ - (Apulée, _la Metamorphose_, livre V.) - - - - -ACTE IV. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -AGLAURE, CYDIPPE. - - AGLAURE. - - Je n'en puis plus, ma sœur; j'ai vu trop de merveilles: - L'avenir aura peine à les bien concevoir; - Le soleil, qui voit tout, et qui nous fait tout voir, 1280 - N'en a vu jamais[331] de pareilles. - Elles me chagrinent l'esprit; - Et ce brillant palais, ce pompeux équipage, - Font un odieux étalage - Qui m'accable de honte autant que de dépit. 1285 - Que la fortune indignement nous traite[332]! - Et que sa largesse indiscrète - Prodigue aveuglément, épuise, unit d'efforts, - Pour faire de tant de trésors - Le partage d'une cadette! 1290 - - CYDIPPE. - - J'entre dans tous vos sentiments, - J'ai les mêmes chagrins; et dans ces lieux charmants, - Tout ce qui vous déplaît me blesse; - Tout ce que vous prenez pour un mortel affront, - Comme vous, m'accable et me laisse 1295 - L'amertume dans l'âme et la rougeur au front. - - AGLAURE. - - Non, ma sœur, il n'est point de reines - Qui dans leur propre État parlent en souveraines - Comme Psyché parle en ces lieux. - On l'y voit obéie avec exactitude, 1300 - Et de ses volontés une amoureuse étude - Les cherche jusque dans ses yeux. - Mille beautés s'empressent autour d'elle, - Et semblent dire à nos regards jaloux: - «Quels que soient nos attraits, elle est encor plus belle; - Et nous, qui la servons, le sommes plus que vous.» - Elle prononce, on exécute; - Aucun ne s'en défend, aucun ne s'en rebute. - Flore, qui s'attache à ses pas, - Répand à pleines mains autour de sa personne 1310 - Ce qu'elle a de plus doux appas; - Zéphire vole aux ordres qu'elle donne[333]; - Et son amante et lui, s'en laissant trop charmer, - Quittent pour la servir les soins de s'entr'aimer. - - CYDIPPE. - - Elle a des Dieux à son service, 1315 - Elle aura bientôt des autels[334]; - Et nous ne commandons qu'à de chétifs mortels - De qui l'audace et le caprice, - Contre nous à toute heure en secret révoltés, - Opposent à nos volontés 1320 - Ou le murmure ou l'artifice! - - AGLAURE. - - C'étoit peu que dans notre cour - Tant de cœurs à l'envi nous l'eussent préférée; - Ce n'étoit pas assez que de nuit et de jour - D'une foule d'amants elle y fût adorée: 1325 - Quand nous nous consolions de la voir au tombeau - Par l'ordre imprévu d'un oracle, - Elle a voulu de son destin nouveau - Faire en notre présence éclater le miracle, - Et choisi nos yeux pour témoins 1330 - De ce qu'au fond du cœur nous souhaitions le moins. - - CYDIPPE. - - Ce qui le plus me désespère, - C'est cet amant parfait et si digne de plaire - Qui se captive sous ses lois. - Quand nous pourrions choisir entre tous les monarques, - En est-il un, de tant de rois, - Qui porte de si nobles marques? - Se voir du bien par delà ses souhaits, - N'est souvent qu'un bonheur qui fait des misérables; - Il n'est ni train pompeux, ni superbes palais 1340 - Qui n'ouvrent quelque porte à des maux incurables; - Mais avoir un amant d'un mérite achevé, - Et s'en voir chèrement aimée, - C'est un bonheur si haut, si relevé, - Que sa grandeur ne peut être exprimée[335]. 1345 - - AGLAURE. - - N'en parlons plus, ma sœur, nous en mourrions d'ennui: - Songeons plutôt à la vengeance; - Et trouvons le moyen de rompre entre elle et lui - Cette adorable intelligence[336]. - La voici. J'ai des coups tous prêts[337] à lui porter 1350 - Qu'elle aura peine d'éviter. - - -SCÈNE II. - -PSYCHÉ, AGLAURE, CYDIPPE. - - PSYCHÉ. - - Je viens vous dire adieu; mon amant vous renvoie, - Et ne sauroit plus endurer - Que vous lui retranchiez un moment de la joie - Qu'il prend de se voir seul à me considérer: 1355 - Dans un simple regard, dans la moindre parole, - Son amour trouve des douceurs, - Qu'en faveur du sang je lui vole, - Quand je les partage à des sœurs. - - AGLAURE. - - La jalousie est assez fine; 1360 - Et ces délicats sentiments - Méritent bien qu'on s'imagine - Que celui qui pour vous a ces empressements - Passe le commun des amants. - Je vous en parle ainsi, faute de le connoître. 1365 - Vous ignorez son nom et ceux dont il tient l'être; - Nos esprits en sont alarmés. - Je le tiens un grand prince, et d'un pouvoir suprême, - Bien au delà du diadème; - Ses trésors sous vos pas confusément semés. 1370 - Ont de quoi faire honte à l'abondance même. - Vous l'aimez autant qu'il vous aime; - Il vous charme, et vous le charmez: - Votre félicité, ma sœur, seroit extrême - Si vous saviez qui vous aimez. 1375 - - PSYCHÉ. - - Que m'importe? j'en suis aimée: - Plus il me voit, plus je lui plais. - Il n'est point de plaisirs dont l'âme soit charmée - Qui ne préviennent mes souhaits; - Et je vois mal de quoi la vôtre est alarmée, 1380 - Quand tout me sert dans ce palais. - - AGLAURE. - - Qu'importe qu'ici tout vous serve, - Si toujours cet amant vous cache ce qu'il est? - Nous ne nous alarmons que pour votre intérêt. - En vain tout vous y rit, en vain tout vous y plaît; 1385 - Le véritable amour ne fait point de réserve; - Et qui s'obstine à se cacher - Sent quelque chose en soi qu'on lui peut reprocher. - Si cet amant devient volage, - Car souvent en amour le change est assez doux; 1390 - Et j'ose le dire entre nous, - Pour grand que soit l'éclat dont brille ce visage, - Il en peut être ailleurs d'aussi belles que vous; - Si, dis-je, un autre objet sous d'autres lois l'engage, - Si dans l'état où je vous voi, 1395 - Seule en ses mains et sans défense, - Il va jusqu'à la violence, - Sur qui vous vengera le Roi, - Ou de ce changement ou de cette insolence? - - PSYCHÉ. - - Ma sœur, vous me faites trembler. 1400 - Juste ciel! pourrois-je être assez infortunée.... - - CYDIPPE. - - Que sait-on si déjà les nœuds de l'hyménée.... - - PSYCHÉ. - - N'achevez pas, ce seroit m'accabler. - - AGLAURE. - - Je n'ai plus qu'un mot à vous dire. - Ce prince qui vous aime, et qui commande aux vents, 1405 - Qui nous donne pour char les ailes du Zéphire, - Et de nouveaux plaisirs vous comble à tous moments, - Quand il rompt à vos yeux l'ordre de la nature, - Peut-être à tant d'amour mêle un peu d'imposture; - Peut-être ce palais n'est qu'un enchantement; 1410 - Et ces lambris dorés, ces amas de richesses - Dont il achète vos tendresses, - Dès qu'il sera lassé de souffrir vos caresses, - Disparoîtront en un moment. - Vous savez comme nous ce que peuvent les charmes. 1415 - - PSYCHÉ. - - Que je sens à mon tour de cruelles alarmes! - - AGLAURE. - - Notre amitié ne veut que votre bien. - - PSYCHÉ. - - Adieu, mes sœurs: finissons l'entretien; - J'aime, et je crains qu'on ne s'impatiente. - Partez; et demain, si je puis, 1420 - Vous me verrez ou plus contente, - Ou dans l'accablement des plus mortels ennuis. - - AGLAURE. - - Nous allons dire au Roi quelle nouvelle gloire, - Quel excès de bonheur le ciel répand sur vous. - - CYDIPPE. - - Nous allons lui conter d'un changement si doux 1425 - La surprenante et merveilleuse histoire. - - PSYCHÉ. - - Ne l'inquiétez point, ma sœur, de vos soupçons; - Et quand vous lui peindrez un si charmant empire.... - - AGLAURE. - - Nous savons toutes deux ce qu'il faut taire ou dire, - Et n'avons pas besoin, sur ce point, de leçons. 1430 - - (Le Zéphire enlève les deux sœurs de Psyché dans un nuage qui - descend jusqu'à terre, et dans lequel il les emporte avec - rapidité.) - - -SCÈNE III. - -L'AMOUR, PSYCHÉ. - - L'AMOUR. - - Enfin vous êtes seule, et je puis vous redire, - Sans avoir pour témoins vos importunes sœurs, - Ce que des yeux si beaux ont pris sur moi d'empire, - Et quel excès ont les douceurs - Qu'une sincère ardeur inspire, 1435 - Sitôt qu'elle assemble deux cœurs. - Je puis vous expliquer de mon âme ravie - Les amoureux empressements, - Et vous jurer qu'à vous seule asservie - Elle n'a pour objet de ses ravissements 1440 - Que de voir cette ardeur, de même ardeur suivie, - Ne concevoir plus d'autre envie - Que de régler mes vœux sur vos désirs, - Et de ce qui vous plaît faire tous mes plaisirs. - Mais d'où vient qu'un triste nuage 1445 - Semble offusquer l'éclat de ces beaux yeux? - Vous manque-t-il quelque chose en ces lieux? - Des vœux qu'on vous y rend dédaignez-vous l'hommage? - - PSYCHÉ. - - Non, Seigneur. - - L'AMOUR. - - Qu'est-ce donc? et d'où vient mon malheur? - J'entends moins de soupirs d'amour que de douleur; 1450 - Je vois de votre teint les roses amorties - Marquer un déplaisir secret; - Vos sœurs à peine sont parties - Que vous soupirez de regret. 1455 - Ont-ils des soupirs différents? - Et quand on aime bien, et qu'on voit ce qu'on aime, - Peut-on songer à des parents? - - PSYCHÉ. - - Ce n'est point là ce qui m'afflige. - - L'AMOUR. - - Est-ce l'absence d'un rival, 1460 - Et d'un rival aimé, qui fait qu'on me néglige? - - PSYCHÉ. - - Dans un cœur tout à vous que vous pénétrez mal! - Je vous aime, Seigneur, et mon amour s'irrite - De l'indigne soupçon que vous avez formé. - Vous ne connoissez pas quel est votre mérite, 1465 - Si vous craignez de n'être pas aimé. - Je vous aime; et depuis que j'ai vu la lumière, - Je me suis montrée assez fière - Pour dédaigner les vœux de plus d'un roi; - Et s'il vous faut ouvrir mon âme toute entière, 1470 - Je n'ai trouvé que vous qui fût digne de moi. - Cependant j'ai quelque tristesse - Qu'en vain je voudrois vous cacher: - Un noir chagrin se mêle à toute ma tendresse, - Dont je ne la puis détacher. 1475 - Ne m'en demandez point la cause: - Peut-être la sachant voudrez-vous m'en punir, - Et si j'ose aspirer encore à quelque chose, - Je suis sûre du moins de ne point l'obtenir. - - L'AMOUR. - - Et ne craignez-vous point qu'à mon tour je m'irrite 1480 - Que vous connoissiez mal quel est votre mérite, - Ou feigniez de ne pas savoir - Quel est sur moi votre absolu pouvoir? - Ah! si vous en doutez, soyez désabusée. - Parlez. - - PSYCHÉ. - - J'aurai l'affront de me voir refusée. 1485 - - L'AMOUR. - - Prenez en ma faveur de meilleurs sentiments, - L'expérience en est aisée: - Parlez, tout se tient prêt à vos commandements. - Si pour m'en croire il vous faut des serments, - J'en jure vos beaux yeux, ces maîtres de mon âme, 1490 - Ces divins auteurs de ma flamme; - Et si ce n'est assez d'en jurer vos beaux yeux, - J'en jure par le Styx, comme jurent les Dieux. - - PSYCHÉ. - - J'ose craindre un peu moins après cette assurance. - Seigneur, je vois ici la pompe et l'abondance, 1495 - Je vous adore, et vous m'aimez, - Mon cœur en est ravi, mes sens en sont charmés; - Mais parmi ce bonheur suprême, - J'ai le malheur de ne savoir qui j'aime. - Dissipez cet aveuglement, 1500 - Et faites-moi connoître un si parfait amant. - - L'AMOUR. - - Psyché, que venez-vous de dire? - - PSYCHÉ. - - Que c'est le bonheur où j'aspire; - Et si vous ne me l'accordez.... - - L'AMOUR. - - Je l'ai juré, je n'en suis plus le maître; 1505 - Mais vous ne savez pas ce que vous demandez. - Laissez-moi mon secret. Si je me fais connoître, - Je vous perds, et vous me perdez. - Le seul remède est de vous en dédire. - - PSYCHÉ. - - C'est là sur vous mon souverain empire? 1510 - - L'AMOUR. - - Vous pouvez tout, et je suis tout à vous; - Mais si nos feux vous semblent doux, - Ne mettez point d'obstacle à leur charmante suite; - Ne me forcez point à la fuite: - C'est le moindre malheur qui nous puisse arriver 1515 - D'un souhait qui vous a séduite. - - PSYCHÉ. - - Seigneur, vous voulez m'éprouver; - Mais je sais ce que j'en dois croire. - De grâce, apprenez-moi tout l'excès de ma gloire, - Et ne me cachez plus pour quel illustre choix 1520 - J'ai rejeté les vœux de tant de rois. - - L'AMOUR. - - Le voulez-vous? - - PSYCHÉ. - - Souffrez que je vous en conjure. - - L'AMOUR. - - Si vous saviez, Psyché, la cruelle aventure - Que par là vous vous attirez.... - - PSYCHÉ. - - Seigneur, vous me désespérez. 1525 - - L'AMOUR. - - Pensez-y bien, je puis encor me taire. - - PSYCHÉ. - - Faites-vous des serments pour n'y point satisfaire? - - L'AMOUR. - - Eh bien! je suis le dieu le plus puissant des Dieux, - Absolu sur la terre, absolu dans les cieux; - Dans les eaux, dans les airs mon pouvoir est suprême: 1530 - En un mot, je suis l'Amour même, - Qui de mes propres traits m'étois blessé pour vous[338]; - Et sans la violence, hélas! que vous me faites, - Et qui vient de changer mon amour en courroux, - Vous m'alliez avoir pour époux. 1535 - Vos volontés sont satisfaites, - Vous avez su qui vous aimiez, - Vous connoissez l'amant que vous charmiez; - Psyché, voyez où vous en êtes: - Vous me forcez vous-même à vous quitter; 1540 - Vous me forcez vous-même à vous ôter - Tout l'effet de votre victoire. - Peut-être vos beaux yeux ne me reverront plus. - Ce palais, ces jardins, avec moi disparus, - Vont faire évanouir votre naissante gloire. 1545 - Vous n'avez pas voulu m'en croire[339]; - Et pour tout fruit de ce doute éclairci, - Le Destin, sous qui le ciel tremble, - Plus fort que mon amour, que tous les Dieux ensemble, - Vous va montrer sa haine, et me chasse d'ici. 1550 - - (L'Amour disparoît, et dans l'instant qu'il s'envole, le superbe - jardin s'évanouit. Psyché demeure seule au milieu d'une vaste - campagne, et sur le bord sauvage d'un grand fleuve où elle se - veut précipiter. Le dieu du fleuve paroît, assis sur un amas de - joncs et de roseaux, et appuyé sur une grande urne, d'où sort une - grosse source d'eau.) - - -SCÈNE IV. - -PSYCHÉ[340]. - - PSYCHÉ. - - Cruel destin! funeste inquiétude! - Fatale curiosité! - Qu'avez-vous fait, affreuse solitude, - De toute ma félicité? - J'aimois un dieu, j'en étois adorée, 1555 - Mon bonheur redoubloit de moment en moment; - Et je me vois seule, éplorée, - Au milieu d'un désert, où pour accablement, - Et confuse et désespérée, - Je sens croître l'amour, quand j'ai perdu l'amant. 1560 - Le souvenir m'en charme et m'empoisonne; - Sa douceur tyrannise un cœur infortuné - Qu'aux plus cuisants chagrins ma flamme a condamné. - O ciel! quand l'Amour m'abandonne, - Pourquoi me laisse-t-il l'amour qu'il m'a donné? 1565 - Source de tous les biens, inépuisable et pure, - Maître des hommes et des Dieux, - Cher auteur des maux que j'endure, - Êtes-vous pour jamais disparu de mes yeux[341]? - Je vous en ai banni moi-même: 1570 - Dans un excès d'amour, dans un bonheur extrême, - D'un indigne soupçon mon cœur s'est alarmé. - Cœur ingrat, tu n'avois qu'un feu mal allumé; - Et l'on ne peut vouloir, du moment que l'on aime, - Que ce que veut l'objet aimé. 1575 - Mourons, c'est le parti qui seul me reste à suivre - Après la perte que je fais. - Pour qui, grands Dieux! voudrois-je vivre? - Et pour qui former des souhaits? - Fleuve, de qui les eaux baignent ces tristes sables, 1580 - Ensevelis mon crime dans tes flots; - Et pour finir des maux si déplorables, - Laisse-moi dans ton lit assurer mon repos. - - LE DIEU DU FLEUVE. - - Ton trépas souilleroit mes ondes, - Psyché[342]: le ciel te le défend; 1585 - Et peut-être qu'après des douleurs si profondes - Un autre sort t'attend. - Fuis plutôt de Vénus l'implacable colère. - Je la vois qui te cherche et qui te veut punir: - L'amour du fils a fait la haine de la mère. 1590 - Fuis, je saurai la retenir. - - PSYCHÉ. - - J'attends ses fureurs vengeresses: - Qu'auront-elles pour moi qui ne me soit trop doux? - Qui cherche le trépas ne craint dieux ni déesses, - Et peut braver tout leur courroux. 1595 - - -SCÈNE V. - -VÉNUS, PSYCHÉ. - - VÉNUS. - - Orgueilleuse Psyché, vous m'osez donc attendre - Après m'avoir sur terre enlevé mes honneurs, - Après que vos traits suborneurs - Ont reçu les encens qu'aux miens seuls on doit rendre? - J'ai vu mes temples désertés; 1600 - J'ai vu tous les mortels, séduits par vos beautés, - Idolâtrer en vous la beauté souveraine, - Vous offrir des respects jusqu'alors inconnus, - Et ne se mettre pas en peine - S'il étoit une autre Vénus; 1605 - Et je vous vois encor l'audace - De n'en pas redouter les justes châtiments, - Et de me regarder en face, - Comme si c'étoit peu que mes ressentiments! - - PSYCHÉ. - - Si de quelques mortels on m'a vue adorée, 1610 - Est-ce un crime pour moi d'avoir eu des appas - Dont leur âme inconsidérée - Laissoit charmer des yeux qui ne vous voyoient pas? - Je suis ce que le ciel m'a faite, - Je n'ai que les beautés qu'il m'a voulu prêter. 1615 - Si les vœux qu'on m'offroit vous ont mal satisfaite, - Pour forcer tous les cœurs à vous les reporter, - Vous n'aviez qu'à vous présenter, - Qu'à ne leur cacher plus cette beauté parfaite - Qui pour les rendre à leur devoir, 1620 - Pour se faire adorer, n'a qu'à se faire voir. - - VÉNUS. - - Il falloit vous en mieux défendre. - Ces respects, ces encens, se devoient refuser[343]; - Et pour les mieux désabuser, - Il falloit à leurs yeux vous-même me les rendre. 1625 - Vous avez aimé cette erreur - Pour qui vous ne deviez avoir que de l'horreur; - Vous avez bien fait plus: votre humeur arrogante, - Sur le mépris de mille rois, - Jusques aux cieux a porté de son choix 1630 - L'ambition extravagante. - - PSYCHÉ. - - J'aurois porté mon choix, Déesse, jusqu'aux cieux? - - VÉNUS. - - Votre insolence est sans seconde. - Dédaigner tous les rois du monde, - N'est-ce pas aspirer aux Dieux? 1635 - - PSYCHÉ. - - Si l'Amour pour eux tous m'avoit endurci l'âme, - Et me réservoit toute à lui, - En puis-je être coupable? et faut-il qu'aujourd'hui, - Pour prix d'une si belle flamme, - Vous vouliez m'accabler d'un éternel ennui? 1640 - - VÉNUS. - - Psyché, vous deviez mieux connoître - Qui vous étiez, et quel étoit ce dieu. - - PSYCHÉ. - - Et m'en a-t-il donné ni le temps ni le lieu, - Lui qui de tout mon cœur d'abord s'est rendu maître? - - VÉNUS. - - Tout votre cœur s'en est laissé charmer, 1645 - Et vous l'avez aimé, dès qu'il vous a dit: «J'aime.» - - PSYCHÉ. - - Pouvois-je n'aimer pas le dieu qui fait aimer, - Et qui me parloit pour lui-même? - C'est votre fils: vous savez son pouvoir; - Vous en connoissez le mérite. 1650 - - VÉNUS. - - Oui, c'est mon fils; mais un fils qui m'irrite; - Un fils qui me rend mal ce qu'il sait me devoir; - Un fils qui fait qu'on m'abandonne, - Et qui pour mieux flatter ses indignes amours, - Depuis que vous l'aimez ne blesse plus personne 1655 - Qui vienne à mes autels implorer mon secours. - Vous m'en avez fait un rebelle, - On m'en verra vengée, et hautement, sur vous; - Et je vous apprendrai s'il faut qu'une mortelle - Souffre qu'un dieu soupire à ses genoux. 1660 - Suivez-moi; vous verrez, par votre expérience, - A quelle folle confiance - Vous portoit cette ambition. - Venez, et préparez autant de patience - Qu'on vous voit de présomption. 1665 - -QUATRIÈME INTERMÈDE. - - La scène représente les enfers. On y voit une mer toute de feu, - dont les flots sont dans une perpétuelle agitation. Cette mer - effroyable est bornée par des ruines enflammées; et au milieu de - ses flots agités, au travers d'une gueule affreuse, paroît le - palais infernal de Pluton. Huit Furies en sortent, et forment une - entrée de ballet, où elles se réjouissent de la rage qu'elles ont - allumée dans l'âme de la plus douce des divinités. Un Lutin mêle - quantité de sauts périlleux à leurs danses, cependant que Psyché, - qui a passé aux enfers par le commandement de Vénus, repasse dans - la barque de Charon avec la boîte qu'elle a reçue de Proserpine - pour cette déesse. - - [331] Dans l'édition de 1697: «N'en a jamais vu.» - - [332] _Sorores egregiæ, domum redeuntes, jamque - gliscentis invidiæ felle flagrantes, multa secum sermonibus - mutuis perstrepebant. Sic denique infit altera: «En orba et sæva - et iniqua fortuna! Hoccine tibi complacuit, ut utroque parente - prognatæ, diversam sortem sustineremus?_» (Apulée, _la - Métamorphose_, livre V.) - - [333] «Une des choses qui leur causa le plus de dépit - fut qu'en leur présence notre héroïne ordonna aux Zéphyrs de - redoubler la fraîcheur ordinaire de ce séjour.» (La Fontaine, - _les Amours de Psyché et de Cupidon_, livre I.) - - [334] _Deam quoque illam deus maritus efficiet._ - (Apulée, _la Métamorphose_, livre V.) - - [335] _Quod si maritum etiam tam formosum tenet, ut - affirmat, nulla nunc in orbe toto felicior vivit._ (Apulée, _la - Métamorphose_, livre V.) - - [336] _Consilium validum ambæ requiramus._ (_Ibidem._) - - [337] L'édition de 1697 porte seule _tout prêts_. Voyez - plus loin le vers 1800 et la note qui s'y rapporte. - - [338] _Præclarus ille sagittarius, ipse me telo meo - percussi._ (Apulée, _la Métamorphose_, livre V.) - - [339] On lit _me croire_ dans l'édition de 1697. - - [340] Les éditions anciennes ne font figurer en tête de - cette scène, que PSYCHÉ, bien qu'elle y ait pour interlocuteur LE - DIEU DU FLEUVE. - - [341] L'impression de 1676 porte _veux_, pour _yeux_, et - de cette faute typographique l'édition de 1682 a fait _vœux_. - - [342] _Psyche.... neque tua miserrima morte meas sanctas - aquas polluas, nec_, etc. (Apulée, _la Métamorphose_, livre VI.) - - [343] Dans les éditions de 1676, de 1682 et de 1697: «se - doivent refuser.» - - - - -ACTE V. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - - PSYCHÉ. - - Effroyables replis des ondes infernales, - Noirs palais où Mégère et ses sœurs font leur cour, - Éternels ennemis du jour, - Parmi vos Ixions et parmi vos Tantales, - Parmi tant de tourments qui n'ont point d'intervalles, 1670 - Est-il dans votre affreux séjour - Quelques peines qui soient égales - Aux travaux où Vénus condamne mon amour? - Elle n'en peut être assouvie; - Et depuis qu'à ses lois je me trouve asservie, 1675 - Depuis qu'elle me livre à ses ressentiments, - Il m'a fallu dans ces cruels moments - Plus d'une âme et plus d'une vie, - Pour remplir ses commandements. - Je souffrirois tout avec joie, 1680 - Si parmi les rigueurs que sa haine déploie - Mes yeux pouvoient revoir, ne fût-ce qu'un moment, - Ce cher, cet adorable amant. - Je n'ose le nommer: ma bouche, criminelle - D'avoir trop exigé de lui, 1685 - S'en est rendue indigne; et dans ce dur ennui, - La souffrance la plus mortelle - Dont m'accable à toute heure un renaissant trépas, - Est celle de ne le voir pas. - Si son courroux duroit encore, 1690 - Jamais aucun malheur n'approcheroit du mien; - Mais s'il avoit pitié d'une âme qui l'adore, - Quoi qu'il fallût souffrir, je ne souffrirois rien. - Oui, destins, s'il calmoit cette juste colère, - Tous mes malheurs seroient finis: 1695 - Pour me rendre insensible aux fureurs de la mère, - Il ne faut qu'un regard du fils[344]. - Je n'en veux plus douter, il partage ma peine: - Il voit ce que je souffre et souffre comme moi; - Tout ce que j'endure le gêne; 1700 - Lui-même il s'en impose une amoureuse loi. - En dépit de Vénus, en dépit de mon crime, - C'est lui qui me soutient, c'est lui qui me ranime - Au milieu des périls où l'on me fait courir; - Il garde la tendresse où son feu le convie, 1705 - Et prend soin de me rendre une nouvelle vie, - Chaque fois qu'il me faut mourir. - Mais que me veulent ces deux ombres - Qu'à travers le faux jour de ces demeures sombres - J'entrevois s'avancer vers moi? 1710 - - -SCÈNE II. - -PSYCHÉ, CLÉOMÈNE, AGÉNOR. - - PSYCHÉ. - - Cléomène, Agénor, est-ce vous que je voi? - Qui vous a ravi la lumière? - - CLÉOMÈNE. - - La plus juste douleur qui d'un beau désespoir - Nous eût pu fournir la matière; - Cette pompe funèbre où du sort le plus noir 1715 - Vous attendiez la rigueur la plus fière, - L'injustice la plus entière. - - AGÉNOR. - - Sur ce même rocher où le ciel en courroux - Vous promettoit, au lieu d'époux, - Un serpent dont soudain vous seriez dévorée, 1720 - Nous tenions la main préparée - A repousser sa rage, ou mourir avec vous. - Vous le savez, princesse; et lorsqu'à notre vue - Par le milieu des airs vous êtes disparue, - Du haut de ce rocher, pour suivre vos beautés, 1725 - Ou plutôt pour goûter cette amoureuse joie - D'offrir pour vous au monstre une première proie, - D'amour et de douleur l'un et l'autre emportés, - Nous nous sommes précipités. - - CLÉOMÈNE. - - Heureusement déçus au sens de votre oracle, 1730 - Nous en avons ici reconnu le miracle, - Et su que le serpent prêt à vous dévorer - Étoit le dieu qui fait qu'on aime, - Et qui, tout dieu qu'il est, vous adorant lui-même, - Ne pouvoit endurer 1735 - Qu'un mortel comme nous osât vous adorer. - - AGÉNOR. - - Pour prix de vous avoir suivie, - Nous jouissons ici d'un trépas assez doux. - Qu'avions-nous affaire de vie, - Si nous ne pouvions être à vous? 1740 - Nous revoyons ici vos charmes, - Qu'aucun des deux là-haut n'auroit revus jamais. - Heureux si nous voyons la moindre de vos larmes - Honorer des malheurs que vous nous avez faits! - - PSYCHÉ. - - Puis-je avoir des larmes de reste, 1745 - Après qu'on a porté les miens au dernier point? - Unissons nos soupirs dans un sort si funeste, - Les soupirs ne s'épuisent point; - Mais vous soupireriez, princes, pour une ingrate. - Vous n'avez point voulu survivre à mes malheurs; 1750 - Et quelque douleur qui m'abatte, - Ce n'est point pour vous que je meurs. - - CLÉOMÈNE. - - L'avons-nous mérité, nous dont toute la flamme - N'a fait que vous lasser du récit de nos maux? - - PSYCHÉ. - - Vous pouviez mériter, princes, toute mon âme, 1755 - Si vous n'eussiez été rivaux. - Ces qualités incomparables - Qui de l'un et de l'autre accompagnoient les vœux - Vous rendoient tous deux trop aimables - Pour mépriser aucun des deux. 1760 - - AGÉNOR. - - Vous avez pu, sans être injuste ni cruelle, - Nous refuser un cœur réservé pour un dieu. - Mais revoyez Vénus. Le Destin nous rappelle, - Et nous force à vous dire adieu. - - PSYCHÉ. - - Ne vous donne-t-il point le loisir de me dire 1765 - Quel est ici votre séjour? - - CLÉOMÈNE. - - Dans des bois toujours verts, où d'amour on respire, - Aussitôt qu'on est mort d'amour: - D'amour on y revit, d'amour on y soupire, - Sous les plus douces lois de son heureux empire; 1770 - Et l'éternelle nuit n'ose en chasser le jour - Que lui-même il attire - Sur nos fantômes, qu'il inspire, - Et dont aux enfers même il se fait une cour. - - AGÉNOR. - - Vos envieuses sœurs, après nous descendues, 1775 - Pour vous perdre se sont perdues; - Et l'une et l'autre tour à tour, - Pour le prix d'un conseil qui leur coûte la vie, - A côté d'Ixion, à côté de Titye, - Souffre tantôt la roue, et tantôt le vautour. 1780 - L'Amour, par les Zéphirs, s'est fait prompte justice - De leur envenimée et jalouse malice: - Ces ministres ailés de son juste courroux, - Sous couleur de les rendre encore auprès de vous, - Ont plongé l'une et l'autre au fond d'un précipice, 1785 - Où le spectacle affreux de leurs corps déchirés - N'étale que le moindre et le premier supplice - De ces conseils dont l'artifice - Fait les maux dont vous soupirez. - - PSYCHÉ. - - Que je les plains! - - CLÉOMÈNE. - - Vous êtes seule à plaindre. 1790 - Mais nous demeurons trop à vous entretenir: - Adieu: puissions-nous vivre en votre souvenir! - Puissiez-vous, et bientôt, n'avoir plus rien à craindre! - Puisse, et bientôt, l'Amour vous enlever aux cieux, - Vous y mettre à côté des Dieux, 1795 - Et rallumant un feu qui ne se puisse éteindre, - Affranchir à jamais l'éclat de vos beaux yeux - D'augmenter le jour en ces lieux! - - -SCÈNE III. - -PSYCHÉ. - - Pauvres amants! Leur amour dure encore! - Tous morts[345] qu'ils sont, l'un et l'autre m'adore, - Moi dont la dureté reçut si mal leurs vœux. - Tu n'en fais pas ainsi, toi qui seul m'as ravie, - Amant que j'aime encor cent fois plus que ma vie, - Et qui brises de si beaux nœuds! - Ne me fuis plus, et souffre que j'espère 1805 - Que tu pourras un jour rabaisser l'œil sur moi, - Qu'à force de souffrir j'aurai de quoi te plaire, - De quoi me rengager ta foi. - Mais ce que j'ai souffert m'a trop défigurée - Pour rappeler un tel espoir: 1810 - L'œil abattu, triste, désespérée, - Languissante et décolorée, - De quoi puis-je me prévaloir, - Si par quelque miracle, impossible à prévoir, - Ma beauté qui t'a plu ne se voit réparée? 1815 - Je porte ici de quoi la réparer: - Ce trésor de beauté divine, - Qu'en mes mains pour Vénus a remis Proserpine, - Enferme des appas dont je puis m'emparer[346]; - Et l'éclat en doit être extrême, 1820 - Puisque Vénus, la beauté même, - Les demande pour se parer. - En dérober un peu seroit-ce un si grand crime? - Pour plaire aux yeux d'un dieu qui s'est fait mon amant, - Pour regagner son cœur et finir mon tourment, 1825 - Tout n'est-il pas trop légitime? - Ouvrons. Quelles vapeurs m'offusquent le cerveau, - Et que vois-je sortir de cette boîte ouverte[347]? - Amour, si ta pitié ne s'oppose à ma perte, - Pour ne revivre plus je descends au tombeau. 1830 - -(Elle s'évanouit, et l'Amour descend auprès d'elle en volant.) - - -SCÈNE IV. - -L'AMOUR, PSYCHÉ évanouie. - - L'AMOUR. - - Votre péril, Psyché, dissipe ma colère, - Ou plutôt de mes feux l'ardeur n'a point cessé; - Et bien qu'au dernier point vous m'ayez su déplaire, - Je ne me suis intéressé - Que contre celle de ma mère. 1835 - J'ai vu tous vos travaux, j'ai suivi vos malheurs, - Mes soupirs ont partout accompagné vos pleurs. - Tournez les yeux vers moi, je suis encor le même. - Quoi? je dis et redis tout haut que je vous aime, - Et vous ne dites point, Psyché, que vous m'aimez! 1840 - Est-ce que pour jamais vos beaux yeux sont fermés, - Qu'à jamais la clarté leur vient d'être ravie? - O mort! devois-tu prendre un dard si criminel, - Et sans aucun respect pour mon être éternel, - Attenter à ma propre vie? 1845 - Combien de fois, ingrate déité, - Ai-je grossi ton noir empire - Par les mépris et par la cruauté - D'une orgueilleuse ou farouche beauté! - Combien même, s'il le faut dire, 1850 - T'ai-je immolé de fidèles amants - A force de ravissements! - Va, je ne blesserai plus d'âmes, - Je ne percerai plus de cœurs, - Qu'avec des dards trempés aux divines liqueurs 1855 - Qui nourrissent du ciel les immortelles flammes, - Et n'en lancerai plus que pour faire à tes yeux - Autant d'amants, autant de dieux. - Et vous, impitoyable mère, - Qui la forcez à m'arracher 1860 - Tout ce que j'avois de plus cher, - Craignez, à votre tour, l'effet de ma colère. - Vous me voulez faire la loi, - Vous qu'on voit si souvent la recevoir de moi! - Vous qui portez un cœur sensible comme un autre, 1865 - Vous enviez au mien les délices du vôtre! - Mais dans ce même cœur j'enfoncerai des coups - Qui ne seront suivis que de chagrins jaloux; - Je vous accablerai de honteuses surprises, - Et choisirai partout à vos vœux les plus doux 1870 - Des Adonis et des Anchises - Qui n'auront que haine pour vous. - - -SCÈNE V. - -VÉNUS, L'AMOUR, PSYCHÉ évanouie. - - VÉNUS. - - La menace est respectueuse; - Et d'un enfant qui fait le révolté - La colère présomptueuse.... 1875 - - L'AMOUR. - - Je ne suis plus enfant, et je l'ai trop été; - Et ma colère est juste autant qu'impétueuse. - - VÉNUS. - - L'impétuosité s'en devroit retenir, - Et vous pourriez vous souvenir - Que vous me devez la naissance. 1880 - - L'AMOUR. - - Et vous pourriez n'oublier pas - Que vous avez un cœur et des appas - Qui relèvent de ma puissance; - Que mon arc de la vôtre est l'unique soutien; - Que sans mes traits elle n'est rien; 1885 - Et que si les cœurs les plus braves - En triomphe par vous se sont laissé traîner[348], - Vous n'avez jamais fait d'esclaves - Que ceux qu'il m'a plu d'enchaîner. - Ne me vantez donc plus ces droits de la naissance 1890 - Qui tyrannisent mes desirs; - Et si vous ne voulez perdre mille soupirs, - Songez, en me voyant, à la reconnoissance, - Vous qui tenez de ma puissance - Et votre gloire et vos plaisirs. 1895 - - VÉNUS. - - Comment l'avez-vous défendue, - Cette gloire dont vous parlez? - Comment me l'avez-vous rendue? - Et quand vous avez vu mes autels désolés, - Mes temples violés, 1900 - Mes honneurs ravalés, - Si vous avez pris part à tant d'ignominie, - Comment en a-t-on vu punie - Psyché qui me les a volés? - Je vous ai commandé de la rendre charmée 1905 - Du plus vil de tous les mortels, - Qui ne daignât répondre à son âme enflammée - Que par des rebuts éternels, - Par les mépris les plus cruels; - Et vous-même l'avez aimée! 1910 - Vous avez contre moi séduit des immortels: - C'est pour vous qu'à mes yeux les Zéphirs l'ont cachée; - Qu'Apollon même, suborné - Par un oracle adroitement tourné, - Me l'avoit si bien arrachée, 1915 - Que si sa curiosité, - Par une aveugle défiance, - Ne l'eût rendue à ma vengeance, - Elle échappoit à mon cœur irrité. - Voyez l'état où votre amour l'a mise, 1920 - Votre Psyché: son âme va partir; - Voyez; et si la vôtre en est encore éprise, - Recevez son dernier soupir. - Menacez, bravez-moi, cependant qu'elle expire: - Tant d'insolence vous sied bien! 1925 - Et je dois endurer quoi qu'il vous plaise dire, - Moi qui sans vos traits ne puis rien! - - L'AMOUR. - - Vous ne pouvez que trop, déesse impitoyable: - Le Destin l'abandonne à tout votre courroux; - Mais soyez moins inexorable 1930 - Aux prières, aux pleurs d'un fils à vos genoux. - Ce doit vous être un spectacle assez doux - De voir d'un œil Psyché mourante, - Et de l'autre ce fils, d'une voix suppliante, - Ne vouloir plus tenir son bonheur que de vous. 1935 - Rendez-moi ma Psyché, rendez-lui tous ses charmes; - Rendez-la, Déesse, à mes larmes; - Rendez à mon amour, rendez à ma douleur - Le charme de mes yeux et le choix de mon cœur. - - VÉNUS. - - Quelque amour que Psyché vous donne, 1940 - De ses malheurs par moi n'attendez pas la fin: - Si le Destin me l'abandonne, - Je l'abandonne à son destin. - Ne m'importunez plus; et dans cette infortune, - Laissez-la sans Vénus triompher ou périr. 1945 - - L'AMOUR. - - Hélas! si je vous importune, - Je ne le ferois pas si je pouvois mourir. - - VÉNUS. - - Cette douleur n'est pas commune, - Qui force un immortel à souhaiter la mort. - - L'AMOUR. - - Voyez par son excès si mon amour est fort. 1950 - Ne lui ferez-vous grâce aucune? - - VÉNUS. - - Je vous l'avoue, il me touche le cœur, - Votre amour: il désarme, il fléchit ma rigueur. - Votre Psyché reverra la lumière. - - L'AMOUR. - - Que je vous vais partout faire donner d'encens! 1955 - - VÉNUS. - - Oui, vous la reverrez dans sa beauté première; - Mais de vos vœux reconnoissants - Je veux la déférence entière; - Je veux qu'un vrai respect laisse à mon amitié - Vous choisir une autre moitié. 1960 - - L'AMOUR. - - Et moi je ne veux plus de grâce, - Je reprends toute mon audace: - Je veux Psyché, je veux sa foi; - Je veux qu'elle revive, et revive pour moi, - Et tiens indifférent que votre haine lasse 1965 - En faveur d'une autre se passe. - Jupiter, qui paroît, va juger entre nous - De mes emportements et de votre courroux. - -(Après quelques éclairs et roulements de tonnerre, Jupiter paroît -en l'air sur son aigle.) - - -SCÈNE VI. - -JUPITER, VÉNUS, L'AMOUR, PSYCHÉ. - - L'AMOUR. - - Vous à qui seul tout est possible, - Père des Dieux, souverain des mortels, 1970 - Fléchissez la rigueur d'une mère inflexible, - Qui sans moi n'auroit point d'autels. - J'ai pleuré, j'ai prié, je soupire, menace, - Et perds menaces et soupirs. - Elle ne veut pas voir que de mes déplaisirs 1975 - Dépend du monde entier l'heureuse ou triste face, - Et que si Psyché perd le jour, - Si Psyché n'est à moi, je ne suis plus l'Amour. - Oui, je romprai mon arc, je briserai mes flèches, - J'éteindrai jusqu'à mon flambeau, 1980 - Je laisserai languir la nature au tombeau; - Ou si je daigne aux cœurs faire encor quelques brèches - Avec ces pointes d'or qui me font obéir, - Je vous blesserai tous là-haut pour des mortelles, - Et ne décocherai sur elles 1985 - Que des traits émoussés qui forcent à haïr, - Et qui ne font que des rebelles, - Des ingrates et des cruelles. - Par quelle tyrannique loi - Tiendrai-je à vous servir mes armes toujours prêtes, 1990 - Et vous ferai-je à tous conquêtes sur conquêtes, - Si vous me défendez d'en faire une pour moi? - - JUPITER. - - Ma fille, sois-lui moins sévère. - Tu tiens de sa Psyché le destin en tes mains: - La Parque, au moindre mot, va suivre ta colère; 1995 - Parle, et laisse-toi vaincre aux tendresses de mère, - Ou[349] redoute un courroux que moi-même je crains. - Veux-tu donner le monde en proie - A la haine, au désordre, à la confusion; - Et d'un dieu d'union, 2000 - D'un dieu de douceurs et de joie, - Faire un dieu d'amertume et de division? - Considère ce que nous sommes, - Et si les passions doivent nous dominer: - Plus la vengeance a de quoi plaire aux hommes, 2005 - Plus il sied bien aux Dieux de pardonner. - - VÉNUS. - - Je pardonne à ce fils rebelle. - Mais voulez-vous qu'il me soit reproché - Qu'une misérable mortelle, - L'objet de mon courroux, l'orgueilleuse Psyché, 2010 - Sous ombre qu'elle est un peu belle, - Par un hymen dont je rougis - Souille mon alliance et le lit de mon fils? - - JUPITER. - - Eh bien! je la fais immortelle[350], - Afin d'y rendre tout égal. 2015 - - VÉNUS. - - Je n'ai plus de mépris ni de haine pour elle, - Et l'admets à l'honneur de ce nœud conjugal. - Psyché, reprenez la lumière - Pour ne la reperdre jamais. - Jupiter a fait votre paix, 2020 - Et je quitte cette humeur fière - Qui s'opposoit à vos souhaits. - - PSYCHÉ. - - C'est donc vous, ô grande déesse, - Qui redonnez la vie à ce cœur innocent! - - VÉNUS. - - Jupiter vous fait grâce, et ma colère cesse. 2025 - Vivez, Vénus l'ordonne; aimez, elle y consent. - - PSYCHÉ, à l'Amour. - - Je vous revois enfin, cher objet de ma flamme! - - L'AMOUR, à Psyché. - - Je vous possède enfin, délices de mon âme! - - JUPITER. - - Venez, amants, venez aux cieux - Achever un si grand et si digne hyménée. 2030 - Viens-y, belle Psyché, changer de destinée; - Viens prendre place au rang des Dieux. - - * * * * * - - Deux grandes machines descendent aux deux côtés de Jupiter, - cependant qu'il dit ces derniers vers. Vénus avec sa suite monte - dans l'une, l'Amour avec Psyché dans l'autre, et tous ensemble - remontent au ciel. - - Les divinités, qui avoient été partagées entre Vénus et son fils, - se réunissent en les voyant d'accord; et toutes ensemble, par des - concerts, des chants et des danses, célèbrent la fête des noces - de l'Amour. - - Apollon paroît le premier, et comme dieu de l'harmonie, commence - à chanter, pour inviter les autres dieux à se réjouir. - - RÉCIT D'APOLLON. - - Unissons-nous, troupe immortelle: - Le dieu d'amour devient heureux amant, - Et Vénus a repris sa douceur naturelle 2035 - En faveur d'un fils si charmant: - Il va goûter en paix, après un long tourment, - Une felicité qui doit être éternelle. - -(Toutes les divinités chantent ensemble ce couplet à la gloire de -l'Amour.) - - Célébrons ce grand jour; - Célébrons tous une fête si belle; 2040 - Que nos chants en tous lieux en portent la nouvelle, - Qu'ils fassent retentir le céleste séjour. - Chantons, répétons tour à tour - Qu'il n'est point d'âme si cruelle - Qui tôt ou tard ne se rende à l'Amour. 2045 - - APOLLON continue. - - Le dieu qui nous engage - A lui faire la cour - Défend qu'on soit trop sage. - Les Plaisirs ont leur tour; - C'est leur plus doux usage 2050 - Que de finir les soins du jour. - La nuit est le partage - Des Jeux et de l'Amour. - - Ce seroit grand dommage - Qu'en ce charmant séjour 2055 - On eût un cœur sauvage. - Les Plaisirs ont leur tour; - C'est leur plus doux usage - Que de finir les soins du jour. - La nuit est le partage 2060 - Des Jeux et de l'Amour. - - (Deux Muses, qui ont toujours évité de s'engager sous les lois de - l'Amour, conseillent aux belles qui n'ont point encore aimé de - s'en défendre avec soin, à leur exemple.) - - CHANSON DES MUSES. - - Gardez-vous, beautés sévères; - Les Amours font trop d'affaires; - Craignez toujours de vous laisser charmer. - Quand il faut que l'on soupire, 2065 - Tout le mal n'est pas de s'enflammer: - Le martyre - De le dire - Coûte plus cent fois que d'aimer. - - SECOND COUPLET DES MUSES. - - On ne peut aimer sans peines; 2070 - Il est peu de douces chaînes: - A tout moment on se sent alarmer. - Quand il faut que l'on soupire, - Tout le mal n'est pas de s'enflammer: - Le martyre 2075 - De le dire - Coûte plus cent fois que d'aimer. - -(Bacchus fait entendre qu'il n'est pas si dangereux que l'Amour.) - - RÉCIT DE BACCHUS. - - Si quelquefois, - Suivant nos douces lois, - La raison se perd et s'oublie, 2080 - Ce que le vin nous cause de folie - Commence et finit en un jour; - Mais quand un cœur est enivré d'amour, - Souvent c'est pour toute la vie. - - (Mome déclare qu'il n'a point de plus doux emploi que de médire, - et que ce n'est qu'à l'Amour seul qu'il n'ose se jouer.) - - RÉCIT DE MOME. - - Je cherche à médire 2085 - Sur la terre et dans les cieux, - Je soumets à ma satire - Les plus grands des Dieux. - Il n'est dans l'univers que l'Amour qui m'étonne: - Il est le seul que j'épargne aujourd'hui. 2090 - Il n'appartient qu'à lui - De n'épargner personne. - -ENTRÉE DE BALLET, - -Composée de deux Mænades et de deux Ægipans, qui suivent Bacchus. - -ENTRÉE DE BALLET, - - Composée de quatre Polichinelles et de deux Matassins, qui - suivent Mome et viennent joindre leur plaisanterie et leur - badinage aux divertissements de cette grande fête. - - Bacchus et Mome, qui les conduisent, chantent au milieu d'eux - chacun une chanson, Bacchus à la louange du vin, et Mome une - chanson enjouée sur le sujet et les avantages de la raillerie. - - RÉCIT DE BACCHUS. - - Admirons le jus de la treille; - Qu'il est puissant! qu'il a d'attraits! - Il sert aux douceurs de la paix, 2095 - Et dans la guerre il fait merveille; - Mais surtout pour les amours - Le vin est d'un grand secours. - - RÉCIT DE MOME. - - Folâtrons, divertissons-nous, - Raillons; nous ne saurions mieux faire: 2100 - La raillerie est nécessaire - Dans les jeux les plus doux, - Sans la douceur que l'on goûte à médire, - On trouve peu de plaisirs sans ennui: - Rien n'est si plaisant que de rire, 2105 - Quand on rit aux dépens d'autrui. - - Plaisantons, ne pardonnons rien, - Rions, rien n'est plus à la mode: - On court péril d'être incommode - En disant trop de bien. 2110 - Sans la douceur que l'on goûte à médire, - On trouve peu de plaisirs sans ennui: - Rien n'est si plaisant que de rire, - Quand on rit aux dépens d'autrui. - -(Mars arrive au milieu du théâtre, suivi de sa troupe guerrière, -qu'il excite à profiter de leur loisir, en prenant part aux -divertissements.) - - RÉCIT DE MARS. - - Laissons en paix toute la terre, 2115 - Cherchons de doux amusements; - Parmi les jeux les plus charmants - Mêlons l'image de la guerre. - -ENTRÉE DE BALLET. - -Suivants de Mars, qui font, en dansant avec des enseignes, une -manière d'exercice. - -DERNIÈRE ENTRÉE DE BALLET. - - Les troupes différentes de la suite d'Apollon, de Bacchus, de - Mome et de Mars, après avoir achevé leurs entrées particulières, - s'unissent ensemble, et forment la dernière entrée, qui renferme - toutes les autres. - - Un chœur de toutes les voix et de tous les instruments, qui sont - au nombre de quarante, se joint à la danse générale, et termine - la fête des noces de l'Amour et de Psyché. - - DERNIER CHOEUR. - - Chantons les plaisirs charmants - Des heureux amants. 2120 - Que tout le ciel s'empresse - A leur faire sa cour. - Célébrons ce beau jour - Par mille doux chants d'allégresse; - Célébrons ce beau jour 2125 - Par mille doux chants d'amour. - - (Dans le grand salon du palais des Tuileries, où _Psyché_ a été - représentée devant Leurs Majestés, il y avoit des timbales, des - trompettes et des tambours, mêlés dans ces derniers concerts; et - ce dernier couplet se chantoit ainsi:) - - Chantons les plaisirs charmants - Des heureux amants. - Répondez-nous, trompettes, - Timbales et tambours; 2130 - Accordez-vous toujours - Avec le doux son des musettes; - Accordez-vous toujours - Avec le doux chant des amours. - - -FIN DE PSYCHÉ. - - [344] L'édition de 1671 porte, par erreur sans doute, - _d'un fils_. - - [345] Dans l'édition de 1697: «Tout morts.» Voyez - ci-dessus, p. 340, le vers 1350 et la note qui s'y rapporte. - - [346] _Et ecce, inquit, inepta ego divinæ formositatis - gerula, quæ ne tantillum quidem indidem mihi delibo, vel sic illi - amatori meo formoso placitura._ (Apulée, _la Métamorphose_, livre - VI.) - - [347] _Reserat pyxidem_ (Psyche). _Nec quidquam ibi - rerum, nec formositas ulla,_ _sed infernus somnus ac vere - stygius; qui statim cooperculo revelatus, invadit eam, crassaque - soporis nebula cunctis ejus membris perfunditur, et in ipso - vestigio ipsaque semita collapsam possidet; et jacebat immobilis, - et nihil aliud quam dormiens cadaver._ (Apulée, _la - Metamorphose_, livre VI.) - - [348] Les anciennes éditions donnent _se sont laissés - traîner_, avec accord du participe. - - [349] Les éditions de 1676, de 1682 et de 1697 portent - _On_, pour _Ou_. - - [350] _Porrecto ambrosiæ poculo, «Sume, inquit, Psyche, - et immortalis esto.»_ (Apulée, _la Métamorphose_, livre VI.) - - - - - PULCHÉRIE - - COMÉDIE HÉROÏQUE - - 1672 - - - - -NOTICE. - - -Nous apprenons par plusieurs témoignages contemporains, que -Corneille, suivant sa coutume[351], alla lire cette pièce chez -plusieurs personnes considérables, assez longtemps avant de la -faire représenter. Le 15 janvier 1672, Mme de Sévigné écrit à sa -fille: «Il (_Corneille_) nous lut l'autre jour une comédie chez -M. de la Rochefoucauld, qui fait souvenir (_disent les éditions -de Perrin_) de sa défunte veine,» ou, suivant le texte d'une -ancienne copie, adopté dans la dernière édition des lettres de -Mme de Sévigné[352]: «qui fait souvenir de la Reine mère.» La -déclaration par laquelle _Pulchérie_, âgée de plus de cinquante -ans, annonce à Léon qu'elle l'aime, «_fait souvenir_, en effet, -comme on le remarque en note, d'Anne d'Autriche et de Mazarin.» - -Près de deux mois plus tard, le 9 mars, Mme de Sévigné nous -signale une autre lecture de notre poëte; elle dit en parlant de -Retz: «Nous tâchons d'amuser notre cher Cardinal. Corneille lui a -lu une comédie qui sera jouée dans quelque temps, et qui fait -souvenir des anciennes[353].» Cette lecture ne fut pas la -dernière, car Mme de Sévigné ajoute dans la même lettre: «Je -suis folle de Corneille; il nous redonnera encore _Pulchérie_, où -l'on verra encore - - La main qui crayonna - La mort du grand Pompée et l'amour de Cinna[354]. - -Il faut que tout cède à son génie[355].» - -Dans le _Mercure galant_[356], Donneau de Visé parle, sous la -date du 19 mars, de la favorable impression que ces lectures -avaient produite, et fait l'éloge de Corneille, «de qui, malgré -le grand âge, on doit toujours attendre des pièces achevées, -comme on trouvera sans doute dans sa dernière tragédie, qui -paroîtra l'hiver prochain sous le nom de _Pulchérie_, et qui ne -peut manquer de plaire à ceux qui ont le cœur et l'esprit bien -fait, comme elle a déjà plu à ceux qui ont eu le bonheur de lui -entendre lire.» - -M. Édouard Fournier fait ressortir l'habileté avec laquelle -Corneille avait su choisir des auditeurs qui devaient être -préparés d'avance à bien accueillir un pareil ouvrage: «Ce n'est -pas, dit-il, chez la Rochefoucauld, dont un dernier amour, plus -d'esprit que de cœur, il est vrai, ranimait la goutteuse -vieillesse; ce n'est pas non plus chez le cardinal de Retz, -désabusé de tout, hormis de l'ambition, que l'on se fût avisé de -trouver invraisemblable et ridicule le vieux Martian partageant -sa dernière saison entre les soins de l'ambition et ceux de -l'amour[357].» - -Du reste, à en croire Fontenelle, ce personnage de Martian, qui -fut le plus goûté de l'ouvrage, n'était autre que Corneille. «Il -s'est dépeint lui-même, avec bien de la force, nous dit son -neveu, dans Martian, qui est un vieillard amoureux[358].» -Beaucoup de vieux gentilshommes de la cour spirituelle et -élégante de Versailles se reconnaissaient, sans l'avouer, -dans ce portrait. L'un d'eux, plus sincère que les autres, osa -féliciter Corneille de l'avoir tracé: «M. le maréchal de Gramont -lui dit qu'il lui savoit bon gré d'avoir trouvé un caractère -d'amant pour les vieillards, dont on ne s'étoit point encore -avisé, et qu'il lui en étoit obligé pour la part qu'il y pouvoit -avoir[359].» - -«Corneille, dit Voltaire[360], intitula d'abord cette pièce tragédie; il -la présenta aux comédiens, qui refusèrent de la jouer. Ils étaient plus -frappés de leurs intérêts que de la réputation de Corneille; il fut -obligé de la donner à une mauvaise troupe qui jouait au Marais, et qui -ne put se soutenir.» Ce fait, qui ne se trouve appuyé d'aucun témoignage -plus ancien, ne nous paraît pas bien certain. Nous avons vu que de tout -temps Corneille avait aimé à faire représenter tour à tour ses divers -ouvrages par des troupes différentes. Quelques-uns de ses contemporains -ont même vu là, bien à tort, un calcul d'avarice[361]. Il faudrait donc -se garder d'imaginer, d'après le passage de Voltaire que nous venons de -rapporter, que le théâtre du Marais fût pour Corneille une sorte de pis -aller auquel le dédain de la troupe royale l'eût forcé d'avoir recours. - -Dans ses nouvelles «du 30e de juillet jusques au 6e d'aoust,» le -_Mercure galant_ annonce, parmi les pièces qui devront être -jouées dans le courant de l'hiver, le dernier ouvrage de notre -poëte: «Les comédiens du Marais représenteront, dit-il, la -_Pulchérie_, de M. de Corneille l'aîné[362].» - -Dans le volume suivant[363], Donneau de Visé, le rédacteur du -_Mercure_, rend compte en ces termes de cette pièce, qui, suivant -les frères Parfait, avait été jouée en novembre 1672: «La -_Pulchérie_ de M. de Corneille l'aîné, dont je vous ai déjà -parlé, a été représentée sur le théâtre du Marais, et tous les -obstacles qui empêchent les pièces de réussir dans un quartier si -éloigné, n'ont pas été assez puissants pour nuire à cet ouvrage.» -C'est à peu près ce que l'auteur lui-même dit dans son avis _Au -lecteur_: «Bien que cette pièce aye été reléguée dans un -lieu où on ne vouloit plus se souvenir qu'il y eût un théâtre, -bien qu'elle ait passé par des bouches pour qui on n'étoit -prévenu d'aucune estime, bien que ses principaux caractères -soient contre le goût du temps, elle n'a pas laissé de peupler le -désert, de mettre en crédit des acteurs dont on ne connoissoit -pas le mérite....» - -Nous ignorons quels furent ces acteurs, mais ce qu'on ne sait que -trop, c'est que, malgré les assertions de Corneille et de ses -amis, le succès fut loin d'être tel qu'ils le disent et que -peut-être ils se l'imaginèrent. A coup sûr, Mme de Coulanges -étoit une plus fidèle interprète des sentiments du public, -lorsqu'elle écrivait, le 24 février 1673, à Mme de Sévigné, alors -en Provence, cette phrase brève et indifférente: «_Pulchérie_ n'a -point réussi[364].» - -Le privilége de _Pulchérie_ a été accordé «le trentiesme jour de -decembre l'an de grâce mil six cens soixante-douze.» L'Achevé -d'imprimer est du 20 janvier 1673. Le titre de l'édition -originale est ainsi conçu: PULCHERIE, COMEDIE HEROIQUE. _A Paris, -chez Guillaume de Luyne_.... M.DC.LXXIII. Auec priuilege du Roy. -Le volume, de format in-12, se compose de 4 feuillets et de 72 -pages. - - [351] Voyez ce qui est raconté au tome III, p. 254 et - 465, et au tome VI, p. 567. - - [352] Édition Monmerqué (1862), tome II, p. 470. - - [353] Tome II, p. 524.--L'analogie de cette dernière - phrase avec ce passage de la lettre du 15 janvier, que nous - venons de rapporter: «qui fait souvenir de sa défunte veine,» - pourrait, comme il est dit dans une note de l'édition de Mme de - Sévigné à laquelle nous empruntons ces citations, donner un - certain degré de vraisemblance à cette leçon de Perrin. - - [354] Allusion à ce passage des _Vers_ à Foucquet en - tête d'_Œdipe_(tome VI, p. 122, vers 35 et 36): - - Et je me trouve encor la main qui crayonna - L'âme du grand Pompée et l'esprit de Cinna. - - [355] Tome II, p. 529. - - [356] Tome I, p. 221 et 222. - - [357] _Notes sur la vie de Corneille_, en tête de - _Corneille à la butte Saint-Roch_, p. XXIII et XXIV. - - [358] _Œuvres_, édition de 1742, tome III, p. 117. - - [359] Lettre de Mlle Dupré à Bussy, 29 janvier 1675. - _Correspondance de Roger de Rabutin, comte de Bussy_, publiée par - M. Lalanne, tome II, p. 213. - - [360] _Préface de Pulchérie._ - - [361] Voyez tome I, p. 258. - - [362] Tome III, p. 370. - - [363] Tome IV, p. 225 et suivantes. - - - - -AU LECTEUR. - -Pulchérie, fille de l'empereur Arcadius, et sœur du jeune -Théodose, a été une princesse très-illustre, et dont les talents -étoient merveilleux: tous les historiens en conviennent. Dès -l'âge de quinze ans elle empiéta le gouvernement sur son frère, -dont elle avoit reconnu la foiblesse, et s'y conserva tant qu'il -vécut, à la réserve d'environ une année de disgrâce, qu'elle -passa loin de la cour, et qui coûta cher à ceux qui l'avoient -réduite à s'en éloigner[365]. Après la mort de ce prince, ne -pouvant retenir l'autorité souveraine en sa personne, ni se -résoudre à la quitter, elle proposa son mariage à Martian, à la -charge qu'il lui permettroit de garder sa virginité, qu'elle -avoit vouée et consacrée à Dieu. Comme il étoit déjà assez avancé -dans la vieillesse, il accepta la condition aisément, et elle le -nomma pour empereur au sénat, qui ne voulut, ou n'osa l'en -dédire[366]. Elle passoit alors cinquante ans, et mourut deux ans -après. Martian en régna sept, et eut pour successeur Léon, que -ses excellentes qualités firent surnommer le Grand[367]. Le -patrice Aspar le servit à monter au trône, et lui demanda pour -récompense l'association à cet empire qu'il lui avoit fait -obtenir. Le refus de Léon le fit conspirer contre ce maître qu'il -s'étoit choisi, la conspiration fut découverte, et Léon s'en -défit[368]. Voilà ce que m'a prêté l'histoire. Je ne veux point -prévenir votre jugement sur ce que j'y ai changé ou ajouté, et me -contenterai de vous dire que bien que cette pièce aye été -reléguée dans un lieu où on ne vouloit plus se souvenir qu'il y -eût un théâtre, bien qu'elle ait passé[369] par des bouches pour -qui on n'étoit prévenu d'aucune estime, bien que ses principaux -caractères soient contre le goût du temps, elle n'a pas laissé de -peupler le désert, de mettre en crédit des acteurs dont on ne -connoissoit pas le mérite, et de faire voir qu'on n'a pas -toujours besoin de s'assujettir aux entêtements du siècle pour se -faire écouter sur la scène[370]. J'aurai de quoi me satisfaire, -si cet ouvrage est aussi heureux à la lecture qu'il a été[371] à -la représentation; et si j'ose ne vous dissimuler rien, je me -flatte assez pour l'espérer. - - [364] _Lettres de Mme de Sévigné_, tome III, p. 192. - - [365] Ælia Pulcheria, née le 19 janvier 399, - petite-fille de Théodose le Grand, deuxième fille d'Arcadius et - d'Ælia Eudoxia, fut déclarée Auguste et impératrice le 4 juillet - 414, pour prendre soin de tout l'empire et de son frère Théodose, - qui n'avoit que deux ans de moins qu'elle. Pulchérie consacra sa - virginité à Jésus-Christ, et son exemple fut suivi par ses trois - sœurs Flaccille, Arcadie et Marine. C'est par son influence que - furent convoqués les conciles d'Éphèse et de Chalcédoine. - L'Église grecque la vénère comme sainte et célèbre sa fête le 15 - septembre. La disgrâce de Pulchérie et son éloignement passager - de la cour eurent lieu en 447. Dans _Attila_, Corneille indique, - en quatre vers, le caractère de cette princesse et la position - qu'elle occupait; après avoir parlé de plusieurs souverains qui - se laissent gouverner par ceux qui les entourent, Valamir ajoute: - - Le second Théodose avoit pris leur modèle: - Sa sœur à cinquante ans le tenoit en tutelle, - Et fut, tant qu'il régna, l'âme de ce grand corps, - Dont elle fait encor mouvoir tous les ressorts. - - (Acte I, scène II, vers 205-208.) - - Peut-être est-ce en écrivant ce passage que l'idée de mettre au - théâtre le personnage de Pulchérie s'est présentée à notre poëte. - - [366] Dans sa _Préface de Pulchérie_, Voltaire dit que - Martian ou Marcien avait «soixante et dix» ans au moment où il se - maria. C'est une assez grave erreur. Marcien, né en 391, n'avait - que neuf ans de plus que l'Impératrice. Marcien, qui avait passé - dix-neuf ans au service domestique et militaire d'Aspar (patrice - et général romain) et de son fils, et qui avait fait sous leurs - ordres les guerres de Perse et d'Afrique, était parvenu, grâce à - leur protection, au rang de tribun et de sénateur. Théodose - mourut le 20 juin ou le 28 juillet 450; Marcien, déclaré empereur - le 24 ou le 25 août, épousa ensuite Pulchérie. - - [367] Léon Ier, dit le Thrace, l'Ancien ou le Grand, - régna de 457 à 474. Il avait été intendant d'Aspar, qui par son - crédit le fit parvenir à l'empire. - - [368] Aspar, Alain de naissance et arien de religion, - fit ses premières armes sous la conduite de son père, Ardaburius, - général de Théodose II, qui commandait en 421 l'armée qui marcha - contre les Perses. Il devint à son tour général de Théodose, - conserva son crédit sous Marcien, et en 457, à la mort de ce - prince, il était le personnage le plus considérable de l'Empire. - Il fut massacré en 471. - - [369] _Aye été.... ait passé_: tel est le texte des deux - éditions publiées du vivant de Corneille; voyez tome VI, p. 611, - note 2. - - [370] Voyez ci-dessus la _Notice_, p. 376. - - [371] Thomas Corneille (1692) et Voltaire (1764) - donnent: «qu'il l'a été.» - - - - -LISTE DES ÉDITIONS QUI ONT ÉTÉ COLLATIONNÉES POUR LES VARIANTES -DE _PULCHÉRIE_. - - ÉDITION SÉPARÉE. - - 1673 in-12; - - RECUEIL. - - 1682 in-12. - - - - -ACTEURS[372]. - - PULCHÉRIE, impératrice d'Orient. - - MARTIAN, vieux sénateur, ministre d'État sous Théodose le - jeune[373]. - - LÉON, amant de Pulchérie. - - ASPAR, amant d'Irène. - - IRÈNE, sœur de Léon. - - JUSTINE, fille de Martian. - -La scène est à Constantinople, dans le palais impérial. - - [372] Presque tous les personnages de cette pièce sont - historiques. Voyez ci-dessus, p. 376-378, l'avis _Au lecteur_ et - les notes qui l'accompagnent. - - [373] Dans l'édition de 1692 il y a simplement: «sous - Théodose.» - - - - -PULCHÉRIE. - -COMÉDIE HÉROÏQUE. - - - - -ACTE I. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -PULCHÉRIE, LÉON. - - PULCHÉRIE. - - Je vous aime, Léon, et n'en fais point mystère[374]: - Des feux tels que les miens n'ont rien qu'il faille taire. - Je vous aime, et non point de cette folle ardeur - Que les yeux éblouis font maîtresse du cœur, - Non d'un amour conçu par les sens en tumulte, 5 - A qui l'âme applaudit sans qu'elle se consulte, - Et qui ne concevant que d'aveugles désirs, - Languit dans les faveurs, et meurt dans les plaisirs: - Ma passion pour vous, généreuse et solide, - A la vertu pour âme, et la raison pour guide, 10 - La gloire pour objet, et veut sous votre loi - Mettre en ce jour illustre et l'univers et moi. - Mon aïeul Théodose, Arcadius mon père, - Cet empire quinze ans gouverné pour un frère[375], - L'habitude à régner, et l'horreur d'en déchoir, 15 - Vouloient[376] dans un mari trouver même pouvoir. - Je vous en ai cru digne; et dans ces espérances, - Dont un penchant flatteur m'a fait des assurances, - De tout ce que sur vous j'ai fait tomber d'emplois - Aucun n'a démenti l'attente de mon choix; 20 - Vos hauts faits à grands pas nous[377] portoient à l'empire; - J'avois réduit mon frère à ne m'en point dédire: - Il vous y donnoit part, et j'étois toute à vous; - Mais ce malheureux prince est mort trop tôt pour nous. - L'empire est à donner, et le sénat s'assemble 25 - Pour choisir une tête à ce grand corps qui tremble[378], - Et dont les Huns, les Goths, les Vandales, les Francs, - Bouleversent la masse et déchirent les flancs. - Je vois de tous côtés des partis et des ligues: - Chacun s'entre-mesure et forme ses intrigues. 30 - Procope, Gratian, Aréobinde, Aspar[379] - Vous peuvent enlever ce grand nom de César: - Ils ont tous du mérite; et ce dernier s'assure - Qu'on se souvient encor de son père Ardabure, - Qui terrassant Mitrane en combat singulier, 35 - Nous acquit sur la Perse un avantage entier, - Et rassurant par là nos aigles alarmées, - Termina seul la guerre aux yeux des deux armées[380]. - Mes souhaits, mon crédit, mes amis, sont pour vous; - Mais à moins que ce rang, plus d'amour, point d'époux: 40 - Il faut, quelques douceurs que cet amour propose, - Le trône ou la retraite au sang de Théodose; - Et si par le succès mes desseins sont trahis, - Je m'exile en Judée auprès d'Athénaïs[381]. - - LÉON. - - Je vous suivrois, Madame; et du moins sans ombrage 45 - De ce que mes rivaux ont sur moi d'avantage, - Si vous ne m'y faisiez quelque destin plus doux, - J'y mourrois de douleur d'être indigne de vous: - J'y mourrois à vos yeux en adorant vos charmes. - Peut-être essuieriez-vous quelqu'une de mes larmes; 50 - Peut-être ce grand cœur, qui n'ose s'attendrir, - S'y défendroit si mal de mon dernier soupir, - Qu'un éclat imprévu de douleur et de flamme - Malgré vous à son tour voudroit suivre mon âme. - La mort, qui finiroit à vos yeux mes ennuis, 55 - Auroit plus de douceur que l'état où je suis. - Vous m'aimez[382]; mais, hélas! quel amour est le vôtre, - Qui s'apprête peut-être à pencher vers un autre? - Que servent ces désirs, qui n'auront point d'effet - Si votre illustre orgueil ne se voit satisfait? 60 - Et que peut cet amour dont vous êtes maîtresse, - Cet amour dont le trône a toute la tendresse, - Esclave ambitieux du suprême degré, - D'un titre qui l'allume et l'éteint à son gré? - Ah! ce n'est point par là que je vous considère; 65 - Dans le plus triste exil vous me seriez plus chère: - Là mes yeux, sans relâche attachés à vous voir, - Feroient de mon amour mon unique devoir; - Et mes soins, réunis à ce noble esclavage, - Sauroient de chaque instant vous rendre un plein hommage.[70] - Pour être heureux amant, faut-il que l'univers - Ait place dans un cœur qui ne veut que vos fers; - Que les plus dignes soins d'une flamme si pure - Deviennent partagés à toute la nature? - Ah! que ce cœur, Madame, a lieu d'être alarmé, 75 - Si sans être empereur je ne suis plus aimé! - - PULCHÉRIE. - - Vous le serez toujours; mais une âme bien née - Ne confond pas toujours l'amour et l'hyménée: - L'amour entre deux cœurs ne veut que les unir; - L'hyménée a de plus leur gloire à soutenir; 80 - Et je vous l'avouerai, pour les plus belles vies - L'orgueil de la naissance a bien des tyrannies: - Souvent les beaux désirs n'y servent qu'à gêner; - Ce qu'on se doit combat ce qu'on se veut donner: - L'amour gémit en vain sous ce devoir sévère.... 85 - Ah! si je n'avois eu qu'un sénateur pour père! - Mais mon sang dans mon sexe a mis les plus grands cœurs; - Eudoxe et Placidie[383] ont eu des empereurs: - Je n'ose leur céder en grandeur de courage; - Et malgré mon amour je veux même partage: 90 - Je pense en être sûre, et tremble toutefois - Quand je vois mon bonheur dépendre d'une voix. - - LÉON. - - Qu'avez-vous à trembler? Quelque empereur qu'on nomme, - Vous aurez votre amant, ou du moins un grand homme, - Dont le nom, adoré du peuple et de la cour, 95 - Soutiendra votre gloire, et vaincra votre amour. - Procope, Aréobinde, Aspar, et leurs semblables, - Parés de ce grand nom, vous deviendront aimables; - Et l'éclat de ce rang, qui fait tant de jaloux, - En eux, ainsi qu'en moi, sera charmant pour vous. 100 - - PULCHÉRIE. - - Que vous m'êtes cruel, que vous m'êtes injuste - D'attacher tout mon cœur au seul titre d'Auguste! - Quoi que de ma naissance exige la fierté, - Vous seul ferez ma joie et ma félicité: - De tout autre empereur la grandeur odieuse.... 105 - - LÉON. - - Mais vous l'épouserez, heureuse ou malheureuse? - - PULCHÉRIE. - - Ne me pressez point tant, et croyez avec moi - Qu'un choix si glorieux vous donnera ma foi, - Ou que si le sénat à nos vœux est contraire, - Le ciel m'inspirera ce que je devrai faire. 110 - - LÉON. - - Il vous inspirera quelque sage douleur, - Qui n'aura qu'un soupir à perdre en ma faveur. - Oui, de si grands rivaux.... - - PULCHÉRIE. - - Ils ont tous des maîtresses. - - LÉON. - - Le trône met une âme au-dessus des tendresses. - Quand du grand Théodose on aura pris le rang, 115 - Il y faudra placer les restes de son sang: - Il voudra, ce rival, qui que l'on puisse élire, - S'assurer par l'hymen de vos droits à l'empire. - S'il a pu faire ailleurs quelque offre de sa foi, - C'est qu'il a cru ce cœur trop prévenu pour moi; 120 - Mais se voyant au trône et moi dans la poussière, - Il se promettra tout de votre humeur altière; - Et s'il met à vos pieds ce charme de vos yeux, - Il deviendra l'objet que vous verrez le mieux. - - PULCHÉRIE. - - Vous pourriez un peu loin pousser ma patience, 125 - Seigneur: j'ai l'âme fière, et tant de prévoyance - Demande à la souffrir encor plus de bonté - Que vous ne m'avez vu jusqu'ici de fierté. - Je ne condamne point ce que l'amour inspire; - Mais enfin on peut craindre, et ne le point tant dire. 130 - Je n'en tiendrai pas moins tout ce que j'ai promis. - Vous avez mes souhaits, vous aurez mes amis[384]; - De ceux de Martian vous aurez le suffrage: - Il a, tout vieux qu'il est, plus de vertus que d'âge; - Et s'il briguoit pour lui, ses glorieux travaux 135 - Donneroient fort à craindre à vos plus grands rivaux. - - LÉON. - - Notre empire, il est vrai, n'a point de plus grand homme: - Séparez-vous du rang, Madame, et je le nomme. - S'il me peut enlever celui de souverain, - Du moins je ne crains pas qu'il m'ôte votre main: 140 - Ses vertus le pourroient; mais je vois sa vieillesse. - - PULCHÉRIE. - - Quoi qu'il en soit, pour vous ma bonté l'intéresse: - Il s'est plu sous mon frère à dépendre de moi, - Et je me viens encor d'assurer de sa foi. - Je vois entrer Irène; Aspar la trouve belle: 145 - Faites agir pour vous l'amour qu'il a pour elle; - Et comme en ce dessein rien n'est à négliger, - Voyez ce qu'une sœur vous pourra ménager. - - -SCÈNE II. - -PULCHÉRIE, LÉON, IRÈNE. - - PULCHÉRIE. - - M'aiderez-vous, Irène, à couronner un frère? - - IRÈNE. - - Un si foible secours vous est peu nécessaire, 150 - Madame, et le sénat.... - - PULCHÉRIE. - - N'en agissez pas moins: - Joignez vos vœux aux miens, et vos soins à mes soins, - Et montrons ce que peut en cette conjoncture - Un amour secondé de ceux de la nature. - Je vous laisse y penser. - - -SCÈNE III. - -LÉON, IRÈNE. - - IRÈNE. - - Vous ne me dites rien, 155 - Seigneur: attendez-vous que j'ouvre l'entretien? - - LÉON. - - A dire vrai, ma sœur, je ne sais que vous dire. - Aspar m'aime, il vous aime: il y va de l'empire; - Et s'il faut qu'entre nous on balance aujourd'hui, - La princesse est pour moi, le mérite est pour lui. 160 - Vouloir qu'en ma faveur à ce grade il renonce, - C'est faire une prière indigne de réponse; - Et de son amitié je ne puis l'exiger, - Sans vous voler un bien qu'il vous doit partager. - C'est là ce qui me force à garder le silence: 165 - Je me réponds pour vous à tout ce que je pense, - Et puisque j'ai souffert qu'il ait tout votre cœur, - Je dois souffrir aussi vos soins pour sa grandeur. - - IRÈNE. - - J'ignore encor quel fruit je pourrois en attendre. - Pour le trône, il est sûr qu'il a droit d'y prétendre; 170 - Sur vous et sur tout autre il le peut emporter: - Mais qu'il m'y donne part, c'est dont j'ose douter. - Il m'aime en apparence, en effet il m'amuse; - Jamais pour notre hymen il ne manque d'excuse, - Et vous aime à tel point, que si vous l'en croyez, 175 - Il ne peut être heureux que vous ne le soyez: - Non que votre bonheur fortement l'intéresse; - Mais sachant quel amour a pour vous la princesse, - Il veut voir quel succès aura son grand dessein, - Pour ne point m'épouser qu'en sœur de souverain. 180 - Ainsi depuis deux ans vous[385] voyez qu'il diffère. - Du reste à Pulchérie il prend grand soin de plaire, - Avec exactitude il suit toutes ses lois; - Et dans ce que sous lui vous avez eu d'emplois, - Votre tête aux périls à toute heure exposée 185 - M'a pour vous et pour moi presque désabusée; - La gloire d'un ami, la haine d'un rival, - La hasardoient peut-être avec un soin égal. - Le temps est arrivé qu'il faut qu'il se déclare; - Et de son amitié l'effort sera bien rare 190 - Si mis à cette épreuve, ambitieux qu'il est, - Il cherche à vous servir contre son intérêt. - Peut-être il promettra; mais quoi qu'il vous promette, - N'en ayons pas, Seigneur, l'âme moins inquiète; - Son ardeur trouvera pour vous si peu d'appui, 195 - Qu'on le fera lui-même empereur malgré lui; - Et lors, en ma faveur quoi que l'amour oppose, - Il faudra faire grâce au sang de Théodose; - Et le sénat voudra qu'il prenne d'autres yeux - Pour mettre la princesse au rang de ses aïeux. 200 - Son cœur suivra le sceptre, en quelque main qu'il brille: - Si Martian l'obtient, il aimera sa fille; - Et l'amitié du frère et l'amour de la sœur - Céderont à l'espoir de s'en voir successeur. - En un mot, ma fortune est encor fort douteuse: 205 - Si vous n'êtes heureux, je ne puis être heureuse; - Et je n'ai plus d'amant non plus que vous d'ami, - A moins que dans le trône il vous voie affermi. - - LÉON. - - Vous présumez bien mal d'un héros qui vous aime. - - IRÈNE. - - Je pense le connoître à l'égal de moi-même; 210 - Mais croyez-moi, Seigneur, et l'empire est à vous. - - LÉON. - - Ma sœur! - - IRÈNE. - - Oui, vous l'aurez malgré lui, malgré tous. - - LÉON. - - N'y perdons aucun temps: hâtez-vous de m'instruire; - Hâtez-vous de m'ouvrir la route à m'y conduire; - Et si votre bonheur peut dépendre du mien.... 215 - - IRÈNE. - - Apprenez le secret de ne hasarder rien. - N'agissez point pour vous; il s'en offre trop d'autres - De qui les actions brillent plus que les vôtres, - Que leurs emplois plus hauts ont mis en plus d'éclat, - Et qui, s'il faut tout dire, ont plus servi l'État: 220 - Vous les passez peut-être en grandeur de courage; - Mais il vous a manqué l'occasion et l'âge; - Vous n'avez commandé que sous des généraux, - Et n'êtes pas encor du poids de vos rivaux. - Proposez la princesse; elle a des avantages 225 - Que vous verrez sur l'heure unir tous les suffrages: - Tant qu'a vécu son frère, elle a régné pour lui; - Ses ordres de l'empire ont été tout l'appui; - On vit depuis quinze ans sous son obéissance: - Faites qu'on la maintienne en sa toute-puissance, 230 - Qu'à ce prix le sénat lui demande un époux; - Son choix tombera-t-il sur un autre que vous? - Voudroit-elle de vous une action plus belle - Qu'un respect amoureux qui veut tenir tout d'elle? - L'amour en deviendra plus fort qu'auparavant, 235 - Et vous vous servirez vous-même en la servant. - - LÉON. - - Ah! que c'est me donner un conseil salutaire! - A-t-on jamais vu sœur qui servît mieux un frère? - Martian avec joie embrassera l'avis: - A peine parle-t-il que les siens sont suivis; 240 - Et puisqu'à la princesse il a promis un zèle - A tout oser pour moi sur l'ordre qu'il a d'elle, - Comme sa créature, il fera hautement - Bien plus en sa faveur qu'en faveur d'un amant. - - IRÈNE. - - Pour peu qu'il vous appuie, allez, l'affaire est sûre. 245 - - LÉON. - - Aspar vient: faites-lui, ma sœur, quelque ouverture; - Voyez.... - - IRÈNE. - - C'est un esprit qu'il faut mieux ménager; - Nous découvrir à lui, c'est tout mettre en danger: - Il est ambitieux, adroit, et d'un mérite.... - - -SCÈNE IV. - -ASPAR, LÉON, IRÈNE. - - LÉON. - - Vous me pardonnez bien, Seigneur, si je vous quitte: 250 - C'est suppléer assez à ce que je vous doi - Que vous laisser ma sœur, qui vous plaît plus que moi. - - ASPAR. - - Vous m'obligez, Seigneur; mais en cette occurrence - J'ai besoin avec vous d'un peu de conférence. - Du sort de l'univers nous allons décider: 255 - L'affaire vous regarde, et peut me regarder; - Et si tous mes amis ne s'unissent aux vôtres, - Nos partis divisés pourront céder à d'autres. - Agissons de concert; et sans être jaloux, - En ce grand coup d'État, vous de moi, moi de vous, 260 - Jurons-nous que des deux qui que l'on puisse élire - Fera de son ami son collègue à l'empire; - Et pour nous l'assurer, voyons sur qui des deux - Il est plus à propos de jeter tant de vœux: - Quel nom seroit plus propre à s'attirer le reste. 265 - Pour moi, j'y suis tout prêt, et dès ici j'atteste.... - - LÉON. - - Votre nom pour ce choix est plus fort que le mien, - Et je n'ose douter que vous n'en usiez bien. - Je craindrois de tout autre un dangereux partage; - Mais de vous je n'ai pas, Seigneur, le moindre ombrage, 270 - Et l'amitié voudroit vous en donner ma foi; - Mais c'est à la princesse à disposer de moi: - Je ne puis que par elle, et n'ose rien sans elle. - - ASPAR. - - Certes, s'il faut choisir l'amant le plus fidèle, - Vous l'allez emporter sur tous sans contredit; 275 - Mais ce n'est pas, Seigneur, le point dont il s'agit: - Le plus flatteur effort de la galanterie - Ne peut.... - - LÉON. - - Que voulez-vous? j'adore Pulchérie; - Et n'ayant rien d'ailleurs par où la mériter, - J'espère en ce doux titre, et j'aime à le porter. 280 - - ASPAR. - - Mais il y va du trône, et non d'une maîtresse. - - LÉON. - - Je vais faire, Seigneur, votre offre à la princesse; - Elle sait mieux que moi les besoins de l'État. - Adieu: je vous dirai sa réponse au sénat. - - -SCÈNE V. - -ASPAR, IRÈNE. - - IRÈNE. - - Il a beaucoup d'amour. - - ASPAR. - - Oui, Madame; et j'avoue 285 - Qu'avec quelque raison la princesse s'en loue: - Mais j'aurois souhaité qu'en cette occasion - L'amour concertât mieux avec l'ambition, - Et que son amitié, s'en laissant moins séduire, - Ne nous exposât point à nous entre-détruire. 290 - Vous voyez qu'avec lui j'ai voulu m'accorder. - M'aimeriez-vous encor si j'osois lui céder, - Moi qui dois d'autant plus mes soins à ma fortune, - Que l'amour entre nous la doit rendre commune? - - IRÈNE. - - Seigneur, lorsque le mien vous a donné mon cœur, 295 - Je n'ai point prétendu la main d'un empereur: - Vous pouviez être heureux sans m'apporter ce titre; - Mais du sort de Léon Pulchérie est l'arbitre, - Et l'orgueil de son sang avec quelque raison - Ne peut souffrir d'époux à moins de ce grand nom. 300 - Avant que ce cher frère épouse la princesse, - Il faut que le pouvoir s'unisse à la tendresse, - Et que le plus haut rang mette en leur plus beau jour - La grandeur du mérite et l'excès de l'amour. - M'aimeriez-vous assez pour n'être point contraire 305 - A l'unique moyen de rendre heureux ce frère, - Vous qui, dans votre amour, avez pu sans ennui - Vous défendre de l'être un moment avant lui, - Et qui mériteriez qu'on vous fît mieux connoître - Que s'il ne le devient, vous aurez peine à l'être? 310 - - ASPAR. - - C'est aller un peu vite, et bientôt m'insulter - En sœur de souverain qui cherche à me quitter. - Je vous aime, et jamais une ardeur plus sincère.... - - IRÈNE. - - Seigneur, est-ce m'aimer que de perdre mon frère? - - ASPAR. - - Voulez-vous que pour lui je me perde d'honneur? 315 - Est-ce m'aimer que mettre à ce prix mon bonheur? - Moi, qu'on a vu forcer trois camps et vingt murailles, - Moi qui, depuis dix ans, ai gagné sept batailles, - N'ai-je acquis tant de nom que pour prendre la loi - De qui n'a commandé que sous Procope[386], ou moi, 320 - Que pour m'en faire un maître, et m'attacher moi-même - Un joug honteux au front, au lieu d'un diadème? - - IRÈNE. - - Je suis plus raisonnable, et ne demande pas - Qu'en faveur d'un ami vous descendiez si bas. - Pylade pour Oreste auroit fait davantage; 325 - Mais de pareils efforts ne sont plus en usage, - Un grand cœur les dédaigne, et le siècle a changé: - A s'aimer de plus près on se croit obligé, - Et des vertus du temps l'âme persuadée - Hait de ces vieux héros la surprenante idée. 330 - - ASPAR. - - Il y va de ma gloire, et les siècles passés.... - - IRÈNE. - - Elle n'est pas, Seigneur, peut-être où vous pensez; - Et quoi qu'un juste espoir ose vous faire croire, - S'exposer au refus, c'est hasarder sa gloire. - La princesse peut tout, ou du moins plus que vous. 335 - Vous vous attirerez sa haine et son courroux. - Son amour l'intéresse, et son âme hautaine.... - - ASPAR. - - Qu'on me fasse empereur, et je crains peu sa haine. - - IRÈNE. - - Mais s'il faut qu'à vos yeux un autre préféré - Monte, en dépit de vous, à ce rang adoré, 340 - Quel déplaisir! quel trouble! et quelle ignominie - Laissera pour jamais votre gloire ternie! - Non, Seigneur, croyez-moi, n'allez point au sénat, - De vos hauts faits pour vous laissez parler l'éclat. - Qu'il sera glorieux que sans briguer personne, 345 - Ils fassent à vos pieds apporter la couronne, - Que votre seul mérite emporte ce grand choix, - Sans que votre présence ait mendié de voix! - Si Procope, ou Léon, ou Martian, l'emporte, - Vous n'aurez jamais eu d'ambition si forte, 350 - Et vous désavouerez tous ceux de vos amis - Dont la chaleur pour vous se sera trop permis. - - ASPAR. - - A ces hauts sentiments s'il me falloit répondre, - J'aurois peine, Madame, à ne me point confondre: - J'y vois beaucoup d'esprit, j'y trouve encor plus d'art; - Et ce que j'en puis dire à la hâte et sans fard, - Dans ces grands intérêts vous montrer si savante, - C'est être bonne sœur et dangereuse amante. - L'heure me presse: adieu. J'ai des amis à voir - Qui sauront accorder ma gloire et mon devoir: 360 - Le ciel me prêtera par eux quelque lumière - A mettre l'un et l'autre en assurance entière, - Et répondre avec joie à tout ce que je doi - A vous, à ce cher frère, à la princesse, à moi. - - IRÈNE, seule. - - Perfide, tu n'es pas encore où tu te penses. 365 - J'ai pénétré ton cœur, j'ai vu tes espérances: - De ton amour pour moi je vois l'illusion; - Mais tu n'en sortiras qu'à ta confusion. - - -FIN DU PREMIER ACTE. - - [374] Voyez ci-dessus la _Notice_, p. 373. - - [375] Non pas quinze ans, mais plus de trente, ainsi - qu'il résulte du propre témoignage de Corneille (voyez ci-dessus, - p. 376 et note 2). Comme il donne de l'amour à Pulchérie, il - cherche à dissimuler son âge aux spectateurs. _Quinze_ _ans_ ne - marque pas la durée du gouvernement de Pulchérie, mais c'est - l'âge qu'elle avait lorsqu'elle «empiéta le gouvernement sur son - frère.» - - [376] L'édition de 1682 donne seule ici le singulier - _vouloit_. - - [377] L'édition de 1692 a changé _nous_ eu _vous_; - Voltaire (1764) a gardé _nous_. - - [378] On a rapproché de ce passage ces vers de Voltaire - (_Mort de César_, acte III, scène IV): - - Ce colosse effrayant dont le monde est foulé, - En pressant l'univers, est lui-même ébranlé. - - [379] Procope, Aréobinde et Ardabure, qui est nommé - trois vers plus loin, avaient commandé les troupes romaines dans - la guerre de 421 contre les Perses. Voyez _l'Histoire - ecclesiastique_ de Socrate, livre VII, chapitres XVIII et XX. - Aréobinde figure avec Aspar dans les Fastes consulaires, à - l'année 434. - - [380] Si nous en croyons Socrate (au chapitre xviii déjà - cité), c'est Aréobinde qui tua en combat singulier le plus brave - des Perses. Quant à Ardabure, il surprit et fit périr dans une - embuscade sept des principaux officiers de leur armée. - - [381] Athénaïs, fille du sophiste athénien Léontius, - embrassa le christianisme, prit le nom d'Eudoxie, et, grâce à - l'influence de Pulchérie, épousa Théodose II le 7 juin 421. - Soupçonnée d'infidélité par son mari, elle se retira à Jérusalem, - où elle mourut en 460. - - [382] On lit _Vous m'aimiez_, pour _Vous m'aimez_, dans - l'édition de 1682. - - [383] Ælia Eudoxia, mère de Pulchérie, épousa Arcadius - en 395 et mourut en 404. Galla Placidia Augusta, sœur d'Arcadius - et d'Honorius, et par conséquent tante de Pulchérie, épousa un - général d'Honorius, Constance III, qui reçut le titre d'Auguste - en 421, et dont elle eut Honoria (voyez ci-dessus, p. 104, note - 1) et Valentinien III. - - [384] Dans l'édition de 1692: - - Vous avez mes souhaits, vous _avez_ mes amis. - - [385] Il y a ici une faute commune aux deux éditions de - 1673 et de 1682: le pronom _vous_ manque dans l'une et dans - l'autre. - - [386] Les deux éditions publiées du vivant de Corneille - (1673 et 1682) ont ici encore une même faute: _Porcope_, pour - _Procope_; partout ailleurs elles portent _Procope_. - - - - -ACTE II. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -MARTIAN, JUSTINE. - - JUSTINE. - - Notre illustre princesse est donc impératrice, - Seigneur? - - MARTIAN. - - A ses vertus on a rendu justice. 370 - Léon l'a proposée; et quand je l'ai suivi, - J'en ai vu le sénat au dernier point ravi; - Il a réduit soudain toutes ses voix en une, - Et s'est débarrassé de la foule importune, - Du turbulent espoir de tant de concurrents 375 - Que la soif de régner avoit mis sur les rangs. - - JUSTINE. - - Ainsi voilà Léon assuré de l'empire. - - MARTIAN. - - Le sénat, je l'avoue, avoit peine à l'élire, - Et contre les grands noms de ses compétiteurs - Sa jeunesse eût trouvé d'assez froids protecteurs: 380 - Non qu'il n'ait du mérite, et que son grand courage - Ne se pût tout promettre avec un peu plus d'âge; - On n'a point vu sitôt tant de rares exploits; - Mais et l'expérience, et les premiers emplois, - Le titre éblouissant de général d'armée, 385 - Tout ce qui peut enfin grossir la renommée, - Tout cela veut du temps; et l'amour aujourd'hui - Va faire ce qu'un jour son nom feroit pour lui. - - JUSTINE. - - Hélas! Seigneur. - - MARTIAN. - - Hélas! ma fille, quel mystère - T'oblige à soupirer de ce que dit un père? 390 - - JUSTINE. - - L'image de l'empire en de si jeunes mains - M'a tiré ce soupir pour l'État, que je plains. - - MARTIAN. - - Pour l'intérêt public rarement on soupire, - Si quelque ennui secret n'y mêle son martyre: - L'un se cache sous l'autre, et fait un faux éclat; 395 - Et jamais, à ton âge, on ne plaignit l'État. - - JUSTINE. - - A mon âge, un soupir semble dire qu'on aime: - Cependant vous avez soupiré tout de même, - Seigneur; et si j'osois vous le dire à mon tour.... - - MARTIAN. - - Ce n'est point à mon âge à soupirer d'amour, 400 - Je le sais; mais enfin chacun a sa foiblesse. - Aimerois-tu Léon? - - JUSTINE. - - Aimez-vous la princesse? - - MARTIAN. - - Oublie en ma faveur que tu l'as deviné, - Et démens un soupçon qu'un soupir t'a donné. - L'amour en mes pareils n'est jamais excusable: 405 - Pour peu qu'on s'examine, on s'en tient méprisable, - On s'en hait; et ce mal, qu'on n'ose découvrir, - Fait encor plus de peine à cacher qu'à souffrir; - Mais t'en faire l'aveu, c'est n'en faire à personne; - La part que le respect, que l'amitié t'y donne, 410 - Et tout ce que le sang en attire sur toi, - T'imposent de le taire une éternelle loi. - J'aime, et depuis dix ans ma flamme et mon silence - Font à mon triste cœur égale violence: - J'écoute la raison, j'en goûte les avis, 415 - Et les mieux écoutés sont le plus mal suivis[387]. - Cent fois en moins d'un jour je guéris et retombe; - Cent fois je me révolte, et cent fois je succombe: - Tant ce calme forcé, que j'étudie en vain, - Près d'un si rare objet s'évanouit soudain! 420 - - JUSTINE. - - Mais pourquoi lui donner vous-même la couronne, - Quand à son cher Léon c'est donner sa personne? - - MARTIAN. - - Apprends que dans un âge usé comme le mien, - Qui n'ose souhaiter ni même accepter rien, - L'amour hors d'intérêt s'attache à ce qu'il aime, 425 - Et n'osant rien pour soi, le sert contre soi-même. - - JUSTINE. - - N'ayant rien prétendu, de quoi soupirez-vous? - - MARTIAN. - - Pour ne prétendre rien, on n'est pas moins jaloux; - Et ces desirs, qu'éteint le déclin de la vie, - N'empêchent pas de voir avec un œil d'envie, 430 - Quand on est d'un mérite à pouvoir faire honneur, - Et qu'il faut qu'un autre âge emporte le bonheur. - Que le moindre retour vers nos belles années - Jette alors d'amertume en nos âmes gênées! - «Que n'ai-je vu le jour quelques lustres plus tard! 435 - Disois-je; en ses bontés peut-être aurois-je part, - Si le ciel n'opposoit auprès de la princesse - A l'excès de l'amour le manque de jeunesse; - De tant et tant de cœurs qu'il force à l'adorer, - Devois-je être le seul qui ne pût espérer?» 440 - J'aimois quand j'étois jeune, et ne déplaisois guère[388]: - Quelquefois de soi-même on cherchoit à me plaire; - Je pouvois aspirer au cœur le mieux placé; - Mais, hélas! j'étois jeune, et ce temps est passé; - Le souvenir en tue, et l'on ne l'envisage 445 - Qu'avec, s'il le faut dire, une espèce de rage; - On le repousse, on fait cent projets superflus: - Le trait qu'on porte au cœur s'enfonce d'autant plus; - Et ce feu, que de honte on s'obstine à contraindre, - Redouble par l'effort qu'on se fait pour l'éteindre. 450 - - JUSTINE. - - Instruit que vous étiez des maux que fait l'amour, - Vous en pouviez, Seigneur, empêcher le retour, - Contre toute sa ruse être mieux sur vos gardes. - - MARTIAN. - - Et l'ai-je regardé comme tu le regardes, - Moi qui me figurois que ma caducité 455 - Près de la beauté même étoit en sûreté? - Je m'attachois sans crainte à servir la princesse, - Fier de mes cheveux blancs, et fort de ma foiblesse; - Et quand je ne pensois qu'à remplir mon devoir, - Je devenois amant sans m'en apercevoir. 460 - Mon âme, de ce feu nonchalamment saisie, - Ne l'a point reconnu que par ma jalousie: - Tout ce qui l'approchoit vouloit me l'enlever, - Tout ce qui lui parloit cherchoit à m'en priver; - Je tremblois qu'à leurs yeux elle ne fût trop belle; 465 - Je les haïssois tous, comme plus dignes[389] d'elle, - Et ne pouvois souffrir qu'on s'enrichît d'un bien - Que j'enviois à tous sans y prétendre rien. - Quel supplice d'aimer un objet adorable, - Et de tant de rivaux se voir le moins aimable! 470 - D'aimer plus qu'eux ensemble, et n'oser de ses feux, - Quelques[390] ardents qu'ils soient, se promettre autant qu'eux! - On auroit deviné mon amour par ma peine, - Si la peur que j'en eus n'avoit fui tant de gêne. - L'auguste Pulchérie avoit beau me ravir, 475 - J'attendois à la voir qu'il la fallût servir: - Je fis plus, de Léon j'appuyai l'espérance; - La princesse l'aima, j'en eus la confiance, - Et la dissuadai de se donner à lui - Qu'il ne fût de l'empire ou le maître ou l'appui. 480 - Ainsi, pour éviter un hymen si funeste, - Sans rendre heureux Léon, je détruisois le reste; - Et mettant un long terme au succès de l'amour, - J'espérois de mourir avant ce triste jour. - Nous y voilà, ma fille, et du moins j'ai la joie 485 - D'avoir à son triomphe ouvert l'unique voie. - J'en mourrai du moment qu'il recevra sa foi, - Mais dans cette douceur qu'ils tiendront tout de moi. - J'ai caché si longtemps l'ennui qui me dévore, - Qu'en dépit que j'en aye, enfin il s'évapore: 490 - L'aigreur en diminue à te le raconter. - Fais-en autant du tien; c'est mon tour d'écouter. - - JUSTINE. - - Seigneur, un mot suffit pour ne vous en rien taire: - Le même astre a vu naître et la fille et le père; - Ce mot dit tout. Souffrez qu'une imprudente ardeur, 495 - Prête à s'évaporer, respecte ma pudeur. - Je suis jeune, et l'amour trouvoit une âme tendre - Qui n'avoit ni le soin ni l'art de se défendre: - La princesse, qui m'aime et m'ouvroit ses secrets, - Lui prêtoit contre moi d'inévitables traits, 500 - Et toutes les raisons dont s'appuyoit sa flamme - Étoient autant de dards qui me traversoient l'âme. - Je pris, sans y penser, son exemple pour loi: - «Un amant digne d'elle est trop digne de moi, - Disois-je; et s'il brûloit pour moi comme pour elle, 505 - Avec plus de bonté je recevrois son zèle.» - Plus elle m'en peignoit les rares qualités, - Plus d'une douce erreur mes sens étoient flattés. - D'un illustre avenir l'infaillible présage, - Qu'on voit si hautement écrit sur son visage, 510 - Son nom que je voyois croître de jour en jour, - Pour moi, comme pour elle, étoient dignes d'amour: - Je les voyois d'accord d'un heureux hyménée; - Mais nous n'en étions pas encore à la journée: - «Quelque obstacle imprévu rompra de si doux nœuds, - Ajoutois-je; et le temps éteint les plus beaux feux.» - C'est ce que m'inspiroit l'aimable rêverie - Dont jusqu'à ce grand jour ma flamme s'est nourrie; - Mon cœur, qui ne vouloit désespérer de rien, - S'en faisoit à toute heure un charmant entretien. 520 - Qu'on rêve avec plaisir, quand notre âme blessée - Autour de ce qu'elle aime est toute ramassée! - Vous le savez, Seigneur, et comme à tous propos - Un doux je ne sais quoi trouble notre repos: - Un sommeil inquiet sur de confus nuages 525 - Élève incessamment de flatteuses images, - Et sur leur vain rapport fait naître des souhaits - Que le réveil admire et ne dédit jamais. - Ainsi, près de tomber dans un malheur extrême, - J'en écartois l'idée en m'abusant moi-même; 530 - Mais il faut renoncer à des abus si doux; - Et je me vois, Seigneur, au même état que vous. - - MARTIAN. - - Tu peux aimer ailleurs, et c'est un avantage - Que n'ose se permettre[391] un amant de mon âge. - Choisis qui tu voudras, je saurai l'obtenir. 535 - Mais écoutons Aspar, que j'aperçois venir. - - -SCÈNE II. - -MARTIAN, ASPAR, JUSTINE. - - ASPAR. - - Seigneur, votre suffrage a réuni les nôtres: - Votre voix a plus fait que n'auroient fait cent autres; - Mais j'apprends qu'on murmure, et doute si le choix - Que fera la princesse aura toutes les voix. 540 - - MARTIAN. - - Et qui fait présumer de son incertitude - Qu'il aura quelque chose ou d'amer ou de rude? - - ASPAR. - - Son amour pour Léon: elle en fait son époux, - Aucun n'en veut douter. - - MARTIAN. - - Je le crois comme eux tous. - Qu'y trouve-t-on à dire, et quelle défiance...? 545 - - ASPAR. - - Il est jeune, et l'on craint son peu d'expérience. - Considérez, Seigneur, combien c'est hasarder: - Qui n'a fait qu'obéir saura mal commander; - On n'a point vu sous lui d'armée ou de province. - - MARTIAN. - - Jamais un bon sujet ne devint mauvais prince; 550 - Et si le ciel en lui répond mal à nos vœux, - L'auguste Pulchérie en sait assez pour deux. - Rien ne nous surprendra de voir la même chose - Où nos yeux se sont faits quinze ans[392] sous Théodose: - C'étoit un prince foible, un esprit mal tourné; 555 - Cependant avec elle il a bien gouverné. - - ASPAR. - - Cependant nous voyons six généraux d'armée - Dont au commandement l'âme est accoutumée: - Voudront-ils recevoir un ordre souverain - De qui l'a jusqu'ici toujours pris de leur main? 560 - Seigneur, il est bien dur de se voir sous un maître - Dont on le fut toujours, et dont on devroit l'être. - - MARTIAN. - - Et qui m'assurera que ces six généraux - Se réuniront mieux sous un de leurs égaux? - Plus un pareil mérite aux grandeurs nous appelle, 565 - Et plus la jalousie aux grands est naturelle. - - ASPAR. - - Je les tiens réunis, Seigneur, si vous voulez. - Il est, il est encor des noms plus signalés: - J'en sais qui leur plairoient; et s'il vous faut plus dire, - Avouez-en mon zèle, et je vous fais élire. 570 - - MARTIAN. - - Moi, Seigneur, dans un âge où la tombe m'attend! - Un maître pour deux jours n'est pas ce qu'on prétend. - Je sais le poids d'un sceptre, et connois trop mes forces - Pour être encor sensible à ces vaines amorces. - Les ans, qui m'ont usé l'esprit comme le corps, 575 - Abattroient tous les deux sous les moindres efforts; - Et ma mort, que par là vous verriez avancée, - Rendroit à tant d'égaux leur première pensée, - Et feroit une triste et prompte occasion - De rejeter l'État dans la division. 580 - - ASPAR. - - Pour éviter les maux qu'on en pourroit attendre, - Vous pourriez partager vos soins avec un gendre, - L'installer dans le trône, et le nommer César. - - MARTIAN. - - Il faudroit que ce gendre eût les vertus d'Aspar; - Mais vous aimez ailleurs, et ce seroit un crime 585 - Que de rendre infidèle un cœur si magnanime. - - ASPAR. - - J'aime, et ne me sens pas capable de changer; - Mais d'autres vous diroient que pour vous soulager, - Quand leur amour iroit jusqu'à l'idolâtrie, - Ils le sacrifieroient au bien de la patrie. 590 - - JUSTINE. - - Certes, qui m'aimeroit pour le bien de l'État - Ne me trouveroit pas, Seigneur, un cœur ingrat, - Et je lui rendrois grâce au nom de tout l'empire; - Mais vous êtes constant; et s'il vous faut plus dire, - Quoi que le bien public jamais puisse exiger, 595 - Ce ne sera pas moi qui vous ferai changer. - - MARTIAN. - - Revenons à Léon. J'ai peine à bien comprendre - Quels malheurs d'un tel choix nous aurions lieu d'attendre. - Quiconque vous verra le mari de sa sœur, - S'il ne le craint assez, craindra son défenseur; 600 - Et si vous me comptez encor pour quelque chose, - Mes conseils agiront comme sous Théodose. - - ASPAR. - - Nous en pourrons tous deux avoir le démenti. - - MARTIAN. - - C'est à faire à périr pour le meilleur parti: - Il ne m'en peut coûter qu'une mourante vie, 605 - Que l'âge et ses chagrins m'auront bientôt ravie. - Pour vous, qui d'un autre œil regardez ce danger, - Vous avez plus à vivre et plus à ménager; - Et je n'empêche pas qu'auprès de la princesse - Votre zèle n'éclate autant qu'il s'intéresse. 610 - Vous pouvez l'avertir de ce que vous croyez, - Lui dire de ce choix ce que vous prévoyez, - Lui proposer sans fard celui qu'elle doit faire. - La vérité lui plaît, et vous pourrez lui plaire. - Je changerai comme elle alors de sentiments, 615 - Et tiens mon âme prête à ses commandements. - - ASPAR. - - Parmi les vérités il en est de certaines - Qu'on ne dit point en face aux têtes souveraines, - Et qui veulent de nous un tour, un ascendant - Qu'aucun ne peut trouver qu'un ministre prudent: 620 - Vous ferez mieux valoir ces marques d'un vrai zèle. - M'en ouvrant avec vous, je m'acquitte envers elle; - Et n'ayant rien de plus qui m'amène en ce lieu, - Je vous en laisse maître, et me retire. Adieu. - - -SCÈNE III. - -MARTIAN, JUSTINE. - - MARTIAN. - - Le dangereux esprit! et qu'avec peu de peine 625 - Il manqueroit d'amour et de foi pour Irène! - Des rivaux de Léon il est le plus jaloux, - Et roule des projets qu'il ne dit pas à tous. - - JUSTINE. - - Il n'a pour but, Seigneur, que le bien de l'empire. - Détrônez la princesse, et faites-vous élire: 630 - C'est un amant pour moi que je n'attendois pas, - Qui vous soulagera du poids de tant d'États. - - MARTIAN. - - C'est un homme, et je veux qu'un jour il t'en souvienne, - C'est un homme à tout perdre, à moins qu'on le prévienne. - Mais Léon vient déjà nous vanter son bonheur: 635 - Arme-toi de constance, et prépare un grand cœur; - Et quelque émotion qui trouble ton courage, - Contre tout son désordre affermis ton visage. - - -SCÈNE IV. - -LÉON, MARTIAN, JUSTINE. - - LÉON. - - L'auriez-vous cru jamais, Seigneur? je suis perdu. - - MARTIAN. - - Seigneur, que dites-vous? ai-je bien entendu? 640 - - LÉON. - - Je le suis sans ressource, et rien plus ne me flatte. - J'ai revu Pulchérie, et n'ai vu qu'une ingrate: - Quand je crois l'acquérir, c'est lors que je la perds; - Et me détruis moi-même alors que je la sers. - - MARTIAN. - - Expliquez-vous, Seigneur, parlez en confiance; 645 - Fait-elle un autre choix? - - LÉON. - - Non, mais elle balance: - Elle ne me veut pas encor désespérer, - Mais elle prend du temps pour en délibérer. - Son choix n'est plus pour moi, puisqu'elle le diffère: - L'amour n'est point le maître alors qu'on délibère; 650 - Et je ne saurois plus me promettre sa foi, - Moi qui n'ai que l'amour qui lui parle pour moi. - Ah! Madame.... - - JUSTINE. - - Seigneur.... - - LÉON. - - Auriez-vous pu le croire? - - JUSTINE. - - L'amour qui délibère est sûr de sa victoire, - Et quand d'un vrai mérite il s'est fait un appui, 655 - Il n'est point de raisons qui ne parlent pour lui. - Souvent il aime à voir un peu d'impatience, - Et feint de reculer, lorsque plus il avance: - Ce moment d'amertume en rend les fruits plus doux. - Aimez, et laissez faire une âme toute à vous. 660 - - LÉON. - - Toute à moi! mon malheur n'est que trop véritable; - J'en ai prévu le coup, je le sens qui m'accable. - Plus elle m'assuroit de son affection, - Plus je me faisois peur de son ambition: - Je ne savois des deux quelle étoit la plus forte; 665 - Mais il n'est que trop vrai, l'ambition l'emporte; - Et si son cœur encor lui parle en ma faveur, - Son trône me dédaigne en dépit de son cœur. - Seigneur, parlez pour moi; parlez pour moi, Madame: - Vous pouvez tout sur elle, et lisez dans son âme. 670 - Peignez-lui bien mes feux, retracez-lui les siens; - Rappelez dans son cœur leurs plus doux entretiens; - Et si vous concevez de quelle ardeur je l'aime, - Faites-lui souvenir qu'elle m'aimoit de même. - Elle-même a brigué pour me voir souverain: 675 - J'étois, sans ce grand titre, indigne de sa main; - Mais si je ne l'ai pas, ce titre qui l'enchante, - Seigneur, à qui tient-il qu'à son humeur changeante? - Son orgueil contre moi doit-il s'en prévaloir, - Quand pour me voir au trône elle n'a qu'à vouloir? 680 - Le sénat n'a pour elle appuyé mon suffrage - Qu'afin que d'un beau feu ma grandeur fût l'ouvrage: - Il sait depuis quel temps il lui plaît de m'aimer; - Et quand il l'a nommée, il a cru me nommer. - Allez, Seigneur, allez empêcher son parjure; 685 - Faites qu'un empereur soit votre créature. - Que je vous céderois ce grand titre aisément, - Si vous pouviez sans lui me rendre heureux amant! - Car enfin mon amour n'en veut qu'à sa personne, - Et n'a d'ambition que ce qu'on m'en ordonne. 690 - - MARTIAN. - - Nous allons, et tous deux, Seigneur, lui faire voir - Qu'elle doit mieux user de l'absolu pouvoir. - Modérez cependant l'excès de votre peine; - Remettez vos esprits dans l'entretien d'Irène. - - LÉON. - - D'Irène? et ses conseils m'ont trahi, m'ont perdu. 695 - - MARTIAN. - - Son zèle pour un frère a fait ce qu'il a dû. - Pouvoit-elle prévoir cette supercherie - Qu'a faite[393] à votre amour l'orgueil de Pulchérie? - J'ose en parler ainsi, mais ce n'est qu'entre nous. - Nous lui rendrons l'esprit plus traitable et plus doux, - Et vous rapporterons son cœur et ce grand titre. - Allez. - - LÉON. - - Entre elle et moi que n'êtes-vous l'arbitre! - Adieu: c'est de vous seuls que je puis recevoir - De quoi garder encor quelque reste d'espoir. - - -SCÈNE V. - -MARTIAN, JUSTINE. - - MARTIAN. - - Justine, tu le vois, ce bienheureux obstacle 705 - Dont ton amour sembloit pressentir le miracle. - Je ne te défends point, en cette occasion, - De prendre un peu d'espoir sur leur division; - Mais garde-toi d'avoir une âme assez hardie - Pour faire à leur amour la moindre perfidie: 710 - Le mien de ce revers s'applique tant de part, - Que j'espère en mourir quelques moments plus tard. - Mais de quel front enfin leur donner à connoître - Les périls d'un amour que nous avons vu naître, - Dont nous avons tous deux été les confidents, 715 - Et peut-être formé les traits les plus ardents? - De tous leurs déplaisirs c'est nous rendre coupables: - Servons-les en amis, en amants véritables; - Le véritable amour n'est point intéressé. - Allons, j'achèverai comme j'ai commencé: 720 - Suis l'exemple, et fais voir qu'une âme généreuse - Trouve dans sa vertu de quoi se rendre heureuse, - D'un sincère devoir fait son unique bien, - Et jamais ne s'expose à se reprocher rien. - - -FIN DU SECOND ACTE. - - [387] Dans l'édition de 1692 et dans celle de Voltaire - (1764): - - Et les _plus_ écoutés sont _les_ plus mal suivis. - - [388] Suivant Fontenelle, Corneille parle ici de - lui-même. Voyez ci-dessus, p. 374. - - [389] L'édition de 1682 a ici une faute qui dénature le - sens: _digne_, au singulier, au lieu de _dignes_. - - [390] Voyez tome 1, p. 205, note 3. - - [391] Tel est le texte des deux éditions publiées du - vivant de Corneille (1673 et 1682). Thomas Corneille (1692) donne - _promettre_; Voltaire (1764) a gardé _permettre_. - - [392] Voyez ci-dessus, p. 381, note 375. - - [393] On lit _Qu'a fait_, sans accord, dans l'édition de - 1682. - - - - -ACTE III. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -PULCHÉRIE, MARTIAN, JUSTINE. - - PULCHÉRIE. - - Je vous ai dit mon ordre: allez, Seigneur, de grâce, 725 - Sauver[394] mon triste cœur du coup qui le menace; - Mettez tout le sénat dans ce cher intérêt. - - MARTIAN. - - Madame, il sait assez combien Léon vous plaît, - Et le nomme assez haut alors qu'il vous défère - Un choix que votre amour vous a déjà fait faire. 730 - - PULCHÉRIE. - - Que ne m'en fait-il donc une obligeante loi? - Ce n'est pas le choisir que s'en remettre à moi; - C'est attendre l'issue à couvert de l'orage: - Si l'on m'en applaudit, ce sera son ouvrage; - Et si j'en suis blâmée, il n'y veut point de part. 735 - En doute du succès, il en fuit le hasard; - Et lorsque je l'en veux garant vers tout le monde, - Il veut qu'à l'univers moi seule j'en réponde. - Ainsi m'abandonnant au choix de mes souhaits, - S'il est des mécontents, moi seule je les fais; 740 - Et je devrai moi seule apaiser le murmure - De ceux à qui ce choix semblera faire injure, - Prévenir leur révolte, et calmer les mutins - Qui porteront envie à nos heureux destins. - - MARTIAN. - - Aspar vous aura vue, et cette âme chagrine.... 745 - - PULCHÉRIE. - - Il m'a vue, et j'ai vu quel chagrin le domine; - Mais il n'a pas laissé de me faire juger - Du choix que fait mon cœur quel sera le danger. - Il part de bons avis quelquefois de la haine; - On peut tirer du fruit de tout ce qui fait peine; 750 - Et des plus grands desseins qui veut venir à bout - Prête l'oreille à tous, et fait profit de tout. - - MARTIAN. - - Mais vous avez promis, et la foi qui vous lie.... - - PULCHÉRIE. - - Je suis impératrice, et j'étois Pulchérie. - De ce trône, ennemi de mes plus doux souhaits, 755 - Je regarde l'amour comme un de mes sujets: - Je veux que le respect qu'il doit à ma couronne - Repousse l'attentat qu'il fait sur ma personne; - Je veux qu'il m'obéisse, au lieu de me trahir; - Je veux qu'il donne à tous l'exemple d'obéir; 760 - Et jalouse déjà de mon pouvoir suprême, - Pour l'affermir sur tous, je le prends sur moi-même. - - MARTIAN. - - Ainsi donc ce Léon qui vous étoit si cher.... - - PULCHÉRIE. - - Je l'aime d'autant plus qu'il m'en faut détacher. - - MARTIAN. - - Seroit-il à vos yeux moins digne de l'empire 765 - Qu'alors que vous pressiez le sénat de l'élire? - - PULCHÉRIE. - - Il falloit qu'on le vît des yeux dont je le voi, - Que de tout son mérite on convînt avec moi, - Et que par une estime éclatante et publique - On mît l'amour d'accord avec la politique. 770 - J'aurois déjà rempli l'espoir d'un si beau feu, - Si le choix du sénat m'en eût donné l'aveu: - J'aurois pris le parti dont il me faut défendre; - Et si jusqu'à Léon je n'ose plus descendre, - Il m'étoit glorieux, le voyant souverain, 775 - De remonter au trône en lui donnant la main. - - MARTIAN. - - Votre cœur tiendra bon pour lui contre tous autres. - - PULCHÉRIE. - - S'il a ces sentiments, ce ne sont pas les vôtres: - Non, Seigneur, c'est Léon, c'est son juste courroux, - Ce sont ses déplaisirs qui s'expliquent par vous: 780 - Vous prêtez votre bouche, et n'êtes pas capable - De donner à ma gloire un conseil qui l'accable. - - MARTIAN. - - Mais ses rivaux ont-ils plus de mérite? - - PULCHÉRIE. - - Non; - Mais ils ont plus d'emploi, plus de rang, plus de nom; - Et si de ce grand choix ma flamme est la maîtresse, 785 - Je commence à régner par un trait de foiblesse. - - MARTIAN. - - Et tenez-vous fort sûr qu'une légèreté - Donnera plus d'éclat à votre dignité? - Pardonnez-moi ce mot, s'il a trop de franchise, - Le peuple aura peut-être une âme moins soumise: 790 - Il aime à censurer ceux qui lui font la loi, - Et vous reprochera jusqu'au manque de foi. - - PULCHÉRIE. - - Je vous ai déjà dit ce qui m'en justifie: - Je suis impératrice, et j'étois Pulchérie. - J'ose vous dire plus: Léon a des jaloux, 795 - Qui n'en font pas, Seigneur, même estime que nous. - Pour surprenant que soit l'essai de son courage, - Les vertus d'empereur ne sont point de son âge: - Il est jeune, et chez eux c'est un si grand défaut, - Que ce mot prononcé détruit tout ce qu'il vaut. 800 - Si donc j'en fais le choix, je paroîtrai le faire - Pour régner sous son nom ainsi que sous mon frère. - Vous-même, qu'ils ont vu sous lui dans un emploi - Où vos conseils régnoient autant et plus que moi, - Ne donnerez-vous point quelque lieu de vous dire 805 - Que vous n'aurez voulu qu'un fantôme à l'empire, - Et que dans un tel choix vous vous serez flatté - De garder en vos mains toute l'autorité? - - MARTIAN. - - Ce n'est pas mon dessein, Madame, et s'il faut dire - Sur le choix de Léon ce que le ciel m'inspire, 810 - Dès cet heureux moment qu'il sera votre époux, - J'abandonne Byzance et prends congé de vous, - Pour aller, dans le calme et dans la solitude, - De la mort qui m'attend faire l'heureuse étude. - Voilà comme j'aspire à gouverner l'État. 815 - Vous m'avez commandé d'assembler le sénat; - J'y vais, Madame. - - PULCHÉRIE. - - Quoi? Martian m'abandonne, - Quand il faut sur ma tête affermir la couronne! - Lui, de qui le grand cœur, la prudence, la foi.... - - MARTIAN. - - Tout le prix que j'en veux, c'est de mourir à moi. 820 - - -SCÈNE II. - -PULCHÉRIE, JUSTINE. - - PULCHÉRIE. - - Que me dit-il, Justine, et de quelle retraite - Ose-t-il menacer l'hymen qu'il me souhaite? - De Léon près de moi ne se fait-il l'appui - Que pour mieux dédaigner de me servir sous lui? - Le hait-il? le craint-il? et par quelle autre cause.... 825 - - JUSTINE. - - Qui que vous épousiez, il voudra même chose. - - PULCHÉRIE. - - S'il étoit dans un âge à prétendre ma foi, - Comme il seroit de tous le plus digne de moi, - Ce qu'il donne à penser auroit quelque apparence; - Mais les ans l'ont dû mettre en entière assurance. 830 - - JUSTINE. - - Que savons-nous, Madame? est-il dessous les cieux - Un cœur impénétrable au pouvoir de vos yeux? - Ce qu'ils ont d'habitude à faire des conquêtes - Trouve à prendre vos fers les âmes toujours prêtes. - L'âge n'en met aucune à couvert de leurs traits: 835 - Non que sur Martian j'en sache les effets; - Il m'a dit comme à vous que ce grand hyménée - L'envoira[395] loin d'ici finir sa destinée; - Et si j'ose former quelque soupçon confus, - Je parle en général, et ne sais rien de plus. 840 - Mais pour votre Léon, êtes-vous résolue - A le perdre aujourd'hui de puissance absolue? - Car ne l'épouser pas, c'est le perdre en effet. - - PULCHÉRIE. - - Pour te montrer la gêne où son nom seul me met, - Soutire que je t'explique en faveur de sa flamme 845 - La tendresse du cœur après la grandeur d'âme. - Léon seul est ma joie, il est mon seul desir; - Je n'en puis choisir d'autre, et n'ose le choisir: - Depuis trois ans unie à cette chère idée, - J'en ai l'âme à toute heure, en tous lieux, obsédée; 850 - Rien n'en détachera mon cœur que le trépas, - Encore après ma mort n'en répondrois-je pas; - Et si dans le tombeau le ciel permet qu'on aime, - Dans le fond du tombeau je l'aimerai de même. - Trône qui m'éblouis, titres qui me flattez, 855 - Pourrez-vous me valoir ce que vous me coûtez? - Et de tout votre orgueil la pompe la plus haute - A-t-elle un bien égal à celui qu'elle m'ôte? - - JUSTINE. - - Et vous pouvez penser à prendre un autre époux? - - PULCHÉRIE. - - Ce n'est pas, tu le sais, à quoi je me résous. 860 - Si ma gloire à Léon me défend de me rendre, - De tout autre que lui l'amour sait me défendre. - Qu'il est fort cet amour! sauve-m'en, si tu peux; - Vois Léon, parle-lui, dérobe-moi ses vœux: - M'en faire un prompt larcin, c'est me rendre un service - Qui saura m'arracher des bords du précipice. - Je le crains, je me crains, s'il n'engage sa foi, - Et je suis trop à lui tant qu'il est tout à moi. - Sens-tu d'un tel effort ton amitié capable? - Ce héros n'a-t-il rien qui te paroisse aimable? 870 - Au pouvoir de tes yeux j'unirai mon pouvoir: - Parle, que résous-tu de faire? - - JUSTINE. - - Mon devoir. - Je sors d'un sang, Madame, à me rendre assez vaine - Pour attendre un époux d'une main souveraine, - Et n'ayant point d'amour que pour ma liberté, 875 - S'il la faut immoler à votre sûreté, - J'oserai.... Mais voici ce cher Léon, Madame; - Voulez-vous.... - - PULCHÉRIE. - - Laisse-moi consulter mieux mon âme; - Je ne sais pas encor trop bien ce que je veux: - Attends un nouvel ordre, et suspends tous tes vœux. 880 - - -SCÈNE III. - -PULCHÉRIE, LÉON, JUSTINE. - - PULCHÉRIE. - - Seigneur, qui vous ramène? est-ce l'impatience - D'ajouter à mes maux ceux de votre présence, - De livrer tout mon cœur à de nouveaux combats; - Et souffré-je trop peu quand je ne vous vois pas? - - LÉON. - - Je viens savoir mon sort. - - PULCHÉRIE. - - N'en soyez point en doute; 885 - Je vous aime et nous plains[396]: c'est là me peindre toute, - C'est tout ce que je sens; et si votre amitié - Sentoit pour mes malheurs quelque trait de pitié, - Elle m'épargneroit cette fatale vue, - Qui me perd, m'assassine, et vous-même vous tue. 890 - - LÉON. - - Vous m'aimez, dites-vous? - - PULCHÉRIE. - - Plus que jamais. - - LÉON. - - Hélas! - Je souffrirois bien moins si vous ne m'aimiez pas. - Pourquoi m'aimer encor seulement pour me plaindre? - - PULCHÉRIE. - - Comment cacher un feu que je ne puis éteindre? - - LÉON. - - Vous l'étouffez du moins sous l'orgueil scrupuleux 895 - Qui fait seul tous les maux dont nous mourons tous deux. - Ne vous en plaignez point, le vôtre est volontaire: - Vous n'avez que celui qu'il vous plaît de vous faire; - Et ce n'est pas pour être aux termes d'en mourir - Que d'en pouvoir guérir dès qu'on s'en veut guérir. 900 - - PULCHÉRIE. - - Moi seule je me fais les maux dont je soupire! - A-ce été sous mon nom que j'ai brigué l'empire? - Ai-je employé mes soins, mes amis, que pour vous? - Ai-je cherché par là qu'à vous voir mon époux? - Quoi? votre déférence à mes efforts s'oppose! 905 - Elle rompt mes projets, et seule j'en suis cause! - M'avoir fait obtenir plus qu'il ne m'étoit dû, - C'est ce qui m'a perdue, et qui vous a perdu. - Si vous m'aimiez, Seigneur, vous me deviez mieux croire, - Ne pas intéresser mon devoir et ma gloire: 910 - Ce sont deux ennemis que vous nous avez faits, - Et que tout notre amour n'apaisera jamais. - Vous m'accablez en vain de soupirs, de tendresse; - En vain mon triste cœur en vos maux s'intéresse, - Et vous rend, en faveur de nos communs desirs, 915 - Tendresse pour tendresse, et soupirs pour soupirs: - Lorsqu'à des feux si beaux je rends cette justice, - C'est l'amante qui parle; oyez l'impératrice. - Ce titre est votre ouvrage, et vous me l'avez dit: - D'un service si grand votre espoir s'applaudit, 920 - Et s'est fait en aveugle un obstacle invincible, - Quand il a cru se faire un succès infaillible. - Appuyé de mes soins, assuré de mon cœur, - Il falloit m'apporter la main d'un empereur, - M'élever jusqu'à vous en heureuse sujette: 925 - Ma joie étoit entière, et ma gloire parfaite; - Mais puis-je avec ce nom même chose pour vous? - Il faut nommer un maître, et choisir un époux: - C'est la loi qu'on m'impose, ou plutôt c'est la peine - Qu'on attache aux douceurs de me voir souveraine. 930 - Je sais que le sénat, d'une commune voix, - Me laisse avec respect la liberté du choix; - Mais il attend de moi celui du plus grand homme - Qui respire aujourd'hui dans l'une et l'autre Rome: - Vous l'êtes, j'en suis sûre, et toutefois, hélas! 935 - Un jour on le croira, mais.... - - LÉON. - - On ne le croit pas, - Madame: il faut encor du temps et des services; - Il y faut du destin quelques heureux caprices, - Et que la renommée, instruite en ma faveur, - Séduisant l'univers, impose à ce grand cœur. 940 - Cependant admirez comme un amant se flatte: - J'avois cru votre gloire un peu moins délicate; - J'avois cru mieux répondre à ce que je vous doi - En tenant tout de vous, qu'en vous l'offrant en moi; - Et qu'auprès d'un objet que l'amour sollicite, 945 - Ce même amour pour moi tiendroit lieu de mérite. - - PULCHÉRIE. - - Oui; mais le tiendra-t-il auprès de l'univers, - Qui sur un si grand choix tient tous ses yeux ouverts? - Peut-être le sénat n'ose encor vous élire, - Et si je m'y hasarde, osera m'en dédire; 950 - Peut-être qu'il s'apprête à faire ailleurs sa cour - Du honteux désaveu qu'il garde à notre amour; - Car ne nous flattons point, ma gloire inexorable - Me doit au plus illustre, et non au plus aimable; - Et plus ce rang m'élève, et plus sa dignité 955 - M'en fait avec hauteur une nécessité. - - LÉON. - - Rabattez ces hauteurs où tout le cœur s'oppose, - Madame, et pour tous deux hasardez quelque chose: - Tant d'orgueil et d'amour ne s'accordent pas bien; - Et c'est ne point aimer que ne hasarder rien. 960 - - PULCHÉRIE. - - S'il n'y faut que mon sang, je veux bien vous en croire; - Mais c'est trop hasarder qu'y hasarder ma gloire; - Et plus je ferme l'œil aux périls que j'y cours, - Plus je vois que c'est trop qu'y hasarder vos jours. - Ah! si la voix publique enfloit votre espérance 965 - Jusqu'à me demander pour vous la préférence, - Si des noms que la gloire à l'envi me produit - Le plus cher à mon cœur faisoit le plus de bruit, - Qu'aisément à ce bruit on me verroit souscrire, - Et remettre en vos mains ma personne et l'empire! 970 - Mais l'empire vous fait trop d'illustres jaloux: - Dans le fond de ce cœur je vous préfère à tous; - Vous passez les plus grands, mais ils sont plus en vue. - Vos vertus n'ont point eu toute leur étendue; - Et le monde, ébloui par des noms trop fameux, 975 - N'ose espérer de vous ce qu'il présume d'eux. - Vous aimez, vous plaisez: c'est tout auprès des femmes; - C'est par là qu'on surprend, qu'on enlève leurs âmes; - Mais pour remplir[397] un trône et s'y faire estimer, - Ce n'est pas tout, Seigneur, que de plaire et d'aimer. 980 - La plus ferme couronne est bientôt ébranlée, - Quand un effort d'amour semble l'avoir volée; - Et pour garder[398] un rang si cher à nos desirs, - Il faut un plus grand art que celui des soupirs. - Ne vous abaissez pas à la honte des larmes: 985 - Contre un devoir si fort ce sont de foibles armes; - Et si de tels secours vous couronnoient ailleurs, - J'aurois pitié d'un sceptre acheté par des pleurs. - - LÉON. - - Ah! Madame, aviez-vous de si fières pensées, - Quand vos bontés pour moi se sont intéressées? 990 - Me disiez-vous alors que le gouvernement - Demandoit un autre art que celui d'un amant? - Si le sénat eût joint ses suffrages aux vôtres, - J'en aurois paru digne autant ou plus qu'un autre: - Ce grand art de régner eût suivi tant de voix; 995 - Et vous-même.... - - PULCHÉRIE. - - Oui, Seigneur, j'aurois suivi ce choix. - Sûre que le sénat, jaloux de son suffrage, - Contre tout l'univers maintiendroit son ouvrage. - Tel contre vous et moi s'osera révolter, - Qui contre un si grand corps craindroit de s'emporter, 1000 - Et méprisant en moi ce que l'amour m'inspire, - Respecteroit en lui le démon[399] de l'empire. - - LÉON. - - Mais l'offre qu'il vous fait d'en croire tous vos vœux.... - - PULCHÉRIE. - - N'est qu'un refus moins rude et plus respectueux. - - LÉON. - - Quelles illusions de gloire chimérique, 1005 - Quels farouches égards de dure politique, - Dans ce cœur tout à moi, mais qu'en vain j'ai charmé, - Me font le plus aimable et le moins estimé? - - PULCHÉRIE. - - Arrêtez: mon amour ne vient que de l'estime. - Je vous vois un grand cœur, une vertu sublime[400], 1010 - Une âme, une valeur digne[401] de mes aïeux; - Et si tout le sénat avoit les mêmes yeux.... - - LÉON. - - Laissons là le sénat, et m'apprenez, de grâce, - Madame, à quel heureux je dois quitter la place, - Qui je dois imiter pour obtenir un jour 1015 - D'un orgueil souverain le prix d'un juste amour. - - PULCHÉRIE. - - J'aurai peine à choisir; choisissez-le vous-même, - Cet heureux, et nommez qui vous voulez que j'aime; - Mais vous souffrez assez, sans devenir jaloux. - J'aime; et si ce grand choix ne peut tomber sur vous, 1020 - Aucun autre du moins, quelque ordre qu'on m'en donne, - Ne se verra jamais maître de ma personne[402]: - Je le jure en vos mains, et j'y laisse mon cœur. - N'attendez rien de plus, à moins d'être empereur; - Mais j'entends empereur comme vous devez l'être, 1025 - Par le choix d'un sénat qui vous prenne pour maître, - Qui d'un État si grand vous fasse le soutien, - Et d'un commun suffrage autorise le mien. - Je le fais rassembler exprès pour vous élire, - Ou me laisser moi seule à gouverner l'empire, 1030 - Et ne plus m'asservir à ce dangereux choix, - S'il ne me veut pour vous donner toutes ses voix. - Adieu, Seigneur: je crains de n'être plus maîtresse - De ce que vos regards m'inspirent de foiblesse, - Et que ma peine, égale à votre déplaisir, 1035 - Ne coûte à mon amour quelque indigne soupir. - - -SCÈNE IV. - -LÉON, JUSTINE. - - LÉON. - - C'est trop de retenue, il est temps que j'éclate: - Je ne l'ai point nommée ambitieuse, ingrate; - Mais le sujet enfin va céder à l'amant, - Et l'excès du respect au juste emportement. 1040 - Dites-le-moi, Madame: a-t-on vu perfidie - Plus noire au fond de l'âme, au dehors plus hardie? - A-t-on vu plus d'étude attacher la raison - A l'indigne secours de tant de trahison? - Loin d'en baisser les yeux, l'orgueilleuse en fait gloire; 1045 - Elle nous l'ose peindre en illustre victoire. - L'honneur et le devoir eux seuls la font agir! - Et m'étant plus fidèle, elle auroit à rougir! - - JUSTINE. - - La gêne qu'elle en souffre égale bien la vôtre: - Pour vous, elle renonce à choisir aucun autre; 1050 - Elle-même en vos mains en a fait le serment. - - LÉON. - - Illusion nouvelle, et pur amusement! - Il n'est, Madame, il n'est que trop de conjonctures - Où les nouveaux serments sont de nouveaux parjures. - Qui sait l'art de régner les rompt avec éclat, 1055 - Et ne manque jamais de cent raisons d'État. - - JUSTINE. - - Mais si vous la piquiez d'un peu de jalousie[403], - Seigneur, si vous brouilliez par là sa fantaisie, - Son amour mal éteint pourroit vous rappeler, - Et sa gloire auroit peine à vous laisser aller. 1060 - - LÉON. - - Me soupçonneriez-vous d'avoir l'âme assez basse - Pour employer la feinte à tromper ma disgrâce? - Je suis jeune, et j'en fais trop mal ici ma cour - Pour joindre à ce défaut un faux éclat d'amour. - - JUSTINE. - - L'agréable défaut, Seigneur, que la jeunesse! 1065 - Et que de vos jaloux l'importune sagesse, - Toute fière qu'elle est, le voudroit racheter - De tout ce qu'elle croit et croira mériter! - Mais si feindre en amour à vos yeux est un crime, - Portez sans feinte ailleurs votre plus tendre estime: 1070 - Punissez tant d'orgueil par de justes dédains, - Et mettez votre cœur en de plus sûres mains. - - LÉON. - - Vous voyez qu'à son rang elle me sacrifie, - Madame, et vous voulez que je la justifie! - Qu'après tous les mépris qu'elle montre pour moi, 1075 - Je lui prête un exemple à me voler sa foi! - - JUSTINE. - - Aimez, à cela près, et sans vous mettre en peine - Si c'est justifier ou punir l'inhumaine; - Songez que si vos vœux en étoient mal reçus, - On pourroit avec joie accepter ses refus. 1080 - L'honneur qu'on se feroit à vous détacher d'elle - Rendroit cette conquête et plus noble et plus belle. - Plus il faut de mérite à vous rendre inconstant, - Plus en auroit de gloire un cœur qui vous attend; - Car peut-être en est-il que la princesse même 1085 - Condamne à vous aimer dès que vous direz: «J'aime.» - Adieu: c'en est assez pour la première fois. - - LÉON. - - O ciel, délivre-moi du trouble où tu me vois! - - -FIN DU TROISIÈME ACTE. - - [394] Dans l'édition de Voltaire (1764), il y a - _sauvez_, au lieu de _sauver_. - - [395] Voltaire (1764) a changé _l'envoira_ en - _l'enverra_. - - [396] Thomas Corneille (1692) et Voltaire (1764) ont - substitué _vous plains à nous plains_, qui est la leçon des deux - éditions publiées du vivant de l'auteur (1673 et 1682). - - [397] L'édition de 1682 porte seule _emplir_, au lieu de - _remplir_. - - [398] _Garder_ a été changé en _gagner_ dans l'édition - de 1692. - - [399] _Le démon_, le génie. - - [400] _Var._ Je vous vois un cœur grand, une vertu - sublime. (1673) - - [401] Il y a _digne_, au singulier, dans toutes les - éditions anciennes, y compris celles de 1692 et de Voltaire - (1764). - - [402] Voyez ci-dessus l'avis _Au lecteur_, p. 377: «Elle - proposa son mariage à Martian, à la charge qu'il lui permettroit - de garder sa virginité, qu'elle avoit vouée et consacrée à - Dieu.» - - [403] Voici pour ce vers la leçon de 1692: - - Mais si vous la piquiez un peu de jalousie. - - --L'édition de 1682 a _piquez_ et _brouillez_, au présent. - - - - -ACTE IV. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -JUSTINE, IRÈNE. - - JUSTINE. - - Non, votre cher Aspar n'aime point la princesse: - Ce n'est que pour le rang que tout son cœur s'empresse; - Et si l'on eût choisi mon père pour César, - J'aurois déjà les vœux de cet illustre Aspar. - Il s'en est expliqué tantôt en ma présence; - Et tout ce que pour elle il a de complaisance, - Tout ce qu'il lui veut faire ou craindre ou dédaigner, 1095 - Ne doit être imputé qu'à l'ardeur de régner. - Pulchérie a des yeux qui percent le mystère, - Et le croit plus rival qu'ami de ce cher frère; - Mais comme elle balance, elle écoute aisément - Tout ce qui peut d'abord flatter son sentiment: 1100 - Voilà ce que j'en sais[404]. - - IRÈNE. - - Je ne suis point surprise - De tout ce que d'Aspar m'apprend votre franchise. - Vous ne m'en dites rien que ce que j'en ai dit, - Lorsqu'à Léon tantôt j'ai dépeint son esprit; - Et j'en ai pénétré l'ambition secrète 1105 - Jusques à pressentir l'offre qu'il vous a faite. - Puisque en vain[405] je m'attache à qui ne m'aime pas, - Il faut avec honneur franchir ce mauvais pas: - Il faut, à son exemple, avoir ma politique, - Trouver à ma disgrâce une face héroïque, 1110 - Donner à ce divorce une illustre couleur, - Et sous de beaux dehors dévorer ma douleur. - Dites-moi cependant, que deviendra mon frère? - D'un si parfait amour que faut-il qu'il espère? - - JUSTINE. - - On l'aime, et fortement, et bien plus qu'on ne veut; 1115 - Mais pour s'en détacher, on fait tout ce qu'on peut. - Faut-il vous dire tout? On m'a commandé même - D'essayer contre lui l'art et le stratagème. - On me devra beaucoup si je puis l'ébranler, - On me donne son cœur, si je le puis voler; 1120 - Et déjà pour essai de mon obéissance, - J'ai porté quelque attaque, et fait un peu d'avance. - Vous pouvez bien juger comme il a rebuté, - Fidèle amant qu'il est, cette importunité; - Mais pour peu qu'il vous plût appuyer l'artifice, 1125 - Cet appui tiendroit lieu d'un signalé service. - - IRÈNE. - - Ce n'est point un service à prétendre de moi - Que de porter mon frère à garder mal sa foi; - Et quand à vous aimer j'aurois su le réduire, - Quel fruit son changement pourroit-il lui produire? 1130 - Vous qui ne l'aimez point, pourriez-vous l'accepter? - - JUSTINE. - - Léon ne sauroit être un homme à rejeter; - Et l'on voit si souvent, après la foi donnée, - Naître un parfait amour d'un pareil hyménée, - Que si de son côté j'y voyois quelque jour, 1135 - J'espérerois bientôt de l'aimer à mon tour. - - IRÈNE. - - C'est trop et trop peu dire. Est-il encore à naître, - Cet amour? Est-il né? - - JUSTINE. - - Cela pourroit bien être[406]. - Ne l'examinons point avant qu'il en soit temps; - L'occasion viendra peut-être, et je l'attends. 1140 - - IRÈNE. - - Et vous servez Léon auprès de la princesse? - - JUSTINE. - - Avec sincérité pour lui je m'intéresse; - Et si j'en étois crue, il auroit le bonheur - D'en obtenir la main, comme il en a le cœur. - J'obéis cependant aux ordres qu'on me donne, 1145 - Et souffrirois ses vœux, s'il perdoit la couronne. - Mais la princesse vient. - - -SCÈNE II. - -PULCHÉRIE, IRÈNE, JUSTINE. - - PULCHÉRIE. - - Que fait ce malheureux, - Irène? - - IRÈNE. - - Ce qu'on fait dans un sort rigoureux: - Il soupire, il se plaint. - - PULCHÉRIE. - - De moi? - - IRÈNE. - - De sa fortune. - - PULCHÉRIE. - - Est-il bien convaincu qu'elle nous est commune, 1150 - Qu'ainsi que lui[407] du sort j'accuse la rigueur? - - IRÈNE. - - Je ne pénètre point jusqu'au fond de son cœur; - Mais je sais qu'au dehors sa douleur vous respecte: - Elle se tait de vous. - - PULCHÉRIE. - - Ah! qu'elle m'est suspecte! - Un modeste reproche à ses maux siéroit bien: 1155 - C'est me trop accuser que de n'en dire rien. - M'auroit-il oubliée, et déjà dans son âme - Effacé tous les traits d'une si belle flamme? - - IRÈNE. - - C'est par là qu'il devroit soulager ses ennuis, - Madame; et de ma part j'y fais ce que je puis. 1160 - - PULCHÉRIE. - - Ah! ma flamme n'est pas à tel point affoiblie, - Que je puisse endurer, Irène, qu'il m'oublie. - Fais-lui, fais-lui plutôt soulager son ennui - A croire que je souffre autant et plus que lui. - C'est une vérité que j'ai besoin qu'il croie, 1165 - Pour mêler à mes maux quelque inutile joie, - Si l'on peut nommer joie une triste douceur - Qu'un digne amour conserve en dépit du malheur. - L'âme qui l'a sentie en est toujours charmée, - Et même en n'aimant plus, il est doux d'être aimée. - - JUSTINE. - - Vous souvient-il encor de me l'avoir donné, - Madame? et ce doux soin dont votre esprit gêné.... - - PULCHÉRIE. - - Souffre un reste d'amour qui me trouble et m'accable. - Je ne t'en ai point fait un don irrévocable; - Mais je te le redis, dérobe-moi ses vœux; 1175 - Séduis, enlève-moi son cœur, si tu le peux. - J'ai trop mis à l'écart celui d'impératrice; - Reprenons avec lui ma gloire et mon supplice: - C'en est un, et bien rude, à moins que le sénat - Mette d'accord ma flamme et le bien de l'État. 1180 - - IRÈNE. - - N'est-ce point avilir votre pouvoir suprême - Que mendier ailleurs ce qu'il peut de lui-même? - - PULCHÉRIE. - - Irène, il te faudroit les mêmes yeux qu'à moi - Pour voir la moindre part de ce que je prévoi. - Épargne à mon amour la douleur de te dire 1185 - A quels troubles ce choix hasarderoit l'empire: - Je l'ai déjà tant dit, que mon esprit lassé - N'en sauroit plus souffrir le portrait retracé. - Ton frère a l'âme grande, intrépide, sublime; - Mais d'un peu de jeunesse on lui fait un tel crime, 1190 - Que si tant de vertus n'ont que moi pour appui, - En faire un empereur, c'est me perdre avec lui. - - IRÈNE. - - Quel ordre a pu du trône exclure la jeunesse? - Quel astre à nos beaux jours enchaîne la foiblesse? - Les vertus, et non l'âge, ont droit à ce haut rang; 1195 - Et n'étoit le respect qu'imprime votre sang, - Je dirois que Léon vaudroit bien Théodose. - - PULCHÉRIE. - - Sans doute; et toutefois ce n'est pas même chose. - Foible qu'étoit ce prince à régir tant d'États, - Il avoit des appuis que ton frère n'a pas: 1200 - L'empire en sa personne étoit héréditaire; - Sa naissance le tint d'un aïeul et d'un père[408]; - Il régna dès l'enfance, et régna sans jaloux, - Estimé d'assez peu, mais obéi de tous. - Léon peut succéder aux droits de la puissance, 1205 - Mais non pas au bonheur de cette obéissance: - Tant ce trône, où l'amour par ma main l'auroit mis, - Dans mes premiers sujets lui feroit d'ennemis! - Tout ce qu'ont vu d'illustre et la paix et la guerre - Aspire à ce grand nom de maître de la terre: 1210 - Tous regardent l'empire ainsi qu'un bien commun - Que chacun veut pour soi, tant qu'il n'est à pas un. - Pleins de leur renommée, enflés de leurs services, - Combien ce choix pour eux aura-t-il d'injustices, - Si ma flamme obstinée et ses odieux soins 1215 - L'arrêtent sur celui qu'ils estiment le moins! - Léon est d'un mérite à devenir leur maître; - Mais comme c'est l'amour qui m'aide à le connoître, - Tout ce qui contre nous s'osera mutiner - Dira que je suis seule à me l'imaginer. 1220 - - IRÈNE. - - C'est donc en vain pour lui qu'on prie et qu'on espère? - - PULCHÉRIE. - - Je l'aime, et sa personne à mes yeux est bien chère; - Mais si le ciel pour lui n'inspire le sénat, - Je sacrifierai tout au bonheur de l'État. - - IRÈNE. - - Que pour vous imiter j'aurois l'âme ravie 1225 - D'immoler à l'État le bonheur de ma vie! - Madame, ou de Léon faites-nous un César, - Ou portez ce grand choix sur le fameux Aspar: - Je l'aime, et ferois gloire, en dépit de ma flamme, - De faire un maître à tous de celui de mon âme; 1230 - Et pleurant pour le frère en ce grand changement, - Je m'en consolerois à voir régner l'amant. - Des deux têtes qu'au monde on me voit les plus chères, - Élevez l'une ou l'autre au trône de vos pères: - Daignez.... - - PULCHÉRIE. - - Aspar seroit digne d'un tel honneur, 1235 - Si vous pouviez, Irène, un peu moins sur son cœur. - J'aurois trop à rougir si sous le nom de femme - Je le faisois régner sans régner dans son âme; - Si j'en avois le titre, et vous tout le pouvoir, - Et qu'entre nous ma cour partageât son devoir. 1240 - - IRÈNE. - - Ne l'appréhendez pas: de quelque ardeur qu'il m'aime, - Il est plus à l'État, Madame, qu'à lui-même. - - PULCHÉRIE. - - Je le crois comme vous, et que sa passion - Regarde plus l'État que vous, moi, ni Léon. - C'est vous entendre, Irène, et vous parler sans feindre: 1245 - Je vois ce qu'il projette, et ce qu'il en faut craindre. - L'aimez-vous? - - IRÈNE. - - Je l'aimai, quand je crus qu'il m'aimoit: - Je voyois sur son front un air qui me charmoit; - Mais depuis que le temps m'a fait mieux voir sa flamme, - J'ai presque éteint la mienne et dégagé mon âme. 1250 - - PULCHÉRIE. - - Achevez. Tel qu'il est, voulez-vous l'épouser? - - IRÈNE. - - Oui, Madame, ou du moins le pouvoir refuser. - Après deux ans d'amour il y va de ma gloire: - L'affront seroit trop grand, et la tache trop noire, - Si dans la conjoncture où l'on est aujourd'hui 1255 - Il m'osoit regarder comme indigne de lui. - Ses desseins vont plus haut; et voyant qu'il vous aime, - Bien que peut-être moins que votre diadème, - Je n'ai vu rien en moi qui le pût retenir; - Et je ne vous l'offrois que pour le prévenir. 1260 - C'est ainsi que j'ai cru me mettre en assurance - Par l'éclat généreux d'une fausse apparence: - Je vous cédois un bien que je ne puis garder, - Et qu'à vous seule enfin ma gloire peut céder. - - PULCHÉRIE. - - Reposez-vous sur moi. Votre Aspar vient. - - -SCÈNE III. - -PULCHÉRIE, ASPAR, IRÈNE, JUSTINE. - - ASPAR. - - Madame, 1265 - Déjà sur vos desseins j'ai lu dans plus d'une âme, - Et crois de mon devoir de vous mieux avertir - De ce que sur tous deux on m'a fait pressentir. - J'espère pour Léon, et j'y fais mon possible; - Mais j'en prévois, Madame, un murmure infaillible, 1270 - Qui pourra se borner à quelque émotion, - Et peut aller plus loin que la sédition. - - PULCHÉRIE. - - Vous en savez l'auteur: parlez, qu'on le punisse; - Que moi-même au sénat j'en demande justice. - - ASPAR. - - Peut-être est-ce quelqu'un que vous pourriez choisir. 1275 - S'il vous falloit ailleurs tourner votre désir, - Et dont le choix illustre à tel point sauroit plaire, - Que[409] nous n'aurions à craindre aucun parti contraire. - Comme à vous le nommer, ce seroit fait de lui, - Ce seroit à l'empire ôter un ferme appui, 1280 - Et livrer un grand cœur à sa perte certaine, - Quand il n'est pas encor digne de votre haine. - - PULCHÉRIE. - - On me fait mal sa cour avec de tels avis, - Qui sans nommer personne, en nomment plus de dix. - Je hais l'empressement de ces devoirs sincères, 1285 - Qui ne jette en l'esprit que de vagues chimères, - Et ne me présentant qu'un obscur avenir, - Me donne tout à craindre, et rien à prévenir. - - ASPAR. - - Le besoin de l'État est souvent un mystère - Dont la moitié se dit, et l'autre est bonne à taire. 1290 - - PULCHÉRIE. - - Il n'est souvent aussi qu'un pur fantôme en l'air - Que de secrets ressorts font agir et parler, - Et s'arrête où le fixe une âme prévenue, - Qui pour ses intérêts le forme et le remue. - Des besoins de l'État si vous êtes jaloux, 1295 - Fiez-vous-en à moi, qui les vois mieux que vous. - Martian, comme vous, à vous parler sans feindre, - Dans le choix de Léon voit quelque chose à craindre; - Mais il m'apprend de qui je dois me défier; - Et je puis, si je veux, me le sacrifier. 1300 - - ASPAR. - - Qui nomme-t-il, Madame? - - PULCHÉRIE. - - Aspar, c'est un mystère - Dont la moitié se dit, et l'autre est bonne à taire. - Si l'on hait tant Léon, du moins réduisez-vous - A faire qu'on m'admette à régner sans époux. - - ASPAR. - - Je ne l'obtiendrai point, la chose est sans exemple. 1305 - - PULCHÉRIE. - - La matière au vrai zèle en est d'autant plus ample; - Et vous en montrerez de plus rares effets - En obtenant pour moi ce qu'on n'obtint jamais. - - ASPAR. - - Oui; mais qui voulez-vous que le sénat vous donne, - Madame, si Léon.... - - PULCHÉRIE. - - Ou Léon, ou personne. 1310 - A l'un de ces deux points amenez les esprits. - Vous adorez Irène, Irène est votre prix; - Je la laisse avec vous, afin que votre zèle - S'allume à ce beau feu que vous avez pour elle. - Justine, suivez-moi. - - -SCÈNE IV. - -ASPAR, IRÈNE. - - IRÈNE. - - Ce prix qu'on vous promet 1315 - Sur votre âme, Seigneur, doit faire peu d'effet. - La mienne, toute acquise à votre ardeur sincère, - Ne peut à ce grand cœur tenir lieu de salaire; - Et l'amour à tel point vous rend maître du mien, - Que me donner à vous, c'est ne vous donner rien. 1320 - - ASPAR. - - Vous dites vrai, Madame; et du moins j'ose dire - Que me donner un cœur au-dessous de l'empire, - Un cœur qui me veut faire une honteuse loi, - C'est ne me donner rien qui soit digne de moi. - - IRÈNE. - - Indigne que je suis d'une foi si douteuse, 1325 - Vous fais-je quelque loi qui puisse être honteuse? - Et si Léon devoit l'empire à votre appui, - Lui qui vous y feroit le premier d'après lui, - Auriez-vous à rougir de l'en avoir fait maître, - Seigneur, vous qui voyez que vous ne pouvez l'être? 1330 - Mettez-vous, j'y consens, au-dessus de l'amour, - Si pour monter au trône, il s'offre quelque jour. - Qu'à ce glorieux titre un amant soit volage, - Je puis l'en estimer, l'en aimer davantage, - Et voir avec plaisir la belle ambition 1335 - Triompher d'une ardente et longue passion. - L'objet le plus charmant doit céder à l'empire: - Régnez; j'en dédirai mon cœur s'il en soupire. - Vous ne m'en croyez pas, Seigneur; et toutefois - Vous régneriez bientôt si l'on suivoit ma voix. 1340 - Apprenez à quel point pour vous je m'intéresse. - Je viens de vous offrir moi-même à la princesse; - Et je sacrifiois mes plus chères ardeurs - A l'honneur de vous mettre au faîte des grandeurs. - Vous savez sa réponse: «Ou Léon, ou personne.» 1345 - - ASPAR. - - C'est agir en amante et généreuse et bonne; - Mais sûre d'un refus qui doit rompre le coup, - La générosité ne coûte pas beaucoup. - - IRÈNE. - - Vous voyez les chagrins où cette offre m'expose, - Et ne me voulez pas devoir la moindre chose! 1350 - Ah! si j'osois, Seigneur, vous appeler ingrat! - - ASPAR. - - L'offre sans doute est rare, et feroit grand éclat, - Si pour mieux éblouir vous aviez eu l'adresse - D'ébranler tant soit peu l'esprit de la princesse. - Elle est impératrice, et d'un seul: «Je le veux,» 1355 - Elle peut de Léon faire un monarque heureux: - Qu'a-t-il besoin de moi, lui qui peut tout sur elle? - - IRÈNE. - - N'insultez point, Seigneur, une flamme si belle. - L'amour, las de gémir sous les raisons d'État, - Pourroit n'en croire pas tout à fait le sénat. 1360 - - ASPAR. - - L'amour n'a qu'à parler: le sénat, quoi qu'on pense, - N'aura que du respect et de la déférence; - Et de l'air dont la chose a déjà pris son cours, - Léon pourra se voir empereur pour trois jours. - - IRÈNE. - - Trois jours peuvent suffire à faire bien des choses: 1365 - La cour en moins de temps voit cent métamorphoses; - En moins de temps un prince à qui tout est permis - Peut rendre ce qu'il doit aux vrais et faux amis. - - ASPAR. - - L'amour qui parle ainsi ne paroît pas fort tendre. - Mais je vous aime assez pour ne vous pas entendre; 1370 - Et dirai toutefois, sans m'en embarrasser, - Qu'il est un peu bien tôt pour vous de menacer. - - IRÈNE. - - Je ne menace point, Seigneur; mais je vous aime - Plus que moi, plus encor que ce cher frère même. - L'amour tendre est timide, et craint pour son objet, 1375 - Dès qu'il lui voit former un dangereux projet. - - ASPAR. - - Vous m'aimez, je le crois; du moins cela peut être; - Mais de quelle façon le faites-vous connoître? - L'amour inspire-t-il ce rare empressement - De voir régner un frère aux dépens d'un amant? 1380 - - IRÈNE. - - Il m'inspire à regret la peur de votre perte. - Régnez, je vous l'ai dit, la porte en est ouverte; - Vous avez du mérite, et je manque d'appas; - Dédaignez, quittez-moi, mais ne vous perdez pas. - Pour le salut d'un frère ai-je si peu d'alarmes, 1385 - Qu'il y faille ajouter d'autres sujets de larmes? - C'est assez que pour vous j'ose en vain soupirer; - Ne me réduisez point, Seigneur, à vous pleurer. - - ASPAR. - - Gardez, gardez vos pleurs pour ceux qui sont à plaindre: - Puisque vous m'aimez tant, je n'ai point lieu de craindre. 1390 - Quelque peine qu'on doive à ma témérité, - Votre main qui m'attend fera ma sûreté; - Et contre le courroux le plus inexorable - Elle me servira d'asile inviolable. - - IRÈNE. - - Vous la voudrez peut-être, et la voudrez trop tard. 1395 - Ne vous exposez point, Seigneur, à ce hasard; - Je doute si j'aurois toujours même tendresse, - Et pourrois[410] de ma main n'être pas la maîtresse. - Je vous parle sans feindre, et ne sais point railler - Lorsqu'au salut commun il nous faut travailler. 1400 - - ASPAR. - - Et je veux bien aussi vous répondre sans feindre. - J'ai pour vous un amour à ne jamais s'éteindre, - Madame; et dans l'orgueil que vous-même approuvez, - L'amitié de Léon a ses droits conservés; - Mais ni cette amitié, ni cet amour si tendre, 1405 - Quelques soins, quelque effort qu'il vous en plaise attendre, - Ne me verront jamais l'esprit persuadé - Que je doive obéir à qui j'ai commandé, - A qui, si j'en puis croire un cœur qui vous adore, - J'aurai droit, et longtemps, de commander encore. 1410 - Ma gloire, qui s'oppose à cet abaissement, - Trouve en tous mes égaux le même sentiment. - Ils ont fait la princesse arbitre de l'empire: - Qu'elle épouse Léon, tous sont prêts d'y souscrire; - Mais je ne réponds pas d'un long respect en tous, 1415 - A moins qu'il associe aussitôt l'un de nous. - La chose est peu nouvelle, et je ne vous propose - Que ce que l'on a fait pour le grand Théodose[411]. - C'est par là que l'empire est tombé dans ce sang - Si fier de sa naissance et si jaloux du rang. 1420 - Songez sur cet exemple à vous rendre justice, - A me faire empereur pour être impératrice: - Vous avez du pouvoir, Madame; usez-en bien, - Et pour votre intérêt attachez-vous au mien. - - IRÈNE. - - Léon dispose-t-il du cœur de la princesse? 1425 - C'est un cœur fier et grand: le partage la blesse; - Elle veut tout ou rien; et dans ce haut pouvoir - Elle éteindra l'amour plutôt que d'en déchoir. - Près d'elle avec le temps nous pourrons davantage: - Ne pressons point, Seigneur, un si juste partage. 1430 - - ASPAR. - - Vous le voudrez peut-être, et le voudrez trop tard: - Ne laissez point longtemps nos destins au hasard. - J'attends de votre amour cette preuve nouvelle. - Adieu, Madame. - - IRÈNE. - - Adieu. L'ambition est belle; - Mais vous n'êtes, Seigneur, avec ce sentiment, 1435 - Ni véritable ami, ni véritable amant. - - -FIN DU QUATRIÈME ACTE. - - [404] Dans l'édition de 1692: «Voilà ce que je sais.» - - [405] Thomas Corneille (1692) a remplacé _en vain_ par - _enfin_. - - [406] Cet hémistiche se trouve dans _Polyeucte_. Voyez - tome III, p. 501, vers 323. - - [407] On lit: «Qu'ainsi _de_ lui,» dans les deux - éditions de 1673 et de 1682. - - [408] Théodose le Grand et Arcadius. - - [409] L'édition de 1682 porte par erreur _Quand_, pour - _Que_. - - [410] On lit: «Je pourrois,» pour «Et pourrois,» dans - l'édition de 1692. - - [411] Après la mort de Valens, Gratien proposa à - Théodose de partager l'empire et le proclama empereur d'Orient. - - - - -ACTE V. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -PULCHÉRIE, JUSTINE. - - PULCHÉRIE. - - Justine, plus j'y pense, et plus je m'inquiète: - Je crains de n'avoir plus une amour si parfaite, - Et que si de Léon on me fait un époux, - Un bien si désiré ne me soit plus si doux. 1440 - Je ne sais si le rang m'auroit fait changer d'âme; - Mais je tremble à penser que je serois sa femme, - Et qu'on n'épouse point l'amant le plus chéri, - Qu'on ne se fasse un maître aussitôt qu'un mari. - J'aimerois à régner avec l'indépendance 1445 - Que des vrais souverains s'assure la prudence; - Je voudrois que le ciel inspirât au sénat - De me laisser moi seule à gouverner l'État, - De m'épargner ce maître, et vois d'un œil d'envie[412] - Toujours Sémiramis, et toujours Zénobie. 1450 - On triompha de l'une; et pour Sémiramis, - Elle usurpa le nom et l'habit de son fils; - Et sous l'obscurité d'une longue tutelle, - Cet habit et ce nom régnoient tous deux plus qu'elle. - Mais mon cœur de leur sort n'en est pas moins jaloux: 1455 - C'étoit régner enfin, et régner sans époux. - Le triomphe n'en fait qu'affermir la mémoire; - Et le déguisement n'en détruit point la gloire. - - JUSTINE. - - Que les choses bientôt prendroient un autre tour - Si le sénat prenoit le parti de l'amour! 1460 - Que bientôt.... Mais je vois Aspar avec mon père. - - PULCHÉRIE. - - Sachons d'eux quel destin le ciel vient de me faire. - - -SCÈNE II. - -MARTIAN, ASPAR, PULCHÉRIE, JUSTINE. - - MARTIAN. - - Madame, le sénat nous députe tous deux - Pour vous jurer encor qu'il suivra tous vos vœux. - Après qu'entre vos mains il a remis l'empire, 1465 - C'est faire un attentat que de vous rien prescrire; - Et son respect vous prie une seconde fois - De lui donner vous seule un maître à votre choix. - - PULCHÉRIE. - - Il pouvoit le choisir. - - MARTIAN. - - Il s'en défend l'audace, - Madame; et sur ce point il vous demande grâce. 1470 - - PULCHÉRIE. - - Pourquoi donc m'en fait-il une nécessité? - - MARTIAN. - - Pour donner plus de force à votre autorité. - - PULCHÉRIE. - - Son zèle est grand pour elle: il faut le satisfaire. - Et lui mieux obéir qu'il n'a daigné me plaire. - Sexe, ton sort en moi ne peut se démentir: 1475 - Pour être souveraine il faut m'assujettir, - En[413] montant sur le trône entrer dans l'esclavage, - Et recevoir des lois de qui me rend hommage. - Allez, dans quelques jours je vous ferai savoir - Le choix que par son ordre aura fait mon devoir. 1480 - - ASPAR. - - Il tiendroit à faveur et bien haute et bien rare - De le savoir, Madame, avant qu'il se sépare. - - PULCHÉRIE. - - Quoi? pas un seul moment pour en délibérer. - Mais je ferois un crime à le plus différer; - Il vaut mieux, pour essai de ma toute-puissance, 1485 - Montrer un digne effet de pleine obéissance. - Retirez-vous, Aspar: vous aurez votre tour. - - -SCÈNE III. - -PULCHÉRIE, MARTIAN, JUSTINE. - - PULCHÉRIE. - - On m'a dit que pour moi vous aviez de l'amour, - Seigneur; seroit-il vrai? - - MARTIAN. - - Qui vous l'a dit, Madame? - - PULCHÉRIE. - - Vos services, mes yeux, le trouble de votre âme, 1490 - L'exil que mon hymen vous devoit imposer: - Sont-ce là des témoins, Seigneur, à récuser? - - MARTIAN. - - C'est donc à moi, Madame, à confesser mon crime. - L'amour naît aisément du zèle et de l'estime; - Et l'assiduité près d'un charmant objet 1495 - N'attend point notre aveu pour faire son effet. - Il m'est honteux d'aimer; il vous l'est d'être aimée - D'un homme dont la vie est déjà consumée, - Qui ne vit qu'à regret depuis qu'il a pu voir - Jusqu'où ses yeux charmés ont trahi son devoir. 1500 - Mon cœur, qu'un si long âge en mettoit hors d'alarmes, - S'est vu livré par eux à ces dangereux charmes. - En vain, Madame, en vain je m'en suis défendu; - En vain j'ai su me taire après m'être rendu: - On m'a forcé d'aimer, on me force à le dire. 1505 - Depuis plus de dix ans je languis, je soupire, - Sans que de tout l'excès d'un si long déplaisir - Vous ayez pu surprendre une larme, un soupir; - Mais enfin la langueur qu'on voit sur mon visage - Est encor plus l'effet de l'amour que de l'âge. 1510 - Il faut faire un heureux, le jour n'en est pas loin: - Pardonnez à l'horreur d'en être le témoin, - Si mes maux et ce feu digne de votre haine - Cherchent dans un exil leur remède, et sa peine. - Adieu: vivez heureuse; et si tant de jaloux.... 1515 - - PULCHÉRIE. - - Ne partez pas, Seigneur, je les tromperai tous; - Et puisque de ce choix aucun ne me dispense, - Il est fait, et de tel à qui pas un ne pense. - - MARTIAN. - - Quel qu'il soit, il sera l'arrêt de mon trépas, - Madame. - - PULCHÉRIE. - - Encore un coup, ne vous éloignez pas. 1520 - Seigneur, jusques ici vous m'avez bien servie; - Vos lumières ont fait tout l'éclat de ma vie; - La vôtre s'est usée à me favoriser: - Il faut encor plus faire, il faut.... - - MARTIAN. - - Quoi? - - PULCHÉRIE. - - M'épouser. - - MARTIAN. - - Moi, Madame? - - PULCHÉRIE. - - Oui, Seigneur; c'est le plus grand service - Que vos soins puissent rendre à votre impératrice. - Non qu'en m'offrant à vous je réponde à vos feux - Jusques à souhaiter des fils et des neveux: - Mon aïeul, dont partout les hauts faits retentissent, - Voudra bien qu'avec moi ses descendants finissent, 1530 - Que j'en sois la dernière, et ferme dignement - D'un si grand empereur l'auguste monument. - Qu'on ne prétende plus que ma gloire s'expose - A laisser des Césars du sang de Théodose. - Qu'ai-je affaire de race à me déshonorer, 1535 - Moi qui n'ai que trop vu ce sang dégénérer, - Et que s'il est fécond en illustres princesses, - Dans les princes qu'il forme il n'a que des foiblesses? - Ce n'est pas que Léon, choisi pour souverain, - Pour me rendre à mon rang n'eût obtenu ma main. - Mon amour, à ce prix, se fût rendu justice; - Mais puisqu'on m'a sans lui nommée impératrice, - Je dois à ce haut rang d'assez nobles projets - Pour n'admettre en mon lit aucun de mes sujets. - Je ne veux plus d'époux, mais il m'en faut une ombre, - Qui des Césars pour moi puisse grossir le nombre; - Un mari qui content d'être au-dessus des rois, - Me donne ses clartés, et dispense mes lois; - Qui n'étant en effet que mon premier ministre, - Pare ce que sous moi l'on craindroit de sinistre, 1550 - Et pour tenir en bride un peuple sans raison, - Paroisse mon époux, et n'en ait que le nom. - Vous m'entendez, Seigneur, et c'est assez vous dire. - Prêtez-moi votre main[414], je vous donne l'empire: - Éblouissons le peuple, et vivons entre nous 1555 - Comme s'il n'étoit point d'épouses ni d'époux. - Si ce n'est posséder l'objet de votre[415] flamme, - C'est vous rendre du moins le maître de son âme, - L'ôter à vos rivaux, vous mettre au-dessus d'eux, - Et de tous mes amants vous voir le plus heureux. 1560 - - MARTIAN. - - Madame.... - - PULCHÉRIE. - - A vos hauts faits je dois ce grand salaire; - Et j'acquitte envers vous et l'État et mon frère. - - MARTIAN. - - Auroit-on jamais cru, Madame...? - - PULCHÉRIE. - - Allez, Seigneur, - Allez en plein sénat faire voir l'Empereur. - Il demeure assemblé pour recevoir son maître: 1565 - Allez-y de ma part vous faire reconnoître; - Ou si votre souhait ne répond pas au mien, - Faites grâce à mon sexe, et ne m'en dites rien. - - MARTIAN. - - Souffrez qu'à vos genoux, Madame.... - - PULCHÉRIE. - - Allez, vous dis-je: - Je m'oblige encor plus que je ne vous oblige; 1570 - Et mon cœur qui vous vient d'ouvrir ses sentiments, - N'en veut ni de refus ni de remercîments. - - -SCÈNE IV. - -PULCHÉRIE, ASPAR, JUSTINE. - - PULCHÉRIE. - - Faites rentrer Aspar[416]. Que faites-vous d'Irène? - Quand l'épouserez-vous? Ce mot vous fait-il peine? - Vous ne répondez point? - - ASPAR. - - Non, Madame, et je doi 1575 - Ce respect aux bontés que vous avez pour moi. - Qui se tait obéit. - - PULCHÉRIE. - - J'aime assez qu'on s'explique. - Les silences de cour ont de la politique. - Sitôt que nous parlons, qui consent applaudit, - Et c'est en se taisant que l'on nous contredit[417]. 1580 - Le temps m'éclaircira de ce que je soupçonne. - Cependant j'ai fait choix de l'époux qu'on m'ordonne. - Léon vous faisoit peine, et j'ai dompté l'amour, - Pour vous donner un maître admiré dans la cour, - Adoré dans l'armée, et que de cet empire 1585 - Les plus fermes soutiens feroient gloire d'élire: - C'est Martian. - - ASPAR. - - Tout vieil et tout cassé qu'il est! - - PULCHÉRIE. - - Tout vieil et tout cassé, je l'épouse; il me plaît. - J'ai mes raisons. Au reste, il a besoin d'un gendre - Qui partage avec lui les soins qu'il lui faut prendre, 1590 - Qui soutienne des ans penchés dans[418] le tombeau, - Et qui porte sous lui la moitié du fardeau. - Qui jugeriez-vous propre à remplir cette place? - Une seconde fois vous paroissez de glace! - - ASPAR. - - Madame, Aréobinde et Procope tous deux 1595 - Ont engagé leur cœur et formé d'autres vœux: - Sans cela je dirois.... - - PULCHÉRIE. - - Et sans cela moi-même - J'élèverois Aspar à cet honneur suprême; - Mais quand il seroit homme à pouvoir aisément - Renoncer aux douceurs de son attachement, 1600 - Justine n'auroit pas une âme assez hardie - Pour accepter un cœur noirci de perfidie, - Et vous regarderoit comme un volage esprit - Toujours prêt à donner où la fortune rit. - N'en savez-vous aucun de qui l'ardeur fidèle.... 1605 - - ASPAR. - - Madame, vos bontés choisiront mieux pour elle; - Comme pour Martian elles nous ont surpris, - Elles sauront encor surprendre nos esprits. - Je vous laisse en résoudre. - - PULCHÉRIE. - - Allez; et pour Irène, - Si vous ne sentez rien en l'âme qui vous gêne, 1610 - Ne faites plus douter de vos longues amours, - Ou je dispose d'elle avant qu'il soit deux jours. - - -SCÈNE V. - -PULCHÉRIE, JUSTINE. - - PULCHÉRIE. - - Ce n'est pas encor tout, Justine: je veux faire - Le malheureux Léon successeur de ton père. - Y contribueras-tu? prêteras-tu la main 1615 - Au glorieux succès d'un si noble dessein? - - JUSTINE. - - Et la main et le cœur sont en votre puissance, - Madame: doutez-vous de mon obéissance, - Après que par votre ordre il m'a déjà coûté - Un conseil contre vous qui doit l'avoir flatté? 1620 - - PULCHÉRIE. - - Achevons: le voici. Je réponds de ton père; - Son cœur est trop à moi pour nous être contraire. - - -SCÈNE VI. - -PULCHÉRIE, LÉON, JUSTINE. - - LÉON. - - Je me le disois bien, que vos nouveaux serments, - Madame, ne seroient que des amusements. - - PULCHÉRIE. - - Vous commencez d'un air.... - - LÉON. - - J'achèverai de même, 1625 - Ingrate! ce n'est plus ce Léon qui vous aime; - Non, ce n'est plus.... - - PULCHÉRIE. - - Sachez.... - - LÉON. - - Je ne veux rien savoir, - Et je n'apporte ici ni respect ni devoir. - L'impétueuse ardeur d'une rage inquiète - N'y vient que mériter la mort que je souhaite; 1630 - Et les emportements de ma juste fureur - Ne m'y parlent de vous que pour m'en faire horreur. - Oui, comme Pulchérie et comme impératrice, - Vous n'avez eu pour moi que détour, qu'injustice: - Si vos fausses bontés ont su me décevoir, 1635 - Vos serments m'ont réduit au dernier désespoir. - - PULCHÉRIE. - - Ah! Léon. - - LÉON. - - Par quel art, que je ne puis comprendre, - Forcez-vous d'un soupir ma fureur à se rendre? - Un coup d'œil en triomphe; et dès que je vous voi, - Il ne me souvient plus de vos manques de foi. 1640 - Ma bouche se refuse à vous nommer parjure, - Ma douleur se défend jusqu'au moindre murmure; - Et l'affreux désespoir qui m'amène en ces lieux - Cède au plaisir secret d'y mourir à vos yeux. - J'y vais mourir, Madame, et d'amour, non de rage: - De mon dernier soupir recevez l'humble hommage[419]; - Et si de votre rang la fierté le permet, - Recevez-le, de grâce, avec quelque regret. - Jamais fidèle ardeur n'approcha de ma flamme, - Jamais frivole espoir ne flatta mieux une âme. 1650 - Je ne méritois pas qu'il eût aucun effet, - Ni qu'un amour si pur se vît mieux satisfait. - Mais quand vous m'avez dit: «Quelque ordre qu'on me donne, - Nul autre ne sera maître de ma personne,» - J'ai dû me le promettre; et toutefois, hélas! 1655 - Vous passez dès demain, Madame, en d'autres bras; - Et dès ce même jour, vous perdez la mémoire - De ce que vos bontés me commandoient de croire! - - PULCHÉRIE. - - Non, je ne la perds pas, et sais ce que je doi. - Prenez des sentiments qui soient dignes de moi, 1660 - Et ne m'accusez point de manquer de parole, - Quand pour vous la tenir moi-même je m'immole. - - LÉON. - - Quoi? vous n'épousez pas Martian dès demain? - - PULCHÉRIE. - - Savez-vous à quel prix je lui donne la main? - - LÉON. - - Que m'importe à quel prix un tel bonheur s'achète? 1665 - - PULCHÉRIE. - - Sortez, sortez du trouble où votre erreur vous jette, - Et sachez qu'avec moi ce grand titre d'époux - N'a point de privilége à vous rendre jaloux; - Que sous l'illusion de ce faux hyménée, - Je fais vœu de mourir telle que je suis née; 1670 - Que Martian reçoit et ma main et ma foi - Pour me conserver toute, et tout l'empire à moi; - Et que tout le pouvoir que cette foi lui donne - Ne le fera jamais maître de ma personne. - Est-ce tenir parole? et reconnoissez-vous 1675 - A quel point je vous sers quand j'en fais mon époux? - C'est pour vous qu'en ses mains je dépose l'empire; - C'est pour vous le garder qu'il me plaît de l'élire[420]. - Rendez-vous, comme lui, digne de ce dépôt, - Que son âge penchant vous remettra bientôt; 1680 - Suivez-le pas à pas; et marchant dans sa route, - Mettez ce premier rang après lui hors de doute. - Étudiez sous lui ce grand art de régner, - Que tout autre auroit peine à vous mieux enseigner; - Et pour vous assurer ce que j'en veux attendre, 1685 - Attachez-vous au trône, et faites-vous son gendre: - Je vous donne Justine. - - LÉON. - - A moi, Madame! - - PULCHÉRIE. - - A vous, - Que je m'étois promis moi-même pour époux. - - LÉON. - - Ce n'est donc pas assez de vous avoir perdue, - De voir en d'autres mains la main qui m'étoit due, 1690 - Il faut aimer ailleurs! - - PULCHÉRIE. - - Il faut être empereur, - Et le sceptre à la main, justifier mon cœur; - Montrer à l'univers, dans le héros que j'aime, - Tout ce qui rend un front digne du diadème; - Vous mettre, à mon exemple, au-dessus de l'amour, - Et par mon ordre enfin régner à votre tour. - Justine a du mérite, elle est jeune, elle est belle: - Tous vos rivaux pour moi le vont être pour elle; - Et l'empire pour dot est un trait si charmant, - Que je ne vous en puis répondre qu'un moment. 1700 - - LÉON. - - Oui, Madame, après vous elle est incomparable: - Elle est de votre cœur la plus considérable; - Elle a des qualités à se faire adorer, - Mais, hélas! jusqu'à vous j'avois droit d'aspirer. - Voulez-vous qu'à vos yeux je trompe un tel mérite, 1705 - Que sans amour pour elle à m'aimer je l'invite, - Qu'en vous laissant mon cœur je demande le sien, - Et lui promette tout pour ne lui donner rien? - - PULCHÉRIE. - - Et ne savez-vous pas qu'il est des hyménées - Que font sans nous au ciel les belles destinées? 1710 - Quand il veut que l'effet en éclate ici-bas, - Lui-même il nous entraîne où nous ne pensions pas; - Et dès qu'il les résout, il sait trouver la voie - De nous faire accepter ses ordres avec joie. - - LÉON. - - Mais ne vous aimer plus! vous voler tous mes vœux! - - PULCHÉRIE. - - Aimez-moi, j'y consens; je dis plus, je le veux, - Mais comme impératrice, et non plus comme amante: - Que la passion cesse, et que le zèle augmente. - Justine, qui m'écoute, agréera bien, Seigneur, - Que je conserve ainsi ma part en votre cœur. 1720 - Je connois tout le sien. Rendez-vous plus traitable, - Pour apprendre à l'aimer autant qu'elle est aimable; - Et laissez-vous conduire à qui sait mieux que vous - Les chemins de vous faire un sort illustre et doux. - Croyez-en votre amante et votre impératrice: 1725 - L'une aime vos vertus, l'autre leur rend justice; - Et sur Justine et vous je dois pouvoir assez - Pour vous dire à tous deux: «Je parle, obéissez.» - - LÉON[421]. - - J'obéis donc, Madame, à cet ordre suprême, - Pour vous offrir un cœur qui n'est pas à lui-même; 1730 - Mais enfin je ne sais quand je pourrai donner - Ce que je ne puis même offrir sans le gêner; - Et cette offre d'un cœur entre les mains d'une autre[422] - Ne peut faire un amour qui mérite le vôtre. - - JUSTINE. - - Il est assez à moi, dans de si bonnes mains, 1735 - Pour n'en point redouter de vrais et longs dédains; - Et je vous répondrois d'une amitié sincère, - Si j'en avois l'aveu de l'Empereur mon père. - Le temps fait tout, Seigneur. - - -SCÈNE VII. - -PULCHÉRIE, MARTIAN, LÉON, JUSTINE. - - MARTIAN. - - D'une commune voix, - Madame, le sénat accepte votre choix. 1740 - A vos bontés pour moi son allégresse unie - Soupire après le jour de la cérémonie; - Et le serment prêté, pour n'en retarder rien, - A votre auguste nom vient de mêler le mien. - - PULCHÉRIE. - - Cependant j'ai sans vous disposé de Justine, 1745 - Seigneur, et c'est Léon à qui je la destine. - - MARTIAN. - - Pourrois-je lui choisir un plus illustre époux - Que celui que l'amour avoit choisi pour vous? - Il peut prendre après vous tout pouvoir dans l'empire, - S'y faire des emplois où l'univers l'admire, 1750 - Afin que par votre ordre et les conseils d'Aspar - Nous l'installions au trône et le nommions César. - - PULCHÉRIE. - - Allons tout préparer pour ce double hyménée, - En ordonner la pompe, en choisir la journée. - D'Irène avec Aspar j'en voudrois faire autant; 1755 - Mais j'ai donné deux jours à cet esprit flottant, - Et laisse jusque-là ma faveur incertaine, - Pour régler son destin sur le destin d'Irène. - - -FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE. - - [412] L'édition de 1692 porte, par erreur: «et _voir_ - d'un œil d'envie.» - - [413] On lit _Et_, pour _En_, dans l'édition de 1682. - - [414] Cette expression a été blâmée par Boubours - (_Remarques nouvelles sur la langue françoise_, 1675, in-4º, p. - 385). Non-seulement Ménage en fait l'éloge, mais il ajoute: «J'ai - ouï dire plus d'une fois à M. Corneille que ce vers: - - Prêtez-moi votre main, je vous donne l'empire, - - étoit un des plus beaux qu'il eût jamais faits.» (_Observations de - M. Ménage sur la langue françoise. Segonde partie_, 1676, in-12, - p. 149.) Voyez le _Lexique_. - - [415] L'édition de 1682 a la leçon impossible: _notre_, - pour _votre_. - - [416] Cet hémistiche termine la scène III dans l'édition - de 1692, ainsi que dans celle de Voltaire (1764), qui donne - _entrer_, pour _rentrer_. - - [417] «On ne manque jamais à leur applaudir (_aux rois_) - quand on entre dans leurs sentiments; et le seul moyen de leur - contredire avec le respect qui leur est dû, c'est de se taire.» - (_Examen_ du _Cid_, tome III, p. 93.) - - [418] Tel est le texte de l'édition de 1682 et de celles - de Thomas Corneille (1692) et de Voltaire (1764). L'impression - originale (1673) donne seule: «penchés vers le tombeau.» - - [419] Comparez à ce vers le vers 430 de _Polyeucte_: - - De son dernier soupir puisse lui faire hommage! - - [420] Voyez ci-dessus, p. 377, et la note 367 de la p. - 378. - - [421] On lit dans l'édition de 1692 et dans celle de - Voltaire (1764): LÉON, _à Justine_. - - [422] _D'une autre_ est la leçon de Thomas Corneille et - de Voltaire. Les éditions antérieures (1673 et 1682) ont _d'un - autre_. Voyez tome 1, p. 228, note 3-_a_. - - - - - SURÉNA - - GÉNÉRAL DES PARTHES - - TRAGÉDIE - - 1674 - - - - -NOTICE. - - -«Monsieur Corneille, dit Jolly[423], avoit en vue deux sujets de -tragédie lorsqu'il s'arrêta à celui-ci: le premier étoit -Usanguey, prince chinois dont les historiens font de grands -éloges[424], et le second, tiré de Tacite[425], étoit le fameux -Gaulois nommé Antonius Primus, lequel avoit contribué plus que -personne à mettre Vespasian sur le trône, et dont les services -furent mal reconnus. Ce nom lui paroissant peu propre à entrer -dans un vers, il préféra celui de Suréna, dont l'histoire -lui fournissoit les mêmes circonstances, et le caractère d'un -héros qui n'avoit point encore paru sur la scène.» - -Il est fort curieux que Corneille ait ainsi songé, ne fût-ce -qu'un instant, à transporter la scène d'une de ses tragédies dans -un pays alors si mal connu, qu'il fallut encore en 1755 beaucoup -de hardiesse à Voltaire pour oser faire représenter son _Orphelin -de la Chine_. - -Nous ne pouvons, du reste, contrôler le témoignage de Jolly par -aucun autre. Privé pour cette époque du secours que nous ont -fourni précédemment la _Gazette_ de Loret et les _Lettres en -vers_ de Robinet, nous avons fort peu de détails sur tout ce qui -concerne la tragédie de _Suréna_, et nous ignorons par quels -acteurs cette pièce fut représentée. - -«La tragédie de _Suréna_, dit Voltaire dans sa préface, fut jouée -les derniers jours de 1674 et les premiers de 1675.» Les frères -Parfait en placent l'analyse à la fin de l'année 1674, sans -marquer ni le jour ni le mois de la première représentation. Elle -est fixée au mardi 11 décembre dans le _Journal du Théâtre -françois_[426], auquel nous n'avons guère recours qu'à défaut -d'autre document, mais dont l'indication concorde en cette -circonstance avec le passage suivant d'une lettre écrite par -Bayle à M. Minutoli à Rouen, en date du 15 décembre 1674[427]: -«On joue à l'hôtel de Bourgogne une nouvelle pièce de M. -Corneille l'aîné, dont j'ai oublié le nom, qui fait, à la vérité, -du bruit, mais pas eu égard au renom de l'auteur. Aussi dit-on -que M. de Montausier lui dit en raillant: «Monsieur Corneille, -j'ai vu le temps que je faisois d'assez bons vers; mais, ma foi, -depuis que je suis vieux, je ne fais rien qui vaille. Il faut -laisser cela pour les jeunes gens.» - -Que M. de Montausier ait parfois traité certains poëtes amateurs -comme Alceste, dont il avait, dit-on, fourni le modèle, traite -Oronte dans _le Misanthrope_, on le comprend, et l'on n'a pas -le courage de lui en vouloir; mais on aime à douter qu'il -ait adressé des paroles aussi dures à un homme de génie qui -n'avait qu'un seul tort, bien respectable: celui de vieillir. - -Le titre exact de la pièce est: SURENA, GÉNÉRAL DES PARTHES, -tragedie. _A Paris, chez Guillaume de Luyne_.... M.DC.LXXV. _Avec -Privilege du Roy_. L'Achevé d'imprimer est du 2 janvier 1675. Le -volume, de format in-12, se compose de 2 feuillets et 72 pages. - - [423] _Avertissement_ du _Théâtre de P. Corneille_, p. - LXXI. - - [424] Voyez l'histoire de la Chine, par le P. du Halde, - jésuite. (_Note de Jolly._)--L'ouvrage de du Halde n'a été - indiqué dans cette note qu'à titre de renseignement et non comme - la source à laquelle Corneille aurait puisé; son histoire ou - plutôt sa _Description géographique, historique, etc., de - l'empire de la Chine et de la Tartarie chinoise_, n'a paru qu'en - 1735. Il y est question en divers endroits, aux tomes I et III, - d'Usangey (_Ou san guey_), ce fameux général chinois qui ayant - introduit les Tartares dans la Chine pour exterminer les - rebelles, et contribué, sans le vouloir, à la conquête qu'ils en - firent, forma le projet de délivrer sa patrie du joug tartare. - (Tome III, p. 113.) Il mourut accablé de vieillesse, après avoir - reçu la dignité de roi et le titre de _Ping si_, «pacificateur - d'Occident.» (Tome I, p. 467 et 476.) Le livre où Corneille avait - pris ce sujet chinois est sans doute celui du missionnaire - jésuite Martin Martini, qui fut publié à Rome en 1654, sous ce - titre: _De Bello Tartarico in Sinis_ (in-12), qui fut traduit, - dès cette même année 1654, et en italien, et en français (sous ce - titre: _Histoire de la guerre des Tartares contre la Chine, - traduite du latin du P. Martini_), puis de nouveau en français - par le P. Semedo, à la suite de l'_Histoire de la Chine_ (Lyon, - 1667 in-4º). - - [425] _Histoires_, livres II, III et IV. - - [426] Tome III, feuillet 1329 recto. - - [427] _Lettres de M. Bayle_, publiées sur les originaux - par des Maizeaux, Amsterdam, 1729, tome I, p. 61 et 62. - - - - -AU LECTEUR. - - -Le sujet de cette tragédie est tiré de Plutarque et d'Appian -Alexandrin[428]. Ils disent tous deux que Suréna[429] étoit le -plus noble, le plus riche, le mieux fait, et le plus vaillant des -Parthes[430]. Avec ces qualités, il ne pouvoit manquer d'être un -des premiers hommes de son siècle; et si je ne m'abuse, la -peinture que j'en ai faite ne l'a point rendu méconnoissable: -vous en jugerez. - - [428] Voyez la _Vie de Crassus_ de Plutarque. Quant à - Appien, s'il a réellement écrit l'histoire de la guerre des - Parthes, comme il promet de le faire au chapitre XVIII du livre - II de ses _Guerres civiles_, où il mentionne en deux mots la - défaite et la mort de Crassus, cette partie de son ouvrage n'est - point parvenue jusqu'à nous. Le livre de la _Guerre des Parthes_ - qu'on a mis sous son nom est tout simplement un extrait des _Vies - de Crassus_ et _d'Antoine_, de Plutarque. - - [429] Voltaire reproche à Corneille de s'être mépris: - «Suréna, dit-il, n'est point un nom propre; c'est un titre - d'honneur, un nom de dignité.» Cette critique ne fait que - reproduire l'opinion adoptée par tous les modernes sur la foi de - Zosime; mais cette opinion est une erreur. Saint-Martin, dans ses - notes sur l'_Histoire du bas empire_ de le Beau (tome III, p. - 79), a prouvé, par le témoignage des auteurs arméniens, que - Suréna était bien un nom propre. - - [430] «Surena n'estoit point homme de basse ou petite - qualité, ains le second des Parthes après le Roy, tant en - noblesse qu'en richesse et en reputation; mais en vaillance, - suffisance et experience au fait des armes, le premier personnage - qui fust de son temps entre les Parthes, et au demourant en - grandeur et beaulté de corps ne cedant a nul autre.» (Plutarque, - _Vie de Crassus_, chapitre XXI, traduction d'Amyot.)--Un peu plus - loin, dans le même chapitre, Plutarque dit que Suréna n'avait pas - encore trente ans. - - - - -LISTE DES ÉDITIONS QUI ONT ÉTÉ COLLATIONNÉES POUR LES VARIANTES -DE _SURÉNA_. - - - ÉDITION SÉPARÉE. - - 1675 in-12. - - RECUEIL. - - 1682 in-12. - - - - -ACTEURS. - - - ORODE, roi des Parthes[431]. - PACORUS, fils d'Orode[432]. - SURÉNA, lieutenant d'Orode, et général de son armée contre - Crassus[433]. - SILLACE, autre lieutenant d'Orode[434]. - EURYDICE, fille d'Artabase, roi d'Arménie[435]. - PALMIS, sœur de Suréna. - ORMÈNE, dame d'honneur d'Eurydice. - -La scène est à Séleucie, sur l'Euphrate[436]. - - [431] Ce roi, que Plutarque nomme Hyrodes (_Vie de - Crassus_, chapitre XXI), est appelé Orodes par Appien (_Guerres - de Syrie_, chapitre LI), et par la plupart des auteurs, et cette - dernière forme a prévalu. Il était fils de Phraate III et mourut - l'an 36 avant Jésus-Christ. Voyez ci-après, p. 498, note 466, et p. - 530, note 488. - - [432] Pacorus, fils aîné d'Orode, contribua à la - victoire de Carrhes (en Mésopotamie), remportée sur Crassus l'an - 53 avant Jésus-Christ. Défait en l'an 38 par Ventidius, il périt - dans la bataille. - - [433] Voyez ci-dessus, p. 460, notes 429 et 430. - - [434] Dans le récit de Plutarque, c'est Sillace qui - apporte la tête de Crassus et la jette aux pieds du roi Orode, au - milieu d'une représentation des _Bacchantes_ d'Euripide. Voyez la - _Vie de Crassus_, chapitre XXXIII. Plus haut, au chapitre XXI, - Sillace est nommé avec Suréna, comme un des généraux des - Parthes. - - [435] Personnage d'invention. Dans l'histoire ce n'est - pas la fille, mais la sœur d'Artabase (successivement _Artabaze_ - et _Artavasde_ dans Plutarque) qui est fiancée à Pacorus, et elle - n'est point nommée: voyez Plutarque, _Vie de Crassus_, chapitre - XXXIII. Peut-être Corneille a-t-il pris l'idée de ce changement - dans une indication marginale fautive de l'Appien de Tollius - (Amsterdam, 1670), où l'on lit _Artabazis filia_ (au lieu de - _soror_) _Pacoro desponsata_. Quant aux deux derniers - personnages, ils n'ont rien d'historique. - - [436] «(_Suréna_) auoit remis le Roy Hyrodes.... en son - royaume, duquel il auoit esté dechassé, et luy auoit conquis la - grande cité de Seleucie.» (Plutarque, _Vie de Crassus_, chapitre - XXI, traduction d'Amyot.)--Séleucie était située dans la - Babylonie, sur un canal qui joignait le Tigre à l'Euphrate. - - - - -SURÉNA, - -GÉNÉRAL DES PARTHES. - -TRAGÉDIE. - - - - -ACTE I. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -EURYDICE, ORMÈNE. - - EURYDICE. - - Ne me parle plus tant de joie et d'hyménée; - Tu ne sais pas les maux où je suis condamnée, - Ormène: c'est ici que doit s'exécuter - Ce traité qu'à deux rois il a plu d'arrêter; - Et l'on a préféré cette superbe ville, 5 - Ces murs de Séleucie, aux murs d'Hécatompyle[437]. - La Reine et la princesse en quittent le séjour, - Pour rendre en ces beaux lieux tout son lustre à la cour. - Le Roi les mande exprès, le prince n'attend qu'elles; - Et jamais ces climats n'ont vu pompes si belles. 10 - Mais que servent pour moi tous ces préparatifs, - Si mon cœur est esclave et tous ses vœux captifs, - Si de tous ces efforts de publique allégresse - Il se fait des sujets de trouble et de tristesse? - J'aime ailleurs. - - ORMÈNE. - - Vous, Madame? - - EURYDICE. - - Ormène, je l'ai tu 15 - Tant que j'ai pu me rendre à toute ma vertu. - N'espérant jamais voir l'amant qui m'a charmée, - Ma flamme dans mon cœur se tenoit renfermée: - L'absence et la raison sembloient la dissiper; - Le manque d'espoir même aidoit à me tromper. 20 - Je crus ce cœur tranquille, et mon devoir sévère - Le préparoit sans peine aux lois du Roi mon père, - Au choix qui lui plairoit. Mais, ô Dieux! quel tourment, - S'il faut prendre un époux aux yeux de cet amant! - - ORMÈNE. - - Aux yeux de votre amant! - - EURYDICE. - - Il est temps de te dire 25 - Et quel malheur m'accable, et pour qui je soupire. - Le mal qui s'évapore en devient plus léger, - Et le mien avec toi cherche à se soulager. - Quand l'avare Crassus[438], chef des troupes romaines, - Entreprit de dompter les Parthes dans leurs plaines, 30 - Tu sais que de mon père il brigua le secours; - Qu'Orode en fit autant au bout de quelques jours; - Que pour ambassadeur il prit ce héros même, - Qui l'avoit su venger et rendre au diadème[439]. - - ORMÈNE. - - Oui, je vis Suréna vous parler pour son roi, 35 - Et Cassius[440] pour Rome avoir le même emploi[441]. - Je vis de ces États l'orgueilleuse puissance - D'Artabase à l'envi mendier l'assistance, - Ces deux grands intérêts partager votre cour, - Et des ambassadeurs prolonger le séjour. 40 - - EURYDICE. - - Tous deux, ainsi qu'au Roi, me rendirent visite, - Et j'en connus bientôt le différent mérite. - L'un, fier et tout gonflé d'un vieux mépris des rois, - Sembloit pour compliment nous apporter des lois; - L'autre, par les devoirs d'un respect légitime, 45 - Vengeoit le sceptre en nous de ce manque d'estime. - L'amour s'en mêla même; et tout son entretien - Sembla m'offrir son cœur, et demander le mien. - Il l'obtint; et mes yeux, que charmoit sa présence, - Soudain avec les siens en firent confidence. 50 - Ces muets truchements surent lui révéler - Ce que je me forçois à lui dissimuler; - Et les mêmes regards qui m'expliquoient sa flamme - S'instruisoient dans les miens du secret de mon âme. - Ses vœux y rencontroient d'aussi tendres désirs: 55 - Un accord imprévu confondoit nos soupirs, - Et d'un mot échappé la douceur hasardée - Trouvoit l'âme en tous deux toute persuadée. - - ORMÈNE. - - Cependant est-il roi, Madame? - - EURYDICE. - - Il ne l'est pas; - Mais il sait rétablir les rois dans leurs États. 60 - Des Parthes le mieux fait d'esprit et de visage, - Le plus puissant en biens, le plus grand en courage. - Le plus noble[442]: joins-y l'amour qu'il a pour moi; - Et tout cela vaut bien un roi qui n'est que roi. - Ne t'effarouche point d'un feu dont je fais gloire, 65 - Et souffre de mes maux que j'achève l'histoire. - L'amour, sous les dehors de la civilité, - Profita quelque temps des longueurs du traité: - On ne soupçonna rien des soins d'un si grand homme. - Mais il fallut choisir entre le Parthe et Rome. 70 - Mon père eut ses raisons en faveur du Romain; - J'eus les miennes pour l'autre, et parlai même en vain; - Je fus mal écoutée, et dans ce grand ouvrage - On ne daigna peser ni compter mon suffrage. - Nous fûmes donc pour Rome[443]; et Suréna confus 75 - Emporta la douleur d'un indigne refus. - Il m'en parut ému, mais il sut se contraindre: - Pour tout ressentiment il ne fit que nous plaindre; - Et comme tout son cœur me demeura soumis, - Notre adieu ne fut point un adieu d'ennemis. 80 - Que servit de flatter l'espérance détruite? - Mon père choisit mal: on l'a vu par la suite. - Suréna fit périr l'un et l'autre Crassus[444], - Et sur notre Arménie Orode eut le dessus: - Il vint dans nos États fondre comme un tonnerre[4]. 85 - Hélas! j'avois prévu les maux de cette guerre, - Et n'avois pas compté parmi ses noirs succès - Le funeste bonheur que me gardoit la paix. - Les deux rois l'ont conclue[445], et j'en suis la victime: - On m'amène épouser un prince magnanime; 90 - Car son mérite enfin ne m'est point inconnu, - Et se feroit aimer d'un cœur moins prévenu; - Mais quand ce cœur est pris et la place occupée, - Des vertus d'un rival en vain l'âme est frappée: - Tout ce qu'il a d'aimable importune les yeux; 95 - Et plus il est parfait, plus il est odieux. - Cependant j'obéis, Ormène: je l'épouse, - Et de plus.... - - ORMÈNE. - - Qu'auriez-vous de plus? - - EURYDICE. - - Je suis jalouse. - - ORMÈNE. - - Jalouse! Quoi? pour comble aux maux dont je vous plains.... - - EURYDICE. - - Tu vois ceux que je souffre, apprends ceux que je crains. 100 - Orode fait venir la princesse sa fille; - Et s'il veut de mon bien enrichir sa famille, - S'il veut qu'un double hymen honore un même jour, - Conçois mes déplaisirs: je t'ai dit mon amour. - C'est bien assez, ô ciel! que le pouvoir suprême 105 - Me livre en d'autres bras aux yeux de ce que j'aime: - Ne me condamne pas à ce nouvel ennui - De voir tout ce que j'aime entre les bras d'autrui. - - ORMÈNE. - - Votre douleur, Madame, est trop ingénieuse. - - EURYDICE. - - Quand on a commencé de se voir malheureuse, 110 - Rien ne s'offre à nos yeux qui ne fasse trembler: - La plus fausse apparence a droit de nous troubler; - Et tout ce qu'on prévoit, tout ce qu'on s'imagine, - Forme un nouveau poison pour une âme chagrine. - - ORMÈNE. - - En ces nouveaux poisons trouvez-vous tant d'appas 115 - Qu'il en faille faire un d'un hymen qui n'est pas? - - EURYDICE. - - La princesse est mandée, elle vient, elle est belle; - Un vainqueur des Romains n'est que trop digne d'elle. - S'il la voit, s'il lui parle, et si le Roi le veut.... - J'en dis trop; et déjà tout mon cœur qui s'émeut.... 120 - - ORMÈNE. - - A soulager vos maux appliquez même étude - Qu'à prendre un vain soupçon pour une certitude: - Songez par où l'aigreur s'en pourroit adoucir. - - EURYDICE. - - J'y fais ce que je puis, et n'y puis réussir. - N'osant voir Suréna, qui règne en ma pensée, 125 - Et qui me croit peut-être une âme intéressée, - Tu vois quelle amitié j'ai faite avec sa sœur: - Je crois le voir en elle, et c'est quelque douceur, - Mais légère, mais foible, et qui me gêne l'âme - Par l'inutile soin de lui cacher ma flamme. 130 - Elle la sait sans doute, et l'air dont elle agit - M'en demande un aveu dont mon devoir rougit: - Ce frère l'aime trop pour s'être caché d'elle. - N'en use pas de même, et sois-moi plus fidèle; - Il suffit qu'avec toi j'amuse mon ennui. 135 - Toutefois tu n'as rien à me dire de lui - Tu ne sais ce qu'il fait, tu ne sais ce qu'il pense. - Une sœur est plus propre à cette confiance: - Elle sait s'il m'accuse, ou s'il plaint mon malheur, - S'il partage ma peine, ou rit de ma douleur, 140 - Si du vol qu'on lui fait il m'estime complice, - S'il me garde son cœur, ou s'il me rend justice. - Je la vois: force-la, si tu peux, à parler; - Force-moi, s'il le faut, à ne lui rien celer. - L'oserai-je, grands Dieux! ou plutôt le pourrai-je? 145 - - ORMÈNE. - - L'amour, dès qu'il le veut, se fait un privilége; - Et quand de se forcer ses desirs sont lassés, - Lui-même à n'en rien taire il s'enhardit assez. - - -SCÈNE II. - -EURYDICE, PALMIS, ORMÈNE. - - PALMIS. - - J'apporte ici, Madame, une heureuse nouvelle: - Ce soir la Reine arrive. - - EURYDICE. - - Et Mandane avec elle? 150 - - PALMIS. - - On n'en fait aucun doute. - - EURYDICE. - - Et Suréna l'attend - Avec beaucoup de joie et d'un esprit content? - - PALMIS. - - Avec tout le respect qu'elle a lieu d'en attendre. - - EURYDICE. - - Rien de plus? - - PALMIS. - - Qu'a de plus un sujet à lui rendre? - - EURYDICE. - - Je suis trop curieuse et devrois mieux savoir 155 - Ce qu'aux filles des rois un sujet peut devoir; - Mais de pareils sujets, sur qui tout l'État roule, - Se font assez souvent distinguer de la foule; - Et je sais qu'il en est qui, si j'en puis juger, - Avec moins de respect savent mieux obliger. 160 - - PALMIS. - - Je n'en sais point, Madame, et ne crois pas mon frère - Plus savant que sa sœur en un pareil mystère. - - EURYDICE. - - Passons. Que fait le prince? - - PALMIS. - - En véritable amant, - Doutez-vous qu'il ne soit dans le ravissement? - Et pourroit-il n'avoir qu'une joie imparfaite 165 - Quand il se voit toucher au bonheur qu'il souhaite? - - EURYDICE. - - Peut-être n'est-ce pas un grand bonheur pour lui, - Madame; et j'y craindrois quelque sujet d'ennui. - - PALMIS. - - Et quel ennui pourroit mêler son amertume - Au doux et plein succès du feu qui le consume? 170 - Quel chagrin a de quoi troubler un tel bonheur? - Le don de votre main.... - - EURYDICE. - - La main n'est pas le cœur. - - PALMIS. - - Il est maître du vôtre. - - EURYDICE. - - Il ne l'est point, Madame; - Et même je ne sais s'il le sera de l'âme: - Jugez après cela quel bonheur est le sien. 175 - Mais achevons, de grâce, et ne déguisons rien. - Savez-vous mon secret? - - PALMIS. - - Je sais celui d'un frère. - - EURYDICE. - - Vous savez donc le mien. Fait-il ce qu'il doit faire? - Me hait-il? et son cœur, justement irrité, - Me rend-il sans regret ce que j'ai mérité? 180 - - PALMIS. - - Oui, Madame, il vous rend tout ce qu'une grande âme - Doit au plus grand mérite et de zèle et de flamme. - - EURYDICE. - - Il m'aimeroit encor? - - PALMIS. - - C'est peu de dire aimer: - Il souffre sans murmure; et j'ai beau vous blâmer, - Lui-même il vous défend, vous excuse sans cesse. 185 - «Elle est fille, et de plus, dit-il, elle est princesse: - Je sais les droits d'un père, et connois ceux d'un roi; - Je sais de ses devoirs l'indispensable loi; - Je sais quel rude joug, dès sa plus tendre enfance, - Imposent à ses vœux son rang et sa naissance: 190 - Son cœur n'est pas exempt d'aimer ni de haïr[446]; - Mais qu'il aime ou haïsse, il lui faut obéir. - Elle m'a tout donné ce qui dépendoit d'elle, - Et ma reconnoissance en doit être éternelle.» - - EURYDICE. - - Ah! vous redoublez trop, par ce discours charmant, 195 - Ma haine pour le prince et mes feux pour l'amant; - Finissons-le, Madame; en ce malheur extrême, - Plus je hais, plus je souffre, et souffre autant que j'aime. - - PALMIS. - - N'irritons point vos maux, et changeons d'entretien. - Je sais votre secret, sachez aussi le mien. 200 - Vous n'êtes pas la seule à qui la destinée - Prépare un long supplice en ce grand hyménée: - Le prince.... - - EURYDICE. - - Au nom des Dieux, ne me le nommez pas: - Son nom seul me prépare à plus que le trépas. - - PALMIS. - - Un tel excès de haine! - - EURYDICE. - - Elle n'est que trop due 205 - Aux mortelles douleurs dont m'accable sa vue. - - PALMIS. - - Eh bien! ce prince donc, qu'il vous plaît de haïr, - Et pour qui votre cœur s'apprête à se trahir, - Ce prince qui vous aime, il m'aimoit. - - EURYDICE. - - L'infidèle! - - PALMIS. - - Nos vœux étoient pareils, notre ardeur mutuelle: 210 - Je l'aimois. - - EURYDICE. - - Et l'ingrat brise des nœuds si doux! - - PALMIS. - - Madame, est-il des cœurs qui tiennent contre vous? - Est-il vœux ni serments qu'ils ne vous sacrifient? - Si l'ingrat me trahit, vos yeux le justifient, - Vos yeux qui sur moi-même ont un tel ascendant.... 215 - - EURYDICE. - - Vous demeurez à vous, Madame, en le perdant; - Et le bien d'être libre aisément vous console - De ce qu'a d'injustice un manque de parole; - Mais je deviens esclave; et tels sont mes malheurs, - Qu'en perdant ce que j'aime, il faut que j'aime ailleurs. - - PALMIS. - - Madame, trouvez-vous ma fortune meilleure? - Vous perdez votre amant, mais son cœur vous demeure; - Et j'éprouve en mon sort une telle rigueur, - Que la perte du mien m'enlève tout son cœur. - Ma conquête m'échappe où les vôtres grossissent; 225 - Vous faites des captifs des miens qui s'affranchissent; - Votre empire s'augmente où se détruit le mien, - Et de toute ma gloire il ne me reste rien. - - EURYDICE. - - Reprenez vos captifs, rassurez vos conquêtes, - Rétablissez vos lois sur les plus grandes têtes: 230 - J'en serai peu jalouse, et préfère à cent rois - La douceur de ma flamme et l'éclat de mon choix. - La main de Suréna vaut mieux qu'un diadème. - Mais dites-moi, Madame, est-il bien vrai qu'il m'aime? - Dites, et s'il est vrai, pourquoi fuit-il mes yeux? 235 - - PALMIS. - - Madame, le voici qui vous le dira mieux. - - EURYDICE. - - Juste ciel! à le voir déjà mon cœur soupire! - Amour, sur ma vertu prends un peu moins d'empire! - - -SCÈNE III. - - EURYDICE, SURÉNA. - - EURYDICE. - - Je vous ai fait prier de ne me plus revoir, - Seigneur: votre présence étonne mon devoir; 240 - Et ce qui de mon cœur fit toutes les délices, - Ne sauroit plus m'offrir que de nouveaux supplices. - Osez-vous l'ignorer? et lorsque je vous voi, - S'il me faut trop souffrir, souffrez-vous moins que moi? - Souffrons-nous moins tous deux pour soupirer ensemble? - Allez, contentez-vous d'avoir vu que j'en tremble; - Et du moins par pitié d'un triomphe douteux, - Ne me hasardez plus à des soupirs honteux. - - SURÉNA. - - Je sais ce qu'à mon cœur coûtera votre vue; - Mais qui cherche à mourir doit chercher ce qui tue. 250 - Madame, l'heure approche, et demain votre foi - Vous fait de m'oublier une éternelle loi: - Je n'ai plus que ce jour, que ce moment de vie. - Pardonnez à l'amour qui vous la sacrifie[447], - Et souffrez qu'un soupir exhale à vos genoux, 255 - Pour ma dernière joie, une âme toute à vous. - - EURYDICE. - - Et la mienne, Seigneur, la jugez-vous si forte, - Que vous ne craigniez point que ce moment l'emporte, - Que ce même soupir qui tranchera vos jours - Ne tranche aussi des miens le déplorable cours? 260 - Vivez, Seigneur, vivez, afin que je languisse, - Qu'à vos feux ma langueur rende longtemps justice. - Le trépas à vos yeux me sembleroit trop doux, - Et je n'ai pas encore assez souffert pour vous. - Je veux qu'un noir chagrin à pas lents me consume, 265 - Qu'il me fasse à longs traits goûter son amertume; - Je veux, sans que la mort ose me secourir, - Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir. - Mais pardonneriez-vous l'aveu d'une foiblesse - A cette douloureuse et fatale tendresse? 270 - Vous pourriez-vous, Seigneur, résoudre à soulager - Un malheur si pressant par un bonheur léger? - - SURÉNA. - - Quel bonheur peut dépendre ici d'un misérable - Qu'après tant de faveurs son amour même accable? - Puis-je encor quelque chose en l'état où je suis? 275 - - EURYDICE. - - Vous pouvez m'épargner d'assez rudes ennuis. - N'épousez point Mandane[448]: exprès on l'a mandée; - Mon chagrin, mes soupçons m'en ont persuadée. - N'ajoutez point, Seigneur, à des malheurs si grands - Celui de vous unir au sang de mes tyrans; 280 - De remettre en leurs mains[449] le seul bien qui me reste, - Votre cœur: un tel don me seroit trop funeste. - Je veux qu'il me demeure, et malgré votre roi, - Disposer d'une main qui ne peut être à moi. - - SURÉNA. - - Plein d'un amour si pur et si fort que le nôtre, 285 - Aveugle pour Mandane, aveugle pour toute autre[450], - Comme je n'ai plus d'yeux vers elles à tourner, - Je n'ai plus ni de cœur ni de main à donner. - Je vous aime et vous perds. Après cela, Madame, - Seroit-il quelque hymen que pût souffrir mon âme? 290 - Seroit-il quelques nœuds où se pût attacher - Le bonheur d'un amant qui vous étoit si cher, - Et qu'à force d'amour vous rendez incapable - De trouver sous le ciel quelque chose d'aimable? - - EURYDICE. - - Ce n'est pas là de vous, Seigneur, ce que je veux. 295 - A la postérité vous devez des neveux; - Et ces illustres morts dont vous tenez la place - Ont assez mérité de revivre en leur race: - Je ne veux pas l'éteindre, et tiendrois à forfait - Qu'il m'en fût échappé le plus léger souhait. 300 - - SURÉNA. - - Que tout meure avec moi, Madame: que m'importe - Qui foule après ma mort la terre qui me porte? - Sentiront-ils percer par un éclat nouveau, - Ces illustres aïeux, la nuit de leur tombeau? - Respireront-ils l'air où les feront revivre 305 - Ces neveux qui peut-être auront peine à les suivre, - Peut-être ne feront que les déshonorer, - Et n'en auront le sang que pour dégénérer? - Quand nous avons perdu le jour qui nous éclaire, - Cette sorte de vie est bien imaginaire, 310 - Et le moindre moment d'un bonheur souhaité - Vaut mieux qu'une si froide et vaine éternité. - - EURYDICE. - - Non, non, je suis jalouse; et mon impatience - D'affranchir mon amour de toute défiance, - Tant que je vous verrai maître de votre foi, 315 - La croira réservée aux volontés du Roi: - Mandane aura toujours un plein droit de vous plaire; - Ce sera l'épouser que de le pouvoir faire; - Et ma haine sans cesse aura de quoi trembler, - Tant que par là mes maux pourront se redoubler. 320 - Il faut qu'un autre hymen me mette en assurance. - N'y portez, s'il se peut, que de l'indifférence; - Mais par de nouveaux feux dussiez-vous me trahir, - Je veux que vous aimiez afin de m'obéir; - Je veux que ce grand choix soit mon dernier ouvrage, 325 - Qu'il tienne lieu vers moi d'un éternel hommage, - Que mon ordre le règle, et qu'on me voie enfin - Reine de votre cœur et de votre destin; - Que Mandane, en dépit de l'espoir qu'on lui donne, - Ne pouvant s'élever jusqu'à votre personne, 330 - Soit réduite à descendre à ces malheureux rois - A qui, quand vous voudrez, vous donnerez des lois. - Et n'appréhendez point d'en regretter la perte: - Il n'est cour sous les cieux qui ne vous soit ouverte; - Et partout votre gloire a fait de tels éclats, 335 - Que les filles de roi ne vous manqueront pas. - - SURÉNA. - - Quand elles me rendroient maître de tout un monde, - Absolu sur la terre et souverain sur l'onde, - Mon cœur.... - - EURYDICE. - - N'achevez point: l'air dont vous commencez - Pourroit à mon chagrin ne plaire pas assez; 340 - Et d'un cœur qui veut être encor sous ma puissance - Je ne veux recevoir que de l'obéissance. - - SURÉNA. - - A qui me donnez-vous? - - EURYDICE. - - Moi? que ne puis-je, hélas! - Vous ôter à Mandane, et ne vous donner pas! - Et contre les soupçons de ce cœur qui vous aime 345 - Que ne m'est-il permis de m'assurer moi-même! - Mais adieu: je m'égare. - - SURÉNA. - - Où dois-je recourir, - O ciel! s'il faut toujours aimer, souffrir, mourir[451]? - - -FIN DU PREMIER ACTE. - - [437] _Hécatompylos_, ville de l'ancienne Hyrcanie, - était devenu la capitale de Parthes, et la résidence ordinaire - des Arsacides. - - [438] «On blasme aussi grandement les occupations - ausquelles il vaqua pendant qu'il fut de sejour en la Syrie, - comme tenant plus du marchand que du capitaine.» (Plutarque, _Vie - de Crassus_, chapitre XVII, traduction d'Amyot.) - - [439] Voyez plus haut, p. 462, note 436. - - [440] Le questeur Cassius était un des principaux - officiers de Crassus; il est nommé plusieurs fois dans Plutarque: - voyez la _Vie de Crassus_, chapitres XVIII et XXII. - - [441] Thomas Corneille (1692) et Voltaire (1764) ont - remplacé l'infinitif par l'imparfait: «avoit le même emploi.» - - [442] Voyez ci-dessus, p. 460, note 430. - - [443] «Ce qui plus l'asseura (_Crassus_) et - l'encouragea, fut Artabazes le roy de l'Armenie, lequel vint - deuers luy en son camp avec six mille cheuaux.» (Plutarque, _Vie - de Crassus_, chapitre XIX.) - - [444] Voyez le récit de la mort de Publius, fils de - Marcus Crassus, au chapitre XXV de la _Vie de Crassus_ par - Plutarque, et celui de la mort de Marcus Crassus lui-même au - chapitre XXXI du même ouvrage. - - «Hyrodes ayant.... diuisé ses forces en deux, luy auec vne partie - alloit destruisant le royaume d'Armenie pour se venger du roy - Artabazes, et auoit enuoyé Surena à l'encontre des Romains.» - (Plutarque, _Vie de Crassus_, chapitre XXI.) - - [445] Plutarque mentionne ce traité: «Hyrodes, dit-il, - auoit desia fait appointement et alliance auec Artabazes le roy - d'Armenie.» (_Vie de Crassus_, chapitre XXXIII.) Mais, comme nous - l'avons déjà remarqué (ci-dessus, P.462, note 5), il s'agissait - du mariage de la sœur, et non de la fille d'Artabase, avec - Pacorus. - - [446] On lit: «d'aimer _ou_ de haïr,» dans l'édition de - 1692. Voltaire (1764) a gardé _ni_. - - [447] L'édition de 1692 a changé _la_ en _le_: «qui vous - le sacrifie.» Voltaire (1764) a gardé _la_. - - [448] Par une singulière erreur, la première édition - (1675) porte _Madame_, pour _Mandane_. - - [449] L'édition de 1692 et celle de Voltaire (1764) - portent _en leur main_, au singulier. - - [450] On lit: «pour tout autre,» au masculin, dans - l'édition de 1682. Voyez tome I, p. 228, note 3-_a_. - - [451] Voyez ci-dessus, p. 474, vers 268. - - - - -ACTE II. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -PACORUS, SURÉNA. - - PACORUS. - - Suréna, votre zèle a trop servi mon père - Pour m'en laisser attendre un devoir moins sincère; 350 - Et si près d'un hymen qui doit m'être assez doux, - Je mets ma confiance et mon espoir en vous. - Palmis avec raison de cet hymen murmure; - Mais je puis réparer ce qu'il lui fait d'injure; - Et vous n'ignorez pas qu'à former ces grands nœuds 355 - Mes pareils ne sont point tout à fait maîtres d'eux. - Quand vous voudrez tous deux attacher vos tendresses, - Il est des rois pour elle, et pour vous des princesses, - Et je puis hautement vous engager ma foi - Que vous ne vous plaindrez du prince ni du Roi. 360 - - SURÉNA. - - Cessez de me traiter, Seigneur, en mercenaire: - Je n'ai jamais servi par espoir de salaire; - La gloire m'en suffit, et le prix que reçoit.... - - PACORUS. - - Je sais ce que je dois quand on fait ce qu'on doit, - Et si de l'accepter ce grand cœur vous dispense, 365 - Le mien se satisfait alors qu'il récompense. - J'épouse une princesse en qui les doux accords - Des grâces de l'esprit avec celles du corps - Forment le plus brillant et plus noble assemblage - Qui puisse orner une âme et parer un visage. 370 - Je n'en dis que ce mot; et vous savez assez - Quels en sont les attraits, vous qui la connoissez. - Cette princesse donc, si belle, si parfaite, - Je crains qu'elle n'ait pas ce que plus je souhaite: - Qu'elle manque d'amour, ou plutôt que ses vœux 375 - N'aillent pas tout à fait du côté que je veux. - Vous qui l'avez tant vue, et qu'un devoir fidèle - A tenu si longtemps près de son père et d'elle, - Ne me déguisez point ce que dans cette cour - Sur de pareils soupçons vous auriez eu de jour. 330 - - SURÉNA. - - Je la voyois, Seigneur, mais pour gagner son père: - C'étoit tout mon emploi, c'étoit ma seule affaire; - Et je croyois par elle être sûr de son choix; - Mais Rome et son intrigue eurent le plus de voix. - Du reste, ne prenant intérêt à m'instruire 385 - Que de ce qui pouvoit vous servir ou vous nuire, - Comme je me bornois à remplir ce devoir, - Je puis n'avoir pas vu ce qu'un autre eût pu voir. - Si j'eusse pressenti que la guerre achevée, - A l'honneur de vos feux elle étoit réservée, 390 - J'aurois pris d'autres soins, et plus examiné; - Mais j'ai suivi mon ordre, et n'ai point deviné. - - PACORUS. - - Quoi? de ce que je crains vous n'auriez nulle idée? - Par aucune ambassade on ne l'a demandée? - Aucun prince auprès d'elle, aucun digne sujet 395 - Par ses attachements n'a marqué de projet? - Car il vient quelquefois du milieu des provinces - Des sujets en nos cours qui valent bien des princes; - Et par l'objet présent les sentiments émus - N'attendent pas toujours des rois qu'on n'a point vus. 400 - - SURÉNA. - - Durant tout mon séjour rien n'y blessoit ma vue; - Je n'y rencontrois point de visite assidue, - Point de devoirs suspects, ni d'entretiens si doux - Que si j'avois aimé, j'en dusse être jaloux. - Mais qui vous peut donner cette importune crainte, 405 - Seigneur? - - PACORUS. - - Plus je la vois, plus j'y vois de contrainte: - Elle semble, aussitôt que j'ose en approcher, - Avoir je ne sais quoi qu'elle me veut cacher; - Non qu'elle ait jusqu'ici demandé de remise; - Mais ce n'est pas m'aimer, ce n'est qu'être soumise; 410 - Et tout le bon accueil que j'en puis recevoir, - Tout ce que j'en obtiens ne part que du devoir. - - SURÉNA. - - N'en appréhendez rien. Encor toute étonnée, - Toute tremblante encore au seul nom d'hyménée, - Pleine de son pays, pleine de ses parents, 415 - Il lui passe en l'esprit cent chagrins différents. - - PACORUS. - - Mais il semble, à la voir, que son chagrin s'applique - A braver par dépit l'allégresse publique: - Inquiète, rêveuse, insensible aux douceurs - Que par un plein succès l'amour verse en nos cœurs.... - - SURÉNA. - - Tout cessera, Seigneur, dès que sa foi reçue - Aura mis en vos mains la main qui vous est due: - Vous verrez ces chagrins détruits en moins d'un jour, - Et toute sa vertu devenir toute[452] amour. - - PACORUS. - - C'est beaucoup hasarder que de prendre assurance 425 - Sur une si légère et douteuse espérance; - Et qu'aura cet amour d'heureux, de singulier, - Qu'à son trop de vertu je devrai tout entier? - Qu'aura-t-il de charmant, cet amour, s'il ne donne - Que ce qu'un triste hymen ne refuse à personne, 430 - Esclave dédaigneux d'une odieuse loi - Qui n'est pour toute chaîne attaché qu'à sa foi? - Pour faire aimer ses lois, l'hymen ne doit en faire - Qu'afin d'autoriser la pudeur à se taire. - Il faut, pour rendre heureux, qu'il donne sans gêner, 435 - Et prête un doux prétexte à qui veut tout donner. - Que sera-ce, grands Dieux! si toute ma tendresse - Rencontre un souvenir plus cher à ma princesse, - Si le cœur pris ailleurs ne s'en arrache pas, - Si pour un autre objet il soupire en mes bras? 440 - Il faut, il faut enfin m'éclaircir avec elle. - - SURÉNA. - - Seigneur, je l'aperçois; l'occasion est belle. - Mais si vous en tirez quelque éclaircissement - Qui donne à votre crainte un juste fondement, - Que ferez-vous? - - PACORUS. - - J'en doute, et pour ne vous rien feindre, - Je crois m'aimer[453] assez pour ne la pas contraindre; - Mais tel chagrin aussi pourroit me survenir, - Que je l'épouserois afin de la punir. - Un amant dédaigné souvent croit beaucoup faire - Quand il rompt le bonheur de ce qu'on lui préfère. 450 - Mais elle approche. Allez, laissez-moi seul agir: - J'aurois peur devant vous d'avoir trop à rougir. - - -SCÈNE II. - -PACORUS, EURYDICE. - - PACORUS. - - Quoi? Madame, venir vous-même à ma rencontre! - Cet excès de bonté que votre cœur me montre.... - - EURYDICE. - - J'allois chercher Palmis, que j'aime à consoler 455 - Sur un malheur qui presse et ne peut reculer. - - PACORUS. - - Laissez-moi vous parler d'affaires plus pressées, - Et songez qu'il est temps de m'ouvrir vos pensées: - Vous vous abuseriez à les plus retenir. - Je vous aime, et demain l'hymen doit nous unir: 460 - M'aimez-vous? - - EURYDICE. - - Oui, Seigneur, et ma main vous est sûre. - - PACORUS. - - C'est peu que de la main, si le cœur en murmure. - - EURYDICE. - - Quel mal pourroit causer le murmure du mien, - S'il murmuroit si bas qu'aucun n'en apprît rien? - - PACORUS. - - Ah! Madame, il me faut un aveu plus sincère. 465 - - EURYDICE. - - Épousez-moi, Seigneur, et laissez-moi me taire: - Un pareil doute offense, et cette liberté - S'attire quelquefois trop de sincérité. - - PACORUS. - - C'est ce que je demande, et qu'un mot sans contrainte - Justifie aujourd'hui mon espoir ou ma crainte. 470 - Ah! si vous connoissiez ce que pour vous je sens! - - EURYDICE. - - Je ferois ce que font les cœurs obéissants, - Ce que veut mon devoir, ce qu'attend votre flamme, - Ce que je fais enfin. - - PACORUS. - - Vous feriez plus, Madame: - Vous me feriez justice, et prendriez plaisir 475 - A montrer que nos cœurs ne forment qu'un desir. - Vous me diriez sans cesse: «Oui, prince, je vous aime, - Mais d'une passion comme la vôtre extrême; - Je sens le même feu, je fais les mêmes vœux; - Ce que vous souhaitez est tout ce que je veux; 480 - Et cette illustre ardeur ne sera point contente, - Qu'un glorieux hymen n'ait rempli notre attente.» - - EURYDICE. - - Pour vous tenir, Seigneur, un langage si doux, - Il faudroit qu'en amour j'en susse autant que vous. - - PACORUS. - - Le véritable amour, dès que le cœur soupire, 485 - Instruit en un moment de tout ce qu'on doit dire. - Ce langage à ses feux n'est jamais importun, - Et si vous l'ignorez, vous n'en sentez aucun. - - EURYDICE. - - Suppléez-y, Seigneur, et dites-vous vous-même - Tout ce que sent un cœur dès le moment qu'il aime; 490 - Faites-vous-en pour moi le charmant entretien: - J'avouerai tout, pourvu que je n'en dise rien. - - PACORUS. - - Ce langage est bien clair, et je l'entends sans peine. - Au défaut de l'amour, auriez-vous de la haine? - Je ne veux pas le croire, et des yeux si charmants.... 495 - - EURYDICE. - - Seigneur, sachez pour vous quels sont mes sentiments. - Si l'amitié vous plaît, si vous aimez l'estime, - A vous les refuser[454] je croirois faire un crime; - Pour le cœur, si je puis vous le dire entre nous, - Je ne m'aperçois point qu'il soit encore à vous. 500 - - PACORUS. - - Ainsi donc ce traité qu'ont fait les deux couronnes.... - - EURYDICE. - - S'il a pu l'une à l'autre engager nos personnes, - Au seul don de la main son droit est limité, - Et mon cœur avec vous n'a point fait de traité. - C'est sans vous le devoir que je fais mon possible 505 - A le rendre pour vous plus tendre et plus sensible: - Je ne sais si le temps l'y pourra disposer; - Mais qu'il le puisse ou non, vous pouvez m'épouser. - - PACORUS. - - Je le puis, je le dois, je le veux; mais, Madame, - Dans ces tristes froideurs dont vous payez ma flamme, - Quelque autre amour plus fort.... - - EURYDICE. - - Qu'osez-vous demander, - Prince? - - PACORUS. - - De mon bonheur ce qui doit décider. - - EURYDICE. - - Est-ce un aveu qui puisse échapper à ma bouche? - - PACORUS. - - Il est tout échappé, puisque ce mot vous touche. - Si vous n'aviez du cœur fait ailleurs l'heureux don, 515 - Vous auriez moins de gêne à me dire que non; - Et pour me garantir de ce que j'appréhende, - La réponse avec joie eût suivi la demande. - Madame, ce qu'on fait sans honte et sans remords - Ne coûte rien à dire, il n'y faut point d'efforts; 520 - Et sans que la rougeur au visage nous monte.... - - EURYDICE. - - Ah! ce n'est point pour moi que je rougis de honte. - Si j'ai pu faire un choix, je l'ai fait assez beau - Pour m'en faire un honneur jusque dans le tombeau; - Et quand je l'avouerai, vous aurez lieu de croire 525 - Que tout mon avenir en aimera la gloire. - Je rougis, mais pour vous, qui m'osez demander - Ce qu'on doit avoir peine à se persuader; - Et je ne comprends point avec quelle prudence - Vous voulez qu'avec vous j'en fasse confidence, 530 - Vous qui près d'un hymen accepté par devoir, - Devriez sur ce point craindre de trop savoir. - - PACORUS. - - Mais il est fait, ce choix qu'on s'obstine à me taire, - Et qu'on cherche à me dire avec tant de mystère? - - EURYDICE. - - Je ne vous le dis point; mais si vous m'y forcez, 535 - Il vous en coûtera plus que vous ne pensez. - - PACORUS. - - Eh bien! Madame, eh bien! sachons, quoi qu'il en coûte, - Quel est ce grand rival qu'il faut que je redoute. - Dites, est-ce un héros? est-ce un prince? est-ce un roi? - - EURYDICE. - - C'est ce que j'ai connu de plus digne de moi. 540 - - PACORUS. - - Si le mérite est grand, l'estime est un peu forte. - - EURYDICE. - - Vous la pardonnerez à l'amour qui s'emporte: - Comme vous le forcez à se trop expliquer, - S'il manque de respect, vous l'en faites manquer. - Il est si naturel d'estimer ce qu'on aime, 545 - Qu'on voudroit que partout on l'estimât de même; - Et la pente est si douce à vanter ce qu'il vaut, - Que jamais on ne craint de l'élever trop haut. - - PACORUS. - - C'est en dire beaucoup. - - EURYDICE. - - Apprenez davantage, - Et sachez que l'effort où mon devoir m'engage 550 - Ne peut plus me réduire à vous donner demain - Ce qui vous étoit sûr, je veux dire ma main. - Ne vous la promettez qu'après que dans mon âme - Votre mérite aura dissipé cette flamme, - Et que mon cœur, charmé par des attraits plus doux, - Se sera répondu de n'aimer rien que vous; - Et ne me dites point que pour cet hyménée - C'est par mon propre aveu qu'on a pris la journée: - J'en sais la conséquence, et diffère à regret; - Mais puisque vous m'avez arraché mon secret, 560 - Il n'est ni roi, ni père, il n'est prière, empire, - Qu'au péril de cent morts mon cœur n'ose en dédire. - C'est ce qu'il n'est plus temps de vous dissimuler, - Seigneur; et c'est le prix de m'avoir fait parler. - - PACORUS. - - A ces bontés, Madame, ajoutez une grâce; 565 - Et du moins, attendant que cette ardeur se passe, - Apprenez-moi le nom de cet heureux amant - Qui sur tant de vertu règne si puissamment, - Par quelles qualités il a pu la surprendre. - - EURYDICE. - - Ne me pressez point tant, Seigneur, de vous l'apprendre. - Si je vous l'avois dit.... - - PACORUS. - - Achevons. - - EURYDICE. - - Dès demain - Rien ne m'empêcheroit de lui donner la main. - - PACORUS. - - Il est donc en ces lieux, Madame? - - EURYDICE. - - Il y peut être, - Seigneur, si déguisé qu'on ne le peut connoître. - Peut-être en domestique est-il auprès de moi, 575 - Peut-être s'est-il mis de la maison du Roi; - Peut-être chez vous-même il s'est réduit à feindre. - Craignez-le dans tous ceux que vous ne daignez craindre, - Dans tous les inconnus que vous aurez à voir; - Et plus que tout encor, craignez de trop savoir. 580 - J'en dis trop; il est temps que ce discours finisse. - A Palmis que je vois rendez plus de justice; - Et puissent de nouveau ses attraits vous charmer, - Jusqu'à ce que le temps m'apprenne à vous aimer! - - -SCÈNE III. - -PACORUS, PALMIS. - - PACORUS. - - Madame, au nom des Dieux, ne venez pas vous plaindre: - On me donne sans vous assez de gens à craindre; - Et je serois bientôt accablé de leurs coups, - N'étoit que pour asile on me renvoie à vous. - J'obéis, j'y reviens, Madame; et cette joie.... - - PALMIS. - - Que n'y revenez-vous sans qu'on vous y renvoie! 590 - Votre amour ne fait rien ni pour moi ni pour lui, - Si vous n'y revenez que par l'ordre d'autrui. - - PACORUS. - - N'est-ce rien que pour vous à cet ordre il défère? - - PALMIS. - - Non, ce n'est qu'un dépit qu'il cherche à satisfaire. - - PACORUS. - - Depuis quand le retour d'un cœur comme le mien 595 - Fait-il si peu d'honneur qu'on ne le compte à rien? - - PALMIS. - - Depuis qu'il est honteux d'aimer un infidèle, - Que ce qu'un mépris chasse un coup d'œil le rappelle, - Et que les inconstants ne donnent point de cœurs - Sans être encor tous prêts[455] de les porter ailleurs. 600 - - PACORUS. - - Je le suis, je l'avoue, et mérite la honte - Que d'un retour suspect vous fassiez peu de conte[456]. - Montrez-vous généreuse; et si mon changement - A changé votre amour en vif ressentiment, - Immolez un courroux si grand, si légitime, 605 - A la juste pitié d'un si malheureux crime. - J'en suis assez puni sans que l'indignité.... - - PALMIS. - - Seigneur, le crime est grand; mais j'ai de la bonté. - Je sais ce qu'à l'État ceux de votre naissance, - Tous maîtres qu'ils en sont, doivent d'obéissance: 610 - Son intérêt chez eux l'emporte sur le leur, - Et du moment qu'il parle, il fait taire le cœur. - - PACORUS. - - Non, Madame, souffrez que je vous désabuse: - Je ne mérite point l'honneur de cette excuse: - Ma légèreté seule a fait ce nouveau choix; 615 - Nulles raisons d'État ne m'en ont fait de lois; - Et pour traiter la paix avec tant d'avantage, - On ne m'a point forcé de m'en faire le gage: - J'ai pris plaisir à l'être, et plus mon crime est noir, - Plus l'oubli que j'en veux me fera vous devoir. 620 - Tout mon cœur.... - - PALMIS. - - Entre amants qu'un changement sépare, - Le crime est oublié, sitôt qu'on le répare; - Et bien qu'il vous ait plu, Seigneur, de me trahir, - Je le dis malgré moi, je ne vous puis haïr. - - PACORUS. - - Faites-moi grâce entière, et songez à me rendre 625 - Ce qu'un amour si pur, ce qu'une ardeur si tendre.... - - PALMIS. - - Donnez-moi donc, Seigneur, vous-même, quelque jour, - Quelque infaillible voie à fixer votre amour; - Et s'il est un moyen.... - - PACORUS. - - S'il en est? Oui, Madame, - Il en est de fixer tous les vœux de mon âme; 630 - Et ce joug qu'à tous deux l'amour rendit si doux, - Si je ne m'y rattache, il ne tiendra qu'à vous. - Il est, pour m'arrêter sous un si digne empire, - Un office à me rendre, un secret à me dire. - La princesse aime ailleurs, je n'en puis plus douter, 635 - Et doute quel rival s'en fait mieux écouter. - Vous êtes avec elle en trop d'intelligence - Pour n'en avoir pas eu toute la confidence: - Tirez-moi de ce doute, et recevez ma foi - Qu'autre que vous jamais ne régnera sur moi. 640 - - PALMIS. - - Quel gage en est-ce, hélas! qu'une foi si peu sûre? - Le ciel la rendra-t-il moins sujette au parjure? - Et ces liens si doux, que vous avez brisés, - A briser de nouveau seront-ils moins aisés? - Si vous voulez, Seigneur, rappeler mes tendresses, 645 - Il me faut des effets, et non pas des promesses; - Et cette foi n'a rien qui me puisse ébranler, - Quand la main seule a droit de me faire parler. - - PACORUS. - - La main seule en a droit! Quand cent troubles m'agitent, - Que la haine, l'amour, l'honneur me sollicitent, 650 - Qu'à l'ardeur de punir je m'abandonne en vain, - Hélas! suis-je en état de vous donner la main? - - PALMIS. - - Et moi, sans cette main, Seigneur, suis-je maîtresse - De ce que m'a daigné confier la princesse, - Du secret de son cœur? Pour le tirer de moi, 655 - Il me faut vous devoir plus que je ne lui doi, - Être une autre vous-même[457]; et le seul hyménée - Peut rompre le silence où je suis enchaînée. - - PACORUS. - - Ah! vous ne m'aimez plus. - - PALMIS. - - Je voudrois le pouvoir; - Mais pour ne plus aimer que sert de le vouloir? 660 - J'ai pour vous trop d'amour, et je le sens renaître - Et plus tendre et plus fort qu'il n'a dû jamais être. - Mais si.... - - PACORUS. - - Ne m'aimez plus, ou nommez ce rival. - - PALMIS. - - Me préserve le ciel de vous aimer si mal! - Ce seroit vous livrer à des guerres nouvelles, 665 - Allumer entre vous des haines immortelles.... - - PACORUS. - - Que m'importe? et qu'aurai-je à redouter de lui, - Tant que je me verrai Suréna pour appui? - Quel qu'il soit, ce rival, il sera seul à plaindre: - Le vainqueur des Romains n'a point de rois à craindre. - - PALMIS. - - Je le sais; mais, Seigneur, qui vous peut engager - Aux soins de le punir et de vous en venger? - Quand son grand cœur charmé d'une belle princesse - En a su mériter l'estime et la tendresse, - Quel dieu, quel bon génie a dû lui révéler 675 - Que le vôtre pour elle aimeroit à brûler? - A quels traits ce rival a-t-il dû le connoître, - Respecter de si loin des feux encore à naître, - Voir pour vous d'autres fers que ceux où vous viviez, - Et lire en vos destins plus que vous n'en saviez? 680 - S'il a vu la conquête à ses vœux exposée, - S'il a trouvé du cœur la sympathie aisée, - S'être emparé d'un bien[458] où vous n'aspiriez pas, - Est-ce avoir fait des vols et des assassinats? - - PACORUS. - - Je le vois bien, Madame, et vous et ce cher frère 685 - Abondez en raisons pour cacher le mystère: - Je parle, promets, prie, et je n'avance rien. - Aussi votre intérêt est préférable au mien; - Rien n'est plus juste; mais.... - - PALMIS. - - Seigneur.... - - PACORUS. - - Adieu, Madame: - Je vous fais trop jouir des troubles de mon âme. 690 - Le ciel se lassera de m'être rigoureux. - - PALMIS. - - Seigneur, quand vous voudrez, il fera quatre heureux[459]. - - -FIN DU SECOND ACTE. - - [452] Il y a _toute_, au féminin, dans toutes les - éditions anciennes, y compris celles de Thomas Corneille (1692) - et de Voltaire (1764). - - [453] Voltaire (1764) a substitué _l'aimer_ à _m'aimer_, - qui est la leçon de toutes les éditions antérieures.--Dans le - second hémistiche, l'édition de 1682, par une erreur évidente, a - _le_, pour _la_. - - [454] L'édition de 1682 porte: «A vous _le_ refuser.» - - [455] Thomas Corneille (1692), et Voltaire après lui - (1764), ont corrigé _tous prêts_ en _tout prêts_; et un peu plus - loin, au vers 610, _Tous maîtres_ en _Tout maîtres_. - - [456] Voyez tome I, p. 150, note 1-_a_. - - [457] On lit: «_un_ autre vous-même,» dans l'édition de - 1692. Voltaire a conservé la leçon des éditions antérieures: «une - autre.» - - [458] L'édition de 1692 porte: «S'être emparé _du_ - bien....» - - [459] La même situation et une pensée analogue se - trouvaient déjà dans _Tite et Bérénice_. Domitian y dit à - Bérénice (acte III, scène II, vers 799 et 800): - - Les scrupules d'État, qu'il falloit mieux combattre, - Assez et trop longtemps nous ont gênés tous quatre. - - - - -ACTE III. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -ORODE, SILLACE. - - SILLACE. - - Je l'ai vu par votre ordre, et voulu par avance - Pénétrer le secret de son indifférence. - Il m'a paru, Seigneur, si froid, si retenu.... 695 - Mais vous en jugerez quand il sera venu. - Cependant je dirai que cette retenue - Sent une âme de trouble et d'ennuis prévenue; - Que ce calme paroît assez prémédité - Pour ne répondre pas de sa tranquillité; 700 - Que cette indifférence a de l'inquiétude, - Et que cette froideur marque un peu trop d'étude. - - ORODE. - - Qu'un tel calme, Sillace, a droit d'inquiéter - Un roi qui lui doit tant, qu'il ne peut s'acquitter! - Un service au-dessus de toute récompense 705 - A force d'obliger tient presque lieu d'offense[460]: - Il reproche en secret tout ce qu'il a d'éclat, - Il livre tout un cœur au dépit d'être ingrat. - Le plus zélé déplaît, le plus utile gêne, - Et l'excès de son poids fait pencher vers la haine. 710 - Suréna de l'exil lui seul m'a rappelé; - Il m'a rendu lui seul ce qu'on m'avoit volé, - Mon sceptre[461]; de Crassus il vient de me défaire: - Pour faire autant pour lui, quel don puis-je lui faire? - Lui partager mon trône? Il seroit tout à lui, 715 - S'il n'avoit mieux aimé n'en être que l'appui. - Quand j'en pleurois la perte, il forçoit des murailles; - Quand j'invoquois mes dieux, il gagnoit des batailles. - J'en frémis, j'en rougis, je m'en indigne, et crains - Qu'il n'ose quelque jour s'en payer par ses mains; 720 - Et dans tout ce qu'il a de nom et de fortune, - Sa fortune me pèse, et son nom m'importune. - Qu'un monarque est heureux quand parmi ses sujets - Ses yeux n'ont point à voir de plus nobles objets, - Qu'au-dessus de sa gloire il n'y connoît personne, 725 - Et qu'il est le plus digne enfin de sa couronne! - - SILLACE. - - Seigneur, pour vous tirer de ces perplexités, - La saine politique a deux extrémités. - Quoi qu'ait fait Suréna, quoi qu'il en faille attendre, - Ou faites-le périr, ou faites-en un gendre. 730 - Puissant par sa fortune, et plus par son emploi, - S'il devient par l'hymen l'appui d'un autre roi, - Si dans les différends que le ciel vous peut faire, - Une femme l'entraîne au parti de son père, - Que vous servira lors, Seigneur, d'en murmurer? 735 - Il faut, il faut le perdre, ou vous en assurer: - Il n'est point de milieu. - - ORODE. - - Ma pensée est la vôtre; - Mais s'il ne veut pas l'un, pourrai-je vouloir l'autre? - Pour prix de ses hauts faits, et de m'avoir fait roi, - Son trépas.... Ce mot seul me fait pâlir d'effroi; 740 - Ne m'en parlez jamais: que tout l'État périsse - Avant que jusque-là ma vertu se ternisse, - Avant que je défére à ces raisons d'État - Qui nommeroient justice un si lâche attentat! - - SILLACE. - - Mais pourquoi lui donner les Romains en partage, 745 - Quand sa gloire, Seigneur, vous donnoit tant d'ombrage? - Pourquoi contre Artabase attacher vos emplois, - Et lui laisser matière à de plus grands exploits[462]? - - ORODE. - - L'événement, Sillace, a trompé mon attente. - Je voyois des Romains la valeur éclatante; 750 - Et croyant leur défaite impossible sans moi, - Pour me la préparer, je fondis sur ce roi: - Je crus qu'il ne pourroit à la fois se défendre - Des fureurs de la guerre et de l'offre d'un gendre; - Et que par tant d'horreurs son peuple épouvanté 755 - Lui feroit mieux goûter la douceur d'un traité; - Tandis que Suréna, mis aux Romains en butte, - Les tiendroit en balance, ou craindroit pour sa chute, - Et me réserveroit la gloire d'achever, - Ou de le voir tombant, et de le relever. 760 - Je réussis à l'un, et conclus l'alliance; - Mais Suréna vainqueur prévint mon espérance. - A peine d'Artabase eus-je signé la paix, - Que j'appris Crassus mort et les Romains défaits. - Ainsi d'une si haute et si prompte victoire 765 - J'emporte tout le fruit, et lui toute la gloire, - Et beaucoup plus heureux que je n'aurois voulu, - Je me fais un malheur d'être trop absolu. - Je tiens toute l'Asie et l'Europe en alarmes, - Sans que rien s'en impute à l'effort de mes armes; 770 - Et quand tous mes voisins tremblent pour leurs États, - Je ne les fais trembler que par un autre bras. - J'en tremble enfin moi-même, et pour remède unique, - Je n'y vois qu'une basse et dure politique, - Si Mandane, l'objet des vœux de tant de rois, 775 - Se doit voir d'un sujet le rebut ou le choix. - - SILLACE. - - Le rebut! Vous craignez, Seigneur, qu'il la refuse? - - ORODE. - - Et ne se peut-il pas qu'un autre amour l'amuse, - Et que rempli qu'il est d'une juste fierté, - Il n'écoute son cœur plus que ma volonté? 780 - Le voici; laissez-nous. - - -SCÈNE II[463]. - -ORODE, SURÉNA. - - ORODE. - - Suréna, vos services - (Qui l'auroit osé croire?) ont pour moi des supplices: - J'en ai honte, et ne puis assez me consoler - De ne voir aucun don qui les puisse égaler. - Suppléez au défaut d'une reconnoissance 785 - Dont vos propres exploits m'ont mis en impuissance; - Et s'il en est un prix dont vous fassiez état, - Donnez-moi les moyens d'être un peu moins ingrat. - - SURÉNA. - - Quand je vous ai servi, j'ai reçu mon salaire, - Seigneur, et n'ai rien fait qu'un sujet n'ait dû faire; 790 - La gloire m'en demeure, et c'est l'unique prix - Que s'en est proposé le soin que j'en ai pris. - Si pourtant il vous plaît, Seigneur, que j'en demande - De plus dignes d'un roi dont l'âme est toute grande, - La plus haute vertu peut faire de faux pas; 795 - Si la mienne en fait un, daignez ne le voir pas: - Gardez-moi des bontés toujours prêtes d'éteindre - Le plus juste courroux que j'aurois lieu d'en craindre; - Et si.... - - ORODE. - - Ma gratitude oseroit se borner - Au pardon d'un malheur qu'on ne peut deviner, 800 - Qui n'arrivera point? et j'attendrois un crime - Pour vous montrer le fond de toute mon estime? - Le ciel m'est plus propice, et m'en ouvre un moyen - Par l'heureuse union de votre sang au mien: - D'avoir tant fait pour moi ce sera le salaire. 805 - - SURÉNA. - - J'en ai flatté longtemps un espoir téméraire; - Mais puisqu'enfin le prince.... - - ORODE. - - Il aima votre sœur, - Et le bien de l'État lui dérobe son cœur: - La paix de l'Arménie à ce prix est jurée. - Mais l'injure aisément peut être réparée; 810 - J'y sais des rois tous prêts[464]; et pour vous, dès demain, - Mandane, que j'attends, vous donnera la main. - C'est tout ce qu'en la mienne ont mis des destinées - Qu'à force de hauts faits la vôtre a couronnées. - - SURÉNA. - - A cet excès d'honneur rien ne peut s'égaler; 815 - Mais si vous me laissiez liberté d'en parler, - Je vous dirois, Seigneur, que l'amour paternelle - Doit à cette princesse un trône digne d'elle; - Que l'inégalité de mon destin au sien - Ravaleroit son sang sans élever le mien; 820 - Qu'une telle union, quelque haut qu'on la mette, - Me laisse encor sujet, et la rendroit sujette; - Et que de son hymen, malgré tous mes hauts faits, - Au lieu de rois à naître, il naîtroit des sujets. - De quel œil voulez-vous, Seigneur, qu'elle me donne 825 - Une main refusée à plus d'une couronne, - Et qu'un si digne objet des vœux de tant de rois - Descende par votre ordre à cet indigne choix? - Que de mépris pour moi! que de honte pour elle! - Non, Seigneur, croyez-en un serviteur fidèle: 830 - Si votre sang du mien veut augmenter l'honneur, - Il y faut l'union du prince avec ma sœur. - Ne le mêlez, Seigneur, au sang de vos ancêtres - Qu'afin que vos sujets en reçoivent des maîtres: - Vos Parthes dans la gloire ont trop longtemps vécu, 835 - Pour attendre des rois du sang de leur vaincu. - Si vous ne le savez, tout le camp en murmure; - Ce n'est qu'avec dépit que le peuple l'endure. - Quelles lois eût pu faire Artabase vainqueur - Plus rudes, disent-ils, même à des gens sans cœur? 840 - Je les fais taire; mais, Seigneur, à le bien prendre, - C'étoit moins l'attaquer que lui mener un gendre; - Et si vous en aviez consulté leurs souhaits, - Vous auriez préféré la guerre à cette paix. - - ORODE. - - Est-ce dans le dessein de vous mettre à leur tête 845 - Que vous me demandez ma grâce toute prête? - Et de leurs vains souhaits vous font-ils le porteur - Pour faire Palmis reine avec plus de hauteur? - Il n'est rien d'impossible à la valeur d'un homme - Qui rétablit son maître et triomphe de Rome; 850 - Mais sous le ciel tout change, et les plus valeureux - N'ont jamais sûreté d'être toujours heureux. - J'ai donné ma parole: elle est inviolable. - Le prince aime Eurydice autant qu'elle est aimable; - Et s'il faut dire tout, je lui dois cet appui 855 - Contre ce que Phradate[465] osera contre lui; - Car tout ce qu'attenta contre moi Mithradate[466], - Pacorus le doit craindre à son tour de Phradate: - Cet esprit turbulent, et jaloux du pouvoir, - Quoique son frère.... - - SURÉNA. - - Il sait que je sais mon devoir, 860 - Et n'a pas oublié que dompter des rebelles, - Détrôner un tyran.... - - ORODE. - - Ces actions sont belles; - Mais pour m'avoir remis en état de régner, - Rendent-elles pour vous ma fille à dédaigner? - - SURÉNA. - - La dédaigner, Seigneur, quand mon zèle fidèle 865 - N'ose me regarder que comme indigne d'elle! - Osez me dispenser de ce que je vous doi, - Et pour la mériter, je cours me faire roi. - S'il n'est rien d'impossible à la valeur d'un homme - Qui rétablit son maître et triomphe de Rome, 870 - Sur quels rois aisément ne pourrai-je emporter, - En faveur de Mandane, un sceptre à la doter? - Prescrivez-moi, Seigneur, vous-même une conquête - Dont en prenant sa main je couronne sa tête; - Et vous direz après si c'est la dédaigner 875 - Que de vouloir me perdre ou la faire régner[467]. - Mais je suis né sujet, et j'aime trop à l'être - Pour hasarder mes jours que pour servir mon maître, - Et consentir jamais qu'un homme tel que moi - Souille par son hymen le pur sang de son roi. 880 - - ORODE. - - Je n'examine point si ce respect déguise; - Mais parlons une fois avec pleine franchise. - Vous êtes mon sujet, mais un sujet si grand, - Que rien n'est malaisé quand son bras l'entreprend. - Vous possédez sous moi deux provinces entières 885 - De peuples si hardis, de nations si fières, - Que sur tant de vassaux je n'ai d'autorité - Qu'autant que votre zèle a de fidélité: - Ils vous ont jusqu'ici suivi comme fidèle, - Et quand vous le voudrez, ils vous suivront rebelle; 890 - Vous avez tant de nom, que tous les rois voisins - Vous veulent, comme Orode, unir à leurs destins. - La victoire, chez vous passée en habitude, - Met jusque dans ses murs Rome en inquiétude: - Par gloire, ou pour braver au besoin mon courroux, 895 - Vous traînez en tous lieux dix mille âmes à vous[468]: - Le nombre est peu commun pour un train domestique; - Et s'il faut qu'avec vous tout à fait je m'explique, - Je ne vous saurois croire assez en mon pouvoir, - Si les nœuds de l'hymen n'enchaînent le devoir. 900 - - SURÉNA. - - Par quel crime, Seigneur, ou par quelle imprudence - Ai-je pu mériter si peu de confiance? - Si mon cœur, si mon bras pouvoit être gagné, - Mithradate et Crassus n'auroient rien épargné: - Tous les deux.... - - ORODE. - - Laissons là Crassus et Mithradate. 905 - Suréna, j'aime à voir que votre gloire éclate: - Tout ce que je vous dois, j'aime à le publier; - Mais quand je m'en souviens, vous devez l'oublier. - Si le ciel par vos mains m'a rendu cet empire, - Je sais vous épargner la peine de le dire; 910 - Et s'il met votre zèle au-dessus du commun, - Je n'en suis point ingrat: craignez d'être importun. - - SURÉNA. - - Je reviens à Palmis, Seigneur. De mes hommages - Si les lois du devoir sont de trop foibles gages, - En est-il de plus sûrs, ou de plus fortes lois, 915 - Qu'avoir une sœur reine et des neveux pour rois? - Mettez mon sang au trône, et n'en cherchez point d'autres, - Pour unir à tel point mes intérêts aux vôtres, - Que tout cet univers, que tout notre avenir - Ne trouve aucune voie à les en désunir. 920 - - ORODE. - - Mais, Suréna, le puis-je après la foi donnée, - Au milieu des apprêts d'un si grand hyménée? - Et rendrai-je aux Romains qui voudront me braver - Un ami que la paix vient de leur enlever? - Si le prince renonce au bonheur qu'il espère, 925 - Que dira la princesse, et que fera son père? - - SURÉNA. - - Pour son père, Seigneur, laissez-m'en le souci. - J'en réponds, et pourrois répondre d'elle aussi. - Malgré la triste paix que vous avez jurée, - Avec le prince même elle s'est déclarée; 930 - Et si je puis vous dire avec quels sentiments - Elle attend à demain l'effet de vos serments, - Elle aime ailleurs. - - ORODE. - - Et qui? - - SURÉNA. - - C'est ce qu'elle aime à taire: - Du reste son amour n'en fait aucun mystère, - Et cherche à reculer les effets d'un traité 935 - Qui fait tant murmurer votre peuple irrité. - - ORODE. - - Est-ce au peuple, est-ce à vous, Suréna, de me dire - Pour lui donner des rois quel sang je dois élire? - Et pour voir dans l'État tous mes ordres suivis, - Est-ce de mes sujets que je dois prendre avis? 940 - Si le prince à Palmis veut rendre sa tendresse, - Je consens qu'il dédaigne à son tour la princesse; - Et nous verrons après quel remède apporter - A la division qui peut en résulter. - Pour vous, qui vous sentez indigne de ma fille, 945 - Et craignez par respect d'entrer en ma famille, - Choisissez un parti qui soit digne de vous, - Et qui surtout n'ait rien à me rendre jaloux: - Mon âme avec chagrin sur ce point balancée - En veut, et dès demain, être débarrassée. 950 - - SURÉNA. - - Seigneur, je n'aime rien. - - ORODE. - - Que vous aimiez ou non, - Faites un choix vous-même, ou souffrez-en le don. - - SURÉNA. - - Mais si j'aime en tel lieu qu'il m'en faille avoir honte, - Du secret de mon cœur puis-je vous rendre conte? - - ORODE. - - A demain, Suréna. S'il se peut, dès ce jour, 955 - Résolvons cet hymen avec ou sans amour. - Cependant allez voir la princesse Eurydice; - Sous les lois du devoir ramenez son caprice; - Et ne m'obligez point à faire à ses appas - Un compliment de roi qui ne lui plairoit pas. 960 - Palmis vient par mon ordre, et je veux en apprendre - Dans vos prétentions la part qu'elle aime à prendre. - - -SCÈNE III. - -ORODE, PALMIS. - - ORODE. - - Suréna m'a surpris, et je n'aurois pas dit - Qu'avec tant de valeur il eût eu tant d'esprit[469]; - Mais moins on le prévoit, et plus cet esprit brille: 965 - Il trouve des raisons à refuser ma fille, - Mais fortes, et qui même ont si bien succédé, - Que s'en disant indigne il m'a persuadé. - Savez-vous ce qu'il aime? Il est hors d'apparence - Qu'il fasse un tel refus sans quelque préférence, 970 - Sans quelque objet charmant, dont l'adorable choix - Ferme tout son grand cœur au pur sang de ses rois. - - PALMIS. - - J'ai cru qu'il n'aimoit rien. - - ORODE. - - Il me l'a dit lui-même. - Mais la princesse avoue, et hautement, qu'elle aime: - Vous êtes son amie, et savez quel amant 975 - Dans un cœur qu'elle doit règne si puissamment. - - PALMIS. - - Si la princesse en moi prend quelque confiance, - Seigneur, m'est-il permis d'en faire confidence? - Reçoit-on des secrets sans une forte loi...? - - ORODE. - - Je croyois qu'elle pût se rompre pour un roi, 980 - Et veux bien toutefois qu'elle soit si sévère - Qu'en mon propre intérêt elle oblige à se taire; - Mais vous pouvez du moins me répondre de vous. - - PALMIS. - - Ah! pour mes sentiments, je vous les dirai tous. - J'aime ce que j'aimois, et n'ai point changé d'âme: 985 - Je n'en fais point secret. - - ORODE. - - L'aimer encor, Madame? - Ayez-en quelque honte, et parlez-en plus bas. - C'est foiblesse d'aimer qui ne vous aime pas. - - PALMIS. - - Non, Seigneur: à son prince attacher sa tendresse, - C'est une grandeur d'âme et non une foiblesse; 990 - Et lui garder un cœur qu'il lui plut mériter - N'a rien d'assez honteux pour ne s'en point vanter. - J'en ferai toujours gloire; et mon âme, charmée - De l'heureux souvenir de m'être vue aimée, - N'étouffera jamais l'éclat de ces beaux feux 995 - Qu'alluma son mérite, et l'offre de ses vœux. - - ORODE. - - Faites mieux, vengez-vous. Il est des rois, Madame, - Plus dignes qu'un ingrat d'une si belle flamme. - - PALMIS. - - De ce que j'aime encor ce seroit m'éloigner, - Et me faire un exil sous ombre de régner. 1000 - Je veux toujours le voir, cet ingrat qui me tue, - Non pour le triste bien de jouir de sa vue: - Cette fausse douceur est au-dessous de moi, - Et ne vaudra jamais que je néglige un roi; - Mais il est des plaisirs qu'une amante trahie 1005 - Goûte au milieu des maux qui lui coûtent la vie: - Je verrai l'infidèle inquiet, alarmé - D'un rival inconnu, mais ardemment aimé, - Rencontrer à mes yeux sa peine dans son crime, - Par les mains de l'hymen devenir ma victime, 1010 - Et ne me regarder, dans ce chagrin profond, - Que le remords en l'âme, et la rougeur au front. - De mes bontés pour lui l'impitoyable image, - Qu'imprimera l'amour sur mon pâle visage, - Insultera son cœur; et dans nos entretiens 1015 - Mes pleurs et mes soupirs rappelleront les siens, - Mais qui ne serviront qu'à lui faire connoître - Qu'il pouvoit être heureux et ne sauroit plus l'être; - Qu'à lui faire trop tard haïr son peu de foi, - Et pour tout dire ensemble, avoir regret à moi. 1020 - Voilà tout le bonheur où mon amour aspire; - Voilà contre un ingrat tout ce que je conspire; - Voilà tous les plaisirs que j'espère à le voir, - Et tous les sentiments que vous vouliez savoir. - - ORODE. - - C'est bien traiter les rois en personnes communes 1025 - Qu'attacher à leur rang ces gênes importunes, - Comme si pour vous plaire et les inquiéter - Dans le trône avec eux l'amour pouvoit monter. - Il nous faut un hymen, pour nous donner des princes - Qui soient l'appui du sceptre et l'espoir des provinces: 1030 - C'est là qu'est notre force; et dans nos grands destins, - Le manque de vengeurs enhardit les mutins. - Du reste en ces grands nœuds l'État qui s'intéresse - Ferme l'œil aux attraits et l'âme à la tendresse: - La seule politique est ce qui nous émeut; 1035 - On la suit, et l'amour s'y mêle comme il peut: - S'il vient, on l'applaudit; s'il manque, on s'en console. - C'est dont vous pouvez croire un roi sur sa parole. - Nous ne sommes point faits pour devenir jaloux, - Ni pour être en souci si le cœur est à nous. 1040 - Ne vous repaissez plus[470] de ces vaines chimères, - Qui ne font les plaisirs que des âmes vulgaires, - Madame; et que le prince aye ou non à souffrir, - Acceptez un des rois que je puis vous offrir. - - PALMIS. - - Pardonnez-moi, Seigneur, si mon âme alarmée 1045 - Ne veut point de ces rois dont on n'est point aimée. - J'ai cru l'être du prince, et l'ai trouvé si doux, - Que le souvenir seul m'en plaît plus qu'un époux. - - ORODE. - - N'en parlons plus, Madame; et dites à ce frère - Qui vous est aussi cher que vous me seriez chère, 1050 - Que parmi ses respects il n'a que trop marqué.... - - PALMIS. - - Quoi, Seigneur? - - ORODE. - - Avec lui je crois m'être expliqué. - Qu'il y pense, Madame. Adieu. - - PALMIS[471]. - - Quel triste augure! - Et que ne me dit point[472] cette menace obscure! - Sauvez ces deux amants, ô ciel! et détournez 1055 - Les soupçons que leurs feux peuvent avoir donnés. - - -FIN DU TROISIÈME ACTE. - - [460] Corneille avait dit au Ier acte, scène II, de - _Cinna_ (vers 73 et 74): - - Les bienfaits ne font pas toujours ce que tu penses; - D'une main odieuse ils tiennent lieu d'offenses; - - et Racine, au IVe acte, scène VI, de son _Iphigenie_, qui fut - jouée plusieurs mois avant _Suréna_, en février 1674: - - Un bienfait reproché tint toujours lieu d'offense. - - [461] Voyez ci-dessus, p. 462, note 436. - - [462] Voyez ci-dessus, p. 466, note 444. - - [463] Cette scène rappelle en plus d'un endroit la 1re - scène du IIIe acte d'_Agésilas_. - - [464] Ici encore Thomas Corneille (1692) et Voltaire - (1764) donnent: «tout prêts.» Comparez plus haut, p. 488, vers - 600 et 610. - - [465] Dans les auteurs anciens la forme ordinaire de ce - nom est _Phraates_, _Phrahates_; cependant on trouve _Phradates_ - dans Quinte-Curce (livre VI, chapitre V). Le frère de Pacorus - fut, après la mort de celui-ci, associé au trône par Orode, et - régna après lui sous le nom de Phraate IV. Voyez plus loin, p. - 530, la note 487 du vers 1648. - - [466] Mithridate III, fils et successeur de Phraate III, - et frère d'Orode, était monté sur le trône par l'assassinat de - son père, l'an 58 avant Jésus-Christ. Orode ayant voulu s'emparer - de la couronne, fut d'abord vaincu par lui, puis le vainquit - plusieurs fois à son tour sans pouvoir le réduire, et finit par - le faire mettre à mort. Corneille, qui nous a prévenus dans - l'_Avertissement de Rodogune_ qu'il avait évité de nommer dans - ses vers la Cléopatre qu'il introduit dans cet ouvrage, de peur - qu'on ne la confondît avec la reine d'Égypte (voyez tome IV, p. - 416), a, sans doute par un scrupule analogue, changé le nom de - Mithridate, que Racine avait l'année précédente remis en mémoire - à tous, en celui de Mithradate, qui ne peut donner lieu à aucune - confusion, et qui du reste se trouve sur des médailles.--Les - éditions anciennes donnent trois fois dans cette scène - _Mitradate_, sans _h_; mais plus loin, aux vers 1445 et 1644, - elles portent _Mithradate_. - - [467] Thomas Corneille (1692) a ainsi modifié ce vers: - - Que vouloir ou me perdre ou la faire régner. - - [468] «Il (_Suréna_) faisoit en tout de ses subjects et - vassaux plus de dix mille cheuaux.» (Plutarque, _Vie de Crassus_, - chapitre XXI.) - - [469] Dans l'édition de 1692: «_on_ eût eu tant - d'esprit.» - - [470] L'édition de 1692 a changé _plus_ en _point_. - - [471] Dans l'édition de Voltaire (1764): PALMIS, - _seule_. - - [472] On lit: «Et que ne _nous_ dit point,» dans - l'édition de 1692. - - - - -ACTE IV. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -ORMÈNE, EURYDICE. - - ORMÈNE. - - Oui, votre intelligence à demi découverte - Met votre Suréna sur le bord de sa perte. - Je l'ai su de Sillace; et j'ai lieu de douter - Qu'il n'ait, s'il faut tout dire, ordre de l'arrêter. 1060 - - EURYDICE. - - On n'oseroit, Ormène; on n'oseroit. - - ORMÈNE. - - Madame, - Croyez-en un peu moins votre fermeté d'âme. - Un héros arrêté n'a que deux bras à lui, - Et souvent trop de gloire est un débile appui. - - EURYDICE. - - Je sais que le mérite est sujet à l'envie, 1065 - Que son chagrin s'attache à la plus belle vie. - Mais sur quelle apparence oses-tu présumer - Qu'on pourroit...? - - ORMÈNE. - - Il vous aime, et s'en est fait aimer. - - EURYDICE. - - Qui l'a dit? - - ORMÈNE. - - Vous et lui: c'est son crime et le vôtre. - Il refuse Mandane, et n'en veut aucune autre; 1070 - On sait que vous aimez; on ignore l'amant: - Madame, tout cela parle trop clairement. - - EURYDICE. - - Ce sont de vains soupçons qu'avec moi tu hasardes. - - -SCÈNE II. - -EURYDICE, PALMIS, ORMÈNE. - - PALMIS. - - Madame, à chaque porte on a posé des gardes: - Rien n'entre, rien ne sort qu'avec ordre du Roi. 1075 - - EURYDICE. - - Qu'importe? et quel sujet en prenez-vous d'effroi? - - PALMIS. - - Ou quelque grand orage à nous troubler s'apprête, - Ou l'on en veut, Madame, à quelque grande tête: - Je tremble pour mon frère. - - EURYDICE. - - A quel propos trembler? - Un roi qui lui doit tout voudroit-il l'accabler? 1080 - - PALMIS. - - Vous le figurez-vous à tel point insensible, - Que de son alliance un refus si visible...? - - EURYDICE. - - Un si rare service a su le prévenir - Qu'il doit récompenser avant que de punir. - - PALMIS. - - Il le doit; mais après une pareille offense, 1085 - Il est rare qu'on songe à la reconnoissance, - Et par un tel mépris le service effacé - Ne tient plus d'yeux ouverts sur ce qui s'est passé. - - EURYDICE. - - Pour la sœur d'un héros, c'est être bien timide. - - PALMIS. - - L'amante a-t-elle droit d'être plus intrépide? 1090 - - EURYDICE. - - L'amante d'un héros aime à lui ressembler, - Et voit ainsi que lui ses périls sans trembler. - - PALMIS. - - Vous vous flattez, Madame: elle a de la tendresse - Que leur idée étonne, et leur image blesse; - Et ce que dans sa perte elle prend d'intérêt 1095 - Ne sauroit sans désordre en attendre l'arrêt. - Cette mâle vigueur de constance héroïque - N'est point une vertu dont le sexe se pique, - Ou s'il peut jusque-là porter sa fermeté, - Ce qu'il appelle amour n'est qu'une dureté. 1100 - Si vous aimiez mon frère, on verroit quelque alarme: - Il vous échapperoit un soupir, une larme, - Qui marqueroit du moins un sentiment jaloux - Qu'une sœur se montrât plus sensible que vous. - Dieux! je donne l'exemple, et l'on s'en peut défendre! - Je le donne à des yeux qui ne daignent le prendre! - Auroit-on jamais cru qu'on pût voir quelque jour - Les nœuds du sang plus forts que les nœuds de l'amour? - Mais j'ai tort, et la perte est pour vous moins amère: - On recouvre un amant plus aisément qu'un frère[473]; 1110 - Et si je perds celui que le ciel me donna, - Quand j'en recouvrerois, seroit-ce un Suréna? - - EURYDICE. - - Et si j'avois perdu cet amant qu'on menace, - Seroit-ce un Suréna qui rempliroit sa place? - Pensez-vous qu'exposée à de si rudes coups, 1115 - J'en soupire au dedans, et tremble moins que vous? - Mon intrépidité n'est qu'un effort de gloire, - Que, tout fier qu'il paroît, mon cœur n'en veut pas croire. - Il est tendre, et ne rend ce tribut qu'à regret - Au juste et dur orgueil qu'il dément en secret. 1120 - Oui, s'il en faut parler avec une âme ouverte, - Je pense voir déjà l'appareil de sa perte, - De ce héros si cher; et ce mortel ennui - N'ose plus aspirer qu'à mourir avec lui. - - PALMIS. - - Avec moins de chaleur, vous pourriez bien plus faire. - Acceptez mon amant pour conserver mon frère, - Madame; et puisqu'enfin il vous faut l'épouser, - Tâchez, par politique, à vous y disposer. - - EURYDICE. - - Mon amour est trop fort pour cette politique: - Tout entier on l'a vu, tout entier il s'explique; 1130 - Et le prince sait trop ce que j'ai dans le cœur, - Pour recevoir ma main comme un parfait bonheur. - J'aime ailleurs, et l'ai dit trop haut pour m'en dédire, - Avant qu'en sa faveur tout cet amour expire. - C'est avoir trop parlé; mais dût se perdre tout, 1135 - Je me tiendrai parole, et j'irai jusqu'au bout. - - PALMIS. - - Ainsi donc vous voulez que ce héros périsse? - - EURYDICE. - - Pourroit-on en venir jusqu'à cette injustice? - - PALMIS. - - Madame, il répondra de toutes vos rigueurs, - Et du trop d'union[474] où s'obstinent vos cœurs. 1140 - Rendez heureux le prince, il n'est plus sa victime; - Qu'il se donne à Mandane, il n'aura plus de crime. - - EURYDICE. - - Qu'il s'y donne, Madame, et ne m'en dise rien, - Ou si son cœur encor peut dépendre du mien, - Qu'il attende à l'aimer que ma haine cessée 1145 - Vers l'amour de son frère ait tourné ma pensée. - Résolvez-le vous-même à me désobéir; - Forcez-moi, s'il se peut, moi-même à le haïr: - A force de raisons faites-m'en un rebelle; - Accablez-le de pleurs pour le rendre infidèle; 1150 - Par pitié, par tendresse, appliquez tous vos soins - A me mettre en état de l'aimer un peu moins: - J'achèverai le reste. A quelque point qu'on aime, - Quand le feu diminue, il s'éteint de lui-même. - - PALMIS. - - Le prince vient, Madame, et n'a pas grand besoin, 1155 - Dans son amour pour vous, d'un odieux témoin: - Vous pourrez mieux sans moi flatter son espérance, - Mieux en notre faveur tourner sa déférence; - Et ce que je prévois me fait assez souffrir, - Sans y joindre les vœux qu'il cherche à vous offrir. 1160 - - -SCÈNE III. - -PACORUS, EURYDICE, ORMÈNE. - - EURYDICE. - - Est-ce pour moi, Seigneur, qu'on fait garde à vos portes? - Pour assurer ma fuite, ai-je ici des escortes? - Ou si ce grand hymen, pour ses derniers apprêts.... - - PACORUS. - - Madame, ainsi que vous chacun a ses secrets. - Ceux que vous honorez de votre confidence 1165 - Observent par votre ordre un généreux silence. - Le Roi suit votre exemple; et si c'est vous gêner, - Comme nous devinons, vous pouvez deviner. - - EURYDICE. - - Qui devine est souvent sujet à se méprendre. - - PACORUS. - - Si je devine mal, je sais à qui m'en prendre; 1170 - Et comme votre amour n'est que trop évident, - Si je n'en sais l'objet, j'en sais le confident. - Il est le plus coupable: un amant peut se taire; - Mais d'un sujet au Roi, c'est crime qu'un mystère. - Qui connoît un obstacle au bonheur de l'État, 1175 - Tant qu'il le tient caché commet un attentat. - Ainsi ce confident.... Vous m'entendez, Madame, - Et je vois dans les yeux ce qui se passe en l'âme. - - EURYDICE. - - S'il a ma confidence, il a mon amitié; - Et je lui dois, Seigneur, du moins quelque pitié. 1180 - - PACORUS. - - Ce sentiment est juste, et même je veux croire - Qu'un cœur comme le vôtre a droit d'en faire gloire; - Mais ce trouble, Madame, et cette émotion, - N'ont-ils rien de plus fort que la compassion? - Et quand de ses périls l'ombre vous intéresse, 1185 - Qu'une pitié si prompte en sa faveur vous presse, - Un si cher confident ne fait-il point douter - De l'amant ou de lui qui les peut exciter? - - EURYDICE. - - Qu'importe? et quel besoin de les confondre ensemble, - Quand ce n'est que pour vous, après tout, que je tremble? - - PACORUS. - - Quoi? vous me menacez moi-même[475] à votre tour! - Et les emportements de votre aveugle amour.... - - EURYDICE. - - Je m'emporte et m'aveugle un peu moins qu'on ne pense: - Pour l'avouer vous-même, entrons en confidence. - Seigneur, je vous regarde en qualité d'époux: 1195 - Ma main ne sauroit être et ne sera qu'à vous; - Mes vœux y sont déjà, tout mon cœur y veut être: - Dès que je le pourrai, je vous en ferai maître; - Et si pour s'y réduire il me fait différer, - Cet amant si chéri n'en peut rien espérer. 1200 - Je ne serai qu'à vous, qui que ce soit que j'aime, - A moins qu'à vous quitter vous m'obligiez vous-même; - Mais s'il faut que le temps m'apprenne à vous aimer, - Il ne me l'apprendra qu'à force d'estimer; - Et si vous me forcez à perdre cette estime, 1205 - Si votre impatience ose aller jusqu'au crime.... - Vous m'entendez, Seigneur, et c'est vous dire assez - D'où me viennent pour vous ces vœux intéressés. - J'ai part à votre gloire, et je tremble pour elle - Que vous ne la souilliez d'une tache éternelle, 1210 - Que le barbare éclat d'un indigne soupçon - Ne fasse à l'univers détester votre nom, - Et que vous ne veuilliez[476] sortir d'inquiétude - Par une épouvantable et noire ingratitude. - Pourrois-je après cela vous conserver ma foi, 1215 - Comme si vous étiez encor digne de moi; - Recevoir sans horreur l'offre d'une couronne, - Toute fumante encor du sang qui vous la donne, - Et m'exposer en proie aux fureurs des Romains, - Quand pour les repousser vous n'aurez plus[477] de mains? - Si Crassus est défait, Rome n'est pas détruite: - D'autres ont ramassé les débris de sa fuite, - De nouveaux escadrons leur vont enfler le cœur, - Et vous avez besoin encor de son vainqueur. - Voilà ce que pour vous craint une destinée 1225 - Qui se doit bientôt voir à la vôtre enchaînée, - Et deviendroit infâme à se vouloir unir - Qu'à des rois dont on puisse aimer le souvenir. - - PACORUS. - - Tout ce que vous craignez est en votre puissance, - Madame; il ne vous faut qu'un peu d'obéissance, 1230 - Qu'exécuter demain ce qu'un père a promis: - L'amant, le confident, n'auront plus d'ennemis. - C'est de quoi tout mon cœur de nouveau vous conjure[478], - Par les tendres respects d'une flamme si pure, - Ces assidus respects, qui sans cesse bravés, 1235 - Ne peuvent obtenir ce que vous me devez, - Par tout ce qu'a de rude un orgueil inflexible, - Par tous les maux que souffre.... - - EURYDICE. - - Et moi, suis-je insensible? - Livre-t-on à mon cœur de moins rudes combats? - Seigneur, je suis aimée, et vous ne l'êtes pas. 1240 - Mon devoir vous prépare un assuré remède, - Quand il n'en peut souffrir au mal qui me possède; - Et pour finir le vôtre, il ne veut qu'un moment, - Quand il faut que le mien dure éternellement. - - PACORUS. - - Ce moment quelquefois est difficile à prendre, 1245 - Madame; et si le Roi se lasse de l'attendre, - Pour venger le mépris de son autorité, - Songez à ce que peut un monarque irrité. - - EURYDICE. - - Ma vie est en ses mains, et de son grand courage - Il peut montrer sur elle un glorieux ouvrage. 1250 - - PACORUS. - - Traitez-le mieux, de grâce, et ne vous alarmez - Que pour la sûreté de ce que vous aimez. - Le Roi sait votre foible et le trouble que porte - Le péril d'un amant dans l'âme la plus forte. - - EURYDICE. - - C'est mon foible, il est vrai; mais si j'ai de l'amour, - J'ai du cœur, et pourrois le mettre en son plein jour. - Ce grand roi cependant prend une aimable voie - Pour me faire accepter ses ordres avec joie! - Pensez-y mieux, de grâce; et songez qu'au besoin - Un pas hors du devoir nous peut mener bien loin. 1260 - Après ce premier pas, ce pas qui seul nous gêne, - L'amour rompt aisément le reste de sa chaîne; - Et tyran à son tour du devoir méprisé, - Il s'applaudit longtemps du joug qu'il a brisé. - - PACORUS. - - Madame.... - - EURYDICE. - - Après cela, Seigneur, je me retire, 1265 - Et s'il vous reste encor quelque chose à me dire, - Pour éviter l'éclat d'un orgueil imprudent, - Je vous laisse achever avec mon confident. - - -SCÈNE IV. - -PACORUS, SURÉNA. - - PACORUS. - - Suréna, je me plains, et j'ai lieu de me plaindre. - - SURÉNA. - - De moi, Seigneur? - - PACORUS. - - De vous. Il n'est plus temps de feindre: - Malgré tous vos détours on sait la vérité; - Et j'attendois de vous plus de sincérité, - Moi qui mettois en vous ma confiance entière, - Et ne voulois souffrir aucune autre lumière. - L'amour dans sa prudence est toujours indiscret; 1275 - A force de se taire il trahit son secret: - Le soin de le cacher découvre ce qu'il cache, - Et son silence dit tout ce qu'il craint qu'on sache. - Ne cachez plus le vôtre, il est connu de tous, - Et toute votre adresse a parlé contre vous. 1280 - - SURÉNA. - - Puisque vous vous plaignez, la plainte est légitime, - Seigneur; mais après tout j'ignore encor mon crime. - - PACORUS. - - Vous refusez Mandane avec tant de respect, - Qu'il est trop raisonné pour n'être point suspect. - Avant qu'on vous l'offrît vos raisons étoient prêtes, 1285 - Et jamais on n'a vu de refus plus honnêtes; - Mais ces honnêtetés ne font pas moins rougir: - Il falloit tout promettre, et la laisser agir; - Il falloit espérer de son orgueil sévère - Un juste désaveu des volontés d'un père, 1290 - Et l'aigrir par des vœux si froids, si mal conçus, - Qu'elle usurpât sur vous la gloire du refus. - Vous avez mieux aimé tenter un artifice - Qui pût mettre Palmis où doit être Eurydice, - En me donnant le change attirer mon courroux, 1295 - Et montrer quel objet vous réservez pour vous. - Mais vous auriez mieux fait d'appliquer tant d'adresse - A remettre au devoir l'esprit de la princesse: - Vous en avez eu l'ordre, et j'en suis plus haï - C'est pour un bon sujet avoir bien obéi. 1300 - - SURÉNA. - - Je le vois bien, Seigneur: qu'on m'aime, qu'on vous aime, - Qu'on ne vous aime pas, que je n'aime pas même, - Tout m'est compté pour crime; et je dois seul au Roi - Répondre de Palmis, d'Eurydice et de moi: - Comme si je pouvois sur une âme enflammée 1305 - Ce qu'on me voit pouvoir sur tout un corps d'armée, - Et qu'un cœur ne fût pas plus pénible à tourner - Que les Romains à vaincre, ou qu'un sceptre à donner. - Sans faire un nouveau crime, oserai-je vous dire - Que l'empire des cœurs n'est pas de votre empire, 1310 - Et que l'amour, jaloux de son autorité, - Ne reconnoît ni roi ni souveraineté? - Il hait tous les emplois où la force l'appelle: - Dès qu'on le violente, on en fait un rebelle; - Et je suis criminel de ne pas triompher[479], 1315 - Quand vous-même, Seigneur, ne pouvez l'étouffer! - Changez-en par votre ordre à tel point le caprice, - Qu'Eurydice vous aime, et Palmis vous haïsse; - Ou rendez votre cœur à vos lois si soumis, - Qu'il dédaigne Eurydice, et retourne[480] à Palmis. 1320 - Tout ce que vous pourrez ou sur vous ou sur elles - Rendra mes actions d'autant plus criminelles; - Mais sur elles, sur vous si vous ne pouvez rien, - Des crimes de l'amour ne faites plus le mien. - - PACORUS. - - Je pardonne à l'amour les crimes qu'il fait faire; 1325 - Mais je n'excuse point ceux qu'il s'obstine à taire, - Qui cachés avec soin se commettent longtemps, - Et tiennent près des rois de secrets mécontents. - Un sujet qui se voit le rival de son maître, - Quelque étude qu'il perde à ne le point paroître, 1330 - Ne pousse aucun soupir sans faire un attentat; - Et d'un crime d'amour il en fait un d'État. - Il a besoin de grâce, et surtout quand on l'aime - Jusqu'à se révolter contre le diadème, - Jusqu'à servir d'obstacle au bonheur général. 1335 - - _SURÉNA._ - - Oui; mais quand de son maître on lui fait un rival; - Qu'il aimoit[481] le premier; qu'en dépit de sa flamme, - Il cède, aimé qu'il est, ce qu'adore son âme; - Qu'il renonce à l'espoir, dédit sa passion: - Est-il digne de grâce, ou de compassion? 1340 - - PACORUS. - - Qui cède ce qu'il aime est digne qu'on le loue; - Mais il ne cède rien, quand on l'en désavoue; - Et les illusions d'un si faux compliment - Ne méritent qu'un long et vrai ressentiment. - - SURÉNA. - - Tout à l'heure, Seigneur, vous me parliez de grâce, 1345 - Et déjà vous passez jusques à la menace! - La grâce est aux grands cœurs honteuse à recevoir; - La menace n'a rien qui les puisse émouvoir. - Tandis que hors des murs ma suite est dispersée, - Que la garde au dedans par Sillace est placée, 1350 - Que le peuple s'attend à me voir arrêter, - Si quelqu'un en a l'ordre, il peut l'exécuter. - Qu'on veuille mon épée, ou qu'on veuille ma tête, - Dites un mot, Seigneur, et l'une et l'autre est prête: - Je n'ai goutte de sang qui ne soit à mon roi; 1355 - Et si l'on m'ose perdre, il perdra plus que moi. - J'ai vécu pour ma gloire autant qu'il falloit vivre, - Et laisse un grand exemple à qui pourra me suivre; - Mais si vous me livrez à vos chagrins jaloux, - Je n'aurai pas peut-être assez vécu pour vous. 1360 - - PACORUS. - - Suréna, mes pareils n'aiment point ces manières: - Ce sont fausses vertus que des vertus si fières. - Après tant de hauts faits et d'exploits signalés, - Le Roi ne peut douter de ce que vous valez; - Il ne veut point vous perdre: épargnez-vous la peine - D'attirer sa colère et mériter ma haine; - Donnez à vos égaux l'exemple d'obéir, - Plutôt que d'un amour qui cherche à vous trahir. - Il sied bien aux grands cœurs de paroître intrépides, - De donner à l'orgueil plus qu'aux vertus solides; 1370 - Mais souvent ces grands cœurs n'en font que mieux leur cour[482] - A paroître au besoin maîtres de leur amour. - Recevez cet avis d'une amitié fidèle. - Ce soir la Reine arrive, et Mandane avec elle. - Je ne demande point le secret de vos feux; 1375 - Mais songez bien qu'un roi, quand il dit: «Je le veux....» - Adieu: ce mot suffit, et vous devez m'entendre. - - SURÉNA. - - Je fais plus, je prévois ce que j'en dois attendre: - Je l'attends sans frayeur; et quel qu'en soit le cours, - J'aurai soin de ma gloire; ordonnez de mes jours. 1380 - - -FIN DU QUATRIÈME ACTE. - - [473] Antigone, dans la tragédie de Sophocle qui porte - son nom (vers 901 et suivants), exprime avec plus de force la - même idée, et dit que la perte d'un frère est plus grande que - celle d'un fils et d'un époux, parce qu'elle est plus - irréparable.--Voyez aussi la tragédie d'_Horace_, vers 895-916. - - [474] L'édition de 1682 porte: «Et _de_ trop - d'union....» - - [475] Voltaire (1764) a remplacé _moi-même_ par - _vous-même_. - - [476] L'édition de 1692 a changé _veuilliez_ en - _vouliez_. - - [477] L'édition de 1692 et celle de Voltaire (1764) ont - changé _plus_ en _point_. - - [478] Thomas Corneille (1692) et Voltaire (1764) ont - modifié ce vers par une inversion: - - C'est de quoi de nouveau tout mon cœur vous conjure. - - [479] On lit dans l'édition de 1692 et dans celle de - Voltaire (1764): «de _n'en_ pas triompher.» - - [480] L'édition de 1682 porte, par erreur, _renonce_, - pour _retourne_. - - [481] L'édition de 1692 a changé _Qu'il aimoit_ en - _Qu'il aime_. - - [482] L'édition de 1692 porte: «_ne_ font que mieux leur - cour.» - - - - -ACTE V. - - -SCÈNE PREMIÈRE. - -ORODE, EURYDICE. - - ORODE. - - Ne me l'avouez point: en cette conjoncture, - Le soupçon m'est plus doux que la vérité sûre; - L'obscurité m'en plaît, et j'aime à n'écouter - Que ce qui laisse encor liberté d'en douter. - Cependant par mon ordre on a mis garde aux portes, - Et d'un amant suspect dispersé les escortes, - De crainte qu'un aveugle et fol emportement - N'allât, et malgré vous, jusqu'à l'enlèvement. - La vertu la plus haute alors cède à la force; - Et pour deux cœurs unis l'amour a tant d'amorce, 1390 - Que le plus grand courroux qu'on voie y succéder[483] - N'aspire qu'aux douceurs de se raccommoder. - Il n'est que trop aisé de juger quelle suite - Exigeroit de moi l'éclat de cette fuite; - Et pour n'en pas venir à ces extrémités, 1395 - Que vous l'aimiez ou non, j'ai pris mes sûretés. - - EURYDICE. - - A ces précautions je suis trop redevable; - Une prudence moindre en seroit incapable, - Seigneur; mais dans le doute où votre esprit se plaît, - Si j'ose en ce héros prendre quelque intérêt, 1400 - Son sort est plus douteux que votre incertitude, - Et j'ai lieu plus que vous d'être en inquiétude. - Je ne vous réponds point sur cet enlèvement: - Mon devoir, ma fierté, tout en moi le dément. - La plus haute vertu peut céder à la force, 1405 - Je le sais: de l'amour je sais quelle est l'amorce; - Mais contre tous les deux l'orgueil peut secourir, - Et rien n'en est à craindre alors qu'on sait mourir. - Je ne serai qu'au prince. - - ORODE. - - Oui; mais à quand, Madame, - A quand cet heureux jour, que de toute son âme.... - - EURYDICE. - - Il se verroit, Seigneur, dès ce soir mon époux, - S'il n'eût point voulu voir dans mon cœur plus que vous: - Sa curiosité s'est trop embarrassée - D'un point dont il devoit éloigner sa pensée. - Il sait que j'aime ailleurs, et l'a voulu savoir: 1415 - Pour peine il attendra l'effort de mon devoir. - - ORODE. - - Les délais les plus longs, Madame, ont quelque terme. - - EURYDICE. - - Le devoir vient à bout de l'amour le plus ferme: - Les grands cœurs ont vers lui des retours éclatants; - Et quand on veut se vaincre, il y faut peu de temps. - Un jour y peut beaucoup, une heure y peut suffire, - Un de ces bons moments qu'un cœur n'ose en dédire; - S'il ne suit pas toujours nos souhaits et nos soins, - Il arrive souvent quand on l'attend le moins. - Mais je ne promets pas de m'y rendre facile, 1425 - Seigneur, tant que j'aurai l'âme si peu tranquille; - Et je ne livrerai mon cœur qu'à mes ennuis, - Tant qu'on me laissera dans l'alarme où je suis. - - ORODE. - - Le sort de Suréna vous met donc en alarme - - EURYDICE. - - Je vois ce que pour tous ses vertus ont de charme, 1430 - Et puis craindre pour lui ce qu'on voit craindre à tous, - Ou d'un maître en colère, ou d'un rival jaloux. - Ce n'est point toutefois l'amour qui m'intéresse, - C'est.... Je crains encor plus que ce mot ne vous blesse, - Et qu'il ne vaille mieux s'en tenir à l'amour, 1435 - Que d'en mettre, et sitôt, le vrai sujet au jour. - - ORODE. - - Non, Madame, parlez, montrez toutes vos craintes: - Puis-je sans les connoître en guérir les atteintes, - Et dans l'épaisse nuit où vous vous retranchez, - Choisir le vrai remède aux maux que vous cachez? 1440 - - EURYDICE. - - Mais si je vous disois que j'ai droit d'être en peine - Pour un trône où je dois un jour monter en reine; - Que perdre Suréna, c'est livrer aux Romains - Un sceptre que son bras a remis en vos mains; - Que c'est ressusciter l'orgueil de Mithradate, 1445 - Exposer avec vous Pacorus et Phradate[484]; - Que je crains que sa mort, enlevant votre appui, - Vous renvoie à l'exil où vous seriez sans lui: - Seigneur, ce seroit être un peu trop téméraire. - J'ai dû le dire au prince, et je dois vous le taire; 1450 - J'en dois craindre un trop long et trop juste courroux; - Et l'amour trouvera plus de grâce chez vous. - - ORODE. - - Mais, Madame, est-ce à vous d'être si politique? - Qui peut se taire ainsi, voyons comme il s'explique. - Si votre Suréna m'a rendu mes États, 1455 - Me les a-t-il rendus pour ne m'obéir pas? - Et trouvez-vous par là sa valeur bien fondée - A ne m'estimer plus son maître qu'en idée, - A vouloir qu'à ses lois j'obéisse à mon tour? - Ce discours iroit loin: revenons à l'amour, 1460 - Madame; et s'il est vrai qu'enfin.... - - EURYDICE. - - Laissez-m'en faire, - Seigneur: je me vaincrai, j'y tâche, je l'espère; - J'ose dire encor plus, je m'en fais une loi; - Mais je veux que le temps en dépende de moi. - - ORODE. - - C'est bien parler en reine, et j'aime assez, Madame, 1465 - L'impétuosité de cette grandeur d'âme: - Cette noble fierté que rien ne peut dompter - Remplira bien ce trône où vous devez monter. - Donnez-moi donc en reine un ordre que je suive. - Phradate est arrivé, ce soir Mandane arrive; 1470 - Ils sauront quels respects a montrés pour sa main - Cet intrépide effroi de l'empire romain. - Mandane en rougira, le voyant auprès d'elle; - Phradate est violent, et prendra sa querelle. - Près d'un esprit si chaud et si fort emporté, 1475 - Suréna dans ma cour est-il en sûreté? - Puis-je vous en répondre, à moins qu'il se retire? - - EURYDICE. - - Bannir de votre cour l'honneur de votre empire! - Vous le pouvez, Seigneur, et vous êtes son roi; - Mais je ne puis souffrir qu'il soit banni pour moi. 1480 - Car enfin les couleurs ne font rien à la chose; - Sous un prétexte faux je n'en suis pas moins cause; - Et qui craint pour Mandane un peu trop de rougeur - Ne craint pour Suréna que le fond de mon cœur. - Qu'il parte, il vous déplaît; faites-vous-en justice; 1485 - Punissez, exilez: il faut qu'il obéisse. - Pour remplir mes devoirs j'attendrai son retour. - Seigneur; et jusque-là point d'hymen ni d'amour. - - ORODE. - - Vous pourriez épouser le prince en sa présence? - - EURYDICE. - - Je ne sais; mais enfin je hais la violence. 1490 - - ORODE. - - Empêchez-la, Madame, en vous donnant à nous; - Ou faites qu'à Mandane il s'offre pour époux. - Cet ordre exécuté, mon âme satisfaite - Pour ce héros si cher ne veut plus de retraite. - Qu'on le fasse venir. Modérez vos hauteurs: 1493 - L'orgueil n'est pas toujours la marque des grands cœurs. - Il me faut un hymen: choisissez l'un ou l'autre, - Ou lui dites adieu pour le moins jusqu'au vôtre. - - EURYDICE. - - Je sais tenir, Seigneur, tout ce que je promets, - Et promettrois en vain de ne ne le voir jamais, 1500 - Moi qui sais que bientôt la guerre rallumée - Le rendra pour le moins nécessaire à l'armée. - - ORODE. - - Nous ferons voir, Madame, en cette extrémité, - Comme il faut obéir à la nécessité. - Je vous laisse avec lui. - - -SCÈNE II. - -EURYDICE, SURÉNA. - - EURYDICE. - - Seigneur, le Roi condamne 1505 - Ma main à Pacorus, ou la vôtre à Mandane; - Le refus n'en sauroit demeurer impuni: - Il lui faut l'une ou l'autre, ou vous êtes banni. - - SURÉNA. - - Madame, ce refus n'est point vers lui mon crime; - Vous m'aimez: ce n'est point non plus ce qui l'anime. - Mon crime véritable est d'avoir aujourd'hui - Plus de nom que mon roi, plus de vertu que lui; - Et c'est de là que part cette secrète haine - Que le temps ne rendra que plus forte et plus pleine. - Plus on sert des ingrats, plus on s'en fait haïr: 1515 - Tout ce qu'on fait pour eux ne fait que nous trahir. - Mon visage l'offense, et ma gloire le blesse. - Jusqu'au fond de mon âme il cherche une bassesse, - Et tâche à s'ériger par l'offre ou par la peur, - De roi que je l'ai fait, en tyran de mon cœur; 1520 - Comme si par ses dons il pouvoit me séduire, - Ou qu'il pût m'accabler, et ne se point détruire. - Je lui dois en sujet tout mon sang, tout mon bien; - Mais si je lui dois tout, mon cœur ne lui doit rien, - Et n'en reçoit de lois que comme autant d'outrages, 1525 - Comme autant d'attentats sur de plus doux hommages. - Cependant pour jamais il faut nous séparer, - Madame. - - EURYDICE. - - Cet exil pourroit toujours durer? - - SURÉNA. - - En vain pour mes pareils leur vertu sollicite: - Jamais un envieux ne pardonne au mérite. 1530 - Cet exil toutefois n'est pas un long malheur; - Et je n'irai pas loin sans mourir de douleur. - - EURYDICE. - - Ah! craignez de m'en voir assez persuadée - Pour mourir avant vous de cette seule idée. - Vivez, si vous m'aimez. - - SURÉNA. - - Je vivrois pour savoir 1535 - Que vous aurez enfin rempli votre devoir, - Que d'un cœur tout à moi, que de votre personne - Pacorus sera maître, ou plutôt sa couronne! - Ce penser m'assassine, et je cours de ce pas - Beaucoup moins à l'exil, Madame, qu'au trépas. 1540 - - EURYDICE. - - Que le ciel n'a-t-il mis en ma main et la vôtre, - Ou de n'être à personne, ou d'être l'un à l'autre! - - SURÉNA. - - Falloit-il que l'amour vît l'inégalité - Vous abandonner toute aux rigueurs d'un traité! - - EURYDICE. - - Cette inégalité me souffroit l'espérance. 1545 - Votre nom, vos vertus valoient bien ma naissance, - Et Crassus a rendu plus digne encor de moi - Un héros dont le zèle a rétabli son roi. - Dans les maux où j'ai vu l'Arménie exposée, - Mon pays désolé m'a seul tyrannisée. 1550 - Esclave de l'État, victime de la paix, - Je m'étois répondu de vaincre mes souhaits, - Sans songer qu'un amour comme le nôtre extrême - S'y rend inexorable aux yeux de ce qu'on aime. - Pour le bonheur public j'ai promis; mais, hélas! 1555 - Quand j'ai promis, Seigneur, je ne vous voyois pas. - Votre rencontre ici m'ayant fait voir ma faute, - Je diffère à donner le bien que je vous ôte; - Et l'unique bonheur que j'y puis espérer, - C'est de toujours promettre et toujours différer. 1560 - - SURÉNA. - - Que je serois heureux! Mais qu'osé-je vous dire? - L'indigne et vain bonheur où mon amour aspire! - Fermez les yeux aux maux où l'on me fait courir: - Songez à vivre heureuse, et me laissez mourir. - Un trône vous attend, le premier de la terre, 1565 - Un trône où l'on ne craint que l'éclat du tonnerre, - Qui règle le destin du reste des humains, - Et jusque dans leurs murs alarme les Romains. - - EURYDICE. - - J'envisage ce trône et tous ses avantages, - Et je n'y vois partout, Seigneur, que vos ouvrages; 1570 - Sa gloire ne me peint que celle de mes fers, - Et dans ce qui m'attend je vois ce que je perds. - Ah! Seigneur. - - SURÉNA. - - Épargnez la douleur qui me presse; - Ne la ravalez point jusques à la tendresse; - Et laissez-moi partir dans cette fermeté 1575 - Qui fait de tels jaloux[485], et qui m'a tant coûté. - - EURYDICE. - - Partez, puisqu'il le faut, avec ce grand courage - Qui mérita mon cœur et donne tant d'ombrage. - Je suivrai votre exemple, et vous n'aurez point lieu.... - Mais j'aperçois Palmis qui vient vous dire adieu, 1580 - Et je puis, en dépit de tout ce qui me tue, - Quelques moments encor jouir de votre vue. - - -SCÈNE III. - -EURYDICE, SURÉNA, PALMIS. - - PALMIS. - - On dit qu'on vous exile à moins que d'épouser, - Seigneur, ce que le Roi daigne vous proposer. - - SURÉNA. - - Non; mais jusqu'à l'hymen que Pacorus souhaite, 1595 - Il m'ordonne chez moi quelques jours de retraite. - - PALMIS. - - Et vous partez? - - SURÉNA. - - Je pars. - - PALMIS. - - Et malgré son courroux, - Vous avez sûreté d'aller jusque chez vous? - Vous êtes à couvert des périls dont menace - Les gens de votre sorte une telle disgrâce, 1590 - Et s'il faut dire tout, sur de si longs chemins - Il n'est point de poisons, il n'est point d'assassins? - - SURÉNA. - - Le Roi n'a pas encore oublié mes services, - Pour commencer par moi de telles injustices: - Il est trop généreux pour perdre son appui. 1595 - - PALMIS. - - S'il l'est, tous vos jaloux le sont-ils comme lui? - Est-il aucun flatteur, Seigneur, qui lui refuse - De lui prêter un crime et lui faire une excuse? - En est-il que l'espoir d'en faire mieux sa cour - N'expose sans scrupule à ces courroux d'un jour, 1600 - Ces courroux qu'on affecte alors qu'on désavoue - De lâches coups d'État dont en l'âme on se loue, - Et qu'une absence élude, attendant le moment - Qui laisse évanouir ce faux ressentiment? - - SURÉNA. - - Ces courroux affectés que l'artifice donne 1605 - Font souvent trop de bruit pour abuser personne. - Si ma mort plaît au Roi, s'il la veut tôt ou tard, - J'aime mieux qu'elle soit un crime qu'un hasard; - Qu'aucun ne l'attribue à cette loi commune - Qu'impose la nature et règle la fortune; 1610 - Que son perfide auteur, bien qu'il cache sa main, - Devienne abominable à tout le genre humain; - Et qu'il en naisse enfin des haines immortelles - Qui de tous ses sujets lui fassent des rebelles. - - PALMIS. - - Je veux que la vengeance aille à son plus haut point: 1615 - Les morts les mieux vengés ne ressuscitent point, - Et de tout l'univers la fureur éclatante - En consoleroit mal et la sœur et l'amante. - - SURÉNA. - - Que faire donc, ma sœur? - - PALMIS. - - Votre asile est ouvert. - - SURÉNA. - - Quel asile? - - PALMIS. - - L'hymen qui vous vient d'être offert. 1620 - Vos jours en sûreté dans les bras de Mandane, - Sans plus rien craindre.... - - SURÉNA. - - Et c'est ma sœur qui m'y condamne! - C'est elle qui m'ordonne avec tranquillité - Aux yeux de ma princesse une infidélité! - - PALMIS. - - Lorsque d'aucun espoir notre ardeur n'est suivie, 1625 - Doit-on être fidèle aux dépens de sa vie? - Mais vous ne m'aidez point à le persuader, - Vous qui d'un seul regard pourriez tout décider? - Madame, ses périls ont-ils de quoi vous plaire? - - EURYDICE. - - Je crois faire beaucoup, Madame, de me taire; 1630 - Et tandis qu'à mes yeux vous donnez tout mon bien, - C'est tout ce que je puis que de ne dire rien. - Forcez-le, s'il se peut, au nœud que je déteste; - Je vous laisse en parler, dispensez-moi du reste: - Je n'y mets point d'obstacle, et mon esprit confus.... - C'est m'expliquer assez: n'exigez rien de plus. - - SURÉNA. - - Quoi? vous vous figurez que l'heureux nom de gendre, - Si ma perte est jurée, a de quoi m'en défendre, - Quand malgré la nature, en dépit de ses lois, - Le parricide a fait la moitié de nos rois, 1640 - Qu'un frère pour régner se baigne au sang d'un frère, - Qu'un fils impatient prévient la mort d'un père? - Notre Orode lui-même, où seroit-il sans moi? - Mithradate pour lui montroit-il plus de foi[486]? - Croyez-vous Pacorus bien plus sûr de Phradate? 1645 - J'en connois mal le cœur, si bientôt il n'éclate, - Et si de ce haut rang, que j'ai vu l'éblouir[487], - Son père et son aîné peuvent longtemps jouir[488]. - Je n'aurai plus de bras alors pour leur défense; - Car enfin mes refus ne font pas mon offense; 1650 - Mon vrai crime est ma gloire, et non pas mon amour: - Je l'ai dit, avec elle il croîtra chaque jour; - Plus je les servirai, plus je serai coupable; - Et s'ils veulent ma mort, elle est inévitable. - Chaque instant que l'hymen pourroit la reculer 1655 - Ne les attacheroit qu'à mieux dissimuler; - Qu'à rendre, sous l'appas d'une amitié tranquille, - L'attentat plus secret, plus noir et plus facile. - Ainsi dans ce grand nœud chercher ma sûreté, - C'est inutilement faire une lâcheté, 1660 - Souiller en vain mon nom, et vouloir qu'on m'impute - D'avoir enseveli ma gloire sous ma chute. - Mais, Dieux! se pourroit-il qu'ayant si bien servi, - Par l'ordre de mon roi le jour me fût ravi? - Non, non: c'est d'un bon œil qu'Orode me regarde; 1665 - Vous le voyez, ma sœur, je n'ai pas même un garde: - Je suis libre. - - PALMIS. - - Et j'en crains d'autant plus son courroux: - S'il vous faisoit garder, il répondroit de vous. - Mais pouvez-vous, Seigneur, rejoindre votre suite? - Êtes-vous libre assez pour choisir une fuite? 1670 - Garde-t-on chaque porte à moins d'un grand dessein? - Pour en rompre l'effet, il ne faut qu'une main. - Par toute l'amitié que le sang doit attendre, - Par tout ce que l'amour a pour vous de plus tendre.... - - SURÉNA. - - La tendresse n'est point de l'amour d'un héros: 1675 - Il est honteux pour lui d'écouter des sanglots; - Et parmi la douceur des plus illustres flammes, - Un peu de dureté sied bien aux grandes âmes. - - PALMIS. - - Quoi? vous pourriez.... - - SURÉNA. - - Adieu: le trouble où je vous voi - Me fait vous craindre plus que je ne crains le Roi. 1680 - - -SCÈNE IV. - -EURYDICE, PALMIS. - - PALMIS. - - Il court à son trépas, et vous en serez cause, - A moins que votre amour à son départ s'oppose. - J'ai perdu mes soupirs, et j'y perdrois mes pas; - Mais il vous en croira, vous ne les perdrez pas. - Ne lui refusez point un mot qui le retienne, 1685 - Madame. - - EURYDICE. - - S'il périt, ma mort suivra la sienne. - - PALMIS. - - Je puis en dire autant; mais ce n'est pas assez. - Vous avez tant d'amour, Madame, et balancez! - - EURYDICE. - - Est-ce le mal aimer que de le vouloir suivre? - - PALMIS. - - C'est un excès d'amour qui ne fait point revivre. 1690 - De quoi lui servira notre mortel ennui? - De quoi nous servira de mourir après lui? - - EURYDICE. - - Vous vous alarmez trop: le Roi dans sa colère - Ne parle.... - - PALMIS. - - Vous dit-il tout ce qu'il prétend faire? - D'un trône où ce héros a su le replacer, 1695 - S'il en veut à ses jours, l'ose-t-il prononcer? - Le pourroit-il sans honte? et pourrez-vous attendre[489] - A prendre soin de lui qu'il soit trop tard d'en prendre? - N'y perdez aucun temps, partez: que tardez-vous? - Peut-être en ce moment on le perce de coups; 1700 - Peut-être.... - - EURYDICE. - - Que d'horreurs vous me jetez dans l'âme! - - PALMIS. - - Quoi? vous n'y courez pas! - - EURYDICE. - - Et le puis-je, Madame? - Donner ce qu'on adore à ce qu'on veut haïr, - Quel amour jusque-là put jamais se trahir? - Savez-vous qu'à Mandane envoyer ce que j'aime, 1705 - C'est de ma propre main m'assassiner moi-même? - - PALMIS. - - Savez-vous qu'il le faut, ou que vous le perdez? - - -SCÈNE V. - -EURYDICE, PALMIS, ORMÈNE. - - EURYDICE. - - Je n'y résiste plus, vous me le défendez. - Ormène vient à nous, et lui peut aller dire - Qu'il épouse.... Achevez tandis que je soupire. 1710 - - PALMIS. - - Elle vient toute en pleurs[490]. - - ORMÈNE. - - Qu'il vous en va coûter! - Et que pour Suréna.... - - PALMIS. - - L'a-t-on fait arrêter? - - ORMÈNE. - - A peine du palais il sortoit dans la rue, - Qu'une flèche a parti d'une main inconnue; - Deux autres l'ont suivie; et j'ai vu ce vainqueur, 1715 - Comme si toutes trois l'avoient atteint au cœur, - Dans un ruisseau de sang tomber mort sur la place[491]. - - EURYDICE. - - Hélas! - - ORMÈNE. - - Songez à vous, la suite vous menace; - Et je pense avoir même entendu quelque voix - Nous crier qu'on apprît à dédaigner les rois. 1720 - - PALMIS. - - Prince ingrat! lâche roi! Que fais-tu du tonnerre, - Ciel, si tu daignes voir ce qu'on fait sur la terre? - Et pour qui gardes-tu tes carreaux embrasés, - Si de pareils tyrans n'en sont point écrasés? - Et vous, Madame, et vous dont l'amour inutile, 1725 - Dont l'intrépide orgueil paroît encor tranquille, - Vous qui brûlant pour lui, sans vous déterminer, - Ne l'avez tant aimé que pour l'assassiner, - Allez d'un tel amour, allez voir tout l'ouvrage, - En recueillir le fruit, en goûter l'avantage. 1730 - Quoi? vous causez sa perte, et n'avez point de pleurs! - - EURYDICE. - - Non, je ne pleure point, Madame, mais je meurs. - Ormène, soutiens-moi. - - ORMÈNE. - - Que dites-vous, Madame? - - EURYDICE. - - Généreux Suréna, reçois toute mon âme. - - ORMÈNE. - - Emportons-la d'ici pour la mieux secourir. 1735 - - PALMIS. - - Suspendez ces douleurs[492] qui pressent de mourir, - Grands Dieux! et dans les maux où vous m'avez plongée, - Ne souffrez point ma mort que je ne sois vengée! - - -FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE. - - [483] Dans l'édition de Voltaire (1764): «qu'on voit y - succéder.» - - [484] Voyez ci-dessus, p. 498, notes 465 et 466. - - [485] Thomas Corneille (1692) a ainsi modifié cet - hémistiche: - - Qui fait tant de jaloux.... - - [486] Voyez plus haut, p. 498, note 466. - - [487] Les deux éditions publiées du vivant de Corneille - (1675 et 1682) portent: «Que j'ai vu éblouir,» ce qui fait un - non-sens et un hiatus. - - [488] «Hyrodes, après auoir perdu son fils Pacorus en - vne bataille, où il fut desfait par les Romains, deuint malade - d'vne maladie qui se tourna en hydropisie; et son second fils, - Phraates, luy cuydant auancer ses jours, luy donna à boire du jus - de l'aconite. La maladie recent le poison, de sorte qu'ilz se - chasserent l'vn l'autre hors du corps: à l'occasion de quoy - Phraates voyant que son pere commenceoit à se mieux porter, pour - auoir plus tost fait, l'estrangla luy-mesme.» (Plutarque, _Vie de - Crassus_, XXXIII.) - - [489] Voltaire (1764) a changé le futur en un - conditionnel: «et pourriez-vous attendre.» - - [490] C'est ici seulement que Voltaire termine la scène - IV. - - [491] «Hyrodes feit mourir Surena pour l'envie qu'il - porta à sa gloire.» (Plutarque, _Vie de Crassus_, XXXIII.) - - [492] L'édition de 1692 a changé _ces douleurs_ en _les - douleurs_. - - - - -TABLE DES TRAGÉDIES - -CONTENUES DANS LES SEPT VOLUMES - -DU THÉATRE DE CORNEILLE[493]. - - - SUJETS MYTHOLOGIQUES OU DES TEMPS HÉROÏQUES. - - PSYCHÉ Tome VII, p. 277 - - ANDROMÈDE Tome V, p. 243 - - LA TOISON D'OR Tome VI, p. 221 - - MÉDÉE Tome II, p. 327 - - ŒDIPE Tome VI, p. 101 - - - SUJETS HISTORIQUES, RANGÉS SUIVANT - L'ORDRE CHRONOLOGIQUE. - - HORACE Tome III, p. 243 - - AGÉSILAS Tome VII, p. 1 - - SOPHONISBE Tome VI, p. 447 - - NICOMÈDE Tome V, p. 495 - - RODOGUNE Tome IV, p. 397 - - SERTORIUS Tome VI, p. 351 - - SURÉNA Tome VII, p. 455 - - POMPÉE Tome IV, p. 1 - - CINNA Tome III, p. 359 - - OTHON Tome VI, p. 565 - - TITE ET BÉRÉNICE Tome VII, p. 183 - - POLYEUCTE Tome III, p. 463 - - THÉODORE Tome V, p. 1 - - PULCHÉRIE Tome VII, p. 371 - - ATTILA Tome VII, p. 97 - - HÉRACLIUS Tome V, p. 113 - - PERTHARITE Tome VI, p. 1 - - LE CID Tome III, p. 1 - - [493] A la page IX du tome I du _Théâtre des Grecs_ du - P. Brumoy (édition de 1785), on trouve un _Arrangement des - tragédies suivant l'ordre historique des sujets_. Il nous a - semblé qu'une table du même genre ne serait pas sans utilité pour - les pièces de Corneille, et qu'elle contribuerait peut-être à - faire ressortir l'intérêt historique de quelques-uns de ses - derniers ouvrages, qui, au point de vue littéraire, n'en - présentent pas un bien grand. - - - - -TABLE DES MATIÈRES - -CONTENUES DANS LE SEPTIÈME VOLUME. - - - AGÉSILAS, tragédie 1 - - Notice 3 - - Au lecteur 5 - - Liste des éditions qui ont été collationnées pour les variantes - d'_Agésilas_ 7 - - AGÉSILAS 9 - - ATTILA, roi des Huns, tragédie 97 - - Notice 99 - - Au lecteur 103 - - Liste des éditions qui ont été collationnées pour les variantes - d'_Attila_ 107 - - ATTILA 109 - - TITE ET BÉRÉNICE, comédie héroïque 183 - - Notice 185 - - Extrait de Xiphilin 197 - - Liste des éditions qui ont été collationnées pour les variantes - de _Tite et Bérénice_ 199 - - TITE ET BÉRÉNICE 201 - - PSYCHÉ, tragédie-ballet 277 - - Notice 279 - - Le libraire au lecteur 287 - - Liste des éditions qui ont été collationnées pour les variantes - de _Psyché_ 289 - - PSYCHÉ 291 - - PULCHÉRIE, comédie héroïque 371 - - Notice 373 - - Au lecteur 376 - - Liste des éditions qui ont été collationnées pour les variantes - de _Pulchérie_ 379 - - PULCHÉRIE 381 - - SURÉNA, GÉNÉRAL DES PARTHES, tragédie 455 - - Notice 457 - - Au lecteur 460 - - Liste des éditions qui ont été collationnées pour les variantes - de _Suréna_ 461 - - SURÉNA 463 - - Table, suivant l'ordre chronologique, des tragédies contenues - dans les sept volumes du théâtre de Corneille 535 - - -FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES. - - - - - PARIS.--IMPRIMERIE DE CH. LAHURE - - Rue de Fleurus, 9 - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres de P. Corneille, Tome 07, by -Pierre Corneille - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE P. CORNEILLE, TOME 07 *** - -***** This file should be named 51612-0.txt or 51612-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/1/6/1/51612/ - -Produced by Hélène de Mink and the Online Distributed -Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by the -Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at -http://gallica.bnf.fr) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. 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Email contact links and up to date contact -information can be found at the Foundation's web site and official -page at http://pglaf.org - -For additional contact information: - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. 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