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-Project Gutenberg's Oeuvres de P. Corneille, Tome 07, by Pierre Corneille
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-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
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-
-Title: Oeuvres de P. Corneille, Tome 07
-
-Author: Pierre Corneille
-
-Editor: Ch. (Charles Joseph) Marty-Laveaux
-
-Release Date: March 31, 2016 [EBook #51612]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE P. CORNEILLE, TOME 07 ***
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-Produced by Hélène de Mink and the Online Distributed
-Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
-produced from images generously made available by the
-Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
-http://gallica.bnf.fr)
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-Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
-typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et
-n'a pas été harmonisée.
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-
- LES
-
- GRANDS ÉCRIVAINS
-
- DE LA FRANCE
-
- NOUVELLES ÉDITIONS
-
- PUBLIÉES SOUS LA DIRECTION
-
- DE M. AD. REGNIER
-
- Membre de l'Institut
-
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-
- ŒUVRES
- DE
- P. CORNEILLE
- TOME VII
-
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-
-
- PARIS--IMPRIMERIE DE CH. LAHURE ET CIE
- Rue de Fleurus, 9
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-
- ŒUVRES
- DE
- P. CORNEILLE
-
- NOUVELLE EDITION
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- REVUE SUR LES PLUS ANCIENNES IMPRESSIONS
- ET LES AUTOGRAPHES
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- ET AUGMENTÉE
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- de morceaux inédits, des variantes, de notices, de notes,
- d'un lexique des mots et locutions remarquables, d'un
- portrait, d'un fac-simile, etc.
-
- PAR M. CH. MARTY-LAVEAUX
-
-
- TOME SEPTIÈME
-
-
- PARIS
- LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET CIE
- BOULEVARD SAINT-GERMAIN
- 1862
-
-
-
-
- AGÉSILAS
-
- TRAGÉDIE
-
- 1666
-
-
-
-
-NOTICE.
-
-
-_Agésilas_ fut joué pour la première fois sur le théâtre de
-l'Hôtel de Bourgogne, suivant toute apparence au mois de février
-1666, et non «à la fin d'avril» comme l'ont dit les frères
-Parfait[1]. Les funérailles de la reine Anne d'Autriche, morte le
-19 janvier[2], et le deuil que la cour prit à cette occasion,
-interrompirent tout divertissement et durent contribuer au peu de
-succès de l'ouvrage. Robinet s'exprime ainsi dans sa _Lettre en
-vers à Madame_ du 6 mars 1666:
-
- Ne vous mettez point aux fenêtres
- Ni n'allez point traîner vos guêtres
- Pour voir des masques, ces jours gras,
- Bonnes gens, vous n'en verrez pas.
- Messieurs les foux de tous étages
- Seront une fois de faux sages,
- Pour le respect (bien entendu)
- Par tout françois justement dû
- Aux cendres de cette princesse,
- Que nous pleurons encor sans cesse.
- Mais vous avez pour supplément
- Le noble divertissement
- Que vous donnent les doctes veilles
- De l'aîné des braves Corneilles:
- Son charmant _Agésilaus_,
- Où sa veine coule d'un flus
- Qui fait admirer à son âge
- Ce grand et rare personnage.
-
-Cette faible louange trouva peu d'écho. La pièce ne suscita ni
-cabale, ni libelles, ni parodies: elle tomba obscurément, et nous
-ne pouvons même retrouver la trace de cette chute, dont le
-souvenir ne nous a guère été conservé que par deux vers d'une
-épigramme, que Boileau fit à l'occasion d'_Attila_[3].
-
-Un concurrent redoutable venait de se faire jour. _Agésilas_
-parut trois mois après l'_Alexandre_ de Racine. «La révolution
-qui se fit alors dans les sentiments du public, dit Jolly[4], le
-parti que prit le plus grand nombre en faveur du nouveau poëte,
-forment une époque à laquelle on peut rapporter la naissance d'un
-genre inconnu de tragédie, où l'amour dominoit sur toutes les
-autres passions. M. Quinault l'avoit ébauché avec quelque succès,
-dix ans auparavant[5], mais non pas avec autant d'éclat.»
-
-«_Agésilas_, comme nous l'apprennent les frères Parfait[6], n'a
-jamais été remis au théâtre.»
-
-Le privilége de cette tragédie a été donné à Corneille le
-«vingt-quatrième mars 1666,» et l'Achevé d'imprimer a pour date:
-«le 3. iour d'Avril 1666.»
-
-Voici le titre exact de la pièce dans l'édition originale:
-AGESILAS, TRAGEDIE. En Vers libres rimez[7]. Par P. Corneille. _A
-Rouen, et se vend à Paris, chez Guillaume de Luyne, Libraire
-Iuré, au Palais_.... M.DC.LXVI. _Auec priuilege du Roy._ Le
-volume, de format in-12, se compose de deux feuillets, de 88
-pages, et d'un dernier feuillet contenant le privilége.
-
- [1] _Histoire du Théâtre françois_, tome X, p. 21.
-
- [2] Voyez Robinet, _Lettre_ du 24 janvier 1666, et la
- _Gazette_ du 23 janvier, p. 95. Les dictionnaires biographiques
- indiquent le 20 janvier comme date de la mort de la Reine.
-
- [3] Voyez ci-après la Notice d'_Attila_, p. 101.
-
- [4] _Avertissement_ en tête du _Théâtre_ de Corneille,
- p. LXV.
-
- [5] Voyez tome VI, p. 469 et la note 1.
-
- [6] _Histoire du Théâtre françois_, tome X, p. 27.
-
- [7] «On prétend que la mesure des vers qu'il employa
- dans _Agésilas_ nuisit beaucoup au succès de cette tragédie. Je
- crois au contraire que cette nouveauté aurait réussi, et qu'on
- aurait prodigué les louanges à ce génie si fécond et si varié,
- s'il n'avait pas entièrement négligé dans _Agésilas_, comme dans
- les pièces précédentes, l'intérêt et le style.» (Voltaire,
- _Préface d'Agésilas_.)--On sait que Voltaire a fait à son tour,
- dans _Tancrède_, un essai non pas des vers libres inégaux, mais
- des vers croisés.
-
-
-
-
-AU LECTEUR.
-
-
-Il ne faut que parcourir les _Vies d'Agésilas_ et _de Lysander_
-chez Plutarque, pour démêler ce qu'il y a d'historique dans cette
-tragédie[8]. La manière dont je l'ai traitée n'a point d'exemple
-parmi nos François, ni dans ces précieux restes de l'antiquité
-qui sont venus jusqu'à nous; et c'est ce qui me l'a fait choisir.
-Les premiers qui ont travaillé pour le théâtre, ont travaillé
-sans exemple, et ceux qui les ont suivis y ont fait voir quelques
-nouveautés de temps en temps. Nous n'avons pas moins de
-privilége. Aussi notre Horace, qui nous recommande tant la
-lecture des poëtes grecs par ces paroles:
-
- _Vos exemplaria Græca_
- _Nocturna versate manu, versate diurna_[9],
-
-ne laisse pas de louer hautement les Romains d'avoir osé quitter
-les traces de ces mêmes Grecs, et pris d'autres routes:
-
- _Nil intentatum nostri liquere poetæ;
- Nec minimum meruere decus, vestigia Græca
- Ausi deserere_[10].
-
-Leurs règles sont bonnes; mais leur méthode n'est pas de notre
-siècle; et qui s'attacheroit à ne marcher que sur leurs pas,
-feroit sans doute peu de progrès, et divertiroit mal son
-auditoire. On court, à la vérité, quelque risque de s'égarer, et
-même on s'égare assez souvent, quand on s'écarte du chemin battu;
-mais on ne s'égare pas toutes les fois qu'on s'en écarte:
-quelques-uns en arrivent plus tôt où ils prétendent, et chacun
-peut hasarder à ses périls.
-
- [8] Voyez ci-après, p. 8, note 11.
-
- [9] «Feuilletez nuit et jour les modèles que les Grecs
- nous ont laissés.» (_Art poétique_, vers 268 et 269.)
-
- [10] «Nos poëtes n'ont négligé aucune tentative, et
- n'ont pas mérité peu de gloire en osant abandonner les traces des
- Grecs.» (_Ibidem_, vers 285-287.)
-
-
-
-
-LISTE DES ÉDITIONS QUI ONT ÉTÉ COLLATIONNÉES POUR LES VARIANTES
-D'_AGÉSILAS_.
-
-
- ÉDITION SÉPARÉE.
-
- 1666 in-12.
-
-
- RECUEILS.
-
- 1668 in-12; | 1682 in-12.
-
-
-
-
-ACTEURS[11].
-
-
- AGÉSILAS, roi de Sparte.
- LYSANDER, fameux capitaine de Sparte.
- COTYS, roi de Paphlagonie[12].
- SPITRIDATE, grand seigneur persan.
- MANDANE, sœur de Spitridate.
- ELPINICE, } filles de Lysander.
- AGLATIDE, }
- XÉNOCLÈS, lieutenant d'Agésilas.
- CLÉON, orateur grec, natif d'Halicarnasse.
-
-La scène est à Ephèse.
-
- [11] Agésilas régna de l'an 399 à l'an 361. On sait que
- Plutarque a écrit sa vie ainsi que celle de Lysandre. Le même
- auteur nomme Cotys et Spitridate, mais il ne les donne point pour
- prétendants aux filles d'Agésilas. Il dit dans la vie de ce roi:
- «Il.... passa jusqu'au royaume de Paphlagonie, où il fit alliance
- auec le roy Cotys, qui rechercha affectueusement son amitié....
- comme fit aussi Spitridates, lequel abandonna Pharnabazus pour se
- rendre à Agesilaus.... Il (_Spitridates_) auoit.... vne fort
- belle fille preste à marier, qu'Agesilaus feit espouser à ce roy
- Cotys.» (_Vie d'Agésilas_, chapitre XI, traduction d'Amyot.)
- Quant à Mandane, c'est un personnage d'invention. Il en est
- presque de même d'Elpinice et d'Aglatide. Plutarque ne les nomme
- pas, et nous dit seulement à leur sujet, dans la _Vie de
- Lysandre_ (chapitre XXX), que les Spartiates «condamnèrent en
- grosse amende deux citoyens, qui auoient fiancé ses deux filles
- du viuant de leur pere, et puis les refuserent quand ilz virent
- qu'à sa mort il se trouua.... pauure.» Xénoclès et Cléon sont
- indiqués par Plutarque, le premier au chapitre XVI de la _Vie
- d'Agésilas_, le second au chapitre XX, et dans la _Vie de
- Lysandre_: voyez ci-après, p. 37, note 1.
-
- [12] Région de l'Asie Mineure, entre le Pont et la
- Bithynie.
-
-
-
-
-AGÉSILAS.
-
-TRAGÉDIE.
-
-
-
-
-ACTE I.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-ELPINICE, AGLATIDE.
-
- AGLATIDE.
-
- Ma sœur, depuis un mois nous voilà dans Éphèse[13],
- Prêtes à recevoir ces illustres époux
- Que Lysander, mon père, a su choisir pour nous;
- Et ce choix bienheureux n'a rien qui ne vous plaise.
- Dites-moi toutefois, et parlons librement, 5
- Vous semble-t-il que votre amant
- Cherche avec grande ardeur votre chère présence?
- Et trouvez-vous qu'il montre, attendant ce grand jour,
- Cette obligeante impatience
- Que donne, à ce qu'on dit, le véritable amour? 10
-
- ELPINICE.
-
- Cotys est roi, ma sœur; et comme sa couronne
- Parle suffisamment pour lui,
- Assuré de mon cœur, que son trône lui donne,
- De le trop demander il s'épargne l'ennui.
- Ce me doit être assez qu'en secret il soupire, 15
- Que je puis deviner ce qu'il craint de trop dire,
- Et que moins son amour a d'importunité,
- Plus il a de sincérité.
- Mais vous ne dites rien de votre Spitridate:
- Prend-il autant de peine à mériter vos feux 20
- Que l'autre à retenir mes vœux?
-
- AGLATIDE.
-
- C'est environ ainsi que son amour éclate:
- Il m'obsède à peu près comme l'autre vous sert.
- On diroit que tous deux agissent de concert,
- Qu'ils ont juré de n'être importuns l'un ni l'autre: 25
- Ils en font grand scrupule; et la sincérité
- Dont mon amant se pique, à l'exemple du vôtre,
- Ne met pas son bonheur en l'assiduité.
- Ce n'est pas qu'à vrai dire il ne soit excusable:
- Je préparai pour lui, dès Sparte, une froideur 30
- Qui, dès l'abord, étoit capable
- D'éteindre la plus vive ardeur;
- Et j'avoue entre nous qu'alors qu'il[14] me néglige,
- Qu'il se montre à son tour si froid, si retenu,
- Loin de m'offenser, il m'oblige, 35
- Et me remet un cœur qu'il n'eût pas obtenu.
-
- ELPINICE.
-
- J'admire cette antipathie
- Qui vous l'a fait haïr avant que de le voir,
- Et croirois que sa vue auroit eu le pouvoir
- D'en dissiper une partie; 40
- Car enfin Spitridate a l'entretien charmant,
- L'œil vif, l'esprit aisé, le cœur bon, l'âme belle.
- A tant de qualités s'il joignoit un vrai zèle....
-
- AGLATIDE.
-
- Ma soeur, il n'est pas roi, comme l'est votre amant.
-
- ELPINICE.
-
- Mais au parti des Grecs il unit deux provinces; 45
- Et ce Perse vaut bien la plupart de nos princes[15].
-
- AGLATIDE.
-
- Il n'est pas roi, vous dis-je, et c'est un grand défaut.
- Ce n'est point avec vous que je le dissimule,
- J'ai peut-être le cœur trop haut;
- Mais aussi bien que vous je sors du sang d'Hercule[16]; 50
- Et lorsqu'on vous destine un roi pour votre époux,
- J'en veux un aussi bien que vous.
- J'aurois quelque chagrin à vous traiter de reine,
- A vous voir dans un trône assise en souveraine,
- S'il me falloit ramper dans un degré plus bas; 55
- Et je porte une âme assez vaine
- Pour vouloir jusque-là vous suivre pas à pas.
- Vous êtes mon aînée, et c'est un avantage
- Qui me fait vous devoir grande civilité;
- Aussi veux-je céder le pas devant[17] à l'âge, 60
- Mais je ne puis souffrir autre inégalité.
-
- ELPINICE.
-
- Vous êtes donc jalouse, et ce trône vous gêne
- Où la main de Cotys a droit de me placer!
- Mais si je renonçois au rang de souveraine,
- Voudriez-vous y renoncer? 65
-
- AGLATIDE.
-
- Non, pas sitôt: j'ai quelque vue
- Qui me peut encore amuser.
- Mariez-vous, ma sœur; quand vous serez pourvue,
- On trouvera peut-être un roi pour m'épouser.
- J'en aurois un déjà, n'étoit ce rang d'aînée 70
- Qui demandoit pour vous ce qu'il vouloit m'offrir,
- Ou s'il eût reconnu qu'un père eût pu souffrir
- Qu'à l'hymen avant vous on me vît destinée.
- Si ce roi jusqu'ici ne s'est point déclaré,
- Peut-être qu'après tout il n'a que différé, 75
- Qu'il attend votre hymen pour rompre son silence.
- Je pense avoir encor ce qui le sut charmer;
- Et s'il faut vous en faire entière confidence,
- Agésilas m'aimoit, et peut encor m'aimer.
-
- ELPINICE.
-
- Que dites-vous, ma sœur? Agésilas vous aime! 80
-
- AGLATIDE.
-
- Je vous dis qu'il m'aimoit, et que sa passion
- Pourroit bien être encor la même;
- Mais cet amusement de mon ambition
- Peut n'être qu'une illusion.
- Ce prince tient son trône et sa haute puissance 85
- De ce même héros dont nous tenons le jour;
- Et si ce n'étoit lors que par reconnoissance
- Qu'il me temoignoit de l'amour,
- Puis-je être sans inquiétude
- Quand il n'a plus pour lui que de l'ingratitude, 90
- Qu'il n'écoute plus rien qui vienne de sa part[18]?
- Je ne sais si sa flamme est pour moi foible ou forte;
- Mais la reconnoissance morte,
- L'amour doit courir grand hasard.
-
- ELPINICE.
-
- Ah! s'il n'avoit voulu que par reconnoissance 95
- Être gendre de Lysander,
- Son choix auroit suivi l'ordre de la naissance,
- Et Sparte, au lieu de vous, l'eût vu me demander;
- Mais pour mettre chez nous l'éclat de sa couronne
- Attendre que l'hymen m'ait engagée ailleurs, 100
- C'est montrer que le cœur s'attache à la personne.
- Ayez, ayez pour lui des sentiments meilleurs.
- Ce cœur qu'il vous donna, ce choix qui considère
- Autant et plus encor la fille que le père,
- Feront que le devoir aura bientôt son tour; 105
- Et pour vous faire seoir où vos desirs aspirent,
- Vous verrez, et dans peu, comme pour vous conspirent
- La reconnoissance et l'amour.
-
- AGLATIDE.
-
- Vous voyez cependant qu'à peine il me regarde:
- Depuis notre arrivée il ne m'a point parlé; 110
- Et quand ses yeux vers moi se tournent par mégarde....
-
- ELPINICE.
-
- Comme avec lui mon père a quelque démêlé,
- Cette petite négligence,
- Qui vous fait douter de sa foi,
- Vient de leur mésintelligence, 115
- Et dans le fond de l'âme il vit sous votre loi.
-
- AGLATIDE.
-
- A tous hasards, ma sœur, comme j'en suis mal sûre,
- Si vous me pouviez faire un don de votre amant,
- Je crois que je pourrois l'accepter sans murmure.
- Vous venez de parler du mien si dignement.... 120
-
- ELPINICE.
-
- Aimeriez-vous Cotys, ma sœur?
-
- AGLATIDE.
-
- Moi? nullement.
-
- ELPINICE.
-
- Pourquoi donc vouloir qu'il vous aime?
-
- AGLATIDE.
-
- Les hommages qu'Agésilas
- Daigna rendre en secret au peu que j'ai d'appas,
- M'ont si bien imprimé l'amour du diadème, 125
- Que pourvu qu'un amant soit roi,
- Il est trop aimable pour moi.
- Mais sans trône on perd temps: c'est la première idée
- Qu'à l'amour en mon cœur il ait plu de tracer;
- Il l'a fidèlement gardée, 130
- Et rien ne peut plus l'effacer.
-
- ELPINICE.
-
- Chacune a son humeur: la grandeur souveraine,
- Quelque main qui vous l'offre, est digne de vos feux;
- Et vous ne ferez point d'heureux
- Qui de vous ne fasse une reine. 135
- Moi, je m'éblouis moins de la splendeur du rang;
- Son éclat au respect plus qu'à l'amour m'invite:
- Cet heureux avantage ou du sort ou du sang
- Ne tombe pas toujours sur le plus de mérite.
- Si mon cœur, si mes yeux en étoient consultés, 140
- Leur choix iroit à la personne,
- Et les hautes vertus, les rares qualités
- L'emporteroient sur la couronne.
-
- AGLATIDE.
-
- Avouez tout, ma sœur: Spitridate vous plaît.
-
- ELPINICE.
-
- Un peu plus que Cotys; et si votre intérêt 145
- Vous pouvoit résoudre à l'échange....
-
- AGLATIDE.
-
- Qu'en pouvons-nous ici résoudre vous et moi?
- En l'état où le ciel nous range,
- Il faut l'ordre d'un père, il faut l'aveu d'un roi,
- Que je plaise à Cotys, et vous à Spitridate. 150
-
- ELPINICE.
-
- Pour l'un je ne sais quoi m'en flatte,
- Pour l'autre je n'en réponds pas;
- Et je craindrois fort que Mandane,
- Cette incomparable Persane,
- N'eût pour lui des attraits plus forts que vos appas. 155
-
- AGLATIDE.
-
- Ma sœur, Spitridate est son frère,
- Et si jamais sur lui vous aviez du pouvoir....
-
- ELPINICE.
-
- Le voilà qui nous considère.
-
- AGLATIDE.
-
- Est-ce vous ou moi qu'il vient voir?
- Voulez-vous que je vous le laisse? 160
-
- ELPINICE.
-
- Ma sœur, auparavant engagez l'entretien;
- Et s'il s'en offre lieu, jouez d'un peu d'adresse,
- Pour votre intérêt et le mien.
-
- AGLATIDE.
-
- Il est juste en effet, puisqu'il n'a su me plaire,
- Que je vous aide à m'en défaire. 165
-
-
-SCÈNE II.
-
-SPITRIDATE, ELPINICE, AGLATIDE.
-
- ELPINICE.
-
- Seigneur, je me retire: entre les vrais amants
- Leur amour seul a droit d'être de confidence,
- Et l'on ne peut mêler d'agréable présence
- A de si précieux moments.
-
- SPITRIDATE.
-
- Un vertueux amour n'a rien d'incompatible 170
- Avec les regards d'une sœur.
- Ne m'enviez point la douceur
- De pouvoir à vos yeux convaincre une insensible:
- Soyez juge et témoin de l'indigne succès
- Qui se prépare pour ma flamme; 175
- Voyez jusqu'au fond de mon âme
- D'une si pure ardeur où va le digne excès;
- Voyez tout mon espoir au bord du précipice;
- Voyez des maux sans nombre et hors de guérison;
- Et quand vous aurez vu toute cette injustice, 180
- Faites-m'en un peu de raison.
-
- AGLATIDE.
-
- Si vous me permettez, Seigneur, de vous entendre,
- De l'air dont votre amour commence à m'accuser,
- Je crains que pour en bien user
- Je ne me doive mal défendre. 185
- Je sais bien que j'ai tort, j'avoue et hautement
- Que ma froideur doit vous déplaire;
- Mais en cette froideur un heureux changement
- Pourroit-il fort vous satisfaire?
-
- SPITRIDATE.
-
- En doutez-vous, Madame, et peut-on concevoir...? 190
-
- AGLATIDE.
-
- Je vous entends, Seigneur, et vois ce qu'il faut voir:
- Un aveu plus précis est d'une conséquence
- Qui pourroit vous embarrasser;
- Et même à notre sexe il est de bienséance
- De ne pas trop vous en presser. 195
- A Lysander mon père il vous plut de promettre
- D'unir par notre hymen votre sang et le sien;
- La raison, à peu près, Seigneur, je la pénètre,
- Bien qu'aux raisons d'État je ne connoisse rien.
- Vous ne m'aviez point vue, et facile ou cruelle, 200
- Petite ou grande, laide ou belle,
- Qu'à votre humeur ou non je pusse m'accorder,
- La chose étoit égale à votre ardeur nouvelle,
- Pourvu que vous fussiez gendre de Lysander.
- Ma sœur vous auroit plu s'il vous l'eût proposée; 205
- J'eusse agréé Cotys s'il me l'eût proposé.
- Vous trouvâtes tous deux la politique aisée;
- Nous crûmes toutes deux notre devoir aisé.
- Comme à traiter cette alliance
- Les tendresses des cœurs n'eurent aucune part, 210
- Le vôtre avec le mien a peu d'intelligence,
- Et l'amour en tous deux pourra naître un peu tard.
- Quand il faudra que je vous aime,
- Que je l'aurai promis à la face des Dieux,
- Vous deviendrez cher à mes yeux; 215
- Et j'espère de vous le même.
- Jusque-là votre amour assez mal se fait voir;
- Celui que je vous garde encor plus mal s'explique:
- Vous attendez le temps de votre politique,
- Et moi celui de mon devoir. 220
- Voilà, Seigneur, quel est mon crime;
- Vous m'en vouliez convaincre, il n'en est plus besoin;
- J'en ai fait, comme vous, ma sœur juge et témoin:
- Que ma froideur lui semble injuste ou légitime,
- La raison que vous peut en faire sa bonté 225
- Je consens qu'elle vous la fasse;
- Et pour vous en laisser tous deux en liberté,
- Je veux bien lui quitter la place.
-
-
-SCÈNE III.
-
-SPITRIDATE, ELPINICE.
-
- SPITRIDATE.
-
- Elle ne s'y fait pas, Madame, un grand effort,
- Et feroit grâce entière à mon peu de mérite, 230
- Si votre âme avec elle étoit assez d'accord
- Pour se vouloir saisir de ce qu'elle vous quitte.
- Pour peu que vous daigniez écouter la raison,
- Vous me devez cette justice,
- Et prendre autant de part à voir ma guérison, 235
- Qu'en ont eu vos attraits à faire mon supplice.
-
- ELPINICE.
-
- Quoi? Seigneur, j'aurois part....
-
- SPITRIDATE.
-
- C'est trop dissimuler
- La cause et la grandeur du mal qui me possède;
- Et je me dois, Madame, au défaut du remède,
- La vaine douceur d'en parler. 240
- Oui, vos yeux ont part à ma peine,
- Ils en font plus de la moitié;
- Et s'il n'est point d'amour pour en finir la gêne,
- Il est pour l'adoucir des regards de pitié.
- Quand je quittai la Perse, et brisai l'esclavage 245
- Où, m'envoyant au jour, le ciel m'avoit soumis,
- Je crus qu'il me falloit parmi ses ennemis
- D'un protecteur puissant assurer l'avantage.
- Cotys eut, comme moi, besoin de Lysander;
- Et quand pour l'attacher lui-même à nos familles, 250
- Nous demandâmes ses deux filles,
- Ce fut les obtenir que de les demander.
- Par déférence au trône il lui promit l'aînée;
- La jeune me fut destinée.
- Comme nous ne cherchions tous deux que son appui, 255
- Nous acceptâmes tout sans regarder que lui.
- J'avois su qu'Aglatide étoit des plus aimables,
- On m'avoit dit qu'à Sparte elle savoit charmer;
- Et sur des bruits si favorables
- Je me répondois de l'aimer. 260
- Que l'amour aime peu ces folles confiances!
- Et que pour affermir son empire en tous lieux,
- Il laisse choir souvent de cruelles vengeances
- Sur qui promet son cœur sans l'aveu de ses yeux!
- Ce sont les conseillers fidèles 265
- Dont il prend les avis pour ajuster ses coups;
- Leur rapport inégal vous fait plus ou moins belles,
- Et les plus beaux objets ne le sont pas pour tous.
- A ce moment fatal qui nous permit la vue
- Et de vous et de cette sœur, 270
- Mon âme devint toute émue,
- Et le trouble aussitôt s'empara de mon cœur;
- Je le sentis pour elle tout de glace,
- Je le sentis tout de flamme pour vous;
- Vous y régnâtes en sa place, 275
- Et ses regards aux miens n'offrirent rien de doux.
- Il faut pourtant l'aimer, du moins il faut le feindre;
- Il faut vous voir aimer ailleurs:
- Voyez s'il fut jamais un amant plus à plaindre,
- Un cœur plus accablé de mortelles douleurs. 280
- C'est un malheur sans doute égal au trépas même
- Que d'attacher sa vie à ce qu'on n'aime pas;
- Et voir en d'autres mains passer tout ce qu'on aime,
- C'est un malheur encor plus grand que le trépas.
-
- ELPINICE.
-
- Je vous en plains, Seigneur, et ne puis davantage, 285
- Je ne sais aimer ni haïr;
- Mais dès qu'un père parle, il porte en mon courage
- Toute l'impression qu'il faut pour obéir.
- Voyez avec Cotys si ses vœux les plus tendres
- Voudroient rendre à ma sœur l'hommage qu'il me rend. 290
- Tout doit être à mon père assez indifférent,
- Pourvu que vous et lui vous demeuriez ses gendres.
- Mais à vous dire tout, je crains qu'Agésilas
- N'y refuse l'aveu qui vous est nécessaire:
- C'est notre souverain.
-
- SPITRIDATE.
-
- S'il en dédit un père, 295
- Peut-être ai-je une sœur qu'il n'en dédira pas.
- Ce grand prince pour elle a tant de complaisance,
- Qu'à sa moindre prière il ne refuse rien;
- Et si son cœur vouloit s'entendre avec le mien[19]....
-
- ELPINICE.
-
- Reposez-vous, Seigneur, sur mon obéissance, 300
- Et contentez-vous de savoir
- Qu'aussi bien que ma sœur j'écoute mon devoir.
- Allez trouver Cotys, et sans aucun scrupule....
-
- SPITRIDATE.
-
- Perdriez-vous pour moi son trône sans ennui?
-
- ELPINICE.
-
- Le voilà qui paroît. Quelque ardeur qui vous brûle, 305
- Mettez d'accord mon père, Agésilas et lui.
-
-
-SCÈNE IV.
-
-COTYS, SPITRIDATE.
-
- COTYS.
-
- Vous voyez de quel air Elpinice me traite,
- Comme elle disparoît, Seigneur, à mon abord.
-
- SPITRIDATE.
-
- Si votre âme, Seigneur, en est mal satisfaite,
- Mon sort est bien à plaindre autant que votre sort. 310
-
- COTYS.
-
- Ah! s'il n'étoit honteux de manquer de promesse!
-
- SPITRIDATE.
-
- Si la foi sans rougir pouvoit se dégager!
-
- COTYS.
-
- Qu'une autre de mon cœur seroit bientôt maîtresse!
-
- SPITRIDATE.
-
- Que je serois ravi, comme vous, de changer!
-
- COTYS.
-
- Elpinice pour moi montre une telle glace, 315
- Que je me tiendrois sûr de son consentement.
-
- SPITRIDATE.
-
- Aglatide verroit qu'une autre prît sa place
- Sans en murmurer un moment.
-
- COTYS.
-
- Que nous sert qu'en secret l'une et l'autre engagée
- Peut-être ainsi que nous porte son cœur ailleurs? 320
- Pour voir notre infortune entre elles partagée,
- Nos destins n'en sont pas meilleurs.
-
- SPITRIDATE.
-
- Elles aiment ailleurs, ces belles dédaigneuses;
- Et peut-être, en dépit du sort,
- Il seroit un moyen et de les rendre heureuses, 325
- Et de nous rendre heureux par un commun accord.
-
- COTYS.
-
- Souffrez donc qu'avec vous tout mon cœur se déploie.
- Ah! si vous le vouliez, que mon sort seroit doux!
- Vous seul me pouvez mettre au comble de ma joie.
-
- SPITRIDATE.
-
- Et ma félicité dépend toute de vous. 330
-
- COTYS.
-
- Vous me pouvez donner l'objet qui me possède.
-
- SPITRIDATE.
-
- Vous me pouvez donner celui de tous mes vœux:
- Elpinice me charme.
-
- COTYS.
-
- Et si je vous la cède?
-
- SPITRIDATE.
-
- Je céderai de même Aglatide à vos feux.
-
- COTYS.
-
- Aglatide, Seigneur! Ce n'est pas là m'entendre, 335
- Et vous ne feriez rien pour moi.
-
- SPITRIDATE.
-
- Ne vous devez-vous pas à Lysander pour gendre?
-
- COTYS.
-
- Oui; mais l'amour ici me fait une autre loi.
-
- SPITRIDATE.
-
- L'amour! il n'en faut point écouter qui le blesse,
- Et qui nous ôte son appui. 340
- L'échange des deux sœurs n'a rien qui l'intéresse,
- Nous n'en serons pas moins à lui;
- Mais de porter ailleurs sa main[20], qui leur est due,
- Seigneur, au dernier point ce sera l'irriter,
- Et sa protection perdue, 345
- N'avons-nous rien à redouter?
-
- COTYS.
-
- Si je n'en juge mal, sa faveur n'est pas grande,
- Seigneur, auprès d'Agésilas;
- Il n'obtient presque rien de quoi qu'il lui demande.
-
- SPITRIDATE.
-
- Je vois qu'assez souvent il ne l'écoute pas; 350
- Mais pour un différend frivole,
- Dont nous ignorons le secret,
- Ce prince avoueroit-il un amour indiscret,
- D'un tel manquement de parole?
- Lui qui lui doit son trône, et cet illustre rang 355
- D'unique général des troupes de la Grèce,
- Pourroit-il le haïr avec tant de bassesse,
- Qu'il pût autoriser ce mépris de son sang?
- Si nous manquons de foi, qu'aura-t-il lieu de croire?
- En aurions-nous pour lui plus que pour Lysander? 360
- Pensez-y bien, Seigneur, avant qu'y hasarder
- Nos sûretés et votre gloire.
-
- COTYS.
-
- Et si ce différend, que vous craignez si peu,
- Lui fait pour notre hymen refuser un aveu[21]?
-
- SPITRIDATE.
-
- Ma sœur n'a qu'à parler, je m'en tiens sûr par elle. 365
-
- COTYS.
-
- Seigneur, l'aimeroit-il?
-
- SPITRIDATE.
-
- Il la trouve assez belle,
- Il en parle avec joie, et se plaît à la voir.
- Je tâche d'affermir ces douces apparences;
- Et si vous voulez tout savoir,
- Je pense avoir de quoi flatter mes espérances. 370
- Prenez-y part, Seigneur, pour l'intérêt commun.
- Quand nous aurons tous deux Lysander pour beau-père,
- Ce roi s'allie à vous, s'il devient mon beau-frère;
- Et nous aurons ainsi deux appuis au lieu d'un.
-
- COTYS.
-
- Et Mandane y consent?
-
- SPITRIDATE.
-
- Mandane est trop bien née 375
- Pour dédire un devoir qui la met sous ma loi.
-
- COTYS.
-
- Et vous avez donné pour elle votre foi?
-
- SPITRIDATE.
-
- Non; mais à dire vrai, je la tiens pour donnée.
-
- COTYS.
-
- Ah! ne la donnez point, Seigneur, si vous m'aimez,
- Ou si vous aimez Elpinice. 380
- Mandane a tout mon cœur, mes yeux en sont charmés;
- Et ce n'est qu'à ce prix que je vous rends justice.
-
- SPITRIDATE.
-
- Elpinice ne rend votre foi qu'à sa sœur,
- Et ce n'est qu'à ce prix qu'elle-même se donne.
-
- COTYS.
-
- Hélas! et si l'amour autrement en ordonne, 385
- Le moyen d'y forcer mon cœur?
-
- SPITRIDATE.
-
- Rendez-vous-en le maître.
-
- COTYS.
-
- Et l'êtes-vous du vôtre?
-
- SPITRIDATE.
-
- J'y ferai mon effort, si je vous parle en vain;
- Et du moins, si ma sœur vous dérobe à toute autre,
- Je serai maître de ma main. 390
-
- COTYS.
-
- Je ne le puis celer, qui que l'on me propose,
- Toute autre que Mandane est pour moi même chose.
-
- SPITRIDATE.
-
- Il vous est donc facile, et doit même être doux,
- Puisqu'enfin Elpinice aime un autre que vous,
- De lui préférer qui vous aime; 395
- Et du moins vous auriez l'honneur,
- Par un peu d'effort sur vous-même,
- De faire le commun bonheur.
-
- COTYS.
-
- Je ferois trois heureux qui m'empêchent de l'être!
- J'ose, j'ose vous faire une plus juste loi: 400
- Ou faites mon bonheur dont vous êtes le maître,
- Ou demeurez tous trois malheureux comme moi.
-
- SPITRIDATE.
-
- Eh bien! épousez Elpinice:
- Je renonce à tout mon bonheur,
- Plutôt que de me voir complice 405
- D'un manquement de foi qui vous perdroit d'honneur.
-
- COTYS.
-
- Rendez-vous à votre Aglatide,
- Puisque votre cœur endurci
- Veut suivre obstinément un faux devoir pour guide:
- Je serai malheureux, vous le serez aussi. 410
-
-
-FIN DU PREMIER ACTE.
-
- [13] Voyez Plutarque, _Vie d'Agésilas_, chapitre VII.
-
- [14] L'édition de 1692 et Voltaire d'après elle ont
- changé _qu'alors qu'il_ en _que lorsqu'il_.
-
- [15] Lysandre, envoyé par Agésilas au pays de
- l'Hellespont, «practiqua et fit rebeller contre son maistre vn
- capitaine persien nommé Spitridates, vaillant homme de sa
- personne, et qui estoit grand ennemy de Pharuabazus, et auoit vne
- armée qu'il mena à Agesilaus.» (Plutarque, _Vie de Lysandre_,
- chapitre XXIV, traduction d'Amyot.)
-
- [16] Lysandre était «vn de ceux-la qui estoient
- descendus de la vraye race d'Hercules, et qui neantmoins
- n'auoient point de part à la royauté.» (Plutarque, _ibidem_,
- chapitre XXIV.)--Entre tous les Héraclides établis à Sparte, les
- deux maisons des Eurytionides et des Agiades étaient les seules
- qui eussent le droit de succéder au trône. Agésilas appartenait à
- la première.
-
- [17] Voyez au tome VI, p. 391, note 1.
-
- [18] «Après la mort d'Agis, Lysander, qui.... auoit plus
- de credit et d'authorité en la ville de Sparte que nul autre,
- entreprit de faire tomber la royauté sur Agesilaus.» Ensuite ce
- fut encore Lysandre qui détermina Agésilas à passer en Asie et
- lui fit obtenir tout ce qu'il demandait aux Spartiates pour la
- conduite de la guerre; mais arrivé à Éphèse, Agésilas «eut
- incontinent à desplaisir l'honneur qu'il vit que on y faisoit à
- Lysander.... Parquoy il commença à se porter de ceste sorte
- enuers luy: .... il contredisoit à tous ses conseilz, et toutes
- les entreprises que il mettoit en auant, mesmement celles
- ausquelles il se monstroit plus affectionné, il n'en faisoit pas
- vne, ains en prenoit d'autres à executer plustost que celles-la.»
- (Voyez Plutarque, _Vie d'Agésilas_, chapitres III, VI et VII.)
-
- [19] _Var._ Et si ce cœur vouloit s'entendre avec le
- mien.... (1666 et 68)
-
- [20] On lit: «_la_ main,» dans l'édition de 1692 et dans
- celle de Voltaire (1764).
-
- [21] _Var._ Lui fait pour notre hymen refuser son
- aveu[21-a]. (1666 et 68)
-
- [21-a] Cette leçon a été reproduite par l'édition de 1692 et
- par celle de Voltaire (1764).
-
-
-
-
-ACTE II.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-SPITRIDATE, MANDANE.
-
- SPITRIDATE.
-
- Que nous avons, ma sœur, brisé de rudes chaînes!
- En Perse il n'est point de sujets;
- Ce ne sont qu'esclaves abjets[22],
- Qu'écrasent d'un coup d'œil les têtes souveraines:
- Le monarque, ou plutôt le tyran général, 415
- N'y suit pour loi que son caprice,
- N'y veut point d'autre règle et point d'autre justice,
- Et souvent même impute à crime capital
- Le plus rare mérite et le plus grand service;
- Il abat à ses pieds les plus hautes vertus, 420
- S'immole insolemment les plus illustres vies,
- Et ne laisse aujourd'hui que les cœurs abattus
- A couvert de ses tyrannies.
- Vous autres, s'il vous daigne honorer de son lit,
- Ce sont indignités égales: 425
- La gloire s'en partage entre tant de rivales,
- Qu'elle est moins un honneur qu'un sujet de dépit.
- Toutes n'ont pas le nom de reines,
- Mais toutes portent mêmes chaînes,
- Et toutes, à parler sans fard, 430
- Servent à ses plaisirs sans part à son empire;
- Et même en ses plaisirs elles n'ont autre part
- Que celle qu'à son cœur brutalement inspire
- Ou ce caprice, ou le hasard.
- Voilà, ma sœur, à quoi vous avoit destinée, 435
- A quel infâme honneur vous avoit condamnée
- Pharnabaze[23], son lieutenant:
- Il auroit fait de vous un présent à son prince,
- Si pour nous affranchir mon soin le prévenant
- N'eût à sa tyrannie arraché ma province. 440
- La Grèce a de plus saintes lois,
- Elle a des peuples et des rois
- Qui gouvernent avec justice:
- La raison y préside, et la sage équité;
- Le pouvoir souverain par elles limité, 445
- N'y laisse aucun droit de caprice[24].
- L'hymen de ses rois même y donne cœur pour cœur;
- Et si vous aviez le bonheur
- Que l'un d'eux vous offrît son trône avec son âme,
- Vous seriez, par ce nœud charmant, 450
- Et reine véritablement,
- Et véritablement sa femme.
-
- MANDANE.
-
- Je veux bien l'espérer: tout est facile aux Dieux;
- Et peut-être que de bons yeux
- En auroient déjà vu quelque flatteuse marque; 455
- Mais il en faut de bons pour faire un si grand choix.
- Si le roi dans la Perse est un peu trop monarque,
- En Grèce il est des rois qui ne sont pas trop rois:
- Il en est dont le peuple est le suprême arbitre;
- Il en est d'attachés aux ordres d'un sénat; 460
- Il en est qui ne sont enfin, sous ce grand titre,
- Que premiers sujets de l'État.
- Je ne sais si le ciel pour régner m'a fait naître,
- Et quoi qu'en ma faveur j'aye encor vu paroître,
- Je doute si l'on m'aime ou non; 465
- Mais je pourrois être assez vaine
- Pour dédaigner le nom de reine
- Que m'offriroit un roi qui n'en eût[25] que le nom.
-
- SPITRIDATE.
-
- Vous en savez beaucoup, ma sœur, et vos mérites
- Vous ouvrent fort les yeux sur ce que vous valez. 470
-
- MANDANE.
-
- Je réponds simplement à ce que vous me dites,
- Et parle en général comme vous me parlez.
-
- SPITRIDATE.
-
- Cependant et des rois et de leur différence
- Je vous trouve en effet plus instruite que moi.
-
- MANDANE.
-
- Puisque vous m'ordonnez qu'ici j'espère un roi, 475
- Il est juste, Seigneur, que quelquefois j'y pense.
-
- SPITRIDATE.
-
- N'y pensez-vous point trop?
-
- MANDANE.
-
- Je sais que c'est à vous
- A régler mes desirs sur le choix d'un époux:
- Mon devoir n'en fera point d'autre;
- Mais quand vous daignerez choisir pour une sœur, 480
- Daignez songer, de grâce, à faire son bonheur
- Mieux que vous n'avez fait le vôtre.
- D'un choix que vous m'aviez vous-même tant loué,
- Votre cœur et vos yeux vous ont désavoué;
- Et si j'ai, comme vous, quelques pentes secrètes, 485
- Seigneur, si c'est ainsi que vous les rencontrez,
- Jugez, par le trouble où vous êtes,
- De l'état où vous me mettrez[26].
-
- SPITRIDATE.
-
- Je le vois bien, ma sœur, il faut vous laisser faire:
- Qui choisit mal pour soi choisit mal pour autrui; 490
- Et votre cœur, instruit par le malheur d'un frère,
- A déjà fait son choix sans lui.
-
- MANDANE.
-
- Peut-être; mais enfin vous suis-je nécessaire?
- Parlez: il n'est desirs ni tendres sentiments
- Que je ne sacrifie à vos contentements. 495
- Faut-il donner ma main pour celle d'Elpinice?
-
- SPITRIDATE.
-
- Que sert de m'en offrir un entier sacrifice,
- Si je n'ose et ne puis même déterminer
- A qui pour mon bonheur vous devez la donner?
- Cotys me la demande, Agésilas l'espère. 500
-
- MANDANE.
-
- Agésilas, Seigneur! Et le savez-vous bien?
-
- SPITRIDATE.
-
- Parler de vous sans cesse, aimer votre entretien,
- Vous donner tout crédit, ne chercher qu'à vous plaire....
-
- MANDANE.
-
- Ce sont civilités envers une étrangère,
- Qui font beaucoup d'éclat, et ne produisent rien. 505
- Il jette par là des amorces
- A ceux qui, comme nous, voudront grossir ses forces;
- Mais quelque haut crédit qu'il me donne en sa cour,
- De toute sa conduite il est si bien le maître,
- Qu'au simple nom d'hymen vous verriez disparoître 510
- Tout ce qu'en ses faveurs vous prenez pour amour.
-
- SPITRIDATE.
-
- Vous penchez vers Cotys, et savez qu'Elpinice
- Ne veut point être à moi qu'il ne soit à sa sœur!
-
- MANDANE.
-
- Je vous réponds de tout, si vous avez son cœur.
-
- SPITRIDATE.
-
- Et Lysander pourra souffrir cette injustice? 515
-
- MANDANE.
-
- Lysander est si mal auprès d'Agésilas,
- Que ce sera beaucoup s'il en obtient un gendre;
- Et peut-être sans moi ne l'obtiendra-t-il pas:
- Pour deux, il auroit tort[27], s'il osoit y prétendre.
- Mais, Seigneur, le voici; tâchez de pressentir 520
- Ce qu'en votre faveur il pourroit consentir.
-
- SPITRIDATE.
-
- Ma sœur, vous êtes plus adroite;
- Souffrez que je ménage un moment de retraite:
- J'aurois trop à rougir, pour peu que devant moi
- Vous fissiez deviner de ce manque de foi. 525
-
-
-SCÈNE II.
-
-LYSANDER, SPITRIDATE, MANDANE, CLÉON.
-
- LYSANDER.
-
- Quoique en matière d'hyménées
- L'importune langueur des affaires traînées
- Attire assez souvent de fâcheux embarras,
- J'ai voulu qu'à loisir vous pussiez[28] voir mes filles,
- Avant que demander l'aveu d'Agésilas 530
- Sur l'union de nos familles.
- Dites-moi donc, Seigneur, ce qu'en jugent vos yeux,
- S'ils laissent votre cœur d'accord de vos promesses,
- Et si vous y sentez plus d'aimables tendresses
- Que de justes desirs de pouvoir choisir mieux. 535
- Parlez avec franchise, avant que je m'expose
- A des refus presque assurés,
- Que j'estimerai peu de chose
- Quand vous serez plus déclarés;
- Et n'appréhendez point l'emportement d'un père: 540
- Je sais trop que l'amour de ses droits est jaloux,
- Qu'il dispose de nous sans nous,
- Que les plus beaux objets ne sont pas sûrs de plaire.
- L'aveugle sympathie est ce qui fait agir
- La plupart des feux qu'il excite; 545
- Il ne l'attache pas toujours au vrai mérite:
- Et quand il la dénie, on n'a point à rougir.
-
- SPITRIDATE.
-
- Puisque vous le voulez, je ne puis me défendre,
- Seigneur, de vous parler avec sincérité:
- Ma seule ambition est d'être votre gendre; 550
- Mais apprenez, de grâce, une autre vérité:
- Ce bonheur que j'attends, cette gloire où j'aspire,
- Et qui rendroit mon sort égal au sort des Dieux,
- N'a pour objet.... Seigneur, je tremble à vous le dire;
- Ma sœur vous l'expliquera mieux. 555
-
-
-SCÈNE III.
-
-LYSANDER, MANDANE, CLÉON.
-
- LYSANDER.
-
- Que veut dire, Madame, une telle retraite?
- Se plaint-il d'Aglatide, et la jeune indiscrète
- Répondroit-elle mal aux honneurs qu'il lui fait?
-
- MANDANE.
-
- Elle y répond, Seigneur, ainsi qu'il le souhaite,
- Et je l'en vois fort satisfait; 560
- Mais je ne vois pas bien que par les sympathies
- Dont vous venez de nous parler,
- Leurs âmes soient fort assorties[29],
- Ni que l'amour encore ait daigné s'en mêler.
- Ce n'est pas qu'il n'aspire à se voir votre gendre, 565
- Qu'il n'y mette sa gloire, et borne ses plaisirs;
- Mais puisque par son ordre il me faut vous l'apprendre,
- Elpinice est l'objet de ses plus chers desirs.
-
- LYSANDER.
-
- Elpinice! Et sa main n'est plus en ma puissance!
-
- MANDANE.
-
- Je sais qu'il n'est plus temps de vous la demander; 570
- Mais je vous répondrois de son obéissance,
- Si Cotys la vouloit céder.
- Que sait-on si l'amour, dont la bizarrerie
- Se joue assez souvent du fond de notre cœur,
- N'aura point fait au sien même supercherie? 575
- S'il n'y préfère point Aglatide à sa sœur?
- Cet échange, Seigneur, pourroit-il vous déplaire,
- S'il les rendoit tous quatre heureux?
-
- LYSANDER.
-
- Madame, doutez-vous de la bonté d'un père?
-
- MANDANE.
-
- Voyez donc si Cotys sera plus rigoureux: 580
- Je vous laisse avec lui, de peur que ma présence
- N'empêche une sincère et pleine confiance.
-
-(A Cotys.)
-
- Seigneur, ne cachez plus le véritable amour[30]
- Dont l'idée en secret vous flatte.
- J'ai dit à Lysander celui de Spitridate; 585
- Dites le vôtre à votre tour.
-
-
-SCÈNE IV.
-
-LYSANDER, COTYS, CLÉON.
-
- COTYS.
-
- Puisqu'elle vous l'a dit, pourrois-je vous le taire?
- Jugez, Seigneur, de mes ennuis:
- Une autre qu'Elpinice à mes yeux a su plaire;
- Et l'aimer est un crime en l'état où je suis. 590
-
- LYSANDER.
-
- Ne traitez point, Seigneur, ce nouveau feu de crime:
- Le choix que font les yeux est le plus légitime;
- Et comme un beau desir ne peut bien s'allumer
- S'ils n'instruisent le cœur de ce qu'il doit aimer,
- C'est ôter à l'amour tout ce qu'il a d'aimable, 595
- Que les tenir captifs sous une aveugle foi;
- Et le don le plus favorable
- Que ce cœur sans leur ordre ose faire de soi
- Ne fut jamais irrévocable.
-
- COTYS.
-
- Seigneur, ce n'est point par mépris, 600
- Ce n'est point qu'Elpinice aux miens n'ait paru belle;
- Mais enfin (le dirai-je?) oui, Seigneur, on m'a pris,
- On m'a volé ce cœur que j'apportois pour elle:
- D'autres yeux, malgré moi, s'en sont faits les tyrans,
- Et ma foi s'est armée en vain pour ma défense; 605
- Ce lâche, qui s'est mis de leur intelligence,
- Les a soudain reçus en justes conquérants.
-
- LYSANDER.
-
- Laissez-leur garder leur conquête.
- Peut-être qu'Elpinice avec plaisir s'apprête
- A vous laisser ailleurs trouver un sort plus doux, 610
- Quand un autre pour elle a d'autres yeux que vous,
- Qu'elle cède ce cœur à celle qui le vole,
- Et qu'en ce même instant qu'on vous le surprenoit,
- Un pareil attentat sur sa propre parole
- Lui déroboit celui qu'elle vous destinoit. 615
- Surtout ne craignez rien du côté d'Aglatide:
- Je puis répondre d'elle, et quand j'aurai parlé,
- Vous verrez tout son cœur, où mon vouloir[31] préside,
- Vous payer de celui qu'elle vous a volé.
-
- COTYS.
-
- Ah! Seigneur, pour ce vol je ne me plains pas d'elle. 620
-
- LYSANDER.
-
- Et de qui donc?
-
- COTYS.
-
- L'amour s'y sert d'une autre main.
-
- LYSANDER.
-
- L'amour!
-
- COTYS.
-
- Oui, cet amour qui me rend infidèle....
-
- LYSANDER.
-
- Seigneur, du nom d'amour n'abusez point en vain,
- Dites d'Agésilas la haine insatiable:
- C'est elle dont l'aigreur auprès de vous m'accable, 625
- Et qui de jour en jour s'animant contre moi,
- Pour me perdre d'honneur m'enlève votre foi.
-
- COTYS.
-
- Ah! s'il y va de votre gloire,
- Ma parole est donnée, et dussé-je en mourir,
- Je la tiendrai, Seigneur, jusqu'au dernier soupir; 630
- Mais quoi que la surprise ait pu vous faire croire,
- N'accusez, point Agésilas
- D'un crime de mon cœur, que même il ne sait pas.
- Mandane, qui m'ordonne à vos yeux de le dire,
- Vous montre assez par là quel souverain empire 635
- L'amour lui donne sur ce cœur.
- Ne considérez point si j'aime ou si l'on m'aime;
- En matière d'honneur ne voyez que vous-même,
- Et disposez de moi comme veut cet honneur.
-
- LYSANDER.
-
- L'amour le fera mieux; ce que j'en viens d'apprendre 640
- M'offre un sujet de joie où j'en voyois d'ennui:
- Épouser la sœur de mon gendre,
- C'est le devenir comme lui.
- Aglatide d'ailleurs n'est pas si délaissée
- Que votre exemple n'aide à lui trouver un roi; 645
- Et pour peu que le ciel réponde à ma pensée,
- Ce sera plus de gloire et plus d'appui pour moi.
- Aussi ferai-je plus: je veux que de moi-même
- Vous teniez cet objet qui vous fait soupirer;
- Et Spitridate, à moins que de m'en assurer, 650
- N'obtiendra jamais ce qu'il aime.
- Je veux dès aujourd'hui savoir d'Agésilas
- S'il pourra consentir à ce double hyménée,
- Dont ma parole étoit donnée.
- Sa haine apparemment ne m'en avouera pas: 655
- Si pourtant par bonheur il m'en laisse le maître,
- J'en userai, Seigneur, comme je le promets;
- Sinon, vous lui ferez connoître
- Vous-même quels sont vos souhaits.
-
- COTYS.
-
- Ah! que Mandane et moi n'avons-nous mille vies, 660
- Seigneur, pour vous les immoler!
- Car je ne saurois plus vous le dissimuler,
- Nos âmes en seront également ravies.
- Souffrez-lui donc sa part en ces ravissements;
- Et pardonnez, de grâce, à mon impatience.... 665
-
- LYSANDER.
-
- Allez: on m'a vu jeune, et par expérience
- Je sais ce qui se passe au cœur des vrais amants.
-
-
-SCÈNE V.
-
-LYSANDER, CLÉON.
-
- CLÉON.
-
- Seigneur, n'êtes-vous point d'une humeur bien facile
- D'applaudir à Cotys sur son manque de foi?
-
- LYSANDER.
-
- Je prends pour l'attacher à moi 670
- Ce qui s'offre de plus utile.
- D'un emportement indiscret
- Je ne voyois rien à prétendre:
- Vouloir par force en faire un gendre,
- Ce n'est qu'en vouloir faire un ennemi secret. 675
- Je veux me l'acquérir: je veux, s'il m'est possible,
- A force d'amitiés si bien le ménager,
- Que quand je voudrai me venger,
- J'en tire un secours infaillible.
- Ainsi je flatte ses desirs, 680
- J'applaudis, je défère à ses nouveaux soupirs,
- Je me fais l'auteur de sa joie,
- Je sers sa passion, et sous cette couleur
- Je m'ouvre dans son âme une infaillible voie
- A m'en faire à mon tour servir avec chaleur. 685
-
- CLÉON.
-
- Oui, mais Agésilas, Seigneur, aime Mandane:
- Du moins toute sa cour ose le deviner;
- Et promettre à Cotys cette illustre Persane,
- C'est lui promettre tout pour ne lui rien donner.
-
- LYSANDER.
-
- Qu'à ses vœux mon tyran l'accorde ou la refuse, 690
- De la manière dont j'en use,
- Il ne peut m'ôter son appui;
- Et de quelque façon que la chose se passe,
- Ou je fais la première grâce,
- Ou j'aigris puissamment ce rival contre lui. 695
- J'ai même à souhaiter que son feu se déclare.
- Comme de notre Sparte il choquera les lois,
- C'est une occasion que lui-même il prépare,
- Et qui peut la résoudre à mieux choisir ses rois.
- Nous avons trop longtemps asservi sa couronne 700
- A la vaine splendeur du sang;
- Il est juste à son tour que la vertu la donne,
- Et que le seul mérite ait droit à ce haut rang.
- Ma ligue est déjà forte, et ta harangue est prête[32]
- A faire éclater la tempête, 705
- Sitôt qu'il aura mis ma patience à bout.
- Si pourtant je voyois sa haine enfin bornée
- Ne mettre aucun obstacle à ce double hyménée,
- Je crois que je pourrois encore oublier tout.
- En perdant cet ingrat, je détruis mon ouvrage; 710
- Je vois dans sa grandeur le prix de mon courage,
- Le fruit de mes travaux, l'effet de mon crédit.
- Un reste d'amitié tient mon âme en balance:
- Quand je veux le haïr je me fais violence,
- Et me force à regret à ce que je t'ai dit. 715
- Il faut, il faut enfin qu'avec lui je m'explique,
- Que j'en sache qui peut causer
- Cette haine si lâche, et qu'il rend si publique,
- Et fasse un digne effort à le désabuser.
-
- CLÉON.
-
- Il n'appartient qu'à vous de former ces pensées; 720
- Mais vous ne songez point avec quels sentiments
- Vos deux filles intéressées
- Apprendront de tels changements.
-
- LYSANDER.
-
- Aglatide est d'humeur à rire de sa perte:
- Son esprit enjoué ne s'ébranle de rien. 725
- Pour l'autre, elle a, de vrai, l'âme un peu moins ouverte,
- Mais elle n'eut jamais de vouloir que le mien.
- Ainsi je me tiens sûr de leur obéissance.
-
- CLÉON.
-
- Quand cette obéissance a fait un digne choix,
- Le cœur, tombé par là sous une autre puissance, 730
- N'obéit pas toujours une seconde fois.
-
- LYSANDER.
-
- Les voici: laisse-nous, afin qu'avec franchise
- Leurs âmes s'en ouvrent à moi.
-
-
-SCÈNE VI.
-
-LYSANDER, ELPINICE, AGLATIDE.
-
- LYSANDER.
-
- J'apprends avec quelque surprise,
- Mes filles, qu'on vous manque à toutes deux de foi: 735
- Cotys aime en secret une autre qu'Elpinice,
- Spitridate n'en fait pas moins.
-
- ELPINICE.
-
- Si l'on nous fait quelque injustice,
- Seigneur, notre devoir s'en remet à vos soins.
- Je ne sais qu'obéir.
-
- AGLATIDE.
-
- J'en sais donc davantage: 740
- Je sais que Spitridate adore d'autres yeux;
- Je sais que c'est ma sœur à qui va cet hommage,
- Et quelque chose encor qu'elle vous diroit mieux.
-
- ELPINICE.
-
- Ma sœur, qu'aurois-je à dire?
-
- AGLATIDE.
-
- A quoi bon ce mystère?
- Dites ce qu'à ce nom le cœur vous dit tout bas, 745
- Ou je dirai tout haut qu'il ne vous déplaît pas.
-
- ELPINICE.
-
- Moi, je pourrois l'aimer, et sans l'ordre d'un père!
-
- AGLATIDE.
-
- Vous ne savez que c'est d'aimer ou de haïr[33],
- Mais vous seriez pour lui fort aise d'obéir.
-
- ELPINICE.
-
- Qu'il faut souffrir de vous, ma sœur!
-
- AGLATIDE.
-
- Le grand supplice 750
- De voir qu'en dépit d'elle on lui rend du service!
-
- LYSANDER.
-
- Rendez-lui la pareille. Aime-t-elle Cotys?
- Et s'il falloit changer entre vous de partis....
-
- AGLATIDE.
-
- Je n'ai pas besoin d'interprète,
- Et vous en dirai plus, Seigneur, qu'elle n'en sait. 755
- Cotys pourroit me plaire, et plairoit en effet,
- Si pour toucher son cœur j'étois assez bien faite;
- Mais je suis fort trompée, ou cet illustre cœur
- N'est pas plus à moi qu'à ma sœur.
-
- LYSANDER.
-
- Peut-être ce malheur d'assez près te menace. 760
-
- AGLATIDE.
-
- J'en connois plus de vingt qui mourroient en ma place,
- Ou qui sauroient du moins hautement quereller
- L'injustice de la fortune;
- Mais pour moi, qui n'ai pas une âme si commune,
- Je sais l'art de m'en consoler. 765
- Il est d'autres rois dans l'Asie
- Qui seront trop heureux de prendre votre appui;
- Et déjà, je ne sais par quelle fantaisie,
- J'en crois voir à mes pieds de plus puissants que lui.
-
- LYSANDER.
-
- Donc à moins que d'un roi tu ne veux plus te rendre? 770
-
- AGLATIDE.
-
- Je crois pour Spitridate avoir déjà fait voir
- Que ma sœur n'a rien à m'apprendre
- Sur le chapitre du devoir.
- Elle sait obéir, et je le sais comme elle:
- C'est l'ordre; et je lui garde un cœur assez fidèle 775
- Pour en subir toutes les lois;
- Mais pour régler ma destinée,
- Si vous vous abaissiez jusqu'à prendre ma voix,
- Vous arrêteriez votre choix
- Sur une tête couronnée, 780
- Et ne m'offririez que des rois.
-
- LYSANDER.
-
- C'est mettre un peu haut ta conquête.
-
- AGLATIDE.
-
- La couronne, Seigneur, orne bien une tête.
- Je me la figurois sur celle de ma sœur,
- Lorsque Cotys devoit l'y mettre; 785
- Et quand j'en contemplois la gloire et la douceur,
- Que je ne pouvois me promettre,
- Un peu de jalousie et de confusion
- Mutinoit mes desirs et me soulevoit l'âme;
- Et comme en cette occasion 790
- Mon devoir pour agir n'attendoit point ma flamme....
-
- ELPINICE.
-
- La gloire d'obéir à votre grand regret
- Vous faisoit pester en secret:
- C'est l'ordre; et du devoir la scrupuleuse idée....
-
- AGLATIDE.
-
- Que dites-vous, ma sœur? qu'osez-vous hasarder, 795
- Vous qui tantôt...?
-
- ELPINICE.
-
- Ma sœur, laissez-moi vous aider,
- Ainsi que vous m'avez aidée.
-
- AGLATIDE.
-
- Pour bien m'aider à dire ici mes sentiments,
- Vous vous prenez trop mal aux vôtres;
- Et si je suis jamais réduite aux truchements, 800
- Il m'en faudra[34] bien chercher d'autres.
- Seigneur, quoi qu'il en soit, voilà quelle je suis.
- J'acceptois Spitridate avec quelques ennuis;
- De ce petit chagrin le ciel m'a dégagée,
- Sans que mon âme soit changée. 805
- Mon devoir règne encor sur mon ambition:
- Quoi que vous m'ordonniez, j'obéirai sans peine;
- Mais de mon inclination,
- Je mourrai fille, ou vivrai reine.
-
- ELPINICE.
-
- Achevez donc, ma sœur: dites qu'Agésilas.... 810
-
- AGLATIDE.
-
- Ah! Seigneur, ne l'écoutez pas:
- Ce qu'elle vous veut dire est une bagatelle;
- Et même, s'il le faut, je la dirai mieux qu'elle.
-
- LYSANDER.
-
- Dis donc. Agésilas....
-
- AGLATIDE.
-
- M'aimoit jadis un peu.
- Du moins lui-même à Sparte il m'en fit confidence; 815
- Et s'il me disoit vrai, sa noble impatience
- De vous en demander l'aveu
- N'attendoit qu'après l'hyménée
- De cette aimable et chère aînée.
- Mais s'il attendoit là que mon tour arrivé 820
- Autorisât à ma conquête
- La flamme qu'en réserve il tenoit toute prête,
- Son amour est encore ici plus réservé;
- Et soit que dans Éphèse un autre objet me passe,
- Soit que par complaisance il cède à son rival, 825
- Il me fait à présent la grâce
- De ne m'en dire bien ni mal.
-
- LYSANDER.
-
- D'un pareil changement ne cherche point la cause:
- Sa haine pour ton père à cet amour s'oppose;
- Mais n'importe, il est bon que j'en sois averti. 830
- J'agirai d'autre sorte avec cette lumière;
- Et suivant qu'aujourd'hui nous l'aurons plus entière[35],
- Nous verrons à prendre parti[36].
-
-
-SCÈNE VII.
-
-ELPINICE, AGLATIDE.
-
- ELPINICE.
-
- Ma sœur, je vous admire, et ne saurois comprendre
- Cet inépuisable enjouement, 835
- Qui d'un chagrin trop juste a de quoi vous défendre,
- Quand vous êtes si près de vous voir sans amant.
-
- AGLATIDE.
-
- Il est aisé pourtant d'en deviner les causes.
- Je sais comme il faut vivre, et m'en trouve fort bien.
- La joie est bonne à mille choses, 840
- Mais le chagrin n'est bon à rien.
- Ne perds-je pas assez, sans doubler l'infortune,
- Et perdre encor le bien d'avoir l'esprit égal?
- Perte sur perte est importune,
- Et je m'aime un peu trop pour me traiter si mal. 845
- Soupirer quand le sort nous rend une injustice,
- C'est lui prêter une aide à nous faire un supplice.
- Pour moi, qui ne lui puis souffrir tant de pouvoir,
- Le bien que je me veux met sa haine à pis faire.
- Mais allons rejoindre mon père: 850
- J'ai quelque chose encore à lui faire savoir.
-
-
-FIN DU SECOND ACTE.
-
- [22] Voyez tome I, p. 169, note 1.
-
- [23] Pharnabaze, satrape d'une partie de l'Asie Mineure,
- qui, après le retour d'Agésilas en Grèce, battit avec Conon, près
- de Cnide, la flotte de Lacédémone.
-
- [24] _Var._ N'y laisse aucun droit au caprice. (1666 et
- 68)
-
- [25] L'édition de 1692 a changé _qui n'en eût_ en _qui
- n'auroit_.
-
- [26] L'édition de 1682 donne, par erreur: _mettez_, pour
- _mettrez_.
-
- [27] Toutes les éditions publiées du vivant de Corneille
- et celle de Voltaire (1764) portent _tout_, pour _tort_, qui est
- évidemment la vraie leçon; c'est celle de Thomas Corneille
- (1692).
-
- [28] Dans l'édition de Voltaire (1764): _puissiez_.
-
- [29] Il y a ici comme un souvenir des vers 359 et 360 de
- _Rodogune_. Corneille du reste a souvent exprimé cette même idée
- presque dans les mêmes termes. Voyez tome II, p. 308 et 309.
-
- [30] Voltaire fait des quatre derniers vers une scène à
- part, la scène IV.
-
- [31] Voltaire (1764) a substitué _pouvoir_ à _vouloir_.
-
- [32] On dit que Lysandre vouloit faire étendre le droit
- de parvenir à la royauté à tous les naturels spartiates, «à celle
- fin que ce loyer d'honneur fust affecté non à ceux qui seroyent
- descendus de la race d'Hercules, mais à tous ceux qui le
- ressembleroient en vertu, laquelle l'auoit rendu luy-mesme egal
- aux Dieux en honneur; car il esperoit bien que quand on jugeroit
- ainsi de la royauté, il n'y auroit homme en la ville de Sparte
- qui plus tost fust eleu roy que luy: au moyen de quoy, il attenta
- premierement de le suader à ses citoyens par viues raisons, et à
- ces fins apprit par cueur une harangue, que luy composa Cleon
- halicarnassien sur ce propos.» (Plutarque, _Vie de Lysandre_,
- chapitres XXIV et XXV, traduction d'Amyot; voyez aussi la _Vie
- d'Agésilas_, chapitre XX.)
-
- [33] _Var._ Vous ne savez que c'est d'aimer ni de haïr.
- (1666 et 68)
-
- [34] On lit: «Il m'en faudroit,» dans l'édition de 1692
- et dans celle de Voltaire (1764).
-
- [35] Ce vers et le suivant ont été omis, par erreur,
- dans l'édition de 1682.
-
- [36] L'acte finit ici dans l'édition de 1666, qui n'a
- point la scène VII.
-
-
-
-
-ACTE III.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-AGÉSILAS, LYSANDER, XÉNOCLÈS.
-
- LYSANDER.
-
- Je ne suis point surpris qu'à ces deux hyménées
- Vous refusiez, Seigneur, votre consentement:
- J'aurois eu tort d'attendre un meilleur traitement
- Pour le sang odieux dont mes filles sont nées. 855
- Il est le sang d'Hercule en elles comme en vous,
- Et méritoit par là quelque destin plus doux;
- Mais s'il vous peut[37] donner un titre légitime,
- Pour être leur maître et leur roi,
- C'est pour l'une et pour l'autre une espèce de crime 860
- Que de l'avoir reçu de moi.
- J'avois cru toutefois que l'exil volontaire
- Où l'amour paternel près d'elles m'eût réduit,
- Moi qui de mes travaux ne vois plus autre[38] fruit
- Que le malheur de vous déplaire, 865
- Comme il délivreroit vos yeux
- D'une insupportable présence,
- A mes jours presque usés obtiendroit la licence
- D'aller finir sous d'autres cieux.
- C'étoit là mon dessein; mais cette même envie, 870
- Qui me fait près de vous un si malheureux sort,
- Ne sauroit endurer ni l'éclat de ma vie,
- Ni l'obscurité de ma mort.
-
- AGÉSILAS.
-
- Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'envie et la haine
- Ont persécuté les héros. 875
- Hercule en sert d'exemple, et l'histoire en est pleine,
- Nous ne pouvons souffrir qu'ils meurent en repos.
- Cependant cet exil, ces retraites paisibles,
- Cet unique souhait d'y terminer leurs jours,
- Sont des mots bien choisis à remplir leurs discours: 880
- Ils ont toujours leur grâce, ils sont toujours plausibles;
- Mais ils ne sont pas vrais toujours;
- Et souvent des périls, ou cachés ou visibles,
- Forcent notre prudence à nous mieux assurer
- Qu'ils ne veulent se figurer. 885
- Je ne m'étonne point qu'avec tant de lumières
- Vous ayez prévu mes refus;
- Mais je m'étonne fort que les ayant prévus,
- Vous n'en ayez pu voir les raisons bien entières.
- Vous êtes un grand homme, et de plus mécontent: 890
- J'avouerai plus encor, vous avez lieu de l'être.
- Ainsi de ce repos où votre ennui prétend
- Je dois prévoir en roi quel désordre peut naître,
- Et regarde en quels lieux il vous plaît de porter
- Des chagrins qu'en leur temps on peut voir éclater. 895
- Ceux que prend pour exil ou choisit pour asile
- Ce dessein d'une mort tranquille,
- Des Perses et des Grecs séparent les États.
- L'assiette en est heureuse, et l'accès difficile;
- Leurs maîtres ont du cœur, leurs peuples ont des bras;
- Ils viennent de nous joindre avec une puissance
- A beaucoup espérer, à craindre beaucoup d'eux;
- Et c'est mettre en leurs mains une étrange balance,
- Que de mettre à leur tête un guerrier si fameux.
- C'est vous qui les donnez l'un et l'autre à la Grèce: 905
- L'un fut ami du Perse[39], et l'autre son sujet.
- Le service est bien grand, mais aussi je confesse
- Qu'on peut ne pas bien voir tout le fond du projet.
- Votre intérêt s'y mêle en les prenant pour gendres;
- Et si par des liens et si forts et si tendres 910
- Vous pouvez aujourd'hui les attacher à vous,
- Vous vous les donnez plus qu'à nous.
- Si malgré le secours, si malgré les services
- Qu'un ami doit à l'autre, un sujet à son roi,
- Vous les avez tous deux arrachés à leur foi, 915
- Sans aucun droit sur eux, sans aucuns bons offices,
- Avec quelle facilité
- N'immoleront-ils point une amitié nouvelle
- A votre courage irrité,
- Quand vous ferez agir toute l'autorité 920
- De l'amour conjugale et de la paternelle,
- Et que l'occasion aura d'heureux moments
- Qui flattent vos ressentiments?
- Vous ne nous laissez aucun gage:
- Votre sang tout entier passe avec vous chez eux. 925
- Voyez donc ce projet comme je l'envisage,
- Et dites si pour nous il n'a rien de douteux.
- Vous avez jusqu'ici fait paroître un vrai zèle,
- Un cœur si généreux, une âme si fidèle,
- Que par toute la Grèce on vous loue à l'envi; 930
- Mais le temps quelquefois inspire une autre envie.
- Comme vous, Thémistocle avoit fort bien servi,
- Et dans la cour de Perse il a fini sa vie.
-
- LYSANDER.
-
- Si c'est avec raison que je suis mécontent,
- Si vous-même avouez que j'ai lieu de me plaindre, 935
- Et si jusqu'à ce point on me croit important
- Que mes ressentiments puissent vous être à craindre,
- Oserois-je vous demander
- Ce que vous a fait Lysander
- Pour leur donner ici chaque jour de quoi naître, 940
- Seigneur? et s'il est vrai qu'un homme tel que moi,
- Quand il est mécontent, peut desservir son roi,
- Pourquoi me forcez-vous à l'être?
- Quelque avis que je donne, il n'est point écouté;
- Quelque emploi que j'embrasse, il m'est soudain ôté: 945
- Me choisir pour appui, c'est courir à sa perte.
- Vous changez en tous lieux les ordres que j'ai mis;
- Et comme s'il falloit agir à guerre ouverte,
- Vous détruisez tous mes amis,
- Ces amis dont pour vous je gagnai les suffrages 950
- Quand il fallut aux Grecs élire un général[40],
- Eux qui vous ont soumis les plus nobles courages,
- Et fait ce haut pouvoir qui leur est si fatal:
- Leur seul amour pour moi les livre à leur ruine;
- Il leur coûte l'honneur, l'autorité, le bien; 955
- Cependant plus j'y songe, et plus je m'examine,
- Moins je trouve, Seigneur, à me reprocher rien.
-
- AGÉSILAS.
-
- Dites tout: vous avez la mémoire trop bonne
- Pour avoir oublié que vous me fîtes roi,
- Lorsqu'on balança ma couronne 960
- Entre Léotychide[41] et moi.
- Peut-être n'osez-vous me vanter un service
- Qui ne me rendit que justice,
- Puisque nos lois vouloient ce qu'il sut maintenir;
- Mais moi qui l'ai reçu, je veux m'en souvenir. 965
- Vous m'avez donc fait roi, vous m'avez de la Grèce
- Contre celui de Perse établi général;
- Et quand je sens dans l'âme une ardeur qui me presse
- De ne m'en revancher pas mal,
- A peine sommes-nous arrivés dans Éphèse, 970
- Où de nos alliés j'ai mis le rendez-vous,
- Que sans considérer si j'en serai jaloux,
- Ou s'il se peut que je m'en taise,
- Vous vous saisissez par vos mains
- De plus que votre récompense; 975
- Et tirant toute à vous la suprême puissance,
- Vous me laissez des titres vains.
- On s'empresse à vous voir, on s'efforce à vous plaire;
- On croit lire en vos yeux ce qu'il faut qu'on espère;
- On pense avoir tout fait quand on vous a parlé. 980
- Mon palais près du vôtre est un lieu désolé;
- Et le généralat comme le diadème
- M'érige sous votre ordre en fantôme éclatant,
- En colosse d'État qui de vous seul attend
- L'âme qu'il n'a pas de lui-même, 985
- Et que vous seul faites aller
- Où pour vos intérêts il le faut étaler.
- Général en idée, et monarque en peinture,
- De ces illustres noms pourrois-je faire cas
- S'il les falloit porter moins comme Agésilas 990
- Que comme votre créature,
- Et montrer avec pompe au reste des humains
- En ma propre grandeur l'ouvrage de vos mains?
- Si vous m'avez fait roi, Lysander, je veux l'être.
- Soyez-moi bon sujet, je vous serai bon maître; 995
- Mais ne prétendez plus partager avec moi
- Ni la puissance ni l'emploi.
- Si vous croyez qu'un sceptre accable qui le porte,
- A moins qu'il prenne une aide à soutenir son poids,
- Laissez discerner à mon choix 1000
- Quelle main à m'aider pourroit être assez forte.
- Vous aurez bonne part à des emplois si doux,
- Quand vous pourrez m'en laisser faire;
- Mais soyez sûr aussi d'un succès tout contraire,
- Tant que vous ne voudrez les tenir que de vous[42]. 1005
- Je passe à vos amis qu'il m'a fallu détruire.
- Si dans votre vrai rang je voulois vous réduire,
- Et d'un pouvoir surpris saper[43] les fondements,
- Ils étoient tout à vous; et par reconnoissance
- D'en avoir reçu leur puissance, 1010
- Ils ne considéroient que vos commandements.
- Vous seul les aviez faits souverains dans leurs villes,
- Et j'y verrois encor mes ordres inutiles,
- A moins que d'avoir mis leur tyrannie à bas,
- Et changé comme vous la face des États. 1015
- Chez tous nos Grecs asiatiques
- Votre pouvoir naissant trouva des républiques,
- Que sous votre cabale il vous plut asservir:
- La vieille liberté, si chère à leurs ancêtres,
- Y fut partout forcée à recevoir dix maîtres[44]; 1020
- Et dès qu'on murmuroit de se la voir ravir,
- On voyoit par votre ordre immoler les plus braves
- A l'empire de vos esclaves.
- J'ai tiré de ce joug les peuples opprimés:
- En leur premier état j'ai remis toutes choses; 1025
- Et la gloire d'agir par de plus justes causes
- A produit des effets plus doux et plus aimés.
- J'ai fait, à votre exemple, ici des créatures,
- Mais sans verser de sang, sans causer de murmures;
- Et comme vos tyrans prenoient de vous la loi, 1030
- Comme ils étoient à vous, les peuples sont à moi.
- Voilà quelles raisons ôtent à vos services
- Ce qu'ils vous semblent mériter,
- Et colorent ces injustices
- Dont vous avez raison de vous mécontenter. 1035
- Si d'abord elles ont quelque chose d'étrange,
- Repassez-les deux fois au fond de votre cœur;
- Changez, si vous pouvez, de conduite et d'humeur;
- Mais n'espérez pas que je change.
-
- LYSANDER.
-
- S'il ne m'est pas permis d'espérer rien de tel, 1040
- Du moins, grâces aux Dieux, je ne vois dans vos plaintes
- Que des raisons d'État et de jalouses craintes,
- Qui me font malheureux, et non pas criminel.
- Non, Seigneur, que je veuille être assez téméraire
- Pour oser d'injustice accuser mes malheurs: 1045
- L'action la plus belle a diverses couleurs;
- Et lorsqu'un roi prononce, un sujet doit se taire.
- Je voudrois seulement vous faire souvenir
- Que j'ai près de trente ans commandé nos armées
- Sans avoir amassé que ces nobles fumées[45] 1050
- Qui gardent les noms de finir[46].
- Sparte, pour qui j'allois de victoire en victoire,
- M'a toujours vu pour fruit n'en vouloir que la gloire,
- Et faire en son épargne entrer tous les trésors
- Des peuples subjugués par mes heureux efforts. 1055
- Vous-même le savez, que quoi qu'on m'ait vu faire,
- Mes filles n'ont pour dot que le nom de leur père[47];
- Tant il est vrai, Seigneur, qu'en un si long emploi
- J'ai tout fait pour l'État, et n'ai rien fait pour moi.
- Dans ce manque de bien Cotys et Spitridate, 1060
- L'un roi, l'autre en pouvoir égal peut-être aux rois,
- M'ont assez estimé pour y borner leur choix;
- Et quand de les pourvoir un doux espoir me flatte,
- Vous semblez m'envier un bien
- Qui fait ma récompense, et ne vous coûte rien. 1065
-
- AGÉSILAS.
-
- Il nous seroit honteux que des mains étrangères
- Vous payassent pour nous de ce qui vous est dû.
- Tôt ou tard le mérite a ses justes salaires,
- Et son prix croît souvent, plus il est attendu.
- D'ailleurs n'auroit-on pas quelque lieu de vous dire, 1070
- Si je vous permettois d'accepter ces partis,
- Qu'amenant avec nous Spitridate et Cotys,
- Vous auriez fait pour vous plus que pour notre empire?
- Que vos seuls intérêts vous auroient fait agir?
- Et pourriez-vous enfin l'entendre sans rougir? 1075
- Vos filles sont d'un sang que Sparte aime et révère
- Assez pour les payer des services d'un père.
- Je veux bien en répondre, et moi-même au besoin
- J'en ferai mon affaire, et prendrai tout le soin.
-
- LYSANDER.
-
- Je n'attendois, Seigneur, qu'un mot si favorable 1080
- Pour finir envers vous mes importunités;
- Et je ne craindrai plus qu'aucun malheur m'accable,
- Puisque vous avez ces bontés.
- Aglatide surtout aura l'âme ravie
- De perdre[48] un époux à ce prix; 1085
- Et moi, pour me venger de vos plus durs mépris,
- Je veux tout de nouveau vous consacrer ma vie.
-
-
-SCÈNE II.
-
-AGÉSILAS, XÉNOCLÈS.
-
- AGÉSILAS.
-
- D'un peu d'amour que j'eus Aglatide a parlé:
- Son père qui l'a su dans son âme s'en flatte;
- Et sur ce vain espoir il part tout consolé 1090
- Du refus que j'en fais aux vœux de Spitridate:
- Tu l'as vu, Xénoclès, tout d'un coup s'adoucir.
-
- XÉNOCLÈS.
-
- Oui; mais enfin, Seigneur, il est temps de le dire,
- Tout soumis qu'il paroît, apprenez qu'il conspire,
- Et par où sa vengeance espère y réussir. 1095
- Ce confident choisi, Cléon d'Halicarnasse,
- Dont l'éloquence a tant d'éclat,
- Lui vend une harangue à renverser l'État[49],
- Et le mettre bientôt lui-même en votre place.
- En voici la copie, et je la viens d'avoir 1100
- D'un des siens sur qui l'or me donne tout pouvoir,
- De l'esclave Damis, qui sert de secrétaire
- A cet orateur mercenaire,
- Et plus mercenaire que lui,
- Pour être mieux payé vous les[50] livre aujourd'hui. 1105
- On y soutient, Seigneur, que notre république
- Va bientôt voir ses rois devenir ses tyrans,
- A moins que d'en choisir de trois ans en trois ans,
- Et non plus suivant l'ordre antique
- Qui règle ce choix par le sang; 1110
- Mais qu'indifféremment elle doit à ce rang
- Élever le mérite et les rares services.
- J'ignore quels sont les complices;
- Mais il pourra d'Éphèse écrire à ses amis;
- Et soudain le paquet entre vos mains remis 1115
- Vous instruira de toutes choses.
- Cependant j'ai fait mon devoir.
- Vous voyez le dessein, vous en savez les causes;
- Votre perte en dépend: c'est à vous d'y pourvoir.
-
- AGÉSILAS.
-
- A te dire le vrai, l'affaire m'embarrasse; 1120
- J'ai peine à démêler ce qu'il faut que je fasse,
- Tant la confusion de mes raisonnements
- Étonne mes ressentiments.
- Lysander m'a servi: j'aurois une âme ingrate
- Si je méconnoissois ce que je tiens de lui; 1125
- Il a servi l'État, et si son crime éclate,
- Il y trouvera de l'appui.
- Je sens que ma reconnoissance
- Ne cherche qu'un moyen de le mettre à couvert;
- Mais enfin il y va de toute ma puissance: 1130
- Si je ne le perds, il me perd.
- Ce que veut l'intérêt, la prudence ne l'ose;
- Tu peux juger par là du désordre où je suis.
- Je vois qu'il faut le perdre; et plus je m'y dispose,
- Plus je doute si je le puis. 1135
- Sparte est un État populaire,
- Qui ne donne à ses rois qu'un pouvoir limité:
- On peut y tout dire et tout faire
- Sous ce grand nom de liberté.
- Si je suis souverain en tête d'une armée, 1140
- Je n'ai que ma voix au sénat;
- Il faut y rendre compte; et tant de renommée
- Y peut avoir déjà quelque ligue formée
- Pour autoriser l'attentat.
- Ce prétexte flatteur de la cause publique, 1145
- Dont il le couvrira, si je le mets au jour,
- Tournera bien des yeux vers cette politique
- Qui met chacun en droit de régner à son tour.
- Cet espoir y pourra toucher plus d'un courage;
- Et quand sur Lysander j'aurai fait choir l'orage, 1150
- Mille autres, comme lui jaloux ou mécontents,
- Se promettront plus d'heur à mieux choisir leur temps.
- Ainsi de toutes parts le péril m'environne:
- Si je veux le punir, j'expose ma couronne;
- Et si je lui fais grâce, ou veux dissimuler, 1155
- Je dois craindre....
-
- XÉNOCLÈS.
-
- Cotys, Seigneur, vous veut parler[51].
-
- AGÉSILAS.
-
- Voyons quelle est sa flamme, avant que de résoudre
- S'il nous faudra lancer ou retenir la foudre.
-
-
-SCÈNE III.
-
-AGÉSILAS, COTYS, XÉNOCLÈS.
-
- AGÉSILAS.
-
- Si vous n'êtes, Seigneur, plus mon ami qu'amant,
- Vous me voudrez du mal avec quelque justice; 1160
- Mais vous m'êtes trop cher, pour souffrir aisément
- Que vous vous attachiez au père d'Elpinice:
- Non qu'entre un si grand homme et moi
- Ce qu'on voit de froideur prépare aucune haine;
- Mais c'est assez pour voir cet hymen avec peine 1165
- Qu'un sujet déplaise à son roi.
- D'ailleurs je n'ai pas cru votre âme fort éprise:
- Sans l'avoir jamais vue, elle vous fut promise;
- Et la foi qui ne tient qu'à la raison d'État
- Souvent n'est qu'un devoir qui gêne, tyrannise, 1170
- Et fait sur tout le cœur un secret attentat.
-
- COTYS.
-
- Seigneur, la personne est aimable:
- Je promis de l'aimer avant que de la voir,
- Et sentis à sa vue un accord agréable
- Entre mon cœur et mon devoir. 1175
- La froideur toutefois que vous montrez au père
- M'en donne un peu pour elle, et me la rend moins chère:
- Non que j'ose après vos refus
- Vous assurer encor que je ne l'aime plus.
- Comme avec ma parole il nous falloit la vôtre, 1180
- Vous dégagez ma foi, mon devoir, mon honneur;
- Mais si vous en voulez dégager tout mon cœur,
- Il faut l'engager à quelque autre.
-
- AGÉSILAS.
-
- Choisissez, choisissez, et s'il est quelque objet
- A Sparte, ou dans toute la Grèce, 1185
- Qui puisse de ce cœur mériter la tendresse,
- Tenez-vous sûr d'un prompt effet.
- En est-il qui vous touche? en est-il qui vous plaise?
-
- COTYS.
-
- Il en est, oui, Seigneur, il en est dans Éphèse;
- Et pour faire en ce cœur naître un nouvel amour, 1190
- Il ne faut point aller plus loin que votre cour:
- L'éclat et les vertus de l'illustre Mandane....
-
- AGÉSILAS.
-
- Que dites-vous, Seigneur? et quel est ce desir?
- Quand par toute la Grèce on vous donne à choisir.
- Vous choisissez une Persane! 1195
- Pensez-y bien, de grâce, et ne nous forcez pas,
- Nous qui vous aimons, à connoître
- Que pressé d'un amour, qui ne vient pas de naître.
- Vous ne venez à moi que pour suivre ses pas[52].
-
- COTYS.
-
- Mon amour en ces lieux ne cherchoit qu'Elpinice; 1200
- Mes yeux ont rencontré Mandane par hasard;
- Et quand ce même amour, de vos froideurs complice,
- S'est voulu pour vous plaire attacher autre part,
- Les siens ont attiré toute la déférence
- Que j'ai cru devoir rendre[53] à votre aversion; 1205
- Et je l'ai regardée, après votre alliance,
- Bien moins Persane de naissance
- Que Grecque par adoption.
-
- AGÉSILAS.
-
- Ce sont subtilités que l'amour vous suggère,
- Dont nous voyons pour nous les succès incertains. 1210
- Ne pourriez-vous, Seigneur, d'une amitié si chère
- Mettre le grand dépôt en de plus sûres mains?
- Pausanias[54] et moi nous avons des parentes;
- Et jamais un vrai roi ne fait un digne choix
- S'il ne s'allie au sang des rois. 1215
-
- COTYS.
-
- Quand on aime, on se fait des règles différentes.
- Spitridate a du nom et de la qualité;
- Sans trône, il a d'un roi le pouvoir en partage;
- Votre Grèce en reçoit un pareil avantage;
- Et le sang n'y met pas tant d'inégalité, 1220
- Que l'amour où sa sœur m'engage
- Ravale fort ma dignité.
- Se peut-il qu'en l'aimant ma gloire se hasarde
- Après l'exemple d'un grand roi,
- Qui, tout grand roi qu'il est, l'estime et la regarde 1225
- Avec les mêmes yeux que moi?
- Si ce bruit n'est point faux, mon mal est sans remède;
- Car enfin c'est un roi dont il me faut l'appui.
- Adieu, Seigneur: je la lui cède,
- Mais je ne la cède qu'à lui. 1230
-
-
-SCÈNE IV.
-
-AGÉSILAS, XÉNOCLÈS.
-
- AGÉSILAS.
-
- D'où sait-il, Xénoclès, d'où sait-il que je l'aime?
- Je ne l'ai dit qu'à toi: m'aurois-tu découvert?
-
- XÉNOCLÈS.
-
- Si j'ose vous parler, Seigneur, à cœur ouvert,
- Il ne le sait que de vous-même.
- L'éclat de ces faveurs dont vous enveloppez 1235
- De votre faux secret le chatouilleux mystère,
- Dit si haut, malgré vous, ce que vous pensez taire,
- Que vous êtes ici le seul que vous trompez.
- De si brillants dehors font un grand jour dans l'âme;
- Et quelque illusion qui puisse vous flatter, 1240
- Plus ils déguisent votre flamme,
- Plus au travers du voile ils la font éclater.
-
- AGÉSILAS.
-
- Quoi? la civilité, l'accueil, la déférence,
- Ce que pour le beau sexe on a de complaisance,
- Ce qu'on lui rend d'honneur[55], tout passe pour amour? 1245
-
- XÉNOCLÈS.
-
- Il est bien malaisé qu'aux yeux de votre cour
- Il passe pour indifférence;
- Et c'est l'en avouer assez ouvertement
- Que refuser Mandane aux vœux d'un autre amant.
- Mais qu'importe après tout? Si du plus grand courage 1250
- Le vrai mérite a droit d'attendre un plein hommage,
- Seroit-il honteux de l'aimer?
-
- AGÉSILAS.
-
- Non, et même avec gloire on s'en laisse charmer;
- Mais un roi, que son trône à d'autres soins engage,
- Doit n'aimer qu'autant qu'il lui plaît 1255
- Et que de sa grandeur y consent l'intérêt.
- Vois donc si ma peine est légère:
- Sparte ne permet point aux fils d'une étrangère
- De porter son sceptre en leur main;
- Cependant à mes yeux Mandane a su trop plaire; 1260
- Je veux cacher ma flamme, et je le veux en vain.
- Empêcher son hymen, c'est lui faire injustice;
- L'épouser, c'est blesser nos lois;
- Et même il n'est pas sûr que j'emporte son choix.
- La donner à Cotys, c'est me faire un supplice; 1265
- M'opposer à ses vœux, c'est le joindre au parti
- Que déjà contre moi Lysander a pu faire;
- Et s'il a le bonheur de ne lui pas déplaire,
- J'en recevrai peut-être un honteux démenti.
- Que ma confusion, que mon trouble est extrême! 1270
- Je me défends d'aimer, et j'aime;
- Et je sens tout mon cœur balancé nuit et jour
- Entre l'orgueil du diadème
- Et les doux espoirs de l'amour.
- En qualité de roi, j'ai pour ma gloire à craindre, 1275
- En qualité d'amant, je vois mon sort à plaindre:
- Mon trône avec mes vœux ne souffre aucun accord,
- Et ce que je me dois me reproche sans cesse
- Que je ne suis pas assez fort
- Pour triompher de ma foiblesse. 1280
-
- XÉNOCLÈS.
-
- Toutefois il est temps ou de vous déclarer,
- Ou de céder l'objet qui vous fait soupirer.
-
- AGÉSILAS.
-
- Le plus sûr, Xénoclès, n'est pas le plus facile.
- Cherche-moi Spitridate, et l'amène en ce lieu;
- Et nous verrons après s'il n'est point de milieu 1285
- Entre le charmant et l'utile.
-
-
-FIN DU TROISIÈME ACTE.
-
- [37] L'édition de 1682 a seule _veut_, au lieu de
- _peut_.
-
- [38] L'édition de 1692 et Voltaire (1764) ont changé
- _autre_ en _d'autre_.
-
- [39] On lit: «_de_ Perse,» dans les éditions de 1682, de
- 1692 et dans celle de Voltaire (1764): c'est probablement une
- erreur.
-
- [40] Voyez plus haut, p. 12, note 18.
-
- [41] Après la mort du roi Agis, frère d'Agésilas,
- Lysandre porta ce dernier au trône, en soutenant que Léotychide
- était bâtard, qu'il n'était point le fils d'Agis, mais
- d'Alcibiade. Voyez la _Vie d'Agésilas_, chapitre III.
-
- [42] «Qu'il me soit permis de dire ici que, dans mon
- enfance, le P. de Tournemine, jésuite, partisan outré de
- Corneille, et ennemi de Racine, qu'il regardait comme janséniste,
- me faisait remarquer ce morceau (_à partir du vers 976_), qu'il
- préférait à toutes les pièces de Racine.» (Voltaire, _Préface
- d'Agésilas_.)--L'idée première de cette partie de la scène est
- dans le rapide entretien rapporté deux fois par Plutarque, dans
- la _Vie de Lysandre_, chapitre XXIII, et dans la _Vie
- d'Agésilas_, chapitre VIII. On peut voir aussi l'_Histoire
- grecque_ de Xénophon, livre III, chapitre IV, 8 et 9.
-
- [43] Il y a ici une faute étrange dans l'édition de
- 1682: _frapper_, pour _saper_.
-
- [44] «En toutes les villes où il passoit, si elles
- estoyent gouuernées par authorité du peuple, ou qu'il y eust
- quelque autre sorte de gouuernement, il (_Lysandre_) y laissoit
- en chacune vn capitaine ou gouuerneur lacedœmonien, auec vn
- conseil de dix officiers, de ceux qui parauant auoyent eu amitié
- et intelligence auec luy.» (Plutarque, _Vie de Lysandre_,
- chapitre XIII.)
-
- [45] «La pauvreté de Lysander, qui vint à estre
- descouuerte à sa mort, rendit sa vertu plus claire et plus
- illustre qu'elle n'estoit en son viuant, quand on veid que de
- tant d'or et d'argent qui estoit passé par ses mains.... jamais
- il n'en auoit aggrandy ny augmenté sa maison d'vne seule maille.»
- (Plutarque, _Vie de Lysandre_, chapitre XXX, traduction
- d'Amyot.)
-
- [46] Malherbe a dit à la fin d'une de ses odes:
-
- Apollon, à portes ouvertes,
- Laisse indifféremment cueillir
- Les belles feuilles toujours vertes
- Qui gardent les noms de vieillir.
-
- Voyez l'édition de M. Lalanne, tome I, p. 188, pièce LIII.
-
- [47] Voyez plus haut, p. 8, note 11.
-
- [48] On lit _prendre_, au lieu de _perdre_, dans
- l'édition de 1692.
-
- [49] Voyez ci-dessus, p. 37, note 32.
-
- [50] _Les_ (c'est-à-dire Lysandre et Cléon) est la leçon
- de toutes les éditions publiées du vivant de Corneille. Thomas
- Corneille (1692) et Voltaire (1764) y ont substitué _la_.
-
- [51] _Var._ Cotys, Seigneur, veut vous parler. (1666 et
- 68)
-
- [52] _Var._ Vous ne venez à nous que pour suivre ses
- pas. (1666 et 68)
-
- [53] Le mot _rendre_ est omis dans l'édition de 1682.
-
- [54] Pausanias fut pendant plusieurs années roi de
- Lacédémone avec Agésilas. Les Spartiates le bannirent l'an 395
- avant Jésus-Christ.
-
- [55] Les éditions de 1666 et de 1668 portent
- _d'honneurs_, au pluriel.
-
-
-
-
-ACTE IV.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-SPITRIDATE, ELPINICE.
-
- SPITRIDATE.
-
- Agésilas me mande; il est temps d'éclater.
- Que me permettez-vous, Madame, de lui dire?
- M'en désavouerez-vous si j'ose me vanter
- Que c'est pour vous que je soupire, 1290
- Que je crois mes soupirs assez bien écoutés
- Pour vous fermer le cœur et l'oreille à tous autres,
- Et que dans vos regards je vois quelques bontés
- Qui semblent m'assurer des vôtres?
-
- ELPINICE.
-
- Que serviroit, Seigneur, de vous y hasarder? 1295
- Suis-je moins que ma sœur fille de Lysander?
- Et la raison d'État qui rompt votre hyménée
- Regarde-t-elle plus la jeune que l'aînée?
- S'il n'eût point à Cotys refusé votre sœur,
- J'eusse osé présumer qu'il eût aimé la mienne; 1300
- Et m'aurois dit moi-même, avec quelque douceur:
- «Il se l'est réservée, et veut bien qu'on m'obtienne.»
- Mais il aime Mandane; et ce prince, jaloux
- De ce que peut ici le grand nom de mon père,
- N'a pour lui qu'une haine obstinée et sévère 1305
- Qui ne lui peut souffrir de gendres tels que vous.
-
- SPITRIDATE.
-
- Puisqu'il aime ma sœur, cet amour est un gage
- Qui me répond de son suffrage:
- Ses desirs prendront loi de mes propres desirs;
- Et son feu pour les satisfaire 1310
- N'a pas moins besoin de me plaire,
- Que j'en ai de lui voir approuver mes soupirs.
- Madame, on est bien fort quand on parle soi-même,
- Et qu'on peut dire au souverain:
- «J'aime et je suis aimé, vous aimez comme j'aime; 1315
- Achevez mon bonheur, j'ai le vôtre en ma main.»
-
- ELPINICE.
-
- Vous ne songez qu'à vous, et dans votre âme éprise
- Vos vœux se tiennent sûrs d'un prompt et plein effet.
- Mais que fera Cotys, à qui je suis promise?
- Me rendra-t-il ma foi s'il n'est point satisfait? 1320
-
- SPITRIDATE.
-
- La perte de ma sœur lui servira de guide
- A tourner ses desirs du côté d'Aglatide.
- D'ailleurs que pourra-t-il, si contre Agésilas
- Ce grand homme ni moi nous ne le servons pas?
-
- ELPINICE.
-
- Il a parole de mon père 1325
- Que vous n'obtiendrez rien à moins qu'il soit content;
- Et mon père n'est pas un esprit inconstant
- Qui donne une parole incertaine et légère.
- Je vous le dis encor, Seigneur, pensez-y bien:
- Cotys aura Mandane, ou vous n'obtiendrez rien. 1330
-
- SPITRIDATE.
-
- Dites, dites un mot, et ma flamme enhardie....
-
- ELPINICE.
-
- Que voulez-vous que je vous die?
- Je suis sujette et fille, et j'ai promis ma foi;
- Je dépends d'un amant, et d'un père, et d'un roi.
-
- SPITRIDATE.
-
- N'importe, ce grand mot produiroit des miracles. 1335
- Un amant avoué renverse tous obstacles:
- Tout lui devient possible, il fléchit les parents,
- Triomphe des rivaux, et brave les tyrans.
- Dites donc, m'aimez-vous?
-
- ELPINICE.
-
- Que ma sœur est heureuse.
-
- SPITRIDATE.
-
- Quand mon amour pour vous la laisse sans amant, 1340
- Son destin est-il si charmant
- Que vous en soyez envieuse?
-
- ELPINICE.
-
- Elle est indifférente, et ne s'attache à rien.
-
- SPITRIDATE.
-
- Et vous?
-
- ELPINICE.
-
- Que n'ai-je un cœur qui soit comme le sien!
-
- SPITRIDATE.
-
- Le vôtre est-il moins insensible? 1345
-
- ELPINICE.
-
- S'il ne tenoit qu'à lui que tout vous fût possible,
- Le devoir et l'amour....
-
- SPITRIDATE.
-
- Ah! Madame, achevez:
- Le devoir et l'amour, que vous feroient-ils faire?
-
- ELPINICE.
-
- Voyez le Roi, voyez Cotys, voyez mon père:
- Fléchissez, triomphez, bravez, 1350
- Seigneur, mais laissez-moi me taire.
-
- SPITRIDATE[56].
-
- Venez, ma sœur, venez aider mes tristes feux
- A combattre un injuste et rigoureux silence.
-
- ELPINICE.
-
- Hélas! il est si bien de leur intelligence,
- Qu'il vous dit plus que je ne veux. 1355
- J'en dois rougir. Adieu: voyez avec Madame
- Le moyen le plus propre à servir votre flamme.
- Des trois dont je dépens elle peut tout sur deux:
- L'un hautement l'adore, et l'autre au fond de l'âme;
- Et son destin lui-même, ainsi que notre sort, 1360
- Dépend de les mettre d'accord.
-
-
-SCÈNE II.
-
-SPITRIDATE, MANDANE.
-
- SPITRIDATE.
-
- Il est temps de résoudre avec quel artifice
- Vous pourrez en venir à bout,
- Vous, ma sœur, qui tantôt me répondiez de tout,
- Si j'avois le cœur d'Elpinice. 1365
- Il est à moi ce cœur, son silence le dit,
- Son adieu le fait voir, sa fuite le proteste;
- Et si je n'obtiens pas le reste,
- Vous manquez de parole, ou du moins de crédit.
-
- MANDANE.
-
- Si le don de ma main vous peut donner la sienne, 1370
- Je vous sacrifierai tout ce que j'ai promis;
- Mais vous, répondez-vous que ce don vous l'obtienne,
- Et qu'il mette d'accord de si fiers ennemis?
- Le Roi, qui vous refuse à Lysander pour gendre,
- Y consentira-t-il si vous m'offrez à lui? 1375
- Et s'il peut à ce prix le permettre aujourd'hui,
- Lysander voudra-t-il se rendre?
- Lui qui ne vous remet votre première foi
- Qu'en faveur de l'amour que Cotys fait paroître,
- Ne vous fait-il pas cette loi 1380
- Que sans le rendre heureux vous ne le sauriez être?
-
- SPITRIDATE.
-
- Cotys de cet espoir ose en vain se flatter:
- L'amour d'Agésilas à son amour s'oppose.
-
- MANDANE.
-
- Et si vous ne pensez à le mieux écouter,
- Lysander d'Elpinice en sa faveur dispose. 1385
-
- SPITRIDATE.
-
- Ne me cachez rien, vous l'aimez.
-
- MANDANE.
-
- Comme vous aimez Elpinice.
-
- SPITRIDATE.
-
- Mais vous m'avez promis un entier sacrifice.
-
- MANDANE.
-
- Oui, s'il peut être utile aux vœux que vous formez.
-
- SPITRIDATE.
-
- Que ne peut point un roi?
-
- MANDANE.
-
- Quels droits n'a point un père?
-
- SPITRIDATE.
-
- Inexorable sœur!
-
- MANDANE.
-
- Impitoyable frère,
- Qui voulez que j'éteigne un feu digne de moi,
- Et ne sauriez vous faire une pareille loi!
-
- SPITRIDATE.
-
- Hélas! considérez....
-
- MANDANE.
-
- Considérez vous-même....
-
- SPITRIDATE.
-
- Que j'aime, et que je suis aimé. 1395
-
- MANDANE.
-
- Que je suis aimée, et que j'aime.
-
- SPITRIDATE.
-
- N'égalez point au mien un feu mal allumé:
- Le sexe vous apprend à régner sur vos âmes.
-
- MANDANE.
-
- Dites qu'il nous apprend à renfermer nos flammes;
- Dites que votre ardeur, à force d'éclater, 1400
- S'exhale, se dissipe, ou du moins s'exténue,
- Quand la nôtre grossit sous cette retenue,
- Dont le joug odieux ne sert qu'à l'irriter.
- Je vous parle, Seigneur, avec une âme ouverte;
- Et si je vous voyois capable de raison, 1405
- Si quand l'amour domine, elle étoit de saison....
-
- SPITRIDATE.
-
- Ah! si quelque lumière enfin vous est offerte,
- Expliquez-vous, de grâce, et pour le commun bien,
- Vous ni moi ne négligeons rien.
-
- MANDANE.
-
- Notre amour à tous deux ne rencontre qu'obstacles 1410
- Presque impossibles à forcer;
- Et si pour nous le ciel n'est prodigue en miracles,
- Nous espérons en vain nous en débarrasser.
- Tirons-nous une fois de cette servitude
- Qui nous fait un destin si rude. 1415
- Bravons Agésilas, Cotys et Lysander:
- Qu'ils s'accordent sans nous, s'ils peuvent s'accorder.
- Dirai-je tout? cessons d'aimer et de prétendre,
- Et nous cesserons d'en dépendre.
-
- SPITRIDATE.
-
- N'aimer plus! Ah! ma sœur!
-
- MANDANE.
-
- J'en soupire à mon tour; 1420
- Mais un grand cœur doit être au-dessus de l'amour.
- Quel qu'en soit le pouvoir, quelle qu'en soit l'atteinte,
- Deux ou trois soupirs étouffés,
- Un moment de murmure, une heure de contrainte,
- Un orgueil noble et ferme, et vous en triomphez. 1425
- N'avons-nous secoué le joug de notre prince
- Que pour choisir des fers dans une autre province?
- Ne cherchons-nous ici que d'illustres tyrans,
- Dont les chaînes plus glorieuses
- Soumettent nos destins aux obscurs différends 1430
- De leurs haines mystérieuses?
- Ne cherchons-nous ici que les occasions
- De fournir de matière à leurs divisions,
- Et de nous imposer un plus rude esclavage
- Par la nécessité d'obtenir leur suffrage? 1435
- Puisque nous y cherchons tous deux la liberté,
- Tâchons de la goûter, Seigneur, en sûreté:
- Réduisons nos souhaits à la cause publique,
- N'aimons plus que par politique,
- Et dans la conjoncture où le ciel nous a mis, 1440
- Faisons des protecteurs, sans faire d'ennemis.
- A quel propos aimer, quand ce n'est que déplaire
- A qui nous peut nuire ou servir?
- S'il nous en faut l'appui, pourquoi nous le ravir?
- Pourquoi nous attirer sa haine et sa colère? 1445
-
- SPITRIDATE.
-
- Oui, ma sœur, et j'en suis d'accord:
- Agésilas, ici maître de notre sort,
- Peut nous abandonner à la Perse irritée,
- Et nous laisser rentrer, malgré tout notre effort,
- Sous la captivité que nous avons quittée. 1450
- Cotys ni Lysander ne nous soutiendront pas,
- S'il faut que sa colère à nous perdre s'applique.
- Aimez, aimez-le donc, du moins par politique,
- Ce redoutable Agésilas.
-
- MANDANE.
-
- Voulez-vous que je le prévienne, 1455
- Et qu'en dépit de la pudeur
- D'un amour commandé l'obéissante ardeur
- Fasse éclater ma flamme auparavant la sienne[57]?
- On dit que je lui plais, qu'il soupire en secret,
- Qu'il retient, qu'il combat ses desirs à regret; 1460
- Et cette vanité qui nous est naturelle
- Veut croire ainsi que vous qu'on en juge assez bien;
- Mais enfin c'est un feu sans aucune étincelle:
- J'en crois ce qu'on en dit, et n'en sais encor rien.
- S'il m'aime, un tel silence est la marque certaine 1465
- Qu'il craint Sparte et ses dures lois;
- Qu'il voit qu'en m'épousant, s'il peut m'y faire reine,
- Il ne peut lui donner des rois[58];
- Que sa gloire....
-
- SPITRIDATE.
-
- Ma sœur, l'amour vaincra sans doute:
- Ce héros est à vous, quelques lois qu'il redoute; 1470
- Et si par la prière il ne les peut fléchir,
- Ses victoires auront de quoi l'en affranchir.
- Ces lois, ces mêmes lois s'imposeront silence
- A l'aspect de tant de vertus;
- Ou Sparte l'avouera d'un peu de violence, 1475
- Après tant d'ennemis à ses pieds abattus.
-
- MANDANE.
-
- C'est vous flatter beaucoup en faveur d'Elpinice,
- Que ce prince après tout ne vous peut accorder
- Sans une éclatante injustice,
- A moins que vous ayez l'aveu de Lysander. 1480
- D'ailleurs en exiger un hymen qui le gêne,
- Et lui faire des lois au milieu de sa cour,
- N'est-ce point hautement lui demander sa haine,
- Quand vous lui promettez l'objet de son amour?
-
- SPITRIDATE.
-
- Si vous saviez, ma sœur, aimer autant que j'aime....
-
- MANDANE.
-
- Si vous saviez, mon frère, aimer comme je fais,
- Vous sauriez ce que c'est que s'immoler soi-même,
- Et faire violence à de si doux souhaits.
- Je vous en parle en vain. Allez, frère barbare,
- Voir à quoi Lysander se résoudra pour vous; 1490
- Et si d'Agésilas la flamme se déclare,
- J'en mourrai, mais je m'y résous.
-
-
-SCÈNE III.
-
-SPITRIDATE, MANDANE, AGLATIDE.
-
- AGLATIDE.
-
- Vous me quittez, Seigneur; mais vous croyez-vous quitte,
- Et que ce soit assez que de me rendre à moi?
-
- SPITRIDATE.
-
- Après tant de froideurs pour mon peu de mérite, 1495
- Est-ce vous mal servir que reprendre ma foi?
-
- AGLATIDE.
-
- Non; mais le pouvez-vous, à moins que je la rende?
- Et si je vous la rends, savez-vous à quel prix?
-
- SPITRIDATE.
-
- Je ne crois pas pour vous cette perte si grande,
- Que vous en souhaitiez d'autre que vos mépris. 1500
-
- AGLATIDE.
-
- Moi, des mépris pour vous!
-
- SPITRIDATE.
-
- C'est ainsi que j'appelle
- Un feu si bien promis, et si mal allumé.
-
- AGLATIDE.
-
- Si je ne vous aimois, je vous aurois aimé,
- Mon devoir m'en étoit un garant trop fidèle.
-
- SPITRIDATE.
-
- Il ne vous répondoit que d'agir un peu tard, 1505
- Et laissoit beaucoup au hasard.
- Votre ordre cependant vers une autre me chasse,
- Et vous avez quitté la place à votre sœur.
-
- AGLATIDE.
-
- Si je vous ai donné de quoi remplir la place,
- Ne me devez-vous point de quoi remplir mon cœur?
-
- SPITRIDATE.
-
- J'en suis au désespoir; mais je n'ai point de frère
- Que je puisse à mon tour vous prier d'accepter.
-
- AGLATIDE.
-
- Si vous n'en avez point par qui me satisfaire,
- Vous avez une sœur qui vous peut acquitter:
- Elle a trop d'un amant; et si sa flamme heureuse 1515
- Me renvoyoit celui dont elle ne veut plus,
- Je ne suis point d'humeur fâcheuse,
- Et m'accommoderois bientôt de ses refus.
-
- SPITRIDATE.
-
- De tout mon cœur je l'en conjure:
- Envoyez-lui Cotys, ou même Agésilas, 1520
- Ma sœur, et prenez soin d'apaiser ce murmure,
- Qui cherche à m'imputer des sentiments ingrats.
- Je vous laisse entre vous faire ce grand partage,
- Et vais chez Lysander voir quel sera le mien.
- Madame, vous voyez, je ne puis davantage; 1525
- Et qui fait ce qu'il peut n'est plus garant de rien.
-
-
-SCÈNE IV.
-
-AGLATIDE, MANDANE.
-
- AGLATIDE.
-
- Vous pourrez-vous résoudre à payer pour ce frère,
- Madame, et de deux rois daignant en choisir un,
- Me donner en sa place, ou le plus importun,
- Ou le moins digne de vous plaire? 1530
-
- MANDANE.
-
- Hélas!
-
- AGLATIDE.
-
- Je n'entends pas des mieux
- Comme il faut qu'un hélas s'explique;
- Et lorsqu'on se retranche au langage des yeux,
- Je suis muette à la réplique[59].
-
- MANDANE.
-
- Pourquoi mieux expliquer quel est mon déplaisir? 1535
- Il ne se fait que trop entendre.
-
- AGLATIDE.
-
- Si j'avois comme vous de deux rois à choisir,
- Mes déplaisirs auroient peu de chose à prétendre.
- Parlez donc, et de bonne foi:
- Acquittez par ce choix Spitridate envers moi. 1540
- Ils sont tous deux à vous.
-
- MANDANE.
-
- Je n'y suis pas moi-même.
-
- AGLATIDE.
-
- Qui des deux est l'aimé?
-
- MANDANE.
-
- Qu'importe lequel j'aime,
- Si le plus digne amour, de quoi qu'il soit d'accord,
- Ne peut décider de mon sort?
-
- AGLATIDE.
-
- Ainsi je dois perdre espérance 1545
- D'obtenir de vous aucun d'eux?
-
- MANDANE.
-
- Donnez-moi votre indifférence,
- Et je vous les donne tous deux.
-
- AGLATIDE.
-
- C'en seroit un peu trop: leur mérite est si rare,
- Qu'il en faut être plus avare. 1550
-
- MANDANE.
-
- Il est grand, mais bien moins que la félicité
- De votre insensibilité.
-
- AGLATIDE.
-
- Ne me prenez point tant pour une âme insensible:
- Je l'ai tendre, et qui souffre aisément de beaux feux;
- Mais je sais ne vouloir que ce qui m'est possible, 1555
- Quand je ne puis ce que je veux.
-
- MANDANE.
-
- Laissez donc faire au ciel, au temps, à la fortune:
- Ne voulez que ce qu'ils voudront;
- Et sans prendre[60] d'attache, ou d'idée importune,
- Attendez en repos les cœurs qui se rendront. 1560
-
- AGLATIDE.
-
- Il m'en pourroit coûter mes plus belles années
- Avant qu'ainsi deux rois en devinssent le prix;
- Et j'aime mieux borner mes bonnes destinées
- Au plus digne de vos mépris.
-
- MANDANE.
-
- Donnez-moi donc, Madame, un cœur comme le vôtre,
- Et je vous les redonne une seconde fois;
- Ou si c'est trop de l'un et l'autre,
- Laissez-m'en le rebut, et prenez-en le choix.
-
- AGLATIDE.
-
- Si vous leur ordonniez à tous deux de m'en croire,
- Et que l'obéissance eût pour eux quelque appas[61], 1570
- Peut-être que mon choix satisferoit ma gloire,
- Et qu'enfin mon rebut ne vous déplairoit pas.
-
- MANDANE.
-
- Qui peut vous assurer de cette obéissance?
- Les rois, même en amour, savent mal obéir;
- Et les plus enflammés s'efforcent de haïr 1575
- Sitôt qu'on prend sur eux un peu trop de puissance.
-
- AGLATIDE.
-
- Je vois bien ce que c'est, vous voulez tout garder:
- Il est honteux de rendre une de vos conquêtes,
- Et quoi qu'au plus heureux le cœur veuille accorder,
- L'œil règne avec plaisir sur deux si grandes têtes; 1580
- Mais craignez que je n'use aussi de tous mes droits.
- Peut-être en ai-je encor de garder quelque empire
- Sur l'un et l'autre de ces rois,
- Bien qu'à l'envi pour vous l'un et l'autre soupire,
- Et si j'en laisse faire à mon esprit jaloux, 1585
- Quoique la jalousie assez peu m'inquiète,
- Je ne sais s'ils pourront l'un ni l'autre pour vous
- Tout ce que votre cœur souhaite.
-
-(A Cotys.)
-
- Seigneur, vous le savez, ma sœur a votre foi[62],
- Et ne vous la rend que pour moi. 1590
- Usez-en comme bon vous semble;
- Mais sachez que je me promets
- De ne vous la rendre jamais,
- A moins d'un roi qui vous ressemble.
-
-
-SCÈNE V.
-
-COTYS, MANDANE.
-
- MANDANE.
-
- L'étrange contre-temps que prend sa belle humeur! 1595
- Et la froide galanterie
- D'affecter par bravade à tourner son malheur
- En importune raillerie!
- Son cœur l'en désavoue, et murmurant tout bas....
-
- COTYS.
-
- Que cette belle humeur soit véritable ou feinte, 1600
- Tout ce qu'elle en prétend ne m'alarmeroit pas,
- Si le pouvoir d'Agésilas
- Ne me portoit dans l'âme une plus juste crainte.
- Pourrez-vous l'aimer?
-
- MANDANE.
-
- Non.
-
- COTYS.
-
- Pourrez-vous l'épouser?
-
- MANDANE.
-
- Vous-même, dites-moi, puis-je m'en excuser? 1605
- Et quel bras, quel secours appeler à mon aide,
- Lorsqu'un frère me donne, et qu'un amant me cède?
-
- COTYS.
-
- N'imputez point à crime une civilité
- Qu'ici de général vouloit l'autorité.
-
- MANDANE.
-
- Souffrez-moi donc, Seigneur, la même déférence 1610
- Qu'ici de nos destins demande l'assurance.
-
- COTYS.
-
- Vous céder par dépit, et d'un ton menaçant
- Faire voir qu'on pénètre au cœur du plus puissant,
- Qu'on sait de ses refus la plus secrète cause,
- Ce n'est pas tant céder l'objet de son amour, 1615
- Que presser un rival de paroître en plein jour,
- Et montrer qu'à ses vœux hautement on s'oppose.
-
- MANDANE.
-
- Que sert de s'opposer aux vœux d'un tel rival,
- Qui n'a qu'à nous protéger mal
- Pour nous livrer à notre perte? 1620
- Seroit-il d'un grand cœur de chercher à périr,
- Quand il voit une porte ouverte
- A régner avec gloire aux dépens d'un soupir?
-
- COTYS.
-
- Ah! le change vous plaît[63].
-
- MANDANE.
-
- Non, Seigneur, je vous aime;
- Mais je dois à mon frère, à ma gloire, à vous-même.
- D'un rival si puissant si nous perdons l'appui,
- Pourrons-nous du Persan nous défendre sans lui?
- L'espoir d'un renouement de la vieille alliance
- Flatte en vain votre amour et vos nouveaux desseins.
- Si vous ne remettez sa proie entre ses mains, 1630
- Oserez-vous y prendre aucune confiance?
- Quant à mon frère et moi, si les Dieux irrités
- Nous font jamais rentrer dessous sa tyrannie,
- Comme il nous traitera d'esclaves révoltés,
- Le supplice l'attend, et moi l'ignominie. 1635
- C'est ce que je saurai prévenir par ma mort;
- Mais jusque-là, Seigneur, permettez-moi de vivre,
- Et que par un illustre et rigoureux effort,
- Acceptant les malheurs où mon destin me livre,
- Un sacrifice entier de mes vœux les plus doux 1640
- Fasse la sûreté de mon frère et de vous.
-
- COTYS.
-
- Cette sûreté malheureuse
- A qui vous immolez votre amour et le mien
- Peut-elle être si précieuse
- Qu'il faille l'acheter de mon unique bien? 1645
- Et faut-il que l'amour garde tant de mesure
- Avec des intérêts[64] qui lui font tant d'injure?
- Laissez, laissez périr ce déplorable roi,
- A qui ces intérêts dérobent votre foi.
- Que sert que vous l'aimiez? et que fait votre flamme 1650
- Qu'augmenter son ardeur pour croître ses malheurs,
- Si malgré le don de votre âme
- Votre raison vous livre ailleurs?
- Armez-vous de dédains; rendez, s'il est possible,
- Votre perte pour lui moins grande ou moins sensible; 1655
- Et par pitié d'un cœur trop ardemment épris,
- Éteignez-en la flamme à force de mépris.
-
- MANDANE.
-
- L'éteindre! Ah! se peut-il que vous m'ayez aimée?
-
- COTYS.
-
- Jamais si digne flamme en un cœur allumée....
-
- MANDANE.
-
- Non, non; vous m'en feriez des serments superflus: 1660
- Vouloir ne plus aimer, c'est déjà n'aimer plus;
- Et qui peut n'aimer plus ne fut jamais capable
- D'une passion véritable.
-
- COTYS.
-
- L'amour au désespoir peut-il encor charmer?
-
- MANDANE.
-
- L'amour au désespoir fait gloire encor d'aimer; 1665
- Il en fait de souffrir et souffre avec constance,
- Voyant l'objet aimé partager la souffrance;
- Il regarde ses maux comme un doux souvenir
- De l'union des cœurs qui ne sauroit finir;
- Et comme n'aimer plus quand l'espoir abandonne, 1670
- C'est aimer ses plaisirs et non pas la personne,
- Il fuit cette bassesse, et s'affermit si bien,
- Que toute sa douleur ne se reproche rien.
-
- COTYS.
-
- Quel indigne tourment, quel injuste supplice
- Succède au doux espoir qui m'osoit tout offrir! 1675
-
- MANDANE.
-
- Et moi, Seigneur, et moi, n'ai-je rien à souffrir?
- Ou m'y condamne-t-on avec plus de justice?
- Si vous perdez l'objet de votre passion,
- Épousez-vous celui de votre aversion?
- Attache-t-on vos jours à d'aussi rudes chaînes? 1680
- Et souffrez-vous enfin la moitié de mes peines?
- Cependant mon amour aura tout son éclat
- En dépit du supplice où je suis condamnée;
- Et si notre tyran par maxime d'État
- Ne s'interdit mon hyménée, 1685
- Je veux qu'il ait la joie, en recevant ma main,
- D'entendre que du cœur vous êtes souverain,
- Et que les déplaisirs dont ma flamme est suivie
- Ne cesseront qu'avec ma vie.
- Allez, Seigneur, défendre aux vôtres de durer: 1690
- Ennuyez-vous de soupirer,
- Craignez de trop souffrir, et trouvez en vous-même
- L'art de ne plus aimer dès qu'on perd ce qu'on aime.
- Je souffrirai pour vous, et ce nouveau malheur,
- De tous mes maux le plus funeste, 1695
- D'un trait assez perçant armera ma douleur
- Pour trancher de mes jours le déplorable reste.
-
- COTYS.
-
- Que dites-vous, Madame? et par quel sentiment....
-
- CLÉON[65].
-
- Spitridate, Seigneur, et Lysander vous prient
- De vouloir avec eux conférer un moment. 1700
-
- MANDANE.
-
- Allez, Seigneur, allez, puisqu'ils vous en convient.
- Aimez, cédez, souffrez, ou voyez si les Dieux
- Voudront vous inspirer quelque chose de mieux.
-
-
-FIN DU QUATRIÈME ACTE.
-
- [56] On lit dans l'édition de 1692: SPITRIDATE, _à
- Mandane qui paroît_. Voltaire (1764) coupe ici la scène et fait
- de ce qui suit la scène II, ayant pour personnages: MANDANE,
- ELPINICE, SPITRIDATE.
-
- [57] Thomas Corneille (1692) et Voltaire après lui
- (1764) ont ainsi modifié ce vers:
-
- Ose faire éclater ma flamme avant la sienne?
-
- [58] _Var._ Il ne peut lui donner de rois[58-a]. (1666 et
- 68)
-
- [58-a] Cette leçon a été reproduite par l'édition de 1692 et
- par Voltaire (1764).
-
- [59] «On trouve dans une lettre manuscrite d'un homme de
- ce temps-là qu'il s'éleva un murmure très-désagréable dans le
- parterre, à ces vers d'Aglatide.» (Voltaire, _Préface
- d'Agésilas_.)
-
- [60] Il y a, par erreur, _perdre_, au lieu de _prendre_,
- dans l'édition de 1682.
-
- [61] Voyez tome I, p. 148, note 3.
-
- [62] Voltaire fait des six derniers vers la scène VI
- (voyez ci-dessus, p. 62, note 1), ayant pour personnages COTYS,
- MANDANE, AGLATIDE.
-
- [63] Cet hémistiche a été ainsi modifié dans l'édition
- de 1692:
-
- Le changement vous plaît.
-
- --Voltaire a gardé la leçon des éditions antérieures.
-
- [64] On lit: «Avec tant d'intérêts,» dans l'édition de
- 1692 et dans celle de Voltaire (1764).
-
- [65] Voltaire fait de ce qui suit une scène à part, la
- scène VIII (voyez ci-dessus, p. 62, note 1, et p. 72, note 2).
- Dans les éditions anciennes, y compris celle de 1692, le nom de
- CLÉON ne figure pas même en tête de la scène V.
-
-
-
-
-ACTE V.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-AGÉSILAS, XÉNOCLÈS.
-
- XÉNOCLÈS.
-
- Je remets en vos mains et l'une et l'autre lettre
- Que l'esclave Damis aux miennes vient de mettre. 1705
- Vous y verrez, Seigneur, quels sont les attentats....
-
-(Il lui donne deux lettres, dont il lit l'inscription.)
-
- AGÉSILAS.
-
- AU SÉNATEUR CRATÈS, A L'ÉPHORE ARSIDAS.
- Spitridate et Cotys sont de l'intelligence?
-
- XÉNOCLÈS.
-
- Non; il s'est caché d'eux en cette conférence;
- Il a plaint leur malheur, et de tout son pouvoir; 1710
- Mais sa prudence enfin tous deux vous les renvoie,
- Sans leur donner aucun espoir
- D'obtenir que de vous ce qui feroit leur joie.
-
- AGÉSILAS.
-
- Par cette déférence il croit les mieux aigrir;
- Et rejetant sur moi ce qu'ils ont à souffrir.... 1715
-
- XÉNOCLÈS.
-
- Vous avez mandé Spitridate,
- Il entre ici.
-
- AGÉSILAS.
-
- Gardons qu'à ses yeux rien n'éclate.
-
-
-SCÈNE II.
-
-AGÉSILAS, SPITRIDATE, XÉNOCLÈS.
-
- AGÉSILAS.
-
- Aglatide, Seigneur, a-t-elle encor vos vœux?
-
- SPITRIDATE.
-
- Non, Seigneur; mais enfin ils ne vont pas loin d'elle,
- Et sa sœur a fait naître une flamme nouvelle 1720
- En la place des premiers feux.
-
- AGÉSILAS.
-
- Elpinice?
-
- SPITRIDATE.
-
- Elle-même.
-
- AGÉSILAS.
-
- Ainsi toujours pour gendre
- Vous vous donnez à Lysander?
-
- SPITRIDATE.
-
- Seigneur, contre l'amour peut-on bien se défendre?
- A peine attaque-t-il qu'on brûle de se rendre: 1725
- Le plus ferme courage est ravi de céder;
- Et j'ai trouvé ma foi plus facile à reprendre
- Que mon cœur à redemander.
-
- AGÉSILAS.
-
- Si vous considériez....
-
- SPITRIDATE.
-
- Seigneur, que considère
- Un cœur d'un vrai mérite heureusement charmé? 1730
- L'amour n'est plus amour sitôt qu'il délibère,
- Et vous le sauriez trop si vous aviez aimé.
-
- AGÉSILAS.
-
- Seigneur, j'aimois à Sparte et j'aime dans Éphèse.
- L'un et l'autre objet est charmant;
- Mais bien que l'un m'ait plu, bien que l'autre me plaise, 1735
- Ma raison m'en a su défendre également.
-
- SPITRIDATE.
-
- La mienne suivroit mieux un plus commun exemple.
- Si vous aimez, Seigneur, ne vous refusez rien,
- Ou souffrez que je vous contemple
- Comme un cœur au-dessus du mien. 1740
- Des climats différents la nature est diverse:
- La Grèce a des vertus qu'on ne voit point en Perse.
- Permettez qu'un Persan n'ose vous imiter,
- Que sur votre partage il craigne d'attenter,
- Qu'il se contente à moins de gloire, 1745
- Et trouve en sa foiblesse un destin assez doux
- Pour ne point envier cette haute victoire,
- Que vous seul avez droit de remporter sur vous.
-
- AGÉSILAS.
-
- Mais de mon ennemi rechercher l'alliance!
-
- SPITRIDATE.
-
- De votre ennemi!
-
- AGÉSILAS.
-
- Non, Lysander ne l'est pas; 1750
- Mais s'il faut vous le dire, il y court à grands pas.
-
- SPITRIDATE.
-
- C'en est assez: je dois me faire violence
- Et renonce à plus croire ou mes yeux, ou mon cœur.
- Ne m'ordonnez-vous rien sur l'hymen de ma sœur?
- Cotys l'aime.
-
- AGÉSILAS.
-
- Il est roi, je ne suis pas son maître; 1755
- Et Mandane ni vous n'êtes pas mes sujets.
- L'aime-t-elle?
-
- SPITRIDATE.
-
- Il se peut. Lui ferai-je connoître
- Que vous auriez d'autres projets?
-
- AGÉSILAS.
-
- C'est me connoître mal; je ne contrains personne.
-
- SPITRIDATE.
-
- Peut-être qu'elle n'aime encor que sa couronne; 1760
- Et je ne sais pas bien où pencheroit son choix,
- Si le ciel lui donnoit à choisir de deux rois.
- Vous l'avez jusqu'ici de tant d'honneurs comblée,
- De tant de faveurs accablée,
- Qu'à vos ordres ses vœux sans peine assujettis.... 1765
-
- AGÉSILAS.
-
- L'ingrate!
-
- SPITRIDATE.
-
- Je réponds de sa reconnoissance,
- Et qu'elle ne consent à l'espoir de Cotys
- Que pour le maintenir dans votre dépendance.
- Pourroit-elle, Seigneur, davantage pour vous[66]?
-
- AGÉSILAS.
-
- Non; mais qui la pressoit de choisir un époux? 1770
-
- SPITRIDATE.
-
- L'occasion d'un roi, Seigneur, est bien pressante.
- Les plus dignes objets ne l'ont pas chaque jour;
- Elle échappe à la moindre attente
- Dont on veut éprouver l'amour.
- A moins que de la prendre au moment qu'elle arrive, 1775
- On s'expose aux périls de l'accepter trop tard,
- Et l'asile est si beau pour une fugitive,
- Qu'elle ne peut sans crime en rien mettre au hasard.
-
- AGÉSILAS.
-
- Elle eût peu hasardé peut-être pour attendre.
-
- SPITRIDATE.
-
- Voyoit-elle en ces lieux un plus illustre espoir? 1780
-
- AGÉSILAS.
-
- Comme l'amour n'entend que ce qu'il veut entendre,
- Il ne voit que ce qu'il veut voir.
- Si je l'ai jusqu'ici de tant d'honneurs comblée,
- De tant de faveurs accablée,
- Ces faveurs, ces honneurs ne lui disoient-ils rien? 1785
- Elle les entendoit[67] trop bien en dépit d'elle:
- Mais l'ingrate! mais la cruelle!...
- Seigneur, à votre tour vous m'entendez trop bien.
- Qu'elle aille chez Cotys partager sa couronne;
- Je n'y mets point d'obstacle, et n'en veux rien savoir: 1790
- Soit que l'ambition, soit que l'amour la donne,
- Vous avez tous deux tout pouvoir.
- Si pourtant vous m'aimiez....
-
- SPITRIDATE.
-
- Soyez sûr de mon zèle.
- Ma parole à Cotys est encore à donner.
- Mais si cet hyménée a de quoi vous gêner, 1795
- Mandane que deviendra-t-elle?
-
- AGÉSILAS.
-
- Allez, encore un coup, allez en d'autres lieux
- Épargner par pitié cette gêne à mes yeux;
- Sauvez-moi du chagrin de montrer que je l'aime.
-
- SPITRIDATE.
-
- Elle vient recevoir vos ordres elle-même. 1800
-
-
-SCÈNE III.
-
-AGÉSILAS, SPITRIDATE, MANDANE, XÉNOCLÈS.
-
- AGÉSILAS.
-
- O vue! ô sur mon cœur regards trop absolus!
- Que vous allez troubler mes vœux irrésolus!
- Ne partez pas, Madame. O ciel! j'en vais trop dire.
-
- MANDANE.
-
- Je conçois mal, Seigneur, de quoi vous me parlez.
- Moi partir?
-
- AGÉSILAS.
-
- Oui, partez, encor que j'en soupire. 1805
- Que ce mot ne peut-il suffire!
-
- MANDANE.
-
- Je conçois encor moins pourquoi vous m'exilez.
-
- AGÉSILAS.
-
- J'aime trop à vous voir et je vous ai trop vue:
- C'est, Madame, ce qui me tue.
- Partez, partez, de grâce.
-
- MANDANE.
-
- Où me bannissez-vous? 1810
-
- AGÉSILAS.
-
- Nommez-vous un exil le trône d'un époux?
-
- MANDANE.
-
- Quel trône, et quel époux?
-
- AGÉSILAS.
-
- Cotys....
-
- MANDANE.
-
- Je crois qu'il m'aime;
- Mais si je vous regarde ici comme mon roi
- Et comme un protecteur que j'ai choisi moi-même,
- Puis-je sans votre aveu l'assurer de ma foi? 1815
- Après tant de bontés et de marques d'estime,
- A vous moins déférer je croirois faire un crime;
- Et mon âme....
-
- AGÉSILAS.
-
- Ah! c'est trop déférer, et trop peu.
- Quoi? pour cet hyménée exiger mon aveu!
-
- MANDANE.
-
- Jusque-là mon bonheur n'aura qu'incertitude; 1820
- Et bien qu'une couronne éblouisse aisément....
-
- SPITRIDATE.
-
- Ma sœur, il faut parler un peu plus clairement:
- Le Roi s'est plaint à moi de votre ingratitude.
-
- MANDANE.
-
- Et je me plains à lui des inégalités
- Qu'il me force de voir lui-même en ses bontés. 1825
- Tout ce que pour un autre a voulu ma prière,
- Vous me l'avez, Seigneur, et sur l'heure accordé[68];
- Et pour mes intérêts ce qu'on a demandé
- Prête à de prompts refus une digne matière!
-
- AGÉSILAS.
-
- Si vous vouliez avoir des yeux 1830
- Pour voir de ces refus la véritable cause....
-
- SPITRIDATE.
-
- N'est-ce pas assez dire, et faut-il autre chose?
- Voyez mieux sa pensée, ou répondez-y mieux.
- Ces refus obligeants veulent qu'on les entende:
- Ils sont de ses faveurs le comble, et la plus grande. 1835
- Tout roi qu'est votre amant, perdez-le sans ennui,
- Lorsqu'on vous en destine un plus puissant que lui.
- M'en désavouerez-vous, Seigneur?
-
- AGÉSILAS.
-
- Non, Spitridate.
- C'est inutilement que ma raison me flatte:
- Comme vous j'ai mon foible; et j'avoue à mon tour 1840
- Qu'un si triste secours défend mal de l'amour.
- Je vois par mon épreuve avec quelle injustice
- Je vous refusois Elpinice:
- Je cesse de vous faire une si dure loi.
- Allez; elle est à vous, si Mandane est à moi. 1845
- Ce que pour Lysander je semble avoir de haine
- Fera place aux douceurs de cette double chaîne,
- Dont vous serez le nœud commun;
- Et cet heureux hymen, accompagné du vôtre,
- Nous rendant entre nous garant de l'un vers l'autre, 1850
- Réduira nos trois cœurs en un.
- Madame, parlez donc.
-
- SPITRIDATE.
-
- Seigneur, l'obéissance
- S'exprime assez par le silence.
- Trouvez bon que je puisse apprendre à Lysander
- La grâce qu'à ma flamme il vous plaît d'accorder. 1855
-
-
-SCÈNE IV.
-
-AGÉSILAS, MANDANE, XÉNOCLÈS.
-
- AGÉSILAS.
-
- En puis-je pour la mienne espérer une égale,
- Madame? ou ne sera-ce en effet qu'obéir?
-
- MANDANE.
-
- Seigneur, je croirois vous trahir
- Et n'avoir pas pour vous une âme assez royale,
- Si je vous cachois rien des justes sentiments 1860
- Que m'inspire le ciel pour deux rois mes amants.
- J'ai vu que vous m'aimiez; et sans autre interprète
- J'en ai cru vos faveurs qui m'ont si peu coûté;
- J'en ai cru vos bontés, et l'assiduité
- Qu'apporte à me chercher votre ardeur inquiète. 1865
- Ma gloire y vouloit consentir;
- Mais ma reconnoissance a pris soin de la vôtre.
- Vos feux la hasardoient, et pour les amortir
- J'ai réduit mes desirs à pencher vers un autre.
- Pour m'épouser, vous le pouvez, 1870
- Je ne saurois former de vœux plus élevés;
- Mais avant que juger ma conquête assez haute,
- De l'œil dont il faut voir ce que vous vous devez,
- Voyez ce qu'elle donne, ou plutôt ce qu'elle ôte.
- Votre Sparte si haut porte sa royauté, 1875
- Que tout sang étranger la souille et la profane:
- Jalouse de ce trône où vous êtes monté,
- Y faire seoir une Persane,
- C'est pour elle une étrange et dure nouveauté;
- Et tout votre pouvoir ne peut m'y donner place, 1880
- Que vous n'y renonciez pour toute votre race.
- Vos éphores peut-être oseront encor plus;
- Et si votre sénat avec eux se soulève,
- Si de me voir leur reine indignés et confus,
- Ils m'arrachent d'un trône où votre choix m'élève.... 1885
- Pensez bien à la suite avant que d'achever,
- Et si ce sont périls que vous deviez braver.
- Vous les voyez si bien que j'ai mauvaise grâce
- De vous en faire souvenir;
- Mais mon zèle a voulu cette indiscrète audace, 1890
- Et moi je n'ai pas cru devoir la retenir.
- Que la suite, après tout, vous flatte ou vous traverse,
- Ma gloire est sans pareille aux yeux de l'univers,
- S'il voit qu'une Persane au vainqueur de la Perse
- Donne à son tour des lois, et l'arrête en ses fers. 1895
- Comme votre intérêt m'est plus considérable,
- Je tâche de vous rendre à des destins meilleurs.
- Mon amour peut vous perdre, et je m'attache ailleurs,
- Pour être pour vous moins aimable.
- Voilà ce que devoit un cœur reconnoissant. 1900
- Quant au reste, parlez en maître,
- Vous êtes ici tout-puissant.
-
- AGÉSILAS.
-
- Quand peut-on être ingrat, si c'est là reconnoître?
- Et que puis-je sur vous si le cœur n'y consent?
-
- MANDANE.
-
- Seigneur, il est donné; la main n'est pas donnée; 1905
- Et l'inclination ne fait pas l'hyménée.
- Au défaut de ce cœur, je vous offre une foi
- Sincère, inviolable, et digne enfin de moi.
- Voyez si ce partage aura pour vous des charmes.
- Contre l'amour d'un roi c'est assez raisonner. 1910
- J'aime, et vais toutefois attendre sans alarmes
- Ce qu'il lui plaira m'ordonner.
- Je fais un sacrifice assez noble, assez ample,
- S'il en veut un en ce grand jour;
- Et s'il peut se résoudre à vaincre son amour, 1915
- J'en donne à son grand cœur un assez haut exemple.
- Qu'il écoute sa gloire ou suive son desir,
- Qu'il se fasse grâce ou justice,
- Je me tiens prête à tout, et lui laisse à choisir
- De l'exemple ou du sacrifice. 1920
-
-
-SCÈNE V.
-
-AGÉSILAS, XÉNOCLÈS.
-
- AGÉSILAS.
-
- Qu'une Persane m'ose offrir un si grand choix!
- Parmi nous qui traitons la Perse de barbare,
- Et méprisons jusqu'à ses rois,
- Est-il plus haut mérite? est-il vertu plus rare?
- Cependant mon destin à ce point est amer, 1925
- Que plus elle mérite, et moins je dois l'aimer;
- Et que plus ses vertus sont dignes de l'hommage
- Que rend toute mon âme à cet illustre objet,
- Plus je la dois fermer à tout autre projet
- Qu'à celui d'égaler sa grandeur de courage. 1930
-
- XÉNOCLÈS.
-
- Du moins vous rendre heureux, ce n'est plus hasarder.
- Puisqu'un si digne amour fait grâce à Lysander,
- Il n'a plus lieu de se contraindre:
- Vous devenez par là maître de tout l'État;
- Et ce grand homme à vous, vous n'avez plus à craindre 1935
- Ni d'éphores ni de sénat.
-
- AGÉSILAS.
-
- Je n'en suis pas encor d'accord avec moi-même.
- J'aime; mais, après tout, je hais autant que j'aime;
- Et ces deux passions qui règnent tour à tour
- Ont au fond de mon cœur si peu d'intelligence, 1940
- Qu'à peine immole-t-il la vengeance à l'amour,
- Qu'il voudroit immoler l'amour à la vengeance.
- Entre ce digne objet et ce digne ennemi,
- Mon âme incertaine et flottante,
- Quoi que l'un me promette, et quoi que l'autre attente, 1945
- Ne se peut ni dompter, ni croire qu'à demi:
- Et plus des deux côtés je la sens balancée,
- Plus je vois clairement que si je veux régner,
- Moi qui de Lysander vois toute la pensée,
- Il le faut tout à fait ou perdre ou regagner; 1950
- Qu'il est temps de choisir.
-
- XÉNOCLÈS.
-
- Qu'il seroit magnanime
- De vaincre et la vengeance et l'amour à la fois!
-
- AGÉSILAS.
-
- Il faudroit, Xénoclès, une âme plus sublime.
-
- XÉNOCLÈS.
-
- Il ne faut que vouloir: tout est possible aux rois.
-
- AGÉSILAS.
-
- Ah! si je pouvois tout, dans l'ardeur qui me presse 1955
- Pour ces deux passions qui partagent mes vœux,
- Peut-être aurois-je la foiblesse
- D'obéir à toutes les deux.
-
-
-SCÈNE VI.
-
-AGÉSILAS, LYSANDER, XÉNOCLÈS.
-
- LYSANDER.
-
- Seigneur, il vous a plu disposer d'Elpinice;
- Nous devons, elle et moi, beaucoup à vos bontés; 1960
- Et je serai ravi qu'elle vous obéisse,
- Pourvu que de Cotys les vœux soient acceptés.
- J'en ai donné parole, il y va de ma gloire.
- Spitridate, sans lui, ne sauroit être heureux;
- Et donner mon aveu, s'ils ne le sont tous deux, 1965
- C'est faire à mon honneur une tache trop noire.
- Vous pouvez nous parler en roi.
- Ma fille vous doit plus qu'à moi:
- Commandez, elle est prête, et je saurai me taire.
- N'exigez rien de plus d'un père. 1970
- Il a tenu toujours vos ordres à bonheur;
- Mais rendez-lui cette justice
- De souffrir qu'il emporte au tombeau cet honneur,
- Qui fait l'unique prix de trente ans de service.
-
- AGÉSILAS.
-
- Oui, vous l'y porterez, et du moins de ma part 1975
- Ce précieux honneur ne court aucun hasard.
- On a votre parole, et j'ai donné la mienne;
- Et pour faire aujourd'hui que l'une et l'autre tienne,
- Il faut vaincre un amour qui m'étoit aussi doux
- Que votre gloire l'est pour vous, 1980
- Un amour dont l'espoir ne voyoit plus d'obstacle.
- Mais enfin il est beau de triompher de soi,
- Et de s'accorder ce miracle,
- Quand on peut hautement donner à tous la loi,
- Et que le juste soin de combler notre[69] gloire 1985
- Demande notre cœur pour dernière victoire.
- Un roi né pour l'éclat des grandes actions
- Dompte jusqu'à ses passions,
- Et ne se croit point roi, s'il ne fait sur lui-même
- Le plus illustre essai de son pouvoir suprême. 1990
-
-(A Xénoclès.)
-
- Allez dire à Cotys que Mandane est à lui;
- Que si mes feux aux siens ne l'ont pas accordée,
- Pour venger son amour de ce moment d'ennui,
- Je veux la lui céder comme il me l'a cédée.
- Oyez de plus.
-
-(Il parle à l'oreille à Xénoclès, qui s'en va[70].)
-
-
-SCÈNE VII.
-
-AGÉSILAS, LYSANDER.
-
- AGÉSILAS.
-
- Eh bien! vos mécontentements 1995
- Me seront-ils encore à craindre?
- Et vous souviendrez-vous des mauvais traitements
- Qui vous avoient donné tant de lieu de vous plaindre?
-
- LYSANDER.
-
- Je vous ai dit, Seigneur, que j'étois tout à vous;
- Et j'y suis d'autant plus, que malgré l'apparence, 2000
- Je trouve des bontés qui passent l'espérance,
- Où je n'avois cru voir que des soupçons jaloux.
-
- AGÉSILAS.
-
- Et que va devenir cette docte harangue
- Qui du fameux Cléon doit ennoblir la langue[71]?
-
- LYSANDER.
-
- Seigneur....
-
- AGÉSILAS.
-
- Nous sommes seuls, j'ai chassé Xénoclès: 2005
- Parlons confidemment. Que venez-vous d'écrire
- A l'éphore Arsidas, au sénateur Cratès?
- Je vous défère assez pour n'en vouloir rien lire[72];
- Tout est encor fermé. Voyez.
-
- LYSANDER.
-
- Je suis coupable,
- Parce qu'on me trahit, que l'on vous sert trop bien, 2010
- Et que par un effort de prudence admirable,
- Vous avez su prévoir de quoi seroit capable,
- Après tant de mépris, un cœur comme le mien.
- Ce dessein toutefois ne passera pour crime
- Que parce qu'il est sans effet; 2015
- Et ce qu'on va nommer forfait
- N'a rien qu'un plein succès n'eût rendu légitime.
- Tout devient glorieux pour qui peut l'obtenir,
- Et qui le manque est à punir.
-
- AGÉSILAS.
-
- Non, non; j'aurois plus fait peut-être en votre place: 2020
- Il est naturel aux grands cœurs
- De sentir vivement de pareilles rigueurs;
- Et vous m'offenseriez de douter de ma grâce.
- Comme roi, je la donne, et comme ami discret
- Je vous assure du secret. 2025
- Je remets en vos mains tout ce qui vous peut nuire.
- Vous m'avez trop servi pour m'en trouver ingrat;
- Et d'un trop grand soutien je priverois l'État
- Pour des ressentiments où j'ai su vous réduire.
- Ma puissance établie et mes droits conservés 2030
- Ne me laissent point d'yeux pour voir votre entreprise.
- Dites-moi seulement avec même franchise,
- Vous dois-je encor bien plus que vous ne me devez?
-
- LYSANDER.
-
- Avez-vous pu, Seigneur, me devoir quelque chose?
- Qui sert le mieux son roi ne fait que son devoir. 2035
- En vous de tout l'État j'ai défendu la cause,
- Quand je l'ai fait tomber dessous votre pouvoir.
- Le zèle est tout de feu quand ce grand devoir presse;
- Et comme à le moins suivre on s'en acquitte mal,
- Le mien vous servit moins qu'il ne servit la Grèce, 2040
- Quand j'en sus ménager les cœurs avec adresse
- Pour vous en faire général.
- Je vous dois cependant et la vie et ma gloire;
- Et lorsqu'un dessein malheureux
- Peut me coûter le jour et souiller ma mémoire, 2045
- La magnanimité de ce cœur généreux....
-
- AGÉSILAS.
-
- Reprochez-moi plutôt toutes mes injustices,
- Que de plus ravaler de si rares services.
- Elles ont fait le crime, et j'en tire ce bien,
- Que j'ai pu m'acquitter et ne vous dois plus rien. 2050
- A présent que la gratitude
- Ne peut passer pour dette en qui s'est acquitté[73],
- Vos services, payés d'un traitement si rude,
- Vont recevoir de moi ce qu'ils ont mérité.
- S'ils ont su conserver un trône en ma famille, 2055
- J'y veux par mon hymen faire seoir votre fille:
- C'est ainsi qu'avec vous je puis le partager.
-
- LYSANDER.
-
- Seigneur, à ces bontés, que je n'osois attendre,
- Que puis-je....
-
- AGÉSILAS.
-
- Jugez-en comme il en faut juger,
- Et surtout commencez d'apprendre 2060
- Que les rois sont jaloux du souverain pouvoir,
- Qu'ils aiment qu'on leur doive, et ne peuvent devoir,
- Que rien à leurs sujets n'acquiert l'indépendance,
- Qu'ils règlent à leur choix l'emploi des plus grands cœurs;
- Qu'ils ont pour qui les sert des grâces, des faveurs,
- Et qu'on n'a jamais droit sur leur reconnoissance.
- Prenons dorénavant, vous et moi, pour objet,
- Les devoirs qu'il faudra l'un à l'autre nous rendre:
- N'oubliez pas ceux d'un sujet[74],
- Et j'aurai soin de ceux d'un gendre. 2070
-
-
-SCÈNE VIII.
-
-AGÉSILAS, LYSANDER, AGLATIDE conduite par XÉNOCLÈS.
-
- AGLATIDE.
-
- Sur un ordre, Seigneur, reçu de votre part,
- Je viens, étonnée et surprise
- De voir que tout d'un coup un roi m'en favorise,
- Qui me daignoit à peine honorer d'un regard.
-
- AGÉSILAS.
-
- Sortez d'étonnement. Les temps changent, Madame, 2075
- Et l'on n'a pas toujours mêmes yeux ni même âme.
- Pourriez-vous de ma main accepter un époux?
-
- AGLATIDE.
-
- Si mon père y consent, mon devoir me l'ordonne;
- Ce me sera trop d'heur de le tenir de vous.
- Mais avant que savoir quelle en est la personne, 2080
- Pourrois-je vous parler avec la liberté
- Que me souffroit à Sparte un feu trop écouté,
- Alors qu'il vous plaisoit, ou m'aimer, ou me dire
- Qu'en votre cœur mes yeux s'étoient fait un empire?
- Non que j'y pense encor; j'apprends de vous, Seigneur, 2085
- Qu'on change avec le temps, d'âme, d'yeux et de cœur.
-
- AGÉSILAS.
-
- Rappelez ces beaux jours pour me parler sans feindre;
- Mais si vous le pouvez, Madame, épargnez-moi.
-
- AGLATIDE.
-
- Ce seroit sans raison que j'oserois m'en plaindre:
- L'amour doit être libre, et vous êtes mon roi. 2090
- Mais puisque jusqu'à vous vous m'avez fait prétendre,
- N'obligez point, Seigneur, cet espoir à descendre,
- Et ne me faites point de lois
- Qui profanent l'honneur de votre premier choix.
- J'y trouvois pour moi tant de gloire, 2095
- J'en chéris à tel point la flatteuse mémoire,
- Que je regarderois comme un indigne époux
- Quiconque m'offriroit un moindre rang que vous.
- Si cet orgueil a quelque crime,
- Il n'en faut accuser que votre trop d'estime: 2100
- Ce sont des sentiments que je ne puis trahir.
- Après cela, parlez; c'est à moi d'obéir.
-
- AGÉSILAS.
-
- Je parlerai, Madame, avec même franchise.
- J'aime à voir cet orgueil que mon choix autorise
- A dédaigner les vœux de tout autre qu'un roi: 2105
- J'aime cette hauteur en un jeune courage;
- Et vous n'aurez point lieu de vous plaindre de moi,
- Si votre heureux destin dépend de mon suffrage.
-
-
-SCÈNE IX.
-
-AGÉSILAS, LYSANDER, COTYS, SPITRIDATE, MANDANE, ELPINICE,
-AGLATIDE, XÉNOCLÈS.
-
- COTYS.
-
- Seigneur, à vos bontés nous venons consacrer,
- Et Mandane et moi, notre vie. 2110
-
- SPITRIDATE.
-
- De pareilles faveurs, Seigneur, nous font rentrer
- Pour vous faire voir même envie.
-
- AGÉSILAS.
-
- Je vous ai fait justice à tous,
- Et je crois que ce jour vous doit être assez doux,
- Qui de tous vos souhaits à votre gré décide; 2115
- Mais pour le rendre encor plus doux et plus charmant,
- Sachez que Sparte voit sa reine en Aglatide,
- A qui le ciel en moi rend son premier amant.
-
- AGLATIDE.
-
- C'est me faire, Seigneur, des surprises nouvelles.
-
- AGÉSILAS.
-
- Rendons nos cœurs, Madame, à des flammes si belles; 2120
- Et tous ensemble allons préparer ce beau jour
- Qui par un triple hymen couronnera l'amour!
-
-FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
-
- [66] L'édition de 1682 donne seule, par une faute
- évidente, _nous_, au lieu de _vous_.
-
- [67] Ici, par une autre erreur, l'édition de 1682 porte
- _attendoit_, pour _entendoit_.
-
- [68] Comparez ce vers au vers 1454 de _Cinna_, acte V,
- scène I, et un peu plus loin, les vers 1982 et suivants aux vers
- 1696 et suivants de la même pièce, acte V, scène III.
-
- [69] L'édition de 1682 donne, par erreur encore,
- _votre_, pour _notre_.
-
- [70] Dans l'édition de Voltaire (1764): _Il parle bas à
- Xénoclès, qui sort_. Voyez tome VI, p. 650, note 2.
-
- [71] Voyez ci-dessus, p. 37, note 32, et p. 52, vers 1096
- et suivants.
-
- [72] On lit ici dans l'édition de 1692 un vers de plus,
- que Voltaire donne également:
-
- Avec moi n'appréhendez rien.
-
- [73] Ce vers a été omis dans l'édition de 1682.
-
- [74] _Var._ N'oubliez plus ceux d'un sujet. (1666 et
- 68)
-
-
-
-
- ATTILA
-
- ROI DES HUNS
-
- TRAGÉDIE
-
- 1667
-
-
-
-
-NOTICE.
-
-
-«_Attila_, dit Voltaire au commencement de la _Préface_ qu'il a
-placée en tête de cette pièce, parut malheureusement la même
-année qu'_Andromaque_. La comparaison ne contribua pas à faire
-remonter Corneille à ce haut point de gloire où il s'était élevé:
-il baissait, et Racine s'élevait.» Tout en reconnaissant la
-justesse de ces réflexions un peu banales, on ne doit pas oublier
-qu'_Andromaque_ ne fut jouée que huit mois après _Attila_, et ne
-put par conséquent entraver en rien le succès de cet ouvrage. Ce
-fut à la troupe de Molière, établie au Palais-Royal, que
-Corneille le confia. On lit dans le registre de Lagrange, sous la
-date du 4 mars 1667: «_Attila_, pièce nouvelle de M. Corneille
-l'aîné, pour laquelle on lui donna deux mille livres, prix fait.»
-
-Robinet racontant dans une _Lettre en vers à Madame_, du 13 mars
-1667, une noce somptueuse, ajoute:
-
- Mais parlons un peu d'_Attila_;
- Car ce fut cette pièce-là
- Qui servit à ce grand régale
- . . . . . . . . . . . . . . . .
- Cette dernière des merveilles
- De l'aîné des fameux Corneilles
- Est un poëme sérieux,
- Où cet auteur si glorieux,
- Avecque son style énergique,
- Des plus propres pour le tragique,
- Nous peint, en peignant Attila,
- Tout à fait bien ce règne-là,
- Et de telle façon s'explique
- En matière de politique,
- Qu'il semble avoir, en bonne foi,
- Été grand ministre ou grand roi.
- Tel enfin est ce grand ouvrage
- Qu'il ne se sent point de son âge,
- Et que d'un roi des plus mal né
- D'un héros qui saigne du nez,
- Il a fait, malgré les critiques,
- Le plus beau de ses dramatiques.
- Mais on peut dire aussi cela
- Qu'après lui le même _Attila_
- Est, par le sieur la Thorillère,
- Représenté d'une manière
- Qu'il donne l'âme à ce tableau
- Qu'en a fait son parlant pinceau.
- Toute la compagnie au reste (_La troupe du Roi, au Palais-Royal._)
- Ses beaux talents y manifeste,
- Et chacun selon son emploi
- Se montre digne d'être au Roi.
- Bref les acteurs et les actrices
- De plus d'un sens font les délices
- Par leurs attraits, et leurs habits,
- Qui ne sont pas d'un petit prix;
- Et mêmes une confidente (_Mlle Molière[75]._)
- N'y paroît pas la moins charmante,
- Et maint, le cas est évident,
- Voudroit en être confident.
- Sur cet avis, qui vaut l'affiche,
- Voyez demain si je vous triche.
-
-La Thorillière père, d'après ce qu'on sait de son genre de talent[76],
-était loin de posséder l'énergie sauvage qui eût été nécessaire pour
-remplir dignement le rôle d'Attila; toutefois, un des plus grands
-admirateurs de Corneille, Saint-Évremont, raisonnant à ce sujet de la
-façon la plus surprenante, s'applaudissait de ce que son poëte de
-prédilection avait rencontré un aussi médiocre interprète. Il
-écrivait à M. de Lyonne: «A peine ai-je eu le loisir de jeter
-les yeux sur _Andromaque_ et sur _Attila_; cependant il me
-paraît qu'_Andromaque_ a bien l'air des belles choses.... Vous
-avez raison de dire que cette pièce est déchue par la mort de
-Montfleury; car elle avoit besoin de grands comédiens pour
-remplir, par l'action, ce qui lui manque. _Attila_, au contraire,
-a dû gagner quelque chose à la mort de cet acteur; un grand
-comédien eût trop poussé un rôle assez plein de lui-même, et eût
-fait faire trop d'impression à sa férocité sur les âmes tendres.»
-
-Le registre de Lagrange constate que la pièce eut vingt
-représentations consécutives et trois autres encore dans la même
-année: c'était, pour le temps, un véritable succès. Cela
-n'empêcha point Boileau de faire cette épigramme si connue, si
-facile à retenir:
-
- Après l'_Agésilas_,
- Hélas!
- Mais après l'_Attila_,
- Holà!
-
-qui est devenue dans la bouche de bien des amateurs, et même de
-beaucoup de critiques, une réponse sans réplique, une de ces fins
-de non-recevoir aussi décisives que le _Tarte à la Crème_ du
-marquis dans _la Critique de l'École des femmes_.
-
-Les faiseurs d'_ana_, qui aiment à exagérer les distractions et
-la naïveté des hommes de génie, prétendent que ces vers ne
-blessèrent nullement l'amour-propre, pourtant fort susceptible,
-du poëte contre lequel ils étaient dirigés. «Corneille s'y méprit
-lui-même, dit Monchesnay[77], et les tourna à son avantage, comme
-si l'auteur avoit voulu dire que la première de ces pièces
-excitoit parfaitement la pitié, et que l'autre étoit le _non plus
-ultra_ de la tragédie.»
-
-On comprendrait mieux que Corneille eût effectivement pris le
-change sur le passage suivant de la neuvième satire, où la
-critique est plus indirecte et mieux déguisée:
-
- Tous les jours à la cour un sot de qualité
- Peut juger de travers avec impunité;
- A Malherbe, à Racan, préférer Théophile,
- Et le clinquant du Tasse à tout l'or de Virgile.
- Un clerc, pour quinze sous, sans craindre le holà,
- Peut aller au parterre attaquer Attila,
- Et si le roi des Huns ne lui charme l'oreille,
- Traiter de Visigoths tous les vers de Corneille.
-
-Ce dernier vers nous indique, si je ne me trompe, un point qui
-choquait tout particulièrement Boileau dans _Attila_: je veux
-dire le choix des noms propres, choix si important à ses yeux et
-au sujet duquel il disait quelque temps après dans l'_Art
-poétique_ (chant III, vers 243 et 244):
-
- D'un seul nom quelquefois le son dur ou bizarre
- Rend un poëme entier ou burlesque ou barbare;
-
-et Voltaire était bien du même avis lorsqu'il écrivait dans la
-_Préface_ que nous avons déjà citée: «Corneille, dans sa tragédie
-d'_Attila_, fait paraître Hildione, une princesse sœur d'un
-prétendu roi de France; elle s'appelait Hildecone à la première
-représentation; on changea ensuite ce nom ridicule[78].»
-Qu'eût-ce été si Corneille, au lieu d'adopter à peu près, en le
-francisant, le nom d'Ildico, qui lui était donné par Priscus et
-Jornandès[79], eût connu les traditions du Nord et choisi les
-formes plus pures de _Hiltgund_, _Hiltegunt_, «Hildegonde,»
-qu'elles nous ont conservées[80]?
-
-Le privilége d'_Attila_ avait été accordé à Guillaume de Luyne
-«le 25e jour de novembre 1666,» ce qui fait penser qu'à cette
-époque cette pièce était déjà composée. L'Achevé d'imprimer est
-du «vingtième novembre 1667,» et néanmoins, suivant un usage
-aujourd'hui général dans la librairie, et qui, on le voit, était
-déjà suivi dès cette époque, le frontispice de l'édition
-originale porte la date de 1668.
-
-Le titre de l'ouvrage est ainsi conçu: ATTILA, ROY DES HVNS,
-TRAGEDIE par P. Corneille, _A Paris, Guillaume de Luyne, Libraire
-Iuré, au Palais_. M.DC.LXVIII. Le volume, de format in-12, se
-compose de 4 feuillets et de 78 pages. Le libraire de Luyne avait
-fait part de son privilége à Thomas Jolly et à Billaine. Nous
-avons sous les yeux un exemplaire dont le titre, à l'adresse de
-Jolly, porte _T._ (au lieu de _P._) _Corneille_.
-
- [75] C'est-à-dire Armande Béjart, femme de Molière, qui
- remplissait le rôle de Flavie.
-
- [76] Voyez le Mazurier, _Galerie historique du théâtre
- français_, tome I, p. 543.
-
- [77] _Bolæana_, 1742, in-12, p. 40 et 41.
-
- [78] _Préface d'Attila_, p. 7 et 8. Le nom est _Ildione_
- dans Corneille.
-
- [79] Voyez Jornandès, _de Getarum origine et rebus
- gestis_, chapitre XLIX. Jornandès s'appuie sur l'autorité de
- Priscus.
-
- [80] Voyez _Histoire d'Attila_.... par M. Amédée
- Thierry, 1856, tome I, p. 226, et tome II, p. 307 et suivantes.
-
-
-
-
-AU LECTEUR[81].
-
-
-Le nom d'Attila[82] est assez connu; mais tout le monde n'en
-connoît pas tout le caractère. Il étoit plus homme de tête que de
-main[83], tâchoit à diviser ses ennemis, ravageoit les peuples
-indéfendus, pour donner de la terreur aux autres, et tirer tribut
-de leur épouvante, et s'étoit fait un tel empire sur les rois qui
-l'accompagnoient, que quand même il leur eût commandé des
-parricides, ils n'eussent osé lui désobéir. Il est malaisé de
-savoir quelle étoit sa religion: le surnom de _Fléau de
-Dieu_[84], qu'il prenoit lui-même, montre qu'il n'en croyoit pas
-plusieurs. Je l'estimerois arien, comme les Ostrogoths et les
-Gépides[85] de son armée, n'étoit la pluralité des femmes, que je
-lui ai retranchée ici. Il croyoit fort aux devins, et c'étoit
-peut-être tout ce qu'il croyoit. Il envoya demander par deux fois
-à l'empereur Valentinian[86] sa sœur Honorie[87] avec grandes
-menaces, et en attendant[88], il épousa Ildione, dont tous les
-historiens marquent la beauté[89], sans parler de sa naissance.
-C'est ce qui m'a enhardi à la faire sœur d'un de nos premiers
-rois[90], afin d'opposer la France naissante au déclin de
-l'Empire. Il est constant qu'il mourut la première nuit de son
-mariage avec elle. Marcellin dit qu'elle le tua elle-même[91], et
-je lui en ai voulu donner l'idée, quoique sans effet[92]. Tous
-les autres rapportent qu'il avoit accoutumé de saigner du
-nez, et que les vapeurs du vin et des viandes dont il se chargea
-fermèrent le passage à ce sang, qui, après l'avoir étouffé,
-sortit avec violence par tous les conduits[93]. Je les ai
-suivis sur la manière de sa mort; mais j'ai cru plus à propos
-d'en attribuer la cause à un excès de colère qu'à un excès
-d'intempérance.
-
-Au reste, on m'a pressé de répondre ici par occasion aux
-invectives qu'on a publiées depuis quelque temps contre la
-comédie[94]; mais je me contenterai d'en dire deux choses,
-pour fermer la bouche à ces ennemis d'un divertissement si
-honnête et si utile: l'un[95], que je soumets tout ce que j'ai
-fait et ferai à l'avenir à la censure des puissances, tant
-ecclésiastiques que séculières, sous lesquelles Dieu me fait
-vivre: je ne sais s'ils en voudroient faire autant; l'autre, que
-la comédie est assez justifiée par cette célèbre traduction de la
-moitié de celles de Térence, que des personnes d'une piété
-exemplaire et rigide ont donnée au public, et ne l'auroient
-jamais fait[96], si elles n'eussent jugé qu'on peut innocemment
-mettre sur la scène des filles engrossées par leurs amants, et
-des marchands d'esclaves à prostituer[97]. La nôtre ne souffre
-point de tels ornements. L'amour en est l'âme pour l'ordinaire;
-mais l'amour dans le malheur n'excite que la pitié, et est plus
-capable de purger en nous cette passion que de nous en faire
-envie.
-
-Il n'y a point d'homme, au sortir de la représentation du
-_Cid_, qui voulût avoir tué, comme lui, le père de sa maîtresse,
-pour en recevoir de pareilles douceurs, ni de fille qui souhaitât
-que son amant eût tué son père, pour avoir la joie de l'aimer en
-poursuivant sa mort[98]. Les tendresses de l'amour content sont
-d'une autre nature, et c'est ce qui m'oblige à les éviter.
-J'espère un jour traiter cette matière plus au long, et faire
-voir quelle erreur c'est de dire qu'on peut faire parler sur le
-théâtre toutes sortes de gens, selon toute l'étendue de leurs
-caractères.
-
- [81] Le titre _Au lecteur_ ne se trouve que dans
- l'édition originale, 1668. Voyez tome VI, p. 357, note 1.
-
- [82] Attila, roi des Huns, qui commença à régner l'an de
- Jésus-Christ 434 ou 435, était né, suivant toute apparence, dans
- les dernières années du quatrième siècle. Il mourut en 453.
-
- [83] _Homo subtilis, antequam arma gereret, arte
- pugnabat._ (Jornandès, _de Getarum rebus gestis_, chapitre
- XXXVI.) Au chapitre précédent Jornandès dit de lui qu'il était
- «très-fort par le conseil,» _consilio validissimus_.
-
- [84] «A quelle époque précise est née cette formule
- fameuse d'_Attila flagellum Dei_, dont les légendaires et les
- chroniqueurs ne font qu'un mot auquel ils laissent la physionomie
- latine, même en langue vulgaire? On ne le sait pas: tout ce qu'on
- peut dire, c'est qu'elle ne se trouve chez aucun auteur
- contemporain, et que la légende de saint Loup.... écrite au
- huitième ou neuvième siècle par un prêtre de Troyes, est le plus
- ancien document qui nous la donne.» (_Histoire d'Attila_, par M.
- Amédée Thierry, tome II, p. 248.)
-
- [85] Les mots: «et les Gépides,» ne sont pas dans
- l'édition originale.
-
- [86] Les éditions de Thomas Corneille (1692) et de
- Voltaire (1764) portent ici _Valentinien_, mais dans la liste des
- acteurs, où ce nom propre reparaît, elles donnent, comme les
- éditions publiées du vivant de l'auteur, _Valentinian_.
-
- [87] Voyez acte II, scène VI, vers 683-704.--On voit
- comme Corneille met à profit les versions diverses qui se
- rapportent à un fait historique; il a procédé d'une manière
- analogue dans _Othon_ au sujet de la mort de Vinius. Voyez tome
- VI, p. 654 et la note 2.
-
- [88] Justa Grata Honoria, petite-fille du grand
- Théodose, fille de Constance III et de Placidie et sœur de
- Valentinien III, née à Ravenne en 417, envoya son anneau à Attila
- en le priant de la demander en mariage. Attila ne répondit point,
- et quelque temps après Honoria fut enfermée à Constantinople,
- puis à Ravenne, à cause de sa conduite scandaleuse avec son
- intendant Eugénius. Ce fut alors qu'Attila réclama sa fiancée,
- exigeant sa mise en liberté et la part qui lui revenait dans la
- succession de son père, qui se composait, suivant le roi des
- Huns, non-seulement de la moitié des biens personnels de
- Constance, mais aussi de la moitié de l'empire d'Occident.
- Valentinien répondit que sa sœur était mariée, et que d'ailleurs
- l'Empire ne constituait pas un patrimoine de famille. Toutefois,
- lorsque plus tard le pape Léon vint supplier Attila vainqueur
- d'épargner Rome, celui-ci en se retirant déclara encore qu'il
- reviendrait accabler l'Italie si on ne lui envoyait Honoria et
- ses trésors. Voyez Jornandès, _de Getarum rebus gestis_, chapitre
- XLII.
-
- [89] Dans les deux impressions de 1668, l'édition
- originale, aussi bien que le recueil, on lit: «et en
- l'attendant.»
-
- [90] _Puellam, Ildico nomine, decoram valde, sibi in
- matrimonium post innumerabiles uxores, ut mos erat gentis illius,
- socians._ (Jornandès, _de Getarum rebus gestis_, chapitre XLIX.)
-
- [91] «Qu'était-ce qu'Ildico? La tradition germaine en
- fait une fille de roi, tantôt d'un roi des Franks d'outre-Rhin,
- tantôt d'un roi des Burgondes.» (_Histoire d'Attila_, par M.
- Amédée Thierry, tome I, p. 226.)
-
- [92] _Attila.... noctu mulieris manu cultroque
- confoditur._ (Marcellini comitis _Chronicon_.)
-
- [93] _Vino somnoque gravatus, resupinus jacebat,
- redundansque sanguis, qui ei solite de naribus effluebat, dum
- consuetis meatibus impeditur, itinere ferali faucibus illapsus
- eum exstinxit._ (Jornandès, _de Getarum rebus gestis_, chapitre
- XLIX.)
-
- [94] On a prétendu que Corneille avait ici uniquement en
- vue le traité _de la Comédie_ de Nicole, publié en 1659, et
- réimprimé plus tard dans ses _Essais de morale_. Cela n'est pas
- exact. Bien que les diverses situations du _Cid_ et les
- imprécations de Camille dans _Horace_ fussent vivement blâmées
- dans cet ouvrage (voyez chapitres VI et VII), Corneille n'avait
- pas jugé à propos de répondre; il aurait eu, depuis 1659, de
- fréquentes occasions de le faire. Il résulte de l'examen que nous
- avons fait des ouvrages dirigés contre le théâtre que notre poëte
- veut surtout parler ici d'un _Traité de la comédie et des
- spectacles selon la tradition de l'Église, tirée des conciles et
- des Saints-Pères_, publié en 1667. Ce qui l'émut, ce fut moins à
- coup sûr la force des raisonnements, que le nom de l'auteur, qui
- ne figure point sur le titre, mais qu'on trouve mentionné en
- toutes lettres dans l'approbation des docteurs, et qui n'est
- autre que «Mgr le prince de Conty.» Lorsqu'on sait à qui
- s'adressent les paroles de Corneille, que jusqu'ici on pouvait
- croire dirigées contre quelque obscur controversiste, on est
- frappé de l'énergique indépendance du poëte. Il faut remarquer du
- reste qu'il avait été attaqué avec une grande violence: _Cinna_,
- _Pompée_, _Polyeucte_ même n'avaient pas été épargnés; enfin le
- prince portait sur _le Cid_ cet étrange jugement, qui paraît
- avoir surtout blessé Corneille: «Rodrigue n'obtiendroit pas le
- rang qu'il a dans la comédie, s'il ne l'eût mérité par deux
- duels, en tuant le Comte et en désarmant don Sanche; et si
- l'histoire le considère davantage par le nom de Cid et par ses
- exploits contre les Mores, la comédie l'estime beaucoup plus par
- sa compassion pour Chimène et par ses deux combats particuliers.
- Le récit même de la défaite des Mores y est fort ennuyeux et peu
- nécessaire à l'ouvrage, étant certain qu'il n'y avoit nulle
- rigueur en ce temps-là contre les duels, et n'y ayant pas
- d'apparence que la sévérité du roi de Castille fût si grande en
- cette matière, contre la coutume de son siècle, qu'il n'en pût
- bien pardonner deux par jour, même sans le prétexte d'une
- victoire aussi importante.»
-
- [95] Tel est le texte de toutes les éditions anciennes,
- y compris celle de 1692. _L'un_ est employé ici neutralement;
- Voltaire y a substitué le féminin: l'_une_.
-
- [96] Dans l'édition de 1692: «ce qu'elles n'auroient
- jamais fait.» Voltaire (1764) a gardé l'ancienne leçon.
-
- [97] La traduction de Port-Royal, attribuée à le Maistre
- de Saci, qui est désigné dans le privilége par le pseudonyme du:
- «sieur de S. Aubin.» (Voyez le _Port-Royal_ de M. Sainte-Beuve,
- tome II, p. 372 et note 2.) Voici le titre de ce volume:
- _Comédies de Terence traduites en françois avec le latin à costé
- et rendues tres-honnestes en y changeant fort peu de chose_.... A
- Paris, chez la veuve Martin Durand.... M.DC.XXXXVII, in-12. Il ne
- comprend que trois pièces: l'_Andrienne_, _les Adelphes_ et le
- _Phormion_.
-
-
-LISTE DES ÉDITIONS QUI ONT ÉTÉ COLLATIONNÉES POUR LES VARIANTES
-D'_ATTILA_.
-
- ÉDITION SÉPARÉE.
-
- 1668 in-12.
-
- RECUEILS.
-
- 1668 in-12; | 1682 in-12.
-
- [98] Corneille a déjà défendu son _Menteur_ par des
- arguments tout à fait semblables. Voyez tome IV, p. 284.
-
-
-
-
-ACTEURS[99].
-
-
- ATTILA, roi des Huns.
- ARDARIC, roi des Gépides.
- VALAMIR, roi des Ostrogoths.
- HONORIE, sœur de l'empereur Valentinian.
- ILDIONE, sœur de Mérouée[100], roi de France.
- OCTAR, capitaine des gardes d'Attila.
- FLAVIE, dame d'honneur d'Honorie.
-
-La scène est au camp d'Attila, dans la Norique[101].
-
- [99] Presque tous les personnages de cette pièce sont
- historiques. Voyez ci-dessus pour Attila, p. 103, note 82; pour
- Honorie, p. 104, note 88; pour Ildione, p. 102, et p. 104, notes 91
- et 92. Le capitaine des gardes d'Attila et la dame d'honneur
- d'Honorie sont les seuls rôles d'invention, encore faut-il
- remarquer que le nom d'Octar n'est pas imaginaire; c'est celui de
- l'oncle d'Attila: voyez Jornandès, _de Getarum rebus gestis_,
- chapitre XXXV. Le même historien dit au sujet d'Ardaric et
- Valamir, qu'Attila les aimait plus que tous les autres petits
- rois: _super cæteros regulos diligebat_. (Chapitre XXXVIII.)
-
- [100] C'est ainsi que ce nom est imprimé dans toutes les
- éditions (avec un tréma de plus: _Meroüée_, pour marquer que
- l'_u_ ne doit pas se prononcer comme un _v_).--Mérovée est nommé
- dans Grégoire de Tours. «Quelques-uns affirment que de la race de
- Chlogion[100-a] était le roi Mérovech, dont Childéric fut fils.»
- _De hujus_ (Chlogionis) _stirpe quidam Merovechum regem fuisse
- adserunt, cujus fuit filius Childericus_. (Livre II, fin du
- chapitre IX.)
-
- [100-a] Il nomme un peu plus haut Chlogion (_Clodion_) «roi
- des Francs.»
-
- [101] Province de l'empire romain, bornée au nord par le
- Danube, comprise dans le diocèse d'Illyrie.
-
-
-
-
-ATTILA.
-
-TRAGÉDIE.
-
-
-
-
-ACTE I.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-ATTILA, OCTAR, SUITE.
-
- ATTILA.
-
- Ils ne sont pas venus, nos deux rois? qu'on leur die
- Qu'ils se font trop attendre, et qu'Attila s'ennuie;
- Qu'alors que je les mande ils doivent se hâter.
-
- OCTAR.
-
- Mais, Seigneur, quel besoin de les en consulter?
- Pourquoi de votre hymen les prendre pour arbitres, 5
- Eux qui n'ont de leur trône ici que de vains titres,
- Et que vous ne laissez au nombre des vivants
- Que pour traîner partout deux rois pour vos suivants?
-
- ATTILA.
-
- J'en puis résoudre seul, Octar, et les appelle,
- Non sous aucun espoir de lumière nouvelle: 10
- Je crois voir avant eux ce qu'ils m'éclairciront,
- Et m'être déjà dit tout ce qu'ils me diront;
- Mais de ces deux partis lequel que je préfère,
- Sa gloire est un affront pour l'autre, et pour son frère;
- Et je veux attirer d'un si juste courroux 15
- Sur l'auteur du conseil les plus dangereux coups,
- Assurer une excuse à ce manque d'estime,
- Pouvoir, s'il est besoin, livrer une victime;
- Et c'est ce qui m'oblige à consulter ces rois,
- Pour faire à leurs périls éclater ce grand choix; 20
- Car enfin j'aimerois un prétexte à leur perte:
- J'en prendrois hautement l'occasion offerte.
- Ce titre en eux me choque, et je ne sais pourquoi
- Un roi que je commande ose se nommer roi.
- Un nom si glorieux marque une indépendance 25
- Que souille, que détruit la moindre obéissance;
- Et je suis las de voir que du bandeau royal
- Ils prennent droit tous deux de me traiter d'égal.
-
- OCTAR.
-
- Mais, Seigneur, se peut-il que pour ces deux princesses
- Vous ayez mêmes yeux et pareilles tendresses, 30
- Que leur mérite égal dispose sans ennui
- Votre âme irrésolue aux sentiments d'autrui?
- Ou si vers l'une ou l'autre elle a pris quelque pente,
- Dont prennent ces deux rois la route différente,
- Voudra-t-elle, aux dépens de ses vœux les plus doux, 35
- Préparer une excuse à ce juste courroux?
- Et pour juste qu'il soit, est-il si fort à craindre
- Que le grand Attila s'abaisse à se contraindre?
-
- ATTILA.
-
- Non; mais la noble ardeur d'envahir tant d'États
- Doit combattre de tête encor plus que de bras, 40
- Entre ses ennemis rompre l'intelligence,
- Y jeter du désordre et de la défiance,
- Et ne rien hasarder qu'on n'ait de toutes parts,
- Autant qu'il est possible, enchaîné les hasards.
- Nous étions aussi forts qu'à présent nous le sommes, 45
- Quand je fondis en Gaule avec cinq cent mille hommes[102].
- Dès lors, s'il t'en souvient, je voulus, mais en vain,
- D'avec le Visigoth détacher le Romain.
- J'y perdis auprès d'eux des soins qui me perdirent:
- Loin de se diviser, d'autant mieux ils s'unirent. 50
- La terreur de mon nom pour nouveaux compagnons
- Leur donna les Alains, les Francs, les Bourguignons;
- Et n'ayant pu semer entre eux aucuns divorces,
- Je me vis en déroute avec toutes mes forces[103].
- J'ai su les rétablir, et cherche à me venger; 55
- Mais je cherche à le faire avec moins de danger.
- De ces cinq nations contre moi trop heureuses,
- J'envoie offrir la paix aux deux plus belliqueuses;
- Je traite avec chacune, et comme toutes deux
- De mon hymen offert ont accepté les nœuds, 60
- Des princesses qu'ensuite elles en font le gage
- L'une sera ma femme et l'autre mon otage.
- Si j'offense par là l'un des deux souverains,
- Il craindra pour sa sœur qui reste entre mes mains.
- Ainsi je les tiendrai l'un et l'autre en contrainte, 65
- L'un par mon alliance, et l'autre par la crainte;
- Ou si le malheureux s'obstine à s'irriter,
- L'heureux en ma faveur saura lui résister,
- Tant que de nos vainqueurs terrassés l'un par l'autre
- Les trônes ébranlés tombent aux pieds du nôtre. 70
- Quant à l'amour, apprends que mon plus doux souci
- N'est.... Mais Ardaric entre, et Valamir aussi.
-
-
-SCÈNE II.
-
-ATTILA, ARDARIC, VALAMIR, OCTAR.
-
- ATTILA.
-
- Rois, amis d'Attila, soutiens de ma puissance,
- Qui rangez tant d'États sous mon obéissance,
- Et de qui les conseils, le grand cœur et la main, 75
- Me rendent formidable à tout le genre humain,
- Vous voyez en mon camp les éclatantes marques
- Que de ce vaste effroi nous donnent[104] deux monarques.
- En Gaule Mérouée, à Rome l'Empereur,
- Ont cru par mon hymen éviter ma fureur. 80
- La paix avec tous deux en même temps traitée
- Se trouve avec tous deux à ce prix arrêtée;
- Et presque sur les pas de mes ambassadeurs
- Les leurs m'ont amené deux princesses leurs sœurs.
- Le choix m'en embarrasse, il est temps de le faire; 85
- Depuis leur arrivée en vain je le diffère:
- Il faut enfin résoudre; et quel que soit ce choix,
- J'offense un empereur, ou le plus grand des rois.
- Je le dis le plus grand, non qu'encor la victoire
- Ait porté Mérouée à ce comble de gloire; 90
- Mais si de nos devins l'oracle n'est point faux,
- Sa grandeur doit atteindre aux degrés les plus hauts;
- Et de ses successeurs l'empire inébranlable
- Sera de siècle en siècle enfin si redoutable,
- Qu'un jour toute la terre en recevra des lois, 95
- Ou tremblera du moins au nom de leurs François.
- Vous donc, qui connoissez de combien d'importance
- Est pour nos grands projets l'une et l'autre alliance,
- Prêtez-moi des clartés pour bien voir aujourd'hui
- De laquelle ils auront ou plus ou moins d'appui, 100
- Qui des deux, honoré par ces nœuds domestiques,
- Nous vengera le mieux des Champs catalauniques[105];
- Et qui des deux enfin, déchu d'un tel espoir,
- Sera le plus à craindre à qui veut tout pouvoir.
-
- ARDARIC.
-
- En l'état où le ciel a mis votre puissance, 105
- Nous mettrions en vain les forces[106] en balance:
- Tout ce qu'on y peut voir ou de plus ou de moins
- Ne vaut pas amuser le moindre de vos soins.
- L'un et l'autre traité suffit pour nous instruire
- Qu'ils vous craignent tous deux et n'osent plus vous nuire. 110
- Ainsi, sans perdre temps à vous inquiéter,
- Vous n'avez que vos yeux, Seigneur, à consulter.
- Laissez aller ce choix du côté du mérite
- Pour qui, sur[107] leur rapport, l'amour vous sollicite:
- Croyez ce qu'avec eux votre cœur résoudra: 115
- Et de ces potentats s'offense qui voudra.
-
- ATTILA.
-
- L'amour chez Attila n'est pas un bon suffrage;
- Ce qu'on m'en donneroit me tiendroit lieu d'outrage,
- Et tout exprès ailleurs je porterois ma foi,
- De peur qu'on n'eût par là trop de pouvoir sur moi. 120
- Les femmes qu'on adore usurpent un empire
- Que jamais un mari n'ose ou ne peut dédire.
- C'est au commun des rois à se plaire en leurs fers,
- Non à ceux dont le nom fait trembler l'univers.
- Que chacun de leurs yeux aime à se faire esclave; 125
- Moi, je ne veux les voir qu'en tyrans que je brave:
- Et par quelques attraits qu'ils captivent un cœur,
- Le mien en dépit d'eux est tout à ma grandeur.
- Parlez donc seulement du choix le plus utile,
- Du courroux à dompter ou plus ou moins facile; 130
- Et ne me dites point que de chaque côté
- Vous voyez comme lui peu d'inégalité.
- En matière d'État ne fût-ce qu'un atome,
- Sa perte quelquefois importe d'un royaume;
- Il n'est scrupule exact qu'il n'y faille garder, 135
- Et le moindre avantage a droit de décider.
-
- VALAMIR.
-
- Seigneur, dans le penchant que prennent les affaires,
- Les grands discours ici ne sont pas nécessaires:
- Il ne faut que des yeux; et pour tout découvrir,
- Pour décider de tout, on n'a qu'à les ouvrir. 140
- Un grand destin commence, un grand destin s'achève:
- L'empire est prêt à choir, et la France s'élève;
- L'une peut avec elle affermir son appui,
- Et l'autre en trébuchant l'ensevelir sous lui.
- Vos devins vous l'ont dit; n'y mettez point d'obstacles, 145
- Vous qui n'avez jamais douté de leurs oracles:
- Soutenir un État chancelant et brisé,
- C'est chercher par sa chute à se voir écrasé.
- Appuyez donc la France, et laissez tomber Rome;
- Aux grands ordres du ciel prêtez ceux d'un grand homme: 150
- D'un si bel avenir avouez vos devins,
- Avancez les succès, et hâtez les destins.
-
- ARDARIC.
-
- Oui, le ciel, par le choix de ces grands hyménées,
- A mis entre vos mains le cours des destinées;
- Mais s'il est glorieux, Seigneur, de le hâter, 155
- Il l'est, et plus encor, de si bien l'arrêter,
- Que la France, en dépit d'un infaillible augure,
- N'aille qu'à pas traînants vers sa grandeur future.
- Et que l'aigle, accablé par ce destin nouveau,
- Ne puisse trébucher que sur votre tombeau. 160
- Seroit-il gloire égale à celle de suspendre
- Ce que ces deux États du ciel doivent attendre,
- Et de vous faire voir aux plus savants devins
- Arbitre des succès et maître des destins?
- J'ose vous dire plus. Tout ce qu'ils vous prédisent, 165
- Avec pleine clarté dans le ciel ils le lisent;
- Mais vous assurent-ils que quelque astre jaloux
- N'ait point mis plus d'un siècle entre l'effet et vous?
- Ces éclatants retours que font les destinées
- Sont assez rarement l'œuvre de peu d'années; 170
- Et ce qu'on vous prédit touchant ces deux États
- Peut être un avenir qui ne vous touche pas.
- Cependant regardez ce qu'est encor l'empire:
- Il chancelle, il se brise, et chacun le déchire;
- De ses entrailles même il produit des[108] tyrans; 175
- Mais il peut encor plus que tous ses conquérants.
- Le moindre souvenir des Champs catalauniques
- En peut mettre à vos yeux des preuves trop publiques:
- Singibar, Gondebaut, Mérouée et Thierri[109],
- Là, sans Aétius, tous quatre auroient péri. 180
- Les Romains firent seuls cette grande journée:
- Unissez-les à vous par un digne hyménée.
- Puisque déjà sans eux vous pouvez presque tout,
- Il n'est rien dont par eux vous ne veniez à bout.
- Quand de ces nouveaux rois ils vous auront fait maître, 185
- Vous verrez à loisir de qui vous voudrez l'être,
- Et résoudrez vous seul avec tranquillité
- Si vous leur souffrirez encor l'égalité.
-
- VALAMIR.
-
- L'empire, je l'avoue, est encor quelque chose;
- Mais nous ne sommes plus au temps de Théodose; 190
- Et comme dans sa race il ne revit pas bien,
- L'empire est quelque chose, et l'Empereur n'est rien.
- Ses deux fils[110] n'ont rempli les trônes des deux Romes
- Que d'idoles pompeux[111], que d'ombres au lieu d'hommes.
- L'imbécile fierté de ces faux souverains, 195
- Qui n'osoit à son aide appeler des Romains[112],
- Parmi des nations qu'ils traitoient de barbares
- Empruntoit pour régner des personnes plus rares;
- Et d'un côté Gainas, de l'autre Stilicon,
- A ces deux majestés ne laissant que le nom, 200
- On voyoit dominer d'une hauteur égale
- Un Goth dans un empire, et dans l'autre un Vandale[113].
- Comme de tous côtés on s'en est indigné,
- De tous côtés aussi pour eux on a régné.
- Le second Théodose[114] avoit pris leur modèle: 205
- Sa sœur à cinquante ans le tenoit en tutelle,
- Et fut, tant qu'il régna, l'âme de ce grand corps,
- Dont elle fait encor mouvoir tous les ressorts.
- Pour Valentinian[115], tant qu'a vécu sa mère,
- Il a semblé répondre à ce grand caractère: 210
- Il a paru régner; mais on voit aujourd'hui
- Qu'il régnoit par sa mère, ou sa mère pour lui;
- Et depuis son trépas il a trop fait connoître
- Que s'il est empereur, Aétius est maître;
- Et c'en seroit la sœur qu'il faudroit obtenir, 215
- Si jamais aux Romains vous vouliez vous unir:
- Au reste, un prince foible, envieux, mol, stupide,
- Qu'un heureux succès enfle, un douteux intimide,
- Qui pour unique emploi s'attache à son plaisir,
- Et laisse le pouvoir à qui s'en peut saisir. 220
- Mais le grand Mérouée est un roi magnanime,
- Amoureux de la gloire, ardent après l'estime,
- Qui ne permet aux siens d'emploi ni de pouvoir,
- Qu'autant que par son ordre ils en doivent avoir.
- Il sait vaincre et régner; et depuis sa victoire, 225
- S'il a déjà soumis et la Seine et la Loire,
- Quand vous voudrez aux siens joindre vos combattants,
- La Garomne et l'Arar[116] ne tiendront pas longtemps.
- Alors ces mêmes champs, témoins de notre honte,
- En verront la vengeance et plus haute et plus prompte; 230
- Et pour glorieux prix d'avoir su nous venger,
- Vous aurez avec lui la Gaule à partager,
- D'où vous ferez savoir à toute l'Italie
- Qu'alors que[117] la prudence à la valeur s'allie,
- Il n'est rien à l'épreuve, et qu'il est temps qu'enfin 235
- Et du Tibre et du Pô vous fassiez le destin.
-
- ARDARIC.
-
- Prenez-en donc le droit des mains d'une princesse
- Qui l'apporte pour dot à l'ardeur qui vous presse;
- Et paroissez plutôt vous saisir de son bien,
- Qu'usurper des États sur qui ne vous doit rien. 240
- Sa mère eut tant de part à la toute-puissance,
- Qu'elle fit à l'empire associer Constance[118];
- Et si ce même empire a quelque attrait pour vous,
- La fille a même droit en faveur d'un époux.
- Allez, la force en main, demander ce partage 245
- Que d'un père mourant lui laissa le suffrage[119]:
- Sous ce prétexte heureux vous verrez des Romains
- Se détacher de Rome, et vous tendre les mains.
- Aétius n'est pas si maître qu'on veut croire:
- Il a jusque chez lui des jaloux de sa gloire; 250
- Et vous aurez pour vous tous ceux qui dans le cœur
- Sont mécontents du prince, ou las du gouverneur.
- Le débris[120] de l'empire a de belles ruines:
- S'il n'a plus de héros, il a des héroïnes.
- Rome vous en offre une, et part à ce débris: 255
- Pourriez-vous refuser votre main à ce prix?
- Ildione n'apporte ici que sa personne:
- Sa dot ne peut s'étendre aux droits d'une couronne,
- Ses Francs n'admettent point de femme à dominer;
- Mais les droits d'Honorie ont de quoi tout donner. 260
- Attachez-les, Seigneur, à vous, à votre race;
- Du fameux Théodose assurez-vous la place:
- Rome adore la sœur, le frère est sans pouvoir;
- On hait Aétius: vous n'avez qu'à vouloir.
-
- ATTILA.
-
- Est-ce comme il me faut tirer d'inquiétude, 265
- Que de plonger mon âme en plus d'incertitude?
- Et pour vous prévaloir de mes perplexités,
- Choisissez-vous exprès ces contrariétés?
- Plus j'entends raisonner, et moins on détermine:
- Chacun dans sa pensée également s'obstine; 270
- Et quand par vous[121] je cherche à ne plus balancer,
- Vous cherchez l'un et l'autre à mieux m'embarrasser!
- Je ne demande point de si diverses routes:
- Il me faut des clartés, et non de nouveaux doutes;
- Et quand je vous confie un sort tel que le mien, 275
- C'est m'offenser tous deux que ne résoudre rien[122].
-
- VALAMIR.
-
- Seigneur, chacun de nous vous parle comme il pense,
- Chacun de ce grand choix vous fait voir l'importance;
- Mais nous ne sommes point jaloux de nos avis.
- Croyez-le, croyez-moi, nous en serons ravis; 280
- Ils sont les purs effets d'une amitié fidèle,
- De qui le zèle ardent....
-
- ATTILA.
-
- Unissez donc ce zèle,
- Et ne me forcez point à voir dans vos débats
- Plus que je ne veux voir, et.... Je n'achève pas.
- Dites-moi seulement ce qui vous intéresse 285
- A protéger ici l'une et l'autre princesse.
- Leurs frères vous ont-ils, à force de présents,
- Chacun de son côté rendus leurs partisans?
- Est-ce amitié pour l'une, est-ce haine pour l'autre,
- Qui forme auprès de moi son avis et le vôtre? 290
- Par quel dessein de plaire ou de vous agrandir....
- Mais derechef je veux ne rien approfondir,
- Et croire qu'où je suis on n'a pas tant d'audace.
- Vous, si vous vous aimez, faites-vous une grâce:
- Accordez-vous ensemble, et ne contestez plus, 295
- Ou de l'une des deux ménagez un refus,
- Afin que nous puissions en cette conjoncture
- A son aversion imputer la rupture.
- Employez-y tous deux ce zèle et cette ardeur
- Que vous dites avoir tous deux pour ma grandeur: 300
- J'en croirai les efforts qu'on fera pour me plaire,
- Et veux bien jusque-là suspendre ma colère.
-
-
-SCÈNE III.
-
-ARDARIC, VALAMIR.
-
- ARDARIC.
-
- En serons-nous toujours les malheureux objets?
- Et verrons-nous toujours qu'il nous traite en sujets?
-
- VALAMIR.
-
- Fermons les yeux, Seigneur, sur de telles disgrâces: 305
- Le ciel en doit un jour effacer jusqu'aux traces;
- Mes devins me l'ont dit; et s'il en est besoin,
- Je dirai que ce jour peut-être n'est pas loin:
- Ils en ont, disent-ils, un assuré présage.
- Je vous confierai plus: ils m'ont dit davantage, 310
- Et qu'un Théodoric qui doit sortir de moi
- Commandera dans Rome, et s'en fera le roi[123];
- Et c'est ce qui m'oblige à parler pour la France,
- A presser Attila d'en choisir l'alliance,
- D'épouser Ildione, afin que par ce choix 315
- Il laisse à mon hymen Honorie et ses droits.
- Ne vous opposez plus aux grandeurs d'Ildione,
- Souffrez en ma faveur qu'elle monte à ce trône;
- Et si jamais pour vous je puis en faire autant....
-
- ARDARIC.
-
- Vous le pouvez, Seigneur, et dès ce même instant. 320
- Souffrez qu'à votre exemple en deux mots je m'explique.
- Vous aimez; mais ce n'est qu'un amour politique;
- Et puisque je vous dois confidence à mon tour,
- J'ai pour l'autre princesse un véritable amour;
- Et c'est ce qui m'oblige à parler pour l'empire, 325
- Afin qu'on m'abandonne un objet où j'aspire.
- Une étroite amitié l'un à l'autre nous joint;
- Mais enfin nos désirs ne compatissent point.
- Voyons qui se doit vaincre, et s'il faut que mon âme
- A votre ambition immole cette flamme; 330
- Ou s'il n'est point plus beau que votre ambition
- Elle-même s'immole à cette passion.
-
- VALAMIR.
-
- Ce seroit pour mon cœur un cruel sacrifice.
-
- ARDARIC.
-
- Et l'autre pour le mien seroit un dur supplice.
- Vous aime-t-on?
-
- VALAMIR.
-
- Du moins j'ai lieu de m'en flatter. 335
- Et vous, Seigneur?
-
- ARDARIC.
-
- Du moins on me daigne écouter.
-
- VALAMIR.
-
- Qu'un mutuel amour est un triste avantage,
- Quand ce que nous aimons d'un autre est le partage!
-
- ARDARIC.
-
- Cependant le tyran prendra pour attentat
- Cet amour qui fait seul tant de raisons d'État. 340
- Nous n'avons que trop vu jusqu'où va sa colère,
- Qui n'a pas épargné le sang même d'un frère[124],
- Et combien après lui de rois ses alliés
- A son orgueil barbare il a sacrifiés.
-
- VALAMIR.
-
- Les peuples qui suivoient ces illustres victimes 345
- Suivent encor sous lui l'impunité des crimes;
- Et ce ravage affreux qu'il permet aux soldats
- Lui gagne tant de cœurs, lui donne tant de bras,
- Que nos propres sujets sortis de nos provinces
- Sont en dépit de nous plus à lui qu'à leurs princes. 350
-
- ARDARIC.
-
- Il semble à ses discours déjà nous soupçonner,
- Et ce sont des soupçons qu'il nous faut détourner.
- A ce refus qu'il veut disposons ma princesse.
-
- VALAMIR.
-
- Pour y porter la mienne il faudra peu d'adresse.
-
- ARDARIC.
-
- Si vous persuadez, quel malheur est le mien! 355
-
- VALAMIR.
-
- Et si l'on vous en croit, puis-je espérer plus rien?
-
- ARDARIC.
-
- Ah! que ne pouvons-nous être heureux l'un et l'autre!
-
- VALAMIR.
-
- Ah! que n'est mon bonheur plus compatible au vôtre!
-
- ARDARIC.
-
- Allons des deux côtés chacun faire un effort.
-
- VALAMIR.
-
- Allons, et du succès laissons-en faire au sort. 360
-
-
-FIN DU PREMIER ACTE.
-
- [102] «On portait à cinq cent mille hommes le nombre des
- troupes d'Attila.» _Cujus exercitus quingentorum millium esse
- numero ferebantur._ (Jornandès, _de Getarum rebus gestis_,
- chapitre XXXV.)
-
- [103] Voyez plus loin, p. 113, le vers 102 et la note 105
- qui s'y rapporte.
-
- [104] On lit _vous donnent_ dans l'édition de 1692.
-
- [105] On désigne sous ce nom les plaines situées entre
- Châlons-sur-Marne (_Catalaunum_) et Troyes, où Attila fut défait
- en 451 par Aétius, général romain, qui avait réuni sous ses
- ordres les Burgondes, les Saxons, les Alains, les Francs, les
- Visigoths.
-
- [106] L'édition de 1692 et celle de Voltaire (1764)
- portent _leurs forces_.
-
- [107] L'édition de 1682 donne _seul_, au lieu de _sur_,
- ce qui n'a point de sens.
-
- [108] Voltaire (1764) a changé _des_ en _les_.
-
- [109] Chefs des alliés d'Aétius (voyez ci-dessus, p.
- 113, note 1). Thierri (_Théodoric_), roi des Visigoths, périt
- dans la bataille des Champs catalauniques.
-
- [110] Arcadius et Honorius. Le premier, empereur
- d'Orient, était mort l'an de Jésus-Christ 408; le second,
- empereur d'Occident, l'an 423.
-
- [111] Voyez, pour le genre du mot _idole_, tome VI, p.
- 608, note 1, et le _Lexique_.
-
- [112] _Var._ Qui n'osoit à son aide appeler de Romains.
- (1668)
-
- [113] Gainas, général goth, après avoir dominé pendant
- quelque temps Arcadius, périt de la main des Huns, chez qui il
- avait cherché un asile. Stilicon, tuteur d'Honorius et régent de
- l'empire d'Occident, était Vandale d'origine.
-
- [114] Théodose II, fils d'Arcadius, régna en Orient
- jusqu'à l'an 450. Sa sœur Pulchérie, qui monta sur le trône
- après lui, mourut en 453, la même année qu'Attila.
-
- [115] Valentinien III, petit-fils de Théodose par sa
- mère Placidie, fut empereur d'Occident de 425 à 455. Placidie
- mourut en 450.
-
- [116] L'_Arar_, en latin _Arar_ et _Araris_, ancien nom
- de la Saône.
-
- [117] Thomas Corneille (1692) et Voltaire (1764) ont
- changé _Qu'alors que_ en _Que lorsque_. Nous avons eu déjà cette
- même correction dans _Agésilas_, acte I, scène I, vers 33. Voyez
- plus loin le vers 1589 (acte V, scène III), où Thomas Corneille
- et Voltaire ont laissé tous deux _alors que_.
-
- [118] L'empereur Honorius donna à Constance, général
- victorieux, la main de sa sœur Placidie, mère de Valentinien, et
- lui conféra le titre d'Auguste, en 421. Constance mourut peu de
- mois après.
-
- [119] Voyez ci-dessus, p. 104, note 88.
-
- [120] L'édition de 1682 et celle de 1692 ont l'une et
- l'autre _les debris_, au pluriel, mais elles ont laissé le verbe
- au singulier.
-
- [121] On lit _pour vous_, au lieu de _par vous_, dans
- l'édition de 1682.
-
- [122] Ce vers et le précédent ont été omis par erreur
- dans l'édition de 1682.--Comparez _Othon_, acte V, scène II, vers
- 1601-1604 (tome VI, p. 645).
-
- [123] Théodoric, roi des Ostrogoths, né en 455, qui en
- 493 se fit reconnaître roi d'Italie par l'empereur Anastase,
- était fils de Theodemir, frère et successeur de Valamir.
-
- [124] _Bleda, rex Hunnorum, Attilæ, fratris sui,
- insidiis interimitur._ (Marcellini comitis _Chronicon_; voyez
- aussi Jornandès, _de Getarum rebus gestis_, chapitre XXXV.)
-
-
-
-
-ACTE II.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-HONORIE, FLAVIE.
-
- FLAVIE.
-
- Je ne m'en défends point: oui, Madame, Octar m'aime;
- Tout ce que je vous dis, je l'ai su de lui-même.
- Ils sont rois, mais c'est tout: ce titre sans pouvoir
- N'a rien presque en tous deux de ce qu'il doit avoir;
- Et le fier Attila chaque jour fait connoître 365
- Que s'il n'est pas leur roi, du moins il est leur maître,
- Et qu'ils n'ont en sa cour le rang de ses amis
- Qu'autant qu'à son orgueil ils s'y montrent soumis.
- Tous deux ont grand mérite, et tous deux grand courage;
- Mais ils sont, à vrai dire, ici comme en otage, 370
- Tandis que leurs soldats en des camps éloignés
- Prennent l'ordre sous lui de gens qu'il a gagnés;
- Et si de le servir leurs troupes n'étoient prêtes,
- Ces rois, tous rois qu'ils sont, répondroient de leurs têtes.
- Son frère aîné Vléda, plus rempli d'équité, 375
- Les traitoit malgré lui d'entière égalité;
- Il n'a pu le souffrir, et sa jalouse envie,
- Pour n'avoir plus d'égaux, s'est immolé sa vie[125].
- Le sang qu'après avoir mis ce prince au tombeau,
- On lui voit chaque jour distiller du cerveau[126], 380
- Punit son parricide, et chaque jour vient faire
- Un tribut étonnant à celui de ce frère:
- Suivant même qu'il a plus ou moins de courroux,
- Ce sang forme un supplice ou plus rude ou plus doux,
- S'ouvre une plus féconde ou plus stérile veine; 385
- Et chaque emportement porte avec lui sa peine.
-
- HONORIE.
-
- Que me sert donc qu'on m'aime, et pourquoi m'engager
- A souffrir un amour qui ne peut me venger?
- L'insolent Attila me donne une rivale;
- Par ce choix qu'il balance il la fait mon égale; 390
- Et quand pour l'en punir je crois prendre un grand roi,
- Je ne prends qu'un grand nom qui ne peut rien pour moi.
- Juge que de chagrins au cœur d'une princesse
- Qui hait également l'orgueil et la foiblesse;
- Et de quel œil je puis regarder un amant 395
- Qui n'aura que pitié de mon ressentiment,
- Qui ne saura qu'aimer, et dont tout le service
- Ne m'assure aucun bras à me faire justice.
- Jusqu'à Rome Attila m'envoie offrir sa foi[127],
- Pour douter dans son camp entre Ildione et moi. 400
- Hélas! Flavie, hélas! si ce doute m'offense,
- Que doit faire une indigne et haute préférence?
- Et n'est-ce pas alors le dernier des malheurs
- Qu'un éclat impuissant d'inutiles douleurs?
-
- FLAVIE.
-
- Prévenez-le, Madame; et montrez à sa honte 405
- Combien de tant d'orgueil vous faites peu de conte[128].
-
- HONORIE.
-
- La bravade est aisée, un mot est bientôt dit:
- Mais où fuir un tyran que la bravade aigrit?
- Retournerai-je à Rome, où j'ai laissé mon frère
- Enflammé contre moi de haine et de colère, 410
- Et qui, sans la terreur d'un nom si redouté,
- Jamais n'eût mis de borne à ma captivité?
- Moi qui prétends pour dot la moitié de l'empire....
-
- FLAVIE.
-
- Ce seroit d'un malheur vous jeter dans un pire[129].
- Ne vous emportez pas contre vous jusque-là: 415
- Il est d'autres moyens de braver Attila.
- Épousez Valamir.
-
- HONORIE.
-
- Est-ce comme on le brave
- Que d'épouser un roi dont il fait son esclave?
-
- FLAVIE.
-
- Mais vous l'aimez.
-
- HONORIE.
-
- Eh bien! si j'aime Valamir,
- Je ne veux point de rois qu'on force d'obéir; 420
- Et si tu me dis vrai, quelque rang que je tienne,
- Cet hymen pourrait être et sa perte et la mienne.
- Mais je veux qu'Attila, pressé d'un autre amour,
- Endure un tel insulte[130] au milieu de sa cour:
- Ildione par là me verroit à sa suite; 425
- A de honteux respects je m'y verrois réduite;
- Et le sang des Césars, qu'on adora toujours,
- Feroit hommage au sang d'un roi de quatre jours!
- Dis-le-moi toutefois: pencheroit-il vers elle?
- Que t'en a dit Octar?
-
- FLAVIE.
-
- Qu'il la trouve assez belle, 430
- Qu'il en parle avec joie, et fuit à lui parler.
-
- HONORIE.
-
- Il me parle, et s'il faut ne rien dissimuler,
- Ses discours me font voir du respect, de l'estime,
- Et même quelque amour, sans que le nom s'exprime.
-
- FLAVIE.
-
- C'est un peu plus qu'à l'autre.
-
- HONORIE.
-
- Et peut-être bien moins. 435
-
- FLAVIE.
-
- Quoi? ce qu'à l'éviter il apporte de soins....
-
- HONORIE.
-
- Peut-être il ne la fuit que de peur de se rendre;
- Et s'il ne me fuit pas, il sait mieux s'en défendre.
- Oui, sans doute, il la craint, et toute sa fierté
- Ménage, pour choisir, un peu de liberté. 440
-
- FLAVIE.
-
- Mais laquelle des deux voulez-vous qu'il choisisse?
-
- HONORIE.
-
- Mon âme des deux parts attend même supplice:
- Ainsi que mon amour, ma gloire a ses appas;
- Je meurs s'il me choisit, ou ne me choisit pas;
- Et.... Mais Valamir entre, et sa vue en mon âme 445
- Fait trembler mon orgueil, enorgueillit ma flamme.
- Flavie, il peut sur moi bien plus que je ne veux:
- Pour peu que je l'écoute, il aura tous mes vœux.
- Dis-lui.... mais il vaut mieux faire effort sur moi-même.
-
-
-SCÈNE II.
-
-VALAMIR, HONORIE, FLAVIE.
-
- HONORIE.
-
- Le savez-vous, Seigneur, comment je veux qu'on m'aime?
- Et puisque jusqu'à moi vous portez vos souhaits,
- Avez-vous su connoître à quel prix je me mets?
- Je parle avec franchise, et ne veux point vous taire
- Que vos soins me plairoient, s'il ne falloit que plaire;
- Mais quand cent et cent fois ils seroient mieux reçus, 455
- Il faut pour m'obtenir quelque chose de plus.
- Attila m'est promis, j'en ai sa foi pour gage;
- La princesse des Francs prétend même avantage;
- Et bien que sur le choix il semble hésiter[131],
- Étant ce que je suis j'aurois tort d'en douter. 460
- Mais qui promet à deux outrage l'une et l'autre[132].
- J'ai du cœur, on m'offense, examinez le vôtre.
- Pourrez-vous m'en venger, pourrez-vous l'en punir?
-
- VALAMIR.
-
- N'est-ce que par le sang qu'on peut vous obtenir?
- Et faut-il que ma flamme à ce grand cœur réponde 465
- Par un assassinat du plus grand roi du monde,
- D'un roi que vous avez souhaité pour époux?
- Ne sauroit-on sans crime être digne de vous?
-
- HONORIE.
-
- Non, je ne vous dis pas qu'aux dépens de sa tête
- Vous vous fassiez aimer, et payiez ma conquête. 470
- De l'aimable façon qu'il vous traite aujourd'hui
- Il a trop mérité ces tendresses pour lui;
- D'ailleurs, s'il faut qu'on l'aime, il est bon qu'on le craigne.
- Mais c'est cet Attila qu'il faut que je dédaigne.
- Pourrez-vous hautement me tirer de ses mains, 475
- Et braver avec moi le plus fier des humains?
-
- VALAMIR.
-
- Il n'en est pas besoin, Madame: il vous respecte,
- Et bien que sa fierté vous puisse être suspecte,
- A vos moindres froideurs, à vos moindres dégoûts,
- Je sais que ses respects me donneroient à vous. 480
-
- HONORIE.
-
- Que j'estime assez peu le sang de Théodose
- Pour souffrir qu'en moi-même un tyran en dispose,
- Qu'une main qu'il me doit me choisisse un mari,
- Et me présente un roi comme son favori!
- Pour peu que vous m'aimiez, Seigneur, vous devez croire 485
- Que rien ne m'est sensible à l'égal de ma gloire.
- Régnez comme Attila, je vous préfère à lui;
- Mais point d'époux qui n'ose en dédaigner l'appui,
- Point d'époux qui m'abaisse au rang de ses sujettes.
- Enfin, je veux un roi: regardez si vous l'êtes; 490
- Et quoi que sur mon cœur vous ayez d'ascendant,
- Sachez qu'il n'aimera qu'un prince indépendant.
- Voyez à quoi, Seigneur, on connoît les monarques:
- Ne m'offrez plus de vœux qui n'en portent les marques;
- Et soyez satisfait qu'on vous daigne assurer 495
- Qu'à tous les rois ce cœur voudroit vous préférer.
-
-
-SCÈNE III.
-
-VALAMIR, FLAVIE.
-
- VALAMIR.
-
- Quelle hauteur, Flavie, et que faut-il qu'espère
- Un roi dont tous les vœux....
-
- FLAVIE.
-
- Seigneur, laissez-la faire:
- L'amour sera le maître; et la même hauteur
- Qui vous dispute ici l'empire de son cœur, 500
- Vous donne en même temps le secours de la haine
- Pour triompher bientôt de la fierté romaine.
- L'orgueil qui vous dédaigne en dépit de ses feux
- Fait haïr Attila de se promettre à deux;
- Non que cette fierté n'en soit assez jalouse 505
- Pour ne pouvoir souffrir qu'Ildione l'épouse:
- A son frère, à ses Francs faites-la renvoyer,
- Vous verrez tout ce cœur soudain se déployer,
- Suivre ce qui lui plaît, braver ce qui l'irrite,
- Et livrer hautement la victoire au mérite. 510
- Ne vous rebutez point d'un peu d'emportement:
- Quelquefois malgré nous il vient un bon moment.
- L'amour fait des heureux lorsque moins on y pense;
- Et je ne vous dis rien sans beaucoup d'apparence.
- Ardaric vous apporte un entretien plus doux. 515
- Adieu: comme le cœur, le temps sera pour vous.
-
-
-SCÈNE IV.
-
-ARDARIC, VALAMIR.
-
- ARDARIC.
-
- Qu'avez-vous obtenu, Seigneur, de la Princesse?
-
- VALAMIR.
-
- Beaucoup, et rien: j'ai vu pour moi quelque tendresse;
- Mais elle sait d'ailleurs si bien ce qu'elle vaut,
- Que si celle des Francs a le cœur aussi haut, 520
- Si c'est à même prix, Seigneur, qu'elle se donne,
- Vous lui pourrez longtemps offrir votre couronne.
- Mon rival est haï, je n'en saurois douter;
- Tout le cœur est à moi, j'ai lieu de m'en vanter;
- Au reste des mortels je sais qu'on me préfère, 525
- Et ne sais toutefois ce qu'il faut que j'espère.
- Voyez votre Ildione; et puissiez-vous, Seigneur,
- Y trouver plus de jour à lire dans son cœur,
- Une âme plus tournée à remplir votre attente,
- Un esprit plus facile! Octar sort de sa tente. 530
- Adieu.
-
-
-SCÈNE V.
-
-ARDARIC, OCTAR.
-
- ARDARIC.
-
- Pourrai-je voir la Princesse à mon tour?
-
- OCTAR.
-
- Non, à moins qu'il vous plaise attendre son retour;
- Mais, à ce que ses gens, Seigneur, m'ont fait entendre,
- Vous n'avez en ce lieu qu'un moment à l'attendre.
-
- ARDARIC.
-
- Dites-moi cependant: vous fûtes prisonnier 535
- Du roi des Francs, son frère, en ce combat dernier?
-
- OCTAR.
-
- Le désordre, Seigneur, des Champs catalauniques
- Me donna peu de part aux disgrâces publiques.
- Si j'y fus prisonnier de ce roi généreux,
- Il me fit dans sa cour un sort assez heureux: 540
- Ma prison y fut libre; et j'y trouvai sans cesse
- Une bonté si rare au cœur de la Princesse,
- Que de retour ici je pense lui devoir
- Les plus sacrés respects qu'un sujet puisse avoir.
-
- ARDARIC.
-
- Qu'un monarque est heureux lorsque le ciel lui donne
- La main d'une si belle et si rare personne!
-
- OCTAR.
-
- Vous savez toutefois qu'Attila ne l'est pas,
- Et combien son trop d'heur lui cause d'embarras.
-
- ARDARIC.
-
- Ah! puisqu'il a des yeux, sans doute il la préfère.
- Mais vous vous louez fort aussi du roi son frère. 550
- Ne me déguisez rien: a-t-il des qualités
- A se faire admirer ainsi de tous côtés?
- Est-ce une vérité que ce que j'entends dire,
- Ou si c'est sans raison que l'univers l'admire?
-
- OCTAR.
-
- Je ne sais pas, Seigneur, ce qu'on vous en a dit[133]; 555
- Mais si pour l'admirer ce que j'ai vu suffit,
- Je l'ai vu dans la paix, je l'ai vu dans la guerre,
- Porter partout un front de maître de la terre.
- J'ai vu plus d'une fois de fières nations
- Désarmer son courroux par leurs soumissions[134]. 560
- J'ai vu tous les plaisirs de son âme héroïque
- N'avoir rien que d'auguste et que de magnifique;
- Et ses illustres soins ouvrir à ses sujets
- L'école de la guerre au milieu de la paix[135].
- Par ces délassements sa noble inquiétude 565
- De ses justes desseins faisoit l'heureux prélude;
- Et si j'ose le dire, il doit nous être doux
- Que ce héros les tourne ailleurs que contre nous.
- Je l'ai vu, tout couvert de poudre et de fumée,
- Donner le grand exemple à toute son armée[136], 570
- Semer par ses périls l'effroi de toutes parts,
- Bouleverser les murs d'un seul de ses regards,
- Et sur l'orgueil brisé des plus superbes têtes
- De sa course rapide entasser les conquêtes[137].
- Ne me commandez point de peindre un si grand roi: 575
- Ce que j'en ai vu passe un homme tel que moi;
- Mais je ne puis, Seigneur, m'empêcher de vous dire
- Combien son jeune prince est digne qu'on l'admire.
- Il montre un cœur si haut sous un front délicat
- Que dans son premier lustre il est déjà soldat: 580
- Le corps attend les ans, mais l'âme est toute prête.
- D'un gros de cavaliers il se met à la tête,
- Et l'épée à la main, anime l'escadron
- Qu'enorgueillit l'honneur de marcher sous son nom.
- Tout ce qu'a d'éclatant la majesté du père, 585
- Tout ce qu'ont de charmant les grâces de la mère,
- Tout brille sur ce front, dont l'aimable fierté
- Porte empreints et ce charme et cette majesté[138].
- L'amour et le respect qu'un si jeune mérite....
- Mais la Princesse vient, Seigneur, et je vous quitte. 590
-
-
-SCÈNE VI.
-
-ARDARIC, ILDIONE.
-
- ILDIONE.
-
- On vous a consulté, Seigneur; m'apprendrez-vous
- Comment votre Attila dispose enfin de nous?
-
- ARDARIC.
-
- Comment disposez-vous vous-même de mon âme?
- Attila va choisir; il faut parler, Madame:
- Si son choix est pour vous, que ferez-vous pour moi? 595
-
- ILDIONE.
-
- Tout ce que peut un cœur qu'engage ailleurs ma foi.
- C'est devers vous qu'il penche; et si je ne vous aime,
- Je vous plaindrai du moins à l'égal de moi-même:
- J'aurai mêmes ennuis, j'aurai mêmes douleurs;
- Mais je n'oublierai point que je me dois ailleurs. 600
-
- ARDARIC.
-
- Cette foi que peut-être on est près de vous rendre,
- Si vous aviez du cœur, vous sauriez la reprendre.
-
- ILDIONE.
-
- J'en ai, s'il faut me vaincre, autant qu'on peut avoir,
- Et n'en aurai jamais pour vaincre mon devoir.
-
- ARDARIC.
-
- Mais qui s'engage à deux dégage l'une et l'autre[139]. 605
-
- ILDIONE.
-
- Ce seroit ma pensée aussi bien que la vôtre;
- Et si je n'étois pas, Seigneur, ce que je suis,
- J'en prendrois quelque droit de finir mes ennuis;
- Mais l'esclavage fier d'une haute naissance,
- Où toute autre peut tout, me tient dans l'impuissance; 610
- Et victime d'État, je dois sans reculer
- Attendre aveuglément qu'on me daigne immoler.
-
- ARDARIC.
-
- Attendre qu'Attila, l'objet de votre haine,
- Daigne vous immoler à la fierté romaine?
-
- ILDIONE.
-
- Qu'un pareil sacrifice auroit pour moi d'appas! 615
- Et que je souffrirai s'il ne s'y résout pas!
-
- ARDARIC.
-
- Qu'il seroit glorieux de le faire vous-même,
- D'en épargner la honte à votre diadème!
- J'entends celui des Francs, qu'au lieu de maintenir....
-
- ILDIONE.
-
- C'est à mon frère alors de venger et punir; 620
- Mais ce n'est point à moi de rompre une alliance
- Dont il vient d'attacher vos Huns avec sa France,
- Et me faire par là du gage de la paix
- Le flambeau d'une guerre à ne finir jamais.
- Il faut qu'Attila parle; et puisse être Honorie 625
- La plus considérée, ou moi la moins chérie!
- Puisse-t-il se résoudre à me manquer de foi!
- C'est tout ce que je puis et pour vous et pour moi.
- S'il vous faut des souhaits, je n'en suis point avare;
- S'il vous faut des regrets, tout mon cœur s'y prépare, 630
- Et veut bien....
-
- ARDARIC.
-
- Que feront d'inutiles souhaits
- Que laisser à tous deux d'inutiles regrets?
- Pouvez-vous espérer qu'Attila vous dédaigne?
-
- ILDIONE.
-
- Rome est encor puissante, il se peut qu'il la craigne.
-
- ARDARIC.
-
- A moins que pour appui Rome n'ait vos froideurs, 635
- Vos yeux l'emporteront sur toutes ses grandeurs:
- Je le sens en moi-même, et ne vois point d'empire
- Qu'en mon cœur d'un regard ils ne puissent détruire.
- Armez-les de rigueurs, Madame, et par pitié
- D'un charme si funeste ôtez-leur la moitié: 640
- C'en sera trop encore, et pour peu qu'ils éclatent,
- Il n'est aucun espoir dont mes désirs se flattent.
- Faites donc davantage: allez jusqu'au refus,
- Ou croyez qu'Ardaric déjà n'espère plus,
- Qu'il ne vit déjà plus, et que votre hyménée 645
- A déjà par vos mains tranché sa destinée.
-
- ILDIONE.
-
- Ai-je si peu de part en de tels déplaisirs,
- Que pour m'y voir en prendre il faille vos soupirs?
- Me voulez-vous forcer à la honte des larmes?
-
- ARDARIC.
-
- Si contre tant de maux vous m'enviez leurs charmes, 650
- Faites quelque autre grâce à mes sens alarmés,
- Madame, et pour le moins dites que vous m'aimez.
-
- ILDIONE.
-
- Ne vouloir pas m'en croire à moins d'un mot si rude,
- C'est pour une belle âme un peu d'ingratitude.
- De quelques traits pour vous que mon cœur soit frappé, 655
- Ce grand mot jusqu'ici ne m'est point échappé;
- Mais haïr un rival, endurer d'être aimée,
- Comme vous de ce choix avoir l'âme alarmée,
- A votre espoir flottant donner tous mes souhaits,
- A votre espoir déçu donner tous mes regrets, 660
- N'est-ce point dire trop ce qui sied mal à dire?
-
- ARDARIC.
-
- Mais vous épouserez Attila.
-
- ILDIONE.
-
- J'en soupire,
- Et mon cœur....
-
- ARDARIC.
-
- Que fait-il, ce cœur, que m'abuser,
- Si, même en n'osant rien, il craint de trop oser?
- Non, si vous en aviez, vous sauriez la reprendre, 665
- Cette foi que peut-être on est prêt[140] de vous rendre.
- Je ne m'en dédis point, et ma juste douleur
- Ne peut vous dire assez que vous manquez de cœur.
-
- ILDIONE.
-
- Il faut donc qu'avec vous tout à fait je m'explique.
- Écoutez, et surtout, Seigneur, plus de réplique. 670
- Je vous aime: ce mot me coûte à prononcer;
- Mais puisqu'il vous plaît tant, je veux bien m'y forcer.
- Permettez toutefois que je vous die[141] encore
- Que si votre Attila de ce grand choix m'honore,
- Je recevrai sa main d'un œil aussi content 675
- Que si je me donnois ce que mon cœur prétend:
- Non que de son amour je ne prenne un tel gage
- Pour le dernier supplice et le dernier outrage,
- Et que le dur effort d'un si cruel moment
- Ne redouble ma haine et mon ressentiment; 680
- Mais enfin mon devoir veut une déférence
- Où même il ne soupçonne aucune répugnance.
- Je l'épouserai donc, et réserve pour moi
- La gloire de répondre à ce que je me doi.
- J'ai ma part, comme un autre, à la haine publique 685
- Qu'aime à semer partout son orgueil tyrannique;
- Et le hais d'autant plus, que son ambition
- A voulu s'asservir toute ma nation;
- Qu'en dépit des traités et de tout leur mystère
- Un tyran qui déjà s'est immolé son frère, 690
- Si jamais sa fureur ne redoutoit plus rien,
- Auroit peut-être peine à faire grâce au mien.
- Si donc ce triste choix m'arrache à ce que j'aime,
- S'il me livre à l'horreur qu'il me fait de lui-même,
- S'il m'attache à la main qui veut tout saccager, 695
- Voyez que d'intérêts, que de maux à venger!
- Mon amour, et ma haine, et la cause commune
- Crieront à la vengeance, en voudront trois pour une;
- Et comme j'aurai lors sa vie entre mes mains,
- Il a lieu de me craindre autant que je vous plains. 700
- Assez d'autres tyrans ont péri par leurs femmes:
- Cette gloire aisément touche les grandes âmes,
- Et de ce même coup qui brisera mes fers,
- Il est beau que ma main venge tout l'univers[142].
- Voilà quelle je suis, voilà ce que je pense, 705
- Voilà ce que l'amour prépare à qui l'offense.
- Vous, faites-moi justice; et songez mieux, Seigneur,
- S'il faut me dire encor que je manque de cœur.
-
-(Elle s'en va[143].)
-
- ARDARIC.
-
- Vous préserve le ciel de l'épreuve cruelle
- Où veut un cœur si grand mettre une âme si belle! 710
- Et puisse Attila prendre un esprit assez doux
- Pour vouloir qu'on vous doive autant à lui qu'à vous!
-
-
-FIN DU SECOND ACTE.
-
- [125] Voyez plus haut, p. 121, la note 124 du vers 342.
-
- [126] Voyez encore ci-dessus, p. 105 et la note 93.
-
- [127] Voyez ci-dessus, p. 104, note 1.
-
- [128] Malgré la rime, on lit ici _compte_, et non pas
- _conte_, dans l'édition de 1692. Il en est de même au vers 1001
- (acte III, scène IV). Plus loin, dans le courant du vers 737
- (acte III, scène I), l'édition originale porte _comte_, et les
- recueils de 1668, de 1682 et de 1692, _compte_.
-
- [129] Lorsque Boileau, quelques années plus tard,
- traduisait ce vers d'Horace (_Art poétique_, vers 31):
-
- _In vitium ducit culpæ fuga, si caret arte,_
-
- par
-
- Souvent la peur d'un mal nous conduit dans un pire
-
- (_Art poétique_, chant I, vers 64),
-
- il se rapprochait de Corneille au moins autant que de son modèle.
-
- [130] Le genre du mot _insulte_ était encore douteux.
- Voyez le _Lexique_. Voltaire (1764) a ainsi modifié le vers:
-
- Endure telle insulte au milieu de sa cour.
-
- [131] Voyez tome IV, p. 190, la variante du vers 936 du
- _Menteur_, et le _Lexique_.--Voltaire (1764) a ajouté une
- syllabe:
-
- Et bien que sur le choix il me semble hésiter.
-
- [132] Voltaire (1764) donne _l'un et l'autre_. Voyez
- plus loin le vers 605.
-
- [133] Dans ce portrait de Mérovée et de son fils,
- Corneille s'est appliqué à peindre Louis XIV et le grand Dauphin,
- qui, né en 1661, était alors effectivement «dans son premier
- lustre,» ou du moins en sortait à peine.
-
- [134] Ce mot, dont l'orthographe ordinaire dans
- Corneille est _submissions_, est imprimé ici, dans toutes les
- éditions, avec un accent circonflexe: _soûmissions_.
-
- [135] En 1666, il y avait eu à Compiègne et ailleurs de
- grandes revues, «pour préparer les troupes aux expéditions de
- l'année suivante.» (_Abrégé chronologique de l'Histoire de
- France_, par le président Hénault, année 1666.)
-
- [136] Comparez les vers 277 et 278 du _Cid_ (tome III,
- p. 120).
-
- [137] Il nous paraît à peu près certain que Corneille a
- composé postérieurement à la représentation, qui avait eu lieu,
- comme nous l'avons dit, au mois de mars 1667, ces vers où il fait
- évidemment allusion à la campagne de Flandre, et aux récentes
- conquêtes de Louis XIV, qui prit en personne, en juin, juillet et
- août 1667, les villes de Tournai, de Douai, de Lille. Au siége de
- cette dernière place, il s'exposa tellement que Turenne menaça de
- se retirer s'il ne se ménageait davantage. L'impression de la
- pièce, nous l'avons dit aussi, ne fut achevée que vers la fin de
- novembre 1667.
-
- [138] Ici encore le poëte a en vue les exercices
- militaires de l'année 1666. Robinet, le continuateur de la _Muse
- historique_ de Loret, raconte, dans sa _Lettre à Madame_ du 14
- février, que le lundi 8, «proche Conflans, dans la plaine,» le
- Roi fit la revue
-
- Des troupes de son cher Dauphin....
- Qui déjà l'amant de Bellone,
- En ce lieu parut en personne
- Dessus un petit Bucéphal, etc.
-
- La _Gazette_, dans les numéros du 8 mai et du 10 juillet, parle de
- deux autres revues où le Dauphin figura soit à la tête de son
- régiment, soit à la tête de sa compagnie.
-
- [139] Voyez plus haut, p. 127, la note du vers 461. Ici
- ce n'est pas seulement Voltaire (1764), mais encore l'édition de
- 1682 qui donnent: «l'un et l'autre.»
-
- [140] Telle est l'orthographe de ce mot dans toutes les
- anciennes éditions, et même dans celle de Voltaire (1764).
-
- [141] Suivant son habitude, Thomas Corneille a corrigé
- _die_ en _dise_. Voltaire a fait de même.
-
- [142] Voyez ci-dessus, p. 104.
-
- [143] Voltaire a supprimé ces mots, et il a ensuite
- ajouté _seul_ au nom d'ARDARIC.
-
-
-
-
-ACTE III.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-ATTILA, OCTAR.
-
- ATTILA.
-
- Octar, as-tu pris soin de redoubler ma garde?
-
- OCTAR.
-
- Oui, Seigneur, et déjà chacun s'entre-regarde,
- S'entre-demande à quoi ces ordres que j'ai mis.... 715
-
- ATTILA.
-
- Quand on a deux rivaux, manque-t-on d'ennemis?
-
- OCTAR.
-
- Mais, Seigneur, jusqu'ici vous en doutez encore.
-
- ATTILA.
-
- Et pour bien éclaircir ce qu'en effet j'ignore,
- Je me mets à couvert de ce que de plus noir
- Inspire à leurs pareils l'amour au désespoir; 720
- Et ne laissant pour arme à leur douleur pressante
- Qu'une haine sans force, une rage impuissante,
- Je m'assure un triomphe en ce glorieux jour
- Sur leurs ressentiments, comme sur leur amour.
- Qu'en disent nos deux rois?
-
- OCTAR.
-
- Leurs âmes, alarmées 725
- De voir par ce renfort leurs tentes enfermées,
- Affectent de montrer une tranquillité....
-
- ATTILA.
-
- De leur tente à la mienne ils ont la liberté.
-
- OCTAR.
-
- Oui, mais seuls, et sans suite; et quant aux deux princesses,
- Que de leurs actions on laisse encor maîtresses, 730
- On ne permet d'entrer chez elles qu'à leurs gens;
- Et j'en bannis par là ces rois et leurs agents.
- N'en ayez plus, Seigneur, aucune inquiétude:
- Je les fais observer avec exactitude;
- Et de quelque côté qu'elles tournent leurs pas, 735
- J'ai des yeux tous[144] placés qui ne les manquent pas:
- On vous rendra bon compte et des deux rois et d'elles.
-
- ATTILA.
-
- Il suffit sur ce point: apprends d'autres nouvelles.
- Ce grand chef des Romains, l'illustre Aétius,
- Le seul que je craignois, Octar, il ne vit plus. 740
-
- OCTAR.
-
- Qui vous en a défait?
-
- ATTILA.
-
- Valentinian même.
- Craignant qu'il n'usurpât jusqu'à son diadème,
- Et pressé des soupçons où j'ai su l'engager,
- Lui-même, à ses yeux même, il l'a fait égorger[145].
- Rome perd en lui seul plus de quatre batailles: 745
- Je me vois l'accès libre au pied de ses murailles;
- Et si j'y fais paroître Honorie et ses droits,
- Contre un tel empereur j'aurai toutes les voix:
- Tant l'effroi de mon nom, et la haine publique
- Qu'attire sur sa tête une mort si tragique, 750
- Sauront faire aisément, sans en venir aux mains,
- De l'époux d'une sœur un maître des Romains.
-
- OCTAR.
-
- Ainsi donc votre choix tombe sur Honorie?
-
- ATTILA.
-
- J'y fais ce que je puis, et ma gloire m'en prie;
- Mais d'ailleurs Ildione a pour moi tant d'attraits, 755
- Que mon cœur étonné flotte plus que jamais.
- Je sens combattre encor dans ce cœur qui soupire
- Les droits de la beauté contre ceux de l'empire.
- L'effort de ma raison qui soutient mon orgueil
- Ne peut non plus que lui soutenir un coup d'œil; 760
- Et quand de tout moi-même il m'a rendu le maître,
- Pour me rendre à mes fers elle n'a qu'à paroître.
- O beauté, qui te fais adorer en tous lieux,
- Cruel poison de l'âme, et doux charme des yeux,
- Que devient, quand tu veux, l'autorité suprême, 765
- Si tu prends malgré moi l'empire de moi-même,
- Et si cette fierté qui fait partout la loi
- Ne peut me garantir de la prendre de toi?
- Va la trouver pour moi, cette beauté charmante;
- Du plus utile choix donne-lui l'épouvante; 770
- Pour l'obliger à fuir, peins-lui bien tout l'affront
- Que va mon hyménée imprimer sur son front.
- Ose plus: fais-lui peur d'une prison sévère
- Qui me réponde ici du courroux de son frère,
- Et retienne tous ceux que l'espoir de sa foi 775
- Pourroit en un moment soulever contre moi.
- Mais quelle âme en effet n'en seroit pas séduite?
- Je vois trop de périls, Octar, en cette fuite:
- Ses yeux, mes souverains, à qui tout est soumis,
- Me sauroient d'un coup d'œil faire trop d'ennemis. 780
- Pour en sauver mon cœur prends une autre manière.
- Fais-m'en haïr, peins-moi d'une humeur noire et fière;
- Dis-lui que j'aime ailleurs; et fais-lui prévenir
- La gloire qu'Honorie est prête d'obtenir.
- Fais qu'elle me dédaigne, et me préfère un autre 785
- Qui n'ait pour tout pouvoir qu'un foible emprunt du nôtre:
- Ardaric, Valamir, ne m'importe des deux.
- Mais voir en d'autres bras l'objet de tous mes vœux!
- Vouloir qu'à mes yeux même un autre le possède[146]!
- Ah! le mal est encor plus doux que le remède. 790
- Dis-lui, fais-lui savoir....
-
- OCTAR.
-
- Quoi, Seigneur?
-
- ATTILA.
-
- Je ne sai:
- Tout ce que j'imagine est d'un fâcheux essai.
-
- OCTAR.
-
- A quand remettez-vous, après tout, d'en résoudre?
-
- ATTILA.
-
- Octar, je l'aperçois. Quel nouveau coup de foudre!
- O raison confondue, orgueil presque étouffé, 795
- Avant ce coup fatal que n'as-tu triomphé!
-
-
-SCÈNE II.
-
-ATTILA, ILDIONE, OCTAR.
-
- ATTILA.
-
- Venir jusqu'en ma tente enlever mes hommages,
- Madame, c'est trop loin pousser vos avantages:
- Ne vous suffit-il point que le cœur soit à vous?
-
- ILDIONE.
-
- C'est de quoi faire naître un espoir assez doux. 800
- Ce n'est pas toutefois, Seigneur, ce qui m'amène:
- Ce sont des nouveautés dont j'ai lieu d'être en peine.
- Votre garde est doublée, et par un ordre exprès
- Je vois ici deux rois observés de fort près.
-
- ATTILA.
-
- Prenez-vous intérêt ou pour l'un ou pour l'autre? 805
-
- ILDIONE.
-
- Mon intérêt, Seigneur, c'est d'avoir part au vôtre:
- J'ai droit en vos périls de m'en mettre en souci,
- Et de plus, je me trompe, ou l'on m'observe aussi.
- Vous serois-je suspecte? Et de quoi?
-
- ATTILA.
-
- D'être aimée.
- Madame, vos attraits, dont j'ai l'âme charmée, 810
- Si j'en crois l'apparence, ont blessé plus d'un roi;
- D'autres ont un cœur tendre et des yeux, comme moi;
- Et pour vous et pour moi j'en préviens l'insolence,
- Qui pourroit sur vous-même user de violence.
-
- ILDIONE.
-
- Il en est des moyens plus doux et plus aisés, 815
- Si je vous charme autant que vous m'en accusez.
-
- ATTILA.
-
- Ah! vous me charmez trop, moi de qui l'âme altière
- Cherche à voir sous mes pas trembler la terre entière[147]:
- Moi qui veux pouvoir tout, sitôt que je vous voi,
- Malgré tout cet orgueil, je ne puis rien sur moi. 820
- Je veux, je tâche en vain d'éviter par la fuite
- Ce charme dominant qui marche à votre suite:
- Mes plus heureux succès ne font qu'enfoncer mieux
- L'inévitable trait dont me percent vos yeux.
- Un regard imprévu leur fait une victoire; 825
- Leur moindre souvenir l'emporte sur ma gloire:
- Il s'empare et du cœur et des soins les plus doux;
- Et j'oublie Attila, dès que je pense à vous.
- Que pourrai-je, Madame, après que l'hyménée
- Aura mis sous vos lois toute ma destinée? 830
- Quand je voudrai punir, vous saurez pardonner;
- Vous refuserez grâce où j'en voudrai donner;
- Vous envoirez la paix où je voudrai la guerre;
- Vous saurez par mes mains conduire le tonnerre;
- Et tout mon amour tremble à s'accorder un bien 835
- Qui me met en état de ne pouvoir plus rien.
- Attentez un peu moins sur ce pouvoir suprême,
- Madame, et pour un jour cessez d'être vous-même;
- Cessez d'être adorable, et laissez-moi choisir
- Un objet qui m'en laisse aisément ressaisir. 840
- Défendez à vos yeux cet éclat invincible
- Avec qui ma fierté devient incompatible;
- Prêtez-moi des refus, prêtez-moi des mépris,
- Et rendez-moi vous-même à moi-même à ce prix.
-
- ILDIONE.
-
- Je croyois qu'on me dût préférer Honorie 845
- Avec moins de douceurs et de galanterie;
- Et je n'attendois pas une civilité
- Qui malgré cette honte enflât ma vanité.
- Ses honneurs près des miens ne sont qu'honneurs frivoles,
- Ils n'ont que des effets, j'ai les belles paroles; 850
- Et si de son côté vous tournez tous vos soins,
- C'est qu'elle a moins d'attraits, et se fait craindre moins.
- L'auroit-on jamais cru, qu'un Attila pût craindre?
- Qu'un si léger éclat eût de quoi l'y contraindre,
- Et que de ce grand nom qui remplit tout d'effroi 855
- Il n'osât hasarder tout l'orgueil contre moi?
- Avant qu'il porte ailleurs ces timides hommages
- Que jusqu'ici j'enlève avec tant d'avantages,
- Apprenez-moi, Seigneur, pour suivre vos desseins,
- Comme il faut dédaigner le plus grand des humains; 860
- Dites-moi quels mépris peuvent le satisfaire.
- Ah! si je lui déplais à force de lui plaire,
- Si de son trop d'amour sa haine est tout le fruit,
- Alors qu'on la mérite, où se voit-on réduit?
- Allez, Seigneur, allez où tant d'orgueil aspire. 865
- Honorie a pour dot la moitié de l'empire;
- D'un mérite penchant c'est un ferme soutien;
- Et cet heureux éclat efface tout le mien:
- Je n'ai que ma personne.
-
- ATTILA.
-
- Et c'est plus que l'empire,
- Plus qu'un droit souverain sur tout ce qui respire. 870
- Tout ce qu'a cet empire ou de grand ou de doux,
- Je veux mettre ma gloire à le tenir de vous.
- Faites-moi l'accepter, et pour reconnoissance
- Quels climats voulez-vous sous votre obéissance?
- Si la Gaule vous plaît, vous la partagerez: 875
- J'en offre la conquête à vos yeux adorés;
- Et mon amour....
-
- ILDIONE.
-
- A quoi que cet amour s'apprête,
- La main du conquérant vaut mieux que sa conquête.
-
- ATTILA.
-
- Quoi? vous pourriez m'aimer, Madame, à votre tour?
- Qui sème tant d'horreurs fait naître peu d'amour. 880
- Qu'aimeriez-vous en moi? Je suis cruel, barbare;
- Je n'ai que ma fierté, que ma fureur de rare:
- On me craint, on me hait; on me nomme en tout lieu
- La terreur des mortels et le fléau de Dieu[148].
- Aux refus que je veux c'est là trop de matière; 885
- Et si ce n'est assez d'y joindre la prière,
- Si rien ne vous résout à dédaigner ma foi,
- Appréhendez pour vous comme je fais pour moi.
- Si vos tyrans d'appas retiennent ma franchise,
- Je puis l'être comme eux de qui me tyrannise. 890
- Souvenez-vous enfin que je suis Attila,
- Et que c'est dire tout que d'aller jusque-là.
-
- ILDIONE.
-
- Il faut donc me résoudre? Eh bien! j'ose.... De grâce[149],
- Dispensez-moi du reste, il y faut trop d'audace.
- Je tremble comme un autre à l'aspect d'Attila, 895
- Et ne me puis, Seigneur, oublier jusque-là.
- J'obéis: ce mot seul dit tout ce qu'il souhaite;
- Si c'est m'expliquer mal, qu'il en soit l'interprète.
- J'ai tous les sentiments qu'il lui plaît m'ordonner;
- J'accepte cette dot qu'il vient de me donner; 900
- Je partage déjà la Gaule avec mon frère,
- Et veux tout ce qu'il faut pour ne vous plus déplaire.
- Mais ne puis-je savoir, pour ne manquer à rien,
- A qui vous me donnez, quand j'obéis si bien?
-
- ATTILA.
-
- Je n'ose le résoudre, et de nouveau je tremble, 905
- Sitôt que je conçois tant de chagrins ensemble.
- C'est trop que de vous perdre et vous donner ailleurs;
- Madame, laissez-moi séparer mes douleurs:
- Souffrez qu'un déplaisir me prépare pour l'autre;
- Après mon hyménée on aura soin du vôtre: 910
- Ce grand effort déjà n'est que trop rigoureux,
- Sans y joindre celui de faire un autre heureux.
- Souvent un peu de temps fait plus qu'on n'ose attendre.
-
- ILDIONE.
-
- J'oserai plus que vous, Seigneur, et sans en prendre;
- Et puisque de son bien chacun peut ordonner, 915
- Votre cœur est à moi, j'oserai le donner;
- Mais je ne le mettrai qu'en la main qu'il souhaite.
- Vous, traitez-moi, de grâce, ainsi que je vous traite;
- Et quand ce coup pour vous sera moins rigoureux,
- Avant que me donner consultez-en mes vœux. 920
-
- ATTILA.
-
- Vous aimeriez quelqu'un!
-
- ILDIONE.
-
- Jusqu'à votre hyménée
- Mon cœur est au monarque à qui l'on m'a donnée;
- Mais quand par ce grand choix j'en perdrai tout espoir,
- J'ai des yeux qui verront ce qu'il me faudra voir.
-
-
-SCÈNE III.
-
-ATTILA, HONORIE, ILDIONE, OCTAR.
-
- HONORIE.
-
- Ce grand choix est donc fait, Seigneur, et pour le faire 925
- Vous avez à tel point redouté ma colère,
- Que vous n'avez pas cru vous en pouvoir sauver
- Sans doubler votre garde, et me faire observer?
- Je ne me jugeois pas en ces lieux tant à craindre;
- Et d'un tel attentat j'aurois tort de me plaindre, 930
- Quand je vois que la peur de mes ressentiments
- En commence déjà les justes châtiments.
-
- ILDIONE.
-
- Que ces ordres nouveaux ne troublent point votre âme:
- C'étoit moi qu'on craignoit, et non pas vous, Madame;
- Et ce glorieux choix qui vous met en courroux 935
- Ne tombe pas sur moi, Madame, c'est sur vous.
- Il est vrai que sans moi vous n'y pouviez prétendre:
- Son cœur, tant qu'il m'eût plu, s'en auroit su défendre;
- Il étoit tout à moi. Ne vous alarmez pas
- D'apprendre qu'il étoit au peu que j'ai d'appas. 940
- Je vous en fais un don: recevez-le pour gage
- Ou de mes amitiés ou d'un parfait hommage;
- Et forte désormais de vos droits et des miens,
- Donnez à ce grand cœur de plus dignes liens.
-
- HONORIE.
-
- C'est donc de votre main qu'il passe dans la mienne, 945
- Madame, et c'est de vous qu'il faut que je le tienne?
-
- ILDIONE.
-
- Si vous ne le voulez aujourd'hui de ma main,
- Craignez qu'il soit trop tard de le vouloir demain.
- Elle l'aimera mieux sans doute de la vôtre,
- Seigneur, ou vous ferez ce présent à quelque autre. 950
- Pour lui porter ce cœur que je vous avois pris,
- Vous m'avez commandé des refus, des mépris:
- Souffrez que des mépris le respect me dispense,
- Et voyez pour le reste entière obéissance.
- Je vous rends à vous-même, et ne puis rien de plus; 955
- Et c'est à vous de faire accepter mes refus.
-
-
-SCÈNE IV.
-
-ATTILA, HONORIE, OCTAR.
-
- HONORIE.
-
- Accepter ses refus! moi, Seigneur?
-
- ATTILA.
-
- Vous, Madame.
- Peut-il être honteux de devenir ma femme?
- Et quand on vous assure un si glorieux nom,
- Peut-il vous importer qui vous en fait le don? 960
- Peut-il vous importer par quelle voie arrive
- La gloire dont pour vous Ildione se prive?
- Que ce soit son refus, ou que ce soit mon choix,
- En marcherez-vous moins sur la tête des rois?
- Mes[150] deux traités de paix m'ont donné deux princesses,
- Dont l'une aura ma main, si l'autre eut mes tendresses;
- L'une aura ma grandeur, comme l'autre eut mes vœux:
- C'est ainsi qu'Attila se partage à vous deux.
- N'en murmurez, Madame, ici non plus que l'autre;
- Sa part la satisfait, recevez mieux la vôtre; 970
- J'en étois idolâtre, et veux vous épouser.
- La raison? c'est ainsi qu'il me plaît d'en user[151].
-
- HONORIE.
-
- Et ce n'est pas ainsi qu'il me plaît qu'on en use:
- Je cesse d'estimer ce qu'une autre refuse,
- Et bien que vos traités vous engagent ma foi, 975
- Le rebut d'Ildione est indigne de moi.
- Oui, bien que l'univers ou vous serve ou vous craigne,
- Je n'ai que des mépris pour ce qu'elle dédaigne.
- Quel honneur est celui d'être votre moitié,
- Qu'elle cède par grâce, et m'offre par pitié? 980
- Je sais ce que le ciel m'a faite[152] au-dessus d'elle,
- Et suis plus glorieuse encor qu'elle n'est belle.
-
- ATTILA.
-
- J'adore cet orgueil, il est égal au mien,
- Madame; et nos fiertés se ressemblent si bien,
- Que si la ressemblance est par où l'on s'entr'aime, 985
- J'ai lieu de vous aimer comme une autre moi-même[153].
-
- HONORIE.
-
- Ah! si non plus que vous je n'ai point le cœur bas,
- Nos fiertés pour cela ne se ressemblent pas.
- La mienne est de princesse, et la vôtre est d'esclave:
- Je brave les mépris, vous aimez qu'on vous brave; 990
- Votre orgueil a son foible, et le mien, toujours fort,
- Ne peut souffrir d'amour dans ce peu de rapport.
- S'il vient de ressemblance, et que d'illustres flammes
- Ne puissent que par elle unir les grandes âmes,
- D'où naîtroit cet amour, quand je vois en tous lieux 995
- De plus dignes fiertés qui me ressemblent mieux?
-
- ATTILA.
-
- Vous en voyez ici, Madame; et je m'abuse,
- Ou quelque autre me vole un cœur qu'on me refuse;
- Et cette noble ardeur de me désobéir
- En garde la conquête à l'heureux Valamir. 1000
-
- HONORIE.
-
- Ce n'est qu'à moi, Seigneur, que j'en dois rendre conte;
- Quand je voudrai l'aimer, je le pourrai sans honte:
- Il est roi comme vous.
-
- ATTILA.
-
- En effet il est roi,
- J'en demeure d'accord, mais non pas comme moi.
- Même splendeur de sang, même titre nous pare; 1005
- Mais de quelques degrés le pouvoir nous sépare;
- Et du trône où le ciel a voulu m'affermir,
- C'est tomber d'assez haut que jusqu'à Valamir.
- Chez ses propres sujets ce titre qu'il étale
- Ne fait d'entre eux et moi que remplir l'intervalle; 1010
- Il reçoit sous ce titre et leur porte mes lois;
- Et s'il est roi des Goths, je suis celui des rois[154].
-
- HONORIE.
-
- Et j'ai de quoi le mettre au-dessus de ta tête,
- Sitôt que de ma main j'aurai fait sa conquête.
- Tu n'as pour tout pouvoir[155] que des droits usurpés 1015
- Sur des peuples surpris et des princes trompés;
- Tu n'as d'autorité que ce qu'en font les crimes;
- Mais il n'aura de moi que des droits légitimes;
- Et fût-il sous ta rage à tes pieds abattu,
- Il est plus grand que toi, s'il a plus de vertu. 1020
-
- ATTILA.
-
- Sa vertu ni vos droits ne sont pas de grands charmes,
- A moins que pour appui je leur prête mes armes.
- Ils ont besoin de moi, s'ils veulent aller loin;
- Mais pour être empereur je n'en ai plus besoin.
- Aétius est mort, l'empire n'a plus d'homme, 1025
- Et je puis trop sans vous me faire place à Rome.
-
- HONORIE.
-
- Aétius est mort! Je n'ai plus de tyran;
- Je reverrai mon frère en Valentinian;
- Et mille vrais héros qu'opprimoit ce faux maître
- Pour me faire justice à l'envi vont paroître. 1030
- Ils défendront l'empire, et soutiendront mes droits
- En faveur des vertus dont j'aurai fait le choix.
- Les grands cœurs n'osent rien sous de si grands ministres:
- Leur plus haute valeur n'a d'effets que sinistres;
- Leur gloire fait ombrage à ces puissants jaloux, 1035
- Qui s'estiment perdus s'ils ne les perdent tous.
- Mais après leur trépas tous ces grands cœurs revivent;
- Et pour ne plus souffrir des fers qui les captivent[156],
- Chacun reprend sa place et remplit son devoir.
- La mort d'Aétius te le fera trop voir: 1040
- Si pour leur maître en toi je leur mène un barbare,
- Tu verras quel accueil leur vertu te prépare;
- Mais si d'un Valamir j'honore un si haut rang,
- Aucun pour me servir n'épargnera son sang.
-
- ATTILA.
-
- Vous me faites pitié de si mal vous connoître, 1045
- Que d'avoir tant d'amour, et le faire paroître.
- Il est honteux, Madame, à des rois tels que nous,
- Quand ils en sont blessés, d'en laisser voir les coups.
- Il a droit de régner sur les âmes communes,
- Non sur celles qui font et défont les fortunes; 1050
- Et si de tout le cœur on ne peut l'arracher,
- Il faut s'en rendre maître, ou du moins le cacher.
- Je ne vous blâme point d'avoir eu mes foiblesses;
- Mais faites même effort sur ces lâches tendresses,
- Et comme je vous tiens seule digne de moi, 1055
- Tenez-moi seul aussi digne de votre foi.
- Vous aimez Valamir, et j'adore Ildione:
- Je me garde pour vous, gardez-vous pour mon trône;
- Prenez ainsi que moi des sentiments plus hauts,
- Et suivez mes vertus ainsi que mes défauts. 1060
-
- HONORIE.
-
- Parle de tes fureurs et de leur noir ouvrage:
- Il s'y mêle peut-être une ombre de courage;
- Mais bien loin qu'avec gloire on te puisse imiter,
- La vertu des tyrans est même à détester.
- Irois-je à ton exemple assassiner mon frère? 1065
- Sur tous mes alliés répandre ma colère?
- Me baigner dans leur sang, et d'un orgueil jaloux...?
-
- ATTILA.
-
- Si nous nous emportons, j'irai plus loin que vous,
- Madame.
-
- HONORIE.
-
- Les grands cœurs parlent avec franchise.
-
- ATTILA.
-
- Quand je m'en souviendrai, n'en soyez pas surprise;
- Et si je vous épouse avec ce souvenir,
- Vous voyez le passé, jugez de l'avenir.
- Je vous laisse y penser. Adieu, Madame.
-
- HONORIE.
-
- Ah! traître!
-
- ATTILA.
-
- Je suis encore amant, demain je serai maître.
- Remenez la Princesse, Octar.
-
- HONORIE.
-
- Quoi?
-
- ATTILA.
-
- C'est assez. 1075
- Vous me direz tantôt tout ce que vous pensez;
- Mais pensez-y deux fois avant que me le dire:
- Songez que c'est de moi que vous tiendrez l'empire;
- Que vos droits sans ma main ne sont que droits en l'air.
-
- HONORIE.
-
- Ciel!
-
- ATTILA.
-
- Allez, et du moins apprenez à parler. 1080
-
- HONORIE.
-
- Apprends, apprends toi-même à changer de langage,
- Lorsqu'au sang des Césars ta parole t'engage.
-
- ATTILA.
-
- Nous en pourrons changer avant la fin du jour.
-
- HONORIE.
-
- Fais ce que tu voudras, tyran, j'aurai mon tour.
-
-FIN DU TROISIÈME ACTE.
-
- [144] L'édition de 1692, aussi bien que celle de
- Voltaire (1764), portent _tout_, invariable.--Dans l'édition
- originale, de 1668, _tous_ est joint au participe par un trait
- d'union, comme ne formant avec lui qu'un seul mot:
- «tous-placés.»
-
- [145] Ce fut Valentinien lui-même qui tua de sa main
- Aétius, l'année qui suivit la mort d'Attila: _Aetius, dux et
- patricius, fraudulenter singuluris accitus intra palatium, manu
- ipsius Valentiniani imperatoris occiditur_. (Idacii, episcopi
- _Chronica_, édition de 1633, p. 35.)
-
- [146] _Var._ Vouloir qu'à mes yeux même un autre la
- possède! (1668)
-
- [147] Jornandès (_de Getarum rebus gestis_, chapitre
- XXXV) exprime énergiquement la terreur qu'inspirait Attila: _Vir
- in concussionem gentium natus in mundo, terrarum omnium metus,
- qui, nescio qua sorte, terrebat cuncta formidabili de se opinione
- vulgata_.
-
- [148] Voyez ci-dessus, p. 103, note 84.
-
- [149] _Var._ Il faut donc m'y résoudre? Eh bien!
- j'ose.... De grâce. (1668)
-
- [150] L'édition de 1682 donne, par erreur, _mais_, au
- lieu de _mes_.
-
- [151] C'est la traduction du vers bien connu (Juvénal,
- satire VI, vers 223):
-
- _Hoc volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas._
-
- [152] Les deux éditions de 1668 ont _faite_; celles de
- 1682, de 1692 et de Voltaire (1764) portent _fait_, sans accord.
-
- [153] Voltaire (1764) a remplacé _une autre moi-même_
- par _un autre moi-même_.
-
- [154] Attila est nommé ainsi dans Jornandès (_de Getarum
- rebus gestis_, chapitre XXXVIII): _Attila rex omnium regum_.
-
- [155] Telle est la leçon des deux éditions antérieures à
- 1682. Celle-ci porte _ton pouvoir_, pour _tout pouvoir_, ainsi
- que l'édition de 1692. Voltaire a adopté comme nous la leçon
- primitive: _tout_.
-
- [156] _Var._ Et pour ne plus souffrir de fers qui les
- captivent. (1668)--Cette leçon a été reproduite par l'édition de
- 1692.
-
-
-
-
-ACTE IV.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-HONORIE, OCTAR, FLAVIE.
-
- HONORIE.
-
- Allez, servez-moi bien. Si vous aimez Flavie, 1085
- Elle sera le prix de m'avoir bien servie:
- J'en donne ma parole; et sa main est à vous,
- Dès que vous m'obtiendrez Valamir pour époux.
-
- OCTAR.
-
- Je voudrois le pouvoir: j'assurerois, Madame,
- Sous votre Valamir mes jours avec ma flamme. 1090
- Bien qu'Attila me traite assez confidemment,
- Ils dépendent sous lui d'un malheureux moment:
- Il ne faut qu'un soupçon, un dégoût, un caprice,
- Pour en faire à sa haine un soudain sacrifice;
- Ce n'est pas un esprit que je porte où je veux. 1095
- Faire un peu plus de pente au penchant de ses vœux,
- L'attacher un peu plus au parti qu'ils choisissent,
- Ce n'est rien qu'avec moi deux mille autres ne puissent;
- Mais proposer de front, ou vouloir doucement
- Contre ce qu'il résout tourner son sentiment, 1100
- Combattre sa pensée en faveur de la vôtre,
- C'est ce que nous n'osons, ni moi, ni pas un autre;
- Et si je hasardois ce contre-temps fatal,
- Je me perdrois, Madame, et vous servirois mal.
-
- HONORIE.
-
- Mais qui l'attache à moi, quand pour l'autre il soupire?
-
- OCTAR.
-
- La mort d'Aétius et vos droits sur l'empire.
- Il croit s'en voir par là les chemins aplanis;
- Et tous autres souhaits de son cœur sont bannis.
- Il aime à conquérir, mais il hait les batailles:
- Il veut que son nom seul renverse les murailles[157]; 1110
- Et plus grand politique encor que grand guerrier,
- Il tient que les combats sentent l'aventurier[158].
- Il veut que de ses gens le déluge effroyable
- Atterre impunément les peuples qu'il accable;
- Et prodigue de sang, il épargne celui 1115
- Que tant de combattants exposeroient pour lui.
- Ainsi n'espérez pas que jamais il relâche,
- Que jamais il renonce à ce choix qui vous fâche.
- Si pourtant je vois jour à plus que je n'attends,
- Madame, assurez-vous que je prendrai mon temps. 1120
-
-
-SCÈNE II.
-
-HONORIE, FLAVIE.
-
- FLAVIE.
-
- Ne vous êtes-vous point un peu trop déclarée,
- Madame? et le chagrin de vous voir préférée
- Étouffe-t-il la peur que marquoient vos discours
- De rendre hommage au sang d'un roi de quatre jours?
-
- HONORIE.
-
- Je te l'avois bien dit, que mon âme incertaine 1125
- De tous les deux côtés attendoit même gêne,
- Flavie; et de deux maux qu'on craint également
- Celui qui nous arrive est toujours le plus grand,
- Celui que nous sentons devient le plus sensible.
- D'un choix si glorieux la honte est trop visible; 1130
- Ildione a su l'art de m'en faire un malheur:
- La gloire en est pour elle, et pour moi la douleur;
- Elle garde pour soi tout l'effet du mérite,
- Et me livre avec joie aux ennuis qu'elle évite.
- Vois avec quel insulte[159] et de quelle hauteur 1135
- Son refus en mes mains rejette un si grand cœur,
- Cependant que ravie elle assure à son âme
- La douceur d'être toute à l'objet de sa flamme;
- Car je ne doute point qu'elle n'ait de l'amour.
- Ardaric qui s'attache à la voir chaque jour, 1140
- Les respects qu'il lui rend, et les soins qu'il se donne....
-
- FLAVIE.
-
- J'ose vous dire plus, Attila l'en soupçonne:
- Il est fier et colère; et s'il sait une fois
- Qu'Ildione en secret l'honore de son choix,
- Qu'Ardaric ait sur elle osé jeter la vue, 1145
- Et briguer cette foi qu'à lui seul il croit due,
- Je crains qu'un tel espoir, au lieu de s'affermir....
-
- HONORIE.
-
- Que n'ai-je donc mieux tu que j'aimois Valamir!
- Mais quand on est bravée et qu'on perd ce qu'on aime,
- Flavie, est-on sitôt maîtresse de soi-même? 1150
- D'Attila, s'il se peut, tournons l'emportement
- Ou contre ma rivale, ou contre son amant;
- Accablons leur amour sous ce que j'appréhende;
- Promettons à ce prix la main qu'on nous demande;
- Et faisons que l'ardeur de recevoir ma foi 1155
- L'empêche d'être ici plus heureuse que moi.
- Renversons leur triomphe. Étrange frénésie!
- Sans aimer Ardaric, j'en conçois jalousie!
- Mais je me venge, et suis, en ce juste projet,
- Jalouse du bonheur, et non pas de l'objet. 1160
-
- FLAVIE.
-
- Attila vient, Madame.
-
- HONORIE.
-
- Eh bien! faisons connoître
- Que le sang des Césars ne souffre point de maître,
- Et peut bien refuser de pleine autorité
- Ce qu'une autre refuse avec témérité.
-
-
-SCÈNE III.
-
-ATTILA, HONORIE, FLAVIE.
-
- ATTILA.
-
- Tout s'apprête, Madame, et ce grand hyménée 1165
- Peut dans une heure ou deux terminer la journée,
- Mais sans vous y contraindre; et je ne viens que voir
- Si vous avez mieux vu quel est votre devoir.
-
- HONORIE.
-
- Mon devoir est, Seigneur, de soutenir ma gloire,
- Sur qui va s'imprimer une tache trop noire, 1170
- Si votre illustre amour pour son premier effet
- Ne venge hautement l'outrage qu'on lui fait.
- Puis-je voir sans rougir qu'à la belle Ildione
- Vous demandiez congé de m'offrir votre trône,
- Que...?
-
- ATTILA.
-
- Toujours Ildione, et jamais Attila! 1175
-
- HONORIE.
-
- Si vous me préférez, Seigneur, punissez-la:
- Prenez mes intérêts, et pressez votre flamme
- De remettre en honneur le nom de votre femme.
- Ildione le traite avec trop de mépris;
- Souffrez-en de pareils, ou rendez-lui son prix. 1180
- A quel droit voulez-vous qu'un tel manque d'estime,
- S'il est gloire pour elle, en moi devienne un crime;
- Qu'après que nos refus ont tous deux éclaté,
- Le mien soit punissable où le sien est flatté;
- Qu'elle brave à vos yeux ce qu'il faut que je craigne,
- Et qu'elle me condamne à ce qu'elle dédaigne?
-
- ATTILA.
-
- Pour vous justifier mes ordres et mes vœux,
- Je croyois qu'il suffît d'un simple: «Je le veux;»
- Mais voyez, puisqu'il faut mettre tout en balance,
- D'Ildione et de vous qui m'oblige ou m'offense. 1190
- Quand son refus me sert, le vôtre me trahit;
- Il veut me commander, quand le sien m'obéit:
- L'un est plein de respect, l'autre est gonflé d'audace;
- Le vôtre me fait honte, et le sien me fait grâce.
- Faut-il après cela qu'aux dépens de son sang 1195
- Je mérite l'honneur de vous mettre en mon rang?
-
- HONORIE.
-
- Ne peut-on se venger à moins qu'on assassine[160]?
- Je ne veux point sa mort, ni même sa ruine:
- Il est des châtiments plus justes et plus doux,
- Qui l'empêcheroient mieux de triompher de nous. 1200
- Je dis de nous, Seigneur, car l'offense est commune,
- Et ce que vous m'offrez des deux n'en feroit qu'une.
- Ildione, pour prix de son manque de foi,
- Dispose arrogamment et de vous et de moi!
- Pour prix de la hauteur dont elle m'a bravée, 1205
- A son heureux amant sa main est réservée,
- Avec qui, satisfaite, elle goûte l'appas
- De m'ôter ce que j'aime, et me mettre en vos bras!
-
- ATTILA.
-
- Quel est-il, cet amant?
-
- HONORIE.
-
- Ignorez-vous encore
- Qu'elle adore Ardaric, et qu'Ardaric l'adore? 1210
-
- ATTILA.
-
- Qu'on m'amène Ardaric. Mais de qui savez-vous....
-
- HONORIE.
-
- C'est une vision de mes soupçons jaloux;
- J'en suis mal éclaircie, et votre orgueil l'avoue,
- Et quand elle me brave, et quand elle vous joue;
- Même, s'il faut vous croire, on ne vous sert pas mal
- Alors qu'on vous dédaigne en faveur d'un rival.
-
- ATTILA.
-
- D'Ardaric et de moi telle est la différence,
- Qu'elle en punit assez la folle préférence.
-
- HONORIE.
-
- Quoi? s'il peut moins que vous, ne lui volez-vous pas
- Ce pouvoir usurpé sur ses propres soldats? 1220
- Un véritable roi qu'opprime un sort contraire,
- Tout opprimé qu'il est, garde son caractère;
- Ce nom lui reste entier sous les plus dures lois:
- Il est dans les fers même égal aux plus grands rois;
- Et la main d'Ardaric suffit à ma rivale 1225
- Pour lui donner plein droit de me traiter d'égale.
- Si vous voulez punir l'affront qu'elle nous fait,
- Réduisez-la, Seigneur, à l'hymen d'un sujet.
- Ne cherchez point pour elle une plus dure peine
- Que de voir votre femme être sa souveraine; 1230
- Et je pourrai moi-même alors vous demander
- Le droit de m'en servir et de lui commander.
-
- ATTILA.
-
- Madame, je saurai lui trouver un supplice.
- Agréez cependant pour vous même justice;
- Et s'il faut un sujet à qui dédaigne un roi, 1235
- Choisissez dans une heure, ou d'Octar, ou de moi.
-
- HONORIE.
-
- D'Octar, ou....
-
- ATTILA.
-
- Les grands cœurs parlent avec franchise,
- C'est une vérité que vous m'avez apprise[161]:
- Songez donc sans murmure à cet illustre choix,
- Et remerciez-moi de suivre ainsi vos lois[162]. 1240
-
- HONORIE.
-
- Me proposer Octar!
-
- ATTILA.
-
- Qu'y trouvez-vous à dire?
- Seroit-il à vos yeux indigne de l'empire?
- S'il est né sans couronne et n'eut jamais d'États,
- On monte à ce grand trône encor d'un lieu plus bas.
- On a vu des Césars, et même des plus braves, 1245
- Qui sortoient d'artisans, de bandoliers[163], d'esclaves;
- Le temps et leurs vertus les ont rendus fameux,
- Et notre cher Octar a des vertus comme eux.
-
- HONORIE.
-
- Va, ne me tourne point Octar en ridicule:
- Ma gloire pourroit bien l'accepter sans scrupule, 1250
- Tyran, et tu devrois du moins te souvenir
- Que s'il n'en est pas digne, il peut le devenir.
- Au défaut d'un beau sang, il est de grands services,
- Il est des vœux soumis, il est des sacrifices,
- Il est de glorieux et surprenants effets, 1255
- Des vertus de héros, et même des forfaits.
- L'exemple y peut beaucoup. Instruit par tes maximes,
- Il s'est fait de ton ordre une habitude aux crimes:
- Comme ta créature, il doit te ressembler.
- Quand je l'enhardirai, commence de trembler: 1260
- Ta vie est en mes mains, dès qu'il voudra me plaire,
- Et rien n'est sûr pour toi, si je veux qu'il espère.
- Ton rival entre, adieu: délibère avec lui
- Si ce cher Octar m'aime, ou sera ton appui.
-
-
-SCÈNE IV.
-
-ATTILA, ARDARIC.
-
- ATTILA.
-
- Seigneur, sur ce grand choix je cesse d'être en peine:
- J'épouse dès ce soir la princesse romaine,
- Et n'ai plus qu'à prévoir à qui plus sûrement
- Je puis confier l'autre et son ressentiment.
- Le roi des Bourguignons, par ambassade expresse,
- Pour Sigismond[164], son fils, vouloit cette princesse; 1270
- Mais nos ambassadeurs furent mieux écoutés.
- Pourroit-il nous donner toutes nos sûretés?
-
- ARDARIC.
-
- Son État sert de borne à ceux de Mérouée;
- La partie entre eux deux seroit bientôt nouée;
- Et vous verriez armer d'une pareille ardeur 1275
- Un mari pour sa femme, un frère pour sa sœur:
- L'union en seroit trop facile et trop grande.
-
- ATTILA.
-
- Celui des Visigoths faisoit même demande.
- Comme de Mérouée il est plus écarté,
- Leur union auroit moins de facilité: 1280
- Le Bourguignon d'ailleurs sépare leurs provinces,
- Et serviroit pour nous de barre à ces deux princes.
-
- ARDARIC.
-
- Oui; mais bientôt lui-même entre eux deux écrasé
- Leur feroit à se joindre un chemin trop aisé;
- Et ces deux rois, par là maîtres de la contrée, 1285
- D'autant plus fortement en défendroient[165] l'entrée,
- Qu'ils auroient plus à perdre, et qu'un juste courroux
- N'auroit plus tant de chefs à liguer contre vous.
- La princesse Ildione est orgueilleuse et belle;
- Il lui faut un mari qui réponde mieux d'elle, 1290
- Dont tous les intérêts aux vôtres soient soumis,
- Et ne le pas choisir parmi vos ennemis.
- D'une fière beauté la haine opiniâtre
- Donne à ce qu'elle hait jusqu'au bout à combattre;
- Et pour peu que la veuille écouter un époux.... 1295
-
- ATTILA.
-
- Il lui faut donc, Seigneur, ou Valamir, ou vous.
- La pourriez-vous aimer? parlez sans flatterie.
- J'apprends que Valamir est aimé d'Honorie;
- Il peut de mon hymen concevoir quelque ennui,
- Et je m'assurerois sur vous plus que sur lui. 1300
-
- ARDARIC.
-
- C'est m'honorer, Seigneur, de trop de confiance.
-
- ATTILA.
-
- Parlez donc, pourriez-vous goûter cette alliance?
-
- ARDARIC.
-
- Vous savez que vous plaire est mon plus cher souci.
-
- ATTILA.
-
- Qu'on cherche la Princesse, et qu'on l'amène ici:
- Je veux que de ma main vous receviez la sienne. 1305
- Mais dites-moi, de grâce, attendant qu'elle vienne,
- Par où me voulez-vous assurer votre foi?
- Et que seriez-vous prêt d'entreprendre pour moi?
- Car enfin elle est belle, elle peut tout séduire,
- Et vous forcer vous-même à me vouloir détruire. 1310
-
- ARDARIC.
-
- Faut-il vous immoler l'orgueil de Torrismond[166]?
- Faut-il teindre l'Arar[167] du sang de Sigismond?
- Faut-il mettre à vos pieds et l'un et l'autre trône?
-
- ATTILA.
-
- Ne dissimulez point, vous aimez Ildione,
- Et proposez bien moins ces glorieux travaux 1315
- Contre mes ennemis que contre vos rivaux.
- Ce prompt emportement et ces subites haines
- Sont d'un amour jaloux les preuves trop certaines:
- Les soins de cet amour font ceux de ma grandeur;
- Et si vous n'aimiez pas, vous auriez moins d'ardeur. 1320
- Voyez comme un rival est soudain haïssable,
- Comme vers notre amour ce nom le rend coupable,
- Comme sa perte est juste encor qu'il n'ose rien;
- Et sans aller si loin, délivrez-moi du mien.
- Différez à punir une offense incertaine, 1325
- Et servez ma colère avant que votre haine.
- Seroit-il sûr pour moi d'exposer ma bonté
- A tous les attentats d'un amant supplanté?
- Vous-même pourriez-vous épouser une femme,
- Et laisser à ses yeux le maître de son âme? 1330
-
- ARDARIC.
-
- S'il étoit trop à craindre, il faudroit l'en bannir.
-
- ATTILA.
-
- Quand il est trop à craindre, il faut le prévenir.
- C'est un roi dont les gens, mêlés parmi les nôtres,
- Feroient accompagner son exil de trop d'autres,
- Qu'on verroit s'opposer aux soins que nous prendrons,
- Et de nos ennemis grossir les escadrons.
-
- ARDARIC.
-
- Est-ce un crime pour lui qu'une douce espérance
- Que vous pourriez ailleurs porter la préférence?
-
- ATTILA.
-
- Oui, pour lui, pour vous-même, et pour tout autre roi,
- C'en est un que prétendre en même lieu que moi. 1340
- S'emparer d'un esprit dont la foi m'est promise,
- C'est surprendre une place entre mes mains remise;
- Et vous ne seriez pas moins coupable que lui,
- Si je ne vous voyois d'un autre œil aujourd'hui.
- A des crimes pareils j'ai dû même justice, 1345
- Et ne choisis pour vous qu'un amoureux supplice.
- Pour un si cher objet que je mets en vos bras,
- Est-ce un prix excessif qu'un si juste trépas?
-
- ARDARIC.
-
- Mais c'est déshonorer, Seigneur, votre hyménée
- Que vouloir d'un tel sang en marquer la journée. 1350
-
- ATTILA.
-
- Est-il plus grand honneur que de voir en mon choix
- Qui je veux à ma flamme immoler de deux rois,
- Et que du sacrifice où s'expiera leur crime,
- L'un d'eux soit le ministre, et l'autre la victime?
- Si vous n'osez par là satisfaire vos feux, 1355
- Craignez que Valamir ne soit moins scrupuleux,
- Qu'il ne s'impute pas à tant de barbarie
- D'accepter à ce prix son illustre Honorie,
- Et n'ait aucune horreur de ses vœux les plus doux,
- Si leur entier succès ne lui coûte que vous; 1360
- Car je puis épouser encor votre princesse,
- Et détourner vers lui l'effort de ma tendresse.
-
-
-SCÈNE V.
-
-ATTILA, ARDARIC, ILDIONE.
-
- ATTILA, à Ildione.
-
- Vos refus obligeants ont daigné m'ordonner
- De consulter vos vœux avant que vous donner[168];
- Je m'en fais une loi. Dites-moi donc, Madame, 1365
- Votre cœur d'Ardaric agréeroit-il la flamme?
-
- ILDIONE.
-
- C'est à moi d'obéir, si vous le souhaitez;
- Mais, Seigneur....
-
- ATTILA.
-
- Il y fait quelques difficultés;
- Mais je sais que sur lui vous êtes absolue.
- Achevez d'y porter son âme irrésolue, 1370
- Afin que dans une heure, au milieu de ma cour,
- Votre hymen et le mien couronnent ce grand jour.
-
-
-SCÈNE VI.
-
-ARDARIC, ILDIONE.
-
- ILDIONE.
-
- D'où viennent ces soupirs? d'où naît cette tristesse?
- Est-ce que la surprise étonne l'allégresse,
- Qu'elle en suspend l'effet pour le mieux signaler, 1375
- Et qu'aux yeux du tyran il faut dissimuler?
- Il est parti, Seigneur; souffrez que votre joie,
- Souffrez que son excès tout entier se déploie,
- Qu'il fasse voir aux miens celui de votre amour.
-
- ARDARIC.
-
- Vous allez soupirer, Madame, à votre tour, 1380
- A moins que votre cœur malgré vous se prépare
- A n'avoir rien d'humain non plus que ce barbare.
- Il me choisit pour vous; c'est un honneur bien grand,
- Mais qui doit faire horreur par le prix qu'il le vend.
- A recevoir ma main pourrez-vous être prête, 1385
- S'il faut qu'à Valamir il en coûte la tête?
-
- ILDIONE.
-
- Quoi? Seigneur!
-
- ARDARIC.
-
- Attendez à vous en étonner
- Que vous sachiez la main qui doit l'assassiner.
- C'est à cet attentat la mienne qu'il destine,
- Madame.
-
- ILDIONE.
-
- C'est par vous, Seigneur, qu'il l'assassine!
-
- ARDARIC.
-
- Il me fait son bourreau pour perdre un autre roi
- A qui fait sa fureur la même offre qu'à moi.
- Aux dépens de sa tête il veut qu'on vous obtienne;
- Ou lui donne Honorie aux dépens de la mienne:
- Sa cruelle faveur m'en a laissé le choix. 1395
-
- ILDIONE.
-
- Quel crime voit sa rage à punir en deux rois?
-
- ARDARIC.
-
- Le crime de tous deux, c'est d'aimer deux princesses,
- C'est d'avoir mieux que lui mérité leurs tendresses.
- De vos bontés pour nous il nous fait un malheur,
- Et d'un sujet de joie un excès de douleur. 1400
-
- ILDIONE.
-
- Est-il orgueil plus lâche, ou lâcheté plus noire?
- Il veut que je vous coûte ou la vie ou la gloire,
- Et serve de prétexte au choix infortuné
- D'assassiner vous-même ou d'être assassiné!
- Il vous offre ma main comme un bonheur insigne, 1405
- Mais à condition de vous en rendre indigne;
- Et si vous refusez par là de m'acquérir,
- Vous ne sauriez vous-même éviter de périr!
-
- ARDARIC.
-
- Il est beau de périr pour éviter un crime:
- Quand on meurt pour sa gloire, on revit dans l'estime;
- Et triompher ainsi du plus rigoureux sort,
- C'est s'immortaliser par une illustre mort.
-
- ILDIONE.
-
- Cette immortalité qui triomphe en idée
- Veut être, pour charmer, de plus loin regardée;
- Et quand à notre amour ce triomphe est fatal, 1415
- La gloire qui le suit nous en console mal.
-
- ARDARIC.
-
- Vous vengerez ma mort; et mon âme ravie....
-
- ILDIONE.
-
- Ah! venger une mort n'est pas rendre une vie:
- Le tyran immolé me laisse mes malheurs;
- Et son sang répandu ne tarit pas mes pleurs. 1420
-
- ARDARIC.
-
- Pour sauver une vie, après tout périssable,
- En rendrois-je le reste infâme et détestable?
- Et ne vaut-il pas mieux assouvir sa fureur,
- Et mériter vos pleurs, que de vous faire horreur?
-
- ILDIONE.
-
- Vous m'en feriez sans doute, après cette infamie, 1425
- Assez pour vous traiter en mortelle ennemie;
- Mais souvent la fortune a d'heureux changements
- Qui président sans nous aux grands événements.
- Le ciel n'est pas toujours aux méchants si propice:
- Après tant d'indulgence, il a de la justice. 1430
- Parlez à Valamir, et voyez avec lui
- S'il n'est aucun remède à ce mortel ennui.
-
- ARDARIC.
-
- Madame....
-
- ILDIONE.
-
- Allez, Seigneur: nos maux et le temps pressent,
- Et les mêmes périls tous deux vous intéressent.
-
- ARDARIC.
-
- J'y vais; mais en l'état qu'est son sort et le mien, 1435
- Nous nous plaindrons ensemble et ne résoudrons rien.
-
-
-SCÈNE VII.
-
-ILDIONE[169].
-
- Trêve, mes tristes yeux, trêve aujourd'hui de larmes!
- Armez contre un tyran vos plus dangereux charmes:
- Voyez si de nouveau vous le pourrez dompter,
- Et renverser sur lui ce qu'il ose attenter. 1440
- Reprenez en son cœur votre place usurpée,
- Ramenez à l'autel ma victime échappée,
- Rappelez ce courroux que son choix incertain
- En faveur de ma flamme allumoit dans mon sein.
- Que tout semble facile en cette incertitude! 1445
- Mais qu'à l'exécuter tout est pénible et rude!
- Et qu'aisément le sexe oppose à sa fierté
- Sa douceur naturelle et sa timidité!
- Quoi? ne donner ma foi que pour être perfide!
- N'accepter un époux que pour un parricide! 1450
- Ciel, qui me vois frémir à ce nom seul d'époux,
- Ou rends-moi plus barbare, ou mon tyran plus doux[170]!
-
-
-FIN DU QUATRIÈME ACTE.
-
- [157] C'est la hâblerie du Matamore prise au sérieux.
- Voyez _l'Illusion comique_, vers 233 (tome II, p. 447).
-
- [158] _Bellorum quidem amator, sed ipse manu temperans._
- (Jornandès, _de Getarum rebus gestis_, chapitre XXXV.) Voyez
- ci-dessus, p. 103 et la note 83.
-
- [159] L'édition de 1692 porte _quelle insulte_, au
- féminin. Plus haut, au vers 424, p. 125, elle avait laissé ce mot
- au masculin. Voltaire a mis le féminin aux deux endroits.
-
- [160] Tel est le texte de toutes les éditions anciennes,
- et même encore de celle de Voltaire (1764). Il est conforme à
- l'usage ordinaire de Corneille. Dans des éditions modernes on a
- ajouté _ne_: «à moins qu'on n'assassine.» Voyez le _Lexique_.
-
- [161] Voyez ci-dessus, acte III, scène IV, vers 1069 et
- 1070.
-
- [162] _Var._ Et me remerciez de suivre ainsi vos lois.
- (1668, édition originale.)
-
- [163] _Bandolier_, _bandoulier_, de l'espagnol
- _bandolero_, «voleur de campagne, qui vole en troupe et avec
- armes à feu.» (_Dictionnaire de Furetière._) Voyez le
- _Lexique_.--L'empereur Philippe, dit l'Arabe, était fils d'un
- chef de brigands; Dioclétien était, selon les uns, l'affranchi
- d'un sénateur, selon d'autres le fils d'un greffier; Galère avait
- été berger, etc.
-
- [164] Il est parlé de Sigismond roi des Bourguignons au
- chapitre LVIII de Jornandès.
-
- [165] Il y a le futur, _défendront_, dans l'édition de
- 1682.
-
- [166] Torrismond, ou plutôt _Thorismond_, un des
- vainqueurs d'Attila dans la bataille des Champs catalauniques,
- était fils et successeur de Théodoric, roi des Visigoths, qui
- périt dans cette bataille.
-
- [167] Voyez ci-dessus, p. 117, note 116.
-
- [168] Voyez acte III, scène II, vers 920.
-
- [169] Dans l'édition de Voltaire (1764): ILDIONE,
- _seule_.
-
- [170] Voyez ci-dessus, p. 104, et p. 137, vers 693-704.
-
-
-
-
-ACTE V.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-ARDARIC, VALAMIR.
-
-(Ils n'ont point d'épée l'un ni l'autre[171].)
-
- ARDARIC.
-
- Seigneur, vos devins seuls ont causé notre perte:
- Par eux à tous nos maux la porte s'est ouverte;
- Et l'infidèle appas de leur prédiction 1455
- A jeté trop d'amorce à notre ambition[172].
- C'est de là qu'est venu cet amour politique
- Que prend pour attentat un orgueil tyrannique.
- Sans le flatteur espoir d'un avenir si doux,
- Honorie auroit eu moins de charmes pour vous. 1460
- C'est par là que vos yeux la trouvent adorable,
- Et que vous faites naître un amour véritable,
- Qui l'attachant à vous excite des fureurs
- Que vous voyez passer aux dernières horreurs.
- A moins que je vous perde, il faut que je périsse; 1465
- On vous fait même grâce, ou pareille injustice:
- Ainsi vos seuls devins nous forcent de périr,
- Et ce sont tous les droits qu'ils vous font acquérir.
-
- VALAMIR.
-
- Je viens de les quitter; et loin de s'en dédire,
- Ils assurent ma race encor du même empire. 1470
- Ils savent qu'Attila s'aigrit au dernier point,
- Et ses emportements ne les émeuvent point;
- Quelque loi qu'il nous fasse, ils sont inébranlables:
- Le ciel en a donné des arrêts immuables;
- Rien n'en rompra l'effet; et Rome aura pour roi 1475
- Ce grand Théodoric qui doit sortir de moi[173].
-
- ARDARIC.
-
- Ils veulent donc, Seigneur, qu'aux dépens de ma tête
- Vos mains à ce héros préparent sa conquête?
-
- VALAMIR.
-
- Seigneur, c'est m'offenser encor plus qu'Attila.
-
- ARDARIC.
-
- Par où lui pouvez-vous échapper que par là? 1480
- Pouvez-vous que par là posséder Honorie?
- Et d'où naîtra ce fils, si vous perdez la vie?
-
- VALAMIR.
-
- Je me vois comme vous aux portes du trépas;
- Mais j'espère, après tout, ce que je n'entends pas.
-
-
-SCÈNE II.
-
-ARDARIC, VALAMIR, HONORIE.
-
- HONORIE.
-
- Savez-vous d'Attila jusqu'où va la furie, 1485
- Princes, et quelle en est l'affreuse barbarie?
- Cette offre qu'il vous fait d'en rendre l'un heureux
- N'est qu'un piége qu'il tend pour vous perdre tous deux.
- Il veut, sous cet espoir qu'il donne à l'un et l'autre,
- Votre sang de sa main, ou le sien de la vôtre; 1490
- Mais qui le serviroit seroit bientôt livré
- Aux troupes de celui qu'il auroit massacré;
- Et par le désaveu de cette obéissance
- Ce tigre assouviroit sa rage et leur vengeance.
- Octar aime Flavie, et l'en vient d'avertir. 1495
-
- VALAMIR.
-
- Euric[174], son lieutenant, ne fait que de sortir:
- Le tyran soupçonneux, qui craint ce qu'il mérite,
- A pour nous désarmer choisi ce satellite;
- Et comme avec justice il nous croit irrités,
- Pour nous parler encore il prend ses sûretés. 1500
- Pour peu qu'il eût tardé, nous allions dans sa tente
- Surprendre et prévenir sa plus barbare attente,
- Tandis qu'il nous laissoit encor la liberté
- D'y porter l'un et l'autre une épée au côté.
- Il promet à tous deux de nous la faire rendre, 1505
- Dès qu'il saura de nous ce qu'il en doit attendre,
- Quel est notre dessein, ou pour en mieux parler,
- Dès que nous résoudrons de nous entr'immoler.
- Cependant il réduit à l'entière impuissance
- Ce noble désespoir qui punit par avance[175], 1510
- Et qui se faisant droit avant que de mourir,
- Croit que se perdre ainsi, c'est un peu moins périr;
- Car nous aurions péri par les mains de sa garde;
- Mais la mort est plus belle alors qu'on la hasarde.
-
- HONORIE.
-
- Il vient, Seigneur.
-
-
-SCÈNE III.
-
-ATTILA, VALAMIR, ARDARIC, HONORIE, OCTAR.
-
- ATTILA.
-
- Eh bien! mes illustres amis, 1515
- Contre mes grands rivaux quel espoir m'est permis?
- Pas un n'a-t-il pour soi la digne complaisance
- D'acquérir sa princesse en perdant qui m'offense?
- Quoi? l'amour, l'amitié, tout va d'un froid égal!
- Pas un ne m'aime assez pour haïr mon rival! 1520
- Pas un de son objet n'a l'âme assez ravie
- Pour vouloir être heureux aux dépens d'une vie!
- Quels amis! quels amants! et quelle dureté!
- Daignez, daignez du moins la mettre en sûreté:
- Si ces deux intérêts n'ont rien qui la fléchisse, 1525
- Que l'horreur de mourir, à leur défaut, agisse;
- Et si vous n'écoutez l'amitié ni l'amour,
- Faites un noble effort pour conserver le jour.
-
- VALAMIR.
-
- A l'inhumanité joindre la raillerie,
- C'est à son dernier point porter la barbarie. 1530
- Après l'assassinat d'un frère et de six rois,
- Notre tour est venu de subir mêmes lois;
- Et nous méritons bien les plus cruels supplices
- De nous être exposés aux mêmes sacrifices,
- D'en avoir pu souffrir chaque jour de nouveaux. 1535
- Punissez, vengez-vous, mais cherchez des bourreaux;
- Et si vous êtes roi, songez que nous le sommes.
-
- ATTILA.
-
- Vous? devant Attila vous n'êtes que deux hommes;
- Et dès qu'il m'aura plu d'abattre votre orgueil,
- Vos têtes pour tomber n'attendront qu'un coup d'œil.
- Je fais grâce à tous deux de n'en demander qu'une:
- Faites-en décider l'épée et la fortune;
- Et qui succombera du moins tiendra de moi
- L'honneur de ne périr que par la main d'un roi.
- Nobles gladiateurs, dont ma colère apprête 1545
- Le spectacle pompeux à cette grande fête,
- Montrez, montrez un cœur enfin digne du rang.
-
- ARDARIC.
-
- Votre main est plus faite à verser de tel sang;
- C'est lui faire un affront que d'emprunter les nôtres.
-
- ATTILA.
-
- Pour me faire justice il s'en trouvera d'autres; 1550
- Mais si vous renoncez aux objets de vos vœux,
- Le refus d'une tête en pourra coûter deux.
- Je révoque ma grâce, et veux bien que vos crimes
- De deux rois mes rivaux me fassent deux victimes;
- Et ces rares objets si peu dignes de moi 1555
- Seront le digne prix de cet illustre emploi.
-
- (A Ardaric.)
-
- De celui de vos feux je ferai la conquête
- De quiconque à mes pieds abattra votre tête.
-
- (A Honorie.)
-
- Et comme vous paierez celle de Valamir,
- Nous aurons à ce prix des bourreaux à choisir; 1560
- Et pour nouveau supplice à de si belles flammes,
- Ce choix ne tombera que sur les plus infâmes.
-
- HONORIE.
-
- Tu pourrois être lâche et cruel jusque-là!
-
- ATTILA.
-
- Encor plus, s'il le faut, mais toujours Attila,
- Toujours l'heureux objet de la haine publique, 1565
- Fidèle au grand dépôt du pouvoir tyrannique,
- Toujours....
-
- HONORIE.
-
- Achève, et dis que tu veux en tout lieu
- Être l'effroi du monde, et le fléau de Dieu[176].
- Étale insolemment l'épouvantable image
- De ces fleuves de sang où se baignoit ta rage. 1570
- Fais voir....
-
- ATTILA.
-
- Que vous perdez de mots injurieux
- A me faire un reproche et doux et glorieux!
- Ce dieu dont vous parlez, de temps en temps sévère,
- Ne s'arme pas toujours de toute sa colère;
- Mais quand à sa fureur il livre l'univers, 1575
- Elle a pour chaque temps des déluges divers.
- Jadis, de toutes parts faisant regorger l'onde,
- Sous un déluge d'eaux il abîma le monde;
- Sa main tient en réserve un déluge de feux
- Pour le dernier moment de nos derniers neveux; 1580
- Et mon bras, dont il fait aujourd'hui son tonnerre,
- D'un déluge de sang couvre pour lui la terre.
-
- HONORIE.
-
- Lorsque par les tyrans il punit les mortels,
- Il réserve sa foudre à ces grands criminels,
- Qu'il donne pour supplice à toute la nature, 1585
- Jusqu'à ce que leur rage ait comblé la mesure.
- Peut-être qu'il prépare en ce même moment
- A de si noirs forfaits l'éclat du châtiment,
- Qu'alors que ta fureur à nous perdre s'apprête,
- Il tient le bras levé pour te briser la tête, 1590
- Et veut qu'un grand exemple oblige de trembler
- Quiconque désormais t'osera ressembler.
-
- ATTILA.
-
- Eh bien! en attendant ce changement sinistre,
- J'oserai jusqu'au bout lui servir de ministre,
- Et faire exécuter toutes ses volontés 1595
- Sur vous et sur des rois contre moi révoltés.
- Par des crimes nouveaux je punirai les vôtres,
- Et mon tour à périr ne viendra qu'après d'autres.
-
- HONORIE.
-
- Ton sang, qui chaque jour, à longs flots distillés[177],
- S'échappe vers ton frère et six rois immolés, 1600
- Te diroit-il trop bas que leurs ombres t'appellent?
- Faut-il que ces avis par moi se renouvellent?
- Vois, vois couler ce sang qui te vient avertir,
- Tyran, que pour les joindre il faut bientôt partir.
-
- ATTILA.
-
- Ce n'est rien; et pour moi s'il n'est point d'autre foudre,
- J'aurai pour ce départ du temps à m'y résoudre.
- D'autres vous envoiroient[178] leur frayer le chemin;
- Mais j'en laisserai faire à votre grand destin,
- Et trouverai pour vous quelques autres vengeances,
- Quand l'humeur me prendra de punir tant d'offenses.
-
-
-SCÈNE IV.
-
-ATTILA, VALAMIR, ARDARIC, HONORIE, ILDIONE, OCTAR.
-
- ATTILA, à Ildione.
-
- Où venez-vous, Madame, et qui vous enhardit
- A vouloir voir ma mort qu'ici l'on me prédit?
- Venez-vous de deux rois soutenir la querelle,
- Vous révolter comme eux, me foudroyer comme elle,
- Ou mendier l'appui de mon juste courroux 1615
- Contre votre Ardaric qui ne veut plus de vous?
-
- ILDIONE.
-
- Il n'en mériteroit ni l'amour ni l'estime,
- S'il osoit espérer m'acquérir par un crime.
- D'un si juste refus j'ai de quoi me louer,
- Et ne viens pas ici pour l'en désavouer. 1620
- Non, Seigneur: c'est du mien que j'y viens me dédire,
- Rendre à mes yeux sur vous leur souverain empire,
- Rattacher, réunir votre vouloir au mien,
- Et reprendre un pouvoir dont vous n'usez pas bien.
- Seigneur, est-ce là donc cette reconnoissance 1625
- Si hautement promise à mon obéissance?
- J'ai quitté tous les miens sous l'espoir d'être à vous;
- Par votre ordre mon cœur quitte un espoir si doux,
- Je me réduis au choix qu'il vous a plu me faire,
- Et votre ordre le met hors d'état de me plaire! 1630
- Mon respect qui me livre aux vœux d'un autre roi
- N'y voit pour lui qu'opprobre, et que honte pour moi!
- Rendez, rendez-le-moi, cet empire suprême
- Qui ne vous laissoit plus disposer de vous-même:
- Rendez toute votre âme à son premier souhait, 1635
- Recevez qui vous aime, et fuyez qui vous hait.
- Honorie a ses droits; mais celui de vous plaire
- N'est pas, vous le savez, un droit imaginaire;
- Et pour vous appuyer, Mérouée a des bras
- Qui font taire les droits quand il faut des combats. 1640
-
- ATTILA.
-
- Non, je ne puis plus voir cette ingrate Honorie
- Qu'avec la même horreur qu'on voit une furie;
- Et tout ce que le ciel a formé de plus doux,
- Tout ce qu'il peut de mieux, je crois le voir en vous;
- Mais dans votre cœur même un autre amour murmure,
- Lorsque....
-
- ILDIONE.
-
- Vous pourriez croire une telle imposture!
- Qu'ai-je dit? qu'ai-je fait que de vous obéir?
- Et par où jusque-là m'aurois-je pu trahir?
-
- ATTILA.
-
- Ardaric est pour vous un époux adorable.
-
- ILDIONE.
-
- Votre main lui donnoit ce qu'il avoit d'aimable; 1650
- Et je ne l'ai tantôt accepté pour époux
- Que par cet ordre exprès que j'ai reçu de vous.
- Vous aviez déjà vu qu'en dépit de ma flamme,
- Pour vous faire empereur....
-
- ATTILA.
-
- Vous me trompez, Madame;
- Mais l'amour par vos yeux me sait si bien dompter, 1655
- Que je ferme les miens pour n'y plus résister.
- N'abusez pas pourtant d'un si puissant empire:
- Songez qu'il est encor d'autres biens où j'aspire,
- Que la vengeance est douce aussi bien que l'amour;
- Et laissez-moi pouvoir quelque chose à mon tour. 1660
-
- ILDIONE.
-
- Seigneur, ensanglanter cette illustre journée!
- Grâce, grâce du moins jusqu'après l'hyménée.
- A son heureux flambeau souffrez un pur éclat,
- Et laissez pour demain les maximes d'État.
-
- ATTILA.
-
- Vous le voulez, Madame, il faut vous satisfaire; 1665
- Mais ce n'est que grossir d'autant plus ma colère;
- Et ce que par votre ordre elle perd de moments
- Enfle l'avidité de mes ressentiments.
-
- HONORIE.
-
- Voyez, voyez plutôt, par votre exemple même,
- Seigneur, jusqu'où s'aveugle un grand cœur quand il aime:
- Voyez jusqu'où l'amour, qui vous ferme les yeux,
- Force et dompte les rois qui résistent le mieux,
- Quel empire il se fait sur l'âme la plus fière;
- Et si vous avez vu la mienne trop altière,
- Voyez ce même amour immoler pleinement 1675
- Son orgueil le plus juste au salut d'un amant,
- Et toute sa fierté dans mes larmes éteinte
- Descendre à la prière et céder à la crainte.
- Avoir su jusque-là réduire mon courroux,
- Vous doit être, Seigneur, un triomphe assez doux. 1680
- Que tant d'orgueil dompté suffise pour victime.
- Voudriez-vous traiter votre exemple de crime,
- Et quand vous adorez qui ne vous aime pas,
- D'un réciproque amour condamner les appas?
-
- ATTILA.
-
- Non, Princesse, il vaut mieux nous imiter l'un l'autre:
- Vous suivez mon exemple, et je suivrai le vôtre[179].
- Vous condamniez Madame à l'hymen d'un sujet;
- Remplissez au lieu d'elle un si juste projet.
- Je vous l'ai déjà dit; et mon respect fidèle
- A cette digne loi que vous faisiez pour elle, 1690
- N'ose prendre autre règle à punir vos mépris.
- Si Valamir vous plaît, sa vie est à ce prix:
- Disposez à ce prix d'une main qui m'est due.
- Octar, ne perdez pas la Princesse de vue.
- Vous, qui me commandez de vous donner ma foi,
- Madame, allons au temple; et vous, rois, suivez-moi.
-
-
-SCÈNE V.
-
-HONORIE, OCTAR.
-
- HONORIE.
-
- Tu le vois, pour toucher cet orgueilleux courage,
- J'ai pleuré, j'ai prié, j'ai tout mis en usage,
- Octar; et pour tout fruit de tant d'abaissement,
- Le barbare me traite encor plus fièrement. 1700
- S'il reste quelque espoir, c'est toi seul qu'il regarde.
- Prendras-tu bien ton temps? Tu commandes sa garde;
- La nuit et le sommeil vont tout mettre en ton choix;
- Et Flavie est le prix du salut de deux rois.
-
- OCTAR.
-
- Ah! Madame, Attila, depuis votre menace, 1705
- Met hors de mon pouvoir l'effet de cette audace.
- Ce défiant esprit n'agit plus maintenant,
- Dans toutes ses fureurs, que par mon lieutenant:
- C'est par lui qu'aux deux rois il fait ôter les armes,
- Et deux mots en son âme ont jeté tant d'alarmes, 1710
- Qu'exprès à votre suite il m'attache aujourd'hui,
- Pour m'ôter tout moyen de m'approcher de lui.
- Pour peu que je vous quitte il y va de ma vie,
- Et s'il peut découvrir que j'adore Flavie....
-
- HONORIE.
-
- Il le saura de moi, si tu ne veux agir, 1715
- Infâme, qui t'en peux excuser sans rougir:
- Si tu veux vivre encor, va, cherche du courage.
- Tu vois ce qu'à toute heure il immole à sa rage;
- Et ta vertu, qui craint de trop paroître au jour[180],
- Attend, les bras croisés, qu'il t'immole à son tour, 1720
- Fais périr, ou péris; préviens, lâche, ou succombe:
- Venge toute la terre, ou grossis l'hécatombe.
- Si ta gloire[181] sur toi, si l'amour ne peut rien,
- Meurs en traître, et du moins sers de victime au mien.
- Mais qui me rend, Seigneur, le bien de votre vue[182]?
-
-
-SCÈNE VI.
-
-VALAMIR, HONORIE, OCTAR.
-
- VALAMIR.
-
- L'impatient transport d'une joie imprévue:
- Notre tyran n'est plus.
-
- HONORIE.
-
- Il est mort?
-
- VALAMIR.
-
- Écoutez
- Comme enfin l'ont puni ses propres cruautés,
- Et comme heureusement le ciel vient de souscrire
- A ce que nos malheurs vous ont fait lui prédire[183]. 1730
- A peine sortions-nous, pleins de trouble et d'horreur,
- Qu'Attila recommence à saigner de fureur,
- Mais avec abondance; et le sang qui bouillonne
- Forme un si gros torrent, que lui-même il s'étonne.
- Tout surpris qu'il en est: «S'il ne veut s'arrêter, 1735
- Dit-il, on me paiera ce qu'il m'en va coûter.»
- Il demeure à ces mots sans parole, sans force;
- Tous ses sens d'avec lui font un soudain divorce:
- Sa gorge enfle, et du sang dont le cours s'épaissit
- Le passage se ferme, ou du moins s'étrécit[184]. 1740
- De ce sang renfermé la vapeur en furie
- Semble avoir étouffé sa colère et sa vie;
- Et déjà de son front la funeste pâleur
- N'opposoit à la mort qu'un reste de chaleur,
- Lorsqu'une illusion lui présente son frère, 1745
- Et lui rend tout d'un coup la vie et la colère:
- Il croit le voir suivi des ombres de six rois,
- Qu'il se veut immoler une seconde fois;
- Mais ce retour si prompt de sa plus noire audace
- N'est qu'un dernier effort de la nature lasse, 1750
- Qui prête à succomber sous la mort qui l'atteint,
- Jette un plus vif éclat, et tout d'un coup s'éteint.
- C'est en vain qu'il fulmine à cette affreuse vue:
- Sa rage qui renaît en même temps le tue.
- L'impétueuse ardeur de ces transports nouveaux 1755
- A son sang prisonnier ouvre tous les canaux;
- Son élancement perce ou rompt toutes les veines,
- Et ces canaux ouverts sont autant de fontaines
- Par où l'âme et le sang se pressent de sortir,
- Pour terminer sa rage et nous en garantir. 1760
- Sa vie à longs ruisseaux se répand sur le sable;
- Chaque instant l'affoiblit, et chaque effort l'accable;
- Chaque pas rend justice au sang qu'il a versé,
- Et fait grâce à celui qu'il avoit menacé.
- Ce n'est plus qu'en sanglots qu'il dit ce qu'il croit dire;
- Il frissonne, il chancelle, il trébuche, il expire;
- Et sa fureur dernière, épuisant tant d'horreurs,
- Venge enfin l'univers de toutes ses fureurs.
-
-
-SCÈNE VII.
-
-ARDARIC, VALAMIR, HONORIE, ILDIONE, OCTAR.
-
- ARDARIC.
-
- Ce n'est pas tout, Seigneur; la haine générale,
- N'ayant plus à le craindre, avidement s'étale; 1770
- Tous brûlent de servir sous des ordres plus doux,
- Tous veulent à l'envi les recevoir de nous.
- Ce bonheur étonnant que le ciel nous renvoie
- De tant de nations fait la commune joie;
- La fin de nos périls en remplit tous les vœux, 1775
- Et pour être tous quatre au dernier point heureux,
- Nous n'avons plus qu'à voir notre flamme avouée
- Du souverain de Rome et du grand Mérouée:
- La princesse des Francs m'impose cette loi.
-
- HONORIE.
-
- Pour moi, je n'en ai plus à prendre que de moi. 1780
-
- ARDARIC.
-
- Ne perdons point de temps en ce retour d'affaires:
- Allons donner tous deux les ordres nécessaires,
- Remplir ce trône vide, et voir sous quelles lois
- Tant de peuples voudront nous recevoir pour rois[185].
-
- VALAMIR.
-
- Me le permettez-vous, Madame? et puis-je croire. 1785
- Que vous tiendrez enfin ma flamme à quelque gloire?
-
- HONORIE.
-
- Allez; et cependant assurez-vous, Seigneur,
- Que nos destins changés n'ont point changé mon cœur.
-
-
-FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
-
- [171] Dans Voltaire: «_ni l'un ni l'autre_.»
-
- [172] _Var._ A jeté trop d'amorce à votre ambition.
- (1668)
-
- [173] Voyez ci-dessus, p. 120, note 123.
-
- [174] C'est encore un nom emprunté à Jornandès. Dans son
- _Histoire des Goths_ (chapitre XLV), c'est celui du frère de
- Théodoric, roi des Visigoths, tué aux Champs catalauniques.
-
- [175] L'édition de Voltaire (1764) a ici une leçon qui
- altère le sens: «qu'il punit par avance.»
-
- [176] Voyez plus haut, p. 103, note 44.
-
- [177] _Sanguis, qui ci solite de naribus effluebat...._
- (Jornandès, _de Getarum rebus gestis_, chapitre XLIX.) Voyez
- ci-dessus, p. 105, note 93.
-
- [178] Ici Voltaire (1764), bien qu'il ait laissé
- ailleurs (au vers 833 par exemple) _envoyerez_, donne
- _enverroient_.
-
- [179] Après ce vers, l'édition de 1692 donne seule le
- jeu de scène suivant: _Il montre Ildione à Honorie_; et après le
- vers 1694, cette même édition ajoute: _à Ildione_.
-
- [180] L'édition originale porte _un jour_, pour _au
- jour_.
-
- [181] Voltaire a changé «ta gloire» en «la gloire.»
-
- [182] Dans l'édition de Voltaire (1764), ce vers,
- précédé des mots: HONORIE _à Valamir_, commence la scène VI.
-
- [183] Voyez ci-dessus, p. 174, vers 1599-1604.
-
- [184] Ce sont les mots déjà cités de Jornandès (_de
- Getarum rebus gestis_, chapitre XLIX): _Redundansque sanguis....
- dum consuetis meatibus impeditur.... eum exstinxit_.
-
- [185] Jornandès (_de Getarum rebus gestis_, chapitre L)
- rapporte que ce fut Ardaric qui le premier, après la mort
- d'Attila, se souleva contre son fils, et qui par sa défection
- délivra non-seulement sa propre nation, mais encore toutes les
- autres, qui étaient également opprimées.
-
-
-
-
- TITE ET BÉRÉNICE
-
- COMÉDIE HÉROÏQUE
-
- 1670
-
-
-
-
-NOTICE.
-
-
-«Henriette d'Angleterre[186], belle-sœur de Louis XIV, voulut,
-dit Voltaire dans la préface de son commentaire sur la _Bérénice_
-de Racine, que Racine et Corneille fissent chacun une tragédie
-des adieux de Titus et de Bérénice. Elle crut qu'une victoire
-obtenue sur l'amour le plus vrai et le plus tendre ennoblissait
-le sujet, et en cela elle ne se trompait pas; mais elle avait
-encore un intérêt secret à voir cette victoire représentée sur le
-théâtre: elle se ressouvenait des sentiments qu'elle avait eus
-longtemps pour Louis XIV, et du goût vif de ce prince pour elle.
-Le danger de cette passion, la crainte de mettre le trouble dans
-la famille royale, les noms de beau-frère et de belle-sœur,
-mirent un frein à leurs désirs; mais il resta toujours dans leurs
-cœurs une inclination secrète, toujours chère à l'un et à
-l'autre. Ce sont ces sentiments qu'elle voulut voir développés
-sur la scène, autant pour sa consolation que pour son amusement.
-Elle chargea le marquis de Dangeau, confident de ses amours avec
-le Roi, d'engager secrètement Corneille et Racine à travailler
-l'un et l'autre sur ce sujet, qui paraissait si peu fait pour la
-scène. Les deux pièces furent composées dans l'année 1670, sans
-qu'aucun des deux sût qu'il avait un rival[187].»
-
-Déjà, dans son _Siècle de Louis XIV_[188], Voltaire avait
-expliqué le caractère de cette liaison du Roi et de Madame, et
-marqué d'une manière plus précise quelle avait été l'intention de
-cette princesse, en imposant à nos deux plus grands poëtes
-tragiques une tâche si difficile et si dangereuse: «Il y eut
-d'abord entre Madame et le Roi beaucoup de ces coquetteries
-d'esprit et de cette intelligence secrète, qui se remarquèrent
-dans de petites fêtes souvent répétées. Le Roi lui envoyait des
-vers; elle y répondait. Il arriva que le même homme fut à la fois
-le confident du Roi et de Madame dans ce commerce ingénieux.
-C'était le marquis de Dangeau. Le Roi le chargeait d'écrire pour
-lui; et la princesse l'engageait à répondre au Roi. Il les servit
-ainsi tous deux, sans laisser soupçonner à l'un qu'il fût employé
-par l'autre; et ce fut une des causes de sa fortune. Cette
-intelligence jeta des alarmes dans la famille royale. Le Roi
-réduisit l'éclat de ce commerce à un fonds d'estime et d'amitié
-qui ne s'altéra jamais. Lorsque Madame fit depuis travailler
-Racine et Corneille à la tragédie de _Bérénice_, elle avait en
-vue, non-seulement la rupture du Roi avec la connétable
-Colonne[189], mais le frein qu'elle-même avait mis à son
-propre penchant, de peur qu'il ne devînt dangereux.»
-
-La malheureuse princesse ne devait pas assister à la lutte
-littéraire qu'elle s'était promis de juger. C'est le 30 juin 1670
-qu'elle fut frappée d'une mort inattendue, qui est demeurée un
-douloureux problème pour la science et pour l'histoire. Le 21
-août Bossuet faisait retentir les voûtes de Saint-Denis de
-l'éloquente oraison funèbre qui a gravé à jamais dans toutes les
-mémoires le vivant souvenir de Madame, et trois mois seulement
-plus tard les deux pièces qu'elle avait tout à la fois inspirées
-et commandées paraissaient sur le théâtre.
-
-Dans de telles circonstances, elles excitèrent une curiosité bien
-facile à comprendre; mais les armes étaient loin d'être égales
-entre les deux champions. Aux avantages réels et incontestables
-que Racine, par la nature de son talent, avait sur Corneille en
-un pareil sujet[190], le hasard ou l'habileté du jeune poëte et
-de ses amis en avaient ajouté d'autres. Racine, dont la pièce fut
-représentée à l'hôtel de Bourgogne, fut assez heureux pour voir
-le rôle de Titus rempli par Floridor, et celui de Bérénice par la
-Champmeslé; de plus sa tragédie jouée le 21 novembre, huit
-jours avant celle de Corneille, eut ainsi tout le temps de gagner
-à l'avance la faveur du public.
-
-Corneille, il est vrai, paraissait être plus avant que son
-concurrent dans les bonnes grâces de Robinet, qui dans ses
-_Lettres en vers_ évite de se prononcer sur la pièce de Racine,
-et se contente de louer la pompe du spectacle et le talent des
-acteurs. C'est d'une tout autre façon qu'il parle de l'ouvrage de
-Corneille. Il commence par l'annoncer avec fracas; passant en
-revue dans son numéro du 22 novembre les nouvelles du jour, il
-s'exprime de la sorte:
-
- La première en forme d'avis,
- Dont maints et maints seront ravis,
- Est que ce poëme de Corneille,
- Sa _Bérénice_ nompareille,
- Se donnera pour le certain,
- Le jour de vendredi prochain,
- Sur le théâtre de Molière.
- . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- J'ajoute encor brièvement
- Qu'on doit alternativement
- Jouer la grande _Bérénice_,
- Qu'on loue avec tant de justice,
- Et _le Gentilhomme bourgeois_.
-
-Toutefois le vendredi 28 novembre Robinet n'assista pas, comme on
-aurait pu le croire, à la première représentation de _Tite et
-Bérénice_. Il s'en explique ainsi dans son numéro du lendemain
-29:
-
- .. Je ne puis sortir la porte
- Pour une raison assez forte.
- Sans cela, par un beau souci,
- J'eusse été dès hier aussi
- Voir le chef-d'œuvre de Corneille,
- Lequel parut une merveille
- A la foule qui se trouva
- A ce divin poëme-là,
- Que _Bérénice_ l'on appelle,
- D'un bout à l'autre toute belle,
- Et qu'enfin la troupe du Roi
- Joue à miracle, en bonne foi,
- Se signalant dans l'héroïque,
- Aussi bien que dans le comique.
-
-Ce n'est que plus tard, dans le numéro du 20 décembre, qu'on
-trouve un compte rendu détaillé de la pièce:
-
- La _Bérénice_ de Corneille,
- Qu'on peut, sans qu'on s'en émerveille,
- Dire un vrai chef-d'œuvre de l'art,
- Sans aucun mais, ni si, ni car,
- Est fort suivie et fort louée,
- Et même à merveille jouée
- Par la digne troupe du Roi,
- Sur son théâtre en noble arroi.
- Mademoiselle de Molière
- Des mieux soutient le caractère
- De cette reine dont le cœur
- Témoigne un amour plein d'honneur.
- Cette autre admirable chrétienne[191],
- Cette rare comédienne,
- Mademoiselle de Beauval,
- Savante dans l'art théâtral,
- Fait bien la fière Domitie;
- Et Mademoiselle de Brie,
- Qui tout joue agréablement
- Comme judicieusement,
- Y pare grandement la scène[192],
- Parlant avec cette Romaine,
- Qui l'entretient confidemment
- Dessus l'incommode tourment
- Que lui cause, au fond de son âme,
- Son ambition et sa flamme.
- La Thorillière fait Titus,
- Empereur orné de vertus,
- Et remplit, dessus ma parole,
- Dignement cet auguste rôle.
- De même le jeune Baron,
- Héritier, ainsi que du nom,
- De tous les charmes de sa mère
- Et des beaux talents qu'eut son père,
- Y représente, en son air doux,
- Domitian, au gré de tous,
- Dans l'amour tendre autant qu'extrème
- Dont ladite Romaine il aime.
- Enfin leurs confidents aussi,
- Dont à côté les noms voici, (_Les Srs Hubert, du Croisi et la Grange._)
- Y font très-bien leur personnage,
- Et dans un brillant équipage.
-
-Environ un mois après, la pièce était représentée à Vincennes
-devant la cour. C'est la _Gazette_ qui nous l'apprend en ces
-termes: «Le 21, Leurs Majestés, avec lesquelles étoient
-Monseigneur le Dauphin, Monsieur, Mademoiselle d'Orléans, Mme de
-Guise et la duchesse d'Enghien, allèrent au château de Vincennes,
-continuer les divertissements du carnaval: y ayant eu le soir la
-représentation de la _Bérénice_ du sieur Corneille, par la troupe
-du Roi dans l'antichambre de la Reine, puis le bal, où les
-seigneurs et les dames parurent en un ajustement des plus
-superbes et des plus brillants: ce qui fut précédé d'une
-très-magnifique collation et suivi d'un souper non moins
-splendide.»
-
-Corneille ne partageait pas l'enthousiasme de Robinet, et n'était
-nullement satisfait de la façon dont sa pièce avait été jouée; il
-en conserva même un si pénible souvenir, que six ans plus
-tard il écrivait à Louis XIV, en le remerciant d'avoir fait
-reparaître certains de ses ouvrages et en le priant d'étendre à
-d'autres la même faveur, que s'il daignait leur accorder quelque
-attention:
-
- .... _Bérénice_ enfin trouveroit des acteurs.
-
-Avouons, du reste, que les comédiens qui jouaient dans cette
-pièce devaient être assez embarrassés pour exprimer certains
-sentiments factices, et même pour comprendre quelques passages
-obscurs. Cizeron Rival raconte à ce sujet une anecdote[193] dont
-nous n'oserions pas garantir l'exactitude, mais qui est tout à la
-fois trop piquante et trop connue pour qu'il soit permis de la
-passer sous silence. «M. Despréaux distinguoit ordinairement deux
-sortes de galimatias: le _galimatias simple_, et le _galimatias
-double_. Il appeloit galimatias simple, celui où l'auteur
-entendoit ce qu'il vouloit dire, mais où les autres n'entendoient
-rien; et le galimatias double, celui où l'auteur ni les lecteurs
-ne pouvoient rien comprendre.... Il citoit pour exemple ces
-quatre vers de la tragédie de _Tite et Bérénice_ du grand
-Corneille (acte I, scène II):
-
- Faut-il mourir, Madame? et si proche du terme,
- Votre illustre inconstance est-elle encor si ferme,
- Que les restes d'un feu que j'avois cru si fort
- Puissent dans quatre jours se promettre ma mort?
-
-Baron, ce célèbre acteur, devoit faire le rôle de Domitian dans
-cette même tragédie, et comme il étudioit son rôle, l'obscurité
-des vers rapportés ci-dessus lui donna quelque peine, et il en
-alla demander l'explication à Molière, chez qui il demeuroit.
-Molière, après les avoir lus, lui dit qu'il ne les entendoit pas
-non plus: «Mais, attendez, dit-il à Baron; M. Corneille doit
-venir souper avec nous aujourd'hui, et vous lui direz qu'il vous
-les explique.» Dès que Corneille arriva, le jeune Baron alla lui
-sauter au cou, comme il faisoit ordinairement, parce qu'il
-l'aimoit, et ensuite il le pria de lui expliquer ces quatre
-vers, disant à Corneille qu'il ne les entendoit pas. Corneille,
-après les avoir examinés quelque temps, dit: «Je ne les entends
-pas trop bien non plus; mais récitez-les toujours: tel qui ne les
-entendra pas les admirera.»
-
-Ce reproche d'obscurité est le principal que les critiques aient
-adressé à Corneille dans les écrits composés à l'occasion des
-deux tragédies. La première brochure publiée à ce sujet,
-intitulée: _la Critique de Bérénice_, par l'abbé de Villars, se
-rapporte entièrement à la _Bérénice_ de Racine; elle a suivi la
-première représentation de très-près, et nous serions même
-embarrassé par la date du 17 novembre qu'elle porte, puisque la
-pièce n'est que du 21, si un adversaire de l'abbé de Villars
-n'avait relevé cette erreur au commencement de sa _Réponse_[194].
-En paraissant prendre la défense de la pièce de Racine, l'abbé de
-Villars fait assez finement ressortir tous les défauts qu'on y
-peut trouver. «Je ne puis souffrir, dit-il en terminant, que l'on
-accuse le poëte de n'entendre pas le théâtre, qu'on le blâme
-d'avoir voulu entrer en lice avec Corneille, et que Monsieur
-***** s'écrie:
-
- _Infelix puer atque impar congressus Achilli[195]._»
-
-Après une telle conclusion, Corneille pouvait, ce semble, attendre avec
-confiance la suite de cet examen ainsi annoncée par l'abbé de Villars:
-«La semaine prochaine on verra la seconde partie de cette critique, qui
-est sur la _Bérénice_ du Palais-Royal[196].» Mais notre poëte dut être
-fort désagréablement surpris en voyant la façon dont commence cette
-«seconde partie» de _la Critique_. La muse du cothurne, dit l'auteur, «a
-refusé à Corneille ses faveurs accoutumées, au lieu de lui en accorder
-de nouvelles; et par un caprice impitoyable, elle l'a fait entrer en
-lice avec un aventurier qui ne lui en contoit que depuis trois jours;
-elle l'a abandonné à sa verve caduque au milieu de la course, et s'est
-jetée du côté du plus jeune[197].»
-
-Notre intention n'est pas d'analyser cette critique; elle
-présente fort peu d'intérêt, et l'auteur paraît surtout
-occupé de refaire à sa façon le plan de l'ouvrage qu'il examine.
-Contentons-nous de constater que le dénoûment de _Tite et
-Bérénice_ était alors généralement approuvé. Quoique le censeur
-le blâme, il convient ainsi de l'effet qu'il produisait: «Vous
-m'allez dire, je le vois bien, qu'il (_Corneille_) a été loué
-universellement d'avoir bien fini; qu'on dit qu'il s'est surpassé
-lui-même dans le dénoûment; et que sa catastrophe a été admirée
-de tout le monde, en un sujet où elle étoit si difficile[198].»
-
-Dans la _Réponse à la Critique de la Bérénice de Racine_, par
-Subligny[199], nous n'avons rien à recueillir, si ce n'est
-peut-être une fade épigramme contre Corneille, qui a tout l'air
-d'être de Subligny lui-même; voici le passage où elle se trouve:
-«On dit de M. Corneille qu'il a voulu copier son Tite sur notre
-invincible monarque et qu'il y a très-mal réussi, comme on voit
-par la comparaison qui en a été faite en vers:
-
- Tite, par de grands mots, nous vante son mérite;
- Louis fait, sans parler, cent exploits inouïs;
- Et ce que Tite dit de Tite,
- C'est l'univers entier qui le dit de Louis[200].»
-
-_Tite et Titus ou les Bérénices_, comédie en trois actes,
-imprimée à Utrecht en 1673, est une critique beaucoup plus
-délicate que les précédentes des pièces de nos deux illustres
-tragiques. Le Tite de Corneille avec sa Bérénice viennent
-implorer Apollon contre le Titus et la Bérénice de Racine, qu'ils
-traitent d'imposteurs. Les plaidoyers prononcés de part et
-d'autre font bien ressortir les défauts des deux pièces et
-surtout les invraisemblances et les obscurités de la tragédie de
-Corneille. Après avoir vainement tenté un accommodement, Apollon
-rend enfin le jugement que nous allons rapporter: «Quant au
-principal, à la vérité il y a plus d'apparence que Titus et sa
-Bérénice soient les véritables, que non pas que ce soient les
-autres; mais pourtant, quoi qu'il en soit, et toutes choses bien
-considérées, les uns et les autres auroient bien mieux fait de
-se tenir au pays d'Histoire, dont ils sont originaires, que
-d'avoir voulu passer dans l'empire de Poésie, à quoi ils
-n'étoient nullement propres, et où, pour dire la vérité, on les a
-amenés, à ce qu'il me semble, assez mal à propos[201].»
-
-L'édition originale de la pièce de notre poëte a pour titre: TITE
-ET BÉRÉNICE. _Comédie héroïque. Par P. Corneille. A Paris, chez
-Loüis Billaine, au Palais.... M.DC.LXXI, auec priuilege du
-Roy...._ Le volume, de format in-12, se compose de 4 feuillets et
-de 44 pages. L'Achevé d'imprimer pour la première fois est du 3e
-de février 1671. Le privilége, accordé à Corneille, mentionne la
-«traduction en vers françois de _Thébaïde_ de Stace,» aujourd'hui
-perdue, dont nous avons déjà parlé[202] et sur laquelle nous
-aurons à revenir; il porte la date du «dernier jour de décembre,
-l'an de grâce mil six cens soixante-dix.» Une note qui le termine
-porte que «ledit sieur Corneille a cédé son droit de Privilége à
-Thomas Jolly, Guillaume de Luyne, et Louis Billaine, pour la
-Comédie de _Tite et Bérénice_ seulement.»
-
-Contre son habitude, Corneille n'a placé en tête de cette pièce
-aucun avis au lecteur, mais seulement deux extraits de Xiphilin,
-l'abréviateur de Dion Cassius. Il ne cite pas ce célèbre
-passage de Suétone que Racine rapporte en l'abrégeant au
-commencement de sa préface: «_Titus, reginam Berenicen, cui
-etiam nuptias pollicitus ferebatur.... statim ab Urbe dimisit
-invitus invitam_[203] C'est-à-dire que Titus, qui aimoit
-passionnément Bérénice, et qui même, à ce qu'on croyoit, lui
-avoit promis de l'épouser, la renvoya de Rome, malgré lui et
-malgré elle, dès les premiers jours de son empire.»
-
-Ce mot que Racine rappelle ici, il ne l'a pas imité, tandis qu'on
-lit dans la dernière scène de la pièce de Corneille:
-
- L'amour peut-il se faire une si dure loi?
- --La raison me la fait malgré vous, malgré moi.
-
-La préface de Racine contient plus d'un passage qu'on pourrait
-regarder, que l'auteur y ait pensé ou non, comme une allusion
-désobligeante à l'ouvrage de son concurrent. Corneille avait cru
-devoir ajouter des épisodes au sujet qui lui avait été donné: «Ce
-qui m'en plut davantage, dit au contraire Racine, c'est que je le
-trouvai extrêmement simple;» et il ajoute: «Il y en a qui pensent
-que cette simplicité est une marque de peu d'invention. Ils ne
-songent pas qu'au contraire toute l'invention consiste à faire
-quelque chose de rien, et que tout ce grand nombre d'incidents a
-toujours été le refuge des poëtes qui ne sentoient dans leur
-génie ni assez d'abondance ni assez de force pour attacher durant
-cinq actes leurs spectateurs par une action simple, soutenue de
-la violence des passions, de la beauté des sentiments et de
-l'élégance de l'expression. Je suis bien éloigné de croire que
-toutes ces choses se rencontrent dans mon ouvrage; mais aussi je
-ne puis croire que le public me sache mauvais gré de lui avoir
-donné une tragédie qui a été honorée de tant de larmes, et dont
-la trentième représentation a été aussi suivie que la première.»
-
-Faire sonner si haut ces trente représentations si bien suivies,
-c'était, à dessein ou non je le répète, appeler l'attention sur le peu
-de succès de _Tite et Bérénice_, qui ne fut joué en tout que vingt et
-une fois. L'ensemble de ces vingt et une représentations produisit une
-somme totale de quinze mille trois cent soixante-seize livres dix sous,
-qui se trouva fort inégalement répartie; car si la première recette fut
-de dix-neuf cent treize livres dix sous, la dernière ne fut plus que de
-deux cent six livres dix sous; encore faut-il remarquer que Molière
-avait pris soin de faire jouer une seconde pièce avec celle de
-Corneille à chacune des quatre dernières représentations, pour tâcher
-d'attirer un peu plus de monde. Les registres de Lagrange, d'où sont
-tirés ces renseignements, nous en fournissent encore un autre plus
-précieux: ils nous font connaître le montant de la somme touchée par
-Corneille. On y lit sous la date du 28 novembre 1670: «_Bérénice_, pièce
-nouvelle de M. de Corneille l'aîné, dont on lui a payé deux mille
-livres.»
-
-Outre cette interprétation maligne à laquelle peut se prêter la
-préface de Racine, il semble qu'on puisse découvrir ou du moins
-soupçonner une intention du même genre dans une des scènes de sa
-tragédie même. Tite s'exprime ainsi chez Corneille (acte III,
-scène V, vers 1027-1034):
-
- Eh bien! Madame, il faut renoncer à ce titre (_d'empereur_),
- Qui de toute la terre en vain me fait l'arbitre.
- Allons dans vos États m'en donner un plus doux;
- Ma gloire la plus haute est celle d'être à vous.
- Allons où je n'aurai que vous pour souveraine,
- Où vos bras amoureux seront ma seule chaîne,
- Où l'hymen en triomphe à jamais l'étreindra;
- Et soit de Rome esclave et maître qui voudra!
-
-Titus, au contraire, dit chez Racine (acte V, scène VI):
-
- Je dois vous épouser encor moins que jamais:
- Oui, Madame; et je dois moins encore vous dire
- Que je suis prêt, pour vous, d'abandonner l'empire,
- De vous suivre, et d'aller, trop content de mes fers,
- Soupirer avec vous au bout de l'univers.
- Vous-même rougiriez de ma lâche conduite:
- Vous verriez à regret marcher à votre suite
- Un indigne empereur, sans empire, sans cour,
- Vil spectacle aux humains des foiblesses d'amour.
-
-Est-ce un simple hasard qui a produit entre le langage de Tite et
-celui de Titus une opposition si vivement marquée? On pourrait
-être tenté d'en douter; car il n'est pas absolument impossible
-qu'une indiscrétion ait fait connaître à Racine ce passage de la
-pièce de son rival, et qu'il se soit plu à réfuter d'avance les
-idées qui y sont exprimées.
-
- [186] Henriette-Anne d'Angleterre, fille de Charles Ier,
- roi d'Angleterre, et de Henriette-Marie de France, fille de Henri
- IV; née à Exeter en 1644, mariée en 1661 à Philippe d'Orléans,
- frère de Louis XIV, morte en 1670.
-
- [187] Fontenelle raconte le même fait, mais beaucoup
- plus brièvement. Toutefois comme il est, à notre connaissance, le
- premier qui en ait parlé, nous croyons utile de reproduire ici
- son témoignage: «_Bérénice_ fut un duel dont tout le monde sait
- l'histoire. Une princesse, fort touchée des choses d'esprit et
- qui eût pu les mettre à la mode dans un pays barbare, eut besoin
- de beaucoup d'adresse pour faire trouver les deux combattants sur
- le champ de bataille, sans qu'ils sussent où on les menoit. Mais
- à qui demeura la victoire? Au plus jeune.» (_Vie de Corneille_
- dans l'_Histoire de l'Académie françoise_ de Pellisson, publiée
- par l'abbé d'Olivet en 1729, in-4º, p. 195.) En 1742, lorsque la
- _Vie de Corneille_ parut pour la première fois dans les _Œuvres
- de Fontenelle_, le passage que nous venons de citer ne subit
- qu'un fort léger changement: «Feue Madame, princesse,» au lieu de
- «une princesse.» (Tome III, p. 116 et 117.) Du reste, dans l'une
- et l'autre publication, le mot _princesse_ est expliqué par cette
- note au bas de la page: «Henriette-Anne d'Angleterre.» En 1747,
- Louis Racine, dans ses _Mémoires_, rappelle fort sommairement le
- même fait; il dit en parlant de _Bérénice_: «M. de Fontenelle,
- dans la _Vie de Corneille_, son oncle, nous dit que _Bérénice_
- fut un duel.... Une princesse fameuse par son esprit et par son
- amour pour la poésie avait engagé les deux rivaux à traiter le
- même sujet.» (Pages 87 et 88.)
-
- [188] Chapitre XXV.
-
- [189] Marie Mancini, nièce du cardinal Mazarin, née à
- Rome en 1639, épousa en 1661 le prince Colonna, connétable de
- Naples; elle mourut vers 1715. Dans la tragédie de Racine (acte
- IV, scène V), Bérénice dit à Titus:
-
- Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez!
-
- Au sujet de cette parole, on lit parmi les notes de Voltaire, qui
- dans son _Théâtre de Corneille_ a commenté les pièces des deux
- poëtes rivaux, la remarque suivante: «Ce vers si connu faisait
- allusion à cette réponse de Mlle Mancini à Louis XIV: «Vous
- m'aimez, vous êtes roi, vous pleurez, et je pars!»
-
- [190] «Pierre du Ryer, dit Jolly dans son
- _Avertissement_ du _Théâtre de P. Corneille_ (p. LXX), fit
- imprimer, en 1645, _Bérénice_, tragi-comédie en prose.» C'est
- sans doute ce qui a amené l'auteur du _Dictionnaire portatif des
- théâtres_ à dire: «Outre la tragédie de _Tite et Bérénice_ de
- Pierre Corneille, ce sujet en a fourni deux autres sous le titre
- simple de _Bérénice_: l'une de du Ryer, donnée en 1645, et qui
- est en prose, et l'autre de l'illustre Racine.» Rien n'est plus
- faux que cette assertion. La _Bérénice_ de du Ryer est un sujet
- purement romanesque remis au théâtre en 1657 par Thomas
- Corneille, sous le même titre de _Bérénice_.
-
- [191] Ce n'est pas simplement pour la rime, comme on
- pourrait être tenté de le croire, que Robinet donne cette qualité
- à Mlle de Beauval; il se préoccupe toujours beaucoup des
- sentiments religieux des personnes de théâtre, et annonçant dans
- son numéro du 6 décembre de la même année la mort d'une autre
- actrice, il nous dit:
-
- Cette illustre comédienne,
- Et non moins illustre chrétienne,
- Par son décès des plus pieux,
- Qui fait croire que dans les cieux
- On aura colloqué son âme,
- De de Villiers étoit la femme,
- Qui fut aussi tout singulier
- Dedans le comique métier,
- Composant même en vers et prose,
- Mais maintenant il se repose,
- Faisant, je crois, tout ce qu'il faut
- Pour monter à son tour là-haut.
-
- [192] Dans le rôle de Plautine, confidente de Domitie.
-
- [193] _Récréations littéraires ou Anecdotes et remarques
- sur différents sujets_, recueillies par M. C. R*** (Cizeron
- Rival). Paris et Lyon, 1765, in-12, p. 67-69.
-
- [194] _Recueil de dissertations_.... publié par Granet,
- tome II, p. 223.
-
- [195] Virgile, _Énéide_, livre I, vers 475.
-
- [196] _Recueil_ de Granet, tome II, p. 206 et 207.
-
- [197] _Ibidem_, p. 209.
-
- [198] _Recueil de dissertations_.... publié par Granet,
- tome II, p. 219.
-
- [199] _Ibidem_, tome II, p. 223 et suivantes.
-
- [200] _Ibidem_, tome II, p. 242 et 243.
-
- [201] _Recueil_ de Granet, tome II, p. 311 et
- 312.--L'histoire en effet nous montre Bérénice, fille d'Agrippa,
- roi de Judée, née l'an 28 de Jésus-Christ, comme une femme
- corrompue, qui, après avoir épousé d'abord son oncle Hérode, roi
- de Chalcis, puis Polémon, roi de Cilicie, lequel s'était fait
- juif pour elle, fut répudiée par lui, à cause des débordements
- auxquels elle se livrait. Titus, parvenu à l'empire à trente-neuf
- ans, jugea indispensable de s'en séparer; elle était alors âgée
- de cinquante et un ans. Il y a loin de là à l'héroïne de
- Corneille et de Racine. On a prétendu il est vrai que la Bérénice
- de Titus était une nièce de celle dont nous venons de parler,
- mais cette interprétation ne s'est pas accréditée. Voyez le
- _Dictionnaire historique_ de Bayle au nom de _Bérénice_, et la
- _Dissertation sur Bérénice_, par M. Rey, dans les _Mémoires de la
- Société des antiquaires de France_, nouvelle série, tome I, p.
- 235 et suivantes.
-
- [202] Voyez l'_Avertissement_, tome I, p. XIII et XIV.
-
- [203] Suétone, _Vie de Titus_, chapitre VII.
-
-
-
-
-EXTRAIT DE XIPHILIN
-
-
-XIPHILINUS EX DIONE
-
-IN VESPASIANO,
-
-GUILLELMO BLANCO INTERPRETE[204].
-
-
-Vespasianus a senatu absens imperator creatur, Titusque et
-Domitianus Cæsares designantur.
-
-Domitianus animum ad amorem Domitiæ filiæ Corbulonis
-applicaverat, eamque, a Lucio Lamio Æmiliano viro ejus abductam,
-secum habebat in numero amicarum, eamdemque postea uxorem duxit.
-
-Per id tempus Berenice maxime florebat, ob eamque causam cum
-Agrippa fratre Romam venit. Is prætoriis honoribus auctus est;
-ipsa habitavit in palatio, cœpitque cum Tito coire. Spes
-erat eam Tito nuptum iri; jam enim omnia, ut si esset uxor,
-gerebat. Sed Titus, quum intelligeret populum Romanum id moleste
-ferre, eam repudiavit, præsertim quod de iis rebus magni
-rumores[205] perferrentur.
-
-
-IN TITO.
-
-Titus, ex quo tempore principatum solus obtinuit, nec cædes
-fecit, nec amoribus inservivit; sed comis, quamvis insidiis
-peteretur, et continens, Berenice licet in urbem reversa, fuit.
-
-Titus moriens se unius tantum rei pœnitere dixit: id autem quid
-esset non aperuit, nec quisquam certo novit, aliud aliis
-conjicientibus. Constans fama fuit, ut nonnulli tradunt, quod
-Domitiam uxorem fratris habuisset. Alii putant, quibus ego
-assentior, quod Domitianum, a quo certo sciebat sibi insidias
-parari, non interfecisset, sed id ab eo pati maluisset, et quod
-traderet imperium romanum tali viro.
-
- [204] L'abrégé de l'histoire de Dion Cassius par
- Xiphilin a été imprimé pour la première fois en 1551, par Robert
- Estienne, avec la traduction latine de Guillaume Blanc d'Alby, en
- un volume in-4º. Il y a entre les extraits de Corneille et le
- texte de 1551 deux ou trois différences insignifiantes, qu'il est
- inutile de relever. Les phrases qu'il cite ne se suivent pas dans
- Xiphilin: elles se trouvent aux p. 159, 160, 163, 164, 165, 169,
- de l'édition princeps de Robert Estienne. En 1589 a paru chez
- Lucas Bregel, à Paris, la traduction du même ouvrage par Antoine
- Canque, «conseiller du Roy au siege presidial de Clermont en
- Auvergne.» Nous en extrayons les passages qui correspondent à
- ceux que Corneille a cités:
-
- «Estans les choses en tel estat, Vespasien fut par le Senat
- declaré Empereur, et Titus et Domitianus Cæsars....
-
- «Domitianus.... se tenoit la pluspart du temps en sa maison au
- pont d'Alba, estant du tout affollé et asserui de l'amour de
- Domitia fille de Corbulo, laquelle il auoit enleuee par force à
- son mary Lucius Lamius Æmilianus, et pour lors il la tenoit
- seulement auec luy comme sa concubine, mais du depuis il
- l'espousa....
-
- «En ce temps aussi le renom et bruict de Berenice estoit grand:
- elle s'en alla à Rome en la compagnie de son frere Agrippa, auquel
- on donna la dignité honoraire de Preteur, et elle eut pour sa
- maison et demeure le Palais, où Titus l'entretenoit, et cuidoit-on
- qu'il la deut espouser, car desia elle se comportoit comme son
- espouse et femme legitime, mais Titus ayant senty le vent que les
- Romains estoient malcontens de telles choses la renuoya en son
- pays: aussi murmuroit-on fort à Rome de leur accointance.»
-
- * * * * *
-
- «Tout le temps que Titus iouyt seul de l'Empire se passa sans
- meurtres et effusion de sang, il ne commit aucun acte par lequel
- on peut iuger qu'il se laissast plus aller aux passions d'Amour.
- Tellement que iaçoit qu'on luy eut machiné trahisons, il se
- monstra neantmoins tousiours doux et clement mesmes enuers les
- trahistres, et Berenice estant derechef venuë à Rome il se monstra
- homme chaste et continent....
-
- «Comme Titus rendit l'esprit, il dit qu'il auoit commis vn seul
- peché duquel il se repentoit, mais il ne declaira pas quel, ny
- personne ne le peut oncques asseurement sçauoir, les vns imaginans
- vne chose, les autres vne autre[204-a]. On tient pour asseuré, à
- ce que aucuns disent, qu'il se repentit d'auoir entretenu la femme
- de son frere nommée Domitia: les autres, ausquels i'adioute foy,
- de ce qu'ayant surprins Domitianus en manifeste trahison contre
- luy, il ne l'auoit pas occis, ains auoit plustost choisi de
- souffrir le malheur qui luy estoit aduenu, que de le faire tuer.
- Ou bien de ce qu'il laissoit l'Empire Romain entre les mains d'vn
- homme tel....»
-
- [204-a] Suétone, dans sa _Vie de Titus_, chapitre X, parle
- aussi de ce regret de Titus mourant, et rejette, comme Xiphilin,
- la première interprétation: _Suspexisse dicitur.... cœlum,
- multumque conquestus eripi sibi_ _vitam immerenti: neque enim
- exstare ullum suum factum pænitendum, excepto duntaxat uno. Id
- quale fuerit, neque ipse tunc prodidit, neque cuiquam facile
- succurrat. Quidam opinantur consuetudinem recordatum quam cum
- fratris uxore habuerit; sed nullam habuisse persancte Domitia
- jurabat, haud negatura, si qua omnino fuisset; imo etiam
- gloriatura, quod illi promptissimum erat in omnibus probris._
-
- [205] L'édition de 1679 a la faute étrange de _numero_,
- pour _rumores_.
-
- * * * * *
-
-
-LISTE DES ÉDITIONS QUI ONT ÉTÉ COLLATIONNÉES POUR LES VARIANTES
-DE _TITE ET BÉRÉNICE_.
-
- ÉDITIONS SÉPARÉES.
-
- 1671 in-12; | 1679 in-12.
-
-
- RECUEIL.
-
- 1682 in-12[206].
-
- [206] Le recueil de 1668 se termine par _Attila_.
-
-
-
-
-ACTEURS[207].
-
-
- TITE, empereur de Rome, et amant de Bérénice.
- DOMITIAN, frère de Tite, et amant de Domitie.
- BÉRÉNICE, reine d'une partie de la Judée.
- DOMITIE, fille de Corbulon.
- PLAUTINE, confidente de Domitie.
- FLAVIAN, confident de Tite.
- ALBIN, confident de Domitian.
- PHILON, ministre d'État, confident de Bérénice.
-
-
-La scène est à Rome, dans le palais impérial.
-
- [207] La _Notice_ et les extraits qui précèdent
- renferment les renseignements nécessaires sur les quatre premiers
- personnages, qui appartiennent à l'histoire; les autres sont
- d'invention.
-
-
-
-
-TITE ET BÉRÉNICE.
-
-COMÉDIE HÉROÏQUE.
-
-
-
-
-ACTE I.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-DOMITIE, PLAUTINE.
-
- DOMITIE.
-
- Laisse-moi mon chagrin, tout injuste qu'il est:
- Je le chasse, il revient; je l'étouffe, il renaît[208];
- Et plus nous approchons de ce grand hyménée,
- Plus en dépit de moi je m'en trouve gênée.
- Il fait toute ma gloire, il fait tous mes désirs: 5
- Ne devroit-il pas faire aussi tous mes plaisirs[209]?
- Depuis plus de six mois la pompe s'en apprête,
- Rome s'en fait d'avance en l'esprit une fête,
- Et tandis qu'à l'envi tout l'empire l'attend,
- Mon cœur dans tout l'empire est le seul mécontent. 10
-
- PLAUTINE.
-
- Que trouvez-vous, Madame, ou d'amer ou de rude
- A voir qu'un tel bonheur n'ait plus d'incertitude?
- Et quand dans quatre jours vous devez y monter,
- Quel importun chagrin pouvez-vous écouter?
- Si vous n'en êtes pas tout à fait la maîtresse, 15
- Du moins à l'Empereur cachez cette tristesse:
- Le dangereux soupçon de n'être pas aimé
- Peut le rendre à l'objet dont il fut trop charmé.
- Avant qu'il vous aimât, il aimoit Bérénice;
- Et s'il n'en put alors faire une impératrice, 20
- A présent il est maître, et son père au tombeau
- Ne peut plus le forcer d'éteindre un feu si beau.
-
- DOMITIE.
-
- C'est là ce qui me gêne, et l'image importune
- Qui trouble les douceurs de toute ma fortune:
- J'ambitionne et crains l'hymen d'un empereur 25
- Dont j'ai lieu de douter si j'aurai tout le cœur.
- Ce pompeux appareil, où sans cesse il ajoute,
- Recule chaque jour un nœud qui le dégoûte.
- Il souffre chaque jour que le gouvernement
- Vole ce qu'à me plaire il doit d'attachement; 30
- Et ce qu'il en étale agit d'une manière
- Qui ne m'assure point d'une âme toute entière.
- Souvent même, au milieu des offres de sa foi,
- Il semble tout à coup qu'il n'est pas avec moi,
- Qu'il a quelque plus douce ou noble inquiétude. 35
- Son feu de sa raison est l'effet et l'étude;
- Il s'en fait un plaisir bien moins qu'un embarras,
- Et s'efforce à m'aimer; mais il ne m'aime pas.
-
- PLAUTINE.
-
- A cet effort pour vous qui pourroit le contraindre?
- Maître de l'univers, a-t-il un maître à craindre? 40
-
- DOMITIE.
-
- J'ai quelques droits, Plautine, à l'empire romain.
- Que le choix d'un époux peut mettre en bonne main:
- Mon père, avant le sien élu pour cet empire,
- Préféra.... Tu le sais, et c'est assez t'en dire[210].
- C'est par cet intérêt qu'il m'apporte sa foi; 45
- Mais pour le cœur, te dis-je, il n'est pas tout à moi.
-
- PLAUTINE.
-
- La chose est bien égale, il n'a pas tout le vôtre:
- S'il aime un autre objet, vous en aimez un autre;
- Et comme sa raison vous donne tous ses vœux,
- Votre ardeur pour son rang fait pour lui tous vos feux.
-
- DOMITIE.
-
- Ne dis point qu'entre nous la chose soit égale.
- Un divorce avec moi n'a rien qui le ravale:
- Sans avilir son sort, il me renvoie au mien;
- Et du rang qui lui reste, il ne me reste rien.
-
- PLAUTINE.
-
- Que ce que vous avez d'ambitieux caprice, 55
- Pardonnez-moi ce mot, vous fait un dur supplice!
- Le cœur rempli d'amour, vous prenez un époux,
- Sans en avoir pour lui, sans qu'il en ait pour vous.
- Aimez pour être aimée, et montrez-lui vous-même,
- En l'aimant comme il faut, comme il faut qu'il vous aime;
- Et si vous vous aimez, gagnez sur vous ce point
- De vous donner entière, ou ne vous donnez point.
-
- DOMITIE.
-
- Si l'amour quelquefois souffre qu'on le contraigne,
- Il souffre rarement qu'une autre ardeur l'éteigne;
- Et quand l'ambition en met l'empire à bas, 65
- Elle en fait son esclave, et ne l'étouffe pas.
- Mais un si fier esclave, ennemi de sa chaîne,
- La secoue à toute heure, et la porte avec gêne,
- Et maître de nos sens, qu'il appelle au secours,
- Il échappe souvent, et murmure toujours. 70
- Veux-tu que je te fasse un aveu tout sincère?
- Je ne puis aimer Tite, ou n'aimer pas son frère;
- Et malgré cet amour, je ne puis m'arrêter
- Qu'au degré le plus haut où je puisse monter.
- Laisse-moi retracer ma vie en ta mémoire: 75
- Tu me connois assez pour en savoir l'histoire;
- Mais tu n'as pu connoître, à chaque événement,
- De mon illustre orgueil quel fut le sentiment.
- En naissant, je trouvai l'empire en ma famille.
- Néron m'eut pour parente, et Corbulon pour fille[211]; 80
- Et le bruit qu'en tous lieux fit sa haute valeur,
- Autant que ma naissance enfla mon jeune cœur.
- De l'éclat des grandeurs par là préoccupée,
- Je vis d'un œil jaloux Octavie et Poppée[212];
- Et Néron, des mortels et l'horreur et l'effroi, 85
- M'eût paru grand héros, s'il m'eût offert sa foi.
- Après tant de forfaits et de morts entassées,
- Les troupes du Levant, d'un tel monstre lassées,
- Pour César en sa place élurent Corbulon.
- Son austère vertu rejeta ce grand nom: 90
- Un lâche assassinat en fut le prompt salaire[213].
- Mais mon orgueil, sensible à ces honneurs d'un père,
- Prit de tout autre rang une assez forte horreur
- Pour me traiter dans l'âme en fille d'empereur.
- Néron périt enfin. Trois empereurs de suite[214] 95
- Virent de leur fortune une assez prompte fuite.
- L'Orient de leurs noms fut à peine averti,
- Qu'il fit Vespasian chef d'un plus fort parti.
- Le ciel l'en avoua: ce guerrier magnanime
- Par Tite, son aîné, fit assiéger Solyme; 100
- Et tandis qu'en Égypte il prit d'autres emplois,
- Domitian ici vint dispenser ses lois.
- Je le vis et l'aimai. Ne blâme point ma flamme:
- Rien de plus grand que lui n'éblouissoit mon âme;
- Je ne voyois point Tite, un hymen me l'ôtoit; 105
- Mille soupirs aidoient au rang qui me flattoit.
- Pour remplir tous nos vœux nous n'attendions qu'un père:
- Il vint, mais d'un esprit à nos vœux si contraire,
- Que quoi qu'on lui pût dire, on n'en put arracher
- Ce qu'attendoit un feu qui nous étoit si cher. 110
- On n'en sut point la cause; et divers bruits coururent,
- Qui tous à notre amour également déplurent.
- J'en eus un long chagrin. Tite fit tôt après
- De Bérénice à Rome admirer les attraits.
- Pour elle avec Martie il avoit fait divorce[215]; 115
- Et cette belle reine eut sur lui tant de force,
- Que pour montrer à tous sa flamme, et hautement,
- Il lui fit au palais prendre un appartement[216].
- L'Empereur, bien qu'en l'âme il prévît quelle haine
- Concevroit tout l'État pour l'époux d'une reine, 120
- Sembla voir cet amour d'un œil indifférent,
- Et laisser un cours libre aux flots de ce torrent.
- Mais sous les vains dehors de cette complaisance,
- On ménagea ce prince avec tant de prudence,
- Qu'en dépit de son cœur, que charmoient tant d'appas,
- Il l'obligea lui-même à revoir ses États.
- A peine je le vis sans maîtresse et sans femme,
- Que mon orgueil vers lui tourna toute mon âme;
- Et s'étant emparé des plus doux de mes soins,
- Son frère commença de me plaire un peu moins: 130
- Non qu'il ne fût toujours maître de ma tendresse,
- Mais je la regardois ainsi qu'une foiblesse,
- Comme un honteux effet d'un amour éperdu
- Qui me voloit un rang que je me croyois dû.
- Tite à peine sur moi jetoit alors la vue: 135
- Cent fois avec douleur je m'en suis aperçue;
- Mais ce qui consoloit ce juste et long ennui,
- C'est que Vespasian me regardoit pour lui.
- Je commençois pourtant à n'en plus rien attendre,
- Quand je vis en ses yeux quelque chose de tendre; 140
- Il me rendit visite, et fit tout ce qu'on fait
- Alors qu'on veut aimer, ou qu'on aime en effet.
- Je veux bien t'avouer que j'y crus du mystère,
- Qu'il ne me disoit rien que par l'ordre d'un père;
- Mais qui ne pencheroit à s'en désabuser, 145
- Lorsque, ce père mort, il songe à m'épouser?
- Toi qui vois tout mon cœur, juge de son martyre:
- L'ambition l'entraîne, et l'amour le déchire.
- Quand je crois m'être mise au-dessus de l'amour,
- L'amour vers son objet me ramène à son tour: 150
- Je veux régner, et tremble à quitter ce que j'aime,
- Et ne me saurois voir d'accord avec moi-même.
-
- PLAUTINE.
-
- Ah! si Domitian devenoit empereur,
- Que vous auriez bientôt calmé tout ce grand cœur!
- Que bientôt.... Mais il vient. Ce grand cœur en soupire!
-
- DOMITIE.
-
- Hélas! plus je le vois, moins je sais que lui dire.
- Je l'aime, et le dédaigne; et n'osant m'attendrir,
- Je me veux mal des maux que je lui fais souffrir.
-
-
-SCÈNE II.
-
-DOMITIAN, DOMITIE, ALBIN, PLAUTINE.
-
- DOMITIAN.
-
- Faut-il mourir, Madame? et si proche du terme,
- Votre illustre inconstance est-elle encor si ferme, 160
- Que les restes d'un feu que j'avois cru si fort
- Puissent dans quatre jours se promettre ma mort[217]?
-
- DOMITIE.
-
- Ce qu'on m'offre, Seigneur, me feroit peu d'envie,
- S'il en coûtoit à Rome une si belle vie;
- Et ce n'est pas un mal qui vaille en soupirer 165
- Que de faire une perte aisée à réparer.
-
- DOMITIAN.
-
- Aisée à réparer! Un choix qui m'a su plaire,
- Et qui ne plaît pas moins à l'Empereur mon frère,
- Charme-t-il l'un et l'autre avec si peu d'appas
- Que vous sachiez leur prix[218], et le mettiez si bas? 170
-
- DOMITIE.
-
- Quoi qu'on ait pour soi-même ou d'amour ou d'estime,
- Ne s'en croire pas trop n'est pas faire un grand crime.
- Mais n'examinons point en cet excès d'honneur
- Si j'ai quelque mérite, ou n'ai que du bonheur.
- Telle que je puis être, obtenez-moi d'un frère. 175
-
- DOMITIAN.
-
- Hélas! si je n'ai pu vous obtenir d'un père,
- Si même je ne puis vous obtenir de vous,
- Qu'obtiendrai-je d'un frère amoureux et jaloux?
-
- DOMITIE.
-
- Et moi, résisterai-je à sa toute-puissance,
- Quand vous n'y répondez qu'avec obéissance? 180
- Moi qui n'ai sous les cieux que vous seul pour soutien,
- Que puis-je contre lui, quand vous n'y pouvez rien?
-
- DOMITIAN.
-
- Je ne puis rien sans vous, et pourrois tout, Madame,
- Si je pouvois encor m'assurer de votre âme.
-
- DOMITIE.
-
- Pouvez-vous en douter, après deux ans de pleurs 185
- Qu'à vos yeux j'ai donnés à nos communs malheurs?
- Durant un déplaisir si long et si sensible
- De voir toujours un père à nos vœux inflexible.
- Ai-je écouté quelqu'un de tant de soupirants
- Qui m'accabloient partout de leurs regards mourants?
- Quel que fût leur amour, quel que fût leur mérite....
-
- DOMITIAN.
-
- Oui, vous m'avez aimé jusqu'à l'amour de Tite.
- Mais de ces soupirants qui vous offroient leur foi
- Aucun ne vous eût mise alors si haut que moi;
- Votre âme ambitieuse à mon rang attachée 195
- N'en voyoit point en eux dont elle fût touchée:
- Ainsi de ces rivaux aucun n'a réussi.
- Mais les temps sont changés, Madame, et vous aussi.
-
- DOMITIE.
-
- Non, Seigneur: je vous aime, et garde au fond de l'âme
- Tout ce que j'eus pour vous de tendresse et de flamme:
- L'effort que je me fais me tue autant que vous;
- Mais enfin l'Empereur veut être mon époux.
-
- DOMITIAN.
-
- Ah! si vous n'acceptez sa main qu'avec contrainte,
- Venez, venez, Madame, autoriser ma plainte.
- L'Empereur m'aime assez pour quitter vos liens, 205
- Quand je lui porterai vos vœux avec les miens.
- Dites que vous m'aimez, et que tout son empire....
-
- DOMITIE.
-
- C'est ce qu'à dire vrai j'aurai peine à lui dire,
- Seigneur; et le respect qui n'y peut consentir....
-
- DOMITIAN.
-
- Non, votre ambition ne se peut démentir. 210
- Ne la déguisez plus, montrez-la toute entière,
- Cette âme que le trône a su rendre si fière,
- Cette âme dont j'ai fait les plaisirs les plus doux,
- Cette âme....
-
- DOMITIE.
-
- Voyez-la cette âme toute à vous,
- Voyez-y tout ce feu que vous y fîtes naître; 215
- Et soyez satisfait, si vous le pouvez être.
- Je ne veux point, Seigneur, vous le dissimuler,
- Mon cœur va tout à vous quand je le laisse aller;
- Mais sans dissimuler j'ose aussi vous le dire,
- Ce n'est pas mon dessein qu'il m'en coûte l'empire; 220
- Et je n'ai point une âme à se laisser charmer
- Du ridicule honneur de savoir bien aimer.
- La passion du trône est seule toujours belle,
- Seule à qui l'âme doive une ardeur immortelle.
- J'ignorois de l'amour quel est le doux poison, 225
- Quand elle s'empara de toute ma raison.
- Comme elle est la première, elle est la dominante.
- Non qu'à trahir l'amour je ne me violente;
- Mais il est juste enfin que des soupirs secrets
- Me punissent d'aimer contre mes intérêts.
- Daignez donc voir, Seigneur, quelle route il faut prendre
- Pour ne point m'imposer la honte de descendre.
- Tout mon cœur vous préfère à cet heureux rival;
- Pour m'avoir toute à vous, devenez son égal.
- Vous dites qu'il vous aime; et je ne puis le croire[219], 235
- Si je ne vois sur vous un rayon de sa gloire.
- On vous a vus tous deux sortir d'un même flanc;
- Ayez mêmes honneurs ainsi que même sang.
- Dites-lui que le droit qu'a ce sang à l'empire[220]....
-
- DOMITIAN.
-
- C'est là ce qu'à mon tour j'aurai peine à lui dire, 240
- Madame; et le devoir qui n'y peut consentir....
-
- DOMITIE.
-
- A mes vives douleurs daignez donc compatir,
- Seigneur: j'achète assez le rang d'impératrice,
- Sans qu'un reproche injuste augmente mon supplice.
-
- DOMITIAN.
-
- Eh bien! dans cet hymen, qui n'en a que pour moi, 245
- J'applaudirai moi-même à votre peu de foi;
- Je dirai que le ciel doit à votre mérite....
-
- DOMITIE.
-
- Non, Seigneur; faites mieux, et quittez qui vous quitte;
- Rome a mille beautés dignes de votre cœur;
- Mais dans toute la terre il n'est qu'un empereur. 250
- Si mon père avoit eu les sentiments du vôtre,
- Je vous aurois donné ce que j'attends d'un autre;
- Et ma flamme en vos mains eût mis sans balancer
- Le sceptre qu'en la mienne il auroit dû laisser.
- Laissez à son défaut suppléer la fortune, 255
- Et n'ayez pas une âme assez basse et commune
- Pour s'opposer au ciel qui me rend par autrui
- Ce que trop de vertu me fit perdre par lui.
- Pour peu que vous m'aimiez, aimez mes avantages:
- Il n'est point d'autre amour digne des grands courages.
- Voilà toute mon âme. Après cela, Seigneur,
- Laissez-moi m'épargner les troubles de mon cœur.
- Un plus long entretien ne pourroit rien produire
- Qui ne pût malgré moi vous déplaire ou me nuire.
-
-
-SCÈNE III.
-
-DOMITIAN, ALBIN.
-
- ALBIN.
-
- Elle se défend bien, Seigneur; et dans la cour.... 265
-
- DOMITIAN.
-
- Aucun n'a plus d'esprit, Albin, et moins d'amour.
- J'admire, ainsi que toi, dans ce qu'elle m'oppose,
- Son adresse à défendre une mauvaise cause;
- Et si pour m'assurer que son cœur n'est qu'à moi,
- Tant d'esprit agissoit en faveur de sa foi; 270
- Si sa flamme au secours appliquoit cette adresse,
- L'Empereur convaincu me rendroit ma maîtresse.
-
- ALBIN.
-
- Cependant n'est-ce rien que ce cœur soit à vous?
-
- DOMITIAN.
-
- D'un bonheur si mal sûr je ne suis point jaloux,
- Et trouve peu de jour à croire qu'elle m'aime, 275
- Quand elle ne regarde et n'aime que soi-même.
-
- ALBIN.
-
- Seigneur, s'il m'est permis de parler librement,
- Dans toute la nature aime-t-on autrement?
- L'amour-propre est la source en nous de tous les autres:
- C'en est le sentiment qui forme tous les nôtres; 280
- Lui seul allume, éteint, ou change nos desirs:
- Les objets de nos vœux le sont de nos plaisirs.
- Vous-même, qui brûlez d'une ardeur si fidèle,
- Aimez-vous Domitie, ou vos plaisirs en elle?
- Et quand vous aspirez à des liens si doux, 285
- Est-ce pour l'amour d'elle, ou pour l'amour de vous?
- De sa possession l'aimable et chère idée
- Tient vos sens enchantés et votre âme obsédée;
- Mais si vous conceviez quelques destins meilleurs,
- Vous porteriez bientôt toute cette âme ailleurs. 290
- Sa conquête est pour vous le comble des délices;
- Vous ne vous figurez ailleurs que des supplices:
- C'est par là qu'elle seule a droit de vous charmer;
- Et vous n'aimez que vous, quand vous croyez l'aimer[221].
-
- DOMITIAN.
-
- En l'état où je suis, les maux dont je soupire 295
- M'ôtent la liberté de te rien contredire;
- Cherchons-en le remède, au lieu de raisonner
- Sur l'amour où le ciel se plaît à m'obstiner.
- N'est-il point de secret, n'est-il point d'artifice?...
-
- ALBIN.
-
- Oui, Seigneur, il en est. Rappelons Bérénice; 300
- Sous le nom de César pratiquons son retour,
- Qui retarde l'hymen et suspende l'amour.
-
- DOMITIAN.
-
- Que je verrois, Albin, ma volage punie,
- Si de ces grands apprêts pour la cérémonie,
- Que depuis si longtemps on dresse à si grand bruit, 305
- Elle n'avoit que l'ombre, et qu'une autre[222] eût le fruit!
- Qu'elle seroit confuse! et que j'aurois de joie!
- Mais il faut que le ciel lui-même la renvoie,
- Cette belle rivale; et tout notre discours
- Ne la sauroit ici rendre dans quatre jours. 310
-
- ALBIN.
-
- N'importe: en l'attendant préparons sa victoire;
- Dans l'esprit d'un rival ranimons sa mémoire;
- Retraçons à ses yeux l'image du passé,
- Et profitons par là du cœur embarrassé[223].
- N'y perdez point de temps: allez, sans plus rien taire,
- Tâter jusqu'en ce cœur les tendresses de frère.
- Si vous ne l'emportez, il pourra s'ébranler;
- S'il ne rompt cet hymen, il pourra reculer:
- Je me trompe, ou son âme y penche d'elle-même.
- S'il s'émeut, redoublez; dites que l'on vous aime; 320
- Dites qu'un pur respect contraint avec ennui
- Une âme toute à vous à se donner à lui.
- S'il se trouble, achevez: parlez de Bérénice,
- De tant d'amour qu'il traite avec tant d'injustice.
- Pour lui donner le temps de venir au secours, 325
- Nous aurons quatre mois au lieu de quatre jours.
-
- DOMITIAN.
-
- Mais j'aime Domitie; et lui parler contre elle,
- C'est me mettre au hasard d'irriter l'infidèle.
- Ne me condamne point, Albin, à la trahir,
- A joindre à ses mépris le droit de me haïr: 330
- En vain je veux contre elle écouter ma colère;
- Toute ingrate qu'elle est, je tremble à lui déplaire[224].
-
- ALBIN.
-
- Seigneur, quelle mesure avez-vous à garder?
- Quand on voit tout perdu, craint-on de hasarder?
- Et si l'ambition vers un autre l'entraîne, 335
- Que vous peut importer son amour ou sa haine?
-
- DOMITIAN.
-
- Qu'un salutaire avis fait une douce loi
- A qui peut avoir l'âme aussi libre que toi!
- Mais celle d'un amant n'est pas comme une autre âme:
- Il ne voit, il n'entend, il ne croit que sa flamme; 340
- Du plus puissant remède il se fait un poison,
- Et la raison pour lui n'est pas toujours raison.
-
- ALBIN.
-
- Et si je vous disois que déjà Bérénice
- Est dans Rome, inconnue, et par mon artifice?
- Qu'elle surprendra Tite, et qu'elle y vient exprès 345
- Pour de ce grand hymen renverser les apprêts?
-
- DOMITIAN.
-
- Albin, seroit-il vrai?
-
- ALBIN.
-
- La nouvelle vous flatte:
- Peut-être est-elle fausse; attendez qu'elle éclate;
- Surtout à l'Empereur déguisez-la si bien....
-
- DOMITIAN.
-
- Va: je lui parlerai comme n'en sachant rien. 350
-
-
-FIN DU PREMIER ACTE.
-
- [208] Le second hémistiche de ce vers est le premier du
- vers 1050 de _Polyeucte_.
-
- [209] _Var._ Ne devoit-il pas faire aussi tous mes
- plaisirs? (1679)
-
- [210] Voyez ci-après, p. 204, les vers 87-91 et la note
- 213.--Dion Cassius (livre LXII, chapitre XXIII) rapporte que
- Corbulon, ayant un grand pouvoir comme général, et une grande
- renommée, aurait pu fort aisément se faire élire empereur, car
- tous haïssaient Néron et tous l'admiraient lui-même; mais il
- demeura soumis, et ne tenta point de révolte.
-
- [211] Il y a lieu de croire que Cnéius Domitius Corbulon
- appartenait à l'illustre famille Domitia; l'empereur Néron était,
- comme l'on sait, fils de Cnéius Domitius Ahenobarbus. En outre,
- la sœur de Corbulon, Cæsonia, avait épousé Caligula: voyez Pline
- l'ancien, livre VII, chapitre V.
-
- [212] Par une erreur singulière, les éditions de 1679 et
- de 1682 portent toutes deux _Pompée_, pour _Poppée_, et un peu
- plus loin, au vers 115, _Martine_, pour _Martie_.
-
- [213] Corbulon ayant appris, à son arrivée à Corinthe,
- que Néron, qui l'avait mandé en Grèce, avait ordonné sa mort, se
- frappa lui-même de son épée, l'an 67 après Jésus-Christ, et dit
- en mourant: «Je l'ai mérité.»
-
- [214] Galba, Othon et Vitellius, qui régnèrent en 68 et
- 69, et dont les trois règnes réunis ne durèrent que dix-huit
- mois.
-
- [215] Suétone, au chapitre IV de la _Vie de Titus_, dit
- que sa seconde femme se nommait Marcia Furnilla, et que Titus,
- après en avoir eu une fille, fit divorce avec elle.
-
- [216] Il est dit dans le premier extrait de Xiphilin que
- Bérénice habita dans le palais: _habitavit in palatio_: voyez
- ci-dessus, p. 197.
-
- [217] Voyez ci-dessus la _Notice_, p. 191 et 192.
-
- [218] Les éditions publiées du vivant de Corneille
- (1671-82) portent _leur prix_, corrigé par l'édition de 1692 en
- _son prix_. Voltaire a gardé _leur_.
-
- [219] Thomas Corneille (1692) et Voltaire (1764) ont
- changé la construction; ils donnent: «et je ne te puis croire.»
-
- [220] Domitien prétendait que Vespasien l'avait institué
- cohéritier de l'empire, mais que le testament avait été falsifié.
- Voyez Suétone, _Vie de Domitien_, chapitre II.
-
- [221] Ce morceau, souvent reproché à Corneille, pourrait
- bien lui avoir été inspiré par le livre des _Maximes_ de la
- Rochefoucauld, dont la première édition a paru en 1665, cinq ans
- avant _Tite et Berenice_, et qui faisait encore le sujet de tous
- les entretiens. La _maxime_ 262 commence ainsi: «Il n'y a point
- de passion où l'amour de soi-même règne si puissamment que dans
- l'amour.»
-
- [222] On lit «_un_ autre» dans l'édition de 1682. Voyez
- le vers 1732 et la note 288 qui s'y rapporte.
-
- [223] Voltaire (1764) a ainsi modifié ce vers:
-
- Et profitons par là d'un cœur embarrassé.
-
- [224] Ce vers se trouve déjà dans _Pertharite_, acte II,
- scène V, vers 744.
-
-
-
-
-ACTE II.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-TITE, FLAVIAN.
-
- TITE.
-
- Quoi? des ambassadeurs que Bérénice envoie
- Viennent ici, dis-tu, me témoigner sa joie,
- M'apporter son hommage, et me féliciter
- Sur ce comble de gloire où je viens de monter?
-
- FLAVIAN.
-
- En attendant votre ordre, ils sont au port d'Ostie. 355
-
- TITE.
-
- Ainsi, grâces aux Dieux, sa flamme est amortie;
- Et de pareils devoirs sont pour moi des froideurs,
- Puisqu'elle s'en rapporte à ses ambassadeurs.
- Jusqu'après mon hymen remettons leur venue:
- J'aurois trop à rougir si j'y souffrois leur vue, 360
- Et recevois les yeux de ses propres sujets
- Pour envieux témoins du vol que je lui fais;
- Car mon cœur fut son bien à cette belle reine,
- Et pourroit l'être encor, malgré Rome et sa haine,
- Si ce divin objet, qui fut tout mon desir, 365
- Par quelque doux regard s'en venoit ressaisir.
- Mais du haut de son trône elle aime mieux me rendre
- Ces froideurs que pour elle on me força de prendre.
- Peut-être, en ce moment que toute ma raison
- Ne sauroit sans désordre entendre son beau nom, 370
- Entre les bras d'un autre un autre amour la livre:
- Elle suit mon exemple, et se plaît à le suivre:
- Et ne m'envoie ici traiter de souverain
- Que pour braver l'amant qu'elle charmoit en vain.
-
- FLAVIAN.
-
- Si vous la revoyiez, je plaindrois Domitie. 375
-
- TITE.
-
- Contre tous ses attraits ma raison endurcie
- Feroit de Domitie encor la sûreté;
- Mais mon cœur auroit peu de cette dureté.
- N'aurois-tu point appris qu'elle fût infidèle,
- Qu'elle écoutât les rois qui soupirent pour elle? 380
- Dis-moi que Polémon[225] règne dans son esprit,
- J'en aurai du chagrin, j'en aurai du dépit,
- D'une vive douleur j'en aurai l'âme atteinte;
- Mais j'épouserai l'autre avec moins de contrainte;
- Car enfin elle est belle, et digne de ma foi; 385
- Elle auroit tout mon cœur, s'il étoit tout à moi.
- La noblesse du sang, la grandeur de courage,
- Font avec son mérite un illustre assemblage:
- C'est le choix de mon père; et je connois trop bien
- Qu'à choisir en César ce doit être le mien. 390
- Mais tout mon cœur renonce à lui faire justice,
- Dès que mon souvenir lui rend sa Bérénice.
-
- FLAVIAN.
-
- Si de tels souvenirs vous sont encor si doux,
- L'hyménée a, Seigneur, peu de charmes pour vous.
-
- TITE.
-
- Si de tels souvenirs ne me faisoient la guerre, 395
- Seroit-il potentat plus heureux sur la terre?
- Mon nom par la victoire est si bien affermi,
- Qu'on me croit dans la paix un lion endormi:
- Mon réveil incertain du monde fait l'étude;
- Mon repos en tous lieux jette l'inquiétude; 400
- Et tandis qu'en ma cour les aimables loisirs
- Ménagent l'heureux choix des jeux et des plaisirs,
- Pour envoyer l'effroi sous l'un et l'autre pôle,
- Je n'ai qu'à faire un pas et hausser la parole[226].
- Que de félicité, si mes vœux imprudents 405
- N'étoient de mon pouvoir les seuls indépendants!
- Maître de l'univers sans l'être de moi-même[227],
- Je suis le seul rebelle à ce pouvoir suprême:
- D'un feu que je combats je me laisse charmer,
- Et n'aime qu'à regret ce que je veux aimer. 410
- En vain de mon hymen Rome presse la pompe:
- J'y veux de la lenteur, j'aime qu'on l'interrompe,
- Et n'ose résister aux dangereux souhaits
- De préparer toujours et n'achever jamais.
-
- FLAVIAN.
-
- Si ce dégoût, Seigneur, va jusqu'à la rupture, 415
- Domitie aura peine à souffrir cette injure:
- Ce jeune esprit, qu'entête et le sang de Néron[228]
- Et le choix qu'en Syrie on fit de Corbulon[229],
- S'attribue à l'empire un droit imaginaire,
- Et s'en fait, comme vous, un rang héréditaire. 420
- Si de votre parole un manque surprenant
- La jette entre les bras d'un homme entreprenant.
- S'il l'unit à quelque âme assez fière et hautaine
- Pour servir son orgueil et seconder sa haine,
- Un vif ressentiment lui fera tout oser: 425
- En un mot, il vous faut la perdre, ou l'épouser.
-
- TITE.
-
- J'en sais la politique, et cette loi cruelle
- A presque fait l'amour qu'il m'a fallu pour elle.
- Réduit au triste choix dont tu viens de parler,
- J'aime mieux, Flavian, l'aimer que l'immoler, 430
- Et ne puis démentir cette horreur magnanime
- Qu'en recevant le jour je conçus pour le crime.
- Moi qui seul des Césars me vois en ce haut rang
- Sans qu'il en coûte à Rome une goutte de sang,
- Moi que du genre humain on nomme les délices[230], 435
- Moi qui ne puis souffrir les plus justes supplices[231],
- Pourrois-je autoriser une injuste rigueur
- A perdre une héroïne à qui je dois mon cœur?
- Non: malgré les attraits de sa belle rivale,
- Malgré les vœux flottants de mon âme inégale, 440
- Je veux l'aimer, je l'aime; et sa seule beauté
- Pouvoit me consoler de ce que j'ai quitté.
- Elle seule en ses yeux porte de quoi contraindre
- Mes feux à s'assoupir, s'ils ne peuvent s'éteindre,
- De quoi flatter mon âme, et forcer mes douleurs 445
- A souhaiter du moins de n'aimer plus ailleurs.
- Mais je ne vois pas bien que j'en sois encor maître:
- Dès que ma flamme expire, un mot la fait renaître,
- Et mon cœur malgré moi rappelle un souvenir
- Que je n'ose écouter et ne saurois bannir. 450
- Ma raison s'en veut faire en vain un sacrifice:
- Tout me ramène ici, tout m'offre Bérénice;
- Et même je ne sais par quel pressentiment
- Je n'ai souffert personne en son appartement;
- Mais depuis cet adieu, si cruel et si tendre, 455
- Il est demeuré vide, et semble encor l'attendre.
- Va, fais porter mon ordre à ses ambassadeurs:
- C'est trop entretenir d'inutiles ardeurs;
- Il est temps de chercher qui m'en puisse distraire,
- Et le ciel à propos envoie ici mon frère. 460
-
- FLAVIAN.
-
- Irez-vous au sénat?
-
- TITE.
-
- Non; il peut s'assembler
- Sur ce déluge ardent qui nous a fait trembler,
- Et pourvoir sous mon ordre aux affreuses ruines
- Dont ses feux ont couvert les campagnes voisines[232].
-
-
-SCÈNE II
-
-TITE, DOMITIAN, ALBIN.
-
- DOMITIAN.
-
- Puis-je parler, Seigneur, et de votre amitié 465
- Espérer une grâce à force de pitié?
- Je me suis jusqu'ici fait trop de violence,
- Pour augmenter encor mes maux par mon silence.
- Ce que je vais vous dire est digne du trépas;
- Mais aussi j'en mourrai, si je ne le dis pas. 470
- Apprenez donc mon crime, et voyez s'il faut faire
- Justice d'un coupable, ou grâce aux vœux d'un frère.
- J'ai vu ce que j'aimois choisi pour être à vous,
- Et je l'ai vu longtemps sans en être jaloux.
- Vous n'aimiez Domitie alors que par contrainte: 475
- Vous vous faisiez effort, j'imitois votre feinte;
- Et comme aux lois d'un père il falloit obéir,
- Je feignois d'oublier, vous de ne point haïr.
- Le ciel, qui dans vos mains met sa toute-puissance,
- Ne met-il point de borne à cette obéissance? 480
- La faut-il à son ombre, et que ce même effort
- Vous déchire encor l'âme et me donne la mort?
-
- TITE.
-
- Souffrez sur cet effort que je vous désabuse.
- Il fut grand, et de ceux que tout le cœur refuse:
- Pour en sauver le mien, je fis ce que je pus; 485
- Mais ce qui fut effort à présent ne l'est plus.
- Sachez-en la raison. Sous l'empire d'un père
- Je murmurai toujours d'un ordre si sévère,
- Et cherchai les moyens de tirer en longueur
- Cet hymen qui vous gêne et m'arrachoit le cœur. 490
- Son trépas a changé toutes choses de face:
- J'ai pris ses sentiments lorsque j'ai pris sa place;
- Je m'impose à mon tour les lois qu'il m'imposoit,
- Et me dis après lui tout ce qu'il me disoit.
- J'ai des yeux d'empereur, et n'ai plus ceux de Tite; 495
- Je vois en Domitie un tout autre mérite,
- J'écoute la raison, j'en goûte les conseils,
- Et j'aime comme il faut qu'aiment tous mes pareils.
- Si dans les premiers jours que vous m'avez vu maître
- Votre feu mal éteint avoit voulu paroître, 500
- J'aurois pu me combattre et me vaincre pour vous;
- Mais si près d'un hymen si souhaité de tous,
- Quand Domitie a droit de s'en croire assurée,
- Que le jour en est pris, la fête préparée,
- Je l'aime, et lui dois trop pour jeter sur son front 505
- L'éternelle rougeur d'un si mortel affront.
- Rome entière et ma foi l'appellent à l'empire:
- Voyez mieux de quel œil on m'en verroit dédire,
- Ce qu'ose se permettre une femme en fureur,
- Et combien Rome entière auroit pour moi d'horreur. 510
-
- DOMITIAN.
-
- Elle n'en auroit point de vous voir pour un frère
- Faire autant que pour elle il vous a plu de faire.
- Seigneur, à vos bontés laissez un libre cours;
- Qui se vainc une fois peut se vaincre toujours:
- Ce n'est pas un effort que votre âme redoute. 515
-
- TITE.
-
- Qui se vainc une fois sait bien ce qu'il en coûte:
- L'effort est assez grand pour en craindre un second.
-
- DOMITIAN.
-
- Ah! si votre grande âme à peine s'en répond,
- La mienne, qui n'est pas d'une trempe si belle,
- Réduite au même effort, Seigneur, que fera-t-elle? 520
-
- TITE.
-
- Ce que je fais, mon frère: aimez ailleurs.
-
- DOMITIAN.
-
- Hélas!
- Ce qui vous fut aisé, Seigneur, ne me l'est pas.
- Quand vous avez changé, voyiez-vous Bérénice?
- De votre changement son départ fut complice;
- Vous l'aviez éloignée, et j'ai devant les yeux, 525
- Je vois presqu'en vos bras ce que j'aime le mieux.
- Jugez de ma douleur par l'excès de la vôtre,
- Si vous voyiez la Reine entre les bras d'un autre;
- Contre un rival heureux épargneriez-vous rien,
- A moins que d'un respect aussi grand que le mien? 530
-
- TITE.
-
- Vengez-vous, j'y consens; que rien ne vous retienne.
- Je prends votre maîtresse; allez, prenez la mienne.
- Épousez Bérénice, et....
-
- DOMITIAN.
-
- Vous n'achevez point,
- Seigneur: me pourriez-vous aimer jusqu'à ce point?
-
- TITE.
-
- Oui, si je ne craignois pour vous l'injuste haine 535
- Que Rome concevroit pour l'époux d'une reine.
-
- DOMITIAN.
-
- Dites, dites, Seigneur, qu'il est bien malaisé
- De céder ce qu'adore un cœur bien embrasé;
- Ne vous contraignez plus, ne gênez plus votre âme,
- Satisfaites en maître une si belle flamme; 540
- Quand vous aurez su dire une fois: «Je le veux,»
- D'un seul mot prononcé vous ferez quatre heureux.
- Bérénice est toujours digne de votre couche,
- Et Domitie enfin vous parle par ma bouche;
- Car je ne saurois plus vous le taire; oui, Seigneur, 545
- Vous en voulez la main, et j'en ai tout le cœur:
- Elle m'en fit le don dès la première vue,
- Et ce don fut l'effet d'une force imprévue,
- De cet ordre du ciel qui verse en nos esprits
- Les principes secrets de prendre et d'être pris. 550
- Je vous dirois, Seigneur, quelle en est la puissance,
- Si vous ne le saviez par votre expérience.
- Ne rompez[233] pas des nœuds et si forts et si doux:
- Rien ne les peut briser que le trépas, ou vous;
- Et c'est un triste honneur pour une si grande âme, 555
- Que d'accabler un frère et contraindre une femme.
-
- TITE.
-
- Je ne contrains personne; et de sa propre voix
- Nous allons, vous et moi, savoir quel est son choix.
-
-
-SCÈNE III.
-
-TITE, DOMITIAN, DOMITIE, ALBIN, PLAUTINE.
-
- TITE.
-
- Parlez, parlez, Madame, et daignez nous apprendre
- Où porte votre cœur, ce qu'il sent de plus tendre, 560
- Qui le possède entier de mon frère ou de moi?
-
- DOMITIE.
-
- En doutez-vous, Seigneur, quand vous avez ma foi?
-
- TITE.
-
- J'aime à n'en point douter, mais on veut que j'en doute:
- On dit que cette foi ne vous donne pas toute,
- Que ce cœur reste ailleurs. Parlez en liberté, 565
- Et n'en consultez point cette noble fierté,
- Ce digne orgueil du sang que mon rang sollicite:
- De tout ce que je suis ne regardez que Tite;
- Et pour mieux écouter vos désirs les plus doux,
- Entre le prince et moi ne regardez que vous. 570
-
- DOMITIE.
-
- Qu'avez-vous dit de moi, Prince?
-
- DOMITIAN.
-
- Que dans votre âme
- Vous laissez vivre encor notre première flamme;
- Et qu'en faveur du rang si vous m'osez trahir,
- Ce n'est pas tant aimer, Madame, qu'obéir.
- C'est en dire un peu plus que vous n'aviez envie; 575
- Mais il y va de vous, il y va de ma vie;
- Et qui se voit si près de perdre tout son bien,
- Se fait armes de tout, et ne ménage rien.
-
- DOMITIE.
-
- Je ne sais de vous deux, Seigneur, à ne rien feindre,
- Duquel je dois le plus me louer ou me plaindre. 580
- C'est aimer assez mal, que remettre tous deux
- Au choix de mes désirs le succès de vos vœux;
- Et cette liberté par tous les deux offerte
- Montre que tous les deux peuvent souffrir ma perte,
- Et que tout leur amour est prêt à consentir 585
- Que mon cœur ou ma foi veuille se démentir.
- Je me plains de tous deux, et vous plains l'un et l'autre,
- Si pour voir tout ce cœur vous m'ouvrez tout le vôtre.
- Le prince n'agit pas en amant fort discret;
- S'il ne m'impose rien, il trahit mon secret: 590
- Tout ce qu'il vous en dit m'offense ou vous abuse.
- Mais ce que fait l'amour, l'amour aussi l'excuse[234].
- Vous, Seigneur, je croyois que vous m'aimiez assez
- Pour m'épargner le trouble où vous m'embarrassez,
- Et laisser pour couleur à mon peu de constance 595
- La gloire d'obéir à la toute-puissance:
- Vous m'ôtez cette excuse, et me voulez charger
- De ce qu'a d'odieux la honte de changer.
- Si le prince en mon cœur garde encor même place,
- C'est manquer de respect que vous le dire en face; 600
- Et si mon choix pour vous n'est point violenté,
- C'est trop d'ambition et d'infidélité.
- Ainsi des deux côtés tout sert à me confondre.
- J'ai cent choses à dire, et rien à vous répondre;
- Et ne voulant déplaire à pas un de vous deux, 605
- Je veux, ainsi que vous, douter où vont mes vœux.
- Ce qui le plus m'étonne en cette déférence
- Qui veut du cœur entier une entière assurance,
- C'est que dans ce haut rang vous ne vouliez pas voir
- Qu'il n'importe du cœur quand on sait son devoir[235], 610
- Et que de vos pareils les hautes destinées
- Ne le consultent point sur ces grands hyménées.
-
- TITE.
-
- Si le vôtre, Madame, étoit de moindre prix....
- Mais que veut Flavian?
-
-
-SCÈNE IV.
-
-TITE, DOMITIAN, DOMITIE, PLAUTINE, FLAVIAN, ALBIN.
-
- FLAVIAN.
-
- Vous en serez surpris,
- Seigneur, je vous apporte une grande nouvelle: 615
- La reine Bérénice....
-
- TITE.
-
- Eh bien! est infidèle?
- Et son esprit, charmé par un plus doux souci....
-
- FLAVIAN.
-
- Elle est dans ce palais, Seigneur; et la voici[236].
-
-
-SCÈNE V.
-
-TITE, DOMITIAN, BÉRÉNICE, DOMITIE, FLAVIAN, ALBIN, PHILON,
-PLAUTINE.
-
- TITE.
-
- O Dieux! est-ce, Madame, aux reines de surprendre?
- Quel accueil, quels honneurs peuvent-elles attendre, 620
- Quand leur surprise envie au souverain pouvoir
- Celui de donner ordre à les bien recevoir?
-
- BÉRÉNICE.
-
- Pardonnez-le, Seigneur, à mon impatience.
- J'ai fait sous d'autres noms demander audience:
- Vous la donniez trop tard à mes ambassadeurs; 625
- Je n'ai pu tant attendre à voir tant de grandeurs;
- Et quoique par vous-même autrefois exilée,
- Sans ordre et sans aveu je me suis rappelée,
- Pour être la première à mettre à vos genoux
- Le sceptre qu'à présent je ne tiens que de vous, 630
- Et prendre sur les rois cet illustre avantage
- De leur donner l'exemple à vous en faire hommage.
- Je ne vous dirai point avec quelles langueurs
- D'un si cruel exil j'ai souffert les longueurs:
- Vous savez trop....
-
- TITE.
-
- Je sais votre zèle, et l'admire, 635
- Madame; et pour me voir possesseur de l'empire,
- Pour me rendre vos soins, je ne méritois pas
- Que rien vous pût résoudre à quitter vos États,
- Qu'une si grande reine en formât la pensée.
- Un voyage si long vous doit avoir lassée. 640
- Conduisez-la, mon frère, en son appartement[237].
- Vous, faites-l'y servir aussi pompeusement,
- Avec le même éclat qu'elle s'y vit servie
- Alors qu'elle faisoit le bonheur de ma vie.
-
-
-SCÈNE VI.
-
-TITE, DOMITIE, PLAUTINE, PHILON.
-
- DOMITIE.
-
- Seigneur, faut-il ici vous rendre votre foi? 645
- Ne regardez que vous entre la Reine et moi;
- Parlez sans vous contraindre, et me daignez apprendre
- Où porte votre cœur ce qu'il sent de plus tendre[238].
-
- TITE.
-
- Adieu, Madame, adieu. Dans le trouble où je suis,
- Me taire et vous quitter, c'est tout ce que je puis. 650
-
-
-SCÈNE VII.
-
-DOMITIE, PLAUTINE.
-
- DOMITIE.
-
- Se taire et me quitter! Après cette retraite,
- Crois-tu qu'un tel arrêt ait besoin d'interprète?
-
- PLAUTINE.
-
- Oui, Madame; et ce n'est que dérober au jour;
- Que vous cacher le trouble où le met ce retour.
-
- DOMITIE.
-
- Non, non, tu l'as voulu, Plautine, que je vinsse 655
- Désavouer ici les vanités du prince,
- Empêcher qu'un amant dont je n'ai pas le cœur
- Ne cédât ma conquête à mon premier vainqueur:
- Vois la honte qu'ainsi je me suis attirée.
- Quand sa reine[239] a paru, m'a-t-il considérée? 660
- A-t-il jeté les yeux sur moi qu'en me quittant?
-
- PLAUTINE.
-
- Pensez-vous que sa reine ait l'esprit plus content?
- Avant que vous quitter, lui-même il l'a bannie.
-
- DOMITIE.
-
- Oui, mais avec respect, avec cérémonie,
- Avec des yeux enfin qui l'éloignant des miens, 665
- Lui promettoient assez de plus doux entretiens.
- Tu me diras encor que la chose est égale,
- Que s'il m'ose quitter, il chasse ma rivale.
- Mais pour peu qu'il m'aimât, du moins il m'auroit dit
- Que je garde en son âme encor même crédit: 670
- Il m'en auroit donné des sûretés nouvelles,
- Il m'en auroit laissé quelques marques fidèles.
- S'il me vouloit cacher le trouble où je le voi,
- La plus mauvaise excuse étoit bonne pour moi.
- Mais pour toute réponse, il se tait, et me quitte; 675
- Et tu ne peux souffrir que mon cœur s'en irrite!
- Tu veux, lorsque lui-même ose se déclarer,
- Que je me flatte encore assez pour espérer!
- C'est avec le perfide être d'intelligence.
- Sans me flatter en vain, courons à la vengeance; 680
- Faisons voir ce qu'en moi peut le sang de Néron,
- Et que je suis de plus fille de Corbulon.
-
- PLAUTINE.
-
- Vous l'êtes; mais enfin c'est n'être qu'une fille,
- Que le reste impuissant d'une illustre famille.
- Contre un tel empereur où prendrez-vous des bras? 685
-
- DOMITIE.
-
- Contre un tel empereur nous n'en manquerons pas.
- S'il épouse sa reine, il est l'horreur de Rome.
- Trouvons alors, trouvons un grand cœur, un grand homme,
- Un Romain qui réponde au sang de mes aïeux;
- Et pour le révolter, laisse faire à mes yeux. 690
- Juge, par le pouvoir de ceux de Bérénice,
- Si les miens auront peine à s'en faire justice.
- Si ceux-là forcent Tite à me manquer de foi,
- Ceux-ci feront briser le joug d'un nouveau roi;
- Et si de l'univers les siens charment le maître, 695
- Les miens charmeront ceux qui méritent de l'être.
- Dis-le-moi, tu l'as vue, ai-je peu de raison
- Quand de mes yeux aux siens je fais comparaison?
- Est-elle plus charmante, ai-je moins de mérite?
- Suis-je moins digne qu'elle enfin du cœur de Tite? 700
-
- PLAUTINE.
-
- Madame....
-
- DOMITIE.
-
- Je m'emporte, et mes sens interdits
- Impriment leur désordre en tout ce que je dis.
- Comment saurois-je aussi ce que je te dois dire,
- Si je ne sais pas même à quoi mon âme aspire?
- Mon aveugle fureur s'égare à tous propos. 705
- Allons penser à tout avec plus de repos.
-
- PLAUTINE.
-
- Vous pourriez hasarder un moment de visite,
- Pour voir si ce retour est sans l'aveu de Tite,
- Ou si c'est de concert qu'il a fait le surpris.
-
- DOMITIE.
-
- Oui; mais auparavant remettons nos esprits. 710
-
-
-FIN DU SECOND ACTE.
-
- [225] Polémon, roi de Cilicie. Voyez ci-dessus, p. 194,
- note 201, et plus loin, p. 245, note 258.
-
- [226] «Le célèbre M. de Santeul, voulant composer des
- vers sur la campagne d'Hollande de 1672, crut ne pouvoir mieux
- faire que de traduire en latin ces huit vers (397-404).... Il
- présenta au Roi ses vers latins sous ce titre: SUR LE DÉPART DU
- ROI, et mit à côté ceux de M. Corneille.» (Jolly, _Avertissement
- du Theâtre de Corneille_, p. LXIX et LXX.)--Santeul donne les
- vers 403 et 404 avec une double variante:
-
- Pour envoyer l'effroi _sur_ l'un et l'autre pôle
- Je n'ai qu'à faire un pas et hausser _ma_ parole.
-
- Voici sa traduction latine:
-
- _REX ITER MEDITANS._
-
- _Sic cœptis favet usque meis Victoria, ut hostes
- Me quoque pace data timeant, credantque leonem,
- Qui male sopitos premit alto corde furores,
- Ancipiti dudum meditans bella horrida somno;
- Nec tam blanda Venus media dominatur in aula,
- Quin, Marti tantum annuerim, mox palleat orbis._
-
- (_J. B. Santolii Victorini_ opera poetica. Paris, M.DC.XCIV,
- p. 211.)
-
-
- [227] Ce vers est la contre-partie de celui que
- Corneille a placé dans la bouche d'Auguste (_Cinna_, acte V,
- scène III, vers 1696):
-
- Je suis maître de moi comme de l'univers.
-
- [228] Voyez plus haut, p. 204, le vers 80 et la note 211.
-
- [229] Voyez ci-dessus, p. 203, note 211.
-
- [230] Suétone commence ainsi sa _Vie de Titus: Titus....
- amor ac deliciæ generis humani_; et Eutrope, au livre VII de son
- _Abrégé de l'Histoire romaine_ (chapitre XXI), dit au sujet du
- même empereur: _Huic_ (Vespasiano) _Titus filius successit....
- vir omnium virtutum genere mirabilis adeo, ut amor et deliciæ
- humani generis diceretur_.
-
- [231] «Il déclara qu'il n'acceptait le souverain
- pontificat qu'afin de conserver toujours ses mains pures. Il tint
- parole; car depuis ce moment, il ne fut ni l'auteur ni le
- complice de la mort de personne.» _Nec auctor posthac cujusquam
- necis, nec conscius._ (Suétone, _Titus_, chapitre IX.)
-
- [232] Voyez ci-après, p.247, la note 262 du vers 1112.
- Après l'éruption du Vésuve, Titus tira au sort, parmi les
- consulaires, des curateurs chargés de soulager les maux de la
- Campanie. (Suétone, _Titus_, chapitre VIII.)
-
- [233] L'édition de 1692 donne _trompez_, pour _rompez_,
- ce qui ne peut être qu'une faute d'impression.
-
- [234] Après ce vers, Voltaire a ajouté les mots: _à
- Tite_.
-
- [235] C'est, avec une tournure un peu différente, le
- vers 279 de _Sertorius_:
-
- Qu'importe de mon cœur, si je sais mon devoir?
-
- [236] Nous avons vu dans les extraits de Xiphilin (p.
- 197 et 198) qu'après être venue une première fois à Rome avec son
- frère Agrippa, du vivant de Vespasien, Bérénice y retourna sous
- le règne de Titus.
-
- [237] Voltaire (1764) fait suivre ce vers de
- l'indication: _à Flavian et Albin_.
-
- [238] Voyez plus haut, p. 223, le vers 570 et les vers
- 559 et 560.
-
- [239] On lit ici: «_la_ Reine,» dans les éditions de
- Thomas Corneille et de Voltaire, qui deux vers plus loin ont
- maintenu l'un et l'autre: «_sa_ reine.»
-
-
-
-
-ACTE III.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-DOMITIAN, BÉRÉNICE, PHILON.
-
- DOMITIAN.
-
- Je vous l'ai dit, Madame, et j'aime à le redire,
- Qu'il est beau qu'à vous plaire un empereur aspire,
- Qu'il lui doit être doux qu'un véritable feu
- Par de justes soupirs mérite votre aveu.
- Seroit-ce un crime à moins[240]? Seroit-ce vous déplaire, 715
- Après un empereur, de vous offrir son frère?
- Et voudriez-vous croire, en faveur de ma foi,
- Qu'un frère d'empereur pourroit valoir un roi?
-
- BÉRÉNICE.
-
- Si votre âme, Seigneur, en veut être éclaircie,
- Vous pouvez le savoir de votre Domitie. 720
- De tous les deux aimée, et douce à tous les deux,
- Elle sait mieux que moi comme on change de vœux,
- Et sait peut-être mal la route qu'il faut prendre
- Pour trouver le secret de les faire descendre,
- Quelque facilité qu'elle ait eue à trouver, 725
- Malgré sa flamme et vous, l'art de les élever.
- Pour moi, qui n'eus jamais l'honneur d'être Romaine,
- Et qu'un destin jaloux n'a fait naître que reine,
- Sans qu'un de vous descende au rang que je remplis,
- Ce me doit être assez d'un de vos affranchis; 730
- Et si votre empereur suit les traces des autres,
- Il suffit d'un tel sort pour relever les nôtres[241].
- Mais changeons de discours, et me dites, Seigneur,
- Par quel ordre aujourd'hui vous m'offrez votre cœur.
- Est-ce pour obliger ou Domitie ou Tite? 735
- N'ose-t-il me quitter à moins que je le quitte?
- Et peut-il à son rang si peu se confier,
- Qu'il veuille mon exemple à se justifier?
- Me donne-t-il à vous alors qu'il m'abandonne?
-
- DOMITIAN.
-
- Il vous respecte trop: c'est à vous qu'il me donne, 740
- Et me fait la justice, en m'enlevant mon bien,
- De vouloir que je tâche à m'enrichir du sien;
- Mais à peine il le veut, qu'il craint pour moi la haine
- Que Rome concevroit pour l'époux d'une reine.
- C'est à vous de juger d'où part ce sentiment. 745
- En vain, par politique, il fait ailleurs l'amant;
- Il s'y réduit en vain par grandeur de courage:
- A ces fausses clartés opposez quelque ombrage;
- Et je renonce au jour, s'il ne revient à vous,
- Pour peu que vous penchiez à le rendre jaloux. 750
-
- BÉRÉNICE.
-
- Peut-être; mais, Seigneur, croyez-vous Bérénice
- D'un cœur à s'abaisser jusqu'à cet artifice,
- Jusques à mendier lâchement le retour
- De ce qu'un grand service[242] a mérité d'amour?
-
- DOMITIAN.
-
- Madame, sur ce point je n'ai rien à vous dire. 755
- Vous savez ce que vaut l'Empereur et l'empire;
- Et si vous consentez qu'on vous manque de foi,
- Vous pouvez regarder[243] si je vaux bien un roi.
- J'aperçois Domitie, et lui cède la place.
-
-
-SCÈNE II.
-
-DOMITIE, BÉRÉNICE, DOMITIAN, PHILON.
-
- DOMITIE.
-
- Je vais me retirer, Seigneur, si je vous chasse; 760
- Et j'ai des intérêts que vous servez trop bien
- Pour arrêter le cours d'un si long entretien.
-
- DOMITIAN.
-
- Je faisois à la Reine une offre de service
- Qui peut vous assurer le rang d'impératrice,
- Madame; et si j'en suis accepté pour époux, 765
- Tite n'aura plus d'yeux pour d'autres que pour vous.
- Est-ce vous mal servir?
-
- DOMITIE.
-
- Quoi? Madame, il vous aime?
-
- BÉRÉNICE.
-
- Non; mais il me le dit, Madame.
-
- DOMITIE.
-
- Lui?
-
- BÉRÉNICE.
-
- Lui-même.
- Est-ce vous offenser que m'offrir vos refus?
- Et vous doit-il un cœur dont vous ne voulez plus? 770
-
- DOMITIE.
-
- Je ne sais si je puis vous dire s'il m'offense,
- Quand vous vous préparez à prendre sa défense.
-
- BÉRÉNICE.
-
- Et moi, je ne sais pas s'il a droit de changer,
- Mais je sais que l'amour ne peut désobliger.
-
- DOMITIE.
-
- Du moins ce nouveau feu rend justice au mérite. 775
-
- DOMITIAN.
-
- Vous m'avez commandé de quitter qui me quitte,
- Vous le savez, Madame; et si c'est vous trahir,
- Vous m'avouerez aussi que c'est vous obéir.
-
- DOMITIE.
-
- S'il échappe à l'amour un mot qui le trahisse,
- A l'effort qu'il se fait veut-il qu'on obéisse? 780
- Il cherche une révolte, et s'en laisse charmer.
- Vous le sauriez, ingrat, si vous saviez aimer,
- Et ne vous feriez pas l'indigne violence
- De vous offrir ailleurs, et même en ma présence.
-
- DOMITIAN, à Bérénice.
-
- Madame, vous voyez ce que je vous ai dit: 785
- La preuve est convaincante, et l'exemple suffit.
-
- BÉRÉNICE.
-
- Il suffit pour vous croire, et non pas pour le suivre.
-
- DOMITIE.
-
- Allez, sous quelques lois qu'il vous plaise de vivre,
- Vivez-y, j'y consens; mais vous pouviez, Seigneur,
- Vous hâter un peu moins de m'ôter votre cœur, 790
- Attendre que l'honneur de ce grand hyménée
- Vous renvoyât la foi que vous m'avez donnée.
- Si vous vouliez passer pour véritable amant,
- Il falloit espérer jusqu'au dernier moment;
- Il vous falloit....
-
- DOMITIAN.
-
- Eh bien! puisqu'il faut que j'espère,
- Madame, faites grâce à l'Empereur mon frère,
- A la Reine, à vous-même enfin, si vous m'aimez,
- Autant qu'il le paroît à vos yeux alarmés.
- Les scrupules d'État, qu'il falloit mieux combattre,
- Assez et trop longtemps nous ont gênés tous quatre: 800
- Réunissez des cœurs de qui rompt l'union
- Cette chimère en Tite, en vous l'ambition.
- Vous trouverez au mien encor les mêmes flammes
- Qui, dès que je vous vis, charmèrent nos deux âmes.
- Dès ce premier moment j'adorai vos appas; 805
- Dès ce premier moment je ne vous déplus pas.
- Ai-je épargné depuis aucuns soins pour vous plaire?
- Est-ce un crime pour moi que l'aînesse d'un frère?
- Et faut-il m'accabler d'un éternel ennui
- Pour avoir vu le jour deux lustres après lui, 810
- Comme si de mon choix il dépendoit de naître
- Dans le temps qu'il falloit pour devenir son maître[244]?
- Au nom de votre amour et de ce digne amant,
- Madame, qui vous aime encor si chèrement,
- Prenez quelque pitié d'un amant déplorable; 815
- Faites-la partager à cette inexorable;
- Dissipez la fierté d'une injuste rigueur.
- Pour juge entre elle et moi je ne veux que son cœur.
- Je vous laisse avec elle arbitre de ma vie.
- Adieu, Madame. Adieu, trop aimable ennemie. 820
-
-
-SCÈNE III.
-
-BÉRÉNICE, DOMITIE, PHILON.
-
- BÉRÉNICE.
-
- Les intérêts du prince[245] avancent trop le mien
- Pour vous oser, Madame, importuner de rien;
- Et l'incivilité de la moindre prière
- Sembleroit vous presser de me rendre son frère.
- Tout ce qu'en sa faveur je crois m'être permis, 825
- Après qu'à votre cœur lui-même il s'est remis,
- C'est de vous faire voir ce que hasarde une âme
- Qui sacrifie au rang les douceurs de sa flamme,
- Et quel long repentir suit ces nobles ardeurs
- Qui soumettent l'amour à l'éclat des grandeurs. 830
-
- DOMITIE.
-
- Quand les choses, Madame, auront changé de face,
- Je reviendrai savoir ce qu'il faut que je fasse,
- Et demander votre ordre avec empressement
- Sur le choix ou du prince ou de quelque autre amant.
- Agréez cependant un respect qui m'amène 835
- Vous rendre mes devoirs comme à ma souveraine;
- Car je n'ose douter que déjà l'Empereur
- Ne vous ait redonné bonne part en son cœur.
- Vous avez sur vos rois pris ce digne avantage
- D'être ici la première à rendre un juste hommage[246]; 840
- Et pour vous imiter, je veux avoir le bien
- D'être aussi la première à vous offrir le mien.
- Cet exemple qu'aux rois vous donnez pour un homme,
- J'aime pour une reine à le donner à Rome;
- Et plus il est nouveau, plus j'ai lieu d'espérer 845
- Que de quelques bontés vous voudrez m'honorer.
-
- BÉRÉNICE.
-
- A vous dire le vrai, sa nouveauté m'étonne:
- J'aurois eu quelque peine à vous croire si bonne;
- Et je recevrois l'offre avec confusion
- Si je n'y soupçonnois un peu d'illusion. 850
- Quoi qu'il en soit, Madame, en cette incertitude
- Qui nous met l'une et l'autre en quelque inquiétude,
- Ce que je puis répondre à vos civilités,
- C'est de vous demander pour moi mêmes bontés,
- Et que celle des deux qui sera satisfaite 855
- Traite l'autre de l'air qu'elle veut qu'on la traite.
- J'ai vu Tite se rendre au peu que j'ai d'appas;
- Je ne l'espère plus, et n'y renonce pas.
- Il peut se souvenir, dans ce grade sublime,
- Qu'il soumit votre Rome en détruisant Solyme, 860
- Qu'en ce siége pour lui je hasardai mon rang,
- Prodiguai mes trésors, et mes peuples leur sang,
- Et que s'il me fait part de sa toute-puissance,
- Ce sera moins un don qu'une reconnoissance.
-
- DOMITIE.
-
- Ce sont là de grands droits; et si l'amour s'y joint, 865
- Je dois craindre une chute à n'en relever point.
- Tite y peut ajouter que je n'ai point la gloire
- D'avoir sur ma patrie étendu sa victoire,
- De l'avoir saccagée et détruite à l'envi,
- Et renversé l'autel du dieu que j'ai servi: 870
- C'est par là qu'il vous doit cette haute fortune.
- Mais je commence à voir que je vous importune.
- Adieu. Quelque autre fois nous suivrons ce discours.
-
- BÉRÉNICE.
-
- Je suis venue ici trop tôt de quatre jours;
- J'en suis au désespoir et vous en fais excuse. 875
-
- DOMITIE.
-
- Dans quatre jours, Madame, on verra qui s'abuse.
-
-
-SCÈNE IV.
-
-BÉRÉNICE, PHILON.
-
- BÉRÉNICE.
-
- Quel caprice, Philon, l'amène jusqu'ici
- M'expliquer elle-même un si cuisant souci?
- Tite, après mon départ, l'auroit-il maltraitée?
-
- PHILON.
-
- Après votre départ il l'a soudain quittée, 880
- Madame, et s'est défait de cet esprit jaloux
- Avec un compliment encor plus court qu'à vous.
-
- BÉRÉNICE.
-
- Ainsi tout est égal: s'il me chasse, il la quitte;
- Mais ce peu qu'il m'a dit ne peut qu'il ne m'irrite:
- Il marque trop pour moi son infidélité. 885
- Vois de ses derniers mots quelle est la dureté:
- «Qu'on la serve, a-t-il dit, comme elle fut servie
- Alors qu'elle faisoit le bonheur de ma vie[247].»
- Je ne le fais donc plus! Voilà ce que j'ai craint.
- Il fait en liberté ce qu'il faisoit contraint. 890
- Cet ordre de sortir, si prompt et si sévère,
- N'a plus pour s'excuser l'autorité d'un père:
- Il est libre, il est maître, il veut tout ce qu'il fait.
-
- PHILON.
-
- Du peu qu'il vous a dit j'attends un autre effet.
- Le trouble de vous voir auprès d'une rivale 895
- Vouloit pour se remettre un moment d'intervalle;
- Et quand il a rompu sitôt vos entretiens,
- Je lisois dans ses yeux qu'il évitoit les siens,
- Qu'il fuyoit l'embarras d'une telle présence.
- Mais il vient à son tour prendre son audience, 900
- Madame; et vous voyez si j'en sais bien juger.
- Songez de quelle sorte il faut le ménager.
-
-
-SCÈNE V.
-
-TITE, BÉRÉNICE, FLAVIAN, PHILON.
-
- BÉRÉNICE.
-
- Me cherchez-vous, Seigneur, après m'avoir chassée?
-
- TITE.
-
- Vous avez su mieux lire au fond de ma pensée,
- Madame; et votre cœur connoît assez le mien 905
- Pour me justifier sans que j'explique rien.
-
- BÉRÉNICE.
-
- Mais justifiera-t-il le don qu'il vous plaît faire
- De ma propre personne au prince votre frère?
- Et n'est-ce point assez de me manquer de foi,
- Sans prendre encor le droit de disposer de moi? 910
- Pouvez-vous jusque-là me bannir de votre âme?
- Le pouvez-vous, Seigneur?
-
- TITE.
-
- Le croyez-vous, Madame?
-
- BÉRÉNICE.
-
- Hélas! que j'ai de peur de vous dire que non!
- J'ai voulu vous haïr dès que j'ai su ce don:
- Mais à de tels courroux l'âme en vain se confie; 915
- A peine je vous vois que je vous justifie.
- Vous me manquez de foi, vous me donnez, chassez.
- Que de crimes! Un mot les a tous effacés.
- Faut-il, Seigneur, faut-il que je ne vous accuse
- Que pour dire aussitôt que c'est moi qui m'abuse, 920
- Que pour me voir forcée à répondre pour vous!
- Épargnez cette honte à mon dépit jaloux;
- Sauvez-moi du désordre où ma bonté[248] m'expose,
- Et du moins par pitié dites-moi quelque chose;
- Accusez-moi plutôt, Seigneur, à votre tour, 925
- Et m'imputez pour crime un trop parfait amour.
- Vos chimères d'État, vos indignes scrupules,
- Ne pourront-ils jamais passer pour ridicules?
- En souffrez-vous encor la tyrannique loi?
- Ont-ils encor sur vous plus de pouvoir que moi? 930
- Du bonheur de vous voir j'ai l'âme si ravie,
- Que pour peu qu'il durât, j'oublierois Domitie.
- Pourrez-vous l'épouser dans quatre jours? O cieux!
- Dans quatre jours! Seigneur, y voudrez-vous mes yeux?
- Vous plairez-vous à voir qu'en triomphe menée, 935
- Je serve de victime à ce grand hyménée;
- Que traînée avec pompe aux marches de l'autel,
- J'aille de votre main attendre un coup mortel?
- M'y verrez-vous mourir sans verser une larme?
- Vous y préparez-vous sans trouble et sans alarme? 940
- Et si vous concevez l'excès de ma douleur,
- N'en rejaillit-il[249] rien jusque dans votre cœur?
-
- TITE.
-
- Hélas! Madame, hélas! pourquoi vous ai-je vue?
- Et dans quel contre-temps êtes-vous revenue!
- Ce qu'on fit d'injustice à de si chers appas 945
- M'avoit assez coûté pour ne l'envier pas.
- Votre absence et le temps m'avoient fait quelque grâce;
- J'en craignois un peu moins les malheurs où je passe;
- Je souffrois Domitie, et d'assidus efforts
- M'avoient, malgré l'amour, fait maître du dehors. 950
- La contrainte sembloit tourner en habitude;
- Le joug que je prenois m'en paroissoit moins rude;
- Et j'allois être heureux, du moins aux yeux de tous,
- Autant qu'on le peut être en n'étant point à vous.
- J'allois....
-
- BÉRÉNICE.
-
- N'achevez point, c'est là ce qui me tue. 955
- Et je pourrois souffrir votre hymen à ma vue,
- Si vous aviez choisi quelque objet sans éclat,
- Qui ne pût être à vous que par raison d'État,
- Qui de ses grands aïeux n'eût reçu rien d'aimable,
- Qui n'en eût que le nom qui fût considérable. 960
- «Il s'est assez puni de son manque de foi,
- Me dirois-je, et son cœur n'en est pas moins à moi.»
- Mais Domitie est belle, elle a tout l'avantage
- Qu'ajoute un vrai mérite à l'éclat du visage;
- Et pour vous épargner les discours superflus, 965
- Elle est digne de vous, si vous ne m'aimez plus.
- Elle a toujours charmé le prince votre frère,
- Elle a gagné sur vous de ne vous plus déplaire:
- L'hymen achèvera de me faire oublier;
- Elle aura votre cœur, et l'aura tout entier. 970
- Seigneur, faites-moi grâce: épousez Sulpitie,
- Ou Camille, ou Sabine, et non pas Domitie;
- Choisissez-en quelqu'une enfin dont le bonheur
- Ne m'ôte que la main, et me laisse le cœur.
-
- TITE.
-
- Domitie aisément souffriroit ce partage; 975
- Ma main satisferoit l'orgueil de son courage;
- Et pour le cœur, à peine il vous sait en ces lieux,
- Qu'il revient tout entier faire hommage à vos yeux.
-
- BÉRÉNICE.
-
- N'importe: ayez pitié, Seigneur, de ma foiblesse.
- Vous avez un cœur fait à changer de maîtresse; 980
- Vous ne savez que trop l'art de manquer de foi:
- Ne l'exercerez-vous jamais que contre moi?
-
- TITE.
-
- Domitie est le choix de Rome et de mon père:
- Ils crurent à propos de l'ôter à mon frère,
- De crainte que ce cœur jeune et présomptueux 985
- Ne rendît téméraire un prince impétueux.
- Si pour vous obéir je lui suis infidèle,
- Rome, qui l'a choisie, y consentira-t-elle?
-
- BÉRÉNICE.
-
- Quoi? Rome ne veut pas quand vous avez voulu?
- Que faites-vous, Seigneur, du pouvoir absolu? 990
- N'êtes-vous dans ce trône, où tant de monde aspire,
- Que pour assujettir l'Empereur à l'empire[250]?
- Sur ses plus hauts degrés Rome vous fait la loi!
- Elle affermit ou rompt le don de votre foi!
- Ah! si j'en puis juger sur ce qu'on voit paroître. 995
- Vous en êtes l'esclave encor plus que le maître.
-
- TITE.
-
- Tel est le triste sort de ce rang souverain,
- Qui ne dispense pas d'avoir un cœur romain;
- Ou plutôt des Romains tel est le dur caprice[251]
- A suivre obstinément une aveugle injustice, 1000
- Qui rejetant d'un roi le nom plus que les lois,
- Accepte un empereur plus puissant que cent rois.
- C'est ce nom seul qui donne à leurs farouches haines
- Cette invincible horreur qui passe jusqu'aux reines,
- Jusques à leurs époux; et vos yeux adorés 1005
- Verroient de notre hymen naître cent conjurés.
- Encor s'il n'y falloit hasarder que ma vie;
- Si ma perte aussitôt de la vôtre suivie....
-
- BÉRÉNICE.
-
- Non, Seigneur, ce n'est pas aux reines comme moi
- A hasarder leurs jours pour signaler leur foi. 1010
- La plus illustre ardeur de périr l'un pour l'autre
- N'a rien de glorieux pour mon rang et le vôtre:
- L'amour de nos pareils la traite de fureur,
- Et ces vertus d'amant ne sont pas d'empereur.
- Mes secours en Judée[252] achevèrent l'ouvrage 1015
- Qu'avoit des légions ébauché le suffrage:
- Il m'est trop précieux pour le mettre au hasard;
- Et j'y pouvois, Seigneur, mériter quelque part,
- N'étoit qu'affermissant votre heureuse fortune,
- Je n'ai fait qu'empêcher qu'elle nous fût commune. 1020
- Si j'eusse eu moins pour elle ou de zèle ou de foi,
- Vous seriez moins puissant, mais vous seriez à moi;
- Vous n'auriez que le nom de général d'armée,
- Mais j'aurois pour époux l'amant qui m'a charmée;
- Et je posséderois dans ma cour, en repos, 1025
- Au lieu d'un empereur, le plus grand des héros.
-
- TITE.
-
- Eh bien! Madame, il faut renoncer à ce titre,
- Qui de toute la terre en vain me fait l'arbitre.
- Allons dans vos États m'en donner un plus doux;
- Ma gloire la plus haute est celle d'être à vous. 1030
- Allons où je n'aurai que vous pour souveraine,
- Où vos bras amoureux seront ma seule chaîne[253],
- Où l'hymen en triomphe à jamais l'étreindra;
- Et soit de Rome esclave et maître qui voudra[254]!
-
- BÉRÉNICE.
-
- Il n'est plus temps: ce nom, si sujet à l'envie, 1035
- Ne se quitte jamais, Seigneur, qu'avec la vie;
- Et des nouveaux Césars la tremblante fierté
- N'ose faire de grâce à ceux qui l'ont porté:
- Qui l'a pris une fois est toujours punissable.
- Ce fut par là qu'Othon se traita de coupable, 1040
- Par là Vitellius mérita le trépas;
- Et vous n'auriez partout qu'assassins sur vos pas.
-
- TITE.
-
- Que faire donc, Madame?
-
- BÉRÉNICE.
-
- Assurer votre vie;
- Et s'il y faut enfin la main de Domitie....
- Mais adieu: sur ce point si vous pouvez douter, 1045
- Ce n'est pas moi, Seigneur, qu'il en faut consulter.
-
- TITE, à Bérénice qui se retire[255].
-
- Non, Madame; et dût-il m'en coûter trône et vie,
- Vous ne me verrez point épouser Domitie.
- Ciel, si vous ne voulez qu'elle règne en ces lieux,
- Que vous m'êtes cruel de la rendre à mes yeux! 1050
-
-FIN DU TROISIÈME ACTE.
-
- [240] Tel est le texte des anciennes éditions, y compris
- celle de 1692. Voltaire a mis: «Serait-ce un crime à moi?»
-
- [241] Allusion à l'affranchi Félix. Voyez tome VI, p.
- 597, la note du vers 510 d'_Othon_.--Racine parle aussi de
- l'affranchi Félix, dans sa _Bérénice_ (acte II, scène II):
-
- De l'affranchi Pallas nous avons vu le frère,
- Des fers de Claudius Félix encor flétri,
- De deux reines, Seigneur, devenir le mari;
- Et s'il faut jusqu'au bout que je vous obéisse,
- Ces deux reines étoient du sang de Bérénice.
-
- L'une des deux Drusille que Félix épousa était sœur de Bérénice.
-
- [242] Tacite, au livre II des _Histoires_ (chapitre
- LXXXI), raconte que le parti de Vespasien, au moment de son
- avènement à l'empire, trouva une auxiliaire zélée dans la reine
- Bérénice: _nec minore animo regina Berenice partes juvabat,
- florens ætate formaque, et seni quoque Vespasiano magnificentia
- munerum grata_. Voyez aussi plus loin, vers 861 et suivants.
-
- [243] L'édition de 1692 a changé _regarder_ en
- _remarquer_.
-
- [244] Thomas Corneille et Voltaire ajoutent ici: _à
- Bérénice_, et au-dessus de la seconde phrase du vers 820,
- Voltaire seul: _à Domitie_.
-
- [245] L'édition de 1682 donne seule: «d'un prince,» pour
- «du prince.»
-
- [246] Voyez ci-dessus, p. 226, les vers 631 et 632.
-
- [247] Voyez ci-dessus, p. 227, vers 642-644.
-
- [248] L'édition de 1682 porte seule _ma honte_ pour _ma
- bonté_.
-
- [249] Toutes les éditions publiées du vivant de
- Corneille portent ici _rejallit_, que l'édition de 1692 a changé
- en _rejaillit_. Plus loin, au vers 1505, l'édition de 1671 est la
- seule qui porte _rejaillît_: toutes les autres, même celle de
- 1692, ont _rejallît_.
-
- [250] On a rapproché de ce passage ce vers que dit Néron
- dans le _Britannicus_ de Racine (publié en 1669):
-
- Suis-je leur empereur seulement pour leur plaire?
-
- (Acte IV, scène III.)
-
- [251] Racine, dans sa _Bérénice_ (acte II, scène II),
- emploie le même mot:
-
- Soit raison, soit caprice,
- Rome ne l'attend point pour son impératrice.
-
- Puis, quelques vers plus loin, il développe ainsi l'idée contenue
- dans les vers 1001 et 1002 de Corneille:
-
- D'ailleurs, vous le savez, en bannissant ses rois,
- Rome à ce nom, si noble et si saint autrefois,
- Attacha pour jamais une haine puissante;
- Et quoiqu'à ses Césars fidèle, obéissante,
- Cette haine, Seigneur, reste de sa fierté,
- Survit dans tous les cœurs après la liberté.
-
- [252] Voyez ci-dessus, p. 232, note 242.
-
- [253] Dans l'édition de 1692: «_feront_ ma seule
- chaîne.»
-
- [254] Voyez ci-dessus la _Notice_, p. 196.
-
- [255] Voltaire (1764) a remplacé «qui se retire,» par
- «qui sort.»
-
-
-
-
-ACTE IV.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-BÉRÉNICE, PHILON.
-
- BÉRÉNICE.
-
- Avez-vous su, Philon, quel bruit et quel murmure
- Fait mon retour à Rome en cette conjoncture[256]?
-
- PHILON.
-
- Oui, Madame: j'ai vu presque tous vos amis,
- Et su d'eux quel espoir vous peut être permis.
- Il est peu de Romains qui penchent la balance 1055
- Vers l'extrême hauteur ou l'extrême indulgence:
- La plupart d'eux embrasse un avis modéré
- Par qui votre retour n'est pas déshonoré,
- Mais à l'hymen de Tite il vous ferme la porte:
- La fière Domitie est partout la plus forte; 1060
- La vertu de son père et son illustre sang
- A son ambition assure[257] ce haut rang.
- Il est peu sur ce point de voix qui se divisent,
- Madame; et quant à vous, voici ce qu'ils en disent:
- «Elle a bien servi Rome, il le faut avouer; 1065
- L'Empereur et l'empire ont lieu de s'en louer:
- On lui doit des honneurs, des titres sans exemples;
- Mais enfin elle est reine, elle abhorre nos temples,
- Et sert un Dieu jaloux qui ne peut endurer
- Qu'aucun autre que lui se fasse révérer; 1070
- Elle traite à nos yeux les nôtres de fantômes.
- On peut lui prodiguer des villes, des royaumes:
- Il est des rois pour elle; et déjà Polémon[258]
- De ce Dieu qu'elle adore invoque le seul nom;
- Des nôtres pour lui plaire il dédaigne le culte: 1075
- Qu'elle règne avec lui sans nous faire d'insulte.
- Si ce trône et le sien ne lui suffisent pas,
- Rome est prête d'y joindre encor d'autres États[259],
- Et de faire éclater avec magnificence
- Un juste et plein effet de sa reconnoissance.» 1080
-
- BÉRÉNICE.
-
- Qu'elle répande ailleurs ces effets éclatants,
- Et ne m'enlève point le seul où je prétends.
- Elle n'a point de part en ce que je mérite:
- Elle ne me doit rien, je n'ai servi que Tite.
- Si j'ai vu sans douleur mon pays désolé, 1085
- C'est à Tite, à lui seul, que j'ai tout immolé;
- Sans lui, sans l'espérance à mon amour offerte,
- J'aurois servi Solyme, ou péri dans sa perte;
- Et quand Rome s'efforce à m'arracher son cœur,
- Elle sert le courroux d'un Dieu juste vengeur. 1090
- Mais achevez, Philon; ne dit-on autre chose?
-
- PHILON.
-
- On parle des périls où votre amour l'expose:
- «De cet hymen, dit-on, les nœuds si desirés
- Serviront de prétexte à mille conjurés;
- Ils pourront soulever jusqu'à son propre frère. 1095
- Il se voulut jadis cantonner contre un père;
- N'eût été Mucian qui le tint dans Lyon,
- Il se faisoit le chef de la rébellion,
- Avouoit Civilis, appuyoit ses Bataves,
- Des Gaulois belliqueux soulevoit les plus braves; 1100
- Et les deux bords du Rhin l'auroient pour empereur,
- Pour peu qu'eût Céréal écouté sa fureur[260].»
- Il aime Domitie, et règne dans son âme;
- Si Tite ne l'épouse, il en fera sa femme.
- Vous savez de tous deux quelle est l'ambition: 1105
- Jugez ce qui peut suivre une telle union.
-
- BÉRÉNICE.
-
- Ne dit-on rien de plus?
-
- PHILON.
-
- Ah! Madame, je tremble
- A vous dire encor....
-
- BÉRÉNICE.
-
- Quoi?
-
- PHILON.
-
- Que le sénat s'assemble.
-
- BÉRÉNICE.
-
- Quelle est l'occasion qui le fait assembler?
-
- PHILON.
-
- L'occasion n'a rien qui vous doive troubler; 1110
- Et ce n'est qu'à dessein de pourvoir aux dommages
- Que du Vésuve ardent ont causés[261] les ravages[262];
- Mais Domitie aura des amis, des parents,
- Qui pourront bien après vous mettre sur les rangs.
-
- BÉRÉNICE.
-
- Quoi que sur mes destins ils usurpent d'empire, 1115
- Je ne vois pas leur maître en état d'y souscrire.
- Philon, laissons-les faire: ils n'ont qu'à me bannir
- Pour trouver hautement l'art de me retenir.
- Contre toutes leurs voix je ne veux qu'un suffrage,
- Et l'ardeur de me nuire achèvera l'ouvrage. 1120
- Ce n'est pas qu'en effet la gloire où je prétends
- N'offre trop de prétexte aux esprits mécontents:
- Je ne puis jeter l'œil sur ce que je suis née
- Sans voir que de périls suivront cet hyménée.
- Mais pour y parvenir s'il faut trop hasarder, 1125
- Je veux donner le bien que je n'ose garder;
- Je veux du moins, je veux ôter à ma rivale
- Ce miracle vivant, cette âme sans égale:
- Qu'en dépit des Romains, leur digne souverain,
- S'il prend une moitié, la prenne de ma main; 1130
- Et pour tout dire enfin, je veux que Bérénice
- Ait une créature en leur impératrice.
- Je vois Domitian. Contre tous leurs arrêts
- Il n'est pas malaisé d'unir nos intérêts.
-
-
-SCÈNE II.
-
-DOMITIAN, BÉRÉNICE, PHILON, ALBIN.
-
- BÉRÉNICE.
-
- Auriez-vous au sénat, Seigneur, assez de brigue 1135
- Pour combattre et confondre une insolente ligue?
- S'il ne s'assemble pas exprès pour m'exiler,
- J'ai quelques envieux qui pourront en parler.
- L'exil m'importe peu, j'y suis accoutumée;
- Mais vous perdez l'objet dont votre âme est charmée:
- L'audacieux décret de mon bannissement
- Met votre Domitie aux bras d'un autre amant;
- Et vous pouvez[263] juger que s'il faut qu'on m'exile,
- Sa conquête pour vous n'en est pas plus facile.
- Voyez si votre amour se veut laisser ravir 1145
- Cet unique secours qui pourroit le servir[264].
-
- DOMITIAN.
-
- On en pourra parler, Madame, et mon ingrate
- En a déjà conçu quelque espoir qui la flatte;
- Mais je puis dire aussi que le rang que je tiens
- M'a fait assez d'amis pour opposer aux siens; 1150
- Et que si dès l'abord ils ne les font pas taire,
- Ils rompront le grand coup qui seul nous peut déplaire.
- Non que tout cet espoir ne coure grand hasard,
- Si votre amant volage y prend la moindre part:
- On l'aime; et si son ordre à nos amis s'oppose, 1155
- Leur plus fidèle ardeur osera peu de chose.
-
- BÉRÉNICE.
-
- Ah! Prince, je mourrai de honte et de douleur,
- Pour peu qu'il contribue à faire mon malheur;
- Mais je n'ai qu'à le voir pour calmer ces alarmes.
-
- DOMITIAN.
-
- N'y perdez point de temps, portez-y tous vos charmes:
- N'en oubliez aucun dans un péril si grand.
- Peut-être, ainsi que vous, ce dessein le surprend;
- Mais je crains qu'après tout son âme irrésolue
- Ne relâche un peu trop sa puissance absolue,
- Et ne laisse au sénat décider de ses vœux, 1165
- Pour se faire une excuse[265] envers l'une des deux.
-
- BÉRÉNICE.
-
- Quelques efforts qu'on fasse, et quelque art qu'on déploie,
- Je vous réponds de tout, pourvu que je le voie;
- Et je ne crois pas même au pouvoir de vos dieux
- De lui faire épouser Domitie à mes yeux. 1170
- Si vous l'aimez encor, ce mot vous doit suffire.
- Quant au sénat, qu'il m'ôte ou me donne l'empire,
- Je ne vous dirai point à quoi je me résous.
- Voici votre inconstante. Adieu, pensez à vous.
-
-
-SCÈNE III.
-
-DOMITIAN, DOMITIE, ALBIN, PLAUTINE.
-
- DOMITIE.
-
- Prince, si vous m'aimez, l'occasion est belle. 1175
-
- DOMITIAN.
-
- Si je vous aime! Est-il un amant plus fidèle?
- Mais, Madame, sachons ce que vous souhaitez.
-
- DOMITIE.
-
- Vous me servirez mal, puisque vous en doutez.
- L'amant digne du cœur de la beauté qu'il aime
- Sait mieux ce qu'elle veut que ce qu'il veut lui-même.
- Mais puisque j'ai besoin d'expliquer mon courroux,
- J'en veux à Bérénice, à l'Empereur, à vous:
- A lui, qui n'ose plus m'aimer en sa présence;
- A vous, qui vous mettez de leur intelligence,
- Et dont tous les amis vont servir un amour 1185
- Qui me rend à vos yeux la fable de la cour.
- Si vous m'aimez, Seigneur, il faut sauver ma gloire,
- M'assurer par vos soins une pleine victoire;
- Il faut....
-
- DOMITIAN.
-
- Si vous croyez votre bonheur douteux,
- Votre retour vers moi seroit-il si honteux? 1190
- Suis-je indigne de vous? suis-je si peu de chose
- Que toute votre gloire à mon amour s'oppose?
- Ne voit-on plus en moi ce que vous estimiez?
- Et suis-je moindre enfin qu'alors que vous m'aimiez?
-
- DOMITIE.
-
- Non; mais un autre espoir va m'accabler de honte, 1195
- Quand le trône m'attend, si Bérénice y monte.
- Délivrez-en mes yeux, et prêtez-moi la main
- Du moins à soutenir l'honneur du nom romain.
- De quel œil verrez-vous qu'une reine étrangère....
-
- DOMITIAN.
-
- De l'œil dont je verrois que l'Empereur, mon frère, 1200
- En prît d'autres pour vous, ranimât son espoir,
- Et pour se rendre heureux, usât de son pouvoir.
-
- DOMITIE.
-
- Ne vous y trompez pas: s'il me donne le change,
- Je ne suis point à vous, je suis à qui me venge,
- Et trouverai peut-être à Rome assez d'appui 1205
- Pour me venger de vous aussi bien que de lui.
-
- DOMITIAN.
-
- Et c'est du nom romain la gloire qui vous touche.
- Madame? et vous l'avez au cœur comme en la bouche?
- Ah! que le nom de Rome est un nom précieux,
- Alors qu'en la servant on se sert encor mieux, 1210
- Qu'avec nos intérêts ce grand devoir conspire,
- Et que pour récompense on se promet l'empire!
- Parlons à cœur ouvert, Madame, et dites-moi
- Quel fruit je dois attendre enfin d'un tel emploi.
-
- DOMITIE.
-
- Voulez-vous pour servir être sûr du salaire, 1215
- Seigneur? et n'avez-vous qu'un amour mercenaire[266]?
-
- DOMITIAN.
-
- Je n'en connois point d'autre, et ne conçois pas bien
- Qu'un amant puisse plaire en ne prétendant rien.
-
- DOMITIE.
-
- Que ces prétentions sentent les âmes basses!
-
- DOMITIAN.
-
- Les Dieux à qui les sert font espérer des grâces. 1220
-
- DOMITIE.
-
- Les exemples des Dieux s'appliquent mal sur nous.
-
- DOMITIAN.
-
- Je ne veux donc, Madame, autre exemple que vous.
- N'attendez-vous de Tite, et n'avez-vous pour Tite
- Qu'une stérile ardeur qui s'attache au mérite?
- De vos destins aux siens pressez-vous l'union 1225
- Sans vouloir aucun fruit de tant de passion?
-
- DOMITIE.
-
- Peut-être en ce dessein ne suis-je intéressée
- Que par l'intérêt seul de ma gloire blessée.
- Croyez-moi généreuse, et soyez généreux:
- N'aimez plus, ou n'aimez que comme je le veux. 1230
- Je sais ce que je dois à l'amant qui m'oblige;
- Mais j'aime qu'on l'attende et non pas qu'on l'exige:
- Et qui peut immoler son intérêt au mien,
- Peut se promettre tout de qui ne promet rien.
- Peut-être qu'en l'état où je suis avec Tite, 1235
- Je veux bien le quitter, mais non pas qu'il me quitte.
- Vous en dis-je trop peu pour vous l'imaginer?
- Et depuis quand l'amour n'ose-t-il deviner?
- Tous mes emportements pour la grandeur suprême
- Ne vous déguisent point, Seigneur, que je vous aime;
- Et l'on ne voit que trop quel droit j'ai de haïr
- Un empereur sans foi qui meurt de me trahir.
- Me condamnerez-vous à voir que Bérénice
- M'enlève de hauteur le rang d'impératrice?
- Lui pourrez-vous aider à me perdre d'honneur? 1245
-
- DOMITIAN.
-
- Ne pouvez-vous le mettre à faire mon bonheur?
-
- DOMITIE.
-
- J'ai quelque orgueil encor, Seigneur, je le confesse.
- De tout ce qu'il attend rendez-moi la maîtresse,
- Et laissez à mon choix l'effet de votre espoir:
- Que ce soit une grâce, et non pas un devoir; 1250
- Et que....
-
- DOMITIAN.
-
- Me faire grâce après tant d'injustice!
- De tant de vains détours je vois trop l'artifice,
- Et ne saurois douter du choix que vous ferez
- Quand vous aurez par moi ce que vous espérez.
- Épousez, j'y consens, le rang de souveraine; 1255
- Faites l'impératrice, en donnant une reine;
- Disposez de sa main, et pour première loi,
- Madame, ordonnez-lui d'abaisser l'œil sur moi.
-
- DOMITIE.
-
- Cet objet de ma haine a pour vous quelque charme.
-
- DOMITIAN.
-
- Son nom seul prononcé vous a mise en alarme: 1260
- Me puis-je mieux venger, si vous me trahissez,
- Que d'aimer à vos yeux ce que vous haïssez?
-
- DOMITIE.
-
- Parlons à cœur ouvert. Aimez-vous Bérénice?
-
- DOMITIAN.
-
- Autant qu'il faut l'aimer pour vous faire un supplice.
-
- DOMITIE.
-
- Ce sera donc le vôtre encor plus que le mien. 1265
- Après cela, Seigneur, je ne vous dis plus rien.
- S'il n'a pas pour votre âme une assez rude gêne,
- J'y puis joindre au besoin une implacable haine.
-
- DOMITIAN.
-
- Et moi, dût à jamais croître ce grand courroux,
- J'épouserai, Madame, ou Bérénice, ou vous. 1270
-
- DOMITIE.
-
- Ou Bérénice, ou moi! La chose est donc égale,
- Et vous ne m'aimez plus qu'autant que ma rivale?
-
- DOMITIAN.
-
- La douleur de vous perdre, hélas!...
-
- DOMITIE.
-
- C'en est assez:
- Nous verrons cet amour dont vous nous menacez.
- Cependant si la Reine, aussi fière que belle, 1275
- Sait comme il faut répondre aux vœux d'un infidèle,
- Ne me rapportez point l'objet de son dédain
- Qu'elle n'ait repassé les rives du Jourdain.
-
-
-SCÈNE IV.
-
-DOMITIAN, ALBIN.
-
- DOMITIAN.
-
- Admire ainsi que moi de quelle jalousie
- Au seul nom de la Reine elle a paru saisie; 1280
- Comme s'il importoit à ses heureux appas
- A qui je donne un cœur dont elle ne veut pas!
-
- ALBIN.
-
- Seigneur, telle est l'humeur de la plupart des femmes.
- L'amour sous leur empire eût-il rangé mille âmes,
- Elles regardent tout comme leur propre bien, 1285
- Et ne peuvent souffrir qu'il leur échappe rien.
- Un captif mal gardé leur semble une infamie:
- Qui l'ose recevoir devient leur ennemie;
- Et sans leur faire un vol on ne peut disposer
- D'un cœur qu'un autre choix les force à refuser: 1290
- Elles veulent qu'ailleurs par leur ordre il soupire,
- Et qu'un don de leur part marque un reste d'empire.
- Domitie a pour vous ces communs sentiments
- Que les fières beautés ont pour tous leurs amants,
- Et craint, si votre main se donne à Bérénice, 1295
- Qu'elle ne porte en vain le nom d'impératrice,
- Quand d'un côté l'hymen, et de l'autre l'amour,
- Feront à cette reine un empire en sa cour.
- Voilà sa jalousie, et ce qu'elle redoute,
- Seigneur. Pour le sénat, n'en soyez point en doute, 1300
- Il aime l'Empereur, et l'honore à tel point,
- Qu'il servira sa flamme, ou n'en parlera point;
- Pour le stupide Claude il eut bien la bassesse
- D'autoriser l'hymen de l'oncle avec la nièce[267]:
- Il ne fera pas moins pour un prince adoré, 1305
- Et je l'y tiens déjà, Seigneur, tout préparé.
-
- DOMITIAN.
-
- Tu parles du sénat, et je veux parler d'elle,
- De l'ingrate qu'un trône a rendue infidèle.
- N'est-il point de moyens[268], ne vois-tu point de jour,
- A mettre enfin d'accord sa gloire et son amour? 1310
-
- ALBIN.
-
- Tout dépendra de Tite et du secret office
- Qu'il peut dans le sénat rendre à sa Bérénice.
- L'air dont il agira pour un espoir si doux
- Tournera l'assemblée ou pour ou contre vous;
- Et si sa politique à vos amis s'oppose, 1315
- Vous l'avez dit vous-même, ils pourront peu de chose.
- Sondez ses sentiments, et réglez-vous sur eux:
- Votre bonheur est sûr, s'il consent d'être heureux.
- Que si son choix balance, ou flatte mal le vôtre,
- Demandez Bérénice afin d'obtenir l'autre. 1320
- Vous l'avez déjà vu sensible à de tels coups;
- Et c'est un grand ressort qu'un peu d'amour jaloux.
- Au moindre empressement pour cette belle reine,
- Il vous fera justice et reprendra sa chaîne.
- Songez à pénétrer ce qu'il a dans l'esprit. 1325
- Le voici.
-
- DOMITIAN.
-
- Je suivrai ce que ton zèle en dit.
-
-
-SCÈNE V.
-
-TITE, DOMITIAN, FLAVIAN, ALBIN.
-
- TITE.
-
- Avez-vous regagné le cœur de votre ingrate,
- Mon frère?
-
- DOMITIAN.
-
- Sa fierté de plus en plus éclate.
- Voyez s'il fut jamais orgueil pareil au sien:
- Il veut que je la serve et ne prétende rien, 1330
- Que j'appuie en l'aimant toute son injustice,
- Que je fasse de Rome exiler Bérénice.
- Mais, Seigneur, à mon tour puis-je vous demander
- Ce qu'à vos plus doux vœux il vous plaît d'accorder?
-
- TITE.
-
- J'aurai peine à bannir la Reine de ma vue. 1335
- Par quels ordres, grands Dieux, est-elle revenue?
- Je souffrois, mais enfin je vivois sans la voir;
- J'allois....
-
- DOMITIAN.
-
- N'avez-vous pas un absolu pouvoir,
- Seigneur?
-
- TITE.
-
- Oui; mais j'en suis comptable à tout le monde:
- Comme dépositaire, il faut que j'en réponde. 1340
- Un monarque a souvent des lois à s'imposer;
- Et qui veut pouvoir tout ne doit pas tout oser.
-
- DOMITIAN.
-
- Que refuserez-vous aux désirs de votre âme,
- Si le sénat approuve une si belle flamme?
-
- TITE.
-
- Qu'il parle du Vésuve, et ne se mêle pas 1345
- De jeter dans mon âme un nouvel embarras.
- Est-ce à lui d'abuser de mon inquiétude
- Jusqu'à mettre une borne à son incertitude?
- Et s'il ose en mon choix prendre quelque intérêt,
- Me croit-il en état d'en croire son arrêt? 1350
- S'il exile la Reine, y pourrai-je souscrire?
-
- DOMITIAN.
-
- S'il parle en sa faveur, pourrez-vous l'en dédire?
- Ah! que je vous plaindrois d'avoir si peu d'amour!
-
- TITE.
-
- J'en ai trop, et le mets peut-être trop au jour.
-
- DOMITIAN.
-
- Si vous en aviez tant, vous auriez peu de peine 1355
- A rendre Domitie à sa première chaîne.
-
- TITE.
-
- Ah! s'il ne s'agissoit que de vous la céder,
- Vous auriez peu de peine à me persuader;
- Et pour vous rendre heureux, me rendre à Bérénice
- Ne seroit pas vous faire un fort grand sacrifice. 1360
- Il y va de bien plus.
-
- DOMITIAN.
-
- De quoi, Seigneur?
-
- TITE.
-
- De tout.
- Il y va d'épouser sa haine jusqu'au bout,
- D'en suivre la furie, et d'être le ministre
- De ce qu'un noir dépit conçoit de plus sinistre:
- Et peut-être l'aigreur de ces inimitiés 1365
- Voudra que je vous perde ou que vous me perdiez:
- Voilà ce qui peut suivre un si doux hyménée.
- Vous voyez dans l'orgueil Domitie obstinée;
- Quand pour moi cet orgueil ose vous dédaigner,
- Elle ne m'aime pas: elle cherche à régner, 1370
- Avec vous, avec moi, n'importe la manière.
- Tout plairoit, à ce prix, à son humeur altière;
- Tout seroit digne d'elle; et le nom d'empereur
- A mon assassin même attacheroit son cœur.
-
- DOMITIAN.
-
- Pouvez-vous mieux choisir un frein à sa colère, 1375
- Seigneur, que de la mettre entre les mains d'un frère?
-
- TITE.
-
- Non: je ne puis la mettre en de plus sûres mains[269];
- Mais plus vous m'êtes cher, Prince, et plus je vous crains:
- De ceux qu'unit le sang plus douces sont les chaînes,
- Plus leur désunion met d'aigreur dans leurs haines; 1380
- L'offense en est plus rude, et le courroux plus grand,
- La suite plus barbare, et l'effet plus sanglant.
- La nature en fureur s'abandonne à tout faire,
- Et cinquante ennemis sont moins haïs qu'un frère.
- Je ne réveille point des soupçons assoupis, 1385
- Et veux bien oublier le temps de Civilis[270]:
- Vous étiez encor jeune, et sans vous bien connoître,
- Vous pensiez n'être né que pour vivre sans maître;
- Mais les occasions renaissent aisément:
- Une femme est flatteuse, un empire est charmant, 1390
- Et comme avec plaisir on s'en laisse surprendre,
- On néglige bientôt les soins de s'en défendre.
- Croyez-moi, séparez vos intérêts des siens.
-
- DOMITIAN.
-
- Eh bien! j'en briserai les dangereux liens.
- Pour votre sûreté j'accepte ce supplice; 1395
- Mais pour m'en consoler, donnez-moi Bérénice.
- Dût le sénat, dût Rome en frémir de courroux,
- Vous n'osez l'épouser, j'oserai plus que vous;
- Je l'aime, et l'aimerai si votre âme y renonce.
- Quoi? n'osez-vous, Seigneur, me faire de réponse? 1400
-
- TITE.
-
- Se donne-t-elle à vous, et ne tient-il qu'à moi?
-
- DOMITIAN.
-
- Elle a droit d'imiter qui lui manque de foi.
-
- TITE.
-
- Elle n'en a que trop; et toutefois je doute
- Que son amour trahi prenne la même route.
-
- DOMITIAN.
-
- Mais si pour se venger elle répond au mien? 1405
-
- TITE.
-
- Épousez-la, mon frère, et ne m'en dites rien.
-
- DOMITIAN.
-
- Et si je regagnois l'esprit de Domitie?
- Si pour moi sa fierté se montroit adoucie?
- Si mes vœux, si mes soins en étoient mieux reçus,
- Seigneur?
-
- TITE, en rentrant.
-
- Epousez-la sans m'en parler non plus. 1410
-
- DOMITIAN.
-
- Allons, et malgré lui rendons-lui Bérénice.
- Albin, de nos projets son amour est complice;
- Et puisqu'il l'aime assez pour en être jaloux,
- Malgré l'ambition Domitie est à nous.
-
-
-FIN DU QUATRIÈME ACTE.
-
- [256] Dans la _Bérénice_ de Racine (acte II, scène II),
- Titus interroge de même son confident Paulin, et celui-ci lui
- fait connaître, comme ici Philon à Bérénice, les dispositions des
- Romains.
-
- [257] Telle est l'orthographe de toutes les éditions
- données par Corneille. L'édition de 1692, et Voltaire d'après
- elle, ont substitué le pluriel au singulier: «assurent ce haut
- rang.»
-
- [258] Voyez plus haut, p. 194, note 201, et p. 216, vers
- 381. L'historien Josèphe raconte au livre XX de ses _Antiquités
- judaïques_, chapitre VII, 3, que Polémon, pour épouser Bérénice,
- se fit circoncire; puis que Bérénice l'ayant quitté fort peu de
- temps après le mariage, il renonça à la religion juive.
-
- [259] Dans la _Bérénice_ de Racine (acte II, scène II,
- et acte III, scène I), il s'agit d'un semblable témoignage de
- reconnaissance, de l'agrandissement des États de Bérénice.
-
- [260] Tacite raconte au livre IV de ses _Histoires_
- (chapitres LXXXV et LXXXVI) comment Mucien décida Domitien à
- rester à Lyon, au lieu d'aller sur le théâtre même de la guerre.
- Puis il ajoute: «Domitien comprit l'artifice; mais les égards
- commandaient de ne pas l'apercevoir: on alla donc à Lyon. De là
- on croit qu'il tenta par de secrets émissaires la foi de Cerealis
- (_ou_ Cerialis, _le général qui commandait l'armée romaine
- opposée au Batave Civilis_): il voulait savoir si ce chef lui
- remettrait, en cas qu'il parût, l'armée et le commandement. Cette
- pensée cachait-elle un projet de guerre contre son père, ou
- cherchait-il à se ménager contre son frère des ressources et des
- forces? la chose demeura incertaine.» _Intellegebantur artes; sed
- pars obsequii in eo ne deprehenderentur: ita Lugdunum ventum.
- Unde creditur Domitianus occultis ad Cerialem nunciis, fidem ejus
- tentavisse an præsenti sibi exercitum imperiumque traditurus
- foret: qua cogitatione bellum adversus patrem agitaverit, an opes
- virisque adversus fratrem, in incerto fuit._
-
- [261] Toutes les éditions anciennes, y compris celles de
- Thomas Corneille (1692) et de Voltaire (1764), donnent _causé_,
- sans accord.
-
- [262] _Quædam sub eo fortuita ac tristia acciderunt: ut
- conflagratio Vesevi montis in Campania._ (Suétone, _Titus_,
- chapitre VIII.) Cette éruption de 79 est celle qui détruisit
- Herculanum, Pompeies et Stabies, et dont Pline l'Ancien fut
- victime.
-
- [263] Nous avons adopté la leçon de l'édition de 1692,
- qui est aussi celle de Voltaire. Elle nous a paru préférable au
- texte des éditions antérieures: «vous pourrez.»
-
- [264] _Var._ Cet unique secours qui pouvoit le servir.
- (1671 et 79)
-
- [265] L'édition de 1682 porte, par erreur, «_un_
- excuse.»
-
- [266] On lit _marcenaire_ dans les deux éditions de 1682
- et de 1692.
-
- [267] Après la mort de Messaline, Claude épousa, avec
- l'assentiment du sénat, sa nièce Agrippine, dont le fils Néron
- avait déjà onze ans. Voyez Tacite, _Annales_, livre XII,
- chapitres V-VII.
-
- [268] Voltaire (1764) a mis le singulier: _moyen_.
-
- [269] L'édition de 1682 donne seule: «en des plus sûres
- mains.»
-
- [270] Voyez ci-dessus, p. 246, note 260.
-
-
-
-
-ACTE V.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-TITE, FLAVIAN.
-
- TITE.
-
- As-tu vu Bérénice? aime-t-elle mon frère? 1415
- Et se plaît-elle à voir qu'il tâche de lui plaire?
- Me la demande-t-il de son consentement?
-
- FLAVIAN.
-
- Ne la soupçonnez point d'un si bas sentiment;
- Elle n'en peut souffrir non pas même la feinte.
-
- TITE.
-
- As-tu vu dans son cœur encor la même atteinte? 1420
-
- FLAVIAN.
-
- Elle veut vous parler, c'est tout ce que j'en sai.
-
- TITE.
-
- Faut-il de son pouvoir faire un nouvel essai?
-
- FLAVIAN.
-
- M'en croirez-vous, Seigneur? évitez sa présence[271],
- Ou mettez-vous contre elle un peu mieux en défense.
- Quel fruit espérez-vous de tout son entretien? 1425
-
- TITE.
-
- L'en aimer davantage, et ne résoudre rien.
-
- FLAVIAN.
-
- L'irrésolution doit-elle être éternelle?
- Vous ne me dites plus que Domitie est belle,
- Seigneur, vous qui disiez que ses seules beautés
- Vous peuvent consoler de ce que vous quittez; 1430
- Qu'elle seule en ses yeux porte de quoi contraindre
- Vos feux à s'assoupir, s'ils ne peuvent s'éteindre.
-
- TITE.
-
- Je l'ai dit, il est vrai; mais j'avois d'autres yeux,
- Et je ne voyois pas Bérénice en ces lieux.
-
- FLAVIAN.
-
- Quand aux feux les plus beaux un monarque défère,
- Il s'en fait un plaisir et non pas une affaire,
- Et regarde l'amour comme un lâche attentat
- Dès qu'il veut prévaloir sur la raison d'État.
- Son grand cœur, au-dessus des plus dignes amorces,
- A ses devoirs pressants laisse toutes leurs forces[272]; 1440
- Et son plus doux espoir n'ose lui demander
- Ce que sa dignité ne lui peut accorder.
-
- TITE.
-
- Je sais qu'un empereur doit parler ce langage;
- Et quand il l'a fallu, j'en ai dit davantage;
- Mais de ces duretés que j'étale à regret, 1445
- Chaque mot à mon cœur coûte un soupir secret;
- Et quand à la raison j'accorde un tel empire,
- Je le dis seulement parce qu'il le faut dire,
- Et qu'étant au-dessus de tous les potentats,
- Il me seroit honteux de ne le dire pas. 1450
- De quoi s'enorgueillit un souverain de Rome,
- Si par respect pour elle il doit cesser d'être homme,
- Éteindre un feu qui plaît, ou ne le ressentir
- Que pour s'en faire honte et pour le démentir?
- Cette toute-puissance est bien imaginaire, 1455
- Qui s'asservit soi-même à la peur de déplaire,
- Qui laisse au goût public régler tous ses projets,
- Et prend le plus haut rang pour craindre ses sujets.
- Je ne me donne point d'empire sur leurs âmes,
- Je laisse en liberté leurs soupirs et leurs flammes; 1460
- Et quand d'un bel objet j'en vois quelqu'un charmé,
- J'applaudis au bonheur d'aimer et d'être aimé.
- Quand je l'obtiens du ciel, me portent-ils envie?
- Qu'ont d'amer pour eux tous les douceurs de ma vie?
- Et par quel intérêt....
-
- FLAVIAN.
-
- Ils perdroient tout en vous. 1465
- Vous faites le bonheur et le salut de tous,
- Seigneur; et l'univers, de qui vous êtes l'âme....
-
- TITE.
-
- Ne perds plus de raisons à combattre ma flamme:
- Les yeux de Bérénice inspirent des avis
- Qui persuadent mieux que tout ce que tu dis. 1470
-
- FLAVIAN.
-
- Ne vous exposez donc qu'à ceux de Domitie.
-
- TITE.
-
- Je n'ai plus, Flavian, que quatre jours de vie:
- Pourquoi prends-tu plaisir à les tyranniser?
-
- FLAVIAN.
-
- Mais vous savez qu'il faut la perdre ou l'épouser?
-
- TITE.
-
- En vain donc à ses vœux tout mon amour s'oppose; 1475
- Périr ou faire un crime est pour moi même chose.
- Laissons-lui toutefois soulever des mutins;
- Hasardons sur la foi de nos heureux destins:
- Ils m'ont promis la Reine, et doivent à ses charmes
- Tout ce qu'ils ont soumis à l'effort de mes armes; 1480
- Par elle j'ai vaincu, pour elle il faut périr.
-
- FLAVIAN.
-
- Seigneur....
-
- TITE.
-
- Oui, Flavian, c'est à faire[273] à mourir.
- La vie est peu de chose; et tôt ou tard, qu'importe
- Qu'un traître me l'arrache, ou que l'âge l'emporte?
- Nous mourons[274] à toute heure; et dans le plus doux sort
- Chaque instant de la vie est un pas vers la mort[275].
-
- FLAVIAN.
-
- Flattez mieux les desirs de votre ambitieuse,
- Et ne la changez pas de fière en furieuse.
- Elle vient vous parler.
-
- TITE.
-
- Dieux! quel comble d'ennuis!
-
-
-SCÈNE II.
-
-TITE, DOMITIE, FLAVIAN, PLAUTINE.
-
- DOMITIE.
-
- Je viens savoir de vous, Seigneur, ce que je suis. 1490
- J'ai votre foi pour gage, et mes aïeux pour marques
- Du grand droit de prétendre au plus grand des monarques;
- Mais Bérénice est belle, et des yeux si puissants
- Renversent aisément des droits si languissants.
- Ce grand jour qui devoit unir mon sort au vôtre, 1495
- Servira-t-il, Seigneur, au triomphe d'une autre?
-
- TITE.
-
- J'ai quatre jours encor pour en délibérer,
- Madame; jusque-là laissez-moi respirer.
- C'est peu de quatre jours pour un tel sacrifice;
- Et s'il faut à vos droits immoler Bérénice, 1500
- Je ne vous réponds pas que Rome et tous vos droits
- Puissent en quatre jours m'en imposer les lois.
-
- DOMITIE.
-
- Il n'en faudroit pas tant, Seigneur, pour vous résoudre
- A lancer sur ma tête un dernier coup de foudre,
- Si vous ne craigniez point qu'il rejaillît[276] sur vous. 1505
-
- TITE.
-
- Suspendez quelque temps encor ce grand courroux.
- Puis-je étouffer sitôt une si belle flamme?
-
- DOMITIE.
-
- Quoi? vous ne pouvez pas ce que peut une femme?
- Que vous me rendez mal ce que vous me devez!
- J'ai brisé de beaux fers, Seigneur, vous le savez; 1510
- Et mon âme, sensible à l'amour comme une autre,
- En étouffe un peut-être aussi fort que le vôtre.
-
- TITE.
-
- Peut-être auriez-vous peine à le bien étouffer,
- Si votre ambition n'en savoit triompher.
- Moi qui n'ai que les Dieux au-dessus de ma tête, 1515
- Qui ne vois plus de rang digne de ma conquête,
- Du trône où je me sieds puis-je aspirer à rien
- Qu'à posséder un cœur qui n'aspire qu'au mien?
- C'est là de mes pareils la noble inquiétude:
- L'ambition remplie y jette leur étude; 1520
- Et sitôt qu'à prétendre elle n'a plus de jour,
- Elle abandonne un cœur tout entier à l'amour.
-
- DOMITIE.
-
- Elle abandonne ainsi le vôtre à cette reine,
- Qui cherche une grandeur encor plus souveraine.
-
- TITE.
-
- Non, Madame: je veux que vous sortiez d'erreur[277], 1525
- Bérénice aime Tite, et non pas l'Empereur;
- Elle en veut à mon cœur, et non pas à l'empire[278].
-
- DOMITIE.
-
- D'autres avoient déjà pris soin de me le dire,
- Seigneur; et votre reine a le goût délicat
- De n'en vouloir qu'au cœur, et non pas à l'éclat. 1530
- Cet amour épuré que Tite seul lui donne
- Renonceroit au rang pour être à la personne!
- Mais on a beau, Seigneur, raffiner sur ce point,
- La personne et le rang ne se séparent point.
- Sous les tendres brillants de cette noble amorce 1535
- L'ambition cachée attaque, presse, force;
- Par là de ses projets elle vient mieux à bout;
- Elle ne prétend rien, et s'empare de tout.
- L'art est grand; mais enfin je ne sais s'il mérite
- La bouche d'une reine et l'oreille de Tite. 1540
- Pour moi, j'aime autrement; et tout me charme en vous;
- Tout m'en est précieux, Seigneur, tout m'en est doux;
- Je ne sais point si j'aime ou l'Empereur ou Tite,
- Si je m'attache au rang ou n'en veux qu'au mérite,
- Mais je sais qu'en l'état où je suis aujourd'hui 1545
- J'applaudis à mon cœur de n'aspirer qu'à lui.
-
- TITE.
-
- Mais me le donnez-vous tout ce cœur qui n'aspire,
- En se tournant vers moi, qu'aux honneurs de l'empire?
- Suit-il l'ambition en dépit de l'amour,
- Madame? la suit-il sans espoir de retour? 1550
-
- DOMITIE.
-
- Si c'est à mon égard ce qui vous inquiète,
- Le cœur se rend bientôt quand l'âme est satisfaite:
- Nous le défendons mal de qui remplit nos vœux.
- Un moment dans le trône éteint tous autres feux;
- Et donner tout ce cœur, souvent ce n'est que faire 1555
- D'un trésor invisible un don imaginaire.
- A l'amour vraiment noble il suffit du dehors;
- Il veut bien du dedans ignorer les ressorts:
- Il n'a d'yeux que pour voir ce qui s'offre à la vue,
- Tout le reste est pour eux une terre inconnue; 1560
- Et sans importuner le cœur d'un souverain,
- Il a tout ce qu'il veut quand il en a la main.
- Ne m'ôtez pas la vôtre, et disposez du reste.
- Le cœur a quelque chose en soi de tout céleste;
- Il n'appartient qu'aux Dieux; et comme c'est leur choix,
- Je ne veux point, Seigneur, attenter sur leurs droits.
-
- TITE.
-
- Et moi, qui suis des Dieux la plus visible image,
- Je veux ce cœur comme eux, et j'en veux tout l'hommage.
- Mais vous n'en avez plus, Madame, à me donner;
- Vous ne voulez ma main que pour vous couronner. 1570
- D'autres pourront un jour vous rendre ce service.
- Cependant, pour régler le sort de Bérénice,
- Vous pouvez faire agir vos amis au sénat;
- Ils peuvent m'y nommer lâche, parjure, ingrat:
- J'attendrai son arrêt, et le suivrai peut-être. 1575
-
- DOMITIE.
-
- Suivez-le, mais tremblez s'il flatte trop son maître.
- Ce grand corps tous les ans change d'âme et de cœurs;
- C'est le même sénat, et d'autres sénateurs.
- S'il alla pour Néron jusqu'à l'idolâtrie,
- Il le traita depuis de traître à sa patrie, 1580
- Et réduisit ce prince indigne de son rang
- A la nécessité de se percer le flanc[279].
- Vous êtes son amour, craignez d'être sa haine
- Après l'indignité d'épouser une reine.
- Vous avez quatre jours pour en délibérer. 1585
- J'attends le coup fatal, que je ne puis parer.
- Adieu. Si vous l'osez, contentez votre envie;
- Mais en m'ôtant l'honneur n'épargnez pas ma vie.
-
-
-SCÈNE III.
-
-TITE, FLAVIAN.
-
- TITE.
-
- L'impétueux esprit! Conçois-tu, Flavian,
- Où pourroient ses fureurs porter Domitian, 1590
- Et de quelle importance est pour moi l'hyménée
- Où par tous mes desirs je la sens condamnée?
-
- FLAVIAN.
-
- Je vous l'ai déjà dit, Seigneur: pensez-y bien,
- Et surtout de la Reine évitez l'entretien.
- Redoutez.... Mais elle entre, et sa moindre tendresse
- De toutes nos raisons va montrer la foiblesse.
-
-
-SCÈNE IV.
-
-TITE, BÉRÉNICE, PHILON, FLAVIAN.
-
- TITE.
-
- Eh bien! Madame, eh bien! faut-il tout hasarder?
- Et venez-vous ici pour me le commander?
-
- BÉRÉNICE.
-
- De ce qui m'est permis je sais mieux la mesure,
- Seigneur; et j'ai pour vous une flamme trop pure 1600
- Pour vouloir, en faveur d'un zèle ambitieux,
- Mettre au moindre péril des jours si précieux.
- Quelque pouvoir sur moi que notre amour obtienne,
- J'ai soin de votre gloire; ayez-en de la mienne.
- Je ne demande plus que pour de si beaux feux 1605
- Votre absolu pouvoir hasarde un: «Je le veux.»
- Cet amour le voudroit; mais comme je suis reine,
- Je sais des souverains la raison souveraine.
- Si l'ardeur de vous voir l'a voulue[280] ignorer,
- Si mon indigne exil s'est permis d'espérer, 1610
- Si j'ai rentré dans Rome avec quelque imprudence,
- Tite à ce trop d'ardeur doit un peu d'indulgence.
- Souffrez qu'un peu d'éclat, pour prix de tant d'amour,
- Signale ma venue, et marque mon retour.
- Voudrez-vous que je parte avec l'ignominie 1615
- De ne vous avoir vu que pour me voir bannie?
- Laissez-moi la douceur de languir en ces lieux[281],
- D'y soupirer pour vous, d'y mourir à vos yeux:
- C'en sera bientôt fait, ma douleur est trop vive
- Pour y tenir longtemps votre attente captive; 1620
- Et si je tarde trop à mourir de douleur,
- J'irai loin de vos yeux terminer mon malheur.
- Mais laissez-m'en choisir la funeste journée;
- Et du moins jusque-là, Seigneur, point d'hyménée.
- Pour votre ambitieuse avez-vous tant d'amour 1625
- Que vous ne le puissiez différer d'un seul jour?
- Pouvez-vous refuser à ma douleur profonde....
-
- TITE.
-
- Hélas! que voulez-vous que la mienne réponde?
- Et que puis-je résoudre alors que vous parlez,
- Moi qui ne puis vouloir que ce que vous voulez? 1630
- Vous parlez de languir, de mourir à ma vue;
- Mais, ô Dieux! songez-vous que chaque mot me tue,
- Et porte dans mon cœur de si sensibles coups,
- Qu'il ne m'en faut plus qu'un pour mourir avant vous?
- De ceux qui m'ont percé souffrez que je soupire. 1635
- Pourquoi partir, Madame, et pourquoi me le dire?
- Ah! si vous vous forcez d'abandonner ces lieux,
- Ne m'assassinez point de vos cruels adieux.
- Je vous suivrois, Madame; et flatté de l'idée
- D'oser mourir à Rome, et revivre en Judée, 1640
- Pour aller de mes feux vous demander le fruit,
- Je quitterois l'empire et tout ce qui leur nuit.
-
- BÉRÉNICE.
-
- Daigne me préserver le ciel....
-
- TITE.
-
- De quoi, Madame?
-
- BÉRÉNICE.
-
- De voir tant de foiblesse en une si grande âme!
- Si j'avois droit par là de vous moins estimer, 1645
- Je cesserois peut-être aussi de vous aimer.
-
- TITE.
-
- Ordonnez donc enfin ce qu'il faut que je fasse.
-
- BÉRÉNICE.
-
- S'il faut partir demain, je ne veux qu'une grâce:
- Que ce soit vous, Seigneur, qui le veuilliez pour moi,
- Et non votre sénat qui m'en fasse la loi. 1650
- Faites-lui souvenir, quoi qu'il craigne ou projette,
- Que je suis son amie, et non pas sa sujette;
- Que d'un tel attentat notre rang est jaloux,
- Et que tout mon amour ne m'asservit qu'à vous.
-
- TITE.
-
- Mais peut-être, Madame....
-
- BÉRÉNICE.
-
- Il n'est point de peut-être,
- Seigneur: s'il en décide, il se fait voir mon maître;
- Et dût-il vous porter à tout ce que je veux,
- Je ne l'ai point choisi pour juge de mes vœux.
-
-
-SCÈNE V.
-
-TITE, BÉRÉNICE, DOMITIAN, ALBIN, FLAVIAN, PHILON.
-
-(Domitian entre[282].)
-
- TITE.
-
- Allez dire au sénat, Flavian, qu'il se lève:
- Quoi qu'il ait commencé, je défends qu'il achève. 1660
- Soit qu'il parle à présent du Vésuve[283] ou de moi,
- Qu'il cesse, et que chacun se retire chez soi.
- Ainsi le veut la Reine; et comme amant fidèle,
- Je veux qu'il obéisse aux lois que je prends d'elle,
- Qu'il laisse à notre amour régler notre intérêt. 1665
-
- DOMITIAN.
-
- Il n'est plus temps, Seigneur; j'en apporte l'arrêt.
-
- TITE.
-
- Qu'ose-t-il m'ordonner?
-
- DOMITIAN.
-
- Seigneur, il vous conjure
- De remplir tout l'espoir d'une flamme si pure.
- Des services rendus à vous, à tout l'État,
- C'est le prix qu'a jugé lui devoir le sénat; 1670
- Et pour ne vous prier que pour une Romaine,
- D'une commune voix Rome adopte la Reine;
- Et le peuple à grands cris montre sa passion
- De voir un plein effet de cette adoption.
-
- TITE.
-
- Madame....
-
- BÉRÉNICE.
-
- Permettez, Seigneur, que je prévienne
- Ce que peut votre flamme accorder à la mienne.
- Grâces au juste ciel, ma gloire en sûreté
- N'a plus à redouter aucune indignité.
- J'éprouve du sénat l'amour et la justice,
- Et n'ai qu'à le vouloir pour être impératrice. 1680
- Je n'abuserai point d'un surprenant respect
- Qui semble un peu bien prompt pour n'être point suspect:
- Souvent on se dédit de tant de complaisance.
- Non que vous ne puissiez en fixer l'inconstance:
- Si nous avons trop vu ses flux et ses reflux 1685
- Pour Galba, pour Othon, et pour Vitellius,
- Rome, dont aujourd'hui vous êtes les délices[284],
- N'aura jamais pour vous ces insolents caprices;
- Mais aussi cet amour qu'a pour vous l'univers
- Ne vous peut garantir des ennemis couverts. 1690
- Un million de bras a beau garder un maître,
- Un million de bras ne pare point d'un traître:
- Il n'en faut qu'un pour perdre un prince aimé de tous,
- Il n'y faut qu'un brutal qui me haïsse en vous;
- Aux zèles indiscrets tout paroît légitime, 1695
- Et la fausse vertu se fait honneur du crime.
- Rome a sauvé ma gloire en me donnant sa voix:
- Sauvons-lui, vous et moi, la gloire de ses lois;
- Rendons-lui, vous et moi, cette reconnoissance
- D'en avoir pour vous plaire affoibli la puissance, 1700
- De l'avoir immolée à vos plus doux souhaits.
- On nous aime: faisons qu'on nous aime à jamais.
- D'autres sur votre exemple épouseroient des reines
- Qui n'auroient pas, Seigneur, des âmes si romaines,
- Et lui feroient peut-être avec trop de raison 1705
- Haïr votre mémoire et détester mon nom.
- Un refus généreux de tant de déférence
- Contre tous ces périls nous met en assurance.
-
- TITE.
-
- Le ciel de ces périls saura trop nous garder.
-
- BÉRÉNICE.
-
- Je les vois de trop près pour vous y hasarder. 1710
-
- TITE.
-
- Quand Rome vous appelle à la grandeur suprême....
-
- BÉRÉNICE.
-
- Jamais un tendre amour n'expose ce qu'il aime.
-
- TITE.
-
- Mais, Madame, tout cède, et nos vœux exaucés....
-
- BÉRÉNICE.
-
- Votre cœur est à moi, j'y règne; c'est assez[285].
-
- TITE.
-
- Malgré les vœux publics refuser d'être heureuse, 1715
- C'est plus craindre qu'aimer.
-
- BÉRÉNICE.
-
- La crainte est amoureuse.
- Ne me renvoyez pas, mais laissez-moi partir.
- Ma gloire ne peut croître, et peut se démentir.
- Elle passe aujourd'hui celle du plus grand homme,
- Puisqu'enfin je triomphe et dans Rome et de Rome:
- J'y vois à mes genoux le peuple et le sénat;
- Plus j'y craignois de honte, et plus j'y prends d'éclat;
- J'y tremblois sous sa haine, et la laisse impuissante;
- J'y rentrois exilée, et j'en sors triomphante.
-
- TITE.
-
- L'amour peut-il se faire une si dure loi? 1725
-
- BÉRÉNICE.
-
- La raison me la fait malgré vous, malgré moi[286].
- Si je vous en croyois, si je voulois m'en croire,
- Nous pourrions vivre heureux, mais avec moins de gloire.
- Épousez Domitie: il ne m'importe plus
- Qui vous enrichissiez d'un si noble refus[287]. 1730
- C'est à force d'amour que je m'arrache au vôtre;
- Et je serois à vous, si j'aimois comme une autre[288].
- Adieu, Seigneur: je pars.
-
- TITE.
-
- Ah! Madame, arrêtez.
-
- DOMITIAN.
-
- Est-ce là donc pour moi l'effet de vos bontés,
- Madame? Est-ce le prix de vous avoir servie? 1735
- J'assure votre gloire, et vous m'ôtez la vie.
-
- TITE.
-
- Ne vous alarmez point: quoi que la Reine ait dit,
- Domitie est à vous, si j'ai quelque crédit.
- Madame, en ce refus un tel amour éclate,
- Que j'aurois pour vous l'âme au dernier point ingrate,
- Et mériterois mal ce qu'on a fait pour moi,
- Si je portois ailleurs la main que je vous doi.
- Tout est à vous: l'amour, l'honneur, Rome l'ordonne.
- Un si noble refus n'enrichira personne,
- J'en jure par l'espoir qui nous fut le plus doux: 1745
- Tout est à vous, Madame, et ne sera qu'à vous;
- Et ce que mon amour doit à l'excès du vôtre
- Ne deviendra jamais le partage d'une autre[289].
-
- BÉRÉNICE.
-
- Le mien vous auroit fait déjà ces beaux serments,
- S'il n'eût craint d'inspirer de pareils sentiments: 1750
- Vous vous devez des fils, et des Césars à Rome,
- Qui fassent à jamais revivre un si grand homme.
-
- TITE.
-
- Pour revivre en des fils nous n'en mourons pas moins,
- Et vous mettez ma gloire au-dessus de ces soins.
- Du levant au couchant, du More[290] jusqu'au Scythe, 1755
- Les peuples vanteront et Bérénice et Tite;
- Et l'histoire à l'envi forcera l'avenir
- D'en garder à jamais l'illustre souvenir[291].
- Prince, après mon trépas soyez sûr de l'empire;
- Prenez-y part en frère, attendant que j'expire. 1760
- Allons voir Domitie, et la fléchir pour vous.
- Le premier rang dans Rome est pour elle assez doux;
- Et je vais lui jurer qu'à moins que je périsse,
- Elle seule y tiendra celui d'impératrice.
- Est-ce là vous l'ôter?
-
- DOMITIAN.
-
- Ah! c'en est trop, Seigneur. 1765
-
- TITE, à Bérénice.
-
- Daignez contribuer à faire son bonheur,
- Madame, et nous aider à mettre de cette âme
- Toute l'ambition d'accord avec sa flamme.
-
- BÉRÉNICE.
-
- Allons, Seigneur: ma gloire en croîtra de moitié,
- Si je puis remporter chez moi son amitié. 1770
-
- TITE.
-
- Ainsi pour mon hymen la fête préparée
- Vous rendra cette foi qu'on vous avoit jurée,
- Prince; et ce jour, pour vous[292] si noir, si rigoureux,
- N'aura d'éclat ici que pour vous rendre heureux.
-
-
-FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
-
- [271] Corneille avait dit dans _Polyeucte_ (acte II,
- scène I, vers 388):
-
- M'en croirez-vous, Seigneur? ne la revoyez point.
-
- Voyez tome III, p. 505.
-
- [272] Ces six vers se trouvent déjà, avec quelques
- variantes çà et là, dans _Sophonisbe_, où Lélius dit à Massinisse
- (acte IV, scène III, vers 1373-1378):
-
- Mais quand à cette ardeur un monarque défère,
- Il s'en fait un plaisir et non pas une affaire;
- Il repousse l'amour comme un lâche attentat,
- Dès qu'il veut prévaloir sur la raison d'État;
- Et son cœur, au-dessus de ces basses amorces,
- Laisse à cette raison toujours toutes ses forces.
-
- Voyez tome VI, p. 529.
-
- [273] Telle est l'orthographe de toutes les éditions
- anciennes, y compris celles de Thomas Corneille (1692) et de
- Voltaire (1764).
-
- [274] Il y a _Nous mourrons_, au futur, dans l'édition
- de 1671, ce qui n'offre pas de sens.
-
- [275] On lit dans l'_Imitation de Jésus-Christ_ (livre
- II, chapitre XII): «_Scias pro certo quia morientem te oportet
- ducere vitam_.» Corneille a traduit ainsi ce passage:
-
- Pour maxime infaillible imprime en ta pensée
- Que chaque instant de vie est un pas vers la mort.
-
- C'est ce dernier vers qu'il s'est rappelé et qu'il a reproduit
- presque textuellement ici. Comme l'a remarqué M. Quittard, il
- «redit par un tour différent ce que disent beaucoup de proverbes,
- entre autres ceux-ci: le moment où l'on naît est le commencement
- de la mort; le jour de la naissance est le messager de la mort; la
- vie est le chemin de la mort; la mort commence avec la vie, etc.»
- (_Études sur les proverbes français_, p. 65.)--Plusieurs poëtes
- ont répété ce vers avec de légères variantes. Casimir Delavigne a
- dit dans son _Louis XI_ (acte 1, scène IX):
-
- Chaque pas dans la vie est un pas vers la mort.
-
- [276] Voyez plus haut, p. 239, note 249.
-
- [277] _Var._ Non, Madame, et je veux que vous sortiez
- d'erreur. (1671)
-
- [278] Cette idée revient plusieurs fois dans la
- _Bérénice_ de Racine. Voyez le commencement de la scène IV du Ier
- acte, et la fin de la scène II du IIe acte.
-
- [279] Néron entendant approcher les cavaliers qui
- avaient ordre de l'amener vivant, s'enfonça le fer dans la gorge,
- aidé de son secrétaire Épaphrodite. Voyez Suétone, _Vie de
- Néron_, chapitre XLIX.
-
- [280] Il y a _voulue_ dans toutes les éditions
- antérieures à 1692. Thomas Corneille a ainsi corrigé ce vers:
-
- Si l'ardeur de vous voir a voulu l'ignorer.
-
- Voltaire (1764) a supprimé l'accord irrégulier et donne l'hiatus:
- «l'a voulu ignorer.»
-
- [281] Bérénice exprime le même désir à Titus dans la
- tragédie de Racine (acte IV, scène V):
-
- Ah! Seigneur.... pourquoi nous séparer?
- Je ne vous parle point d'un heureux hyménée.
- Rome à ne vous plus voir m'a-t-elle condamnée?
- Pourquoi m'enviez-vous l'air que vous respirez?
-
- [282] Voltaire (1764) a supprimé ces mots et placé
- DOMITIAN en tête des noms des personnages.
-
- [283] Voyez ci-dessus, p. 247, note 262.
-
- [284] Voyez ci-dessus, p. 218, note 230.--Racine, dans sa
- dernière scène, place également ce mot dans la bouche de
- Bérénice:
-
- Bérénice, Seigneur, ne vaut point tant d'alarmes;
- Ni que par votre amour l'univers malheureux,
- Dans le temps que Titus attire tous ses vœux
- Et que de vos vertus il goûte les prémices,
- Se voye en un moment enlever ses délices.
-
- [285] _Var._ Votre cœur est à moi, j'y règne, et c'est
- assez. (1671)
-
- [286] Voyez ci-dessus la _Notice_, (note 240) p. 195.
-
- [287] Voyez plus haut, p. 240, vers 971-974.
-
- [288] Ici, comme au vers 306 et comme plus bas au vers
- 1748, on lit «_un_ autre» dans l'édition de 1682.--Voyez tome I,
- p. 228, note 3-_a_.
-
- [289] Voyez la note 288 précédente.
-
- [290] Le mot est écrit ainsi dans toutes les anciennes
- éditions, y compris celles de Thomas Corneille (1692) et de
- Voltaire (1764). Voyez tome III, p. 136, note 2.
-
- [291] C'est Bérénice qui exprime cette idée chez Racine,
- dans les derniers vers de la tragédie. Elle s'adresse à Titus et
- à Antiochus.
-
- Adieu: servons tous trois d'exemple à l'univers
- De l'amour la plus tendre et la plus malheureuse
- Dont il puisse garder l'histoire douloureuse.
-
- [292] Tel est le texte des éditions publiées du vivant
- de l'auteur. Thomas Corneille (1692) et Voltaire (1764) ont
- changé, avec raison ce semble, _pour vous_ en _pour nous_.
-
-
-
-
-PSYCHÉ
-
-TRAGÉDIE-BALLET
-
-1671
-
-
-
-
-NOTICE.
-
-
-Le sujet de _Psyché_ était certes un des plus beaux que la fable
-pût offrir à l'admiration d'une cour galante, curieuse des
-merveilles des décorations et des machines, mais aimant avant
-toutes choses l'expression élégante et fine des nuances les plus
-délicates de la passion.
-
-Il dut, pour plus d'un motif, se présenter à la pensée de
-Molière, chargé par le Roi de faire jouer pour le carnaval de
-1671 une pièce à grand spectacle. D'abord, en 1656, Benserade
-avait fait un ballet de _Psyché_, qui avait été dansé par Louis
-XIV. Ensuite, si l'on en croit M. de Soleirol[293], il semble
-résulter de l'examen d'une suite de quarante et un dessins de
-costumes, que la troupe de notre grand comique avait déjà joué à
-Rouen, en 1658, une _Psyché_: toutefois on manque absolument de
-renseignements à cet égard, et la _Psyché_ de Rouen pourrait bien
-n'être qu'un simple divertissement, imité du ballet de Benserade.
-Enfin en 1669, deux ans avant la représentation de la pièce qui
-nous occupe, la Fontaine s'était plu à imiter le récit d'Apulée
-et à l'accommoder, avec un art infini, au goût et aux sentiments
-modernes. Suivant une opinion qui ne manque pas de vraisemblance,
-Molière est, sous le nom de Gélaste, l'un des quatre amis, de
-caractère si différent, que nous présente la Fontaine au
-commencement de son ouvrage. Il était donc naturel qu'il fût
-préoccupé de ce sujet, et peut-être s'arrêta-t-il plus volontiers
-encore à l'idée de le mettre à la scène, s'il est vrai qu'on lui
-avait recommandé d'utiliser une décoration des enfers. Cette
-décoration, conservée avec grand soin au Garde-Meuble[294],
-trouvait naturellement sa place dans _Psyché_; mais il faudrait
-se garder d'accorder trop de confiance à cette petite tradition.
-Quoi qu'il en soit, il ne suffisait point d'avoir trouvé cet
-heureux canevas, il fallait le remplir, et, malgré sa diligence
-habituelle, Molière craignait de ne pas être en mesure de faire
-représenter cet ouvrage au carnaval; il implora donc le secours
-de Corneille, qui lui prêta son aide pendant une quinzaine de
-jours[295], et se mit à écrire de verve la plus grande partie de
-la pièce: ce fut lui qui fournit, entre autres scènes, la
-charmante déclaration de Psyché[296], si délicate, si passionnée,
-et par laquelle les _doucereux_, comme les appelait notre
-illustre poëte tragique, durent assurément se laisser gagner.
-
-Cette pièce fut représentée dans une salle nouvelle que Louis XIV
-avait fait construire tout exprès pour les divertissements de ce
-genre. Dans son _Idée des spectacles anciens et nouveaux_[297],
-l'abbé de Pure décrit ainsi «le grand et superbe salon que le Roi
-conçut et fit faire fixe et permanent pour les divers spectacles,
-et pour les délassements de son esprit et le divertissement de
-ses peuples:»
-
-«Ce grand prince, qui se connoît parfaitement à tout, et qui a de
-grandes pensées jusque dans les plus petites choses, en donna l'ordre et
-le soin au sieur Gaspard Vigarani. Le lieu fut malaisé à choisir; et feu
-Monsieur le Cardinal, en partant de Paris pour aller travailler à la
-paix sur la frontière, avoit prétendu faire un théâtre de bois dans la
-place qui est derrière son palais. L'espace étoit à la vérité assez
-grand, mais le sieur Vigarani ne le trouva ni assez propre, ni assez
-commode, soit pour la durée, soit pour la majesté, soit pour le
-mouvement des grandes machines qu'il avoit projetées. Comme il étoit
-aussi judicieux qu'inventif, il proposa de bâtir une salle grande et
-spacieuse dans les alignements du dessein du Louvre, dont les dehors
-symétriques avec le reste de la façade l'affranchiroient de toute ruine
-et de tous changements. Le Roi agréa fort cette proposition, et les
-ordres furent donnés à M. Ratabon[298] de hâter l'ouvrage, et au sieur
-Vigarani de préparer ses machines. En voici les dimensions et le devis,
-tant du dedans que du dehors, qui m'a été donné par le sieur Charles
-Vigarani, fils de Gaspard.... Le corps de la salle est partagé en
-deux parties inégales. La première comprend le théâtre et ses
-accompagnements; la seconde contient le parterre, les corridors et loges
-qui font face au théâtre, et qui occupent le reste du salon de trois
-côtés, l'un qui regarde la cour, l'autre le jardin, et le troisième le
-corps du palais des Tuileries. La première partie, ou le théâtre, qui
-s'ouvre par une façade également riche et artiste, depuis son ouverture
-jusqu'à la muraille qui est du côté du pavillon, vers les vieilles
-écuries, a de profondeur vingt-deux toises. Son ouverture est de
-trente-deux pieds sur la largeur ou entre les corridors et châssis qui
-règnent des deux côtés. La hauteur ou celle des châssis est de
-vingt-quatre pieds jusques aux nuages. Par-dessus les nuages jusqu'au
-tirant du comble, pour la retraite ou pour le mouvement des machines, il
-y a trente-sept pieds. Sous le plancher ou parquet du théâtre, pour les
-enfers ou pour les changements des mers, il y a quinze pieds de
-profond.... La seconde partie, ou celle du parterre, qui est du côté de
-l'appartement des Tuileries, a de largeur entre les deux murs
-soixante-trois pieds, entre les corridors quarante-neuf. Sa
-profondeur, depuis le théâtre jusqu'au susdit appartement, est de
-quatre-vingt-treize pieds; chaque corridor est de six pieds; et la
-hauteur du parterre jusqu'au plafond est de quarante-neuf pieds. Ce
-plafond a deux beautés aussi riches que surprenantes, par sa dorure et
-par sa dureté. Celle-ci est toutefois la plus considérable, quoique la
-matière en soit commune et de peu de prix, car ce n'est que du carton,
-mais composé et pétri d'une manière si particulière, qu'il est rendu
-aussi dur que la pierre et que les plus solides matières. Le reste de la
-hauteur jusqu'au comble, où sont les rouages et les mouvements, est de
-soixante-deux pieds. Il y a encore une manière aussi nouvelle que hardie
-d'enter une poutre l'une dans l'autre et de confier aux deux, sur
-quelque longueur que ce soit, toute sorte de pesanteur et de machine. Il
-en a rendu raison à divers physiciens, et a sauvé par cette invention
-et les dépenses d'avoir des poutres assez grandes ou assez fortes pour
-de tels bâtiments, et le péril de les voir s'affaisser et même rompre
-après fort peu de durée.»
-
-En tête du programme in-4º de la pièce, intitulé: «PSICHÉ,
-tragi-comédie et ballet dansé devant Sa Majesté au mois de
-Ianvier 1671,» et publié à Paris par Robert Ballard dans le
-courant de la même année, se trouve une autre _description de la
-sale_, beaucoup moins technique, et que nous croyons devoir
-reproduire parce qu'elle éclaircit et complète la précédente;
-elle est d'ailleurs beaucoup plus courte:
-
-«Le lieu destiné pour la représentation, et pour les spectateurs
-de cet assemblage de tant de magnifiques divertissements, est une
-salle faite exprès pour les plus grandes fêtes, et qui seule peut
-passer pour un très-superbe spectacle. Sa longueur est de
-quarante toises; elle est partagée en deux parties: l'une est
-pour le théâtre, et l'autre pour l'assemblée. Cette dernière
-partie est celle que l'on voit la première; elle a des beautés
-qui amusent agréablement les regards jusques au moment où la
-scène doit s'ouvrir. La face du théâtre, ainsi que les deux
-retours, est un grand ordre corinthien, qui comprend toute la
-hauteur de l'édifice. On entre dans le parterre par deux portes
-différentes, à droit et à gauche; ces entrées ont des deux côtés
-des colonnes sur des piédestaux, et des pilastres carrés élevés à
-la hauteur du théâtre. On monte ensuite sur un haut dais réservé
-pour les places des personnes royales et de ce qu'il y a de plus
-considérable à la cour. Cet espace est bordé d'une balustrade par
-devant, et de degrés en amphithéâtre tout à l'entour; des
-colonnes, posées sur le haut de ces degrés, soutiennent des
-galeries, sous lesquelles, entre les colonnes, on a placé des
-balcons, qui sont ornés, ainsi que le plafond, et tout ce qui
-paroît dans la salle, de ce que l'architecture, la sculpture, la
-peinture et la dorure ont de plus beau, de plus riche, et de plus
-éclatant.»
-
-Ajoutons que l'éclairage était des plus brillants: «Trente
-lustres qui éclairent la salle de l'assemblée, lit-on en tête du
-_prologue_ dans le même programme, se haussent pour laisser la
-vue du spectacle libre dans le moment que la toile qui ferme le
-théâtre se lève.»
-
-Cette belle salle ne servit que pour cet ouvrage: après les
-représentations de _Psyché_, «elle fut abandonnée, jusqu'en 1716
-qu'on la raccommoda pour les ballets qui y furent exécutés[299].»
-
-La première représentation de _Psyché_ eut lieu, suivant toute
-apparence, le 16 janvier. Il est vrai que la _Gazette_ donne la
-date du 17; mais, comme en terminant son article le journaliste
-annonce que ce divertissement fut continué le 17, on doit penser
-qu'il y a une faute d'impression dans la première phrase. Voici,
-du reste, le texte exact de ce compte rendu, dans lequel nous
-supprimons seulement une analyse très-peu intéressante de
-l'ouvrage:
-
-«Le 17 de ce mois, Leurs Majestés, avec lesquelles étoient
-Monseigneur le Dauphin, Monsieur, Mademoiselle d'Orléans, et tous
-les seigneurs et dames de la cour, prirent pour la première fois,
-dans la salle des machines, au palais des Tuileries, le
-divertissement d'un grand ballet dansé dans les entr'actes de la
-comédie de _Psyché_.... Ce pompeux divertissement.... fut
-continué le 17, en présence du nonce du pape, de l'ambassadeur de
-Venise, et de quelques autres ministres, qui en admirèrent la
-magnificence et la galanterie, avouant, avec grand nombre
-d'autres étrangers, qu'il n'y a que la cour de France et son
-incomparable monarque qui puissent produire de si charmants et si
-éclatants spectacles[300].»
-
-La _Gazette_ du 31 janvier nous apprend que la cour, qui s'était
-établie pendant quelques jours à Vincennes[301], s'empressa,
-aussitôt revenue, d'aller admirer de nouveau le spectacle qui
-l'avait charmée:
-
-«Le 24, Leurs Majestés retournèrent en cette ville, où elles ont
-continué plusieurs soirs le divertissement du grand ballet dansé
-au palais des Tuileries dans la salle des machines, auquel il ne
-se peut rien ajouter pour la magnificence des décorations, le
-nombre des changements, la beauté du sujet, l'excellence des
-concerts, et pour toutes les autres choses qui rendent ce
-spectacle digne de la plus belle cour du monde[302].»
-
-Le programme de _Psyché_, dont nous avons extrait la _description
-de la sale_ des Tuileries, renferme une explication détaillée des
-décorations et des machines, une analyse sommaire de la pièce, et
-des listes contenant non-seulement les noms des acteurs de la
-troupe de Molière qui représentèrent les divers personnages, mais
-encore ceux des chanteurs et des danseurs qui figuraient dans
-chaque intermède. Ces détails, qui ne se rattachent en rien à la
-part que Corneille prit à l'ouvrage, auraient ici peu d'intérêt;
-ils trouveront plus naturellement leur place dans la nouvelle
-édition des _Œuvres_ de Molière que prépare M. Soulié. Nous nous
-sommes contentés de joindre en tête de la pièce, au nom de chaque
-personnage, celui de l'acteur. _Psyché_, qui avait inauguré la
-salle des Tuileries, ne fut jouée dans celle de Molière que
-lorsqu'elle eut été réparée et agrandie, et d'importantes
-améliorations datent de l'époque où elle y fut représentée.
-
-«Il a été résolu, dit Lagrange dans son _Registre_,... d'avoir
-dorénavant, à toutes sortes de représentations, tant simples que
-de machines, un concert de douze violons, ce qui n'a été exécuté
-qu'après la représentation de _Psyché_. Sur ladite délibération
-de la troupe, on a commencé à travailler auxdits ouvrages de
-réparation et de décoration de la salle le 18e mars, qui étoit un
-mercredi, et on a fini un mercredi 15e avril de la présente
-année. Ledit jour, mercredi 15e avril, après une délibération de
-la compagnie de représenter _Psyché_, qui avoit été faite pour le
-Roi l'hiver dernier et représentée sur le grand théâtre du palais
-des Tuileries, on commença à faire travailler tant aux machines,
-décorations, musique, ballets, et généralement tous les ornements
-nécessaires pour ce grand spectacle. Jusques ici les musiciens et
-musiciennes n'avoient point voulu paroître en public; ils
-chantoient à la comédie dans des loges grillées et treillissées;
-mais on surmonta cet obstacle, et avec quelque légère dépense, on
-trouva des personnes qui chantèrent sur le théâtre à visage
-découvert, habillées comme les comédiens.... Tous lesdits frais
-et dépenses pour la préparation de _Psyché_ se sont montés à
-la somme de quatre mille trois cent cinquante-neuf livres quinze
-sols. Dans le cours de la pièce, M. de Beauchamps a reçu de
-récompense, pour avoir fait les ballets et conduit la musique,
-onze cents livres, non compris les onze livres par jour que la
-troupe lui a données tant pour battre la mesure à la musique que
-pour entretenir les ballets.»
-
-Après tous ces préparatifs et de nombreuses répétitions, _Psyché_
-fut enfin représentée le 24 juillet[303], et procura trente-huit
-belles recettes à la troupe de Molière.
-
-Nous n'avons pas les noms des acteurs qui jouèrent alors, mais il
-est certain que la distribution des rôles différa très-peu, du
-moins quant aux principaux personnages, de celle qui avait eu
-lieu pour la représentation des Tuileries. La femme de Molière,
-Armande Béjart, jouait Psyché, Baron l'Amour, et l'on prétend que
-leur intimité date de cette époque[304].
-
-Un an s'était à peine écoulé depuis ces représentations de
-_Psyché_ au palais Royal, qu'on songeait déjà à reprendre cette
-pièce. Nous lisons dans les «nouvelles du 30e de juillet jusques
-au 6e d'août» du _Mercure galant_[305]: «On verra au commencement
-de l'hiver le grand spectacle de _Psyché_ triompher encore sur le
-théâtre du Palais-Royal.» En effet, le registre de Lagrange en
-mentionne la reprise au 11 novembre 1672, et compte trente-deux
-représentations, dont la dernière eut lieu le dimanche 22 janvier
-1673. Sous la date du 27 décembre 1672, on lit: «Monsieur et
-Madame sont venus aujourd'hui à _Psyché_ et ont eu deux bancs de
-l'amphithéâtre, et pour cette fois et deux autres ils ont donné
-quatre cent quarante livres.»
-
-«La tragi-comédie de _Psyché_, disent les frères Parfait[306], a
-été reprise plusieurs fois, mais la plus brillante de ces
-reprises est celle du 1er juin 1703.» Parvenus à cette année, ils
-nous rendent ainsi compte de cette reprise[307]: «Le 1er
-juin[308], les comédiens remirent au théâtre la tragédie-ballet
-de _Psyché_, de M. Molière, qui eut vingt-neuf représentations,
-la dernière le 1er août suivant. Ce qui contribua beaucoup au
-succès de cette remise, c'est qu'indépendamment des dépenses que
-la compagnie avoit faites pour donner cette tragédie avec éclat,
-en y joignant de brillantes décorations, des machines dont
-l'exécution étoit parfaite, et des ballets de goût et bien
-rendus, l'actrice qui représentoit le personnage de Psyché[309]
-et l'acteur qui jouoit celui de l'Amour[310], quoique excellents
-tous deux, se surpassèrent encore dans ces deux rôles; on dit
-qu'ils ressentoient l'un pour l'autre la plus vive tendresse, et
-que leurs talents supérieurs ne furent employés que pour marquer
-avec plus de précision les sentiments de leurs cœurs[311].»
-
-Il est certes fort surprenant que le père et le fils aient ainsi
-produit successivement dans ce rôle une illusion à laquelle les
-actrices mêmes qui jouaient avec eux ne pouvaient se soustraire,
-et il est permis de soupçonner ces récits d'un peu d'exagération.
-Il faut convenir toutefois que les temps sont bien changés, car
-lorsqu'on voulut de nos jours reprendre _Psyché_ au Théâtre
-français, on ne songea pas même à chercher un comédien assez
-heureusement doué pour remplir le personnage difficile de
-l'Amour, dont le rôle fut confié à une femme[312].
-
-L'édition originale, de format in-12, a pour titre exact: PSICHÉ,
-TRAGEDIE-BALLET, par I. B. P. Moliere. _Et se vend pour
-l'autheur, à Paris, chez P. le Monnier, au Palais...._ M.DC.LXXI.
-
-Le volume se compose de 2 feuillets, de 90 pages et d'un
-feuillet. Le privilége est du 31 décembre 1670, et par conséquent
-antérieur d'une quinzaine de jours à la représentation.
-
-L'opéra de _Psyché_, joué neuf ans après la tragédie-ballet de
-Molière, le 9 avril 1678, a, quant au plan, beaucoup d'analogie
-avec cet ouvrage; on y a même conservé les intermèdes de
-Quinault. Cette œuvre lyrique porte généralement le nom de
-Thomas Corneille; mais Fontenelle passe pour y avoir eu part
-aussi bien qu'à l'opéra de _Bellérophon_[313].
-
- * * * * *
-
-En tête de l'édition originale et des diverses réimpressions de
-_Psyché_, on lit l'Avis suivant:
-
-
-LE LIBRAIRE AU LECTEUR.
-
-Cet ouvrage n'est pas tout d'une main. M. Quinault a fait les
-paroles qui s'y chantent en musique, à la réserve de la plainte
-italienne[314]. M. de Molière[315] a dressé le plan de la pièce
-et réglé la disposition, où il s'est plus attaché aux beautés et
-à la pompe du spectacle qu'à l'exacte régularité. Quant à la
-versification, il n'a pas eu le loisir de la faire entière. Le
-carnaval approchoit; et les ordres pressants du Roi, qui se
-vouloit donner ce magnifique divertissement plusieurs fois avant
-le carême, l'ont mis dans la nécessité de souffrir un peu de
-secours. Ainsi il n'y a que le prologue, le premier acte, la
-première scène du second, et la première du troisième, dont les
-vers soient de lui. M. Corneille[316] a employé une quinzaine au
-reste; et par ce moyen Sa Majesté s'est trouvée servie dans le
-temps qu'elle l'avoit ordonné[317].
-
- [293] _Molière et sa troupe_, p. 92 et 93.
-
- [294] Voyez _Anecdotes dramatiques_, tome II, p. 443.
-
- [295] Voyez ci-après, p. 288.
-
- [296] Acte III, scène III.
-
- [297] 1668, p. 311 et suivantes.
-
- [298] Contrôleur des bâtiments du Roi.
-
- [299] _Histoire du Théâtre françois_, par les frères
- Parfait, tome XI, p. 126.
-
- [300] Numéro du 24 janvier 1671, p. 81-83.
-
- [301] Voyez ci-dessus la Notice de _Bérénice_, p. 190.
-
- [302] Pages 107 et 108.
-
- [303] Dans l'édition de Molière de 1682 on lit à la
- suite du titre de _Psyché_: «Representée pour le Roy dans la
- grande Salle des Machines du Palais des Tuilleries en Janvier, et
- durant tout le Carnaval de l'année 1670. Par la Troupe du Roy. Et
- donnée au Public sur le Theâtre de la Salle du Palais Royal, le
- 24 juillet 1671.»
-
- [304] Voyez _la Fameuse Comédienne_, p. 33 et
- suivantes.
-
- [305] Tome III, p. 369.
-
- [306] _Histoire du Théâtre françois_, tome XI, p. 132.
-
- [307] Tome XIV, p. 307.
-
- [308] Dans le premier des deux passages cités, les
- frères Parfait donnent le 1er juin 1703 comme tombant au mardi,
- dans le second comme tombant au mercredi. C'était en réalité au
- vendredi, ce qui nous a engagé à supprimer la mention du jour.
-
- [309] Mlle Desmares. (_Note des frères Parfait._)
-
- [310] M. Baron fils. (_Note des mêmes._)
-
- [311] Un passage du prologue ajouté par Dancourt à la
- comédie de _l'Inconnu_ de Thomas Corneille, lors de la reprise de
- cet ouvrage le 21 août 1703, nous fait connaître un petit détail
- assez curieux:
-
- MADEMOISELLE DESMARES.
-
- .... Nous venons de remettre _Psyché_
- Avec tout le succès qu'on s'en pouvoit promettre.
-
- CRISPIN.
-
- Oui, mais au double il a fallu la mettre,
- Et le public s'en est presque fâché.
-
- [312] Les principaux rôles de cette pièce, jouée le 19
- août 1862, étaient ainsi distribués: _Jupiter_, Chéri; _Vénus_,
- Mlle Devoyod; _l'Amour_, Mlle Fix; _Ægiale_, Mlle Rose Deschamps;
- _Psyché_, Mlle Favart; _le Roi_, Maubant; _Aglaure_, Mlle
- Tordeus; _Cydippe_, Mlle Ponsin; _Cléomène_, Worms; _Agénor_,
- Ariste; _le Zéphire_, Mlle Rosa Didier; _Lycas_, Tronchet; _le
- dieu d'un fleuve_, Verdellet.
-
- [313] Voyez le _Dictionnaire portatif des théâtres_,
- article _Psyché_, et l'_Histoire de l'Académie royale des
- inscriptions et belles-lettres_, tome XXVIII, p. 264.
-
- [314] Voyez ci-après, p. 309 et 310, vers 546-570. Les
- paroles de cette plainte sont de Lully, qui composa les airs.
- Voyez l'_Histoire du Théâtre françois_, tome XI, p. 127, note
- _a_.
-
- [315] Tel est le texte de l'édition originale; les
- suivantes donnent: «M. Molière.»
-
- [316] Dans les éditions de 1682 et de 1697: «M.
- Corneille l'aîné.»
-
- [317] Si Corneille est intervenu dans l'impression de
- _Psyché_, ce doit être pour l'édition originale; c'est celle que
- nous suivrons. Au reste il n'y a entre elle et les éditions
- postérieures qu'un petit nombre d'insignifiantes différences.
- Nous avons fait imprimer en petit texte tout ce qui n'est pas de
- Corneille; nous ne donnons ni notes ni variantes pour cette
- portion de l'ouvrage, qui sera annotée dans l'édition de Molière
- de M. E. Soulié.
-
-
-
-
-LISTE DES ÉDITIONS QUI ONT ÉTÉ COLLATIONNÉES POUR LES VARIANTES
-DE _PSYCHÉ_.
-
-
-ÉDITION SÉPARÉE.
-
- 1671 in-12.
-
-
-RECUEILS[318].
-
- 1676 in-12;
-
- 1682 in-12;
-
- 1697 in-12.
-
- [318] _Psyché_ n'a pas été, du vivant de Corneille,
- réunie à ses œuvres. Les recueils indiqués ici sont ceux du
- théâtre de Molière.
-
-
-
-
-ACTEURS.
-
-
- JUPITER. _Du Croisy[319]._
-
- VÉNUS. _Mlle de Brie._
-
- L'AMOUR. _Baron._
-
- ÆGIALE, } { _Les petites la Thorillière
- Grâces. { et_ _du Croisy[320]._
- PHAÈNE, }
-
- PSYCHÉ. _Mlle Molière._
-
- LE ROI, père de Psyché. _La Thorillière._
-
- AGLAURE, } sœurs de Psyché. { _Mlles Marotte et Boval._
- CYDIPPE, } {
-
- CLÉOMÈNE, } princes, amants { _Hubert et la Grange._
- AGÉNOR, } de Psyché. {
-
- LE ZÉPHIRE[321]. _Molière._
-
- LYCAS. _Chateauneuf._
-
- LE DIEU D'UN FLEUVE. _De Brie._
-
- [319] Ces noms d'acteurs sont tirés du programme de
- _Psyché_ dont nous avons parlé dans la _Notice_, p. 282 et 284.
-
- [320] Thérèse Lenoir de la Thorillière, née en 1660,
- avait alors onze ans; Marie-Angélique du Croisy, née en 1658, en
- avait treize.--Voyez p. 294 les vers 75 et 76.
-
- [321] Il faut remarquer que le «zéphir» qui chante au
- troisième intermède est un autre personnage. Il était joué, nous
- dit le programme, par un nommé «Iannot.»
-
-
-
-
-PSYCHE.
-
-TRAGÉDIE-BALLET.
-
-
-
-
-PROLOGUE.
-
-
- La scène représente sur le devant un lieu champêtre, et dans
- l'enfoncement un rocher percé à jour, à travers duquel on voit la
- mer en éloignement.
-
- Flore paroît au milieu du théâtre, accompagnée de Vertumne, dieu
- des arbres et des fruits, et de Palæmon, dieu des eaux. Chacun de
- ces dieux conduit une troupe de divinités: l'un mène à sa suite
- des Dryades et des Sylvains; et l'autre des dieux des fleuves, et
- des Naïades. Flore chante ce récit pour inviter Vénus à descendre
- en terre:
-
- Ce n'est plus le temps de la guerre:
- Le plus puissant des rois
- Interrompt ses exploits
- Pour donner la paix à la terre.
- Descendez, mère des Amours; 5
- Venez nous donner de beaux jours.
-
- (Vertumne et Palæmon, avec les divinités qui les accompagnent,
- joignent leurs voix à celle de Flore, et chantent ces paroles:)
-
- CHŒUR DES DIVINITÉS DE LA TERRE ET DES EAUX, COMPOSÉ DE FLORE,
- NYMPHES, PALÆMON, VERTUMNE, SYLVAINS, FAUNES, DRYADES ET NAÏADES.
-
- Nous goûtons une paix profonde;
- Les plus doux jeux sont ici-bas:
- On doit ce repos, plein d'appas,
- Au plus grand roi du monde. 10
- Descendez, mère des Amours;
- Venez nous donner de beaux jours.
-
- (Il se fait ensuite une entrée de ballet, composée de deux
- Dryades, quatre Sylvains, deux Fleuves et deux Naïades; après
- laquelle Vertumne et Palæmon chantent ce dialogue:)
-
- VERTUMNE.
-
- Rendez-vous, beautés cruelles;
- Soupirez à votre tour.
-
- PALÆMON.
-
- Voici la reine des belles, 15
- Qui vient inspirer l'amour.
-
- VERTUMNE.
-
- Un bel objet toujours sévère
- Ne se fait jamais bien aimer.
-
- PALÆMON.
-
- C'est la beauté qui commence de plaire;
- Mais la douceur achève de charmer. 20
-
- (Ils répètent ensemble ces derniers vers:)
-
- C'est la beauté qui commence de plaire;
- Mais la douceur achève de charmer.
-
- VERTUMNE.
-
- Souffrons tous qu'Amour nous blesse:
- Languissons, puisqu'il le faut.
-
- PALÆMON.
-
- Que sert un cœur sans tendresse? 25
- Est-il un plus grand défaut?
-
- VERTUMNE.
-
- Un bel objet toujours sévère
- Ne se fait jamais bien aimer.
-
- PALÆMON.
-
- C'est la beauté qui commence de plaire;
- Mais la douceur achève de charmer. 30
-
- (Flore répond au dialogue de Vertumne et de Palæmon par ce
- menuet, et les autres divinités y mêlent leurs danses:)
-
- Est-on sage,
- Dans le bel âge,
- Est-on sage
- De n'aimer pas?
- Que sans cesse 35
- L'on se presse
- De goûter les plaisirs ici-bas.
- La sagesse
- De la jeunesse,
- C'est de savoir jouir de ses appas. 40
- L'Amour charme
- Ceux qu'il désarme;
- L'Amour charme,
- Cédons-lui tous:
- Notre peine 45
- Seroit vaine
- De vouloir résister à ses coups.
- Quelque chaîne
- Qu'un amant prenne,
- La liberté n'a rien qui soit si doux. 50
-
- (Vénus descend du ciel dans une grande machine avec l'Amour, son
- fils, et deux petites Grâces, nommées Ægiale et Phaène; et les
- divinités de la terre et des eaux recommencent de joindre toutes
- leurs voix, et continuent par leurs danses de lui témoigner la
- joie qu'elles ressentent à son abord.)
-
-CHŒUR DE TOUTES LES DIVINITÉS DE LA TERRE ET DES EAUX.
-
- Nous goûtons une paix profonde;
- Les plus doux jeux sont ici-bas;
- On doit ce repos, plein d'appas,
- Au plus grand roi du monde.
- Descendez, mère des Amours; 55
- Venez nous donner de beaux jours.
-
- VÉNUS, dans sa machine.
-
- Cessez, cessez pour moi tous vos chants d'allégresse:
- De si rares honneurs ne m'appartiennent pas,
- Et l'hommage qu'ici votre bonté m'adresse
- Doit être réservé pour de plus doux appas. 60
- C'est une trop vieille méthode
- De me venir faire sa cour;
- Toutes les choses ont leur tour,
- Et Vénus n'est plus à la mode.
- Il est d'autres attraits naissants, 65
- Où l'on va porter son encens:
- Psyché, Psyché la belle, aujourd'hui tient ma place;
- Déjà tout l'univers s'empresse à l'adorer,
- Et c'est trop que dans ma disgrâce
- Je trouve encor quelqu'un qui me daigne honorer. 70
- On ne balance point entre nos deux mérites:
- A quitter mon parti tout s'est licencié,
- Et du nombreux amas de Grâces favorites
- Dont je traînois partout les soins et l'amitié,
- Il ne m'en est resté que deux des plus petites, 75
- Qui m'accompagnent par pitié.
- Souffrez que ces demeures sombres
- Prêtent leur solitude aux troubles de mon cœur,
- Et me laissez parmi leurs ombres
- Cacher ma honte et ma douleur. 80
-
-(Flore et les autres déités se retirent, et Vénus avec sa suite
-sort de sa machine.)
-
- ÆGIALE.
-
- Nous ne savons, Déesse, comment faire,
- Dans ce chagrin qu'on voit vous accabler.
- Notre respect veut se taire,
- Notre zèle veut parler.
-
- VÉNUS.
-
- Parlez, mais si vos soins aspirent à me plaire, 85
- Laissez tous vos conseils pour une autre saison,
- Et ne parlez de ma colère
- Que pour dire que j'ai raison.
- C'étoit là, c'étoit là la plus sensible offense
- Que ma divinité pût jamais recevoir; 90
- Mais j'en aurai la vengeance,
- Si les Dieux ont du pouvoir.
-
- PHAÈNE.
-
- Vous avez plus que nous de clartés, de sagesse,
- Pour juger ce qui peut être digne de vous;
- Mais pour moi, j'aurois cru qu'une grande déesse. 95
- Devroit moins se mettre en courroux.
-
- VÉNUS.
-
- Et c'est là la raison de ce courroux extrême.
- Plus mon rang a d'éclat, plus l'affront est sanglant;
- Et si je n'étois pas dans ce degré suprême,
- Le dépit de mon cœur seroit moins violent. 100
- Moi, la fille du dieu qui lance le tonnerre,
- Mère du dieu qui fait aimer,
- Moi, les plus doux souhaits du ciel et de la terre,
- Et qui ne suis venue au jour que pour charmer,
- Moi qui, par tout ce qui respire, 105
- Ai vu de tant de vœux encenser mes autels,
- Et qui de la beauté, par des droits immortels,
- Ai tenu de tout temps le souverain empire,
- Moi dont les yeux ont mis deux grandes déités
- Au point de me céder le prix de la plus belle, 110
- Je me vois ma victoire et mes droits disputés
- Par une chétive mortelle!
- Le ridicule excès d'un fol entêtement
- Va jusqu'à m'opposer une petite fille!
- Sur ses traits et les miens j'essuierai constamment 115
- Un téméraire jugement,
- Et du haut des cieux où je brille,
- J'entendrai prononcer aux mortels prévenus:
- «Elle est plus belle que Vénus!»
-
- ÆGIALE.
-
- Voilà comme l'on fait; c'est le style des hommes: 120
- Ils sont impertinents dans leurs comparaisons.
-
- PHAÈNE.
-
- Ils ne sauroient louer, dans le siècle où nous sommes,
- Qu'ils n'outragent les plus grands noms.
-
- VÉNUS.
-
- Ah! que de ces trois mots la rigueur insolente
- Venge bien Junon et Pallas, 125
- Et console leurs cœurs de la gloire éclatante
- Que la fameuse pomme acquit à mes appas!
- Je les vois s'applaudir de mon inquiétude,
- Affecter à toute heure un ris malicieux,
- Et d'un fixe regard chercher avec étude 130
- Ma confusion dans mes yeux.
- Leur triomphante joie, au fort d'un tel outrage,
- Semble me venir dire, insultant mon courroux:
- «Vante, vante, Vénus, les traits de ton visage:
- Au jugement d'un seul, tu l'emportas sur nous; 135
- Mais par le jugement de tous
- Une simple mortelle a sur toi l'avantage.»
- Ah! ce coup-là m'achève, il me perce le cœur;
- Je n'en puis plus souffrir les rigueurs sans égales,
- Et c'est trop de surcroît à ma vive douleur 140
- Que le plaisir de mes rivales.
- Mon fils, si j'eus jamais sur toi quelque crédit,
- Et si jamais je te fus chère,
- Si tu portes un cœur à sentir le dépit
- Qui trouble le cœur d'une mère. 145
- Qui si tendrement te chérit,
- Emploie, emploie ici l'effort de ta puissance
- A soutenir mes intérêts,
- Et fais à Psyché par tes traits
- Sentir les traits de ma vengeance. 150
- Pour rendre son cœur malheureux,
- Prends celui de tes traits le plus propre à me plaire,
- Le plus empoisonné de ceux
- Que tu lances dans ta colère.
- Du plus bas, du plus vil, du plus affreux mortel, 155
- Fais que jusqu'à la rage elle soit enflammée,
- Et qu'elle ait à souffrir le supplice cruel
- D'aimer et n'être point aimée.
-
- L'AMOUR.
-
- Dans le monde on n'entend que plaintes de l'Amour:
- On m'impute partout mille fautes commises, 160
- Et vous ne croiriez point le mal et les sottises
- Que l'on dit de moi chaque jour.
- Si pour servir votre colère....
-
- VÉNUS.
-
- Va, ne résiste point aux souhaits de ta mère;
- N'applique tes raisonnements. 165
- Qu'à chercher les plus prompts moments
- De faire un sacrifice à ma gloire outragée.
- Pars, pour toute réponse à mes empressements,
- Et ne me revois point que je ne sois vengée.
-
- (L'Amour s'envole, et Vénus se retire avec les Grâces.--La
- scène est changée en une grande ville, où l'on découvre,
- des deux côtés, des palais et des maisons de différents ordres
- d'architecture.)
-
-
-
-
-ACTE I.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-AGLAURE, CYDIPPE.
-
- AGLAURE.
-
- Il est des maux, ma sœur, que le silence aigrit: 170
- Laissons, laissons parler mon chagrin et le vôtre,
- Et de nos cœurs l'un à l'autre
- Exhalons le cuisant dépit.
- Nous nous voyons sœurs d'infortune;
- Et la vôtre et la mienne ont un si grand rapport, 175
- Que nous pouvons mêler toutes les deux en une,
- Et dans notre juste transport,
- Murmurer à plainte commune
- Des cruautés de notre sort.
- Quelle fatalité secrète, 180
- Ma sœur, soumet tout l'univers
- Aux attraits de notre cadette,
- Et de tant de princes divers,
- Qu'en ces lieux la fortune jette,
- N'en présente aucun à nos fers? 185
- Quoi? voir de toutes parts, pour lui rendre les armes,
- Les cœurs se précipiter,
- Et passer devant nos charmes
- Sans s'y vouloir arrêter!
- Quel sort ont nos yeux en partage, 190
- Et qu'est-ce qu'ils ont fait aux Dieux,
- De ne jouir d'aucun hommage
- Parmi tous ces tributs de soupirs glorieux,
- Dont le superbe avantage
- Fait triompher d'autres yeux? 195
- Est-il pour nous, ma sœur, de plus rude disgrâce
- Que de voir tous les cœurs mépriser nos appas,
- Et l'heureuse Psyché jouir avec audace
- D'une foule d'amants attachés à ses pas?
-
- CYDIPPE.
-
- Ah! ma sœur, c'est une aventure 200
- A faire perdre la raison;
- Et tous les maux de la nature
- Ne sont rien en comparaison.
-
- AGLAURE.
-
- Pour moi, j'en suis souvent jusqu'à verser des larmes.
- Tout plaisir, tout repos par là m'est arraché; 205
- Contre un pareil malheur ma constance est sans armes.
- Toujours à ce chagrin mon esprit attaché
- Me tient devant les yeux la honte de nos charmes,
- Et le triomphe de Psyché.
- La nuit, il m'en repasse une idée éternelle, 210
- Qui sur toute chose prévaut:
- Rien ne me peut chasser cette image cruelle;
- Et dès qu'un doux sommeil me vient délivrer d'elle,
- Dans mon esprit aussitôt
- Quelque songe la rappelle, 215
- Qui me réveille en sursaut.
-
- CYDIPPE.
-
- Ma sœur, voilà mon martyre.
- Dans vos discours je me voi;
- Et vous venez là de dire
- Tout ce qui se passe en moi. 220
-
- AGLAURE.
-
- Mais encor, raisonnons un peu sur cette affaire.
- Quels charmes si puissants en elle sont épars?
- Et par où, dites-moi, du grand secret de plaire
- L'honneur est-il acquis à ses moindres regards?
- Que voit-on dans sa personne 225
- Pour inspirer tant d'ardeurs?
- Quel droit de beauté lui donne
- L'empire de tous les cœurs?
- Elle a quelques attraits, quelque éclat de jeunesse:
- On en tombe d'accord, je n'en disconviens pas; 230
- Mais lui cède-t-on fort pour quelque peu d'aînesse,
- Et se voit-on sans appas?
- Est-on d'une figure à faire qu'on se raille?
- N'a-t-on point quelques traits et quelques agréments,
- Quelque teint, quelques yeux, quelque air, et quelque taille
- A pouvoir dans nos fers jeter quelques amants?
- Ma sœur, faites-moi la grâce
- De me parler franchement:
- Suis-je faite d'un air, à votre jugement,
- Que mon mérite au sien doive céder la place? 240
- Et dans quelque ajustement
- Trouvez-vous qu'elle m'efface?
-
- CYDIPPE.
-
- Qui? vous, ma sœur? nullement.
- Hier à la chasse près d'elle
- Je vous regardai longtemps; 245
- Et sans vous donner d'encens,
- Vous me parûtes plus belle.
- Mais, moi, dites, ma sœur, sans me vouloir flatter,
- Sont-ce des visions que je me mets en tête,
- Quand je me crois taillée à pouvoir mériter 250
- La gloire de quelque conquête?
-
- AGLAURE.
-
- Vous, ma sœur, vous avez, sans nul déguisement,
- Tout ce qui peut causer une amoureuse flamme.
- Vos moindres actions brillent d'un agrément
- Dont je me sens toucher l'âme; 255
- Et je serois votre amant,
- Si j'étois autre que femme.
-
- CYDIPPE.
-
- D'où vient donc qu'on la voit l'emporter sur nous deux,
- Qu'à ses premiers regards les cœurs rendent les armes,
- Et que d'aucun tribut de soupirs et de vœux 260
- On ne fait honneur à nos charmes?
-
- AGLAURE.
-
- Toutes les dames, d'une voix,
- Trouvent ses attraits peu de chose;
- Et du nombre d'amants qu'elle tient sous ses lois,
- Ma sœur, j'ai découvert la cause. 265
-
- CYDIPPE.
-
- Pour moi, je la devine, et l'on doit présumer
- Qu'il faut que là-dessous soit caché du mystère.
- Ce secret de tout enflammer
- N'est point de la nature un effet ordinaire:
- L'art de la Thessalie entre dans cette affaire; 270
- Et quelque main a su sans doute lui former
- Un charme pour se faire aimer.
-
- AGLAURE.
-
- Sur un plus fort appui ma croyance se fonde;
- Et le charme qu'elle a pour attirer les cœurs,
- C'est un air en tout temps désarmé de rigueurs, 275
- Des regards caressants, que la bouche seconde,
- Un souris chargé de douceurs,
- Qui tend les bras à tout le monde,
- Et ne vous promet que faveurs.
- Notre gloire n'est plus aujourd'hui conservée, 280
- Et l'on n'est plus au temps de ces nobles fiertés
- Qui par un digne essai d'illustres cruautés,
- Vouloient voir d'un amant la constance éprouvée.
- De tout ce noble orgueil qui nous seyoit si bien,
- On est bien descendu dans le siècle où nous sommes; 285
- Et l'on en est réduite à n'espérer plus rien,
- A moins que l'on se jette à la tête des hommes.
-
- CYDIPPE.
-
- Oui, voilà le secret de l'affaire, et je voi
- Que vous le prenez mieux que moi.
- C'est pour nous attacher à trop de bienséance 290
- Qu'aucun amant, ma sœur, à nous ne veut venir;
- Et nous voulons trop soutenir
- L'honneur de notre sexe et de notre naissance.
- Les hommes maintenant aiment ce qui leur rit;
- L'espoir, plus que l'amour, est ce qui les attire, 295
- Et c'est par là que Psyché nous ravit
- Tous les amants qu'on voit sous son empire.
- Suivons, suivons l'exemple: ajustons-nous au temps;
- Abaissons-nous, ma sœur, à faire des avances,
- Et ne ménageons plus de tristes bienséances 300
- Qui nous ôtent les fruits du plus beau de nos ans.
-
- AGLAURE.
-
- J'approuve la pensée; et nous avons matière
- D'en faire l'épreuve première
- Aux deux princes qui sont les derniers arrivés.
- Ils sont charmants, ma sœur, et leur personne entière 305
- Me.... Les avez-vous observés?
-
- CYDIPPE.
-
- Ah! ma sœur, ils sont faits tous deux d'une manière
- Que mon âme.... Ce sont deux princes achevés.
-
- AGLAURE.
-
- Je trouve qu'on pourroit rechercher leur tendresse
- Sans se faire déshonneur. 310
-
- CYDIPPE.
-
- Je trouve que, sans honte, une belle princesse
- Leur pourroit donner son cœur.
-
-
-SCÈNE II.
-
- CLÉOMÈNE, AGÉNOR, AGLAURE, CYDIPPE.
-
- AGLAURE.
-
- Les voici tous deux, et j'admire
- Leur air et leur ajustement.
-
- CYDIPPE.
-
- Ils ne démentent nullement 315
- Tout ce que nous venons de dire.
-
- AGLAURE.
-
- D'où vient, princes, d'où vient que vous fuyez ainsi?
- Prenez-vous l'épouvante en nous voyant paroître?
-
- CLÉOMÈNE.
-
- On nous faisoit croire qu'ici
- La princesse Psyché, Madame, pourroit être. 320
-
- AGLAURE.
-
- Tous ces lieux n'ont-ils rien d'agréable pour vous,
- Si vous ne les voyez ornés de sa présence?
-
- AGÉNOR.
-
- Ces lieux peuvent avoir des charmes assez doux;
- Mais nous cherchons Psyché dans notre impatience.
-
- CYDIPPE.
-
- Quelque chose de bien pressant 325
- Vous doit à la chercher pousser tous deux sans doute?
-
- CLÉOMÈNE.
-
- Le motif est assez puissant,
- Puisque notre fortune enfin en dépend toute.
-
- AGLAURE.
-
- Ce seroit trop à nous que de nous informer
- Du secret que ces mots nous peuvent enfermer. 330
-
- CLÉOMÈNE.
-
- Nous ne prétendons point en faire de mystère:
- Aussi bien malgré nous paroîtroit-il au jour;
- Et le secret ne dure guère,
- Madame, quand c'est de l'amour.
-
- CYDIPPE.
-
- Sans aller plus avant, princes, cela veut dire 335
- Que vous aimez Psyché tous deux.
-
- AGÉNOR.
-
- Tous deux soumis à son empire,
- Nous allons de concert lui découvrir nos feux.
-
- AGLAURE.
-
- C'est une nouveauté sans doute assez bizarre
- Que deux rivaux si bien unis. 340
-
- CLÉOMÈNE.
-
- Il est vrai que la chose est rare,
- Mais non pas impossible à deux parfaits amis.
-
- CYDIPPE.
-
- Est-ce que dans ces lieux il n'est qu'elle de belle,
- Et n'y trouvez-vous point à séparer vos vœux?
-
- AGLAURE.
-
- Parmi l'éclat du sang, vos yeux n'ont-ils vu qu'elle 345
- A pouvoir mériter vos feux?
-
- CLÉOMÈNE.
-
- Est-ce que l'on consulte au moment qu'on s'enflamme?
- Choisit-on qui l'on veut aimer?
- Et pour donner toute son âme,
- Regarde-t-on quel droit on a de nous charmer? 350
-
- AGÉNOR.
-
- Sans qu'on ait le pouvoir d'élire,
- On suit dans une telle ardeur
- Quelque chose qui nous attire;
- Et lorsque l'amour touche un cœur,
- On n'a point de raisons à dire. 355
-
- AGLAURE.
-
- En vérité, je plains les fâcheux embarras
- Où je vois que vos cœurs se mettent.
- Vous aimez un objet dont les riants appas
- Mêleront des chagrins à l'espoir qu'ils vous jettent;
- Et son cœur ne vous tiendra pas 360
- Tout ce que ses yeux vous promettent.
-
- CYDIPPE.
-
- L'espoir qui vous appelle au rang de ses amants
- Trouvera du mécompte aux douceurs qu'elle étale;
- Et c'est pour essuyer de très-fâcheux moments,
- Que les soudains retours de son âme inégale. 365
-
- AGLAURE.
-
- Un clair discernement de ce que vous valez
- Nous fait plaindre le sort où cet amour vous guide;
- Et vous pouvez trouver tous deux, si vous voulez,
- Avec autant d'attraits, une âme plus solide.
-
- CYDIPPE.
-
- Par un choix plus doux de moitié, 370
- Vous pouvez de l'amour sauver votre amitié;
- Et l'on voit en vous deux un mérite si rare,
- Qu'un tendre avis veut bien prévenir par pitié
- Ce que votre cœur se prépare.
-
- CLÉOMÈNE.
-
- Cet avis généreux fait pour nous éclater 375
- Des bontés qui nous touchent l'âme;
- Mais le ciel nous réduit à ce malheur, Madame,
- De ne pouvoir en profiter.
-
- AGÉNOR.
-
- Votre illustre pitié veut en vain nous distraire
- D'un amour dont tous deux nous redoutons l'effet: 380
- Ce que notre amitié, Madame, n'a pas fait,
- Il n'est rien qui le puisse faire.
-
- CYDIPPE.
-
- Il faut que le pouvoir de Psyché.... La voici.
-
-
-SCÈNE III.
-
-PSYCHÉ, CYDIPPE, AGLAURE, CLÉOMÈNE, AGÉNOR.
-
- CYDIPPE.
-
- Venez jouir, ma sœur, de ce qu'on vous apprête.
-
- AGLAURE.
-
- Préparez vos attraits à recevoir ici 385
- Le triomphe nouveau d'une illustre conquête.
-
- CYDIPPE.
-
- Ces princes ont tous deux si bien senti vos coups,
- Qu'à vous le découvrir leur bouche se dispose.
-
- PSYCHÉ.
-
- Du sujet qui les tient si rêveurs parmi nous,
- Je ne me croyois pas la cause; 390
- Et j'aurois cru toute autre chose
- En les voyant parler à vous.
-
- AGLAURE.
-
- N'ayant ni beauté ni naissance
- A pouvoir mériter leur amour et leurs soins,
- Ils nous favorisent au moins 395
- De l'honneur de la confidence.
-
- CLÉOMÈNE.
-
- L'aveu qu'il nous faut faire à vos divins appas
- Est sans doute, Madame, un aveu téméraire;
- Mais tant de cœurs près du trépas
- Sont par de tels aveux forcés à vous déplaire, 400
- Que vous êtes réduite à ne les punir pas
- Des foudres de votre colère.
- Vous voyez en nous deux amis
- Qu'un doux rapport d'humeurs sut joindre dès l'enfance;
- Et ces tendres liens se sont vus affermis 405
- Par cent combats d'estime et de reconnoissance.
- Du destin ennemi les assauts rigoureux,
- Les mépris de la mort et l'aspect des supplices,
- Par d'illustres éclats de mutuels offices,
- Ont de notre amitié signalé les beaux nœuds; 410
- Mais à quelques essais qu'elle se soit trouvée,
- Son grand triomphe est en ce jour;
- Et rien ne fait tant voir sa constance éprouvée
- Que de se conserver au milieu de l'amour.
- Oui, malgré tant d'appas, son illustre constance 415
- Aux lois qu'elle nous fait a soumis tous nos vœux:
- Elle vient, d'une douce et pleine déférence,
- Remettre à votre choix le succès de nos feux;
- Et pour donner un poids à notre concurrence,
- Qui des raisons d'État entraîne la balance 420
- Sur le choix de l'un de nous deux,
- Cette même amitié s'offre sans répugnance
- D'unir nos deux États au sort du plus heureux.
-
- AGÉNOR.
-
- Oui, de ces deux États, Madame,
- Que sous votre heureux choix nous nous offrons d'unir,
- Nous voulons faire à notre flamme,
- Un secours pour vous obtenir.
- Ce que, pour ce bonheur, près du roi votre père,
- Nous nous sacrifions tous deux,
- N'a rien de difficile à nos cœurs amoureux; 430
- Et c'est au plus heureux faire un don nécessaire
- D'un pouvoir dont le malheureux,
- Madame, n'aura plus affaire.
-
- PSYCHÉ.
-
- Le choix que vous m'offrez, princes, montre à mes yeux
- De quoi remplir les vœux de l'âme la plus fière, 435
- Et vous me le parez tous deux d'une manière
- Qu'on ne peut rien offrir qui soit plus précieux.
- Vos feux, votre amitié, votre vertu suprême,
- Tout me relève en vous l'offre de votre foi;
- Et j'y vois un mérite à s'opposer lui-même 440
- A ce que vous voulez de moi.
- Ce n'est pas à mon cœur qu'il faut que je défère
- Pour entrer sous de tels liens:
- Ma main, pour se donner, attend l'ordre d'un père,
- Et mes sœurs ont des droits qui vont devant les miens.
- Mais si l'on me rendoit sur mes vœux absolue,
- Vous y pourriez avoir trop de part à la fois;
- Et toute mon estime, entre vous suspendue,
- Ne pourroit sur aucun laisser tomber mon choix.
- A l'ardeur de votre poursuite 450
- Je répondrois assez de mes vœux les plus doux;
- Mais c'est, parmi tant de mérite,
- Trop que deux cœurs pour moi, trop peu qu'un cœur pour vous.
- De mes plus doux souhaits j'aurois l'âme gênée
- A l'effort de votre amitié; 455
- Et j'y vois l'un de vous prendre une destinée
- A me faire trop de pitié.
- Oui, princes, à tous ceux dont l'amour suit le vôtre
- Je vous préférerois tous deux avec ardeur;
- Mais je n'aurois jamais le cœur 460
- De pouvoir préférer l'un de vous deux à l'autre.
- A celui que je choisirois
- Ma tendresse feroit un trop grand sacrifice;
- Et je m'imputerois à barbare injustice
- Le tort qu'à l'autre je ferois. 465
- Oui, tous deux vous brillez de trop de grandeur d'âme
- Pour en faire aucun malheureux;
- Et vous devez chercher dans l'amoureuse flamme
- Le moyen d'être heureux tous deux.
- Si votre cœur me considère 470
- Assez pour me souffrir de disposer de vous,
- J'ai deux sœurs capables de plaire,
- Qui peuvent bien vous faire un destin assez doux;
- Et l'amitié me rend leur personne assez chère
- Pour vous souhaiter leurs époux. 475
-
- CLÉOMÈNE.
-
- Un cœur dont l'amour est extrême
- Peut-il bien consentir, hélas!
- D'être donné par ce qu'il aime?
- Sur nos deux cœurs, Madame, à vos divins appas
- Nous donnons un pouvoir suprême: 480
- Disposez-en pour le trépas;
- Mais pour une autre que vous-même
- Ayez cette bonté de n'en disposer pas.
-
- AGÉNOR.
-
- Aux princesses, Madame, on feroit trop d'outrage,
- Et c'est pour leurs attraits un indigne partage 485
- Que les restes d'une autre ardeur.
- Il faut d'un premier feu la pureté fidèle
- Pour aspirer à cet honneur
- Où votre bonté nous appelle;
- Et chacune mérite un cœur 490
- Qui n'ait soupiré que pour elle.
-
- AGLAURE.
-
- Il me semble, sans nul courroux,
- Qu'avant que de vous en défendre,
- Princes, vous deviez bien attendre
- Qu'on se fût expliqué sur vous. 495
- Nous croyez-vous un cœur si facile et si tendre?
- Et lorsqu'on parle ici de vous donner à nous,
- Savez-vous si l'on veut vous prendre?
-
- CYDIPPE.
-
- Je pense que l'on a d'assez hauts sentiments
- Pour refuser un cœur qu'il faut qu'on sollicite, 500
- Et qu'on ne veut devoir qu'à son propre mérite
- La conquête de ses amants.
-
- PSYCHÉ.
-
- J'ai cru pour vous, mes sœurs, une gloire assez grande,
- Si la possession d'un mérite si haut....
-
-
-SCÈNE IV.
-
-LYCAS, PSYCHÉ, AGLAURE, CYDIPPE, CLÉOMÈNE, AGÉNOR.
-
- LYCAS.
-
- Ah! Madame.
-
- PSYCHÉ.
-
- Qu'as-tu?
-
- LYCAS.
-
- Le Roi....
-
- PSYCHÉ.
-
- Quoi?
-
- LYCAS.
-
- Vous demande.
-
- PSYCHÉ.
-
- De ce trouble si grand que faut-il que j'attende?
-
- LYCAS.
-
- Vous ne le saurez que trop tôt.
-
- PSYCHÉ.
-
- Hélas! que pour le Roi tu me donnes à craindre!
-
- LYCAS.
-
- Ne craignez que pour vous, c'est vous que l'on doit plaindre.
-
- PSYCHÉ.
-
- C'est pour louer le ciel, et me voir hors d'effroi, 510
- De savoir que je n'aie à craindre que pour moi.
- Mais apprends-moi, Lycas, le sujet qui te touche.
-
- LYCAS.
-
- Souffrez que j'obéisse à qui m'envoie ici,
- Madame, et qu'on vous laisse apprendre de sa bouche
- Ce qui peut m'affliger ainsi. 515
-
- PSYCHÉ.
-
- Allons savoir sur quoi l'on craint tant ma foiblesse.
-
-
-SCÈNE V.
-
-AGLAURE, CYDIPPE, LYCAS.
-
- AGLAURE.
-
- Si ton ordre n'est pas jusqu'à nous étendu,
- Dis-nous quel grand malheur nous couvre ta tristesse.
-
- LYCAS.
-
- Hélas! ce grand malheur dans la cour répandu,
- Voyez-le vous-même, princesse, 520
- Dans l'oracle qu'au Roi les destins ont rendu.
- Voici ses propres mots que la douleur, Madame,
- A gravés au fond de mon âme:
- «Que l'on ne pense nullement
- A vouloir de Psyché conclure l'hyménée; 525
- Mais qu'au sommet d'un mont elle soit promptement
- En pompe funèbre menée;
- Et que de tous abandonnée,
- Pour époux elle attende en ces lieux constamment
- Un monstre dont on a la vue empoisonnée, 530
- Un serpent qui répand son venin en tous lieux,
- Et trouble dans sa rage et la terre et les cieux.»
- Après un arrêt si sévère
- Je vous quitte, et vous laisse à juger entre vous
- Si par de plus cruels et plus sensibles coups 535
- Tous les Dieux nous pouvoient expliquer leur colère.
-
-
-SCÈNE VI.
-
-AGLAURE, CYDIPPE.
-
- CYDIPPE.
-
- Ma sœur, que sentez-vous à ce soudain malheur
- Où nous voyons Psyché par les destins plongée?
-
- AGLAURE.
-
- Mais vous, que sentez-vous, ma sœur?
-
- CYDIPPE.
-
- A ne vous point mentir, je sens que dans mon cœur 540
- Je n'en suis pas trop affligée.
-
- AGLAURE.
-
- Moi, je sens quelque chose au mien
- Qui ressemble assez à la joie.
- Allons, le destin nous envoie
- Un mal que nous pouvons regarder comme un bien. 545
-
-
-PREMIER INTERMÈDE.
-
- La scène est changée en des rochers affreux, et fait voir en
- éloignement une grotte effroyable.--C'est dans ce désert que
- Psyché doit être exposée pour obéir à l'oracle. Une troupe de
- personnes affligées y viennent déplorer sa disgrâce. Une partie
- de cette troupe désolée témoigne sa pitié par des plaintes
- touchantes et par des concerts lugubres; et l'autre exprime sa
- désolation par une danse pleine de toutes les marques du plus
- violent désespoir.
-
-PLAINTES EN ITALIEN, _Chantées par une femme désolée et deux
-hommes affligés._
-
- FEMME DÉSOLÉE.
-
- Deh! piangete al pianto mio,
- Sassi duri, antiche selve,
- Lagrimate, fonti, e belue,
- D'un bel volto il fato rio.
-
- 1. HOMME AFFLIGÉ.
-
- Ahi dolore! 550
-
- 2. HOMME AFFLIGÉ.
-
- Ahi martire!
-
- 1. HOMME AFFLIGÉ.
-
- Cruda morte!
-
- 2. HOMME AFFLIGÉ.
-
- Empia sorte!
-
- TOUS TROIS.
-
- Che condanni a morir tanta beltà,
- Cieli, stelle, ahi crudeltà! 555
-
- 2. HOMME AFFLIGÉ.
-
- Com' esser può fra voi, o numi eterni,
- Chi voglia estinta una beltà innocente?
- Ahi! che tanto rigor, cielo inclemente,
- Vince di crudeltà gli stessi inferni!
-
- 1. HOMME AFFLIGÉ.
-
- Nume fiero! 560
-
- 2. HOMME AFFLIGÉ.
-
- Dio severo!
-
- ENSEMBLE.
-
- Perchè tanto rigor
- Contro innocente cor?
- Ahi sentenza inudita!
- Dar morte a la beltà, ch' altrui dà vita. 565
-
- FEMME DÉSOLÉE.
-
- Ahi ch' indarno si tarda!
- Non resiste agli dei mortale affetto,
- Alto impero ne sforza:
- Ove commanda il ciel, l'uom cede a forza.
- Ahi dolore! etc., _come sopra_. 570
-
-(Ces plaintes sont entrecoupées et finies par une entrée de
-ballet de huit personnes affligées.)
-
-
-
-
-ACTE II.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-LE ROI, PSYCHÉ, AGLAURE, CYDIPPE, LYCAS, SUITE.
-
- PSYCHÉ.
-
- De vos larmes, Seigneur, la source m'est bien chère;
- Mais c'est trop aux bontés que vous avez pour moi
- Que de laisser régner les tendresses de père
- Jusque dans les yeux d'un grand roi.
- Ce qu'on vous voit ici donner à la nature 575
- Au rang que vous tenez, Seigneur, fait trop d'injure,
- Et j'en dois refuser les touchantes faveurs.
- Laissez moins sur votre sagesse
- Prendre d'empire à vos douleurs,
- Et cessez d'honorer mon destin par des pleurs, 580
- Qui dans le cœur d'un roi montrent de la foiblesse.
-
- LE ROI.
-
- Ah! ma fille, à ces pleurs laisse mes yeux ouverts:
- Mon deuil est raisonnable, encor qu'il soit extrême;
- Et lorsque pour toujours on perd ce que je perds,
- La sagesse, crois-moi, peut pleurer elle-même. 585
- En vain l'orgueil du diadème
- Veut qu'on soit insensible à ces cruels revers;
- En vain de la raison les secours sont offerts
- Pour vouloir d'un œil sec voir mourir ce qu'on aime:
- L'effort en est barbare aux yeux de l'univers; 590
- Et c'est brutalité plus que vertu suprême.
- Je ne veux point, dans cette adversité,
- Parer mon cœur d'insensibilité,
- Et cacher l'ennui qui me touche:
- Je renonce à la vanité 595
- De cette dureté farouche
- Que l'on appelle fermeté;
- Et de quelque façon qu'on nomme
- Cette vive douleur dont je ressens les coups,
- Je veux bien l'étaler, ma fille, aux yeux de tous, 600
- Et dans le cœur d'un roi montrer le cœur d'un homme.
-
- PSYCHÉ.
-
- Je ne mérite pas cette grande douleur:
- Opposez, opposez un peu de résistance
- Aux droits qu'elle prend sur un cœur
- Dont mille événements ont marqué la puissance. 605
- Quoi? faut-il que pour moi vous renonciez, Seigneur,
- A cette royale constance
- Dont vous avez fait voir dans les coups du malheur
- Une fameuse expérience?
-
- LE ROI.
-
- La constance est facile en mille occasions. 610
- Toutes les révolutions
- Où nous peut exposer la fortune inhumaine,
- La perte des grandeurs, les persécutions,
- Le poison de l'envie, et les traits de la haine,
- N'ont rien que ne puissent sans peine 615
- Braver les résolutions
- D'une âme où la raison est un peu souveraine.
- Mais ce qui porte des rigueurs
- A faire succomber les cœurs
- Sous le poids des douleurs amères, 620
- Ce sont, ce sont les rudes traits
- De ces fatalités sévères
- Qui nous enlèvent pour jamais
- Les personnes qui nous sont chères.
- La raison contre de tels coups 625
- N'offre point d'armes secourables:
- Et voilà des Dieux en courroux
- Les foudres les plus redoutables
- Qui se puissent lancer sur nous.
-
- PSYCHÉ.
-
- Seigneur, une douceur ici vous est offerte. 630
- Votre hymen a reçu plus d'un présent des Dieux;
- Et par une faveur ouverte,
- Ils ne vous ôtent rien, en m'ôtant à vos yeux,
- Dont ils n'aient pris le soin de réparer la perte.
- Il vous reste de quoi consoler vos douleurs, 635
- Et cette loi du ciel, que vous nommez cruelle.
- Dans les deux princesses mes sœurs
- Laisse à l'amitié paternelle
- Où placer toutes ses douceurs.
-
- LE ROI.
-
- Ah! de mes maux soulagement frivole! 640
- Rien, rien ne s'offre à moi qui de toi me console.
- C'est sur mes déplaisirs que j'ai les yeux ouverts,
- Et dans un destin si funeste,
- Je regarde ce que je perds,
- Et ne vois point ce qui me reste. 645
-
- PSYCHÉ.
-
- Vous savez mieux que moi qu'aux volontés des Dieux,
- Seigneur, il faut régler les nôtres;
- Et je ne puis vous dire, en ces tristes adieux,
- Que ce que beaucoup mieux vous pouvez dire aux autres.
- Ces Dieux sont maîtres souverains 650
- Des présents qu'ils daignent nous faire;
- Ils ne les laissent dans nos mains
- Qu'autant de temps qu'il peut leur plaire:
- Lorsqu'ils viennent les retirer,
- On n'a nul droit de murmurer 655
- Des grâces que leur main ne veut plus nous étendre.
- Seigneur, je suis un don qu'ils ont fait à vos vœux;
- Et quand par cet arrêt ils veulent me reprendre,
- Ils ne vous ôtent rien que vous ne teniez d'eux,
- Et c'est sans murmurer que vous devez me rendre. 660
-
- LE ROI.
-
- Ah! cherche un meilleur fondement
- Aux consolations que ton cœur me présente;
- Et de la fausseté de ce raisonnement
- Ne fais point un accablement
- A cette douleur si cuisante 665
- Dont je souffre ici le tourment.
- Crois-tu là me donner une raison puissante
- Pour ne me plaindre point de cet arrêt des cieux?
- Et dans le procédé des Dieux
- Dont tu veux que je me contente, 670
- Une rigueur assassinante
- Ne paroît-elle pas aux yeux?
- Vois l'état où ces Dieux me forcent à te rendre,
- Et l'autre où te reçut mon cœur infortuné:
- Tu connoîtras par là qu'ils me viennent reprendre 675
- Bien plus que ce qu'ils m'ont donné.
- Je reçus d'eux en toi, ma fille,
- Un présent que mon cœur ne leur demandoit pas;
- J'y trouvois alors peu d'appas,
- Et leur en vis sans joie accroître ma famille; 680
- Mais mon cœur, ainsi que mes yeux,
- S'est fait de ce présent une douce habitude;
- J'ai mis quinze ans de soins, de veilles et d'étude
- A me le rendre précieux;
- Je l'ai paré de l'aimable richesse 685
- De mille brillantes vertus;
- En lui j'ai renfermé, par des soins assidus,
- Tous les plus beaux trésors que fournit la sagesse;
- A lui j'ai de mon âme attaché la tendresse;
- J'en ai fait de ce cœur le charme et l'allégresse, 690
- La consolation de mes sens abattus,
- Le doux espoir de ma vieillesse.
- Ils m'ôtent tout cela, ces Dieux;
- Et tu veux que je n'aie aucun sujet de plainte
- Sur cet affreux arrêt dont je souffre l'atteinte? 695
- Ah! leur pouvoir se joue avec trop de rigueur
- Des tendresses de notre cœur.
- Pour m'ôter leur présent, leur falloit-il attendre
- Que j'en eusse fait tout mon bien?
- Ou plutôt, s'ils avoient dessein de le reprendre, 700
- N'eût-il pas été mieux de ne me donner rien?
-
- PSYCHÉ.
-
- Seigneur, redoutez la colère
- De ces Dieux contre qui vous osez éclater.
-
- LE ROI.
-
- Après ce coup, que peuvent-ils me faire?
- Ils m'ont mis en état de ne rien redouter. 705
-
- PSYCHÉ.
-
- Ah! Seigneur, je tremble des crimes
- Que je vous fais commettre, et je dois me haïr.
-
- LE ROI.
-
- Ah! qu'ils souffrent du moins mes plaintes légitimes!
- Ce m'est assez d'effort que de leur obéir;
- Ce doit leur être assez que mon cœur t'abandonne 710
- Au barbare respect qu'il faut qu'on ait pour eux,
- Sans prétendre gêner la douleur que me donne
- L'épouvantable arrêt d'un sort si rigoureux.
- Mon juste désespoir ne sauroit se contraindre:
- Je veux, je veux garder ma douleur à jamais; 715
- Je veux sentir toujours la perte que je fais;
- De la rigueur du ciel je veux toujours me plaindre;
- Je veux jusqu'au trépas incessamment pleurer
- Ce que tout l'univers ne peut me réparer.
-
- PSYCHÉ.
-
- Ah! de grâce, Seigneur, épargnez ma foiblesse: 720
- J'ai besoin de constance en l'état où je suis.
- Ne fortifiez point l'excès de mes ennuis
- Des larmes de votre tendresse.
- Seuls ils sont assez forts; et c'est trop pour mon cœur
- De mon destin et de votre douleur. 725
-
- LE ROI.
-
- Oui, je dois t'épargner mon deuil inconsolable.
- Voici l'instant fatal de m'arracher de toi;
- Mais comment prononcer ce mot épouvantable?
- Il le faut toutefois, le ciel m'en fait la loi:
- Une rigueur inévitable 730
- M'oblige à te laisser en ce funeste lieu.
- Adieu: je vais.... Adieu.
-
-
-SCÈNE II[322].
-
-PSYCHÉ, AGLAURE, CYDIPPE.
-
- PSYCHÉ.
-
- Suivez le Roi, mes sœurs: vous essuierez ses larmes,
- Vous adoucirez ses douleurs;
- Et vous l'accableriez d'alarmes, 735
- Si vous vous exposiez encore à mes malheurs.
- Conservez-lui ce qui lui reste.
- Le serpent que j'attends peut vous être funeste,
- Vous envelopper dans mon sort,
- Et me porter en vous une seconde mort. 740
- Le ciel m'a seule condamnée
- A son haleine empoisonnée:
- Rien ne sauroit me secourir;
- Et je n'ai pas besoin d'exemple pour mourir.
-
- AGLAURE.
-
- Ne nous enviez pas ce cruel avantage 745
- De confondre nos pleurs avec vos déplaisirs,
- De mêler nos soupirs à vos derniers soupirs:
- D'une tendre amitié souffrez ce dernier gage.
-
- PSYCHÉ.
-
- C'est vous perdre inutilement.
-
- CYDIPPE.
-
- C'est en votre faveur espérer un miracle, 750
- Ou vous accompagner jusques au monument.
-
- PSYCHÉ.
-
- Que peut-on se promettre après un tel oracle?
-
- AGLAURE.
-
- Un oracle jamais n'est sans obscurité:
- On l'entend d'autant moins que mieux on croit l'entendre[324];
- Et peut-être, après tout, n'en devez-vous attendre
- Que gloire et que félicité.
- Laissez-nous voir, ma sœur, par une digne issue
- Cette frayeur mortelle heureusement déçue,
- Ou mourir du moins avec vous,
- Si le ciel à nos vœux ne se montre plus doux. 760
-
- PSYCHÉ.
-
- Ma sœur, écoutez mieux la voix de la nature
- Qui vous appelle auprès du Roi.
- Vous m'aimez trop; le devoir en murmure,
- Vous en savez l'indispensable loi:
- Un père vous doit être encor plus cher que moi. 765
- Rendez-vous toutes deux l'appui de sa vieillesse;
- Vous lui devez chacune[325] un gendre et des neveux.
- Mille rois à l'envi vous gardent leur tendresse,
- Mille rois à l'envi vous offriront leurs vœux.
- L'oracle me veut seule; et seule aussi je veux 770
- Mourir, si je puis, sans foiblesse,
- Ou ne vous avoir pas pour témoins toutes deux
- De ce que, malgré moi, la nature m'en laisse.
-
- AGLAURE.
-
- Partager vos malheurs, c'est vous importuner?
-
- CYDIPPE.
-
- J'ose dire un peu plus, ma sœur, c'est vous déplaire?
-
- PSYCHÉ.
-
- Non; mais enfin c'est me gêner,
- Et peut-être du ciel redoubler la colère.
-
- AGLAURE.
-
- Vous le voulez, et nous partons.
- Daigne ce même ciel, plus juste et moins sévère,
- Vous envoyer le sort que nous vous souhaitons, 780
- Et que notre amitié sincère,
- En dépit de l'oracle, et malgré vous, espère!
-
- PSYCHÉ.
-
- Adieu: c'est un espoir, ma sœur, et des souhaits
- Qu'aucun des Dieux ne remplira jamais.
-
-
-SCÈNE III.
-
-PSYCHÉ, seule.
-
- Enfin, seule et toute à moi-même, 785
- Je puis envisager cet affreux changement
- Qui du haut d'une gloire extrême
- Me précipite au monument.
- Cette gloire étoit sans seconde;
- L'éclat s'en répandoit jusqu'aux deux bouts du monde;
- Tout ce qu'il a de rois sembloient faits pour m'aimer;
- Tous leurs sujets, me prenant pour déesse,
- Commençoient à m'accoutumer
- Aux encens qu'ils m'offroient sans cesse;
- Leurs soupirs me suivoient sans qu'il m'en coûtât rien;
- Mon âme restoit libre en captivant tant d'âmes;
- Et j'étois, parmi tant de flammes,
- Reine de tous les cœurs et maîtresse du mien.
- O ciel, m'auriez-vous fait un crime
- De cette insensibilité? 800
- Déployez-vous sur moi tant de sévérité,
- Pour n'avoir à leurs vœux rendu que de l'estime?
- Si vous m'imposiez cette loi,
- Qu'il fallût faire un choix pour ne pas vous déplaire[326],
- Puisque je ne pouvois le faire, 805
- Que ne le faisiez-vous pour moi?
- Que ne m'inspiriez-vous ce qu'inspire à tant d'autres
- Le mérite, l'amour, et.... Mais que vois-je ici?
-
-
-SCÈNE IV.
-
-CLÉOMÈNE, AGÉNOR, PSYCHÉ.
-
- CLÉOMÈNE.
-
- Deux amis, deux rivaux, dont l'unique souci
- Est d'exposer leurs jours pour conserver les vôtres. 810
-
- PSYCHÉ.
-
- Puis-je vous écouter, quand j'ai chassé deux sœurs?
- Princes, contre le ciel pensez-vous me défendre?
- Vous livrer au serpent qu'ici je dois attendre,
- Ce n'est qu'un désespoir qui sied mal aux grands cœurs;
- Et mourir alors que je meurs, 815
- C'est accabler une âme tendre,
- Qui n'a que trop de ses douleurs.
-
- AGÉNOR.
-
- Un serpent n'est pas invincible:
- Cadmus, qui n'aimoit rien, défit celui de Mars.
- Nous aimons, et l'amour sait rendre tout possible 820
- Au cœur qui suit ses étendards,
- A la main dont lui-même il conduit tous les dards.
-
- PSYCHÉ.
-
- Voulez-vous qu'il vous serve en faveur d'une ingrate
- Que tous ses traits n'ont pu toucher;
- Qu'il dompte sa vengeance au moment qu'elle éclate,
- Et vous aide à m'en arracher?
- Quand même vous m'auriez servie,
- Quand vous m'auriez rendu la vie.
- Quel fruit espérez-vous de qui ne peut aimer?
-
- CLÉOMÈNE.
-
- Ce n'est point par l'espoir d'un si charmant salaire 830
- Que nous nous sentons animer:
- Nous ne cherchons qu'à satisfaire
- Aux devoirs d'un amour qui n'ose présumer
- Que jamais, quoi qu'il puisse faire,
- Il soit capable de vous plaire, 835
- Et digne de vous enflammer.
- Vivez, belle princesse, et vivez pour un autre:
- Nous le verrons d'un œil jaloux,
- Nous en mourrons, mais d'un trépas plus doux
- Que s'il nous falloit voir le vôtre; 840
- Et si nous ne mourons en vous sauvant le jour,
- Quelque amour qu'à nos yeux vous préfériez au nôtre,
- Nous voulons bien mourir de douleur et d'amour.
-
- PSYCHÉ.
-
- Vivez, princes, vivez, et de ma destinée
- Ne songez plus à rompre ou partager la loi; 845
- Je crois vous l'avoir dit, le ciel ne veut que moi,
- Le ciel m'a seule condamnée.
- Je pense ouïr déjà les mortels sifflements
- De son ministre qui s'approche:
- Ma frayeur me le peint, me l'offre à tous moments; 850
- Et maîtresse qu'elle est de tous mes sentiments,
- Elle me le figure au haut de cette roche.
- J'en tombe de foiblesse, et mon cœur abattu
- Ne soutient plus qu'à peine un reste de vertu.
- Adieu, princes: fuyez, qu'il ne vous empoisonne. 855
-
- AGÉNOR.
-
- Rien ne s'offre à nos yeux encor qui les étonne;
- Et quand vous vous peignez un si proche trépas,
- Si la force vous abandonne,
- Nous avons des cœurs et des bras
- Que l'espoir n'abandonne pas. 860
- Peut-être qu'un rival a dicté cet oracle,
- Que l'or a fait parler celui qui l'a rendu:
- Ce ne seroit pas un miracle
- Que pour un dieu muet un homme eût répondu;
- Et dans tous les climats on n'a que trop d'exemples 865
- Qu'il est, ainsi qu'ailleurs, des méchants dans les temples.
-
- CLÉOMÈNE.
-
- Laissez-nous opposer au lâche ravisseur
- A qui le sacrilége indignement vous livre,
- Un amour qu'a le ciel choisi pour défenseur
- De la seule beauté pour qui nous voulons vivre. 870
- Si nous n'osons prétendre à sa possession,
- Du moins en son péril permettez-nous de suivre
- L'ardeur et les devoirs de notre passion.
-
- PSYCHÉ.
-
- Portez-les à d'autres moi-mêmes,
- Princes, portez-les à mes sœurs, 875
- Ces devoirs, ces ardeurs extrêmes,
- Dont pour moi sont remplis vos cœurs:
- Vivez pour elles quand je meurs.
- Plaignez de mon destin les funestes rigueurs,
- Sans leur donner en vous de nouvelles matières. 880
- Ce sont mes volontés dernières;
- Et l'on a reçu de tout temps
- Pour souveraines lois les ordres des mourants.
-
- CLÉOMÈNE.
-
- Princesse....
-
- PSYCHÉ.
-
- Encore un coup, princes, vivez pour elles.
- Tant que vous m'aimerez, vous devez m'obéir: 885
- Ne me réduisez pas à vouloir vous haïr,
- Et vous regarder en rebelles,
- A force de m'être fidèles.
- Allez, laissez-moi seule expirer en ce lieu
- Où je n'ai plus de voix que pour vous dire adieu. 890
- Mais je sens qu'on m'enlève, et l'air m'ouvre une route
- D'où vous n'entendrez plus cette mourante voix.
- Adieu, princes, adieu pour la dernière fois.
- Voyez si de mon sort vous pouvez être en doute.
-
-(Elle est enlevée en l'air par deux Zéphirs.)
-
- AGÉNOR.
-
- Nous la perdons de vue. Allons tous deux chercher 895
- Sur le faîte de ce rocher,
- Prince, les moyens de la suivre.
-
- CLÉOMÈNE.
-
- Allons-y chercher ceux de ne lui point survivre.
-
-
-SCÈNE V.
-
-L'AMOUR, en l'air.
-
- Allez mourir, rivaux d'un dieu jaloux,
- Dont vous méritez le courroux 900
- Pour avoir eu le cœur sensible aux mêmes charmes.
- Et toi, forge, Vulcain, mille brillants attraits
- Pour orner un palais
- Où l'Amour de Psyché veut essuyer les larmes,
- Et lui rendre les armes. 905
-
-
-SECOND INTERMÈDE.
-
- La scène se change en une cour magnifique ornée de colonnes de
- lapis enrichies de figures d'or, qui forment un palais pompeux et
- brillant que l'Amour destine pour Psyché. Six Cyclopes avec
- quatre fées y font une entrée de ballet, où ils achèvent en
- cadence quatre gros vases d'argent que les fées leur ont
- apportés. Cette entrée est entrecoupée par ce récit de Vulcain,
- qu'il fait à deux reprises:
-
- Dépêchez, préparez ces lieux
- Pour le plus aimable des Dieux;
- Que chacun pour lui s'intéresse.
- N'oubliez rien des soins qu'il faut:
- Quand l'Amour presse, 910
- On n'a jamais fait assez tôt.
-
- L'Amour ne veut point qu'on diffère:
- Travaillez, hâtez-vous,
- Frappez, redoublez vos coups;
- Que l'ardeur de lui plaire 915
- Fasse vos soins les plus doux.
-
-SECOND COUPLET.
-
- Servez bien un dieu si charmant;
- Il se plaît dans l'empressement:
- Que chacun pour lui s'intéresse.
- N'oubliez rien des soins qu'il faut: 920
- Quand l'Amour presse,
- On n'a jamais fait assez tôt.
-
- L'Amour ne veut point qu'on diffère:
- Travaillez, etc.
-
-
- [322] «Ce qui suit, jusqu'à la fin de la pièce, est de
- M. C.[323], à la réserve de la première scène du troisième acte,
- qui est de la même main que ce qui a précédé.» (_Note des
- éditions de_ 1671-1697.) Voyez ci-dessus, p. 287 et 288.
-
- [323] Tel est le texte des éditions de 1671 et de 1676;
- les suivantes donnent le nom en toutes lettres: «de Monsieur de
- Corneille l'aîné.»
-
- [324] Ces deux vers sont un souvenir de ce passage de la
- tragédie d'_Horace_ (acte III, scène III, vers 851 et 852):
-
- Un oracle jamais ne se laisse comprendre:
- On l'entend d'autant moins que plus on croit l'entendre.
-
- [325] On lit _chacun_ dans l'édition de 1697. L'édition
- de 1682 donne de même, plus haut, au vers 482, _un autre_, pour
- _une autre_. Voyez tome I, p. 288, note 3-_a_.
-
- [326] Dans les éditions de 1682 et de 1697: «pour ne
- vous pas déplaire.»
-
-
-
-
-ACTE III.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE[327].
-
-L'AMOUR, ZÉPHIRE.
-
- ZÉPHIRE.
-
- Oui, je me suis galamment acquitté 925
- De la commission que vous m'avez donnée;
- Et du haut du rocher, je l'ai, cette beauté,
- Par le milieu des airs, doucement amenée
- Dans ce beau palais enchanté,
- Où vous pouvez en liberté 930
- Disposer de sa destinée.
- Mais vous me surprenez par ce grand changement
- Qu'en votre personne vous faites:
- Cette taille, ces traits, et cet ajustement,
- Cachent tout à fait qui vous êtes; 935
- Et je donne aux plus fins à pouvoir en ce jour
- Vous reconnoître pour l'Amour.
-
- L'AMOUR.
-
- Aussi ne veux-je pas qu'on puisse me connoître:
- Je ne veux à Psyché découvrir que mon cœur[328],
- Rien que les beaux transports de cette vive ardeur 940
- Que ses doux charmes y font naître;
- Et pour en exprimer l'amoureuse langueur,
- Et cacher ce que je puis être
- Aux yeux qui m'imposent des lois,
- J'ai pris la forme que tu vois. 945
-
- ZÉPHIRE.
-
- En tout vous êtes un grand maître;
- C'est ici que je le connois.
- Sous des déguisements de diverse nature
- On a vu les Dieux amoureux
- Chercher à soulager cette douce blessure 950
- Que reçoivent les cœurs de vos traits pleins de feux;
- Mais en bon sens vous l'emportez sur eux;
- Et voilà la bonne figure
- Pour avoir un succès heureux
- Près de l'aimable sexe où l'on porte ses vœux. 955
- Oui, de ces formes-là l'assistance est bien forte;
- Et sans parler ni de rang ni d'esprit,
- Qui peut trouver moyen d'être fait de la sorte
- Ne soupire guère à crédit.
-
- L'AMOUR.
-
- J'ai résolu, mon cher Zéphire, 960
- De demeurer ainsi toujours;
- Et l'on ne peut le trouver à redire
- A l'aîné de tous les Amours.
- Il est temps de sortir de cette longue enfance
- Qui fatigue ma patience; 965
- Il est temps désormais que je devienne grand.
-
- ZÉPHIRE.
-
- Fort bien, vous ne pouvez mieux faire;
- Et vous entrez dans un mystère
- Qui ne demande rien d'enfant.
-
- L'AMOUR.
-
- Ce changement sans doute irritera ma mère. 970
-
- ZÉPHIRE.
-
- Je prévois là-dessus quelque peu de colère.
- Bien que les disputes des ans
- Ne doivent point régner parmi des immortelles,
- Votre mère Vénus est de l'humeur des belles,
- Qui n'aiment point de grands enfants. 975
- Mais où je la trouve outragée,
- C'est dans le procédé que l'on vous voit tenir;
- Et c'est l'avoir étrangement vengée
- Que d'aimer la beauté qu'elle vouloit punir.
- Cette haine où ses vœux prétendent que réponde 980
- La puissance d'un fils que redoutent les Dieux....
-
- L'AMOUR.
-
- Laissons cela, Zéphire, et me dis si tes yeux
- Ne trouvent pas Psyché la plus belle du monde.
- Est-il rien sur la terre, est-il rien dans les cieux
- Qui puisse lui ravir le titre glorieux 985
- De beauté sans seconde?
- Mais je la vois, mon cher Zéphire,
- Qui demeure surprise à l'éclat de ces lieux.
-
- ZÉPHIRE.
-
- Vous pouvez vous montrer pour finir son martyre,
- Lui découvrir son destin glorieux, 990
- Et vous dire entre vous tout ce que peuvent dire
- Les soupirs, la bouche et les yeux.
- En confident discret, je sais ce qu'il faut faire
- Pour ne pas interrompre un amoureux mystère.
-
-
-SCÈNE II.
-
-PSYCHÉ[329].
-
- Où suis-je? et dans un lieu que je croyois barbare, 995
- Quelle savante main a bâti ce palais,
- Que l'art, que la nature pare
- De l'assemblage le plus rare
- Que l'œil puisse admirer jamais?
- Tout rit, tout brille, tout éclate 1000
- Dans ces jardins, dans ces appartements,
- Dont les pompeux ameublements
- N'ont rien qui n'enchante et ne flatte;
- Et de quelque côté que tournent mes frayeurs,
- Je ne vois sous mes pas que de l'or ou des fleurs. 1005
-
- Le ciel auroit-il fait cet amas de merveilles
- Pour la demeure d'un serpent?
- Ou lorsque par leur vue il amuse et suspend
- De mon destin jaloux les rigueurs sans pareilles,
- Veut-il montrer qu'il s'en repent? 1010
- Non, non, c'est de sa haine, en cruautés féconde,
- Le plus noir, le plus rude trait,
- Qui par une rigueur nouvelle et sans seconde,
- N'étale ce choix qu'elle a fait
- De ce qu'a de plus beau le monde, 1015
- Qu'afin que je le quitte avec plus de regret.
-
- Que mon espoir est ridicule,
- S'il croit par là soulager mes douleurs!
- Tout autant de moments que ma mort se recule
- Sont autant de nouveaux malheurs; 1020
- Plus elle tarde, et plus de fois je meurs.
-
- Ne me fais plus languir, viens prendre ta victime,
- Monstre qui dois me déchirer.
- Veux-tu que je te cherche, et faut-il que j'anime
- Tes fureurs à me dévorer? 1025
- Si le ciel veut ma mort, si ma vie est un crime,
- De ce peu qui m'en reste ose enfin t'emparer.
- Je suis lasse de murmurer
- Contre un châtiment légitime;
- Je suis lasse de soupirer: 1030
- Viens que j'achève d'expirer.
-
-
-SCÈNE III.
-
-L'AMOUR, PSYCHÉ, ZÉPHIRE.
-
- L'AMOUR.
-
- Le voilà ce serpent, ce monstre impitoyable,
- Qu'un oracle étonnant pour vous a préparé,
- Et qui n'est pas peut-être à tel point effroyable
- Que vous vous l'êtes figuré. 1035
-
- PSYCHÉ.
-
- Vous, Seigneur, vous seriez ce monstre dont l'oracle
- A menacé mes tristes jours,
- Vous qui semblez plutôt un dieu qui par miracle
- Daigne venir lui-même à mon secours!
-
- L'AMOUR.
-
- Quel besoin de secours au milieu d'un empire 1040
- Où tout ce qui respire
- N'attend que vos regards pour en prendre la loi,
- Où vous n'avez à craindre autre monstre que moi?
-
- PSYCHÉ.
-
- Qu'un monstre tel que vous inspire peu de crainte!
- Et que, s'il a quelque poison, 1045
- Une âme auroit peu de raison
- De hasarder la moindre plainte
- Contre une favorable atteinte
- Dont tout le cœur craindroit la guérison!
- A peine je vous vois, que mes frayeurs cessées 1050
- Laissent évanouir l'image du trépas,
- Et que je sens couler dans mes veines glacées
- Un je ne sais quel feu que je ne connois pas.
- J'ai senti de l'estime et de la complaisance,
- De l'amitié, de la reconnoissance; 1055
- De la compassion les chagrins innocents
- M'en ont fait sentir la puissance;
- Mais je n'ai point encor senti ce que je sens.
- Je ne sais ce que c'est; mais je sais qu'il me charme,
- Que je n'en conçois point d'alarme: 1060
- Plus j'ai les yeux sur vous, plus je m'en sens charmer.
- Tout ce que j'ai senti n'agissoit point de même,
- Et je dirois que je vous aime,
- Seigneur, si je savois ce que c'est que d'aimer.
- Ne les détournez point, ces yeux qui m'empoisonnent,
- Ces yeux tendres, ces yeux perçants, mais amoureux,
- Qui semblent partager le trouble qu'ils me donnent.
- Hélas! plus ils sont dangereux,
- Plus je me plais à m'attacher sur eux.
- Par quel ordre du ciel, que je ne puis comprendre, 1070
- Vous dis-je plus que je ne dois,
- Moi de qui la pudeur devroit du moins attendre
- Que vous m'expliquassiez le trouble où je vous vois?
- Vous soupirez, Seigneur, ainsi que je soupire:
- Vos sens comme les miens paroissent interdits. 1075
- C'est à moi de m'en taire, à vous de me le dire;
- Et cependant c'est moi qui vous le dis.
-
- L'AMOUR.
-
- Vous avez eu, Psyché, l'âme toujours si dure,
- Qu'il ne faut pas vous étonner
- Si pour en réparer l'injure, 1080
- L'Amour en ce moment se paye avec usure
- De ceux qu'elle a dû lui donner.
- Ce moment est venu qu'il faut que votre bouche
- Exhale des soupirs si longtemps retenus;
- Et qu'en vous arrachant à cette humeur farouche, 1085
- Un amas de transports aussi doux qu'inconnus,
- Aussi sensiblement tout à la fois vous touche,
- Qu'ils ont dû vous toucher durant tant de beaux jours
- Dont cette âme insensible a profané le cours.
-
- PSYCHÉ.
-
- N'aimer point, c'est donc un grand crime? 1090
-
- L'AMOUR.
-
- En souffrez-vous un rude châtiment?
-
- PSYCHÉ.
-
- C'est punir assez doucement.
-
- L'AMOUR.
-
- C'est lui choisir sa peine légitime,
- Et se faire justice, en ce glorieux jour,
- D'un manquement d'amour par un excès d'amour. 1095
-
- PSYCHÉ.
-
- Que n'ai-je été plus tôt punie!
- J'y mets le bonheur de ma vie.
- Je devrois en rougir, ou le dire plus bas;
- Mais le supplice a trop d'appas.
- Permettez que tout haut je le die et redie: 1100
- Je le dirois cent fois et n'en rougirois pas.
- Ce n'est point moi qui parle, et de votre présence
- L'empire surprenant, l'aimable violence,
- Dès que je veux parler, s'empare de ma voix.
- C'est en vain qu'en secret ma pudeur s'en offense, 1105
- Que le sexe et la bienséance
- Osent me faire d'autres lois:
- Vos yeux de ma réponse eux-mêmes font le choix;
- Et ma bouche, asservie à leur toute-puissance,
- Ne me consulte plus sur ce que je me dois. 1110
-
- L'AMOUR.
-
- Croyez, belle Psyché, croyez ce qu'ils vous disent,
- Ces yeux qui ne sont point jaloux:
- Qu'à l'envi les vôtres m'instruisent
- De tout ce qui se passe en vous.
- Croyez-en ce cœur qui soupire, 1115
- Et qui, tant que le vôtre y voudra repartir,
- Vous dira bien plus, d'un soupir,
- Que cent regards ne peuvent dire.
- C'est le langage le plus doux,
- C'est le plus fort, c'est le plus sûr de tous. 1120
-
- PSYCHÉ.
-
- L'intelligence en étoit due
- A nos cœurs, pour les rendre également contents.
- J'ai soupiré, vous m'avez entendue;
- Vous soupirez, je vous entends;
- Mais ne me laissez plus en doute, 1125
- Seigneur, et dites-moi si par la même route,
- Après moi, le Zéphire ici vous a rendu,
- Pour me dire ce que j'écoute.
- Quand j'y suis arrivée, étiez-vous attendu?
- Et quand vous lui parlez, êtes-vous entendu? 1130
-
- L'AMOUR.
-
- J'ai dans ce doux climat un souverain empire
- Comme vous l'avez sur mon cœur;
- L'Amour m'est favorable, et c'est en sa faveur
- Qu'à mes ordres Æole a soumis le Zéphire.
- C'est l'Amour qui pour voir mes feux récompensés, 1135
- Lui-même a dicté cet oracle
- Par qui vos beaux jours menacés,
- D'une foule d'amants se sont débarrassés,
- Et qui m'a délivré de l'éternel obstacle
- De tant de soupirs empressés, 1140
- Qui ne méritoient pas de vous être adressés.
- Ne me demandez point quelle est cette province,
- Ni le nom de son prince;
- Vous le saurez quand il en sera temps.
- Je veux vous acquérir, mais c'est par mes services, 1145
- Par des soins assidus, et par des vœux constants,
- Par les amoureux sacrifices
- De tout ce que je suis,
- De tout ce que je puis,
- Sans que l'éclat du rang pour moi vous sollicite, 1150
- Sans que de mon pouvoir je me fasse un mérite;
- Et bien que souverain dans cet heureux séjour,
- Je ne vous veux, Psyché, devoir qu'à mon amour.
- Venez en admirer avec moi les merveilles,
- Princesse, et préparez vos yeux et vos oreilles 1155
- A ce qu'il a d'enchantements.
- Vous y verrez des bois et des prairies
- Contester sur leurs agréments
- Avec l'or et les pierreries;
- Vous n'entendrez que des concerts charmants; 1160
- De cent beautés vous y serez servie,
- Qui vous adoreront sans vous porter envie,
- Et brigueront à tous moments,
- D'une âme soumise et ravie,
- L'honneur de vos commandements. 1165
-
- PSYCHÉ.
-
- Mes volontés suivent les vôtres:
- Je n'en saurois plus avoir d'autres;
- Mais votre oracle enfin vient de me séparer
- De deux sœurs, et du Roi mon père,
- Que mon trépas imaginaire 1170
- Réduit tous trois à me pleurer.
- Pour dissiper l'erreur dont leur âme accablée
- De mortels déplaisirs se voit pour moi comblée,
- Souffrez que mes sœurs soient témoins
- Et de ma gloire et de vos soins; 1175
- Prêtez-leur, comme à moi, les ailes du Zéphire[330],
- Qui leur puissent de votre empire,
- Ainsi qu'à moi, faciliter l'accès:
- Faites-leur voir en quel lieu je respire;
- Faites-leur de ma perte admirer le succès. 1180
-
- L'AMOUR.
-
- Vous ne me donnez pas, Psyché, toute votre âme:
- Ce tendre souvenir d'un père et de deux sœurs
- Me vole une part des douceurs
- Que je veux toutes pour ma flamme.
- N'ayez d'yeux que pour moi qui n'en ai que pour vous;
- Ne songez qu'à m'aimer, ne songez qu'à me plaire,
- Et quand de tels soucis osent vous en distraire....
-
- PSYCHÉ.
-
- Des tendresses du sang peut-on être jaloux?
-
- L'AMOUR.
-
- Je le suis, ma Psyché, de toute la nature:
- Les rayons du soleil vous baisent trop souvent; 1190
- Vos cheveux souffrent trop les caresses du vent:
- Dès qu'il les flatte, j'en murmure;
- L'air même que vous respirez
- Avec trop de plaisir passe par votre bouche;
- Votre habit de trop près vous touche; 1195
- Et sitôt que vous soupirez,
- Je ne sais quoi qui m'effarouche
- Craint parmi vos soupirs des soupirs égarés.
- Mais vous voulez vos sœurs: allez, partez, Zéphire;
- Psyché le veut, je ne l'en puis dédire. 1200
-
-(Le Zéphire s'envole.)
-
- Quand vous leur ferez voir ce bienheureux séjour,
- De ses trésors faites-leur cent largesses,
- Prodiguez-leur caresses sur caresses,
- Et du sang, s'il se peut, épuisez les tendresses,
- Pour vous rendre toute à l'amour. 1205
- Je n'y mêlerai point d'importune présence;
- Mais ne leur faites pas de si longs entretiens:
- Vous ne sauriez pour eux avoir de complaisance,
- Que vous ne dérobiez aux miens.
-
- PSYCHÉ.
-
- Votre amour me fait une grâce 1210
- Dont je n'abuserai jamais.
-
- L'AMOUR.
-
- Allons voir cependant ces jardins, ce palais,
- Où vous ne verrez rien que votre éclat n'efface.
- Et vous, petits Amours, et vous, jeunes Zéphirs,
- Qui pour âmes n'avez que de tendres soupirs, 1215
- Montrez tous à l'envi ce qu'à voir ma princesse
- Vous avez senti d'allégresse.
-
-
-TROISIÈME INTERMÈDE.
-
- Il se fait une entrée de ballet de quatre Amours et quatre
- Zéphirs, interrompue deux fois par un dialogue chanté par un
- Amour et un Zéphir.
-
- LE ZÉPHIR.
-
- Aimable jeunesse,
- Suivez la tendresse;
- Joignez aux beaux jours 1220
- La douceur des Amours.
- C'est pour vous surprendre
- Qu'on vous fait entendre
- Qu'il faut éviter leurs soupirs
- Et craindre leurs désirs: 1225
- Laissez-vous apprendre
- Quels sont leurs plaisirs.
-
- ILS CHANTENT ENSEMBLE.
-
- Chacun est obligé d'aimer
- A son tour;
- Et plus on a de quoi charmer, 1230
- Plus on doit à l'Amour.
-
- LE ZÉPHIR SEUL.
-
- Un cœur jeune et tendre
- Est fait pour se rendre;
- Il n'a point à prendre
- De fâcheux détour. 1235
-
- LES DEUX ENSEMBLE.
-
- Chacun est obligé d'aimer
- A son tour;
- Et plus on a de quoi charmer,
- Plus on doit à l'Amour.
-
- L'AMOUR SEUL.
-
- Pourquoi se défendre? 1240
- Que sert-il d'attendre?
- Quand on perd un jour,
- On le perd sans retour.
-
- LES DEUX ENSEMBLE.
-
- Chacun est obligé d'aimer
- A son tour; 1245
- Et plus on a de quoi charmer,
- Plus on doit à l'Amour.
-
- SECOND COUPLET.
-
- LE ZÉPHIR.
-
- L'Amour a des charmes;
- Rendons-lui les armes:
- Ses soins et ses pleurs 1250
- Ne sont pas sans douceurs.
- Un cœur, pour le suivre,
- A cent maux se livre.
- Il faut, pour goûter ses appas,
- Languir jusqu'au trépas; 1255
- Mais ce n'est pas vivre
- Que de n'aimer pas.
-
- ILS CHANTENT ENSEMBLE.
-
- S'il faut des soins et des travaux
- En aimant,
- On est payé de mille maux 1260
- Par un heureux moment.
-
- LE ZÉPHIR SEUL.
-
- On craint, on espère,
- Il faut du mystère:
- Mais on n'obtient guère
- De bien sans tourment. 1265
-
- LES DEUX ENSEMBLE.
-
- S'il faut des soins et des travaux
- En aimant,
- On est payé de mille maux
- Par un heureux moment.
-
- L'AMOUR SEUL.
-
- Que peut-on mieux faire 1270
- Qu'aimer et que plaire?
- C'est un soin charmant
- Que l'emploi d'un amant.
-
- LES DEUX ENSEMBLE.
-
- S'il faut des soins et des travaux
- En aimant, 1275
- On est payé de mille maux
- Par un heureux moment.
-
- (Le théâtre devient un autre palais magnifique, coupé dans le
- fond par un vestibule, au travers duquel on voit un jardin
- superbe et charmant, décoré de plusieurs vases d'orangers, et
- d'arbres chargés de toutes sortes de fruits.)
-
- [327] Cette scène, comme il a été dit plus haut, est de
- Molière.
-
- [328] Tel est le texte de l'édition originale; dans les
- impressions postérieures on lit: «que découvrir mon cœur.»
-
- [329] PSYCHÉ, _seule_. (1676-97)
-
- [330] «Ordonne à Zéphyre ton serviteur de m'amener ici
- mes sœurs, comme il m'y a transporté moi-même.» _Illi tuo famulo
- præcipe Zephyro, simili vectura sorores hic mihi sistat._
- (Apulée, _la Metamorphose_, livre V.)
-
-
-
-
-ACTE IV.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-AGLAURE, CYDIPPE.
-
- AGLAURE.
-
- Je n'en puis plus, ma sœur; j'ai vu trop de merveilles:
- L'avenir aura peine à les bien concevoir;
- Le soleil, qui voit tout, et qui nous fait tout voir, 1280
- N'en a vu jamais[331] de pareilles.
- Elles me chagrinent l'esprit;
- Et ce brillant palais, ce pompeux équipage,
- Font un odieux étalage
- Qui m'accable de honte autant que de dépit. 1285
- Que la fortune indignement nous traite[332]!
- Et que sa largesse indiscrète
- Prodigue aveuglément, épuise, unit d'efforts,
- Pour faire de tant de trésors
- Le partage d'une cadette! 1290
-
- CYDIPPE.
-
- J'entre dans tous vos sentiments,
- J'ai les mêmes chagrins; et dans ces lieux charmants,
- Tout ce qui vous déplaît me blesse;
- Tout ce que vous prenez pour un mortel affront,
- Comme vous, m'accable et me laisse 1295
- L'amertume dans l'âme et la rougeur au front.
-
- AGLAURE.
-
- Non, ma sœur, il n'est point de reines
- Qui dans leur propre État parlent en souveraines
- Comme Psyché parle en ces lieux.
- On l'y voit obéie avec exactitude, 1300
- Et de ses volontés une amoureuse étude
- Les cherche jusque dans ses yeux.
- Mille beautés s'empressent autour d'elle,
- Et semblent dire à nos regards jaloux:
- «Quels que soient nos attraits, elle est encor plus belle;
- Et nous, qui la servons, le sommes plus que vous.»
- Elle prononce, on exécute;
- Aucun ne s'en défend, aucun ne s'en rebute.
- Flore, qui s'attache à ses pas,
- Répand à pleines mains autour de sa personne 1310
- Ce qu'elle a de plus doux appas;
- Zéphire vole aux ordres qu'elle donne[333];
- Et son amante et lui, s'en laissant trop charmer,
- Quittent pour la servir les soins de s'entr'aimer.
-
- CYDIPPE.
-
- Elle a des Dieux à son service, 1315
- Elle aura bientôt des autels[334];
- Et nous ne commandons qu'à de chétifs mortels
- De qui l'audace et le caprice,
- Contre nous à toute heure en secret révoltés,
- Opposent à nos volontés 1320
- Ou le murmure ou l'artifice!
-
- AGLAURE.
-
- C'étoit peu que dans notre cour
- Tant de cœurs à l'envi nous l'eussent préférée;
- Ce n'étoit pas assez que de nuit et de jour
- D'une foule d'amants elle y fût adorée: 1325
- Quand nous nous consolions de la voir au tombeau
- Par l'ordre imprévu d'un oracle,
- Elle a voulu de son destin nouveau
- Faire en notre présence éclater le miracle,
- Et choisi nos yeux pour témoins 1330
- De ce qu'au fond du cœur nous souhaitions le moins.
-
- CYDIPPE.
-
- Ce qui le plus me désespère,
- C'est cet amant parfait et si digne de plaire
- Qui se captive sous ses lois.
- Quand nous pourrions choisir entre tous les monarques,
- En est-il un, de tant de rois,
- Qui porte de si nobles marques?
- Se voir du bien par delà ses souhaits,
- N'est souvent qu'un bonheur qui fait des misérables;
- Il n'est ni train pompeux, ni superbes palais 1340
- Qui n'ouvrent quelque porte à des maux incurables;
- Mais avoir un amant d'un mérite achevé,
- Et s'en voir chèrement aimée,
- C'est un bonheur si haut, si relevé,
- Que sa grandeur ne peut être exprimée[335]. 1345
-
- AGLAURE.
-
- N'en parlons plus, ma sœur, nous en mourrions d'ennui:
- Songeons plutôt à la vengeance;
- Et trouvons le moyen de rompre entre elle et lui
- Cette adorable intelligence[336].
- La voici. J'ai des coups tous prêts[337] à lui porter 1350
- Qu'elle aura peine d'éviter.
-
-
-SCÈNE II.
-
-PSYCHÉ, AGLAURE, CYDIPPE.
-
- PSYCHÉ.
-
- Je viens vous dire adieu; mon amant vous renvoie,
- Et ne sauroit plus endurer
- Que vous lui retranchiez un moment de la joie
- Qu'il prend de se voir seul à me considérer: 1355
- Dans un simple regard, dans la moindre parole,
- Son amour trouve des douceurs,
- Qu'en faveur du sang je lui vole,
- Quand je les partage à des sœurs.
-
- AGLAURE.
-
- La jalousie est assez fine; 1360
- Et ces délicats sentiments
- Méritent bien qu'on s'imagine
- Que celui qui pour vous a ces empressements
- Passe le commun des amants.
- Je vous en parle ainsi, faute de le connoître. 1365
- Vous ignorez son nom et ceux dont il tient l'être;
- Nos esprits en sont alarmés.
- Je le tiens un grand prince, et d'un pouvoir suprême,
- Bien au delà du diadème;
- Ses trésors sous vos pas confusément semés. 1370
- Ont de quoi faire honte à l'abondance même.
- Vous l'aimez autant qu'il vous aime;
- Il vous charme, et vous le charmez:
- Votre félicité, ma sœur, seroit extrême
- Si vous saviez qui vous aimez. 1375
-
- PSYCHÉ.
-
- Que m'importe? j'en suis aimée:
- Plus il me voit, plus je lui plais.
- Il n'est point de plaisirs dont l'âme soit charmée
- Qui ne préviennent mes souhaits;
- Et je vois mal de quoi la vôtre est alarmée, 1380
- Quand tout me sert dans ce palais.
-
- AGLAURE.
-
- Qu'importe qu'ici tout vous serve,
- Si toujours cet amant vous cache ce qu'il est?
- Nous ne nous alarmons que pour votre intérêt.
- En vain tout vous y rit, en vain tout vous y plaît; 1385
- Le véritable amour ne fait point de réserve;
- Et qui s'obstine à se cacher
- Sent quelque chose en soi qu'on lui peut reprocher.
- Si cet amant devient volage,
- Car souvent en amour le change est assez doux; 1390
- Et j'ose le dire entre nous,
- Pour grand que soit l'éclat dont brille ce visage,
- Il en peut être ailleurs d'aussi belles que vous;
- Si, dis-je, un autre objet sous d'autres lois l'engage,
- Si dans l'état où je vous voi, 1395
- Seule en ses mains et sans défense,
- Il va jusqu'à la violence,
- Sur qui vous vengera le Roi,
- Ou de ce changement ou de cette insolence?
-
- PSYCHÉ.
-
- Ma sœur, vous me faites trembler. 1400
- Juste ciel! pourrois-je être assez infortunée....
-
- CYDIPPE.
-
- Que sait-on si déjà les nœuds de l'hyménée....
-
- PSYCHÉ.
-
- N'achevez pas, ce seroit m'accabler.
-
- AGLAURE.
-
- Je n'ai plus qu'un mot à vous dire.
- Ce prince qui vous aime, et qui commande aux vents, 1405
- Qui nous donne pour char les ailes du Zéphire,
- Et de nouveaux plaisirs vous comble à tous moments,
- Quand il rompt à vos yeux l'ordre de la nature,
- Peut-être à tant d'amour mêle un peu d'imposture;
- Peut-être ce palais n'est qu'un enchantement; 1410
- Et ces lambris dorés, ces amas de richesses
- Dont il achète vos tendresses,
- Dès qu'il sera lassé de souffrir vos caresses,
- Disparoîtront en un moment.
- Vous savez comme nous ce que peuvent les charmes. 1415
-
- PSYCHÉ.
-
- Que je sens à mon tour de cruelles alarmes!
-
- AGLAURE.
-
- Notre amitié ne veut que votre bien.
-
- PSYCHÉ.
-
- Adieu, mes sœurs: finissons l'entretien;
- J'aime, et je crains qu'on ne s'impatiente.
- Partez; et demain, si je puis, 1420
- Vous me verrez ou plus contente,
- Ou dans l'accablement des plus mortels ennuis.
-
- AGLAURE.
-
- Nous allons dire au Roi quelle nouvelle gloire,
- Quel excès de bonheur le ciel répand sur vous.
-
- CYDIPPE.
-
- Nous allons lui conter d'un changement si doux 1425
- La surprenante et merveilleuse histoire.
-
- PSYCHÉ.
-
- Ne l'inquiétez point, ma sœur, de vos soupçons;
- Et quand vous lui peindrez un si charmant empire....
-
- AGLAURE.
-
- Nous savons toutes deux ce qu'il faut taire ou dire,
- Et n'avons pas besoin, sur ce point, de leçons. 1430
-
- (Le Zéphire enlève les deux sœurs de Psyché dans un nuage qui
- descend jusqu'à terre, et dans lequel il les emporte avec
- rapidité.)
-
-
-SCÈNE III.
-
-L'AMOUR, PSYCHÉ.
-
- L'AMOUR.
-
- Enfin vous êtes seule, et je puis vous redire,
- Sans avoir pour témoins vos importunes sœurs,
- Ce que des yeux si beaux ont pris sur moi d'empire,
- Et quel excès ont les douceurs
- Qu'une sincère ardeur inspire, 1435
- Sitôt qu'elle assemble deux cœurs.
- Je puis vous expliquer de mon âme ravie
- Les amoureux empressements,
- Et vous jurer qu'à vous seule asservie
- Elle n'a pour objet de ses ravissements 1440
- Que de voir cette ardeur, de même ardeur suivie,
- Ne concevoir plus d'autre envie
- Que de régler mes vœux sur vos désirs,
- Et de ce qui vous plaît faire tous mes plaisirs.
- Mais d'où vient qu'un triste nuage 1445
- Semble offusquer l'éclat de ces beaux yeux?
- Vous manque-t-il quelque chose en ces lieux?
- Des vœux qu'on vous y rend dédaignez-vous l'hommage?
-
- PSYCHÉ.
-
- Non, Seigneur.
-
- L'AMOUR.
-
- Qu'est-ce donc? et d'où vient mon malheur?
- J'entends moins de soupirs d'amour que de douleur; 1450
- Je vois de votre teint les roses amorties
- Marquer un déplaisir secret;
- Vos sœurs à peine sont parties
- Que vous soupirez de regret. 1455
- Ont-ils des soupirs différents?
- Et quand on aime bien, et qu'on voit ce qu'on aime,
- Peut-on songer à des parents?
-
- PSYCHÉ.
-
- Ce n'est point là ce qui m'afflige.
-
- L'AMOUR.
-
- Est-ce l'absence d'un rival, 1460
- Et d'un rival aimé, qui fait qu'on me néglige?
-
- PSYCHÉ.
-
- Dans un cœur tout à vous que vous pénétrez mal!
- Je vous aime, Seigneur, et mon amour s'irrite
- De l'indigne soupçon que vous avez formé.
- Vous ne connoissez pas quel est votre mérite, 1465
- Si vous craignez de n'être pas aimé.
- Je vous aime; et depuis que j'ai vu la lumière,
- Je me suis montrée assez fière
- Pour dédaigner les vœux de plus d'un roi;
- Et s'il vous faut ouvrir mon âme toute entière, 1470
- Je n'ai trouvé que vous qui fût digne de moi.
- Cependant j'ai quelque tristesse
- Qu'en vain je voudrois vous cacher:
- Un noir chagrin se mêle à toute ma tendresse,
- Dont je ne la puis détacher. 1475
- Ne m'en demandez point la cause:
- Peut-être la sachant voudrez-vous m'en punir,
- Et si j'ose aspirer encore à quelque chose,
- Je suis sûre du moins de ne point l'obtenir.
-
- L'AMOUR.
-
- Et ne craignez-vous point qu'à mon tour je m'irrite 1480
- Que vous connoissiez mal quel est votre mérite,
- Ou feigniez de ne pas savoir
- Quel est sur moi votre absolu pouvoir?
- Ah! si vous en doutez, soyez désabusée.
- Parlez.
-
- PSYCHÉ.
-
- J'aurai l'affront de me voir refusée. 1485
-
- L'AMOUR.
-
- Prenez en ma faveur de meilleurs sentiments,
- L'expérience en est aisée:
- Parlez, tout se tient prêt à vos commandements.
- Si pour m'en croire il vous faut des serments,
- J'en jure vos beaux yeux, ces maîtres de mon âme, 1490
- Ces divins auteurs de ma flamme;
- Et si ce n'est assez d'en jurer vos beaux yeux,
- J'en jure par le Styx, comme jurent les Dieux.
-
- PSYCHÉ.
-
- J'ose craindre un peu moins après cette assurance.
- Seigneur, je vois ici la pompe et l'abondance, 1495
- Je vous adore, et vous m'aimez,
- Mon cœur en est ravi, mes sens en sont charmés;
- Mais parmi ce bonheur suprême,
- J'ai le malheur de ne savoir qui j'aime.
- Dissipez cet aveuglement, 1500
- Et faites-moi connoître un si parfait amant.
-
- L'AMOUR.
-
- Psyché, que venez-vous de dire?
-
- PSYCHÉ.
-
- Que c'est le bonheur où j'aspire;
- Et si vous ne me l'accordez....
-
- L'AMOUR.
-
- Je l'ai juré, je n'en suis plus le maître; 1505
- Mais vous ne savez pas ce que vous demandez.
- Laissez-moi mon secret. Si je me fais connoître,
- Je vous perds, et vous me perdez.
- Le seul remède est de vous en dédire.
-
- PSYCHÉ.
-
- C'est là sur vous mon souverain empire? 1510
-
- L'AMOUR.
-
- Vous pouvez tout, et je suis tout à vous;
- Mais si nos feux vous semblent doux,
- Ne mettez point d'obstacle à leur charmante suite;
- Ne me forcez point à la fuite:
- C'est le moindre malheur qui nous puisse arriver 1515
- D'un souhait qui vous a séduite.
-
- PSYCHÉ.
-
- Seigneur, vous voulez m'éprouver;
- Mais je sais ce que j'en dois croire.
- De grâce, apprenez-moi tout l'excès de ma gloire,
- Et ne me cachez plus pour quel illustre choix 1520
- J'ai rejeté les vœux de tant de rois.
-
- L'AMOUR.
-
- Le voulez-vous?
-
- PSYCHÉ.
-
- Souffrez que je vous en conjure.
-
- L'AMOUR.
-
- Si vous saviez, Psyché, la cruelle aventure
- Que par là vous vous attirez....
-
- PSYCHÉ.
-
- Seigneur, vous me désespérez. 1525
-
- L'AMOUR.
-
- Pensez-y bien, je puis encor me taire.
-
- PSYCHÉ.
-
- Faites-vous des serments pour n'y point satisfaire?
-
- L'AMOUR.
-
- Eh bien! je suis le dieu le plus puissant des Dieux,
- Absolu sur la terre, absolu dans les cieux;
- Dans les eaux, dans les airs mon pouvoir est suprême: 1530
- En un mot, je suis l'Amour même,
- Qui de mes propres traits m'étois blessé pour vous[338];
- Et sans la violence, hélas! que vous me faites,
- Et qui vient de changer mon amour en courroux,
- Vous m'alliez avoir pour époux. 1535
- Vos volontés sont satisfaites,
- Vous avez su qui vous aimiez,
- Vous connoissez l'amant que vous charmiez;
- Psyché, voyez où vous en êtes:
- Vous me forcez vous-même à vous quitter; 1540
- Vous me forcez vous-même à vous ôter
- Tout l'effet de votre victoire.
- Peut-être vos beaux yeux ne me reverront plus.
- Ce palais, ces jardins, avec moi disparus,
- Vont faire évanouir votre naissante gloire. 1545
- Vous n'avez pas voulu m'en croire[339];
- Et pour tout fruit de ce doute éclairci,
- Le Destin, sous qui le ciel tremble,
- Plus fort que mon amour, que tous les Dieux ensemble,
- Vous va montrer sa haine, et me chasse d'ici. 1550
-
- (L'Amour disparoît, et dans l'instant qu'il s'envole, le superbe
- jardin s'évanouit. Psyché demeure seule au milieu d'une vaste
- campagne, et sur le bord sauvage d'un grand fleuve où elle se
- veut précipiter. Le dieu du fleuve paroît, assis sur un amas de
- joncs et de roseaux, et appuyé sur une grande urne, d'où sort une
- grosse source d'eau.)
-
-
-SCÈNE IV.
-
-PSYCHÉ[340].
-
- PSYCHÉ.
-
- Cruel destin! funeste inquiétude!
- Fatale curiosité!
- Qu'avez-vous fait, affreuse solitude,
- De toute ma félicité?
- J'aimois un dieu, j'en étois adorée, 1555
- Mon bonheur redoubloit de moment en moment;
- Et je me vois seule, éplorée,
- Au milieu d'un désert, où pour accablement,
- Et confuse et désespérée,
- Je sens croître l'amour, quand j'ai perdu l'amant. 1560
- Le souvenir m'en charme et m'empoisonne;
- Sa douceur tyrannise un cœur infortuné
- Qu'aux plus cuisants chagrins ma flamme a condamné.
- O ciel! quand l'Amour m'abandonne,
- Pourquoi me laisse-t-il l'amour qu'il m'a donné? 1565
- Source de tous les biens, inépuisable et pure,
- Maître des hommes et des Dieux,
- Cher auteur des maux que j'endure,
- Êtes-vous pour jamais disparu de mes yeux[341]?
- Je vous en ai banni moi-même: 1570
- Dans un excès d'amour, dans un bonheur extrême,
- D'un indigne soupçon mon cœur s'est alarmé.
- Cœur ingrat, tu n'avois qu'un feu mal allumé;
- Et l'on ne peut vouloir, du moment que l'on aime,
- Que ce que veut l'objet aimé. 1575
- Mourons, c'est le parti qui seul me reste à suivre
- Après la perte que je fais.
- Pour qui, grands Dieux! voudrois-je vivre?
- Et pour qui former des souhaits?
- Fleuve, de qui les eaux baignent ces tristes sables, 1580
- Ensevelis mon crime dans tes flots;
- Et pour finir des maux si déplorables,
- Laisse-moi dans ton lit assurer mon repos.
-
- LE DIEU DU FLEUVE.
-
- Ton trépas souilleroit mes ondes,
- Psyché[342]: le ciel te le défend; 1585
- Et peut-être qu'après des douleurs si profondes
- Un autre sort t'attend.
- Fuis plutôt de Vénus l'implacable colère.
- Je la vois qui te cherche et qui te veut punir:
- L'amour du fils a fait la haine de la mère. 1590
- Fuis, je saurai la retenir.
-
- PSYCHÉ.
-
- J'attends ses fureurs vengeresses:
- Qu'auront-elles pour moi qui ne me soit trop doux?
- Qui cherche le trépas ne craint dieux ni déesses,
- Et peut braver tout leur courroux. 1595
-
-
-SCÈNE V.
-
-VÉNUS, PSYCHÉ.
-
- VÉNUS.
-
- Orgueilleuse Psyché, vous m'osez donc attendre
- Après m'avoir sur terre enlevé mes honneurs,
- Après que vos traits suborneurs
- Ont reçu les encens qu'aux miens seuls on doit rendre?
- J'ai vu mes temples désertés; 1600
- J'ai vu tous les mortels, séduits par vos beautés,
- Idolâtrer en vous la beauté souveraine,
- Vous offrir des respects jusqu'alors inconnus,
- Et ne se mettre pas en peine
- S'il étoit une autre Vénus; 1605
- Et je vous vois encor l'audace
- De n'en pas redouter les justes châtiments,
- Et de me regarder en face,
- Comme si c'étoit peu que mes ressentiments!
-
- PSYCHÉ.
-
- Si de quelques mortels on m'a vue adorée, 1610
- Est-ce un crime pour moi d'avoir eu des appas
- Dont leur âme inconsidérée
- Laissoit charmer des yeux qui ne vous voyoient pas?
- Je suis ce que le ciel m'a faite,
- Je n'ai que les beautés qu'il m'a voulu prêter. 1615
- Si les vœux qu'on m'offroit vous ont mal satisfaite,
- Pour forcer tous les cœurs à vous les reporter,
- Vous n'aviez qu'à vous présenter,
- Qu'à ne leur cacher plus cette beauté parfaite
- Qui pour les rendre à leur devoir, 1620
- Pour se faire adorer, n'a qu'à se faire voir.
-
- VÉNUS.
-
- Il falloit vous en mieux défendre.
- Ces respects, ces encens, se devoient refuser[343];
- Et pour les mieux désabuser,
- Il falloit à leurs yeux vous-même me les rendre. 1625
- Vous avez aimé cette erreur
- Pour qui vous ne deviez avoir que de l'horreur;
- Vous avez bien fait plus: votre humeur arrogante,
- Sur le mépris de mille rois,
- Jusques aux cieux a porté de son choix 1630
- L'ambition extravagante.
-
- PSYCHÉ.
-
- J'aurois porté mon choix, Déesse, jusqu'aux cieux?
-
- VÉNUS.
-
- Votre insolence est sans seconde.
- Dédaigner tous les rois du monde,
- N'est-ce pas aspirer aux Dieux? 1635
-
- PSYCHÉ.
-
- Si l'Amour pour eux tous m'avoit endurci l'âme,
- Et me réservoit toute à lui,
- En puis-je être coupable? et faut-il qu'aujourd'hui,
- Pour prix d'une si belle flamme,
- Vous vouliez m'accabler d'un éternel ennui? 1640
-
- VÉNUS.
-
- Psyché, vous deviez mieux connoître
- Qui vous étiez, et quel étoit ce dieu.
-
- PSYCHÉ.
-
- Et m'en a-t-il donné ni le temps ni le lieu,
- Lui qui de tout mon cœur d'abord s'est rendu maître?
-
- VÉNUS.
-
- Tout votre cœur s'en est laissé charmer, 1645
- Et vous l'avez aimé, dès qu'il vous a dit: «J'aime.»
-
- PSYCHÉ.
-
- Pouvois-je n'aimer pas le dieu qui fait aimer,
- Et qui me parloit pour lui-même?
- C'est votre fils: vous savez son pouvoir;
- Vous en connoissez le mérite. 1650
-
- VÉNUS.
-
- Oui, c'est mon fils; mais un fils qui m'irrite;
- Un fils qui me rend mal ce qu'il sait me devoir;
- Un fils qui fait qu'on m'abandonne,
- Et qui pour mieux flatter ses indignes amours,
- Depuis que vous l'aimez ne blesse plus personne 1655
- Qui vienne à mes autels implorer mon secours.
- Vous m'en avez fait un rebelle,
- On m'en verra vengée, et hautement, sur vous;
- Et je vous apprendrai s'il faut qu'une mortelle
- Souffre qu'un dieu soupire à ses genoux. 1660
- Suivez-moi; vous verrez, par votre expérience,
- A quelle folle confiance
- Vous portoit cette ambition.
- Venez, et préparez autant de patience
- Qu'on vous voit de présomption. 1665
-
-QUATRIÈME INTERMÈDE.
-
- La scène représente les enfers. On y voit une mer toute de feu,
- dont les flots sont dans une perpétuelle agitation. Cette mer
- effroyable est bornée par des ruines enflammées; et au milieu de
- ses flots agités, au travers d'une gueule affreuse, paroît le
- palais infernal de Pluton. Huit Furies en sortent, et forment une
- entrée de ballet, où elles se réjouissent de la rage qu'elles ont
- allumée dans l'âme de la plus douce des divinités. Un Lutin mêle
- quantité de sauts périlleux à leurs danses, cependant que Psyché,
- qui a passé aux enfers par le commandement de Vénus, repasse dans
- la barque de Charon avec la boîte qu'elle a reçue de Proserpine
- pour cette déesse.
-
- [331] Dans l'édition de 1697: «N'en a jamais vu.»
-
- [332] _Sorores egregiæ, domum redeuntes, jamque
- gliscentis invidiæ felle flagrantes, multa secum sermonibus
- mutuis perstrepebant. Sic denique infit altera: «En orba et sæva
- et iniqua fortuna! Hoccine tibi complacuit, ut utroque parente
- prognatæ, diversam sortem sustineremus?_» (Apulée, _la
- Métamorphose_, livre V.)
-
- [333] «Une des choses qui leur causa le plus de dépit
- fut qu'en leur présence notre héroïne ordonna aux Zéphyrs de
- redoubler la fraîcheur ordinaire de ce séjour.» (La Fontaine,
- _les Amours de Psyché et de Cupidon_, livre I.)
-
- [334] _Deam quoque illam deus maritus efficiet._
- (Apulée, _la Métamorphose_, livre V.)
-
- [335] _Quod si maritum etiam tam formosum tenet, ut
- affirmat, nulla nunc in orbe toto felicior vivit._ (Apulée, _la
- Métamorphose_, livre V.)
-
- [336] _Consilium validum ambæ requiramus._ (_Ibidem._)
-
- [337] L'édition de 1697 porte seule _tout prêts_. Voyez
- plus loin le vers 1800 et la note qui s'y rapporte.
-
- [338] _Præclarus ille sagittarius, ipse me telo meo
- percussi._ (Apulée, _la Métamorphose_, livre V.)
-
- [339] On lit _me croire_ dans l'édition de 1697.
-
- [340] Les éditions anciennes ne font figurer en tête de
- cette scène, que PSYCHÉ, bien qu'elle y ait pour interlocuteur LE
- DIEU DU FLEUVE.
-
- [341] L'impression de 1676 porte _veux_, pour _yeux_, et
- de cette faute typographique l'édition de 1682 a fait _vœux_.
-
- [342] _Psyche.... neque tua miserrima morte meas sanctas
- aquas polluas, nec_, etc. (Apulée, _la Métamorphose_, livre VI.)
-
- [343] Dans les éditions de 1676, de 1682 et de 1697: «se
- doivent refuser.»
-
-
-
-
-ACTE V.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
- PSYCHÉ.
-
- Effroyables replis des ondes infernales,
- Noirs palais où Mégère et ses sœurs font leur cour,
- Éternels ennemis du jour,
- Parmi vos Ixions et parmi vos Tantales,
- Parmi tant de tourments qui n'ont point d'intervalles, 1670
- Est-il dans votre affreux séjour
- Quelques peines qui soient égales
- Aux travaux où Vénus condamne mon amour?
- Elle n'en peut être assouvie;
- Et depuis qu'à ses lois je me trouve asservie, 1675
- Depuis qu'elle me livre à ses ressentiments,
- Il m'a fallu dans ces cruels moments
- Plus d'une âme et plus d'une vie,
- Pour remplir ses commandements.
- Je souffrirois tout avec joie, 1680
- Si parmi les rigueurs que sa haine déploie
- Mes yeux pouvoient revoir, ne fût-ce qu'un moment,
- Ce cher, cet adorable amant.
- Je n'ose le nommer: ma bouche, criminelle
- D'avoir trop exigé de lui, 1685
- S'en est rendue indigne; et dans ce dur ennui,
- La souffrance la plus mortelle
- Dont m'accable à toute heure un renaissant trépas,
- Est celle de ne le voir pas.
- Si son courroux duroit encore, 1690
- Jamais aucun malheur n'approcheroit du mien;
- Mais s'il avoit pitié d'une âme qui l'adore,
- Quoi qu'il fallût souffrir, je ne souffrirois rien.
- Oui, destins, s'il calmoit cette juste colère,
- Tous mes malheurs seroient finis: 1695
- Pour me rendre insensible aux fureurs de la mère,
- Il ne faut qu'un regard du fils[344].
- Je n'en veux plus douter, il partage ma peine:
- Il voit ce que je souffre et souffre comme moi;
- Tout ce que j'endure le gêne; 1700
- Lui-même il s'en impose une amoureuse loi.
- En dépit de Vénus, en dépit de mon crime,
- C'est lui qui me soutient, c'est lui qui me ranime
- Au milieu des périls où l'on me fait courir;
- Il garde la tendresse où son feu le convie, 1705
- Et prend soin de me rendre une nouvelle vie,
- Chaque fois qu'il me faut mourir.
- Mais que me veulent ces deux ombres
- Qu'à travers le faux jour de ces demeures sombres
- J'entrevois s'avancer vers moi? 1710
-
-
-SCÈNE II.
-
-PSYCHÉ, CLÉOMÈNE, AGÉNOR.
-
- PSYCHÉ.
-
- Cléomène, Agénor, est-ce vous que je voi?
- Qui vous a ravi la lumière?
-
- CLÉOMÈNE.
-
- La plus juste douleur qui d'un beau désespoir
- Nous eût pu fournir la matière;
- Cette pompe funèbre où du sort le plus noir 1715
- Vous attendiez la rigueur la plus fière,
- L'injustice la plus entière.
-
- AGÉNOR.
-
- Sur ce même rocher où le ciel en courroux
- Vous promettoit, au lieu d'époux,
- Un serpent dont soudain vous seriez dévorée, 1720
- Nous tenions la main préparée
- A repousser sa rage, ou mourir avec vous.
- Vous le savez, princesse; et lorsqu'à notre vue
- Par le milieu des airs vous êtes disparue,
- Du haut de ce rocher, pour suivre vos beautés, 1725
- Ou plutôt pour goûter cette amoureuse joie
- D'offrir pour vous au monstre une première proie,
- D'amour et de douleur l'un et l'autre emportés,
- Nous nous sommes précipités.
-
- CLÉOMÈNE.
-
- Heureusement déçus au sens de votre oracle, 1730
- Nous en avons ici reconnu le miracle,
- Et su que le serpent prêt à vous dévorer
- Étoit le dieu qui fait qu'on aime,
- Et qui, tout dieu qu'il est, vous adorant lui-même,
- Ne pouvoit endurer 1735
- Qu'un mortel comme nous osât vous adorer.
-
- AGÉNOR.
-
- Pour prix de vous avoir suivie,
- Nous jouissons ici d'un trépas assez doux.
- Qu'avions-nous affaire de vie,
- Si nous ne pouvions être à vous? 1740
- Nous revoyons ici vos charmes,
- Qu'aucun des deux là-haut n'auroit revus jamais.
- Heureux si nous voyons la moindre de vos larmes
- Honorer des malheurs que vous nous avez faits!
-
- PSYCHÉ.
-
- Puis-je avoir des larmes de reste, 1745
- Après qu'on a porté les miens au dernier point?
- Unissons nos soupirs dans un sort si funeste,
- Les soupirs ne s'épuisent point;
- Mais vous soupireriez, princes, pour une ingrate.
- Vous n'avez point voulu survivre à mes malheurs; 1750
- Et quelque douleur qui m'abatte,
- Ce n'est point pour vous que je meurs.
-
- CLÉOMÈNE.
-
- L'avons-nous mérité, nous dont toute la flamme
- N'a fait que vous lasser du récit de nos maux?
-
- PSYCHÉ.
-
- Vous pouviez mériter, princes, toute mon âme, 1755
- Si vous n'eussiez été rivaux.
- Ces qualités incomparables
- Qui de l'un et de l'autre accompagnoient les vœux
- Vous rendoient tous deux trop aimables
- Pour mépriser aucun des deux. 1760
-
- AGÉNOR.
-
- Vous avez pu, sans être injuste ni cruelle,
- Nous refuser un cœur réservé pour un dieu.
- Mais revoyez Vénus. Le Destin nous rappelle,
- Et nous force à vous dire adieu.
-
- PSYCHÉ.
-
- Ne vous donne-t-il point le loisir de me dire 1765
- Quel est ici votre séjour?
-
- CLÉOMÈNE.
-
- Dans des bois toujours verts, où d'amour on respire,
- Aussitôt qu'on est mort d'amour:
- D'amour on y revit, d'amour on y soupire,
- Sous les plus douces lois de son heureux empire; 1770
- Et l'éternelle nuit n'ose en chasser le jour
- Que lui-même il attire
- Sur nos fantômes, qu'il inspire,
- Et dont aux enfers même il se fait une cour.
-
- AGÉNOR.
-
- Vos envieuses sœurs, après nous descendues, 1775
- Pour vous perdre se sont perdues;
- Et l'une et l'autre tour à tour,
- Pour le prix d'un conseil qui leur coûte la vie,
- A côté d'Ixion, à côté de Titye,
- Souffre tantôt la roue, et tantôt le vautour. 1780
- L'Amour, par les Zéphirs, s'est fait prompte justice
- De leur envenimée et jalouse malice:
- Ces ministres ailés de son juste courroux,
- Sous couleur de les rendre encore auprès de vous,
- Ont plongé l'une et l'autre au fond d'un précipice, 1785
- Où le spectacle affreux de leurs corps déchirés
- N'étale que le moindre et le premier supplice
- De ces conseils dont l'artifice
- Fait les maux dont vous soupirez.
-
- PSYCHÉ.
-
- Que je les plains!
-
- CLÉOMÈNE.
-
- Vous êtes seule à plaindre. 1790
- Mais nous demeurons trop à vous entretenir:
- Adieu: puissions-nous vivre en votre souvenir!
- Puissiez-vous, et bientôt, n'avoir plus rien à craindre!
- Puisse, et bientôt, l'Amour vous enlever aux cieux,
- Vous y mettre à côté des Dieux, 1795
- Et rallumant un feu qui ne se puisse éteindre,
- Affranchir à jamais l'éclat de vos beaux yeux
- D'augmenter le jour en ces lieux!
-
-
-SCÈNE III.
-
-PSYCHÉ.
-
- Pauvres amants! Leur amour dure encore!
- Tous morts[345] qu'ils sont, l'un et l'autre m'adore,
- Moi dont la dureté reçut si mal leurs vœux.
- Tu n'en fais pas ainsi, toi qui seul m'as ravie,
- Amant que j'aime encor cent fois plus que ma vie,
- Et qui brises de si beaux nœuds!
- Ne me fuis plus, et souffre que j'espère 1805
- Que tu pourras un jour rabaisser l'œil sur moi,
- Qu'à force de souffrir j'aurai de quoi te plaire,
- De quoi me rengager ta foi.
- Mais ce que j'ai souffert m'a trop défigurée
- Pour rappeler un tel espoir: 1810
- L'œil abattu, triste, désespérée,
- Languissante et décolorée,
- De quoi puis-je me prévaloir,
- Si par quelque miracle, impossible à prévoir,
- Ma beauté qui t'a plu ne se voit réparée? 1815
- Je porte ici de quoi la réparer:
- Ce trésor de beauté divine,
- Qu'en mes mains pour Vénus a remis Proserpine,
- Enferme des appas dont je puis m'emparer[346];
- Et l'éclat en doit être extrême, 1820
- Puisque Vénus, la beauté même,
- Les demande pour se parer.
- En dérober un peu seroit-ce un si grand crime?
- Pour plaire aux yeux d'un dieu qui s'est fait mon amant,
- Pour regagner son cœur et finir mon tourment, 1825
- Tout n'est-il pas trop légitime?
- Ouvrons. Quelles vapeurs m'offusquent le cerveau,
- Et que vois-je sortir de cette boîte ouverte[347]?
- Amour, si ta pitié ne s'oppose à ma perte,
- Pour ne revivre plus je descends au tombeau. 1830
-
-(Elle s'évanouit, et l'Amour descend auprès d'elle en volant.)
-
-
-SCÈNE IV.
-
-L'AMOUR, PSYCHÉ évanouie.
-
- L'AMOUR.
-
- Votre péril, Psyché, dissipe ma colère,
- Ou plutôt de mes feux l'ardeur n'a point cessé;
- Et bien qu'au dernier point vous m'ayez su déplaire,
- Je ne me suis intéressé
- Que contre celle de ma mère. 1835
- J'ai vu tous vos travaux, j'ai suivi vos malheurs,
- Mes soupirs ont partout accompagné vos pleurs.
- Tournez les yeux vers moi, je suis encor le même.
- Quoi? je dis et redis tout haut que je vous aime,
- Et vous ne dites point, Psyché, que vous m'aimez! 1840
- Est-ce que pour jamais vos beaux yeux sont fermés,
- Qu'à jamais la clarté leur vient d'être ravie?
- O mort! devois-tu prendre un dard si criminel,
- Et sans aucun respect pour mon être éternel,
- Attenter à ma propre vie? 1845
- Combien de fois, ingrate déité,
- Ai-je grossi ton noir empire
- Par les mépris et par la cruauté
- D'une orgueilleuse ou farouche beauté!
- Combien même, s'il le faut dire, 1850
- T'ai-je immolé de fidèles amants
- A force de ravissements!
- Va, je ne blesserai plus d'âmes,
- Je ne percerai plus de cœurs,
- Qu'avec des dards trempés aux divines liqueurs 1855
- Qui nourrissent du ciel les immortelles flammes,
- Et n'en lancerai plus que pour faire à tes yeux
- Autant d'amants, autant de dieux.
- Et vous, impitoyable mère,
- Qui la forcez à m'arracher 1860
- Tout ce que j'avois de plus cher,
- Craignez, à votre tour, l'effet de ma colère.
- Vous me voulez faire la loi,
- Vous qu'on voit si souvent la recevoir de moi!
- Vous qui portez un cœur sensible comme un autre, 1865
- Vous enviez au mien les délices du vôtre!
- Mais dans ce même cœur j'enfoncerai des coups
- Qui ne seront suivis que de chagrins jaloux;
- Je vous accablerai de honteuses surprises,
- Et choisirai partout à vos vœux les plus doux 1870
- Des Adonis et des Anchises
- Qui n'auront que haine pour vous.
-
-
-SCÈNE V.
-
-VÉNUS, L'AMOUR, PSYCHÉ évanouie.
-
- VÉNUS.
-
- La menace est respectueuse;
- Et d'un enfant qui fait le révolté
- La colère présomptueuse.... 1875
-
- L'AMOUR.
-
- Je ne suis plus enfant, et je l'ai trop été;
- Et ma colère est juste autant qu'impétueuse.
-
- VÉNUS.
-
- L'impétuosité s'en devroit retenir,
- Et vous pourriez vous souvenir
- Que vous me devez la naissance. 1880
-
- L'AMOUR.
-
- Et vous pourriez n'oublier pas
- Que vous avez un cœur et des appas
- Qui relèvent de ma puissance;
- Que mon arc de la vôtre est l'unique soutien;
- Que sans mes traits elle n'est rien; 1885
- Et que si les cœurs les plus braves
- En triomphe par vous se sont laissé traîner[348],
- Vous n'avez jamais fait d'esclaves
- Que ceux qu'il m'a plu d'enchaîner.
- Ne me vantez donc plus ces droits de la naissance 1890
- Qui tyrannisent mes desirs;
- Et si vous ne voulez perdre mille soupirs,
- Songez, en me voyant, à la reconnoissance,
- Vous qui tenez de ma puissance
- Et votre gloire et vos plaisirs. 1895
-
- VÉNUS.
-
- Comment l'avez-vous défendue,
- Cette gloire dont vous parlez?
- Comment me l'avez-vous rendue?
- Et quand vous avez vu mes autels désolés,
- Mes temples violés, 1900
- Mes honneurs ravalés,
- Si vous avez pris part à tant d'ignominie,
- Comment en a-t-on vu punie
- Psyché qui me les a volés?
- Je vous ai commandé de la rendre charmée 1905
- Du plus vil de tous les mortels,
- Qui ne daignât répondre à son âme enflammée
- Que par des rebuts éternels,
- Par les mépris les plus cruels;
- Et vous-même l'avez aimée! 1910
- Vous avez contre moi séduit des immortels:
- C'est pour vous qu'à mes yeux les Zéphirs l'ont cachée;
- Qu'Apollon même, suborné
- Par un oracle adroitement tourné,
- Me l'avoit si bien arrachée, 1915
- Que si sa curiosité,
- Par une aveugle défiance,
- Ne l'eût rendue à ma vengeance,
- Elle échappoit à mon cœur irrité.
- Voyez l'état où votre amour l'a mise, 1920
- Votre Psyché: son âme va partir;
- Voyez; et si la vôtre en est encore éprise,
- Recevez son dernier soupir.
- Menacez, bravez-moi, cependant qu'elle expire:
- Tant d'insolence vous sied bien! 1925
- Et je dois endurer quoi qu'il vous plaise dire,
- Moi qui sans vos traits ne puis rien!
-
- L'AMOUR.
-
- Vous ne pouvez que trop, déesse impitoyable:
- Le Destin l'abandonne à tout votre courroux;
- Mais soyez moins inexorable 1930
- Aux prières, aux pleurs d'un fils à vos genoux.
- Ce doit vous être un spectacle assez doux
- De voir d'un œil Psyché mourante,
- Et de l'autre ce fils, d'une voix suppliante,
- Ne vouloir plus tenir son bonheur que de vous. 1935
- Rendez-moi ma Psyché, rendez-lui tous ses charmes;
- Rendez-la, Déesse, à mes larmes;
- Rendez à mon amour, rendez à ma douleur
- Le charme de mes yeux et le choix de mon cœur.
-
- VÉNUS.
-
- Quelque amour que Psyché vous donne, 1940
- De ses malheurs par moi n'attendez pas la fin:
- Si le Destin me l'abandonne,
- Je l'abandonne à son destin.
- Ne m'importunez plus; et dans cette infortune,
- Laissez-la sans Vénus triompher ou périr. 1945
-
- L'AMOUR.
-
- Hélas! si je vous importune,
- Je ne le ferois pas si je pouvois mourir.
-
- VÉNUS.
-
- Cette douleur n'est pas commune,
- Qui force un immortel à souhaiter la mort.
-
- L'AMOUR.
-
- Voyez par son excès si mon amour est fort. 1950
- Ne lui ferez-vous grâce aucune?
-
- VÉNUS.
-
- Je vous l'avoue, il me touche le cœur,
- Votre amour: il désarme, il fléchit ma rigueur.
- Votre Psyché reverra la lumière.
-
- L'AMOUR.
-
- Que je vous vais partout faire donner d'encens! 1955
-
- VÉNUS.
-
- Oui, vous la reverrez dans sa beauté première;
- Mais de vos vœux reconnoissants
- Je veux la déférence entière;
- Je veux qu'un vrai respect laisse à mon amitié
- Vous choisir une autre moitié. 1960
-
- L'AMOUR.
-
- Et moi je ne veux plus de grâce,
- Je reprends toute mon audace:
- Je veux Psyché, je veux sa foi;
- Je veux qu'elle revive, et revive pour moi,
- Et tiens indifférent que votre haine lasse 1965
- En faveur d'une autre se passe.
- Jupiter, qui paroît, va juger entre nous
- De mes emportements et de votre courroux.
-
-(Après quelques éclairs et roulements de tonnerre, Jupiter paroît
-en l'air sur son aigle.)
-
-
-SCÈNE VI.
-
-JUPITER, VÉNUS, L'AMOUR, PSYCHÉ.
-
- L'AMOUR.
-
- Vous à qui seul tout est possible,
- Père des Dieux, souverain des mortels, 1970
- Fléchissez la rigueur d'une mère inflexible,
- Qui sans moi n'auroit point d'autels.
- J'ai pleuré, j'ai prié, je soupire, menace,
- Et perds menaces et soupirs.
- Elle ne veut pas voir que de mes déplaisirs 1975
- Dépend du monde entier l'heureuse ou triste face,
- Et que si Psyché perd le jour,
- Si Psyché n'est à moi, je ne suis plus l'Amour.
- Oui, je romprai mon arc, je briserai mes flèches,
- J'éteindrai jusqu'à mon flambeau, 1980
- Je laisserai languir la nature au tombeau;
- Ou si je daigne aux cœurs faire encor quelques brèches
- Avec ces pointes d'or qui me font obéir,
- Je vous blesserai tous là-haut pour des mortelles,
- Et ne décocherai sur elles 1985
- Que des traits émoussés qui forcent à haïr,
- Et qui ne font que des rebelles,
- Des ingrates et des cruelles.
- Par quelle tyrannique loi
- Tiendrai-je à vous servir mes armes toujours prêtes, 1990
- Et vous ferai-je à tous conquêtes sur conquêtes,
- Si vous me défendez d'en faire une pour moi?
-
- JUPITER.
-
- Ma fille, sois-lui moins sévère.
- Tu tiens de sa Psyché le destin en tes mains:
- La Parque, au moindre mot, va suivre ta colère; 1995
- Parle, et laisse-toi vaincre aux tendresses de mère,
- Ou[349] redoute un courroux que moi-même je crains.
- Veux-tu donner le monde en proie
- A la haine, au désordre, à la confusion;
- Et d'un dieu d'union, 2000
- D'un dieu de douceurs et de joie,
- Faire un dieu d'amertume et de division?
- Considère ce que nous sommes,
- Et si les passions doivent nous dominer:
- Plus la vengeance a de quoi plaire aux hommes, 2005
- Plus il sied bien aux Dieux de pardonner.
-
- VÉNUS.
-
- Je pardonne à ce fils rebelle.
- Mais voulez-vous qu'il me soit reproché
- Qu'une misérable mortelle,
- L'objet de mon courroux, l'orgueilleuse Psyché, 2010
- Sous ombre qu'elle est un peu belle,
- Par un hymen dont je rougis
- Souille mon alliance et le lit de mon fils?
-
- JUPITER.
-
- Eh bien! je la fais immortelle[350],
- Afin d'y rendre tout égal. 2015
-
- VÉNUS.
-
- Je n'ai plus de mépris ni de haine pour elle,
- Et l'admets à l'honneur de ce nœud conjugal.
- Psyché, reprenez la lumière
- Pour ne la reperdre jamais.
- Jupiter a fait votre paix, 2020
- Et je quitte cette humeur fière
- Qui s'opposoit à vos souhaits.
-
- PSYCHÉ.
-
- C'est donc vous, ô grande déesse,
- Qui redonnez la vie à ce cœur innocent!
-
- VÉNUS.
-
- Jupiter vous fait grâce, et ma colère cesse. 2025
- Vivez, Vénus l'ordonne; aimez, elle y consent.
-
- PSYCHÉ, à l'Amour.
-
- Je vous revois enfin, cher objet de ma flamme!
-
- L'AMOUR, à Psyché.
-
- Je vous possède enfin, délices de mon âme!
-
- JUPITER.
-
- Venez, amants, venez aux cieux
- Achever un si grand et si digne hyménée. 2030
- Viens-y, belle Psyché, changer de destinée;
- Viens prendre place au rang des Dieux.
-
- * * * * *
-
- Deux grandes machines descendent aux deux côtés de Jupiter,
- cependant qu'il dit ces derniers vers. Vénus avec sa suite monte
- dans l'une, l'Amour avec Psyché dans l'autre, et tous ensemble
- remontent au ciel.
-
- Les divinités, qui avoient été partagées entre Vénus et son fils,
- se réunissent en les voyant d'accord; et toutes ensemble, par des
- concerts, des chants et des danses, célèbrent la fête des noces
- de l'Amour.
-
- Apollon paroît le premier, et comme dieu de l'harmonie, commence
- à chanter, pour inviter les autres dieux à se réjouir.
-
- RÉCIT D'APOLLON.
-
- Unissons-nous, troupe immortelle:
- Le dieu d'amour devient heureux amant,
- Et Vénus a repris sa douceur naturelle 2035
- En faveur d'un fils si charmant:
- Il va goûter en paix, après un long tourment,
- Une felicité qui doit être éternelle.
-
-(Toutes les divinités chantent ensemble ce couplet à la gloire de
-l'Amour.)
-
- Célébrons ce grand jour;
- Célébrons tous une fête si belle; 2040
- Que nos chants en tous lieux en portent la nouvelle,
- Qu'ils fassent retentir le céleste séjour.
- Chantons, répétons tour à tour
- Qu'il n'est point d'âme si cruelle
- Qui tôt ou tard ne se rende à l'Amour. 2045
-
- APOLLON continue.
-
- Le dieu qui nous engage
- A lui faire la cour
- Défend qu'on soit trop sage.
- Les Plaisirs ont leur tour;
- C'est leur plus doux usage 2050
- Que de finir les soins du jour.
- La nuit est le partage
- Des Jeux et de l'Amour.
-
- Ce seroit grand dommage
- Qu'en ce charmant séjour 2055
- On eût un cœur sauvage.
- Les Plaisirs ont leur tour;
- C'est leur plus doux usage
- Que de finir les soins du jour.
- La nuit est le partage 2060
- Des Jeux et de l'Amour.
-
- (Deux Muses, qui ont toujours évité de s'engager sous les lois de
- l'Amour, conseillent aux belles qui n'ont point encore aimé de
- s'en défendre avec soin, à leur exemple.)
-
- CHANSON DES MUSES.
-
- Gardez-vous, beautés sévères;
- Les Amours font trop d'affaires;
- Craignez toujours de vous laisser charmer.
- Quand il faut que l'on soupire, 2065
- Tout le mal n'est pas de s'enflammer:
- Le martyre
- De le dire
- Coûte plus cent fois que d'aimer.
-
- SECOND COUPLET DES MUSES.
-
- On ne peut aimer sans peines; 2070
- Il est peu de douces chaînes:
- A tout moment on se sent alarmer.
- Quand il faut que l'on soupire,
- Tout le mal n'est pas de s'enflammer:
- Le martyre 2075
- De le dire
- Coûte plus cent fois que d'aimer.
-
-(Bacchus fait entendre qu'il n'est pas si dangereux que l'Amour.)
-
- RÉCIT DE BACCHUS.
-
- Si quelquefois,
- Suivant nos douces lois,
- La raison se perd et s'oublie, 2080
- Ce que le vin nous cause de folie
- Commence et finit en un jour;
- Mais quand un cœur est enivré d'amour,
- Souvent c'est pour toute la vie.
-
- (Mome déclare qu'il n'a point de plus doux emploi que de médire,
- et que ce n'est qu'à l'Amour seul qu'il n'ose se jouer.)
-
- RÉCIT DE MOME.
-
- Je cherche à médire 2085
- Sur la terre et dans les cieux,
- Je soumets à ma satire
- Les plus grands des Dieux.
- Il n'est dans l'univers que l'Amour qui m'étonne:
- Il est le seul que j'épargne aujourd'hui. 2090
- Il n'appartient qu'à lui
- De n'épargner personne.
-
-ENTRÉE DE BALLET,
-
-Composée de deux Mænades et de deux Ægipans, qui suivent Bacchus.
-
-ENTRÉE DE BALLET,
-
- Composée de quatre Polichinelles et de deux Matassins, qui
- suivent Mome et viennent joindre leur plaisanterie et leur
- badinage aux divertissements de cette grande fête.
-
- Bacchus et Mome, qui les conduisent, chantent au milieu d'eux
- chacun une chanson, Bacchus à la louange du vin, et Mome une
- chanson enjouée sur le sujet et les avantages de la raillerie.
-
- RÉCIT DE BACCHUS.
-
- Admirons le jus de la treille;
- Qu'il est puissant! qu'il a d'attraits!
- Il sert aux douceurs de la paix, 2095
- Et dans la guerre il fait merveille;
- Mais surtout pour les amours
- Le vin est d'un grand secours.
-
- RÉCIT DE MOME.
-
- Folâtrons, divertissons-nous,
- Raillons; nous ne saurions mieux faire: 2100
- La raillerie est nécessaire
- Dans les jeux les plus doux,
- Sans la douceur que l'on goûte à médire,
- On trouve peu de plaisirs sans ennui:
- Rien n'est si plaisant que de rire, 2105
- Quand on rit aux dépens d'autrui.
-
- Plaisantons, ne pardonnons rien,
- Rions, rien n'est plus à la mode:
- On court péril d'être incommode
- En disant trop de bien. 2110
- Sans la douceur que l'on goûte à médire,
- On trouve peu de plaisirs sans ennui:
- Rien n'est si plaisant que de rire,
- Quand on rit aux dépens d'autrui.
-
-(Mars arrive au milieu du théâtre, suivi de sa troupe guerrière,
-qu'il excite à profiter de leur loisir, en prenant part aux
-divertissements.)
-
- RÉCIT DE MARS.
-
- Laissons en paix toute la terre, 2115
- Cherchons de doux amusements;
- Parmi les jeux les plus charmants
- Mêlons l'image de la guerre.
-
-ENTRÉE DE BALLET.
-
-Suivants de Mars, qui font, en dansant avec des enseignes, une
-manière d'exercice.
-
-DERNIÈRE ENTRÉE DE BALLET.
-
- Les troupes différentes de la suite d'Apollon, de Bacchus, de
- Mome et de Mars, après avoir achevé leurs entrées particulières,
- s'unissent ensemble, et forment la dernière entrée, qui renferme
- toutes les autres.
-
- Un chœur de toutes les voix et de tous les instruments, qui sont
- au nombre de quarante, se joint à la danse générale, et termine
- la fête des noces de l'Amour et de Psyché.
-
- DERNIER CHOEUR.
-
- Chantons les plaisirs charmants
- Des heureux amants. 2120
- Que tout le ciel s'empresse
- A leur faire sa cour.
- Célébrons ce beau jour
- Par mille doux chants d'allégresse;
- Célébrons ce beau jour 2125
- Par mille doux chants d'amour.
-
- (Dans le grand salon du palais des Tuileries, où _Psyché_ a été
- représentée devant Leurs Majestés, il y avoit des timbales, des
- trompettes et des tambours, mêlés dans ces derniers concerts; et
- ce dernier couplet se chantoit ainsi:)
-
- Chantons les plaisirs charmants
- Des heureux amants.
- Répondez-nous, trompettes,
- Timbales et tambours; 2130
- Accordez-vous toujours
- Avec le doux son des musettes;
- Accordez-vous toujours
- Avec le doux chant des amours.
-
-
-FIN DE PSYCHÉ.
-
- [344] L'édition de 1671 porte, par erreur sans doute,
- _d'un fils_.
-
- [345] Dans l'édition de 1697: «Tout morts.» Voyez
- ci-dessus, p. 340, le vers 1350 et la note qui s'y rapporte.
-
- [346] _Et ecce, inquit, inepta ego divinæ formositatis
- gerula, quæ ne tantillum quidem indidem mihi delibo, vel sic illi
- amatori meo formoso placitura._ (Apulée, _la Métamorphose_, livre
- VI.)
-
- [347] _Reserat pyxidem_ (Psyche). _Nec quidquam ibi
- rerum, nec formositas ulla,_ _sed infernus somnus ac vere
- stygius; qui statim cooperculo revelatus, invadit eam, crassaque
- soporis nebula cunctis ejus membris perfunditur, et in ipso
- vestigio ipsaque semita collapsam possidet; et jacebat immobilis,
- et nihil aliud quam dormiens cadaver._ (Apulée, _la
- Metamorphose_, livre VI.)
-
- [348] Les anciennes éditions donnent _se sont laissés
- traîner_, avec accord du participe.
-
- [349] Les éditions de 1676, de 1682 et de 1697 portent
- _On_, pour _Ou_.
-
- [350] _Porrecto ambrosiæ poculo, «Sume, inquit, Psyche,
- et immortalis esto.»_ (Apulée, _la Métamorphose_, livre VI.)
-
-
-
-
- PULCHÉRIE
-
- COMÉDIE HÉROÏQUE
-
- 1672
-
-
-
-
-NOTICE.
-
-
-Nous apprenons par plusieurs témoignages contemporains, que
-Corneille, suivant sa coutume[351], alla lire cette pièce chez
-plusieurs personnes considérables, assez longtemps avant de la
-faire représenter. Le 15 janvier 1672, Mme de Sévigné écrit à sa
-fille: «Il (_Corneille_) nous lut l'autre jour une comédie chez
-M. de la Rochefoucauld, qui fait souvenir (_disent les éditions
-de Perrin_) de sa défunte veine,» ou, suivant le texte d'une
-ancienne copie, adopté dans la dernière édition des lettres de
-Mme de Sévigné[352]: «qui fait souvenir de la Reine mère.» La
-déclaration par laquelle _Pulchérie_, âgée de plus de cinquante
-ans, annonce à Léon qu'elle l'aime, «_fait souvenir_, en effet,
-comme on le remarque en note, d'Anne d'Autriche et de Mazarin.»
-
-Près de deux mois plus tard, le 9 mars, Mme de Sévigné nous
-signale une autre lecture de notre poëte; elle dit en parlant de
-Retz: «Nous tâchons d'amuser notre cher Cardinal. Corneille lui a
-lu une comédie qui sera jouée dans quelque temps, et qui fait
-souvenir des anciennes[353].» Cette lecture ne fut pas la
-dernière, car Mme de Sévigné ajoute dans la même lettre: «Je
-suis folle de Corneille; il nous redonnera encore _Pulchérie_, où
-l'on verra encore
-
- La main qui crayonna
- La mort du grand Pompée et l'amour de Cinna[354].
-
-Il faut que tout cède à son génie[355].»
-
-Dans le _Mercure galant_[356], Donneau de Visé parle, sous la
-date du 19 mars, de la favorable impression que ces lectures
-avaient produite, et fait l'éloge de Corneille, «de qui, malgré
-le grand âge, on doit toujours attendre des pièces achevées,
-comme on trouvera sans doute dans sa dernière tragédie, qui
-paroîtra l'hiver prochain sous le nom de _Pulchérie_, et qui ne
-peut manquer de plaire à ceux qui ont le cœur et l'esprit bien
-fait, comme elle a déjà plu à ceux qui ont eu le bonheur de lui
-entendre lire.»
-
-M. Édouard Fournier fait ressortir l'habileté avec laquelle
-Corneille avait su choisir des auditeurs qui devaient être
-préparés d'avance à bien accueillir un pareil ouvrage: «Ce n'est
-pas, dit-il, chez la Rochefoucauld, dont un dernier amour, plus
-d'esprit que de cœur, il est vrai, ranimait la goutteuse
-vieillesse; ce n'est pas non plus chez le cardinal de Retz,
-désabusé de tout, hormis de l'ambition, que l'on se fût avisé de
-trouver invraisemblable et ridicule le vieux Martian partageant
-sa dernière saison entre les soins de l'ambition et ceux de
-l'amour[357].»
-
-Du reste, à en croire Fontenelle, ce personnage de Martian, qui
-fut le plus goûté de l'ouvrage, n'était autre que Corneille. «Il
-s'est dépeint lui-même, avec bien de la force, nous dit son
-neveu, dans Martian, qui est un vieillard amoureux[358].»
-Beaucoup de vieux gentilshommes de la cour spirituelle et
-élégante de Versailles se reconnaissaient, sans l'avouer,
-dans ce portrait. L'un d'eux, plus sincère que les autres, osa
-féliciter Corneille de l'avoir tracé: «M. le maréchal de Gramont
-lui dit qu'il lui savoit bon gré d'avoir trouvé un caractère
-d'amant pour les vieillards, dont on ne s'étoit point encore
-avisé, et qu'il lui en étoit obligé pour la part qu'il y pouvoit
-avoir[359].»
-
-«Corneille, dit Voltaire[360], intitula d'abord cette pièce tragédie; il
-la présenta aux comédiens, qui refusèrent de la jouer. Ils étaient plus
-frappés de leurs intérêts que de la réputation de Corneille; il fut
-obligé de la donner à une mauvaise troupe qui jouait au Marais, et qui
-ne put se soutenir.» Ce fait, qui ne se trouve appuyé d'aucun témoignage
-plus ancien, ne nous paraît pas bien certain. Nous avons vu que de tout
-temps Corneille avait aimé à faire représenter tour à tour ses divers
-ouvrages par des troupes différentes. Quelques-uns de ses contemporains
-ont même vu là, bien à tort, un calcul d'avarice[361]. Il faudrait donc
-se garder d'imaginer, d'après le passage de Voltaire que nous venons de
-rapporter, que le théâtre du Marais fût pour Corneille une sorte de pis
-aller auquel le dédain de la troupe royale l'eût forcé d'avoir recours.
-
-Dans ses nouvelles «du 30e de juillet jusques au 6e d'aoust,» le
-_Mercure galant_ annonce, parmi les pièces qui devront être
-jouées dans le courant de l'hiver, le dernier ouvrage de notre
-poëte: «Les comédiens du Marais représenteront, dit-il, la
-_Pulchérie_, de M. de Corneille l'aîné[362].»
-
-Dans le volume suivant[363], Donneau de Visé, le rédacteur du
-_Mercure_, rend compte en ces termes de cette pièce, qui, suivant
-les frères Parfait, avait été jouée en novembre 1672: «La
-_Pulchérie_ de M. de Corneille l'aîné, dont je vous ai déjà
-parlé, a été représentée sur le théâtre du Marais, et tous les
-obstacles qui empêchent les pièces de réussir dans un quartier si
-éloigné, n'ont pas été assez puissants pour nuire à cet ouvrage.»
-C'est à peu près ce que l'auteur lui-même dit dans son avis _Au
-lecteur_: «Bien que cette pièce aye été reléguée dans un
-lieu où on ne vouloit plus se souvenir qu'il y eût un théâtre,
-bien qu'elle ait passé par des bouches pour qui on n'étoit
-prévenu d'aucune estime, bien que ses principaux caractères
-soient contre le goût du temps, elle n'a pas laissé de peupler le
-désert, de mettre en crédit des acteurs dont on ne connoissoit
-pas le mérite....»
-
-Nous ignorons quels furent ces acteurs, mais ce qu'on ne sait que
-trop, c'est que, malgré les assertions de Corneille et de ses
-amis, le succès fut loin d'être tel qu'ils le disent et que
-peut-être ils se l'imaginèrent. A coup sûr, Mme de Coulanges
-étoit une plus fidèle interprète des sentiments du public,
-lorsqu'elle écrivait, le 24 février 1673, à Mme de Sévigné, alors
-en Provence, cette phrase brève et indifférente: «_Pulchérie_ n'a
-point réussi[364].»
-
-Le privilége de _Pulchérie_ a été accordé «le trentiesme jour de
-decembre l'an de grâce mil six cens soixante-douze.» L'Achevé
-d'imprimer est du 20 janvier 1673. Le titre de l'édition
-originale est ainsi conçu: PULCHERIE, COMEDIE HEROIQUE. _A Paris,
-chez Guillaume de Luyne_.... M.DC.LXXIII. Auec priuilege du Roy.
-Le volume, de format in-12, se compose de 4 feuillets et de 72
-pages.
-
- [351] Voyez ce qui est raconté au tome III, p. 254 et
- 465, et au tome VI, p. 567.
-
- [352] Édition Monmerqué (1862), tome II, p. 470.
-
- [353] Tome II, p. 524.--L'analogie de cette dernière
- phrase avec ce passage de la lettre du 15 janvier, que nous
- venons de rapporter: «qui fait souvenir de sa défunte veine,»
- pourrait, comme il est dit dans une note de l'édition de Mme de
- Sévigné à laquelle nous empruntons ces citations, donner un
- certain degré de vraisemblance à cette leçon de Perrin.
-
- [354] Allusion à ce passage des _Vers_ à Foucquet en
- tête d'_Œdipe_(tome VI, p. 122, vers 35 et 36):
-
- Et je me trouve encor la main qui crayonna
- L'âme du grand Pompée et l'esprit de Cinna.
-
- [355] Tome II, p. 529.
-
- [356] Tome I, p. 221 et 222.
-
- [357] _Notes sur la vie de Corneille_, en tête de
- _Corneille à la butte Saint-Roch_, p. XXIII et XXIV.
-
- [358] _Œuvres_, édition de 1742, tome III, p. 117.
-
- [359] Lettre de Mlle Dupré à Bussy, 29 janvier 1675.
- _Correspondance de Roger de Rabutin, comte de Bussy_, publiée par
- M. Lalanne, tome II, p. 213.
-
- [360] _Préface de Pulchérie._
-
- [361] Voyez tome I, p. 258.
-
- [362] Tome III, p. 370.
-
- [363] Tome IV, p. 225 et suivantes.
-
-
-
-
-AU LECTEUR.
-
-Pulchérie, fille de l'empereur Arcadius, et sœur du jeune
-Théodose, a été une princesse très-illustre, et dont les talents
-étoient merveilleux: tous les historiens en conviennent. Dès
-l'âge de quinze ans elle empiéta le gouvernement sur son frère,
-dont elle avoit reconnu la foiblesse, et s'y conserva tant qu'il
-vécut, à la réserve d'environ une année de disgrâce, qu'elle
-passa loin de la cour, et qui coûta cher à ceux qui l'avoient
-réduite à s'en éloigner[365]. Après la mort de ce prince, ne
-pouvant retenir l'autorité souveraine en sa personne, ni se
-résoudre à la quitter, elle proposa son mariage à Martian, à la
-charge qu'il lui permettroit de garder sa virginité, qu'elle
-avoit vouée et consacrée à Dieu. Comme il étoit déjà assez avancé
-dans la vieillesse, il accepta la condition aisément, et elle le
-nomma pour empereur au sénat, qui ne voulut, ou n'osa l'en
-dédire[366]. Elle passoit alors cinquante ans, et mourut deux ans
-après. Martian en régna sept, et eut pour successeur Léon, que
-ses excellentes qualités firent surnommer le Grand[367]. Le
-patrice Aspar le servit à monter au trône, et lui demanda pour
-récompense l'association à cet empire qu'il lui avoit fait
-obtenir. Le refus de Léon le fit conspirer contre ce maître qu'il
-s'étoit choisi, la conspiration fut découverte, et Léon s'en
-défit[368]. Voilà ce que m'a prêté l'histoire. Je ne veux point
-prévenir votre jugement sur ce que j'y ai changé ou ajouté, et me
-contenterai de vous dire que bien que cette pièce aye été
-reléguée dans un lieu où on ne vouloit plus se souvenir qu'il y
-eût un théâtre, bien qu'elle ait passé[369] par des bouches pour
-qui on n'étoit prévenu d'aucune estime, bien que ses principaux
-caractères soient contre le goût du temps, elle n'a pas laissé de
-peupler le désert, de mettre en crédit des acteurs dont on ne
-connoissoit pas le mérite, et de faire voir qu'on n'a pas
-toujours besoin de s'assujettir aux entêtements du siècle pour se
-faire écouter sur la scène[370]. J'aurai de quoi me satisfaire,
-si cet ouvrage est aussi heureux à la lecture qu'il a été[371] à
-la représentation; et si j'ose ne vous dissimuler rien, je me
-flatte assez pour l'espérer.
-
- [364] _Lettres de Mme de Sévigné_, tome III, p. 192.
-
- [365] Ælia Pulcheria, née le 19 janvier 399,
- petite-fille de Théodose le Grand, deuxième fille d'Arcadius et
- d'Ælia Eudoxia, fut déclarée Auguste et impératrice le 4 juillet
- 414, pour prendre soin de tout l'empire et de son frère Théodose,
- qui n'avoit que deux ans de moins qu'elle. Pulchérie consacra sa
- virginité à Jésus-Christ, et son exemple fut suivi par ses trois
- sœurs Flaccille, Arcadie et Marine. C'est par son influence que
- furent convoqués les conciles d'Éphèse et de Chalcédoine.
- L'Église grecque la vénère comme sainte et célèbre sa fête le 15
- septembre. La disgrâce de Pulchérie et son éloignement passager
- de la cour eurent lieu en 447. Dans _Attila_, Corneille indique,
- en quatre vers, le caractère de cette princesse et la position
- qu'elle occupait; après avoir parlé de plusieurs souverains qui
- se laissent gouverner par ceux qui les entourent, Valamir ajoute:
-
- Le second Théodose avoit pris leur modèle:
- Sa sœur à cinquante ans le tenoit en tutelle,
- Et fut, tant qu'il régna, l'âme de ce grand corps,
- Dont elle fait encor mouvoir tous les ressorts.
-
- (Acte I, scène II, vers 205-208.)
-
- Peut-être est-ce en écrivant ce passage que l'idée de mettre au
- théâtre le personnage de Pulchérie s'est présentée à notre poëte.
-
- [366] Dans sa _Préface de Pulchérie_, Voltaire dit que
- Martian ou Marcien avait «soixante et dix» ans au moment où il se
- maria. C'est une assez grave erreur. Marcien, né en 391, n'avait
- que neuf ans de plus que l'Impératrice. Marcien, qui avait passé
- dix-neuf ans au service domestique et militaire d'Aspar (patrice
- et général romain) et de son fils, et qui avait fait sous leurs
- ordres les guerres de Perse et d'Afrique, était parvenu, grâce à
- leur protection, au rang de tribun et de sénateur. Théodose
- mourut le 20 juin ou le 28 juillet 450; Marcien, déclaré empereur
- le 24 ou le 25 août, épousa ensuite Pulchérie.
-
- [367] Léon Ier, dit le Thrace, l'Ancien ou le Grand,
- régna de 457 à 474. Il avait été intendant d'Aspar, qui par son
- crédit le fit parvenir à l'empire.
-
- [368] Aspar, Alain de naissance et arien de religion,
- fit ses premières armes sous la conduite de son père, Ardaburius,
- général de Théodose II, qui commandait en 421 l'armée qui marcha
- contre les Perses. Il devint à son tour général de Théodose,
- conserva son crédit sous Marcien, et en 457, à la mort de ce
- prince, il était le personnage le plus considérable de l'Empire.
- Il fut massacré en 471.
-
- [369] _Aye été.... ait passé_: tel est le texte des deux
- éditions publiées du vivant de Corneille; voyez tome VI, p. 611,
- note 2.
-
- [370] Voyez ci-dessus la _Notice_, p. 376.
-
- [371] Thomas Corneille (1692) et Voltaire (1764)
- donnent: «qu'il l'a été.»
-
-
-
-
-LISTE DES ÉDITIONS QUI ONT ÉTÉ COLLATIONNÉES POUR LES VARIANTES
-DE _PULCHÉRIE_.
-
- ÉDITION SÉPARÉE.
-
- 1673 in-12;
-
- RECUEIL.
-
- 1682 in-12.
-
-
-
-
-ACTEURS[372].
-
- PULCHÉRIE, impératrice d'Orient.
-
- MARTIAN, vieux sénateur, ministre d'État sous Théodose le
- jeune[373].
-
- LÉON, amant de Pulchérie.
-
- ASPAR, amant d'Irène.
-
- IRÈNE, sœur de Léon.
-
- JUSTINE, fille de Martian.
-
-La scène est à Constantinople, dans le palais impérial.
-
- [372] Presque tous les personnages de cette pièce sont
- historiques. Voyez ci-dessus, p. 376-378, l'avis _Au lecteur_ et
- les notes qui l'accompagnent.
-
- [373] Dans l'édition de 1692 il y a simplement: «sous
- Théodose.»
-
-
-
-
-PULCHÉRIE.
-
-COMÉDIE HÉROÏQUE.
-
-
-
-
-ACTE I.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-PULCHÉRIE, LÉON.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Je vous aime, Léon, et n'en fais point mystère[374]:
- Des feux tels que les miens n'ont rien qu'il faille taire.
- Je vous aime, et non point de cette folle ardeur
- Que les yeux éblouis font maîtresse du cœur,
- Non d'un amour conçu par les sens en tumulte, 5
- A qui l'âme applaudit sans qu'elle se consulte,
- Et qui ne concevant que d'aveugles désirs,
- Languit dans les faveurs, et meurt dans les plaisirs:
- Ma passion pour vous, généreuse et solide,
- A la vertu pour âme, et la raison pour guide, 10
- La gloire pour objet, et veut sous votre loi
- Mettre en ce jour illustre et l'univers et moi.
- Mon aïeul Théodose, Arcadius mon père,
- Cet empire quinze ans gouverné pour un frère[375],
- L'habitude à régner, et l'horreur d'en déchoir, 15
- Vouloient[376] dans un mari trouver même pouvoir.
- Je vous en ai cru digne; et dans ces espérances,
- Dont un penchant flatteur m'a fait des assurances,
- De tout ce que sur vous j'ai fait tomber d'emplois
- Aucun n'a démenti l'attente de mon choix; 20
- Vos hauts faits à grands pas nous[377] portoient à l'empire;
- J'avois réduit mon frère à ne m'en point dédire:
- Il vous y donnoit part, et j'étois toute à vous;
- Mais ce malheureux prince est mort trop tôt pour nous.
- L'empire est à donner, et le sénat s'assemble 25
- Pour choisir une tête à ce grand corps qui tremble[378],
- Et dont les Huns, les Goths, les Vandales, les Francs,
- Bouleversent la masse et déchirent les flancs.
- Je vois de tous côtés des partis et des ligues:
- Chacun s'entre-mesure et forme ses intrigues. 30
- Procope, Gratian, Aréobinde, Aspar[379]
- Vous peuvent enlever ce grand nom de César:
- Ils ont tous du mérite; et ce dernier s'assure
- Qu'on se souvient encor de son père Ardabure,
- Qui terrassant Mitrane en combat singulier, 35
- Nous acquit sur la Perse un avantage entier,
- Et rassurant par là nos aigles alarmées,
- Termina seul la guerre aux yeux des deux armées[380].
- Mes souhaits, mon crédit, mes amis, sont pour vous;
- Mais à moins que ce rang, plus d'amour, point d'époux: 40
- Il faut, quelques douceurs que cet amour propose,
- Le trône ou la retraite au sang de Théodose;
- Et si par le succès mes desseins sont trahis,
- Je m'exile en Judée auprès d'Athénaïs[381].
-
- LÉON.
-
- Je vous suivrois, Madame; et du moins sans ombrage 45
- De ce que mes rivaux ont sur moi d'avantage,
- Si vous ne m'y faisiez quelque destin plus doux,
- J'y mourrois de douleur d'être indigne de vous:
- J'y mourrois à vos yeux en adorant vos charmes.
- Peut-être essuieriez-vous quelqu'une de mes larmes; 50
- Peut-être ce grand cœur, qui n'ose s'attendrir,
- S'y défendroit si mal de mon dernier soupir,
- Qu'un éclat imprévu de douleur et de flamme
- Malgré vous à son tour voudroit suivre mon âme.
- La mort, qui finiroit à vos yeux mes ennuis, 55
- Auroit plus de douceur que l'état où je suis.
- Vous m'aimez[382]; mais, hélas! quel amour est le vôtre,
- Qui s'apprête peut-être à pencher vers un autre?
- Que servent ces désirs, qui n'auront point d'effet
- Si votre illustre orgueil ne se voit satisfait? 60
- Et que peut cet amour dont vous êtes maîtresse,
- Cet amour dont le trône a toute la tendresse,
- Esclave ambitieux du suprême degré,
- D'un titre qui l'allume et l'éteint à son gré?
- Ah! ce n'est point par là que je vous considère; 65
- Dans le plus triste exil vous me seriez plus chère:
- Là mes yeux, sans relâche attachés à vous voir,
- Feroient de mon amour mon unique devoir;
- Et mes soins, réunis à ce noble esclavage,
- Sauroient de chaque instant vous rendre un plein hommage.[70]
- Pour être heureux amant, faut-il que l'univers
- Ait place dans un cœur qui ne veut que vos fers;
- Que les plus dignes soins d'une flamme si pure
- Deviennent partagés à toute la nature?
- Ah! que ce cœur, Madame, a lieu d'être alarmé, 75
- Si sans être empereur je ne suis plus aimé!
-
- PULCHÉRIE.
-
- Vous le serez toujours; mais une âme bien née
- Ne confond pas toujours l'amour et l'hyménée:
- L'amour entre deux cœurs ne veut que les unir;
- L'hyménée a de plus leur gloire à soutenir; 80
- Et je vous l'avouerai, pour les plus belles vies
- L'orgueil de la naissance a bien des tyrannies:
- Souvent les beaux désirs n'y servent qu'à gêner;
- Ce qu'on se doit combat ce qu'on se veut donner:
- L'amour gémit en vain sous ce devoir sévère.... 85
- Ah! si je n'avois eu qu'un sénateur pour père!
- Mais mon sang dans mon sexe a mis les plus grands cœurs;
- Eudoxe et Placidie[383] ont eu des empereurs:
- Je n'ose leur céder en grandeur de courage;
- Et malgré mon amour je veux même partage: 90
- Je pense en être sûre, et tremble toutefois
- Quand je vois mon bonheur dépendre d'une voix.
-
- LÉON.
-
- Qu'avez-vous à trembler? Quelque empereur qu'on nomme,
- Vous aurez votre amant, ou du moins un grand homme,
- Dont le nom, adoré du peuple et de la cour, 95
- Soutiendra votre gloire, et vaincra votre amour.
- Procope, Aréobinde, Aspar, et leurs semblables,
- Parés de ce grand nom, vous deviendront aimables;
- Et l'éclat de ce rang, qui fait tant de jaloux,
- En eux, ainsi qu'en moi, sera charmant pour vous. 100
-
- PULCHÉRIE.
-
- Que vous m'êtes cruel, que vous m'êtes injuste
- D'attacher tout mon cœur au seul titre d'Auguste!
- Quoi que de ma naissance exige la fierté,
- Vous seul ferez ma joie et ma félicité:
- De tout autre empereur la grandeur odieuse.... 105
-
- LÉON.
-
- Mais vous l'épouserez, heureuse ou malheureuse?
-
- PULCHÉRIE.
-
- Ne me pressez point tant, et croyez avec moi
- Qu'un choix si glorieux vous donnera ma foi,
- Ou que si le sénat à nos vœux est contraire,
- Le ciel m'inspirera ce que je devrai faire. 110
-
- LÉON.
-
- Il vous inspirera quelque sage douleur,
- Qui n'aura qu'un soupir à perdre en ma faveur.
- Oui, de si grands rivaux....
-
- PULCHÉRIE.
-
- Ils ont tous des maîtresses.
-
- LÉON.
-
- Le trône met une âme au-dessus des tendresses.
- Quand du grand Théodose on aura pris le rang, 115
- Il y faudra placer les restes de son sang:
- Il voudra, ce rival, qui que l'on puisse élire,
- S'assurer par l'hymen de vos droits à l'empire.
- S'il a pu faire ailleurs quelque offre de sa foi,
- C'est qu'il a cru ce cœur trop prévenu pour moi; 120
- Mais se voyant au trône et moi dans la poussière,
- Il se promettra tout de votre humeur altière;
- Et s'il met à vos pieds ce charme de vos yeux,
- Il deviendra l'objet que vous verrez le mieux.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Vous pourriez un peu loin pousser ma patience, 125
- Seigneur: j'ai l'âme fière, et tant de prévoyance
- Demande à la souffrir encor plus de bonté
- Que vous ne m'avez vu jusqu'ici de fierté.
- Je ne condamne point ce que l'amour inspire;
- Mais enfin on peut craindre, et ne le point tant dire. 130
- Je n'en tiendrai pas moins tout ce que j'ai promis.
- Vous avez mes souhaits, vous aurez mes amis[384];
- De ceux de Martian vous aurez le suffrage:
- Il a, tout vieux qu'il est, plus de vertus que d'âge;
- Et s'il briguoit pour lui, ses glorieux travaux 135
- Donneroient fort à craindre à vos plus grands rivaux.
-
- LÉON.
-
- Notre empire, il est vrai, n'a point de plus grand homme:
- Séparez-vous du rang, Madame, et je le nomme.
- S'il me peut enlever celui de souverain,
- Du moins je ne crains pas qu'il m'ôte votre main: 140
- Ses vertus le pourroient; mais je vois sa vieillesse.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Quoi qu'il en soit, pour vous ma bonté l'intéresse:
- Il s'est plu sous mon frère à dépendre de moi,
- Et je me viens encor d'assurer de sa foi.
- Je vois entrer Irène; Aspar la trouve belle: 145
- Faites agir pour vous l'amour qu'il a pour elle;
- Et comme en ce dessein rien n'est à négliger,
- Voyez ce qu'une sœur vous pourra ménager.
-
-
-SCÈNE II.
-
-PULCHÉRIE, LÉON, IRÈNE.
-
- PULCHÉRIE.
-
- M'aiderez-vous, Irène, à couronner un frère?
-
- IRÈNE.
-
- Un si foible secours vous est peu nécessaire, 150
- Madame, et le sénat....
-
- PULCHÉRIE.
-
- N'en agissez pas moins:
- Joignez vos vœux aux miens, et vos soins à mes soins,
- Et montrons ce que peut en cette conjoncture
- Un amour secondé de ceux de la nature.
- Je vous laisse y penser.
-
-
-SCÈNE III.
-
-LÉON, IRÈNE.
-
- IRÈNE.
-
- Vous ne me dites rien, 155
- Seigneur: attendez-vous que j'ouvre l'entretien?
-
- LÉON.
-
- A dire vrai, ma sœur, je ne sais que vous dire.
- Aspar m'aime, il vous aime: il y va de l'empire;
- Et s'il faut qu'entre nous on balance aujourd'hui,
- La princesse est pour moi, le mérite est pour lui. 160
- Vouloir qu'en ma faveur à ce grade il renonce,
- C'est faire une prière indigne de réponse;
- Et de son amitié je ne puis l'exiger,
- Sans vous voler un bien qu'il vous doit partager.
- C'est là ce qui me force à garder le silence: 165
- Je me réponds pour vous à tout ce que je pense,
- Et puisque j'ai souffert qu'il ait tout votre cœur,
- Je dois souffrir aussi vos soins pour sa grandeur.
-
- IRÈNE.
-
- J'ignore encor quel fruit je pourrois en attendre.
- Pour le trône, il est sûr qu'il a droit d'y prétendre; 170
- Sur vous et sur tout autre il le peut emporter:
- Mais qu'il m'y donne part, c'est dont j'ose douter.
- Il m'aime en apparence, en effet il m'amuse;
- Jamais pour notre hymen il ne manque d'excuse,
- Et vous aime à tel point, que si vous l'en croyez, 175
- Il ne peut être heureux que vous ne le soyez:
- Non que votre bonheur fortement l'intéresse;
- Mais sachant quel amour a pour vous la princesse,
- Il veut voir quel succès aura son grand dessein,
- Pour ne point m'épouser qu'en sœur de souverain. 180
- Ainsi depuis deux ans vous[385] voyez qu'il diffère.
- Du reste à Pulchérie il prend grand soin de plaire,
- Avec exactitude il suit toutes ses lois;
- Et dans ce que sous lui vous avez eu d'emplois,
- Votre tête aux périls à toute heure exposée 185
- M'a pour vous et pour moi presque désabusée;
- La gloire d'un ami, la haine d'un rival,
- La hasardoient peut-être avec un soin égal.
- Le temps est arrivé qu'il faut qu'il se déclare;
- Et de son amitié l'effort sera bien rare 190
- Si mis à cette épreuve, ambitieux qu'il est,
- Il cherche à vous servir contre son intérêt.
- Peut-être il promettra; mais quoi qu'il vous promette,
- N'en ayons pas, Seigneur, l'âme moins inquiète;
- Son ardeur trouvera pour vous si peu d'appui, 195
- Qu'on le fera lui-même empereur malgré lui;
- Et lors, en ma faveur quoi que l'amour oppose,
- Il faudra faire grâce au sang de Théodose;
- Et le sénat voudra qu'il prenne d'autres yeux
- Pour mettre la princesse au rang de ses aïeux. 200
- Son cœur suivra le sceptre, en quelque main qu'il brille:
- Si Martian l'obtient, il aimera sa fille;
- Et l'amitié du frère et l'amour de la sœur
- Céderont à l'espoir de s'en voir successeur.
- En un mot, ma fortune est encor fort douteuse: 205
- Si vous n'êtes heureux, je ne puis être heureuse;
- Et je n'ai plus d'amant non plus que vous d'ami,
- A moins que dans le trône il vous voie affermi.
-
- LÉON.
-
- Vous présumez bien mal d'un héros qui vous aime.
-
- IRÈNE.
-
- Je pense le connoître à l'égal de moi-même; 210
- Mais croyez-moi, Seigneur, et l'empire est à vous.
-
- LÉON.
-
- Ma sœur!
-
- IRÈNE.
-
- Oui, vous l'aurez malgré lui, malgré tous.
-
- LÉON.
-
- N'y perdons aucun temps: hâtez-vous de m'instruire;
- Hâtez-vous de m'ouvrir la route à m'y conduire;
- Et si votre bonheur peut dépendre du mien.... 215
-
- IRÈNE.
-
- Apprenez le secret de ne hasarder rien.
- N'agissez point pour vous; il s'en offre trop d'autres
- De qui les actions brillent plus que les vôtres,
- Que leurs emplois plus hauts ont mis en plus d'éclat,
- Et qui, s'il faut tout dire, ont plus servi l'État: 220
- Vous les passez peut-être en grandeur de courage;
- Mais il vous a manqué l'occasion et l'âge;
- Vous n'avez commandé que sous des généraux,
- Et n'êtes pas encor du poids de vos rivaux.
- Proposez la princesse; elle a des avantages 225
- Que vous verrez sur l'heure unir tous les suffrages:
- Tant qu'a vécu son frère, elle a régné pour lui;
- Ses ordres de l'empire ont été tout l'appui;
- On vit depuis quinze ans sous son obéissance:
- Faites qu'on la maintienne en sa toute-puissance, 230
- Qu'à ce prix le sénat lui demande un époux;
- Son choix tombera-t-il sur un autre que vous?
- Voudroit-elle de vous une action plus belle
- Qu'un respect amoureux qui veut tenir tout d'elle?
- L'amour en deviendra plus fort qu'auparavant, 235
- Et vous vous servirez vous-même en la servant.
-
- LÉON.
-
- Ah! que c'est me donner un conseil salutaire!
- A-t-on jamais vu sœur qui servît mieux un frère?
- Martian avec joie embrassera l'avis:
- A peine parle-t-il que les siens sont suivis; 240
- Et puisqu'à la princesse il a promis un zèle
- A tout oser pour moi sur l'ordre qu'il a d'elle,
- Comme sa créature, il fera hautement
- Bien plus en sa faveur qu'en faveur d'un amant.
-
- IRÈNE.
-
- Pour peu qu'il vous appuie, allez, l'affaire est sûre. 245
-
- LÉON.
-
- Aspar vient: faites-lui, ma sœur, quelque ouverture;
- Voyez....
-
- IRÈNE.
-
- C'est un esprit qu'il faut mieux ménager;
- Nous découvrir à lui, c'est tout mettre en danger:
- Il est ambitieux, adroit, et d'un mérite....
-
-
-SCÈNE IV.
-
-ASPAR, LÉON, IRÈNE.
-
- LÉON.
-
- Vous me pardonnez bien, Seigneur, si je vous quitte: 250
- C'est suppléer assez à ce que je vous doi
- Que vous laisser ma sœur, qui vous plaît plus que moi.
-
- ASPAR.
-
- Vous m'obligez, Seigneur; mais en cette occurrence
- J'ai besoin avec vous d'un peu de conférence.
- Du sort de l'univers nous allons décider: 255
- L'affaire vous regarde, et peut me regarder;
- Et si tous mes amis ne s'unissent aux vôtres,
- Nos partis divisés pourront céder à d'autres.
- Agissons de concert; et sans être jaloux,
- En ce grand coup d'État, vous de moi, moi de vous, 260
- Jurons-nous que des deux qui que l'on puisse élire
- Fera de son ami son collègue à l'empire;
- Et pour nous l'assurer, voyons sur qui des deux
- Il est plus à propos de jeter tant de vœux:
- Quel nom seroit plus propre à s'attirer le reste. 265
- Pour moi, j'y suis tout prêt, et dès ici j'atteste....
-
- LÉON.
-
- Votre nom pour ce choix est plus fort que le mien,
- Et je n'ose douter que vous n'en usiez bien.
- Je craindrois de tout autre un dangereux partage;
- Mais de vous je n'ai pas, Seigneur, le moindre ombrage, 270
- Et l'amitié voudroit vous en donner ma foi;
- Mais c'est à la princesse à disposer de moi:
- Je ne puis que par elle, et n'ose rien sans elle.
-
- ASPAR.
-
- Certes, s'il faut choisir l'amant le plus fidèle,
- Vous l'allez emporter sur tous sans contredit; 275
- Mais ce n'est pas, Seigneur, le point dont il s'agit:
- Le plus flatteur effort de la galanterie
- Ne peut....
-
- LÉON.
-
- Que voulez-vous? j'adore Pulchérie;
- Et n'ayant rien d'ailleurs par où la mériter,
- J'espère en ce doux titre, et j'aime à le porter. 280
-
- ASPAR.
-
- Mais il y va du trône, et non d'une maîtresse.
-
- LÉON.
-
- Je vais faire, Seigneur, votre offre à la princesse;
- Elle sait mieux que moi les besoins de l'État.
- Adieu: je vous dirai sa réponse au sénat.
-
-
-SCÈNE V.
-
-ASPAR, IRÈNE.
-
- IRÈNE.
-
- Il a beaucoup d'amour.
-
- ASPAR.
-
- Oui, Madame; et j'avoue 285
- Qu'avec quelque raison la princesse s'en loue:
- Mais j'aurois souhaité qu'en cette occasion
- L'amour concertât mieux avec l'ambition,
- Et que son amitié, s'en laissant moins séduire,
- Ne nous exposât point à nous entre-détruire. 290
- Vous voyez qu'avec lui j'ai voulu m'accorder.
- M'aimeriez-vous encor si j'osois lui céder,
- Moi qui dois d'autant plus mes soins à ma fortune,
- Que l'amour entre nous la doit rendre commune?
-
- IRÈNE.
-
- Seigneur, lorsque le mien vous a donné mon cœur, 295
- Je n'ai point prétendu la main d'un empereur:
- Vous pouviez être heureux sans m'apporter ce titre;
- Mais du sort de Léon Pulchérie est l'arbitre,
- Et l'orgueil de son sang avec quelque raison
- Ne peut souffrir d'époux à moins de ce grand nom. 300
- Avant que ce cher frère épouse la princesse,
- Il faut que le pouvoir s'unisse à la tendresse,
- Et que le plus haut rang mette en leur plus beau jour
- La grandeur du mérite et l'excès de l'amour.
- M'aimeriez-vous assez pour n'être point contraire 305
- A l'unique moyen de rendre heureux ce frère,
- Vous qui, dans votre amour, avez pu sans ennui
- Vous défendre de l'être un moment avant lui,
- Et qui mériteriez qu'on vous fît mieux connoître
- Que s'il ne le devient, vous aurez peine à l'être? 310
-
- ASPAR.
-
- C'est aller un peu vite, et bientôt m'insulter
- En sœur de souverain qui cherche à me quitter.
- Je vous aime, et jamais une ardeur plus sincère....
-
- IRÈNE.
-
- Seigneur, est-ce m'aimer que de perdre mon frère?
-
- ASPAR.
-
- Voulez-vous que pour lui je me perde d'honneur? 315
- Est-ce m'aimer que mettre à ce prix mon bonheur?
- Moi, qu'on a vu forcer trois camps et vingt murailles,
- Moi qui, depuis dix ans, ai gagné sept batailles,
- N'ai-je acquis tant de nom que pour prendre la loi
- De qui n'a commandé que sous Procope[386], ou moi, 320
- Que pour m'en faire un maître, et m'attacher moi-même
- Un joug honteux au front, au lieu d'un diadème?
-
- IRÈNE.
-
- Je suis plus raisonnable, et ne demande pas
- Qu'en faveur d'un ami vous descendiez si bas.
- Pylade pour Oreste auroit fait davantage; 325
- Mais de pareils efforts ne sont plus en usage,
- Un grand cœur les dédaigne, et le siècle a changé:
- A s'aimer de plus près on se croit obligé,
- Et des vertus du temps l'âme persuadée
- Hait de ces vieux héros la surprenante idée. 330
-
- ASPAR.
-
- Il y va de ma gloire, et les siècles passés....
-
- IRÈNE.
-
- Elle n'est pas, Seigneur, peut-être où vous pensez;
- Et quoi qu'un juste espoir ose vous faire croire,
- S'exposer au refus, c'est hasarder sa gloire.
- La princesse peut tout, ou du moins plus que vous. 335
- Vous vous attirerez sa haine et son courroux.
- Son amour l'intéresse, et son âme hautaine....
-
- ASPAR.
-
- Qu'on me fasse empereur, et je crains peu sa haine.
-
- IRÈNE.
-
- Mais s'il faut qu'à vos yeux un autre préféré
- Monte, en dépit de vous, à ce rang adoré, 340
- Quel déplaisir! quel trouble! et quelle ignominie
- Laissera pour jamais votre gloire ternie!
- Non, Seigneur, croyez-moi, n'allez point au sénat,
- De vos hauts faits pour vous laissez parler l'éclat.
- Qu'il sera glorieux que sans briguer personne, 345
- Ils fassent à vos pieds apporter la couronne,
- Que votre seul mérite emporte ce grand choix,
- Sans que votre présence ait mendié de voix!
- Si Procope, ou Léon, ou Martian, l'emporte,
- Vous n'aurez jamais eu d'ambition si forte, 350
- Et vous désavouerez tous ceux de vos amis
- Dont la chaleur pour vous se sera trop permis.
-
- ASPAR.
-
- A ces hauts sentiments s'il me falloit répondre,
- J'aurois peine, Madame, à ne me point confondre:
- J'y vois beaucoup d'esprit, j'y trouve encor plus d'art;
- Et ce que j'en puis dire à la hâte et sans fard,
- Dans ces grands intérêts vous montrer si savante,
- C'est être bonne sœur et dangereuse amante.
- L'heure me presse: adieu. J'ai des amis à voir
- Qui sauront accorder ma gloire et mon devoir: 360
- Le ciel me prêtera par eux quelque lumière
- A mettre l'un et l'autre en assurance entière,
- Et répondre avec joie à tout ce que je doi
- A vous, à ce cher frère, à la princesse, à moi.
-
- IRÈNE, seule.
-
- Perfide, tu n'es pas encore où tu te penses. 365
- J'ai pénétré ton cœur, j'ai vu tes espérances:
- De ton amour pour moi je vois l'illusion;
- Mais tu n'en sortiras qu'à ta confusion.
-
-
-FIN DU PREMIER ACTE.
-
- [374] Voyez ci-dessus la _Notice_, p. 373.
-
- [375] Non pas quinze ans, mais plus de trente, ainsi
- qu'il résulte du propre témoignage de Corneille (voyez ci-dessus,
- p. 376 et note 2). Comme il donne de l'amour à Pulchérie, il
- cherche à dissimuler son âge aux spectateurs. _Quinze_ _ans_ ne
- marque pas la durée du gouvernement de Pulchérie, mais c'est
- l'âge qu'elle avait lorsqu'elle «empiéta le gouvernement sur son
- frère.»
-
- [376] L'édition de 1682 donne seule ici le singulier
- _vouloit_.
-
- [377] L'édition de 1692 a changé _nous_ eu _vous_;
- Voltaire (1764) a gardé _nous_.
-
- [378] On a rapproché de ce passage ces vers de Voltaire
- (_Mort de César_, acte III, scène IV):
-
- Ce colosse effrayant dont le monde est foulé,
- En pressant l'univers, est lui-même ébranlé.
-
- [379] Procope, Aréobinde et Ardabure, qui est nommé
- trois vers plus loin, avaient commandé les troupes romaines dans
- la guerre de 421 contre les Perses. Voyez _l'Histoire
- ecclesiastique_ de Socrate, livre VII, chapitres XVIII et XX.
- Aréobinde figure avec Aspar dans les Fastes consulaires, à
- l'année 434.
-
- [380] Si nous en croyons Socrate (au chapitre xviii déjà
- cité), c'est Aréobinde qui tua en combat singulier le plus brave
- des Perses. Quant à Ardabure, il surprit et fit périr dans une
- embuscade sept des principaux officiers de leur armée.
-
- [381] Athénaïs, fille du sophiste athénien Léontius,
- embrassa le christianisme, prit le nom d'Eudoxie, et, grâce à
- l'influence de Pulchérie, épousa Théodose II le 7 juin 421.
- Soupçonnée d'infidélité par son mari, elle se retira à Jérusalem,
- où elle mourut en 460.
-
- [382] On lit _Vous m'aimiez_, pour _Vous m'aimez_, dans
- l'édition de 1682.
-
- [383] Ælia Eudoxia, mère de Pulchérie, épousa Arcadius
- en 395 et mourut en 404. Galla Placidia Augusta, sœur d'Arcadius
- et d'Honorius, et par conséquent tante de Pulchérie, épousa un
- général d'Honorius, Constance III, qui reçut le titre d'Auguste
- en 421, et dont elle eut Honoria (voyez ci-dessus, p. 104, note
- 1) et Valentinien III.
-
- [384] Dans l'édition de 1692:
-
- Vous avez mes souhaits, vous _avez_ mes amis.
-
- [385] Il y a ici une faute commune aux deux éditions de
- 1673 et de 1682: le pronom _vous_ manque dans l'une et dans
- l'autre.
-
- [386] Les deux éditions publiées du vivant de Corneille
- (1673 et 1682) ont ici encore une même faute: _Porcope_, pour
- _Procope_; partout ailleurs elles portent _Procope_.
-
-
-
-
-ACTE II.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-MARTIAN, JUSTINE.
-
- JUSTINE.
-
- Notre illustre princesse est donc impératrice,
- Seigneur?
-
- MARTIAN.
-
- A ses vertus on a rendu justice. 370
- Léon l'a proposée; et quand je l'ai suivi,
- J'en ai vu le sénat au dernier point ravi;
- Il a réduit soudain toutes ses voix en une,
- Et s'est débarrassé de la foule importune,
- Du turbulent espoir de tant de concurrents 375
- Que la soif de régner avoit mis sur les rangs.
-
- JUSTINE.
-
- Ainsi voilà Léon assuré de l'empire.
-
- MARTIAN.
-
- Le sénat, je l'avoue, avoit peine à l'élire,
- Et contre les grands noms de ses compétiteurs
- Sa jeunesse eût trouvé d'assez froids protecteurs: 380
- Non qu'il n'ait du mérite, et que son grand courage
- Ne se pût tout promettre avec un peu plus d'âge;
- On n'a point vu sitôt tant de rares exploits;
- Mais et l'expérience, et les premiers emplois,
- Le titre éblouissant de général d'armée, 385
- Tout ce qui peut enfin grossir la renommée,
- Tout cela veut du temps; et l'amour aujourd'hui
- Va faire ce qu'un jour son nom feroit pour lui.
-
- JUSTINE.
-
- Hélas! Seigneur.
-
- MARTIAN.
-
- Hélas! ma fille, quel mystère
- T'oblige à soupirer de ce que dit un père? 390
-
- JUSTINE.
-
- L'image de l'empire en de si jeunes mains
- M'a tiré ce soupir pour l'État, que je plains.
-
- MARTIAN.
-
- Pour l'intérêt public rarement on soupire,
- Si quelque ennui secret n'y mêle son martyre:
- L'un se cache sous l'autre, et fait un faux éclat; 395
- Et jamais, à ton âge, on ne plaignit l'État.
-
- JUSTINE.
-
- A mon âge, un soupir semble dire qu'on aime:
- Cependant vous avez soupiré tout de même,
- Seigneur; et si j'osois vous le dire à mon tour....
-
- MARTIAN.
-
- Ce n'est point à mon âge à soupirer d'amour, 400
- Je le sais; mais enfin chacun a sa foiblesse.
- Aimerois-tu Léon?
-
- JUSTINE.
-
- Aimez-vous la princesse?
-
- MARTIAN.
-
- Oublie en ma faveur que tu l'as deviné,
- Et démens un soupçon qu'un soupir t'a donné.
- L'amour en mes pareils n'est jamais excusable: 405
- Pour peu qu'on s'examine, on s'en tient méprisable,
- On s'en hait; et ce mal, qu'on n'ose découvrir,
- Fait encor plus de peine à cacher qu'à souffrir;
- Mais t'en faire l'aveu, c'est n'en faire à personne;
- La part que le respect, que l'amitié t'y donne, 410
- Et tout ce que le sang en attire sur toi,
- T'imposent de le taire une éternelle loi.
- J'aime, et depuis dix ans ma flamme et mon silence
- Font à mon triste cœur égale violence:
- J'écoute la raison, j'en goûte les avis, 415
- Et les mieux écoutés sont le plus mal suivis[387].
- Cent fois en moins d'un jour je guéris et retombe;
- Cent fois je me révolte, et cent fois je succombe:
- Tant ce calme forcé, que j'étudie en vain,
- Près d'un si rare objet s'évanouit soudain! 420
-
- JUSTINE.
-
- Mais pourquoi lui donner vous-même la couronne,
- Quand à son cher Léon c'est donner sa personne?
-
- MARTIAN.
-
- Apprends que dans un âge usé comme le mien,
- Qui n'ose souhaiter ni même accepter rien,
- L'amour hors d'intérêt s'attache à ce qu'il aime, 425
- Et n'osant rien pour soi, le sert contre soi-même.
-
- JUSTINE.
-
- N'ayant rien prétendu, de quoi soupirez-vous?
-
- MARTIAN.
-
- Pour ne prétendre rien, on n'est pas moins jaloux;
- Et ces desirs, qu'éteint le déclin de la vie,
- N'empêchent pas de voir avec un œil d'envie, 430
- Quand on est d'un mérite à pouvoir faire honneur,
- Et qu'il faut qu'un autre âge emporte le bonheur.
- Que le moindre retour vers nos belles années
- Jette alors d'amertume en nos âmes gênées!
- «Que n'ai-je vu le jour quelques lustres plus tard! 435
- Disois-je; en ses bontés peut-être aurois-je part,
- Si le ciel n'opposoit auprès de la princesse
- A l'excès de l'amour le manque de jeunesse;
- De tant et tant de cœurs qu'il force à l'adorer,
- Devois-je être le seul qui ne pût espérer?» 440
- J'aimois quand j'étois jeune, et ne déplaisois guère[388]:
- Quelquefois de soi-même on cherchoit à me plaire;
- Je pouvois aspirer au cœur le mieux placé;
- Mais, hélas! j'étois jeune, et ce temps est passé;
- Le souvenir en tue, et l'on ne l'envisage 445
- Qu'avec, s'il le faut dire, une espèce de rage;
- On le repousse, on fait cent projets superflus:
- Le trait qu'on porte au cœur s'enfonce d'autant plus;
- Et ce feu, que de honte on s'obstine à contraindre,
- Redouble par l'effort qu'on se fait pour l'éteindre. 450
-
- JUSTINE.
-
- Instruit que vous étiez des maux que fait l'amour,
- Vous en pouviez, Seigneur, empêcher le retour,
- Contre toute sa ruse être mieux sur vos gardes.
-
- MARTIAN.
-
- Et l'ai-je regardé comme tu le regardes,
- Moi qui me figurois que ma caducité 455
- Près de la beauté même étoit en sûreté?
- Je m'attachois sans crainte à servir la princesse,
- Fier de mes cheveux blancs, et fort de ma foiblesse;
- Et quand je ne pensois qu'à remplir mon devoir,
- Je devenois amant sans m'en apercevoir. 460
- Mon âme, de ce feu nonchalamment saisie,
- Ne l'a point reconnu que par ma jalousie:
- Tout ce qui l'approchoit vouloit me l'enlever,
- Tout ce qui lui parloit cherchoit à m'en priver;
- Je tremblois qu'à leurs yeux elle ne fût trop belle; 465
- Je les haïssois tous, comme plus dignes[389] d'elle,
- Et ne pouvois souffrir qu'on s'enrichît d'un bien
- Que j'enviois à tous sans y prétendre rien.
- Quel supplice d'aimer un objet adorable,
- Et de tant de rivaux se voir le moins aimable! 470
- D'aimer plus qu'eux ensemble, et n'oser de ses feux,
- Quelques[390] ardents qu'ils soient, se promettre autant qu'eux!
- On auroit deviné mon amour par ma peine,
- Si la peur que j'en eus n'avoit fui tant de gêne.
- L'auguste Pulchérie avoit beau me ravir, 475
- J'attendois à la voir qu'il la fallût servir:
- Je fis plus, de Léon j'appuyai l'espérance;
- La princesse l'aima, j'en eus la confiance,
- Et la dissuadai de se donner à lui
- Qu'il ne fût de l'empire ou le maître ou l'appui. 480
- Ainsi, pour éviter un hymen si funeste,
- Sans rendre heureux Léon, je détruisois le reste;
- Et mettant un long terme au succès de l'amour,
- J'espérois de mourir avant ce triste jour.
- Nous y voilà, ma fille, et du moins j'ai la joie 485
- D'avoir à son triomphe ouvert l'unique voie.
- J'en mourrai du moment qu'il recevra sa foi,
- Mais dans cette douceur qu'ils tiendront tout de moi.
- J'ai caché si longtemps l'ennui qui me dévore,
- Qu'en dépit que j'en aye, enfin il s'évapore: 490
- L'aigreur en diminue à te le raconter.
- Fais-en autant du tien; c'est mon tour d'écouter.
-
- JUSTINE.
-
- Seigneur, un mot suffit pour ne vous en rien taire:
- Le même astre a vu naître et la fille et le père;
- Ce mot dit tout. Souffrez qu'une imprudente ardeur, 495
- Prête à s'évaporer, respecte ma pudeur.
- Je suis jeune, et l'amour trouvoit une âme tendre
- Qui n'avoit ni le soin ni l'art de se défendre:
- La princesse, qui m'aime et m'ouvroit ses secrets,
- Lui prêtoit contre moi d'inévitables traits, 500
- Et toutes les raisons dont s'appuyoit sa flamme
- Étoient autant de dards qui me traversoient l'âme.
- Je pris, sans y penser, son exemple pour loi:
- «Un amant digne d'elle est trop digne de moi,
- Disois-je; et s'il brûloit pour moi comme pour elle, 505
- Avec plus de bonté je recevrois son zèle.»
- Plus elle m'en peignoit les rares qualités,
- Plus d'une douce erreur mes sens étoient flattés.
- D'un illustre avenir l'infaillible présage,
- Qu'on voit si hautement écrit sur son visage, 510
- Son nom que je voyois croître de jour en jour,
- Pour moi, comme pour elle, étoient dignes d'amour:
- Je les voyois d'accord d'un heureux hyménée;
- Mais nous n'en étions pas encore à la journée:
- «Quelque obstacle imprévu rompra de si doux nœuds,
- Ajoutois-je; et le temps éteint les plus beaux feux.»
- C'est ce que m'inspiroit l'aimable rêverie
- Dont jusqu'à ce grand jour ma flamme s'est nourrie;
- Mon cœur, qui ne vouloit désespérer de rien,
- S'en faisoit à toute heure un charmant entretien. 520
- Qu'on rêve avec plaisir, quand notre âme blessée
- Autour de ce qu'elle aime est toute ramassée!
- Vous le savez, Seigneur, et comme à tous propos
- Un doux je ne sais quoi trouble notre repos:
- Un sommeil inquiet sur de confus nuages 525
- Élève incessamment de flatteuses images,
- Et sur leur vain rapport fait naître des souhaits
- Que le réveil admire et ne dédit jamais.
- Ainsi, près de tomber dans un malheur extrême,
- J'en écartois l'idée en m'abusant moi-même; 530
- Mais il faut renoncer à des abus si doux;
- Et je me vois, Seigneur, au même état que vous.
-
- MARTIAN.
-
- Tu peux aimer ailleurs, et c'est un avantage
- Que n'ose se permettre[391] un amant de mon âge.
- Choisis qui tu voudras, je saurai l'obtenir. 535
- Mais écoutons Aspar, que j'aperçois venir.
-
-
-SCÈNE II.
-
-MARTIAN, ASPAR, JUSTINE.
-
- ASPAR.
-
- Seigneur, votre suffrage a réuni les nôtres:
- Votre voix a plus fait que n'auroient fait cent autres;
- Mais j'apprends qu'on murmure, et doute si le choix
- Que fera la princesse aura toutes les voix. 540
-
- MARTIAN.
-
- Et qui fait présumer de son incertitude
- Qu'il aura quelque chose ou d'amer ou de rude?
-
- ASPAR.
-
- Son amour pour Léon: elle en fait son époux,
- Aucun n'en veut douter.
-
- MARTIAN.
-
- Je le crois comme eux tous.
- Qu'y trouve-t-on à dire, et quelle défiance...? 545
-
- ASPAR.
-
- Il est jeune, et l'on craint son peu d'expérience.
- Considérez, Seigneur, combien c'est hasarder:
- Qui n'a fait qu'obéir saura mal commander;
- On n'a point vu sous lui d'armée ou de province.
-
- MARTIAN.
-
- Jamais un bon sujet ne devint mauvais prince; 550
- Et si le ciel en lui répond mal à nos vœux,
- L'auguste Pulchérie en sait assez pour deux.
- Rien ne nous surprendra de voir la même chose
- Où nos yeux se sont faits quinze ans[392] sous Théodose:
- C'étoit un prince foible, un esprit mal tourné; 555
- Cependant avec elle il a bien gouverné.
-
- ASPAR.
-
- Cependant nous voyons six généraux d'armée
- Dont au commandement l'âme est accoutumée:
- Voudront-ils recevoir un ordre souverain
- De qui l'a jusqu'ici toujours pris de leur main? 560
- Seigneur, il est bien dur de se voir sous un maître
- Dont on le fut toujours, et dont on devroit l'être.
-
- MARTIAN.
-
- Et qui m'assurera que ces six généraux
- Se réuniront mieux sous un de leurs égaux?
- Plus un pareil mérite aux grandeurs nous appelle, 565
- Et plus la jalousie aux grands est naturelle.
-
- ASPAR.
-
- Je les tiens réunis, Seigneur, si vous voulez.
- Il est, il est encor des noms plus signalés:
- J'en sais qui leur plairoient; et s'il vous faut plus dire,
- Avouez-en mon zèle, et je vous fais élire. 570
-
- MARTIAN.
-
- Moi, Seigneur, dans un âge où la tombe m'attend!
- Un maître pour deux jours n'est pas ce qu'on prétend.
- Je sais le poids d'un sceptre, et connois trop mes forces
- Pour être encor sensible à ces vaines amorces.
- Les ans, qui m'ont usé l'esprit comme le corps, 575
- Abattroient tous les deux sous les moindres efforts;
- Et ma mort, que par là vous verriez avancée,
- Rendroit à tant d'égaux leur première pensée,
- Et feroit une triste et prompte occasion
- De rejeter l'État dans la division. 580
-
- ASPAR.
-
- Pour éviter les maux qu'on en pourroit attendre,
- Vous pourriez partager vos soins avec un gendre,
- L'installer dans le trône, et le nommer César.
-
- MARTIAN.
-
- Il faudroit que ce gendre eût les vertus d'Aspar;
- Mais vous aimez ailleurs, et ce seroit un crime 585
- Que de rendre infidèle un cœur si magnanime.
-
- ASPAR.
-
- J'aime, et ne me sens pas capable de changer;
- Mais d'autres vous diroient que pour vous soulager,
- Quand leur amour iroit jusqu'à l'idolâtrie,
- Ils le sacrifieroient au bien de la patrie. 590
-
- JUSTINE.
-
- Certes, qui m'aimeroit pour le bien de l'État
- Ne me trouveroit pas, Seigneur, un cœur ingrat,
- Et je lui rendrois grâce au nom de tout l'empire;
- Mais vous êtes constant; et s'il vous faut plus dire,
- Quoi que le bien public jamais puisse exiger, 595
- Ce ne sera pas moi qui vous ferai changer.
-
- MARTIAN.
-
- Revenons à Léon. J'ai peine à bien comprendre
- Quels malheurs d'un tel choix nous aurions lieu d'attendre.
- Quiconque vous verra le mari de sa sœur,
- S'il ne le craint assez, craindra son défenseur; 600
- Et si vous me comptez encor pour quelque chose,
- Mes conseils agiront comme sous Théodose.
-
- ASPAR.
-
- Nous en pourrons tous deux avoir le démenti.
-
- MARTIAN.
-
- C'est à faire à périr pour le meilleur parti:
- Il ne m'en peut coûter qu'une mourante vie, 605
- Que l'âge et ses chagrins m'auront bientôt ravie.
- Pour vous, qui d'un autre œil regardez ce danger,
- Vous avez plus à vivre et plus à ménager;
- Et je n'empêche pas qu'auprès de la princesse
- Votre zèle n'éclate autant qu'il s'intéresse. 610
- Vous pouvez l'avertir de ce que vous croyez,
- Lui dire de ce choix ce que vous prévoyez,
- Lui proposer sans fard celui qu'elle doit faire.
- La vérité lui plaît, et vous pourrez lui plaire.
- Je changerai comme elle alors de sentiments, 615
- Et tiens mon âme prête à ses commandements.
-
- ASPAR.
-
- Parmi les vérités il en est de certaines
- Qu'on ne dit point en face aux têtes souveraines,
- Et qui veulent de nous un tour, un ascendant
- Qu'aucun ne peut trouver qu'un ministre prudent: 620
- Vous ferez mieux valoir ces marques d'un vrai zèle.
- M'en ouvrant avec vous, je m'acquitte envers elle;
- Et n'ayant rien de plus qui m'amène en ce lieu,
- Je vous en laisse maître, et me retire. Adieu.
-
-
-SCÈNE III.
-
-MARTIAN, JUSTINE.
-
- MARTIAN.
-
- Le dangereux esprit! et qu'avec peu de peine 625
- Il manqueroit d'amour et de foi pour Irène!
- Des rivaux de Léon il est le plus jaloux,
- Et roule des projets qu'il ne dit pas à tous.
-
- JUSTINE.
-
- Il n'a pour but, Seigneur, que le bien de l'empire.
- Détrônez la princesse, et faites-vous élire: 630
- C'est un amant pour moi que je n'attendois pas,
- Qui vous soulagera du poids de tant d'États.
-
- MARTIAN.
-
- C'est un homme, et je veux qu'un jour il t'en souvienne,
- C'est un homme à tout perdre, à moins qu'on le prévienne.
- Mais Léon vient déjà nous vanter son bonheur: 635
- Arme-toi de constance, et prépare un grand cœur;
- Et quelque émotion qui trouble ton courage,
- Contre tout son désordre affermis ton visage.
-
-
-SCÈNE IV.
-
-LÉON, MARTIAN, JUSTINE.
-
- LÉON.
-
- L'auriez-vous cru jamais, Seigneur? je suis perdu.
-
- MARTIAN.
-
- Seigneur, que dites-vous? ai-je bien entendu? 640
-
- LÉON.
-
- Je le suis sans ressource, et rien plus ne me flatte.
- J'ai revu Pulchérie, et n'ai vu qu'une ingrate:
- Quand je crois l'acquérir, c'est lors que je la perds;
- Et me détruis moi-même alors que je la sers.
-
- MARTIAN.
-
- Expliquez-vous, Seigneur, parlez en confiance; 645
- Fait-elle un autre choix?
-
- LÉON.
-
- Non, mais elle balance:
- Elle ne me veut pas encor désespérer,
- Mais elle prend du temps pour en délibérer.
- Son choix n'est plus pour moi, puisqu'elle le diffère:
- L'amour n'est point le maître alors qu'on délibère; 650
- Et je ne saurois plus me promettre sa foi,
- Moi qui n'ai que l'amour qui lui parle pour moi.
- Ah! Madame....
-
- JUSTINE.
-
- Seigneur....
-
- LÉON.
-
- Auriez-vous pu le croire?
-
- JUSTINE.
-
- L'amour qui délibère est sûr de sa victoire,
- Et quand d'un vrai mérite il s'est fait un appui, 655
- Il n'est point de raisons qui ne parlent pour lui.
- Souvent il aime à voir un peu d'impatience,
- Et feint de reculer, lorsque plus il avance:
- Ce moment d'amertume en rend les fruits plus doux.
- Aimez, et laissez faire une âme toute à vous. 660
-
- LÉON.
-
- Toute à moi! mon malheur n'est que trop véritable;
- J'en ai prévu le coup, je le sens qui m'accable.
- Plus elle m'assuroit de son affection,
- Plus je me faisois peur de son ambition:
- Je ne savois des deux quelle étoit la plus forte; 665
- Mais il n'est que trop vrai, l'ambition l'emporte;
- Et si son cœur encor lui parle en ma faveur,
- Son trône me dédaigne en dépit de son cœur.
- Seigneur, parlez pour moi; parlez pour moi, Madame:
- Vous pouvez tout sur elle, et lisez dans son âme. 670
- Peignez-lui bien mes feux, retracez-lui les siens;
- Rappelez dans son cœur leurs plus doux entretiens;
- Et si vous concevez de quelle ardeur je l'aime,
- Faites-lui souvenir qu'elle m'aimoit de même.
- Elle-même a brigué pour me voir souverain: 675
- J'étois, sans ce grand titre, indigne de sa main;
- Mais si je ne l'ai pas, ce titre qui l'enchante,
- Seigneur, à qui tient-il qu'à son humeur changeante?
- Son orgueil contre moi doit-il s'en prévaloir,
- Quand pour me voir au trône elle n'a qu'à vouloir? 680
- Le sénat n'a pour elle appuyé mon suffrage
- Qu'afin que d'un beau feu ma grandeur fût l'ouvrage:
- Il sait depuis quel temps il lui plaît de m'aimer;
- Et quand il l'a nommée, il a cru me nommer.
- Allez, Seigneur, allez empêcher son parjure; 685
- Faites qu'un empereur soit votre créature.
- Que je vous céderois ce grand titre aisément,
- Si vous pouviez sans lui me rendre heureux amant!
- Car enfin mon amour n'en veut qu'à sa personne,
- Et n'a d'ambition que ce qu'on m'en ordonne. 690
-
- MARTIAN.
-
- Nous allons, et tous deux, Seigneur, lui faire voir
- Qu'elle doit mieux user de l'absolu pouvoir.
- Modérez cependant l'excès de votre peine;
- Remettez vos esprits dans l'entretien d'Irène.
-
- LÉON.
-
- D'Irène? et ses conseils m'ont trahi, m'ont perdu. 695
-
- MARTIAN.
-
- Son zèle pour un frère a fait ce qu'il a dû.
- Pouvoit-elle prévoir cette supercherie
- Qu'a faite[393] à votre amour l'orgueil de Pulchérie?
- J'ose en parler ainsi, mais ce n'est qu'entre nous.
- Nous lui rendrons l'esprit plus traitable et plus doux,
- Et vous rapporterons son cœur et ce grand titre.
- Allez.
-
- LÉON.
-
- Entre elle et moi que n'êtes-vous l'arbitre!
- Adieu: c'est de vous seuls que je puis recevoir
- De quoi garder encor quelque reste d'espoir.
-
-
-SCÈNE V.
-
-MARTIAN, JUSTINE.
-
- MARTIAN.
-
- Justine, tu le vois, ce bienheureux obstacle 705
- Dont ton amour sembloit pressentir le miracle.
- Je ne te défends point, en cette occasion,
- De prendre un peu d'espoir sur leur division;
- Mais garde-toi d'avoir une âme assez hardie
- Pour faire à leur amour la moindre perfidie: 710
- Le mien de ce revers s'applique tant de part,
- Que j'espère en mourir quelques moments plus tard.
- Mais de quel front enfin leur donner à connoître
- Les périls d'un amour que nous avons vu naître,
- Dont nous avons tous deux été les confidents, 715
- Et peut-être formé les traits les plus ardents?
- De tous leurs déplaisirs c'est nous rendre coupables:
- Servons-les en amis, en amants véritables;
- Le véritable amour n'est point intéressé.
- Allons, j'achèverai comme j'ai commencé: 720
- Suis l'exemple, et fais voir qu'une âme généreuse
- Trouve dans sa vertu de quoi se rendre heureuse,
- D'un sincère devoir fait son unique bien,
- Et jamais ne s'expose à se reprocher rien.
-
-
-FIN DU SECOND ACTE.
-
- [387] Dans l'édition de 1692 et dans celle de Voltaire
- (1764):
-
- Et les _plus_ écoutés sont _les_ plus mal suivis.
-
- [388] Suivant Fontenelle, Corneille parle ici de
- lui-même. Voyez ci-dessus, p. 374.
-
- [389] L'édition de 1682 a ici une faute qui dénature le
- sens: _digne_, au singulier, au lieu de _dignes_.
-
- [390] Voyez tome 1, p. 205, note 3.
-
- [391] Tel est le texte des deux éditions publiées du
- vivant de Corneille (1673 et 1682). Thomas Corneille (1692) donne
- _promettre_; Voltaire (1764) a gardé _permettre_.
-
- [392] Voyez ci-dessus, p. 381, note 375.
-
- [393] On lit _Qu'a fait_, sans accord, dans l'édition de
- 1682.
-
-
-
-
-ACTE III.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-PULCHÉRIE, MARTIAN, JUSTINE.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Je vous ai dit mon ordre: allez, Seigneur, de grâce, 725
- Sauver[394] mon triste cœur du coup qui le menace;
- Mettez tout le sénat dans ce cher intérêt.
-
- MARTIAN.
-
- Madame, il sait assez combien Léon vous plaît,
- Et le nomme assez haut alors qu'il vous défère
- Un choix que votre amour vous a déjà fait faire. 730
-
- PULCHÉRIE.
-
- Que ne m'en fait-il donc une obligeante loi?
- Ce n'est pas le choisir que s'en remettre à moi;
- C'est attendre l'issue à couvert de l'orage:
- Si l'on m'en applaudit, ce sera son ouvrage;
- Et si j'en suis blâmée, il n'y veut point de part. 735
- En doute du succès, il en fuit le hasard;
- Et lorsque je l'en veux garant vers tout le monde,
- Il veut qu'à l'univers moi seule j'en réponde.
- Ainsi m'abandonnant au choix de mes souhaits,
- S'il est des mécontents, moi seule je les fais; 740
- Et je devrai moi seule apaiser le murmure
- De ceux à qui ce choix semblera faire injure,
- Prévenir leur révolte, et calmer les mutins
- Qui porteront envie à nos heureux destins.
-
- MARTIAN.
-
- Aspar vous aura vue, et cette âme chagrine.... 745
-
- PULCHÉRIE.
-
- Il m'a vue, et j'ai vu quel chagrin le domine;
- Mais il n'a pas laissé de me faire juger
- Du choix que fait mon cœur quel sera le danger.
- Il part de bons avis quelquefois de la haine;
- On peut tirer du fruit de tout ce qui fait peine; 750
- Et des plus grands desseins qui veut venir à bout
- Prête l'oreille à tous, et fait profit de tout.
-
- MARTIAN.
-
- Mais vous avez promis, et la foi qui vous lie....
-
- PULCHÉRIE.
-
- Je suis impératrice, et j'étois Pulchérie.
- De ce trône, ennemi de mes plus doux souhaits, 755
- Je regarde l'amour comme un de mes sujets:
- Je veux que le respect qu'il doit à ma couronne
- Repousse l'attentat qu'il fait sur ma personne;
- Je veux qu'il m'obéisse, au lieu de me trahir;
- Je veux qu'il donne à tous l'exemple d'obéir; 760
- Et jalouse déjà de mon pouvoir suprême,
- Pour l'affermir sur tous, je le prends sur moi-même.
-
- MARTIAN.
-
- Ainsi donc ce Léon qui vous étoit si cher....
-
- PULCHÉRIE.
-
- Je l'aime d'autant plus qu'il m'en faut détacher.
-
- MARTIAN.
-
- Seroit-il à vos yeux moins digne de l'empire 765
- Qu'alors que vous pressiez le sénat de l'élire?
-
- PULCHÉRIE.
-
- Il falloit qu'on le vît des yeux dont je le voi,
- Que de tout son mérite on convînt avec moi,
- Et que par une estime éclatante et publique
- On mît l'amour d'accord avec la politique. 770
- J'aurois déjà rempli l'espoir d'un si beau feu,
- Si le choix du sénat m'en eût donné l'aveu:
- J'aurois pris le parti dont il me faut défendre;
- Et si jusqu'à Léon je n'ose plus descendre,
- Il m'étoit glorieux, le voyant souverain, 775
- De remonter au trône en lui donnant la main.
-
- MARTIAN.
-
- Votre cœur tiendra bon pour lui contre tous autres.
-
- PULCHÉRIE.
-
- S'il a ces sentiments, ce ne sont pas les vôtres:
- Non, Seigneur, c'est Léon, c'est son juste courroux,
- Ce sont ses déplaisirs qui s'expliquent par vous: 780
- Vous prêtez votre bouche, et n'êtes pas capable
- De donner à ma gloire un conseil qui l'accable.
-
- MARTIAN.
-
- Mais ses rivaux ont-ils plus de mérite?
-
- PULCHÉRIE.
-
- Non;
- Mais ils ont plus d'emploi, plus de rang, plus de nom;
- Et si de ce grand choix ma flamme est la maîtresse, 785
- Je commence à régner par un trait de foiblesse.
-
- MARTIAN.
-
- Et tenez-vous fort sûr qu'une légèreté
- Donnera plus d'éclat à votre dignité?
- Pardonnez-moi ce mot, s'il a trop de franchise,
- Le peuple aura peut-être une âme moins soumise: 790
- Il aime à censurer ceux qui lui font la loi,
- Et vous reprochera jusqu'au manque de foi.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Je vous ai déjà dit ce qui m'en justifie:
- Je suis impératrice, et j'étois Pulchérie.
- J'ose vous dire plus: Léon a des jaloux, 795
- Qui n'en font pas, Seigneur, même estime que nous.
- Pour surprenant que soit l'essai de son courage,
- Les vertus d'empereur ne sont point de son âge:
- Il est jeune, et chez eux c'est un si grand défaut,
- Que ce mot prononcé détruit tout ce qu'il vaut. 800
- Si donc j'en fais le choix, je paroîtrai le faire
- Pour régner sous son nom ainsi que sous mon frère.
- Vous-même, qu'ils ont vu sous lui dans un emploi
- Où vos conseils régnoient autant et plus que moi,
- Ne donnerez-vous point quelque lieu de vous dire 805
- Que vous n'aurez voulu qu'un fantôme à l'empire,
- Et que dans un tel choix vous vous serez flatté
- De garder en vos mains toute l'autorité?
-
- MARTIAN.
-
- Ce n'est pas mon dessein, Madame, et s'il faut dire
- Sur le choix de Léon ce que le ciel m'inspire, 810
- Dès cet heureux moment qu'il sera votre époux,
- J'abandonne Byzance et prends congé de vous,
- Pour aller, dans le calme et dans la solitude,
- De la mort qui m'attend faire l'heureuse étude.
- Voilà comme j'aspire à gouverner l'État. 815
- Vous m'avez commandé d'assembler le sénat;
- J'y vais, Madame.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Quoi? Martian m'abandonne,
- Quand il faut sur ma tête affermir la couronne!
- Lui, de qui le grand cœur, la prudence, la foi....
-
- MARTIAN.
-
- Tout le prix que j'en veux, c'est de mourir à moi. 820
-
-
-SCÈNE II.
-
-PULCHÉRIE, JUSTINE.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Que me dit-il, Justine, et de quelle retraite
- Ose-t-il menacer l'hymen qu'il me souhaite?
- De Léon près de moi ne se fait-il l'appui
- Que pour mieux dédaigner de me servir sous lui?
- Le hait-il? le craint-il? et par quelle autre cause.... 825
-
- JUSTINE.
-
- Qui que vous épousiez, il voudra même chose.
-
- PULCHÉRIE.
-
- S'il étoit dans un âge à prétendre ma foi,
- Comme il seroit de tous le plus digne de moi,
- Ce qu'il donne à penser auroit quelque apparence;
- Mais les ans l'ont dû mettre en entière assurance. 830
-
- JUSTINE.
-
- Que savons-nous, Madame? est-il dessous les cieux
- Un cœur impénétrable au pouvoir de vos yeux?
- Ce qu'ils ont d'habitude à faire des conquêtes
- Trouve à prendre vos fers les âmes toujours prêtes.
- L'âge n'en met aucune à couvert de leurs traits: 835
- Non que sur Martian j'en sache les effets;
- Il m'a dit comme à vous que ce grand hyménée
- L'envoira[395] loin d'ici finir sa destinée;
- Et si j'ose former quelque soupçon confus,
- Je parle en général, et ne sais rien de plus. 840
- Mais pour votre Léon, êtes-vous résolue
- A le perdre aujourd'hui de puissance absolue?
- Car ne l'épouser pas, c'est le perdre en effet.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Pour te montrer la gêne où son nom seul me met,
- Soutire que je t'explique en faveur de sa flamme 845
- La tendresse du cœur après la grandeur d'âme.
- Léon seul est ma joie, il est mon seul desir;
- Je n'en puis choisir d'autre, et n'ose le choisir:
- Depuis trois ans unie à cette chère idée,
- J'en ai l'âme à toute heure, en tous lieux, obsédée; 850
- Rien n'en détachera mon cœur que le trépas,
- Encore après ma mort n'en répondrois-je pas;
- Et si dans le tombeau le ciel permet qu'on aime,
- Dans le fond du tombeau je l'aimerai de même.
- Trône qui m'éblouis, titres qui me flattez, 855
- Pourrez-vous me valoir ce que vous me coûtez?
- Et de tout votre orgueil la pompe la plus haute
- A-t-elle un bien égal à celui qu'elle m'ôte?
-
- JUSTINE.
-
- Et vous pouvez penser à prendre un autre époux?
-
- PULCHÉRIE.
-
- Ce n'est pas, tu le sais, à quoi je me résous. 860
- Si ma gloire à Léon me défend de me rendre,
- De tout autre que lui l'amour sait me défendre.
- Qu'il est fort cet amour! sauve-m'en, si tu peux;
- Vois Léon, parle-lui, dérobe-moi ses vœux:
- M'en faire un prompt larcin, c'est me rendre un service
- Qui saura m'arracher des bords du précipice.
- Je le crains, je me crains, s'il n'engage sa foi,
- Et je suis trop à lui tant qu'il est tout à moi.
- Sens-tu d'un tel effort ton amitié capable?
- Ce héros n'a-t-il rien qui te paroisse aimable? 870
- Au pouvoir de tes yeux j'unirai mon pouvoir:
- Parle, que résous-tu de faire?
-
- JUSTINE.
-
- Mon devoir.
- Je sors d'un sang, Madame, à me rendre assez vaine
- Pour attendre un époux d'une main souveraine,
- Et n'ayant point d'amour que pour ma liberté, 875
- S'il la faut immoler à votre sûreté,
- J'oserai.... Mais voici ce cher Léon, Madame;
- Voulez-vous....
-
- PULCHÉRIE.
-
- Laisse-moi consulter mieux mon âme;
- Je ne sais pas encor trop bien ce que je veux:
- Attends un nouvel ordre, et suspends tous tes vœux. 880
-
-
-SCÈNE III.
-
-PULCHÉRIE, LÉON, JUSTINE.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Seigneur, qui vous ramène? est-ce l'impatience
- D'ajouter à mes maux ceux de votre présence,
- De livrer tout mon cœur à de nouveaux combats;
- Et souffré-je trop peu quand je ne vous vois pas?
-
- LÉON.
-
- Je viens savoir mon sort.
-
- PULCHÉRIE.
-
- N'en soyez point en doute; 885
- Je vous aime et nous plains[396]: c'est là me peindre toute,
- C'est tout ce que je sens; et si votre amitié
- Sentoit pour mes malheurs quelque trait de pitié,
- Elle m'épargneroit cette fatale vue,
- Qui me perd, m'assassine, et vous-même vous tue. 890
-
- LÉON.
-
- Vous m'aimez, dites-vous?
-
- PULCHÉRIE.
-
- Plus que jamais.
-
- LÉON.
-
- Hélas!
- Je souffrirois bien moins si vous ne m'aimiez pas.
- Pourquoi m'aimer encor seulement pour me plaindre?
-
- PULCHÉRIE.
-
- Comment cacher un feu que je ne puis éteindre?
-
- LÉON.
-
- Vous l'étouffez du moins sous l'orgueil scrupuleux 895
- Qui fait seul tous les maux dont nous mourons tous deux.
- Ne vous en plaignez point, le vôtre est volontaire:
- Vous n'avez que celui qu'il vous plaît de vous faire;
- Et ce n'est pas pour être aux termes d'en mourir
- Que d'en pouvoir guérir dès qu'on s'en veut guérir. 900
-
- PULCHÉRIE.
-
- Moi seule je me fais les maux dont je soupire!
- A-ce été sous mon nom que j'ai brigué l'empire?
- Ai-je employé mes soins, mes amis, que pour vous?
- Ai-je cherché par là qu'à vous voir mon époux?
- Quoi? votre déférence à mes efforts s'oppose! 905
- Elle rompt mes projets, et seule j'en suis cause!
- M'avoir fait obtenir plus qu'il ne m'étoit dû,
- C'est ce qui m'a perdue, et qui vous a perdu.
- Si vous m'aimiez, Seigneur, vous me deviez mieux croire,
- Ne pas intéresser mon devoir et ma gloire: 910
- Ce sont deux ennemis que vous nous avez faits,
- Et que tout notre amour n'apaisera jamais.
- Vous m'accablez en vain de soupirs, de tendresse;
- En vain mon triste cœur en vos maux s'intéresse,
- Et vous rend, en faveur de nos communs desirs, 915
- Tendresse pour tendresse, et soupirs pour soupirs:
- Lorsqu'à des feux si beaux je rends cette justice,
- C'est l'amante qui parle; oyez l'impératrice.
- Ce titre est votre ouvrage, et vous me l'avez dit:
- D'un service si grand votre espoir s'applaudit, 920
- Et s'est fait en aveugle un obstacle invincible,
- Quand il a cru se faire un succès infaillible.
- Appuyé de mes soins, assuré de mon cœur,
- Il falloit m'apporter la main d'un empereur,
- M'élever jusqu'à vous en heureuse sujette: 925
- Ma joie étoit entière, et ma gloire parfaite;
- Mais puis-je avec ce nom même chose pour vous?
- Il faut nommer un maître, et choisir un époux:
- C'est la loi qu'on m'impose, ou plutôt c'est la peine
- Qu'on attache aux douceurs de me voir souveraine. 930
- Je sais que le sénat, d'une commune voix,
- Me laisse avec respect la liberté du choix;
- Mais il attend de moi celui du plus grand homme
- Qui respire aujourd'hui dans l'une et l'autre Rome:
- Vous l'êtes, j'en suis sûre, et toutefois, hélas! 935
- Un jour on le croira, mais....
-
- LÉON.
-
- On ne le croit pas,
- Madame: il faut encor du temps et des services;
- Il y faut du destin quelques heureux caprices,
- Et que la renommée, instruite en ma faveur,
- Séduisant l'univers, impose à ce grand cœur. 940
- Cependant admirez comme un amant se flatte:
- J'avois cru votre gloire un peu moins délicate;
- J'avois cru mieux répondre à ce que je vous doi
- En tenant tout de vous, qu'en vous l'offrant en moi;
- Et qu'auprès d'un objet que l'amour sollicite, 945
- Ce même amour pour moi tiendroit lieu de mérite.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Oui; mais le tiendra-t-il auprès de l'univers,
- Qui sur un si grand choix tient tous ses yeux ouverts?
- Peut-être le sénat n'ose encor vous élire,
- Et si je m'y hasarde, osera m'en dédire; 950
- Peut-être qu'il s'apprête à faire ailleurs sa cour
- Du honteux désaveu qu'il garde à notre amour;
- Car ne nous flattons point, ma gloire inexorable
- Me doit au plus illustre, et non au plus aimable;
- Et plus ce rang m'élève, et plus sa dignité 955
- M'en fait avec hauteur une nécessité.
-
- LÉON.
-
- Rabattez ces hauteurs où tout le cœur s'oppose,
- Madame, et pour tous deux hasardez quelque chose:
- Tant d'orgueil et d'amour ne s'accordent pas bien;
- Et c'est ne point aimer que ne hasarder rien. 960
-
- PULCHÉRIE.
-
- S'il n'y faut que mon sang, je veux bien vous en croire;
- Mais c'est trop hasarder qu'y hasarder ma gloire;
- Et plus je ferme l'œil aux périls que j'y cours,
- Plus je vois que c'est trop qu'y hasarder vos jours.
- Ah! si la voix publique enfloit votre espérance 965
- Jusqu'à me demander pour vous la préférence,
- Si des noms que la gloire à l'envi me produit
- Le plus cher à mon cœur faisoit le plus de bruit,
- Qu'aisément à ce bruit on me verroit souscrire,
- Et remettre en vos mains ma personne et l'empire! 970
- Mais l'empire vous fait trop d'illustres jaloux:
- Dans le fond de ce cœur je vous préfère à tous;
- Vous passez les plus grands, mais ils sont plus en vue.
- Vos vertus n'ont point eu toute leur étendue;
- Et le monde, ébloui par des noms trop fameux, 975
- N'ose espérer de vous ce qu'il présume d'eux.
- Vous aimez, vous plaisez: c'est tout auprès des femmes;
- C'est par là qu'on surprend, qu'on enlève leurs âmes;
- Mais pour remplir[397] un trône et s'y faire estimer,
- Ce n'est pas tout, Seigneur, que de plaire et d'aimer. 980
- La plus ferme couronne est bientôt ébranlée,
- Quand un effort d'amour semble l'avoir volée;
- Et pour garder[398] un rang si cher à nos desirs,
- Il faut un plus grand art que celui des soupirs.
- Ne vous abaissez pas à la honte des larmes: 985
- Contre un devoir si fort ce sont de foibles armes;
- Et si de tels secours vous couronnoient ailleurs,
- J'aurois pitié d'un sceptre acheté par des pleurs.
-
- LÉON.
-
- Ah! Madame, aviez-vous de si fières pensées,
- Quand vos bontés pour moi se sont intéressées? 990
- Me disiez-vous alors que le gouvernement
- Demandoit un autre art que celui d'un amant?
- Si le sénat eût joint ses suffrages aux vôtres,
- J'en aurois paru digne autant ou plus qu'un autre:
- Ce grand art de régner eût suivi tant de voix; 995
- Et vous-même....
-
- PULCHÉRIE.
-
- Oui, Seigneur, j'aurois suivi ce choix.
- Sûre que le sénat, jaloux de son suffrage,
- Contre tout l'univers maintiendroit son ouvrage.
- Tel contre vous et moi s'osera révolter,
- Qui contre un si grand corps craindroit de s'emporter, 1000
- Et méprisant en moi ce que l'amour m'inspire,
- Respecteroit en lui le démon[399] de l'empire.
-
- LÉON.
-
- Mais l'offre qu'il vous fait d'en croire tous vos vœux....
-
- PULCHÉRIE.
-
- N'est qu'un refus moins rude et plus respectueux.
-
- LÉON.
-
- Quelles illusions de gloire chimérique, 1005
- Quels farouches égards de dure politique,
- Dans ce cœur tout à moi, mais qu'en vain j'ai charmé,
- Me font le plus aimable et le moins estimé?
-
- PULCHÉRIE.
-
- Arrêtez: mon amour ne vient que de l'estime.
- Je vous vois un grand cœur, une vertu sublime[400], 1010
- Une âme, une valeur digne[401] de mes aïeux;
- Et si tout le sénat avoit les mêmes yeux....
-
- LÉON.
-
- Laissons là le sénat, et m'apprenez, de grâce,
- Madame, à quel heureux je dois quitter la place,
- Qui je dois imiter pour obtenir un jour 1015
- D'un orgueil souverain le prix d'un juste amour.
-
- PULCHÉRIE.
-
- J'aurai peine à choisir; choisissez-le vous-même,
- Cet heureux, et nommez qui vous voulez que j'aime;
- Mais vous souffrez assez, sans devenir jaloux.
- J'aime; et si ce grand choix ne peut tomber sur vous, 1020
- Aucun autre du moins, quelque ordre qu'on m'en donne,
- Ne se verra jamais maître de ma personne[402]:
- Je le jure en vos mains, et j'y laisse mon cœur.
- N'attendez rien de plus, à moins d'être empereur;
- Mais j'entends empereur comme vous devez l'être, 1025
- Par le choix d'un sénat qui vous prenne pour maître,
- Qui d'un État si grand vous fasse le soutien,
- Et d'un commun suffrage autorise le mien.
- Je le fais rassembler exprès pour vous élire,
- Ou me laisser moi seule à gouverner l'empire, 1030
- Et ne plus m'asservir à ce dangereux choix,
- S'il ne me veut pour vous donner toutes ses voix.
- Adieu, Seigneur: je crains de n'être plus maîtresse
- De ce que vos regards m'inspirent de foiblesse,
- Et que ma peine, égale à votre déplaisir, 1035
- Ne coûte à mon amour quelque indigne soupir.
-
-
-SCÈNE IV.
-
-LÉON, JUSTINE.
-
- LÉON.
-
- C'est trop de retenue, il est temps que j'éclate:
- Je ne l'ai point nommée ambitieuse, ingrate;
- Mais le sujet enfin va céder à l'amant,
- Et l'excès du respect au juste emportement. 1040
- Dites-le-moi, Madame: a-t-on vu perfidie
- Plus noire au fond de l'âme, au dehors plus hardie?
- A-t-on vu plus d'étude attacher la raison
- A l'indigne secours de tant de trahison?
- Loin d'en baisser les yeux, l'orgueilleuse en fait gloire; 1045
- Elle nous l'ose peindre en illustre victoire.
- L'honneur et le devoir eux seuls la font agir!
- Et m'étant plus fidèle, elle auroit à rougir!
-
- JUSTINE.
-
- La gêne qu'elle en souffre égale bien la vôtre:
- Pour vous, elle renonce à choisir aucun autre; 1050
- Elle-même en vos mains en a fait le serment.
-
- LÉON.
-
- Illusion nouvelle, et pur amusement!
- Il n'est, Madame, il n'est que trop de conjonctures
- Où les nouveaux serments sont de nouveaux parjures.
- Qui sait l'art de régner les rompt avec éclat, 1055
- Et ne manque jamais de cent raisons d'État.
-
- JUSTINE.
-
- Mais si vous la piquiez d'un peu de jalousie[403],
- Seigneur, si vous brouilliez par là sa fantaisie,
- Son amour mal éteint pourroit vous rappeler,
- Et sa gloire auroit peine à vous laisser aller. 1060
-
- LÉON.
-
- Me soupçonneriez-vous d'avoir l'âme assez basse
- Pour employer la feinte à tromper ma disgrâce?
- Je suis jeune, et j'en fais trop mal ici ma cour
- Pour joindre à ce défaut un faux éclat d'amour.
-
- JUSTINE.
-
- L'agréable défaut, Seigneur, que la jeunesse! 1065
- Et que de vos jaloux l'importune sagesse,
- Toute fière qu'elle est, le voudroit racheter
- De tout ce qu'elle croit et croira mériter!
- Mais si feindre en amour à vos yeux est un crime,
- Portez sans feinte ailleurs votre plus tendre estime: 1070
- Punissez tant d'orgueil par de justes dédains,
- Et mettez votre cœur en de plus sûres mains.
-
- LÉON.
-
- Vous voyez qu'à son rang elle me sacrifie,
- Madame, et vous voulez que je la justifie!
- Qu'après tous les mépris qu'elle montre pour moi, 1075
- Je lui prête un exemple à me voler sa foi!
-
- JUSTINE.
-
- Aimez, à cela près, et sans vous mettre en peine
- Si c'est justifier ou punir l'inhumaine;
- Songez que si vos vœux en étoient mal reçus,
- On pourroit avec joie accepter ses refus. 1080
- L'honneur qu'on se feroit à vous détacher d'elle
- Rendroit cette conquête et plus noble et plus belle.
- Plus il faut de mérite à vous rendre inconstant,
- Plus en auroit de gloire un cœur qui vous attend;
- Car peut-être en est-il que la princesse même 1085
- Condamne à vous aimer dès que vous direz: «J'aime.»
- Adieu: c'en est assez pour la première fois.
-
- LÉON.
-
- O ciel, délivre-moi du trouble où tu me vois!
-
-
-FIN DU TROISIÈME ACTE.
-
- [394] Dans l'édition de Voltaire (1764), il y a
- _sauvez_, au lieu de _sauver_.
-
- [395] Voltaire (1764) a changé _l'envoira_ en
- _l'enverra_.
-
- [396] Thomas Corneille (1692) et Voltaire (1764) ont
- substitué _vous plains à nous plains_, qui est la leçon des deux
- éditions publiées du vivant de l'auteur (1673 et 1682).
-
- [397] L'édition de 1682 porte seule _emplir_, au lieu de
- _remplir_.
-
- [398] _Garder_ a été changé en _gagner_ dans l'édition
- de 1692.
-
- [399] _Le démon_, le génie.
-
- [400] _Var._ Je vous vois un cœur grand, une vertu
- sublime. (1673)
-
- [401] Il y a _digne_, au singulier, dans toutes les
- éditions anciennes, y compris celles de 1692 et de Voltaire
- (1764).
-
- [402] Voyez ci-dessus l'avis _Au lecteur_, p. 377: «Elle
- proposa son mariage à Martian, à la charge qu'il lui permettroit
- de garder sa virginité, qu'elle avoit vouée et consacrée à
- Dieu.»
-
- [403] Voici pour ce vers la leçon de 1692:
-
- Mais si vous la piquiez un peu de jalousie.
-
- --L'édition de 1682 a _piquez_ et _brouillez_, au présent.
-
-
-
-
-ACTE IV.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-JUSTINE, IRÈNE.
-
- JUSTINE.
-
- Non, votre cher Aspar n'aime point la princesse:
- Ce n'est que pour le rang que tout son cœur s'empresse;
- Et si l'on eût choisi mon père pour César,
- J'aurois déjà les vœux de cet illustre Aspar.
- Il s'en est expliqué tantôt en ma présence;
- Et tout ce que pour elle il a de complaisance,
- Tout ce qu'il lui veut faire ou craindre ou dédaigner, 1095
- Ne doit être imputé qu'à l'ardeur de régner.
- Pulchérie a des yeux qui percent le mystère,
- Et le croit plus rival qu'ami de ce cher frère;
- Mais comme elle balance, elle écoute aisément
- Tout ce qui peut d'abord flatter son sentiment: 1100
- Voilà ce que j'en sais[404].
-
- IRÈNE.
-
- Je ne suis point surprise
- De tout ce que d'Aspar m'apprend votre franchise.
- Vous ne m'en dites rien que ce que j'en ai dit,
- Lorsqu'à Léon tantôt j'ai dépeint son esprit;
- Et j'en ai pénétré l'ambition secrète 1105
- Jusques à pressentir l'offre qu'il vous a faite.
- Puisque en vain[405] je m'attache à qui ne m'aime pas,
- Il faut avec honneur franchir ce mauvais pas:
- Il faut, à son exemple, avoir ma politique,
- Trouver à ma disgrâce une face héroïque, 1110
- Donner à ce divorce une illustre couleur,
- Et sous de beaux dehors dévorer ma douleur.
- Dites-moi cependant, que deviendra mon frère?
- D'un si parfait amour que faut-il qu'il espère?
-
- JUSTINE.
-
- On l'aime, et fortement, et bien plus qu'on ne veut; 1115
- Mais pour s'en détacher, on fait tout ce qu'on peut.
- Faut-il vous dire tout? On m'a commandé même
- D'essayer contre lui l'art et le stratagème.
- On me devra beaucoup si je puis l'ébranler,
- On me donne son cœur, si je le puis voler; 1120
- Et déjà pour essai de mon obéissance,
- J'ai porté quelque attaque, et fait un peu d'avance.
- Vous pouvez bien juger comme il a rebuté,
- Fidèle amant qu'il est, cette importunité;
- Mais pour peu qu'il vous plût appuyer l'artifice, 1125
- Cet appui tiendroit lieu d'un signalé service.
-
- IRÈNE.
-
- Ce n'est point un service à prétendre de moi
- Que de porter mon frère à garder mal sa foi;
- Et quand à vous aimer j'aurois su le réduire,
- Quel fruit son changement pourroit-il lui produire? 1130
- Vous qui ne l'aimez point, pourriez-vous l'accepter?
-
- JUSTINE.
-
- Léon ne sauroit être un homme à rejeter;
- Et l'on voit si souvent, après la foi donnée,
- Naître un parfait amour d'un pareil hyménée,
- Que si de son côté j'y voyois quelque jour, 1135
- J'espérerois bientôt de l'aimer à mon tour.
-
- IRÈNE.
-
- C'est trop et trop peu dire. Est-il encore à naître,
- Cet amour? Est-il né?
-
- JUSTINE.
-
- Cela pourroit bien être[406].
- Ne l'examinons point avant qu'il en soit temps;
- L'occasion viendra peut-être, et je l'attends. 1140
-
- IRÈNE.
-
- Et vous servez Léon auprès de la princesse?
-
- JUSTINE.
-
- Avec sincérité pour lui je m'intéresse;
- Et si j'en étois crue, il auroit le bonheur
- D'en obtenir la main, comme il en a le cœur.
- J'obéis cependant aux ordres qu'on me donne, 1145
- Et souffrirois ses vœux, s'il perdoit la couronne.
- Mais la princesse vient.
-
-
-SCÈNE II.
-
-PULCHÉRIE, IRÈNE, JUSTINE.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Que fait ce malheureux,
- Irène?
-
- IRÈNE.
-
- Ce qu'on fait dans un sort rigoureux:
- Il soupire, il se plaint.
-
- PULCHÉRIE.
-
- De moi?
-
- IRÈNE.
-
- De sa fortune.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Est-il bien convaincu qu'elle nous est commune, 1150
- Qu'ainsi que lui[407] du sort j'accuse la rigueur?
-
- IRÈNE.
-
- Je ne pénètre point jusqu'au fond de son cœur;
- Mais je sais qu'au dehors sa douleur vous respecte:
- Elle se tait de vous.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Ah! qu'elle m'est suspecte!
- Un modeste reproche à ses maux siéroit bien: 1155
- C'est me trop accuser que de n'en dire rien.
- M'auroit-il oubliée, et déjà dans son âme
- Effacé tous les traits d'une si belle flamme?
-
- IRÈNE.
-
- C'est par là qu'il devroit soulager ses ennuis,
- Madame; et de ma part j'y fais ce que je puis. 1160
-
- PULCHÉRIE.
-
- Ah! ma flamme n'est pas à tel point affoiblie,
- Que je puisse endurer, Irène, qu'il m'oublie.
- Fais-lui, fais-lui plutôt soulager son ennui
- A croire que je souffre autant et plus que lui.
- C'est une vérité que j'ai besoin qu'il croie, 1165
- Pour mêler à mes maux quelque inutile joie,
- Si l'on peut nommer joie une triste douceur
- Qu'un digne amour conserve en dépit du malheur.
- L'âme qui l'a sentie en est toujours charmée,
- Et même en n'aimant plus, il est doux d'être aimée.
-
- JUSTINE.
-
- Vous souvient-il encor de me l'avoir donné,
- Madame? et ce doux soin dont votre esprit gêné....
-
- PULCHÉRIE.
-
- Souffre un reste d'amour qui me trouble et m'accable.
- Je ne t'en ai point fait un don irrévocable;
- Mais je te le redis, dérobe-moi ses vœux; 1175
- Séduis, enlève-moi son cœur, si tu le peux.
- J'ai trop mis à l'écart celui d'impératrice;
- Reprenons avec lui ma gloire et mon supplice:
- C'en est un, et bien rude, à moins que le sénat
- Mette d'accord ma flamme et le bien de l'État. 1180
-
- IRÈNE.
-
- N'est-ce point avilir votre pouvoir suprême
- Que mendier ailleurs ce qu'il peut de lui-même?
-
- PULCHÉRIE.
-
- Irène, il te faudroit les mêmes yeux qu'à moi
- Pour voir la moindre part de ce que je prévoi.
- Épargne à mon amour la douleur de te dire 1185
- A quels troubles ce choix hasarderoit l'empire:
- Je l'ai déjà tant dit, que mon esprit lassé
- N'en sauroit plus souffrir le portrait retracé.
- Ton frère a l'âme grande, intrépide, sublime;
- Mais d'un peu de jeunesse on lui fait un tel crime, 1190
- Que si tant de vertus n'ont que moi pour appui,
- En faire un empereur, c'est me perdre avec lui.
-
- IRÈNE.
-
- Quel ordre a pu du trône exclure la jeunesse?
- Quel astre à nos beaux jours enchaîne la foiblesse?
- Les vertus, et non l'âge, ont droit à ce haut rang; 1195
- Et n'étoit le respect qu'imprime votre sang,
- Je dirois que Léon vaudroit bien Théodose.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Sans doute; et toutefois ce n'est pas même chose.
- Foible qu'étoit ce prince à régir tant d'États,
- Il avoit des appuis que ton frère n'a pas: 1200
- L'empire en sa personne étoit héréditaire;
- Sa naissance le tint d'un aïeul et d'un père[408];
- Il régna dès l'enfance, et régna sans jaloux,
- Estimé d'assez peu, mais obéi de tous.
- Léon peut succéder aux droits de la puissance, 1205
- Mais non pas au bonheur de cette obéissance:
- Tant ce trône, où l'amour par ma main l'auroit mis,
- Dans mes premiers sujets lui feroit d'ennemis!
- Tout ce qu'ont vu d'illustre et la paix et la guerre
- Aspire à ce grand nom de maître de la terre: 1210
- Tous regardent l'empire ainsi qu'un bien commun
- Que chacun veut pour soi, tant qu'il n'est à pas un.
- Pleins de leur renommée, enflés de leurs services,
- Combien ce choix pour eux aura-t-il d'injustices,
- Si ma flamme obstinée et ses odieux soins 1215
- L'arrêtent sur celui qu'ils estiment le moins!
- Léon est d'un mérite à devenir leur maître;
- Mais comme c'est l'amour qui m'aide à le connoître,
- Tout ce qui contre nous s'osera mutiner
- Dira que je suis seule à me l'imaginer. 1220
-
- IRÈNE.
-
- C'est donc en vain pour lui qu'on prie et qu'on espère?
-
- PULCHÉRIE.
-
- Je l'aime, et sa personne à mes yeux est bien chère;
- Mais si le ciel pour lui n'inspire le sénat,
- Je sacrifierai tout au bonheur de l'État.
-
- IRÈNE.
-
- Que pour vous imiter j'aurois l'âme ravie 1225
- D'immoler à l'État le bonheur de ma vie!
- Madame, ou de Léon faites-nous un César,
- Ou portez ce grand choix sur le fameux Aspar:
- Je l'aime, et ferois gloire, en dépit de ma flamme,
- De faire un maître à tous de celui de mon âme; 1230
- Et pleurant pour le frère en ce grand changement,
- Je m'en consolerois à voir régner l'amant.
- Des deux têtes qu'au monde on me voit les plus chères,
- Élevez l'une ou l'autre au trône de vos pères:
- Daignez....
-
- PULCHÉRIE.
-
- Aspar seroit digne d'un tel honneur, 1235
- Si vous pouviez, Irène, un peu moins sur son cœur.
- J'aurois trop à rougir si sous le nom de femme
- Je le faisois régner sans régner dans son âme;
- Si j'en avois le titre, et vous tout le pouvoir,
- Et qu'entre nous ma cour partageât son devoir. 1240
-
- IRÈNE.
-
- Ne l'appréhendez pas: de quelque ardeur qu'il m'aime,
- Il est plus à l'État, Madame, qu'à lui-même.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Je le crois comme vous, et que sa passion
- Regarde plus l'État que vous, moi, ni Léon.
- C'est vous entendre, Irène, et vous parler sans feindre: 1245
- Je vois ce qu'il projette, et ce qu'il en faut craindre.
- L'aimez-vous?
-
- IRÈNE.
-
- Je l'aimai, quand je crus qu'il m'aimoit:
- Je voyois sur son front un air qui me charmoit;
- Mais depuis que le temps m'a fait mieux voir sa flamme,
- J'ai presque éteint la mienne et dégagé mon âme. 1250
-
- PULCHÉRIE.
-
- Achevez. Tel qu'il est, voulez-vous l'épouser?
-
- IRÈNE.
-
- Oui, Madame, ou du moins le pouvoir refuser.
- Après deux ans d'amour il y va de ma gloire:
- L'affront seroit trop grand, et la tache trop noire,
- Si dans la conjoncture où l'on est aujourd'hui 1255
- Il m'osoit regarder comme indigne de lui.
- Ses desseins vont plus haut; et voyant qu'il vous aime,
- Bien que peut-être moins que votre diadème,
- Je n'ai vu rien en moi qui le pût retenir;
- Et je ne vous l'offrois que pour le prévenir. 1260
- C'est ainsi que j'ai cru me mettre en assurance
- Par l'éclat généreux d'une fausse apparence:
- Je vous cédois un bien que je ne puis garder,
- Et qu'à vous seule enfin ma gloire peut céder.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Reposez-vous sur moi. Votre Aspar vient.
-
-
-SCÈNE III.
-
-PULCHÉRIE, ASPAR, IRÈNE, JUSTINE.
-
- ASPAR.
-
- Madame, 1265
- Déjà sur vos desseins j'ai lu dans plus d'une âme,
- Et crois de mon devoir de vous mieux avertir
- De ce que sur tous deux on m'a fait pressentir.
- J'espère pour Léon, et j'y fais mon possible;
- Mais j'en prévois, Madame, un murmure infaillible, 1270
- Qui pourra se borner à quelque émotion,
- Et peut aller plus loin que la sédition.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Vous en savez l'auteur: parlez, qu'on le punisse;
- Que moi-même au sénat j'en demande justice.
-
- ASPAR.
-
- Peut-être est-ce quelqu'un que vous pourriez choisir. 1275
- S'il vous falloit ailleurs tourner votre désir,
- Et dont le choix illustre à tel point sauroit plaire,
- Que[409] nous n'aurions à craindre aucun parti contraire.
- Comme à vous le nommer, ce seroit fait de lui,
- Ce seroit à l'empire ôter un ferme appui, 1280
- Et livrer un grand cœur à sa perte certaine,
- Quand il n'est pas encor digne de votre haine.
-
- PULCHÉRIE.
-
- On me fait mal sa cour avec de tels avis,
- Qui sans nommer personne, en nomment plus de dix.
- Je hais l'empressement de ces devoirs sincères, 1285
- Qui ne jette en l'esprit que de vagues chimères,
- Et ne me présentant qu'un obscur avenir,
- Me donne tout à craindre, et rien à prévenir.
-
- ASPAR.
-
- Le besoin de l'État est souvent un mystère
- Dont la moitié se dit, et l'autre est bonne à taire. 1290
-
- PULCHÉRIE.
-
- Il n'est souvent aussi qu'un pur fantôme en l'air
- Que de secrets ressorts font agir et parler,
- Et s'arrête où le fixe une âme prévenue,
- Qui pour ses intérêts le forme et le remue.
- Des besoins de l'État si vous êtes jaloux, 1295
- Fiez-vous-en à moi, qui les vois mieux que vous.
- Martian, comme vous, à vous parler sans feindre,
- Dans le choix de Léon voit quelque chose à craindre;
- Mais il m'apprend de qui je dois me défier;
- Et je puis, si je veux, me le sacrifier. 1300
-
- ASPAR.
-
- Qui nomme-t-il, Madame?
-
- PULCHÉRIE.
-
- Aspar, c'est un mystère
- Dont la moitié se dit, et l'autre est bonne à taire.
- Si l'on hait tant Léon, du moins réduisez-vous
- A faire qu'on m'admette à régner sans époux.
-
- ASPAR.
-
- Je ne l'obtiendrai point, la chose est sans exemple. 1305
-
- PULCHÉRIE.
-
- La matière au vrai zèle en est d'autant plus ample;
- Et vous en montrerez de plus rares effets
- En obtenant pour moi ce qu'on n'obtint jamais.
-
- ASPAR.
-
- Oui; mais qui voulez-vous que le sénat vous donne,
- Madame, si Léon....
-
- PULCHÉRIE.
-
- Ou Léon, ou personne. 1310
- A l'un de ces deux points amenez les esprits.
- Vous adorez Irène, Irène est votre prix;
- Je la laisse avec vous, afin que votre zèle
- S'allume à ce beau feu que vous avez pour elle.
- Justine, suivez-moi.
-
-
-SCÈNE IV.
-
-ASPAR, IRÈNE.
-
- IRÈNE.
-
- Ce prix qu'on vous promet 1315
- Sur votre âme, Seigneur, doit faire peu d'effet.
- La mienne, toute acquise à votre ardeur sincère,
- Ne peut à ce grand cœur tenir lieu de salaire;
- Et l'amour à tel point vous rend maître du mien,
- Que me donner à vous, c'est ne vous donner rien. 1320
-
- ASPAR.
-
- Vous dites vrai, Madame; et du moins j'ose dire
- Que me donner un cœur au-dessous de l'empire,
- Un cœur qui me veut faire une honteuse loi,
- C'est ne me donner rien qui soit digne de moi.
-
- IRÈNE.
-
- Indigne que je suis d'une foi si douteuse, 1325
- Vous fais-je quelque loi qui puisse être honteuse?
- Et si Léon devoit l'empire à votre appui,
- Lui qui vous y feroit le premier d'après lui,
- Auriez-vous à rougir de l'en avoir fait maître,
- Seigneur, vous qui voyez que vous ne pouvez l'être? 1330
- Mettez-vous, j'y consens, au-dessus de l'amour,
- Si pour monter au trône, il s'offre quelque jour.
- Qu'à ce glorieux titre un amant soit volage,
- Je puis l'en estimer, l'en aimer davantage,
- Et voir avec plaisir la belle ambition 1335
- Triompher d'une ardente et longue passion.
- L'objet le plus charmant doit céder à l'empire:
- Régnez; j'en dédirai mon cœur s'il en soupire.
- Vous ne m'en croyez pas, Seigneur; et toutefois
- Vous régneriez bientôt si l'on suivoit ma voix. 1340
- Apprenez à quel point pour vous je m'intéresse.
- Je viens de vous offrir moi-même à la princesse;
- Et je sacrifiois mes plus chères ardeurs
- A l'honneur de vous mettre au faîte des grandeurs.
- Vous savez sa réponse: «Ou Léon, ou personne.» 1345
-
- ASPAR.
-
- C'est agir en amante et généreuse et bonne;
- Mais sûre d'un refus qui doit rompre le coup,
- La générosité ne coûte pas beaucoup.
-
- IRÈNE.
-
- Vous voyez les chagrins où cette offre m'expose,
- Et ne me voulez pas devoir la moindre chose! 1350
- Ah! si j'osois, Seigneur, vous appeler ingrat!
-
- ASPAR.
-
- L'offre sans doute est rare, et feroit grand éclat,
- Si pour mieux éblouir vous aviez eu l'adresse
- D'ébranler tant soit peu l'esprit de la princesse.
- Elle est impératrice, et d'un seul: «Je le veux,» 1355
- Elle peut de Léon faire un monarque heureux:
- Qu'a-t-il besoin de moi, lui qui peut tout sur elle?
-
- IRÈNE.
-
- N'insultez point, Seigneur, une flamme si belle.
- L'amour, las de gémir sous les raisons d'État,
- Pourroit n'en croire pas tout à fait le sénat. 1360
-
- ASPAR.
-
- L'amour n'a qu'à parler: le sénat, quoi qu'on pense,
- N'aura que du respect et de la déférence;
- Et de l'air dont la chose a déjà pris son cours,
- Léon pourra se voir empereur pour trois jours.
-
- IRÈNE.
-
- Trois jours peuvent suffire à faire bien des choses: 1365
- La cour en moins de temps voit cent métamorphoses;
- En moins de temps un prince à qui tout est permis
- Peut rendre ce qu'il doit aux vrais et faux amis.
-
- ASPAR.
-
- L'amour qui parle ainsi ne paroît pas fort tendre.
- Mais je vous aime assez pour ne vous pas entendre; 1370
- Et dirai toutefois, sans m'en embarrasser,
- Qu'il est un peu bien tôt pour vous de menacer.
-
- IRÈNE.
-
- Je ne menace point, Seigneur; mais je vous aime
- Plus que moi, plus encor que ce cher frère même.
- L'amour tendre est timide, et craint pour son objet, 1375
- Dès qu'il lui voit former un dangereux projet.
-
- ASPAR.
-
- Vous m'aimez, je le crois; du moins cela peut être;
- Mais de quelle façon le faites-vous connoître?
- L'amour inspire-t-il ce rare empressement
- De voir régner un frère aux dépens d'un amant? 1380
-
- IRÈNE.
-
- Il m'inspire à regret la peur de votre perte.
- Régnez, je vous l'ai dit, la porte en est ouverte;
- Vous avez du mérite, et je manque d'appas;
- Dédaignez, quittez-moi, mais ne vous perdez pas.
- Pour le salut d'un frère ai-je si peu d'alarmes, 1385
- Qu'il y faille ajouter d'autres sujets de larmes?
- C'est assez que pour vous j'ose en vain soupirer;
- Ne me réduisez point, Seigneur, à vous pleurer.
-
- ASPAR.
-
- Gardez, gardez vos pleurs pour ceux qui sont à plaindre:
- Puisque vous m'aimez tant, je n'ai point lieu de craindre. 1390
- Quelque peine qu'on doive à ma témérité,
- Votre main qui m'attend fera ma sûreté;
- Et contre le courroux le plus inexorable
- Elle me servira d'asile inviolable.
-
- IRÈNE.
-
- Vous la voudrez peut-être, et la voudrez trop tard. 1395
- Ne vous exposez point, Seigneur, à ce hasard;
- Je doute si j'aurois toujours même tendresse,
- Et pourrois[410] de ma main n'être pas la maîtresse.
- Je vous parle sans feindre, et ne sais point railler
- Lorsqu'au salut commun il nous faut travailler. 1400
-
- ASPAR.
-
- Et je veux bien aussi vous répondre sans feindre.
- J'ai pour vous un amour à ne jamais s'éteindre,
- Madame; et dans l'orgueil que vous-même approuvez,
- L'amitié de Léon a ses droits conservés;
- Mais ni cette amitié, ni cet amour si tendre, 1405
- Quelques soins, quelque effort qu'il vous en plaise attendre,
- Ne me verront jamais l'esprit persuadé
- Que je doive obéir à qui j'ai commandé,
- A qui, si j'en puis croire un cœur qui vous adore,
- J'aurai droit, et longtemps, de commander encore. 1410
- Ma gloire, qui s'oppose à cet abaissement,
- Trouve en tous mes égaux le même sentiment.
- Ils ont fait la princesse arbitre de l'empire:
- Qu'elle épouse Léon, tous sont prêts d'y souscrire;
- Mais je ne réponds pas d'un long respect en tous, 1415
- A moins qu'il associe aussitôt l'un de nous.
- La chose est peu nouvelle, et je ne vous propose
- Que ce que l'on a fait pour le grand Théodose[411].
- C'est par là que l'empire est tombé dans ce sang
- Si fier de sa naissance et si jaloux du rang. 1420
- Songez sur cet exemple à vous rendre justice,
- A me faire empereur pour être impératrice:
- Vous avez du pouvoir, Madame; usez-en bien,
- Et pour votre intérêt attachez-vous au mien.
-
- IRÈNE.
-
- Léon dispose-t-il du cœur de la princesse? 1425
- C'est un cœur fier et grand: le partage la blesse;
- Elle veut tout ou rien; et dans ce haut pouvoir
- Elle éteindra l'amour plutôt que d'en déchoir.
- Près d'elle avec le temps nous pourrons davantage:
- Ne pressons point, Seigneur, un si juste partage. 1430
-
- ASPAR.
-
- Vous le voudrez peut-être, et le voudrez trop tard:
- Ne laissez point longtemps nos destins au hasard.
- J'attends de votre amour cette preuve nouvelle.
- Adieu, Madame.
-
- IRÈNE.
-
- Adieu. L'ambition est belle;
- Mais vous n'êtes, Seigneur, avec ce sentiment, 1435
- Ni véritable ami, ni véritable amant.
-
-
-FIN DU QUATRIÈME ACTE.
-
- [404] Dans l'édition de 1692: «Voilà ce que je sais.»
-
- [405] Thomas Corneille (1692) a remplacé _en vain_ par
- _enfin_.
-
- [406] Cet hémistiche se trouve dans _Polyeucte_. Voyez
- tome III, p. 501, vers 323.
-
- [407] On lit: «Qu'ainsi _de_ lui,» dans les deux
- éditions de 1673 et de 1682.
-
- [408] Théodose le Grand et Arcadius.
-
- [409] L'édition de 1682 porte par erreur _Quand_, pour
- _Que_.
-
- [410] On lit: «Je pourrois,» pour «Et pourrois,» dans
- l'édition de 1692.
-
- [411] Après la mort de Valens, Gratien proposa à
- Théodose de partager l'empire et le proclama empereur d'Orient.
-
-
-
-
-ACTE V.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-PULCHÉRIE, JUSTINE.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Justine, plus j'y pense, et plus je m'inquiète:
- Je crains de n'avoir plus une amour si parfaite,
- Et que si de Léon on me fait un époux,
- Un bien si désiré ne me soit plus si doux. 1440
- Je ne sais si le rang m'auroit fait changer d'âme;
- Mais je tremble à penser que je serois sa femme,
- Et qu'on n'épouse point l'amant le plus chéri,
- Qu'on ne se fasse un maître aussitôt qu'un mari.
- J'aimerois à régner avec l'indépendance 1445
- Que des vrais souverains s'assure la prudence;
- Je voudrois que le ciel inspirât au sénat
- De me laisser moi seule à gouverner l'État,
- De m'épargner ce maître, et vois d'un œil d'envie[412]
- Toujours Sémiramis, et toujours Zénobie. 1450
- On triompha de l'une; et pour Sémiramis,
- Elle usurpa le nom et l'habit de son fils;
- Et sous l'obscurité d'une longue tutelle,
- Cet habit et ce nom régnoient tous deux plus qu'elle.
- Mais mon cœur de leur sort n'en est pas moins jaloux: 1455
- C'étoit régner enfin, et régner sans époux.
- Le triomphe n'en fait qu'affermir la mémoire;
- Et le déguisement n'en détruit point la gloire.
-
- JUSTINE.
-
- Que les choses bientôt prendroient un autre tour
- Si le sénat prenoit le parti de l'amour! 1460
- Que bientôt.... Mais je vois Aspar avec mon père.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Sachons d'eux quel destin le ciel vient de me faire.
-
-
-SCÈNE II.
-
-MARTIAN, ASPAR, PULCHÉRIE, JUSTINE.
-
- MARTIAN.
-
- Madame, le sénat nous députe tous deux
- Pour vous jurer encor qu'il suivra tous vos vœux.
- Après qu'entre vos mains il a remis l'empire, 1465
- C'est faire un attentat que de vous rien prescrire;
- Et son respect vous prie une seconde fois
- De lui donner vous seule un maître à votre choix.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Il pouvoit le choisir.
-
- MARTIAN.
-
- Il s'en défend l'audace,
- Madame; et sur ce point il vous demande grâce. 1470
-
- PULCHÉRIE.
-
- Pourquoi donc m'en fait-il une nécessité?
-
- MARTIAN.
-
- Pour donner plus de force à votre autorité.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Son zèle est grand pour elle: il faut le satisfaire.
- Et lui mieux obéir qu'il n'a daigné me plaire.
- Sexe, ton sort en moi ne peut se démentir: 1475
- Pour être souveraine il faut m'assujettir,
- En[413] montant sur le trône entrer dans l'esclavage,
- Et recevoir des lois de qui me rend hommage.
- Allez, dans quelques jours je vous ferai savoir
- Le choix que par son ordre aura fait mon devoir. 1480
-
- ASPAR.
-
- Il tiendroit à faveur et bien haute et bien rare
- De le savoir, Madame, avant qu'il se sépare.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Quoi? pas un seul moment pour en délibérer.
- Mais je ferois un crime à le plus différer;
- Il vaut mieux, pour essai de ma toute-puissance, 1485
- Montrer un digne effet de pleine obéissance.
- Retirez-vous, Aspar: vous aurez votre tour.
-
-
-SCÈNE III.
-
-PULCHÉRIE, MARTIAN, JUSTINE.
-
- PULCHÉRIE.
-
- On m'a dit que pour moi vous aviez de l'amour,
- Seigneur; seroit-il vrai?
-
- MARTIAN.
-
- Qui vous l'a dit, Madame?
-
- PULCHÉRIE.
-
- Vos services, mes yeux, le trouble de votre âme, 1490
- L'exil que mon hymen vous devoit imposer:
- Sont-ce là des témoins, Seigneur, à récuser?
-
- MARTIAN.
-
- C'est donc à moi, Madame, à confesser mon crime.
- L'amour naît aisément du zèle et de l'estime;
- Et l'assiduité près d'un charmant objet 1495
- N'attend point notre aveu pour faire son effet.
- Il m'est honteux d'aimer; il vous l'est d'être aimée
- D'un homme dont la vie est déjà consumée,
- Qui ne vit qu'à regret depuis qu'il a pu voir
- Jusqu'où ses yeux charmés ont trahi son devoir. 1500
- Mon cœur, qu'un si long âge en mettoit hors d'alarmes,
- S'est vu livré par eux à ces dangereux charmes.
- En vain, Madame, en vain je m'en suis défendu;
- En vain j'ai su me taire après m'être rendu:
- On m'a forcé d'aimer, on me force à le dire. 1505
- Depuis plus de dix ans je languis, je soupire,
- Sans que de tout l'excès d'un si long déplaisir
- Vous ayez pu surprendre une larme, un soupir;
- Mais enfin la langueur qu'on voit sur mon visage
- Est encor plus l'effet de l'amour que de l'âge. 1510
- Il faut faire un heureux, le jour n'en est pas loin:
- Pardonnez à l'horreur d'en être le témoin,
- Si mes maux et ce feu digne de votre haine
- Cherchent dans un exil leur remède, et sa peine.
- Adieu: vivez heureuse; et si tant de jaloux.... 1515
-
- PULCHÉRIE.
-
- Ne partez pas, Seigneur, je les tromperai tous;
- Et puisque de ce choix aucun ne me dispense,
- Il est fait, et de tel à qui pas un ne pense.
-
- MARTIAN.
-
- Quel qu'il soit, il sera l'arrêt de mon trépas,
- Madame.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Encore un coup, ne vous éloignez pas. 1520
- Seigneur, jusques ici vous m'avez bien servie;
- Vos lumières ont fait tout l'éclat de ma vie;
- La vôtre s'est usée à me favoriser:
- Il faut encor plus faire, il faut....
-
- MARTIAN.
-
- Quoi?
-
- PULCHÉRIE.
-
- M'épouser.
-
- MARTIAN.
-
- Moi, Madame?
-
- PULCHÉRIE.
-
- Oui, Seigneur; c'est le plus grand service
- Que vos soins puissent rendre à votre impératrice.
- Non qu'en m'offrant à vous je réponde à vos feux
- Jusques à souhaiter des fils et des neveux:
- Mon aïeul, dont partout les hauts faits retentissent,
- Voudra bien qu'avec moi ses descendants finissent, 1530
- Que j'en sois la dernière, et ferme dignement
- D'un si grand empereur l'auguste monument.
- Qu'on ne prétende plus que ma gloire s'expose
- A laisser des Césars du sang de Théodose.
- Qu'ai-je affaire de race à me déshonorer, 1535
- Moi qui n'ai que trop vu ce sang dégénérer,
- Et que s'il est fécond en illustres princesses,
- Dans les princes qu'il forme il n'a que des foiblesses?
- Ce n'est pas que Léon, choisi pour souverain,
- Pour me rendre à mon rang n'eût obtenu ma main.
- Mon amour, à ce prix, se fût rendu justice;
- Mais puisqu'on m'a sans lui nommée impératrice,
- Je dois à ce haut rang d'assez nobles projets
- Pour n'admettre en mon lit aucun de mes sujets.
- Je ne veux plus d'époux, mais il m'en faut une ombre,
- Qui des Césars pour moi puisse grossir le nombre;
- Un mari qui content d'être au-dessus des rois,
- Me donne ses clartés, et dispense mes lois;
- Qui n'étant en effet que mon premier ministre,
- Pare ce que sous moi l'on craindroit de sinistre, 1550
- Et pour tenir en bride un peuple sans raison,
- Paroisse mon époux, et n'en ait que le nom.
- Vous m'entendez, Seigneur, et c'est assez vous dire.
- Prêtez-moi votre main[414], je vous donne l'empire:
- Éblouissons le peuple, et vivons entre nous 1555
- Comme s'il n'étoit point d'épouses ni d'époux.
- Si ce n'est posséder l'objet de votre[415] flamme,
- C'est vous rendre du moins le maître de son âme,
- L'ôter à vos rivaux, vous mettre au-dessus d'eux,
- Et de tous mes amants vous voir le plus heureux. 1560
-
- MARTIAN.
-
- Madame....
-
- PULCHÉRIE.
-
- A vos hauts faits je dois ce grand salaire;
- Et j'acquitte envers vous et l'État et mon frère.
-
- MARTIAN.
-
- Auroit-on jamais cru, Madame...?
-
- PULCHÉRIE.
-
- Allez, Seigneur,
- Allez en plein sénat faire voir l'Empereur.
- Il demeure assemblé pour recevoir son maître: 1565
- Allez-y de ma part vous faire reconnoître;
- Ou si votre souhait ne répond pas au mien,
- Faites grâce à mon sexe, et ne m'en dites rien.
-
- MARTIAN.
-
- Souffrez qu'à vos genoux, Madame....
-
- PULCHÉRIE.
-
- Allez, vous dis-je:
- Je m'oblige encor plus que je ne vous oblige; 1570
- Et mon cœur qui vous vient d'ouvrir ses sentiments,
- N'en veut ni de refus ni de remercîments.
-
-
-SCÈNE IV.
-
-PULCHÉRIE, ASPAR, JUSTINE.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Faites rentrer Aspar[416]. Que faites-vous d'Irène?
- Quand l'épouserez-vous? Ce mot vous fait-il peine?
- Vous ne répondez point?
-
- ASPAR.
-
- Non, Madame, et je doi 1575
- Ce respect aux bontés que vous avez pour moi.
- Qui se tait obéit.
-
- PULCHÉRIE.
-
- J'aime assez qu'on s'explique.
- Les silences de cour ont de la politique.
- Sitôt que nous parlons, qui consent applaudit,
- Et c'est en se taisant que l'on nous contredit[417]. 1580
- Le temps m'éclaircira de ce que je soupçonne.
- Cependant j'ai fait choix de l'époux qu'on m'ordonne.
- Léon vous faisoit peine, et j'ai dompté l'amour,
- Pour vous donner un maître admiré dans la cour,
- Adoré dans l'armée, et que de cet empire 1585
- Les plus fermes soutiens feroient gloire d'élire:
- C'est Martian.
-
- ASPAR.
-
- Tout vieil et tout cassé qu'il est!
-
- PULCHÉRIE.
-
- Tout vieil et tout cassé, je l'épouse; il me plaît.
- J'ai mes raisons. Au reste, il a besoin d'un gendre
- Qui partage avec lui les soins qu'il lui faut prendre, 1590
- Qui soutienne des ans penchés dans[418] le tombeau,
- Et qui porte sous lui la moitié du fardeau.
- Qui jugeriez-vous propre à remplir cette place?
- Une seconde fois vous paroissez de glace!
-
- ASPAR.
-
- Madame, Aréobinde et Procope tous deux 1595
- Ont engagé leur cœur et formé d'autres vœux:
- Sans cela je dirois....
-
- PULCHÉRIE.
-
- Et sans cela moi-même
- J'élèverois Aspar à cet honneur suprême;
- Mais quand il seroit homme à pouvoir aisément
- Renoncer aux douceurs de son attachement, 1600
- Justine n'auroit pas une âme assez hardie
- Pour accepter un cœur noirci de perfidie,
- Et vous regarderoit comme un volage esprit
- Toujours prêt à donner où la fortune rit.
- N'en savez-vous aucun de qui l'ardeur fidèle.... 1605
-
- ASPAR.
-
- Madame, vos bontés choisiront mieux pour elle;
- Comme pour Martian elles nous ont surpris,
- Elles sauront encor surprendre nos esprits.
- Je vous laisse en résoudre.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Allez; et pour Irène,
- Si vous ne sentez rien en l'âme qui vous gêne, 1610
- Ne faites plus douter de vos longues amours,
- Ou je dispose d'elle avant qu'il soit deux jours.
-
-
-SCÈNE V.
-
-PULCHÉRIE, JUSTINE.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Ce n'est pas encor tout, Justine: je veux faire
- Le malheureux Léon successeur de ton père.
- Y contribueras-tu? prêteras-tu la main 1615
- Au glorieux succès d'un si noble dessein?
-
- JUSTINE.
-
- Et la main et le cœur sont en votre puissance,
- Madame: doutez-vous de mon obéissance,
- Après que par votre ordre il m'a déjà coûté
- Un conseil contre vous qui doit l'avoir flatté? 1620
-
- PULCHÉRIE.
-
- Achevons: le voici. Je réponds de ton père;
- Son cœur est trop à moi pour nous être contraire.
-
-
-SCÈNE VI.
-
-PULCHÉRIE, LÉON, JUSTINE.
-
- LÉON.
-
- Je me le disois bien, que vos nouveaux serments,
- Madame, ne seroient que des amusements.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Vous commencez d'un air....
-
- LÉON.
-
- J'achèverai de même, 1625
- Ingrate! ce n'est plus ce Léon qui vous aime;
- Non, ce n'est plus....
-
- PULCHÉRIE.
-
- Sachez....
-
- LÉON.
-
- Je ne veux rien savoir,
- Et je n'apporte ici ni respect ni devoir.
- L'impétueuse ardeur d'une rage inquiète
- N'y vient que mériter la mort que je souhaite; 1630
- Et les emportements de ma juste fureur
- Ne m'y parlent de vous que pour m'en faire horreur.
- Oui, comme Pulchérie et comme impératrice,
- Vous n'avez eu pour moi que détour, qu'injustice:
- Si vos fausses bontés ont su me décevoir, 1635
- Vos serments m'ont réduit au dernier désespoir.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Ah! Léon.
-
- LÉON.
-
- Par quel art, que je ne puis comprendre,
- Forcez-vous d'un soupir ma fureur à se rendre?
- Un coup d'œil en triomphe; et dès que je vous voi,
- Il ne me souvient plus de vos manques de foi. 1640
- Ma bouche se refuse à vous nommer parjure,
- Ma douleur se défend jusqu'au moindre murmure;
- Et l'affreux désespoir qui m'amène en ces lieux
- Cède au plaisir secret d'y mourir à vos yeux.
- J'y vais mourir, Madame, et d'amour, non de rage:
- De mon dernier soupir recevez l'humble hommage[419];
- Et si de votre rang la fierté le permet,
- Recevez-le, de grâce, avec quelque regret.
- Jamais fidèle ardeur n'approcha de ma flamme,
- Jamais frivole espoir ne flatta mieux une âme. 1650
- Je ne méritois pas qu'il eût aucun effet,
- Ni qu'un amour si pur se vît mieux satisfait.
- Mais quand vous m'avez dit: «Quelque ordre qu'on me donne,
- Nul autre ne sera maître de ma personne,»
- J'ai dû me le promettre; et toutefois, hélas! 1655
- Vous passez dès demain, Madame, en d'autres bras;
- Et dès ce même jour, vous perdez la mémoire
- De ce que vos bontés me commandoient de croire!
-
- PULCHÉRIE.
-
- Non, je ne la perds pas, et sais ce que je doi.
- Prenez des sentiments qui soient dignes de moi, 1660
- Et ne m'accusez point de manquer de parole,
- Quand pour vous la tenir moi-même je m'immole.
-
- LÉON.
-
- Quoi? vous n'épousez pas Martian dès demain?
-
- PULCHÉRIE.
-
- Savez-vous à quel prix je lui donne la main?
-
- LÉON.
-
- Que m'importe à quel prix un tel bonheur s'achète? 1665
-
- PULCHÉRIE.
-
- Sortez, sortez du trouble où votre erreur vous jette,
- Et sachez qu'avec moi ce grand titre d'époux
- N'a point de privilége à vous rendre jaloux;
- Que sous l'illusion de ce faux hyménée,
- Je fais vœu de mourir telle que je suis née; 1670
- Que Martian reçoit et ma main et ma foi
- Pour me conserver toute, et tout l'empire à moi;
- Et que tout le pouvoir que cette foi lui donne
- Ne le fera jamais maître de ma personne.
- Est-ce tenir parole? et reconnoissez-vous 1675
- A quel point je vous sers quand j'en fais mon époux?
- C'est pour vous qu'en ses mains je dépose l'empire;
- C'est pour vous le garder qu'il me plaît de l'élire[420].
- Rendez-vous, comme lui, digne de ce dépôt,
- Que son âge penchant vous remettra bientôt; 1680
- Suivez-le pas à pas; et marchant dans sa route,
- Mettez ce premier rang après lui hors de doute.
- Étudiez sous lui ce grand art de régner,
- Que tout autre auroit peine à vous mieux enseigner;
- Et pour vous assurer ce que j'en veux attendre, 1685
- Attachez-vous au trône, et faites-vous son gendre:
- Je vous donne Justine.
-
- LÉON.
-
- A moi, Madame!
-
- PULCHÉRIE.
-
- A vous,
- Que je m'étois promis moi-même pour époux.
-
- LÉON.
-
- Ce n'est donc pas assez de vous avoir perdue,
- De voir en d'autres mains la main qui m'étoit due, 1690
- Il faut aimer ailleurs!
-
- PULCHÉRIE.
-
- Il faut être empereur,
- Et le sceptre à la main, justifier mon cœur;
- Montrer à l'univers, dans le héros que j'aime,
- Tout ce qui rend un front digne du diadème;
- Vous mettre, à mon exemple, au-dessus de l'amour,
- Et par mon ordre enfin régner à votre tour.
- Justine a du mérite, elle est jeune, elle est belle:
- Tous vos rivaux pour moi le vont être pour elle;
- Et l'empire pour dot est un trait si charmant,
- Que je ne vous en puis répondre qu'un moment. 1700
-
- LÉON.
-
- Oui, Madame, après vous elle est incomparable:
- Elle est de votre cœur la plus considérable;
- Elle a des qualités à se faire adorer,
- Mais, hélas! jusqu'à vous j'avois droit d'aspirer.
- Voulez-vous qu'à vos yeux je trompe un tel mérite, 1705
- Que sans amour pour elle à m'aimer je l'invite,
- Qu'en vous laissant mon cœur je demande le sien,
- Et lui promette tout pour ne lui donner rien?
-
- PULCHÉRIE.
-
- Et ne savez-vous pas qu'il est des hyménées
- Que font sans nous au ciel les belles destinées? 1710
- Quand il veut que l'effet en éclate ici-bas,
- Lui-même il nous entraîne où nous ne pensions pas;
- Et dès qu'il les résout, il sait trouver la voie
- De nous faire accepter ses ordres avec joie.
-
- LÉON.
-
- Mais ne vous aimer plus! vous voler tous mes vœux!
-
- PULCHÉRIE.
-
- Aimez-moi, j'y consens; je dis plus, je le veux,
- Mais comme impératrice, et non plus comme amante:
- Que la passion cesse, et que le zèle augmente.
- Justine, qui m'écoute, agréera bien, Seigneur,
- Que je conserve ainsi ma part en votre cœur. 1720
- Je connois tout le sien. Rendez-vous plus traitable,
- Pour apprendre à l'aimer autant qu'elle est aimable;
- Et laissez-vous conduire à qui sait mieux que vous
- Les chemins de vous faire un sort illustre et doux.
- Croyez-en votre amante et votre impératrice: 1725
- L'une aime vos vertus, l'autre leur rend justice;
- Et sur Justine et vous je dois pouvoir assez
- Pour vous dire à tous deux: «Je parle, obéissez.»
-
- LÉON[421].
-
- J'obéis donc, Madame, à cet ordre suprême,
- Pour vous offrir un cœur qui n'est pas à lui-même; 1730
- Mais enfin je ne sais quand je pourrai donner
- Ce que je ne puis même offrir sans le gêner;
- Et cette offre d'un cœur entre les mains d'une autre[422]
- Ne peut faire un amour qui mérite le vôtre.
-
- JUSTINE.
-
- Il est assez à moi, dans de si bonnes mains, 1735
- Pour n'en point redouter de vrais et longs dédains;
- Et je vous répondrois d'une amitié sincère,
- Si j'en avois l'aveu de l'Empereur mon père.
- Le temps fait tout, Seigneur.
-
-
-SCÈNE VII.
-
-PULCHÉRIE, MARTIAN, LÉON, JUSTINE.
-
- MARTIAN.
-
- D'une commune voix,
- Madame, le sénat accepte votre choix. 1740
- A vos bontés pour moi son allégresse unie
- Soupire après le jour de la cérémonie;
- Et le serment prêté, pour n'en retarder rien,
- A votre auguste nom vient de mêler le mien.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Cependant j'ai sans vous disposé de Justine, 1745
- Seigneur, et c'est Léon à qui je la destine.
-
- MARTIAN.
-
- Pourrois-je lui choisir un plus illustre époux
- Que celui que l'amour avoit choisi pour vous?
- Il peut prendre après vous tout pouvoir dans l'empire,
- S'y faire des emplois où l'univers l'admire, 1750
- Afin que par votre ordre et les conseils d'Aspar
- Nous l'installions au trône et le nommions César.
-
- PULCHÉRIE.
-
- Allons tout préparer pour ce double hyménée,
- En ordonner la pompe, en choisir la journée.
- D'Irène avec Aspar j'en voudrois faire autant; 1755
- Mais j'ai donné deux jours à cet esprit flottant,
- Et laisse jusque-là ma faveur incertaine,
- Pour régler son destin sur le destin d'Irène.
-
-
-FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
-
- [412] L'édition de 1692 porte, par erreur: «et _voir_
- d'un œil d'envie.»
-
- [413] On lit _Et_, pour _En_, dans l'édition de 1682.
-
- [414] Cette expression a été blâmée par Boubours
- (_Remarques nouvelles sur la langue françoise_, 1675, in-4º, p.
- 385). Non-seulement Ménage en fait l'éloge, mais il ajoute: «J'ai
- ouï dire plus d'une fois à M. Corneille que ce vers:
-
- Prêtez-moi votre main, je vous donne l'empire,
-
- étoit un des plus beaux qu'il eût jamais faits.» (_Observations de
- M. Ménage sur la langue françoise. Segonde partie_, 1676, in-12,
- p. 149.) Voyez le _Lexique_.
-
- [415] L'édition de 1682 a la leçon impossible: _notre_,
- pour _votre_.
-
- [416] Cet hémistiche termine la scène III dans l'édition
- de 1692, ainsi que dans celle de Voltaire (1764), qui donne
- _entrer_, pour _rentrer_.
-
- [417] «On ne manque jamais à leur applaudir (_aux rois_)
- quand on entre dans leurs sentiments; et le seul moyen de leur
- contredire avec le respect qui leur est dû, c'est de se taire.»
- (_Examen_ du _Cid_, tome III, p. 93.)
-
- [418] Tel est le texte de l'édition de 1682 et de celles
- de Thomas Corneille (1692) et de Voltaire (1764). L'impression
- originale (1673) donne seule: «penchés vers le tombeau.»
-
- [419] Comparez à ce vers le vers 430 de _Polyeucte_:
-
- De son dernier soupir puisse lui faire hommage!
-
- [420] Voyez ci-dessus, p. 377, et la note 367 de la p.
- 378.
-
- [421] On lit dans l'édition de 1692 et dans celle de
- Voltaire (1764): LÉON, _à Justine_.
-
- [422] _D'une autre_ est la leçon de Thomas Corneille et
- de Voltaire. Les éditions antérieures (1673 et 1682) ont _d'un
- autre_. Voyez tome 1, p. 228, note 3-_a_.
-
-
-
-
- SURÉNA
-
- GÉNÉRAL DES PARTHES
-
- TRAGÉDIE
-
- 1674
-
-
-
-
-NOTICE.
-
-
-«Monsieur Corneille, dit Jolly[423], avoit en vue deux sujets de
-tragédie lorsqu'il s'arrêta à celui-ci: le premier étoit
-Usanguey, prince chinois dont les historiens font de grands
-éloges[424], et le second, tiré de Tacite[425], étoit le fameux
-Gaulois nommé Antonius Primus, lequel avoit contribué plus que
-personne à mettre Vespasian sur le trône, et dont les services
-furent mal reconnus. Ce nom lui paroissant peu propre à entrer
-dans un vers, il préféra celui de Suréna, dont l'histoire
-lui fournissoit les mêmes circonstances, et le caractère d'un
-héros qui n'avoit point encore paru sur la scène.»
-
-Il est fort curieux que Corneille ait ainsi songé, ne fût-ce
-qu'un instant, à transporter la scène d'une de ses tragédies dans
-un pays alors si mal connu, qu'il fallut encore en 1755 beaucoup
-de hardiesse à Voltaire pour oser faire représenter son _Orphelin
-de la Chine_.
-
-Nous ne pouvons, du reste, contrôler le témoignage de Jolly par
-aucun autre. Privé pour cette époque du secours que nous ont
-fourni précédemment la _Gazette_ de Loret et les _Lettres en
-vers_ de Robinet, nous avons fort peu de détails sur tout ce qui
-concerne la tragédie de _Suréna_, et nous ignorons par quels
-acteurs cette pièce fut représentée.
-
-«La tragédie de _Suréna_, dit Voltaire dans sa préface, fut jouée
-les derniers jours de 1674 et les premiers de 1675.» Les frères
-Parfait en placent l'analyse à la fin de l'année 1674, sans
-marquer ni le jour ni le mois de la première représentation. Elle
-est fixée au mardi 11 décembre dans le _Journal du Théâtre
-françois_[426], auquel nous n'avons guère recours qu'à défaut
-d'autre document, mais dont l'indication concorde en cette
-circonstance avec le passage suivant d'une lettre écrite par
-Bayle à M. Minutoli à Rouen, en date du 15 décembre 1674[427]:
-«On joue à l'hôtel de Bourgogne une nouvelle pièce de M.
-Corneille l'aîné, dont j'ai oublié le nom, qui fait, à la vérité,
-du bruit, mais pas eu égard au renom de l'auteur. Aussi dit-on
-que M. de Montausier lui dit en raillant: «Monsieur Corneille,
-j'ai vu le temps que je faisois d'assez bons vers; mais, ma foi,
-depuis que je suis vieux, je ne fais rien qui vaille. Il faut
-laisser cela pour les jeunes gens.»
-
-Que M. de Montausier ait parfois traité certains poëtes amateurs
-comme Alceste, dont il avait, dit-on, fourni le modèle, traite
-Oronte dans _le Misanthrope_, on le comprend, et l'on n'a pas
-le courage de lui en vouloir; mais on aime à douter qu'il
-ait adressé des paroles aussi dures à un homme de génie qui
-n'avait qu'un seul tort, bien respectable: celui de vieillir.
-
-Le titre exact de la pièce est: SURENA, GÉNÉRAL DES PARTHES,
-tragedie. _A Paris, chez Guillaume de Luyne_.... M.DC.LXXV. _Avec
-Privilege du Roy_. L'Achevé d'imprimer est du 2 janvier 1675. Le
-volume, de format in-12, se compose de 2 feuillets et 72 pages.
-
- [423] _Avertissement_ du _Théâtre de P. Corneille_, p.
- LXXI.
-
- [424] Voyez l'histoire de la Chine, par le P. du Halde,
- jésuite. (_Note de Jolly._)--L'ouvrage de du Halde n'a été
- indiqué dans cette note qu'à titre de renseignement et non comme
- la source à laquelle Corneille aurait puisé; son histoire ou
- plutôt sa _Description géographique, historique, etc., de
- l'empire de la Chine et de la Tartarie chinoise_, n'a paru qu'en
- 1735. Il y est question en divers endroits, aux tomes I et III,
- d'Usangey (_Ou san guey_), ce fameux général chinois qui ayant
- introduit les Tartares dans la Chine pour exterminer les
- rebelles, et contribué, sans le vouloir, à la conquête qu'ils en
- firent, forma le projet de délivrer sa patrie du joug tartare.
- (Tome III, p. 113.) Il mourut accablé de vieillesse, après avoir
- reçu la dignité de roi et le titre de _Ping si_, «pacificateur
- d'Occident.» (Tome I, p. 467 et 476.) Le livre où Corneille avait
- pris ce sujet chinois est sans doute celui du missionnaire
- jésuite Martin Martini, qui fut publié à Rome en 1654, sous ce
- titre: _De Bello Tartarico in Sinis_ (in-12), qui fut traduit,
- dès cette même année 1654, et en italien, et en français (sous ce
- titre: _Histoire de la guerre des Tartares contre la Chine,
- traduite du latin du P. Martini_), puis de nouveau en français
- par le P. Semedo, à la suite de l'_Histoire de la Chine_ (Lyon,
- 1667 in-4º).
-
- [425] _Histoires_, livres II, III et IV.
-
- [426] Tome III, feuillet 1329 recto.
-
- [427] _Lettres de M. Bayle_, publiées sur les originaux
- par des Maizeaux, Amsterdam, 1729, tome I, p. 61 et 62.
-
-
-
-
-AU LECTEUR.
-
-
-Le sujet de cette tragédie est tiré de Plutarque et d'Appian
-Alexandrin[428]. Ils disent tous deux que Suréna[429] étoit le
-plus noble, le plus riche, le mieux fait, et le plus vaillant des
-Parthes[430]. Avec ces qualités, il ne pouvoit manquer d'être un
-des premiers hommes de son siècle; et si je ne m'abuse, la
-peinture que j'en ai faite ne l'a point rendu méconnoissable:
-vous en jugerez.
-
- [428] Voyez la _Vie de Crassus_ de Plutarque. Quant à
- Appien, s'il a réellement écrit l'histoire de la guerre des
- Parthes, comme il promet de le faire au chapitre XVIII du livre
- II de ses _Guerres civiles_, où il mentionne en deux mots la
- défaite et la mort de Crassus, cette partie de son ouvrage n'est
- point parvenue jusqu'à nous. Le livre de la _Guerre des Parthes_
- qu'on a mis sous son nom est tout simplement un extrait des _Vies
- de Crassus_ et _d'Antoine_, de Plutarque.
-
- [429] Voltaire reproche à Corneille de s'être mépris:
- «Suréna, dit-il, n'est point un nom propre; c'est un titre
- d'honneur, un nom de dignité.» Cette critique ne fait que
- reproduire l'opinion adoptée par tous les modernes sur la foi de
- Zosime; mais cette opinion est une erreur. Saint-Martin, dans ses
- notes sur l'_Histoire du bas empire_ de le Beau (tome III, p.
- 79), a prouvé, par le témoignage des auteurs arméniens, que
- Suréna était bien un nom propre.
-
- [430] «Surena n'estoit point homme de basse ou petite
- qualité, ains le second des Parthes après le Roy, tant en
- noblesse qu'en richesse et en reputation; mais en vaillance,
- suffisance et experience au fait des armes, le premier personnage
- qui fust de son temps entre les Parthes, et au demourant en
- grandeur et beaulté de corps ne cedant a nul autre.» (Plutarque,
- _Vie de Crassus_, chapitre XXI, traduction d'Amyot.)--Un peu plus
- loin, dans le même chapitre, Plutarque dit que Suréna n'avait pas
- encore trente ans.
-
-
-
-
-LISTE DES ÉDITIONS QUI ONT ÉTÉ COLLATIONNÉES POUR LES VARIANTES
-DE _SURÉNA_.
-
-
- ÉDITION SÉPARÉE.
-
- 1675 in-12.
-
- RECUEIL.
-
- 1682 in-12.
-
-
-
-
-ACTEURS.
-
-
- ORODE, roi des Parthes[431].
- PACORUS, fils d'Orode[432].
- SURÉNA, lieutenant d'Orode, et général de son armée contre
- Crassus[433].
- SILLACE, autre lieutenant d'Orode[434].
- EURYDICE, fille d'Artabase, roi d'Arménie[435].
- PALMIS, sœur de Suréna.
- ORMÈNE, dame d'honneur d'Eurydice.
-
-La scène est à Séleucie, sur l'Euphrate[436].
-
- [431] Ce roi, que Plutarque nomme Hyrodes (_Vie de
- Crassus_, chapitre XXI), est appelé Orodes par Appien (_Guerres
- de Syrie_, chapitre LI), et par la plupart des auteurs, et cette
- dernière forme a prévalu. Il était fils de Phraate III et mourut
- l'an 36 avant Jésus-Christ. Voyez ci-après, p. 498, note 466, et p.
- 530, note 488.
-
- [432] Pacorus, fils aîné d'Orode, contribua à la
- victoire de Carrhes (en Mésopotamie), remportée sur Crassus l'an
- 53 avant Jésus-Christ. Défait en l'an 38 par Ventidius, il périt
- dans la bataille.
-
- [433] Voyez ci-dessus, p. 460, notes 429 et 430.
-
- [434] Dans le récit de Plutarque, c'est Sillace qui
- apporte la tête de Crassus et la jette aux pieds du roi Orode, au
- milieu d'une représentation des _Bacchantes_ d'Euripide. Voyez la
- _Vie de Crassus_, chapitre XXXIII. Plus haut, au chapitre XXI,
- Sillace est nommé avec Suréna, comme un des généraux des
- Parthes.
-
- [435] Personnage d'invention. Dans l'histoire ce n'est
- pas la fille, mais la sœur d'Artabase (successivement _Artabaze_
- et _Artavasde_ dans Plutarque) qui est fiancée à Pacorus, et elle
- n'est point nommée: voyez Plutarque, _Vie de Crassus_, chapitre
- XXXIII. Peut-être Corneille a-t-il pris l'idée de ce changement
- dans une indication marginale fautive de l'Appien de Tollius
- (Amsterdam, 1670), où l'on lit _Artabazis filia_ (au lieu de
- _soror_) _Pacoro desponsata_. Quant aux deux derniers
- personnages, ils n'ont rien d'historique.
-
- [436] «(_Suréna_) auoit remis le Roy Hyrodes.... en son
- royaume, duquel il auoit esté dechassé, et luy auoit conquis la
- grande cité de Seleucie.» (Plutarque, _Vie de Crassus_, chapitre
- XXI, traduction d'Amyot.)--Séleucie était située dans la
- Babylonie, sur un canal qui joignait le Tigre à l'Euphrate.
-
-
-
-
-SURÉNA,
-
-GÉNÉRAL DES PARTHES.
-
-TRAGÉDIE.
-
-
-
-
-ACTE I.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-EURYDICE, ORMÈNE.
-
- EURYDICE.
-
- Ne me parle plus tant de joie et d'hyménée;
- Tu ne sais pas les maux où je suis condamnée,
- Ormène: c'est ici que doit s'exécuter
- Ce traité qu'à deux rois il a plu d'arrêter;
- Et l'on a préféré cette superbe ville, 5
- Ces murs de Séleucie, aux murs d'Hécatompyle[437].
- La Reine et la princesse en quittent le séjour,
- Pour rendre en ces beaux lieux tout son lustre à la cour.
- Le Roi les mande exprès, le prince n'attend qu'elles;
- Et jamais ces climats n'ont vu pompes si belles. 10
- Mais que servent pour moi tous ces préparatifs,
- Si mon cœur est esclave et tous ses vœux captifs,
- Si de tous ces efforts de publique allégresse
- Il se fait des sujets de trouble et de tristesse?
- J'aime ailleurs.
-
- ORMÈNE.
-
- Vous, Madame?
-
- EURYDICE.
-
- Ormène, je l'ai tu 15
- Tant que j'ai pu me rendre à toute ma vertu.
- N'espérant jamais voir l'amant qui m'a charmée,
- Ma flamme dans mon cœur se tenoit renfermée:
- L'absence et la raison sembloient la dissiper;
- Le manque d'espoir même aidoit à me tromper. 20
- Je crus ce cœur tranquille, et mon devoir sévère
- Le préparoit sans peine aux lois du Roi mon père,
- Au choix qui lui plairoit. Mais, ô Dieux! quel tourment,
- S'il faut prendre un époux aux yeux de cet amant!
-
- ORMÈNE.
-
- Aux yeux de votre amant!
-
- EURYDICE.
-
- Il est temps de te dire 25
- Et quel malheur m'accable, et pour qui je soupire.
- Le mal qui s'évapore en devient plus léger,
- Et le mien avec toi cherche à se soulager.
- Quand l'avare Crassus[438], chef des troupes romaines,
- Entreprit de dompter les Parthes dans leurs plaines, 30
- Tu sais que de mon père il brigua le secours;
- Qu'Orode en fit autant au bout de quelques jours;
- Que pour ambassadeur il prit ce héros même,
- Qui l'avoit su venger et rendre au diadème[439].
-
- ORMÈNE.
-
- Oui, je vis Suréna vous parler pour son roi, 35
- Et Cassius[440] pour Rome avoir le même emploi[441].
- Je vis de ces États l'orgueilleuse puissance
- D'Artabase à l'envi mendier l'assistance,
- Ces deux grands intérêts partager votre cour,
- Et des ambassadeurs prolonger le séjour. 40
-
- EURYDICE.
-
- Tous deux, ainsi qu'au Roi, me rendirent visite,
- Et j'en connus bientôt le différent mérite.
- L'un, fier et tout gonflé d'un vieux mépris des rois,
- Sembloit pour compliment nous apporter des lois;
- L'autre, par les devoirs d'un respect légitime, 45
- Vengeoit le sceptre en nous de ce manque d'estime.
- L'amour s'en mêla même; et tout son entretien
- Sembla m'offrir son cœur, et demander le mien.
- Il l'obtint; et mes yeux, que charmoit sa présence,
- Soudain avec les siens en firent confidence. 50
- Ces muets truchements surent lui révéler
- Ce que je me forçois à lui dissimuler;
- Et les mêmes regards qui m'expliquoient sa flamme
- S'instruisoient dans les miens du secret de mon âme.
- Ses vœux y rencontroient d'aussi tendres désirs: 55
- Un accord imprévu confondoit nos soupirs,
- Et d'un mot échappé la douceur hasardée
- Trouvoit l'âme en tous deux toute persuadée.
-
- ORMÈNE.
-
- Cependant est-il roi, Madame?
-
- EURYDICE.
-
- Il ne l'est pas;
- Mais il sait rétablir les rois dans leurs États. 60
- Des Parthes le mieux fait d'esprit et de visage,
- Le plus puissant en biens, le plus grand en courage.
- Le plus noble[442]: joins-y l'amour qu'il a pour moi;
- Et tout cela vaut bien un roi qui n'est que roi.
- Ne t'effarouche point d'un feu dont je fais gloire, 65
- Et souffre de mes maux que j'achève l'histoire.
- L'amour, sous les dehors de la civilité,
- Profita quelque temps des longueurs du traité:
- On ne soupçonna rien des soins d'un si grand homme.
- Mais il fallut choisir entre le Parthe et Rome. 70
- Mon père eut ses raisons en faveur du Romain;
- J'eus les miennes pour l'autre, et parlai même en vain;
- Je fus mal écoutée, et dans ce grand ouvrage
- On ne daigna peser ni compter mon suffrage.
- Nous fûmes donc pour Rome[443]; et Suréna confus 75
- Emporta la douleur d'un indigne refus.
- Il m'en parut ému, mais il sut se contraindre:
- Pour tout ressentiment il ne fit que nous plaindre;
- Et comme tout son cœur me demeura soumis,
- Notre adieu ne fut point un adieu d'ennemis. 80
- Que servit de flatter l'espérance détruite?
- Mon père choisit mal: on l'a vu par la suite.
- Suréna fit périr l'un et l'autre Crassus[444],
- Et sur notre Arménie Orode eut le dessus:
- Il vint dans nos États fondre comme un tonnerre[4]. 85
- Hélas! j'avois prévu les maux de cette guerre,
- Et n'avois pas compté parmi ses noirs succès
- Le funeste bonheur que me gardoit la paix.
- Les deux rois l'ont conclue[445], et j'en suis la victime:
- On m'amène épouser un prince magnanime; 90
- Car son mérite enfin ne m'est point inconnu,
- Et se feroit aimer d'un cœur moins prévenu;
- Mais quand ce cœur est pris et la place occupée,
- Des vertus d'un rival en vain l'âme est frappée:
- Tout ce qu'il a d'aimable importune les yeux; 95
- Et plus il est parfait, plus il est odieux.
- Cependant j'obéis, Ormène: je l'épouse,
- Et de plus....
-
- ORMÈNE.
-
- Qu'auriez-vous de plus?
-
- EURYDICE.
-
- Je suis jalouse.
-
- ORMÈNE.
-
- Jalouse! Quoi? pour comble aux maux dont je vous plains....
-
- EURYDICE.
-
- Tu vois ceux que je souffre, apprends ceux que je crains. 100
- Orode fait venir la princesse sa fille;
- Et s'il veut de mon bien enrichir sa famille,
- S'il veut qu'un double hymen honore un même jour,
- Conçois mes déplaisirs: je t'ai dit mon amour.
- C'est bien assez, ô ciel! que le pouvoir suprême 105
- Me livre en d'autres bras aux yeux de ce que j'aime:
- Ne me condamne pas à ce nouvel ennui
- De voir tout ce que j'aime entre les bras d'autrui.
-
- ORMÈNE.
-
- Votre douleur, Madame, est trop ingénieuse.
-
- EURYDICE.
-
- Quand on a commencé de se voir malheureuse, 110
- Rien ne s'offre à nos yeux qui ne fasse trembler:
- La plus fausse apparence a droit de nous troubler;
- Et tout ce qu'on prévoit, tout ce qu'on s'imagine,
- Forme un nouveau poison pour une âme chagrine.
-
- ORMÈNE.
-
- En ces nouveaux poisons trouvez-vous tant d'appas 115
- Qu'il en faille faire un d'un hymen qui n'est pas?
-
- EURYDICE.
-
- La princesse est mandée, elle vient, elle est belle;
- Un vainqueur des Romains n'est que trop digne d'elle.
- S'il la voit, s'il lui parle, et si le Roi le veut....
- J'en dis trop; et déjà tout mon cœur qui s'émeut.... 120
-
- ORMÈNE.
-
- A soulager vos maux appliquez même étude
- Qu'à prendre un vain soupçon pour une certitude:
- Songez par où l'aigreur s'en pourroit adoucir.
-
- EURYDICE.
-
- J'y fais ce que je puis, et n'y puis réussir.
- N'osant voir Suréna, qui règne en ma pensée, 125
- Et qui me croit peut-être une âme intéressée,
- Tu vois quelle amitié j'ai faite avec sa sœur:
- Je crois le voir en elle, et c'est quelque douceur,
- Mais légère, mais foible, et qui me gêne l'âme
- Par l'inutile soin de lui cacher ma flamme. 130
- Elle la sait sans doute, et l'air dont elle agit
- M'en demande un aveu dont mon devoir rougit:
- Ce frère l'aime trop pour s'être caché d'elle.
- N'en use pas de même, et sois-moi plus fidèle;
- Il suffit qu'avec toi j'amuse mon ennui. 135
- Toutefois tu n'as rien à me dire de lui
- Tu ne sais ce qu'il fait, tu ne sais ce qu'il pense.
- Une sœur est plus propre à cette confiance:
- Elle sait s'il m'accuse, ou s'il plaint mon malheur,
- S'il partage ma peine, ou rit de ma douleur, 140
- Si du vol qu'on lui fait il m'estime complice,
- S'il me garde son cœur, ou s'il me rend justice.
- Je la vois: force-la, si tu peux, à parler;
- Force-moi, s'il le faut, à ne lui rien celer.
- L'oserai-je, grands Dieux! ou plutôt le pourrai-je? 145
-
- ORMÈNE.
-
- L'amour, dès qu'il le veut, se fait un privilége;
- Et quand de se forcer ses desirs sont lassés,
- Lui-même à n'en rien taire il s'enhardit assez.
-
-
-SCÈNE II.
-
-EURYDICE, PALMIS, ORMÈNE.
-
- PALMIS.
-
- J'apporte ici, Madame, une heureuse nouvelle:
- Ce soir la Reine arrive.
-
- EURYDICE.
-
- Et Mandane avec elle? 150
-
- PALMIS.
-
- On n'en fait aucun doute.
-
- EURYDICE.
-
- Et Suréna l'attend
- Avec beaucoup de joie et d'un esprit content?
-
- PALMIS.
-
- Avec tout le respect qu'elle a lieu d'en attendre.
-
- EURYDICE.
-
- Rien de plus?
-
- PALMIS.
-
- Qu'a de plus un sujet à lui rendre?
-
- EURYDICE.
-
- Je suis trop curieuse et devrois mieux savoir 155
- Ce qu'aux filles des rois un sujet peut devoir;
- Mais de pareils sujets, sur qui tout l'État roule,
- Se font assez souvent distinguer de la foule;
- Et je sais qu'il en est qui, si j'en puis juger,
- Avec moins de respect savent mieux obliger. 160
-
- PALMIS.
-
- Je n'en sais point, Madame, et ne crois pas mon frère
- Plus savant que sa sœur en un pareil mystère.
-
- EURYDICE.
-
- Passons. Que fait le prince?
-
- PALMIS.
-
- En véritable amant,
- Doutez-vous qu'il ne soit dans le ravissement?
- Et pourroit-il n'avoir qu'une joie imparfaite 165
- Quand il se voit toucher au bonheur qu'il souhaite?
-
- EURYDICE.
-
- Peut-être n'est-ce pas un grand bonheur pour lui,
- Madame; et j'y craindrois quelque sujet d'ennui.
-
- PALMIS.
-
- Et quel ennui pourroit mêler son amertume
- Au doux et plein succès du feu qui le consume? 170
- Quel chagrin a de quoi troubler un tel bonheur?
- Le don de votre main....
-
- EURYDICE.
-
- La main n'est pas le cœur.
-
- PALMIS.
-
- Il est maître du vôtre.
-
- EURYDICE.
-
- Il ne l'est point, Madame;
- Et même je ne sais s'il le sera de l'âme:
- Jugez après cela quel bonheur est le sien. 175
- Mais achevons, de grâce, et ne déguisons rien.
- Savez-vous mon secret?
-
- PALMIS.
-
- Je sais celui d'un frère.
-
- EURYDICE.
-
- Vous savez donc le mien. Fait-il ce qu'il doit faire?
- Me hait-il? et son cœur, justement irrité,
- Me rend-il sans regret ce que j'ai mérité? 180
-
- PALMIS.
-
- Oui, Madame, il vous rend tout ce qu'une grande âme
- Doit au plus grand mérite et de zèle et de flamme.
-
- EURYDICE.
-
- Il m'aimeroit encor?
-
- PALMIS.
-
- C'est peu de dire aimer:
- Il souffre sans murmure; et j'ai beau vous blâmer,
- Lui-même il vous défend, vous excuse sans cesse. 185
- «Elle est fille, et de plus, dit-il, elle est princesse:
- Je sais les droits d'un père, et connois ceux d'un roi;
- Je sais de ses devoirs l'indispensable loi;
- Je sais quel rude joug, dès sa plus tendre enfance,
- Imposent à ses vœux son rang et sa naissance: 190
- Son cœur n'est pas exempt d'aimer ni de haïr[446];
- Mais qu'il aime ou haïsse, il lui faut obéir.
- Elle m'a tout donné ce qui dépendoit d'elle,
- Et ma reconnoissance en doit être éternelle.»
-
- EURYDICE.
-
- Ah! vous redoublez trop, par ce discours charmant, 195
- Ma haine pour le prince et mes feux pour l'amant;
- Finissons-le, Madame; en ce malheur extrême,
- Plus je hais, plus je souffre, et souffre autant que j'aime.
-
- PALMIS.
-
- N'irritons point vos maux, et changeons d'entretien.
- Je sais votre secret, sachez aussi le mien. 200
- Vous n'êtes pas la seule à qui la destinée
- Prépare un long supplice en ce grand hyménée:
- Le prince....
-
- EURYDICE.
-
- Au nom des Dieux, ne me le nommez pas:
- Son nom seul me prépare à plus que le trépas.
-
- PALMIS.
-
- Un tel excès de haine!
-
- EURYDICE.
-
- Elle n'est que trop due 205
- Aux mortelles douleurs dont m'accable sa vue.
-
- PALMIS.
-
- Eh bien! ce prince donc, qu'il vous plaît de haïr,
- Et pour qui votre cœur s'apprête à se trahir,
- Ce prince qui vous aime, il m'aimoit.
-
- EURYDICE.
-
- L'infidèle!
-
- PALMIS.
-
- Nos vœux étoient pareils, notre ardeur mutuelle: 210
- Je l'aimois.
-
- EURYDICE.
-
- Et l'ingrat brise des nœuds si doux!
-
- PALMIS.
-
- Madame, est-il des cœurs qui tiennent contre vous?
- Est-il vœux ni serments qu'ils ne vous sacrifient?
- Si l'ingrat me trahit, vos yeux le justifient,
- Vos yeux qui sur moi-même ont un tel ascendant.... 215
-
- EURYDICE.
-
- Vous demeurez à vous, Madame, en le perdant;
- Et le bien d'être libre aisément vous console
- De ce qu'a d'injustice un manque de parole;
- Mais je deviens esclave; et tels sont mes malheurs,
- Qu'en perdant ce que j'aime, il faut que j'aime ailleurs.
-
- PALMIS.
-
- Madame, trouvez-vous ma fortune meilleure?
- Vous perdez votre amant, mais son cœur vous demeure;
- Et j'éprouve en mon sort une telle rigueur,
- Que la perte du mien m'enlève tout son cœur.
- Ma conquête m'échappe où les vôtres grossissent; 225
- Vous faites des captifs des miens qui s'affranchissent;
- Votre empire s'augmente où se détruit le mien,
- Et de toute ma gloire il ne me reste rien.
-
- EURYDICE.
-
- Reprenez vos captifs, rassurez vos conquêtes,
- Rétablissez vos lois sur les plus grandes têtes: 230
- J'en serai peu jalouse, et préfère à cent rois
- La douceur de ma flamme et l'éclat de mon choix.
- La main de Suréna vaut mieux qu'un diadème.
- Mais dites-moi, Madame, est-il bien vrai qu'il m'aime?
- Dites, et s'il est vrai, pourquoi fuit-il mes yeux? 235
-
- PALMIS.
-
- Madame, le voici qui vous le dira mieux.
-
- EURYDICE.
-
- Juste ciel! à le voir déjà mon cœur soupire!
- Amour, sur ma vertu prends un peu moins d'empire!
-
-
-SCÈNE III.
-
- EURYDICE, SURÉNA.
-
- EURYDICE.
-
- Je vous ai fait prier de ne me plus revoir,
- Seigneur: votre présence étonne mon devoir; 240
- Et ce qui de mon cœur fit toutes les délices,
- Ne sauroit plus m'offrir que de nouveaux supplices.
- Osez-vous l'ignorer? et lorsque je vous voi,
- S'il me faut trop souffrir, souffrez-vous moins que moi?
- Souffrons-nous moins tous deux pour soupirer ensemble?
- Allez, contentez-vous d'avoir vu que j'en tremble;
- Et du moins par pitié d'un triomphe douteux,
- Ne me hasardez plus à des soupirs honteux.
-
- SURÉNA.
-
- Je sais ce qu'à mon cœur coûtera votre vue;
- Mais qui cherche à mourir doit chercher ce qui tue. 250
- Madame, l'heure approche, et demain votre foi
- Vous fait de m'oublier une éternelle loi:
- Je n'ai plus que ce jour, que ce moment de vie.
- Pardonnez à l'amour qui vous la sacrifie[447],
- Et souffrez qu'un soupir exhale à vos genoux, 255
- Pour ma dernière joie, une âme toute à vous.
-
- EURYDICE.
-
- Et la mienne, Seigneur, la jugez-vous si forte,
- Que vous ne craigniez point que ce moment l'emporte,
- Que ce même soupir qui tranchera vos jours
- Ne tranche aussi des miens le déplorable cours? 260
- Vivez, Seigneur, vivez, afin que je languisse,
- Qu'à vos feux ma langueur rende longtemps justice.
- Le trépas à vos yeux me sembleroit trop doux,
- Et je n'ai pas encore assez souffert pour vous.
- Je veux qu'un noir chagrin à pas lents me consume, 265
- Qu'il me fasse à longs traits goûter son amertume;
- Je veux, sans que la mort ose me secourir,
- Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir.
- Mais pardonneriez-vous l'aveu d'une foiblesse
- A cette douloureuse et fatale tendresse? 270
- Vous pourriez-vous, Seigneur, résoudre à soulager
- Un malheur si pressant par un bonheur léger?
-
- SURÉNA.
-
- Quel bonheur peut dépendre ici d'un misérable
- Qu'après tant de faveurs son amour même accable?
- Puis-je encor quelque chose en l'état où je suis? 275
-
- EURYDICE.
-
- Vous pouvez m'épargner d'assez rudes ennuis.
- N'épousez point Mandane[448]: exprès on l'a mandée;
- Mon chagrin, mes soupçons m'en ont persuadée.
- N'ajoutez point, Seigneur, à des malheurs si grands
- Celui de vous unir au sang de mes tyrans; 280
- De remettre en leurs mains[449] le seul bien qui me reste,
- Votre cœur: un tel don me seroit trop funeste.
- Je veux qu'il me demeure, et malgré votre roi,
- Disposer d'une main qui ne peut être à moi.
-
- SURÉNA.
-
- Plein d'un amour si pur et si fort que le nôtre, 285
- Aveugle pour Mandane, aveugle pour toute autre[450],
- Comme je n'ai plus d'yeux vers elles à tourner,
- Je n'ai plus ni de cœur ni de main à donner.
- Je vous aime et vous perds. Après cela, Madame,
- Seroit-il quelque hymen que pût souffrir mon âme? 290
- Seroit-il quelques nœuds où se pût attacher
- Le bonheur d'un amant qui vous étoit si cher,
- Et qu'à force d'amour vous rendez incapable
- De trouver sous le ciel quelque chose d'aimable?
-
- EURYDICE.
-
- Ce n'est pas là de vous, Seigneur, ce que je veux. 295
- A la postérité vous devez des neveux;
- Et ces illustres morts dont vous tenez la place
- Ont assez mérité de revivre en leur race:
- Je ne veux pas l'éteindre, et tiendrois à forfait
- Qu'il m'en fût échappé le plus léger souhait. 300
-
- SURÉNA.
-
- Que tout meure avec moi, Madame: que m'importe
- Qui foule après ma mort la terre qui me porte?
- Sentiront-ils percer par un éclat nouveau,
- Ces illustres aïeux, la nuit de leur tombeau?
- Respireront-ils l'air où les feront revivre 305
- Ces neveux qui peut-être auront peine à les suivre,
- Peut-être ne feront que les déshonorer,
- Et n'en auront le sang que pour dégénérer?
- Quand nous avons perdu le jour qui nous éclaire,
- Cette sorte de vie est bien imaginaire, 310
- Et le moindre moment d'un bonheur souhaité
- Vaut mieux qu'une si froide et vaine éternité.
-
- EURYDICE.
-
- Non, non, je suis jalouse; et mon impatience
- D'affranchir mon amour de toute défiance,
- Tant que je vous verrai maître de votre foi, 315
- La croira réservée aux volontés du Roi:
- Mandane aura toujours un plein droit de vous plaire;
- Ce sera l'épouser que de le pouvoir faire;
- Et ma haine sans cesse aura de quoi trembler,
- Tant que par là mes maux pourront se redoubler. 320
- Il faut qu'un autre hymen me mette en assurance.
- N'y portez, s'il se peut, que de l'indifférence;
- Mais par de nouveaux feux dussiez-vous me trahir,
- Je veux que vous aimiez afin de m'obéir;
- Je veux que ce grand choix soit mon dernier ouvrage, 325
- Qu'il tienne lieu vers moi d'un éternel hommage,
- Que mon ordre le règle, et qu'on me voie enfin
- Reine de votre cœur et de votre destin;
- Que Mandane, en dépit de l'espoir qu'on lui donne,
- Ne pouvant s'élever jusqu'à votre personne, 330
- Soit réduite à descendre à ces malheureux rois
- A qui, quand vous voudrez, vous donnerez des lois.
- Et n'appréhendez point d'en regretter la perte:
- Il n'est cour sous les cieux qui ne vous soit ouverte;
- Et partout votre gloire a fait de tels éclats, 335
- Que les filles de roi ne vous manqueront pas.
-
- SURÉNA.
-
- Quand elles me rendroient maître de tout un monde,
- Absolu sur la terre et souverain sur l'onde,
- Mon cœur....
-
- EURYDICE.
-
- N'achevez point: l'air dont vous commencez
- Pourroit à mon chagrin ne plaire pas assez; 340
- Et d'un cœur qui veut être encor sous ma puissance
- Je ne veux recevoir que de l'obéissance.
-
- SURÉNA.
-
- A qui me donnez-vous?
-
- EURYDICE.
-
- Moi? que ne puis-je, hélas!
- Vous ôter à Mandane, et ne vous donner pas!
- Et contre les soupçons de ce cœur qui vous aime 345
- Que ne m'est-il permis de m'assurer moi-même!
- Mais adieu: je m'égare.
-
- SURÉNA.
-
- Où dois-je recourir,
- O ciel! s'il faut toujours aimer, souffrir, mourir[451]?
-
-
-FIN DU PREMIER ACTE.
-
- [437] _Hécatompylos_, ville de l'ancienne Hyrcanie,
- était devenu la capitale de Parthes, et la résidence ordinaire
- des Arsacides.
-
- [438] «On blasme aussi grandement les occupations
- ausquelles il vaqua pendant qu'il fut de sejour en la Syrie,
- comme tenant plus du marchand que du capitaine.» (Plutarque, _Vie
- de Crassus_, chapitre XVII, traduction d'Amyot.)
-
- [439] Voyez plus haut, p. 462, note 436.
-
- [440] Le questeur Cassius était un des principaux
- officiers de Crassus; il est nommé plusieurs fois dans Plutarque:
- voyez la _Vie de Crassus_, chapitres XVIII et XXII.
-
- [441] Thomas Corneille (1692) et Voltaire (1764) ont
- remplacé l'infinitif par l'imparfait: «avoit le même emploi.»
-
- [442] Voyez ci-dessus, p. 460, note 430.
-
- [443] «Ce qui plus l'asseura (_Crassus_) et
- l'encouragea, fut Artabazes le roy de l'Armenie, lequel vint
- deuers luy en son camp avec six mille cheuaux.» (Plutarque, _Vie
- de Crassus_, chapitre XIX.)
-
- [444] Voyez le récit de la mort de Publius, fils de
- Marcus Crassus, au chapitre XXV de la _Vie de Crassus_ par
- Plutarque, et celui de la mort de Marcus Crassus lui-même au
- chapitre XXXI du même ouvrage.
-
- «Hyrodes ayant.... diuisé ses forces en deux, luy auec vne partie
- alloit destruisant le royaume d'Armenie pour se venger du roy
- Artabazes, et auoit enuoyé Surena à l'encontre des Romains.»
- (Plutarque, _Vie de Crassus_, chapitre XXI.)
-
- [445] Plutarque mentionne ce traité: «Hyrodes, dit-il,
- auoit desia fait appointement et alliance auec Artabazes le roy
- d'Armenie.» (_Vie de Crassus_, chapitre XXXIII.) Mais, comme nous
- l'avons déjà remarqué (ci-dessus, P.462, note 5), il s'agissait
- du mariage de la sœur, et non de la fille d'Artabase, avec
- Pacorus.
-
- [446] On lit: «d'aimer _ou_ de haïr,» dans l'édition de
- 1692. Voltaire (1764) a gardé _ni_.
-
- [447] L'édition de 1692 a changé _la_ en _le_: «qui vous
- le sacrifie.» Voltaire (1764) a gardé _la_.
-
- [448] Par une singulière erreur, la première édition
- (1675) porte _Madame_, pour _Mandane_.
-
- [449] L'édition de 1692 et celle de Voltaire (1764)
- portent _en leur main_, au singulier.
-
- [450] On lit: «pour tout autre,» au masculin, dans
- l'édition de 1682. Voyez tome I, p. 228, note 3-_a_.
-
- [451] Voyez ci-dessus, p. 474, vers 268.
-
-
-
-
-ACTE II.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-PACORUS, SURÉNA.
-
- PACORUS.
-
- Suréna, votre zèle a trop servi mon père
- Pour m'en laisser attendre un devoir moins sincère; 350
- Et si près d'un hymen qui doit m'être assez doux,
- Je mets ma confiance et mon espoir en vous.
- Palmis avec raison de cet hymen murmure;
- Mais je puis réparer ce qu'il lui fait d'injure;
- Et vous n'ignorez pas qu'à former ces grands nœuds 355
- Mes pareils ne sont point tout à fait maîtres d'eux.
- Quand vous voudrez tous deux attacher vos tendresses,
- Il est des rois pour elle, et pour vous des princesses,
- Et je puis hautement vous engager ma foi
- Que vous ne vous plaindrez du prince ni du Roi. 360
-
- SURÉNA.
-
- Cessez de me traiter, Seigneur, en mercenaire:
- Je n'ai jamais servi par espoir de salaire;
- La gloire m'en suffit, et le prix que reçoit....
-
- PACORUS.
-
- Je sais ce que je dois quand on fait ce qu'on doit,
- Et si de l'accepter ce grand cœur vous dispense, 365
- Le mien se satisfait alors qu'il récompense.
- J'épouse une princesse en qui les doux accords
- Des grâces de l'esprit avec celles du corps
- Forment le plus brillant et plus noble assemblage
- Qui puisse orner une âme et parer un visage. 370
- Je n'en dis que ce mot; et vous savez assez
- Quels en sont les attraits, vous qui la connoissez.
- Cette princesse donc, si belle, si parfaite,
- Je crains qu'elle n'ait pas ce que plus je souhaite:
- Qu'elle manque d'amour, ou plutôt que ses vœux 375
- N'aillent pas tout à fait du côté que je veux.
- Vous qui l'avez tant vue, et qu'un devoir fidèle
- A tenu si longtemps près de son père et d'elle,
- Ne me déguisez point ce que dans cette cour
- Sur de pareils soupçons vous auriez eu de jour. 330
-
- SURÉNA.
-
- Je la voyois, Seigneur, mais pour gagner son père:
- C'étoit tout mon emploi, c'étoit ma seule affaire;
- Et je croyois par elle être sûr de son choix;
- Mais Rome et son intrigue eurent le plus de voix.
- Du reste, ne prenant intérêt à m'instruire 385
- Que de ce qui pouvoit vous servir ou vous nuire,
- Comme je me bornois à remplir ce devoir,
- Je puis n'avoir pas vu ce qu'un autre eût pu voir.
- Si j'eusse pressenti que la guerre achevée,
- A l'honneur de vos feux elle étoit réservée, 390
- J'aurois pris d'autres soins, et plus examiné;
- Mais j'ai suivi mon ordre, et n'ai point deviné.
-
- PACORUS.
-
- Quoi? de ce que je crains vous n'auriez nulle idée?
- Par aucune ambassade on ne l'a demandée?
- Aucun prince auprès d'elle, aucun digne sujet 395
- Par ses attachements n'a marqué de projet?
- Car il vient quelquefois du milieu des provinces
- Des sujets en nos cours qui valent bien des princes;
- Et par l'objet présent les sentiments émus
- N'attendent pas toujours des rois qu'on n'a point vus. 400
-
- SURÉNA.
-
- Durant tout mon séjour rien n'y blessoit ma vue;
- Je n'y rencontrois point de visite assidue,
- Point de devoirs suspects, ni d'entretiens si doux
- Que si j'avois aimé, j'en dusse être jaloux.
- Mais qui vous peut donner cette importune crainte, 405
- Seigneur?
-
- PACORUS.
-
- Plus je la vois, plus j'y vois de contrainte:
- Elle semble, aussitôt que j'ose en approcher,
- Avoir je ne sais quoi qu'elle me veut cacher;
- Non qu'elle ait jusqu'ici demandé de remise;
- Mais ce n'est pas m'aimer, ce n'est qu'être soumise; 410
- Et tout le bon accueil que j'en puis recevoir,
- Tout ce que j'en obtiens ne part que du devoir.
-
- SURÉNA.
-
- N'en appréhendez rien. Encor toute étonnée,
- Toute tremblante encore au seul nom d'hyménée,
- Pleine de son pays, pleine de ses parents, 415
- Il lui passe en l'esprit cent chagrins différents.
-
- PACORUS.
-
- Mais il semble, à la voir, que son chagrin s'applique
- A braver par dépit l'allégresse publique:
- Inquiète, rêveuse, insensible aux douceurs
- Que par un plein succès l'amour verse en nos cœurs....
-
- SURÉNA.
-
- Tout cessera, Seigneur, dès que sa foi reçue
- Aura mis en vos mains la main qui vous est due:
- Vous verrez ces chagrins détruits en moins d'un jour,
- Et toute sa vertu devenir toute[452] amour.
-
- PACORUS.
-
- C'est beaucoup hasarder que de prendre assurance 425
- Sur une si légère et douteuse espérance;
- Et qu'aura cet amour d'heureux, de singulier,
- Qu'à son trop de vertu je devrai tout entier?
- Qu'aura-t-il de charmant, cet amour, s'il ne donne
- Que ce qu'un triste hymen ne refuse à personne, 430
- Esclave dédaigneux d'une odieuse loi
- Qui n'est pour toute chaîne attaché qu'à sa foi?
- Pour faire aimer ses lois, l'hymen ne doit en faire
- Qu'afin d'autoriser la pudeur à se taire.
- Il faut, pour rendre heureux, qu'il donne sans gêner, 435
- Et prête un doux prétexte à qui veut tout donner.
- Que sera-ce, grands Dieux! si toute ma tendresse
- Rencontre un souvenir plus cher à ma princesse,
- Si le cœur pris ailleurs ne s'en arrache pas,
- Si pour un autre objet il soupire en mes bras? 440
- Il faut, il faut enfin m'éclaircir avec elle.
-
- SURÉNA.
-
- Seigneur, je l'aperçois; l'occasion est belle.
- Mais si vous en tirez quelque éclaircissement
- Qui donne à votre crainte un juste fondement,
- Que ferez-vous?
-
- PACORUS.
-
- J'en doute, et pour ne vous rien feindre,
- Je crois m'aimer[453] assez pour ne la pas contraindre;
- Mais tel chagrin aussi pourroit me survenir,
- Que je l'épouserois afin de la punir.
- Un amant dédaigné souvent croit beaucoup faire
- Quand il rompt le bonheur de ce qu'on lui préfère. 450
- Mais elle approche. Allez, laissez-moi seul agir:
- J'aurois peur devant vous d'avoir trop à rougir.
-
-
-SCÈNE II.
-
-PACORUS, EURYDICE.
-
- PACORUS.
-
- Quoi? Madame, venir vous-même à ma rencontre!
- Cet excès de bonté que votre cœur me montre....
-
- EURYDICE.
-
- J'allois chercher Palmis, que j'aime à consoler 455
- Sur un malheur qui presse et ne peut reculer.
-
- PACORUS.
-
- Laissez-moi vous parler d'affaires plus pressées,
- Et songez qu'il est temps de m'ouvrir vos pensées:
- Vous vous abuseriez à les plus retenir.
- Je vous aime, et demain l'hymen doit nous unir: 460
- M'aimez-vous?
-
- EURYDICE.
-
- Oui, Seigneur, et ma main vous est sûre.
-
- PACORUS.
-
- C'est peu que de la main, si le cœur en murmure.
-
- EURYDICE.
-
- Quel mal pourroit causer le murmure du mien,
- S'il murmuroit si bas qu'aucun n'en apprît rien?
-
- PACORUS.
-
- Ah! Madame, il me faut un aveu plus sincère. 465
-
- EURYDICE.
-
- Épousez-moi, Seigneur, et laissez-moi me taire:
- Un pareil doute offense, et cette liberté
- S'attire quelquefois trop de sincérité.
-
- PACORUS.
-
- C'est ce que je demande, et qu'un mot sans contrainte
- Justifie aujourd'hui mon espoir ou ma crainte. 470
- Ah! si vous connoissiez ce que pour vous je sens!
-
- EURYDICE.
-
- Je ferois ce que font les cœurs obéissants,
- Ce que veut mon devoir, ce qu'attend votre flamme,
- Ce que je fais enfin.
-
- PACORUS.
-
- Vous feriez plus, Madame:
- Vous me feriez justice, et prendriez plaisir 475
- A montrer que nos cœurs ne forment qu'un desir.
- Vous me diriez sans cesse: «Oui, prince, je vous aime,
- Mais d'une passion comme la vôtre extrême;
- Je sens le même feu, je fais les mêmes vœux;
- Ce que vous souhaitez est tout ce que je veux; 480
- Et cette illustre ardeur ne sera point contente,
- Qu'un glorieux hymen n'ait rempli notre attente.»
-
- EURYDICE.
-
- Pour vous tenir, Seigneur, un langage si doux,
- Il faudroit qu'en amour j'en susse autant que vous.
-
- PACORUS.
-
- Le véritable amour, dès que le cœur soupire, 485
- Instruit en un moment de tout ce qu'on doit dire.
- Ce langage à ses feux n'est jamais importun,
- Et si vous l'ignorez, vous n'en sentez aucun.
-
- EURYDICE.
-
- Suppléez-y, Seigneur, et dites-vous vous-même
- Tout ce que sent un cœur dès le moment qu'il aime; 490
- Faites-vous-en pour moi le charmant entretien:
- J'avouerai tout, pourvu que je n'en dise rien.
-
- PACORUS.
-
- Ce langage est bien clair, et je l'entends sans peine.
- Au défaut de l'amour, auriez-vous de la haine?
- Je ne veux pas le croire, et des yeux si charmants.... 495
-
- EURYDICE.
-
- Seigneur, sachez pour vous quels sont mes sentiments.
- Si l'amitié vous plaît, si vous aimez l'estime,
- A vous les refuser[454] je croirois faire un crime;
- Pour le cœur, si je puis vous le dire entre nous,
- Je ne m'aperçois point qu'il soit encore à vous. 500
-
- PACORUS.
-
- Ainsi donc ce traité qu'ont fait les deux couronnes....
-
- EURYDICE.
-
- S'il a pu l'une à l'autre engager nos personnes,
- Au seul don de la main son droit est limité,
- Et mon cœur avec vous n'a point fait de traité.
- C'est sans vous le devoir que je fais mon possible 505
- A le rendre pour vous plus tendre et plus sensible:
- Je ne sais si le temps l'y pourra disposer;
- Mais qu'il le puisse ou non, vous pouvez m'épouser.
-
- PACORUS.
-
- Je le puis, je le dois, je le veux; mais, Madame,
- Dans ces tristes froideurs dont vous payez ma flamme,
- Quelque autre amour plus fort....
-
- EURYDICE.
-
- Qu'osez-vous demander,
- Prince?
-
- PACORUS.
-
- De mon bonheur ce qui doit décider.
-
- EURYDICE.
-
- Est-ce un aveu qui puisse échapper à ma bouche?
-
- PACORUS.
-
- Il est tout échappé, puisque ce mot vous touche.
- Si vous n'aviez du cœur fait ailleurs l'heureux don, 515
- Vous auriez moins de gêne à me dire que non;
- Et pour me garantir de ce que j'appréhende,
- La réponse avec joie eût suivi la demande.
- Madame, ce qu'on fait sans honte et sans remords
- Ne coûte rien à dire, il n'y faut point d'efforts; 520
- Et sans que la rougeur au visage nous monte....
-
- EURYDICE.
-
- Ah! ce n'est point pour moi que je rougis de honte.
- Si j'ai pu faire un choix, je l'ai fait assez beau
- Pour m'en faire un honneur jusque dans le tombeau;
- Et quand je l'avouerai, vous aurez lieu de croire 525
- Que tout mon avenir en aimera la gloire.
- Je rougis, mais pour vous, qui m'osez demander
- Ce qu'on doit avoir peine à se persuader;
- Et je ne comprends point avec quelle prudence
- Vous voulez qu'avec vous j'en fasse confidence, 530
- Vous qui près d'un hymen accepté par devoir,
- Devriez sur ce point craindre de trop savoir.
-
- PACORUS.
-
- Mais il est fait, ce choix qu'on s'obstine à me taire,
- Et qu'on cherche à me dire avec tant de mystère?
-
- EURYDICE.
-
- Je ne vous le dis point; mais si vous m'y forcez, 535
- Il vous en coûtera plus que vous ne pensez.
-
- PACORUS.
-
- Eh bien! Madame, eh bien! sachons, quoi qu'il en coûte,
- Quel est ce grand rival qu'il faut que je redoute.
- Dites, est-ce un héros? est-ce un prince? est-ce un roi?
-
- EURYDICE.
-
- C'est ce que j'ai connu de plus digne de moi. 540
-
- PACORUS.
-
- Si le mérite est grand, l'estime est un peu forte.
-
- EURYDICE.
-
- Vous la pardonnerez à l'amour qui s'emporte:
- Comme vous le forcez à se trop expliquer,
- S'il manque de respect, vous l'en faites manquer.
- Il est si naturel d'estimer ce qu'on aime, 545
- Qu'on voudroit que partout on l'estimât de même;
- Et la pente est si douce à vanter ce qu'il vaut,
- Que jamais on ne craint de l'élever trop haut.
-
- PACORUS.
-
- C'est en dire beaucoup.
-
- EURYDICE.
-
- Apprenez davantage,
- Et sachez que l'effort où mon devoir m'engage 550
- Ne peut plus me réduire à vous donner demain
- Ce qui vous étoit sûr, je veux dire ma main.
- Ne vous la promettez qu'après que dans mon âme
- Votre mérite aura dissipé cette flamme,
- Et que mon cœur, charmé par des attraits plus doux,
- Se sera répondu de n'aimer rien que vous;
- Et ne me dites point que pour cet hyménée
- C'est par mon propre aveu qu'on a pris la journée:
- J'en sais la conséquence, et diffère à regret;
- Mais puisque vous m'avez arraché mon secret, 560
- Il n'est ni roi, ni père, il n'est prière, empire,
- Qu'au péril de cent morts mon cœur n'ose en dédire.
- C'est ce qu'il n'est plus temps de vous dissimuler,
- Seigneur; et c'est le prix de m'avoir fait parler.
-
- PACORUS.
-
- A ces bontés, Madame, ajoutez une grâce; 565
- Et du moins, attendant que cette ardeur se passe,
- Apprenez-moi le nom de cet heureux amant
- Qui sur tant de vertu règne si puissamment,
- Par quelles qualités il a pu la surprendre.
-
- EURYDICE.
-
- Ne me pressez point tant, Seigneur, de vous l'apprendre.
- Si je vous l'avois dit....
-
- PACORUS.
-
- Achevons.
-
- EURYDICE.
-
- Dès demain
- Rien ne m'empêcheroit de lui donner la main.
-
- PACORUS.
-
- Il est donc en ces lieux, Madame?
-
- EURYDICE.
-
- Il y peut être,
- Seigneur, si déguisé qu'on ne le peut connoître.
- Peut-être en domestique est-il auprès de moi, 575
- Peut-être s'est-il mis de la maison du Roi;
- Peut-être chez vous-même il s'est réduit à feindre.
- Craignez-le dans tous ceux que vous ne daignez craindre,
- Dans tous les inconnus que vous aurez à voir;
- Et plus que tout encor, craignez de trop savoir. 580
- J'en dis trop; il est temps que ce discours finisse.
- A Palmis que je vois rendez plus de justice;
- Et puissent de nouveau ses attraits vous charmer,
- Jusqu'à ce que le temps m'apprenne à vous aimer!
-
-
-SCÈNE III.
-
-PACORUS, PALMIS.
-
- PACORUS.
-
- Madame, au nom des Dieux, ne venez pas vous plaindre:
- On me donne sans vous assez de gens à craindre;
- Et je serois bientôt accablé de leurs coups,
- N'étoit que pour asile on me renvoie à vous.
- J'obéis, j'y reviens, Madame; et cette joie....
-
- PALMIS.
-
- Que n'y revenez-vous sans qu'on vous y renvoie! 590
- Votre amour ne fait rien ni pour moi ni pour lui,
- Si vous n'y revenez que par l'ordre d'autrui.
-
- PACORUS.
-
- N'est-ce rien que pour vous à cet ordre il défère?
-
- PALMIS.
-
- Non, ce n'est qu'un dépit qu'il cherche à satisfaire.
-
- PACORUS.
-
- Depuis quand le retour d'un cœur comme le mien 595
- Fait-il si peu d'honneur qu'on ne le compte à rien?
-
- PALMIS.
-
- Depuis qu'il est honteux d'aimer un infidèle,
- Que ce qu'un mépris chasse un coup d'œil le rappelle,
- Et que les inconstants ne donnent point de cœurs
- Sans être encor tous prêts[455] de les porter ailleurs. 600
-
- PACORUS.
-
- Je le suis, je l'avoue, et mérite la honte
- Que d'un retour suspect vous fassiez peu de conte[456].
- Montrez-vous généreuse; et si mon changement
- A changé votre amour en vif ressentiment,
- Immolez un courroux si grand, si légitime, 605
- A la juste pitié d'un si malheureux crime.
- J'en suis assez puni sans que l'indignité....
-
- PALMIS.
-
- Seigneur, le crime est grand; mais j'ai de la bonté.
- Je sais ce qu'à l'État ceux de votre naissance,
- Tous maîtres qu'ils en sont, doivent d'obéissance: 610
- Son intérêt chez eux l'emporte sur le leur,
- Et du moment qu'il parle, il fait taire le cœur.
-
- PACORUS.
-
- Non, Madame, souffrez que je vous désabuse:
- Je ne mérite point l'honneur de cette excuse:
- Ma légèreté seule a fait ce nouveau choix; 615
- Nulles raisons d'État ne m'en ont fait de lois;
- Et pour traiter la paix avec tant d'avantage,
- On ne m'a point forcé de m'en faire le gage:
- J'ai pris plaisir à l'être, et plus mon crime est noir,
- Plus l'oubli que j'en veux me fera vous devoir. 620
- Tout mon cœur....
-
- PALMIS.
-
- Entre amants qu'un changement sépare,
- Le crime est oublié, sitôt qu'on le répare;
- Et bien qu'il vous ait plu, Seigneur, de me trahir,
- Je le dis malgré moi, je ne vous puis haïr.
-
- PACORUS.
-
- Faites-moi grâce entière, et songez à me rendre 625
- Ce qu'un amour si pur, ce qu'une ardeur si tendre....
-
- PALMIS.
-
- Donnez-moi donc, Seigneur, vous-même, quelque jour,
- Quelque infaillible voie à fixer votre amour;
- Et s'il est un moyen....
-
- PACORUS.
-
- S'il en est? Oui, Madame,
- Il en est de fixer tous les vœux de mon âme; 630
- Et ce joug qu'à tous deux l'amour rendit si doux,
- Si je ne m'y rattache, il ne tiendra qu'à vous.
- Il est, pour m'arrêter sous un si digne empire,
- Un office à me rendre, un secret à me dire.
- La princesse aime ailleurs, je n'en puis plus douter, 635
- Et doute quel rival s'en fait mieux écouter.
- Vous êtes avec elle en trop d'intelligence
- Pour n'en avoir pas eu toute la confidence:
- Tirez-moi de ce doute, et recevez ma foi
- Qu'autre que vous jamais ne régnera sur moi. 640
-
- PALMIS.
-
- Quel gage en est-ce, hélas! qu'une foi si peu sûre?
- Le ciel la rendra-t-il moins sujette au parjure?
- Et ces liens si doux, que vous avez brisés,
- A briser de nouveau seront-ils moins aisés?
- Si vous voulez, Seigneur, rappeler mes tendresses, 645
- Il me faut des effets, et non pas des promesses;
- Et cette foi n'a rien qui me puisse ébranler,
- Quand la main seule a droit de me faire parler.
-
- PACORUS.
-
- La main seule en a droit! Quand cent troubles m'agitent,
- Que la haine, l'amour, l'honneur me sollicitent, 650
- Qu'à l'ardeur de punir je m'abandonne en vain,
- Hélas! suis-je en état de vous donner la main?
-
- PALMIS.
-
- Et moi, sans cette main, Seigneur, suis-je maîtresse
- De ce que m'a daigné confier la princesse,
- Du secret de son cœur? Pour le tirer de moi, 655
- Il me faut vous devoir plus que je ne lui doi,
- Être une autre vous-même[457]; et le seul hyménée
- Peut rompre le silence où je suis enchaînée.
-
- PACORUS.
-
- Ah! vous ne m'aimez plus.
-
- PALMIS.
-
- Je voudrois le pouvoir;
- Mais pour ne plus aimer que sert de le vouloir? 660
- J'ai pour vous trop d'amour, et je le sens renaître
- Et plus tendre et plus fort qu'il n'a dû jamais être.
- Mais si....
-
- PACORUS.
-
- Ne m'aimez plus, ou nommez ce rival.
-
- PALMIS.
-
- Me préserve le ciel de vous aimer si mal!
- Ce seroit vous livrer à des guerres nouvelles, 665
- Allumer entre vous des haines immortelles....
-
- PACORUS.
-
- Que m'importe? et qu'aurai-je à redouter de lui,
- Tant que je me verrai Suréna pour appui?
- Quel qu'il soit, ce rival, il sera seul à plaindre:
- Le vainqueur des Romains n'a point de rois à craindre.
-
- PALMIS.
-
- Je le sais; mais, Seigneur, qui vous peut engager
- Aux soins de le punir et de vous en venger?
- Quand son grand cœur charmé d'une belle princesse
- En a su mériter l'estime et la tendresse,
- Quel dieu, quel bon génie a dû lui révéler 675
- Que le vôtre pour elle aimeroit à brûler?
- A quels traits ce rival a-t-il dû le connoître,
- Respecter de si loin des feux encore à naître,
- Voir pour vous d'autres fers que ceux où vous viviez,
- Et lire en vos destins plus que vous n'en saviez? 680
- S'il a vu la conquête à ses vœux exposée,
- S'il a trouvé du cœur la sympathie aisée,
- S'être emparé d'un bien[458] où vous n'aspiriez pas,
- Est-ce avoir fait des vols et des assassinats?
-
- PACORUS.
-
- Je le vois bien, Madame, et vous et ce cher frère 685
- Abondez en raisons pour cacher le mystère:
- Je parle, promets, prie, et je n'avance rien.
- Aussi votre intérêt est préférable au mien;
- Rien n'est plus juste; mais....
-
- PALMIS.
-
- Seigneur....
-
- PACORUS.
-
- Adieu, Madame:
- Je vous fais trop jouir des troubles de mon âme. 690
- Le ciel se lassera de m'être rigoureux.
-
- PALMIS.
-
- Seigneur, quand vous voudrez, il fera quatre heureux[459].
-
-
-FIN DU SECOND ACTE.
-
- [452] Il y a _toute_, au féminin, dans toutes les
- éditions anciennes, y compris celles de Thomas Corneille (1692)
- et de Voltaire (1764).
-
- [453] Voltaire (1764) a substitué _l'aimer_ à _m'aimer_,
- qui est la leçon de toutes les éditions antérieures.--Dans le
- second hémistiche, l'édition de 1682, par une erreur évidente, a
- _le_, pour _la_.
-
- [454] L'édition de 1682 porte: «A vous _le_ refuser.»
-
- [455] Thomas Corneille (1692), et Voltaire après lui
- (1764), ont corrigé _tous prêts_ en _tout prêts_; et un peu plus
- loin, au vers 610, _Tous maîtres_ en _Tout maîtres_.
-
- [456] Voyez tome I, p. 150, note 1-_a_.
-
- [457] On lit: «_un_ autre vous-même,» dans l'édition de
- 1692. Voltaire a conservé la leçon des éditions antérieures: «une
- autre.»
-
- [458] L'édition de 1692 porte: «S'être emparé _du_
- bien....»
-
- [459] La même situation et une pensée analogue se
- trouvaient déjà dans _Tite et Bérénice_. Domitian y dit à
- Bérénice (acte III, scène II, vers 799 et 800):
-
- Les scrupules d'État, qu'il falloit mieux combattre,
- Assez et trop longtemps nous ont gênés tous quatre.
-
-
-
-
-ACTE III.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-ORODE, SILLACE.
-
- SILLACE.
-
- Je l'ai vu par votre ordre, et voulu par avance
- Pénétrer le secret de son indifférence.
- Il m'a paru, Seigneur, si froid, si retenu.... 695
- Mais vous en jugerez quand il sera venu.
- Cependant je dirai que cette retenue
- Sent une âme de trouble et d'ennuis prévenue;
- Que ce calme paroît assez prémédité
- Pour ne répondre pas de sa tranquillité; 700
- Que cette indifférence a de l'inquiétude,
- Et que cette froideur marque un peu trop d'étude.
-
- ORODE.
-
- Qu'un tel calme, Sillace, a droit d'inquiéter
- Un roi qui lui doit tant, qu'il ne peut s'acquitter!
- Un service au-dessus de toute récompense 705
- A force d'obliger tient presque lieu d'offense[460]:
- Il reproche en secret tout ce qu'il a d'éclat,
- Il livre tout un cœur au dépit d'être ingrat.
- Le plus zélé déplaît, le plus utile gêne,
- Et l'excès de son poids fait pencher vers la haine. 710
- Suréna de l'exil lui seul m'a rappelé;
- Il m'a rendu lui seul ce qu'on m'avoit volé,
- Mon sceptre[461]; de Crassus il vient de me défaire:
- Pour faire autant pour lui, quel don puis-je lui faire?
- Lui partager mon trône? Il seroit tout à lui, 715
- S'il n'avoit mieux aimé n'en être que l'appui.
- Quand j'en pleurois la perte, il forçoit des murailles;
- Quand j'invoquois mes dieux, il gagnoit des batailles.
- J'en frémis, j'en rougis, je m'en indigne, et crains
- Qu'il n'ose quelque jour s'en payer par ses mains; 720
- Et dans tout ce qu'il a de nom et de fortune,
- Sa fortune me pèse, et son nom m'importune.
- Qu'un monarque est heureux quand parmi ses sujets
- Ses yeux n'ont point à voir de plus nobles objets,
- Qu'au-dessus de sa gloire il n'y connoît personne, 725
- Et qu'il est le plus digne enfin de sa couronne!
-
- SILLACE.
-
- Seigneur, pour vous tirer de ces perplexités,
- La saine politique a deux extrémités.
- Quoi qu'ait fait Suréna, quoi qu'il en faille attendre,
- Ou faites-le périr, ou faites-en un gendre. 730
- Puissant par sa fortune, et plus par son emploi,
- S'il devient par l'hymen l'appui d'un autre roi,
- Si dans les différends que le ciel vous peut faire,
- Une femme l'entraîne au parti de son père,
- Que vous servira lors, Seigneur, d'en murmurer? 735
- Il faut, il faut le perdre, ou vous en assurer:
- Il n'est point de milieu.
-
- ORODE.
-
- Ma pensée est la vôtre;
- Mais s'il ne veut pas l'un, pourrai-je vouloir l'autre?
- Pour prix de ses hauts faits, et de m'avoir fait roi,
- Son trépas.... Ce mot seul me fait pâlir d'effroi; 740
- Ne m'en parlez jamais: que tout l'État périsse
- Avant que jusque-là ma vertu se ternisse,
- Avant que je défére à ces raisons d'État
- Qui nommeroient justice un si lâche attentat!
-
- SILLACE.
-
- Mais pourquoi lui donner les Romains en partage, 745
- Quand sa gloire, Seigneur, vous donnoit tant d'ombrage?
- Pourquoi contre Artabase attacher vos emplois,
- Et lui laisser matière à de plus grands exploits[462]?
-
- ORODE.
-
- L'événement, Sillace, a trompé mon attente.
- Je voyois des Romains la valeur éclatante; 750
- Et croyant leur défaite impossible sans moi,
- Pour me la préparer, je fondis sur ce roi:
- Je crus qu'il ne pourroit à la fois se défendre
- Des fureurs de la guerre et de l'offre d'un gendre;
- Et que par tant d'horreurs son peuple épouvanté 755
- Lui feroit mieux goûter la douceur d'un traité;
- Tandis que Suréna, mis aux Romains en butte,
- Les tiendroit en balance, ou craindroit pour sa chute,
- Et me réserveroit la gloire d'achever,
- Ou de le voir tombant, et de le relever. 760
- Je réussis à l'un, et conclus l'alliance;
- Mais Suréna vainqueur prévint mon espérance.
- A peine d'Artabase eus-je signé la paix,
- Que j'appris Crassus mort et les Romains défaits.
- Ainsi d'une si haute et si prompte victoire 765
- J'emporte tout le fruit, et lui toute la gloire,
- Et beaucoup plus heureux que je n'aurois voulu,
- Je me fais un malheur d'être trop absolu.
- Je tiens toute l'Asie et l'Europe en alarmes,
- Sans que rien s'en impute à l'effort de mes armes; 770
- Et quand tous mes voisins tremblent pour leurs États,
- Je ne les fais trembler que par un autre bras.
- J'en tremble enfin moi-même, et pour remède unique,
- Je n'y vois qu'une basse et dure politique,
- Si Mandane, l'objet des vœux de tant de rois, 775
- Se doit voir d'un sujet le rebut ou le choix.
-
- SILLACE.
-
- Le rebut! Vous craignez, Seigneur, qu'il la refuse?
-
- ORODE.
-
- Et ne se peut-il pas qu'un autre amour l'amuse,
- Et que rempli qu'il est d'une juste fierté,
- Il n'écoute son cœur plus que ma volonté? 780
- Le voici; laissez-nous.
-
-
-SCÈNE II[463].
-
-ORODE, SURÉNA.
-
- ORODE.
-
- Suréna, vos services
- (Qui l'auroit osé croire?) ont pour moi des supplices:
- J'en ai honte, et ne puis assez me consoler
- De ne voir aucun don qui les puisse égaler.
- Suppléez au défaut d'une reconnoissance 785
- Dont vos propres exploits m'ont mis en impuissance;
- Et s'il en est un prix dont vous fassiez état,
- Donnez-moi les moyens d'être un peu moins ingrat.
-
- SURÉNA.
-
- Quand je vous ai servi, j'ai reçu mon salaire,
- Seigneur, et n'ai rien fait qu'un sujet n'ait dû faire; 790
- La gloire m'en demeure, et c'est l'unique prix
- Que s'en est proposé le soin que j'en ai pris.
- Si pourtant il vous plaît, Seigneur, que j'en demande
- De plus dignes d'un roi dont l'âme est toute grande,
- La plus haute vertu peut faire de faux pas; 795
- Si la mienne en fait un, daignez ne le voir pas:
- Gardez-moi des bontés toujours prêtes d'éteindre
- Le plus juste courroux que j'aurois lieu d'en craindre;
- Et si....
-
- ORODE.
-
- Ma gratitude oseroit se borner
- Au pardon d'un malheur qu'on ne peut deviner, 800
- Qui n'arrivera point? et j'attendrois un crime
- Pour vous montrer le fond de toute mon estime?
- Le ciel m'est plus propice, et m'en ouvre un moyen
- Par l'heureuse union de votre sang au mien:
- D'avoir tant fait pour moi ce sera le salaire. 805
-
- SURÉNA.
-
- J'en ai flatté longtemps un espoir téméraire;
- Mais puisqu'enfin le prince....
-
- ORODE.
-
- Il aima votre sœur,
- Et le bien de l'État lui dérobe son cœur:
- La paix de l'Arménie à ce prix est jurée.
- Mais l'injure aisément peut être réparée; 810
- J'y sais des rois tous prêts[464]; et pour vous, dès demain,
- Mandane, que j'attends, vous donnera la main.
- C'est tout ce qu'en la mienne ont mis des destinées
- Qu'à force de hauts faits la vôtre a couronnées.
-
- SURÉNA.
-
- A cet excès d'honneur rien ne peut s'égaler; 815
- Mais si vous me laissiez liberté d'en parler,
- Je vous dirois, Seigneur, que l'amour paternelle
- Doit à cette princesse un trône digne d'elle;
- Que l'inégalité de mon destin au sien
- Ravaleroit son sang sans élever le mien; 820
- Qu'une telle union, quelque haut qu'on la mette,
- Me laisse encor sujet, et la rendroit sujette;
- Et que de son hymen, malgré tous mes hauts faits,
- Au lieu de rois à naître, il naîtroit des sujets.
- De quel œil voulez-vous, Seigneur, qu'elle me donne 825
- Une main refusée à plus d'une couronne,
- Et qu'un si digne objet des vœux de tant de rois
- Descende par votre ordre à cet indigne choix?
- Que de mépris pour moi! que de honte pour elle!
- Non, Seigneur, croyez-en un serviteur fidèle: 830
- Si votre sang du mien veut augmenter l'honneur,
- Il y faut l'union du prince avec ma sœur.
- Ne le mêlez, Seigneur, au sang de vos ancêtres
- Qu'afin que vos sujets en reçoivent des maîtres:
- Vos Parthes dans la gloire ont trop longtemps vécu, 835
- Pour attendre des rois du sang de leur vaincu.
- Si vous ne le savez, tout le camp en murmure;
- Ce n'est qu'avec dépit que le peuple l'endure.
- Quelles lois eût pu faire Artabase vainqueur
- Plus rudes, disent-ils, même à des gens sans cœur? 840
- Je les fais taire; mais, Seigneur, à le bien prendre,
- C'étoit moins l'attaquer que lui mener un gendre;
- Et si vous en aviez consulté leurs souhaits,
- Vous auriez préféré la guerre à cette paix.
-
- ORODE.
-
- Est-ce dans le dessein de vous mettre à leur tête 845
- Que vous me demandez ma grâce toute prête?
- Et de leurs vains souhaits vous font-ils le porteur
- Pour faire Palmis reine avec plus de hauteur?
- Il n'est rien d'impossible à la valeur d'un homme
- Qui rétablit son maître et triomphe de Rome; 850
- Mais sous le ciel tout change, et les plus valeureux
- N'ont jamais sûreté d'être toujours heureux.
- J'ai donné ma parole: elle est inviolable.
- Le prince aime Eurydice autant qu'elle est aimable;
- Et s'il faut dire tout, je lui dois cet appui 855
- Contre ce que Phradate[465] osera contre lui;
- Car tout ce qu'attenta contre moi Mithradate[466],
- Pacorus le doit craindre à son tour de Phradate:
- Cet esprit turbulent, et jaloux du pouvoir,
- Quoique son frère....
-
- SURÉNA.
-
- Il sait que je sais mon devoir, 860
- Et n'a pas oublié que dompter des rebelles,
- Détrôner un tyran....
-
- ORODE.
-
- Ces actions sont belles;
- Mais pour m'avoir remis en état de régner,
- Rendent-elles pour vous ma fille à dédaigner?
-
- SURÉNA.
-
- La dédaigner, Seigneur, quand mon zèle fidèle 865
- N'ose me regarder que comme indigne d'elle!
- Osez me dispenser de ce que je vous doi,
- Et pour la mériter, je cours me faire roi.
- S'il n'est rien d'impossible à la valeur d'un homme
- Qui rétablit son maître et triomphe de Rome, 870
- Sur quels rois aisément ne pourrai-je emporter,
- En faveur de Mandane, un sceptre à la doter?
- Prescrivez-moi, Seigneur, vous-même une conquête
- Dont en prenant sa main je couronne sa tête;
- Et vous direz après si c'est la dédaigner 875
- Que de vouloir me perdre ou la faire régner[467].
- Mais je suis né sujet, et j'aime trop à l'être
- Pour hasarder mes jours que pour servir mon maître,
- Et consentir jamais qu'un homme tel que moi
- Souille par son hymen le pur sang de son roi. 880
-
- ORODE.
-
- Je n'examine point si ce respect déguise;
- Mais parlons une fois avec pleine franchise.
- Vous êtes mon sujet, mais un sujet si grand,
- Que rien n'est malaisé quand son bras l'entreprend.
- Vous possédez sous moi deux provinces entières 885
- De peuples si hardis, de nations si fières,
- Que sur tant de vassaux je n'ai d'autorité
- Qu'autant que votre zèle a de fidélité:
- Ils vous ont jusqu'ici suivi comme fidèle,
- Et quand vous le voudrez, ils vous suivront rebelle; 890
- Vous avez tant de nom, que tous les rois voisins
- Vous veulent, comme Orode, unir à leurs destins.
- La victoire, chez vous passée en habitude,
- Met jusque dans ses murs Rome en inquiétude:
- Par gloire, ou pour braver au besoin mon courroux, 895
- Vous traînez en tous lieux dix mille âmes à vous[468]:
- Le nombre est peu commun pour un train domestique;
- Et s'il faut qu'avec vous tout à fait je m'explique,
- Je ne vous saurois croire assez en mon pouvoir,
- Si les nœuds de l'hymen n'enchaînent le devoir. 900
-
- SURÉNA.
-
- Par quel crime, Seigneur, ou par quelle imprudence
- Ai-je pu mériter si peu de confiance?
- Si mon cœur, si mon bras pouvoit être gagné,
- Mithradate et Crassus n'auroient rien épargné:
- Tous les deux....
-
- ORODE.
-
- Laissons là Crassus et Mithradate. 905
- Suréna, j'aime à voir que votre gloire éclate:
- Tout ce que je vous dois, j'aime à le publier;
- Mais quand je m'en souviens, vous devez l'oublier.
- Si le ciel par vos mains m'a rendu cet empire,
- Je sais vous épargner la peine de le dire; 910
- Et s'il met votre zèle au-dessus du commun,
- Je n'en suis point ingrat: craignez d'être importun.
-
- SURÉNA.
-
- Je reviens à Palmis, Seigneur. De mes hommages
- Si les lois du devoir sont de trop foibles gages,
- En est-il de plus sûrs, ou de plus fortes lois, 915
- Qu'avoir une sœur reine et des neveux pour rois?
- Mettez mon sang au trône, et n'en cherchez point d'autres,
- Pour unir à tel point mes intérêts aux vôtres,
- Que tout cet univers, que tout notre avenir
- Ne trouve aucune voie à les en désunir. 920
-
- ORODE.
-
- Mais, Suréna, le puis-je après la foi donnée,
- Au milieu des apprêts d'un si grand hyménée?
- Et rendrai-je aux Romains qui voudront me braver
- Un ami que la paix vient de leur enlever?
- Si le prince renonce au bonheur qu'il espère, 925
- Que dira la princesse, et que fera son père?
-
- SURÉNA.
-
- Pour son père, Seigneur, laissez-m'en le souci.
- J'en réponds, et pourrois répondre d'elle aussi.
- Malgré la triste paix que vous avez jurée,
- Avec le prince même elle s'est déclarée; 930
- Et si je puis vous dire avec quels sentiments
- Elle attend à demain l'effet de vos serments,
- Elle aime ailleurs.
-
- ORODE.
-
- Et qui?
-
- SURÉNA.
-
- C'est ce qu'elle aime à taire:
- Du reste son amour n'en fait aucun mystère,
- Et cherche à reculer les effets d'un traité 935
- Qui fait tant murmurer votre peuple irrité.
-
- ORODE.
-
- Est-ce au peuple, est-ce à vous, Suréna, de me dire
- Pour lui donner des rois quel sang je dois élire?
- Et pour voir dans l'État tous mes ordres suivis,
- Est-ce de mes sujets que je dois prendre avis? 940
- Si le prince à Palmis veut rendre sa tendresse,
- Je consens qu'il dédaigne à son tour la princesse;
- Et nous verrons après quel remède apporter
- A la division qui peut en résulter.
- Pour vous, qui vous sentez indigne de ma fille, 945
- Et craignez par respect d'entrer en ma famille,
- Choisissez un parti qui soit digne de vous,
- Et qui surtout n'ait rien à me rendre jaloux:
- Mon âme avec chagrin sur ce point balancée
- En veut, et dès demain, être débarrassée. 950
-
- SURÉNA.
-
- Seigneur, je n'aime rien.
-
- ORODE.
-
- Que vous aimiez ou non,
- Faites un choix vous-même, ou souffrez-en le don.
-
- SURÉNA.
-
- Mais si j'aime en tel lieu qu'il m'en faille avoir honte,
- Du secret de mon cœur puis-je vous rendre conte?
-
- ORODE.
-
- A demain, Suréna. S'il se peut, dès ce jour, 955
- Résolvons cet hymen avec ou sans amour.
- Cependant allez voir la princesse Eurydice;
- Sous les lois du devoir ramenez son caprice;
- Et ne m'obligez point à faire à ses appas
- Un compliment de roi qui ne lui plairoit pas. 960
- Palmis vient par mon ordre, et je veux en apprendre
- Dans vos prétentions la part qu'elle aime à prendre.
-
-
-SCÈNE III.
-
-ORODE, PALMIS.
-
- ORODE.
-
- Suréna m'a surpris, et je n'aurois pas dit
- Qu'avec tant de valeur il eût eu tant d'esprit[469];
- Mais moins on le prévoit, et plus cet esprit brille: 965
- Il trouve des raisons à refuser ma fille,
- Mais fortes, et qui même ont si bien succédé,
- Que s'en disant indigne il m'a persuadé.
- Savez-vous ce qu'il aime? Il est hors d'apparence
- Qu'il fasse un tel refus sans quelque préférence, 970
- Sans quelque objet charmant, dont l'adorable choix
- Ferme tout son grand cœur au pur sang de ses rois.
-
- PALMIS.
-
- J'ai cru qu'il n'aimoit rien.
-
- ORODE.
-
- Il me l'a dit lui-même.
- Mais la princesse avoue, et hautement, qu'elle aime:
- Vous êtes son amie, et savez quel amant 975
- Dans un cœur qu'elle doit règne si puissamment.
-
- PALMIS.
-
- Si la princesse en moi prend quelque confiance,
- Seigneur, m'est-il permis d'en faire confidence?
- Reçoit-on des secrets sans une forte loi...?
-
- ORODE.
-
- Je croyois qu'elle pût se rompre pour un roi, 980
- Et veux bien toutefois qu'elle soit si sévère
- Qu'en mon propre intérêt elle oblige à se taire;
- Mais vous pouvez du moins me répondre de vous.
-
- PALMIS.
-
- Ah! pour mes sentiments, je vous les dirai tous.
- J'aime ce que j'aimois, et n'ai point changé d'âme: 985
- Je n'en fais point secret.
-
- ORODE.
-
- L'aimer encor, Madame?
- Ayez-en quelque honte, et parlez-en plus bas.
- C'est foiblesse d'aimer qui ne vous aime pas.
-
- PALMIS.
-
- Non, Seigneur: à son prince attacher sa tendresse,
- C'est une grandeur d'âme et non une foiblesse; 990
- Et lui garder un cœur qu'il lui plut mériter
- N'a rien d'assez honteux pour ne s'en point vanter.
- J'en ferai toujours gloire; et mon âme, charmée
- De l'heureux souvenir de m'être vue aimée,
- N'étouffera jamais l'éclat de ces beaux feux 995
- Qu'alluma son mérite, et l'offre de ses vœux.
-
- ORODE.
-
- Faites mieux, vengez-vous. Il est des rois, Madame,
- Plus dignes qu'un ingrat d'une si belle flamme.
-
- PALMIS.
-
- De ce que j'aime encor ce seroit m'éloigner,
- Et me faire un exil sous ombre de régner. 1000
- Je veux toujours le voir, cet ingrat qui me tue,
- Non pour le triste bien de jouir de sa vue:
- Cette fausse douceur est au-dessous de moi,
- Et ne vaudra jamais que je néglige un roi;
- Mais il est des plaisirs qu'une amante trahie 1005
- Goûte au milieu des maux qui lui coûtent la vie:
- Je verrai l'infidèle inquiet, alarmé
- D'un rival inconnu, mais ardemment aimé,
- Rencontrer à mes yeux sa peine dans son crime,
- Par les mains de l'hymen devenir ma victime, 1010
- Et ne me regarder, dans ce chagrin profond,
- Que le remords en l'âme, et la rougeur au front.
- De mes bontés pour lui l'impitoyable image,
- Qu'imprimera l'amour sur mon pâle visage,
- Insultera son cœur; et dans nos entretiens 1015
- Mes pleurs et mes soupirs rappelleront les siens,
- Mais qui ne serviront qu'à lui faire connoître
- Qu'il pouvoit être heureux et ne sauroit plus l'être;
- Qu'à lui faire trop tard haïr son peu de foi,
- Et pour tout dire ensemble, avoir regret à moi. 1020
- Voilà tout le bonheur où mon amour aspire;
- Voilà contre un ingrat tout ce que je conspire;
- Voilà tous les plaisirs que j'espère à le voir,
- Et tous les sentiments que vous vouliez savoir.
-
- ORODE.
-
- C'est bien traiter les rois en personnes communes 1025
- Qu'attacher à leur rang ces gênes importunes,
- Comme si pour vous plaire et les inquiéter
- Dans le trône avec eux l'amour pouvoit monter.
- Il nous faut un hymen, pour nous donner des princes
- Qui soient l'appui du sceptre et l'espoir des provinces: 1030
- C'est là qu'est notre force; et dans nos grands destins,
- Le manque de vengeurs enhardit les mutins.
- Du reste en ces grands nœuds l'État qui s'intéresse
- Ferme l'œil aux attraits et l'âme à la tendresse:
- La seule politique est ce qui nous émeut; 1035
- On la suit, et l'amour s'y mêle comme il peut:
- S'il vient, on l'applaudit; s'il manque, on s'en console.
- C'est dont vous pouvez croire un roi sur sa parole.
- Nous ne sommes point faits pour devenir jaloux,
- Ni pour être en souci si le cœur est à nous. 1040
- Ne vous repaissez plus[470] de ces vaines chimères,
- Qui ne font les plaisirs que des âmes vulgaires,
- Madame; et que le prince aye ou non à souffrir,
- Acceptez un des rois que je puis vous offrir.
-
- PALMIS.
-
- Pardonnez-moi, Seigneur, si mon âme alarmée 1045
- Ne veut point de ces rois dont on n'est point aimée.
- J'ai cru l'être du prince, et l'ai trouvé si doux,
- Que le souvenir seul m'en plaît plus qu'un époux.
-
- ORODE.
-
- N'en parlons plus, Madame; et dites à ce frère
- Qui vous est aussi cher que vous me seriez chère, 1050
- Que parmi ses respects il n'a que trop marqué....
-
- PALMIS.
-
- Quoi, Seigneur?
-
- ORODE.
-
- Avec lui je crois m'être expliqué.
- Qu'il y pense, Madame. Adieu.
-
- PALMIS[471].
-
- Quel triste augure!
- Et que ne me dit point[472] cette menace obscure!
- Sauvez ces deux amants, ô ciel! et détournez 1055
- Les soupçons que leurs feux peuvent avoir donnés.
-
-
-FIN DU TROISIÈME ACTE.
-
- [460] Corneille avait dit au Ier acte, scène II, de
- _Cinna_ (vers 73 et 74):
-
- Les bienfaits ne font pas toujours ce que tu penses;
- D'une main odieuse ils tiennent lieu d'offenses;
-
- et Racine, au IVe acte, scène VI, de son _Iphigenie_, qui fut
- jouée plusieurs mois avant _Suréna_, en février 1674:
-
- Un bienfait reproché tint toujours lieu d'offense.
-
- [461] Voyez ci-dessus, p. 462, note 436.
-
- [462] Voyez ci-dessus, p. 466, note 444.
-
- [463] Cette scène rappelle en plus d'un endroit la 1re
- scène du IIIe acte d'_Agésilas_.
-
- [464] Ici encore Thomas Corneille (1692) et Voltaire
- (1764) donnent: «tout prêts.» Comparez plus haut, p. 488, vers
- 600 et 610.
-
- [465] Dans les auteurs anciens la forme ordinaire de ce
- nom est _Phraates_, _Phrahates_; cependant on trouve _Phradates_
- dans Quinte-Curce (livre VI, chapitre V). Le frère de Pacorus
- fut, après la mort de celui-ci, associé au trône par Orode, et
- régna après lui sous le nom de Phraate IV. Voyez plus loin, p.
- 530, la note 487 du vers 1648.
-
- [466] Mithridate III, fils et successeur de Phraate III,
- et frère d'Orode, était monté sur le trône par l'assassinat de
- son père, l'an 58 avant Jésus-Christ. Orode ayant voulu s'emparer
- de la couronne, fut d'abord vaincu par lui, puis le vainquit
- plusieurs fois à son tour sans pouvoir le réduire, et finit par
- le faire mettre à mort. Corneille, qui nous a prévenus dans
- l'_Avertissement de Rodogune_ qu'il avait évité de nommer dans
- ses vers la Cléopatre qu'il introduit dans cet ouvrage, de peur
- qu'on ne la confondît avec la reine d'Égypte (voyez tome IV, p.
- 416), a, sans doute par un scrupule analogue, changé le nom de
- Mithridate, que Racine avait l'année précédente remis en mémoire
- à tous, en celui de Mithradate, qui ne peut donner lieu à aucune
- confusion, et qui du reste se trouve sur des médailles.--Les
- éditions anciennes donnent trois fois dans cette scène
- _Mitradate_, sans _h_; mais plus loin, aux vers 1445 et 1644,
- elles portent _Mithradate_.
-
- [467] Thomas Corneille (1692) a ainsi modifié ce vers:
-
- Que vouloir ou me perdre ou la faire régner.
-
- [468] «Il (_Suréna_) faisoit en tout de ses subjects et
- vassaux plus de dix mille cheuaux.» (Plutarque, _Vie de Crassus_,
- chapitre XXI.)
-
- [469] Dans l'édition de 1692: «_on_ eût eu tant
- d'esprit.»
-
- [470] L'édition de 1692 a changé _plus_ en _point_.
-
- [471] Dans l'édition de Voltaire (1764): PALMIS,
- _seule_.
-
- [472] On lit: «Et que ne _nous_ dit point,» dans
- l'édition de 1692.
-
-
-
-
-ACTE IV.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-ORMÈNE, EURYDICE.
-
- ORMÈNE.
-
- Oui, votre intelligence à demi découverte
- Met votre Suréna sur le bord de sa perte.
- Je l'ai su de Sillace; et j'ai lieu de douter
- Qu'il n'ait, s'il faut tout dire, ordre de l'arrêter. 1060
-
- EURYDICE.
-
- On n'oseroit, Ormène; on n'oseroit.
-
- ORMÈNE.
-
- Madame,
- Croyez-en un peu moins votre fermeté d'âme.
- Un héros arrêté n'a que deux bras à lui,
- Et souvent trop de gloire est un débile appui.
-
- EURYDICE.
-
- Je sais que le mérite est sujet à l'envie, 1065
- Que son chagrin s'attache à la plus belle vie.
- Mais sur quelle apparence oses-tu présumer
- Qu'on pourroit...?
-
- ORMÈNE.
-
- Il vous aime, et s'en est fait aimer.
-
- EURYDICE.
-
- Qui l'a dit?
-
- ORMÈNE.
-
- Vous et lui: c'est son crime et le vôtre.
- Il refuse Mandane, et n'en veut aucune autre; 1070
- On sait que vous aimez; on ignore l'amant:
- Madame, tout cela parle trop clairement.
-
- EURYDICE.
-
- Ce sont de vains soupçons qu'avec moi tu hasardes.
-
-
-SCÈNE II.
-
-EURYDICE, PALMIS, ORMÈNE.
-
- PALMIS.
-
- Madame, à chaque porte on a posé des gardes:
- Rien n'entre, rien ne sort qu'avec ordre du Roi. 1075
-
- EURYDICE.
-
- Qu'importe? et quel sujet en prenez-vous d'effroi?
-
- PALMIS.
-
- Ou quelque grand orage à nous troubler s'apprête,
- Ou l'on en veut, Madame, à quelque grande tête:
- Je tremble pour mon frère.
-
- EURYDICE.
-
- A quel propos trembler?
- Un roi qui lui doit tout voudroit-il l'accabler? 1080
-
- PALMIS.
-
- Vous le figurez-vous à tel point insensible,
- Que de son alliance un refus si visible...?
-
- EURYDICE.
-
- Un si rare service a su le prévenir
- Qu'il doit récompenser avant que de punir.
-
- PALMIS.
-
- Il le doit; mais après une pareille offense, 1085
- Il est rare qu'on songe à la reconnoissance,
- Et par un tel mépris le service effacé
- Ne tient plus d'yeux ouverts sur ce qui s'est passé.
-
- EURYDICE.
-
- Pour la sœur d'un héros, c'est être bien timide.
-
- PALMIS.
-
- L'amante a-t-elle droit d'être plus intrépide? 1090
-
- EURYDICE.
-
- L'amante d'un héros aime à lui ressembler,
- Et voit ainsi que lui ses périls sans trembler.
-
- PALMIS.
-
- Vous vous flattez, Madame: elle a de la tendresse
- Que leur idée étonne, et leur image blesse;
- Et ce que dans sa perte elle prend d'intérêt 1095
- Ne sauroit sans désordre en attendre l'arrêt.
- Cette mâle vigueur de constance héroïque
- N'est point une vertu dont le sexe se pique,
- Ou s'il peut jusque-là porter sa fermeté,
- Ce qu'il appelle amour n'est qu'une dureté. 1100
- Si vous aimiez mon frère, on verroit quelque alarme:
- Il vous échapperoit un soupir, une larme,
- Qui marqueroit du moins un sentiment jaloux
- Qu'une sœur se montrât plus sensible que vous.
- Dieux! je donne l'exemple, et l'on s'en peut défendre!
- Je le donne à des yeux qui ne daignent le prendre!
- Auroit-on jamais cru qu'on pût voir quelque jour
- Les nœuds du sang plus forts que les nœuds de l'amour?
- Mais j'ai tort, et la perte est pour vous moins amère:
- On recouvre un amant plus aisément qu'un frère[473]; 1110
- Et si je perds celui que le ciel me donna,
- Quand j'en recouvrerois, seroit-ce un Suréna?
-
- EURYDICE.
-
- Et si j'avois perdu cet amant qu'on menace,
- Seroit-ce un Suréna qui rempliroit sa place?
- Pensez-vous qu'exposée à de si rudes coups, 1115
- J'en soupire au dedans, et tremble moins que vous?
- Mon intrépidité n'est qu'un effort de gloire,
- Que, tout fier qu'il paroît, mon cœur n'en veut pas croire.
- Il est tendre, et ne rend ce tribut qu'à regret
- Au juste et dur orgueil qu'il dément en secret. 1120
- Oui, s'il en faut parler avec une âme ouverte,
- Je pense voir déjà l'appareil de sa perte,
- De ce héros si cher; et ce mortel ennui
- N'ose plus aspirer qu'à mourir avec lui.
-
- PALMIS.
-
- Avec moins de chaleur, vous pourriez bien plus faire.
- Acceptez mon amant pour conserver mon frère,
- Madame; et puisqu'enfin il vous faut l'épouser,
- Tâchez, par politique, à vous y disposer.
-
- EURYDICE.
-
- Mon amour est trop fort pour cette politique:
- Tout entier on l'a vu, tout entier il s'explique; 1130
- Et le prince sait trop ce que j'ai dans le cœur,
- Pour recevoir ma main comme un parfait bonheur.
- J'aime ailleurs, et l'ai dit trop haut pour m'en dédire,
- Avant qu'en sa faveur tout cet amour expire.
- C'est avoir trop parlé; mais dût se perdre tout, 1135
- Je me tiendrai parole, et j'irai jusqu'au bout.
-
- PALMIS.
-
- Ainsi donc vous voulez que ce héros périsse?
-
- EURYDICE.
-
- Pourroit-on en venir jusqu'à cette injustice?
-
- PALMIS.
-
- Madame, il répondra de toutes vos rigueurs,
- Et du trop d'union[474] où s'obstinent vos cœurs. 1140
- Rendez heureux le prince, il n'est plus sa victime;
- Qu'il se donne à Mandane, il n'aura plus de crime.
-
- EURYDICE.
-
- Qu'il s'y donne, Madame, et ne m'en dise rien,
- Ou si son cœur encor peut dépendre du mien,
- Qu'il attende à l'aimer que ma haine cessée 1145
- Vers l'amour de son frère ait tourné ma pensée.
- Résolvez-le vous-même à me désobéir;
- Forcez-moi, s'il se peut, moi-même à le haïr:
- A force de raisons faites-m'en un rebelle;
- Accablez-le de pleurs pour le rendre infidèle; 1150
- Par pitié, par tendresse, appliquez tous vos soins
- A me mettre en état de l'aimer un peu moins:
- J'achèverai le reste. A quelque point qu'on aime,
- Quand le feu diminue, il s'éteint de lui-même.
-
- PALMIS.
-
- Le prince vient, Madame, et n'a pas grand besoin, 1155
- Dans son amour pour vous, d'un odieux témoin:
- Vous pourrez mieux sans moi flatter son espérance,
- Mieux en notre faveur tourner sa déférence;
- Et ce que je prévois me fait assez souffrir,
- Sans y joindre les vœux qu'il cherche à vous offrir. 1160
-
-
-SCÈNE III.
-
-PACORUS, EURYDICE, ORMÈNE.
-
- EURYDICE.
-
- Est-ce pour moi, Seigneur, qu'on fait garde à vos portes?
- Pour assurer ma fuite, ai-je ici des escortes?
- Ou si ce grand hymen, pour ses derniers apprêts....
-
- PACORUS.
-
- Madame, ainsi que vous chacun a ses secrets.
- Ceux que vous honorez de votre confidence 1165
- Observent par votre ordre un généreux silence.
- Le Roi suit votre exemple; et si c'est vous gêner,
- Comme nous devinons, vous pouvez deviner.
-
- EURYDICE.
-
- Qui devine est souvent sujet à se méprendre.
-
- PACORUS.
-
- Si je devine mal, je sais à qui m'en prendre; 1170
- Et comme votre amour n'est que trop évident,
- Si je n'en sais l'objet, j'en sais le confident.
- Il est le plus coupable: un amant peut se taire;
- Mais d'un sujet au Roi, c'est crime qu'un mystère.
- Qui connoît un obstacle au bonheur de l'État, 1175
- Tant qu'il le tient caché commet un attentat.
- Ainsi ce confident.... Vous m'entendez, Madame,
- Et je vois dans les yeux ce qui se passe en l'âme.
-
- EURYDICE.
-
- S'il a ma confidence, il a mon amitié;
- Et je lui dois, Seigneur, du moins quelque pitié. 1180
-
- PACORUS.
-
- Ce sentiment est juste, et même je veux croire
- Qu'un cœur comme le vôtre a droit d'en faire gloire;
- Mais ce trouble, Madame, et cette émotion,
- N'ont-ils rien de plus fort que la compassion?
- Et quand de ses périls l'ombre vous intéresse, 1185
- Qu'une pitié si prompte en sa faveur vous presse,
- Un si cher confident ne fait-il point douter
- De l'amant ou de lui qui les peut exciter?
-
- EURYDICE.
-
- Qu'importe? et quel besoin de les confondre ensemble,
- Quand ce n'est que pour vous, après tout, que je tremble?
-
- PACORUS.
-
- Quoi? vous me menacez moi-même[475] à votre tour!
- Et les emportements de votre aveugle amour....
-
- EURYDICE.
-
- Je m'emporte et m'aveugle un peu moins qu'on ne pense:
- Pour l'avouer vous-même, entrons en confidence.
- Seigneur, je vous regarde en qualité d'époux: 1195
- Ma main ne sauroit être et ne sera qu'à vous;
- Mes vœux y sont déjà, tout mon cœur y veut être:
- Dès que je le pourrai, je vous en ferai maître;
- Et si pour s'y réduire il me fait différer,
- Cet amant si chéri n'en peut rien espérer. 1200
- Je ne serai qu'à vous, qui que ce soit que j'aime,
- A moins qu'à vous quitter vous m'obligiez vous-même;
- Mais s'il faut que le temps m'apprenne à vous aimer,
- Il ne me l'apprendra qu'à force d'estimer;
- Et si vous me forcez à perdre cette estime, 1205
- Si votre impatience ose aller jusqu'au crime....
- Vous m'entendez, Seigneur, et c'est vous dire assez
- D'où me viennent pour vous ces vœux intéressés.
- J'ai part à votre gloire, et je tremble pour elle
- Que vous ne la souilliez d'une tache éternelle, 1210
- Que le barbare éclat d'un indigne soupçon
- Ne fasse à l'univers détester votre nom,
- Et que vous ne veuilliez[476] sortir d'inquiétude
- Par une épouvantable et noire ingratitude.
- Pourrois-je après cela vous conserver ma foi, 1215
- Comme si vous étiez encor digne de moi;
- Recevoir sans horreur l'offre d'une couronne,
- Toute fumante encor du sang qui vous la donne,
- Et m'exposer en proie aux fureurs des Romains,
- Quand pour les repousser vous n'aurez plus[477] de mains?
- Si Crassus est défait, Rome n'est pas détruite:
- D'autres ont ramassé les débris de sa fuite,
- De nouveaux escadrons leur vont enfler le cœur,
- Et vous avez besoin encor de son vainqueur.
- Voilà ce que pour vous craint une destinée 1225
- Qui se doit bientôt voir à la vôtre enchaînée,
- Et deviendroit infâme à se vouloir unir
- Qu'à des rois dont on puisse aimer le souvenir.
-
- PACORUS.
-
- Tout ce que vous craignez est en votre puissance,
- Madame; il ne vous faut qu'un peu d'obéissance, 1230
- Qu'exécuter demain ce qu'un père a promis:
- L'amant, le confident, n'auront plus d'ennemis.
- C'est de quoi tout mon cœur de nouveau vous conjure[478],
- Par les tendres respects d'une flamme si pure,
- Ces assidus respects, qui sans cesse bravés, 1235
- Ne peuvent obtenir ce que vous me devez,
- Par tout ce qu'a de rude un orgueil inflexible,
- Par tous les maux que souffre....
-
- EURYDICE.
-
- Et moi, suis-je insensible?
- Livre-t-on à mon cœur de moins rudes combats?
- Seigneur, je suis aimée, et vous ne l'êtes pas. 1240
- Mon devoir vous prépare un assuré remède,
- Quand il n'en peut souffrir au mal qui me possède;
- Et pour finir le vôtre, il ne veut qu'un moment,
- Quand il faut que le mien dure éternellement.
-
- PACORUS.
-
- Ce moment quelquefois est difficile à prendre, 1245
- Madame; et si le Roi se lasse de l'attendre,
- Pour venger le mépris de son autorité,
- Songez à ce que peut un monarque irrité.
-
- EURYDICE.
-
- Ma vie est en ses mains, et de son grand courage
- Il peut montrer sur elle un glorieux ouvrage. 1250
-
- PACORUS.
-
- Traitez-le mieux, de grâce, et ne vous alarmez
- Que pour la sûreté de ce que vous aimez.
- Le Roi sait votre foible et le trouble que porte
- Le péril d'un amant dans l'âme la plus forte.
-
- EURYDICE.
-
- C'est mon foible, il est vrai; mais si j'ai de l'amour,
- J'ai du cœur, et pourrois le mettre en son plein jour.
- Ce grand roi cependant prend une aimable voie
- Pour me faire accepter ses ordres avec joie!
- Pensez-y mieux, de grâce; et songez qu'au besoin
- Un pas hors du devoir nous peut mener bien loin. 1260
- Après ce premier pas, ce pas qui seul nous gêne,
- L'amour rompt aisément le reste de sa chaîne;
- Et tyran à son tour du devoir méprisé,
- Il s'applaudit longtemps du joug qu'il a brisé.
-
- PACORUS.
-
- Madame....
-
- EURYDICE.
-
- Après cela, Seigneur, je me retire, 1265
- Et s'il vous reste encor quelque chose à me dire,
- Pour éviter l'éclat d'un orgueil imprudent,
- Je vous laisse achever avec mon confident.
-
-
-SCÈNE IV.
-
-PACORUS, SURÉNA.
-
- PACORUS.
-
- Suréna, je me plains, et j'ai lieu de me plaindre.
-
- SURÉNA.
-
- De moi, Seigneur?
-
- PACORUS.
-
- De vous. Il n'est plus temps de feindre:
- Malgré tous vos détours on sait la vérité;
- Et j'attendois de vous plus de sincérité,
- Moi qui mettois en vous ma confiance entière,
- Et ne voulois souffrir aucune autre lumière.
- L'amour dans sa prudence est toujours indiscret; 1275
- A force de se taire il trahit son secret:
- Le soin de le cacher découvre ce qu'il cache,
- Et son silence dit tout ce qu'il craint qu'on sache.
- Ne cachez plus le vôtre, il est connu de tous,
- Et toute votre adresse a parlé contre vous. 1280
-
- SURÉNA.
-
- Puisque vous vous plaignez, la plainte est légitime,
- Seigneur; mais après tout j'ignore encor mon crime.
-
- PACORUS.
-
- Vous refusez Mandane avec tant de respect,
- Qu'il est trop raisonné pour n'être point suspect.
- Avant qu'on vous l'offrît vos raisons étoient prêtes, 1285
- Et jamais on n'a vu de refus plus honnêtes;
- Mais ces honnêtetés ne font pas moins rougir:
- Il falloit tout promettre, et la laisser agir;
- Il falloit espérer de son orgueil sévère
- Un juste désaveu des volontés d'un père, 1290
- Et l'aigrir par des vœux si froids, si mal conçus,
- Qu'elle usurpât sur vous la gloire du refus.
- Vous avez mieux aimé tenter un artifice
- Qui pût mettre Palmis où doit être Eurydice,
- En me donnant le change attirer mon courroux, 1295
- Et montrer quel objet vous réservez pour vous.
- Mais vous auriez mieux fait d'appliquer tant d'adresse
- A remettre au devoir l'esprit de la princesse:
- Vous en avez eu l'ordre, et j'en suis plus haï
- C'est pour un bon sujet avoir bien obéi. 1300
-
- SURÉNA.
-
- Je le vois bien, Seigneur: qu'on m'aime, qu'on vous aime,
- Qu'on ne vous aime pas, que je n'aime pas même,
- Tout m'est compté pour crime; et je dois seul au Roi
- Répondre de Palmis, d'Eurydice et de moi:
- Comme si je pouvois sur une âme enflammée 1305
- Ce qu'on me voit pouvoir sur tout un corps d'armée,
- Et qu'un cœur ne fût pas plus pénible à tourner
- Que les Romains à vaincre, ou qu'un sceptre à donner.
- Sans faire un nouveau crime, oserai-je vous dire
- Que l'empire des cœurs n'est pas de votre empire, 1310
- Et que l'amour, jaloux de son autorité,
- Ne reconnoît ni roi ni souveraineté?
- Il hait tous les emplois où la force l'appelle:
- Dès qu'on le violente, on en fait un rebelle;
- Et je suis criminel de ne pas triompher[479], 1315
- Quand vous-même, Seigneur, ne pouvez l'étouffer!
- Changez-en par votre ordre à tel point le caprice,
- Qu'Eurydice vous aime, et Palmis vous haïsse;
- Ou rendez votre cœur à vos lois si soumis,
- Qu'il dédaigne Eurydice, et retourne[480] à Palmis. 1320
- Tout ce que vous pourrez ou sur vous ou sur elles
- Rendra mes actions d'autant plus criminelles;
- Mais sur elles, sur vous si vous ne pouvez rien,
- Des crimes de l'amour ne faites plus le mien.
-
- PACORUS.
-
- Je pardonne à l'amour les crimes qu'il fait faire; 1325
- Mais je n'excuse point ceux qu'il s'obstine à taire,
- Qui cachés avec soin se commettent longtemps,
- Et tiennent près des rois de secrets mécontents.
- Un sujet qui se voit le rival de son maître,
- Quelque étude qu'il perde à ne le point paroître, 1330
- Ne pousse aucun soupir sans faire un attentat;
- Et d'un crime d'amour il en fait un d'État.
- Il a besoin de grâce, et surtout quand on l'aime
- Jusqu'à se révolter contre le diadème,
- Jusqu'à servir d'obstacle au bonheur général. 1335
-
- _SURÉNA._
-
- Oui; mais quand de son maître on lui fait un rival;
- Qu'il aimoit[481] le premier; qu'en dépit de sa flamme,
- Il cède, aimé qu'il est, ce qu'adore son âme;
- Qu'il renonce à l'espoir, dédit sa passion:
- Est-il digne de grâce, ou de compassion? 1340
-
- PACORUS.
-
- Qui cède ce qu'il aime est digne qu'on le loue;
- Mais il ne cède rien, quand on l'en désavoue;
- Et les illusions d'un si faux compliment
- Ne méritent qu'un long et vrai ressentiment.
-
- SURÉNA.
-
- Tout à l'heure, Seigneur, vous me parliez de grâce, 1345
- Et déjà vous passez jusques à la menace!
- La grâce est aux grands cœurs honteuse à recevoir;
- La menace n'a rien qui les puisse émouvoir.
- Tandis que hors des murs ma suite est dispersée,
- Que la garde au dedans par Sillace est placée, 1350
- Que le peuple s'attend à me voir arrêter,
- Si quelqu'un en a l'ordre, il peut l'exécuter.
- Qu'on veuille mon épée, ou qu'on veuille ma tête,
- Dites un mot, Seigneur, et l'une et l'autre est prête:
- Je n'ai goutte de sang qui ne soit à mon roi; 1355
- Et si l'on m'ose perdre, il perdra plus que moi.
- J'ai vécu pour ma gloire autant qu'il falloit vivre,
- Et laisse un grand exemple à qui pourra me suivre;
- Mais si vous me livrez à vos chagrins jaloux,
- Je n'aurai pas peut-être assez vécu pour vous. 1360
-
- PACORUS.
-
- Suréna, mes pareils n'aiment point ces manières:
- Ce sont fausses vertus que des vertus si fières.
- Après tant de hauts faits et d'exploits signalés,
- Le Roi ne peut douter de ce que vous valez;
- Il ne veut point vous perdre: épargnez-vous la peine
- D'attirer sa colère et mériter ma haine;
- Donnez à vos égaux l'exemple d'obéir,
- Plutôt que d'un amour qui cherche à vous trahir.
- Il sied bien aux grands cœurs de paroître intrépides,
- De donner à l'orgueil plus qu'aux vertus solides; 1370
- Mais souvent ces grands cœurs n'en font que mieux leur cour[482]
- A paroître au besoin maîtres de leur amour.
- Recevez cet avis d'une amitié fidèle.
- Ce soir la Reine arrive, et Mandane avec elle.
- Je ne demande point le secret de vos feux; 1375
- Mais songez bien qu'un roi, quand il dit: «Je le veux....»
- Adieu: ce mot suffit, et vous devez m'entendre.
-
- SURÉNA.
-
- Je fais plus, je prévois ce que j'en dois attendre:
- Je l'attends sans frayeur; et quel qu'en soit le cours,
- J'aurai soin de ma gloire; ordonnez de mes jours. 1380
-
-
-FIN DU QUATRIÈME ACTE.
-
- [473] Antigone, dans la tragédie de Sophocle qui porte
- son nom (vers 901 et suivants), exprime avec plus de force la
- même idée, et dit que la perte d'un frère est plus grande que
- celle d'un fils et d'un époux, parce qu'elle est plus
- irréparable.--Voyez aussi la tragédie d'_Horace_, vers 895-916.
-
- [474] L'édition de 1682 porte: «Et _de_ trop
- d'union....»
-
- [475] Voltaire (1764) a remplacé _moi-même_ par
- _vous-même_.
-
- [476] L'édition de 1692 a changé _veuilliez_ en
- _vouliez_.
-
- [477] L'édition de 1692 et celle de Voltaire (1764) ont
- changé _plus_ en _point_.
-
- [478] Thomas Corneille (1692) et Voltaire (1764) ont
- modifié ce vers par une inversion:
-
- C'est de quoi de nouveau tout mon cœur vous conjure.
-
- [479] On lit dans l'édition de 1692 et dans celle de
- Voltaire (1764): «de _n'en_ pas triompher.»
-
- [480] L'édition de 1682 porte, par erreur, _renonce_,
- pour _retourne_.
-
- [481] L'édition de 1692 a changé _Qu'il aimoit_ en
- _Qu'il aime_.
-
- [482] L'édition de 1692 porte: «_ne_ font que mieux leur
- cour.»
-
-
-
-
-ACTE V.
-
-
-SCÈNE PREMIÈRE.
-
-ORODE, EURYDICE.
-
- ORODE.
-
- Ne me l'avouez point: en cette conjoncture,
- Le soupçon m'est plus doux que la vérité sûre;
- L'obscurité m'en plaît, et j'aime à n'écouter
- Que ce qui laisse encor liberté d'en douter.
- Cependant par mon ordre on a mis garde aux portes,
- Et d'un amant suspect dispersé les escortes,
- De crainte qu'un aveugle et fol emportement
- N'allât, et malgré vous, jusqu'à l'enlèvement.
- La vertu la plus haute alors cède à la force;
- Et pour deux cœurs unis l'amour a tant d'amorce, 1390
- Que le plus grand courroux qu'on voie y succéder[483]
- N'aspire qu'aux douceurs de se raccommoder.
- Il n'est que trop aisé de juger quelle suite
- Exigeroit de moi l'éclat de cette fuite;
- Et pour n'en pas venir à ces extrémités, 1395
- Que vous l'aimiez ou non, j'ai pris mes sûretés.
-
- EURYDICE.
-
- A ces précautions je suis trop redevable;
- Une prudence moindre en seroit incapable,
- Seigneur; mais dans le doute où votre esprit se plaît,
- Si j'ose en ce héros prendre quelque intérêt, 1400
- Son sort est plus douteux que votre incertitude,
- Et j'ai lieu plus que vous d'être en inquiétude.
- Je ne vous réponds point sur cet enlèvement:
- Mon devoir, ma fierté, tout en moi le dément.
- La plus haute vertu peut céder à la force, 1405
- Je le sais: de l'amour je sais quelle est l'amorce;
- Mais contre tous les deux l'orgueil peut secourir,
- Et rien n'en est à craindre alors qu'on sait mourir.
- Je ne serai qu'au prince.
-
- ORODE.
-
- Oui; mais à quand, Madame,
- A quand cet heureux jour, que de toute son âme....
-
- EURYDICE.
-
- Il se verroit, Seigneur, dès ce soir mon époux,
- S'il n'eût point voulu voir dans mon cœur plus que vous:
- Sa curiosité s'est trop embarrassée
- D'un point dont il devoit éloigner sa pensée.
- Il sait que j'aime ailleurs, et l'a voulu savoir: 1415
- Pour peine il attendra l'effort de mon devoir.
-
- ORODE.
-
- Les délais les plus longs, Madame, ont quelque terme.
-
- EURYDICE.
-
- Le devoir vient à bout de l'amour le plus ferme:
- Les grands cœurs ont vers lui des retours éclatants;
- Et quand on veut se vaincre, il y faut peu de temps.
- Un jour y peut beaucoup, une heure y peut suffire,
- Un de ces bons moments qu'un cœur n'ose en dédire;
- S'il ne suit pas toujours nos souhaits et nos soins,
- Il arrive souvent quand on l'attend le moins.
- Mais je ne promets pas de m'y rendre facile, 1425
- Seigneur, tant que j'aurai l'âme si peu tranquille;
- Et je ne livrerai mon cœur qu'à mes ennuis,
- Tant qu'on me laissera dans l'alarme où je suis.
-
- ORODE.
-
- Le sort de Suréna vous met donc en alarme
-
- EURYDICE.
-
- Je vois ce que pour tous ses vertus ont de charme, 1430
- Et puis craindre pour lui ce qu'on voit craindre à tous,
- Ou d'un maître en colère, ou d'un rival jaloux.
- Ce n'est point toutefois l'amour qui m'intéresse,
- C'est.... Je crains encor plus que ce mot ne vous blesse,
- Et qu'il ne vaille mieux s'en tenir à l'amour, 1435
- Que d'en mettre, et sitôt, le vrai sujet au jour.
-
- ORODE.
-
- Non, Madame, parlez, montrez toutes vos craintes:
- Puis-je sans les connoître en guérir les atteintes,
- Et dans l'épaisse nuit où vous vous retranchez,
- Choisir le vrai remède aux maux que vous cachez? 1440
-
- EURYDICE.
-
- Mais si je vous disois que j'ai droit d'être en peine
- Pour un trône où je dois un jour monter en reine;
- Que perdre Suréna, c'est livrer aux Romains
- Un sceptre que son bras a remis en vos mains;
- Que c'est ressusciter l'orgueil de Mithradate, 1445
- Exposer avec vous Pacorus et Phradate[484];
- Que je crains que sa mort, enlevant votre appui,
- Vous renvoie à l'exil où vous seriez sans lui:
- Seigneur, ce seroit être un peu trop téméraire.
- J'ai dû le dire au prince, et je dois vous le taire; 1450
- J'en dois craindre un trop long et trop juste courroux;
- Et l'amour trouvera plus de grâce chez vous.
-
- ORODE.
-
- Mais, Madame, est-ce à vous d'être si politique?
- Qui peut se taire ainsi, voyons comme il s'explique.
- Si votre Suréna m'a rendu mes États, 1455
- Me les a-t-il rendus pour ne m'obéir pas?
- Et trouvez-vous par là sa valeur bien fondée
- A ne m'estimer plus son maître qu'en idée,
- A vouloir qu'à ses lois j'obéisse à mon tour?
- Ce discours iroit loin: revenons à l'amour, 1460
- Madame; et s'il est vrai qu'enfin....
-
- EURYDICE.
-
- Laissez-m'en faire,
- Seigneur: je me vaincrai, j'y tâche, je l'espère;
- J'ose dire encor plus, je m'en fais une loi;
- Mais je veux que le temps en dépende de moi.
-
- ORODE.
-
- C'est bien parler en reine, et j'aime assez, Madame, 1465
- L'impétuosité de cette grandeur d'âme:
- Cette noble fierté que rien ne peut dompter
- Remplira bien ce trône où vous devez monter.
- Donnez-moi donc en reine un ordre que je suive.
- Phradate est arrivé, ce soir Mandane arrive; 1470
- Ils sauront quels respects a montrés pour sa main
- Cet intrépide effroi de l'empire romain.
- Mandane en rougira, le voyant auprès d'elle;
- Phradate est violent, et prendra sa querelle.
- Près d'un esprit si chaud et si fort emporté, 1475
- Suréna dans ma cour est-il en sûreté?
- Puis-je vous en répondre, à moins qu'il se retire?
-
- EURYDICE.
-
- Bannir de votre cour l'honneur de votre empire!
- Vous le pouvez, Seigneur, et vous êtes son roi;
- Mais je ne puis souffrir qu'il soit banni pour moi. 1480
- Car enfin les couleurs ne font rien à la chose;
- Sous un prétexte faux je n'en suis pas moins cause;
- Et qui craint pour Mandane un peu trop de rougeur
- Ne craint pour Suréna que le fond de mon cœur.
- Qu'il parte, il vous déplaît; faites-vous-en justice; 1485
- Punissez, exilez: il faut qu'il obéisse.
- Pour remplir mes devoirs j'attendrai son retour.
- Seigneur; et jusque-là point d'hymen ni d'amour.
-
- ORODE.
-
- Vous pourriez épouser le prince en sa présence?
-
- EURYDICE.
-
- Je ne sais; mais enfin je hais la violence. 1490
-
- ORODE.
-
- Empêchez-la, Madame, en vous donnant à nous;
- Ou faites qu'à Mandane il s'offre pour époux.
- Cet ordre exécuté, mon âme satisfaite
- Pour ce héros si cher ne veut plus de retraite.
- Qu'on le fasse venir. Modérez vos hauteurs: 1493
- L'orgueil n'est pas toujours la marque des grands cœurs.
- Il me faut un hymen: choisissez l'un ou l'autre,
- Ou lui dites adieu pour le moins jusqu'au vôtre.
-
- EURYDICE.
-
- Je sais tenir, Seigneur, tout ce que je promets,
- Et promettrois en vain de ne ne le voir jamais, 1500
- Moi qui sais que bientôt la guerre rallumée
- Le rendra pour le moins nécessaire à l'armée.
-
- ORODE.
-
- Nous ferons voir, Madame, en cette extrémité,
- Comme il faut obéir à la nécessité.
- Je vous laisse avec lui.
-
-
-SCÈNE II.
-
-EURYDICE, SURÉNA.
-
- EURYDICE.
-
- Seigneur, le Roi condamne 1505
- Ma main à Pacorus, ou la vôtre à Mandane;
- Le refus n'en sauroit demeurer impuni:
- Il lui faut l'une ou l'autre, ou vous êtes banni.
-
- SURÉNA.
-
- Madame, ce refus n'est point vers lui mon crime;
- Vous m'aimez: ce n'est point non plus ce qui l'anime.
- Mon crime véritable est d'avoir aujourd'hui
- Plus de nom que mon roi, plus de vertu que lui;
- Et c'est de là que part cette secrète haine
- Que le temps ne rendra que plus forte et plus pleine.
- Plus on sert des ingrats, plus on s'en fait haïr: 1515
- Tout ce qu'on fait pour eux ne fait que nous trahir.
- Mon visage l'offense, et ma gloire le blesse.
- Jusqu'au fond de mon âme il cherche une bassesse,
- Et tâche à s'ériger par l'offre ou par la peur,
- De roi que je l'ai fait, en tyran de mon cœur; 1520
- Comme si par ses dons il pouvoit me séduire,
- Ou qu'il pût m'accabler, et ne se point détruire.
- Je lui dois en sujet tout mon sang, tout mon bien;
- Mais si je lui dois tout, mon cœur ne lui doit rien,
- Et n'en reçoit de lois que comme autant d'outrages, 1525
- Comme autant d'attentats sur de plus doux hommages.
- Cependant pour jamais il faut nous séparer,
- Madame.
-
- EURYDICE.
-
- Cet exil pourroit toujours durer?
-
- SURÉNA.
-
- En vain pour mes pareils leur vertu sollicite:
- Jamais un envieux ne pardonne au mérite. 1530
- Cet exil toutefois n'est pas un long malheur;
- Et je n'irai pas loin sans mourir de douleur.
-
- EURYDICE.
-
- Ah! craignez de m'en voir assez persuadée
- Pour mourir avant vous de cette seule idée.
- Vivez, si vous m'aimez.
-
- SURÉNA.
-
- Je vivrois pour savoir 1535
- Que vous aurez enfin rempli votre devoir,
- Que d'un cœur tout à moi, que de votre personne
- Pacorus sera maître, ou plutôt sa couronne!
- Ce penser m'assassine, et je cours de ce pas
- Beaucoup moins à l'exil, Madame, qu'au trépas. 1540
-
- EURYDICE.
-
- Que le ciel n'a-t-il mis en ma main et la vôtre,
- Ou de n'être à personne, ou d'être l'un à l'autre!
-
- SURÉNA.
-
- Falloit-il que l'amour vît l'inégalité
- Vous abandonner toute aux rigueurs d'un traité!
-
- EURYDICE.
-
- Cette inégalité me souffroit l'espérance. 1545
- Votre nom, vos vertus valoient bien ma naissance,
- Et Crassus a rendu plus digne encor de moi
- Un héros dont le zèle a rétabli son roi.
- Dans les maux où j'ai vu l'Arménie exposée,
- Mon pays désolé m'a seul tyrannisée. 1550
- Esclave de l'État, victime de la paix,
- Je m'étois répondu de vaincre mes souhaits,
- Sans songer qu'un amour comme le nôtre extrême
- S'y rend inexorable aux yeux de ce qu'on aime.
- Pour le bonheur public j'ai promis; mais, hélas! 1555
- Quand j'ai promis, Seigneur, je ne vous voyois pas.
- Votre rencontre ici m'ayant fait voir ma faute,
- Je diffère à donner le bien que je vous ôte;
- Et l'unique bonheur que j'y puis espérer,
- C'est de toujours promettre et toujours différer. 1560
-
- SURÉNA.
-
- Que je serois heureux! Mais qu'osé-je vous dire?
- L'indigne et vain bonheur où mon amour aspire!
- Fermez les yeux aux maux où l'on me fait courir:
- Songez à vivre heureuse, et me laissez mourir.
- Un trône vous attend, le premier de la terre, 1565
- Un trône où l'on ne craint que l'éclat du tonnerre,
- Qui règle le destin du reste des humains,
- Et jusque dans leurs murs alarme les Romains.
-
- EURYDICE.
-
- J'envisage ce trône et tous ses avantages,
- Et je n'y vois partout, Seigneur, que vos ouvrages; 1570
- Sa gloire ne me peint que celle de mes fers,
- Et dans ce qui m'attend je vois ce que je perds.
- Ah! Seigneur.
-
- SURÉNA.
-
- Épargnez la douleur qui me presse;
- Ne la ravalez point jusques à la tendresse;
- Et laissez-moi partir dans cette fermeté 1575
- Qui fait de tels jaloux[485], et qui m'a tant coûté.
-
- EURYDICE.
-
- Partez, puisqu'il le faut, avec ce grand courage
- Qui mérita mon cœur et donne tant d'ombrage.
- Je suivrai votre exemple, et vous n'aurez point lieu....
- Mais j'aperçois Palmis qui vient vous dire adieu, 1580
- Et je puis, en dépit de tout ce qui me tue,
- Quelques moments encor jouir de votre vue.
-
-
-SCÈNE III.
-
-EURYDICE, SURÉNA, PALMIS.
-
- PALMIS.
-
- On dit qu'on vous exile à moins que d'épouser,
- Seigneur, ce que le Roi daigne vous proposer.
-
- SURÉNA.
-
- Non; mais jusqu'à l'hymen que Pacorus souhaite, 1595
- Il m'ordonne chez moi quelques jours de retraite.
-
- PALMIS.
-
- Et vous partez?
-
- SURÉNA.
-
- Je pars.
-
- PALMIS.
-
- Et malgré son courroux,
- Vous avez sûreté d'aller jusque chez vous?
- Vous êtes à couvert des périls dont menace
- Les gens de votre sorte une telle disgrâce, 1590
- Et s'il faut dire tout, sur de si longs chemins
- Il n'est point de poisons, il n'est point d'assassins?
-
- SURÉNA.
-
- Le Roi n'a pas encore oublié mes services,
- Pour commencer par moi de telles injustices:
- Il est trop généreux pour perdre son appui. 1595
-
- PALMIS.
-
- S'il l'est, tous vos jaloux le sont-ils comme lui?
- Est-il aucun flatteur, Seigneur, qui lui refuse
- De lui prêter un crime et lui faire une excuse?
- En est-il que l'espoir d'en faire mieux sa cour
- N'expose sans scrupule à ces courroux d'un jour, 1600
- Ces courroux qu'on affecte alors qu'on désavoue
- De lâches coups d'État dont en l'âme on se loue,
- Et qu'une absence élude, attendant le moment
- Qui laisse évanouir ce faux ressentiment?
-
- SURÉNA.
-
- Ces courroux affectés que l'artifice donne 1605
- Font souvent trop de bruit pour abuser personne.
- Si ma mort plaît au Roi, s'il la veut tôt ou tard,
- J'aime mieux qu'elle soit un crime qu'un hasard;
- Qu'aucun ne l'attribue à cette loi commune
- Qu'impose la nature et règle la fortune; 1610
- Que son perfide auteur, bien qu'il cache sa main,
- Devienne abominable à tout le genre humain;
- Et qu'il en naisse enfin des haines immortelles
- Qui de tous ses sujets lui fassent des rebelles.
-
- PALMIS.
-
- Je veux que la vengeance aille à son plus haut point: 1615
- Les morts les mieux vengés ne ressuscitent point,
- Et de tout l'univers la fureur éclatante
- En consoleroit mal et la sœur et l'amante.
-
- SURÉNA.
-
- Que faire donc, ma sœur?
-
- PALMIS.
-
- Votre asile est ouvert.
-
- SURÉNA.
-
- Quel asile?
-
- PALMIS.
-
- L'hymen qui vous vient d'être offert. 1620
- Vos jours en sûreté dans les bras de Mandane,
- Sans plus rien craindre....
-
- SURÉNA.
-
- Et c'est ma sœur qui m'y condamne!
- C'est elle qui m'ordonne avec tranquillité
- Aux yeux de ma princesse une infidélité!
-
- PALMIS.
-
- Lorsque d'aucun espoir notre ardeur n'est suivie, 1625
- Doit-on être fidèle aux dépens de sa vie?
- Mais vous ne m'aidez point à le persuader,
- Vous qui d'un seul regard pourriez tout décider?
- Madame, ses périls ont-ils de quoi vous plaire?
-
- EURYDICE.
-
- Je crois faire beaucoup, Madame, de me taire; 1630
- Et tandis qu'à mes yeux vous donnez tout mon bien,
- C'est tout ce que je puis que de ne dire rien.
- Forcez-le, s'il se peut, au nœud que je déteste;
- Je vous laisse en parler, dispensez-moi du reste:
- Je n'y mets point d'obstacle, et mon esprit confus....
- C'est m'expliquer assez: n'exigez rien de plus.
-
- SURÉNA.
-
- Quoi? vous vous figurez que l'heureux nom de gendre,
- Si ma perte est jurée, a de quoi m'en défendre,
- Quand malgré la nature, en dépit de ses lois,
- Le parricide a fait la moitié de nos rois, 1640
- Qu'un frère pour régner se baigne au sang d'un frère,
- Qu'un fils impatient prévient la mort d'un père?
- Notre Orode lui-même, où seroit-il sans moi?
- Mithradate pour lui montroit-il plus de foi[486]?
- Croyez-vous Pacorus bien plus sûr de Phradate? 1645
- J'en connois mal le cœur, si bientôt il n'éclate,
- Et si de ce haut rang, que j'ai vu l'éblouir[487],
- Son père et son aîné peuvent longtemps jouir[488].
- Je n'aurai plus de bras alors pour leur défense;
- Car enfin mes refus ne font pas mon offense; 1650
- Mon vrai crime est ma gloire, et non pas mon amour:
- Je l'ai dit, avec elle il croîtra chaque jour;
- Plus je les servirai, plus je serai coupable;
- Et s'ils veulent ma mort, elle est inévitable.
- Chaque instant que l'hymen pourroit la reculer 1655
- Ne les attacheroit qu'à mieux dissimuler;
- Qu'à rendre, sous l'appas d'une amitié tranquille,
- L'attentat plus secret, plus noir et plus facile.
- Ainsi dans ce grand nœud chercher ma sûreté,
- C'est inutilement faire une lâcheté, 1660
- Souiller en vain mon nom, et vouloir qu'on m'impute
- D'avoir enseveli ma gloire sous ma chute.
- Mais, Dieux! se pourroit-il qu'ayant si bien servi,
- Par l'ordre de mon roi le jour me fût ravi?
- Non, non: c'est d'un bon œil qu'Orode me regarde; 1665
- Vous le voyez, ma sœur, je n'ai pas même un garde:
- Je suis libre.
-
- PALMIS.
-
- Et j'en crains d'autant plus son courroux:
- S'il vous faisoit garder, il répondroit de vous.
- Mais pouvez-vous, Seigneur, rejoindre votre suite?
- Êtes-vous libre assez pour choisir une fuite? 1670
- Garde-t-on chaque porte à moins d'un grand dessein?
- Pour en rompre l'effet, il ne faut qu'une main.
- Par toute l'amitié que le sang doit attendre,
- Par tout ce que l'amour a pour vous de plus tendre....
-
- SURÉNA.
-
- La tendresse n'est point de l'amour d'un héros: 1675
- Il est honteux pour lui d'écouter des sanglots;
- Et parmi la douceur des plus illustres flammes,
- Un peu de dureté sied bien aux grandes âmes.
-
- PALMIS.
-
- Quoi? vous pourriez....
-
- SURÉNA.
-
- Adieu: le trouble où je vous voi
- Me fait vous craindre plus que je ne crains le Roi. 1680
-
-
-SCÈNE IV.
-
-EURYDICE, PALMIS.
-
- PALMIS.
-
- Il court à son trépas, et vous en serez cause,
- A moins que votre amour à son départ s'oppose.
- J'ai perdu mes soupirs, et j'y perdrois mes pas;
- Mais il vous en croira, vous ne les perdrez pas.
- Ne lui refusez point un mot qui le retienne, 1685
- Madame.
-
- EURYDICE.
-
- S'il périt, ma mort suivra la sienne.
-
- PALMIS.
-
- Je puis en dire autant; mais ce n'est pas assez.
- Vous avez tant d'amour, Madame, et balancez!
-
- EURYDICE.
-
- Est-ce le mal aimer que de le vouloir suivre?
-
- PALMIS.
-
- C'est un excès d'amour qui ne fait point revivre. 1690
- De quoi lui servira notre mortel ennui?
- De quoi nous servira de mourir après lui?
-
- EURYDICE.
-
- Vous vous alarmez trop: le Roi dans sa colère
- Ne parle....
-
- PALMIS.
-
- Vous dit-il tout ce qu'il prétend faire?
- D'un trône où ce héros a su le replacer, 1695
- S'il en veut à ses jours, l'ose-t-il prononcer?
- Le pourroit-il sans honte? et pourrez-vous attendre[489]
- A prendre soin de lui qu'il soit trop tard d'en prendre?
- N'y perdez aucun temps, partez: que tardez-vous?
- Peut-être en ce moment on le perce de coups; 1700
- Peut-être....
-
- EURYDICE.
-
- Que d'horreurs vous me jetez dans l'âme!
-
- PALMIS.
-
- Quoi? vous n'y courez pas!
-
- EURYDICE.
-
- Et le puis-je, Madame?
- Donner ce qu'on adore à ce qu'on veut haïr,
- Quel amour jusque-là put jamais se trahir?
- Savez-vous qu'à Mandane envoyer ce que j'aime, 1705
- C'est de ma propre main m'assassiner moi-même?
-
- PALMIS.
-
- Savez-vous qu'il le faut, ou que vous le perdez?
-
-
-SCÈNE V.
-
-EURYDICE, PALMIS, ORMÈNE.
-
- EURYDICE.
-
- Je n'y résiste plus, vous me le défendez.
- Ormène vient à nous, et lui peut aller dire
- Qu'il épouse.... Achevez tandis que je soupire. 1710
-
- PALMIS.
-
- Elle vient toute en pleurs[490].
-
- ORMÈNE.
-
- Qu'il vous en va coûter!
- Et que pour Suréna....
-
- PALMIS.
-
- L'a-t-on fait arrêter?
-
- ORMÈNE.
-
- A peine du palais il sortoit dans la rue,
- Qu'une flèche a parti d'une main inconnue;
- Deux autres l'ont suivie; et j'ai vu ce vainqueur, 1715
- Comme si toutes trois l'avoient atteint au cœur,
- Dans un ruisseau de sang tomber mort sur la place[491].
-
- EURYDICE.
-
- Hélas!
-
- ORMÈNE.
-
- Songez à vous, la suite vous menace;
- Et je pense avoir même entendu quelque voix
- Nous crier qu'on apprît à dédaigner les rois. 1720
-
- PALMIS.
-
- Prince ingrat! lâche roi! Que fais-tu du tonnerre,
- Ciel, si tu daignes voir ce qu'on fait sur la terre?
- Et pour qui gardes-tu tes carreaux embrasés,
- Si de pareils tyrans n'en sont point écrasés?
- Et vous, Madame, et vous dont l'amour inutile, 1725
- Dont l'intrépide orgueil paroît encor tranquille,
- Vous qui brûlant pour lui, sans vous déterminer,
- Ne l'avez tant aimé que pour l'assassiner,
- Allez d'un tel amour, allez voir tout l'ouvrage,
- En recueillir le fruit, en goûter l'avantage. 1730
- Quoi? vous causez sa perte, et n'avez point de pleurs!
-
- EURYDICE.
-
- Non, je ne pleure point, Madame, mais je meurs.
- Ormène, soutiens-moi.
-
- ORMÈNE.
-
- Que dites-vous, Madame?
-
- EURYDICE.
-
- Généreux Suréna, reçois toute mon âme.
-
- ORMÈNE.
-
- Emportons-la d'ici pour la mieux secourir. 1735
-
- PALMIS.
-
- Suspendez ces douleurs[492] qui pressent de mourir,
- Grands Dieux! et dans les maux où vous m'avez plongée,
- Ne souffrez point ma mort que je ne sois vengée!
-
-
-FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
-
- [483] Dans l'édition de Voltaire (1764): «qu'on voit y
- succéder.»
-
- [484] Voyez ci-dessus, p. 498, notes 465 et 466.
-
- [485] Thomas Corneille (1692) a ainsi modifié cet
- hémistiche:
-
- Qui fait tant de jaloux....
-
- [486] Voyez plus haut, p. 498, note 466.
-
- [487] Les deux éditions publiées du vivant de Corneille
- (1675 et 1682) portent: «Que j'ai vu éblouir,» ce qui fait un
- non-sens et un hiatus.
-
- [488] «Hyrodes, après auoir perdu son fils Pacorus en
- vne bataille, où il fut desfait par les Romains, deuint malade
- d'vne maladie qui se tourna en hydropisie; et son second fils,
- Phraates, luy cuydant auancer ses jours, luy donna à boire du jus
- de l'aconite. La maladie recent le poison, de sorte qu'ilz se
- chasserent l'vn l'autre hors du corps: à l'occasion de quoy
- Phraates voyant que son pere commenceoit à se mieux porter, pour
- auoir plus tost fait, l'estrangla luy-mesme.» (Plutarque, _Vie de
- Crassus_, XXXIII.)
-
- [489] Voltaire (1764) a changé le futur en un
- conditionnel: «et pourriez-vous attendre.»
-
- [490] C'est ici seulement que Voltaire termine la scène
- IV.
-
- [491] «Hyrodes feit mourir Surena pour l'envie qu'il
- porta à sa gloire.» (Plutarque, _Vie de Crassus_, XXXIII.)
-
- [492] L'édition de 1692 a changé _ces douleurs_ en _les
- douleurs_.
-
-
-
-
-TABLE DES TRAGÉDIES
-
-CONTENUES DANS LES SEPT VOLUMES
-
-DU THÉATRE DE CORNEILLE[493].
-
-
- SUJETS MYTHOLOGIQUES OU DES TEMPS HÉROÏQUES.
-
- PSYCHÉ Tome VII, p. 277
-
- ANDROMÈDE Tome V, p. 243
-
- LA TOISON D'OR Tome VI, p. 221
-
- MÉDÉE Tome II, p. 327
-
- ŒDIPE Tome VI, p. 101
-
-
- SUJETS HISTORIQUES, RANGÉS SUIVANT
- L'ORDRE CHRONOLOGIQUE.
-
- HORACE Tome III, p. 243
-
- AGÉSILAS Tome VII, p. 1
-
- SOPHONISBE Tome VI, p. 447
-
- NICOMÈDE Tome V, p. 495
-
- RODOGUNE Tome IV, p. 397
-
- SERTORIUS Tome VI, p. 351
-
- SURÉNA Tome VII, p. 455
-
- POMPÉE Tome IV, p. 1
-
- CINNA Tome III, p. 359
-
- OTHON Tome VI, p. 565
-
- TITE ET BÉRÉNICE Tome VII, p. 183
-
- POLYEUCTE Tome III, p. 463
-
- THÉODORE Tome V, p. 1
-
- PULCHÉRIE Tome VII, p. 371
-
- ATTILA Tome VII, p. 97
-
- HÉRACLIUS Tome V, p. 113
-
- PERTHARITE Tome VI, p. 1
-
- LE CID Tome III, p. 1
-
- [493] A la page IX du tome I du _Théâtre des Grecs_ du
- P. Brumoy (édition de 1785), on trouve un _Arrangement des
- tragédies suivant l'ordre historique des sujets_. Il nous a
- semblé qu'une table du même genre ne serait pas sans utilité pour
- les pièces de Corneille, et qu'elle contribuerait peut-être à
- faire ressortir l'intérêt historique de quelques-uns de ses
- derniers ouvrages, qui, au point de vue littéraire, n'en
- présentent pas un bien grand.
-
-
-
-
-TABLE DES MATIÈRES
-
-CONTENUES DANS LE SEPTIÈME VOLUME.
-
-
- AGÉSILAS, tragédie 1
-
- Notice 3
-
- Au lecteur 5
-
- Liste des éditions qui ont été collationnées pour les variantes
- d'_Agésilas_ 7
-
- AGÉSILAS 9
-
- ATTILA, roi des Huns, tragédie 97
-
- Notice 99
-
- Au lecteur 103
-
- Liste des éditions qui ont été collationnées pour les variantes
- d'_Attila_ 107
-
- ATTILA 109
-
- TITE ET BÉRÉNICE, comédie héroïque 183
-
- Notice 185
-
- Extrait de Xiphilin 197
-
- Liste des éditions qui ont été collationnées pour les variantes
- de _Tite et Bérénice_ 199
-
- TITE ET BÉRÉNICE 201
-
- PSYCHÉ, tragédie-ballet 277
-
- Notice 279
-
- Le libraire au lecteur 287
-
- Liste des éditions qui ont été collationnées pour les variantes
- de _Psyché_ 289
-
- PSYCHÉ 291
-
- PULCHÉRIE, comédie héroïque 371
-
- Notice 373
-
- Au lecteur 376
-
- Liste des éditions qui ont été collationnées pour les variantes
- de _Pulchérie_ 379
-
- PULCHÉRIE 381
-
- SURÉNA, GÉNÉRAL DES PARTHES, tragédie 455
-
- Notice 457
-
- Au lecteur 460
-
- Liste des éditions qui ont été collationnées pour les variantes
- de _Suréna_ 461
-
- SURÉNA 463
-
- Table, suivant l'ordre chronologique, des tragédies contenues
- dans les sept volumes du théâtre de Corneille 535
-
-
-FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
-
-
-
-
- PARIS.--IMPRIMERIE DE CH. LAHURE
-
- Rue de Fleurus, 9
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres de P. Corneille, Tome 07, by
-Pierre Corneille
-
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-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
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-and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
-works. See paragraph 1.E below.
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-or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
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-collection are in the public domain in the United States. If an
-individual work is in the public domain in the United States and you are
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-1.E.9.
-
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-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
-WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
-WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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-warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
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-interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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-promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
-harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
-that arise directly or indirectly from any of the following which you do
-or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
-work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
-Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
-
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of computers
-including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
-because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
-people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
-http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
-permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
-Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
-throughout numerous locations. Its business office is located at
-809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
-business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
-information can be found at the Foundation's web site and official
-page at http://pglaf.org
-
-For additional contact information:
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
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-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To
-SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
-particular state visit http://pglaf.org
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-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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-approach us with offers to donate.
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-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
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-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations.
-To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
-
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
-works.
-
-Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
-concept of a library of electronic works that could be freely shared
-with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
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-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
-unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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